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VIE

DU VENERABLE

JEAN DE LA BARRIÈRE

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University of Toronto

http://www.archive.org/details/vieduvnrableOObaxy

VIE

DU VÉNÉRABLE

JEAN DE LA BARRIÈRE

ABBÉ ET RÉFORMATEUR DE L'ABBAYE DLS FEUILLANTS

FONDATEUR DE LA

CONGREGATION DES FEUILLANTS & DES FEUILLANTINES, ETC.

ET SES RAPPORTS

AVEC HENRI III, ROI DE FRANGE

AVEC PIÈCES JUSTIFICATIVES

PAR

M. l'Abbé Annoncia BAZY

Aumônier des Religieuses de N.-D. du Calvaire (Toulouse).

L'Église a perdu , de notre temps , trois grands saints : un cardinal en Italie (saint Charles Borro- mée), une religieuse en Espagne (sainte Thérèse), un abbé en France (Jean de la Barrière).

(Paroles de Clément VIII.)

TOULOUSE EDOUARD PkIVAT, LIBRAIRE-ÉDITEUR

45, RUE DES TOURNEURS

PARIS

ALPHONSE PICARD, LIBRAIRE

[SE PICARD, LIBRAIRE

82, RUE BONAPARJ^jfcA^

X

DECLARATION DE L'AUTEUR

Me conformant de grand cœur aux prescriptions de la Constitution apostolique d'Urbain VIII, In supremo Jus- titiœ solio, du 1er mai 1635, je déclare :

Soumettre le présent ouvrage, dans toutes ses parties el ses appréciations, au jugement suprême de l'Église;

Je n'entends donner aux faits, qui y sont relatés et aux citations qui y sont rapportées, qu'une valeur purement historique;

Enfin, je déclare n'avoir employé les expressions de Saint et de Bienheureux , que je donne quelquefois au Vénérable Jean de la Barrière, que dans le sens de la piété chrétienne, et non comme exprimant un jugement canoni- que du Saint-Siège.

.v p p no b a t t o N

DF. SON EMIXENCE

LE CARDINAL ARCHEVÊQUE DE TOULOUSE

Julien -Flouian- Félix DE8PP1EZ , Cardinal - Prêtre de la sainte Église romaine, du titre des saints martyrs Pierre ci Marcellin , par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, Archevêque de Tou- louse et de Narbonne, Primat de la Gaule narboimaisu» etc.

Nous avons fait examiner un livre ayant pour titre : Vie du vénérable Jean de la Barrière, abbé et réformateur de l 'abbaye des Feuillants.

Sur le rapport très favorable qui Nous a été fait, Nous n'hésitons pas à remercier et à féliciter l'auteur qui, en met- tant en lumière une des gloires du pays toulousain, trop longtemps oubliée, nous donne un modèle plus particuliè- rement utile aux hommes de nos jours.

Nous permettons donc d'imprimer et de publier ce livre, dont la lecture, intéressante pour les érudits, attrayante pour les habitants de nos contrées, favorable à la piété des fidèles, sera fructueuse pour tous.

Donné à Toulouse, le 22 avril \

=j= Fl., Carcl. Archevêque

Rapport fait à S. Ém. le Cardinal DESPREZ, archevêque de Toulouse, par M. Albouy, curé de Saint-Serran.

Toulouse, le 10 avril 1885.

Monseigneur,

De la part de Votre Éminence. M. l'abbé Bazy m'a demandé d'examiner son livre, intitulé : Vie du vénérable Jean de la Barrière, abbé et réformateur de l'abbaye des Feuillants, et de vous en faire un rapport, à l'effet d'obtenir l'approbation canonique.

J'ai lu ce volume en entier avec une attention que je n'ai pas eu de peine à soutenir, parce qu'il m'a intéressé jusqu'au bout.

Je déclare n'y avoir remarqué aucun passage qui puisse choquer l'orthodoxie la plus sévère ou même sortir des con- venances spéciales qui s'imposent à quiconque entreprend d'écrire l'histoire d'un serviteur de Dieu.

Sans se laisser entraîner aux considérations générales, qui l'eussent sollicité tout naturellement, dans l'étude d'un siècle agité comme le fut celui de nos guerres de religion, l'auteur s'est limité rigoureusement à son sujet, ne le perdant jamais de vue et le traitant sous tous ses aspects.

Tour à tour, il nous montre dans son héros le jeune gen- tilhomme méprisant les séductions de la fortune pour se don- ner à Jésus-Christ dans le sacerdoce, et le religieux pratiquant jusqu'à de pieux excès les conseils évangéliques dans la plus effrayante austérité du cloître, à une époque l'Eglise avait besoin de tels exemples, soit pour relever plusieurs de ses membres amollis, soit pour fermer la bouche à ses détrac- teurs, soit afin de prouver qu'elle possédait en elle-même la puissance d'opérer cette réforme , dont le nom menteur ser- vait de prétexte à tant de désordres.

Il nous le présente tantôt comme un sujet fidèle à son roi légitime, en un temps le principe d'autorité était attaqué de toutes parts; tantôt comme un supérieur invincible dans le maintien de la règle contre les tentatives de relâchement ou d'insoumission ; tantôt comme une humble et douce victime de la calomnie; tantôt enfin relevé d'ignominies injustes au- tant que cruelles par l'autorité suprême, sans que jamais rien de la faiblesse humaine se soit trahi en lui dans ce triomphe de son honneur.

Vu

En des situations si diverses, Jean de la Barrière nous ap- paraît, sous la plume de M. Bazy, comme un modèle particu- lièrement utile aux hommes de nos jours. Us pourront y mé- diter les leçons si nécessaires d'abnégation, de pénitence, de charité fraternelle, d'obéissance aveugle au Saint-Siège, de patience a souffrir l'ingratitude, et de modestie dans le succès.

Tout cela est dit dans l'ouvrage en un style sans prétention, mais toujours grave, correct et précis.

Les amateurs y trouveront bon nombre de documents iné- dits ; les habitants du midi de la France, ceux surtout du pays toulousain, aimeront à y rencontrer des noms connus et de fréquents souvenirs locaux ; les fidèles pourront y nourrir leur piété, parce que ce livre est, en môme temps qu'une mo- nographie savante, un vrai tableau d'édification.

J'ose donc prier Votre Éminence de ne pas refuser son au- torisation ni même ses paternels encouragements à une œu- vre qui ne fera pas déshonneur au diocèse, et qui, fortifiée par vos bénédictions, peut être appelée à devenir fructueuse pour les âmes.

Je suis, avec une profonde vénération , Monseigneur,

de Votre Éminence,

le très humble et très obéissant serviteur.

Curé de Saint.-Scrnin.

Lettre de M. l'abbé Couture, professeur de littérature étrangère à l'Institut catholique de Toulouse, mainteneur des Jeux-Floraux, etc., à M. l'abbé Bazy, sur son livre intitulé : Vie du vénérable Jean de la Barrière.

Monsieur l'Abbé,

Je vous remercie du plaisir et du bien que vous m'avez fait en me procurant la lecture de votre manuscrit sur la Vie du vénérable Jean de la Barrière.

VIII

Ce saint homme n'était pas un inconnu pour moi; appliqué depuis longtemps à l'histoire ecclésiastique et littéraire de la Gascogne, j'avais rencontré votre héros en étudiant son illus- tre ami. le cardinal d'Ossat, et son disciple infidèle, le Petit Feuillant. J'avais donc apprécié déjà la noblesse de son ca- ractère et la prodigieuse austérité sa vie.

Votre livre n'en a pas moins été pour moi toute une révé- lation. Sur tous les points de cette vaste carrière, qui touche à Toulouse, à Paris et à Rome, qui se mêle aux mille événe- ments de la période la plus dramatique de notre histoire, vous avez des renseignements abondants, souvent nouveaux, tou- jours précis et instructifs.

L'impartialité de vos jugements, la mesure que vous avez su mettre dans l'appréciation des partis et des hommes à une époque si difficile et si troublée, la noble simplicité de votre récit ajoutent encore à l'intérêt du sujet. Je vous félicite surtout d'avoir laissé parler souvent soit votre héros, soit ses contemporains. Les belles pièces inédites que vous insérez dans votre narration suffiraient, ce me semble, pour assurer le succès de votre ouvrage.

D'ailleurs, il vient à son heure. Jean de la Barrière fut un de ces réformateurs inspirés qui, en rétablissant l'observance monastique dans toute sa rigueur, travaillèrent à relever la foi et les moeurs d'une époque profondément atteinte par l'hé- résie, l'indifférence et le relâchement. Notre temps n'est-il pas en proie aux mêmes fléaux? La vie de Jean de la Barrière est propre à réveiller au moins les âmes chrétiennes de leur funeste torpeur. Puisse-t-elle donc aller à beaucoup de mains ! Puisse-t-elle aussi contribuer à rétablir un culte jadis autorisé par l'autorité pontificale! Je sais que c'est un de vos vœux les plus chers, et je suis heureux de m'y associer publique- ment.

Veuillez agréer, Monsieur l'Abbé, l'expression de ma recon- naissance et de ma respectueuse affection en Notre-Seigneur.

Léonce COUTURE, Professeur \\ l'Institut catholique.

PREFACE

Ce livre est d'un sentiment de tristesse.

Appelé à exercer le saint ministère dans la pa- roisse de Labastide-des-Feuillanfs (doyenné de Rieumes), nous fumes douloureusement impres- sionné en voyant les ruines de la célèbre abbaye.

Ces lieux solitaires et silencieux, les ronces, les arbustes et les grands arbres croissent au milieu des débris de colonnes, de chapiteaux et de pans de muraille, eurent la puissance de nous attirer fréquemment et de reporter notre esprit vers un passé qui ne fut pas sans gloire.

Pourtant, il nous sembla qu'il y avait mieux à faire qu'à parcourir ce vallon et à nous laisser aller à nos pensées.

S'il nous était possible, nous dîmes-nous, de relever par l'histoire ce que la Révolution et le temps ont si impitoyablement détruit, peut-être ferions-nous quelque chose dans l'intérêt de l'his- toire locale, probablement dans celui de la science historique; du moins, malgré la faiblesse de nos efforts, aurions-nous la consolation de travailler pour l'honneur de l'Eglise catholique, qui a ins-

pire, approuvé et soutenu un Ordre si longtemps célèbre.

Nous nous mîmes à l'œuvre. Nous avouons que nous étions loin de soupçonner, dès l'abord, tout ce que ces ruines couvraient de grands souvenirs. A mesure que nous avancions dans notre étude, nous éprouvions ce que ressent l'archéologue passionné qui fouille l'espace désolé qu'occupa jadis une ville fameuse, et qui, çà et là, sous des monticules informes ou dans le sein de la terre, découvre de véritables trésors.

Nous vîmes bien vite que l'âme et la gloire de cette abbaye avait été Dom Jean de la Barrière1. La pensée nous vint alors, en étudiant son œuvre, d'étudier principalement l'ouvrier. Et c'est de ce long et laborieux travail qu'est sortie la biogra- phie que nous avons le bonheur de mettre au jour.

Comme cette vie n'a jamais été publiée, nous avons été longtemps à en rechercher les éléments dans les quelques auteurs qui parlent de l'abbaye des Feuillants, de sa réforme, de la fondation de la Congrégation des Feuillants et des Feuillanti- nes. Et comme Jean de la Barrière avait été en rapports fréquents avec les Souverains Pontifes, avec Henri III, roi de France, avec saint Charles

4 . Totum plané splendorem suum débet hsec abbatia Johanni Barrerio.

{Gallia Christ., t. XIII, col. 216.)

XI

Borromée, avec le cardinal d'Ossat, qui fut le premier directeur de ses hautes études et son constant ami, avec le cardinal Bellarmin et les principaux personnages de Rome et de France; qu'il avait surtout joué un grand rôle à l'époque si troublée de la Ligue, nous avons compulser un grand nombre d'ouvrages et faire des enquêtes patientes pour saisir le vrai à travers la variété des opinions et l'ardeur des passions.

Mais notre désir était surtout de pouvoir nous appuyer sur les documents originaux. Nous espé- rions que les archives de l'abbaye des Feuillants, si riches en pièces authentiques, nous fourni- raient un bon nombre de manuscrits. Transpor- tées au district de Muret en 1791, elles furent détruites par les Anglais en 1814. Devant cette perte irréparable, nous ne perdîmes pas courage, et nous tournâmes nos regards vers Paris, espé- rant que là, du moins, on aurait été assez heu- reux pour conserver les archives du couvent de Saint-Bernard, le plus important après la maison mère. Notre espoir ne fut pas déçu. , nous trouvâmes ce que nous désirions si ardemment : des documents originaux et inédits sur la vie entière de Dom Jean de la Barrière.

De plus, un des membres de la famille du saint religieux, ayant connu notre projet, eut l'heu- reuse pensée de nous confier des papiers de fa- mille, parmi lesquels se trouvaient plus de cent

XII

lettres écrites par Jean de la Barrière à sa famille et à quelques autres personnes.

Appuyé sur des documents d'une telle valeur, nous avons pu écrire la présente vie et la pré- senter au public avec quelque confiance, du moins en ce qui regarde l'exactitude historique. Quant à la rédaction, la reconnaissance nous oblige à dire que nous sommes un peu rassuré depuis que deux hommes supérieurs et d'une grande expé- rience littéraire ont eu le dévouement d'examiner d'un bout à l'autre notre manuscrit, et de nous indiquer les corrections qui leur paraissaient né- cessaires ou utiles.

Quelques lecteurs se demanderont peut-être comment les enfants de Jean de la Barrière ne se sont jamais décidés à écrire la vie d'un tel Père? Il ne faudrait pas les accuser trop vite. Ce désir leur vint seize mois après sa mort. En effet, le 17 août 1601, Frère Guillaume de Saint-Alexis, du monastère de Saint ~Bernard-des-Thermes, à Rome, écrivit air frère du saint abbé pour avoir des renseignements1. Car, dit le zélé religieux,

4 . « A Monsieur, Monsieur de la Barrière, frère de Mon- sieur l'Abbé de Feuillens, d'heureuse mémoire, à Saint-Séré de Car si.

« J.H.S. Maria (Jésus-Marie)

Pax \y. (Paix du Christ).

« Monsieur, deux ou troys choses m'induisent à vous eserire la présente. La première est que la dernière fois que je fus à faire la révérence à Monseigneur l'illustrissime cardinal d'Os-

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« un bon seigneur, docteur de la Sorbonne de Paris, ami particulier de mon dit sieur, veut, sur ce que je lui baillerai par escrit, composer un livre à la gloire de Dieu et à la louange de mon dit sieur. »

Ce projet n'aboutit pas. En 1622, par l'influence de saint François de Sales, il fut résolu que le général de l'ordre, le Père Dom Jean de saint

sao et evesque de Bayeux, il lui plut, avec démonstration de très grande affection vers vous, me commander fort que je vous escrivisse ses recommandations, et comme il est tout heureux, vous priant de croire qu'il en est ainsin. En ma dernière je vous ay escrit son pouvoir auprès de Sa Sainteté et de Sa Majesté très chrétienne. Je vous prie de l'en remer- cier par escrit, et de la bonne amitié qu'il luy a plu toujours conserver à Monsieur de Feuiilens, votre amiable frère, mon très révérend Père Abbé...

« La seconde cause est pour vous aviser que incontinent que mon dit Sieur fut décédé on m'escrit, moy estant en l'ab- •baye de Sermonete. Je respondis à la tant amiable lettre que de ros grâces il vous plut m'escrire le 9 de nouvembre der- nier, et ma response fut le mois dernier de febvrier, par voye de nos pères de Feulians, que je misse par escrit la réforme du dit Feulians, et ce que je saurais des sainctes et très ver- tueuses actions de mon dit Sieur. Et du depuis que je suis venu en ceste sainte cité, plusieurs personnes m'en ont prié et continue tant de fois de mosrac. De manière que je leur ay promis de leur satisfaire en cet endroit; et pour tel effet j'ai de besoin qu'il vous plaise m'escrire...

« Les modestes et vertueuses actions de la jeunesse de mon dit Sieur; les villes il a fait ses estudes; pourquoi il ne voulait estre abbé, et Tannée que il fut, et la manière et le nom du seigneur qui la lui résilia, et pourquoi il ne la voilait tenir. S'il fut à Feulians premier que d'aller avec vous à Paris ; l'année que luy et vous allâtes au dit Paris; les années qu'il y fut ; si vous savez comme il se résolut d'aller à Feulians prendre l'habit; si le prestre qu'il mena au dit Feulians volait

XIV

François, ferait cet important travail. Ce nouveau dessein n'aboutit pas plus que le premier.

Dieu voulait-il réserver la publication de cette vie pour l'époque nous vivons? Nous n'osons le dire, effrayé par la faiblesse de l'instrument qu'il emploie. Toutefois, nous connaissons tous assez notre temps pour savoir que ce qui ronge et abaisse la société contemporaine, c'est surtout

aussi se faire religieux; l'année qu'il commença à prescher; et si ce fut premier qu'il allât à Paris ; et l'endroit il com- mença; l'année qu'il commença à prendre les ordres et de quels évoques ; l'année qu'il fut si malade pour sa grande austérité ; et celle en laquelle les religieux de Feulians le vou- lurent empoisonner, en quelle manière et comment il vint à le savoir; l'année que les voleurs allèrent au dit Feulians pour le tuer de nuit; quand ils blessèrent M. de Vabres, de bonne mémoire. Vous suppliant de rechef s'il vous souvient bien de ces choses de me les escrire , et toutes autres choses que vous jugerez dignes de mon dit Sieur, et de votre noble et vertueuse maison... les miracles que on croit qu'il a plu à Dieu faire par ses mérites et prières en sa vie et depuis son trépas...

« Continuant, Monsieur très amiable, de prier la divine bonté, et la glorieuse Vierge Marie, et tous les saints et saintes du paradis pour votre prospérité et heureuse et longue vie, de Mademoiselle votre femme, de vos vertueux enfants, et de Madame votre sœur, et de tous les parents de mon dit Sieur et vostres.

« De notre monastère de Saint-Bernard des Thermes de

« Votre très obéissant et très affectueux en Nostre Seigneur,

« F. Guillaume de Saint- Alexis, « Moine de la Congrégation de Nostre-Dame des Feulians. »

XV

l'amour effréné des plaisirs et la faiblesse des ca- ractères. Or, ce qui domina dans le grand reli- gieux, dont nous reproduisons la vie, ce fut la pénitence portée à ses dernières limites, et un ca- ractère invincible. Peut-on, de nos jours, propo- ser un meilleur modèle?

Mais si la publication d'une pareille vie paraît aujourd'hui opportune, la réforme de Jean de la Barrière ne le fut pas moins, en son temps.

L'abbé des Feuillants, en effet, entra, par son œuvre merveilleuse, dans cette féconde et magni- fique réaction catholique, qui illustra l'Église au seizième siècle. Provoquée et fortement dirigée par le Concile de Trente, elle eut son plein épa- nouissement au commencement du dix- septième. Comme nous allons le voir, Jean de la Barrière fut le contemporain de cette génération de saints ou de vénérables personnages qui, à cette époque, fondèrent ou réformèrent tant d'ordres religieux.

Ainsi, en 1525, nous voyons Mathieu Baschi opérer dans l'ordre des Frères Mineurs la ré- forme des Capucins; elle fut introduite en France en 1569. Saint Ignace de Loyola fondait, en 1534, l'illustre compagnie des Jésuites, dont l'influence devait être si grande dans le monde catholique. Sainte Thérèse, en Espagne, réformait les Car- mélites en 1562, les Carmes en 1568, et embra- sait lésâmes, par sa vie séraphiqueetses célestes écrits, de la plus ardente charité. La réforme de

XVI

saint Maur, opérée en 1600, chez les Bénédic- tins, en se consacrant spécialement à l'étude de l'histoire, allait rendre à la science des services précieux. Le grand cardinal de Bérulle introdui- sait en France, en 1613, la Congrégation de l'Oratoire fondée en Italie, en 1575, par saint Pilippe de Néri. Notre saint Vincent de Paul instituait, en 1625, la Congrégation de la Mission et les Sœurs de Charité. Un peu plus tard, un prêtre éminent, tout rempli de l'esprit intérieur, le vénérable M. Olier, établissait la docte et apostolique Société de Saint-Sulpice, pour la direction des séminaires.

A côté de ces ordres fameux ou de ces impor- tantes réformes, l'œuvre de Jean de la Barrière ne fut pas la moindre. Nous en avons pour ga- rant un juge, très compétant dans ces matières, l'illustre et saint évêque de Genève.

En effet, saint François de Sales, ayant été chargé par Grégoire XV de présider le chapitre général des Feuillants, tenu à Pignerol, lui ren- dit compte de son mandat, en ces termes1, à la date du 21 juin 1622 :

1 . « Beatissime Pater,

« Acceptis Sanctitatis vestrse Litteris Apostolicis 28 mensis aprilis hujus anni expeditis, quibus me in praesidem Capituli generalis Congregationis Beatse Marisa Fulliensis constituât, sine morâ parui, et in monasterinm ejusdem ordinis Pine- lolii me transtuli, ubi me présente, et secundum Mandata Apostolica présidente. Capitulum illnd générale celebratum

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« Turin, 21 juin 1622.

« Très Saint Père ,

« Ayant reçu les lettres apostoliques de Votre Sainteté, datées du 28 du mois d'avril de cette année, par lesquelles elle m'établissait président du chapitre général de la congrégation de Notre- Dame des Feuillants, à l'instant j'ai obéi à vos commandements, et je me suis transporté au mo- nastère de Pignerol du même ordre, l'assem- blée s'est tenue en ma présence.

« On y a réglé, comme il convenait, un grand nombre de choees qui regardent les affaires de la Congrégation et qui ont été proposées de tous les côtés; et comme c'est la coutume qu'on y élise un général, et les autres tant provinciaux qu'ab-

est. In quo, ut par erat, de variis, quae undique allata sunt, negotiis totius Congregationis, plurima décréta sunt et san- ciùa; ac de more superior generalis, alii que tum Provinciales tum Abbates ac Priores electi, et quidem tantâ animorum con- sensione, tantâ pace, tantâ morum suavitate, ut nihïl suavius, nihil amabilius videri potuerit.

« Ita Sanè, ut illud propheticum dici de hoc Capitulo exis- timem : Quam bonum et quant jucundum hàbitare fratres in unum... Nihil ut expectandum supersit, nisi ut quemadmodum non tam unio quàm unitas, inter tôt variarum ac nationum capita, hoc tempore laudanda est, ità et deinceps laudari possit.

«... Cœterum, quandoquidem anno 4623 istius Congrega- tionis Capitulum générale Romse in conspectu Sedis Aposto- licae celebrabitur, si quid supersit ad tanti Ordinis splendorem ac majorem perfectionem addendum, nullo negotio et facile addetur... »

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bés et prieurs, cela s'est fait aussi, mais avjc tant de concorde, de paix et de douceur, que je ne pense pas qu'il se puisse rien voir de plus agréa- ble ni de plus aimable.

« Certainement on peut appliquer avec vérité à ce chapitre ces deux mots du Prophète royal : 0 qu'il est bon, qu'il est doux, que ceux qui sont frères vivent ensemble donc l'union!... Aussi n'y a-t-il rien à désirer, sinon que cette union, ou plutôt cette unité désirable entre tant de têtes de diverses provinces et de diverses nations, subsiste toujours telle que nous la voyons aujourd'hui...

« Au reste, comme le chapitre général des Pè- res Feuillants se doit tenir à Rome sous les yeux du Saint-Siège, en l'année 1625, s'il manque quel- que chose à la gloire et à la perfection de ce grand Ordre, on pourra facilement y pourvoir.

« J'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect, Très Saint Père, de votre Sainteté... »

En dehors de l'avantage de faire connaître un des grands ordres de l'Eglise, nous aurons eu la- bonne chance, en publiant la vie d'un serviteur de Dieu, d'éclairer un point obscur de notre his- toire. Ce point obscur ce sont les sentiments inti- mes du roi de France, Henri III. Il les révéla à Jean de la Barrière, pour lequel il s'était épris d'un attachement sincère etd'une vénération pro- fonde. Ces sentiments, nous les voyons exprimés dans les circonstances les plus pénibles de son

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règne, en des lettres charmantes, dont les fins littérateurs goûteront l'élégance et la délicatesse, autant que les âmes chrétiennes en seront pro- fondément édifiées.

Ses rapports avec les Feuillants de Paris, et particulièrement avec le fameux Dom Bernard Percin de Montgaillard , surnommé le Petit- Feuillant, feront aussi mieux connaître des faits qui ne sont pas sans importance.

Certains lecteurs pourront peut-être regretter qu'on n'ait pas pu compter, parmi les membres de la Ligue, le saint personnage dont nous don- nons la vie.

Nous reconnaissons et nous devons reconnaître que le vénérable Jean de la Barrière ne fut pas Ligueur de nom, que même, dans une circons- tance, il considéra la Ligue comme une injustice vis-à-vis d'Henri III. Mais si on appelle, et sur- tout si on doit appeler Ligueur celui qui partout et devant tous fut inébranlablement attaché à la foi catholique; qui, par lui et les siens, prêcha ses enseignements à la façon des Apôtres, dans le midi, le centre et le nord de la France; qui arrêta, par son courage, sa parole éloquente, sa réforme et sa sainteté, les progrès effrayants du protestantisme ; qui consacra toutes les richesses de son intelligence, l'étonnante énergie de son caractère, les dévouements de son cœur, sa santé, son repos, son honneur à fonder une réforme

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monastique qui condamnait, sans réplique, l'hé- résie et ses calomnies, et qui était, en même temps, "la démonstration éclatante de la perfec- tion de la doctrine catholique; qui aima passion- nément la France et fut attaché à son roi légi- time, dont il connaissait les sentiments, celui-là fut le premier Ligueur de son temps.

Or, c'est ce que nous allons établir par l'expo- sition des faits qui composent cette histoire. Si Jean de la Barrière, en remplissant plus que son devoir, sut avoir la modération des saints, qui pourrait l'en blâmer?

Le lecteur impartial reconnaîtra que cette mo- dération puissante fit plus pour Dieu, pour l'Eglise catholique et pour la France que la fougue de certains Ligueurs.

Et pour que personne ne se méprenne sur la modération que nous nous sommes imposée, pen- dant tout ce difficile travail, nous tenons à dé- clarer que nous considérons la Ligue, dans ses principes et son but, comme l'inspiration la plus pure de la foi catholique et du patriotisme fran- çais.

Mais nous déplorons, avec tous les bons esprits et les vrais catholiques, les abus qui la dénaturè- rent, et surtout les excès qui quelquefois, malheu- reusement, la souillèrent.

Nous devons expliquer, en terminant, pour- quoi nous avons donné à Dom Jean de la Barrière

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le titre de Vénérable au lieu de celui de Bienheu- reux, que la tradition et des documents fort gra- ves lui attribuent.

Avant de donner le motif de cette réserve, nous voulons faire connaître l'espoir que nous avons conçu. Il ne s'agit de rien moins que d'obtenir du Saint-Siège, avec la permission et la protection de qui de droit, le rétablissement du culte public que Jean de la Barrière recevait à l'abbaye des Feuillants avant la Révolution.

Or, nous racontons, à la fin de notre livre, que Clément VIII, qui avait solennellement réhabilité Jean de la Barrière, se rendit, contre les usages, dans l'église de Saint -Bernard -des -Thermes, pour prier devant ses restes. Après sa prière, il se leva et dit : « L'Eglise a perdu, de notre temps, trois grands saints : un cardinal en Italie, une religieuse en Espagne, et un abbé en France ». Le cardinal était saint Charles Borromée ; la relu gieuse sainte Thérèse, et Y abbé Jean de la Bar- rière. Le même Pape permit que l'on donnât à ce dernier, par anticipation, le titre de Bienheu- reux.

Voulant, après cette concession tout excep- tionnelle, entrer dans les formes ordinaires, il envoya, quelques jours après la mort du saint religieux, quatre cardinaux au couvent de Saint- Bernard pour sommer les supérieurs de réunir le mieux , et le plus tôt qu'il leur serait possible,

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toutes les preuves de la sainteté de l'àbbè défunt, afin de travailler à sa béatification.

Ces démarches étant restées sans effet, Paul V envoya, en 1610, un protonotaire apostolique, Mgr Pada, pour intimer l'ordre aux supérieurs des Feuillants de produire les pièces nécessaires afin de procéder à la béatification. Cette fois en- core, les Feuillants n'agirent pas.

En 1622, on réunit les documents nécessaires pour écrire sa vie; dans les deux chapitres géné- raux, tenus en 1625 et en 1628, il fut ordonné qu'on députerait des Pères de Rome pour sollici- ter officiellement la béatification. On préleva en même temps, sur les monastères de l'Ordre, la taxe nécessaire pour pourvoir aux frais de la cause.

D'après ces faits et quelques autres, il était à présumer que la cause avait été introduite. Nous désirions en avoir la preuve officielle. Par trois fois, nous avons fait faire des démarches à la chancellerie de la sacrée congrégation des Rites; et par trois fois il nous a été répondu que le nom de Jean de la Barrière ne se trouvait sur aucun registre.

Malgré ces réponses, on ne peut considérer la question comme entièrement tranchée. En effet, ici se présente une objection des plus sérieuses. C'est que les archives de la sacrée congrégation des Rites, et quelques autres probablement, fu- rent transportées à Paris, sous Napoléon Ier. Plu-

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sieurs dossiers ne se sont-ils pas perdus ou n'ont- ils pas été arbitrairement gardés? Dès lors, on ne peut rien conclure d'absolu contre la cause de Dom Jean de la Barrière, du silence des archives de la Congrégation en question.

Cette hypothèse est d'autant plus probable que le titre de Vénérable, au moins, est attribué à Jean de la Barrière : par les auteurs les plus compétents en ces matières; par les monu- ments; 3° par la tradition.

Les auteurs»

Dans le Calendarium Cisferciense seu Martyr o- logium sacri ordinis Cisterciensis, anni 1689, on lit, à la date du 28 avril : Depositio Venerabilis Joannis, abbatis Fuliensis, etc.1.

Dans le Martyrologe universel de Châtelain, hagiologue de premier ordre, publié en 1709, re- produit et augmenté, en 1823, par Allais, Jean de la Barrière est nommé Vénérable, à la date du 25 avril.

Dans le Catalogus de sanctis, beatis ac servis Dei, ordinis Cisterciensis, on lit :

Beatus Joannes Barrerius..., ad laborum finem devenit Romœ... 28 aprilis 1600, miraculis ac revelaiionibns illustrissimus 2.

1 . L'inhumation du Vénérable Jean, abbé des Feuillants.

2. Le Bienheureux Jean de la Barrière, qui arriva à la flii de ses travaux à Rome, le 28 avril 1600; il fut très illustre par ses miracles et ses révélations.

XXIV

Le R. P. Rémi de Buck, bollandiste, nous écri- vait de Bruxelles, à la date du 19 septembre 1878 : « Je ne pense pas que le Vénérable Jean de la Barrière ait jamais été béatifié,.. Je suis porté à croire qu'on a fait des démarches pour introduire sa cause ; je pense même qu'elle aura été intro- duite, autrement je m'expliquerais difficilement que Châtelain lui eût donné le nom de vénérable. »

On lit dans la préface du livre intitulé : De la conduite de Dom Jean de la Barrière pendant la Ligue, et dont un exemplaire fut enfermé, avec la tête et le cœur du saint abbé, dans le pilier de Saint-Sernin :

« Je n'entreprends pas d'écrire la vie du Véné- rable abbé Dom Jean de la Barrière... »

Le R. P. Guzzi, savant Jésuite, bibliothécaire à la résidence de Toulouse et compatriote de l'abbé des Feuillants, nous assurait, quelque temps avant sa mort, que Jean de la Barrière était Vénérable.

Dans le procès-verbal de 1810, conservé dans les archives de l'insigne basilique Saint-Sernin, on lit sept fois le titre de Bienheureux donné audit abbé.

Enfin, on lit dans le Martyrologe de France, au 25 avril :

« A Rome, leVénérable Jean de la Barrière, ins- tituteur de la Congrégation des Feuillants, sous l'ordre de Cîteaux et la règle de Saint-Benoît, inhumé à Saint-Bernard-des-Thermes (1600). »

XXV

Les monuments.

On lit sur le tombeau du saint abbé, conservé encore dans l'église de Saint-Bertrand-des-Ther- mes :

« Ici repose le corps du Vénérable Jean de la Barrière, de Toulouse. »

Sur le pilier de la basilique Saint-Sernin , de Toulouse, furent enfermés la tête et le coeur dudit abbé, on lit :

BEATI JOANNIS A LA BARRIERE

CONGREGATIONS FULIENSIUM ABBATIS

AC REFORMATORIS, POST MORTEM

MIRACULIS CLARI : CAPUT ET COR

HIC S.ECULIS VENERANDA POSUIT R. D.

CLAUDIUS PAPILLON, HUJUSCE

PRiECIPUI FULIENSIUM CŒNOBII

PRIOR ULTIMUS.

MDCCCX l.

La tradition.

En dehors de la tradition déjà recueillie dans la famille religieuse du saint abbé, nous avons eu la bonne fortune de recueillir celle de sa famille et de son lieu de naissance.

Ayant visité, en 1882, la maison paternelle de Jean de la Barrière, nous eûmes l'honneur de voir auprès de la respectable Mme de la Barrière

1 . Le R. D. Claude Papillon, dernier prieur de la Maison mère des Feuillants, plaça en ce lieu, pour y être l'objet de la véné- ration des siècles , la tête et le cœur du Bienheureux Jean de la Barrière, abbé et réformateur de la Congrégation des Feuil- lants, et illustré, après sa mort, par des miracles. 1810.

XXVI

des représentants d'à peu près toutes les branches de l'honorable famille. Nous y trouvâmes surtout un témoin précieux, Mlle Marguerite-Agathe de la Barrière, morte Tannée dernière, à l'âge de quatre-vingt-onze ans. Nous reçûmes de tous cette assurance que leur glorieux ancêtre était appelé Bienheureux dans le pays, et dans la famille, de tout temps, le Bienheureux Jean.

Quelques membres nous assurèrent avoir vu, dans les papiers de la famille, la Bulle de béati- fication de leur saint parent. L'un d'eux, doué d'une très bonne mémoire et versé dans ces sortes d'études, nous décrivit ainsi cette importante pièce :

« C'était un parchemin très fort, ornementé à la main de feuilles d'acanthe, écrit en très belle ronde, ployé d'abord en trois et puis en deux sur lui-même, lié par un cordon bi-coiore, et portant à son extrémité un sceau en plomb de la gran- deur d'une pièce de cinq francs. Sur l'une des faces était l'inscription suivante : Vrbanus Papa, Octavus ; sur l'autre, on lisait : Et hœc publicen- tur in diœcesïbus . . . Rivensi adjacentibus* . »

Cette pièce , qui aurait peut-être tranché la question, a été malheureusement perdue pendant la guerre de 1870.

4. Urbain VIII, pape... Que ces choses soient publiées dans les diocèses voisins de celui de Rieux.

LISTE

DES OUVRAGES ET MANUSCRITS CONSULTES OU CITES PAR L'AUTEUR.

Annales de l'hôtel de ville de Toulouse, par G. de Laf aille, ancien capitoul, de l'Académie des Jeux-Floraux. Tou- louse, Colomyès, mdcc.

Biographie toulousaine. Paris, Michaud, 4 823.

Cistercii Reflorescentis , seu Congregationum Cistercio monas- ticarum B. Mariœ Fuliensis in Galliâ Chronologica Histo- ria, auctore D. Carolo-Josepho Morotio. Augustse Tau- rinorum, mdcxc.

Encyclopédie du dix-neuvième siècle.

Foix et Comminges, par Ernest Roschach. Paris, Hachette, 4862.

Gallia Christiana. Parisiis, 4785.

Histoire des ordres monastiques, religieux et militaires, et des congrégations séculières, par le P. Hélyot. Paris, chez Jean-Baptiste Coignard, mdccxviii.

Histoire des ordres religieux et des congrégations de réguliers et séculiers de l'Église, par Hermant. Rouen, chez Jean- Baptiste Besongne. mdccx.

Histoire de la fondation des Feuillantines à Toulouse, par Do m Jean-Baptiste de Sainte-Anne, abbé et général des Feuil- lants. — Bordeaux, mdcxcvi.

Histoire des troubles de France sous Henri 111 et Henri IV, par Mathieu.

Histoire de France pendant les guerres de religion, par Lacre- telle. Paris, 4828.

Dictionnaire historique et critique, de Pierre Bayle, 5e édition. Amsterdam, m dcc xxxiv,

XXVIII

Histoire de la Ligue, par Maimbourg.

La conduite de Dom Jean de la Barrière, premier abbé et insti- tuteur des Feuillants, durant les troubles de la Ligue, et son attachement au service du roi Henri III, par un religieux Feuillant. A Paris, chez François Huguet, imprimeur et libraire, rue Notre-Dame, à la Croix d'Or, mdcxcix.

Letres (sic) du cardinal d'Ossat, avec des notes historiques et

politiques de M. Amelot de la Koussaie. Amsterdam,

chez Pierre Humbert, mdccxxxii. Lettres inédites du cardinal d'Ossat, publiées avec une notice

et des notes, par Philippe Tamizey de Larroque. Paris,

Auguste Aubry, 1872. VEstoile, journal de Henri III, roi de France et de Pologne.

Cologne, chez les héritiers de Pierre Marteau, mdccxx.

De l'Etoile, augmenté par Jacob, Duchat et Denis Godefroy.

Paris, mdcxxi. Les Mémoires des troubles arrivés en France sous les règnes des

rois Charles IX, Henri III et Henri IV, par Villegourblain.

Paris, chez René Guignard, m dc lxviii. LEspril de la Ligue, par Anquetil. Paris, 4771.

Les Ruines et Chroniques de l'abbaye d'Orval, par M. Jeantin.

Paris, Jules Tardieu, 1857.

Les saintes montagnes et collines d'Or cal et de Clairveaux. Luxembourg, chez Hubert Reulant, mdcxxix.

Menologium Cister dense , notationibus illuslratum , auctore R. P. Chrysostomo Henriquez. Antuerpise ex officinâ Plantinianâ Balthasaris Moreti, mdcxxx.

Callendarium Cisterciense seu Martyrologium Sacri Ordinis Cisterciensis. Antuerpiae, mdclxxxix.

Martyrologe universel, de Châtelain. 1709-1823.

Mémoires de l'Histoire du Languedoc, par Me Guillaume de Catel, conseiller du roy en la Cour de Parlement de To- lose. Chez Pierre Eosc, marchand libraire, mdcxxxiii.

Mémoires de la Ligue, par Simon Goulard. Amsterdam,

chez Arkstée et Merens, mdcclviii. Satyre Ménipée. Ratisbonne, chez les héritiers de Mathias

Kerner, mdcclii. Mémoires d'Etat sous les règnes de Henri III et Henri IV, par

Chiverny.

XXIX

MANUSCRITS

Annales de la ville de Toulouse, 4e volume, 203, p. 327.

Archives de la ville de Toulouse, liasse 400 : Féodalité, Do- maines ecclésiastiques.

Archives de la préfecture de la Haute-Garonne. liasse : Feuillants-Feuillantines ; Cahier intitulé : Vente des biens de première origine. 5 décembre 1791, Vente de la ci- devant abaye (sic) de Feuillants.

Bibliothèque nationale de Paris. Fonds français : 11,564, la Vie de Jean de la Barrière, dédiée au duc de Toscane ; 11,565, Mémoires pour servir à la vie du Vénérable Lom Jean de Saint-Benoît, dit de la Barrière.

Bibliothèque de la ville d'Auch. 83, manuscrit in-4° : Mé- moires pour servir à l'histoire ecclésiastique du diocèse d'Auch, par Louis Daignan du Sendat, chanoine-archi- diacre et vicaire général du diocèse d'Auch.

La Vie de Madame d'Orléans dilte (sic) de Sainte- Scholastique, fondatrice de la Congrégation du Calvaire, composée par le R. P. Dom Damien Lerminier, religieux de l'ordre de Saint-Benoît et de la Congrégation de Saint-Maur, 1656.

Lettres autographes de Jean de la Barrière ; papiers de famille.

VIE

DU VÉNÉRABLE

JEAN DE LA BARRIÈRE

CHAPITRE PREMIER

Naissance de Jean de la Barrière. Son enfance. Ses études à Toulouse et à Bordeaux. Il est nommé, à dix- huit ans, abbé commendataire de l'abbaye des Feuillants, au diocèse de Rieux.

Jean de la Barrière, fils de Barthélémy de la Barrière, gentilhomme du Quercy, et de Léonarde de Amadon, naquit à Saint-Céré, dans la vicomte de Turenne, diocèse de Cahors, le 29 avril 1544.

Comme il était de faible constitution, ses pa- rents, craignant pour sa vie, le firent baptiser le même jour et lui donnèrent le nom de Jean-Bap- tiste.

Cet enfant si fragile, et dont la vie pourtant devait être si grande, vint au monde sous le pon- tificat de Paul III et sous le règne de François Ier, roi de France.

Ce rapprochement, inutile pour la plupart des enfants, ne l'est point pour celui-ci; car il devait passer la plus grande partie de sa vie dans des rapports fréquents avec les papes et les rois de France. Pourquoi donc ne pas le rattacher, dès

q

son premier jour, à ce siège apostolique qu'il de- vait tant glorifier et consoler, et à ces rois de France qu'il devait servir si fidèlement?

Quelques-uns de ses biographes trouvent un enseignement dans la date de sa naissance et le nom qui lui fut donné.

L'Ordre de Cîteaux, en effet, célèbre le 29 avril la fête de saint Robert, son premier fondateur. Nous pouvons donc croire, avec l'un d'eux *, que ces deux grands saints, « qui présidèrent, l'un à sa naissance spirituelle, l'autre à sa naissance religieuse, firent de merveilleuses impressions dans son âme. L'un lui inspira, sans nul doute, cette sainte et violente passion pour le désert, le silence et la pénitence; le second lui obtint de Dieu cet amour tendre pour son ordre de Cîteaux, afin qu'il le réformât et en relevât les ruines, qui étaient pour lors fort grandes. »

Du côté de sa famille, Jean reçut, avec la no- blesse et la fortune, l'héritage précieux, en ces tristes temps surtout, de la foi catholique et des vertus chrétiennes.

Ses ancêtres, en effet, sont signalés, dans l'his- toire locale, dès 1196, comme bienfaiteurs des abbayes et des ordres religieux, comme dignitai- res de l'Eglise et défenseurs vaillants de leur pays contre l'étranger.

I. Ms. de la Bibliothèque nationale de Paris, 1 1,564. p. 55.

Ainsi M. de Courcelles, généalogiste du roi, in- dique, en 1196, Guillaume de la Barrière, comme bienfaiteur de l'abbaye de Bonneval, au diocèse de Rodez. En 1291, il est parlé d'un Vivian de la Barrière, grand archidiacre de Rodez. Plus tard, pendant le séjour des papes à Avignon, on voit un cardinal de la Barrière. Un des aïeux de Jean imposa, par testament, à ses héritiers l'obligation de recevoir, â leur passage, les religieux de Saint- François, avec charge, si les lits désignés n'é- taient pas suffisants, de les conduire à l'hôtelle- rie et de les y faire traiter honnêtement1.

Une chapelle, bâtie et dotée par un Guillaume de la Barrière, en 1492, dans la principale église de Saint-Céré, et qui existe encore aujourd'hui; le nom de cette famille donné longtemps à une des portes de la ville et à la principale rue ; un de ses châteaux ruiné par les Anglais, pour se venger de la résistance vigoureuse des de la Bar- rière, sous Charles VI et Charles VII, indiquent suffisamment de quelle race descendait le futur réformateur.

Son père, Barthélémy de la Barrière, n'avait pas dégénéré de tels aïeux. 11 remplissait, dans le

\. La maison paternelle de Jean de la Barrière, qui existe encore aujourd'hui en grande partie, porte la trace visible de cette disposition testamentaire. Le corps de logis, en effet, se prolonge sur toute une rue et contient un grand nombre de chambres.

vicomte de Turenne, la haute charge de tréso- rier général. Elle était probablement attachée à la famille, car nous voyons les deux frères de Jean l'occuper successivement.

Sa mère, par ses vertus et ses qualités, avait été digne d'entrer dans cette famille. Elle était fille de M. de Amadon, qui occupait auprès du roi de France l'importante charge de conseiller au grand conseil.

En dehors de la grâce baptismale, Dieu sembla avoir placé dans le jeune Jean quelque signe par- ticulier qui le fît reconnaître par un de ses ser- viteurs. En effet, un saint religieux, l'ayant re- gardé attentivement entre les bras de sa nour- rice, eut le pressentiment de ce qu'il serait un jour. Il avertit ses parents de l'élever avec un soin particulier : car, ajouta- t-il, la religion, un jour, decait retirer de lui de grands Mens. Cette prophétie, en comblant de joie M. et Mme de la Barrière, contribua à tenir leur sollicitude cons- tamment en éveil. Aussi suivirent-ils attentive- ment, dans leur fils, les développements de l'âge. Pleins de foi, ils savaient qu'une grâce aussi grande que celle du baptême s'épanche, en quel- que sorte, dans la parole et les actes d'un enfant; et que, d'un autre côté, le caractère qui dominera un jour se révèle aussi de bonne heure. Ils réso- lurent de favoriser l'action de la grâce et de gou- verner celle de la nature.

Pour ces motifs, ils ne mirent aucun obstacle aux amusements de leur enfant. Quand ils le virent faisant tout avec modestie et pudeur et, parja douceur de ses manières, attirer chez eux les autres enfants, ils le laissèrent faire. D'autant qu'il « n'avait d'autre plaisir avec eux que de dresser des chapelles, orner des autels, chanter des messes et ordonner des processions. Il pré- sidait à toutes ces cérémonies avec une gravité qui contenait dans le respect tous ces petits en- fants. Si quelqu'un troublait la fête par quelque légèreté, il le reprenait doucement pour la pre- mière fois, et le chassait de l'assemblée s'il était incorrigible1. » Les parents de Jean crurent voir un signe de vocation à l'état ecclésiastique 2.

L'heure des études sérieuses étant venue, il fal- lut choisir pour lui une ville la science des maîtres s'unît aux habitudes chrétiennes des étu- diants. Toulouse et Bordeaux paraissaient rem- plir alors ces conditions; on résolut de l'envoyer successivement à l'une et à l'autre.

Mais avant le départ que d'appréhensions ! M. et Mme de la Barrière connaissaient les dan- gers d'une grande ville pour un étudiant; ils ne

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 59.

2. Il donna des signes extraordinaires de piété, dans son enfance, qui annonçaient ce qu'il serait un jour. (Hermant), Histoire des Ordres religieux et des congrégations de réguliers et de séculiers de V Église, tom. III, p. 1 15. Rouen, 1710.

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savaient que trop combien la France était boule- versée en ce moment et quels progrès effrayants y faisait le protestantisme. Et leur enfant était si pur et si pieux ! Ils prirent leurs précautions pour lui faire retrouver comme une autre famille, et afin de l'attacher plus fortement à Dieu et au devoir, ils lui firent prendre la tonsure. Ainsi muni, notre jeune élève partit pour Toulouse.

Cette ville, avec sa savante et très catholique Université, avec ses mœurs franchement et for- tement chrétiennes, fut loin de nuire à notre adolescent. En effet, si nous nous en rapportons aux détails précis que nous avons recueillir sur cette période de sa vie, Jean de la Barrière devint bientôt un bon et fervent écolier. Il unis- sait constamment la prière à l'étude, et ses pro- grès dans la science, loin d'être contrariés par sa piété, en tiraient, au contraire, un accroisse- ment étonnant.

Après deux ans environ de séjour à Toulouse, il se rendit à Bordeaux. En 1562, ayant terminé ses humanités, il rentra à Saint-Céré.

Ses pieux parents, sa mère surtout, en dehors du bonheur de le revoir, ressentirent une joie bien douce en constatant qu'il ne paraissait pas avoir cédé, malgré ses dix-huit ans, aux séduc- tions qu'ils redoutaient tant pour lui. Jean, en effet, avait acquis la science humaine dans la mesure du possible à son âge; mais il avait sur-

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tout acquis la science de la vertu. Ce double rayon jetait sur sa jeunesse quelque chose de pur et de sérieux, qui frappa la haute société de Saint- Céré.

« Sa vie parut si réglée aux principaux de la ville et du clergé, et sa conversation si judicieuse et si savante, qu'ils l'obligèrent à leur faire quel- ques prédications, dont le succès fut surpre- nant1. »

Mais ce n'était qu'un ministère de circons- tance; il fallait penser à l'avenir. Sa famille le fit pour lui.

On jeta les yeux sur un riche bénéfice. Charles deCrussol, second fils du duc d'Uzès, s'étant laissé atteindre par le venin de l'hérésie, voulait se démettre de son titre d'abbé commendataire de l'abbaye des Feuillants, au diocèse de Rieux. Très attachés à cette puissante maison, les de la Bar- rière connaissaient ce projet. Ils demandèrent donc que la résignation eût lieu en faveur de leur fils. La duchesse d'Uzès, Jeanne Galliot de Ge- nouilhac, l'obtint aisément de son fils, et le roi de France accepta la démission de l'un et agréa la nomination de l'autre. Dès cet instant, Jean de la Barrière fut légalement abbé commendataire de l'abbaye des Feuillants.

Et cependant il était le seul à n'en rien savoir.

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 61.

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Sa famille, pour le surprendre, lui avait tout ca- ché. Le jour convenu pour lui annoncer l'agréa- ble nouvelle, on l'entoure, on le félicite avec ef- fusion. Jean, contre l'attente générale, devient sérieux, se trouble un instant, et, après s'être recueilli, répond par un refus.

On crut tout d'abord à une émotion d'humilité, à une délicatesse juvénile de conscience qui tom- beraient devant le calme de la réflexion et la parfaite légalité d'un pareil titre. On se trompa. Jean opposait aux motifs allégués par les siens « qu'il n'avait nul besoin de ce bénéfice, attendu qu'il serait trop riche avec son patrimoine; que le soin d'un grand revenu lui serait plutôt un embarras qu'un secours, dans la manière dont il se proposait de servir l'Église; que ces bénéfices se devaient au mérite et aux travaux des bons ecclésiastiques qui n'ont point d'autre héritage1 » .

Ces considérations le frappèrent tellement qu'il s'affermissait de plus en plus dans sa détermina- tion. Sa famille, étonnée et vivement contrariée, vit bien qu'il n'y avait point d'autre ressource que de faire agir sur sa conscience, des hommes de savoir et de piété. Ceux qui se chargèrent de cette mission lui représentèrent : que n'ayant rien désiré, ni demandé, il serait peut-être témé- raire de s'opposer à la volonté de Dieu ; qu'il serait

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. G4.

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imprudent, vu la gravité des temps, de laisser nommer un sujet qui n'aurait peut-être pas ses bonnes intentions et son amour pour l'Eglise ; que, dans tous les cas, il pourrait faire un bon usage des revenus de son abbaye.

Devant ces raisons, et surtout devant l'autorité de ceux qui les lui exposaient, notre adolescent se résigna à accepter. Nous disons se résigna, car, avant de mourir, il révéla que la violence qu'il dût se faire, en cette circonstance, fut telle qu'il fut atteint, dès cet instant, d'attaques d'épilepsie, dont il ne fut miraculeusement délivré qu'au jour de sa profession solennelle. Il mit pourtant une condition à son acceptation, c'est que son frère aîné François, s'engagerait, par devant notaire, à prendre soin du temporel de son abbaye, pour qu'il pût lui-même donner tout son temps à la piété et aux études. Il ne se doutait pas qu'il payerait cher, plus tard, cette exigence.

Trop jeune pour pouvoir prendre possession canoniquement de son abbaye, il demanda dis- pense à Rome. Cette dispense lui fut accordée et lui fut expédiée avec les Bulles.

Quand il fut investi par l'Eglise, il résolut d'al- ler prendre possession de son titre, mais surtout d'aller visiter son abbaye. Ce voyage dut s'effec- tuer vers 1565. Les moines, grandement relâchés comme nous le verrons longuement hélas! ten- dirent un piège à sa piété et à son inexpérience,

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Ils se plaignirent de l'insuffisance de la part qui leur était faite dans les revenus de l'abbaye. N'écou- tant que sa charité et son désintéressement, le jeune abbé leur accorda, par devant notaire, plus qu'ils ne lui avaient demandé.

Quelles furent alors ses impressions? Nous n'en avons pas trouvé grand chose dans sa corres- pondance de famille. La conscience lui ferma-t-elle la bouche? c'est probable. Une lettre du 28 mai 1565 adressée à son père, laisse percer son appré- ciation, sous une forme bien réservée. La voici dans son style naïf :

« Monsieur mon Père,

« Je ne saurais permettre que ce porteur s'en allât par delà à vous sans vous écrire que grâce à Dieu, nous sommes tous ici en bonne santé, voire frère Guilien, entr'autre, ne fut jamais en moins de souci, ni en plus de grande chère qu'il est à présent. Je vous écrirais beaucoup- de ses gestes n'était que suis empêché d'en raconter d'autres ailleurs; ce qui me garde aussi d'écrire à ma mère, à monsieur le Juge, et à mon cousin de Vabres, auxquels j'avais bonne envie d'écrire pour ne point anéantir la promesse que leur fis sur notre partement. »

« Mais vous commanderez, s'il vous plaît, au porteur de la présente qu'il leur fasse mes excuses

- H

et affectueuses recommandations, et je me recom- mande très humblement à votre bonne grâce et à celle de ma mère, priant Dieu, monsieur mon Père, qu'il vous donne en santé bonne vie et longue.

De Feulians, 28 mai 1565.

« Votre très-humble et obéissant fils à jamais, De la Barrière. »

« Après avoir contenté ses religieux avec une partie de son revenu et ne voulant pas manger l'autre injustement, le nouvel abbé se proposa de bien servir l'Eglise. Et persuadé que la science et la piété doivent toujours être unies, dans un ecclésiastique , comme la lumière et la chaleur dans le feu, il prit la résolution d'aller à Paris étudier en Sorbonne1. »

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 63.

CHAPITRE II

Départ de Jean de la Barrière pour Paris ; il va étudier en Sorbonne. Il choisit Arnaud d'Ossat pour directeur de ses études, lui fait une pension et le loge chez lui. Ses lettres à sa famille. Il prend, à la fin de ses études, la résolution de se faire moine.

A son retour de l'abbaye des Feuillants, Jean de la Barrière se mit à même de réaliser son pro- jet. D'après ce que nous avons recueilli, ça et là, dans ses lettres, il ne trouva pas du côté de ses parents une approbation très empressée. Le con- sentement de son père ne lui fut accordé qu'à condition qu'il passerait seulement deux ans à Paris. Et certes personne ne pouvait être tenté de blâmer sur ce point M. de la Barrière. Sans doute son fils avait passé très heureusement les pre- mières épreuves de son éducation; il en était sorti, nous l'avons vu, instruit et pieux. Mais le Paris d'alors ne renfermait-il pas des dangers que ne connaissaient pas encore Toulouse et Bordeaux? Cette considération n'échappa pas à l'œil clair- voyant du trésorier général. Et s'il se décida, ce fut dans l'espoir que son jeune fils trouverait,

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dans ses bons parents de Paris, des amis, des pro- tecteurs et des guides.

En effet, son beau-frère, M. de Amadon, mem- bre du grand conseil, y résidait habituellement; MM. de Vabres, dont l'un était procureur géné- ral, s'y trouvaient aussi. Mais une faveur plus grande devait lui être ménagée par cette Provi- dence qui avait sur lui de si grands desseins. Il devait trouver, pour diriger et compléter ses étu- des, un de ces hommes dont la valeur morale et intellectuelle exerce sur l'esprit et le cœur une si profonde et si salutaire influence. Cet homme re- marquable, qui devait devenir un grand diplo- mate et un grand cardinal, était Arnaud d'Ossat, alors avocat au Parlement de Paris.

Son nom reviendra si souvent dans cette his- toire, que nous croyons utile, avant d'exposer ses rapports avec notre étudiant, de le faire un peu connaître lui-même.

D'après son certificat de baptême, retrouvé de- puis peu, Arnaud d'Ossat naquit le 20 juillet 1537, à Larroque, canton deCastelnau-Magnoac (Hau- tes-Pyrénées), alors village du diocèse d'Auch1.

4 . Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique du dio- cèse d'Auch, par Daignan du Sendat, chanoine-archidiacre et vicaire général du diocèse d'Auch, mort en 1764. Ms. de la Bibliothèque d'Auch, p. 1083.

Lettres inédiles du cardinal d'Ossat, par Philippe Tamizey de Larroque. (Paris, Augustin Aubry, 1872, pp. 6, 12.)

Letres (sic) du cardinal d'Ossat, avec des notes historiques et

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Son père, Bernard d'Ossat, était un simple ou- vrier forgeron; sa mère, Bertrande Conté, était originaire de Cassagnavère (Haute-Garonne) , autrefois dans le Commingeois.

A l'âge de neuf ans, il perdit son père. Celui-ci était si pauvre, qu'il laissa tout au plus, à sa mort, de quoi se faire enterrer. Réduit, avec sa mère , à la dernière misère, Arnaud ne subsista que par les soins de la charité.

Heureusement, son riche naturel excita l'inté- rêt d'un homme considérable du pays, Thomas de Marca, qui le fît travailler avec son neveu et pupille, Jean de Marca, jeune seigneur de Cas- telnau-Magnoac. Par la force de son intelligence, il devint, sous peu , le précepteur de ce dernier.

Envoyé, avec son élève, au collège d'Auch, on croit qu'il y devint professeur. A dix-neuf ans, il reçut la tonsure, dans la cathédrale d'Auch, des mains de M&r Dominique de Vigorre , évêque d'Albe inparlibus, et vicaire général de Mer Hip- polyte-Charles d'Esté, archevêque, cardinal de Ferrare.

Daignan du Sendat, dans ses Mémoires manus- crits, assure que le jeune élève révélait déjà une telle capacité, qu'il fut choisi, par l'autorité ecclé- siastique, pour prononcer, dans la cathédrale

politiques de M. Amelot de la Houssaye. tom. Ier. Préface, à Amsterdam, chez Pierre Humbert. MDCC XXXII.

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d'Auch et en plein synode, le discours d'usage. Le succès en fut tel, qu'il fut relaté dans les pro- cès-verbaux du chapitre et déposé ensuite dans les archives.

Envoyé à Paris en mai 1559 , avec son noble élève et deux autres compagnons, il les instruisit et les forma si bien , qu'ils purent rentrer dans leur pays trois ans après. Ces jeunes gens quit- tèrent Paris pleins d'estime et de reconnaissance pour leur maître.

Devenu libre, Arnaud d'Ossat se rendit à Bour- ges, vers 1565, pour y suivre les leçons de Cujas. Après y avoir pris ses licences, il rentra à Paris en août 15*>8. Il se fît, à cette époque, recevoir avocat au Parlement de cette ville.

Malgré sa vive intelligence, son savoir et un travail des plus constants, ses débuts, faute d'ap- puis et de fortune, y furent bien durs. Quelques auteurs croient qu'il fut encore obligé, pour vi- vre, de professer publiquement la rhétorique et la philosophie. C'est juste à ce rude moment, qu'il fit la connaissance de Jean de la Barrière. Voici comment , un biographe de ce dernier ra- conte, dans son style naïf, cette circonstance :

« Quand notre abbé fut arrivé à Paris, il s'y logea commodément, se fit un train modeste, mais fort propre, avec une bonne table, car il aimait naturellement la dépense. Son dessein, en tout cela, n'était que d'attirer bien d'honnêtes gens

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chez lui , quoique son humeur et ses manières douces et magnifiques lui fissent des amis, plus qu'il n'en pouvait souhaiter. Son goût était néan- moins délicat pour ceux à qui il donnait sa con- fiance. On le peut voir dans le choix qu'il fit de M.d'Ossat, pour être le directeur de ses études. »

« D'Ossat, qui fut depuis le grand cardinal, était pour lors un pauvre ecclésiastique gascon , qui avait vendu tout son patrimoine vingt écus, pour se conduire à Paris, il étudiait par le se- cours de la charité, avec bien des souffrances. Notre abbé aperçut, à travers sa misère , cette finesse d'esprit et cette solidité de jugement, que tous les bons politiques cherchent et trouvent en- core dans ses dépêches; et il vit, dès lors, dans ce pauvre écolier, toutes ces grandes qualités qui méritèrent dans la suite la confiance d'Henri- le-Grand. »

« Notre abbé prit donc d'Ossat avec soi; lui donna sa table , sa maison , un laquais et une honnête pension 1 »

Arnaud d'Ossat ne fut insensible ni à la con- fiance de Jean de la Barrière, ni à sa générosité. Une âme aussi élevée devait apprécier, à leur juste valeur, de pareils procédés et y correspon- dre de tout son pouvoir. Dès cet instant, il s'établit entre ces deux hommes, des rapports de confiance,

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 06.

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qui inspirèrent au maître les sentiments d'un père,

et à l'élève ceux d'un fils.

Dès qu'il le vit arriver, Arnaud d'Ossat jugea promptement et l'étudiant qui se donnait à lui, et sa situation. 11 voyait un jeune homme de vingt- deux ans, éloigné de ses parents, jeté subitement au milieu des plaisirs et des pièges de Paris, maître absolu de sa fortune, avec un caractère tout de douceur, de complaisance et d'amitié. Et avec tout cela, il le voyait innocent et doué d'un amour de la vérité, rare à son âge. Il craignait constamment qu'une malheureuse occasion ne vint flétrir la candeur de cette âme, et que le monde n'attirât à lui celui qui était si bien doué pour aimer et proclamer la vérité, et pour tra- vailler au bien de l'Eglise.

11 le craignait d'autant plus que le jeune abbé avait de nombreuses relations et qu'il était bien posé dans la haute société. En effet, il touchait à la Cour, par M. de Amadon, son oncle, conseiller intime du roi ; à la magistrature, par le procureur général de Vabres, son oncle aussi ; de telle sorte que tous les chemins de la séduction lui étaient ouverts, qu'il paraissait bien difficile à un jeune homme, si merveilleusement doué, de ne pas plaire au monde, et, à un moment donné, de ne pas s'y plaire jusqu'à l'oubli de sa vocation et de son salut.

D'Ossai suivait d'un œil inquiet, mais toujours

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bienveillant, cette délicate situation. Fréquem- ment il prémunissait le jeune abbé par de sages conseils; le fortifiait par de bonnes maximes, et quand il le voyait atteint d'un venin quelconque il n'hésitait pas à lui demander -un entretien secret, il usait probablement, pour l'éclairer et le purifier, des lumières de sa science et des exhortions de sa piété.

Notre sympathique étudiant profita-il de tant de sollicitude et de dévouement? Quelques-uns le croient; un plus grand nombre le contestent. Avant d'émettre notre opinion, sur ce point, nous tenons à placer un certain nombre de lettres sous les yeux du lecteur, afin qu'il puisse un peu juger avec nous, en connaissance de cause.

Ces lettres, dont nous avons eu les autographes entre les mains1, ont toutes été écrites par Jean de la Barrière à sa famille, pendant son séjour à Paris. L'étudiants'y estdonc révélé tel qu'il était. En effet, il sera facile d'y constater : son amour passionné pour l'étude; sa tendresse pour les siens ; son amour sans bornes et son grand res- pect pour sa mère; ses mécontentements et ses juvéniles vivacités contre son frère aîné, qui lui mesurait parcimonieusement ses reve.nus; sa fierté, quand il se permet de l'interroger sur sa

1. Voir la note A à la lin du volume sur ces précieux auto- graphes.

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vocation ; sa sollicitude pour son jeune frère Ray- mond; enfin quelquefois, sa préoccupation pour les affaires temporelles,

11 règne, dans toutes ces lettres, un ton de simplicité, de réserve et d'austérité précoce, qui fait pressentir l'âme forte qui se révélera un jour.

La première en date est adressée à son père. Il tâche d'obtenir de lui l'autorisation de prolon- ger ses études.

« Monsieur mon Père,

« « Par la dernière que je vous ai écrite, je vous

avertissais que la faute d'argent, dont j'étais pressé, me fesait, contre ce que vous avais écrit auparavant, demeurer encore en cette ville et ne me mettre point aux champs pour aller devers vous. Aussi je vous mandais que je me conseille- rais avec M. de Vabres, notre cousin, sur ce voyage et ferais selon ce qu'il me dirait. Il n'a point ullement trouvé bon, qu'avec ce temps, je me misse en chemin, lequel est astheure plus mal assuré qu'il n'était devant la Noël. Et pour autant je, sur ce sien avis, fonde ma résolution de ne partir point encore d'ici. Mais d'aviser à y faire mon profit, c'est-à-dire, ce pourquoi j'y suis venu. Et toutefois à ne me causer point, par aucune grande affection, l'inconvénient qui a

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interrompu mes études jusques à ce temps. Je vous prie n'être point en peine pour moi. Car j'espère, avec l'aide de Dieu, que je continuerai la bonne santé je suis présent. Au reste je ne vous écris point de nouvelles, ni en la présente ni es précédentes, ni à vous, ni à ces autres que j'écris ou ai écrit ci devant. Or, pour autant que nous n'en avons point en cette ville qui demeu- rent vraies trois jours seulement; ou bien pour ce que ceux qui les portent ne sont pas assurés, car elles ne peuvent agréer à tous. Et celui qui se met en chemin sur son départ ne sait en quelles mains il doit tomber. Je vous prie donc m'ex- cuser pour ces deux raisons à cet endroit et recevoir mes très humbles et affectueuses recom- mandations que je présente à vos bonnes grâces d'aussi bon cœur, comme prie Dieu ,

« Monsieur mon père, qu'il lui plaise vous donner en santé bonne vie et longue.

« Votre très-humble et obéissant fils à jamais « De la Barrière. »

De Paris, ce 23 janvier 1569.

La lettre suivante, adressée à sa mère, laisse percer les sentiments dont nous avons parlé plus haut :

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« Madone ma mère ,

« Mon frère était parti de cette ville pour s'en aller à Lyon, avant que M. le juge de Costa n'ar- rivât point. Et aurait mis bon ordre à toutes les affaires pour lesquelles il y était venu , comme je pense, et s'en alla bien joyeux et en bonne dis- position, nous laissant aussi nous autres, mon frère Raymond et moi et tous les nôtres qui sont par deçà, pareillement en bonne santé.

<v Je suis marri que ses affaires ne lui permet- tent de se tenir plus longuement qu'il ne fait auprès de vous. Mais vous savez et entendez mieux que moi, comment il est forcé et contraint aux voyages qu'il fait, ne se pouvant, les affaires qu'il a à conduire autrement à votre souhait, à son honneur et profit.

« De moi il vous a plu m'accorder deux ans par vos précédentes, desquels j'en ai déjà fait huit mois. Je vous promets d'être à Saint -Céré, moyennant la grâce de Dieu , avant que les seize qui restent soient accomplis. Et lors vous me ferez demeurer il vous plaira, comme je pense bien aussi demeurer astheure il vous plaît; car vous m'avez accordé ces deux ans et de bou- che et par vos lettres, moi vous les ayant de- mandés au nom de mes études. Mais quand je serai arrivé â Saint-Céré , le terme que vous m'aurez donné étant fini , s'il vous plaît vous

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aller ébattre à Feulians, je vous y accompagne- rai et y demeurerai tout le temps qu'il vous y plaira demeurer, n'ayant d'autre désir que de faire tout ee qu'il vous plaira, et ne voulant ni aller, ni demeurer, ni venir, que comme, et quand, et autant qu'il vous plaira.

* MM. de Vabres se recommandent à vos

bonnes grâces , comme fais bien moi aussi très * humblement, priant Dieu qu'il vous plaise. « Madone ma mère ,

« Vous donner en santé bonne vie et longue.

« De Paris, ce 7 mai.

« Votre très-humble et très -obéissant fils

à jamais.

« De la Barrière. »

Heureux des secours que sa mère a bien voulu lui envoyer, le zélé étudiant la remercie en ces termes :

« Madone ma mère ,

« Je vous mercie très humblement la bonne volonté qu'il vous plaît avoir de subvenir à mes études, mais de n'espernier point les biens qu'il a plu à Dieu vous donner, quand besoin serait de m'y avancer davantage, vous assurant que je ne voudrais point que pour moi, ni aucun mien - sir, mon frère s'intriquat (sic) d'affaires.

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« Et vous supplie aussi de voloir croire que je n'ai encore seulement point pensé d'écrire à mon frère, outre que je lui ai toujours été, et tel que la nature, feu mon père, et ce qu'il a fait pour moi me commande que je sois, et tel en somme qu'il vous plaira. Car ici délibère de suivre en tout votre bonne volonté , sinon comme j'en suis tenu, au moins le moins mal que je pourrai...

« Mon frère Raymond était au collège et ce porteur n'a eu loisir d'attendre qu'il en fut venu pour vous écrire; il se porte bien; je vois tous les jours qu'il ne met pas mal son temps.

« Atant me recommande... « De Paris, ce 25 avril

« Votre très humble

« De la Barrière. »

François de la Barrière, son frère aîné, fatigué de lui fournir ses modestes rentes et ne compre- nant pas trop il voulait en venir avec ses lon- gues études, se permit de lui demander, d'accord probablement avec sa mère, ce qu'enfin il voulait faire. Cette question posée peut-être d'une ma- nière un peu vive , provoqua une réponse vive aussi, le futur réformateur révèle l'étonnante énergie de son caractère. La voici, quoique un peu longue. Elle est remarquable :

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« Monsieur mon frère,

« J'ai reçu celle que vous m'avez écrite par no- tre cousin de Savari. La réponse que j'y ai faite, vous aura, comme je pense, montré qu'il ne se- rait que mieux que je ne l'eusse point reçue et que vous ne l'eussiez point envoyée.

« Vous ne voyez point encore jusqu'ici de réso- lution en moi et êtes d'avis que j'en pranie quel- qu'une. 11 y a longtemps que je suis tout résolu de vivre en homme de bien, et de vertu , et de savoir si je puis. Et je suis si bien résolu en cette résolution que quand une partie du ciel se rom- prait et tomberait ça bas en terre, je ne change- rais point, ni ne m'en déresoudrais po/nt. Tous les affaires que je n'y prétends jamais avoir n'ont autre blâme. Et fesant tout ce que cette résolu- tion me commande, j'espère que quand vous y penserez bien , vous ne désirerez point que je me résolve et me regarderez quand il vous plaira, de plus près que vous n'avez fait jusqu'ici. »

« Vous me faites un moulin à vent ou une char- rette à bœufs. Il faudrait que les vents eussent plus de divinité que nos poètes ne leur en ont attribué, s'ils me voulaient mouvoir contre mon vouloir; il faudrait que la paire de bœufs, qui me mènerait malgré moi, fût quatre fois plus divine et plus puissante que le taureau que nos poètes mêmes ont logé au ciel. Et si vous m'avez jus-

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qu'ici toujours et mené tout ensin qu'il vous a plu et que vous avez voulu, n'en louez pas ni n'en attribuez pas l'honneur à la force de votre esprit ou dextérité. Car ça été ma volonté qui a voulu , sciemment et de son consentement, être ensin menée.

« Si vous pensez qu'elle l'a voulu fort mal , vous vous accusez vous-même. Mais, pour le pré- sent, elle se peut bien défendre quand on la vo- drait accuser d'être rebelle à la raison et aux lois, que le devoir et le jugement lui comman- dent. Je prends très volontiers un guide en pays étranger. Mais avant demeuré trente ans en ce monde, je n'y suis pas si nouveau que je n'y sache jamais aller sans guide. Et je sais plu- sieurs chemins pour aller de moi-même en divers lieux et me sais tourner aux vents qu'il faut, sans aide d'aucun autre que de moi-même. Mais aussi je sais bien obéir et céder à tous ceux que je vois être plus sages que moi.

« Et vous ne sauriez avoir frère qui plus vo- lontiers se mène et se laisse mener par vos bons conseils, avis, raisons et volontés, que je ferai enfin quand il vous plaira de vous récréer de vos grandes occupations, en passant un peu de votre temps à considérer mon aller et mon cheminer. Vous trouverez que je ne vais pas comme l'aveu- gle après son bâton , mais comme celui qui sait il va, et qui se voit en beau, et en bon et en

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sûr chemin. Mais je m'arrête peut-être trop en ce lieu. Toutefois, si je me fusse plus arrêté à d'autres précédents cesfui-ci, je ne vous donne- rais pas, comme je pense, astheure la peine de vous tant arrêter en cestui- ci même; néanmoins, je suis bien aise d'en sortir, car aussi n'y suis-je pas entré de bon cœur...

« Et n'est l'endroit je prie Dieu, qu'il lui

plaise ,

« Monsieur mon frère,

« Vous donner en santé bonne vie et longue, me recommandant très humblement à vos bonnes grâces,

« De Paris, ce 5 mai (1570).

« Votre très humble et obéissant frère, « De la Barrière. »

Celui qui vient de reprendre si énergiquement son frère aîné, ne perd point pour cela la bonté de son cœur ; il le prouve bien à propos de son jeune frère Raymond, qu'il accueille à Paris avec tant de joie, qu'il surveille avec tant de sollici- tude , et dont il prend tant de soin pendant une longue maladie. Tous ces sentiments se manifes- tent dans les lettres suivantes :

« Madone ma mère, «... Mon frère Raymond et moi nous portons

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bien et nous gardons tous deux, le plus diligem- ment que nous pouvons, de perdre le temps. Je le vois céans ou au collège il est, deux ou trois fois la semaine, pour le moins , et tiens l'œil ou- vert, le plus que je puis, à ce qu'il fait. Je vous prie n'être point en peine pour nous et espérer que ce que nousfesons tous les jours en cette ville, nous rendra, avec la grâce de Dieu, metteurs en- fants et plus obéissants que vous ne nous avez jamais vus... Et n'est l'endroit,.. De Paris, ce 5 janvier. »

«... J'ai entendu par mon cousin Âmadon qu'il n'était guère advenu autrement que je ne pen- sais... Car on avait déjà dit à Saint-Céré que mon frère Raymond était non-seulement plus malade, mais hors de ce monde... Et Dieu, par sa sainte bonté, a si bien continué sa guérison depuis, que les médecins n'ont trouvé nul danger à le con- duire au pays. Et espère, quand vous le verrez, vous ne retrouverez autre chose en lui de ma- ladie, sinon que la trace...

« Je l'ai vu bien bas et fort longtemps... Pierre pourra vous faire au long le discours de sa ma- ladie. Je suis extrêmement marri qu'il faite que nous lui laissions rompre ses premières études , auxquelles il avait ja fait quelque fruit. Et plus marri parce que depuis que je l'ai eu par deçà auprès de moi, j'ai plus connu que n'aurais en- core fait que Dieu lui a donné un fort bon esprit.

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avec lequel il fera beaucoup pour lui et pour le contentement vôtre et de nous tous, s'il le veut em- ployer à bien. De quoi je prie à Dieu qu'il lui velie faire la grâce... Je vous prie vous prendre bien garde à lui quand vous l'aurez par delà, afin qu'il ne mette point le bon esprit que Dieu lui a donné en mauvaises conditions; ce que j'écris aussi à mon frère, non pas que je pense que vous ne vous prendriez pas garde de le fairre. Mais ce que j'ai connu en lui me commande de vous l'écrire : et vous en avertis encore une autre fois. Je suis marri de la peine et fàcberie que vous rece- vez tous les jours pour nous. Et fais tout le devoir que je puis à accourcir le temps de mes études, pour puis après icelui parachevé vous aller trou- ver et me résoudre de demeurer à faire tout ce qui vous plaira, et mieux s'il était possible que mieux je le fisse... Je prie à Dieu en me recom- mandant à... comme font aussi M. le procureur de Vabres et M. d'Ossat.

« De Paris, ce août

<v Votre très humble et très obéissant fils

à jamais,

« De la Barrière. »

Nous allons terminer cette correspondance, que nous aurions pu prolonger encore , par une lettre assez curieuse, adressée à Pierre Bagon,

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receveur de noire jeune abbé aux Feuillants. Il l'envoie à l'abbaye pour lui ramasser quelque ar- gent; non-seulement il n'envoie rien, mais il ne donne pas seulement signe de vie. Evidemment, c'est un complot dont son frère, le trésorier gé- néral, est l'âme. Mal lui en prit. Voici comment l'étudiant en détresse gourmande son silencieux receveur :

« Bagon, je suis encore à entendre si vous avez été à Feulians. Vous ne m'avez rien écrit de mes affaires. Je crois que vous avez eucore moins fait à tout ce que je vous avais commandé. Je me contente fort mal de cette votre si grande non- chalance. 11 me vaudrait autant n'avoir envoyé personne par delà, comme quand je vous y ai en- voyé, vous. Le laquais y ferait autant, ou plus pour moi, que vous n'y faites. Je ne sais pas même vons avez été depuis que je vous ai en- voyé par delà ; ni ne sais astheure vous êtes , ni qu'est-ce que vous faites, ni qu'est-ce que vous avez fait. Un homme de pierre ou de bois ferait tout autant que vous. Je pense que je me suis fort trompé en vous, ou que vous vous êtes fort changé, depuis que vous ne m'avez vu. Vous ne faites rien ni pour moi, ni pour mes lettres.

« Vous savez en quel défaut j'étais quand vous partîtes; vous savez bien que mon frère, ni ma mère, ne me secourent point. Je suis bien trompé. Je pensais que, dans trois semaines, ou un mois

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pour le plus tard, vous étant par delà, auriez en- voyé mon frère deLestenevie et trouvé moyen de me faire venir de l'argent. Je crois qu'à grand'- peine vous en est-il souvenu, et que vous y avez fait aussi peu, comme vous n'en avez écrit. Le temps de mon départ de cette ville, pour m'en aller par delà, s'approche. Je me veux monter de trois cheveaux et veux faire faire quelques acous- trements et payer ce que je dois à M. de Vabres. Avisez, le plus qu'il vous sera possible, de trouver par delà quelque moyen de recouvrer de l'argent. Je n'ai point moyen d'en recouvrer par deçà, si je ne fais une chose qui déplaira bien à mon frère et à ma mère, autant et plus qu'à moi; mais si je le fais, ce sera pour la nécessité ils m'ont abandonné. Je vous recommande ce faict autant comme j'ai besoin que vous l'ayez pour recom- mande.

« Je ne demeurerai que quelque peu de jours à Saint-Céré. Et pour arrêter un logis à Thoulouse, il y aye deux chambres et une cuisine. Ne me donnez plus occasion de vous écrire que vous ne m'écriviez, et faites-moi connaître que vous êtes par delà pour moi. Je vous écrirai quand il fau- dra que vous vous en veniez, qui sera bientôt, car il faudra que vous vous en retourniez avec moi au mois de setambre.

« Avisez si vous pourrez trouver moyen d'a- voir argent sur la prochaine ferme, ou avec

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Malet, ou avec quelqu'autre, mais principalement avec Malet, et ce si vous n'en pouviez trouver autrement.

« Atant je prie Dieu qu'il lui plaise vous don- ner sa sainte grâce.

« Votre meileur amy,

Dk la Barrière. »

« Il semble que vous ayez oublié l'affaire de M. d'Ossat. »

Nous venons en quelque sorte, par ces épanche- ments intimes, de pénétrer jusqu'à l'âme de Jean de la Barrière. Cette connaissance est bien pré- cieuse dans la vie d'un homme. Le lecteur s'en souviendra pour apprécier l'étudiant et tirer avec nous certaines conclusions.

Cependant, son illustre maître continuait son œuvre. Par ses savantes leçons, il prépara en lui un des grands prédicateurs de son temps; il usa aussi de la gaieté des repas pour former le grand religieux. Nous allons voir qu'il savait lui parler d'une manière apostolique.

11 le conjurait, de temps en temps, de ne pas être de ces abbés fainéants et inutiles, qui ne se servent des honneurs et des privilèges de l'Eglise que pour la voler et la déshonorer plus impuné- ment; ou de ces autres qui dépouillent les autels, profanent les vases sacrés, empêchent le chant et

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le service divin, dévorent le prix (]^x Times, le rachat des péchés, l'héritage du crucifix, arra- chent le pain aux pauvres et aux pèlerins, pour le faire manger par des laquais, des chiens et des chevaux.

Ces exhortations et d'autres semblables, reve- naient de temps à autre; elles paraissaient s'ac- centuer à mesure que notre jeune abbé arrivait à la fin de ses études. Données à propos, avec le tact et l'autorité d'un homme supérieur, elles pro- duisirent leur effet, qui devint surtout sensible vers la fin de la cinquième année. A partir de cette époque, Jean de la Barrière se préoccupa de ses devoirs. Il devint inquiet sur le sort des pauvres qui vivaient sur les terres de l'abbaye, sur les progrès que l'hérésie pouvait y faire; il se crut surtout responsable du relâchement scandaleux de ses moines; il en avait vu assez, à la première visite, pour être effrayé. 11 se sentait en même temps une violente inclination pour la solitude et l'état monastique. Cette vie lui semblait approcher de celle des élus dans le ciel. Notre étudiant était manifestement travaillé par la grâce.

Dieu permit, pour rendre son triomphe plus éclatant, qu'il fût assailli par les plus perfides tentations. Aux grâces reçues, aux agitations de son âme, au développement de sa riche nature, Satan avait deviné le futur réformateur. Il en fit

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dès lors sa victime. Il combatit d'abord son désir de la vie monastique par cette considération : que sa santé s'y opposait absolument. Un épileptique pourrait-il jamais supporter les austérités qu'il se proposait d'introduire? lui, si sensible à la joie et aux douceurs de la société, s'accomoderait- il d'un silence presque perpétuel et de l'isolement d'un moine? N'était-il pas plus prudent et plus conforme à la volonté de Dieu, d'entrer dans le clergé séculier, il pourrait rendre de grands services; car l'Eglise déchirée par l'hérésie, avait besoin de pasteurs fermes, zélés et savants; d'ail- leurs il n'aurait qu'à se laisser faire pour arri- ver aux plus grandes dignités.

Et puis, usant de ses ressources infinies, le dé- mon faisait passer sous ses regards les charmes du monde, agitait son imagination et ses sens d'une façon telle, que le pudique jeune homme comprit et ressentit ce qu'il n'avait pas soupçonné jusque-là.

Dès lors son cœur se trouva comme agité entre deux courants contraires : celui de la grâce, le poussant vers Dieu et le sacrifice; celui de la tentation le repoussant vers les créatures et les agréments licites de la vie.

Ce qui acheva de briser le pauvre étudiant, c'est qu'il eût l'imprudence de n'en rien dire à personne, pas même à son bon maître et ami. De telle sorte qu'il ressentit en lui-même

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comme le travail d'un volcan, et qui lui sem- bla, à certains moments, que sa nature allait éclater.

Après quelques mois de ces tortures intérieu- res, n'en pouvant plus, il résolut de se retirer dans une maison religieuse pour prendre une déter- mination. Il choisit les Pères chartreux, dont il visitait assez souvent l'Eglise. 11 y entra le pre- mier dimanche de carême de Tannée 1573.

Satan , qui entrevoyait une conclusion pro- chaine, ne ménagea plus rien; il lui livra de si furieux assauts, que son cœur se déchirait. Sous l'impression d'une tristesse mortelle, il avait passé toute une journée sans boire ni manger et il ne demandait qu'à mourir. Ce fut le moment le divin Maître, satisfait de son jeune athlète, se révéla sensiblement à lui, dans la lumière de sa grâce et la suavité de son amour. Il répandit dans son esprit tant de tranquillité, dans son coeur tant de paix et de joie, qu'il se crut transporté au ciel. Cette consolation lui fut accordée pendant qu'il assistait à lagrand'messe conventuelle, et il reçut, en même temps, l'inspiration décisive de se faire religieux. Il la communiqua au père Prieur et lui demanda l'habit. Celui-ci, après avoir consulté Dieu, lui conseilla de se faire religieux dans son abbaye et de la réformer. Jean de la Barrière entendit la même réponse au fond de son cœur. Dès lors sa résolution fut prise et nous allons

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voir comment il l'exécuta, à travers tous les obs- tacles i.

Le silence qu'il avait gardé vis-à-vis de son maî- tre, pendant ces luttes intérieures, paraît éton- nant; mais il peint bien l'homme. Résolu à ne faiblir devant aucune épreuve, et à ne s'épancher qu'après sa détermination définitive, c'est elle seule qu'il communiqua, et cela en rentrant chez lui.

Arnaud d'Ossat, qui avait constaté dans son cher disciple le travail de la grâce, n'en fut point surpris. Il bénit Dieu et confirma le jeune homme dans sa résolution. Celui-ci dès lors n'eut plus qu'à préparer son départ. Il se montra généreux vis-à-vis de son maître et satisfit largement ses domestiques. Mais en partant, il emportait deux regrets ; le premier de n'avoir point terminé sa licence en Sorbonne; le second, bien plus sérieux,

I. Cùm adolescens alîquot annos ejus abbatiae commenda- rius abbas fuisset, et annuos eensus ex pereiperet sine residentiâ. (Menologium Cisterliense, p. 4 40.)

Il ne songea, pendant les premières années de son admi- nistration, qu'à continuer ses études et à vivre d'une manière assez réglée selon les apparences. Mais Dieu ayant résolu d'employer ce jeune abbé pour son service et pour sa gloire, lui inspira de changer sa commende en régularité et de de- venir en effet ce qu'il n'était que de nom. (Histoire de la fonr dation des religieuses Feuillantines de Toulouse, par Dom Jean- Baptiste de Sainte-Anne, Bordeaux, M.DC.XCVI.)

Is animum revocans, cœpit de monasterio, vita amplec- tenda, serio cogitare. (Gallia Christiana, tom. XIII, col. 846.)

Tandem divini numinis afflatu vehentissimo concitatus, ad eam se contulit. (Menol. Cisler., p. 140.)

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de se séparer si tôt de celui dont il admirait la belle intelligence, le vaste savoir, la profonde piété et la bonté de cœur, qui ne s'était jamais démentie. Ces deux âmes d'élite s'étaient com- prises et s'étaient étroitement unies. Briser ces liens fut bien dur à deux amis, si aimants et si fidèles, Aussi, pour se consoler, se promirent-ils de ne rien entreprendre d'important sans se le communiquer. Jean de la Barrière avait alors trente ans; Arnaud d'Ossat trente-six. Ainsi se séparèrent pour ne se revoir guère qu'à la mort, ces deux hommes qui, dans des carrières diffé- rentes, servirent si bien l'Église. L'un, en effet, devait la glorifier par la réforme du cloître; l'au- tre en étant auprès du Saint-Siège, par son dé- vouement, ses vertus et son génie politique, Fange tutélaire de la France catholique.

CHAPITRE III

Origine de l'abbaye des Feuillants. Ses premiers religieux. Donations qui lui sont faites. Noms de ses abbés jusqu'à Jean IX de la Barrière.

Avant que le jeune et fervent abbé viennne s'établir définitivement dans son abbaye, nous croyons nécessaire de la faire connaître et d'en raconter succinctement l'histoire.

D'après les documents les plus probables, l'Abbaye des Feuillants* fut fondée, vers 1145, par Bernard IV, comte de Comminges. Ce puis- sant et pieux seigneur, suivant l'inspiration de son temps, voulut, avant de prendre la croix et conduire ses hommes à la délivrance du Saint- Sépulcre, laisser sur ses domaines une preuve de ses sentiments religieux. Il espérait aussi, par cet acte de générosité chrétienne, assurer après son départ, la plus puissante protection à sa

1. Rigoureusement, jusqu'à la réforme de l'abbaye et à la fondation de la congrégation des Feuillants, nous devrions dire : l'abbaye de Feuillant; mais, pour éviter la variété des dénominations et de l'orthographe, nous nous en tiendrons à l'usage depuis longtemps établi.

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famille, à sa couronne, à ses sujets et à ses domaines. Il ne se trompait point.

Il connaissait déjà les religieux de Bonnefont1 établis dans ses États depuis 1136. Touché de leur vie exemplaire, il s'adressa à l'abbé de Mori- mond, au diocèse de Langres, pour avoir des reli- gieux de la même congrégation. Raymond Fré- déric, quatrième abbé de Morimond, chargea Milon, deuxième abbé de la Creste, au même dio- cèse, d'envoyer une colonie sur les terres du comte Bernard. Ces religieux y apportèrent toute la ferveur de Cîteaux; car la Creste était la deuxième fille de Morimond, qui était elle-même l'une des quatre premières de Cîteaux.

Les terres concédées par le comte Bernard se composaient surtout de vastes et sombres forêts. C'est dans l'une d'elles, la plus solitaire de toutes, que les religieux choisirent leur séjour. se trouvait un petit vallon avec d'abondantes fon- taines; ils y bâtirent le monastère; et comme le vallon était très ombragé, on l'appela d'abord Fuliens, dont on fit plus tard Feuillants, du latin Folium, feuille, feuillage. Le monastère prit

1 . L'abbaye de Bonnefont. de l'ordre de Cîteaux, fille de celle de Morimond, avait été fondée, en 1136, par un don de Hau- drine, veuve de Gaufred de Montpezat, clans le comté de Com- minges.

Les ruines de cette abbaye se trouvent sur le territoire d'Arnaud -Guilhem, commune du canton de Saint -Martory (Haute-Garonne).

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bientôt ce nom et les religieux ne furent plus appelés que Feuillants, et dans le langage de l'Église Fitlienses*. Sous la conduite de Rai- nulphe Ier, leur abbé, les Feuillants se choisirent pour Patronne et Protectrice Notre-Dame de Cha- rité. Leur chapelle, devenue célèbre, fut dédiée à la Très-Sainte Vierge, sous ce vocable. Nous verrons que le couvent fut quelquefois désigné par la Charité des Feuillants : Caritas Fulium.

A Rainulphe Ier, mort en 1156. succéda Ber- nard Ier. Le couvent reçut, de son vivant, tout ce que Bernard, prévôt de l'Église de Toulouse, possédait dans la paroisse de Saint-Saturnin de Pissenis2.

Le grand éloignement et la difficulté des rela- tions obligèrent Guillaume Ier, successeur de Bernard Ier, à renoncer à l'obédience de la Creste pour s'attacher à celle de Lock-Dieu, au diocèse de Rodez. Cette agrégation s'opéra l'an 1163, à la prière et par l'entremise du prieur de l'hospice de Toulouse, et de Pierre de Toulouse, maître de la Maison du Temple3.

1. Moribundi fi lia, Caritas Fulium, suam è monasterio de Cristâ, diœcesis Lingonensis, traxit originem. (Gallia Chris- tiana. tom. XIII, col. 216, Parisiis, 4785.)

2. Bernardus I, M 56, recipit à Bernardo, ecclesiae Tolosanae praeposito, quidquid iste habebat in ecclesiâ Sancti Saturnini de Pissenis. (Gall. Christ., tom. XIII, col. 217.)

3. Notum fit omnibus hominibus, prassentibus et futuris, quod Bernardus Colens, Loci-Dei abbas quartus, cum consiiio "conventûs Loci-Dei. licentiam Willelmo, abbati de Caritatc.

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En l'année 1167, il intervint entre Guillaume Ier, abbé de la Charité, et Pierre II, abbé de Bonne- font, un arrangement, ratifié par les deux mo nastères, et par lequel la Charité des Feuillants reconnaissait devoir à l'Abbaye de Bonnefont la somme considérable de 2,506 sous.

Une importonte donation fut faite à la Charité sous le gouvernement de Raymond Ier, par Ber- nard Gros de Ravidan, seigneur de Peyssis. Le nom de ce bienfaiteur et de ses héritiers revient quelquefois dans l'histoire de l'abbaye. L'indé- pendance du monastère, pour le spirituel et le temporel, de la juridiction de l'abbaye de Bonne- font, s'accomplit encore sous lui. L'acte qui le constate a été relaté dans une charte de 1175.

Théobald Ier, qui lui succéda, prit part à l'acte de donation de la quatrième partie du moulin de Ravidan, en 1182. Mais le fait le plus impor- tant, pour l'honneur de sa gestion et pour l'avenir des Feuillants, furent les lettres apostoliques qu'il obtint du pape Grégoire VIII, datées de Ferrare, le 11 des kalendes de novembre 1187, et par lesquelles le monastère est déclaré indé- pendant, pris sous la protection du Saint-Siège, et enrichi de droits et de privilèges. Cette pièce précieuse et fort intéressante à lire, fut déclarée

donavit... et per obedientiam prsecepit quatenus ordini Cis- terciensium sejungant in perpetum... (Instrumenta Ecclesia? Rivensis, charta X. Gall. Chi^ist. tom. XIII, col. 156.)

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authentique par le chevalier Charles-Bastard de Borbone , seigneur des baronnies des Eaux- Chaudes et de Méiose, conseiller et chambellan du roi, sénéchal de Toulouse et d'Albi1.

Cinquante abbés régirent les Feuillants de Théobald Ier à Jean de la Barrière. L'histoire nous a conservé leurs noms; nous allons les don- ner en signalant ce qui se passa de plus impor- tant sous leur gouvernement. À Théobald Ier succédèrent : Aimon 1er, 1202-1203; Agérius I-r, 1203-1205; Aimon II, 1205-1208; Rainul- phe II, 1208-1209; Aimon III, 1209-1210; Théobald II, 1210-1214; Guillaume II, 1214- 1216; Raymond II, 1216-1217; Arnauld 1er, 1217-1221 ; Pierre R, 12214221 ; Arnauld II, 1221-1222.

4. Carolus Bastardus de Borbonio, Dominus baroniarum de Calidis aquis, et Maeloso , consiliarius et chambellanus Domini nostri régis ejusque Seneschallus Tholosanus et Al- biensis, universis présentes litteras inspecturis, salutem.

Notum vobis facimus, et tenore prsesentium attestamur, quod nos originaliter vidimus, tenuimus, et per notarium, infra scriptum, perlegi fecimus quasdam litteras apostolicas, more romano expeditas, sigillo plumbo impendente sigillatas, sanas et intégras, non rasas, neque in aliquâ earum parte suspectas, tenorem sequentium continentes :

« Gregorius, episcopus, servus servorum Dei, dilectis flliis, abbati monasterii de caritate Fuliens ejusque fratribus, tam praesentibus, quam futuris... »

« Ego Gregorius, catholicae Ecclesise episcopus... »

Datum Ferrarise...

In quorum visionis et aliorum prsemissorum sigillum nostrae seneschaliae, bis praesentimus, duximus apponendum. (Instrum. Eccle. Rivens. chart. XV.)

h%

En 1222, Raymond, duc de Narbonne, comte de Toulouse, marquis de Provence, et fils de la reine Jeanne, accorda à cet abbé pleine liberté sur ses domaines.

Viennent ensuite : Albert, 1222-1225; Hol- ger, 1225-1231; Le 4e des kalendes d'octobre 1226, Holger confirma de son sceau les titres du seigneur de l'Isle-en-Jourdain. Il assista, cette même année, au serinent que Guillaume-Bernard de Marquefave prêta au comte de Comminges.

La succession continue ainsi : Alphonse, 1231- 1239; Arnauld III de Brantaléon, 1239-1242;

Mathieu de Saint-Félix, 1242-1246; Ar- nauld II, 1246-1249; Théobald III, 1249-1251;

Guillaume III d'Aure, 1251-1253; AugerlII, 1253-1269.

Un acte important s'accomplit sous son gou- vernement. Tout l'ordre de Saint-Jacques de l'Epée, appelé par corruption de Spata, établi dans la Gascogne, et renfermant des religieux et des religieuses, demanda à s'unir à l'Ordre des Feuillants et à en suivre la règle. Cette de- mande fut faite par Raymond de Marra, grand maître de tout l'ordre. L'abbé des Feuillants accéda à ce désir avec le consentement de l'évê- que de Toulouse1.

L'acte de cette union fut passé à Toulouse par

I. Voir la note B, à la fin du volume, sur l'Ordre de Spata.

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Raymond Daune, notaire public. 11 y fut stipulé, en présence de nombreux témoins : que non seu- lement les religieux et les religieuses passaient librement sous l'autorité des abbés des Feuillants, mais encore qu'ils faisaient donation audit mo- nastère de tous leurs biens, terres, maisons, moulins, dépendances et droits y afférents. La charte, relatant cette convention , dit : qu'elle fut passée le 15 mars 1261, sous le règne de Louis IX, roi de France, d'Alphonse, comte de Toulouse, et du révérendissime Raymond du Falga, évêque de Toulouse. Témoins : Vital de Sernin, -bayle de Muret, pour le seigneur comte de Comminges, et onze autres.

A partir de 1269 jusqu'en 1562, époque de la nomination de Jean de la Barrière, les abbés se succédèrent ainsi : Arnauld de Garsias, 1269- 1271; Adémar de Francon, 1271-1273; Auger IV, 1273-1275; Jean II de Boulogne, 1275-1279; -- Bonhomme, 1279-1285; Odon de Casai, 1285-1324; Arnauld-Guillaume de Villamole, 1328-1332; Guillaume-Arnauld de Falgar, 1339-1348; Raymond-Atton de Ses, 1348-1355; Jean II de Falgar, 1355-1359; Bernard II de Calmon, 1359-4368; Jean III de Tornecy, 1368-1400; Jean IV de Péquaymond, 1420-1421; Jean V de Pognan, 1421-1428; Jean VI de Péquaymond, 1433-1437; Sancius de Lagoussan, élu en 1450 se démit en 1455 ;

- H

Jacques le Clerc, dit le Bourguignon, après sept ans et six mois de gouvernement, abdiqua le 25 mars 1462; Arnauld VII de Calvarie, 1462- 1493; Jean VII de Morare, premier abbé com- mendataire, docteur séculier en droit canon, 1493-1498; Grégoire Alar, prieur, gouverna le monastère, pour l'abbé absent; Guillaume IV de Bonneval, archidiacre de l'Eglise de Com- minges, 1499-1560; Pierre II de Trilhe, 1504- 1507; Pierre III de Campène , 1516-1522; Jean VIII , dit Bernard de l'Abbaye, passa de la charge de prieur sur le siège abbatial, le 19 no- vembre 1522, et mourut en 1527. Bernard III de Labadie, 1527-1539; Bernard IVd'Ornesan, évèque de Lombez, nommé en 1539; Charles de Crussol, fils de Charles, baron de Crussol, vicomte d'Uzès, grand pannetier de France, et de Jeanne Galiot de Genouillac, fut nommé en 1550. N'ayant pu obtenir ses bulles on lui désigna Jean Bourgoin, pour économe, le 14 mai 1558. Il se démit, le 17 février 1562, avec la permission du roi, en faveur de Jean IX, de la Barrière.

CHAPITRE IV

Jean de la Barrière quitte Paris pour se rendre définitivement aux Feuillants. Triste état de l'abbaye et relâchement scandaleux des moines. Douleur du jeune abbé. Il prend l'habit de novice, fait sa profession solennelle à l'ab- baye d'Eaunes. Grâces qu'il reçoit. Il vient demander la prêtrise à M«r de Lancrau, évêque de Lombez.

Il est très probable, qu'avant de quitter Paris, notre abbé communiqua sa détermination à quel- ques membres de sa famille. Car nous voyons son cousin de Vabres l'accompagner et rester assez longtemps avec lui. Un M. Aymard , qui sé- journa aussi assez longtemps à l'abbaye, ne le suivit-il pas également? Quoi qu'il en soit, il quitta Paris vers le commencement du printemps de 1573, et vint passer quelques jours à Saint- Céré. On ne se doutait pas, dans |sa famille, du motif qui le ramenait auprès d'elle. Ce jeune homme, aux résolutions inébranlables, en voyant la joie des siens et surtout celle de sa digne mère n'eut pas le courage de révéler son secret. Il craignait de sa part, dit un de ses biographes, un attendrissement extraordinaire. Il lui laissa

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seulement entendre qu'il était dans l'intention d'aller faire un tour à son abbaye.

Mais il s'en ouvrit à deux prêtres du lieu, d'une solide piété, et qu'il gagna à sa cause. L'un d'eux était messire Mathurin Verniol, son bon parent et ami. Il en fît ses deux coadjuteurs dans la réforme qu'il méditait. Après un court séjour à Saint-Céré, il partit pour les Feuillants. était sa pensée, parce que était son devoir.

Nous avons déjà annoncé , qu'en historien fidèle , nous décririons exactement l'état était cette abbaye à son arrivée. Nous allons voir peuvent descendre des religieux qui abusent de la grâce privilégiée de leur vocation , et par contre , peuvent s'élever ceux qui , comme Jean de la Barrière et ses disciples , en suivent la généreuse inspiration.

Temporellement et malgré plusieurs aliénations coupables, l'abbaye des Feuillants était encore une des plus riches et des plus importantes de Cîteaux. Sans diminuer sa solitude, que de grands bois maintenaient toujours, on y avait établi tout autour des cultures et de vastes jardins qui, avec une grande abondance d'eau, offraient des res- sources et de l'agrément.

On peut dire d'une manière générale , qu'à l'époque nous sommes arrivés, les ordres reli- gieux, celui de Cîteaux comme les autres, étaient fort relâchés. Certes, le mot de réforme, poussé

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en ce temps-là, était opportun. L'Église, loin de l'étouffer, l'approuva et travailla de tout son pouvoir à en faire une réalité. Mais il faut recon- naître que l'enfer avait su choisir son heure en vomissant Martin Luther. Que ne pouvait point ce moine vicieux et d'une audace non pareille, sur une multitude de moines aussi vicieux que lui? Une prétendue réforme dans la doctrine, couvrant des vices qu'on ne voulait pas réformer, qu'y avait-il de plus heureux? Aussi en un clin-d'œii l'Europe fut en feu , l'Eglise horriblement déchi- rée, et le cloître déshonoré.

Les religieux de l'abbaye des Feuillants, sans être hérétiques, étaient bien dignes de l'être, par leur vie scandaleuse. Ils étaient seulement douze. La plupart étaient des cadets des gentilhommes du pays. Entrés sans aucune vocation, ils n'avaient absolument de religieux que l'habit , qu'ils quittaient, du reste, fréquemment pour pécher avec plus de licence. Ils prenaient part à toutes les fêtes de famille, et n'avaient d'attrait que pour l'oisiveté, la bonne chère, la chasse et tous les plaisirs mondains. Aussi achevaient-ils de dévorer le reste de ces grandes possessions, qui avaient été aliénées , ou dont quelques gen- tilhommes s'étaient emparés. Leur église si peu aimée et si peu fréquentée, était sale et délabrée; le couvent à demi-ruiné, avait plutôt l'air d'une caserne que d'un monastère.

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Quoique notre fervent abbé eût été, dans sa première visite, un peu préparé à ce spectacle; maintenant qu'il était tout à Dieu , il en ressentit une douleur des plus profondes. Oh ! comme il pouvait mesurer les difficultés qui l'attendaient! Il fut tellement saisi et tellement brisé , qu'il dût laisser passer quelques jours, avant de rien entre- prendre; ce fut un temps de soupirs.et de larmes. On l'entendait souvent murmurer au milieu des sanglots : « Qui l'eût jamais cru, que cette abbaye des Feuillants , qui charma l'Eglise si longtemps par sa sainteté extraordinaire , pût passer dans une extrémité si opposée? » Et puis, allant prier sur les tombes des anciens religieux , il s'écriait : « 0 grands serviteurs de Dieu, ne vous lèverez- vous point pour chasser d'ici ces moines indi- gnes ! »

Quand cette émotion fut un peu calmée , il se préoccupa des moyens à prendre pour arrêter de pareils désordres. Il lui sembla que la tenue d'un chapitre, il pourrait parler intimement à ses religieux , était le premier pas à faire et le plus naturel dans cette voie. Il le convoqua donc; les Feuillants s'y opposèrent en affirmant qu'en vertu des bulles et des décrets qui régissaient ces ma- tières , ils étaient entièrement soustraits à la ju- ridiction de leurs abbés commendataires.

Surpris d'une pareille prétention , notre abbé

nevouut connaître la valeur. Il consulta, sur ce

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point, les plus habiles avocats de Toulouse. Ils lui indiquèrent plusieurs moyens pour réduire les moines. Mais lui qui était venu, non pour vio- lenter, mais pour réformer, résolut, avant de recourir à de pareils moyens, d'épuiser toutes les ressources de la douceur, de la charité et de l'exemple.

Voulant donc marcher à leur tête en toutes choses, il se fit donner l'habit de novice , par le plus ancien religieux. La cérémonie eut lieu le lundi après l'octave de Pâques de l'année 1573. Immédiatement après, il se mit en retraite pen- dant quarante jours ; ces pieux exercices devaient se terminer la veille de la Pentecôte, par sa pro- fession solennelle.

Cette retraite fut ce qu'on devait attendre de pareilles dispositions ; elle se passa entièrement dans le silence, l'oraison, le jeûne et les larmes. Elle fut d'autant plus fervente qu'elle devait rem- placer pour lui, abbé commendataire, l'année de noviciat.

Le matin de sa profession, voulant rendre son vœu de pauvreté effectif, il fit à Toulouse, le 8 mai, à six heures du matin, son testament. Cette pièce, dont nous avons une copie exacte, est trop in- téressante pour que nous ne la reproduisions pas. La voici dans son style et son orthographe1 :

1. L'original do ce testament se trouve dans l'étude de Me Martel, avoué à Toulouse. Une copie ayant été gracieuse-

oO

« Testament de Jean de la Barrière , abbé de Feuillant :

« Comme ainsi soit qu'il ait plu à Dieu que Nos- tre Saint-Père le Pape et le Roy m'ayent donnez la charge de la Maison de Feuillant , Monastère de fondation comtale, basti à l'honneur de la très Sainte -Vierge, et pour illec estre suivi le saint évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par la vie, règle et sommaire interprétation de Monsieur Saint-Benoist en l'habit de Monsieur Saint-Bernard , et que par le conseil de certains hommes dévots, très-doctes et très-vertueux, et par les leçons des saints Livres de Théologie , et par la suasion continuelle de mon bon ange, et par l'amour que je sens que mon Dieu me porte en son fils mon Rédempteur, j'ay esté depuis longtemps en sainte approvation et admiration de la vraye vie monastique, et de la foys, en sui- vant de plus en plus le mesme chemin, entré en la considération de la charge à quoy il a plu à Dieu de m'appeler, et ici aye arresté les yeux sur le devoir à quoy ma conscience est obligée , et finalement me sois délibéré de prendre l'habit de Monsieur Saint Bernard aujourd'hui ou demain et le plustôt qu'il plaira à Dieu m'en faire la grâce , suivant le chemin par moy depuis long-

ment envoyée à M. Albouy, réminent curé de Saint-Sernin, ce dernier a bien voulu nous la transmettre.

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temps commencé, en la contemplation de cette vie, et voulant renoncer à tous biens ou honneurs de ce monde, pour ne désirer d'estre riche sinon du désir et moyen de servir à Dieu et aux hom- mes, comme tout ce dessus soit ainsy, aujour- d'huy huitiesme jour du mois de may 1573 , Je Jean de la Barrière, soussigné, natif de Saint- Céré, quitte, donne et lègue, cède, fais cession et transport à Léonarde d'Amadon, ma mère, et à François de la Barrière, mon frère aisné, tous et chacuns des biens et droits que j'ay, ny que je pourrais avoir jamais en ce monde, si je ne mour- rois point, par le veu que j'ay fait à Dieu de cette mienne vie, et toutes que j'ay ny aurois jamais , si je ne me goutois de cet estât séculier, que j'ay promis à mon Dieu de laisser, je le donne et cède dores et desja par cette disposition mienne à Léo- narde d'Amadon, ma mère, et François de la Barrière, mon frère aisné, moy estant en bonne disposition de mon corps et en meilleure de mon âme, et je prie tous ceux qui verront cette cy, de vouloir croire qu'elle est ma dernière, expresse, libre et légitime volonté. Cette mienne disposi- tion est escripte et signée de ma propre main et de mon seing manuel, je l'ay déclaré et levé a messire Mathurin Verniol, prestre, mon bon pa- rent et amy, et à Pierre Bagon, mon bon et fidel domestique, soussignez.

« Fait à Thoulouseaumesme jour des dits moys

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et an que dessus, à six heures du matin. J. de la Barrière, M. Verniol, prestre, P. Bagon.

« Ainsi signées et advenu le lendemain neu- ûème jour des dits moys et an , régnant très- chrestien prince Charles, par la grâce de Dieu roy de France, dans l'abbaye Nostre Dame deux Lues diocèse et Sen. deThoulouse, à moy notaire royal soussigné par le dernier. »

Débarrassé de toute attache à la terre , notre fervent novice repartit rapidement pour son ab- baye. Après quelques heures de repos, ayant pris avec lui les deux plus anciens religieux et les deux prêtres qu'il avait amenés de Saint-Céré , il se rendit à l'abbaye d'Eaunes1, pour demander hum- blement à son abbé de recevoir sa profession.

Cette abbaye, voisine de celle des Feuillauts, fort ancienne aussi et du même ordre, avait pour abbé Mathurin de Savonières, de l'illustre mai- son de la Trémouille, et depuis évêque de Bayeux. Quoique commendataire, il était le seul dans la

I. Eaunes, abbaye de l'Ordre de Cîteaux, fut fondée à peu près à la même époque que celle des Feuillants, vers 1150. par les libéralités des seigneurs de Montaut, et sous la protection de Bernard IV, comte de Comminges.

Cette abbaye, comme celle des Feuillants, était dédiée à la très sainte Vierge. Située dans un vallon agréable, sur la rive droite de la Garonne, à 5 kilomètres et demi de Muret, elle se trouvait dans le diocèse de Toulouse; quarante-deux abbés la gouvernèrent de 1159 à 1790. L'église paroissiale actuelle était l'église du monastère.

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province qui pût vêtir des novices et recevoir leur profession. Il avait reçu cette délégation de l'abbé de Cîteaux, parce qu'il n'y avait point d'abbé régulier de l'ordre dans le pays. Il devait seulement, pour cette cérémonie, revêtir l'habit de Bernardin, et le quitter immédiatement après. « Cet abbé s'épouvanta de la proposition de M. de la Barrière et, par une compassion toute séculière, il n'oublia rien pour lui ôter cette pen- sée. Il lui dit qu'il y avait plus que de la folie à un jeune gentilhomme de son mérite de vouloir s'enfermer dans la caverne des Feuillants, avec des serpents et des scorpions; qu'il connaissait ses moines mieux que lui; que c'était de vieux démons, confirmés dans leur malice, et que s'il avait envie de servir l'Eglise, il pouvait se faire honneur dans le monde, avec le talent que Dieu lui avait donné pour la prédication 1. »

Ces observations énergiques, faites par un ec- clésiastique de mérite et d'expérience , devaient donner à réfléchir: et d'autant plus que le postu- lant hélas ! ne savait que trop combien elles étaient, pour ses religieux, d'une effrayante exac- titude. Mais il avait tout pesé devant Dieu ; il ne se faisait aucune illusion, et l'abbé des Feuillants, quoi qu'il advînt, était résolu à réformer son abbaye.

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 84.

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Aussi Mathurin de Savonières ne fut pas peu surpris de voir Jean de la Barrière persévérer dans son désir, malgré ses observations. Il reçut sa profession solennelle après les vêpres de la veille de la Pentecôte. Il fut si touché de sa piété et de son courage qu'il lui voua, dès cet instant, une tendre amitié et ne l'appela plus, à l'avenir, que son fils bien-aimê.

Les témoins de cette cérémonie constatèrent que le' généreux profès prononça ses vœux avec une ferveur extraordinaire et de très hauts sen- timents de ses engagements. Ces sentiments nous sont restés, dans un écrit latin, fragment de sa vie, que l'obéissance lui avait imposé, mais que l'humilité essaya de brûler la veille de sa mort. Dans ce fragment, heureusement sauvé, nous lisons : « Tandis que je prononçais mes vœux au pied de l'autel, je croyais promettre à Dieu, en présence de ses anges et de ses saints, que je prenais pour témoins de mon serment, d'obser- ver la règle de notre Père saint Benoît dans son sens propre et littéral, sans aucun adoucissement, et comme je savais déjà que plusieurs ordres re- ligieux lui avaient donné des explications diffé- rentes, je jurais toujours de suivre le sens le plus parfait, le plus austère et le plus ennemi de la chair et de l'amour-propre. Je savais que cette sainte règle était divisée, comme l'Evangile, en préceptes et en conseils;... que les préceptes for-

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maient proprement le corps de la règle et que les conseils en étaient l'âme; que les religieux qui se bornaient aux préceptes, n'en avaient proprement que le cadavre et n'étaient religieux qu'à demi. »

« Je promis donc de ne me départir jamais de la perfection des conseils et de les suivre autant que la mesure de ma grâce et ma fragilité me le pourraient permettre; parce que j'étais persuadé que la pratique des conseils de la règle, aussi bien que ceux de l'Evangile, font qu'on observe les préceptes avec plus de facilité, de consolation et de mérite '. »

Voilà ce que comprit et ce que jura le nouveau religieux; voilà ce qu'il pratiqua, et c'est dire beaucoup trop peu, à partir de ce moment jus- qu'à la fin de sa vie. C'était la perfection reli- gieuse dans toute sa sublimité. Aussi fut-il récom- pensé, sur l'heure, de grâces telles qu'elles se débordèrent sur son corps, inondèrent sa chair et le revêtirent de la force d'en Haut. En effet, non-seulement il fut guéri miraculeusement de ses attaques d'épilepsie, qui avaient grandement affaibli son cerveau , mais son corps faible et maladif, devint tout à coup si sain et si robuste, qu'il put supporter pendant vingt-six ans, sans affaiblissement, les pénitences effrayantes dont nous allons bientôt parler.

■1. Ms. de la Bibliothèque nationale, pp. 85_, 86.

- m

Quand il eut fait sa profession, il vint demander à Mer de Lancrau, évêque de Lombez, de vouloir l'admettre à la prêtrise. C'est à lui qu'il avait de- mandé antérieurement les ordres sacrés. Revêtu de la grâce du sacerdoce, entièrement consacré à Dieu, il rentra à son abbaye. On sent qu'il va maintenant mettre la main à l'œuvre.

CHAPITRE V

En rentrant aux Feuillants, l'abbé entreprend la reforme. Pour frapper et toucher ses religieux, il se dépouille des marques de sa dignité: embrasse la pauvreté la plus ab- solue: observe la règle dans sa perfection: se livre à des austérités inouïes, à une oraison presque continuelle, et reprend ses moines dans de nombreux chapitres.

Deux pensées absorbèrent notre fervent abbé en rentrant aux Feuillants : sa propre sanctifi- cation et celle de ses religieux. Pour atteindre ce double but, il lui sembla qu'il devait prendre, dans la communauté, la place de Notre-Seigneur Jésus- Christ, et reproduire, en tout et constamment, son inépuisable bonté et sa sainteté. La réforme ne lui parut donc possible qu'à la condition d'employer V exemple, la pénitence, l'oraison et l'exhortation.

11 entendit l'exemple de cette sorte qu'il n'exi- gerait rien de ses religieux qu'il n'en eût fait l'expérience lui-même; et pour les exciter plus efficacement, il résolut de leur en demander tou- jours beaucoup moins, qu'ils ne lui en verraient faire.

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Pour frapper des esprits imbus d'une vanité mondaine, il se défit de toutes les marques exté- rieures de sa dignité. Il paya largement les domes- tiques qu'il avait menés avec lui et les congédia. Il ne voulut plus ni cuisiniers, ni table paticulière; il se réduisit à la nouriture de ses religieux. Il quitta les habis de soie, ordinaires aux abbés ré- guliers de ce temps-là, et n'en porta plus que de serge.

Quant à la règle, comme il l'avait promis, il l'observa dans sa plus rigoureuse interprétation. Ainsi, il renonça absolument à l'usage du vin et de la viande, et se mit à jeûner au pain et à l'eau, avec quelques herbes crues. Poussant la pénitence jusqu'à ses dernières limites, il alla même jus- qu'à se priver de pain et à ne manger, pendant trois étés, qu'une poignée de fleurs de genêt, qu'il allait cueillir lui-même dans les bois, et qu'il pre- nait seulement après les vêpres; et quand la sai- son de ces fleurs était passée, il se nourissait de feuilles de rosiers. Il avoua plus tard, cependant, à un de ses religieux, qu'une pareille vie n'aurait pu durer longtemps sans miracle, ou de graves incommodités pour la santé.

Son bien modeste habit de serge, lui parut en- core trop beau ; il ne porta plus qu'une simple tunique de grosse bure et se réduisit à marcher constamment pieds nus et tête nue.

Cette rigueur de vie, il la garda non seulement

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dans l'intérieur de son couvent, mais encore au dehors et vis-â-vis de sa famille. Il refusa cons- tamment à sa mère, qu'il aimait tant, d'assister aux noces de son frère aîné, François, ne cessant de lui dire que, sans manquer à sa profession, il ne pouvait être parmi la joie et les festins qui ac- compagnent toujours cette cérémonie. Nous verrons plus tard que lorsqu'il était forcé d'accepter une invitation, il s'arrangeait de manière à laisser croire qu'il mangeait de tout, alors qu'en réalité il ne touchait qu'à quelques fruits, ou à des sa- lades.

Ses veilles et ses mortifications corporelles furent en rapport avec de pareils jeûnes et une si étonnante sobriété. Il passait souvent des nuits entières au pied de l'autel; et lorsqu'il ne pou- vait plus surmonter le sommeil qui l'accablait, il prenait quelque repos sur le pavé de l'église Une pareille couche ne pouvait permettre un long sommeil ; et cependant il ne le laissait pas finir naturellement. Il usait d'un réveil que personne n'avait eu la pensée d'utiliser; il s'attachait à la main une bougie allumée de la durée d'une heure ; après ce temps la bougie, en se consumant, lui brûlait la main et le révaillait en sursaut.

L'héroïque pénitent ne s'arrêta pas là. Dans la pensée de conjurer le juste courroux de Dieu et de toucher ses frères égarés, il se tourna avec une sainte fureur contre son propre corps. 11

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s'arma de haires, de cilices, de chaînes et de poin- tes de fer. Il se donna fréquemment la discipline, qui était toujours longue et sanglante. Il la pre- nait quelquefois avec des orties, des épines ou des chardons. D'autres fois, dans ses élans extraordi- naires, il se servait du premier objet venu, pourvu qu'il le déchirât bien. On le vit au plus fort de l'hiver, se jeter dans le ruisseau qui passe dans l'enclos de l'abbaye.

On peut présumer quelle était l'oraison d'un pareil pénitent. Il la rendit vraiment continuelle. Il y consacrait, pendant le jour, tout le temps laissé libre par les affaires et les exercices de la communauté ; pendant la nuit, il ne lui enlevait qu'une heure, comme nous venons de le voir, et le lieu de ses communications avec Dieu, de ses supplications et de ses gémissements, étaient tour à tour l'église , la cellule et les bois qu'il faisait retentir souvent de ses sanglots.

Il voulut encore toucher le cœur de Dieu par l'aumône et l'hospitalité. Cette aumône et cette hospitalité, gloire et bonheur des saints monas- tères, depuis longtemps hélas î n'étaient plus pra- tiqués aux Feuillants. Le pieux et charitable su- périeur voulut que l'abbaye, qui portait depuis son origine, le beau titre de Notre-Dame de Cha- rité, le justifiât vis-à-vis de tous.

Pour cela il s'entendit avec l'économe, qu'il avait choisi, pour consacrer absolument aux

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voyageurs, aux pèlerins, et aux pauvres du pays, les revenus assignés aux abbés eommendataires et tout ce qui n'était pas nécessaire à l'entretien des religieux. Il veilla si bien, il disposa si bien toutes choses, que sans faire souffrir personne, ni déranger l'administration du monastère, il put recevoir tous ceux qui venaient frapper à sa porte et nourrir une quantité prodigieuse de malheu- reux; car le pays, ravagé par l'hérésie, parla guerre de la Ligue et peu fertille d'ailleurs, était réduit à la dernière misère.

On vit alors, de nouveau, comme aux saints jours de la Charité , des multitudes épuisées par la faim, atteintes par les calamités du temps, tourner leurs regards vers le vallon béni des Feuillants, y descendre avec confiance, et venir vers celui qui compatissait à toutes les douleurs, et qui savait les soulager.

Mais le fervent abbé, nous l'avons déjà vu, poursuivait en tout un autre projet, la sanctifi- cation de ses moines.

Aux exemples que nous venons d'admirer, il résolut de joindre l'exhortation. Il réunit fré- quemment ses religieux en chapitre pour leur parler de leurs devoirs. Il y mit une véritable ardeur de zèle et un grand talent de parole. Nous ne pouvons malheureusement donner que de cour- tes analyses, les seules que l'on ait conservées.

Il leur disait : que si, selon saint Bernard, une

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raillerie n'est qu'une imperfection dans la bou- che d'un séculier, mais un blasphème dans celle d'un prêtre et d'un religieux, quelle idée pou- vaient-ils avoir, eux, prêtres et religieux, de ces jeux, de ces excès de bouche et de ces autres dé- sordres honteux dont ils se faisaient gloire? Que les crimes sur un théâtre, dans un cabaret, dans un lieu infâme, sont des crimes; mais qu'ils ne surprennent pas, parce qu'ils y sont comme dans leur lieu naturel ; tandis que, si on les commet- tait dans l'église, sur l'autel, ce seraient ces lieux sacrés qui les rendraient abominables aux scélé- rats eux-mêmes.

Ils devaient penser qu'ils étaient non-seule- ment, comme le reste des chrétiens, les temples du Dieu vivant, mais encore la partie la plus sacrée de ce temple; qu'ils en étaient l'autel consacré par leur profession, reconsacrê \>&v leur sacerdoce, et si souvent arrosée du sang du Fils de Dieu, qu'ils immolaient à la Messe.

Que Dieu ne les avait choisis et séparés du monde que pour habiter en eux, comme do,ns son sanctuaire, et y être continuellement adoré dans le silence et le recueillement de la contempla- tion. Quelle devait donc être sa douleur et sa co- lère de ne trouver que des abominations dans son sanctuaire !

Que le monde soit méchant, on n'en est pas plus surpris que de voir des ronces produire des

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épines ; mais voir les péchés du monde dans le cloître, qui est le lieu naturel de l'innocence et de la sainteté, c'est l'abomination de la désolation dans le saint des saints.

Il ne fallait plus s'étonner des affreuses calami- tés qui ravageaient l'Eglise; c'étaient les crimes des prêtres et des religieux qui avaient, pour ainsi dire, forcé Dieu à être cruel et impitoyable.

On ne pourrait point espérer de confondre les hérétiques, tandis que le libertinage des moines et des prêtres leur fourniraient un argument spécieux pour séduire les peuples, dont la foi n'est presque appuyée que sur le bon exemple des personnes consacrées à Dieu.

Que, pour ce motif, on ne pouvait plus comp- ter sur la réforme de l'Eglise , parce qu'on ne persuadera jamais à des séculiers qu'ils doivent être plus réglés que des religieux. A leurs yeux, ils sont l'Evangile vivant. De telle sorte que le siècle s'élève ou s'abaisse, selon la vertu ou le relâchement des personnes consacrées à Dieu.

C'est pourquoi le Saint-Esprit avait toujours inspiré aux Pères des Conciles de commencer la réforme de l'Eglise par celle des religieux et des ecclésiastiques.

Si les reproches d'un homme comme lui leur paraissaient si fâcheux, dans le secret d'un cha- pitre, que serait-ce de ceux que Jésus-Christ leur ferait dans sa colère?

Ci

C'était pour les garantir des effroyables mal- heurs qui les attendaient, qu'il avait résolu de les reprendre de leurs désordres par le châtiment, quelque haine qu'ils en dussent concevoir, si les paroles devenaient inutiles.

11 n'ignorait pas le secret de devenir un supé- rieur fort gracieux; il n'avait qu'à les laisser vi- vre à leur mode ; mais s'il était assez lâche de les laisser se damner, pour ne pas leur déplaire, Dieu ne lui servirait pas d'autres démons qu'eux en enfer, pour l'y tourmenter.

Il s'apercevait bien que la vérité et la liberté de ses répréhensions les faisaient rougir de dépit et non pas de confusion; mais qu'ils ne méritaient plus de ménagement, et qu'ils n'avaient plus qu'à choisir, ou d'un père charitable, ou d'un supé- rieur inflexible. Et à'ia fin, laissant déborder son cœur, il s'écriait : Je serai, si vous le méritez , le plus tendre des pères et, unis par les liens de la charité, nous goûterons comhien il est doux dépor- ter ensemble le joug de Jésus- Christ.

Nous apprenons, par une lettre écrite à son frère François, à la date du 10 novembre 1573, que le jeune réformateur ne put résister à tant d'émotions et à de si prodigieuses austérités. Il tomba assez sérieusement malade avant cette date. Cette lettre, qui renferme des détails char- mants sur les premiers mois de son séjour, laisse à peine percer les graves préoccupations qui l'ab-

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sortaient et la tristesse qui dévorait son âme. Nous y lisons :

« Monsieur mon frère... je n'ai pas été seul ma- lade. Vabres y entra comme je commençais d'en sortir, et M. Aymar le suivit deux ou trois jours après. Vabres y demeura quinze jours ou trois semaines; M. Aymar y est encore , mais, grâces à Dieu, il n'a rien plus à présent que débilitation et faiblesse de ses jambes, qui ne le peuvent pour ter.

« Vous m'avez écrit deux fois de ce que je fis en ma maladie. Je ne vous y ferai pour astheure réponse, sinon que ces deux lettres furent écrites en la colère que vous aviez prinse sur déposition de deux témoins. Car, quant à M. le conseiller Maynard, il est quelquefois sujet à des appréhen- sions trop vistes, et touchant à M. Battut, vous savez que c'est mouseu Peyré de las mesourguas. »

« De nos affaires, on y met tout l'ordre qu'on peut; maisje sens bien que j'ai ben besoin d'usage et d'expérience , et n'eusse jamais cru que le gou- vernement d'une famille allât avec tant de sou- cis... J'ai un gouvernement plus difficulteux que je ne pouvais avoir pensé, et ne suis paç je devais espérer que je serais. Mais, pour cela, ni pour le centuple de cela, je n'ai point faute du cœur que Dieu m'a donné, et suis plutôt aise d'avoir cette grande occasion de m' exercer et pra-

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tiquer en plusieurs bonnes vertus. Je suis bien aise de la santé de toute notre maison, et prie Dieu de me donner la prière que je lui fais tous les jours : qu'il lui velie être patron et conservateur. »

« Or, il faut maintenant que je mette fin à cette si longue lettre par une bien triste nouvelle. Je le ferai à mon grand regret... toutes effois la vo- lonté de Dieu doit être toujours par dessus en toutes nos joies, et tous nos déplaisirs et regrets, M. le secrétaire de Vabres, votre cousin et le mien, est allé à Dieu... Voilà comment il va de nous. Après avoir échappé, je ne sais comment, à tous les grands dangers du monde, nous mou- rons là nous pensions avoir tous moyens de vivre en sûreté et en repos. Tant plus je pense à cette vie, tant plus je me plais en l'opinion que j'en ai. Dieu velie nous faire la grâce de la bien terminer...

« Votre très humble et obéissant frère, « De la Barrière.

« Ce 10 novembre 1573, de Feulians. »

CHAPITRE VI

Les religieux, ne pouvant arrêter les projets de réforme de Jean de la Barrière, cherchent, par deux fois, à se débar- rasser de lui. Attaque de l'abbaye par Sabathei, à la tête de plusieurs brigands ; de leur côté, les nobles du pays et les tributaires de l'abbaye se révoltent contre lui. Forcé de s'éloigner, l'abbé se retire pendant six mois à Toulouse. Lettres à sa famille.

Notre sujet nous amène à la partie la plus pé- nible de notre tâche; nous allons révéler les hor- reurs de la perversité humaine. La répugnance naturelle à tout honnête homme, en face du crime, devient encore plus grande dans celui qui est honoré du sacerdoce et qui doit , en*vertu des droits sacrés de la vérité, raconter les faiblesses et les ignominies de quelques-uns de ses frères. La distance des temps affaiblit à peine cette tris- tesse; il faut la surmonter pourtant : les lois de l'histoire et son utilité sont à ce prix.

Mathurin de Savonières , l'abbé d'Eaunes, avait bien jugé les moines des Feuillants. Il les avait appelés douze mauvais esprits, confirmés dans leur malice. Ce qui suit, hélas! ne va que trop le démontrer.

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Rien ne put toucher ces malheureux; ni les exemples, ni la charité, ni les exhortations en- flammées de leur digne abbé. Nouveaux phari- siens, ils en vinrent à ce point de haine pour la vérité et pour celui qui la leur prêchait , qu'ils résolurent de se débarrasser de lui, à tout prix, et par tous les moyens.

Le poison leur parut le plus sûr et le moins compromettant. Ils en déposèrent dans l'eau que devait boire leur supérieur. Dieu, qui veillait sur ses jours, permit que le cuisinier, s'apercevant de l'altération de l'eau, conçût de graves soup- çons, et les communiquât sur-le-champ à Jean de la Barrière , qui ne douta pas un instant du crime. Il convoqua immédiatement ses religieux en chapitre , et leur reprocha ouvertement leur forfait.

Confondus par l'évidence, humiliés, non de ce qu'ils avaient fait, mais du châtiment qu'ils avaient mérité, ils affectèrent du repentir et sollicitèrent leur pardon.

Leur charitable père, croyant à la sincérité de leurs sentiments, ne demanda pas mieux que de le leur accorder. Il pleura, les embrassa, et ne voulut plus voir en eux que des fils coupables ; mais purifiés par le repentir. Il se contenta de chasser le chef avoué du complot; il espéra, quant aux autres, que la honte d'une faute si grave serait le commencement de leur conver-

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sion. Profitant de ces bonnes apparences, il vou- lut interdire ce qu'il y avait de plus criant dans leur conduite : comme de sortir la nuit, de quitter l'habit religieux pour en prendre un séculier, de jouer et de chasser.

Le prudent abbé ne crut pas, pour le moment, devoir exiger davantage. Et cependant ses défen- ses furent très mal accueillies. Atteints dans la liberté de leurs plus chères passions, ces indignes personnages résolurent de briser ces entraves. Un peu désorganisés par l'expulsion de leur chef, ils travaillèrent à le faire rentrer. Dom Germain, doué de tous les vices et capable de toutes les scélératesses, accepta avec empressement les ou- vertures qu'on lui faisait. Il vint hypocritement se jeter aux pieds de l'abbé; celui-ci, toujours bon et généreux , le reçut avec une affection ca- pable d'émouvoir un démon. Et pour fermer la porte à tout souvenir fâcheux, pour gagner, par un acte héroïque, et celui qui rentrait et ceux qui étaient restés , il le nomma son prieur.

Cette conduite, dans un tout autre lieu, aurait fait subitement cle tous ces conspirateurs des amis et des enfants d'un amour sans bornes. Car enfin. la magnanimité a la puissance de subjuguer le cœur humain, de l'élever, de le purifier en quel- que sorte, et de le dilater souverainement dans la tendresse et la reconnaissance. Ici, réalisant cette parole : que la corruption de ce qu'il y a de

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meilleur, est la pire de toutes, l'indigne prieur et ses indignes collègues continuèrent à conspirer.

Les serviteurs du Père abbé, devant ce qui venait de se passer, devinrent méfiants et veillè- rent attentivement. Mais que ne peut point une communauté perverse contre un seul homme , qui s'obstine k ne prendre aucune précaution? Cette fois le poison fut jeté dans les herbes cuites qu'on allait servir devant le Père. On se rendait au réfectoire. Un des conspirateurs, déchiré par les remords, s'approche rapidement de lui et le prévient. Quand les religieux sont entrés, il donne l'ordre, avant de toucher à rien, de se rendre au chapitre. Là, malgré l'énergie de son caractère, et sa grande piété , devant ce nouveau crime , il ne put contenir ses larmes. Il fut assez grand pour pardonner encore, et se contenta de déposer le nouveau Judas, qu'il avait élevé à la dignité de prieur.

Nos mauvais moines voyant qu'ils ne parvien- draient pas à se défaire de leur abbé, changèrent leur plan et résolurent de le faire assassiner par des étrangers. Ils n'avaient, sur ce point, que l'embarras du choix, car, les légères réformes qu'il avait introduites, l'ordre surtout qu'il avait mis dans la gestion des revenus , les droits de l'abbaye qu'il ne cessait de défendre ou de reven- diquer, avaient irrité au dernier point les gen- tilshommes du pays.

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De plus, les familles qui avaient envoyé leurs cadets au couvent, avaient entendu, en les éta- blissant dans un gros bénéfice, y trouver leur propre avantage. C'est pourquoi elles en étaient venues à cette prétention, de regarder les reve- nus de l'abbaye comme les leurs , et quand leurs parents, religieux, ne venaient pas partager leurs fêtes et leurs plaisirs, elles ne manquaient pas d'aller elles-mêmes- chercher des fêtes et des plaisirs dans le cloître.

Ceux qui, par la ruse ou la violence, s'étaient approprié certains domaines du couvent, connais- sant la justice et la fermeté du nouvel abbé, ne pouvaient que lui être hostiles. C'est pourquoi, les uns et les autres étaient ses ennemis jurés, et comme ils ne connaissaient guère, en ce malheu- reux temps, que leurs intérêts et leurs passions, ils étaient résolus à tout entreprendre pour se débarrasser de lui.

Or, parmi les chevaliers de la violence et de l'assassinat, se trouvait un triste gentilhomme , nommé Sabathei, vrai colosse, nature méchante, prenant la cruauté pour du courage, et mettant sa gloire à se faire craindre par ses crimes. Souillé de sang, il était, en effet, la terreur du pays.

Il ne fut pas difficile de s'entendre avec un pareil homme. Une somme fut offerte et accep- tée. Il fut convenu que tel jour, à onze heures

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du soir, Sabathei, avec sept compagnons, se trou- verait à la porte du couvent.

Au jour et à l'heure fixés , Sabathei fut là. Les moines l'attendaient en armes ; on se dirige immédiatement vers la chambre de l'abbé. On frappe, personne ne répond; on frappe encore, rien ne bouge. De pareilles gens n'entendant pas prendre d'autres ménagements , enfoncent la porte, cherchent l'abbé, objet de leur rage; il n'y est pas. Rendus furieux par son absence , ils tournent leur rage vers le quartier des étran- gers où étaient des parents de l'abbé et ses fidèles domestiques. Au milieu de la confusion qui se produit, dès les premiers coups de feu, M. de Vabres, put s'échapper et arriver à l'église, pour sonner le tocsin. Les bandits, effrayés, s'y préci- pitent et percent le malheureux jeune homme de plusieurs coups d'épée. Mais l'alarme est donnée, on arrive de tous côtés. Devant les habitants de Labastide , qui vont les cerner, les assassins s'échappent au plus vite.

Jean de la Barrière apprit à Toulouse, le jour même, la nouvelle de cet attentat. 11 était parti la veille, sans prévenir personne, pour une affaire pressante, et au fond de peu d'importance. Il est difficile de ne pas voir une disposition spéciale de cette Providence qui veillait sur lui. Il rentra sans retard et fit informer le juge et les officiers du lieu. Sûr d'avoir maintenant entre ses mains

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la vie des assassins et celle de ses moines, sa cha- rité s'arrêta là. Il espéra tenir les uns dans l'obéissance, et les autres dans la crainte.

Son espérance ne se réalisa pas. Le fameux Sabathei, parti pour les Pyrénées, rentra bien- tôt et ayant demandé inutilement à Jean de la Bannière les informations dressées contre lui , il alla l'attendre dans un des bois qui entouraient l'abbaye, lui mit le pistolet sur la poitrine et le somma de lui faire une promesse , sinon il allait le tuer. Celui-ci, après une réponse évasive, entra tranquillement en conversation avec lui, eut le courage de lui reprocher l'horreur de sa vie , de l'effrayer par les jugements de Dieu, et parvenu près du couvent, se glissa vivement sous le co- losse et le contint pendant qu'on accourait à son secours. Livré à la justice, ce scélérat fut exécuté peu de temps après.

Un autre jour l'abbé, ayant quitté deux con- seillers de Toulouse, qui partaient pour la chasse, s'était mis à genoux sur la lisière du bois, don- nant du côté de la route, pour commencer ses prières. Tout à coup, un cavalier arrive à toute bride, se précipite sur lui le mousqueton bas, et lui demande s'il n'est pas l'abbé des Feuillants. C'est moi-même, répond-il tranquillement. A ces mots, le cheval est enlevé par une force in- visible et emporte le cavalier malgré lui. C'était un nommé Sobole qui s'était engagé à le tuer.

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Voici un dernier attentat la protection de Dieu fut encore plus visible. Se promenant un jour, tout élevé en Dieu, dans une allée du jardin, Jean de la Barrière reçut du chemin un coup de feu à bout portant La balle s'amortit sur ses habits et vint glisser à ses pieds.

Tous ces faits avaient produit, dans le pays, une grande émotion. L'opinion publique, habile- ment travaillée par les parents des moines et la nombreuse et puissante famille des Sabathei , se tourna bientôt si violemment contre le géné- reux abbé, qu'il n'y eut plus de sûreté pour lui, ni à l'abbaye, ni dans les environs. Résister â l'orage était impossible. Après avoir consulté Dieu, il résolut de se retirer, pour quelque temps, à Toulouse.

Ses amis et ses admirateurs se préoccupèrent, pendant les six mois qu'il y passa, de sa nouvelle situation. Ils se permirent, avec les intentions les plus pures, de lui communiquer leurs réflexions. Quelques-uns lui firent observer que sa tentative de réformer son abbaye était désormais inutile. Qu'avait-il obtenu, après tant d'exhortations, d'exemples et de générosité ? S'obstiner , ne se- rait-ce pas aller contre la Providence? Ne valait- il pas mieux employer son zèle d'apôtre et ses talents merveilleux pour la prédication , à con- vertir des peuples, qu'à s'épuiser, sans fruit, dans l'obscurité d'un cloître et devant douze réprouvés?

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D'autres lui conseillaient de rentrer à Paris, un évêché ne tarderait pas à lui être offert; ainsi, en peu de jours, dans l'état était la France, il ferait plus de bien que toute sa vie dans son couvent.

S'il persévérait dans ses pensées de réforme, il pourrait plus aisément les réaliser dans l'abbaye de Roncevaux, qu'on lui fit offrir, et qui était de la même famille religieuse. Enfin , s'il avait du goût pour la magistrature, il n'avait qu'à accep- ter une place de conseiller-clerc au Parlement, qu'on tenait à sa disposition. Là, lui disait-on, il pourrait être le père des pauvres et le soutien de la veuve et de V orphelin.

Il est fort probable que ces conseils, dictés par l'amitié et la raison, durent faire quelque im- pression sur notre abbé. Mais, avant de se déter- miner, il consulta Dieu et s'appliqua à mériter ses lumières par un redoublement de supplica- tions et d'austérités; il soumit encore humble- ment son cas à de savants et saints religieux.

Ceux-ci lui dirent unanimement qu'il y avait un des pièges les plus dangereux de l'enfer. Devinant que la réforme, qu'il méditait, allait opérer le plus grand bien dans l'Eglise, Satan voulait l'empêcher à tout prix. Après avoir em- ployé les moyens violents, il se servait mainte- nant de l'apparence d'un plus grand bien; ces efforts accumulés, ces obstacles imprévus, étaient

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permis de Dieu pour enraciner ses saints projets ; les difficultés, dans l'ordre de la Providence, étaient la condition du succès; plus une œuvre était éprouvée, plus elle était bénie, et le plus haut point d'une épreuve est habituellement le signe d'une prochaine réussite. Il devait donc, plus que jamais , persévérer et avoir con- fiance.

Deux lettres écrites à cette époque, l'une à son frère Raymond, l'autre à sa mère, nous prouvent que de si grandes préoccupations ne lui enle- vaient ni le calme de l'esprit, ni la tendresse du cœur. Il écrivait des Feuillants, avant son départ pour Toulouse, à son cher Raymond, après la mort de leur frère aîné :

« Monsieur mon frère, je suis bien aise des bon- nes nouvelles que j'ai entendues de vous par Bagon, et que vous ayez tous les jours le cœur aux affaires, que feu notre frère a laissées, à quoi je sais bien que ma mère vous adresse. Et crois aussi que vous faites votre devoir de lui obéir et de prendre plaisir à ses commandements et con- seils, desquels vous ne vous pourrez jamais trou- ver que bien. Et espère que par le moyen d'iceux vous aurez moyen de quoi vous contenter, et fe- rez en chemin bien ouvert de quoi vous accom- moder. Mais aussi par le contraire, vous ne pou- vez éviter une extrême confusion en vos affaires,

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et un désordre si grand que vous ne le pourrez jamais remettre.

« Et pour ce je vous recommande les conseils et commandements de madone notre mère, comme la chose à quoi vous êtes obligé par les lois de Dieu et de la nature et pour votre très grand profit.

« Bagon m'a dit que vous aviez envie de venir par deçà. Vous y serez le très bien venu, comme le seul frère qu'il a plu à Dieu me laisser. J'ai été quelque peu malade de certaines fièvres qtwtidia- nes, mais astheure je suis bien remis, grâces à Dieu, auquel je prie, Monsieur mon frère, qu'il vous donne santé, longue vie, me recommandant de bien bon cœur à vos bonnes grâces.

« De Feulians, ce 1574.

«Votre très humble et très affectionné frère,

« De la Barrière. »

De Toulouse, il écrivait à sa mère :

« Madone ma mère, vous aurez entendu am- plement de mes nouvelles par Maraussac. Ceste- ci vous peut assurer encore que je suis en bonne santé j'étais quand il partit de cette ville, priant toujours Dieu qu'il lui plaise vous aider par ses saintes consolations et confortations, es- pérant vous voir bientôt après qu'il aura plu à Dieu nous donner quelque paix, si les affaires que

j'ai par deçà bien grands ne sont si nécessaires et urgents que je ne puisse faire qu'ils ne m'en gardent.

« Dieu velie, au milieu de tant d'adversités qu'il nous donne, être lui au moins toujours avec nous, auquel je prie, madone ma mère, qu'il vous donne...

« De Tholose, ce 13 décembre 1574.

« Votre très-humble et très-obéissant fils à jamais,

« De la Barrière. »

Les conseils donnés plus haut confirmèrent notre abbé dans le dessein qui ne l'avait jamais abandonné. Aussitôt que la prudence le lui per- mit, il se hâta de rentrer aux Feuillants. De part et d'autre on crut à des dispositions meilleures. Lui, comptant sur la grâce et le temps, espéra enfin que les religieux se laisseraient réformer; il les trouva aussi furieux et aussi indisciplinés que jamais. Eux, pensant que tant de résistance et l'obligation de s'éloigner l'avaient rendu plus modéré et plus humain, furent dans la stupeur en s'apercevant qu'il était plus ferme que jamais et qu'il rapportait tous ses desseins de réforme. Cette grâce devait lui être accordée ; mais il devait préa- lablement l'acheter par la plus redoutable des épreuves.

CHAPITRE VII

Jean de la Barrière est soumis pendant deux ans à des épreuves intérieures. Il tombe dangereusement malade après ce temps. Revenu à la santé, il pense sérieusement à se retirer dans les déserts. Il consulte son ancien et illustre maître, Arnaud d'Ossat. Belle lettre de ce dernier. Vers cette époque, il entre aussi en relations avec saint Charles Borromée, archevêque de Milan.

Cette épreuve, redoutable entre toutes, est ap- pelée par les maîtres de la vie spirituellle : l'épreuve intérieure. C'est celle qui se raprroche le plus de l'agonie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous savons que ces moments, les ténèbres envahirent rame de la divine Victime, le ciel se ferma si durement sur le Sauveur, toutes les iniquités, les perversités et les ingratitudes hu- maines se dressèrent devant lui, furent les plus durs de sa douloureuse passion et qu'il s'écria, dans les angoisses et les terreurs de l'agonie : Mon Père, s'il se peut, que ce calice s'éloigne de moi 1 .

I. Saint Matthieu, xxvi, 39.

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Or, Jean de la Barrière connut ce calice et le but pendant deux ans.

Jusque là, Dieu l'avait soutenu visiblement et lui avait fait sentir sensiblement sa présence. A ses oraisons continuelles, à ses pénitences effrayantes, il avait répondu par ce bonheur surnaturel qu'en- tretient si bien et que développe le sacrifice. Dé- barassé en quelque sorte d'une chair qu'il cruci- fiait sans cesse, il s'élevait graduellement, par une charité plus ardente, vers la vie des anges, et sa seule passion était d'établir en lui et autour de lui, le règne de Jésus-Christ.

Que fallait-il donc à un pareil cœur? Dieu et Dieu seul. Et que pourra-t-il devenir quand il ne le sentira plus? quand il sera plongé dans d'épais- ses ténèbres, dévoré de remords, et qu'il se croira dans l'état de la haine vis-à-vis de lui ? Qui pourra peindre une pareille souffrance? Mais laissons parler des mémoires intimes, écrits sur ses con- fidences, par un de ses enfants; ils expriment bien cet état :

« Quelle fut donc sa surprise et sa douleur de voir tout à coup le paradis se fermer, et l'enfer s'ouvrir pour lui; de sentir ses passions déchaî- nées, comme des lions qu'une longue prison a rendus plus furieux; de respirer le péché par tou- tes ses puissances et ses sens; de n'être qu'impa- tience, que colère, qu'envie, que tristesse, qu'in- tempérance et qu'impureté.

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« Ce n'est pas que la puissance de Dieu... n'arrê- tât toutes ces passions à l'entrée de ce sanctuaire. . . mais dans les ténèbres épaisses, qui envelop- paient l'esprit de notre abbé, il ne pouvait plus distinguer les degrés de sa volonté... et ce doute de péché était pour lui un tourment, qui n'est connu que de ceux qui aiment Dieu et haïssent le péché autant qu'il le faisait.

« Si pour trouver quelque consolation, il jetait les yeux sur sa vie passée, il n'y découvrait que de nouveaux sujets de trouble et d'affliction. Toutes ses bonnes œuvres, lui paraissaient des ordures, dont la pensée fait soulever le cœur; tout son zèle pour la réforme, un scandale et une violence; ses austérités, une grande indiscré- tion ; son oraison et ses communications divines, une illusion du démon.

« S'il tâchait de s'approcher de Dieu pour solli- citer sa miséricorde, ou il ne le trouvait pas, ou il le trouvait terrible, l'effrayant par ses juge- ments.

« S'il regardait les créatures qui l'environ- naient, il les voyait toutes soulevées contre lui; il se trouvait seul comme abandonné dans une vaste forêt , pendant une nuit horrible et une tempête effroyable, ne voyant que des spectres affreux, à la lueur des éclairs... 11 se voyait dans une so- litude, à l'extrémité du royaume, séparé du reste du monde, avec douze méchants moines qui le

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haïssaient autant que la piété, qui ne souhai- taient que sa mort, et ne s'appliquaient qu'à dé- courager son zèle. Il avait autant d'ennemis que de vassaux. D'Aussonville, le seul ami qui aurait pu lui donner quelque consolation, dans cet état, avait été tué par la seule raison qu'il l'aimait et en était aimé. De deux prêtres qu'il avait amenés de Saint-Céré et sur lesquels il avait conçu les premières espérances de sa réforme, l'un était mort avec le désir de la voir, et l'autre, épou- vanté des difficultés, l'avait abandonné.

« Ce n'est point cependant tout cela qui l'ef- frayait le plus, c'était la perte des âmes de ses moines... Sa conscience avait beau lui dire qu'il n'avait rien oublié de ce qu'il devait au salut de ces malheureux enfants, il n'en était pas plus en repos 1.

Brisé dans son âme, le malheureux abbé ne tarda pas à l'être dans son corps. Sa santé s'altéra à un tel point qu'il tomba dangereusement ma- lade et qu'il arriva aux portes du tombeau. Quand il fut revenu à un meilleur état, contre toute attente, les médecins prohibèrent rigoureusement toutes ces austérités qui, d'après eux, avaient failli le conduire à la mort. Le convalescent ac- céda à ces prescriptions, se promettant bien de se dédommager aussitôt qu'il le pourrait. Il avoua

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, pp. UG-129.

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à un religieux qui avait sa confiance, qu'il n'avait pas été fâché de pratiquer cet adoucissement dans l'intérêt de ses religieux, qui ne pouvaient plus dire que sa vie était inimitable. Mais ce qu'il perdit du côté des austérités du corps, il entendit le retrouver du côté de son âme. Il aspira à une solitude plus profonde; à des épanchements plus longs et plus fréquents avec notre Seigneur; il s'arrêta de nouveau et très sérieusement cette fois à la pensée de la vie solitaire.

Toutefois, avant de s'y déterminer, il consulta son illustre maître et fidèle ami, Arnaud d'Ossat, selon la promesse qu'il lui avait faite. Il lui écri- vit une première fois, lui rendant compte de toute sa vie et lui demandant son sentiment sur sa nouvelle inclination pour le désert. Cette pre- mière lettre s'égara. Il lui en écrivit une seconde. La réponse à cette dernière n'arriva que deux ans après. Quand il la reçut, le généreux aspirant à la Thébaïde avait modifié considérablement ses idées. Il fut heureux toutefois d'y trouver de forts arguments pour le confirmer dans son nou- veau dessein.

La lettre d'Arnaud d'Ossat est datée d'Aurillac, 30 avril 1577. Il était alors à l'abbaye de cette ville, auprès de Paul de Foix , abbé titulaire, et ambassadeur de France à Rome. Il remplissait auprès de lui l'emploi de secrétaire.

Au départ de son cher et sympathique élève,

M

d'Ossat , mieux à son aise , avait pu continuer ses fortes études et se produire plus aisément dans la société savante de la capitale. Le jeune avocat y révéla bientôt sa supériorité.

Paul de Foix, alors conseiller-clerc au Parle- ment, plus tard archevêque de Toulouse, se l'attacha et lui procura, en attendant mieux, la charge de conseiller au présidial de Melun. L'ayant pris avec lui, dans un de ses voyages en Italie, il put apprécier, lui, savant et lettré, sa science profonde et l'étonnante variété de ses connaissances.

Appelé à l'ambassade de Rome, l'archevêque de Toulouse lui fit donner le titre de secrétaire d'ambassade. Paul de Foix , ayant été obligé de quitter Rome pendant quelque temps, à cause d'une accusation d'hérésie, Arnaud d'Ossat y resta; et c'est alors qu'il y prit les ordres. Il était donc prêtre quand son cher de la Barrière lui écrivit. La lettre de ce dernier ne s'est point conservée ; mais à la longueur et à l'importance de la réponse, nous pouvons juger de sa valeur. Cette réponse est un véritable traité sur la ma- tière. D'Ossat s'y révèle tout entier, avec la supé- riorité et la solidité de son esprit. Nous ne pou- vons qu'en donner quelques extraits :

« Monsieur, « Votre lettre du 8 mars ne m'a été rendue que

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jusques au 14 de ce mois, en cette ville d'Auril- lac. J'ai trouvé plusieurs choses en votre lettre , desquelles je me sens grandement honoré et obligé envers vous. Mais ce qui plus m'y a plu est que je vois que vous commencez à vous ré- concilier aucunement avec les hommes , et ne les haïr tellement que vous n'incliniez déjà les vou- loir rendre meilleurs, plutôt qu'à les quitter du tout.

« Et le nom de saint Bernard, qui m'a été tou- jours saint et sacré , comme d'un des plus excel- lents docteurs que l'Église ait, me sera encore ci-après plus vénérable, pour vous avoir par ses écrits disposé à essayer plutôt bien aux hommes, qu'en les fuyant du tout vous faire mal à vous- même...

« Vous dites donc, Monsieur, pour votre rai- son , que le trouble d'esprit vient des mauvaises opinions. A quoi je réponds : qu'à la vérité, les mauvaises opinions ont une grande puissance pour troubler l'esprit , comme aussi , avoir l'âme remplie de bonnes persuasions est un grand fon- dement de la tranquilite de l'esprit... La douleur, la mélancolie, le chagrin, la crainte, la cupidité qui ne sont opinions, qui ne procèdent ordinaire- ment d'opinion, troubleraient l'esprit par les dé- serts , loin des hommes , autant et plus qu'es villes ou autres lieux fréquentés... Les maladies du corps aussi nous peuvent troubler, non seule-

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ment par la force et véhémence de la douleur, mais aussi en altérant les instruments de l'âme... et ces accidents viendraient plus aisément à celui qui se proposerait d'être seul, et ne se guérirait si aisément, ou mais, puisque la nature ne pour- rait être aidée d'aucune médecine...

« Bref, s'il y a quelque passion en nous, tout aussitôt que nous sommes en notre particulier seuls et non occupés d'ailleurs, cela se représente à nous, et nous fait faire mille discours fanati- ques, et nous travaille plus que quand nous étions en quelque bonne compagnie.

« Vous ajoutez puis après que les mauvaises opinions viennent des mauvais hommes.

« Je ne veux nier que les hommes méchants et fous ne soient cause de plusieurs opinions mau- vaises; mais à parler chrétiennement le diable en cause encore plus... Or, ce tentateur, ce père de mensonge et de fausseté, nous suggérera plus de mauvaises opinions, et nous traitera plus hardi- ment et plus à son avantage , si nous quittons les hommes du tout , que non pas si nous nous en tenons près. Je n'ai point souvenance d'avoir en- tendu que le diable ait tenté manifestement le moindre homme en bonne compagnie , mais au désert il a osé tenter Jésus- Christ... Vous savez ce que vous en avez prêché le premier dimanche de carême.

« Outre plus, notre âme même, qui a une fa-

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culte naturelle de discourir... Se trompe souvent en ses discours, affirmant en elle-même ce qu'il faudrait nier, et niant ce qu'il faudrait affirmer. . . et par tels moyens se forge d'elle-même plusieurs fausses et mauvaises opinions, sans les avoir jamais entendues d'ailleurs...

« Mais quand ainsi serait que les mauvaises opinions viennent seulement des hommes, encore ne faudrait-il pas pour cela s'éloigner de tous les hommes, et s'en aller par les montagnes et forêts mener une vie de bête sauvage. Les coups d'épée viennent des hommes; et toutefois si j'avais reçu un coup d'épée par un homme, je ne m'en irais pourtant par les montagnes et forêts, fuyant tous les hommes également, et regardant ma plaie mortelle à faute d'être pansée, ainsi m'en irais à quelque bon chirurgien ou l'enverrais quérir pour être pansée et guérie par son moyen...

« Et outre tout cela, Monsieur, je vous prie de considérer que si quelques mauvaises opinions viennent de quelques hommes, les remèdes de ces mauvaises opinions, et toutes les vraies et bon- nes opinions, viennent aussi des hommes, ou par le moyen des hommes...

« Tous les saints docteurs et autres, qui ont écrit les belles œuvres, en la lecture desquelles vous vous plaisez tant, étaient hommes. La piété même, la religion , la parole de Dieu, nous ont été donnés par le moyen des hommes. Et pour-

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tant, il est plus raisonnable d'aimer les hommes et demeurer en la société humaine, pour l'amour des gens de bien, que de haïr et quitter le genre humain et nous rendre bête en haine des méchants.

« Davantage, outre les préservatifs et remèdes que nous recevons de ceux qui sont plus entendus et avisés que nous, Dieu nous a donné du juge- ment et quelque connaissance à chacun en parti- culier, pour discerner le vrai du faux, et pour re- jeter la fausseté et embrasser la vérité... L'homme a sa volonté franche et libre, et est lui-même maître de ses actions , avec la grâce de Dieu , et ne fera aucun mal s'il ne lui plaît...

« Vous me connaissez. Je ne dois, ni ne veux faire l'habile, ni le saint avec vous. Je me recon- nais ignorant et faible devant Dieu, et aussi entre les hommes, comme un de la tourbe; mais je ne craindrai de vous dire à vous, qu'il y a bien peu de mauvaises opinions que je n'ai lues ou ouï- dire, et toutefois je n'en suis de rien pire pour cela, et n'en sens en moi aucune inquiétude d'es- prit, et ne voudrais céder à homme vivant d'être mieux persuadé de la vertu de Dieu et de toutes bonnes choses, ni d'être plus homme de bien que moi, ni d'avoir l'âme moins troublée et passion- née que j'ai. Et ne se peut dire que cette disposi- tion vienne d'être riche ou bien aisé et d'avoir mes commodités ; car je n'ai en ce monde aucun bien ni revenu, et n'ai jamais eu moyen de me

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nourrir et entretenir que de mon travail... et ne s'en pourrait trouver en ce royaume, ni ailleurs, un plus pauvre que moi; mais c'est trop parler de moi-même.

« Notre vie est sujette à mille infirmités es- quelles nous avons besoin de l'aide d'autrui... Si vous étiez tout seul par les déserts, vous n'auriez du pain à manger, ni aucune autre pâture accou- tumée et saine.

« Je vivrais de feuilles, comme j'ai fait quelque temps, me diriez-vous. Vous ne trouveriez des feuilles tout le long de l'an, et quand vous en trouveriez toujours, vous n'en pourriez toujours manger. Ce que vous avez fait, pour quelques mois, étant jeune et sain, vous ne le pourriez pourtant faire étant venu sur l'âge, ni à la moin- dre maladie qui vous viendrait, comme il serait nécessaire qu'il vous en vînt bientôt de très griè- ves et extrêmes. Quand on est malade à peine peut-on avaler les viandes les plus douces et li- quides; comment pourrait-on donc alors manger des feuilles? Et puis, quand vous seriez gisant par terre malade, et que ne pourriez vous lever, ni remuer, qui vous donnerait de ces feuilles?... Dieu me pourrait nourrir miraculeusement. Il est vrai qu'il le pourrait, s'il le voulait; mais nous ne savons s'il le voudrciit?... Voilà quant à la nourriture. Et des vêtements, quoi? Qui vous en ferait après que ceux que vous auriez sur vous

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seraient achevés d'user? Iriez-vous tout nu?... Vous vous en feriez, possible, vous-même. Et prendriez-vous la matière pour les faire? l'ai- guille et le filet pour les coudre? Vous iriez, possi- ble, combattre les ours, les lions et autres bêtes pour vous vêtir de leurs peaux? Et comment les atteindriez-vous? Mais elles vous déchireraient et vous mangeraient vous-même. Et serait une belle chose, que pour n'avoir pas pu converser avec vos semblables, vous vous fussiez fait man- ger aux bêtes sauvages.

« Les ermites du temps passé et ceux d'à pré- sent, pour ces considérations, encore qu'ils aient vécu seuls et à part, toutefois, ça été toujours assez près de quelque ville, pour y pouvoir aller quérir du pain et leurs autres nécessités, et pour pouvoir être visités et secourus quand besoin se- rait...

« Mais pour ce que vous ne vous souciez guère de la vie... vous alléguerai les études et lettres que vous aimez tant. Comment donc les continueriez- vous loin de tous les hommes? D'où prendriez- vous les livres, les plumes, l'encre, le papier, la chandelle et autres outils de sapience?... A qui aussi pourriez-vous faire part de vos belles et bonnes conceptions?

« Je passerai à une autre considération , tou- chant ce que vous vous devez aux autres, à tous lesquels vous feriez banqueroute de votre de-

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voir... Vous avez les saints et sacrés ordres; vous avez fait le vœu de profession monastique ; vous avez été promu à la dignité d'abbé; toutes ces choses ont quelque charge, quelque fonction et quelque devoir conjoint avec elles; ce ne sont point des noms vains; lequel devoir vous avez promis et juré de faire. Et toutefois ce devoir ne se peut faire qu'avec et entre les hommes... Da- vantage, Dieu vous a départi le don de prêcher , et le bruit est partout que vous prêchez avec un merveilleux fruit, et avec louange et admiration de ceux qui vous écoutent. Et partant il faut que vous pensiez de vous-même ce que l'Apôtre dit de soi : mihi si non evangelizavero !

« Vous vous excommuniriez vous-même, et ne pourriez participer aux biens de l'Eglise, ni obéir à ses commandements... L'Eglise nous commande de garder et observer les fêtes. Vous ne pourriez avec le temps seulement savoir quand il serait ^ête... ni accommoder votre office et service selon les fêtes, fériés... L'Eglise nous commande d'ouïr la messe les jours des fêtes, pour le moins; vous qui êtes obligé de la dire , vous ne la pourriez seulement ouïr... L'Eglise nous commande de confesser nos péchés et communier au précieux corps et sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour le moins une fois l'an; vous qui avez la puissance de lier et délier les péchés d'autrui, et qui êtes obligé d'administrer les sacrements aux

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autres, ne pourriez seulement confesser vos péchés , ni participer à aucun sacrement de l'Eglise.

« Les œuvres de miséricorde, tant corporelles que spirituelles, comment et envers qui les feriez- vous?... Ce serait aussi mourir devant que mou- rir... Ce peu de vie qui resterait serait pire que celle des bêtes... Outre le danger qu'il y aurait pour le corps et pour l'âme, il se serait rendu ri- dicule, tant en l'entreprise qu'en la repentance.

« A tant, Monsieur, je salue vos grâces de mes plus humbles et affectueuses recommadations, priant Dieu qu'il vous donne très longue et très heureuse vie.

« D'Aurillac, ce dernier d'avril 1577.

« Votre plus humble et obéissant serviteur,

« A. d'Ossat 1. »

Vers cette époque, l'abbé des Feuillants tourna aussi ses regards vers le grand archevêque de Milan, saint Charles Borromée. Il lui envoya un de ses hommes de confiance, avec une lettre. Le messager fut reçu, par le saint, avec la charité des

I. Letre {sic) de M. d'Ossat, avocat au Parlement de Paris, a M. de la Barrière, abbé de Feuillants, tom. Ier. pp. 76-93 de l'ouvrage intitulé : Lclres (sic; du cardinal d'Ossat. avec notes historiques et politiques de M. Amelot de la Houssaiel à Ams- terdam, chez Pierre Hurabert, MDCCXXXI1,

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premiers jours de l'Église. Lui-même, pour hono- rer celui qui l'envoyait, voulut lui laver les pieds, le traita avec honneur pendant son séjour, et en lui remettant sa réponse, il lui dit : Aimez et servez fidèlement votre maître ; c'est un saint homme.

Cette lettre et plusieurs autres furent brûlées par Jean de la Barrière, la veille de sa mort.

CHAPITRE VIII

Prédications de l'abbé des Feuillants dans les villes et les cam- pagnes. — Sa vie pendant les missions. - Sa manière de prêcher. Impression qu'il produit. Conversions nom- breuses qu'il opère. Il reçoit, le 7 avril 1577. dans l'église de la Daurade, à Toulouse, la bénédiction abbatiale. —En rentrant aux Feuillants, il impose la réforme. Ses moines protestent par un mémoire. Il y répond victorieusement.

Dieu, pourtant, ne voulut pas laisser son servi- teur sans consolation extérieure. N'en recevant aucune du côté de ses religieux, il devait en re- cevoir beaucoup du côté des fidèles, par le fruit de ses prédications.

Du reste, son ministère au milieu des villes et des campagnes entrait dans le dessein de Dieu. Un homme tel que l'abbé des Feuillants, formé à la rude et féconde école du silence, de la prière, des fortes études, de la pénitence et de l'épreuve, était bien l'apôtre qu'il fallait en de pareils temps. Jamais, en effet, la sainteté et l'éloquence ne fu- rent plus nécessaires.

Voici à quelle occasion il fut invité à prêcher : un savant ecclésiastique, nommé Pichot, plus tard

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évêque de Saluées, s'était engagé à prêcher l'avent et le carême dans l'église N.-D. la Daurade, à Toulouse. Quelques jours seulement avant l'ou- verture de la station, le cardinal de Guise, pour des raisons pressantes, fut contraint de le rap- peler. M. l'abbé Pichot, voulant présenter un sujet qui ne le fît point regretter, pensa à l'abbé des Feuillants et le fit agréer. Celui-ci avait alors environ trente-deux ans. Voyant dans cette offre, qu'il n'avait nullement provoquée, une occasion de faire le bien, il l'accepta simplement, malgré son humilité.

C'était la première fois qu'il paraissait dans une chaire importante. L'impression qu'il produisit fut considérable. On fut satisfait de la doctrine profonde, et surtout de l'impression qu'il produi- sit sur les âmes. On l'engagea pour le carême suivant.

Comme notre abbé se livra, pendant quelque temps du moins, au saint ministère de la parole, nous jugeons bon, édifiant surtout, de faire con- naître sa préparation, sa manière de prêcher, sa vie en mission, et surtout les conversions qu'il opérait.

Sa préparation, au couvent, consistait princi- palement dans la méditation profonde de la Sainte Écriture, qu'il faisait toujours à genoux, et la lec- ture des Pères de l'Église. Il avait une prédilection marquée pour saint Thomas d'Aquin. On raconte

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qu'une année, en célébrant sa fête, il ressentit une telle impression qu'il parut, à partir de ce moment, participer à ses lumières. Ce qu'il y a de certain c'est qu'il savait par cœur presque tous les articles de la Somme. Le cardinal Beliarmin le constata à l'époque de son procès.

Dans les missions, sa préparation était né- cessairement plus courte. Les quelques moments dont il pouvait disposer, il les employait à la méditation de la Bible, toujours à genoux, et le reste du temps il se préparait en allant d'une église à une autre.

Mais sa grande préparation consistait dans son austérité, sa charité pour les pauvres, son dé- sintéressement et sa ravissante modestie.

Quand il se rendait en mission, ou qu'il allait d'une église à une autre, ce qu'il faisait toujours à pied, quelque grande que fût la distance, il avait soin de distribuer aux pauvres de l'argent, qu'il portait toujours sur lui à cet effet. D'un autre côté il n'acceptait jamais de rétribution. Il priait d'envoyer aux hospices, ou à quelque pauvre cou- vent, ce qu'on se faisait un devoir de lui offrir.

Sa vie, pendant les fatigues de la prédication et de l'apostolat, était rigoureusement la même qu'au couvent. Sa nourriture consistait dans du pain, de l'eau et des herbes cuites. Celles-ci étaient même retranchées pendant le carême. Or, il ne prenait ce très frugal repas que sur le soir, même

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le dimanche, quelques courses qu'il eût faites, et quelques sermons qu'il eût donnés. Et la nuit venue, il prenait son sommeil sur des planches. Sa règle, qu'il imposa plus tard à ses religieux, fut de ne rien accepter nulle pari, même chez ses plus grands amis.

Une pareille vie certes parlait à tous. Aussi se rendait-on en foule et de tous les côtés à ses ins- tructions. Quand il prêchait dans les villes, beau- coup voulant l'entendre, devaient se résigner à passer la nuit dans les églises; quand il le faisait à la campagne, il fallait placer la chaire en plein air.

Tl faut reconnaître que sa seule vue, quand il annonçait la parole sainte, causait une vive et salutaire impression. Son visage, jeune encore, et la pénitence et la candeur de la chasteté s'unissaient dans une surnaturelle harmonie, captivait les regards. Dès qu'il parlait , cette figure ascétique s'illuminait, ses regards s'éle- vaient vers le ciel. Et comme ils y restaient habituellement fixés pendant tout le sermon, on eût dit qu'il en recevait ses belles et ferventes inspirations.

Sur la fin de son discours, qui ne durait habi- tuellement qu'une demi-heure, il ramassait en peu de mots, toutes ses raisons et ses maximes, et finissait par une prière affectueuse pour l'Église, pour la paix du royaume, et la conversion des

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hérétiques, dont le nombre augmentait d'une manière effrayante1.

Le fruit de ses prédications était considérable et les conversions nombreuses. Ses disciples, qui furent les plus illustres dans le monde ou les plus fervents dans le cloître, avaient été touchés et ramenés par sa parole. Ses contemporains assu- rent : que nul ne le 'pouvait entendre sans devenir ou plus parfait, ou plus courageux pour porter ses croix, ou désireux de changer de vie.

Et ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'il possédait le don bien rare de plaire toujours et de ne las- ser jamais. Aussi, grand nombre de ses auditeurs ne se contentaient pas de l'entendre cinq ou six fois par jour, en divers lieux, mais voulaient encore le voir et le toucher; les malades se fai- saient porter sur son passage, et l'encombre- ment fut quelquefois tel , qu'il eut de la peine à circuler.

Cette pieuse avidité ne fut pas seulement le partage du peuple; elle gagna aussi les savants, les beaux esprits et jusqu'aux courtisans. C'est lui, en effet, qu'on appelait dans les grandes circons- tances. Lafaille nous rapporte : qu'en 1581 l'orai- son funèbre du premier président Daffis, grand magistrat et beau père de Duranti, fut prononcée dans l'église Saint-Etienne (la Métropole) par le

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 133.

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Père, de la Barrière, abbé des Feuillants, et fon- dateur des religieux; de ce nom.

L'empresement à l'aller écouter n'était pas ralenti , même quand l'angélique et pénitent abbé se faisait entendre dans une ville en con- currence avec quelque grand prédicateur. C'est ce qui arriva, une année, à Toulouse.

Un des princes de la chaire, qui avait obtenu les applaudissements de la France entière, prê- chait à la Métropole. Partout ses auditoires étaient immenses. Quel ne fut pas son étonnement de se voir presque abandonné. On accourait universel- lement aux sermons de Dom Jean de la Barrière. Les chroniqueurs du temps assurent, non sans une pointe de malice, qu'il en ressentit un grand chagrin et qu'il ne se passait pas de jour, il ne raillât, toujours avec beaucoup d'esprit, le goût singulier des Toulousains.

Mis au courant de ce qui se passait, l'homme de Dieu en éprouva une véritable tristesse. Il ne comprenait pas qu'on pût abandonner un prédi- cateur de cette valeur pour venir à lui. Toutes les fois qu'il montait en chaire, il faisait l'éloge de ses talents, et exhortait ses auditeurs à aller l'entendre et à savoir profiter de cette grâce.

Ces procédés touchèrent le célèbre orateur. Il vit la manière de faire des saints. Amené près de lui par la reconnaissance, il ne put s'empêcher de vénérer et d'aimer celui dont il vit de près les

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rares vertus. Et c'est lui , à son tour, qui lit fré- quemment l'éloge du cligne fils de saint Bernard.

En 1577, Jean de la Barrière sentant que l'heure de la réforme était venue, voulut s'y disposer, en recevant la bénédiction abbatiale. 11 prêchait le carême, cette année, à la Daurade, et il pria JVJte1* Pierre de Lancrau , évêque de Lombez, qui lui avait conféré les ordres sacrés et la prêtrise, de la lui donner. Ils choisirent le saint jour de Pâques, 7 avril. Les religieux des Feuillants en reçurent avis, et ordre fut transmis au Prieur et à un autre religieux de venir y assister.

Les grâces extraordinaires que Jean de la Bar- rière avait reçues à l'abbaye d'Eaunes, au jour de sa profession , se renouvelèrent au jour de sa bénédiction. C'est lui-même qui nous l'apprend , dans l'écrit dont nous avons déjà parlé. Pendant que l'évêque « prononçait les paroles de ma bé- nédiction, dit-il, je sentais croître sensiblement dans mon cœur le désir d'introduire dans mon monastère , cette sainte et première vie de Cî- teaux; mais quand l'évêque me mit entre les mains la règle de saint Benoît, et me commanda de la garder et de la faire observer, je sentis en moi une résolution que rien ne pourrait vaincre , et une ferme espérance du succès de la réforme. »

Après la cérémonie , il renvoya les religieux aux Feuillants, et leur annonça qu'il s'y rendrait lui-même, dans quelques jours.

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Il no se cloutait pas, pendant qu'il prêchait son carême, que celui qui le soutenait si manifeste- ment dans ses desseins, lui ménageait un auxi- liaire précieux parmi ses auditeurs.

En effet, parmi ceux qui l'écoutaient avec le plus de bonheur, se trouvait un jeune étranger, Breton de naissance , et actuellement retiré chez les Bénédictins de la Daurade, il faisait une étape au milieu de ses pérégrinations. Ce jeune homme, doué d'une grande intelligence et d'un fort penchant pour la perfection chrétienne, ayant lu la vie de saint Alexis, aspirait, comme lui, à visiter les lieux saints, les sanctuaires vé- nérés de la terre, et à venir mourir ignoré dans un coin de la maison paternelle. Il avait déjà visité une grande partie de l'Europe , de l'Espa- gne surtout, et se proposait d'entrer en Italie. Mais les nombreux vols, dont il avait été l'objet, l'obligèrent à s'arrêter à Toulouse. Il s'y plaça chez un maître très catholique, qui, touché de sa pauvreté et de sa vertu, alla le proposer aux re- ligieux de la Daurade. Ces derniers l'acceptèrent, et à mesure qu'ils le connurent, se félicitèrent de plus en plus de l'avoir recueilli.

Sensible à leur bonté, le jeune étranger pour- tant n'était pas satisfait. Il sentait en lui quelque chose d'indéfinissable, le prévenant qu'il n'était pas encore Dieu le voulait. Il aspirait à une vie plus parfaite que celle qui l'entourait.

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Sur ces entrefaites, un vrai religieux parut dans la chaire de la Daurade. Sa parole ardente, substantielle, et toute céleste l'émut au plus haut point. Mais ce qui le frappa encore davantage , ce fut de voir de près celui qui l'avait tant frappé, car Dom Jean de la Barrière vivait avec les reli- gieux de la Daurade. Poussé vers lui par un élan irrésistible, l'étranger lui ouvrit son âme. Il lui confia qu'il voulait se faire religieux: mais qu'il ne trouvait rien, autour de lui, qui pût le satisfaire.

Le réformateur lui développa alors les vrais principes de la sainteté religieuse, et ce qu'il mû- rissait, devant Dieu, pour la rétablir. Malgré la peinture effrayante qui en fit, après plusieurs entretiens, le jeune homme le supplia de l'ac- cepter pour un de ceux qui voulaient le secon- der. Trouvant en lui toutes les marques d'une véritable vocation , l'abbé l'accepta et n'eut pas lieu de s'en repentir, car ce jeune Breton fut son premier novice, son fidèle disciple, son ami le plus tendre et le plus dévoué, son coopérateur le plus intelligent et le plus persévérant dans l'œuvre de la réforme, son conlident, son soutien après Dieu , en un mot, son fils bien-aimé en Jésus- Christ. 11 Cul aussi, à l'insu de son vénéré Père, le narrateur fidèle de son admirable vie.

Lorsqu'on apprit dans le pays que Monsieur des Feuillants avait reçu la bénédiction abbatiale, on se crut obligé de faire des préparatifs pour hono-

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rer sa nouvelle dignité. Aussi le jour de son arri- vée, la noblesse des environs, pour la plupart tributaire de l'abbaye, se rendit à cheval fort loin à sa rencontre. Les consuls des villages, qui en dépendaient, suivis d'une grande foule, vin- rent aussi au devant de lui.

Devant cette manifestation populaire et bien inattendue, les moines ne purent rester en ar- rière. Ils vinrent en procession jusqu'à la porte extérieure du monastère, reçurent à genoux la bénédiction de leur abbé , et le reconduisirent à l'église, au chant des psaumes.

Depuis ce jour, 25 avril, fête de saint Marc, jusqu'au 3 mai, fête de l'Invention de la Sainte- Croix, l'abbé entra dans une retraite absolue. Dans sa prière, qui fut continuelle, il s'adressa tour à tour et d'une manière spéciale : à la Très- Sainte Vierge, invoquée aux Feuillants dès l'ori- gine, sous le nom de Notre-Dame de Charité; à son Père saint Benoît; à saint Jean -Baptiste, sou patron; à saint Basile, à saint Antoine, à saint Biaise, patron de l'abbaye; à saint Robert et à tous les saints moines de Cîteaux , pour avoir sa- gesse et courage. Il est probable qu'il composa alors, en latin, cette prière à saint Benoît, qu'il récitait à tout instant : « Mon Père saint Benoit, qui habitez à présent là-haut; dans le Verbe, qui contient tout, vous y voyez bien l'amour pas- sionné que j'ai pour votre sainte Règle, que je

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médite jour et nuit. Priez donc cet Esprit saint, qui vous l'a inspirée, de m'accorder la lumière pour la bien entendre, la force de l'observer parfaitement, et de la faire observer par mes enfants, qui sont encore plus les vôtres. »

Pendant ce temps , il fit préparer secrètement par son homme de confiance, le jeune Breton, tout ce qui était nécessaire pour une vie régulière comme : tables , vaisselle de terre , etc.

Le 3 mai étant venu, après l'office de Prime , les moines étant assemblés en chapitre, l'abbé, revêtu des insignes de sa nouvelle dignité , y entra solennellement , portant dans ses mains la règle de saint Benoît. Arrivé à sa stalle, et après les prières d'usage, il se tourna vers les religieux, baisa respectueusement la sainte Règle , l'éleva majestueusement, et, la leur montrant, il leur dit , d'une voix haute et ferme : qu'en vertu de son autorité il voulait que tous , dès ce jour, comme ils l'avaient promis à Dieu au jour de leur profession , observassent la règle qu'il leur montrait. En conséquence ,. que les offices se chanteraient aux heures et avec les cérémonies prescrites par elle ; qu'ils s'abstiendraient de tou- tes les viandes qu'elle défend , qu'ils observeraient les jeûnes qu'elle commande; pour leur réfec- tions, ils la prendraient tous ensemble, au ré- fectoire , aux heures prescrites , modestement et en silence, pendant que l'un d'eux ferait la lec-

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ture, et qu'un autre leur servirait leurs portions, toutes égales ; qu'ils se retireraient le soir dans les cellules du dortoir , pour y dormir et se lever tous ensemble pour Matines; qu'ils garderaient le silence, dans les lieux et les temps marqués; qu'ils feraient quelques travaux des mains dans les heures qui leur sont destinées: qu'ils se défe- raient de tout ce qu'ils avaient de propre et de particulier, pour vivre dans une communauté parfaite; qu'il aurait soin, lui-même, de leur four- nir tout ce qui leur serait nécessaire , pour le vivre , le vêtir et les autres besoins particuliers , avec tant d'exactitude et de charité, qu'ils pour- raient servir Dieu en vrais religieux et avec une parfaite tranquillité.

Quant au commandement qu'il leur faisait, il ne voulait ni explication, ni remontrance, ni op- position; qu'il l'avait mûrement examiné devant Dieu; qu'il avait consulté des personnes doctes et pieuses; que le temps des exhortations et des prières était fini ; que celui de l'autorité allait commencer, et qu'il mourrait plutôt que de man- quer à sa résolution.

Pris à l'improviste, étourdis par ce coup d'au- torité, les moines écoutèrent instinctivement leur supérieur. Revenus un peu à eux-mêmes, ils se levèrent et partirent comme des hommes qui au- raient senti la maison s'ébranler et les menacer de les écraser.

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Quand ils purent se concerterons résolurent d'exposer leurs motifs d'opposition dans un Mé- moire. C'était leur droit. L'abbé le reconnut, puisqu'il y répondit. Il serait intéressant de sui- vre cette lutte de la nature et de la grâce. Nous en donnerons simplement une analyse, car dans les réponses victorieuses de Jean de la Barrière, il y a des principes de spiritualité et de perfection, qu'il est bon de signaler.

Les moines lui disaient donc : qu'en faisant pro- fession, ils n'avaient point voué la règle de saint Benoit; mais qu'ils s'étaient simplement engagés à vivre selon cette règle telle qu'elle s'observait dans tous les monastères de l'Ordre ; que saint Benoît, dans ses degrés d'humilité, condamnait comme un orgueil et une simplicité, de vouloir vivre d'une manière différente du commun des religieux et des anciens; que ce saint fondateur, dans sa sagesse et sa charité, ne voulant rien exiger au-dessus des forces de la nature, n'avait rien déterminé sur la qualité et la quantité des aliments; qu'il avait tout remis à la discrétion des supérieurs pour diminue/', augmenter , clian- ger, selon la différence des temps, des éléments, des âges et <\cs compterions. La question, du reste, avait été tranchée par les Conciles et les Papes, qui avaient permis à tout l'Ordre, par dispense, l'usage de la viande.

Or, s'écartant formellement de ces principes.,

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il exigeait d'eux des choses au-dessus de leurs forces. 11 ne considérait même pas que la règle de Saint-Benoît, avec les tempéraments qu'elle comporte, avait été écrite dans un temps le monde plus jeune, produisait des hommes plus robustes, et dans un climat plus chaud, for- mant des estomacs plus vigoureux et partant plus sobres. La réforme, sous les apparences trompeuses du mieux, n'allait à rien moins qu'à ruiner la vie religieuse, car, par ses jeûnes et ses veilles, il mettait les moines sinon dans Y impos- sibilité, du moins dans une grande difficulté de méditer, ù'étitdier, de lire et de chanter.

Ils estimaient donc qu'une innovation si grave était au-dessus de son autorité ; qu'il ne s'était point pourvu auprès des abbés de Morimond et de Cîteaux, et qu'il ne trouvât pas mauvais qu'ils en appelassent de ses ordres, à leur décision.

Leur supérieur, dans sa réponse, commence par rappeler le fait des vœux, que tout reli- gieux émet à la cérémonie de sa profession. Ils le reconnaissaient, ces vœux sont des plus solen- nels, déclarés tels par l'Eglise, par conséquent les plus grands qui puissent être faits, et les plus indissolubles qui puissent lier une conscience. Ces vœux ont plusieurs objets. Le premier de tous, le plus essentiel et en même temps le plus indispen- sable est, d'après les Pères et les Docteurs, le vœu de la conversion des mœurs, ou le désir in-

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cessant de la perfection. Il se fait immédiatement après celui de stabilité. Il ne comporte et ne peut comporter aucune dispense. Le religieux qui en perdrait le désir sincère , vivrait en état de pèche mortel.

Ce n'était que pour faire observer cet engage- ment, que l'Eglise faisait vouer : la stabilité, l'obéis- sance, la chasteté, la pauvreté et l'observance de la règle; en réalité, ces vœux étaient les moyens. SaintBenoît ettous les saints fondateurs d'ordres, n'avaient pas eu d'autre but en composant leur règle.

Or, cette règle renferme deux sortes de pres- criptions : des prescriptions spirituelles et des prescriptions corporelles. Les premières sont : l'oraison, l'obéissance, la retraite, le silence, la modestie. Celles-ci tous, jeunes ou vieux, mala- des ou bien portants, vivant sous un climat quel- conque, peuvent et doivent les observer. Aucun supérieurne peut, sur ce point, accorder la moin- dre dispense. L'Église ne l'a jamais toléré. Cette partie delà règle, par la force des choses, ils l'avaient vouée dans la mesure de la fragilité humaine.

La partie corporelle, prescrivant l'abstinence, les jeûnes, les veilles, des modifications spéciales, était laissée à la prudence et à la charité des supé- rieurs. Quanta cette partie, ils n'avaient pu vouer que Vobéissançe et ils l'avaient réellement vouée.

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Ainsi tombait leur premier prétexte : qu'ils n'avaient pas voué la règle. C'eût été, d'après saint Bernard, une grande imprudence, attendu que toute infraction à la règle aurait été la vio- lation d'un vœu ; mais ils avaient juré de vivre selon la règle , c'est-à-dire d'avoir constamment le désir sincère de Yobserer le plus parfaitement possible. Il ne pouvait mieux conclure, que par ces paroles du saint Docteur.

Leur second prétexte, s'appuyant sur leur in- tention et sur la coutume, était faux et nul de plein droit.

Depuis quand une intention particulière, entiè- rement intérieure, pouvait-elle porter une res- triction à des vœux solennels, libres, parfaite- ment clairs, et imposés par l'Église comme con- dition pour entrer en religion? Pouvaient-ils prétexter Y ignorance? Est-elle admissible dans des hommes intelligents, instruits, théologiens? Us savaient donc ce qu'ils avaient fait, et à quoi ils s'étaient engagés. En supposant l'ignorance, par impossible, n'étaient-ils pas engagés par la volonté formelle de l'Église ? L'enfant qui reçoit le baptême contracte-t-il, oui ou non, des enga- gements ?

De quelle coutume voulaient-ils parler? Du re- lâchement? Quand est-ce qu'il fut une interpréta- tion légale de la règle? Jamais, d'après la doc- trine universelle, aucune coutume, aussi ancienne

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et universelle qu'on la suppose, ne peut prescrire contre la loi de Dieu et de l'Église. Le relâche- ment a été constamment combattu et condamné par les Papes et les Conciles. Dernièrement, le saint concile de Trente, élevant la voix, a pres- crit à tous les supérieurs, en vertu de la sainte obéissance et sous peine d'excommunication, de forcer tous les religieux à vivre selon la règle qu'ils avaient professée.

Le fait rappelé par eux, de la dispense du mai- gre, accordée par les Papes, reposait sur ce mo- tif : ou insuffisance de forces, ou insuffisance de revenus. Mais le motif disparaissant, la dispense disparaissait aussi. Étaient-ils dans ce cas?C'était à lui d'en juger.

Ils pouvaient compter sur sa conscience et sa charité pour ne pas leur imposer ce qu'ils ne pourraient faire. Du reste, il ne fallait pas plus de force pour se livrer à l'oraison, à l'étude et au chant sacré, que pour se livrer aie jeu, à la chasse et à leurs veilles de plaisirs. Ils voyaient proba- blement aussi bien que lui, que des religieux, ob- servant fidèlement et amoureusement leur règle, ne mériteraient jamais le reproche & orgueilleux et de singuliers, mais plutôt ceux qui voudraient l'interprétera leur façon et d'une manière oppo- sée à son esprit.

Il n'insistait pas sur le motif de la vieillesse du monde et la différence des climats. Ils savaient ,

Mi- en effet, comme lui, que du temps de David la vieillesse commençait à soixante-dix ans, et qu'entre le Mont-Cassin, saint ^Benoît écrivit sa règle, et les Feuillants, il y avait à peine un degré de différence.

Quant à demander l'agrément des abbés de Mo- rimond et de Cîteaux, il n'y était point tenu. C'était une simple question de politesse ; il verrait quand il devrait la faire.

CHAPITRE IX

Los anciens moines quittent l'abbaye et se dispersent dans d'autres maisons de l'Ordre. La communauté, réduite à deux: proies et à deux novices, accepte généreusement la réforme. Jean de la Barrière est accusé auprès de ses supérieurs. Visites aux Feuillants du promoteur de la province. Après avoir été déclaré rebelle et contumace, l'abbé est excommunié. Il consulte ses amis, parmi les- quels est le premier président Durant!. Il écrit au général de l'ordre. Sa réponse. Appelé au chapitre général de Citerai x. il s'y rend h pieds et y est approuvé.

Les religieux comprirent, enfin, qu'il fallait accepter l.i réforme ou quitter l'abbaye. Ils em- brassèrent ce dernier parti et se dispersèrent dans diverses maisons de l'Ordre. Jean de la Barrière se garda de les arrêter. Il était con- vaincu, après cinq ans d'épreuves inouïes, qu'il n'y avait plus rien à faire avec eux. Il les traita néanmoins avec bonté; il leur permit d'emporter ce qui avait été à leur usage et leur fit distri- buer assez d'argent pour passer convenablement l'année.

Leur départ réduisait la communauté à cinq personnes : deux clercs profès, deux novices et

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le supérieur. Malgré ce petit nombre, ce dernier voyait, enfin, luire des jours d'espérance. Il s'agis- sait maintenant de jeter de solides bases. Les élé- ments pour les constituer étaient bien modes- tes; mais le réformateur sentait intérieurement que ce petit levain, bien préparé, complètement pétri, en quelque sorte, dans l'esprit de Jésus- Christ, aurait, sous peu, une puissance merveil- leuse de fermentation, et il se mit immédiate- ment à l'œuvre.

Sachant combien la pénitence attire de grâces, il reprit toutes ses austérités d'autrefois. Mais, par prudence, il les cachait de son mieux à ses chers disciples; non qu'il ne voulût les leur faire aimer et pratiquer, mais il entendait les y former progressivement, de peur que des austérités trop précoces, ne fussent un danger pour l'amour-pro- pre et ne ruinassent trop tôt les tempéraments.

Mais ce qu'il leur montra tout d'abord, par son exemple surtout, ce fut une exactitude scrupu- leuse aux exercices prescrits par la règle, et une mortification continuelle des sens. Pour les tou- cher davantage, il devint novice avec eux. On le vit, dès lors, balayer humblement le cloître, l'église et les diverses parties du couvent; accep- ter à la cuisine les offices les plus bas; à l'infir- merie, rendre les derniers services aux malades; laver les pieds aux religieux, aux hôtes et aux pèlerins.

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A ces exemples, il ajoutait des exhortations régulières, les dimanches et les fêtes. Son but principal était de jeter les vrais et solides fonde- ments de la vie chrétienne d'abord, et puis de la vie religieuse. Il voulut surtout faire de ses en- fants des hommes morts au monde et à eux- mêmes.

Ce zélé Père recueillit bientôt les fruits les plus consolants. Non-seulement rien ne se perdait de ce qui tombait de ses lèvres, mais il constatait de la bonne volonté , des efforts sincères et des progrès croissants. Dieu bénit visiblement la petite communauté. Elle jouit du don de la paix, de la joie intérieure et ressentit une sainte faim de la perfection.

Mais celui qui se distingua entre tous , fut le jeune Breton, appelé Guillaume. Vrai prédestiné, il prit pour règle d'imiter en tout son bienheu- reux père. Touché de sa grande ferveur, celui-ci voulut le récompenser en lui donnant l'habit de novice. Il ajouta à son nom celui d'Alexis. Quand il fut revêtu du saint habit, il vint se jeter, tout transporté de joie, aux pieds de la très-sainte Vierge, lui adressa une prière des plus touchan- tes, et lui demanda la grâce d'être méprisé et mortifié de tous, comme l'avait été son saint pa- tron. Le fervent novice devint un très fervent religieux. Il fut un modèle jusqu'à la fin de sa longue vie. Les annales de l'Ordre ajoutent :

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qu'elle fut toujours aussi pure et aussi éclatante que la blancheur de son habit, et qu'il jouit jus- qu'à son dernier soupir, sans pouvoir jamais s'en rassasier, du bonheur d'avoir été le premier no- vice d'un si saint Père.

Mais pendant que Jean de la Barrière travail- lait, avec tant de bonheur, à la formation de sa nouvelle communauté , la calomnie faisait au dehors son œuvre. Les anciens moines, mal à l'aise et se sentant à charge dans les nouvelles maisons, se proposèrent d'exciter la commiséra- tion, en noircissant leur ancien supérieur. Peu scrupuleux, nous le savons, ils disaient à qui vou- lait l'entendre : que l'abbé des Feuillants était un fou ambitieux, lequel se sentant sans mérite, avait résolu de faire du bruit dans le monde par le moyen de l'hypocrisie; que ses jeûnes et ses veilles, joints à la faiblesse de son cerveau, lui avaient fait imaginer une réforme si extrava- gante, qu'il n'y avait que des fous, comme lui, qui pussent s'en accommoder; il avait exigé avec tant d'opiniâtreté et d'empire qu'on s'y soumît, qu'ils avaient été contraints, ne le pouvant pas à cause de leurs infirmités, de quitter le monastère. Du reste, pour les molester, il avait appelé au- près de lui de jeunes séculiers, qu'il s'était atta- chés par la bonne chère et les divertissements ; quant au couvent, il était devenu une citadelle, le fier abbé commandait en tyran et d'où il

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avait banni, avec les religieux, les messes, les offices, le chant et tous les autres exercices de la religion.

11 était difficile démentir plusaudacieusement, et certaines accusations étaient bien étranges dans de pareilles bouches. Nous sommes dès long- temps fixés. Seulement, comme ces calomnies servirent de base à une plainte régulière auprès des supérieurs, nous tenons à dire que les jeunes séculiers, dont il vient d'être parlé, étaient des étudiants de l'Université de Toulouse qui, réduits à la misère par le malheur des temps, avaient demandé asile au charitable et généreux abbé des Feuillants. Il les avaient accueillis et formés au travail et à la discipline chrétienne. Pleins de reconnaissance et de dévouement pour lui , ils s'étaient organisés en deux bandes armées, sous le commandement d'un gentilhomme, pour sa dé- fense, et celle du monastère.

Quant aux messes et aux offices , ils se célé- braient comme par le passé. Des religieux d'une abbaye voisine en étaient chargés jusqu'à nouvel ordre.

Les anciens religieux, après avoir rempli le pays de leurs plaintes hypocrites et de leurs per- fides accusations, se décidèrent à saisir leur pre- mier supérieur de leurs griefs. Celui-ci était le prieur de l'abbaye de Boulbonne, dans la vallée de l'Ariège. Il tenait, dans la province, la place

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du général de Cîteaux, avec le titre de promo- teur. Ils vinrent le trouver en corps. Beaucoup plus zélé que discret, le promoteur accepta com- plètement leur dire. Oubliant son rôle délicat et toujours sacré de premier juge, il prit partie pour les accusateurs, avec une telle ardeur, qu'il n'ad- mit de la part de l'accusé ni discussion, ni justi- fication.

Sous cette impression, il vint avec eux aux Feuillants. Prévenu de son arrivée, Jean de la Barrière, toujours respectueux pour les supé- rieurs, vint le recevoir à la porte du couvent et lui demander à genoux sa bénédiction. Le promo- teur lui dit, sans ménagement, qu'il était sur- pris qu'un jeune abbé comme lui, qu'un plus jeune religieux encore, se fût permis, sans l'au- torisation de ses supérieurs, d'introduire une ré- forme aussi extravagante, de chasser inhumaine- ment des frères qui étaient chez eux autant que lui et, sans attendre la moindre réponse, lui commanda de reprendre les anciens religieux et de les laisser vivre comme auparavant.

L'abbé répondit modestement qu'il ne les avait pas chassés; qu'ils étaient partis d'eux-mêmes, et qu'il les recevrait avec plaisir, pourvu qu'ils vécussent selon la nouvelle et fort discrète ob- servance de la règle. Le promoteur protesta et lui commanda au nom du général, dont il avait les pouvoirs, de laisser la liberté à ses religieux.

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L'abbé répondit : qu'il ne contestait ni son pou- voir, ni celui de Monsieur de Cîteaux; qu'ils pou- vaient le punir s'il n'observait pas la règle; mais qu'il ne leur reconnaissait pas la puissance de l'empêcher de l'observer et de la faire observer; qu'il se serait bien gardé de les consulter, parce qu'ils n'auraient rien permis, ni rien approuvé.

Cette réponse, digne et ferme, acheva d'irriter le promoteur; il ne mit plus de bornes à ses re- proches et finit par le menacer de l'excommuni- cation. Les anciens religieux, bien dignes d'eux- mêmes , déversèrent sur lui et en pleine liberté , toute l'acrimonie de la haine et de la vengeance. Quant à lui , s'enveloppant dans une inaltérable modestie, il écouta tout en silence. Vaincus par cette attitude , le promoteur et les anciens Feuil- lants durent se retirer.

Le Prieur de Boulbonne informa, sans retard, son supérieur général de ce qui venait de se passer. Pour corroborer son rapport, il le fit apporter à Cîteaux par deux des anciens moi- nes. On devine aisément et ce qui fut écrit et ce qui fut dit.

L'Ordre de Cîteaux, très répandu encore mal- gré son relâchement, avait pour général le Ré- vérend issime Dom Nicolas Boucherai Homme de bien, instruit, d'une illustre origine, lui aussi hélas ! comme plusieurs hommes bien intentionnés de son temps , faisait passer avant tout la paix

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des communautés. Il pouvait accepter avec une certaine répugnance l'état relâché vivait à peu près universellement son ordre; mais ne valait-il pas encore mieux avoir des moines médiocres que des chrétiens scandaleux? A ses yeux donc, la paix était le premier bien et il était résolu de sévir contre quiconque essayerait de la troubler.

D'après ces dispositions, il était facile de pré- voir ce qui allait advenir. Trompé par un pro- moteur trop zélé, trompé par les deux Feuillants, Dom Boucherat fit bon accueil à ceux-ci et leur promit une prochaine et éclatante réhabilitation. Il leur remit deux lettres; l'une était adressée à son représentant dans la province et lui mandait de reconduire les anciens religieux aux Feuil- lants, et, sur la moindre résistance de l'abbé, de l'excommunier, de V interdire et de le déposer.

La seconde, destinée à Jean de la Barrière, avait un cachet volant, pour permettre au pro- moteur, aux religieux et à leurs amis, d'en prendre connaissance. Elle reproduisait la plu- part des calomnies que nous connaissons déjà, et se terminait par ces sévères paroles : « que dans toute sa conduite il avait bien fait voir qu'il était un jeune homme, un jeune abbé, et un jeune re- ligieux; abbé, avant que d'être religieux; profès, sans avoir été novice; supérieur, sans avoir obéi ; maître, sans science et sans expérience.»

On devine quelle fut la joie des religieux, s'en

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retournant munis d'une pareille lettre. C'était pour leur cause un éclatant triomphe. Ils ne man- quèrent pas, et pendant le voyage et à leur re- tour, de la faire lire à leurs partisans.

Le promoteur, ayant reçu la sienne, exécuta sans retard le commandement qui lui était fait. Suivi des anciens religieux, il se présenta une seconde fois à l'abbaye des Feuillants. Abordant l'abbé en silence, il se contenta de lui remettre la lettre du général de l'Ordre. Celui-ci la reçut avec respect et la lut avec attention. Le promo- teur et ses compagnons, comptant sur l'émotion qu'elle allait produire, le regardaient fixement. Quel ne fut pas leur étonncment de ne rien sur- prendre sur son visage; après comme avant la lecture, il se tint recueilli et silencieux.

Forcé de parler, le promoteur lui demanda s'il était disposé à recevoir les moines qu'il lui recon- duisait ? Jean de la Barrière lui répondit qu'il les recevrait avec plaisir, aux conditions qu'il con- naissait déjà. Le promoteur lui ayant fait obser- ver que la véritable obéissance ne mettait jamais des conditions aux ordres des supérieurs, il lui répondit : l'obéissance a ses limites au delà des- quelles elle devient une faute; or, M. de Cîteaux me demandant formellement, dans une chose très grave, de faire le contraire de ce que j'ai promis solennellement à Dieu, au jour de ma profession, je ne puis obéir.

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Je ne viens pas, reprit le promoteur, rece- voir des excuses, mais vous prévenir que si vous n'obéissez pas, j'ai ordre de vous excommunier.

L'excommunication n'est pas à craindre pour celui qui fait le bien, dit l'abbé, lorsque ce bien surtout est commandé par le Pape et le con- cile de Trente, mes premiers supérieurs, et ceux de M. de Cîteaux.

J'ajouterai la déposition à l'excommunica- tion, continua le promoteur.

Personne ne peut m'ôter ma dignité d'abbé que ceux qui l'ont donnée, c'est-à-dire le Souve- rain Pontife et le Roi, termina l'abbé.

Devant cette attitude et cette logique, le pro- moteur cria au blasphème et se crut obligé de le déclarer rebelle, contumace et excommunié. On se sépara, et le promoteur dut encore se retirer avec les moines, sans avoir rien obtenu.

Après leur départ, quand son esprit eut repris tout son calme, le délicat abbé se demanda s'il n'avait rien à se reprocher vis-à-vis du promo- teur et s'il pouvait être bien tranquille sous le coup de l'excommunication. Il pesa tout devant Dieu, et quoiqu'il ne trouvât rien pour l'alarmer, il n'était pas en paix. Il vint alors à Toulouse consulter ses amis, comme il en avait l'habitude en toute circonstance sérieuse.

L'un d'eux était le R. P. de Porta, provincial des Observantins pour la septième fois; l'autre,

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le R. P. Alanus, inquisiteur de la foi et prieur des dominicains de Toulouse. A ces saints et émi- nents religieux, il faut joindre des conseillers au Parlement de Toulouse, l'avocat général Daffis et enfin le célèbre Duranti, premier président du Parlement.

On se réunit chez le P. Alanus. L'abbé leur exposa les faits, ses motifs de crainte, avec l'exac- titude d'un homme qui cherche scrupuleusement le repos de sa conscience. Tout fut écouté atten- tivement, pesé à la seule balance de la vérité, du droit et de la conscience, et quand ces hommes d'une si grande valeur furent éclairés, ils décla- rèrent unanimement à leur jeune et saint ami : 1* que dans sa réforme, il n'avait rien exigé de ses religieux, qu'ils n'eussent déjà solennelle- ment promis à Dieu dans leur profession ; que dans ses réponses au promoteur, il avait défendu les vrais principes, et que, dans sa manière de les exposer, il avait gardé les règles de la mo- destie et de la douceur; que l'excommunica- tion dont il avait été frappé était injuste, et en supposant même qu'elle eût un motif fondé et canonique, elle était nulle de plein droit, parce qu'elle n'avait pas été précédée de la procédure canonique que l'Église exige formellement; elle retombait donc sur ceux qui l'avaient injuste- ment fulminée.

Après ces déclarations, on fut d'avis que l'abbé

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devait écrire au général de l'Ordre une lettre respectueuse, mais énergique; quant à ses con- seillers, ils résolurent de leur coté, dans une lettre commune, d'appuyer auprès du Révéren- dissime Dom Boucherat les réclamations de Jean de la Barrière.

Cette lettre, si précieuse pour la gloire de la vérité et l'honneur de l'abbé des Feuillants, s'est malheureusement perdue.

Après avoir quitté ses nobles et pieux amis, notre abbé écrivit sa lettre. Celle-là nous la pos- sédons. Elle est longue, et, en bien des endroits, très énergique. Nous ne pouvons que l'analyser.

Après avoir raconté son retour à Dieu , sa détermination et ses sacrifices, Jean de la Bar- rière confesse qu'il n'avait pas compris tout d'abord la gravité de ses engagements. Mieux éclairé , il avait résolu de mettre la main à l'œuvre. En face de grandes difficultés, il avait consulté des hommes éclairés; on lui avait ré- pondu que le retour à l'observance primitive était son devoir; c'était aussi l'ordre du saint concile de Trente. Dieu seul saura ce qu'il a fait et souffert, pendant quatre ans, pour l'obtenir.

Il raconte alors la conduite scandaleuse des moines, au dedans et au dehors, et les crimes dont ils s'étaient rendus coupables à son endroit. Et c'est le témoignage de pareils hommes que vous acceptez contre moi, s'écrie-t-il, sans

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ni'avoir fait l'honneur et la j ustice de m'entendre ! Et c'est sur leur seule parole que vous me frappez des derniers et plus graves châtiments de l'Église !

Au lieu de réserver pour lui des encourage- ments et des caresses, qu'il croyait avoir mérités par ses souffrances, il les prodigue à des indignes. Il reçoit, lui, une lettre qui n'est pas celle d'un père à un fils, mais celle d'un maître à quelque chose de moins qu'un valet. Et quel usage n'en a-t-on pas fait? Le procédé de son supérieur sera des plus funestes et étouffera toute réforme.

Il l'assure néanmoins que la conduite très cou- pable de ses religieux n'a point refroidi sa cha- rité ; qu'il n'a agi, en toutes choses, que pour la gloire de Dieu et pour leur bien. Mais malgré tous ces bons témoignages de sa conscience, il ne retrouvera plus ni la joie, ni la paix, jusqu'à ce que son supérieur général lui ait rendu son affection.

Cette lettre dut toucher l'abbé de Cîteaux; toutefois, il n'en laissa rien paraître. Il ne put garder la même réserve vis-à-vis de celle des amis de notre abbé. Celle-là l'émut vivement. Il répondit aux personnages qui l'avaient signée : que sur de telles recommandations il consentait à lever toutes les censures, et qu'il appelait l'abbé des Feuillants devant le chapitre général pour justifier sa conduite.

A son retour à l'abbave, Jean de la Barrière

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ressentit une douloureuse impression ; il trouva sa vénérable mère dangereusement malade. Quand elle fut hors de danger, sa sœur, qui l'avait accompagnée, fut atteinte d'un mal si violent qu'elle fut emportée dans quelques jours. Malgré son affection et son extrême sensibilité, il eut le courage de l'assister et de l'aider à bien mourir. Il voulut faire lui-même toutes les céré- monies de la sépulture, et ses chers enfants en Jésus-Christ et les assistants constatèrent, avec admiration, qu'il surmonta sa douleur au point de ne pas verser une larme.

Quand Mme de la Barrière fut assez remise, elle voulut quitter les Feuillants et rentrer à Saint- Céré. Son fils l'accompagna jusqu'à une journée de marche. A son retour, il avoua à son confi- dent, le frère Alexis, qu'il n'avait jamais souffert de sa vie comme dans ce voyage. A la peine de voir sa mère, la grande affection de sa vie, si affligée, se joignait le pressentiment de ne plus la revoir. Lui, si malheureux, dut se séparer d'elle avec cette conviction et se dominer absolu- ment pour ne laisser rien comprendre. Oh! que le dernier regard d'un tel fils dut être tendre, et son dernier baiser affectueux !

A la rentrée, il prit toutes les dispositions pour pouvoir partir à l'époque fixée pour l'ouverture du chapitre général. Le moment étant venu, il réunit sa chère petite communauté, lui recom-

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manda la paix, insista particulièrement sur Y ob- servance et la prémunit contre les dangers qui l'entouraient.

Les anciens moines, sachant que leur ancien supérieur devait se rendre au chapitre général , annoncèrent que leur trop zélé réformateur y se- rait mortifié, désapprouvé, déposé et certainement emprisonné. Quant à l'abbé , malgré ses ardents désirs pour la réforme, ses luttes et son droit de l'établir chez lui , il n'hésita pas, avant de partir, à en faire le sacrifice, s'il trouvait auprès des Pères l'opposition qu'on lui faisait craindre. Cejfc acte de foi et d'humilité porta ses fruits.

Ne voulant pas se singulariser, il quitta son habit pauvre et grossier et en revêtit un comme on le portait dans l'Ordre, mais simple et mo- deste; il quitta sa coule blanche, parce qu'on lui dit que l'abbé de Cîteaux et les quatre premiers Pères entraient seuls au chapitre avec cet habit. Il résolut ensuite de voyager à pied. Or, Cîteaux étant situé en pleine Bourgogne , il fallait que l'abbé traversât la France du sud-ouest au nord- est et parcourût neuf de nos départements ac- tuels. A cette époque, cette tentative parais- sait humainement impraticable. Les provinces étaient, en effet , en plein état de guerre et sil- lonnées surtout par des soldats hérétiques qui pillaient les voyageurs et massacraient sans pitié les prêtres et les religieux.

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Émus d'un tel projet, deux amis voulurent l'accompagner. L'un était un prêtre; l'autre, le digne fils de M. d'Aussonville. Les voyant réso- lus à le suivre quand même, malgré ses refus, il y mit pour conditions : qu'ils prendraient cons- tamment le pas sur lui , soit à table, soit ailleurs, et que, par leur manière d'agir, ils laisseraient croire à tout le monde qu'il était un pauvre moine qu'ils avaient accueilli par charité. Ces conditions acceptées, on se mit en route. Jean de la Barrière n'avait pour tout bagage que son bréviaire. Il porta continuellement, par esprit de pénitence, la coule noire par dessus son habit, ne mangea jamais de viande, ne but jamais de vin et n'accepta nulle part l'hospitalité.

Sa grande piété lui fit trouver le moyen de faire de son voyage un véritable pèlerinage et une longue et fructueuse prédication. En effet, il décida ses compagnons à visiter tous les lieux de dévotion qui étaient sur leur route et à partager le reste du temps entre la prière vocale, la mé- ditation et les discours de piété. Partout il pouvait instruire et annoncer la parole de Dieu , sur la demande qu'on lui en faisait , il l'accor- dait volontiers. Les populations de l'intérieur de la France, comme celles du midi, l'écoutèrent avec bonheur et une sainte avidité; beaucoup le suivirent aussi loin qu'ils le purent pour jouir de sa sainte parole, de sa modestie et de ses vertus

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apostoliques. Le passage de ce saint religieux fit arriver à ces populations, désolées par la guerre civile, comme un reflet de la bonté et de la sainteté de Dieu.

Ce qu'il y eut encore de frappant dans ce voyage, c'est que la plupart des abbés qui se rendirent au chapitre furent volés et maltrai- tés, nonobstant leurs nombreux équipages et de fortes escortes , et que lui , humble et pauvre piéton, il fut respecté sur toute la route et par les soldats catholiques, et par les soldats héré- tiques. Ce fait n'échappa à personne; on y vit une protection de Dieu.

Dès son arrivée, il fit prévenir le Révérendis- sime Père général par le portier du monastère. Quelques instants après, et bien probablement à sa grande surprise, l'humble abbé vit venir vers lui, pour le recevoir, au nom du général de l'Or- dre, Dom Edmond, prieur de Cîteaux, accompa- gné des anciens religieux. Après une salutation respectueuse et pleine d'affabilité, on le condui- sit d'abord à l'église, et de au pavillon des Hôtes.

Cette réception si honorable et qui sortait des habitudes, était incontestablement le signe d'une transformation soudaine, opérée dans les esprits. Dieu, bien sûr, avait éclairé Dom Bouche- rat, digne religieux d'ailleurs, qui pour réparer une grave erreur, entendait faire savoir à tout

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le monde qu'il tenait en particulière estime M. l'abbé des Feuillants. Ce changement ines- péré se produisit aussi dans la plupart des délé- gués. Sa vue acheva le retour. On ne vit pas, en effet, en lui ce réformateur singulier, inexorable, sans pitié pour la nature humaine, mais un reli- gieux simple, modeste, doux surtout, foncière- ment pieux, s'appliquant à bien faire ce que pres- crivait la règle de Cîteaux. Étant sous une autre juridiction, il s'y soumit absolument quoi qu'il lui en coûtât. Ainsi, on le vit manger de la viande, comme les autres, et boire du vin, chose qu'il n'avait point faite, depuis qu'il avait revêtu le saint habit.

Dans les récréations, dans ses rapports, quoi- que n'interrogeant jamais personne, il répondait néanmoins à tous, en peu de mots, il est vrai, mais avec tant d'humilité et de douceur qu'il laissait comme un parfum céleste dans les âmes. Aussi la cause d'un pareil homme était jugée et gagnée avant la tenue du chapitre.

Il se réunit pourtant. C'était en 1578, plus de trente ans après sa dernière convocation. Cette longue interruption venait des difficultés de la circulation, de la tenue du Concile de Trente, trois abbés de Cîteaux avaient assister. Ce chapitre fut un des plus importants à raison des circonstances. Le saint Concile de Trente venait de réclamer et d'exiger la réforme. Ses décrets

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promulgués étaient obligatoires pour tous. Ce souffle puissant, réparateur et fécond de l'Épouse de Jésus-Christ était passé dans l'âme des capitu- lants. Eux aussi, eux surtout voulaient opérer la réforme, mais une réforme sérieuse qui ramenât la perfection et les grandes vertus. Unanime- ment, on chercha d'abord les moyens d'arrêter le relâchement; plusieurs moyens furent proposés. On parut s'arrêter à celui de porter certaines or- donnances. Un des principaux abbés se leva alors et dit qu'il y avait à son avis un moyen beaucoup plus court et surtout bien plus efficace de corri- ger les abus et.de rétablir l'observance, c'était celui qu'avait employé le R. Dom Jean de la Bar- rière, abbé des Feuillants, en faisant observer littéralement la Règle de leur saint fondateur ; que tous les supérieurs n'avaient qu'à prendre cette détermination et le mal était coupé dans sa racine. Le chapitre applaudit à cette motion; mais comme elle parut plus difficile à réaliser que l'expédient des décrets, on s'arrêta à ce der- nier parti.

Certes, ce fut là, pour notre courageux réfor- mateur, une approbation bien consolante et bien inespérée. De son côté, le général continuait a lui donner des marques de confiance. Pendant la tenue du chapitre, il le nomma son vicaire géné- ral et son visiteur dans la province de Guyenne, de Béarn et de Lauragais.

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Les deux anciens Feuillants, qui étaient venus au chapitre général pour l'accuser et le faire condamner, voyant ce qui venait de se passer, se hâtèrent de fuir et d'aller cacher ailleurs leur honte. Leur ancien supérieur, muni des pièces authentiques qui établissaient leur culpabilité dans de véritables crimes, apprenant leur fuite précipitée n'en voulut saisir ni le chapitre, ni le général. Il aima mieux les abandonner à la jus- tice de Dieu.

Le chapitre terminé, Jean de la Barrière, à son départ, reçut des pères des adieux encore plus honorables que n'avait été leur accueil. Dom Nicolas Boucherat, qui l'avait loué publi- quement dans plusieurs circonstances, lui dit avec un affectueux sourire en l'embrassant : « Monsieur des Feuillants, j'espère que vous trai- terez les religieux et les religieuses que j'ai sou- mis à votre juridiction, avec plus d'indulgence que vous n'avez fait les vôtres. Vous trouverez bien des mauvais débiteurs. Vous ferez bien de n'exiger que ce que vous pourrez tirer, de peur qu'en voulant le tout, vous ne perdiez encore le peu de bien qu'il leur reste. »

Après avoir pris congé du général, Jean de la Barrière voulut rentrer aux Feuillants à pied, en priant et prêchant, comme il avait fait en ve- nant. Mais auparavant il voulut venir se pros- terner devant le tombeau de saint Bernard, pieu-

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sèment gardé à Clairvaux. Rarement ces cendres glorieuses reçurent une visite plus digne d'elles ; car le bienheureux réformateur fut, sous tous les rapports, le fils le plus digne et le plus illustre de saint Bernard.

CHAPITRE X

Premier novice de la réforme. Après deux ans d'attente, les sujets se présentent en grand nombre; ils appartien- nent, pour la plupart, aux premières familles de France. La règle de saint Benoît est interprétée dans son sens le plus rigoureux; sur le désir unanime des religieux, elle est même dépassée. Austérités extraordinaires; silence perpétuel. Vertus admirables. Manière de chanter, de faire les cérémonies et de recevoir les étrangers. Dom Jean de la Barrière forme les religieux à la prédication. Fruits qu'ils opèrent. Leur manière de mourir. Appari- tion de plusieurs d'entr'eux après leur mort. Dangers courus par l'abbé et le couvent.

Le retour de l'abbé réjouit, on le pense bien, la petite et fervente communauté, ainsi que les gens de bien de la contrée. On savait que son arrivée au Chapitre général avait été un vérita- ble triomphe ; qu'au lieu de le blâmer, on l'avait universellement approuvé , et que la prudence seule avait empêché les membres du chapitre d'imposer directement sa manière de faire. Ses nouveaux titres désarmaient et confondaient ses ennemis. Quant à lui, plus sensible que personne à cette protection de Dieu, il n'entendit se servir

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de cette glorieuse approbation que pour mieux réaliser ses desseins.

Son cher fils , le Frère Alexis , étant arrivé au terme de sa probation, fut admis à la cérémonie de la profession. L'abbé voulut donner à cette première profession de la réforme une solennité spéciale. Il convoqua, pour ce jour, toute la no- blesse des environs et les officiers de l'Abbaye, et les fit traiter magnifiquement. Après cette cé- rémonie, qui le rendit si heureux, il attendit l'heure de Dieu.

Cette heure tardait à sonner. Il passa deux ans sans recevoir aucun sujet. Son Fils spirituel lui communiquait, de temps en temps, son étonne- ment, et vers la fin, son abattement. Celui-ci, pour le consoler, lui citait l'exemple de saint Etienne, premier père de l'Ordre, qui avait passé quinze ans avec une petite communauté comme la sienne, et à qui Dieu envoya tout d'un coup saint Bernard avec trente gentilshommes, et, plus tard, beaucoup d'excellents sujets. Un jour qu'ils tenaient encore la même conversation, le bien- heureux père, prenant tout à coup un air inspiré, lui assura qu'il recevrait sous peu de nombreuses demandes; que Dieu poussait vers les Feuillants plusieurs âmes généreuses et avides de perfection, et que si ces âmes, contre tout espoir, étaient infidèles à leur vocation, ces piliers, en mon- trant le cloître, seraient changés en religieux.

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Peu de jours après, un chevalier de Malte, nommé Jean-Jacques de Loupes, proche parent de l'amiral de Joyeuse , l'un des premiers sei- gneurs de la Cour, et âgé de vingt-six ans, se présenta et demanda à être admis. Ce brillant seigneur fut comme la pierre fondamentale de la réforme ; il fut, en effet, son plus zélé et solide coopérateur, et, jusqu'à la fin de sa vie, un reli- gieux modèle. Après ce chevalier de Malte, il vint tout d'un coup un grand nombre de postu- lants, qui appartenaient, pour la plupart, aux premières familles de France.

La communauté étant suffisante et augmen- tant tous les jours, le saint réformateur com- mença à organiser le service, comme il doit l'être dans un monastère. Pour pouvoir congé- dier les serviteurs séculiers, il fit apprendre à ses religieux à faire le pain, la cuisine et les autres choses nécessaires dans un couvent. Il établit la séparation qui doit exister entre les profès et les novices, et fit bâtir à cette fin deux dortoirs.

Il s'occupa spécialement des novices. était l'avenir; il voulut, pour le moment, en être le Père-Maître. Son premier soin fut de leur ap- prendre à faire oraison. Il leur préparait lui- même, tous les jours, le sujet de la méditation ; indiquant soigneusement toutes les pensées qui devaient le remplir et les affections qui devaient en découler. Après le pieux exercice, il leur en

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faisait rendre un compte très exact. Il ne renon- çait à ce saint travail que lorsqu'il les voyait bien formés à cette science fondamentale de la vie spirituelle ; alors il paraissait se retirer, pour les abandonner à l'action complète de Dieu.

Cette flamme sacrée, si bien allumée, grandit tous les jours d'une manière inespérée. Elle com- muniqua à toutes ces belles âmes un désir des plus ardents pour la perfection. Le prudent supé- rieur, l'ayant bien constaté, voulut lui donner sa base naturelle : V amour et la pratique de la Règle. Pour le leur faire bien comprendre, il leur disait : « Que quand ils parleraient le langage des anges, qu'ils convertiraient le monde par leurs prédications; qu'ils surpasseraient, par leurs pé- nitences, les tourments des martyrs, s'ils n'ob- servaient pas leur règle, ils ne seraient jamais ni religieux, ni parfaits. » Entraînés par ces exhor- tations , les postulants prirent pour cri de la ré- forme ces quatre mots : Pro sancta régula ser- vanda^ (P. S. R. S.). Elles furent gravées sur le marbre, à l'entrée du monastère ; écrites en gros caractères dans tous les endroits de la maison , placées en tête de toutes les lettres, et servirent de frontispice à tous les actes publics.

Dans les salles l'on se réunissait, le supé- rieur fît dresser un trône avec un dais; ce fut

Pour l'observation de la sainte règle.

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pour recevoir le livre de la règle. Toutes les fois que les religieux revenaient d'un exercice et se réunissaient de nouveau, on en lisait un chapitre. Le Père abbé d'abord, plus tard les doyens, di- saient toujours quelque chose sur le texte qu'on venait de lire. Il se tenait, de plus, un Conseil tous les jours, l'on cherchait à en bien péné- trer le sens; chacun devait y dire son sentiment; puis tous cherchaient à découvrir ce que la règle pouvait indiquer de plus rigide et de plus parfait.

La ferveur devint si grande qu'on ne voulut plus agir que selon cette dernière interprétation. Le prudent supérieur, entrevoyant les inconvé- nients d'une pareille austérité, voulut la modé- rer. Ses fils spirituels lui objectèrent le dernier chapitre de la règle saint Benoît déclare qu'elle n'est qu'une ébauche de la vie monasti- que, bonne pour des novices; mais quant aux religieux qui veulent vraiment avancer dans la voie de la perfection, il les renvoie aux exemples des premiers anachorètes.

Vaincu par leurs instances, Jean de la Barrière consentit à la suppression du vin, du poisson, des œufs, du lait, du beurre, de l'huile, du sel et de toutes sortes d'assaisonnements. Leur nourriture ordinaire se composa : l°de douze onces de pain, fait avec du seigle, de l'orge, des fèves et du blé noir, et pire que celui que les bergers donnaient à leurs chiens; d'une portion d'herbes cuites,

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entraient souvent des orties et des chardons. On avait soin, en les triant, de mettre de côté, pour les hôtes et les malades, les blettes et les épinards. Mais bientôt leur nourriture la plus or- dinaire devint une bouillie d'avoine, faite simple- ment avec de l'eau.

Les jours de jeûne commandé par l'Église et ceux que la règle prescrivait, allant de la fête de la Sainte-Croix à Pâques, on ne faisait qu'un re- pas, qu'on prenait habituellement vers les trois heures, assez souvent vers la fin du jour. Quant aux jeûnes du Carême, on ne s'autorisa à pren- dre que du pain et de l'eau. Le feu disparut de toutes les salles et cellules ; il ne fut conservé que pour les malades, à l'infirmerie.

« Avec une pareille vie, disent les Mémoires du temps, l'amour des souffrances était si grand en plusieurs qu'ils forçaient l'abbé à leur permet- tre (dans le carême en particulier) de passer deux ou trois jours de suite sans manger et sans dimi- nuer le travail ordinaire et les autres austérités. Il y en avait qui, le premier jour du carême, fai- saient leur repas de quarante-six bouchées, et en retranchaient une tous les jours jusqu'à Pâques. »

« Il n'était pas permis aux prédicateurs, qui prêchaient aux environs, de prendre même une goutte d'eau en dehors du monastère. Ils reve- naient le soir après avoir prêché , et ne trou- vaient en carême que la livre de pain noir avec

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de l'eau, et dans les autres temps un peu de bouil- lie d'avoine, ou un peu de racines et quelques lé- gumes réchauffés. »

« Ils ôtèrent les tables du réfectoire et mangè- rent à terre, à genoux. Ils mirent une partie de leur grossière serviette par terre, l'autre sur eux pour conserver leurs habits. Ils burent dans des gobelets de terre ou de bois, et ceux qui le vou- laient dans des crânes de mort. Leur lit était la terre ou quelques planches pour les plus délicats, avec une seule couverture de grosse laine, mêlée de poil de chèvre; leur chevet une pierre ou leur siège renversé. Quelques-uns cachaient sous leurs couvertures des têts de pots, des tuiles cassées, sur quoi ils se couchaient. »

« Ils ne dormaient que quatre heures de la nuit. Plusieurs, trouvant que c'était trop, obte- naient d'en retrancher quelque partie, pour l'em- ployer à l'oraison. Pendant l'office de la nuit, qui durait trois heures , il y avait des inspecteurs commis par l'Abbé pour observer ceux qui s'en- dormaient, et les réveiller avec des orties ou des épines dont ils leur frappaient la tête. Presque tous portaient des haires et des cilices fort pi- quants. Leurs disciplines étaient si rudes et si fréquentes qu'on voyait la terre rougie de leur sang. Lorsqu'ils ne pouvaient obtenir de l'abbé quelque pénitence extraordinaire, ils se dédom- mageaient dans ce qui leur était permis; par

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exemple, de choisir les portions les plus petites, de ne manger qu'un certain nombre de morceaux ; au dîner, de se priver, dans l'espoir de prendre un peu plus le soir, et le soir venu, de prendre encore très peu, dans l'espoir de se lever plus lé- gèrement à Matines1. »

Et dire que ces anges étaient inquiets sur leur sensualité, et s'accusaient souvent, dans les coul- pes, de gourmandise et d'avidité!

Un grand seigneur, père du chevalier de Malte dont nous avons parlé, vint aux Feuillants, vers cette époque, pour voir son fils. Il s'entretint lon- guement avec lui, parcourut les dortoirs, examina la nourriture. Après cet examen, en proie à une douleur qu'il ne put maîtriser, il s'écarta pour verser des torrents de larmes. Quand il put pro- noncer quelques paroles, on l'entendit s'écrier, avec un accent déchirant : « Il faut donc que je sois dans cette situation désolante de souhaiter à mon propre fils, une couche aussi commode, et un pain aussi bon que l'ont mes chiens dans ma maison! »

Saint Benoît n'ayant rien déterminé sur la forme et la couleur de l'habit, l'abbé, trouvant que celui qu'on portait était incommode et trop coûteux, le changea en une tunique de laine blan- che et grossière, courte, et serrée sur les reins

\. Ms. de la Bibliothèque nationale, pp. 273-276.

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par une corde. Les religieux ayant désiré aller nu-tête et nu-pieds dans le monastère, il fut ré- glé qu'il y aurait, à la chambre de la porte, des capuces et des sandales de bois pour ceux qui sortiraient.

Pour obtenir un plus grand détachement, même dans une pauvreté extrême, le réformateur vou- lut que les habits fussent communs à tous et qu'on changeât, tous les samedis, les bréviaires, les chapelets, les couvertures de lit et les sièges.

Ayant encore observé que saint Benoît ne donne pas de cellules particulières aux moines, il fit abattre celles qui existaient et ne fit plus former que des dortoirs communs.

S'inspirant toujours du saint fondateur, il divisa la communauté en doyennés, composés de vingt ou trente religieux, à la tête desquels il plaça des anciens, jouissant d'une réputation fondée de pru- dence et de zèle. Ils devaient le consulter en tout, ne rien commander que par son ordre, et lui ren- dre compte de tout. 11 les visitait continuelle- ment. Les dimanches et jours de fête, tous les doyennés se réunissaient pour passer le jour en- semble, chanter les offices, manger au même ré- fectoire, assister au sermon et aux conférences spirituelles. Dans la semaine, ils ne se réunis- saient qu'à l'église pour y chanter la grand'- messe.

Un autre point d'une grande importance oc

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cupa notre zélé réformateur : ce fut le silence. Saint Benoît l'avait imposé à certaines heures; il lui sembla que la réforme aurait un fondement indestructible s'il pouvait l'asseoir sur un silence presque perpétuel. Connaissant la nature hu- maine, il savait que rien ne lui coûte comme de ne pas parler, et quelque chose lui disait inté- rieurement que la réforme ne durerait qu'autant que durerait le silence. Il en fit la proposition; elle fut acceptée.

Il imagina dès lors des méthodes ingénieuses qui permissent de se communiquer tout ce qui était nécessaire, sans parler. Ainsi il plaça dans les lieux de réunion des alphabets, dont les let- tres combinées avec des chiffres indiquaient à chaque religieux ce qu'il avait à faire au chœur, au travail, au réfectoire, à la cuisine et ailleurs. Il y avait aussi des signes et des gestes modestes qui permettaient de se communiquer ce que l'ob- servance et l'obéissance exigeaient. Le Père abbé voulut pourtant que les religieux parlassent ou répondissent quand les signes ou les gestes ne suffisaient point, ou que les personnes qui les in- terrogeaient pourraient être attristées de leur silence. Ces points réglés, il fut statué que les infractions à la loi du silence seraient punies plus sévèrement que les autres.

Mais la pénitence corporelle et le silence de- vaient surtout conduire les religieux, dans la

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pensée de leur bienheureux Père, à la pratique de l'humilité, de l'obéissance et de la charité. Voici le tableau de ces vertus qu'en tracent les Mémoires du temps.

« L'abbé, de son côté, pour faire croître l'hu- milité et l'obéissance de ses religieux, leur don- nait quelquefois pour doyens déjeunes novices et même, pendant ses petites absences, laissait ces derniers comme supérieurs en sa place. Il était bien édifiant de voir des anciens vénérables et des prêtres parler à genoux à ces jeunes supé- rieurs, leur baiser les pieds, leur demander la bénédiction et des permissions pour les moindres choses, avec cet abaissement sincère et profond qui ne se doit qu'à Dieu , qu'ils voyaient par la foi et qu'ils adoraient dans ces novices. Ils cou- raient à ces enfants pour les moindres fautes qu'ils faisaient dans les cérémonies et le chant, car on n'en faisait guère d'autres dans cette sainte communauté, et leur en demandaient, à genoux, la correction et la pénitence. Si ces no- vices, dans leurs répréhensions, élevaient tant soit peu la voix, avec quelque altération de zèle, ces prêtres, ces anciens vénérables se proster- naient à leurs pieds, le visage contre terre, et ne se levaient point que l'émotion de ces jeunes supérieurs ne fût apaisée et qu'ils n'eussent reçu de leur bouche une pénitence qui les assurât du pardon. »

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« Ils en usr ' ~*t de même entr'eux; la charité et l'humilité les rendaient tous inférieurs et su- périeurs les uns des autres, sans distinction d'âge et de mérite. Dès qu'ils apercevaient en leurs frères le moindre chagrin ou mécontentement dont ils croyaient être tant soit peu la cause, ils se prosternaient devant eux et ne se relevaient point jusqu'à ce que ces frères les eussent amou- reusement embrassés. »

« Les jeunes se mettaient toujours à genoux devant leurs anciens quand ils leur parlaient ou qu'ils les rencontraient ; ils leur demandaient la bénédiction, inclinés profondément. S'ils étaient assemblés en quelque lieu et qu'un ancien y sur- vînt, tous les jeunes se mettaient à genoux et ne se relevaient point qu'il ne le leur eût commandé; ils ne s'asseyaient devant lui qu'il ne le leur eût permis1. »

L'augmentation des religieux, l'affluence des hôtes et des mendiants déterminèrent Jean de la Barrière, pour pouvoir accueillir tout le monde, à imposer le travail des mains à ses moines. On y consacra tout le temps laissé libre par les offi- ces et les exercices spirituels. Ce travail consis- tait à faire des bas et des bonnets, à préparer, à carder et à filer la laine, dont ils fabriquaient les draps. Les religieux devinrent, sous peu, très

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, pp. 319-321.

habiles dans ce genre de confection. Aussi leurs marchandises eurent-elles promptement de la vogue et s'écoulèrent rapidement. Elles avaient, en effet, deux qualités, fort appréciées dans tout les pays, la bonne qualité et le bon marché.

Ces revenus, joints à ceux de l'abbaye, permi- rent à l'abbé de recevoir les nombreux postu- lants qui se présentaient, de faire de nouvelles constructions et de satisfaire toute sa charité, toute sa générosité à l'égard des pauvres et des étrangers.

Ceux-ci affluaient aux Feuillants de toutes les parties de la France. L'œuvre du saint réforma- teur était connue de tous côtés. Les uns, en ap- prenant cette vie merveilleuse, bénirent Dieu et voulurent se donner la consolation, avant de mourir, de venir voir ce saint spectacle. D'au- tres firent de l'abbaye un objet de pèlerinages, et, voyant de près cette ferveur angélique et ces austérités des premiers anachorètes, demandè- rent, comme une grâce, d'y finir leurs jours. Le plus grand nombre y était attiré par la curiosité. Le merveilleux, en effet, a toujours intrigué les esprits, et, ce qu'il y a de frappant, c'est que ce sont souvent les hommes les plus mondains et les plus ennemis de la pénitence, qui se sentent le plus fortement poussés à aller contempler le mystère et la sainteté du cloître. Comment expli- quer ce goût marqué du public pour toute œuvre

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sérieuse, en littérature et au théâtre, qui a pour objet un monastère et tout ce qui s'y rapporte? Mais, au fond , dans ces visites aux asiles de la prière et de la grande pénitence, n'y a-t-il pas, dans les desseins de Dieu , comme un germe de sainteté déposé dans l'àme et qui porte son fruit en son temps?

Il venait aussi des visiteurs plus sérieux. De- vant le bouleversement du monde moral et matériel, opéré par le protestantisme, bien des âmes droites étaient travaillées par le doute et l'hérésie. L'un des arguments les plus forts, dont on se servait contre la vérité catholique, était le relâchement de ses enfants, surtout la vie répré- hensible, souvent scandaleuse, de trop de prêtres et de religieux. Or, cet argument, habilement présenté, séduisait bien des âmes qui ne vou- laient plus appartenir à ce qu'on appelait une église gangrenée. L'important donc, au milieu de ces tristesses, de ces luttes ardentes, était de ré- futer, par des faits, ces accusations trop souvent fondées. Et certes, au monastère des Feuillants, la réfutation était victorieuse.

Les historiens du temps rapportent, en effet, que de grands controversistes s'appuyèrent sur la vie des moines des Feuillants pour démontrer que Dieu était toujours dans son Église, et qu'il n'y avait que lui qui put inspirer et soutenir de pareilles vertus et de pareilles austérités dans

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des hommes appartenant, pour la plupart, à la partie la plus brillante et la plus délicate de la société. L'intelligent et zélé réformateur avait peut-être entrevu cette précieuse conséquence, et, tout en pratiquant largement la plus chré- tienne hospitalité, il disposa toutes choses pour que la réception des pèlerins et des hôtes fût un véritable apostolat.

Voici , du reste, comment se faisait la récep- tion ; nous en empruntons la description aux relations du temps.

« Le portier, qui était un religieux âgé et con- venable, recevait les hôtes à la porte à genoux, et les conduisait en silence à l'église. De là, il les menait dans l'appartement des hôtes , l'hô- telier les recevait de même à genoux , sans par- ler, et leur lisait quelque chose de la doctrine chrétienne ou de Thomas à Kempis, selon leur qualité, après quoi il les laissait en liberté. »

« Sur le soir, l'abbé y venait avec quelques religieux, qui étaient encore à jeun comme lui, pour manger avec les hôtes. On les servait fort proprement, abondamment, et même délicate- ment, avec de la viande dans le commencement, parce que la règle ne détermine pas la nourri- ture des hôtes. Plus tard , ne pouvant plus suffire à de pareilles dépenses, il fit servir en maigre et plus frugalement. L'abbé et ses religieux se pla- çaient au bout de la table et y mangeaient, à

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genoux, leur pain noir et leurs herbes et n'y bu- vaient que de l'eau. L'abbé, du reste, excitait les hôtes à manger, les servait même pour leur ôter cet embarras les mettait l'exemple de sa pénitence et toutes ces cérémonies si dévotes. »

« Pendant une partie du repas, un religieux lisait quelque livre de piété, comme Grenade ou autres semblables, qui traitaient des vanités du monde, des quatres Ans dernières et de l'impor- tance du salut. L'abbé attendait que la lecture fût finie, ou il l'interrompait pour faire quelque réflexion proportionnée à la qualité des assis- tants. Ces petites prédications étaient vives et affectueuses et portaient toujours dans leur cœur une partie de ce feu divin dont le sien était brûlé. »

« Le souper étant fini, il venait des religieux avec des bassins et des cuvettes, pleines d'eau chaude et d'herbes odoriférantes, pour laver les pieds aux hôtes. Ces religieux, instruits par l'abbé, savaient si bien faire avec leurs manières engageantes que personne ne pouvait s'en dé- fendre. Tandis que les uns lavaient et essuyaient les pieds des pauvres comme des riches, les autres chantaient mélodieusement des psaumes. Cette charité, cette humilité, cette lecture, ces exhor- tations, ce chant, cette modestie et cette péni- tence touchaient tellement les étrangers, qu'ils sortaient hors d'eux-mêmes et s'en allaient tout

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changés dans le cœur. Il prenait même envie à plusieurs de rester pour mener une semblable vie. »

« Pierre de Villars, pour lors évêque de Mire- poix, peu de temps après archevêque de Vienne, qui avait tous les talents que l'Église souhaite dans un prélat, voulut aller voir de ses propres yeux ce grand miracle ; comment notre abbé avait pu faire revivre la première ferveur de Cîteaux dans le monastère le plus relâché de tout Tordre. Il vint à Feuillants avec son frère l'abbé, qui fut son successeur, et son neveu déjà nommé à l'évê- ché d'Agen. Il y passa dix jours. Son admiration redoublait à chaque instant, quand il considérait les merveilles de la grâce. Cette joie si active et si universelle, avec ces austérités effroyables; ce grand ordre et cette ponctualité en tout, avec ce profond silence; ce chant élevé, ferme et mé- lodieux avec ces visages pâles et décharnés ; cette modestie si auguste dans toutes les cérémonies; ce grand nombre de religieux, si différents dans le siècle, que la charité avait rendus tous frères; enfin ce nouveau monde, des hommes de chair, ayant tout à fait perdu les manières et les incli- nations du vieil homme, vivaient tous de la vie nouvelle de Jésus-Christ. »

« Ce grand prélat fut si touché de ce spectacle, qu'il forma le dessein d'y finir ses jours. Il pria très instamment notre abbé de le vouloir ad-

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mettre au nombre de ses novices. Mais comme l'abbé [ne cherchait en tout que Jésus-Christ, il examina cette proposition selon les règles de la charité. Il déclara humblement au prélat qu'elle lui avait été inspirée par le démon pour l'enlever à l'Eglise... Ce grand prélat reçut le refus avec autant de douleur que de soumission. Avant de quitter ce sanctuaire, il voulut embrasser tous les religieux et les novices en particulier. Il sen- tit déchirer son cœur, en les quittant, et les lar- mes qu'il versa furent le sang de cette plaie qui ne se ferma jamais1. »

La sollicitude de Jean de la Barrière se porta aussi sur le chant, les cérémonies, la décence et l'ornementation du lieu saint.

Quant au chant, afin de le rendre plus simple et plus expressif, il le réduisit à deux ou trois tons, sur lesquels on chanta les messes et tous les offices. Il les fit choisir par d'habiles musiciens, parmi les chants de l'ordre. Quand les religieux, d'ailleurs bien exercés, commencèrent à le faire entendre, la mélodie en parut si pieuse, que les fidèles , vivement émus , accoururent en gran,d nombre. On assure que plusieurs se levaient pen- dant la nuit pour jouir de cette sainte émotion. Ce qu'il y a de certain, c'est que lorsque les Feuillants furent établis à Paris, Henri III et

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, pp. 301-303.

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toute la Cour, après les avoir entendus chanter, déclarèrent hautement qu'ils préféraient ce chant à leur musique. Des pécheurs, à ce qu'on raconte, furent convertis en l'écoutant. Ces résultats ne doivent pas surprendre. L'Église, de tout temps, a porté sa sollicitude sur \e chant religieux. Elle a entendu en faire une des formes les plus tou- chantes et les plus expressives de la prière chré- tienne. Il est certain que le chant catholique bien exécuté, saisit l'âme, l'agite mystérieusement, et lui fait produire des sentiments de supplication et d'amour, qui élèvent irrésistiblement vers Dieu.

A ces vues sur le chant religieux , Jean de la Barrière joignait un bon goût naturel. Il avait une belle voix et la gouvernait bien. Il ne voulut jamais que ceux de ses religieux, qui avaient une voix désagréable ou qui manquaient d'oreille, chantassent seuls. D'un autre côté, il utilisait, pour la beauté des cérémonies, tous ceux qui pouvaient se faire entendre agréablement. Ainsi pour les grandes solennités et pour toutes les fêtes de la Très Sainte Vierge, il formait plu- sieurs chœurs, qu'il plaçait en divers endroits de l'Eglise et qui se répondaient.

Il donna également ses soins à la beauté des cérémonies. Il y avait grand'messe tous les jours et deux pour les fêtes. Il officiait, ces jours-là, pontificalement, entouré de seize ministres. Sa

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dignité était si grande, sa piété si expressive, que les assistants ne pouvaient se lasser de le contempler. Ce qui achevait de les émerveiller, c'étaient les instructions qu'il avait l'habitude de faire après l'évangile. « On ne peut exprimer, dit un novice dans ses mémoires, la grâce qu'il avait à prêcher. Il semblait aller prendre ses interpré- tations dans le paradis, et avait une telle force pour persuader que l'on voyait les âmes bondir de joie et de contentement, et comme ledit sieur abbé pleurait tant, il parlait de cœur et d'affec- tion, surtout quand il parlait de la passion de Notre-Seigneur, qu'il faisait souvent venir à pro- pos, aussi tirait-il des larmes des yeux de ses auditeurs. Au sortir du sermon, chacun se sen- tait échauffe de l'amour de Dieu, et à le servir avec autant de zèle comme s'il ne faisait que com- mencer. »

On peut présumer, après de pareils exemples et une telle vigilance, avec quelle ferveur les re- ligieux célébraient l'office. Voici comment le Père Alexis, le premier novice de la réforme, en parle dans Ses Mémoires :

« Nous étions si affectionnés à chanter les louanges de Dieu, tant de nuit que de jour, que nous aurions quitté volontiers le boire et le man- ger, pour faire cet office des anges. Nous y trou- vions tant de plaisir que nous n'aurions jamais voulu faire autre chose. Nous expérimentions la

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vérité de ce que l'abbé nous disait souvent : qu'il avait reçu dans les offices, les plus grandes grâ- ces et que le chœur est pour un bon religieux ce qu'une bonne hôtellerie est à un voyageur las et harassé; que c'est que son âme se délasse, se rétablit et oublie toutes les amertumes de la pé- nitence. Et bien de mes frères m'ont avoué qu'ils recevaient plus de lumières et de touches de Dieu, pendant l'office, que dans le temps de l'orai- son, quoiqu'ils fussent bien expérimentés dans cet exercice. »

« Notre dévotion était si grande, en chantant, que nous ne pouvions retenir nos larmes, quelque effort que nous fissions. Notre cœur était comme embaumé de l'âme de Dieu, qui animait notre vie, et rendait notre chant fort dévot et fort tou- chant. Notre révérence et notre recueillement nous rendaient immobiles comme des statues; pour les moindres fautes qu'on commettait dans le chœur ou les cérémonies, on baisait la terre à sa place, et pour les autres on s'allait prosterner le visage contre terre devant celui qui présidait au chœur, et on ne se relevait point qu'on n'en eût reçu le signe... Chacun, en entrant au chœur, devait se proposer quelque ministère de la vie et de la passion de Jésus-Christ pour le méditer. Quand on y prononçait le nom de Jésus ou de son sacré sang, on s'inclinait très profondément, et on se sentait épris de douleur de ses péchés,

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qui l'avaient obligé de le verser jusqu'à la der- nière goutte f. »

Quand la communauté fut ainsi organisée, le réformateur tourna son zèle du côté des âmes. Il n'ignorait pas que la grande plaie de son temps était le peu d'instruction en matière religieuse, et le danger, les progrès du protestantisme. Il com- prit dès-lors que tout couvent, ramené à la fer- veur primitive, ne devait pas être seulement un foyer de sainteté personnelle et une médiation puissante entre Dieu et les hommes, mais encore, autant que possible, une école d'apostolat.

Il forma donc un certain nombre de ses reli- gieux à la prédication. Ayant jugé à propos de supprimer les études, il ne leur accorda d'autre préparation que l'Oraison , la lecture des livres de piété, surtout celle de la Bible, qu'il avait soin de leur expliquer. « Et pourtant, dit un auteur2, remplis des lumières et des ferveurs de cet apô- tre, ils allaient semer la divine parole et recueil- laient une moisson surprenante... Ils réussissaient parfaitement et contentaient les auditeurs les plus savants par la doctrine élevée qu'ils prê- chaient, et la manière édifiante avec laquelle ils

1. Manuscrit de la Bibliothèque nationale, pp. 290-292.

2. La conduite de Dom Jean de la Barrière, 'premier abbé et instituteur des Feuillants, durant les troubles de la Ligue et son attachement au service du roi Henri III, par un religieux Feuil- lant. A Paris, chez François M. Muget, imprimeur et libraire, rue de Notre-Dame, à la Croix-d'Or. M. DC.XCIX. pp. 70, 73.

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s'exprimaient. » Leur vie, pendant les missions, nous l'avons déjà vu, était aussi austère qu'au couvent. Cette manière de vivre et de se préparer recevait une bénédiction spéciale de Dieu, à la- quelle ne peuvent prétendre ceux qui ne les imi- teraient pas. C'est pourquoi, en l'état ordinaire, il faut bien se souvenir que le pain de la parole, comme celui du corps, doit être préparé à la sueur du visage.

Est-il étonnant que de pareils religieux fissent de saintes morts? Ce jour, redoutable pour tous, était, dans ce monastère de prédestinés, un jour de bonheur. Quand l'un d'eux approchait de sa fin, on le transportait sur le pavé de l'église, re- couvert d'un peu de paille et de cendres. C'est que Notre-Seigneur venait le visiter une dernière fois sur la terre, par le saint viatique, et que l'extrême -onction venait purifier, s'il en était besoin, son corps décharné par d'effrayantes pé- nitences. Ses frères, réunis autour de lui, tantôt priaient, tantôt écoutaient les paroles de sa foi et de son humilité. C'était déjà un habitant du Ciel, plongé dans l'éternelle lumière, et conversant encore avec ceux de la terre. Dans le silence, on voyait son regard mourant aller du Tabernacle à la chapelle de la sainte Vierge. Et là, ni du côté de celui qui mourait, ni du côté de ceux qui vi- vaient encore, on ne voyait ni frayeur, ni afflic- tion terrestre. La paix du Christ planait sur eux.

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C'étaient les vaillants de l'amour divin, venant assister l'un d'entre eux dans son dernier combat, et enviant son bonheur d'aller voir sitôt leur Bien-Aimé. Oh ! que leur Père était admirable dans ces moments!

Il eut la consolation, étant seul ou avec d'au- tres frères, de voir quelques-uns d'entre eux après leur mort. Les mémoires de l'ordre sont tellement précis sur ce point, et appuyés sur de tels témoi- gnages que nous ne pensons pas être téméraire en les rapportant.

Dom Alexis assure, dans les Mémoires déjà cités, qu'il s'était trouvé dans la compagnie de son bien-aimé Père, à plusieurs de ces appari- tions, particulièrement à celle du premier reli- gieux qui mourut dans la réforme. Dom Geofroi, qui avait été un des plus ardents opposants de l'abbé, arrivé à l'heure de la mort, se crut obligé de proclamer la sainteté de celui qu'il avait tant poursuivi et même persécuté, et qui l'avait pré- cédé au jugement de Dieu. A ce souvenir, qu'il avait fait du reste oublier pur une vie édifiante, il ne put contenir ses sanglots et ses larmes. Re- mis de son émotion, il assura, avec serment, qu'il se trouvait avec le bienheureux Père, lorsque le premier religieux de la réforme leur apparut après sa mort. Il était environné de gloire et de lumière et resta constamment dans le silence. Il leur fal- lut un peu de temps avant de le reconnaître.

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« Plusieurs autres religieux ont laissé leur té- moignage avec leur serment de s'être trouvés à plusieurs semblables apparitions. Les frères qui lui servaient la messe et ceux qui l'entendaient en voyaient souvent qui le venaient remercier, pendant le saint sacrifice, de leur délivrance du purgatoire1. »

Prévoyant l'approbation prochaine de cette réforme, Satan inspira deux projets criminels qui avaient pour but, l'un de faire assassiner Jean de la Barrière, dans un de ses voyages; l'autre, de piller le monastère et de massacrer les religieux.

Vers 1583, l'abbé devait aller prêcher le Ca- rême à Carcassonne. On prévint les religieux que des hérétiques avaient résolu de le tuer. Juste- ment alarmés, ils firent auprès de leur vénéré Père toutes les instances possibles pour l'empê- cher de partir. Ils n'obtinrent rien. N'ayant au- cune peur des hommes, il aurait cru, en les écou- tant, se défier de cette protection divine qui ne lui avait fait jamais défaut. Il partit donc le jour fixé, en parfaite santé. Le soir, à la couchée, il fut atteint d'une grosse fièvre, qu'il voulut mépri- ser, à son ordinaire, résolu de poursuivre le len- lemain son voyage. Il l'essaya, en effet; mais la fièvre redoubla tellement qu'il fut obligé, cette fois, de rebrousser chemin. Quand il la sentit di-

I. Ms de la Bibliothèque nationale, p. 323.

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minuer, il reprit sa route; mais cette messagère de la miséricorde divine se révéla de telle façon qu'elle augmentait quand notre courageux voya- geur avançait, et diminuait quand il reculait. Cette lutte et cette fièvre le réduisirent à une faiblesse extrême, qui seule put le décider à se faire rap- porter aux Feuillants.

Un seigneur, voisin de l'abbaye, voulant se livrer au brigandage, avait fait bâtir comme une forteresse. Il fît à l'abbé une demande tellement injuste qu'il dût la lui refuser. Piqué au vif, le fier et vicieux seigneur résolut de se venger et le fit savoir à Jean de la Barrière. Il s'entendit aus- sitôt avec un capitaine de huguenots, nommé Romulus, qui, à la tête de sa bande, ravageait le Midi, pillait et brûlait les églises et les monas- tères, surtout massacrait sans pitié tous les prê- tres qu'il pouvait atteindre. Dans ce moment il saccageait le comté de Foix. C'est qu'on vint le trouver et qu'on convint de se porter à l'ab- baye à une nuit déterminée, pour la piller, tuer les religieux et s'emparer de toutes ses possessions.

A quelques jours delà, les habitants de Saubens virent une troupe armée s'arrêter, à l'entrée de la nuit, sur la rive droite de la Garonne et y établir leur camp. Un des domestiques du château, poussé par une curiosité bien naturelle, s'appro- cha et parvint à lier conversation avec un des soldats.

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Celui-ci, désireux de le faire profiter du butin, lui fit la confidence du complot. Le serviteur de M. de la Hilière, ayant pu s'écarter un instant sans éveiller les soupçons, vint tout raconter à son maître. Excellent catholique et ami particulier cle l'abbé, M. de la Hilière partit sur-le-champ et arriva aux Feuillants après le dîner. On prit sans retard toutes les mesures pour préserver l'ab- baye. Plus préoccupé de ses chers enfants que de lui-même, le Père abbé manda M. d'Aulin, homme dévoué et courageux, et le chargea, avec ses amis et les habitants du pays, de la défense du monas- tère. Ces mesures prises, il réunit les religieux en chapitre, les prévint du complot et les conjura de quitter la maison. Quant à lui, seul coupable, il resterait et accepterait une mort qu'il n'avait que trop méritée. A ces mots, tous sans exception se jetèrent à ses pieds, et lui dirent en pleurant qu'ils ne le quitteraient pas, et qu'ils aimeraient mieux mourir avec lui que de vivre sans lui. Tou- ché de cette résolution, il les conduisit devant le Saint-Sacrement; ils y passèrent jusqu'au soir, se préparant avec calme à une mort prochaine.

L'heure du coucher étant venue, l'abbé les en- voya se reposer. Lui seul veilla, restant avec les amis fidèles et les habitants, qui étaient accourus au bruit du danger. L'horrible nuit arrive avec ses craintes et ses angoisses; rien ne vint donner l'alarme. L'aurore parut enfin. Les religieux, qui

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avaient tous dormi fort tranquillement, se levè- rent au bruit des marteaux pour aller à Matines. Ils furent surpris de se trouver en vie; quelques- uns en éprouvèrent des regrets.

Le jour venu, l'abbé envoya à Saubens pour avoir des explications. Le batelier raconta que Romulus, ayant voulu descendre de cheval pour entrer dans le bac, fit partir son mousqueton qui le tua sur le coup. Les bandits épouvantés em- portèrent son cadavre et disparurent en un clin d'oeil. A cette nouvelle, le Père abbé réunit de nouveau ses religieux. Cette fois, ce fut pour re- mercier Dieu bien solennellement de la protection manifeste dont ils avaient été l'objet.

CHAPITRE XI

Grégoire XIII, prévenu de la sainte vie des Feuillants, envoie un Bref élogieux à leur abbé. Réponse de celui-ci au Pape. Deux religieux sont envoyés à Rome pour solliciter l'approbation de la réforme. Pendant ce temps, Grégoire XIII meurt et Sixte-Quint monte sur le trône. Il reçoit bien les délégués et leur fait espérer une prochaine approbation. Lettres de plusieurs cardinaux à Jean de la Barrière. Bref d'approbation. Catherine de Médicis, reine-mère, entend prêcher l'abbé à Toulouse. Elle entre en relations avec lui, le présente à la cour et à son gendre Henri IV, alors roi de Navarre. Le roi de France, Henri III, écrit à l'abbé. Celui-ci , sur ses instances , se rend à la cour.— Le roi lui fait promettre de venir fonder un cou- vent à Paris. Lettres entre Henri III et Jean de la Barrière.

Après tant d'efforts, de traverses et de tribula- tions, Dieu ménageait au vaillant réformateur la seule récompense à laquelle il aspirât ici-bas : les encouragements d'abord et puis l'approbation formelle du Saint-Siège.

Voici quelle en fut l'occasion. Deux conseillers du Parlement de Toulouse, MM. du Pin et Ro- quelarain, ayant fait le pèlerinage de Lorette, voulurent passer à Rome pour recevoir la béné- diction du Souverain Pontife, Grégoire XIII. Dans

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l'audience qu'il leur accorda, le Pape les interro- gea beaucoup sur l'état de la religion en France et sur la situation du royaume. Il voulait savoir par des témoins oculaires si tout ce qu'il appre- nait de triste sur cette partie de l'Eglise, qui lui était si chère, était bien exact. Fervents catholi- ques et magistrats intègres, ces Messieurs ne lui dissimulèrent rien. Leurs réponses l'affectèrent péniblement. Pour le consoler, ils lui parlèrent alors de Jean de la Barrière, de sa réforme et des merveilles de sainteté qui s'opéraient au monas- tère des Feuillants.

A ce récit, le Pape manifesta d'abord une cer- taine méfiance. Les visiteurs s'en aperçurent, et, pour la dissiper, ils assurèrent à Sa Sainteté qu'ils ne lui disaient rien qu'ils n'eussent vu eux-mêmes, et que des témoins innombrables, venus de toutes les parties de la France, ne vissent tous les jours. Convaincu par de tels témoignages, Grégoire XIII ressentit une grande joie. Il autorisa les nobles pèlerins à repasser pour recevoir sa bénédiction, et leur annonça qu'il leur ferait remettre un bref pour un si digne abbé et pour sa communauté, « voulant, ajouta- t-il, les encourager et les exci- ter à la persévérance dans une vie qu'il regar- dait comme une gloire particulière de son ponti- ficat et un miracle que Dieu faisait pour son Église dans un temps et dans un lieu elle en avait tant de besoin » .

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Ce fut le cardinal de Corne, neveu du Pape, qui le rédigea en son nom. Le texte, écrit en ita- lien, se conserva dans les archives des Feuillants, jusqu'à la Révolution française. En voici la Ira- duction :

« Au Très Révérend Père Monseigneur l'abbé de Feuillants, à Toulouse.

« Monseigneur, Sa Sainteté est très bien infor- mée de celle de votre vie et de vos bons desseins. Elle m'a ordonné de vous écrire pour vous en fé- liciter et vous animer à la persévérance et à cher- cher toujours de plus en plus, avec vos forces et votre sagesse, la gloire de Dieu et la réforme de votre religion. Je suis persuadé que cette petite exhortation suffira aux hommes de votre piété. C'est pourquoi je finis en priant Dieu qu'il vous donne toutes sortes de bénédictions et de conten- tements. »

« A Rome, le 1er mai 1581. »

« Toujours prêt à vous obliger. »

« Le cardinal de Côme. »

MM. du Pin et Roquelarain, amis et admira- teurs de Jean de la Barrière, voulurent porter eux-mêmes aux Feuillants la glorieuse missive. On devine quelle fut la joie du saint abbé. Cet homme, si fort et si grand dans l'épreuve, ne put

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maîtriser son émotion, à l'arrivée des dignes magistrats. L'approbation du Saint-Siège n'était plus maintenant qu'une question de temps. Il con- voqua sans retard la communauté en chapitre. On y donna lecture du bref. Les fils partagèrent la joie du père. La parole du Vicaire de Jésus- Christ leur communiquait une nouvelle ardeur pour continuer leur sainte vie.

Jean de la Barrière répondit, peu de temps après, au Souverain Pontife. Voici la traduction de la lettre, écrite en très beau latin :

« Très Saint-Père,

« Moi, Frère Jean de Saint-Benoît, pauvre moine de l'abbaye de Feuillants-les-Toulouse, et le dernier de tous les abbés de l'ordre de Cîteaux, prosterné aux pieds de Votre Sainteté, je vous rends des grâces immortelles de ce que, vous qui êtes le Père de tous les fidèles et le chef de toute l'Eglise, vous ayez eu cette bonté surprenante de songer à moi, le plus indigne de tous les hom- mes, et de m'honorer de la lettre que l'illustris- sime cardinal de Corne m'a écrite de votre part.

« Très Saint Père, puisqu'il m'est tout à fait impossible de trouver des remerciements dignes de cet honneur, je tâcherai du moins, avec l'aide de Dieu, le reste de ma vie, de vivre et d'agir d'une telle manière que Votre Sainteté puisse

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toujours conserver cette bonne opinion qu'Elle a conçue de moi, et j'aurai continuellement dans l'esprit et dans le cœur, comme un oracle divin, le commandement que Vous m'avez donné de faire tous mes efforts pour procurer la plus grande gloire de Dieu et la réforme de ma reli- gion. Je méditerai pour cette fin, nuit et jour, la règle de notre père saint Benoît, pour l'observer et la faire observer à mes religieux, le plus exac- tement qu'il me sera possible, et je promets à Votre Sainteté que nous prierons continuellement le Seigneur qu'il veuille Vous faire vivre longues années pour le bonheur et le repos de son Église, que tous les fidèles reconnaissent avec moi dé- pendre de la vie et des soins de Votre Sainteté , de qui je suis, avec un très profond respect, »

« Les ides d'août 1581.

« Très Saint Père, de Votre Sainteté, le très indigne , mais très humble et très fidèle serviteur. »

« F. Jean de Saint-Benoit ,

Abbé des Feuillants. »

Mais pendant que le réformateur recevait ces précieux encouragements de Rome, il devait voir les bonnes dispositions de Cîteaux changer de

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nouveau à son endroit. Dom Nicolas de Bouche- rat étant mort, Dom Edmond de la Croix fut élu général à sa place. Malgré sa capacité et sa vertu, et quoiqu'il eût reçu glorieusement notre abbé à Cîteaux, le nouveau général, on ne sait pour quel motif, non seulement ne favorisa pas la réforme des Feuillants, mais travailla de tout son pou- voir à l'enrayer. Jean de la Barrière ne put en douter après avoir reçu une de ses lettres. Sa position redevenant absolument la même qu'elle était avant le Chapitre général, il en comprit le danger, et s'en ouvrit à ses amis de Toulouse. Ils lui conseillèrent, devant les dispositions bien- veillantes de Sa Sainteté Grégoire XIII, d'envoyer deux de ses religieux à Rome, pour faire approu- ver sa réforme. Il goûta le conseil et choisit les deux religieux.

L'un d'eux était Dom Jacques de la Roche- Mousson, l'autre Dom Jean de Saint-Maur. Il était difficile de faire un meilleur choix. Le pre- mier, d'une des plus illustres familles d'Auver- gne, avait été attiré aux Feuillants d'une façon toute providentielle.

Docteur en Droit et en Théologie, il était, avant d'y entrer, prieur de la fameuse abbaye de la Chaise, de Tordre de Saint-Benoît, et, de plus, vicaire général du grand prieur commendataire d'Auvergne, frère naturel du roi Henri III. Le grand prieur avait mis en lui toute sa confiance

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pour la direction spirituelle et temporelle de son prieuré et de tous ses bénéfices.

Venu dans les environs des Feuillants pour la visite de ses monastères, il s'y rendit pour cons- tater par lui-même l'exactitude de ce qu'on en disait. Il fut si touché de ce qu'il y vit, qu'il de- manda sur-le-champ à l'abbé la grâce d'y être reçu. Sa demande fut agréée. Lorsqu'il eut fini ses visites, il accomplit son dessein. Il avait alors quarante ans. Il ne se laissa pas arrêter par de violentes douleurs d'entrailles qu'il ressentait fré- quemment. Son entrée causa une sainte joie à Jean de la Barrière et à la communauté, et la suite y répondit, car Jacques de la Roche-Mous- son mérita, étant encore novice, d'être envoyé à Muret pour y prêcher l'Avent et le Carême. Il fut, après son père spirituel, le premier et un des plus distingués prédicateurs de la réforme, et il en resta constamment le modèle.

Son compagnon, Dom Jean de Saint-Maur, était un religieux éminent sous tous les rapports. Pour indiquer d'un mot toute sa valeur, c'est lui qui fut choisi, du vivant de Jean de la Barrière, pour lui succéder, en q'ualité de second général de l'Ordre.

En partant, les deux religieux reçurent des instructions écrites de leur supérieur. L'une d'elles leur'prescrivait de passer à Notre-Dame de Lorette, pour vénérer la sainte maison, et

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rendre leurs vœux, en son nom, à celle qui était la protectrice particulière de l'Ordre de Cîteaux. Ils partirent des Feuillants, pieds nus, tête nue, vêtus d'une seule tunique, courte et grossière, ceints d'une corde, sans argent, avec ordre de ne vivre que d'aumônes et d'aller toujours à pied.

Leur voyage dura plusieurs mois. Ils n'arrivè- rent à Rome qu'en avril 1585, lorsque les cardi- naux entraient en conclave pour élire le succes- seur de Grégoire XIII. La mort de ce grand Pape fit une impression pénible sur nos voyageurs, car ils avaient mis leur espoir dans sa bienveillance. Mais bientôt s'élevant jusqu'à Dieu, qui dispose de tous et de tout comme il l'entend , ils résolu- rent de ne compter que sur lui seul. Ils furent reçus avec une grande charité par les Capucins de Rome , qui furent heureux de leur témoigner leur reconnaissance de tout ce que leur saint fondateur avait fait pour leurs frères de Tou- louse.

Pendant les quelques mois que dura le con- clave, ils ne sortirent pas et ne virent personne. Et pourtant ce temps ne fut pas perdu pour eux. Les Pères capucins, en admiration devant leur vie, publièrent partout qu'il leur était venu de France deux anachorètes d'Egypte. Cette répu- tation se répandit dans Rome et arriva jusqu'aux cardinaux. Les mémoires du temps font observer que leurs vertus disposèrent mieux les princes de

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l'Église, en leur faveur, que n'auraient pu faire les meilleures lettres de recommandation.

Les cardinaux d'Esté, de Rambouillet et Pel- levé se firent remarquer par leur bienveillance. Fiers et heureux du parfum de sainteté que la France venait répandre dans la capitale de la catholicité, par les humbles Feuillants, ils favo- risèrent de leur mieux les desseins de leur réfor- mateur.

Les cardinaux italiens ne se montrèrent pas non plus insensibles. Celui qui manifesta le plus de dévouement et une affection qui ne se démen- tit jamais, fut l'illustre cardinal Caraffa, celui dont Baronius pleura la mort, la considérant comme la plus grande perte que pouvaient faire l'Église et les lettres.

Aussitôt que le nouveau Pape fut élu , tous les cardinaux lui parlèrent des deux Feuillants et de leur mission auprès du Saint-Siège. Sixte-Quint, dont l'énergie, l'amour du bien et les hautes ver- tus éclatèrent dès les premiers jours de son pon- tificat, frappé par tout ce qu'on lui avait dit, voulut les voir. Ils furent présentés à l'audience par le cardinal de Rambouillet, et leur réception eut une certaine solennité, dont les dignes reli- gieux furent seuls à ne pas s'apercevoir..

Sixte-Quint, qui avait été longtemps religieux et qui avait appris à se méfier de l'extraordi- naire, voulant former son jugement, garda long-

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temps les deux envoyés. Il les interrogea sur l'origine de leur réforme, leur manière de vivre, les qualités et les maximes de leur abbé. Satis- fait sur tous les points, convaincu que Jean de la Barrière était un homme de Dieu, que la réforme était l'œuvre du Saint-Esprit, Sixte-Quint, con- trairement à tous les usages, approuva, séance tenante, cette réforme. Il commanda aux deux religieux d'écrire, en son nom, à leur supérieur pour qu'il envoyât d'autres religieux, afin de pouvoir foncier une communauté dans Rome; il se chargeait de leur donner un monastère.

Cette approbation si prompte, la demande du Saint-Père, sa générosité, causèrent aux deux délégués, on se l'imagine aisément, une joie ex- trême. Leur seul désir, après avoir remercié avec effusion le Souverain Pontife , fut d'apporter promptement la bonne nouvelle à leur bienheu- reux Père.

Au moment de quitter Rome, ils allèrent re- mercier les cardinaux, leurs bienfaiteurs; mais ceux-ci, connaissant les désirs du Pape, les dissuadèrent de partir. Ils objectèrent l'ordre formel qu'ils en avaient reçu. Touchés de leur obéissance, les cardinaux en prévinrent le Sou- verain-Pontife, qui leur ordonna de rester. Ils prirent alors le parti d'envo}Ter un messager aux Feuillants. Les cardinaux, ayant connu leur des- sein, en profitèrent pour transmettre leurs féli-

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citations et leurs encouragements à Jean de la Barrière.

Voici une partie de la lettre que lui envoya le cardinal de Rambouillet :

« Monsieur mon très révérend Père,

« La façon de vivre des religieux que vous avez envoyés à Rome est si exemplaire, si agréable et si louée d'un chacun, que Notre Saint-Père même, en faisant beaucoup de cas et d'estime, s'est résolu de vous donner une église, pour y faire une com- pagnie des religieux de votre réforme, estimant que de leur bonne et sainte vie Rome en tirera beaucoup de profit, et ayant entendu de frère Jacques, l'un de vos religieux, qu'il vous dépê- chait un homme pour vous faire entendre cette intention et volonté de Sa Sainteté, je n'ai voulu faillir de vous écrire que tous ceux qui viendront à Rome, envoyés de vous, je les embrasserai comme si c'étaient mes propres frères.

« Rome, vous le savez, est le chef de la chré- tienté, où, j'espère, qu'il servira beaucoup à l'honneur et gloire de Dieu d'y envoyer une com- pagnie de religieux, si bien vivants et si bien ré- glés comme les vôtres, et qui, avec leurs conti- nuelles oraisons et même avec leurs saintes et dévotes prédications , serviront grandement à toute l'Église ; pour ce, je vous exhorte et prie de

les y envoyer avec beaucoup de confiance, assurés qu'ils seront reçus de bon œil. »

Les cardinaux Pellevé et d'Esté écrivirent aussi au saint abbé. Leurs lettres expriment les mêmes sentiments. Le cardinal d'Esté, chargé des affaires de France, donna à Jean de la Barrière l'assu- rance de toute sa protection, à Rome, pour la réforme.

Le cardinal Caraffa, qui s'était pris d'admira- tion et d'une tendre charité pour l'abbé des Feuillants, en voyant ses fils spirituels, lui en- voya la magnifique lettre suivante, écrite dans le plus pur latin. Nous donnons, à regret, la pâle traduction suivante, telle qu'on l'a conservée :

« Mon très révérend Père et très cher en Notre-Seigneur,

« J'avoue que je dois tous mes soins et toute mon industrie à tous les religieux, serviteurs de Jésus-Christ; mais je suis plus obligé de m'em- ployer pour ceux qui, comme vous et vos enfants, s'étudient et font leur possible pour réparer et rétablir l'ancienne vie monastique de ces grands hommes qui nous ont précédés, et que l'injure du temps et la négligence de leurs successeurs ont laissé abâtardir et dissiper... Mais nous avons reconnu, par des personnes dignes, le soin que vous y avez apporté. Je remarque dans vos deux religieux, qui sont dans eette ville, deux vivants

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portraits de cette ancienne religion et sainteté monaStique; aussi ne puis-je exprimer avec quelle affection j'ai embrassé les intérêts de votre mo- nastère, nouvellement établi en l'ancienne façon de vivre de nos pères. Je révère l'auteur de cette réforme, le supérieur de cette congrégation et tous les frères qui la composent.

« Quoique je sois encore plus éloigné de leur perfection que de leur présence, et parce que vous avez appris des deux chérubins, posés près de l'Arche d'alliance, que la charité doit être mu- tuelle, je ne doute pas que vous n'ayez la charité d'obtenir pour moi de Jésus-Christ tout ce qui m'est nécessaire pour m'acquitter dignement de mon devoir. C'est pourquoi je croirai gagner beaucoup quand je trouverai l'occasion de vous servir et votre monastère, sans que vous soyez obligé de m'en remercier, d'autant que je tra- vaillerai en même temps à vos affaires et aux miennes. Pour le temporel queje vous donnerai, je recevrai des grâces spirituelles. Travaillons donc les uns et les autres à ce qui est de notre de- voir : vous, à m'accorder votre protection auprès de Dieu, pendant que je tâcherai de vous être utile, par la mienne, auprès des hommes.

« Adieu. Votre bien-aimé en Notre-Seigneur,

« Cardinal Caraffa. « De Rome, le 28 décembre 1586. »

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A tous ces précieux et éclatants témoignages, il ne manquait plus que celui du Saint-Siège. Il vint à son tour. Ce document est trop important pour ne pas être cité ici dans ses principales par- ties1 :

« Sixte V, Pape.

« Cher fils, salut et bénédiction apostolique,

« Nous avons souvent pensé qu'il était du de- voir de la charge pastorale, qui nous a été divi- nement confiée, de confirmer dans leur louable dessein les religieux qui, poussés par l'Esprit de Dieu, ont résolu, de leur propre mouvement, d'embrasser une profession plus étroite que celle qu'ils ont primitivement vouée, et, en rendant leur vie plus semblable aux anciens Pères, exciter les autres à marcher sur leurs traces.

« Lorsque nous avons appris que dans votre monastère vous avez restitué et réintégré une institution et une discipline monastique, de beau- coup supérieure à la première.... louant grande- ment dans le Seigneur ce pieux et salutaire des- sein par lequel vous puissiez, dans la paix et la tranquillité de votre esprit, vous donner entière- ment et avec l'esprit d'humilité au service de Dieu..., accueillant votre supplique, nous approu. vons et nous confirmons, par l'autorité de ces

\. Voir la note C, à la fin du volume, se trouve le texte des Bulles citées dans le courant de l'ouvrage.

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présentes, les rites, les mœurs, la manière de vivre" et la réforme récemment introduite dans votre monastère, pour une observance plus étroite de la discipline régulière...; de plus, nous vous accordons et nous accordons à perpétuité, à tous ceux qui feront leur profession régulière dans ce monastère, de suivre licitement cette observance. « Donné à Rome, auprès de saint Pierre, sous l'anneau du Pêcheur, le cinquième jour du mois de mai de Tan 1586, deuxième année de notre pontificat.

« Thomas-Thomassius Gualterutius1. »

Après cette approbation si précieuse, Jean de la Barrière n'avait plus, dans l'intérêt du bien, qu'à consolider et à étendre la réforme. C'est ce qu'il fit. Les demandes en effet ne tardèrent pas à se produire. La plus importante et la plus conso- lante pour lui, fut celle que lui adressa le roi de France, Henri III. Avant de raconter cette fonda- tion, dans ses intéressants détails, voyons com- ment la divine Providence fit connaître la ré- forme des Feuillants à la cour, et comment un pauvre moine fut pris en si singulière estime d'abord par Catherine de Médicis, la reine-mère, et puis par son fils, Henri III, roi de France.

Venue à Nérac, en 1579, pour des motifs poli-

1. Menol. Cw*.,pp. 415, 416.

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-s

tiques, Catherine de Médicis se rendit à Toulouse elle passa la plus grande partie du Carême. On ne manqua pas de l'informer qu'un saint abbé (c'est ainsi qu'on appelait Jean de la Bar- rière), venait prêcher tous les vendredis dans la chapelle des Pénitents bleus. On ajouta, entr'au- tres choses, qu'il partait à pied, le matin, de Mu- ret, après avoir prêché ; qu'il venait donner une seconde instruction dans l'après-midi à ladite chapelle et qu'il repartait le soir même toujours à pied, sans avoir rien pris. Et pourtant Muret était distant de Toulouse de quatre lieues. La seule nourriture qu'il s'accordait était un peu de pain et d'eau, qu'il prenait à une petite distance de Muret, à Saubens, chez M. de la Hillière. Après un court sommeil, il regagnait Muret de très bonne heure et y prêchait le matin, selon son habitude de tout le Carême.

Ces détails, et tout ce qu'on racontait de cet homme extraordinaire, déterminèrent Catherine de Médicis à l'entendre au plus tôt. Elle se rendit le vendredi suivant à la chapelle des Pénitents Bleus. Cette parole, pleine de doctrine, d'inspira- tion, de zèle et de sainteté, fit une très forte im- pression sur la reine mère. Elle déclara haute- ment que la réputation de l'orateur était au dessous de son mérite , et désira l'entretenir en particulier.

L'entrevue qu'elle eut avec lui la confirma dans

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sa première impression. Elle vit, dans l'abbé des Feuillants, un homme supérieur par l'intelligence, la fermeté et le jugement; supérieur surtout par une piété des plus profondes, qui donnait à ses paroles et à tous ses actes, la marque d'un pré- destiné. Malgré ses habitudes de méfiance et de dissimulation, Catherine de Médicis se laissa aller, en cette circonstance, à des sentiments justes et honorables.

Venue à Muret, quelque temps après, pour y conduire le roi de Navarre Henri de Bourbon et la reine Marguerite, sa fille, elle s'informa du lieu notre abbé prêchait. Elle alla l'entendre le même jour. Après le sermon, elle se rendit aux Cordeliers, il était logé, le manda auprès d'elle, le conduisit dans le jardin, promena longtemps avec lui, lui parla avec confiance, et lui recom- manda de prier pour les princes ses enfants, et sur- tout pour le roi, dont elle lui promit la protection.

La reine de Navarre étant survenue à ce mo- ment, la reine mère quitta Jean de la Barrière pour l'aller rejoindre. Les seigneurs s'écartèrent des reines et vinrent se grouper autour de lui. Sa modestie, sa pauvreté, et les marques visibles de la pénitence, excitaient leur admiration. Cap- tivés par ce spectacle si frappant et si rare , ils ne virent pas le roi de Navarre qui venait de s'ap- procher. L'abbé, qui ne le connaissait pas, s'en aperçut moins que personne. Aussitôt prévenu,

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il s'inclina très profondément. Henri le salua, le releva lui-même, et lui demanda, entr'autres choses d'où il était? De Saint-Céré, sire, lui répondit l'abbé. Se tournant alors vivement vers le vicomte de Turenne, celui qui devait plus tard être Henri IV lui dit avec cette bonhomie qui est devenue traditionnelle : Voilà certes un bon fruit de votre pays. Après ces paroles, le prince, sous le coup d'une vive impression intérieure, re- garda assez longtemps l'abbé en silence. De- vant ce fruit, pour parler comme lui, de la foi catholique, l'intelligent et loyal Béarnais devait peser, en lui même, la valeur de cet argument contre sa propre croyance, car il était alors le chef avoué des calvinistes. Un seigneur, qui s'en n perçut, lui dit tout haut : Si tous les moines du royaume vivaient comme celui-là, la guerre serait bientôt finie.

Henri de Navarre , quittant l'abbé pour aller rejoindre les reines, le salua fort respectueuse- ment, se recommanda à ses prières, et lui promit de le servir en tout ce qui dépendrait de lui.

Dom Alexis, compagnon et historien de Jean de la Barrière, fait remarquer que si le roi de Navarre fut si impressionné en voyant la sainteté de son bienheureux Père, celui-ci le fut aussi en remarquant dans le prince de si brillantes quali- tés. A partir de ce moment, il pria tous les jours pour sa conversion et annonça que s'il montait

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un jour sur le trône de France, et s'il devenait catholique, il pacifierait les esprits et relèverait le royaume. On peut croire que ses prières con- tribuèrent à obtenir cet heureux résultat.

La Cour, devant partir le samedi saint, au matin, la reine-mère voulut que l'abbé des Feuil- lants prêchât avant le lever du soleil. Toute la Cour assista à son sermon. Il prit pour sujet les larmes de Notre-Seigneur au jardin des Oliviers. Il fut si éloquent et si pathétique, que les reines et leur suite furent subjugées et émues jusqu'aux larmes. « Pendant le sermon, qui dura contre l'usage une heure et demie, on ne voyait de toute part que des gestes et des élans par lesquels les courtisans se témoignaient les uns aux autres leur admiration1. »

En descendant de chaire, notre abbé alla as- sister à la messe de la reine. Quand elle fut ter- minée, il alla rendre grâces à Sa Majesté de tout l'honneur qu'il en avait reçu. La reine-mère lui répondit avec beaucoup d'affection, le remercia de ses sermons, du dernier en particulier, lui de- manda de nouveau de prier pour elle, pour ses enfants et le royaume, lui renouvela l'assurance de sa protection et de celle du roi, son fils, et lui demanda sa bénédiction.

« Tous les princes, les cardinaux de Bourbon et de Gondi, et tous les grands seigneurs des

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 429.

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deux Cours, les uns après les autres, l'embrassè- rent, le louèrent, et lui promirent leurs services et leur amitié. » Son humilité l'empêcha de goû- ter ces honneurs vraiment extraordinaires. Mais ce qu'il goûta, clans toute la plénitude de son cœur, ce fut de voir, sans s'y attendre, son bon et illustre maître Arnaud d'Ossat. Attaché, comme nous l'avons vu, à la personne de Paul de Foix, alors grand prieur de France, il arriva avec lui pour rejoindre la reine. Ces vrais et nobles amis profitèrent du peu de temps qui leur était laissé pour jouir l'un de l'autre , se communiquer leurs pensées, se confier leurs peines, et, après s'être embrassés à plusieurs reprises, renouveler leurs promesses d'inviolable attachement.

M. de Gratens, chancelier du roi de Navarre et frère de M. de Pibrac, voisin et ami de l'abbé, vint le dernier le saluer et le féliciter. Il l'avertit de ne pas prendre pour de simples paroles, la bienveillance et les offres du roi, son maître ; il le priait, en conséquence, de lui exprimer ses désirs. L'abbé se contenta de demander un sauf- conduit pour pouvoir visiter, avec deux de ses religieux, les monastères du Béarn. Ce sauf-con- duit fut si large et si élogieux, que les soldats hérétiques, malgré leur haine pour les prêtres et les religieux, traitèrent Jean de la Barrière et ses compagnons avec encore plus de respect que les soldats catholiques. Mais il est probable que

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ces loyaux Béarnais, plus égarés que méchants, furent plus touchés de la vertu de l'abbé que de toutes les recommandations.

La reine-mère ne fut pas plus tôt arrivée au- près du roi, qu'elle lui parla du réformateur et de son œuvre. Ces propos se gravèrent profondé- ment dans sa mémoire; ils y grandirent et quand ils furent arrivés à leur plein développement, Henri III prit sa résolution et écrivit lui-même, en ces termes :

« De Paris, le 20 juin 1583, à l'abbé des Feuillants.

« Monsieur de Feuillants, votre vie si exem- plaire , dont j'ai ouï parler, m'a donné très grande volonté de vous avoir pour deux mois avec moi, ou plus. Je vous prie donc de venir pour être au premier jour d'aoust, je serai. Je vous promets que vous ne plaindrez votre voyage ; et moi je le tiendrai à un des plus grands plaisirs que je saurai recevoir. Je vous en prie et com- mande de toute mon affection, qui est si grande en telle envie, que je vous en fais cette lettre expresse de ma main propre. Dieu, je m'assure, vous le témoignera pour agréable pour les saints effets que je désire, et votre roi vous en saura aussi un gré infini. Je prie Notre-Seigneur vous conserver en bonne santé.

« De Paris, ce 20 jour de mai 1583. »

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La reine-mère écrivit aussi en même temps. Elle dit à peu près les mêmes choses que le roi , son fils. Elle ajouta seulement qu'elle avait fait écrire à M. le premier président Duranti, pour qu'on fournît à l'abbé des Feuillants l'argent né- cessaire pour son voyage.

Devant une invitation si pressante et venant de si haut , Jean de la Barrière ne crut pas de- voir hésiter un instant. C'était la volonté de Dieu ou jamais. Le voyage à Paris fut do::c ré- solu. Avant de partir, et pour tenir ses religieux dans l'humilité, il nomma pour supérieur le plus jeune d'entr'eux; il n'avait, en effet, que dix- huit ans. Il faut dire que l'esprit de Dieu, dont il était rempli , lui avait communiqué une maturité de jugement et une prudence qui n'étaient pas de son âge.

Les affaires de la communauté étant réglées, il partit à pied , au mois de juillet, avec trois des plus fervents religieux. Us observèrent en route les abstinences et les jeûnes aussi rigoureusement qu'à l'abbaye. En arrivant à Paris, ils allèrent se loger chez les Pères Chartreux, là, dix ans auparavant, la grâce avait transformé le saint réformateur.

Il parut à la Cour avec la modestie et la sim- plicité des saints. Il ne savait pas encore d'une manière précise ce que le roi de France voulait de lui. Il y avait donc place, dans son esprit, à

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une certaine préoccupation, et puis on n'aborde pas sans émotion une des premières majestés de la terre, entourée d'une brillante cour. Aux hon- neurs qui lui furent rendus, l'abbé des Feuillants devina l'accueil qui allait lui être fait. En effet, Henri III, qui désirait ardemment le voir, le reçut avec la plus grande bonté. Cette première entrevue satisfît pleinement le roi et le charma. Après l'avoir vu et entendu, il voulut le revoir encore. Ce roi de France qui, malheureusement, avait fait dans sa vie une si large part aux plai- sirs des sens, en vint à consacrer à ces entre- vues toutes ses heures de loisir, et à trouver de la jouissance, pendant deux mois, à interroger Jean de la Barrière sur ses maximes, ses austé- rités et les motifs qu'il avait eus de les établir.

Ces fréquentes visites au Louvre, loin de dimi- nuer l'estime pour sa personne, comme il arrive souvent, ne firent que l'augmenter. D'un autre côté, ces témoignages extraordinaires d'un roi de France et de la première cour du monde, n'ébranlèrent point son humilité. « Pourtant, comme le fait observer Hermant1, ils étaient capables de flatter un cœur moins solidement établi dans la piété. »

Le roi en vint à un tel point de confiance et d'affection qu'il résolut de ne pas laisser repartir

1 . Histoire des Ordres religieux et des congrégation de régu- liers et séculiers de l'Église, t. III, p. 90. (Rouen. 1710.)

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Jean de la Barrière. Celui-ci fut obligé, pour obtenir son congé, d'user de tout l'ascendant qu'il exerçait déjà sur l'esprit du roi; mais il ne l'obtint qu'à la condition bien expresse de reve- nir bientôt avec soixante de ses religieux.

Rentré dans sa chère solitude, l'abbé, le croi- rait-on , eut comme un repentir de la promesse qu'il avait faite à Henri III. Certainement, les demandes du pape et du roi de France étaient, après l'approbation du Saint-Siège, la plus grande grâce qui pût être accordée à la réforme; mais, d'un autre côté, il avait besoin d'un délai pour former ses sujets et repeupler la maison-mère. 11 crut donc agir prudemment en gagnant du temps ; il espéra aussi que les nombreuses et graves affaires, dont le roi était alors accablé, lui fe- raient aisément oublier la sienne. Le bon abbé se trompa. Henri III, en effet, fit de celle-là la principale. Il lui écrivit plusieurs fois pour lui rappeler sa promesse et lui exprimer le désir de la voir promptement réalisée. Devant une pa- reille insistance, Jean de la Barrière ne put plus reculer. Il écrivit donc au roi qu'il n'y avait plus que deux obstacles qui s'opposaient à son départ : le premier était l'autorisation du pape d'étendre sa réforme et de fonder d'autres monastères; le second, la permission du général de Cîteaux. 11 ne pouvait pas, supérieur particulier, accepter une fondation sans son agrément.

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Dès que cette lettre fut arrivée, Henri III fit donner l'ordre à son ambassadeur à Rome d'avoir à se joindre aux Pères Feuillants pour obtenir du Saint-Siège l'autorisation en question. Sixte- Quint, qui avait déjà approuvé si glorieusement la réforme, et qui, même verbalement, avait accordé cette faveur, sur la demande et les ins- tances pressantes du roi de France, celle des princes, du duc de Retz et plusieurs autres grands seigneurs, l'accorda officiellement par la bulle : Noverint universi... des ides de novembre 1587.

Cette bulle, non moins glorieuse que la précé- dente, s'exprime ainsi :

« Sixte, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, pour en perpétuer la mémoire.

« Établi au faîte de l'Église militante, par la disposition du Seigneur, et par appliqué aux œuvres du salut, nous leur consacrons notre con- tinuelle sollicitude, afin que ceux qui ont em- brassé la vie monastique et qui la réforment puissent, en recourant à notre protection, en recevoir le salut... Et afin que leur institut et l'observance de la discipline régulière puisse se répandre en divers lieux , nous avons accordé qu'elle s'établisse et qu'elle soit érigée en d'au- tres lieux... Nous accordons de plus, par l'auto- rité et la teneur des présentes, au monastère actuel des Feuillants et à tous ceux qui se fonde- ront dans l'avenir, soit d'hommes ou de femmes.

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qu'ils usent, jouissent librement et à perpétuité, de tous et chacun des privilèges, immunités, exemptions, libertés, prérogatives, concessions, facultés, induits, indulgences, même plénières... et de toutes les" autres grâces accordées au dit Ordre et aux congrégations qui en dépendent.

« Donné à Rome, auprès de saint Marc, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1587, des ides de no- vembre, troisième année de notre pontificat1. »

Il ne manquait plus que le consentement du général de l'Ordre; ce consentement n'était pas le plus important, mais il était le plus difficile à obtenir. Nous avons vu précédemment que le Révérendissime Dom Edmond, nouveau général, avait repris contre Jean de la Barrière, et sans qu'on puisse se l'expliquer, tous les anciens pré- jugés. Lui proposer donc d'autoriser une fonda- tion de cette réforme, qu'il considérait comme une extravagance, c'était lui demander, ou peu s'en faut, l'impossible.

Pour couper court à toutes les habiletés qui auraient éternises enjeu, Henri III prit le parti de faire venir le général lui-même. Quand il l'eut admis en sa présence, il lui communiqua son dessein d'appeler soixante religieux Feuillants, de les établir dans l'abbaye de Royaumont, et

1. Menai, cist., pp. 146, ils. Voir la note C, aux pièces justi- ficatives, où se trouve le texte des bulles citées dans le courant de l'ouvrage.

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de transporter les religieux qui s'y trouvaient dans d'autres maisons de l'Ordre.

Dom Edmond était loin de s'attendre à une pareille affaire; aussi quand elle lui fut propo- sée, il resta un instant étourdi. Promptement remis, il usa de la supériorité de son esprit pour dissuader le roi d'un tel dessein. Il lui montra d'abord l'impossibilité d'une pareille translation et le déshonneur qui allait en résulter pour l'Or- dre ; que Jean de la Barrière n'était pas l'homme qu'il pensait, que sa venue et celle de ses reli- gieux compromettraient l'autorité royale, car une pareille vie ne pourrait durer longtemps; il ajouta encore d'autres considérations. Le roi eut la patience de l'écouter, mais si froidement, que Dom Edmond ne dut pas être encouragé par l'émotion de son royal auditeur. Quand il eut fini de parler, Henri III lui appuyant la main sur l'épaule, lui dit : « Monsieur de Cîteaux, vous dites que vous connaissez l'abbé de Feuillants, quand vous lui aurez parlé comme moi, vous changerez de sentiment pour lui; en attendant, je vous prie de lui écrire et commandez -lui de venir incessamment, parce que le bon abbé m'é- crit qu'il ne le peut faire sans votre obédience. Envoyez-moi cet ordre, parce que je me charge de le lui faire tenir. Pour les religieux et l'abbaye de Royaumont, je trouverai le moyen que vous soyez tous satisfaits. »

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Rentré chez lui, Dom Edmond se résigna à écrire à Dom Jean de la Barrière, pour l'auto- riser à accepter la fondation de Paris. Voici cette lettre , qui fut préalablement envoyée au roi , selon le désir fort prudent qu'il en avait ex- primé :

« Monsieur de Feuillants,

« Il a plu au roi de me dire qu'il a dévotion de retirer les religieux de la commende de Royau- mont, de notre ordre de Cîteaux, proche de cette ville, comme vous savez, et mettre ceux que vous avez offerts et promis jusqu'au nombre de cin- quante ou soixante. Doncque Sa Majesté me com- mande de vous écrire de les lui envoyer le plus tôt que vous pourrez. C'est une grâce spéciale de sa grande piété vers notre dit ordre, et en laquelle vous êtes préféré et obligé ; c'est aussi votre de- voir d'y satisfaire. S'il s'y trouve quelque diffi- culté à l'occasion des religieux qui sont profès, je mettrai peine de faire selon ce qui a plu à Sa Majesté m'en déclarer son intention. Je prie Dieu de vous conserver ses saintes grâces, me recom- mandant à vos bonnes prières. »

Plus bas, il ajoute :

« Sa Majesté m'a commandé de vous écrire que vous lui envoyiez non seulement le susdit nombre de soixante religieux, mais encore da-

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vantage, et tant qu'il plaira à Sa Majesté, et le plus tôt que vous pourrez. »

Aussitôt qu'il eut reçu cette lettre, Henri III l'envoya à l'abbé des Feuillants; il y ajouta la suivante, écrite de sa main :

« Monsieur de Feuillants, c'est à ce coup que mon désir sera accompli, et que je verrai par ceux de votre ordre et règle, notre bon Dieu servi et glorifié en l'abbaye je veux vous mettre avec le nombre de soixante, sans qu'il en manque un. Et de ce, je vous en prie et conjure sur tant que vous me devez d'obéissance, et que plus tôt encore vous devez faire fleurir votre dite règle; à quoi vous apporterez, comme je me promets, tout votre pouvoir et célérité à l'exaltation de la gloire de notre bon Dieu ; pour ce, vous ne ferez aucune faute d'y venir vous-même et les emme- ner, et vous rendre tous à Paris, le 20 février au plus tard ; je vous en prie de toute mon affec- tion.

« Je vous envoie une lettre de M. de Cîteaux aussi, qui vous doit faire de tant plus hâter, je me le promets. Donc, adieu. Henri. »

Et plus bas :

« Venez donc, car vous savez combien je l'ai à cœur. »

En même temps, Sa Majesté écrivait encore de sa main à Jean-Etienne Duranti, premier Prési-

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dent du Parlement de Toulouse et grand ami de notre abbé :

« Monsieur le Président, je sais combien, ainsi qu'un homme zélé à notre sainte foi, vous affec- tez ce qui est pour l'avancement de l'honneur et gloire de notre bon Dieu. J'ai pensé vous écrire ce mot pour que vous embrassiez mon saint désir, comme vous le devez, et je me promets que vous le fairez, faisant partir, en lui aidant, de lui avi- ser son chemin, ce bon M. de Feuillants, avec sa troupe de religieux, pour, au nombre que je lui demande, me venir assister en saints désirs, bon- nes mœurs et prières envers Dieu, en l'abbaye je suis résolu de les loger et mettre. Je lui mande le temps qu'ils ont à se rendre ici. Je vous prie et commande encore derechef d'y tenir la bonne main, ainsi que je me le promets de vous. Dieu vous conserve, Monsieur le Président.

« Henri. »

Le 3 février 1587, Jean de la Barrière répondit ainsi à ces flatteuses et affectueuses missives :

« Sire,

« M. le premier Président en votre Parlement de Toulouse m'a fait rendre le premier de ce mois, par homme exprès, la lettre de laquelle il vous a plu m'honorer, avec celle de M. de Cîteaux du 17 d'octobre dernier, et n'eusse failli de satis-

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faire à votre commandement, et suivant icelui me rendre à Paris, le 20 de ce dit mois, avec soixante religieux, pour l'obéissance que je dois à Votre Majesté, et le désir que j'ai de vous ser- vir selon vos saintes intentions, n'était que la pluspart des religieux que je prétends vous con- duire étaient déjà partis pour aller prêcher le carême en divers lieux éloignés de cette abbaye, lesquels je ne pourrais révoquer sans mettre une grande confusion en plusieurs villes, qui n'au- raient pas moyen de recouvrer d'autres prédica- teurs, parce que tous ceux qui font cette fonction sont déjà arrêtés pour autre part. Mais je ne manquerai, Dieu aidant, incontinent après Pâques de réacheminer envers Votre Majesté avec les dits religieux, pour vous rendre l'obéissance que nous vous devons; cependant, moi et mes reli- gieux prions Dieu tout-puissant, Sire, pour votre état, prospérité et santé.

« Votre très-humble et très-obéissant sujet, serviteur et orateur,

« f Jean, abbé de Feuillants,

« Ce 3 février 1587. »

Immédiatement après Pâques, Henri III écrivit de nouveau à l'abbé en ces termes :

« Cher et bien-aimé, puisque votre commodité ne vous a pas permis de vous acheminer par deçà

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plus tôt qu'après la fête de Pâques, pour les rai- sons que vous nous avez mandées, lesquelles nous avons trouvées bien considérables, nous vous en avons excusé jusqu'à cette heure. Mais c'est à la charge qu'incontinent la présente reçue et sur- tout que vous désirez nous faire service agréable, vous ne manquerez de vous mettre en chemin pour nous venir trouver, avec le nombre de vos religieux, que nous vous avons ci-devant mandé de faire venir avec vous, à quoi nous vous ordon- nons de satisfaire.

« Et afin que vous puissiez accomplir ce voyage sans danger de vos personnes, nous écrivons pré- sentement au sieur de Saint-Sulpice, sénéchal et gouverneur du Rouergue, de vous faire escorter et accompagner, jusqu'à ce qu'il vous ait rendu en lieu de sûreté, voulant que vous ayez à accep- ter la dite escorte, sans en faire aucun refus ni difficulté, sous quelque prétexte ou occasion que ce soit, et vous nous ferez service très agréable. « Donné à Paris ,

« Henri.

« De Neufville. »

11 faut reconnaître qu'une pareille insistance de la part d'un roi de France, pour obtenir soixante religieux, est vraiment quelque chose de beau et de touchant.

L'histoire, qui a blâmé et justement plu-

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sieurs actes de la vie et de la politique de ce prince, ne peut se refuser à faire l'éloge d'une pareille conduite. Elle est digne, sans restriction, d'un roi très chrétien. La politique évidemment n'entra pour rien. Et comme cette affection pour un saint moine et ses religieux fut désin- téressée, sincère, généreuse et persévérante, nous sommes autorisés à dire, pièces en mains, que dans la dernière période de sa vie, malgré tous ses torts et toutes ses souillures, Henri III fut, au fond et dans l'intimité de son âme, sincère- ment catholique.

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CHAPITRE XII

Les Feuillants, au nombre de soixante et conduits par leur abbé, partent en procession pour Paris, le 16 juin 1587. De la porte de leur couvent jusqu'à Vincennes, ils sont con- duits successivement par les gouverneurs des Provinces et escortés de quatre cents cuirassiers. Leur vie pendant ce long- trajet. Impression extraordinaire qu'ils produisent dans toute la France. Conversions. Avant d'arriver à Vincennes, la cour d'abord, puis Henri III vont à leur ren- contre. — Laur séjour à Vincennes. Tout Paris va les visiter. Plusieurs seigneurs prennent l'habit. Le 7 sep- tembre ils arrivent prjcessionnellement au couvent du faubourg Saint- Honoré. Henri III en appelle douze au Louvre. 11 fait nommer, par le pape, Jean de la Barrière abbé de Longchamps. Celui-ci refuse. Epreuves du roi: l'abbé le console. Après la journée des barricades, 12 mai 1588, les Parisiens le chargent de demander leur pardon. Il va à Chartres en procession. Sa conduite pen- dant la Ligue. Lettres entre lui et Henri III.

Les prédicateurs étant rentrés, Jean de la Bar-

*

rière prépara le départ pour Paris. La commu- nauté comptait en ce moment cent quarante re- ligieux ; il pouvait donc en distraire soixante sans nuire à la réforme. D'un commun accord, l'arri- vée à Paris fut fixée pour la mi-juillet 1587.

Pendant ce temps, le roi de France fit donner l'ordre au seigneur de Saint-Sulpice, sénéchal de

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Toulouse, d'avoir à se concerter avec le premier président Duranti, pour fournir aux religieux une escorte suffisante. Ils désignèrent quatre cents cuirassiers.

De plus, il fut prescrit aux lieutenants du roi et aux gouverneurs des provinces , par les religieux devaient passer, de se trouver à la limite de leurs juridictions , pour les recevoir et les conduire de leurs personnes jusqu'à la pro- vince voisine. Il leur fut surtout recommandé de les traiter avec les plus grands égards, de veiller à ce qu'ils ne manquent de rien, et de prendre toutes les précautions voulues pour que tout dan- ger fût écarté, et toute insulte promptement et sévèrement réprimée.

Certes, dans la pensée du roi et de tous ceux qui représentaient son autorité, c'était la pré- paration d'un triomphe. On voulait montrer, à rencontre des noires et basses calomnies des hu- guenots, que l'Eglise catholique , au lieu de s'af- faiblir, rajeunissait au contact des hérésies et sous les coups des persécutions, et que sa doctrine divine transformait toujours divinement les hom- mes. Cette démonstration allait être faite des Pyrénées à la capitale, en plein soleil, devant les foules immenses que ce spectacle allait attirer, émouvoir et souvent convertir.

Quant au saint abbé, regardant comme un crime toute recherche personnelle, il résolut de

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faire de ce long voyage un grand acte de sup- plication et de pénitence pour lui , pour la con- grégation et pour la France, qu'il aimait tant et qu'il voyait si fortement éprouvée.

Le 16 juin fut fixé pour le départ des Feuillants. Après avoir célébré la messe pontificalement, Jean de la Barrière assembla les religieux en chapitre et leur adressa une touchante exhorta- tion. S'appuyant sur ces paroles de saint Pierre : Soyez soumis, pour V amour de Dieu, à tout ce qui a du pouvoir sur vous, premièrement au roi, il insinua qu'il n'avait pas fallu moins que l'au- torité suprême et indispensable de Sa Majesté pour l'obliger à cette séparation. A ce mot, ce ne furent que larmes et que sanglots. Quoiqu'il fût le plus attendri de tous, il se contint pour les pouvoir consoler, et leur dit : « Que leurs larmes ne lui déplaisaient point, parce qu'elles étaient autant de preuves de leur charité; mais qu'elles ne Tétaient point du tout de leur foi. Qu'ils ne considéraient pas que quand ils seraient éloignés de toute la terre, ils resteraient toujours unis en Dieu, immense et infini, il leur avait enseigné de demeurer continuellement par la pensée et l'amour... Qu'il n'y avait que le seul péché qui pût les diviser de Jésus-Christ et de leurs frères... Qu'au lieu de s'affliger ils devaient sentir une grande joie de la bénédiction que Dieu donnait à leurs commencements, ayant déjà tiré deux es-

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saims de leur petite ruche; le premier était allé à Rome, la capitale de l'Eglise, et celui-ci s'en allait à Paris, la capitale du royaume; tous les deux demandés avec instance par le Saint Père et par le roi, son fils aîné. Quels témoignages auraient-ils pu souhaiter plus glorieux de la pro- tection de Dieu pour leur réforme?

« Il finit en recommandant à ceux qui restaient aux Feuillants une fidélité parfaite pour l'obser- vance, telle qu'il la leur laissait... Qu'ils sentaient bien eux-mêmes, qu'avec toutes ces austérités, ils n'avaient point encore bien soumis la chair à l'esprit; que bien loin de les diminuer, ils de- vaient songer à les augmenter... Qu'ils avaient déjà éprouvé, par une longue et heureuse expé- rience, que la nature se contente de peu de chose... Qu'il serait bien malheureux de perdre ce bonheur, ils étaient arrivés avec tant de souffrances, et cependant que pour le perdre il ne faudrait que de petites inobservances et des transgressions légères , qui seraient pour eux de très grandes infidélités, par rapport à cette nou- velle réforme, qui dépendait toute de leur obser- vance, et que leur moindre relâchement ruinerait sans retour.

« Le moment étant venu qu'il fallait enfin s'em- brasser et se dire adieu , on vit ce que le monde ne peut concevoir : que les liens de la charité unissent bien plus étroitement les cœurs que ceux

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de l'inclination et de la nature. Qui n'aurait pas su la cause de l'affliction de tous ces religieux, aurait pu croire qu'on les conduisait à la mort. Leur douleur fut si grande que pas un ne put obéir à l'abbé lorsqu'il leur commanda de ne plus verser des larmes, eux, qui dans toute autre oc- casion, auraient versé tout leur sang pour lui obéir1. »

Après ces adieux touchants, les soixante reli- gieux désignés pour la fondation de Paris se mi- rent en ordre de procession, modestes, recueillis, comme ils l'étaient au chœur, pendant le chant des offices ; leur bienheureux père marchait seul derrière. A la porte du monastère, le seigneur de Saint-Sulpice, sénéchal de Toulouse et gouver- neur du Rouergue, attendait les religieux. En- touré de son escorte, il vint se placer en tête; plusieurs cavaliers, précédant immédiatement la croix, vinrent se ranger derrière lui; d'autres occupèrent les ailes, et un plus grand nombre fermèrent la marche. De telle sorte que les reli- gieux, marchant au pas de procession, pouvaient se mouvoir librement et en toute sûreté dans ce long parallélogramme. Il y avait seulement cette différence que les soldats étaient à cheval et que les religieux marchaient nu-pieds.

Depuis le 16 juin jusqu'au 11 juillet, jour de

\. Ms. delà Bibliothèque nationale, p. 433.

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leur arrivée à Vincennes, les Feuillants suivirent invariablement cet ordre dans leur marche, leurs exercices et leur manière de vivre.

Le premier de tous était le porte-croix ; à côté de lui marchait un religieux portant une son- nette fixée au haut d'un bâton. Quand l'heure de l'office était venue, le religieux l'annonçait par un premier tintement; au second coup, le Père abbé donnait le signal. Le porte-croix s'arrêtait alors pour permettre aux religieux d'observer les cérémonies préparatoires au chant des heures canoniales. La psalmodie commencée, on conti- nuait la marche fort lentement, afin de ne rien enlever à l'attention qu'il faut apporter à la prière. On s'arrêtait au Gloria Patri et à la fin des Heures, pour entendre les Oraisons.

Aux autres heures de la journée, dans l'inter- valle de l'office divin, on marchait dans le même ordre, en observant un inviolable silence.

Quand le moment de manger était venu, les religieux, selon l'usage du monastère, ne pre- naient que du pain et de l'eau avec quelques her- bes cuites.

Autant que possible, on se retirait le soir au- près des églises. On y entrait le matin pour y chanter Matines, entendre la sainte messe et re- prendre ensuite la route de Paris. Le dimanche et les jours de fêtes, le saint abbé, selon sa pieuse coutume pendant les voyages, ne manquait jamais

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d'annoncer la parole de Dieu ; s'il en était empê- ché, il désignait toujours un de ses religieux pour remplir cet important office.

Ce projet héroïque, les ordres du roi, les mou- vements qu'ils exigeaient mirent d'abord notre population en émoi. Toulouse, qui devait être parmi les villes de France la première à les rece- voir, ne voulut pas être la dernière dans les hon- neurs qu'elle entendit rendre à ces angéliques habitants d'un monastère voisin. Sa population, restée catholique, entièrement catholique, malgré les progrès effrayants que l'hérésie faisait aux alentours, accourut avec enthousiasme vers les moines et leur exprima son respect par des atti- tudes touchantes et par les expressions émou- vantes de sa poétique langue. La magistrature, ayant à sa tête le célèbre et courageux Duranti, premier président du Parlement, alla au devant des religieux Feuillants. Tout ce qui portait l'épée et était attaché au gouvernement du roi, se ran- gea autour du sénéchal de Toulouse, et rehaussa par son concours et par l'éclat des costumes et des armes, une manifestation déjà si belle.

Le clergé ne fut point en arrière. Le cardinal de Joyeuse, archevêque de Toulouse, entouré de ses dignitaires, des chanoines et du clergé de la ville, attendit le lendemain Dom Jean de la Bar- rière et ses religieux à la Métropole. Le cardinal officia pontificalement, fit chanter un Te Deum

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très solennel et présida aux belles prières de l'Iti- néraire. Il termina les cérémonies par la béné- diction pontificale. En appelant avec amour sur ces saints de l'Église militante les bénédictions d'en Haut, le cardinal de Joyeuse devait rece- voir, pour son pontificat, la plus douce des ré- compenses : c'était l'établissement, dans sa ville épiscopale, en 1599, des Feuillantines, dignes en tout de leurs frères dans la réforme monacale.

La pieuse caravane, après avoir reçu les béné- dictions et les acclamations des Toulousains, re- partit dans le même ordre elle était venue au milieu d'eux. Le seigneur de Saint-Sulpice l'ac- compagna jusqu'aux limites du Quercy. Là, le lieutenant du roi prit sa place jusqu'à la province voisine, et ainsi en fut-il, de province en pro- vince, jusqu'à Paris.

Comme il fallait s'y attendre, l'admirable co- lonie des Feuillants produisit, sur les populations qu'elle traversait, la plus vive impression. Bientôt le bruit se répandit de tous les côtés qu'une pro- cession de saints traversait la France. L'émotion devint extrême. Les habitants des campagnes faisaient le guet, afin de tout quitter et d'accourir au moindre bruit. Aussi, quand le plus faible écho des saints cantiques se répandait dans les plaines ou résonnait dans les vallons, aussitôt les habitants quittaient leurs demeures ou les instru- ments du travail et venaient contempler, ior.s

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saisis, cette procession de la modestie et de la pé- nitence. Vaincus par ce spectacle, ils s'agenouil- laient devant ces hommes de Dieu et demandaient à grands cris leur bénédiction. Plusieurs bai- saient leurs robes grossières; d'autres, par un mouvement de foi, leurs pieds couverts de pous- sière et ensanglantés pour l'amour de Jésus- Christ. Plusieurs, subitement convertis, deman- dèrent l'habit.

Les habitants des villes manifestèrent la même foi, le même respect et le même empressement En effet, le clergé et le peuple sortaient au-devant d'eux. Les prélats, même, leur rendaient quelque- fois cet honneur. Ainsi, l'évêque de Rodez, revêtu des habits pontificaux et accompagné des cha- noines de la cathédrale, alla les recevoir aux portes de la ville, les conduisit à l'église et les logea dans son palais. « Tous, dit un historien, cherchaient de nouvelles manières pour honorer des hommes revêtus de corps, ne parlant, ne voyant et ne mangeant presque jamais1. »

Après vingt-cinq jours de marche, les Feuil- lants arrivèrent à Vincennes le 11 juillet, au nom- bre de soixante-deux, Jean de la P>arrière en ayant reçu deux en chemin. Le roi, informé de leur approche, envoya jusqu'à Charenton les principaux seigneurs de sa Cour pour les rece-

1. Hermant, Histoire des Ordres religieux, t. III. p. 196.

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voir. Lui-même, accompagné des cardinaux de Bourbon et de Vaudremont, voulut aller à pied à leur rencontre. Aussitôt qu'ils furent auprès de lui, sur l'ordre de leur abbé, ils se prosternèrent. Le roi, vivement ému par cet acte de respect, or- donna au cardinal de Bourbon de les faire lever. Mais ils ne le firent que lorsque le cardinal de Bourbon leur eut donné la bénédiction, sur la prière de l'abbé. Quand ils furent relevés, Henri III leur exprima sa joie par des paroles pleines d'affection et par des manières infiniment honorables; il prit ensuite l'abbé par la main et le conduisit ainsi longtemps, séparé de la cour. Arrivés à Vincennes à l'heure des vêpres, Jean de la Barrière demanda au roi la permission de les chanter. Il l'accorda et les fit conduire dans la chapelle, il. les suivit avec les reines et toute la Cour. Les religieux chantèrent cet office avec leur modestie, leur dévotion et leur douceur habi- tuelles. L'illustre assistance fut édifiée et ravie. Le lendemain, qui était la fête de la translation de saint Benoît, Jean de la Barrière célébra pon- tificalement la messe. Là, comme aux Feuillants, il se servit de la mitre de toile, de la crosse de bois et de la chasuble de serge ; ses officiers étaient aussi pauvrement vêtus, et cependant le roi, les reines et les assistants étaient dans l'ad- miration. Les courtisans, qui ne croyaient pas qu'on pût allier tant de majesté à tant de pau-

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vreté, étaient tout yeux et tout oreilles. Ils étaient hors d'eux-mêmes en voyant tant de joie et de douceur dans des hommes pâles, décharnés, bri- sés de fatigue et épuisés par des pénitences ef- frayantes. Le roi et les reines communièrent des mains de l'abbé.

Dans l'après-midi, notre réformateur prêcha devant leurs majestés et toute la Cour. Cet homme apostolique, n'écoutant que sa conscience, s'exprima avec zèle et liberté. Un pareil langage n'était plus toléré, depuis longtemps, dans un tel milieu ; celui qui aurait essayé de se le per- mettre ne l'eût pas fait impunément, surtout en paraissant pour la première fois. Mais Jean de la Barrière était un saint; et tous, même les plus corrompus, tremblaient, s'inclinaient devant sa prédication. On ne lui en tint pas la moindre ri- gueur.

Le couvent que le roi faisait bâtir au faubourg Saint-Honoré n'étant pas encore prêt, les Feuil- lants durent rester deux mois à Vincennes. Une des ailes du château fut appropriée à leur usage. Pendant son séjour, Henri 111 assista à leurs exercices, et quand il rentra à Paris, il s'arran- gea de façon aies aller voir presque tous les jours.

L'admiration que les humbles religieux avaient excitée en traversant la France, ils la produisirent bientôt sur les habitants de Paris. Vincennes de- vint, pendant quelque temps, l'unique excursion

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des Parisiens. Il faut reconnaître que ce qu'on racontait de ces hommes, et surtout de leur abbé, était de nature, vu l'état des esprits, à piquer singulièrement la curiosité publique. Les catho- liques tenaient à se donner ce consolant specta- cle; les huguenots, connus ou cachés, à aller contrôler des dires si extraordinaires. Mais, si mode il y eut, celle-là fut bien justifiée. Au fond, le séjour des Feuillants à Vincennes fut, dans les dessins miséricordieux de la Providence, une oc- casion de retour pour un grand nombre.

En effet, le peuple si travaillé en ce moment par l'hérésie, les passions politiques, et entraîné par sa propre légèreté, vint puiser des leçons de foi et de vertu qui, au témoignage de quelques historiens du temps, produisirent des conversions nombreuses et sincères. On vit aussi plusieurs membres de la haute société renoncer à tous les plaisirs de la vie et entrer dans cet ordre si aus- tère, si bien que le jour les Feuillants entrè- rent dans Paris , leur nombre s'était accru de quarante-huit.

Les travaux du couvent du faubourg Saint- Honoré, poussés jour et nuit avec une activité extraordinaire, se terminèrent au commencement de septembre. Ce fut le 7 que les religieux purent s'y rendre. Ils quittèrent Vincennes à cette date et se dirigèrent processionnellement vers leur nou- velle demeure. Tout Paris voulut voir ce specta-

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cle. Le roi, les reines, les princes, les cardinaux et la Cour les attendirent sur la porte de la pre- mière avenue. Quand ils arrivèrent, Henri III donna Tordre à son grand chancelier de dresser l'acte de la donation du monastère, bâti à ses frais, à la congrégation des Feuillants.

Quoique le couvent fût placé à dessein, près du jardin royal des Tuileries et que le roi pût s'y rendre aisément, pour être plus près encore et y venir tout à son aise, il se fit construire un petit palais tout à côté. Dans ce palais, il fit disposer une loge, d'où il ^pouvait assister aux offices, et voir les religieux sans en être aperçu. Il y venait souvent le jour et même la nuit.

« Il s'entretenait fréquemment avec l'abbé pour s'instruire dans la piété, ou avec d'autres religieux d'une perfection extraordinaire, que l'abbé lui avait désignés. L'exercice que Sa Ma- jesté aimait le plus était de visiter les malades, parce qu'il y voyait de grands actes de vertu... Le roi leur servait lui-même à manger et les soulageait comme s'il eût été un de leurs frères... Il trouvait une consolation toute particulière à les voir mourir avec tant de paix... et pour cela, il voulait être averti quand quelqu'un se trouvait à l'extrémité... Il les accompagnait au tombeau, assistait à leurs obsèques, et en priant Dieu pour eux, il les invoquait d'abord comme des saints1. »

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 434.

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L'amour du roi pour Jean de la Barrière et pour ses religieux , au lieu de s'affaiblir par la fréquentation, ne fit que s'accroître. Le petit pa- lais qu'il avait fait bâtir tout à côté d'eux, ne lui suffit plus; il voulut absolument les avoir au Louvre. Il obtint de leur saint fondateur d'en posséder douze constamment auprès de lui. 11 fit, dans ce but, accommoder un appartement et dis- poser une chapelle. C'était là, pour l'ordinaire et de préférence, qu'il assistait au service divin avec les reines, les princes et les grands de la Cour.

« Voilà, ce me semble, ce qui ne s'était pas encore vu depuis la naissance de l'Eglise, le Lou- vre devenu un monastère. Dès que le roi avait fini ses affaires, il passait dans cet appartement, il trouvait tous ses plaisirs. S'il lui venait un ambassadeur ou quelque étranger de considéra- tion, il les y conduisait en croyant leur faire voir la chose la plus glorieuse de son royaume.

« La reine, Catherine de Médicis, venait très souvent les visiter, accompagnée de la jeune reine, des princesses et des dames de sa suite... Plus la délicatesse de ces dames était grande, plus elles avaient d'admiration de voir ces reli- gieux, dont la plupart étaient distingués dans le monde par leur naissance ou leur savoir, man- ger à terre, à genoux, du pain noir et mal pétri, et des herbes sans aucun assaisonnement, et ne boire que de l'eau...

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« Voici deux choses bien plus admirables : la première était l'attention respectueuse de toute la Cour, mêlée de dames et de seigneurs français, si frappés de la dévotion et de la modestie de ces religieux, de leur profond silence, de leur chant mélodieux, et de la majesté de leurs cérémonies, qu'ils n'osaient parler ni presque se mouvoir, crainte de les troubler.

« La seconde merveille encore plus grande, était le recueillement et l'abstraction de ces reli- gieux, qui se trouvant continuellement environ- nés des objets les plus éclatants que le monde et la vanité peuvent fournir, tenaient leurs yeux, leur coeur, leur esprit si bien fermés, qu'ils pas- saient là leur vie avec la même tranquillité que s'ils eussent été dans leur solitude des Feuil- lants 1. »

Henri III, croyant procurer à la France un bien précieux, résolut de placer les Feuillants dans toutes les abbayes qui viendraient à vaquer. Celle du Val, près Paris, étant dans ce cas, il dé" cida d'y transporter les religieuses de Long- champs et de donner aux Feuillants ce riche et magnifique monastère, avec le titre d'abbé de Longchamps pour Jean de la Barrière. Ce projet arrêté, et sans en parler même à ce dernier, il manda à son ambassadeur à Rome, le marquis de

\. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 456.

Pisani, de solliciter cette translation et cette no- mination, de façon à l'obtenir bientôt. En effet, les Balles ne se firent pas longtemps attendre. Aussitôt qu'il les eût reçues, le roi fit venir l'abbé de Cîteaux et le pria de retirer ses religieux du Val et de les disperser dans d'autres couvents. Sur ses respectueuses observations, le roi lui ré- pondit qu'il n'en voulait pas et qu'il fallait obéir; que du reste il était muni de l'autorisation du Pape. Le générai de l'Ordre dut s'incliner.

Le même jour, sous un prétexte de chasse, il se dirigea vers Longchamps. Arrivé à la porte du monastère, il descendit de cheval , fit prévenir l'abbesse et les religieuses qu'il désirait les voir. Ravies d'un pareil honneur, elles accoururent. Le roi leur expliqua sans détour le but de sa visite, c'était de les transférer à l'abbaye du Val; il ve- nait recueillir lui-même la promesse de leur obéissance. Aces mots, elles se jetèrent à ses pieds et le conjurèrent, avec des larmes, de ne pas leur infliger un pareil châtiment. Il leur ré- pondit : qu'elles parlaient et pleuraient inutile- ment; et pour montrer sa détermination, il leur fit lire l'approbation du Pape. Devant cette atti- tude, elles se levèrent désespérées et s'en allè- rent de tous les côtés en poussant des cris de dou- leur. A la vue de cette scène , les princes et les seigneurs intercédèrent pour elles. Henri III con- sentit à accorder quelques jours de répit; mais il

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exigea que les princes se rendissent garants de l'obéissance des religieuses.

Rentré à Paris, il fît appeler Jean de la Bar- rière, et lui dit tout heureux : « Monsieur, com- ment vous appellerons-nous à l'avenir, Monsieur de Feuillants ou Monsieur de Longchamps? » Et il lui raconta tout ce qu'il venait de faire pour lui. A cette nouvelle, le saint abbé, saisi d'une douleur comparable à celle des religieuses de Longchamps, se jeta aux pieds de Sa Majesté et le supplia de le laisser avec son titre d'abbé des Feuillants, dont il se reconnaissait encore fort indigne ; que lui et ses religieux seraient assez riches avec le travail de leurs mains; que les richesses leur ôteraient, avec le mérite de la pauvreté, une grande partie de leur vertu et que le couvent de Saint-Honoré leur était plus que suffisant.

Que voulez-vous donc, reprit le roi, que je fasse de ces Bulles que j'ai sollicitées avec tant d'empressement?

Elles seront pour moi, répondit l'humble abbé, de nouvelles obligations de prier Dieu pour votre Majesté, et me feront connaître la grande bonté qu'elle a pour moi.

Non, non, s'écria le roi, je veux que cela soit. (

Ferme dans son humilité, Jean de la Barrière pria Sa Majesté de considérer que ce serait le

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rendre odieux, lui et ses religieux, non seule- ment à tout Tordre de Cîteaux , qui perdait ainsi une grosse abbaye, mais encore au peuple, qui se met toujours du côté des malheureux. Alors Henri III lui dit :

Monsieur l'abbé, je ne vous forcerai ni pour cela, ni pour toute autre chose; mais si vous voulez me faire plaisir, vous accepterez ce que je vous offre.

Puis, se tournant vers les seigneurs qui étaient présents :

Je ne saurai, dit-il, forcer ce bon homme de recevoir la riche abbaye de Longchamps que je lui offre, et moi je ne connais personne à qui je la voulusse accorder si on me la demandait.

Le roi respecta la délicatesse de Jean de la Barrière. Quoique contrarié, il n'en eut que plus d'estime pour lui. Du reste, il s'aperçut tous les jours que celui qui refusait si fermement les ri- chesses et les honneurs, allait devenir son plus constant appui dans les épreuves qui commen- çaient à l'assaillir.

Henri III, en effet, était arrivé à la période la plus grave de son règne. Nous n'avons point à apprécier sa politique; de plus compétents l'ont *déjà fait ou le feront encore. Quant à nous, mo- deste biographe, nous avons simplement à cons- tater que la fameuse tactique de Catherine de Médicis, adoptée par son fils, et consistant dan s

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La lutte entre le catholicisme et le protestan- tisme à laisser les chefs se dévorer entr'eux , fut funeste à la religion, à la France et au trône. Roi catholique avant tout, Henri III devait lutter pour sa foi et celle de ses sujets. En se mettant franchement et courageusement à la tête du parti catholique, qui était réellement celui de la France, il aurait écrasé le protestantisme, rendu la Ligue inutile, et soutenu de Dieu et de cette grande force morale qu'on appelle l'Église ca- tholique, il aurait non seulement sauvé son trône, mais il se serait couvert de gloire. Ayant man- qué à son devoir, il en fut châtié, et son trône, qu'il avait voulu soutenir par des moyens pure- ment humains, s'ébranla et s'écroula par ces mêmes moyens dans lesquels il avait espéré. Sans doute ses dernières années, d'après ce que nous racontons ici, furent sincèrement catholiques ;- mais les rois, comme les sujets, ont à subir, même ici-bas, le juste châtiment de leurs fautes. Heu- reux ceux qui le comprennent et le tournent à bien ! Henri III parut être de ce nombre.

Nous voici arrivés à l'année 1587. Henri de Navarre, beau-frère du roi, se mit ostensible- ment à la tête du parti protestant. Bientôt, l'im- portante victoire de Coutras lui permit, après* avoir presque anéanti la principale armée du roi et ses plus dévoués défenseurs, de traverser victorieusement une grande partie de la France,

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et de venir rejoindre vers les sources de la Loire, des contingents allemands st suisses. Cette nou- velle jeta le roi dans la consternation ; elle était incontestablement pour lui fort grave. La moitié de sa couronne, en effet, venait d'être brisée par l'épée du roi de Navarre.

Dans son désespoir, Henri III se tourna vers son consolateur, Jean de la Barrière. Il lui écri- vit pour lui communiquer sa peine, réclamer ses prières pour lui, pour le maréchal de Joyeuse, son plus ferme soutien , tué à Coutras avec ses meilleurs soldats.

Voici la réponse de l'abbé :

« Sire,

« Nous avons reçu et commencé d'effectuer le commandement qu'il vous a plu nous faire par M. Hubert, en priant pour celui que le service de Dieu et de Votre Majesté a rendu bien heu- reux, le faisant sortir des misères de ce monde, et lui donnant la récompense que tous ceux qui lui sont fidèles et à Votre Majesté doivent espé- rer. Dieu nous fasse la grâce de nous bien ac- quitter de votre commandement, selon votre mainte intention, et de mourir dans la bonne résolution que nous avons de bien servir Dieu et Votre Majesté, et de le prier qu'il lui plaise de faire connaître à tous vos sujets la raison de de la divinité, qu'il a imprimée sur votre per-

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sonne, en l'onction miraculeuse de laquelle il vous a consacré pour les gouverner. Ce que j'es- père de sa bonté, croyant que tant de vertus qu'il vous a données, et tant de saintes inten- tions que vous avez, termineront les horribles afflictions, que les fausses et mauvaises opinions des religionn aires et mauvaises volontés des hommes de ce temps ont introduit dans votre royaume, au grand scandale de toute la chré- tienté.

« Et je me confie en son infinie miséricorde que pour vous magnifier à jamais, elle confon- dra l'impie et la rebelle insolence de ceux qui prétendent triompher de Votre Majesté, comme elle confondit Saiil, les Philistins et le malheu- reux Absalon, pour la gloire immortelle de son fidèle serviteur David. Et si nos péchés sont cause de tant de troubles, sa bonté infinie, qui vous a enrichi d'une si rare piété et tant d'au- tres grâces, vous peut plus donner de secours et de forces contre vos ennemis, qu'ils n'ont de mauvaise volonté contre son service et le vôtre; ce que nous devons espérer qu'elle fera, inspi- rant à tous vos bons sujets d'obéir à ses divins commandements et à ceux de Votre Majesté. Nous ne manquons pas de le prier, quatre-vingt- douze que nous sommes à présent, dans votre oratoire de Saint-Bernard.

« Qu'il lui plaise, Sire, de vous donner une

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très parfaite santé et une longue, très heureuse

et très victorieuse vie.

« Votre très humble et très obéissant sujet et

serviteur,

« F. Jean, abbé cle Feuillants.

« De votre oratoire de Saint-Bernard, le 4 no- vembre 1587. »

Deux jours après, le roi lui écrivait de nou- veau. Voici sa réponse :

« Sire, « M. Miron m'a rendu la lettre qu'il a plu à Votre Majesté de m'écrire, laquelle nous a donné un très grand sentiment de la nécessité que nous avons de prier Dieu pour elle. A quoi j'exhorte, tous les jours de tout mon possible, toute notre congrégation. Elle est prête et moi aussi de faire le même sans cesse, selon le com- mandement qu'elle nous en fait de nouveau, appréhendant la très grande affaire que la malice des hommes vous donne, plus qu'elle n'a jamais fait à aucun de vos prédécesseurs, et les diverses afflictions qui doivent produire en vous une pa- tience aussi grande que celle que nous voyons dans l'Ecriture sainte avoir été dans l'esprit de David, qui fut aussi assailli de toutes sortes de tribulations, parce que il était comme vous selon le cœur du Très- Haut. Il plaît à sa divine Provi- dence que vous souffriez comme lui, parce qu'il

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voit la singulière piété qu'il a mise en vous, pour la gloire de son nom et pour l'édification et con- solation de son Eglise. Je prie le Seigneur de toute mon affection qu'il veuille entendre la prière que je lui présente pour vous; que son infinie bonté vous donne la patience; qu'il couvre de confusion tous ceux qui ont attenté contre son service et le vôtre ; qu'il vous donne la victoire et le dessus sur tous vos ennemis, qui sont aussi les siens. La singulière piété dont il vous a doué nous le doit faire espérer de Dieu, et à tous les bons sujets de Sa Majesté et de la vôtre, par son fils Jésus-Christ, lequel nous prions continuelle- ment, Sire, de vous donner une très longue, très prospère et très heureuse vie.

« Votre très humble et très obéissant sujet et orateur,

« F. Jean, abbé de Feuillants.

« De votre oratoire de Saint-Bernard, ce 16 no- vembre 1587. »

Vainqueur des Allemands et des Suisses, le duc Henri de Guise entra en triomphateur dans Paris, qu'il venait de sauver. Le chef de la Ligue devint l'idole des Parisiens. Blessé de ces préférences et redoutant l'ascendant qu'il venait d'acquérir par cette importante victoire, Henri III, mal inspiré, fit semblant de vouloir contenir par la force et Henri de Guise et la Ligue. Mal lui en prit. Los

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Parisiens, croyant que le roi allait se tourner de nouveau du côté des protestants, se soulevèrent le 12 mai 1588, formèrent des barricades et vin- rent l'assiéger au Louvre. Il n'eut que le temps de monter à cheval et de se sauver en toute hâte à Chartres. Dans cette extrémité, il voulut voir un instant son consolateur, dans le couvent des Capucins. Après des adieux pleins d'émotion, il recommanda sa personne et son royaume à ses prières et à celles de ses religieux.

A peine arrivé à Chartres, il voulut l'avoir au- près de lui; Jean de la Barrière s'y rendit aussi- tôt, et il commençait à peine à consoler son roi, quand il reçut une étrange députation.

Les Parisiens, honteux de leur révolte et sincè- rement repentants, résolurent de demander leur pardon. Mais comment l'obtenir? Ils voyaient que leur demande était bien audacieuse. Dans quelle disposition pouvait être un roi de France, chassé ignominieusement de sa capitale, et forcé, comme un malfaiteur, de sauver sa vie par une fuite pré- cipitée? Evidemment, ils n'avaient qu'à craindre un châtiment exemplaire.

Les Parisiens d'alors, pas plus que ceux d'au- jourd'hui, ne manquant pas d'esprit, résolurent de s'adresser au religieux, vénéré de tous, et qui avait un si grand ascendant sur le roi ; s'il vou- lait se charger de cette très importante et très délicate mission, ils étaient sauvés.

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C'est ce que vinrent solliciter, à Chartres, les délégués de Paris. Jean de la Barrière, dont l'âme grande, généreuse et sensible, ne se ferma jamais à aucun malheur, accepta la supplique des Pari- siens. 11 aimait son roi, il aimait la France. Paris alors, comme aujourd'hui hélas! politiquement, n'était-ce pas la France? Or, réconcilier la France avec son roi légitime, n'était-ce pas le salut su- prême et en môme temps la plus douce des mis- sions?

Mais pour faire comprendre, d'une part, aux Parisiens la gravité de leur faute et pouvoir, de l'autre, toucher le cœur du roi, F abbé des Feuil- lants résolut de se rendre à Chartres en proces- sion. On goûta unanimement ce saint projet. Aus- sitôt qu'il fut bien connu, on demanda à Dom Jean de vouloir accepter à la procession les Pères Ca- pucins, que le Roi aimait aussi beaucoup.

Au jour fixé, les Feuillants et les Capucins, modestes, recueillis, n'interrompant leur silence que par les chants sacrés, quittèrent Paris. Ah! si procession passa jamais inaperçue dans la ca- pitale, ce ne fut pas celle-là. Nous devons croire que les habitants, épouvantés et repentants, vin- rent tous unir éurs prières à celles de leurs an- géliques ambassadeurs, et qu'ils mirent toute leur confiance dans leur sainteté et leur charité. Qui aurait pu prévoir alors que les descendants de ces puissants et vénérés médiateurs entre Paris

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et la royauté seraient, deux siècles plus tard, per- sécutés, traqués, conduits à l'exil ou à l'échafaud ? C'est ainsi que la Révolution sait payer les dettes de la France !

Arrivés à Chartres, les religieux furent intro- duits devant le roi. Tous se prosternèrent. Jean de la Barrière, se détachant alors, s'avança vers le trône. Prosterné lui aussi, il demanda pardon, par des paroles élevées et touchantes, pour la ca- pitale repentante.

Henri III, devant cette réparation solennelle, accorda le pardon. Du reste, celui qui le deman- dait était trop aimé, et ceux qui le faisaient de- mander étaient, malgré leur légèreté, les sujets trop préférés du roi pour qu'il n'écoutât pas la clémence. Au fond, le roi de France ne pouvait que désirer cette démarche. La réconciliation de Chartres, en effet, dans de pareilles conjonctu- res, était pour lui l'événement le plus heureux.

La paix étant faite, Henri III rentra dans Paris. Malheureusement, cette paix ne dura pas long- temps. Accusé de nouveau par les chefs de la Ligue, de favoriser l'hérésie, le roi fut tenu de nouveau en suspicion par ses sujets et perdit tous les jours de leur affection. Les prédications ar- dentes de certains partisans de la Ligue y con- tribuèrent beaucoup. Jean de la Barrière, qui connaissait intimement Henri III, et qui était avant tout un homme de Dieu, s'interdit et inter

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dit sévèrement à ses prédicateurs de s'ingérer en aucune manière dans les affaires du temps, et de n'en traiter qu'avec Dieu, qu'ils devaient fléchir par leurs prières.

Quand les prédications de la Ligue devinrent extravagantes et se changèrent en attaques di- rectes contre le roi, Jean de la Barrière jugea que le silence, de sa part et de la part des siens, serait une désertion de la justice et de la vérité. Il commença alors à prêcher pour désabuser le peu- ple et ordonna à ses prédicateurs d'en faire au- tant. Ces prédications produisirent de si grands effets que le roi se crut obligé d'en remercier l'abbé par la lettre suivante :

« Mon Père, je ne puis assez vous témoigner ni exprimer combien je sens votre affection et celle de vos frères. Car celui qui a été nourri chez vous, me l'a depuis peu tant fait paraître, que je vous en sais et à lui un gré infini. C'est le Frère Bernard, duquel j'ai su qu'en un sien sermon, il a parlé en vrai catholique et en vrai Fran- çais, craignant d'engager son âme, et montrant l'amour qu'il doit à son seul et souverain prince. C'est de votre sainte doctrine, exemples, bonne vie et mœurs, qu'il a appris et retenu cette qua- lité si louable, en ce misérable temps nous sommes et plus qu'en tout autre, y ayant tant de prédicateurs qui, avec de si impudents m en-

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songes, remplissent la chaire de vérité. Mais Dieu sera votre récompense et vous fera prospérer et eux seront à la fin confondus, à leur ruine et très grande honte. Car, qui jugera sans passion tout ce qui se fait et tout ce qui se passe et ne vourra se laisser beffler, verra clairement si toutes les paroles et les effets qu'on invente contre moi, sont conformes à ce qu'on me voit faire. Je ne veux, sinon la vérité; c'est pourquoi, mes bons religieux, vos enfants, m'assisteront toujours; prenez plus de courage. Adieu!

« Henri. »

Jean de la Barrière répondit , de Paris , à Henri III, le 17 juin 1588. Nous prions le lecteur de bien peser ces lettres, domine, avant tout, l'amour de Notre-Seigneur et de l'Église, et l'attachement pour un roi légitime est exprimé d'une manière si sincère et si digne :

« Sire ,

« La lettre qu'il a plu à Votre Majesté de m'écrire a mis en moi et au Frère Bernard et à tous les religieux de cette congrégation, une nou- velle connaissance de la très admirable piété et grande bonté, dont il a plu à l'esprit de Dieu Vous remplir contre les inhumanités et impiétés de ce misérable temps. Et nous fait brûler d'une nouvelle ardeur de nous acquitter le plus parfai-

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tement que nous pourrons de l'amour, respect, fidélité, service et soumission que nous devons à Votre Majesté, par le très exprès commandement de Dieu et de l'Église, et par toutes sortes de droits de gens et de nature. Nous sommes infini- ment obligés de souhaiter et prier Dieu qu'il lui plaise nous inspirer continuellement les prières que nous devons faire envers Sa divine Majesté, pour la prospérité et santé de la Vôtre, afin que nous nous y employons de toutes nos forces, que nous méritions d'être exaucés dans nos demandes et trouvions grâce auprès de lui, pour faire quel- que chose qui soit utile à Votre service.

« Nous le prions sans cesse pour que Vous puis- siez ranger tous les peuples de Votre royaume, par la puissance et autorité qu'il Vous a données et par le sceptre que Vous portez en main, à l'obéissance de Dieu et de son Église, selon le saint désir et le zèle que Vous avez, les délivrant avec l'ange de Votre prudence, le feu de Votre courage, et les miracles de Votre dévotion, de la captivité de tant de trouble?, pour les conduire en la terre sainte de la vraie paix, qui est en Jésus-Christ, notre premier souverain. Nous sup- plions encore Sa Majesté divine, avec la même affection, qu'il lui plaise Vous donner son Saint- Esprit pour Vous assister en tous lieux et en tout temps, et nous donner la grâce de confesser de cœur et de bouche, avec constance, la souveraine

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puissance qui Vous a été donnée de Dieu pour Vos peuples, et l'obéissance qu'ils sont obligés de Vous rendre après lui, qui tient Votre cœur en- tre ses mains, dans lequel il a imprimé l'image de sa divinité. Nous avons tous une ferme espé- rance que ceux qui Vous ont offensé, ou reconnaî- tront leur faute avec regret, et, par ce moyen, vous trouveront si rempli de bonté et de miséri- corde, que l'obéissance qu'ils seront obligés de Vous rendre tout le reste de leur vie, Vous les fera chérir et tenir entre Vos meilleurs et plus affectionnés sujets; ou si l'esprit de superbe et de rébellion les empêche de se reconnaître, aveu- glés par les faux discours, calomnies et méchan- tes hérésies, qui ont lieu en Votre royaume par- la permission divine et la malice des hommes, ils sentiront la juste main de Dieu s'appesantir sur eux, et, malgré qu'ils en aient, ils seront obligés de confesser que c'est chose dure et difficile de regimber contre l'éperon. Et s'ils sont si nuisi- bles que leur obstination dure jusqu'à la fin de leurs jours, Dieu les précipitera dans l'abyme sans jour et sans limites, pour être tourmentés dans les peines qui n'ont autre durée que l'éter- nité. Car il répute les injures et les offenses, fai- tes à Votre Majesté, comme si elles avaient été faites à sa personne. Et j'ose tant me promettre de son infinie bonté et miséricorde et des grâces particulières qu'il lui a plu Vous faire par son

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Saint-Esprit, qu'après la tempête, le calme et les beaux jours viendront, auxquels Vous verrez tout Votre royaume réduit à l'obéissance de Sa divine Majesté et de son Église, de laquelle ils se sont éloignés en refusant ce qu'ils Vous doivent naturellement.

« Je supplie très humblement Votre Majesté de croire que jamais notre cœur et notre langue n'abandonneront l'entière et parfaite obéissance, de laquelle par toute sorte de droit divin et humain, nous vous sommes redevables, sans bor- nes ni exceptions quelconques, avec soumission au glaive de justice que Vous portez, pour main- tenir les bons dans la règle du devoir et punir ceux qui, par téméraire présomption et rébellion, s'en écarteront. Et nous prierons Dieu de tout notre cœur qu'il rende accomplies Vos saintes intentions, selon le souhait des gens de bien qui sont encore à Votre service, le suppliant de Vous donner en parfaite santé, Sire, très longue , très heureuse et très sainte vie, avec la prospérité que toute l'Eglise Vous désire,

« Votre très humble...

« F. Jean, abbé des Feuillants.

« De Votre oratoire de Saint-Bernard, de la congrégation de Notre-Dame des Feuillans, le 17 juin 1588. »

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Le roi avait quelque raison d'être touché de la fidélité des Feuillants. Leurs sermons, soute- nus de cette grande réputation qu'ils s'étaient si justement acquise par la sainteté de leur vie et les prières publiques que l'abbé faisait chanter, tous les jours, dans son église, pour Sa Majesté, faisaient de si grands effets sur le peuple, que les Ligueurs, irrités au dernier des points, avaient résolu de mettre le feu à ce monastère. Mais le zèle des Feuillants pour le roi ne dura qu'autant que l'abbé resta dans Paris. Dès qu'il fut parti, ils eurent honte d'être les seuls religieux qui fussent fidèles à Sa Majesté et l'abandonnèrent comme les autres1.

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 470.

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CHAPITRE XÏII

Fondation des Feuillantines. Comment le château de Sau- bens , près Muret , fut leur berceau. But du réformateur en instituant un Ordre de femmes. Forcé de partir pour Paris, il nomma Dom François de Rabaudy, leur supérieur. Installées à Montesquieu-Volvestre le 4 9 juin 1588, elles prirent le voile, ce jour-là, des mains de Msr du Bourg, évê- que de Rieux. Avant de quitter Paris, Jean de la Barrière nomma Dom Bernard de Percin de Montgaillard, surnommé le Petit Feuillant, supérieur du couvent de Paris. Son por- trait, ses talents extraordinaires pour la chaire. Rentré aux Feuillants , Jean de la Barrière est poursuivi par les hérétiques et les partisans de la Ligue. Son ami Duranti est arrêté. Belle lettre qu'il lui écrivit la veille de sa mort. Les émeutiers, après l'avoir assassiné, se dirigent vers les Feuillants.

La fondation du monastère de Paris coïncida avec l'heureuse issue d'une autre œuvre, fort importante aussi, et préparée depuis quelque temps par le saint abbé. C'était la fondation des Feuillantes ou Feuillantines. Nos lecteurs nous sauront gré, nous l'espérons, de faire re- vivre des détails intéressants, non seulement pour la réforme des Feuillants, mais encore pour l'histoire locale.

La réputation de Dom Jean de la Barrière,

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nous l'avons vu , avait rayonné, dès le début de la réforme, autour de son monastère. Des âmes vraiment chrétiennes, qui n'aspiraient qu'à être bien dirigées dans les voies de Dieu , sollicitèrent la laveur de ses conseils et de son ministère.

Parmi celles qui goûtèrent le mieux cette faveur, se trouva une noble dame, Anne de Po- lastron de la Hillièrè, femme de Jean de Grand- mont, seigneur de Saubens1, et ami particulier de l'abbé des Feuillants. Visitée par de grandes infortunes, elle fut soutenue et consolée, sous une pareille direction ; elle comprit bientôt le mystère de ia croix, et se montra grande dans ses épreuves et ses vertus.

Pour complaire à ses pieux désirs, non seule- ment l'abbé s'arrêtait au château de Saubens quand il allait prêcher à Toulouse ou qu'il en revenait, mais il s'y rendait exprès quelquefois. Le temps qu'il y passait était consacré à des en- tretiens spirituels et à des exhortations fortes et

1. Saubens, village de 253 âmes,. à 2 kilomètres de Muret, sur la rive droite de la Garonne. C'est vers cette rive que le 42 septembre 1213, jour de la bataille de Muret, l'armée du comte de Toulouse essaya de se sauver. Cette tentative aurait donné son nom à ce lieu et au village, bâti plus tard. Son origine, en effet, viendrait des mots patois : se sauba (se sau- ver), se saoubèren (se sauvèrent). Mais peu cependant, au dire des historiens, furent assez heureux pour l'atteindre. Beaucoup se noyèrent, d'autres furent taillés en pièces. On évalue à quinze mille le nombre des Toulousains qui périrent alors.

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persuasives. Anne de Polastron ne voulut pas être la seule à jouir de la sagesse et des conseils du fervent abbé; elle invita plusieurs amies et quelques dames de qualité à venir entendre Mon- sieur des Feuillants.

A une prochaine visite, le château de Saubens se remplit d'une brillante compagnie. L'amitié pour la châtelaine et la curiosité furent les seuls mobiles de cette réunion, car les idées du monde et ses goûts y régnaient en maîtres. On vit le moine d'une si austère réputation avec conve- nance, sans doute, mais avec une spirituelle ironie. On avait hâte de savoir ce qu'il aurait à dire à des dames de si haut rang; on voulait ap- précier la portée de son jugement, son esprit surtout. Dans tous les cas, on se promettait bien de laisser parler tout à son aise celui qui vivait et parlait d'ordinaire dans un monde si étrange.

Nous ignorons quelles furent les premières impressions et quelles victoires la nature, qui se tenait si bien sur ses gardes, remporta encore. Mais ce que nous savons bien, c'est que ces âmes, honnêtes, sans doute, mais essentiellement mon- daines, après avoir vu et entendu Jean de la Barrière, sentirent leurs idées se modifier, et de la simple curiosité passèrent au désir pieux de le voir et de l'entendre encore.

Mrae de Saubens se garda de négliger de si bonnes dispositions. Après s'en être réjouie en

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Dieu, elle en fit part à son père spirituel. Celui-ci s'appliqua à seconder ce travail de la grâce. Ses visites devinrent plus fréquentes et plus régu- lières. Enflammées par ses exhortations, entraî- nées surtout par ses exemples, la plupart de ces dames résolurent bientôt de quitter le monde et de se consacrer à Dieu.

Pour se préparer aux sacrifices et aux habitu- des de la nouvelle vie à laquelle elles aspiraient, elles demandèrent à Mme de Polastron de vouloir les recevoir chez elle et de leur permettre d'y vivre en communauté.

Ce souhait convenait trop à sa piété pour qu'elle y mît obstacle. Mais ne pouvant, à cause de sa situation dans le mariage et l'état d'infir- mité de son mari, prendre la direction de ses chères compagnes, elle chargea de ce soin sa sœur, Marguerite de Polastron, veuve du sei- gneur de Margastand.

Venue au château de Saubens, avec sa fille Jac- queline, dans l'intention bien arrêtée de se con- sacrer à Dieu , Marguerite de Polastron décida ses compagnes à se mettre entièrement sous la direction de l'abbé des Feuillants et à pratiquer toutes les austérités de l'Ordre. Pleine de con- fiance en sa digne sœur, elle lui confia ses pen- sées et ses projets pour l'avenir. Elle pressentait que s'offrir dans ces dispositions à Jean de la Barrière, c'était préparer la fondation d'un non-

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vel ordre de femmes. Mme de Saubens, loin de s'attrister de cet avenir qui allait la séparer de compagnes si chères, eut le courage de s'oublier. Elle approuva ces projets et les soutint de ses conseils. Il fut résolu que ces désirs et ces projets seraient communiqués à l'abbé des Feuillants.

Ils furent accueillis, en apparence, avec une certaine méfiance; mais, au fond, avec joie, car ils confirmaient de plus en plus le saint Directeur dans ses projets, qui étaient de fonder dans l'Église deux catégories distinctes de vrais péni- tents et de vraies pénitentes. Cette marche pro- gressive de la Providence le détermina à presser ses instances auprès du Saint-Siège, non seule- ment pour approuver sa réforme, mais encore pour obtenir la faculté de fonder des monastères de l'un et de l'autre sexe. Le prudent abbé pro- fita du temps qui s'écoula jusqu'à leur approba- tion pour éprouver ces ferventes néophytes et achever de les former à la perfection.

Car, son expérience de la vie spirituelle lui avait démontré que les âmes appelées aux géné- reux sacrifices avaient besoin , comme les êtres de la nature, de passer par divers degrés pour se développer et se perfectionner. Sans doute, la grâce de Dieu, toute puissante, n'a pas besoin de l'aide du temps pour transformer subitement une âme et l'élever à la plus haute sainteté. Elle pourrait opérer ce prodige en un instant; ce n'est

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pourtant pas sa marche ordinaire. En effet, les âmes qui entrent dans la vie surnaturelle à un certain âge ont d'abord leur adolescence et puis leur âge mûr. Et pour passer d'un degré à l'au- tre, il faut le recueillement, la solitude, la prière, la pénitence et la grâce des sacrements. L'œil de l'homme intérieur suit avec ravissement cette germination et cette divine croissance en Jésus- Christ, comme nous suivons avec une douce émo- tion la transformation de nos campagnes au soleil du mois de mai.

Or, la chère et petite communauté du château de Saubens correspondait de son mieux au zèle de son Père spirituel ; il devait même la conte- nir. Destinées à être les fondatrices d'un Ordre important, le Père dut éprouver ses filles. Il accueillait toutes leurs demandes avec bonté; mais il leur représentait que l'oeuvre à laquelle elles se destinaient n'était pas médiocre; qu'elle demandait beaucoup de courage et de continuels sacrifices, et alors, pour les sonder, il leur fai- sait une peinture exacte des austérités effrayan- tes qu'on pratiquait aux Feuillants.

Cette sombre peinture produisit sur ces âmes ce que la croix , avec ses mystères de souffrance, produit sur des cœurs d'élite; elle excita leur ardeur. Elles répondirent : « Qu'elles avaient des corps capables de souffrances, et qu'elles avaient aussi des volontés et des désirs aussi généreux

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que ceux des hommes, pour entreprendre de faire le sacrifice de leurs corps. »

Après trois longues années de probation , le pieux fondateur leur annonça l'heureuse nou- velle. Il se mit à l'œuvre en 1586.

11 se préoccupa tout d'abord de trouver un lieu propice. Nous ignorons les motifs qui le déter- minèrent à choisir Montesquieu-Volvestre (Haute- Garonne) plutôt que Saubens, qui était comme le berceau de l'Ordre. Peut-être quelque dona- tion généreuse contribua-t-elle à lui inspirer cette préférence, peut-être le désir des habitants. Quoi qu'il en soit , le lieu était heureusement choisi. Montesquieu-Volvestre était d'abord une petite ville fortifiée les Feuillantines seraient à l'abri de la fureur des huguenots; elles devaient trouver aussi , sur les bords de l'Arize et tout près des fraîches vallées de l'Ariège, la salubrité de l'air et le calme de la solitude. A vingt-cinq kilomètres de la maison-mère, et sur la branche de la voie romaine qui se dirigeait vers les mon- tagnes de l'Ariège, elles seraient en relations faciles avec l'abbaye des Feuillants.

Leur installation fut fixée pour le 19 juin 1588. Dom Jean de la Barrière, parti pour la fondation du couvent de Paris, dut confier cette œuvre im- portante et délicate à un de ses religieux, Dom François de Rabaudy.

Il apporta, à l'installation des Feuillantines,

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l'esprit de foi et de pénitence que son bienheu- reux Père avait apporté à celle des Feuillants, à Paris. Après les derniers et très fervents exerci- ces, les aspirantes de Saubens se rendirent à pied, et bien probablement en procession, à la maison mère. Elles étaient au nombre de quinze. 11 était convenable que les fondatrices d'un ordre long- temps célèbre dans l'Église, que les dignes émules des Feuillants vinssent respirer dans sa source la forte et pure atmosphère de la réforme, contem- pler la vertu de leurs frères, arrivés au sommet de la perfection, et vénérer la sainte image de Notre-Dame de Charité, Mère et protectrice de l'abbaye des Feuillants depuis des siècles.

Le 23 mai 1588, guidées par leur Supérieure, elles quittèrent les Feuillants. En passant à Rieux, elles vinrent se jeter aux pieds de l'évêque dio- césain, Msr Jean-Baptiste du Bourg1, et lui faire acte d'obédience. Le prélat dût être bien heureux de donner sa plus paternelle bénédiction à ces précieuses auxiliatrices qui, en édifiant son peu- ple, allaient être sa plus grande consolation.

Après cet acte de foi et de déférence, elles re-

4. M«r Jean -Baptiste du Bourg, neveu et successeur au siège de Rieux , de François du Bourg, iils du chancelier de France Antoine du Bourg, administra ce diocèse de 1568 au 31 avril -1602, époque de sa mort. Parmi les œuvres de son zèle on cite la restauration de sa cathédrale. Quelques poëmes latins qu'il a laissés démontrent qu'il n'était pas étranger à la belle lit- térature.

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prirent modestement le chemin de Montesquieu- Vol vestre. La population les reçut avec joie et se félicita hautement du trésor que la Providence lui envoyait. Après quelques jours de calme et de recueillement, Msr du Bourg se rendit au monas- tère pour présider à la cérémonie de la prise du voile; elle eut lieu le 19 juin 1588. L'année sui- vante, les novices firent leurs vœux solennels et prirent l'habit. Marguerite de Polastron de la Hillière, veuve de Anne d'Yzalguier de Clermont de Diépantal, seigneur de Margestan, âgée de cinquante-huit ans, fut nommée Supérieure et prit le nom de Marguerite de Sainte-Anne.

Dans une pensée de profonde humilité, et par respect pour la plus délicate des vertus, elle de- manda que le saint habit fût d'abord imposé à une vierge. Sa chère et digne fille, Jacqueline de Diépantal, âgée de vingt et un ans, fut unanime- ment choisie pour cet honneur. Cette angélique enfant, unissant à la fraîcheur de la jeunesse la surnaturelle beauté de la grâce baptismale, figura très heureusement cette chaste et magnanime génération de vierges pénitentes qui, de 1589 à 1792, allait se succéder, sans interruption, dans l'Eglise de Dieu, sous le nom de Feuillantines.

Avec la Supérieure, Marguerite de Sainte-Anne et Jacqueline, sa fille, prirent l'habit : Jeanne de Sariete, de Villefranche du Rouergue, âgée de quarante ans; Anne de Boisset, de Toulouse, âgée

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de vingt-sept ans; JacquettedeLéon, de Vidonnet, diocèse de Cahors, veuve de Jean Dupré, seigneur de Desbartes et baron de Junies , âgée de qua- rante-cinq ans; Anne de Berote, de Montaut, diocèse de Rieux, âgée de vingt-sept ans ; Anne de Saint-Pierre, de Simorre, diocèse d'Auch, âgée de vingt-sept ans ; Françoise de Saint-Pierre, sœur de la précédente, âgée de vingt- trois ans; Antoinette Landèze, de la ville de Rieupeyroux, diocèse de Rodez, veuve, âgée de vingt-quatre ans ; Marguerite de Baraut, de Pamiers, âgée de dix-neuf ans. Ces dix premières furent religieuses de chœur; les cinq qui suivent furent admises comme Sœurs converses. C'étaient :

Antoinette Roque, de Dreuilhe, diocèse de Ro- dez, âgée de vingt-sept ans ; Jeanne d'Aydonne, de Villefranche-du-Rouerge, veuve, âgée de trente ans; Catherine Maurin, de la Ramière, diocèse de Cahors; Bernarde de la Devèze de Grandon- ville, de Lectoure, âgée de vingt-quatre ans; enfin Gabrielle Roque, de Dreuilhe, diocèse de Rodez, âgée de trente ans.

« Elles prirent un habit pauvre et grossier, comme celui des Feuillants, et se mirent nu-pieds, sans sandales. Le pain qu'elles mangeaient était de blé mêlé sans en séparer le gros son ; elles ne buvaient que de l'eau, et ne se nourrissaient que d'herbes et de bouillie de farine d'avoine, sans sel et sans autre assaisonnement. Leur temps était

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partagé de même pour les veilles , la psalmodie, la lecture spirituelle, l'oraison et le travail; elles y ajoutaient des disciplines, des haires, des cilices et d'autres mortifications peut-être plus rudes que celles de nos pères1. »

La petite communauté, malgré cette austérité de vie, s'accrut rapidement. La sagesse humaine, le protestantisme surtout, dont cet ouvrage est une réfutation par les actes, se trouvent ici en face d'un fait inexplicable pour eux. Tout ce qui effraye la nature, la décourage, l'attriste et la jette dans la terreur, c'est-à-dire l'isolement, le silence, les veilles, les longues prières, les jeûnes, l'obéissance absolue, la chasteté, tout cela de- vient une séduction et un aimant mystérieux pour fasciner et attirer les âmes catholiques, même les êtres les plus faibles et les plus délicats. Il faut bien qu'ils admettent une cause, et une cause non passagère, mais permanente. Cette cause, nous la connaissons, nous, catholiques. C'est cette puis- sance toujours vivante, malgré les oppositions violentes de la nature, malgré la haine du monde et les persécutions, qui attire et subjugue irrésis- tiblement les cœurs qu'elle touche, et que nous appelons : V amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Et cet amour, qui produit tant de merveilles et qui démontre d'une manière invincible la divinité

1. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 447.

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de l'Eglise catholique, le protestantisme ne le possède pas.

Au bout de quelques années, les Feuillantines devinrent si nombreuses que le monastère, agrandi pourtant d'une manière progressive, ne put plus les contenir. Il fut impossible, à ce que disent les Mémoires de Dom Mouchy, de trouver à Montes- quieu-Volvestre un emplacement plus grand. Il fut alors résolu, pour ne pas s'opposer aux des- seins de Dieu, de transporter la communauté à Toulouse. C'est ce que nous raconterons en son temps.

Le monastère de Paris étant définitivement fondé et complètement organisé, Jean de la Bar- rière ne pensa plus qu'à rentrer aux Feuillants. Ce désir était fondé sans doute sur son attrait pour la solitude; mais il l'était surtout sur la né- cessité de rentrer à la maison-mère, afin de for- mer ses religieux et d'alimenter convenablement, comme il le voulait, les nouveaux établissements de la réforme. Pour cela, il alla trouver le roi, qui était alors à Rouen ; il lui exposa sa demande. « Je ne puis vous autoriser à partir, lui dit Henri III, car j'ai dessein de vous emmener avec dix-huit des vôtres à Blois, je vais tenir les Etats ;. j'ai déjà ordonné qu'on vous prépare un appartement dans le château. » Cette réponse désola notre abbé; néanmoins, reprenant cou- rage, il insista respectueusement en exposant les

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graves motifs qui l'obligeaient à rentrer aux Feuillants. Le roi, les comprenant, et pensant que son saint ami pourrait lui être fort utile dans sa province, y consentit, mais à la condition ex- presse qu'il rentrerait aussitôt qu'il jugerait à propos de le rappeler.

Avant de le quitter, il lui demanda quel était le religieux qui devait le remplacer à Paris, en qua- lité de Supérieur. Dom Jean, se tournant amou- reusement vers son jeune compagnon, Dom Ber- nard, répondit : « Le voilà, Sire. » Henri III, qui l'aimait beaucoup et qui appréciait ses grandes qualités, s'en réjouit et montra une grande satis- faction. Hélas ! qu'elle devait être bientôt empoi- sonnée !

Aucun de ces trois hommes, appartenant à l'histoire à des titres si divers, ne soupçonna ce que le terrible avenir leur réservait. Deux ne de- vaient plus se revoir. Le premier devait tomber bientôt sous le couteau d'un criminel : c'était le roi; le second devait sous peu aussi mourir mora- lement et jusqu'à la fin de sa vie souffrir, en grande partie, à cause de lui : c'était Jean de la Barrière. Le plus jeune, objet de leur amour mu- tuel, devait non seulement trahir l'un et l'autre ; mais porter les derniers coups à la couronne des Valois et poursuivre son bienheureux Père d'une animosité inexplicable : c'était dom Bernard , surnommé le Petit-Feuillant.

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Muni de l'autorisation royale, l'abbé des Feuil- lants se hâta de rentrera Paris et de tout dispo- ser pour son départ. Le matin du jour qu'il avait choisi, après avoir célébré la sainte messe, il assembla les religieux en chapitre. Les ayant munis de ses dernières instructions, il nomma deux supérieurs. Le premier fut Dom Jean de Saint-Jérôme, pour le couvent de Rome, en rem- placement de Dom Jacques de la Roche-Mousson, mort depuis peu; et le second Dom Bernard de Percin de Montgaillard.

Celui-ci va jouer un trop grand rôle pour que nous puissions nous dispenser de le faire con- naître. Né au château de Montgaillard (Haute- Garonne), en 1563, il eut pour père Bernard de Percin, seigneur de Montgaillard, et, pour mère, Antoinette de Vailles. A douze ans, il avait ter- miné son cours d'humanités, et il savait à cet âge ce qu'il apprit jamais de mathématiques et de philosophie 1 .

A seize ans, il entra à l'abbaye des Feuillants, il fît bientôt sa profession. Jean de la Bar- rière, qui l'aimait extrêmement pour sa rare piété et sa vive intelligence, l'autorisa, sans autre étude que l'oraison , à évangéliser les peuples. Il parut successivement, à dix-sept ans, dans les

1. Satyre Ménippèe (remarques sur la satyre), t. II, pp. 56 64. Ratisbonne, chez Matthias Kerner, M. DCC.LII.

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chaires de Rieux, de Toulouse, de Rodez et de Rouen, avec un tel succès que déjà on disait de lui : Bealus venter qui te portavit 1 .

Par dispense du pape Grégoire XIII, il reçut la prêtrise à dix-neuf ans.

A l'entrée de sa jeunesse, quand son vénéré Père l'eût mené à Paris, ayant été entendu par le roi de France et Catherine de Médicis , fut choisi pour faire le sermon qui devait se pronon- cer aux Grands-Augustins, le jour de la création des chevaliers du Saint-Esprit.

« Ce sermon reçut tant d'approbations , qu'on était bien éloigné de souffrir que le prédicateur en demeurât là. Il ne fut donc plus question que de le faire prêcher au Louvre et ailleurs encore, et il le fit toujours si parfaitement bien que le roi se le fit donner aussi pour prêcher tout un Carême en la paroisse royale de Saint-Germain-l'Auxer- rois. Tous ces sermons, principalement les der- niers, qui étaient sur le Symbole des Apôtres , et ceux qu'il fit ensuite à Saint-Séverin, lui acqui- rent la réputation du plus célèbre prédicateur qu'ont eût vu, de mémoire d'homme, à Paris, tant il avait de talents pour la chaire , et surtout pour émouvoir et dominer les passions et dompter les âmes 2. »

1. Heureux le sein qui vous a porté. Bayle, Dictionnaire his- torique et critique, 5e édit. Amsterdam, M. DCC. XXXIV. i. Satyre Ménippée (remarques sur la satyre), p. 60.

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Sa vertu est ainsi dépeinte par un historien de l'Ordre : « Il s'était fait religieux à seize ans , avec une complexion faible et délicate, et cepen- dant il ne le cédait qu'à l'abbé pour les austérités. Il passait trois ou quatre jours sans boire ni manger. On croyait que sa force était un miracle, et ce qui aidait cette opinion, était son oraison si élevée qu'elle allait jusqu'à des extases, si lon- gues, qu'elles duraient quelquefois des journées entières ; si profondes, qu'on ne pouvait l'en reti- rer quelque tourment qu'on lui fit. On dit que son humilité souffrant si fort de se voir surpris dans cet état par ses frères, il obtint de Dieu, par ses prières, que ces grâces ne fussent plus publi- ques. Tout ce que je raconte ici se trouve im- primé dans ses oraisons funèbres, et je le trouve confirmé dans mes Mémoires par la déposition de plusieurs de nos Pères de ce temps-là, même de ceux qui ne l'estimaient plus » .

« Une fois, à Complies, dans le chœur, pendant qu'on y chantait le Salve Regina, il se trouva sur- pris d'une de ses extases ; on fut obligé de l'em- porter dans sa cellule en cet état... Une de ces extases de Dom Bernard confirma Henri III dans l'idée si avantageuse que notre abbé lui avait don- née de ce religieux. Un jour qu'il avait accompa- gné notre Père chez le roi, M. l'abbé d'Elbène, qui fut depuis évêque d'Albi, présenta à Sa Majesté une copie du Saint-Suaire, qu'il avait apportée de

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Turin. Le roi l'ayant fait déployer, Dom Bernard jeta les yeux dessus; ces marques sanglantes de l'amour de Jésus-Christ produisirent une telle impression sur lui, qu'il en fut ravi hors de soi. Après que le roi et les assistants l'eurent long- temps considéré dans cet état, avec le plaisir et l'admiration qu'on peut s'imaginer, on l'emporta dans une autre chambre, il fut longtemps à revenir1. »

Voilà le nouveau supérieur de Paris. Ainsi, de l'aveu de tous, amis et ennemis, Dom Bernard de Percin de Montgaillard était une intelligence d'élite, un orateur de premier ordre, un écrivain distingué, un diplomate consommé, un fascina- teur des masses, comme il en paraît rarement. Et les juges impartiaux sont obligés d'ajouter, sans pouvoir bien se l'expliquer : un religieux d'une piété angélique, ayant connu l'extase, di- recteur excellent des âmes, ayant refusé plusieurs évêchés et abbayes importantes, ayant observé, jusqu'à son dernier soupir, l'austérité d'un ana- chorète et mort en odeur de sainteté, dans l'ab- baye d'Orval, après l'avoir réformée.

Au physique , Dom Bernard était d'une taille médiocre et un peu boiteux. Le surnom de Petit- Feuillant lui fut donné par le peuple de Paris quand, à peine âgé de vingt ans et n'en paraissant

!. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 474.

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pas quinze, il enthousiasmait la capitale par ses prodigieuses prédications.

Sa figure était fine et souverainement expres- sive. Elle conserva jusque dans l'âge le plus avancé un air de jeunesse. Quand cette figure put porter une barbe, elle n'en fut recouverte qu'à partir des lèvres et du menton ; de elle descen- dait sur la poitrine elle se déployait en éven- tail. Un nez camus, aux larges narines, et deux yeux de feu complétaient cette singulière et puis- sante physionomie. On comprend tout ce que l'éloquence devait ajouter à cet aspect.

Voilà l'homme qui devint un moment, à la tête de la Ligue, l'arbitre de la France; qui fit sentir à Henri III quil lui était supérieur, et qui fut assez fort pour tenir Henri IV lui-même en échec, car ce dernier ne cessait de dire : Tout mon mal vient de la chaire.

Jean de la Barrière quitta Paris le 1er août 1588. L'Église célèbre, en ce jour, la fête de saint Pierre-aux-Liens. Il choisit à dessein cette date pieuse.

En effet, arrivé à la porte extérieure du cou- vent de Saint-Bernard, il dit à un ancien : « J'ai choisi le jour de cette ù)te pour mon départ, à cause des rapports que j'y trouve de saint Pierre avec moi; Paris et la Cour ont été jusques ici pour moi une dure prison; les affaires et les hon- neurs ont été les chaînes très pesantes que j'y ai

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portées; les voilà brisées parla grâce de Dieu; je commencerai de ce jour à respirer cette liberté tant désirée. »

Lorsque les Feuillants apprirent le retour de leur Père bien-aimé, ils allèrent le recevoir en procession, à un quart de lieue du monastère. La joie de les revoir fut très grande de sa part; elle fut cependant un peu tempérée par la vue d'un léger relâchement sur certains points de la règle. Maïs son exemple, sa vigilance et ses exhorta- tions remirent bientôt tout à point. 11 sut même donner une nouvelle impulsion à la ferveur pri- mitive.

Quand ce résultat eut été obtenu, le pieux ré- formateur put enfin aller visiter ses chères filles, les Feuillantines, dans leur monastère de Mon- tesquieu-Volvestre. La ferveur, l'union, la per- fection de vie pénitente qu'il constata lui procurè- rent la plus grande consolation qu'il eût ressentie de sa vie. Il vit, en effet, avec le regard des saints, que vraiment était, dans son plus haut point et dans sa plénitude, l'esprit de Dieu avec ses œuvres. Cette joie sans mélange fut la dernière qu'il éprouva. A partir de cet instant, il ne con- nut plus que les épreuves et les chagrins.

Rentré aux Feuillants, il fut, plus que jamais, en butte à la fureur des hérétiques et au mécon- tement des partisans de la Ligue.

Les premiers voyaient en lui un ennemi mortel.

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Ses prédications, son influence, ses lettres, sa sainteté, l'exemple d'une abbaye modèle, main- tenaient et développaient la foi catholique et ses œuvres. Aussi résolurent-ils de le massacrer avec ses moines, et puis de saccager et de brûler l'ab- baye. Us fixèrent la nuit de la Toussaint. Trop faibles dans le pays pour exécuter ce hardi coup de main, ils s'entendirent avec les protestants du comté de Foix. Ceux-ci, dans la soirée de la Toussaint, vinrent camper sur la rive droite de la Garonne. L'ayant trouvée fort basse, ils réso- lurent de la passer à gué pendant la nuit. Quand ils voulurent l'essayer, elle avait tellement grossi qu'ils durent y renoncer. Les hérétiques du pays, qui les attendaient sur la rive gauche, étonnés de cette crue inexplicable et entendant le tocsin du monastère qui dénonçait leur présence, furent saisis de frayeur et se sauvèrent de tous côtés.

Les partisans de la Ligue qui ne connaissaient point, comme l'abbé des Feuillants, les sentiments intimes du roi, étaient scandalisés et irrités de son attachement. Le zèle qu'il avait déployé à Paris, celui qu'il continuait à exercer autour de l'abbaye et dans le midi de la France, les indis- posait de plus en plus.

L'assassinat du duc de Guise et de son frère, le cardinal, fit passer les esprits de l'état d'irritation à celui de la révolte. Non seulement le peuple, très attaché à la foi catholique, mais les parle-

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mente, les universités, les ordres religieux, le clergé, se séparèrent publiquement du roi de France, le considérèrent comme hérétique et excommunié, et se crurent légitimement délivrés de son autorité.

La Faculté de Paris porta cette décision théo- logique, en 1589 : « que le peuple de ce royaume est délivré et libéré du serment de fidélité et d'obéissance prêté au roi Henri : que le même peuple peut licitement et en toute sûreté de cons- cience s'armer, s'unir, recueillir des impôts, et contribuer à la défense et à la conservation de la religion catholique, apostolique et romaine, contre les desseins criminels et les efforts dudit roi et de tous ses adhérents1. »

Fidèle à cette doctrine et à ces déterminations, la Ligue substitua, partout elle le put, son autorité à celle du roi. Toulouse, qui n'avait ja- mais toléré un hérétique dans son sein, constitua son gouvernement, qui porta le nom des Dioc-Hait. Malheureusement, plusieurs de ses membres ne gardèrent pas la modération et la prudence que demandaient impérieusement et la gravité des circonstances et l'exaltation des esprits. Aussi eut-on à gémir bientôt sur de grands crimes.

Celui qui représentait alors à Toulouse l'auto-

I. Mémoires de la Ligue, t. III, p. 18 1. Amsterdam, chez Arkstée et Merens. M. DCC. LVIII.

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rite du roi, était le premier président Duranti. C'était l'intime ami de notre abbé. Excellent ca- tholique, mais inviolablement attaché à son roi légitime; le grand et énergique magistrat ne vou- lut pas, devant l'orage et les dangers qu'il prévo- yait, faillir à son devoir. Il savait que lui et Jean de la Barrière étaient présentés au peuple comme les partisans les plus ardents et les plus dange- reux du roi hérétique ; qu'il était répété qu'on de- vait à tout prix s'en défaire.

Voulant d'abord agir auprès des représentants de l'autorité locale, Duranti demanda et obtint une assemblée des capitouls. Malgré les motifs pres- sants et l'ascendant de sa parole, il ne put ob- tenir aucun concours. Forcé de convoquer le Par- lement, le 24 janvier 1589, il prenait à peine possession de la présidence;, que le palais fut en- vahi par la foule. Assez heureux pour pouvoir s'échapper, il parvint, à travers les plus graves dangers, jusqu'à l'hôtel de ville. Très froidement accueilli par les capitouls, il comprit alors tout le danger qui le menaçait.

Le Parlement s'émut de la position de son pre- mier président. Dans l'espoir de le sauver, il le fit prier de se retirer à Balma, maison de campagne des archevêques de Toulouse. Celui-ci répondit : « Je connais la grandeur du danger qui me me- nace ; je sais qu'on en veut à ma vie; mais il ne sera pas dit que j'ai quitté le service de mon roi

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en lâche déserteur. Si un soldat est puni de mort pour s'être éloigné de son poste, combien serais-je plus coupable d'avoir abandonné le mien ? »

Sur la demande du peuple et sur Tordre des Dix-Huit, il fallut le transporter aux Jacobins. Les capitouls n'y consentirent qu'à la condition qu'il ne serait pas insulté en route. Alors les évê- ques de Castres et de Comminges, tout-puissants sur les esprits, et qui travaillaient, quoique li- gueurs ardents, à le sauver, l'accompagnèrent à pied au couvent des Jacobins.

Pour le mettre à l'abri d'un coup de main , on le confia à la garde de vingt-cinq soldats. Mais, pour calmer le peuple, on dut les mettre sous les ordres de trois de ses principaux ennemis. Il fut soumis, en entrant, à la détention la plus absolue. Parents et amis furent impitoyablement écartés. Sa femme, Rose de Caulet et deux domestiques, furent seuls admis auprès de lui.

Duranti vit bien qu'il ne fallait plus penser qu'à mourir. Il s'y prépara avec la tranquillité d'une âme qui avait servi fidèlement son Dieu, son pays et son roi. A cette heure suprême il pensa à son saint ami, l'abbé des Feuillants, et put lui faire parvenir la lettre suivante :

« Monsieur,

« J'ai prié le présent porteur de vous faire en- tondre l'état misérable auquel je suis, dont j'en

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loue Dieu, qui justus est, et omnia judicia ejtis justa*. Je vous supplie de prier sa divine bonté pour moi, et que l'amour que vous me portez soit immortel. J'espère que vous ne manquerez pas de témoigner à tout le monde, après mon décès, l'innocence de mes actions, et que vous ne m'ou- blierez jamais, puisque vous êtes le meilleur ami que j'aie jamais eu. Je suis entièrement délaissé des hommes, jusqu'à mes alliés. Mais Dieu ne me délaissera pas s'il lui plaît, faisant que si le corps se perd, comme le temps s'en approche, il sau- vera mon âme. Il vous plaira d'écrire à Fr, Phi- libert, et autres religieux que vous avez à Rome, de diligenter l'approbation de mon livre : de Ri- tibus Ecclesiœ, afin qu'on le puisse imprimer au plus tôt, et avertir de tout le Fr. Nicolas, et je prierai le Créateur de vous donner, Monsieur, en toute prospérité et santé, longue vie.

« Votre très affectionné et très assuré servi- teur,

« J. Duranti.

« De Tholose, ce 24 janvier 1589. »

Jean de la Barrière, devant cette sublime et touchante expression de foi et d'amitié, devant le danger imminent qu'elle révélait, sentit son cœur si tendre se briser. Il ne put que se jeter aux

1. Qui est juste, et dont tous les jugements sont équitables.

pieds de Dieu et pleurer abondamment sur ie sort de celui qui illustrait la magistrature, la foi ca- tholique et la France, et dont personne, mieux que lui, ne connaissait les vertus, les lumières et la généreuse aiïection. Dès cet instant, l'abbaye des Feuillants, dans son saint abbé et dans ses religieux, se transforma en un lieu de gémisse- ments et de supplications.

Les ennemis de Duranti et le peuple exalté ne cherchaient qu'une occasion pour en finir. Elle se présenta tout naturellement. Daffis, procureur général et gendre de Duranti, écrivit à son frère, président du Parlement de Bordeaux, pour lui faire connaître l'état des choses à Toulouse, l'ex- trême danger était son beau-père , ils étaient tous plus ou moins, et le supplier d'agir sans retard auprès du maréchal de Matignon, gouverneur de Bordeaux, pour venir les secourir. Cette lettre fut interceptée. Aussitôt que le peuple en eut connaissance, il se réunit en tumulte sur la place Saint-Georges et se partagea en deux bandes, dont l'une se dirigea vers la maison de Daffis, l'autre vers les Jacobins.

Aussitôt que les religieux entendirent le tu- multe, dominé de temps en temps par des cris de mort, ils se hâtèrent de fermer les portes. La foule, contrariée, demanda à grands cris qu'on les lui ouvrît. Devant le refus des religieux, elle v mit le feu.

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Duranti, dans son cachot, avait tout entendu et tout compris. Il vit que son dernier moment était venu. Il ne put plus en douter quand Chape- lier vint lui dire que le peuple l'attendait et qu'il fallait aller lui parler. Alors Duranti, se jetant à genoux devant un crucifix, fit à haute voix cette prière : « Seigneur, vous m'avez donné la vie, les biens et les honneurs dont je vais être dépouillé en un moment. Je vous en remercie et. vous les rends volontiers. Vous savez que je suis innocent des calomnies que Ton m'impute; mais je suis coupable d'une infinité d'autres péchés ; je vous prie de me les pardonner. » Après cette prière, il se releva ferme et serein, se dégagea doucement des étreintes de sa femme, et paraissant sur le perron du monastère, il s'écria : « Me voici; je n'ai jamais commis de crime qui mérite la mort. »

Ces paroles, sa noble attitude, la majesté de la justice qui reluisait sur toute sa personne, produi- sirent d'abord le silence, puis un certain respect et un commencement de compassion. Duranti allait peut-être trouver grâce, lorsqu'un furieux, l'at- teignant d'un coup d'arquebuse, retendit sur les degrés. Ces bêtes fauves, un moment comprimées, se jetèrent alors sur lui, le criblèrent de coups, et se donnèrent le barbare plaisir de traîner son corps à travers les rues de la ville. La populace, rassasiée d'ignominie, suspendit à une potence de la place Saint-Georges ce qui restait du corps

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de Duranti. On le laissa exposé tout un jour, afin qu'on pût encore l'insulter tout à son aise, Le lendemain, les capitouls envoyèrent Jean de Ba- lanquier, avec des soldats, pour l'enlever. On l'ensevelit en toute hâte, aux Cordeliers, enve- loppé dans un portrait du roi.

« Ainsi périt, à l'âge de cinquante-cinq ans, dit Lafaille1, un des plus dignes magistrats qui aient honoré la France; on a dit qu'il était mort le plus pauvre premier président de France, mais le plus riche en vertu. »

Toulouse lui dut, aidé par Jean de la Barrière, la fondation des Capucins. Les confréries du Saint-Esprit et de la Miséricorde, le florissant col- lège de l'Esquile furent aussi son œuvre.

La postérité devait réhabiliter sa mémoire. Quand on retrouva, plus de cent ans après sa mort, son corps sans corruption, on le plaça avec honneur dans le sanctuaire de l'église des Corde- liers, où on lui éleva un magnifique mausolée. Son buste , avec une inscription élogieuse , fut placé dans la salle des Illustres2. Au jugement de

1. Annales de la ville de Toulouse, G. de Lafaille, ancien ca- pitoul, de l'Académie des Jeux-Floraux. Toulouse. Colomyès? M.DCCI.

2. « Joannes Stephanus Duranti, ex capitolino octoviro in patrio Senatu regiùs advocatus, demum ejusdem Senatus prin- cipatum, magnâ cura laude, tenuit diffleillimis temporibus : vir eximiae probitatis et multiplicis doctrinse, quae in opère de RitiOifs Ecclesifp. maxime eiucet. sed praecipua ejus lans, singu-

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tous et depuis longtemps, Duranti fut un grand magistrat, un catholique irréprochable, un des plus beaux caractères de son temps.

Après le meurtre de Duranti et de Daffis, amis particuliers de Jean de la Barrière, on pensa à se défaire de celui qu'on appelait Yabdê politique. Il était considéré comme le plus dangereux de tous, car sa réforme, ses voyages à Paris et à la cour, son influence sur le roi, ses prédications, sa réputation de sainteté, lui avaient donné une très grande influence non-seulement en France, mais encore à l'étranger.

Il était admis de tout le monde qu'il avait con- seillé au roi de faire tuer le duc et le cardinal de Guise; que, par ses sermons et ceux de ses reli- gieux, il retenait une foule de gens dans le parti du prince hérétique. On résolut, dès-lors, de se rendre aux Feuillants, avec la force armée, et de le faire brûler dans son abbaye avec ses reli- gieux.

En effet , les Toulousains partirent en armes avec deux canons. Si l'abbaye des Feuillants n'avait été qu'à dix ou quinze kilomètres, c'en était fait de Jean de la Barrière et des siens ; mais il fallait faire un long voyage, et les quarante

laris in principem fides, cujus partes clum fortiter tueretur, à conjuratis oppressus, immortalem sibi gloriam comparavit. » Inscription gravée sous le buste de Duranti, dans la Salle des Illustres, au Capitole de Toulouse.

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kilomètres à parcourir éteignirent bien des ar- deurs. Au surplus, après deux. heures de marche, on apprit que l'abbaye était gardée par toute la noblesse du pays, fort bien armée , et résolue à mourir pour défendre Jean de la Barrière et ses religieux. Cette nouvelle effraya ces soldats im- provisés , audacieux et sans pitié dans un jour d'émeute, mais lâches devant la résistance. Il se peut aussi qu'en se tournant du côté de Saubens , ils se souvinrent qu'un grand nombre de leurs pères avaient péri sous le 1er des croisés , com- mandés par Simon de Mont fort, et que beaucoup d'autres s'étaient noyés en essayant de traverser la Garonne. A tous ces souvenirs, cette troupe si bruyante et si déterminée au départ , croyant apercevoir à l'horizon les défenseurs de Jean de la Barrière , se hâta de rebrousser chemin et d'aller s'abriter prudemment derrière les rem- parts de la ville.

Les zélés de la Ligue essayèrent alors de triom- pher de l'abbé par un autre moyen. On lui en- voya, tour à tour, des conseillers du Parlement et d'autres personnages. On dit qu'après avoir commencé par les conseils, ils finirent par les menaces. C'était bien peu le connaître. Ils au- raient dû savoir que celui qui avait été assailli par toutes les épreuves et tous les dangers et n'avait craint que Dieu seul, celui-là ne devait pas être menacé. Du reste, il se contenta de ré-

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pondre constamment aux envoyés « que ce n'était pas la simple reconnaissance qui l'attachait au parti du roi, mais la science certaine qu'il avait de la pureté de sa foi et de la droiture de son cœur; que lors-même qu'il serait tel qu'ils le fai- saient injustement, leur rébellion serait toujours un crime, et il cherchait à le leur démontrer par l'autorité de l'Écriture Sainte , des Pères et de l'histoire ecclésiastique. »

CHAPITRE XIV

Henri III, apprenant que Jean de la Barrière avait été l'objet de la fureur populaire, après la mort de Duranti, lui écrit pour le consoler. Il se plaint de Dom Bernard. Celui-ci, après le départ de son supérieur, avait quitté ostensiblement le parti du roi. Le 7 janvier 1589 il fait, dans l'église des Carmes, le panégyrique du duc et du cardinal de Guise. Henri III essaye, par une lettre, de ramener le Petit-Feuil- lant. — Sa réponse ii Henri de Valois pour l'exhorter à la pénitence. Publiée par les soins de la Ligue, elle eut un grand retentissement. Henri III répond, de son côté, lon- guement et violemment aux accusations dont il est l'objet. Repris par Jean de la Barrière, Dom Bernard ne tient aucun compte de ses avertissements. Dès cet instant il travaille et il parvient : à enlever le couvent de Paris à la juridiction de l'Abbé des Feuillants; à le pourvoir, sans l'approbation du Pape, de nouvelles constitutions.

Les événements de Toiiloii.se parvinrent promp- te ment à la connaissance de Henri III. La mort de Duranti l'affligea profondément, car c'était pour lui un ami à toute épreuve et, dans sa triste si- tuation, un puissant appui. Sa fin tragique lui révéla, dans une lumière sinistre, ce qui atten- dait désormais ses partisans et peut-être sa per- sonne. La situation de son consolateur et de son guide l'alarma aussi. Il se hâta de venir le con-

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soler par la lettre suivante ; elle porte visible- ment l'empreinte de ses préoccupations et de sa tristesse.

« Monsieur de Feuillans, j'ai entendu que la rage de ceux qui ont tant oublié Dieu que de s'élever contre moi, a passé jusqu'à vous mena- cer de vous maltraiter, parce que vous condam- nez leurs mauvaises actions, en quoi ils font con- naître aussi combien leurs cœurs sont éloignés de la piété et du zèle de la religion catholique , dont ils prennent le prétexte envers les hommes. Et combien que je sache que ceux qui ont consti- tué, comme vous, leur vraie fiance en Dieu, sa- vent prendre et convertir les afflictions qu'ils reçoivent en ce monde, à leur avantage.

« J'ai été très marri de l'insolence dont ils ont usé en votre endroit, vous sachant néanmoins très bon gré de ne laisser à témoigner que vous avez connu l'intérieur de mon cœur en ce qui tou- che notre sainte foi et religion catholique et ro- maine, et de la répréhension que vous avez fait à votre religieux, qui s'est laissé emporter au vent des factieux, pour prêcher plutôt leurs ca- lomnies et impostures que la parole de Dieu et la vérité. Et pour consoler davantage votre cons- tance en ce que vous soutenez et témoignez de moi, je vous dirai que je suis tellement résolu en la religion catholique, je vois si fermement n'y avoir point de salut hors d'icelle, que je prie Dieu

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de me donner plutôt la mort, que de permettre qu'il m'entre jamais en l'esprit de varier jamais en ceste créance. Continuez vos bonnes prières et oraisons pour moi envers Sa divine Majesté, à ce qu'il lui plaise fortifier et assister de sa grâce ma juste cause et bonne intention, comme je le prie qu'il vous ait, monsieur de Feuillans, en sa sainte garde.

« Écrit à Tours, ce 6 avril 1589.

« Henri. »

Le religieux dont le roi se plaint, dans cette lettre, on le comprend déjà, est Dom Bernard. Nous ne pouvons faire connaître les motifs qui le déterminèrent à changer complètement de con- duite vis-à-vis Henri III; nous ne les avons trou- vés nulle part. Notre appréciation viendra en son temps. Pour le moment, nous avons à raconter impartialement cette étonnante évolution.

Peu de temps après le départ de Dom Jean de la Barrière, le supérieur de Paris réunit ses reli- gieux en chapitre et leur persuada qu'ils devaient, à l'avenir, s'éloigner autant du roi de France qu'ils s'en étaient rapprochés. Il leur fit ensuite signer un acte d'adhésion à la Ligue, lequel, après avoir été cacheté , fut envoyé au Conseil des Seize '.

I. Nom donné à l'association politique formée à Paris, en

Certes, ce ne fut pas le moindre triomphe de ce religieux extraordinaire, quand nous pensons qu'il put opérer un pareil changement sur des religieux, presque tous fort intelligents, mais tous purs, droits, admirablement fervents, aimant Henri III comme un père et un bienfaiteur, et le vénérant comme un roi légitime.

On vit, dès lors , celui qui avait défendu si puissamment le roi de France dans les chaires de Paris et qui avait contenu la Ligue, faire subi- tement volte-face. Cette attitude changea com- plètement la situation. Tout Paris passa en quel- que sorte sous la main du Petit- Feuillant. Henri III ne régna plus que de nom : c'est la Li- gue qui, en réalité, va diriger la France.

Le Conseil des Seize, enivré de cette victoire, voulut la confirmer aux yeux de tous. Il chargea Dom Bernard de faire, dans l'église des Carmes, le panégyrique du duc et du cardinal de Guise. Il le prêcha le 7 janvier 1588. Une foule immense vint entendre le grand orateur. C'est dans ce dis- cours, qu'après un mouvement des plus éloquents,

1384-, lorsque Henri III rendit suspecte la sincérité de sa foi en envoyant en Guienne le duc d'Épernon pour négocier un accommodement avec Henri de Bourbon, roi de Navarre. Elle eut pour inspirateur Larocheleblond, bourgeois de Paris, et ne fut composée que de fervents catholiques. Le nom des Seize lui vint, non du nombre de ses membres qui arrivèrent jus- qu'à soixante, mais des seize quartiers de Paris, elle fut établie. - Voir la. note D, à la tin du volume, sur le serment des Seize.

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se tournant avec l'assemblée entière vers la mère des princes, il s'écria : Que béni soit le sein qui vous a portés ! et heureuses les mamelles qui vous ont allaités. 0 saints et glorieux martyrs de Jé- sus-Christ, qui avez versé votre sang pour la gloire de son nom et la défense de son Église1.

L'écho de ces terribles paroles vint bien vite résonner dans l'enceinte du château de Plessis- les-Tours, était en ce moment Henri III. Il ne pouvait plus en douter; celui qu'il avait aimé comme un fils, auquel en l'absence de Jean de la Barrière, il avait confié son âme et ses pensées, s'était élevé contre lui. Ne croyant encore qu'à un égarement passager, il essaya, par la lettre suivante, de ressaisir son ancien ami et Père :

« Dom Bernard, est-il bien possible que vous, qui avez reconnu et qui les avez si bien fait con- naître, par vos discours publics et particuliers, les méchantes intentions de la Ligue, et qui m'avez par ci-devant tant et si bien soutenu , vous soyez capable, comme on le dit, de loger dans votre âme une damnation si assurée et sou- tenez à présent tout le contraire, avec des senti- ments si indignes d'un bon chrétien et de la chaire de vérité vous montez si souvent? Non, je ne puis croire que vous le fassiez. Comme vous le feriez, sans doute, médisant de moi, que vous

I. Mëmoiî-es de la Ligue, t. III, p. 412.

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connaissez clans rame pour plus et meilleur catho- lique que ceux qui me veulent nier pour roi. Se- rait-il bien possible que vous, qui m'avez par ci- devant tant et si bien soutenu, vous soyez main- tenant rangé de ce traître troupeau? Vous n'avez pas pris cela de votre bon et saint abbé de Feuil- lans, auquel je suis fort obligé, et vous à moi, qui vous ai établi vous êtes. Souvenez-vous en et ne vous damnez pas.

« Henri. »

L'adresse portait : « A Dom Bernard, doyen des Feuillantines1 de Paris».

Le Père de Montgaillard se crut obligé de ré- pondre. Il intitula sa lettre : Réponse à Henri de Valois, pour V exhorter à la pénitence.

Cette réponse était longue, pleine de franchise, et, en trop d'endroits, violente et quelquefois menaçante. Le ligueur absorba trop vite le prêtre et le sujet. Publiée, presque aussitôt, par ordre des Seize, elle eut un grand retentissement.

Henri III, pour se justifier et agir sur les esprits, voulut y répondre. Il crut bon, en s'adres- sant à Dom Bernard, de parler à la Ligue. Em- porté par l'indignation, il abaissa, par son lan- gage, la dignité royale. Mieux valait mille fois se taire et savoir couvrir de silence et de courage

4. C'est le nom que les religieux Feuillants portèrent pri- mitivement à Paris,

les derniers restes de sa puissance. Nous possé- dons cette lettre en son entier. Comme c'est un document historique fort difficile à trouver au- jourd'hui, nous en donnons de nombreux ex- traits. Elle débute ainsi :

« Si la foi ne m'avait appris que jusque dans la cour céleste, à l'approche de Sa Majesté et splendeur infinie, au trône même de la gloire et parmi les plus favorisés officiers et ministres, le Roi et créateur des rois trouva de l'infidélité: si je ne tenais et croyais encore, par un même prin- cipe de vérité, que le Sauveur et Rédempteur de nos âmes a été vendu et livré par l'ingratitude et déloyauté d'un de ses propres disciples, alors que j'ai reçu votre lettre coupable de tant de crimes et impiétés, je n'eusse pu comprendre qu'elle fût partie d'un homme, qui traite et manie si souvent à l'autel le sacré saint Mystère et Sacrifice expia- toire qui s'y offre pour nos péchés ; d'un homme qui paraît aux yeux du monde sous l'habit et simplicité d'une des plus austères et observantes religions qui soient dans mon royaume.

« Prodige et superbe monstre d'ingratitude, est cette obéissance promise et vouée si solennel- lement à Dieu, en la présence de ses anges et de ses saints? est cette reconnaissance des puis- sances souveraines, images de Dieu sur la terre, auxquelles résister est se bander contre Dieu même, et qu'on ne peut mépriser, comme vous

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laites, sans encourir le blâme et la damnation d'un contempteur impie de toutes sortes de lois divines et humaines?

« Votre bon Père instituteur (la vie et prières duquel retardent pour quelques années la main vengeresse de Dieu d'éclater le foudre de son juste courroux sur votre coupable chef, pour ce qu'il n'est pas mutin et ambitieux comme vous, et qui blâme ceux qui le sont) est, à votre dire, un homme dont le jugement peut se tromper d'une infinité de sortes, et voulez qu'on n'ait ni piété ni savoir, au prix d'un peuple aveugle de fureur, auquel vous tâchez de donner crédit et que l'om- brage d'une affection humaine (c'est ainsi que vous traitez encore ce personnage vénérable) lui a dérobé la lumière de la vérité.

« Pauvre aveugle que vous êtes vous-même, que dites-vous? que pensez-vous? A qui parlez- vous et de qui ? A moi, de l'abbé de Feuillans, quelle impudence! quel scandale ! Un moine qui ne doit penser à autre chose qu'à se condamner lui-même, crache au visage de son supérieur, à la présence de son roi! Avorton contrefait, indigne et illé- gitime fils d'un si bon père! impudent hypocrite !

« Après, vous me voulez persuader que je cesse d'être roi pour me faire moine, pour marcher de pair avec le chef des mutins, qui se sont ligués et révoltés de mon obéissance! Changeant le silence de votre cloître au tumulte et babil que vous fai-

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tes dans leurs conseils, vous voulez que, d'un cœur lâche et pusillanime, je quitte le gouverne- ment de mon peuple, parce qu'il est troublé par l'ambition des mécontents et que , comme vous vous ennuyez d'obéir, je m'impatiente de com- mander! Je suis roi, oint et sacré de Dieu, et mourrai, moyennant sa grâce, le sceptre dans la main. Mais si vous ne vous amendez , une dam- noble apostasie vous attend infailliblement l , et ne mourrez jamais Feuillant.

« Je sais plus de vos nouvelles que vous des miennes. Vous êtes las des disciplines et des hai- res, de la bouillie et des herbes sans sel, du pain bis et de l'eau, du silence et de l'obéissance. Vo- tre chair se réveille et vous sollicite d'éprouver le plaisir qu'il y a de manger quelque bon mor- ceau à la table des grands, et de dire le mot parmi les dames.

« Quand vous alléguez les années que vous avez passées en religion pour votre justification, vous êtes mauvais logicien et ne concluez rien. Neuf ans de pénitence ne suffisent pas pour l'accom- plissement du vœu d'un moine, qui a promis la persévérance sans prévarication jusqu'à la fin de ses jours. Ce n'est pas assez, pour vous sauver, d'avoir pris quelque commencement dans l'obser- vance de votre règle et dans la simplicité et aus- térité de vie de votre bon et vertueux abbé; il fallait demeurer dans cette première ferveur et

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humilité d'esprit qui me donna sujet de vous dé- sirer et faire venir auprès de moi...

«C'était assez, pour vous damner, d'être li- gueur et séditieux chef de parti, dans votre mo- nastère, contre l'autorité de votre supérieur, sans vous mêler de factions de mon État, du gouver- nement duquel vous ne sauriez parler que comme un clerc d'armes et un aveugle de couleurs. Mais quoiî vous ajoutez au désordre l'impudence, la calomnie, l'effronterie, l'audace et la fureur bru- tale à parler et écrire publiquement au déshon- neur et mépris de votre prince, afin d'épandre par ce venin diabolique un séminaire de parrici- des et assassins, sous prétexte de religion.

« Détestable bourreau que vous êtes de cœur et de volonté, et auquel il ne manque que la har- diesse de mettre en exécution le crime que vous pensez! Quoi donc! n'avez-vous jamais vu dans tant de passages de votre Bible que ça toujours été un forfait exécrable que de mettre la main sur les oints du Seigneur, quelque méchants et dissolus qu'ils fussent? Et cependant, qu'est-ce que prétend faire votre séditieuse plume et votre langue de vipère, sinon plonger autant de poi- gnards dans le sein sacré de vos rois, que vous dites et écrivez des paroles contre l'amour et l'honneur qui leur est par leurs sujets?

« Rentrez dans votre intérieur et demandez à frère Bernard pourquoi il partit de Toulouse pour

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aller prendre l'habit à Feuillans, et pourquoi il a embrassé une si austère religion? S'il vous ré- pond que c'était pour corner la guerre et prêcher le feu et le sang, juger et condamner les actions de ses supérieurs spirituels et corporels, remplir sa pensée de factions, passions et intérêts du monde, et pallier ce trafic, si contraire à sa vo- cation et à la simplicité de son institut, du pré- texte de piété, rejetez loin cette réponse, et vous écoutant de plus près, voyez si depuis que le peu- ple de Paris commença d'applaudir à vos prédi- cations , vous ne vous êtes point fait accroire que c'eût été grand dommage qu'un si bel esprit que le vôtre fût demeuré caché dans les déserts, et après cet applaudissement des séculiers, de vos frères possible et qui pis est de vous-même , si vous n'avez pas commencé à concevoir de gran- des choses de vous, en voyant que vous êtes le plus digne sujet de votre congrégation et le plus capable de tous pour la gouverner et mettre en estime. Et puis, quand vous vous êtes vu sur ce haut point de superbe, comme un faucon prenant l'essor dans les nuées de votre imagina- tion, je vous laisse à penser encore à quelles pointes d'ambition la légèreté de votre esprit, trop jeune et trop hardi , ne vous aura pas em- porté!...

« Je ne crois pas qu'un diable incarné pût, avec plus d'ingratitude , d'orgueil , de mépris et de

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rage, vomir de blasphèmes contre Dieu, son créateur, que vous en faites contre moi qui, quoi- que je n'aie point fait à votre monastère le bien que je désirais, parce que l'humilité de votre père abbé m'en a empêché et s'y est toujours glorieu- sement opposé, je puis néanmoins dire que j'ai particulièrement témoigné à votre personne beaucoup plus d'amour et de bienveillance qu'elle ne méritait, dont je ne me repentirais pas, si je ne me sentais coupable devant Dieu de vous avoir fourni, par l'honneur que je vous ai fait, le sujet de vous méconnaître et de vous éloigner si loin des termes de votre devoir.

« Au reste, la justice que j'ai fait faire du per- fide attentat du duc de Guise contre ma couronne et ma vie, et qui, sans mon commandement s'est étendue, par un secret jugement de Dieu, sur son frère le cardinal , complice de son crime , vous fait déclamer contre moi ; lisez mes déclara- tions publiques pour tout mon royaume et vous verrez par quelle nécessité j'ai été contraint de le châtier, et prévenir l'exécution de son entreprise si prête, si prompte et si bien approuvée, qu'en ce flagrant délit, c'eût été aussi grand péril de la ruine de mon État, ne faire pas justice, que d'en garder les formalités qui en eussent empêché l'effet. Et puisqu'il faut contenter votre curiosité, apprenez encore que ce prince rebelle ne se ha- sarda pas de venir aux Etats, comme on a voulu

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le croire, sur la parole que je lui avais donnée, mais bien sur la témérité et outrecuidée con- fiance qu'il avait, qu'en ce lieu même, au mé- pris de mes gardes et de ma noblesse qui y était convoquée, son parti se trouverait si fort qu'il se pourrait facilement saisir de ma personne et faire de moi ce que vous conseillez de faire pour son frère ou son fils, afin que vous puissiez entrer dans le conseil de l'un de ces bons princes, lors- que l'un ou l'autre serait roi. Mais cela ne va pas, comme roi de la fève; le roi de Navarre et tous les princes s'y opposeraient après ma mort.

« Pour conclusion, Fr. Bernard, faisons chacun notre métier. Retirez-vous dans votre cellule pour pleurer vos péchés et les miens et de toute la France, tandis que j'exposerai ma vie pour le repos de mon peuple et conservation de mon État. Appaisez l'ire de Dieu par la reconnais- sance et contrition de vos fautes, en vous humi- liant dessous sa main puissante, et croyez que quand cela sera je vous pardonnerai de bon cœur en mémoire de la Passion de Jésus-Christ les of- fenses que vous m'avez faites, et vous ferai voir que j'ai encore plus de piété, de clémence et de magnanimité, que vous d'impiété, de félonie et d'ingratitude.

« Au Plessis-les-Tours, ce 5 jour de juin 1589. »

Cette réponse ne ménageait certes pas le jeune

supérieur. S'il avait envoyé quelques vérités au

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roi de Franco, le roi de France les lui rendait el amplement. Il faut reconnaître que le royal écri- vain, en dehors de la violence qui dépare son écrit, s'y montre logicien serré, catholique ins- truit et écrivain éloquent. Dans un temps moins agité, ce Mémoire aurait produit une grande impression.

Le saint abbé des Feuillants ne connut que par Henri III le changement qui s'était opéré dans Dom Bernard et ses religieux. Celui-ci, qui lui écrivait régulièrement, n'avait laissé rien trans- pirer dans ses lettres. Cette duplicité causa une grande peine au réformateur. Après l'avoir sur- montée, plein d'espoir encore, il écrivit sans re- tard, et, dans un langage plein d'autorité et de bonté, il fit sentir à ses religieux la gravité de leur conduite.

Cette lettre fut naturellement adressée au supé- rieur, Dom Bernard. Celui-ci, résolu depuis quel- que temps à briser directement avec son supérieur et Père, ne manoeuvra plus que pour justifier sa conduite aux yeux de ses religieux et du public. Il y mit de l'audace et surtout beaucoup d'habi- leté. Dès ce moment, nous allons le voir s'achar- ner sur son vénéré Père avec une persévérance qui attriste et qui fait peur. C'est lui qui inspira et qui dirigea la persécution des Feuillants contre leur saint fondateur. Elle commença dès cet ins- tant.

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Aussitôt qu'il eut reçu les ordres de Jean de la Barrière, il assembla ses religieux et leur per- suada que ce dernier, par son attachement opi- niâtre à Henri III, s'était rendu participant de son excommunication1 et de son hérésie; qu'il était par et de plein droit déchu de son autorité de supérieur, et, qu'en conscience, ils ne pouvaient plus lui obéir. Il proposa donc de ne lui rien ré- pondre; ce qui fut approuvé.

Surpris de ce silence et craignant, non sans motifs, pour ses chers enfants de Paris, le Supé- rieur général se décida à leur envoyer un man- dataire, avec mission expresse de réunir la com- munauté dès son arrivée et de signifier, devant tous, au P. de Montgaillard, qu'il 'eût à se rendre immédiatement aux Feuillants, s'il ne voulait encourir la censure et les châtiments de la déso- béis sauce.

Pour amortir habilement ce coup, Dom Ber- nard fit semblant de consulter ses religieux. Il les assembla, et, après les avoir séduits par sa parole, exposa le fait et déclara qu'il s'en rappor- terait entièrement à leurs conseils. Après délibé- ration, il fut répondu : Que Vàbbê des Feuillants

1. Cette allégation do Dom Bernard était fausse: Henri III ne fut jamais excommunié. Après le meurtre du cardinal de ■Guise, le 24 septembre 1388, Sixte-Quint menaça Henri 111 'le l'excommunication, jusqu'à ce qu'il se lut justifie ù son tri- bunal du crime qui lui était imputé.

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ne pouvant plus leur commander, il ne devait pas lui obéir. Dom Bernard, trouvant le motif excel- lent, acquiesça sans peine; il déclara pourtant que, par respect pour leur ancien supérieur, il serait mieux de ne pas alléguer le vrai motif et de lui répondre : « Qu'il n'avait pas cru pouvoir, sans une imprudence blâmable, quitter la com- munauté, sur la simple parole d'un valet qui ne portait aucun ordre écrit. »

Cette réponse et tout ce que le confident de l'abbé rapporta de Paris lui démontrèrent que son cher couvent de Saint-Bernard était perdu pour la réforme, et qu'il ne devait s'attendre qu'à la plus vive et à la plus implacable des opposi- tions.

Pour détacher ie couvent de Paris de la réforme des Feuillants et de sa juridiction, Dom Bernard, sous prétexte qu'ils n'avaient pas de règle écrite et qu'il était urgent de supprimer quelques abus et quelques usages ridicules, conçut la pensée de donner à son couvent une nouvelle constitution, de la faire goûter et agréer par les Feuillants de Rome, de la faire approuver par le Pape et de l'imposer à l'abbé des Feuillants. Si ce plan réus- sissait, c'était la destruction de la réforme.

Pour réussir à Paris, le P. de Montgaillard communiqua ses projets à quelques anciens, très influents sur la communauté. Disposés à ce chan - gement, ils y préparèrent les esprits. Aussi, quand

le Supérieur les réunit pour faire cette grave pro- position, tous les suffrages lui furent acquis. On nomma, sur sa demande, un conseil des sept, dont il fut naturellement le chef, et qui devait coor- donner toutes les règles qu'ils devaient garder à l'avenir. Tous purent, pendant trois mois, venir lui exposer leurs idées et leurs désirs. Quand les- dites règles furent rédigées, les religieux furent convoqués en chapitre; lecture en fut faite, et Dom Bernard proposa d'en vouer l'observance.

A ce moment, et contre toute attente, il se pro- duisit une hésitation générale. On demanda du temps pour s'y résoudre. Loin de blâmer cet acte de sagesse, le Supérieur l'approuva hautement, et, pour calmer toutes les délicatesses, il proposa de s'en remettre à la sagesse de quatre doctes et pieux personnages. Cette offre fut agréée et on choisit : le R. P. Prieur des Chartreux de Paris; le vicaire général des Grands - Augustins ; le P. Annibal de Coudre, jésuite; le P. Bernard, capucin, et Msr l'Evêque d'Agen, pour trancher les questions en cas de partage. Certes, ce choix était excellent; mais le prudent Supérieur se ré- serva, avec les confidents, de proposer les arti- cles.

Dès la première réunion, il prévint les com- missaires que l'abbé des Feuillants avait d'ex- cellentes intentions, mais qu'il possédait tous les défauts d'un petit esprit : la crédulité, la préci-

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pilation, l'inconstance et V opiniâtreté; que la réforme, si on ne la modifiait, ne serait qu'un schisme scandaleux dans l'Ordre de Cîteaux ; que, du reste, son attachement inébranlable au roi et à ses doctrines le lui avait rendu bien sus- pect, car il était allé jusqu'à le menacer de l'ex- communication, à cause de son entrée dans la Sainte- Union.

Les commissaires, croyant à la bonne foi d'un Supérieur et de religieux si austères, examinè- rent attentivement leurs articles et y firent la réponse suivante : « Après avoir lu et examiné très attentivement un écrit qui nous a été pré- senté par les RR. PP. Feuillants, de Saint-Ber- nard de Paris, qui contient plusieurs règlements, pour pouvoir donner une forme solide à leur congrégation, nous sommes d'avis qu'ils dépu- tent quatre de leurs religieux à leurs frères de Sainte-Pudentienne de Rome, pour les leur com- muniquer, et s'ils les approuvent, de s'unir en- semble pour les faire approuver par Sa Sainteté, et qu'en attendant il leur est permis en conscience et sans aucun péché de régler leur communauté selon la règle de saint Benoît et la Bulle parti- culière d'approbation qu'ils ont reçue du Pape. »

Cette réponse paraissant trop modérée à Dom Bernard, il se permit d'y ajouter, de son chef, les quatre articles suivants, qu'il écrivit sur le même papier, et qu'il donna comme venant des com-

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missaires : qu'ils pouvaient, non seulement sans péché, s'opposer à l'abbé et à ses peu sages règlements, mais qu'ils y étaient obligés en cons- cience et sous peine de péché mortel; qu'en attendant la confirmation de Rome, ils étaient obligés, en conscience, de faire soumettre l'abbé, de gré ou de force, aux nouveaux règlements, qu'ils avaient fait approuver par un si bon Conseil, sans avoir plus recours aux remontrances, qu'il avait toujours méprisées, ni avoir plus d'égard à ses défenses, parce qu'ils le devaient regarder, dans cette affaire', non plus comme leur Supé- rieur, mais comme une partie contraire à Dieu et au bon ordre; qu'en conscience, ils devaient tout employer pour faire déposer l'abbé de sa Supériorité, à cause de la faiblesse de son esprit, qui serait la ruine infaillible de la religion, ou du moins qu'il restât entièrement soumis au cha- pitre général, qui s'assemblerait tous les trois ans, sans pouvoir plus rien ordonner, ni innover dans la congrégation; -1° qu'ils devaient, dès à présent, abandonner tous les enfantillages et toutes ces coutumes contraires au bon sens et à l'honnêteté religieuse qu'aux saints usages de l'ordre de Cîteaux, auxquels ils se devaient con- former, excepté l'austérité de la vie, qu'ils étaient inviolablement obligés de conserver.

Quelques jours après, les esprits étant prudem- ment préparés, le Supérieur fit assembler la com-

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munauté en chapitre, et fit donner lecture de la décision et des articles, Avant de demander la signature, sentant qu'il allait avoir de légitimes répugnances à vaincre, il recourut aux séduc- tions de son éloquence pour démontrer que cet engagement était un progrès dans la perfection et l'austérité, que l'autorité qu'ils étaient obligés d'enlever, pour le bien de la religion et de la ré- forme, à l'abbé des Feuillants, ne leur enlèverait jamais ni le respect, ni l'affection, ni la recon- naissance qu'ils lui devaient, comme des enfants à leur père. Après ces paroles, on en vint aux suffrages; ils furent tous pour la signature. Dom Bernard prescrivit alors les prières, les commu- nions et les austérités, qui devaient être faites : pour obtenir de Dieu le courage dans la nou- velle observance; pour qu'il inspirât au Sou- verain Pontife de l'approuver et aux Feuillants de Rome de l'accepter; pour que l'abbé des Feuillants reçut les lumières nécessaires à la fai- blesse et à la petitesse de son esprit, afin qu'il acceptât, à son tour, cette réforme.

On donna à cette prétendue réforme le nom de Sainte Association. Elle eut un conseil des Treize, en l'honneur de Notre-Seigneur et des Apôtres. Elle fut jurée solennellement en cérémonie pu- blique.

Sa maison ainsi organisée, et ses religieux ainsi liés, Dom Bernard commença sa campagne

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extérieure. Avant d'agir à Rome, il crut néces- saire d'avoir l'appui de Cîteaux. Avec le consen- tement des religieux, il envoya des députés au général de l'ordre pour lui donner connaissance de la résolution qu'ils avaient prise de rentrer tout à fait dans son obéissance, de reprendre l'habit, le chant et les coutumes de l'ordre, avec la faculté de continuer leurs austérités. Le bonheur de l'abbé de Cîteaux, à cette occasion, fut à son comble. La réforme accusatrice allait donc disparaître, et la paix des esprits allait se faire dans l'ordre. Il fut convenu : qu'un cha- pitre général de toute la congrégation serait tenu, afin de donner à. ce retour tout l'éclat pos- sible; 2° que Dom Bernard y viendrait comme le délégué général de tous les monastères des Feuillants; que Jean de la Barrière y serait cité pour y rendre compte de sa conduite et pour y recevoir le châtiment du schisme scandaleux qu'il avait causé dans l'ordre. De ce côté-là, et ce n'était pas h dédaigner, il y avait victoire com- plète.

Maintenant, les regards du Père de Mont- gaillard se tournent vers Rome ; il ne lui manque plus, en effet, que l'approbation du Pape. Il sent qu'elle sera difficile à obtenir; mais il est plein d'espoir.

La communauté de Rome , nous l'avons vu , était d'une ferveur admirable. Le Pape, les car-

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dinaux, les prélats, le peuple la tenaient pour une réunion de saints. De tels religieux avaient donc grande influence; les gagner à sa cause était con- sidérablement l'avancer. Or, l'ordre des Feuillants avait alors pour procureur à Rome un de ses in- times amis, Dom Philibert, ancien soldat, qui unissait à toute la ferveur d'un Feuillant un ca- ractère droit, ferme et généreux, et qui, de plus, était en admiration devant le Supérieur de Paris. Il fut donc aisé à ce dernier de le convaincre et d'en faire un auxiliaire précieux. Dom Philibert, sur ses affirmations, crut fermement que leur fon- dateur était tombé dans l'hérésie, qu'il était dans la voie de la perdition, et que la Providence l'avait placé à Rome pour éclairer les esprits et sauver la Congrégation.

Dès cet instant, le procureur général se mit à l'œuvre. Il n'eut aucun repos jusqu'à ce qu'il eût obtenu de ses Frères de Sainte-Pudentienne qu'ils entrassent dans la Sainte Association, et qu'ils fissent les mêmes vœux que les Feuillants de Pa- ris. Ce résultat obtenu, il commença sa campagne pour obtenir l'approbation du Saint-Siège. Mais, selon la sage coutume de Rome, il devait d'abord agir sur les membres de la sacrée congrégation des Réguliers, composée de docteurs, de prélats et de cardinaux. Or, parmi ces derniers, se trou- vaient les Éminentissimes Caraffa, Gaétan, Bor- romée, Rustichicia, hommes d'élite dans lascience,

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la piété et le maniement des affaires de l'Église, et, de plus, admirateurs et amis du saint fonda- teur des Feuillants. La plupart lui avaient écrit, nous l'avons vu, des lettres élogieuses. Dom Phi- libert ne connaissait pas probablement ces cir- constances et la situation qui en résultait, sans quoi, malgré son zèle et sa sincérité, il n'aurait pas osé agir.

Inspiré et dirigé par les nombreuses et élo- quentes lettres de Dom Bernard, le procureur général vint trouver successivement les cardi- naux. Il essaya, avec l'impétuosité de son zèle, de les convaincre d'abord de l'incapacité de Jean de la Barrière, puis du danger de leur congréga- tion naissante, si on ne fixait promptement ses règlements ; il les suppliait ensuite d'agréer ou de faire agréer par le Saint-Siège ceux qu'ils avaient unanimement acceptés, et qui avaient eu l'approbation des docteurs les plus compétents.

Ces démarches, ces instances pressantes et réi- térées furent reçues par les cardinaux avec beau- coup de calme. Ils virent vite pourtant qu'il y avait un ferment dangereux, qui pourrait être mortel pour la réforme des Feuillants.

D'une part , sans connaître personnellement Jean de la Barrière, ils voyaient et admiraient son œuvre. Comment un réformateur si défec- tueux aurait-il pu concevoir une réforme si par- faite, la faire goûter et surtout observer? De

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l'autre, comment des religieux si saints pou- vaient-ils calomnier leur Père? 11 y avait là, à leurs veux, certainement de l'exagération, et fort probablement de la bonne foi trompée. Us pri- rent du temps, écoutèrent, rédéchirent, et, après s'être concertés, ils tombèrent d'accord sur ce point : que le vrai motif de ces plaintes devait être la trop grande rigidité du fondateur, lequel, n'écoutant que son amour sans bornes pour la pénitence, n'avait peut-être pas assez de con- descendance pour la faiblesse humaine. « Cette perplexité ne pouvait être plus judicieuse; ils ré- solurent de ne rien décider et de ne rien innover sans l'avis et l'agrément de l'abbé, dans un Ins- titut qu'il avait formé avec tant de pénitences et de fatigues, et dont le Pape même l'avait déjà déclaré Supérieur. »

Ils lui écrivirent donc dans ce sens. Ils l'exhor- tèrent, avec beaucoup de modération et de res- pect, de vouloir un peu se relâcher de cette grande austérité , et de se rapprocher des autres ordres les plus réformés, comme les capucins et les camaldules, lui faisant espérer que, par ces adoucissements, sa congrégation pourrait devenir plus nombreuse et plus durable; qu'ils soumet- taient néanmoins leurs vues à sa sagesse qu'ils estimaient infiniment.

Il reçut trois ou quatre de ces lettres. Il répon- dit à toutes. Voici une partie de ce qu'il écrivit au

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cardinal Gaétan, qui le pressait un peu plus que les autres : « Touchant l'étude pour laquelle Vo- tre Seigneurie illustrissime souhaiterait un peu plus de temps, nous avons déjà reçu cette cou- tume de dispenser du travail des mains ceux qui seront trouvés propres pour la prédication, afin qu'ils emploient le temps qui reste après les heu- res de l'office divin, aux bons livres, avec le meil- leur esprit et la meilleure méthode qui se peut. Quant à la tête couverte, nous le permettons fa- cilement à ceux qui en ont besoin, comme sont toutes les autres choses qui ne sont qu'omissions des conseils de notre règle, auxquelles nous ne sommes pas obligés comme aux commandements d'icelle, et si votre illustrissime veut que nous en fassions une coutume générale, je la supplie très humblement de se vouloir souvenir qu'il a plu à Sa Sainteté confirmer toutes ces coutumes d'aus- térités, et qu'elle nous commanda, par mots ex- près, de ne point reculer, mais d'aller toujours en avant, lorsqu'il plut à Monseigneur le cardinal de Joyeuse et à Monseigneur votre frère, le patriar- che d'Antioche, lui présenter nos frères de Sainte- Pudentienne, pour lui baiser les pieds. Outre que j'expérimente, tous les jours, en moi et aux autres que nous avons besoin d'austérités pour nous maintenir en notre devoir régulier, et il est à craindre que si le peuple nous les voit changer, il n'en soit mal édifié. Nous ne désirons toutefois

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autre chose que parfaitement obéir, et sommes avec certitude persuadés qu'il n'est pas moins nécessaire de croire la volonté de nos supérieurs que de la faire, n'ayant d'autre résolution plus ferme que de chercher notre salut dans l'obéis- sance, priant Dieu qu'il nous ôte plutôt de ce monde que de permettre que nous laissions ou que nous prenions aucune coutume, pour l'obser- vance de notre règle, sans l'intention de Sa Sain- teté et de la vôtre. »

La congrégation des Réguliers n'ayant pas jugé à propos dépasser outre, Dom Bernard multiplia plus que jamais ses lettres et ses exhortations brûlantes à Dom Philibert. Ne pouvant ébranler la Cour romaine , et plus libre d'ailleurs par la mort récente de Henri III, il résolut, sans l'appro- bation du Pape, de passer entièrement dans l'or- dre de Cîteaux. Le jour de la Nativité de la très- sainte Vierge, lui et les siens en prirent solennel- lement l'habit; il donna ensuite sa démission de supérieur, prétextant qu'il avait perdu son pou- voir par la défection de l'abbé des Feuillants. Réélu d'une voix unanime, selon son espoir, il fit confirmer son élection par l'abbé de Cîteaux.

Tous ces actes de prudence accomplis, Dom Bernard organisa l'attaque, en apparence régu- lière, contre le supérieur général. Il choisit, dans sa communauté , les religieux les plus propres à faire goûter ses idées et les envoya dans !les au-

très monastères avec le titre de députés. Ils étaient munis de la pièce suivante, avec des saufs-conduits, délivrés par les autorités de la Ligue :

« Les doyens et les moines du monastère de Saint-Bernard des Feuillantins de Paris, ordre de Cîteaux, à tous ceux qu'il appartiendra et qui ces lettres verront, salut au Seigneur.

« Ayant considéré assez longtemps la façon de gouvernement de laquelle Dom Jean de la Bar- rière, abbé de Feuillans, s'est servi, et ayant trouvé qu'en plusieurs choses il s'était fort égaré de l'office d'un prudent, sage et discret instituteur de religion ; en sorte qu'ayant aboli toutes* les anciennes coutumes et façons de faire de notre ordre de Cîteaux, il en a introduit en leur place de nouvelles, qui n'ont jamais été vues de mé- moire d'homme, ni conformes à la règle de saint Benoît, que nous professons, et qui sont contrai- res aux canons ecclésiastiques et à la modestie religieuse, et qui ont apporté un trouble et une confusion insupportables à la discipline régulière. Après plusieurs charitables avertissements , des- quels nous nous sommes servis tant en public qu'en particulier, avec toute l'humilité et la ré- vérence qui lui était dues, pour le remettre dans son devoir, les ayant méprisés et n'en ayant fait aucune estime, à la fin le mal est venu jusque là, que si on n'y remédiait promptement, notre con-

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grégation ne pourrait subsister longtemps. Ainsi nous avons résolu, par l'avis de plusieurs véné- rables Pères, de grande doctrine et sainteté, de faire tout notre possible premièrement, douce- ment et paisiblement, sinon d'interpeller l'auto- rité apostolique pour établir dans nos monastères une règle et une discipline parfaite et monasti- que, pour à quoi parvenir, nous avons estimé la voie la plus courte et la plus facile , si on ôte au susdit abbé la puissance d'établir toutes choses, de laquelle il abuse, et qu'elle soit transportée à toute la congrégation, laquelle dans un chapitre général de tous nos monastères, assemblés par la licence du Pape, que nous avons demandée, établisse la régularité en la meilleure forme qu'il se pourra, et fasse de bonnes constitutions stables et propres à toute la congrégation , pour y être gardées à perpétuité, sans toutefois rien ôter de l'austérité de vie, que nous désirons plutôt aug- menter que diminuer. Mais parce que dans cette affaire notre dit abbé nous sera toujours con- traire, jusqu'à ce que le Souverain-Pontife en ait ordonné autrement, et il nous est nécessaire, en attendant, d'abolir quantité de corruptions et d'impertinentes nouveautés.

« C'est pourquoi nous, doyens et Feuillantins du couvent de Paris, après une mûre et grave délibération, après plusieurs prières et invoca- tions du Saint-Esprit, par un consentement pareil

de tous, après un serment solennel signé de notre main, avons contracté une union pour délivrer notre religieuse observance de ces sottes et dé- pravées coutumes, et, par conséquent, nous nous sommes attirés l'autorité de notre susdit abbé, pour bien régler toutes choses , dans ce monas- tère , selon l'intention du Saint-Père que nous

avons conjecturée Une autre considération

d'importance nous porte à nous séparer de lui, vu qu'il a toujours tenu le parti de Henri de Valois, mort depuis peu après avoir été excommunié par le Pape, qu'il a apertement soutenu et favorisé, et plusieurs fois prêché et publié qu'il fallait lui obéir comme au roi, et prier Dieu pour lui, et que même à Bordeaux, comme nous savons très bien, dans ses funérailles, il a fait une oraison funèbre de ses louanges, pourquoi il est tombé lui-même dans l'excommunication majeure.

« Or, désirant que cette union, que nous avons contractée, s'étende dans les autres monastères de la congrégation pour en retrancher lesdits abus... Nous avons trouvé bon de députer quel- ques-uns de nos frères... pour tâcher de les asso- cier avec nous. C'est pourquoi, dans ce désir, nous commandons à Fr. Godifer, prêtre et reli- gieux de ce monastère, d'aller dans celui des Feuillans et autres, qui sont proches de là. »

CHAPITRE XV

Trop exposé aux Feuillants, Jean de la Barrière se réfugie à Bordeaux. Accueilli avec enthousiasme par le peuple et les autorités, il se livre avec succès, sur la prière de l'ar- chevêque, aux œuvres de l'apostolat. C'est qu'il reçoit du roi de France lui-même la nouvelle de l'attentat dont il fut victime. Chagrin qu'il éprouve à sa mort. Il fait son oraison funèbre. Il quitte Bordeaux pour aller pré- sider à Turin, sur l'ordre du Pape, le premier chapitre général des Feuillants. En passant par Lombez, il faillit être victime de la fureur populaire. Grave accident au château de Montaigut. La tête bandée, il part à pied pour Turin. Il préside le chapitre général. •- Son humi- lité et sa charité dans cette assemblée. Décrets qui y sont rendus. Il se rend à Rome. Honneurs qui lui sont ren- dus par Sixte-Quint et la cour romaine. Chapitre général de Cîteaux, accordé par Clément VIII et sollicité par Dom Bernard, en vue de faire condamner Jean de la Barrière. Le délégué apostolique qui le préside chasse du chapitre général les abbés de Cîteaux et de Morimond, et Dom Ber- nard. Jean de la Barrière est chassé à son tour. Sur de graves et fausses accusations, il est condamné et flétri. Il ne dit, pour toute justification, que ces mots : Je suis un pécheur!

La position de Jean de la Barrière à l'abbaye des Feuillants n'était plus tenable depuis l'assas- sinat de Duranti et de Daffis. Il était constam- ment menacé par les ligueurs de Toulouse.

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Préoccupé de sauver non sa vie mais celle de ses chers enfants, il résolut de quitter les Feuillants et de se réfugier à Bordeaux resté fidèle à Henri III. La difficulté était de s'y rendre. La mort, pour lui, allait se présenter à chaque pas; car il était, tous les jours, l'importante, la néces- saire victime offerte à la fureur populaire. Ses amis, qui le forçaient à partir, lui conseillaient de quitter son habit. Je quitterai plutôt mon corps, répondit-il, qui m'embarrasse fort. Toute la concession qu'il voulut faire fut de voyager de nuit. Ayant nommé un supérieur agréable aux ligueurs et parent de plusieurs d'entre eux , il partit avec deux compagnons, à la garde de Dieu.

Son arrivée à Bordeaux fut un véritable triom- phe. Le peuple l'accueillit avec des acclamations. Les jurais voulurent le loger et le nourrir, avec ses compagnons, aux frais de la ville. Heureux de posséder dans sa ville épiscopale un homme d'une pareille valeur, l'archevêque lepriad'évan- géliser son peuple. Jean de la Barrière se mit à prêcher, comme il l'avait fait partout, unique- ment pour faire servir et aimer Dieu, sauver les âmes et faire repecter celui qu'il considérait comme un roi légitime et catholique. De telle sorte que chacune de ses instructions avait deux parties: L'une consacrée à Dieu et l'autre à César. Les qualités brillantes du prédicateur dont nous

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avons déjà parlé, la pieuse séduction de sa sain- teté et de son attitude en chaire, n'avaient point été diminuées par ses poignantes préoccupations et par ses épreuves. Tout au contraire, l'auréole de la persécution venait encore embellir son visage amaigri et angélique. Quelque chose de céleste et de puissant descendait journellement de cette chaire, et la multitude qui envahissait l'église se sentait de plus en plus charmée. Un homme de qualité écrivait, en effet, à un de ses amis de Toulouse : « Je suis assidu aux char- mantes prédications de M. des Feuillants; cette preuve vous doit suffire pour savoir qui je suis ».

Comprenant le trésor qu'ils possédaient, les Bordelais voulurent le garder entièrement. Pour fixer l'abbé des Feuillants au milieu d'eux, avec ses religieux, ils lui donnèrent l'église et le mo- nastère de Saint-Antoine. Jean de la Barrière trouvant, dans cette offre, l'occasion de faire le bien, l'accepta, fit venir sept de ses religieux, et là, comme ailleurs, la pieuse communauté édifia grandement les habitants.

C'est au milieu de ces saintes occupations qu'une nouvelle terrible arriva jusqu'à lui. Le roi de France venait d'être frappé mortellement, le 1er août, sous les murs de Paris, par Jacques Clé- ment. Le malheureux prince en fit donner avis à son saint ami, le même jour, par une lettre il lui disait qu'il ne croyait pas sa blessure mor-

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telle; qu'il espérait entrer dans Paris, au pre- mier jour, par la brèche; qu'aussitôt entré il l'y ferait venir pour lui fonder une communauté de deux cents religieux, comme il le lui avait sou- vent promis.

Hélas ! Henri III se faisait illusion ; il expira le surlendemain, 3 août, dans des sentiments très chrétiens. Il est permis de croire que la sainteté de Jean de la Barrière avait influé sur lui; nous en avons donné des preuves. Ses dernières paro- les le démontrent encore : « Je ne regrette point d'avoir peu vécu, dit-il; j'ai assez vécu pour que je meure en Dieu. Je sais que la dernière heure de ma vie sera la première de ma félicité. Mais je plains ceux qui me survivent, mes bons et fidèles serviteurs... Je ne recherche point curieu- sement cette dernière (la vengeance), remettant à Dieu la punition de mes ennemis. Et j'ai appris, à son école, de leur pardonner, comme je fais de bon cœur... Remettez le différend de la religion à la convocation des Etats du royaume, et appre- nez de moi que la piété est un devoir de l'homme envers Dieu, sur lequel le bras de la chair n'a point de puissance. Adieu, mes amis; convertissez vos pleurs en oraisons, et priez pour moi1. »

Dom Jean de la Barrière et tout Bordeaux furent atterrés à cette nouvelle. On surmonta

1. Mémoires de la Ligue, t. III. p. 560.

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pourtant la douleur commune, pour rendre au roi les honneurs funèbres. On lui lit un service d'une magnificence inouïe, et Jean de la Barrière fut choisi pour faire son oraison funèbre. Les Mémoires du temps affirment que le célèbre pré- dicateur se surpassa dans cette circonstance. Nous le croyons aisément; car, aux grands talents que Dieu lui avait donnés, il faut ajouter, en pareil cas, ce qui inspire si bien et grandit la parole humaine, l'amour et la reconnaissance! Qui mieux que lui connut l'âme du prince? qui en reçut de plus grands bienfaits? Mais ce témoignage, qu'il crut devoir rendre à la vérité et à la justice, allait lui coûter bien cher. Ses ennemis en firent, auprès du Saint-Siège et de l'opinion publique, le sujet d'une grave accusation.

Quelques jours après cet événement, Jean de la Barrière reçut avis de Rome qu'un chapitre gé- néral de la congrégation allait se tenir à Turin ; avec cet avis, il reçut un ordre particulier du Souverain Pontife, qui lui enjoignait de s'y rendre et de le présider. Les Feuillants de Rome, poussés par ceux de Paris, n'ayant pu obtenir de chan- gement sans le consentement de leur fondateur, réclamèrent alors un chapitre général ; la sagesse du Saint-Siège crut devoir le leur accorder.

Jean de la Barrière, devant cet ordre du Vi- caire de Jésus-Christ, n'hésita pas un instant. Il résolut de partir, malgré les dangers qui allaient

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l'entourer. Il lui fallut auparavant communiquer sa détermination aux autorités et à ses amis.

Bordeaux venait d'acclamer Henri IV. Le ma- réchal de Matignon, gouverneur de la province, et les magistrats, comprenant, d'un côté, ce que pouvait faire l'abbé pour le nouveau roi, et, de l'autre, le péril certain auquel il s'exposait en s'éloignant, employèrent tous les moyens, hormis la violence, pour le retenir. On lui représenta que sa sortie de Bordeaux, c'était la mort; et, s'il survivait, son entrée en Italie serait certainement la fin de sa vie; même, dans l'intérêt de la ré- forme, il ne devait pas assister à ce chapitre général, obtenu par ses ennemis, aux mains des- quels il se livrait seul; en n'y assistant pas, il le rendait invalide et conservait le droit de revenir sur ce qui y serait décidé.

Il répondit à tous « qu'il comptait sa vie pour rien quand il s'agissait d'obéir au Souverain Pon- tife, et qu'il aimait mieux mourir à Rome, par ordre du Pape, que de vivre en France contre sa volonté. » Il partit donc. Toutefois, il avait au fond de l'âme, malgré son invincible courage, un vague pressentiment. C'est pourquoi, avant de quitter cette France, qu'il ne devait plus revoir, il voulut passer aux Feuillants pour voir et em- brasser ses chers enfants.

Le même sentiment le détermina, en s'y ren- dant, de passer par Lombez pour y saluer Msr de

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Lancrau, son vénérable ami. Quand il arriva à la porte de la ville, les gardes le laissèrent passer, le prenant pour un religieux des Feuillants. Un instant après, il était aux pieds de l'évêque. Celui-ci, malgré sa joie, voyant le danger qu'il allait courir, ne put s'empêcher d'être effrayé, car Lombez appartenait à la Ligue. En effet, en sortant du palais épiscopal, il fut reconnu. La ville fut sur pied en un instant; on l'entoura, on l'arrêta, et on poussa des cris de mort. Attiré par le bruit, un ancien conseiller du Parlement, M. du Pin, accourut. Il reconnut son saint ami. Usant de son ancienne autorité et n'écoutant que son courage, il l'arracha un instant aux mains du peuple, et ne trouvant d'autre salut pour lui que dans une adhésion publique à la Ligue, il la lui demanda avec larmes. Jean de la Barrière, seul calme dans ce moment suprême, lui répon- dit : « Il ne faut pas moins, Monsieur, que notre ancienne amitié pour vous pardonner l'affront que vous me faites, en me proposant une pareille lâcheté. Quand la Ligue ne serait pas une injus- tice, comme je le crois, ce n'est pas le moment de me proposer ce changement, qu'on pourrait me reprocher comme un effet de la crainte. » M. du Pin admira, mais se désola. Son noble ami allait mourir. Heureusement qu'un personnage considérable et estimé, de tous arriva en ce mo- ment, C'était le marquis de Montaigut. Prévenu

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que l'abbé des Feuillants, qu'il aimait comme un père, venait d'être arrêté, il accourut à l'instant. A sa vue, la foule se calma. Il fit conduire l'abbé à l'évêché, il convoqua immédiatement les magistrats et les principaux de la ville.

L'avis qui paraissait prévaloir était de conduire l'abbé des Feuillants à Toulouse. M. de \Tontaigut le combattit énergiquement , déclarant qu'un homme d'une telle valeur ne pouvait, pour le moment, y être envoyé, car c'était le conduire à la boucherie. Le peuple, en le voyant, le mettrait en lambeaux. Les exemples de Duranti et de Daffis étaient pour les faire réfléchir. Ce qui paraissait le plus sage était d'envoyer M. du Pin à l'évêque de Comminges et aux magistrats, et, en attendant qu'il fût statué sur son sort, il allait le garder prisonnier dans son château.

Les notables goûtèrent ces propositions, mais eurent beaucoup de peine à les faire agréer par le peuple. Pourtant, M. de Montaigut put partir avec son prisonnier. En d'autres temps, le digne marquis aurait goûté, dans toute son étendue, le bonheur de posséder le saint abbé ; mais, pour le moment, cette joie était trop empoisonnée par la préoccupation et le chagrin.

Se trouvant dans le voisinage de l'abbaye, le prisonnier demanda à M. de Montaigut la per- mission d'aller voir ses religieux. Celui-ci la lui accorda, sans même lui demander sa parole. Ar-

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rivé inopinément au milieu de ses enfants, il y produisit une satisfaction extrême; mais cette consolation si grande se changea bientôt, en vif chagrin, quand ils apprirent sa situation. Le Père n'entendit alors que des exhortations, des prières l'engageant à s'évader, ses fils lui assurant, et il savait qu'ils étaient sincères, qu'ils seraient heu- reux de payer son salut de leur vie. Le bon Père, au milieu de cette expansion de douleur et d'af- fection, ne prenait seulement pas garde à ce qu'on lui disait. Après deux jours, fidèle à sa parole, il rentra au château de Montaigut. Il ne put se re- fuser à ce que ses fils l'accompagnassent aussi loin qu'ils le purent. Mais cette marche, par le silence qui régnait et la douleur profonde qui remplissait les cœurs, ressemblait à celle d'en- fants désolés accompagnant leur père à sa der- nière demeure. Il dut user de son autorité pour les arrêter; tous alors se jetèrent à ses pieds pour recevoir sa bénédiction ; ah ! ils ne se trompaient pas ces affectueux et admirables enfants , leur cœur les en avertissait bien, ils ne devaient plus revoir leur modèle et leur père !

Le jour l'abbé des Feuillants rentrait au château de Montaigut, M. du Pin y arrivait aussi de son côté. Dès que le marquis et l'abbé l'aper- çurent, ils descendirent jusqu'à la porte pour le recevoir. A sa tristesse, il fut aisé de tout com- prendre; il avait ordre de conduire incessam-

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ment le prisonnier à Toulouse. A peine M. du Pin venait-il de communiquer son triste message, qu'un fort chevron de la toiture, se rompant su- bitement, vint frapper Jean de la Barrière à la tête et le renversa. Le coup fut si violent qu'on le crut mort. Malgré les soins les plus empressés, il passa une heure sans donner signe de vie. M. du Pin repartit aussitôt pour Toulouse, afin de faire connaître l'accident. Les Seize, pour s'as- surer de son état, envoyèrent des commissaires et des chirurgiens. Les commissaires voulurent assister au pansement et prendre l'avis des chi- rurgiens. Ceux-ci déclarèrent qu'il n'avait pas pour deux jours de vie. Convaincus de sa mort prochaine, les délégués repartirent et en appor- tèrent la nouvelle à Toulouse. Le peuple, le croyant bien mort, remercia Dieu d'avoir lui- même délivré la religion catholique du plus dan- gereux de ses ennemis.

Un mieux se déclara chez le malade après le départ des délégués. Il passa pourtant encore huit jours sans pouvoir parler. Il voulut, pendant tout ce temps, qu'on récitât l'office tout haut, aux heures marquées par la règle. Le mieux s'accen- tuant, il put commencer à se lever. Huit jours après, la tête bandée, il partit à pied pour Turin et reprit toutes ses austérités.

Quand on suit attentivement la marche de Dieu dans son Eglise, on voit qu'il dirige tout, les ver-

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tus de ses saints comme les passions des hommes, vers un but : le salut des âmes. Quand il a choisi un homme pour une œuvre qui s'y rattache émi- nemment, la perfection du cloître, il le soutient visiblement. Ainsi Jean de la Barrière, l'élu de Dieu, qui veut faire monter la vie religieuse à son plus haut degré, arrive à son but, malgré la politique, les haines, la bonne et la mauvaise foi, les habiletés de toute sorte. Dans cette grande lutte, il se sanctifie personnellement et devient un modèle pour les élus.

Voilà donc le premier chapitre général de la réforme des Feuillants convoqué canoniquement par la volonté du Pape. Les religieux de Rome l'avaient obtenu, à force d'instances. Mais clans leurs préventions, pensant en éloigner leur Père et fondateur, ils avaient demandé et obtenu Tu- rin. Jean de la Barrière ne pouvait y venir; dans l'état étaient les esprits, c'était la mort. Dieu déjoua ce plan en inspirant au Souverain Pontife l'ordre que nous connaissons,

L'intimation du chapitre général arriva aussi à Paris. Cet ordre renversa toutes les combinaisons du Père de Montgaillard. Après les bouleverse- ments qu'il avait opérés chez lui, de son propre chef, il avait ardemment désiré et demandé la convocation d'un chapitre général. Seulement, il aurait voulu qu'il eût été présidé par le général de Cîteaux, et que Jean de la Barrière y eût été

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appelé pour y être jugé et condamné. Dès lors tous ses efforts tendirent, en acceptant respec- tueusement les ordres du Saint-Siège, à trouver des raisons pour ne pas s'y rendre.

Il communiqua ses perplexités à son chapitre; on se divisa. Il consulta le conseil des Treize; on se divisa encore. On convint alors de s'en rap- porter aux cinq docteurs dont il a été parlé plus haut; en vrais religieux, ils répondirent que Dom Bernard devait aller au chapitre général.

On vit alors Dom Bernard s'oublier, pour ne pas se rendre, jusqu'à attaquer la légitimité du Bref pontifical, prétendant que Jean de la Bar- rière, étant excommunié, ne pouvait point pré- sider le chapitre et que ses décisions seraient de nul effet. On nomma deux commissaires avec mission de s'opposer, au nom de la communauté de Paris, à l'autorité du président, et de pro- tester contre la légalité de ce qui serait statué.

Malgré ces difficultés, le chapitre général se réunit, au jour indiqué, c'est-à-dire le 12 décem- bre 1590. Vu le travail qui s'était opéré dans les esprits, la plupart de ses membres y apportèrent de la défiance vis-à-vis du réformateur; plu- sieurs même, des résolutions bien arrêtées con- tre lui. Ce qu'il y a de certain, c'est que jamais président d'assemblée délibérante ne se trouva, pour la diriger, dans une position aussi fausse et aussi délicate.'

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La première séance s'ouvrit et fut présidée par Jean de la Barrière, selon l'ordre qu'il en avait reçu du Souverain Pontife. Deux protestations s'élevèrent aussitôt; c'étaient celles des délégués de Paris, selon le mandat qu'ils en avaient reçu. L'assemblée s'indigna de cette injustice et de cette audace. On décida, avant de passer outre, que les deux délégués de Paris allaient se rétrac- ter ou recevoir un châtiment exemplaire. L'un d'eux, voyant le faux pas qu'il venait de faire, y consentit; l'autre s'y refusa. Le chapitre or- donna alors que ce dernier serait emprisonné, et condamné au jeûne et à la fustigation jusqu'à ce qu'il se fut rétracté. L'humble et charitable pré- sident intervint à ce moment. 11 intercéda pour le coupable, en des termes tellement touchants, qu'on ne put refuser le pardon.

Dès le premier jour, l'abbé des Feuillants se posa, vis à vis des membres du chapitre, comme font les saints. Ainsi il ne voulut avoir d'autre distinction que celle de son rang de président. En dehors de ce droit indispensable, il laissa à cha- cun et à tous l'initiative la plus entière, et la plus complète liberté. Il affecta même quelquefois de s'absenter, afin que ceux qui auraient voulu faire la proposition de le déposer, en eussent l'occa- sion. Personne n'émit une pareille proposition; on doit dire que la pensée n'en vint à aucun membre du chapitre, car, lorsque les enfants

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d'un si cligne père, un instant trompés, se rap- prochèrent de nouveau de celui qui était, sans conteste, le modèle des plus grandes vertus, ils se sentirent changés; et loin de chercher à le déposer, le chapitre général, par un décret spé- cial et solennel, le reconnut, jusqu'à la fin de sa vie, pour supérieur général de la Congrégation de Notre-Dame des Feuillants.

Par un acte de sagesse, inspiré par les cir- constances, afin de calmer à tout jamais les es- prits, il fut décidé : que la plupart des droits, qui jusque-là avaient été attachés au titre de supé- rieur général, seraient désormais attribués au chapitre général, qui se tiendrait tous les trois ans. Bien loin de s'en offusquer, l'humble prési- dent trouva qu'on lui en laissait encore trop. Il fut encore décidé, dans un esprit de paix, qu'on prendrait l'habit de Cîteaux, son chant, son bré- viaire, et son cérémonial. Quelques adoucisse- ments furent apportés aux usages des Feuillants. Il fut réglé, qu'à l'avenir, on porterait des san- dales de bois ; on mangerait à table et assis; qu'on ne consacrerait pas au travail plus de temps que la règle ne le portait, et qu'on ajouterait à son nom de baptême celui d'un autre saint.

Mais il fut stipulé, et spécialementdécrété, qu'on ne changerait rien aux austérités des Feuillants. Pour assurer la fidèle observation de cette ordon- nance, le chapitre général fit promettre à tous

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les supérieurs de veiller à ce qu'il n'y fût porté aucune atteinte dans leurs monastères.

Jean de la Barrière signa le premier et sans difficulté tous les décrets, à la condition qu'ils ne pourraient être exécutés qu'après l'approbation du Pape. Cette condition qui déplut à quelques- uns fut cependant acceptée. Il termina les séances par un acte de courage ; il prescrivit des prières publiques pour le repos de rame de Henri III.

Après la tenue du chapitre, le supérieur géné- ral résolut d'aller à Rome. Il avait pourtant bien des raisons pour ne pas s'y rendre. Il savait, à n'en pas douter, qu'il avait été dénigré auprès des car- dinaux et du Pape lui-même. Aussi, amis et enne- mis, lui annonçaient-ils, qu'en y arrivant, Userait recherché et arrêté par le Saint-Office. Il s'y ren- dit pourtant « s'unissant, dit un de ses biogra- phes, à son divin Maître, se rendant à Jérusa- lem pour y être crucifié » .

La nouvelle de son arrivée parvint jusqu'au couvent de Sainte-Pudentienne. Quel ne fut pas son étonnement, quand, parvenu aux portes de Rome, il vit tous les religieux du monastère venir le recevoir en procession. Sa surprise fut grande et douce, mais il ne se berça d'aucune illusion. Depuis la défection de Dom Bernard, son fils de prédilection, pouvait-il compter sur aucune démonstration? L'avenir lui prouva bien qu'il ne se trompait pas.

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Arrivé au monastère, il s'attendait à voir venir à chaque instant, comme on le lui avait tant dit, les officiers du Saint-Office, pour l'arrêter. Cette fois encore il fut heureusement trompé. Ce ne furent point les officiers du Saint-Office, mais des prélats en grand nombre, et des cardinaux qui se firent un devoir de venir le visiter, heureux de rendre ce témoignage de respect à celui qu'ils con- sidéraient comme une homme de Dieu. Ils le féli- citèrent avec effusion d'avoir eu le courage et le bonheur de faire revivre, dans un siècle si dé- pravé, la vie et les austérités des anciens anacho- rètes.

Mais celui qui se distingua entre tous , fut son fidèle ami et ancien maître, Arnaud d'Ossat, tout heureux que sa haute position pût lui permettre de seconder si bien son cœur. Depuis la mort de Paul de Foix, archevêque de Toulouse et ambas- sadeur de France à Rome, il avait été chargé, par Henri IV, des affaires de France. L'habileté qu'il déployait alors justement, pour réconcilier le roi avec l'Eglise, l'avait grandi et à Paris et à Rome ; il était à la veille de recevoir le chapeau de cardinal.

Cette position paraissait autoriser Jean de la Barrière à se permettre beaucoup. Malgré son ardent désir, il n'osa même pas demander au négociateur français de le présenter au Pape. D'Ossat le devina heureusement; après l'avoir

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pressenti et lui avoir demandé son agrément , il le conduisit aux pieds du Saint-Père. Sixte- Quint illustrait encore la chaire de Saint-Pierre, et ce grand Pape aux larges idées et au ferme caractère , ne pouvait que bien recevoir un homme qui lui ressemblait sous tant de rapports. En effet quand il ie vit devant lui, il daigna lui dire : « que toute l'Eglise lui avait de l'obligation de l'honneur que lui faisait sa réforme; il lui ma- nifesta la satisfaction spéciale que lui causaient les enfants de Sainte -Pudentienne et l'assura en finissant, de toutes les grâces du Saint-Siège pour sa personne et pour sa congrégation. » Ces paroles, dans la bouche de Sixte-Quint, avaient une grande valeur. Quand l'abbé fut rentré au monastère, le Pape lui envoya un prélat pour lui redire les mêmes choses.

Ces bonnes dispositions du Souverain -Pontife se manifestèrent encore lorsque Dom Philibert, en sa qualité de procureur général des Feuillants, vint lui soumettre les décrets du chapitre général de Turin. Les ayant parcourus, il vit bien vite avec la pénétration et l'expérience qu'il avait du cloître, que la plupart de ces mesures étaient des actes de méfiance et d'hostilité contre le pieux réformateur. Il contint, pour lors, son mécon- tentement, et répondit seulement à Dom Phili- bert, qu'il confirmerait ce qui mériterait de l'être. Le procureur général, au courant du langage de

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la cour de Rome, comprit, à ces mots, que rien ne serait approuvé. En effet Sixte-Quint s'y refusa jusqu'à sa mort, qui arriva peu de temps après, malheureusement pour notre abbé.

Le supérieur général , ayant mis pour condi- tion à sa signature l'approbation du Pape et cette approbation, d'après tout ce que l'on savait, ne devant pas être accordée, il remit toutes choses en leur premier état. Cette détermination, juste pourtant, irrita au dernier point tous les membres du chapitre général et la plupart des Feuillants. On dissimula pendant la vie de Sixte-Quint.

Le fougueux Dom Bernard fut encore moins satisfait. Blessé de la façon dont ses députés avaient été traités, il le fut encore plus du décret qui reconnaissait, jusqu'à sa mort, Dom Jean de la Barrière pour supérieur général. Battu sur tous les points, il changea prestement son plan de bataille et essaya d'aboutir avec l'abbé de Cî- teaux. Là, il devait réussir.

Ce dernier étant venu à Paris, Dom Bernard en profita pour lui communiquer ses idées. Après de longs entretiens, il fut convenu : que le gé- néral de Cîteaux se rendrait à Rome et y convo- querait un chapitre général de tout l'ordre; que Dom Jean de la Barrière y serait spéciale- lement appelé, pour avoir à se justifier sur sa prétendue réforme et, s'il ne pouvait y parvenir, il serait condamné et déposé.

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Ces accusations n'étaient pas nouvelles. L'abbé dos Feuillants, nous l'avons vu, s'était plusieurs fois victorieusement justifié. Mais la situation n'était plus la même. Par l'effet de préventions, sincèrement ou habilement répandues, il devait, dans ce chapitre général, n'avoir guère que des accusateurs.

Mais pendant que le général de Cîteaux et Dom Bernard avaient tout combiné pour atteindre sû- rement, cette fois, l'abbé des Feuillants, celui-ci, non par peur, mais par la seule inspiration de son humilité, allait leur échapper.

Le cardinal Gaétan, qui avait déjà donné à la congrégation les monastères de Rome, de Turin, de Ferrare et de Sermonette, offrit encore une abbaye qu'il avait dans la Pouille. Jean de la Barrière ne voulut pas l'accepter avant de voir si elle pourrait convenir à son observance. Il prit avec lui, pour la visiter, Dom Nicolas de Carcas- sonne. Charmé de sa solitude, il l'agréa. Il y fit venir quelques religieux de Rome des plus fer- vents. Cette solitude devint, sous peu, l'émule de celle des Feuillants. L'abbé y trouva tant de con- solation, qu'il résolut d'y finir ses jours. Pour cela, après avoir consulté Dom Nicolas, il prit la détermination de renoncer à son abbaye et à son généralat. Ayant assemblé la communauté , il fit venir un notaire public et, devant tous, par acte en forme, il résilia son abbaye des Feuillants

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et son titre de supérieur général à Dom Nicolas. Après ces formalités, celui-ci partit immédiate- ment pour Rome, afin d'en obtenir la confirma- tion, tandis que, de son côté, Jean de la Barrière alla se mettre aussitôt à la dernière place.

Cette pieuse conspiration de l'humilité ne de- vait pas aboutir. Dom Nicolas, saisi en route de violents accès de fièvre , par l'effet d'une fatigue excessive , succomba malgré tous les soins , et Jean de la Barrière, qui voulait finir ses jours dans une retraite profonde , dut venir à Rome pour y être accusé, et boire le calice de l'humi- liation et de la flétrissure.

Comme il avait été convenu entre l'abbé de Cî- teaux et Dom Bernard, le chapitre général fut convoqué à Rome pour l'année 1590. Deux ans se passèrent avant qu'il pût se réunir. Les inter- règnes et les élections rapides d'Urbain VII , de Grégoire XIV et d'Innocent IX, y mirent absolu- ment obstacle. La chrétienté, déjà si troublée par- les guerres de religion, était encore ébranlée par ces successions si rapprochées. Enfin, le cardinal Hippolyte Aldobrandini, étant monté sur le trône pontifical, sous le nom de Clément VIII,, le calme s'établit , et on sentit de tout côté qu'un pilote pieux et habile venait de prendre le gouvernail de l'Eglise.

Aces nouvelles, l'abbé de Cîteaux, accompagné de celui de Morimond , arriva à Rome. De son

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côté, Dom Percin de Montgaillard , arrêté à Tu- rin par les événements que nous venons de rap- porter, y vint aussi. Aucun d'eux, ni la plupart des supérieurs et députés de la congrégation, ne voulurent aller loger au couvent était Dom Jean de la Barrière. Ils furent recueillis chez le cardinal de Pellevé, devenu chaud partisan de la Ligue et qui, trompé lui aussi , avait changé en prévention et même en hostilité son ancienne admiration pour le réformateur. De telle sorte que, par laforce des choses, deux camps venaient de se former ostensiblement dans Rome. Les consé- quences, c'était à craindre, allaient être des plus fâcheuses. Le chapitre général devait certaine - ment s'en ressentir. Qui sait si la sainte réforme des Feuillants n'allait pas y sombrer? Dans tous les cas ce triste spectacle donné, je le veux, avec les meilleures intentions, ne nuirait-il pas à l'Eglise, en ébranlant certains catholiques , en confirmant les hérétiques dans leurs préventions et leur haine, en scandalisant les bons?

Toutes ces conséquences , un homme des plus pieux et des plus importants, Arnaud d'Ossat, les mesura de son sûr et pénétrant regard. par la pensée du bien , il résolut d'intervenir. Per- sonne mieux que lui ne connaissait la situation. Il savait, à n'en pouvoir douter, que Jean de la Barrière était innocent; que l'irritation produite

contre lui était le fait de quelques égarés, et que

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cette irritation tomberait le jour il pourrait démontrer que celui qu'on avait tant aimé et ad- miré était toujours digne de l'être. L'heureux et brillant négociateur de France se mit à l'œuvre. Ceux qui connurent sa démarche ne doutèrent pas un instant du succès.

Arnaud d'Ossat s'aboucha donc avec les uns et les autres. Nous ignorons les propositions qu'il apporta; mais nous pouvons présumer que, con- sommé dans la connaissance des hommes, il ne demanda d'abord que ce qu'on ne pouvait lui re- fuser et ne se permit que de marcher lentement et pour ainsi dire pas à pas. Et pourtant, malgré tant de prudence, de ressources dans les moyens, d'opportunité et de force dans les propositions , celui qui est regardé, à juste titre , comme l'un des plus grands diplomates modernes , échoua dans cette entreprise. Ce fut le seul échec de sa splendide carrière.

La difficulté, nous devons le constater, ne vint pas du côté de Jean de la Barrière. En effet , sa conduite, dans une situation si pénible, fut irré- prochable. Au courant de tout, connaissant tou- tes les intrigues, toutes les accusations dont il était l'objet et qu'on voulait faire prévaloir, il conserva seul probablement le calme de son âme et manifesta toujours, partout et à tous, les sen- timents de la plus vraie et plus tendre charité. Ainsi, quoiqu'il connût parfaitement les reli-

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gieux qui étaient pour lui ou contre lui, il ne mit jamais aucune différence dans la manière de les recevoir et de les traiter; il se montra toujours un vrai père. Un trait, entre beaucoup, va le démontrer.

Un jour, qu'il avait accompagné un prélat jus- qu'à la porte, il vit arriver le procureur général, Dom Philibert, qui venait, il le savait bien, de faire son ardente propagande contre lui. Or, ayant été surpris par une forte pluie, il était mouillé jusqu'aux os. Sans mot dire, le charita- ble Père se dirige vers le vestiaire, y prend une robe, la chauffe et la porte en toute hâte à Dom Philibert. S'étant aperçu qu'elle était trop lon- gue, il se dépouille rapidement de la sienne, qui était la plus courte, la chauffe et vient la mettre lui-même au procureur. Ce religieux, étant ex- trêmement petit, ce vêtement lui fut encore trop long. Jean de la Barrière prend alors des ciseaux et la diminue à sa taille.

Devant ce trait et tant d'autres, les amis et les partisans de Jean de la Barrière se plaignirent amèrement et même se scandalisèrent. Leur con- tradiction fut à son comble quand ils le virent disposé, pour le bien de la paix, à donner sa dé- mission. Ils lui remontrèrent que cet acte, loin d'être une humilité louable, serait une lâcheté coupable. C'était le cas, devant une pareille ré- volte, non de céder, mais de résister et de faire

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plier ses religieux. Abandonner le gouvernement, dans cette tempête, c' était sombrer ; car celait tout livrer à ceux qui voulaient perdre et détruire la réforme.

L'abbé, frappé de ces observations, leur promit d'être ferme. Il leur fit observer, toutefois, que la partie n'était pas égale, et que Dom Bernard avait avec lui les abbés de Cîteaux et de Mori- mond, et la plupart kdes députés. « Nous avons pour nous, lui fut-il répondu, la vérité et la jus- tice. Du reste, pour les paralyser, vous n'avez qu'à demander au Saint-Père un président par bref. » Jean de la Barrière goûta encore ce con- seil et fit officiellement cette demande.

Clément VIII, au courant de ce qui se passait, jugea prudent de l'accorder, et il désigna pour ce difficile et si important emploi un homme d'une réelle valeur, et en qui il avait une pleine con- fiance : le Père Alexandre de François, procureur général de l'ordre de Saint-Dominique, assesseur du Saint-Office, théologal et confesseur de Sa Sainteté.

Homme supérieur par l'intelligence et le carac- tère, le Père Alexandre avait le défaut de traiter rapidement les affaires et de ne vouloir plus y revenir. Notre abbé, par la permission de Dieu, fut la victime de sa précipitation et de son in- flexibilité.

Le chapitre général s'ouvrit dans le couvent de

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Sainte-Pudentienne, le dimanche après la Pente- côte, Tan 1592. Le Père Alexandre, comme il avait été décidé, y présida au nom du Pape. Il fit asseoir à sa droite le général de Cîteaux, et à sa gauche l'abbé des Feuillants.

Dès la première séance, ayant donné la parole aux uns et aux autres, il crut recueillir assez de renseignements pour pouvoir former son juge- ment. A ses yeux, et le commissaire apostoli- que ne se trompait pas, les deux principales causes du désordre étaient l'abbé de Cîteaux et le Père de Montgaillard. Il résolut, en conséquence, de frapper immédiatement deux grands coups, avec l'assentiment du Pape.

Le premier fut d'interdire au général de l'ordre de Cîteaux d'assister au chapitre général, et de lui enlever, pour l'avenir, ainsi qu'à ses succes- seurs, toute juridiction sur la congrégation des Feuillants. Clément VIII confirma plus tard, par une Bulle, cette décision de son délégué.

Le second coup fut d'intimer à Dom Percin de Montgaillard, actuellement Supérieur du monas- tère de Paris, l'ordre de sortir immédiatement du chapitre, de quitter, dans six mois, la congré- gation des Feuillants, et d'avoir à passer dans l'un des quatre ordres suivants : des Chartreux, des Camaldules, des Capucins ou des Minimes, avec défense, sous peine de désobéissance, d'ex- communication et de toutes les censures ecclèsias-

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tiques, de jamais rentrer dans ladite congréga- tion, ni de s'approcher d'aucun de ses monastères, et de n'avoir avec les Feuillants aucune relation par lettre, ou de toute autre manière.

Il faut reconnaître que ces deux coups d'auto- rité furent deux coups de maître. Quand le Père Alexandre notifia les deux sentences aux inté- ressés, il le fit avec tant d'autorité et de résolution que ni l'abbé de Cîteaux, ni dom Bernard, n'osè- rent opposer un mot.

Un peu revenu à lui, ce dernier voulut aller plaider sa cause devant le Pape, plein de con- fiance dans la séduction de ses manières et de son éloquence. Clément VIII lui accorda audience. Il l'accueillit avec une majesté sévère et lui dit avec froideur ces paroles de l'Evangile : J'entends dire de vous bien des choses. Comme il cherchait à se justifier, le Pape l'arrêta et le congédia.

Son humiliation fut donc complète. Ce n'est pas ce qu'il avait espéré. Il vit ses plans, si ha- bilement et si laborieusement conçus, et sur le point d'aboutir, renversés de fond en comble en un instant. S'il fut coupable, il reçut, dès lors, son premier châtiment; s'il fut de bonne foi, Dieu, toujours miséricordieux, même dans sa jus- tice, l'humilia complètement pour l'éclairer et le ramener. Ses partisans le consolèrent, c'était na- turel. L'abbé de Cîteaux oublia sa propre confusion pour lui témoigner son profond chagrin et lui

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faire, pour l'avenir, les promesses les plus flat- teuses, car cet homme, remarquable d'ailleurs, avait été fasciné par le Père de Montgaillard.

Que Jean de la Barrière, poursuivi avec tant d'acharnement par son ancien religieux, se fût tenu à l'écart, et, tout en gardant les règles de la charité, se iut contenté d'adorer la justice de Dieu, qu'aurait-on pu y trouver à dire? Mais ainsi n'agissent pas les saints. Jean de la Barrière fut certainement, de tous les membres du chapi- tre, celui qui s'affligea le plus de la disgrâce de Dom Bernard. Il alla vers lui comme un père va vers un enfant désolé, l'embrassa, pleura plu- sieurs fois avec lui, l'exhorta à ne pas sortir de la congrégation , lui promettant de demander lui-même au Pape l'abrogation de cet article, lui fit espérer un avenir plus tranquille, et l'assura qu'il l'aimerait plus que jamais.

Ces exécutions, parfaitement justifiées et qui ramenèrent la paix, irritèrent au dernier degré les partisans nombreux de Dom Bernard. On crut, à tort, que Dom Jean de la Barrière, qu'elles justifiaient si bien, ne pouvait que s'en réjouir. Dès lors, on voulut une victime. Ainsi les accusa- tions recommencèrent contre lui.

Dieu permit, pour faire boire à son serviteur le plus amer des calices, que le délégué apostoli- que vît, dans le réformateur, un dernier obstacle à la paix et à la prospérité de la congrégation.

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Il prit dès lors contre lui la même mesure que contre l'abbé de Cîteaux et Dom Bernard. En vertu de ses pleins pouvoirs, le Père Alexandre déposa Jean de la Barrière et transféra toute son autorité au chapitre général; il lui ordonna de ne plus entrer au chapitre, et lui défendit de se mêler en aucune manière, à l'avenir, du gouver- nement de la congrégation. Dom Jean de Saint- Jérôme, nommé par lui Supérieur de la maison de Rome, fut choisi à sa place; c'était d'ailleurs un excellent choix.

Le reste du chapitre fut employé par le prési- dent à faire quelques règlements. Cinq anciens furent choisis pour préparer les nouvelles consti- tions, qui furent sous peu approuvées par le Pape. Liberté entière fut laissée à ceux qui auraient de la répugnance à les accepter; ils pouvaient passer dans l'un des quatre ordres signalés plus haut. Le nouveau général reçut de pleins pouvoirs pour forcer à passer dans l'un de ces ordres ceux qui pourraient encore troubler la paix.

Ainsi Dieu, qui voulait conserver à son Eglise l'admirable réforme des Feuillants, la fit débar- rasser des germes de division qui l'auraient rui- née, et, en inspirant de l'adoucir, il la rendait pos- sible à la nature humaine. D'un autre côté, comme il la voulait conduire à un grand épanouissement, il permit que son saint fondateur, pour la consoli- der et la féconder, arrivât aux dernières épreuves.

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Quand il eut été déposé et privé de toute juri- diction sur la congrégation, ses vrais enfants s'en affligèrent devant Dieu. Us accoururent vers lui pour le consoler et lui indiquer les moyens dont il pouvait user afin de se défendre et de confon- dre les accusateurs. Mais quel ne fut pas leur étonnement de le trouver au comble de la joie î Cette joie de l'humilité, l'enfer ne voulut même pas la lui laisser ; elle offusqua ceux qui s'étaient acharnés sur lui. Ils résolurent de la lui enlever à tout prix et de travailler à le flétrir.

Sous des prétextes que le faux zèle se crée toujours, on vint trouver en nombre l'ancien président du chapitre général, que le Pape avait nommé commissaire général de la congrégation, avec pleins pouvoirs sur ses supérieurs et sur toutes leurs décisions. En réalité, il était le Supé- rieur général des Feuillants. On lui porta beau- coup de plaintes contre Jean de la Barrière. Charmé de voir ainsi son jugement corroboré, le Père Alexandre pria les délégués de rédiger leurs plaintes et de vouloir les lui transmettre. L'un d'entre eux fut chargé de ce travail. Il le fit avec habileté. Ces plaintes formèrent les seules pièces d'accusation qui furent acceptées dans le procès de l'abbé. En voici la substance. Il était accusé :

D'être un religieux ignorant;

D'avoir, sans autorisation, changé le chant de l'Ordre:

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D'avoir fait travailler les religieux plus longtemps que la règle ne le permettait;

D'avoir envoyé ses religieux aux Ordres sans examen préalable;

D'avoir imposé à ses religieux des pénitences et des humiliations qui devaient être subies de- vant le public, et ce, malgré le scandale qui en résultait ;

D'avoir fait chanter des messes à quatre heures du soir ;

D'avoir fait célébrer trois grand'messes tous les jours, jamais de messes basses;

D'avoir fait prêcher des religieux sans études préalables, sans leur donner même le temps de la préparation, les avertissant la veille, et les en- voyant uniquement avec sa bénédiction, une Bible et le bréviaire ;

D'embrasser ses religieux quand ils par- taient ou revenaient de voyage, et d'avoir un jour caressé un novice;

10° Que son austérité n'était qu'hypocrisie; qu'il mangeait de bonnes choses en secret;

11° Qu'il était fils d'hérétique, qu'il l'était lui- même, et qu'il avait prêché ou fait prêcher des erreurs ;

12° Qu'il avait été l'ami, le conseiller et le par- tisan de Henri III jusqu'à la mort de ce prince;

13° Qu'il avait condamné, dans ses prédica- tions, comme une rébellion et un péché grave,

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le soulèvement du peuple contre ledit roi;

14° Qu'il avait inspiré la mort du duc et du cardinal de Guise, et qu'il l'avait louée comme un acte de justice et de courage ;

15° D'avoir menacé Dom Bernard de l'excom- munication, s'il continuait à prêcher pour la Ligue ; d'avoir retiré, par ses discours, toute la noblesse de la Gascogne du parti de la Ligue ;

16° D'avoir, par les prédications d'un de ses religieux, enlevé Carcassonne à la Ligue ; de s'être retiré à Bordeaux, dévoué à Henri III, d'y avoir prêché constamment en faveur de ce der- nier, de 'l'avoir loué comme un saint dans son oraison funèbre, d'avoir célébré la messe pour lui, de l'avoir nommé à la collecte, d'avoir pres- crit à ses religieux d'en faire autant, et d'avoir ordonné publiquement des prières pour lui, au chapitre général de Turin ;

17° Qu'il était entré dans le parti de Henri IV, quoique hérétique ; d'avoir exhorté le peuple à le reconnaître pour roi légitime ; d'avoir plusieurs fois visité son ambassadeur à Rome, et enfin qu'Henri IV, devant plusieurs religieux Feuillants, l'avait loue et avait blâmé sévèrement Dom Ber- nard.

Tel fut l'acte d'accusation qui fut porté au pro- cureur des Dominicains. Celui-ci, déjà fortement prévenu contre l'ancien abbé des Feuillants, accueillit trop facilement des plaintes, dont plu-

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sieurs étaient graves. Ici, malheureusement, le rôle du juge allait cesser. Quand le Père Alexan- dre crut que le réformateur des Feuillants était lui aussi, comme les abbés de Cîteaux, de Mori- moncl et Dom Bernard, un obstacle à la paix et à la prospérité de la congrégation, et qu'il lui en- levait toute autorité, il agissait en juge. Il y avait des motifs à cette sentence. S'il s'était arrêté là, son rôle aurait été sage et pouvait se justifier. Mais quel intérêt avait donc la congrégation, désormais tranquille, à ce qu'on s'acharnât sur une victime? Qu'avaient à y gagner la vérité, la cause catholique, l'honneur du cloître, si avili par le protestantisme?

Ainsi, en favorisant ces rancunes, le commis- saire apostolique nous semble avoir manqué gra- vement à son devoir ; il informa inexactement le Souverain Pontife, et se rendit responsable, de- vant l'histoire et la conscience de Clément VIII, d'une sentence qui n'avait pour elle ni la vérité, ni la justice, et dont il porta plus tard le juste châtiment.

Le délégué apostolique , ayant pris connaissance du Mémoire et en ayant accepté les motifs, fit venir devant lui Jean de la Barrière. Après lui en avoir donné lecture, il lui demanda ce qu'il avait à produire pour sa justification. Si l'abbé n'avait pas été si humble, il lui aurait suffi d'un souffle pour renverser cette montagne d'exagé-

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ration, de malveillance et d'insinuations perfides. La plupart de ces insinuations, en effet, n'étaient que de grossières absurdités.

Le serviteur de Dieu confessa tranquillement et ingénument ce qui lui paraissait vrai, mais ne dit pas un mot pour sa justification. Il ne fit d'ex- ception que sur deux points. Il reconnut qu'il avait passé la main sous le menton d'un novice en proie à une violente tentation de décourage- ment, mais c'était en plein cloître et sous les yeux de tous les religieux ; il reconnut que son père s'était laissé séduire un instant, comme tant d'autres, par le calvinisme ; mais que son erreur avait duré fort peu de temps et n'avait servi qu'à le consolider dans la foi catholique; que pour lui, il avait conservé une foi à mourir pour la moin- dre cérémonie de l'Eglise ; s'il avait prêché ou laissé prêcher quelque chose de contraire à l'en- seignement catholique , ce n'avait été que par ignorance, ce dont il se croyait fort capable.

Et sur toutes les autres questions, il répondit invariablement et avec l'accent de la conviction : Je suis un pêcheur ; il n'y a pas de pêche dont je ne sois capable.

Un juge intègre, ayant le sens chrétien, devant de pareilles réponses, aurait être clans l'admi- ration, ou du moins dans une réelle perplexité. S'il comprenait, et c'était le cas, qu'il avait de- vant lui un saint, sa cause était jugée et Jean de

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la Barrière devait être reconduit avec honneur dans l'obscurité que la première sentence Lui avait faite. S'il ne pouvait pénétrer cet héroïsme, il devait informer encore, autoriser un jugement contradictoire et n'asseoir sa sentence que sur les données sûres qu'il aurait fournies. Hélas ! tous ces principes furent méconnus, et le malheu- reux Jean de la Barrière fut déclaré coupable par cet homme si mal informé. Son humilité fut traitée d'hypocrisie ; son silence d'aveu. Pour- tant, malgré sa conviction, le Père Alexandre ne voulut pas aller plus loin, sans prendre les ordres du Pape. Il lui lut le Mémoire et lui raconta l'attitude de Jean de la Barrière. Clément VIII, qui avait dans son délégué une pleine confiance , qui ne pouvait croire, d'un antre côté, que des religieux si saints accusassent faussement leur réformateur, crut aussi à son tour que celui qu'il avait regardé avec tant d'autres , comme un grand serviteur de Dieu, n'était qu'un hypocrite, et dès lors, autorisa le Père Alexandre à le juger et à le punir. Celui-ci dressa sa sentence et Sa Sainteté, pour lui donner plus de poids, voulut qu'elle fût lue en sa présence et devant plusieurs cardinaux.

Après ces formalités, le délégué apostolique se rendit au couvent de Sainte-Pudentienne. Il as- sembla les religieux en chapitre. Arrivé à sa place, il commanda à Jean de la Barrière de venir se

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mettre à genoux devant tous. Celui-ci se leva et vint, comme un enfant, s'agenouiller au milieu du chœur. Alors, sur un ordre donné, un religieux lut à haute voix , les accusations portées contre lui. Cette lecture humiliante et terrible ne suffît pas à ses yeux; il y ajouta, de son chef, les titres ignominieux de petit esprit, d'esprit mal fait, opiniâtre, ignorant, inconstant, enfin l'épithète flétrissante d'impie. Ceux de cette assemblée qui avaient conservé quelques sentiments humains durent regarder avec anxiété la victime pour voir si elle ne succombait pas sous une pareille commotion. Soutenu d'une grâce spéciale, le cœur délicat de Jean de la Barrière ne se brisa pas; fort et modeste il put entendre, jusqu'au bout, fulminer la sentence apostolique.

Par cette sentence, le réformateur de la con- grégation de Notre-Dame des Feuillants, était privé de l'administration de son Abbaye, tant au spirituel qu'au temporel; déclaré incapable de toute dignité et de tout gouvernement, dans la congrégation ; interdit et suspens quant au pouvoir de célébrer la sainte messe et in divinis; réduit à la communion laïque; prisonnier dans Rome avec l'obligation de se présenter, tous les mois, devant le tribunal du Saint-Office, pour y rendre compte de sa foi et de ses mœurs ; par ordre exprès de Clément VIII, il perdait le titre de Fondateur de la congrégation des Feuillants,

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et recevait celui de Prévaricateur. Toutes ces pei- nes ne devaient avoir d'autre terme ou d'autre modification que le bon plaisir du Pape.

La sentence fulminée, le sublime patient se re- leva modestement et alla se placer le dernier de tous.

Ainsi descendit vivant dans la tombe, creu- sée par son humilité, celui qui, atteint par tou- tes les flétrissures, s'obstina à ne compter que sur la justice de son Dieu. Mais ce Dieu, auquel il se confia, y descendit aussi avec lui, selon cette parole de la Sainte Ecriture : Descendit que cum eo in fovearn^. Il pouvait désormais effacer son nom devenu une injure. Il ne lui restait plus qu'à jouir de sa honte, aux yeux des hommes, et de sa mort en Jésus-Christ, jusqu'à ce que les mérites de son humiliation, ayant attiré assez de grâces, il ressuscitât providentiellement dans la gloire d'un nom purifié et de vertus admirables. La sé- rénité céleste qu'on remarqua sur son front, à partir de cet instant, em^fut comme l'aurore.

4. Elle descendit (la divine sagesse) avec lui dans la fosse. (Sagesse, x, 13.)

CHAPITRE XVI

Conduite différente des Feuillantines vis-à-vis de leur saint fondateur. Trop à l'étroit dans leur monastère de Montes- quieu-Volvestre, elles sont transférées à Toulouse, par ordre du Pape, sur la demande du cardinal de Joyeuse, archevêque de Toulouse, le 12 mai 1599. Opposition des habitants de Montesquieu-Volvestre à leur départ. Vie éditante de Jean de la Barrière après sa condamnation. Cette con- damnation dure huit ans. Dieu récompense sa résigna- tion, son humilité et sa charité par des extases.

Les Feuillantines donnèrent à l'Eglise et a la congrégation un autre exemple que celui de leurs frères de Paris et de Rome. On ne surprit jamais chez elles, en ces circonstances douloureuses, ni un acte, ni une parole qui altérassent un instant la vénération profonde, le dévouement sans bor- nes et la reconnaissance qu'elles avaient voués, dès le commencement, à leur saint fondateur.

Peu de temps après leur installation à Montes- quieu-Volvestre, elles reçurent un grand nom- bre de demandes de tous les rangs de la société. Au bout de quelques années, elles devinrent si nombreuses que le monastère , agrandi pour- tant d'une manière progressive , ne put plus les

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contenir. Il fut impossible, à ce que disent les Mémoires de Dom Mouchy, de trouver dans la petite ville un emplacement plus grand, et il fut alors résolu, pour ne pas s'opposer aux desseins de Dieu, de transporter la communauté à Tou- louse.

Cette détermination , imposée par les circons- tances, attrista les bonnes religieuses et contraria vivement les habitants de l'endroit. En effet, elles ne pouvaient oublier avec quelles marques de joie et quel respect elles avaient été reçues; de quel honneur et de quelle touchante sollicitude leur Maison avait été constamment entourée par le clergé, les autorités, les notables et le peuple. Celui-ci, n'écoutant que son attachement, voulut empêcher leur départ par les armes. D'après un historien de l'Ordre, on dut recourir à l'appât de l'intérêt, en jetant quelques pièces d'argent, pour calmer cette effervescence populaire. Pendant ce temps, les religieuses s'échappèrent par des sou- terrains et gagnèrent des chemins détournés.

Cette émotion d'une ville catholique, à la fin du seizième siècle, était un bel éloge à l'adresse de cet ordre naissant, comme elle couvrait d'honneur Montesquieu-Volvestre , qui voulait retenir dans ses murs la prière , la charité , la chasteté, la pénitence, sous la figure de vierges chrétiennes. Après onze ans de séjour dans cette petite

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ville, les Feuillantines, par l'ordre de leur supé- rieur général, l'abbé des Feuillants, se rendirent à Toulouse pour s'y établir. Elles y arrivèrent le 12 mai 1599. Le cardinal de Joyeuse occupait en- core le siège de Toulouse. « Elles furent transfé- rées au couvent des Béguins de Tolose, suivant la Bulle du pape Clément huitième du 1er juin 1588, à laquelle s'étant opposés les religieux Béguins, le supérieur de l'ordre des Feuillants leur céda la maison et jardin qu'ils avaient au faubourg Saint-Cyprien » 1.

Voici comment les Annales manuscrites de la ville de Toulouse racontent leur arrivée :

« Le doutsiesme du mois de may en la dicte année (1599) arrivèrent en ceste ville et au Car- tier de Saint-Subran les dames religieuses feui- lientines, auquel Cartier avait esté édiffié un couvent et église à l'honneur de Dieu et de sainte Scholastique, au lieu estait la maison et jardin de feu Monsieur de Pins, conselier en la Court, qui légua la dicte maison et jardin aux religieu- ses de Feuilhens, pour y bastir ung monastère.

« Les dictes religieuses vivent fort austéreman et aultant ou plus que les religieuses de Sainte- Claire, qui sont au dict cartier. Elles sont de l'or- dre des Feuilientines qui furent instituées par

4 . Mémoires de Hhistoire du Languedoc, par Me Guillaume de Catel, conseiller du Roy en sa Cour de Parlement de Tolose. Tolose, Pierre Bosc, marchand libraire, M. DC. XXXIII.

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messire Jan de Labarrière, abbé du dit Feuillens, auquel le pape Sixte cinquième, en mil cinq cens huictante sept , à la supplication de Henry troi- siesme, roy de France et de Polonie , donna pou- voir par Bulle expresse , d'instituer des monas- tères du dict ordre , tant d'hommes que de femmes, par toute la chrétienté , en consequance duquel pouvoir et faculté il dressa peu après le dict ordre et religiuzes.

« Et le vingt troisième may mil cinq cens huic- tante huit, quinze damoiselles veufvues ou vier- ges prindrent le voile et habit en la ville de Montesquieu de Volvestre... Et quelles estait fort incomodement au dict lieu , le sainct père Clé- ment huitième , en l'an mil cinq cens nonante huit, à la supplication de messire François , car- dinal de Joyeuse, archevesque de Thoulouse, or- donna par sa Bulle qu'elles seraient translatées en la dicte ville de Thoulouze et par arrêté de la Court du quatriesme may*. »

Le couvent s'agrandit bientôt, grâce à plusieurs libéralités. Une fort belle chapelle, sous le voca- ble de sainte Scholastique, leur fut élevée dans le courant de l'année. Voici l'inscription qui fut gravée sur la première pierre : « Le onzième jour de décembre 1599, le très-illustre P. Dufaur

4. Annales manuscrites de la ville de Toulouse, t. IV, 203, p. 327.

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de Saint- Jory, premier président au Parlement de Toulouse; Jean d'Assis, évêque de Lombez et prieur de Notre-Dame la Daurade; A. de Bruyè- res, abbé de Villeloin et prévôt de l'église métro- politaine de Toulouse , commissaire nommé par le Pape pour la translation des Feuillantines; Rose de Caulet, veuve de Jean-Etienne Duranti , premier président; noble J. de Tonsin , capitoul du Pont-Vieux, Jean de la Barrière, étant abbé des Feuillants, avaient mis cette pierre pour l'édi- fice d'une chapelle , à l'honneur de la bienheu- reuse Vierge, de saint Bernard et de tous les saints, sous le titre et l'invocation de sainte Scho- las tique K »

Le nouveau monastère prospéra rapidement. On y vit entrer des dames de la plus haute so- ciété. Nous parlerons bientôt de quelques-unes d'entre elles. Mais, auparavant, revenons auprès du religieux flétri, pour recueillir les actes de la plus grande édification.

La manière admirable dont Jean de la Bar- rière accepta sa dégradation, fait présumer qu'il la supporta non moins admirablement. Cette épreuve dura huit grosses années. Nous osons dire qu'elles furent, devant Dieu, les plus belles de sa vie, pourtant si sainte.

1 . Histoire de la fondation du monastère des religieuses Feuil- lantines, à Toulouse, par Dom Jean-Baptiste de Sainte-Anne, p. 53. Bordeaux, M.DC.XCVI.

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A l'effort journalier qu'il faut faire sur soi pour pratiquer la perfection évangélique, Jean de la Barrière dut ajouter ce qui coûte le plus : sup- porter une flétrissure publique; voir et surtout sentir le vide qui se fait autour de soi; constater la disparition de toute considération et de toute estime; ne plus apercevoir de visages amis et bienveillants; ne rencontrer que de la réserve, de la froideur , et quelquefois une certaine frayeur, comme à la vue d'un monstre. Ah! celui qui pendant un pareil temps ne meurt pas de douleur, mais se surmonte au point de ne laisser voir que de la douceur et de la charité, celui-là est un élu.

C'est ce qui arriva pour notre persécuté, et c'est ce que nous voulons raconter avec toute l'exactitude -possible. Seulement, les préventions qui entouraient Jean de la Barrière firent qu'on en écrivit peu de choses. Seul, un novice de ce temps, frappé d'une pareille vie, prit quelques notes.

Ce qui le frappa tout d'abord, fut le calme de son esprit et sa manière de faire vis à-vis de ses persécuteurs. Pendant huit ans, en effet, malgré les tortures de son cœur, il se montra constam- ment doux, humble, tranquille, modeste, sans laisser paraître, dans ses conversations ou ses lettres, le moindre ressentiment contre ceux qui lui avaient fait tant de mal.

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Il ne parlait jamais de ses adversaires que pour les excuser et les louer, quand il le pouvait faire sans mensonge. On remarqua même que sa bonté était en rapport avec l'animosité qu'on lui avait témoignée. C'est pourquoi il conserva jusqu'à la fin de sa vie, à Dom Bernard, qui l'avait abreuvé de tant d'amertumes, une affection profonde et tendre. Sa correspondance, pendant ce temps, fut marquée du même caractère. En effet, quand il écrivait à l'un de ceux qui l'avaient mis dans son cruel et humiliant état, il le faisait si respec- tueusement et avec tant d'affection qu'on aurait cru qu'il s'adressait à un de ses amis.

Tant qu'il habita le monastère de Saint-Ber- nard-des-Thermes, et qu'il apprenait que quel- ques opposants étaient venus de Sainte-Puden- tienne, il se mettait à leur recherche, et ne les laissait jamais repartir sans leur donner quelque marque de politesse. Comme la solitude conti- nuelle, à laquelle il était soumis, lui laissait assez de temps, il l'employait à composer de petits poèmes ou des ouvrages de piété qu'il dédiait à ceux qui lui avaient fait le plus de mal. Dans ses épîtres dédicatoires. il en disait fort spirituelle- ment tout le bien que sa charité lui faisait croire.

Sa santé était bien ébranlée depuis sa blessure à la tête ; il était comme entre la vie et la mort. Néanmoins, et malgré l'adoucissement apporté à la règle par la nouvelle constitution, il conserva

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inviolablement sa première austérité. Envoyé souvent à l'infirmerie par ses supérieurs , il y mangeait quelquefois un peu de viande, consen- tait à coucher sur une paillasse, mais se refusait constamment à boire du vin.

Il profita de sa condition de simple religieux pour rassasier en quelque sorte son âme d'obéis- sance. En lui cette vertu surpassa de beaucoup celle qu'il avait exigée de ses religieux.

Sa soumission à ses supérieurs était absolue. S'étant aperçu que, par un reste de respect pour son ancienne dignité, ils n'osaient pas toujours lui commander, il s'appliquait à deviner leurs désirs, et au moindre signe qu'il en pouvait dé- couvrir, on le voyait voler. S'il croyait avoir failli dans son obéissance ou la pratique de la rè- gle, il allait se jeter à leurs pieds et leur deman- dait humblement la pénitence. Pour briser davantage sa nature, il choisissait les heures et les lieux il pouvait être aperçu de tous, comme au chœur, au réfectoire ou au chapitre.

Il suffisait qu'un religieux ou un frère convers eût sur lui, par l'effet d'un emploi, une ombre d'autorité, pour qu'il s'en fît un supérieur. Ainsi, quand il allait à l'infirmerie, il était confié, pour les soins, à un frère convers; on le voyait se sou- mettre à lui, en toutes choses, comme à un véri- table supérieur. Il ne se permettait ni de manger, ni de boire, ni de sortir de sa chambre sans lui

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avoir demandé la permission; et cette permission, il la sollicitait toujours avec le sentiment d'une déférence profonde.

Sa faiblesse l'empêchait, à son grand chagrin, de labourer comme autrefois et de travailler les draps. Il s'occupait de son mieux à carder, à filer la laine ou à faire la lecture; il faisait ensuite tous les jours la visite des offices de la maison, offrant ses services à ceux qui en étaient chargés, et demandant instamment, comme une faveur, qu'on lui confiât les emplois les plus vils.

Il avait une prédilection marquée pour visiter les novices et travailler avec eux. Aussitôt que ceux-ci l'apercevaient, ils ressentaient involon- tairement une impression de joie et de respect. Son visage était si doux et si avenant! Et malgré la joie qu'on en ressentait, sa présence, sans qu'on pût se l'expliquer, tenait tout le monde dans la vigilance et la réserve. Si quelqu'un s'oubliait à commettre quelque légèreté , l'ancien abbé se contentait, sans dire un mot, de prendre un air sérieux. Un novice avoua plus tard que ce sérieux, qui pourtant durait peu, l'impressionnait plus que les remontrances du Père-Maître. Quelquefois, après la lecture, l'humble Père leur faisait quel- ques réflexions; elles étaient courtes, mais toutes enflammées de l'amour de Dieu.

Une pareille vie supposait des communications bien intimes avec Dieu. Jean de la Barrière, de-

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puis son entrée dans le cloître, ne les avait jamais interrompues; elles devinrent plus grandes de- puis ses épreuves. Repoussé des hommes et par ses propres enfants, pouvait-il donc aller, sinon à son seul Consolateur et Maître, Jésus crucifié? Il lui accordait, on peut le dire, tous ses instants.

Après avoir assisté à tous les offices du choeur avec une ravissante piété, il passait devant le Saint-Sacrement les deux heures qui séparaient Matines de Laudes. Tous les autres moments li- bres, il les consacrait à l'oraison. Il était telle- ment uni à Dieu que nulle occupation ne l'absor- bait entièrement ; on voyait bien que la meilleure partie de son âme lui appartenait toujours. C'est dans ces rapports fréquents que Notre-Seigneur le consolait de l'incroyable dureté des hommes par des grâces particulières et des extases. Les religieux s'aperçurent bientôt de ces laveurs cé- lestes. Quand on ne le voyait pas au chœur ou au réfectoire, on allait le chercher dans quelque en- droit isolé de la maison ou du jardin. On le trou- vait là tellement abîmé en Dieu , que son corps avait perdu toute sensibilité. On avait beaucoup de peine à le faire revenir à lui-même.

Un tel religieux, on le pense bien, était mort pour le monde, et le monde n'existait plus pour lui depuis longtemps. Aussi quittait-il bien rare- ment sa solitude. Il ne sortait guère qu'une fois

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le mois, pour venir se présenter devant l'inquisi- teur de la Foi, le Père Alexandre. Et il faut re- connaître que cette sortie n'était pas un agré- ment. Arrivé devant lui, il se jetait à- genoux, inclinait la tête , et attendait en silence pour écouter ce qu'il voudrait lui dire. Habituellement, c'étaient des reproches sanglants, car le com- missaire du Saint-Office s'obstinait à ne voir que de l'hypocrisie dans une pareille humilité. Le bienheureux avoua un jour à un ami que cette partie de sa pénitence lui coûtait plus que la mort, non à cause des humiliations qu'il y rece- vait, mais parce qu'il s'entendait traiter ^héré- tique et d'impie.

Dieu eut pitié de cette douleur. Le Père Alexan- dre ayant été nommé évêque de Forli, son suc- cesseur le dispensa bientôt de cette honteuse comparution.

CHAPITRE XVII

Des dames de la plus haute distinction entrent aux Feuillan- tines. — La princesse Antoinette d'Orléans et de Longue- ville, duchesse de Belle-Isle, est de ce nombre. Son ori- gine. — Mariée à seize ans à Charles de Gondi, marquis de Belle-Isle. elle montre, par sa conduite, ce que doit être une épouse chrétienne. Sa prière et sa pénitence. Veuve à vingt-quatre ans, et quoique mère de deux enfants, elle entre à vingt-six chez les Feuillantines de Toulouse. Elle prend l'habit sous le nom de Sœur Antoinette de Sainte- Scholastique. Sa famille veut l'enlever au cloître. Elle demande la protection de Clément VIII. Bref du Pape. Sa famille obtient de Paul V qu'elle quitte les Feuillantines et qu'elle devienne coadjutrice de l'abbesse de Fontevrault. Sa douleur. Après quatre ans, elle obtient de résigner son abbaye et de se retirer à l'Encloître avec quelques reli- gieuses. — En 1617, elle peut rentrer dans l'ordre des Feuil- lantines. — Elle fonde la maison de Poitiers. C'est qu'elle contracte la maladie qui l'emporte promptement. Sa préparation à la mort. Sa fin bienheureuse.

Les chrétiens qui souffrent humblement et cou- rageusement pour la vérité et la justice, sont un trésor pour l'Eglise. Ils apaisent Dieu et attirent des bénédictions, qui neserontbien connues qu'au jour des célestes révélations. Aussi quand Dieu veut bénir une famille, une paroisse, un ordre religieux, une nation, il envoie à ceux qui les re- présentent le mieux, de ces épreuves qui sont les

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avant-coureurs de grâces certaines, car il est écrit : Il y a une confusion qui attire la gloire et la grâce*. Jean de la Barrière était une de ces victimes ; et ce qui, au dehors et légalement, était une honte pour l'ordre des Feuillants, était de- vant Dieu une supplication des plus puissantes.

Aussi vit-on, malgré ce fait si rare dans les annales religieuses, Tordre prospérer et se multi- plier. L'amitié des grands lui fut assurée, et grâce à la générosité de la duchesse de Santa Fiore, veuve d'Àscagne Sforce, Catherine de Nobili, un très beau monastère leur fut bâti, à côté des Thermes de Dioclétien, en 1594. Il reçut le nom de Saint-Bernard et les religieux en prirent pos- session en 1598.

Les Feuillantines, en dépit et peut-être à cause de leur grande austérité, prospérèrent aussi de leur côté. On vit des dames de la plus haute dis- tinction venir y demander un asile. De ce nom- bre furent principalement : Marguerite de Clausse de Marchemont, jeune veuve de Salomon de Bé- thurïe, seigneur de Rosni, et une Fille de France, Antoinette d'Orléans et de Longuemlle, jeune veuve aussi du marquis de Belle -Tsle 2.

\. Ecclésiastique, iv, 25.

2. Catel rapporte ainsi ce fait dans ses Mémoires : « La ré- putation de leur vertu fut tellement espandue par toute la France que dame Antoinette d'Orléans, veuve du marquis de Belle-Isle, s'y rendit avec plusieurs autres. » Mémoires de l'his- toire du Languedoc, 1. III, p. 197.

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Nous ne pouvons résister au plaisir de racon- ter sommairement la vie de cette admirable prin- cesse, morte en odeur de sainteté. En dehors de l'attrait qu'elle présente, ce que nous en dirons fera connaître la perfection à laquelle étaient arrivées ces dignes filles de Jean de la Barrière et leur gloire rejaillira bien jusqu'à lui.

Antoinette d'Orléans*, en religion sœur Antoi- nette de Sainle-Scholastique, était fille d'Eléonor d'Orléans, duc de Longueville. Par son père, elle descendait directement de Charles V, roi de France. Le chef de cette famille était en effet le fameux Jean, comte de Dunois et de Longue- ville, valeureux compagnon d'armes de Jeanne d'Arc, et décoré après la mort de l'héroïne , par Charles VII, du titre de Restaurateur de la Patrie. Or, Dunois, surnommé le Bâtard d'Orléans, était fils naturel de Louis de France, duc d'Orléans, frère du roi Charles VI, et fils du roi Charles V.

Par sa mère Marie de* Bourbon, Antoinette était proche parente de Henri IV. En effet, Marie de Bourbon était fille de François de Bourbon, comte de Saint-Paul, frère de Charles de Bourbon, duc de Vendôme et aïeul de Henri IV.

4. La vie de Madame d'Orléans, ditte (sic) de Sainte-Scholas* tique, fondatrice de la Congrégation du Calvaire, composée par le R. P. Dom Damien Lerminier, religieux de l'ordre de Saint- Benoît et de la congrégation de Saint-Maur, 1656. Manuscrit de la Bibliothèque de la ville de Toulouse.

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Née au château de Trie, en Normandie, en 1572, et élevée selon les exigences de son rang, elle épousa, à seize ans, Charles de Gondi, marquis de Belle-Isle, fils aîné d'Albert, duc de Retz, pair et premier maréchal de France. La solennité des noces se fit à Paris, le 1er mars 1588, en présence du roi Henri III, de la reine-mère Catherine de Médicis, de la reine Louise de Vaudremont et de toute la cour.

Ses grâces, sa belle éducation, le doux empire d'une vertu profonde, mais modeste, décidèrent les reines à l'attacher spécialement à leurs per- sonnes. Antoinette, gagna presque immédiate- ment leur confiance. Pendant les deux ans qu'elle passa dans l'intimité de la famille royale elle fut une confidente sûre, une amie dévouée.

Redevenue libre, elle tourna 'après Dieu, toute l'affection de son cœur et tous les dévouements de sa belle âme vers celui qui lui avait été donné pour époux. Le marquis de Belle-Isle vit bientôt de quel attrait et de quel bonheur une épouse chrétienne sait embellir le foyer domestique et quel ordre elle sait faire régner dans une mai- son. Tout le personnel fut bientôt rempli de l'es- prit religieux et M. de Gondi, sous le charme d'une influence mystérieuse, se mit tellement à aimer son intérieur, qu'il ne trouva plus de bonheur qu'auprès de son épouse. Celle-ci , à l'exemple des vraies et fortes chrétiennes, trai-

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tait l'état du mariage avec un respect et une dé- licatesse infinis.

Elle fit disposer, dans l'intérieur de son palais et dans l'endroit le plus retiré, un appartement personne ne pénétrait jamais. C'est qu'elle se retirait avec celui qu'elle considérait comme son seigneur et son ami; qu'elle s'entretenait li- brement avec lui, et qu'elle lui ouvrait toute son âme. Est-il étonnant que Charles de Gondî, dans ces épanchements de la véritable affection , ait goûté les moments les plus doux de sa vie , et qu'il ait vu de près tout ce que Dieu a placé de consolation, de force suave et de sagesse dans le cœur des saintes épouses? C'est bien d'elles qu'on peut dire avec la Sainte-Ecriture : C'est grâce sur grâce qu'une femme sainte et pudique; la beauté et l'ornement de la maison, comme le so- leil levant est celui du monde1.

Mais si la part qu'elle fit à son époux fut grande, celle qu'elle fit à- Dieu fut plus grande encore. Foncièrement chrétienne et appelée, dès ses jeunes ans, à la perfection, Antoinette ne rencontra pas dans le mariage chrétien un obs- tacle à la pratique des vertus. Elle servit Dieu fort librement et dans la mesure de sa généro- sité. Or, cette générosité s'incarna en quelque sorte dans deux vertus : la prière et la pénitence.

\. Ecclésiastique, xxvi, 19-21.

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Lorsqu'elle le pouvait, sans blesser les conve- nances, et qu'elle était sûre d'échapper aux re- gards , la pieuse princesse se contentait de pa- raître, en quelque sorte, devant sa table et d'y toucher à peine. Le pain et l'eau , avec quelques fruits, faisaient toute sa nourriture. A cette aus- térité, qu'elle rendait aussi fréquente que possi- ble, elle joignait la prière. Elle priait beaucoup pendant le jour, elle priait aussi pendant la nuit, et souvent longuement. Comme sainte Elisabeth de Hongrie, elle pouvait, sans blesser son époux, se livrer pendant des heures à ce saint exercice. Ses historiens nous apprennent qu'elle le faisait devant un tableau de la Descente de la Croix , qui fut précieusement conservé dans l'église des Feuillantines de Toulouse, jusqu'à la Révolution française.

Après huit ans de la plus douce union, un évé- nement terrible vint, subitement et sans prépa- ration, atteindre et briser son cœur. Le marquis de Belle-Isle fut tué au siège de Rouen, en 1596. Veuve à vingt-quatre ans et mère de deux en- fants, Antoinette d'Orléans ne laissa pas épuiser son courage en des larmes intarissables. Fille de Dieu avant tout, elle se tourna, avec le plein abandon de sa foi, vers Celui qui permettait une pareille épreuve. Elle demanda, elle l'épouse si tendre, de pouvoir surmonter une douleur que Dieu seul pouvait mesurer; de remplir tous ses

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devoirs et même de faire de nouveaux sacrifices.

En effet, la princesse les méditait depuis déjà longtemps. Car, depuis son enfance, elle s'était sentie attirée vers la vie religieuse. L'état du mariage, Dieu lui avait départi toutes les jouissances, loin d'affaiblir son désir n'avait fait que le raviver. Il était devenu tellement fort , qu'elle avait pensé de s'en ouvrir à son époux, et même elle entretenait en elle le ferme espoir d'obtenir ce qu'elle désirait.

La mort du marquis de Belle-Isle lui parut un de ces événements qui révèlent la volonté de Dieu ; mais que d'obstacles se dressaient devant elle ! Le monde, les exigences de sa haute situa- tion ne pesaient rien devant sa conscience; ce qui avait du poids, ce qui l'effrayait, c'étaient sa fa- mille et ses jeunes enfants. Dans sa rare pru- dence, la pieuse veuve sentit le besoin de se re- cueillir, "de consulter, et surtout de prier. Son veuvage, entouré d'un si grand respect par la famille royale et par la Cour, lui permit d'éta- blir autour d'elle cette solitude qui, non-seule- ment prépare à une séparation, 'mais sait inspi- rer les mâles résolutions.

Comme mère et comme fille, elle se prépara donc à briser ces liens que Dieu a formés lui- même et dont il demande le sacrifice à certains cœurs héroïques. Après deux ans de prières, de larmes, de luttes indicibles, la duchesse de Belle-

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Isle, soutenue de Dieu, se sentit assez forte pour accomplir tous les sacrifices. Elle chercha l'Ordre le plus austère, et pensant l'avoir trouvé dans celui des Feuillantines, elle écrivit en ces termes, l'an 1598, à la Prieure de la maison de Toulouse :

« Madame et révérende Mère ,

« Entre toutes les grâces qu'il a plu à Dieu de me faire depuis ma création, une des plus gran- des et signalées et que j'estime le plus, c'est de m'avoir donné la connaissance des misères de ce monde et du peu de moyens qu'il y a de faire son salut. D'où s'est ensuivi une volonté de le quit- ter et de suivre mon Dieu en la sainte religion monastique, qu'il n'y a autre qui m'en puisse dé- tourner que lui-même. Laquelle volonté j'ai eue non-seulement depuis un, ni deux, ni trois, ni quatre ans, mais depuis que j'ai connaissance de mon Dieu et du peu d'assurance qu'il y a aux choses du monde.

« Et a été toujours ma volonté si grande, que quoique le bon Dieu m'eut appelé M. le marquis de Belle-Isle , mon mari , sitôt qu'il l'a fait, si m'étais-je proposée de supplier sa dévotion et sainte charité qu'il me portait, de me donner permission de me retirer et de faire ce que je pré- tends avec l'aide de mon Dieu, et que je l'eusse fait s'il l'eût eu pour agréable. Mais le bon Dieu a pourvu à tout, ce qui me donne un témoignage

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assuré que c'est son plaisir que je suive sa sainte inspiration.

« Ce qui m'a fait prendre une entière résolu- tion de me rendre avec vous au service de mon Dieu, si tant est que vous et les vénérables dames de votre compagnie m'en trouvent digne, et au plus tôt que je pourrai après avoir reçu votre ré- ponse, vous donnant un assuré témoignage du grand désir que j'ai d'entrer parmi vous, non pour y être la première, mais la dernière ; non pour y commander, mais pour y obéir; non pour y avoir mes plaisirs , mais pour y embrasser la croix de mon Dieu , et enfin pour y vivre et mourir en toute paix, amour et charité, et pour vous y ser- vir d'esprit , de corps et de moyens , selon mon pouvoir, en ce que Dieu me viendra favoriser $e sa sainte grâce, tout mon désir n'étant autre que de chercher mon salut et mon repos.

« Au reste, on ne doit craindre la fâcherie que mes parents recevront de ma retraite; car au- jourd'hui toutes ces lamentations ne sont que mi- nes et façons de faire qu'a le monde , qui ne >les touchent pas beaucoup, et n'en arrivent mal ni dommage à la congrégation des Pères de Paris , de m'avoir aidée et assistée en mon désir. Au contraire j'espère que ni eux, ni vous, n'aurez, avec le temps, qu'aide, honneur et consolation de leur part.

« Et d'ailleurs je considère que, puisqu'il faut

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se moquer du monde, il faut le bien faire, et s'en éloigner à bon escient de cœur et d'effet, ce que je croirai avoir accompli quand je serai au milieu de vous.

« Dieu m'a donné deux enfants mâles de M. le marquis , pour raison desquels vous n'aurez au- cun sujet de craindre, car , outre que je les laisse à la garde de leur grand-père et de leur grand'- mère , tant du côté de leur père que du mien, je les laisse, par la grâce de Dieu, bien pourvus de moyens pour parvenir aux grandeurs le monde aspire, s'ils le veulent suivre, ce que je ne désire, mais plutôt je prie Dieu de les attirer à son saint service.

« Et d'ailleurs, je suis, Dieu merci, si bien con- seillée de longtemps, que rien ne me doit retenir de poursuivre mon entreprise. Tout autant que de n'entrer en religion qui ne fut fort réformée et bien réglée; et aussi que ma volonté n'a ja- mais été autre. Je me suis enquise si je ne pour- rais pas entrer au couvent des Dames de Y Ave Maria, qui sont les seules réformées de cette ville et des plus réformées de ce pays, quoiqu'il me fâchât bien d'être si proche de mes parents , et n'en sachant point d'autre, j'étais résolue de pas- ser outre ; mais le bon Dieu ne l'a point voulu , d'autant que ces bonnes Dames n'ont jamais reçu des veuves. Et sur ces entrefaites Dieu me fît la grâce d'entrer en connaissance avec mon cher

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Père de Sainte-Catherine de Sienne (auquel j'ai quelquefois commis les affaires de ma conscience avec beaucoup de consolation) et par le moyen duquel j'ai découvert davantage ce qui est de votre dévote et vénérable compagnie et de la sainte vie que vous tenez en votre monastère de Sainte-Scholastique dont j'avais déjà ouï parler. Mais je n'étais si bien informée que vous reçussiez des veuves, comme depuis j'ai su par lui.

«.Que si je n'ai l'honneur d'être des vôtres, ce sera dans quelque autre lieu, le plus réformé que je pourrai trouver, quelque éloigné qu'il soit, car il n'y a chose, ni homme du monde qui m'en peut empêcher. Pour ce , Madame , je vous supplie de tout mon cœur et toutes vos filles, pour l'amour de Jésus-Christ, de m'accorder la requête que je vous fais, et espérant recevoir de vous des nou- velles telles que je désire, je vous demeurerai à toutes très obligée à jamais. »

Cette admirable lettre produisit sur la vénéra- ble Marguerite de Sainte-Anne une impression profonde. Devant une pareille détermination et avec des motifs si bien justifiés, elle ne crut pas pouvoir refuser l'entrée du monastère à cette fille de France.

Dans la réponse qu'elle lui fit, la Supérieure des Feuillantines, conformément à l'article 18 de la règle de saint Benoît , lui exposa sans ménage-

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ment toutes les choses dures et âpres par lesquel- les on allait à Dieu chez les Feuillantines.

Uniquement préoccupée de la réponse favorable qu'elle venait de recevoir de la Prieure de Tou- louse, Antoinette d'Orléans lui écrivit en ces ter- mes, de Nantes, à la date du 12 juillet 1599 :

« Madame, me voyant retenue par mes affai- res plus longtemps que je ne pensais , je me suis avisée de me servir de cette voie pour vous ren- dre grâces très humblement de l'assurance que vous m'avez fait l'honneur de me donner de votre bonne volonté d'avoir pour agréable et toute votre compagnie, que je finisse le restant de mes jours avec vous. Je m'en sens honorée et fort votre obligée; et j'y suis fort résolue, puisque Dieu m'y a inspirée plutôt qu'à une infinité d'au- tres monastères.

« Ce n'est pas sans avoir bien considéré, Ma- dame, l'avis qu'il vous a plu me donner, qui a plutôt augmenté mon désir qu'il ne l'a diminué. C'est pourquoi j'espère, avec l'aide de Dieu, m'ac- quitter de mon devoir, et en attendant vous sup- plie, Madame, de me faire l'honneur de me con- tinuer vos prières. »

Après cette lettre, annonçant sa prochaine ar- rivée, la duchesse mit la dernière main à ses affaires. Elle disposa tout avec une prévoyance qui semblait défier les plus légères difficultés.

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Mais plus l'heure du départ approchait, plus aug- mentait aussi pour cette âme si tendre l'angoisse de la séparation. Ces chers enfants, si jeunes en- core, cet aliment nécessaire de son cœur, il fallait les quitter sans retour ! Qu'allaient-ils devenir? Comment leur abandon allait-il être jugé? Ah! il est bien probable que la mère connut alors les tortures d'un amour qui ne veut ni se séparer ni mourir. Il est encore probable qu'elle entrevit les obstacles et les difficultés de toute sorte qu'une famille puissante allait soulever. Confiante en Dieu , elle résolut de passer outre et d'immoler, selon la belle expression de saint Jean Chrysos- tôme, ses propres entrailles.

L'entrée de la princesse d'Orléans chez les humbles et austères Feuillantines était bien dans la volonté de Dieu. Voici un fait extraordinaire qui se passa au monastère de Toulouse : la de- mande de la princesse n'était connue que de la Prieure et de quelques Sœurs. Le secret le plus absolu en était gardé vis-à-vis des autres mem- bres de la communauté. Or, une Sœur tourière, véritable servante de Dieu , étant , une nuit , en oraison, vit une grande Dame entrer au monas- tère en qualité de postulante. Toutes les Sœurs allèrent à la porte pour la recevoir. Cette Dame paraissait d'une telle majesté, et avait un air si relevé que les Sœurs n'osaient s'approcher d'elle, et même, quand elle fut conduite au Chapitre,

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elles n'avaient point la hardiesse de l'aller saluer, et que cette Dame y suppléait, les allant chercher et prévenir elle-même. Un mois après, ayant eu la même vision et dans les mêmes circonstances, elle se décida à s'en ouvrir à Tune des plus an- ciennes Sœurs. Celle-ci lui avoua que cette grande Dame devait en effet venir , mais que sa famille s'était opposée à son départ. Détrompez -vous, re- prit la Sœur converse, sous peu de jours elle sera au milieu de nous. Le lendemain , en effet, un courrier vint annoncer que la princesse d'Orléans était aux portes de la ville.

On était alors au 23 octobre 1599. Notre coura- geuse duchesse avait quitté Paris depuis plusieurs jours. Elle avait pris congé de sa famille et de ses amis, sous prétexte d'aller rendre ses vœux à Notre-Dame de Montserrat. Pour éviter, dans son voyage, des honneurs qui n'auraient pu que la compromettre, elle ne garda que les personnes absolument nécessaires à son service, et se fit passer pour une dame qui allait plaider au Par- lement de Toulouse.

Malgré toutes ces précautions, elle fut rencon- trée à Blaye par Mer Deschaux , évêque de Bayonne, qui se rendait dans son diocèse. La né- cessité des mêmes haltes permit à l'évêque de re- connaître madame d'Orléans, malgré ses précau- tions infinies pour se dissimuler. Sûr d'avoir pour compagne de route une princesse de la Maison de

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France , l'évêque de Bayonne se crut obligé de lui rendre ses devoirs. La duchesse s'obstina à garder l'incognito. Ce mystère éveilla les soup- çons de l'évêque; il devina ses projets, et par une licence difficile à expliquer, il se crut obligé d'avertir le Premier président de Toulouse, pour qu'on eut le temps de s'opposer à ses desseins.

La princesse , qui ne se doutait nullement du très mauvais service que lui rendait un évêque, continua tranquillement son voyage. A une pe- tite distance de Toulouse , au village de Saint- Jory, elle accepta l'hospitalité chez le Premier président du Parlement, seigneur de cette loca- lité. C'était le 24 octobre. De cet endroit, elle envoya un gentilhomme à la Prieure des Feuil- lantines, pour lui annoncer son arrivée pour le lendemain.

C'est là, durant la nuit qu'elle passa dans l'an- tique manoir, que le plus redoutable assaut fut livré à sa vocation et à son cœur. Satan, qui avait été jusque-là impuissant à l'arrêter souleva, pendant toute la nuit, une de ces tempêtes capa- bles de submerger une âme. Non-seulement les regrets les plus vifs s'emparèrent de son cœur de mère et de fille, mais il lui sembla que , malgré toute sa bonne volonté, elle ne pourrait pas per- sévérer dans un Ordre si austère. Dès lors, pour- quoi essayer? pourquoi se ridiculiser ainsi aux yeux de sa famille, de la Cour et de la France

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entière? Faisait-elle bien réellement la volonté de Dieu? Humainement, madame de Gondi de- vait succomber à la violence et à la perfidie de cette tentation. Devinant à sa tristesse, à son abattement extrême, quel était l'auteur de cette épreuve, elle s'arracha courageusement au som- meil, se prosterna très humblement devant Dieu, et le supplia avec tant de larmes , que le calme revint enfin dans son cœur et qu'elle sentit sa ré- solution plus inébranlable que jamais.

Le lendemain, avant son départ, le gen- tilhomme, qu'elle avait envoyé à Toulouse, vint lui rendre compte de sa mission. Il se crut obligé, par attachement à sa digne maîtresse , de lui faire la peinture exacte de ce qu'il avait vu dans le couvent des Feuillantines; elle fut effrayante. Ni la terrible nuit, ni le non moins terrible rap- port, n'ébranlèrent la princesse. Elle comprit, au contraire, qu'il fallait se hâter. Elle partit donc de Saint-Jory le 25, comme elle l'avait résolu, et arriva de bonne heure à la porte du couvent des Feuillantines.

Là, contre son attente , se trouvèrent le Pre- mier président du Parlement de Toulouse , les grands vicaires de l'archevêque, l'évêque de Bayonne et un grand nombre de personnes de distinction. Toute cette assistance, mue certaine- ment par des sentiments de respect et d'attache- ment, n'avait qu'un dessein : gagner du temps ,

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pour donner au roi, prévenu en toute hâte, le temps de répondre et de s'opposer à l'entrée de la princesse dans le couvent. Dans ce but, après l'échange des politesses exigées par la haute si- tuation de madame d'Orléans, on la supplia de se reposer quelques jours, avant d'entrer défini- tivement, car un si long voyage avait gran- dement la fatiguer. On demanda ensuite, comme une faveur, qu'elle voulût bien visiter cette grande ville, les lieux saints qu'elle possédait, surtout vénérer les nombreuses et saintes reliques qu'on y gardait. Devinant le piège, la princesse répon- dit spirituellement qu'elle avait trouvé toutes les reliques et le lieu saint qu'elle cherchait dans les personnes des dévotes religieuses du monastère de Sainte-Scholastique.

Déconcerté par cette réponse, le Premier pré- sident déclara aux religieuses qu'une personne du rang de Madame d'Orléans ne pouvait disposer d'elle-même sans le consentement du roi; qu'il lui avait expédié un courrier, et qu'avant son re- tour il leur défendait de la recevoir. Avertie de cette défense, la princesse n'en tint aucun compte et entra, avec grand bonheur, dans le lieu tant désiré.

Eclairée d'une lumière particulière, elle de- manda l'habit presque aussitôt. On crut prudent d'accéder à ce désir; la suite, certes! en démon- tra bien la sagesse. En conséquence , le 30 oc-

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tobre 1599, cinq jours après son arrivée, Antoi- nette d'Orléans et de Longueville, duchesse de Belle-Isle, quitta toutes les livrées du monde et toutes les marques de son rang pour prendre, des mains de Dom Jean de Saint-Etienne, confesseur du monastère, l'habit de novice psalmodiante, avec le nom de sœur Antoinette de Sainte-Scho- lastique. Elle avait vingt-sept ans.

Henri IV, consulté par le Premier président de Toulouse, lui envoya sa décision. Il manda à M. de Saint-Jory que si Madame d'Orléans n'avait pas encore pris l'habit, il la fallait ramener; que, dans le cas contraire, on la laissât en paix dans son monastère.

Victorieuse du côté du roi, sœur Antoinette de Sainte-Scholastique ne le fut pas aussi aisément du côté de sa famille. En effet, aussitôt qu'on connut sa retraite, le prince d'Orléans et de Lon- gueville, son frère; le coadjuteur de Paris, le fameux cardinal de Retz, son beau-frère, arri- vèrent en toute hâte à Toulouse, pour essayer de l'ébranler et la ramener à Paris. Ce dernier était porteur d'une lettre du duc de Retz, père de la postulante, et d'une autre du cardinal de Gondi , son oncle.

Avant d'user de tous ces puissants moyens d'influence, le frère et le beau-frère virent sou- vent et longuement celle qu'ils aimaient si ten- drement et qui avait été, dans le monde, l'éblouis-

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santé Antoinette d'Orléans. Nouvelle Paille , sœur Antoinette de Sainte-Scholastique avait tel- lement anéanti, sous l'humilité de son habit, les grâces de son corps et les charmes de sa belle éducation, que ceux-ci eurent de la peine à la re- connaître.

Après ces visites, qui réveillèrent forcément toutes ses affections, on communiqua les lettres. Elles produisirent une émotion extrême. Ces voix si chères, arrivant au cœur de sœur Antoi- nette avec l'accent de la douleur, de la supplica- tion et même de la menace, la brisèrent. Mais pourtant la sensible postulante ne fut pas vain- cue. Dominant bientôt, par la force de la grâce et la vivacité de sa foi, et son extrême délica- tesse et son extrême sensibilité, elle demeura inébranlable.

L'habile et très éloquent coadjuteur de Paris vit alors qu'il fallait faire le siège en règle de cette âme, et la prendre par le côté faible. Or, ce côté faible était celui de la conscience. Il la rai- sonna si bien, se servit de motifs si puissants et si persuasifs, que sœur Antoinette dut recourir à des moyens extraordinaires pour justifier sa voca- tion. Le Père Lerminier, dans sa Vie manuscrite de Madame d'Orléans, rapporte cet entretien. Nous regrettons de ne pouvoir le donner dans cette notice. Il démontrerait, une fois de plus, les incroyables ressources de ce grand esprit qui

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joua un rôle si important dans notre histoire. Sœur Antoinette, réellement appelée de Dieu, opposa des motifs, on peut le dire, célestes, pour répondre aux raisons, en apparence, invincibles du coadjuteur. Voici comment elle clôtura ces nombreux et longs entretiens : « Mon mari étant mort de la mort naturelle, et moi de la mort ci- vile, mes enfants pourront dire hardiment à Dieu : Notre père, qui êtes aux cieux. C'est à la Provi- dence de ce bon Dieu que je les laisse, qui est leur vrai père, bien mieux que je ne suis leur mère, et de plus ils ont de bons parents, dont vous, Mon- seigneur, êtes un de principaux, que je ne dois pas craindre qu'ils soient négligés. Je vous en remets le soin et vous les recommande avec toute l'affection dont il m'est possible. »

Sœur Antoinette ne se fit aucune illusion sur les dispositions de sa famille. A la façon dont son frère et son beau -frère prirent congé d'elle, la postulante vit clairement qu'elle pouvait s'atten- dre à tout. Elle résolut dès lors de recourir à celui qui, seul sur la terre, pouvait la protéger contre la puissance et l'irritation des siens. Voici donc en quels termes elle écrivit au Souverain- Pontife, le 16 novembre 1599 :

« Très Saint Père, il y a déjà assez longtemps qu'il a plu à Dieu de m'inspirer à quitter le monde, avec toutes ses vanités, pour me dédier

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entièrement à son service, en quelque monas- tère bien réformé; ce que je n'ai pu faire jusques à maintenant, tant pour n'en avoir pas trouvé aucun selon que je pouvais désirer, comme pour les empêchements que Messieurs mes parents m'y ont donné; mais ayant été avertie d'un monastère de religieuses de la Congrégation de Notre-Dame des Feuillants, à Toulouse, vrai- ment se garde et s'observe la règle de Saint- Benoît, selon la constitution de la Congrégation approuvée et confirmée par votre Sainteté, au - quel (après avoir donné bon ordre à ma maison et aux deux enfants que je laisse au monde), je me suis rendue et transportée, non sans beaucoup de difficultés, pour les contradictions qui m'y sont survenues.

« Et ayant été reçue en icelui par ces bonnes Dames et pris l'habit des mains du Père provin- cial de la Congrégation, j'ai vraiment trouvé ce que je cherchais, non pas en somptuosité d'édifi- ces et en biens temporels, mais en pauvreté, sim- plicité, austérité de vie et bonne observance de la règle, la charité, la paix, l'union est si grande qu'il semble que ce n'est qu'un même esprit ; et toutes les religieuses y semblent des anges in- carnés, ce qui m'a de plus en plus confirmée dans ma sainte résolution.

« Toutefois, comme il semble que Messieurs mes parents, qui ont beaucoup de puissance, veulent

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avoir recours à Votre Sainteté pour me faire sor- tir du monastère, j'ai déjà pris l'habit novi- cial, prosternée aux pieds de Votre Sainteté je la supplie très humblement de me favoriser de vo- tre autorité, et ne permettre qu'on me tire de cette sainte Congrégation, Dieu m'a appelée pour le servir le reste de ma vie, la suppliant très humblement de donner audience et créance au présent porteur, en ce qu'il vous dira de la part de votre très humble servante en Notre- Seigneur, laquelle ne cessera jamais de prier Dieu qu'en toute santé il la conserve prospère longtemps pour son service.

« De Votre Sainteté, la très humble et obéis- obéissante fille en Notre-Seigneur.

« Sœur Antoinette de Sainte-Scholas- tique, ci-devant d'Orléans.

« A Toulouse, ce seizième novembre mil cinq cent quatre-vingt-dix-neuf. »

M. Desnoyers de la Guichotière, qui avait eu le courage de conduire deux.de ses filles aux Feuil- lantines et qui se rendait à Rome pour l'année sainte, fut chargé de remettre personnellement cette lettre au Souverain Pontife. Clément VIII, en la recevant, fut rempli de joie. Il communiqua son bonheur aux cardinaux qui l'entouraient, admirant avec eux ce grand exemple de cons- tance, de générosité et de piété chrétienne qu'une

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dame de ce rang venait de donner à la France, dans un temps l'hérésie faisait de si grands progrès et la discipline de l'Église s'était si fort relâchée.

Le Pape se hâta de consoler et de rassurer, par le bref suivant, cette glorieuse et magna- nime fille de France. M. Desnoyers en fut l'heu- reux porteur.

« Vous avez désiré les heureuses noces et avez choisi la meilleure part, puisqu'ayant méprisé les grandeurs trompeuses du siècle et les biens qui sont périssables, vous avez pris le Seigneur pour votre époux. Vos lettres nous apprennent que vous vous êtes consacrée au service de Dieu dans le monastère de Sainte-Scholastique de Tou- louse, où les servantes de Dieu, vivant religieu- sement et pieusement, sous l'Institut des Feuil- lants, animées du feu de l'Esprit-Saint, observent la discipline régulière avec charité. Nous vous congratulons, chère fille, de cette insigne faveur que vous avez reçue de Dieu, lequel vous retirant des orages et des tempêtes du monde, vous a éta- blie dans le port de la sainte religion, afin que vous sauviez votre âme, et après des travaux très courts et qui ne sont point proportionnés à la grandeur de la gloire future, vous puissiez entrer dans les joies éternelles. Soyez bénie de Dieu et de nous; que le Père des miséricordes,

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dès qu'il vous a appelée, augmente ses grâces et vous accorde l'esprit et le don de persévérance jusqu'à la fin.

« Nous ne manquerons pas d'être, au besoin, votre soutien et votre défenseur, et nous avons écrit à notre vénérable frère, l'évêque de Mo- dène, notre nonce apostolique auprès du roi très chrétien, afin qu'il vous aide lorsqu'il sera em- ployé, et prenne garde que personne ne trouble votre repos spirituel. Cependant , priez conti- nuellement pour nous, vous et vos soeurs en Jé- sus-Christ, auxquelles et à vous, nous donnons la bénédiction apostolique.

« Donné à Rome, sous l'anneau du Pêcheur, le vingt-neuf janvier mil six cents. De notre pon- tificat, l'an huitième.

« Signé : Sylvius Antonianus, cardinal. »

Le Pape ne se contenta pas, par cet acte solen- nel, de rassurer la noble novice; il écrivit au roi de France pour lui demander sa protection pour Mme d'Orléans , louant cette entreprise coura- geuse, et nommant, dans sa lettre, plusieurs rei- nes et princesses de l'auguste maison de France, qui avaient donné à celle-ci l'exemple de se reti- rer dans le cloître. Clément VIII écrivit encore au cardinal de Gondi sur le même sujet.

Se croyant enfin tranquille, sœur Antoinette de Sainte- Scholastique se livra, en toute paix et

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liberté, aux saints désirs de son âme, à son avan- cement dans la vie spirituelle. Pour l'assurer, elle demanda, dès son entrée, à ses supérieurs, qu'on lui promît de ne jamais l'appeler à gou- verner les autres. Il lui fut répondu que la dis- position la plus nécessaire au cœur d'une reli- gieuse était l'obéissance; que, du reste, d'après la règle du Père Saint-Benoît, on obéissait en com- mandant aux autres. Ne pouvant obtenir une promesse sur ce point, elle pria du moins qu'on oubliât son nom, son origine et son rang. Elle n'aspira qu'à une distinction d'un nouveau genre, celle qui la fît remarquer, parmi de célestes com- pagnes, par des austérités plus considérables, une oraison plus continuelle, une obéissance plus parfaite.

Son lit de paille lui paraissant trop doux, elle couchait, pour l'ordinaire, sur des ais ou sur la terre. Elle n'était jamais rassassiée de cilices, de haires, de disciplines et autres pénitences corpo- relles. Le pain et l'eau faisaient presque toute sa nourriture, pendant le Carême. Qne de ses joies était de pouvoir servir les Sœurs au réfectoire, car elle pouvait alors, n'étant pas aperçue, se mortifier plus librement, « choisissant pour elle, dit de Sainte-Anne 1, ce qui restait des autres et toujours ce qui était le moindre et le plus mal-

1. Histoire de la fondation des Feuillantines de Toulouse, p. 53.

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propre. On la surprenait quelquefois commençant à manger des viandes qui étaient presque cor- rompues; et une telle nourriture, dont la seule pensée est capable de faire horreur, allait faire les délices d'une princesse , si quelque Soeur l'ayant aperçue, ne les lui eût arrachées par force. Par elle se proposait, disait-elle, de sa- tisfaire aux péchés que la délicatesse fait souvent commettre dans Vusage et la vie des grands. »

Les prières, si fréquentes pourtant dans la communauté, ne lui suffisaient pas. Elle se levait pendant les nuits, et on était sûr de la trouver prosternée, à la porte du chœur, quand on venait chanter Matines, à deux heures du matin.

Sa charité, son assiduité auprès des malades et son aptitude à les servir étaient admirables. Il y avait là, pour la foi et l'âme de Sœur Antoinette, une jouissance surnaturelle dont il lui était diffi- cile de comprimer les élans. Aussi humble que douce, elle aimait extrêmement celles qui la re- prenaient de ses fautes, car elle ne voyait en elle-même que des défauts qui la remplissaient de frayeur et de honte. C'est par une pareille vie que la fervente novice se prépara à faire ses vœux solennels. Elle eut ce bonheur et se consacra irrévocablement à son céleste Époux , le jour de l'Epiphanie de l'an 1601.

Au commencement de 1604, elle fut élue supé- rieure d'une commune voix. Ce fut, dit le P. Ler-

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minier, la première mortification qui lui fut sen- sible dans le cloître. Vers cette époque , une triste nouvelle vint' atteindre cruellement son cœur. On lui manda que son jeune fils venait de mourir. La communauté, sous une impression de tristesse difficile à rendre, entourait de son émo- tion et de son respect la grande douleur de la princesse. Celle-ci, soutenue par sa foi et un se- cours spécial de la grâce, édifia ses sœurs par son énergie. Elle se pontenta de dire ces sublimes pa- roles : Dieu soit béni ! Je n'ignorais pas que mon fils fût mortel.

Un nouveau coup, tout aussi sensible, vint, sous peu, frapper la courageuse Antoinette. Sa mère, Marie de Bourbon, mourut presque su- bitement, à un âge peu avancé. La princesse avait pour elle une de ces affections qui se ren- contrent rarement, même dans les meilleurs cœurs; et cette digne mère avait, pour une fille si accomplie, un amour sans bornes. On n'a pas oublié les menaces de malédiction que cette mère désolée lui fit parvenir pour l'arrêter dans ses projets. Devant ses résolutions inébranlables, elle comprima sa douleur et s'appliqua à rempla- cer sa fille auprès de ses petits-enfants. Mais elle était atteinte dans ce qui était sa vie, et l'enfant d'Antoinette d'Orléans fut orphelin pour la se- conde fois.

On comprend, d'après tous ces motifs, combien

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cette mort lui fut sensible. Mais, nous disent ses historiens, « elle adoucit ces amertumes en les mêlant à celles de la croix de son époux Jésus- Christ, qui était tout son entretien et toute sa consolation. Elle fit plusieurs prières et plusieurs très grandes pénitences et austérités extraordi- naires, pour le repos de cette âme qui lui était si chère, et procura qu'on en fit dans le monas- tère et dans la congrégation des Feuillants ».

Elle était à peine remise de ces émotions que sa famille n'hésita pas à lui en procurer encore d'autres, en reprenant ses premiers projets. Ne pouvant l'enlever au cloître, elle parvint à l'arracher à sa glorieuse, abjection. On décida madame Éléonor d'Orléans, tante du roi, et abbesse de Fontevrault, à la demander comme coadjutrice.

Tant qu'on n'usa que de prières pour l'engager à accepter cette charge, Sœur Scholastique sut très bien s'en défendre. Mais quand on joignit aux prières l'autorité du Pape et celle du roi, il est impossible d'exprimer sa douleur. Le Pape en effet, par bref du 22 mai 1604, la pria d'examiner devant Dieu s'il ne valait pas mieux qu'elle tra- vaillât à la sanctification de plusieurs, qu'à son seul salut. Par un autre bref du 5 juin 1604, Clé- ment VIII renouvella la même exhortation. Sœur Antoinette reçut avec tout le respect possible ces deux actes de l'autorité et de la bonté du vicaire

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de Jésus-Christ; mais elle s'excusa, par desparo les humbles et modestes, de l'honneur qu'on lui offrait.

Paul V, qui venait de succéder à Clément VIII, n'usa pas des mêmes ménagements. Par bref du 4 juin 1605, il ordonna à Sœur Autoinette de Sainte-Scholastique de quitter les Feuillantines, et de se rendre à Fontevrault, pour y être coad- jutrice de l'abbesse, lui laissant le choix d'accep- ter cette coadjutorerie ou d'y gouverner pendant un an seulement, avec la qualité de vicaire, et la faculté de garder son habit de Feuillantine. Le roi lui écrivit de sa propre main pour l'engager à obéir.

Rien ne peut exprimer la désolation dans la- quelle cet ordre du Saint-Siège la jeta. Un coup de foudre n'aurait pas produit sur elleune pareille commotion. Elle ne pouvait se faire à la pen- sée de quitter cet ordre bien-aimé dont aucune affection n'avait pu l'arracher, et qui correspon- dait si bien à toutes les aspirations de son âme. était sa vie et son seul bonheur; et la pensée de quitter les Feuillantines produisit sur elle le déchirement de la mort. Cette répugnance fut si grande que la première chrétienne de son temps faillit désobéir. Elle ne se rendit, en effet, que devant l'avis formel de plusieurs docteurs qui lui déclarèrent unanimement qu'elle devait, en con- science, obéir aux ordres du Pape.

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Il fallut donc s'exécuter. Ce fut le 16 octo- bre 1605 que la coadjutrice de Fontevrault quitta les Feuillantines de Toulouse. On peut dire, sans exagération, que cette séparation fut, de part et d'autre, plus terrible que la mort. Madame d'Or- léans, brisée d'émotions, déclara que son corps seul quittait le monastère. Et en effet, elle con- serva avec ses chères Feuillantines les relations les plus suivies, à tel point qu'elle resta de fait leur supérieure.

On comprit bientôt, et de tous les côtés, la tris- tesse de l'ancienne Feuillantine. On s'appliqua à la dissiper. Le Pape, le roi de France, la reine, le comte de Soissons, les cardinaux de Joyeuse, Barberini, Buffalo et Baronius lui écrivirent. Ces témoignages de bonté avaient certainement un très grand prix aux yeux de la modeste coadju- trice, mais ils ne lui rendaient ni son cher mo- nastère, ni la règle préférée, ni la compagnie si douce de ses Feuillantines, et surtout ils ne par- venaient pas à calmer les inquiétudes de son âme, se croyant, ailleurs qu'aux Feuillantines, grandement exposée pour son salut.

Toujours sous l'impulsion de son invincible ré- pugnance, Madame d'Orléans ne se pressait pas de quitter son cher habit de Feuillantine pour revêtir celui de Fontevrault. 11 lui semblait que tout lui restait, et du choix de son âme et de l'as- surance de son salut, en conservant sur elle le

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vêtement de ses préférences. Il lui fallut pour- tant le déposer. Le Souverain Pontife , mis au courant de ces répugnances édifiantes, fut plein de ménagements pour adoucir les transitions; mais il resta inflexible quand l'heure fut venue. Devant une menace d'excommunication, Madame d'Orléans prit l'habit de Fontevrault en décem- bre 1607. Ce pas fait, il lui fut prescrit de cesser son vicariat et de devenir coadjutriee. Elle entra en fonctions en 1610.

Mais rien ne changea dans l'ancienne Feuillan- tine. Ses préférences et ses craintes ne firent au contraire qu'augmenter avec l'éclat de sa nou- velle situation. Elle obtint enfin, par l'entremise du cardinal de Joyeuse, de renoncer à sa dignité. Madame Éléonor d'Orléans, abbesse, étant morte en 1611, la sœur Antoinette renonça de nouveau et en plein chapitre, au droit qu'elle pouvait avoir à ce bénéfice, et fit élire pour abbesse Louise de Bourbon -Lavedan.

Libre enfin, Madame d'Orléans se serait diri- gée avec empressement vers son cher monastère de Toulouse, mais elle ne put vaincre l'opposi- tion de ses parents. Suivie de quelques ferventes compagnes, elle se rendit dans la maison de l'Encloître. cette petite communauté, sous l'inspiration et par les exemples d'une telle supé- rieure renouvela, sous peu, toutes les merveilles de la maison de Toulouse.

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Il ne fut pas difficile d'inspirer à de telles âmes le désir de passer dans un ordre plus par- fait. Madame d'Orléans se fît l'interprète de ces vœux auprès du Souverain Pontife. Appuyée par des personnages recommandables, la demande fut enfin agréée par le Pape, lequel par bref du 18 avril 1617, autorisa Madame d'Orléans et celles de ses filles de l'Encloître, 'qui auraient assez de zèle pour l'imiter dans une si haute en- treprise, d'entrer dans l'ordre des Feuillantines et d'en prendre l'habit.

L'évêque de Poitiers, à qui le bref était adressé, fut chargé d'en procurer l'exécution. Madame d'Orléans, en prévision d'une autorisation si ar- demment désirée, avait fait bâtir un monastère à Poitiers. La petite communauté de l'Encloître s'y transporta immédiatement. Antoinette d'Or- léans et ses filles eurent enfin le bonheur de re- cevoir le saint habit des mains du supérieur des Feuillants de Poitiers.

La nouvelle prieure hélas! ne devait pas jouir longtemps de son bonheur. Entrée dans la mai- son de Poitiers avant que les murs fussent suffi- samment secs, elle contracta le germe d'un mal qui devait l'enlever rapidement. Dure â la souf- france, elle essaya de lutter. Mais le jeudi de la Passion, comme elle faisait accommoder quel- ques petits objets pour la chapelle, elle eut une faiblesse. Revenue un peu à elle-même, elle put,

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en s'appuyaut sur la mère Marie du Saint-Esprit, gagner sa cellule, et, avec son aide, s'étendre sur sa pauvre couche. Atteinte d'une nouvelle fai- blesse , elle se tourna vers la paroi en poussant un grand soupir et en disant : « Ah ! sœur Marie, ne me parlez plus de rien. » La communauté, promptement avertie de la gravité de son état, fit prévenir le médecin du monastère, M. Citois. C'était le dimanche des Rameaux. Comme on l'avertit de sa visite, elle se leva sur le champ et alla à sa rencontre. Le médecin, surpris de cette intrépidité, mais voyant d'un coup d'oeil son état, la pria respectueusement de se reposer. « Mon- sieur, lui dit-elle, je ne suis pas au point que nos sœurs le pensent; il faut peu de chose pour les épouvanter. » M. Citois l'ayant priée de lever son voile pour examiner la langue, elle ne put s'y résoudre. Une faiblesse étant survenue, on dut le soulever pour lui donner de l'air, ce dont elle eut grand regret.

Après l'avoir attentivement examinée, le mé- decin ordonna qu'on userait de bouillon et de consommé pour qu'elle pût prendre des forces. Devant cette prescription, elle répondit : « Mon- sieur, nous nous traitons fort bien de bon pois- son. » Or, elle n'en avait pris qu'une fois pendant toute sa vie religieuse. Le médecin répliqua : «Madame, quand on se met entre nos mains, il faut obéir à nos ordonnances, et la première

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vertu des malades est l'obéissance aux méde- cins. » Madame d'Orléans s'inclina devant cette riposte et se soumit, à l'avenir, à tout ce qui lui fut prescrit.

Son extrême faiblesse ne lui permettant pas plus longtemps de rester sur sa dure couche elle consentit, sur l'ordre de son confesseur, à accep- ter une paillasse ; elle supporta également un drap grossier tout autour de sa couche. Mais on ne put obtenir de lui faire quitter sa tunique et son habit religieux, qui étant de grosse bure et un peu rapiécé, l'incommodait beaucoup.

La maladie progressant toujours, de grands maux de cœur et de violentes douleurs d'entrailles se déclarèrent. On appela trois médecins; on en voulait mander un quatrième, fort habile, mais qui était huguenot. La vénérable malade s'y op- posa en disant « que sa vie n'était pas si pré- cieuse qu'on la dût conserver en scandalisant les catholiques. » La première fois qu'on lui présenta du bouillon, elle s'écria : Hélas! il y a près de vingt ans que je ne mange pas de viande, et il faut que je commence d'en user durant la se- maine sainte ! » Un des médecins lui ayant offert de son vin, qu'il disait très bon pour combattre la colique, Madame d'Orléans le refusa avec au- tant de politesse qu'il avait été offert. Mais, sur l'observation du Père Dom Jean de Saint-Martial, son confesseur, qu'elle pourrait l'accepter à titre

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d'aumône : « Eh bien ! dit-elle, Monsieur, je le recevrai par aumône et vous remercie de votre charité. »

Après le départ des médecins , elle pria son confesseur de prévenir Monseigneur l'évêque de Poitiers de sa maladie et se recommanda à ses prières. Les douleurs, dès ce moment, devinrent atroces. La violence du mal lui faisait pousser des cris plaintifs et presque continuels. Mais il y avait tant de douceur et de résignation dans cette expression de la souffrance , qu'elle édifiait en même temps qu'elle déchirait le cœur.

Le mardi saint , elle fit instance , à plusieurs reprises, pour qu'on lui administrât les sacre- ments. Elle envoya chercher ses papiers, ainsi que trois petits tableaux qui lui avaient été en- voyés de Rome. Les deux plus beaux , enfermés dans une boîte, furent envoyés au Père Joseph, capucin; le troisième, avec les Bulles du Pape, l'obédience du Père général des Feuillants, quel- ques reliques et les cahiers de ses exercices spiri- tuels, également enfermés dans une boîte, fut expédié aux Feuillantines de Toulouse.

Le mercredi saint, sur le soir, ayant eu une forte convulsion, on lui administra l'extrême- onction au plus vite. Revenue à elle, son confes- seur lui offrit de lui donner le saint viatique. « Hélas! dit-elle, je le souhaite de tout mon cœur; c'est toute mon affection.» Après avoir

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fait sa profession de foi devant la sainte Eucha- ristie, elle ajouta : « J'espère aussi en la bonté et en la miséricorde de mon Dieu et lui fais une do- nation universelle de ma vie, de mon coeur, de mon âme, de tout moi-même. » Se trouvant assez de force et ignorant le temps qu'elle aurait en- core à vivre , elle voulut faire sa confession gé- nérale, qu'elle avait écrite. Dom Jean de Saint- Martial, après l'avoir entendue, dit plus tard : « Je dis en vérité qu'il m'était plutôt avis enten- dre un cantique de louanges de Dieu qu'une con- fession d'une personne pécheresse. »

Peu de temps après, elle fit appeler ses reli- gieuses et, se mettant à genoux sur sa couche , elle leur demanda pardon des mauvais exemples qu'elle disait leur avoir donnés, et cela avec une telle abondance de larmes, que les médecins du- rent intervenir pour ménager ses forces. Son confesseur lui ayant demandé sa bénédiction pour son fils, le duc de Retz : « Je lui désire, ré- pondit-elle, toute sorte de biens pour son âme. » •Voulant continuer à lui parler de sa famille : « Je les affectionne, en Notre-Seigneur, répondit- elle; mais je serais bien aise, en l'état je suis à présent, de ne point ouïr parler des choses qui sentent la nature. »

Après ces paroles, elle pria le confesseur et les médecins de sortir, pour qu'elle pût parler à ses filles. C'était pour les exhorter à prendre cou-

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rage et à ne point se laisser ébranler par toutes les difficultés qui se présenteraient après sa mort. « Jetez votre confiance en Dieu, continua-t-elle; il a été mon appui. Perdez-vous en Dieu, mes sœurs, perdez-vous en Dieu. Jusqu'à ce que l'âme en soit venue là, de se perdre tout à fait en Dieu, il n'est pas possible qu'elle jouisse d'un vrai repos. Mais, hélas! que dis-je? Ce n'est pas que je l'aie fait de la sorte. Je suis trop misérable pour cela.» Quand le confesseur rentra, elle demanda à mourir sur la cendre. On lui répondit que le der- nier chapitre général avait changé cet usage. Elle n'insista pas plus longtemps et se mit à par- ler des cérémonies de ses funérailles. Elle avertit ses sœurs qu'elle avait résolu de faire transporter son corps au monastère des Feuillantines de Tou- louse et que M. de Retz avait été prié d'en faire les frais et d'y tenir la main. Devant leur déso- lation, à cette nouvelle , elle s'écria : «Conten- tez-vous, mes sœurs, je vous prie, de ce que j'ai demeuré avec vous pendant ma vie, permettez au moins que je sois avec mes sœurs après ma mort. » Elle voulut qu'on lui montrât la règle, qu'on lui en lut quelque chose. Le Père Jean de Saint- Martial, connaissant l'humilité profonde de la vénérable moribonde, lui lut le chapitre concer- nant cette vertu. Le saint jour de Pâques, elle put encore communier. Soutenue par deux de ses religieuses, elle voulut recevoir Notre-Seigneur,

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agenouillée sur sa couche. Peu d'instants après les convulsions, qui s'étaient déjà produites plu- sieurs fois, recommencèrent avec une nouvelle violence. Dès cet instant, Madame d'Orléans per- dit l'usage de ses sens.

La communauté de l'Encloître , avertie dès le commencement de la gravité de cet état, s'était livrée, pour conserver une si précieuse vie, à des prières et à des pénitences extraordinaires. Mais leur sainte Mère était arrivée à l'heure de sa ré- compense. Le 23 avril, une religieuse fut avertie de sa mort, par la vision suivante : « Il lui sem- bla voir, en songe , qu'elle tenait en ses mains une colombe blanche, belle à merveille, mais qui surtout avait des yeux si purs et si simples, qu'ils lui charmaient le cœur. Après qu'elle lui eût fait mille caresses, l'oiseau prit son vol vers le ciel, avec une si grande force et vitesse, que le bruit du battement de ses ailes l'éveilla, et au moment qu'elle fut réveillée, il lui sembla qu'elle enten- dait une voix qui lui disait : Voici la colombe qui sort de l'arche ! Et elle la. perdit de vue. »

Comme il avait été révélé, la mystérieuse co- lombe prit son essor vers le ciel au jour indiqué. En effet, Antoinette d'Orléans et de Longueville, duchesse de Belle-Isle, en religion Sœur Antoinette de Sainte -Scliolastique, Feuillantine, s'éteignit doucement dans le Seigneur, le matin de Pâques, 25 avril 1618, à l'âge de quarante-six ans.

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CHAPITRE XVIII

Réponse de Jean de la Barrière aux amis qui l'engagent, après sa condamnation, à se justifier. Vaincus par ses exemples, les membres du chapitre général de 1596 demandent officiel- lement à Clément VIII sa réhabilitation. Sur les instances de l'évêque de Forli, le Pape s'y refuse. Mécontentement de la Cour de France. Quatre ans plus tard, Catherine de Nobili, duchesse de Santa-Fiore, reprend ses démarches en sa faveur. Elle s'adresse, cette fois, au cardinal Bellar- min. Après plusieurs entrevues, le cardinal croit à l'in- nocence de Jean de la Barrière. Il en parle au Pape. Clément VIII l'autorise à reviser le procès. Prudence et pénétration du commissaire apostolique dans cette délicate affaire. La revision terminée, il fait son rapport au Pape. L'innocence de Jean de la Barrière est reconnue par Clé- ment VIII et proclamée. Bellarmin est chargé de présider à la cérémonie de la réhabilitation. L'évêque de Forli, sévèrement blâmé par le Pape, meurt de chagrin trois jours après.

Nous voici arrivés en l'année 1596. Il y avait déjà quatre ans que Dom Jean de la Barrière portait, avec l'édification que nous avons vue, le poids bien lourd de sa condamnation. Ses amis avaient essayé , après sa flétrissure , et ils es- sayaient encore de lui prouver, par de puissants motifs, qu'il devait se justifier ; ils lui en faisaient

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même un cas de conscience. Il leur répondit constamment : « Notre Seigneur, l'innocence, la justice et la vérité mêmes, a été noirci et calom- nié mille fois plus que moi, et pourtant, quoiqu'il eût des légions d'anges pour le défendre et qu'il n'eût qu'à prononcer une parole pour se justi- fier, il a mieux aimé perdre l'honneur et la vie que de prononcer ce seul mot; je ne puisme trom- per en l'imitant. »

Ainsi, résolu à garder le silence le plus com- plet, Jean de la Barrière se contenta d'édifier et les religieux et les fidèles et de produire, sur les esprits, cette impression qui pénètre irrésistible- ment, qui touche et qui triomphe des préjugés les plus tenaces. Les religieux, même les plus op- posés, furent vaincus. Aussi, avant la tenue du chapitre général de 1596, les supérieurs, d'un commun accord, résolurent de demander son ré- tablissement au Pape et d'en faire la proposition au chapitre. En effet, aussitôt que celui-ci fut assemblé, on la lui fit, et elle fut acceptée unani- ment. Il fut décidé que deux religieux apporte- raient au Souverain Pontife la supplique du cha- pitre général. Quand elle fut rédigée et signée de tous, les délégués se disposèrent à partir pour Ferrare, était Clément VIII. Avant leur dé- part, ils voulurent se procurer la consolation de communiquer leur heureux message à l'ancien abbé. Celui-ci les reçut avec sa prévenante et

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affectueuse charité, les remercia et leur annonça qu'ils trouveraient des oppositions insurmonta- bles et qu'ils reviendraient sans avoir rien obtenu. Les deux religieux, munis des lettres les plus pressantes de l'ambassadeur de France, le duc de Luxembourg, et assurés de la protection des plus puissants cardinaux, entr'autres, Aldobran- dini, Montalte et Sforce, ne prirent pas garde à cette prophétie. Ils partirent pleins de confiance. Le Souverain Pontife les reçut avec bonté et prit connaissance de leur supplique, car il aimait les Feuillants et se faisait porter souvent à leur mai- son pour être témoin de leur ferveur. Il n'avait pas non plus complètement étouffé, dans son cœur, son ancienne affection pour Jean de la Barrière ; il était encore ému jusqu'aux larmes quand, dans ses visites à Sainte-Pudentienne, il le voyait le dernier de tous venir lui baiser si humblement les pieds. Mais il ne crut pas prudent, dans une affaire si grave, de rien décider sans l'évêque de Forli, qui était justement auprès de lui. Celui-ci, inébranlable dans ses convictions, malgré la demande de tout un chapitre général, fit entendre au Pape qu'un rétablissement si prompt serait injurieux au Saint-Siège, et cau- serait la ruine de la congrégation, qui commen- çait à se relever depuis que Jean de la Barrière ne la gouvernait plus. Touché de ces raisons, Clément VIII ne voulut accorder à ce dernier

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que le pouvoir de célébrer la sainte messe. Or, dit Hermant 1 : « Cet homme, jaloux de soute- nir son premier sentiment, persuada au Pape de ne point toucher à cette affaire, et le Souve- rain Pontife, trompé pour la seconde fois, crut de nouveau à la culpabilité de Jean de la Bar- rière. »

Le cardinal de Joyeuse, qui remplissait alors à Rome une mission importante; le duc de Luxem- bourg, ambassadeur de France; Arnaud d'Ossat, l'ami fidèle; les cardinaux et les prélats, qui re- présentaient ou aimaient la France, furent bles- sés de l'intervention malencontreuse de l'èvêque de Forli. Ils considérèrent que la condamnation de Jean de la Barrière, qu'ils tenaient tous pour innocent, était déjà devenue une affaire d'État pour la France; que les efforts victorieux dudit évêque, n'avaient fait que Tagraver. C'est ainsi que la chose fut regardée par la cour de France. Henri IV, qui connaissait Jean de la Barrière et qui l'aimait, fut blessé de ces deux actes; et si l'abbé lui-même ne s'était opposé formellement à toute démarche, une action diplomatique des plus sérieuses allait être engagée avec le Saint- Siège. Devant son opposition, on se résigna; mais le cardinal de Joyeuse, au nom du roi, son maî- tre, voulut l'enlever et le conduire à Paris avec

1. Histoire des ordres religieux, t. III, p. 405.

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lui. Jean de la Barrière consentit encore moins à ce projet. Il répondit constamment au cardinal de Joyeuse, à l'ambassadeur de France, à tous ses puissants amis, « que s'il était actuellement en France et qu'il y apprît sa condamnation, il reviendrait à Rome en courant; qu'il aimait mieux mourir en prison pour obéir au Pape, que de vivre partout ailleurs en liberté. » Il était évi- dent, d'après ces paroles, que l'ancien abbé en- tendait porter sa lourde croix, aussi longtemps que Dieu le voudrait.

Cette soif d'un nouveau genre, il la satisfit en- core pendant quatre ans. Quand Dieu trouva son serviteur arrivé au point de perfection, marqué par lui; quand ses mérites eurent enri- chi et l'Eglise et la congrégation des Feuillants, alors seulement il fit cesser l'épreuve. Tout avait été mis en œuvre, jusque-là, pour l'abréger; rien n'avait abouti. On vit alors, en effet, ce qu'on voit rarement, des hommes aussi dignes, aussi habiles et aussi puissants s'intéresser au sort d'un opprimé et réussir si peu. Et maintenant que Dieu veut faire éclater l'innocence de son serviteur, il va se servir d'un faible instrument, d'une femme. Cette femme, elle aussi, pendant huit ans, avait travaillé de son côté, elle n'avait rien obtenu. Intérieurement inspirée ; elle reprit son projet, et réussit, cette fois, d'une manière inespérée et en peu de temps.

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Cette femme, appartenant à une des premières familles romaines, était Catherine de Nobili, du- chesse de Santa Fiore, veuve d'Ascagne Sforce, nièce du Pape Jules III, et mère du très pieux cardinal Sforce. A la tête d'une immense fortune, elle employait la plus grande partie de ses reve- nus à secourir les malheureux et à faire des fon- dations pieuses. Elle mit au service d'une grande piété, des dons brillants et l'influence d'une illus- tre naissance.

Aussitôt que les Feuillants parurent à Rome , elle apprécia leur vertu et leur témoigna un dé- vouement qui parla bientôt par des actes. Après une mortalité extraordinaire au couvent de Sainte-Pudentienne, craignant, avec les méde- cins, que l'air insalubre de ce quartier n'en fût la cause, elle se préoccupa de leur trouver un autre monastère. A cette fin, elle acheta une partie du magnifique jardin qui avait appartenu autrefois au cardinal du Belloy, archevêque de Paris, fit restaurer un beau dôme, qui dépendait des ther- mes de Dioclétien, l'enclava dans une église, et fit bâtir, tout à côté, un vaste monastère, qui prit le nom de Saint-Bernard-des-Thermes et qu'elle donna à Jean de la Barrière.

Cette grande chrétienne qui avait admiré la vie des disciples admira plus encore celle de leur saint fondateur, quand elle eut le bonheur de le connaître. Elle le choisit pour son confesseur.

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On peut se persuader aisément les progrès quelle fit sous un tel directeur. Mais, hélas! sa joie spi- rituelle fut bientôt troublée par la persécution qui s'acharna sur son vénéré Père. On peut dire qu'elle en ressentit le contre-coup. Car, mieux que personne, elle savait ce qu'il était. Et quand, persécuté, brisé dans son cœur, honteusement condamné, elle le vit calme , charitable, dans la paix des élus, son âme fut partagée entre l'admi- ration et la douleur.

Elle pleura, elle pria et fit prier. Elle s'épuisa en démarches et sollicitations, usant et abusant, pour ainsi dire, de sa puissante influence; elle souleva toute la ville de Rome pour faire recon- naître officiellement l'innocence de Jean de la Barrière.

Elle fit plus. Elle ne témoigna et même ne res- sentit aucune aigreur contre les religieux Feuil- lants, qui avaient réduit leur père à cette dure extrémité. En un mot, elle ne désespéra jamais du succès de sa pieuse entreprise et la poursuivit sans cesse, comme si jusque-là il n'y avait eu rieu de fait.

Dans les nouvelles démarches qu'elle eut l'ins- piration de faire, la noble duchesse se garda d'en parler à son directeur; il le lui aurait bien sévè- rement interdit. Cette fois elle eut la pensée de s'adresser à un prince de l'Eglise qui était, aux yeux de tous, comme la personnification de la

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science catholique, unie à une éminente piété1. Ce grand cardinal était Bellarmin. Ces qualités avaient frappé la duchesse et avaient été les motifs de sa confiance. Pourtant, elle ne voulut tenter aucune démarche sans s'être bien recom- mandée à Dieu. Fortifiée par la prière et armée du zèle de la justice, elle se présenta avec con- fiance chez le cardinal.

Celui-ci, qui connaissait de son côté la valeur d'une pareille visiteuse, la reçut avec respect et bienveillance , et l'autorisa à lui parler à cœur ouvert. Elle en profita pour faire connaître à l'illustre cardinal tout ce qu'il ignorait certaine- ment sur la vertu héroïque de Jean de la Bar- rière. Son récit fut simple, détaillé et fondé uni- quement sur ce qu'elle avait vu et entendu. Quand elle vit son illustre interlocuteur suffisamment fixé, elle se permit, elle l'amie dévouée du Saint- Siège, de lui faire connaître combien elle souf- frait, en pensant que la condamnation d'un pareil juste pouvait paraître un tache pour la Papauté.

Ces révélations et ces considérations, la noble duchesse les fit avec tant de force et de mesure en même temps, que le cardinal en fut vivement impressionné. Pour un esprit si élevé et un cœur si droit, c'était le langage de la vérité. Pour-

4. Le cardinal Bellarmin est honoré du titre de vénérable. Sa cause a été introduite devant la Sacrée Congrégation des Rites.

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tant, malgré cette bonne impression, il laissa en- trevoir, dès cette première visite, que cette af- faire était une des plus délicates qui pût être essayée.

En effet, il s'agissait d'obtenir du Souverain Pontife la revision d'un jugement solennel, ap- prouvé par lui, en première instance l'an 1592;* confirmé en appel en 1596 ; et la première fois examiné, discuté et arrêté en congrégation de cardinaux. Il y avait trop de graves person- nages engagés pour qu'on pût espérer, sans des motifs supérieurs et absolument éclatants, de les voir se déjuger. Habituellement, dans les causes purement civiles, de pareils procès ne se révisent guère. Dans les causes ecclésiastiques , il y a les mêmes motifs et les mêmes difficultés.

Or, la difficulté consiste, dans ces circonstan- ces, à bien trouver soi-même la vérité, à pouvoir l'établir, cette fois, d'une manière irréfragable, et à être assez puissant et assez éloquent pour la faire accepter et finalement triompher. Ce rôle, nous le répétons, n'était pas facile à Rome, les affaires se taitent avec tant de lenteur et de maturité; les juges sont si éclairés, si cons- ciencieux, et les erreurs sont généralement peu possibles.

L'éminent cardinal, mieux que personne, con- naissait toutes ces difficultés. Pouvait-il réclamer sans compromettre sa haute position? Honoré de

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l'amitié particulière de Clément VIIÏ, il savait qu'il avait été, sur ce point, inflexible pendant huit ans, et sourd à toutes les sollicitations. S'il ne réussissait pas, quelles conséquences! S'il réus- sissait, il fallait nécessairement trouver des vic- times et des victimes haut placées. Ce retentisse- ment n'allait-il pas être un grand scandale? Humainement et pour trop de motifs, il fallait s'arrêter.

Mais Bellarmin n'était pas homme à hésiter devant le devoir. Pleinement convaincu, après plusieurs autres conférences avec la duchesse, il résolut d'intervenir. Avant de rien communiquer au Pape , il voulut se mettre en rapport avec Jean de la Barrière. Le prétexte qu'il allégua, pour se procurer une entrevue, ne pouvait en rien révéler son dessein. Cette entrevue fut pour lui une démonstration complète. Ces deux belles âmes se comprirent et s'apprécièrent si bien que le grand cardinal, en voyant et en entendant son- interlocuteur, resta convaincu qu'il était non seu- lement innocent mais encore un véritable saint.

Après cette démarche, il jugea qu'il pouvait aller trouver le Pape. Il était tellement ému, en l'abordant, qu'il put à peine, à cause de ses lar- mes, prononcer ces mots : « Très Saint Père, je viens de visiter Jean-Baptiste dans les fers ». Re- devenu maître de lui-même, il raconta à Sa Sain- teté comment il avait été conduit à visiter Jean

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de la Barrière; la longue conversation qu'il avait eue avec lui ; l'impression qu'il en avait ressentie; et que c'était un devoir sacré pour lui de venir communiquer à Sa Sainteté ce qu'il pensait sur ce religieux.

Clément VIII, à l'âme juste et tendre, en enten- dant un homme de la valeur de Bellarmin, se sentit épris de joie et de tristesse : de joie, pour l'espérance que le cardinal lui donnait de pouvoir établir l'innocence de Jean de la Barrière; de tristesse ! en pensant qu'il avait été peut-être trompé et qu'il avait frappé si durement un inno- cent. Il confessa alors au cardinal que, depuis cette condamnation, il avait perdu le repos. Voulant cette fois bien éclairer sa conscience, il lui or- donna de se faire remettre toutes les pièces du procès, et s'il trouvait l'abbé innocent, il lui con- fiait son pouvoir pour l'absoudre et le rétablir dans son autorité et ses dignités

En quittant Clément VIII , Bellarmin se mit à l'œuvre sans retard. Aussitôt qu'il eut en main les pièces du procès, il les lut attentivement. Cette lecture l'étonna et l'affligea. En effet, ces pièces, qui avaient servi de base à la plus sévère des condamnations, ne relataient que des accusations légères, sans preuve, et quelquefois ridicules. Une partie essentielle dans tout procès y faisait complètement défaut : c'était la défense de l 'ac- cusé. Pas une ligne n'avait été écrite pour sau-

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regarder et reconnaître ce droit sacré. On y avait simplement relaté les réponses il disait: Je suis un grand pêcheur, capable de toute sorte de crimes et digne de tous les châtiments. Ainsi, aux yeux du cardinal et aux yeux de tout homme impartial, les actes du procès n'établissaient rien de répréhensible contre Jean de la Barrière.

Cette preuve, déjà très forte, ne lui suffit pas. Il voulut recueillir tous les témoignages possi- bles pour ou contre l'abbé. A cet effet, il se trans- porta plusieurs fois dans les deux couvents de Sainte-Pudentienne et de Saint- Bernard des Thermes. Il fit deux catégories de témoins : la première, des religieux vivant encore et qui avaient contribué ou assisté à la condamnation de Jean de la Barrière; la seconde, de ceux d'a- vant et d'après la condamnation, qui avaient vécu avec lui depuis cette époque.

Quand les premiers comparurent, le cardinal s'enquit soigneusement de ce qu'ils avaient re- proché à leur fondateur. Plusieurs, qui avaient encore conservé des préjugés, ne purent établir leur dire. Le juge constata, après leur audition, que ni ceux qui avaient gardé leurs convictions , ni ceux qui les avaient perdues , n'avaient fourni un témoignage valable.

La seconde catégorie fut ensuite appelée. Ici, le juge recueillit l'unanimité. Tous, opposants ou amis, déclarèrent que, depuis huit ans, Jean de

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la Barrière avait soutenu son épreuve avec une résignation parfaite; qu'on ne l'avait pas vu se démentir une seule fois, et qu'on ne l'avait jamais entendu proférer une parole de plainte, d'impa- tience ou de justification; qu'on l'avait vu cons- tamment tranquille, doux, humble, modeste, affable envers tous, surtout vis-à-vis de ses persé- cuteurs; obéissant aux supérieurs et respectueux de leur autorité; d'une régularité à faire honte aux novices; aussi austère qu'aux Feuillants, quoique toujours mourant; ne se mêlant de rien; louant la conduite de ses supérieurs quand il pouvait le faire sans mensonge. Ces témoigna- ges furent soigneusement recueillis et constatés en la forme officielle.

Le cardinal ne se contenta pas de ces preuves, qui pourtant étaient décisives; il voulut éclaircir lui-même les deux accusations les plus pénibles au cœur si croyant et si pur de Jean de la Bar- rière, l'hérésie et V inconduite. Celle d 'inconduite n'avait d'autre preuve qu'une caresse paternelle faite pour encourager un novice violemment tenté de se retirer, et cela sous le cloître et aux yeux de tous. Pour dissiper celle d'hérésie , le grand controversiste du seizième siècle interro- gea lui-même sur tous les points douteux , l'an- cien abbé. Il ne fut point surpris de la pureté de sa doctrine dont il ne doutait pas depuis qu'il le connaissait, mais il fut surpris de sa science.

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Bellarmin , en admiration, répéta à qui voulut l'entendre : que Jean de la Barrière savait pres- que toute la Somme par cœur.

Arrivé à ce point d'informations et possédant tous les éléments d'une complète justification , le cardinal rendit compte au Pape de son mandat. Clément V1TI en fut heureux et s'en réjouit dans le Seigneur. Sûr maintenant de posséder la vé- rité, et voulant donner à cette réhabilitation toute l'autorité et tout l'éclat possibles, il ordonna que le cardinal Bellarmin lût son rapport devant une congrégation de cardinaux, qu'il convoqua à cet effet.

La congrégation, présidée par le Pape, se réu- nit. Le rapport y fut lu. Les conclusions furent:

Que les accusations portées contre Jean de la Barrière n'avaient aucun fondement;

Que d'après l'enquête minutieuse et complète à laquelle s'était livré le cardinal Bellarmin, non seulement il était innocent, mais que, depuis sa condamnation, remontant à huit ans, il avait vécu comme un saint;

Qu'il fallait le réhabiliter au plus tôt et de la manière la plus éclatante.

Après cette lecture, le Pape prit l'avis des car- dinaux. Ils approuvèrent tous, et sans restriction le rapport et ses conclusions. Heureux de cette unanimité, le Pape s'écria qu'il ne savait pas si saint Bernard lui-même, pareillement calomnié,

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condamné et humilié si longtemps et si ignomi- nieusement, eût souffert avec autant de douceur, d'humilité et de patience.

11 commanda , après ces paroles , au cardinal Bellarmin de le rétablir si glorieusement qu'il pût lui-même perdre le souvenir et le remords de l'avoir condamné si durement, quoique selon les règles de la jurisprudence canonique.

Le cardinal, qui désirait autant que le Pape cette réparation, voulut, avant d'apporter l'ab- solution solennelle , prévenir au plus tôt Jean de la Barrière de ce qui venait de se passer. Le lendemain matin , en effet, il lui expédia un émissaire pour lui remettre un billet écrit de sa main et scellé de ses armes. Quand l'envoyé ar- riva au couvent de Saint-Bernard , l'ancien abbé venait de commencer la messe. On l'effraya tel- lement sur la longueur du saint moine à l'autel . (ju'il remit sa missive au servant de messe et se retira. Le servant, pensant que l'ancien abbé la prendrait en allant à la sacristie , la lui mit sur l'autel. Mais absorbé en Dieu, après la commu- nion , au point de ne point voir l'autel , il ne la prit pas. Quand il fut arrivé à la sacristie, le servant lui proposa d'aller la chercher. Ayant appris qu'un autre religieux y célébrait, il se con- tenta de répondre que rien ne pressait, et après les premières prières, il alla se cacher dans quel- que coin, selon son habitude.*

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Cependant, tout le monde sachant à l'église que ce pli venait du cardinal Bellarmin , et qu'il devait renfermer quelque chose d'important , on se mit à chercher l'ancien abbé pour le lui re- mettre. Malgré toutes les recherches , on ne le découvrit pas; on l'apporta alors au Supérieur.

Et pourtant, Jean de la Barrière savait que cette missive venait du cardinal et qu'elle lui donnait connaissance de la sentence portée la veille sur son compte par Clément VIII. Elle ren- fermait donc ou sa réhabilitation ou la confirma- tion des premières sentences. Quel triomphe sur soi-même! et comme la sainteté sait faire de grandes choses !

Quelques jours après, le cardinal Bellarmin donna des ordres pour qu'on disposât tout pour la cérémonie de la réhabilitation. Il indiqua la vaste sacristie du couvent de Saint-Bernard pour la solennité. Les deux communautés y furent convo- quées. Nous pouvons présumer aussi que quelques amis, la noble duchesse de Sancta Fiore spécia- lement, furent autorisés à y assister. Une sainte impatience remplissait les cœurs. Le cardinal pa- rut à l'heure indiquée et se dirigea vers son trône. A peine assis, il appela Jean de la Barrière. Ce- lui-ci s'approcha et, selon son habitude , il com- mençait à se prosterner, lorsque le délégué apos- tolique, n'écoutant que son grand coeur, le releva promptement , l'embrassa et, saisi d'une grande

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émotion, le couvrit de ses larmes; il le fit asseoir ensuite à ses côtés sur le trône pontifical.

Avant de faire lire la sentence apostolique, le cardinal Beliarmin prit la parole. On pense ce que dut être le discours d'un pareil homme. L'ad- mirable patience de Jean de la Barrière en fut le sujet. On dit que la grandeur de l'Église et son in- corruptible justice semblèrent passer dans la parole puissante du cardinal et se refléter dans ses traits.

Quand il eut fini de parler, un religieux, sur son ordre, lut la sentence apostolique. Cette sen- tence rédigée par le cardinal lui-même, rappor- tait une à une toutes les preuves de l'innocence de l'abbé. Quand cette lecture, qui était comme le préambule, fut terminée, Beliarmin reprit la parole. Il déclara, au nom de Sa Sainteté Clé- ment VIII , glorieusement régnant , que Dom Jean de la Barrière, ancien abbé des Feuillants et fondateur de la congrégation de ce nom, était réintégré dans tous les rang, dignités et supério- rité dont il jouissait auparavant; qu'il Y absolvait de toutes censures et pénitences. Cependant Sa Sainteté s'en réservait une, c'était celle de le garder désormais à Rome, afin de conserver, dans sa personne, au centre de la catholicité, l'exemple d'une héroïque patience.

Après l'absolution solennelle, le cardinal re- vêtit l'abbé des insignes de sa dignité, c'est-à-

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dire : de l'anneau , de la mitre et de la crosse. Clément VIII, par un sentiment des plus délicats, avait tenu à les lui offrir. Quand il fut ainsi re- vêtu, le délégué apostolique lui donna le baiser de paix.

Le grand cantique d'actions de grâce, le Te Deum, éclata alors de toute part. Il porta jus- qu'au ciel la reconnaissance de tant d'âmes qui avaient souffert des humiliations de Jean de la Barrière et qui assistaient enfin à l'heure de la justice.

Mais cette justice exigeait encore autre chose. L'évèque de Forli, qui avait tout conduit avec une passion inexcusable, devait recevoir son châtiment. Clément VIII, indigné de sa conduite et de l'abus qu'il avait fait de sa confiance, le fit comparaître devant lui. On devine tout ce qu'il y eut de grave et de sévère dans les reproches du Pape; il lui commanda d'aller se jeter aux pieds de Jean de la Barrière et lui signifia de n'avoir plus à paraître devant lui. Étourdi par ce coup de foudre, il courut tout épouvanté au couvent de Saint-Bernard. Il demanda l'abbé avec émo- tion, et aussitôt qu'il le vit, il le supplia d'agréer ses très humbles excuses. Celui-ci, oubliant sa dureté et ses sanglants reproches, l'accueillit avec douceur et se contenta de répondre à toutes ses paroles d'excuse : « Ne fallait-il pas que je busse le calice que le Seigneur m'avait préparé? »

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On assure que l'humilité du glorieux réhabilité l'émut plus que la colère du Pape. Rentré chez lui, il dut s'aliter aussitôt. Une fièvre des plus violentes se déclara et l'emporta dans trois jours. Dans le délire qui précéda sa mort, il ne cessait de répéter les paroles de Jean de la Barrière et cherchait, par des mouvements saccadés, à éviter son visage et à fuir ses reproches.

Dieu, dans la justification de ses saints, réalisa en lui ces paroles redoutables de nos Saints Livres : La sagesse divine a convaincu de men- songe ceux qui l'avaient déshonoré. (Joseph , Sap. 10, 14.;

CHAPITRE XIX

Après la tenue du chapitre général de Cîteaux, le P. de Mont- gaillard se retire dans les Pays-Bas. A trente ans, il est nommé, par l'archiduc Albert, membre du conseil supérieur du gouvernement et prédicateur ordinaire de la cour. Pourvu de l'abbaye de Nivelle en 1604, il la résigne pour accepter, en 1606, celle d'Orval. Il y établit la réforme. Son influence s'étend sur la Belgique entière. Il devient le confesseur de ses souverains et d'un grand nombre de personnes de qualité. Après vingt-deux ans d'une vie édifiante et austère, il tombe dangereusement malade. Sa belle et touchante exhortation à ses religieux avant de mourir. Il se fait enterrer au pied d'un escalier et com- pose lui-même son épitaphe.

Le lecteur nous saura gré, nous l'espérons, de lui dire encore quelque chose du religieux qui a joué un si grand rôle dans cette histoire, Dom Percin de Montgaillard. Assurément sa conduite, plus d'une fois, malgré les bonnes intentions qu'il pouvait avoir, ne fut pas sans reproche. Et cependant il y avait en lui le désir du bien et de la perfection religieuse. Mais cette âme si ar- dente, cette intelligence si vaste et si brillante accorda trop aux préoccupations légitimes de

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son temps. Il dépassa le but; et en voulant sau- ver la foi par tous les moyens, il blessa trop sou- vent la charité.

Aussi quand il put se retrouver lui-même, dans une situation calme et régulière, il redevint, comme d'un bond, ce qu'il avait été pendant quelque temps, un religieux parfait. Par les rares qualités qu'il possédait, il acquit, comme nous allons le voir, une situation des plus im- portantes.

Pourquoi ne croirions-nous pas aussi que l'hu- miliation de son père en Dieu lui mérita plusieurs grâces? Elle procura bien une prospérité excep- tionnelle à la congrégation des Feuillants; pour- quoi n'aurait-elle pas réagi aussi sur celui que Jean de la Barrière n'avait cessé d'aimer?

Quoi qu'il en soit, Dom Bernard, il nous en sou- vient, fut exclu de l'ordre des Feuillants en 1592; il avait alors viugt-huit ans. S'étant retiré dans les Pays-Bas, il devint dans peu de temps un personnage influent à la Cour et dans le pays. En effet, à trente ans il fut nommé par l'archi- duc Albert et l'Infante Isabelle, membre du con- seil supérieur du gouvernement austro-espagnol des Pays-Bas; on peut dire qu'il ne tarda pas à en devenir un des personnages les plus mar- quants.

Ses prédications avaient tellement révélé sa supériorité, qu'il fut chargé de faire l'oraison

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funèbre de l'archiduc Ernest. Cette honorable et flatteuse mission lui fut continuée dans la suite; car nous le voyons, en 1612, faire l'oraison funè- bre de l'empereur Rodolphe; en 1619, celle de l'empereur Mathias, et en 1627, celle de l'archi- duc Albert.

Pourvu de l'abbaye de Nivelle, il ne la garda que deux ans; il la résigna pour accepter, en 1606, celle d'Orval !, de l'ordre de Cîteaux, non parce qu'elle était plus importante, mais parce qu'il espérait y jeter les bases d'une réforme qui exercerait son influence sur toute la Belgique. En effet, un de ses historiens dit : « Dom Bernard de Mon tgail lard s'était mis à leur tête (de ceux qui voulaient réformer). Il avait refusé les évê- chés d'Angers, de Pamiers, et l'abbaye de Mori- mond, pour se vouer tout entier à cette œuvre. Dans le même but, il s'était établi à Orval, pour entraîner toute la Belgique dans son orbite, et les clercs et les laïcs, et les grands et les prélats, et les nonnes et les princesses2. »

Il commença , comme son bienheureux Père , par la réforme des religieux. Tombés dans le re- lâchement, ceux-ci connaissant ses projets, ne l'acceptèrent que contraints par la force. Après

1 . Voir la note E, à la fin du volume, se trouve une notice historique sur l'abbaye d'Orval.

2. Les Ruines et Chroniques de l'abbaye d'Orval, par M. Jean- tin, p. 303. Paris, Jules Tardieu, rue de Tournon, 13, 4 857.

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les avoir ramenés peu à peu à la régularité , et après s'être gagné leur attachement , il com- mença la réforme, qui ne fut définitivement ac- ceptée qu'en 1674, sous l'abbé Charles de Beuze- rald.

Il dut, lui aussi, avant d'obtenir un résultat, souffrir et apaiser Dieu par une vie des plus aus- tères. « Il avait choisi au centre de la vaste abbaye un modeste bâtiment, il vivait seul, hors de la vue de ses moines. Il s'y livrait aux austérités les plus rudes, n'ayant pour lit que deux planches, pour chemise qu'un cilice ; s'abstenant de viande, de poisson, d'œufs et de beurre, ne mangeant que des légumes et ne prenant de nourriture qu'une fois le jour, après le coucher du soleil1. » L'abbé d'Orval ne se contenta pas de faire tout le bien possible dans son abbaye; il en fit encore beaucoup au dehors et devint le directeur spiri- tuel de plusieurs grands personnages. L'archiduc Albert et l'infante Isabelle-Claire-Eugénie, sou- verains des Pays-Bas, s'adressèrent à lui. La reine n'arrêtait aucune résolution importante sans avoir pris son avis. La Mère Anne de Saint- Barthélémy, supérieure des Carmélites d'Anvers, ayant consulté sainte Thérèse sur le choix d'un directeur, celle-ci lui répondit : « Ayant Dom Bernard pour guide , vous ne vous fourvoierez

1. Les Ruines et Chroniques de l'abbaye d'0?*val, par M. Jean- tin, p. 454.

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jamais du droit chemin; il dissipera tous les nuages de vos difficultés par la lumière très claire de son esprit. »

Madame Acarie, devenue la bienheureuse Ma- rie de l'Incarnation, ne voulut jamais d'autre guide que lui.

La duchesse d'Arcques, sœur de la reine Louise de France; le maréchal de Joyeuse; la dame de Rieux, fondatrice des Pères Minimes de Bruxel- les, et une foule d'autres personnages de la plus haute distinction, s'adressèrent également à lui.

Après vingt-deux ans d'une pareille vie, Dom Bernard, tombé dangereusement malade en 1627, le devint plus encore l'année suivante. Se sen- tant près de mourir, il convoqua ses religieux auprès de sa couche. Après leur avoir répété les paroles de saint Jean l'Evangéliste : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres, qu'il leur disait souvent, il ajouta : « Mes frères et très chers enfants, ma couronne et ma gloire , il y a tantôt un an que je vous appelay pour le même subject, pensant que Dieu m'appellerait de ce monde ; mais il m'a encore laissé vivre afin que je fisse pénitence de mes fautes passées et payer mes debtes. Cependant, regardant le re- gistre de mes comptes, je me trouve de plus en plus endetté, de manière qu'il vaudra mieux desloger que d'attendre plus longtemps. Je loue Notre-Seigneur de me voir mourir en si bonne

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compagnie, entre des religieux qui sont tous de bonne volonté... Je vous prie et conjure de con- tinuer et d'aller de bien en mieux, et vous ad- vancer en la perfection et observance de notre sainte règle, non pas comme les tortues avec len- titude, tardivité et paresse, mais avec ferveur et un grand courage.

« Il faut qu'en peu de paroles je dise beau- coup. J'ai faute de respiration corporelle... pre- nez garde que jamais vous me ressembliez en rien, car la respiration corporelle se fait en at- tirant et rejettant quant et quant; en cela con- siste la vie du corps. Attirés continuellement in- térieurement dedans vos âmes les grâces du ciel , et par un continuel renvoy de remercie- ments et actions de grâces , bénisses Dieu qui vous fait tant de biens... Souvenez-vous des der- nières paroles que je vous dis, il y a un an : Ayés la charité par ensemble ; si vous avez cela vous avez tout... Si jamais il arrive quelque division entre vous, tout sera perdu... Je vous recom- mande l'observance de nos constitutions...

« Je vous laisse ici Dom coadjuteur, qui vous gouvernera et traitera avec toute douceur , contentement et consolation; ce que je lui recom- mande de tout mon cœur; il vous servira de bon père... Dom coadjuteur, mon fils, vous avez vu avec quelle douceur je les ay gouvernés ; je vous prie de les vouloir gouverner encore plus douce-

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ment. Comme il faut mourir en confraternité avec vous, j'accepte de cœur et d'affection l'offre que vous m'avez faite autrefois, à savoir : la par- ticipation de toutes vos bonnes œuvres, mérites, mortifications, austérités et satisfactions, et de- mande pardon à tous en général, et à chacun en particulier. Si jamais j'ay mescontenté quelqu'un (comme il est malaisé de contenter tout le monde), néanmoins je vous assure que ce n'a jamais été mon intention, et je proteste devant Dieu et tous les saints, devant vous et tout le monde, que je veux vivre et mourir enfant obéissant de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, en la profession de notre ordre de Cîteaux et de nos supérieurs, en l'observance de notre sainte règle, la plus parfaite et la plus estroite que mes dits supérieurs me l'ont ordonné ou voudraient or- donner. Et vous proteste, mes frères, qu'en l'âge de soixante et cinq ans que j'ay vécu, ayant assez expérimenté ce que c'est que des consolations de ce monde, il n'y en a pas une qui surpasse celle qu'un vrai religieux reçoit, lorsqu'il meurt plein de bonne volonté d'observer plus parfaitement qu'il n'a jamais fait la règle de sa profession... Puisque j'approche de ma fin, et que les méde- cins le jugent ainsy, je vous demande avec toutes les instances queje puis, le sacré viatique. Aydés moy, je vous supplie, par vos prières, afin queje le puisse recevoir dignement. Je vous donne et

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souhaite autant de bénédictions que jamais père en souhaite à ses enfants 1. Det vobis Deus dévore cœli et de pinguedine terrœ dbundantiam 2.

Il ne survécut pas longtemps à cette belle et pieuse exhortation. Il s'éteignit en Dieu, vers les premiers jours d'octobre. Cette mort produisit une vive et universelle émotion.

« Ce fut donc un événement, un très grand évé- nement, très fatal et très retentissant en Belgi- que, que la mort de Dom Bernard, décédé hydro- pique, entre les bras des abbés de Châtillon, de la Colonne et de l'Estoile3.

On lui fit des funérailles exceptionnelles. Elles durèrent trois jours. Le concours y fut ex- traordinaire. Dom Valadier, abbé de Saint- Ar- nould de Metz, prédicateur ordinaire du roi de France, fit le panégyrique, qui dura trois jours, comme les exèques. Après tous ces hon- neurs, on porta son corps à l'endroit qu'il avait désigné, c'est-à-dire au pied de l'escalier , qui descendait du grand dortoir à l'église, et de- vaient passer constamment les religieux. Ce n'était pas le lieu qu'il avait primitivement fixé. Il s'était toujours arrêté à la pensée de se faire placer sous une gouttière. Ses religieux combat-

1. Les Ruines et Chroniques de l'abbaye d'Orval, p. 313.

2. Que Dieu vous donne l'abondance de la rosée du ciel et de la graisse de la terre! (Genèse, xxvn, 28.)

3. Idem, p. 295.

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tirent sans cesse ce désir; il y renonça pour l'en- droit que nous venons d'indiquer, mais à la con- dition qu'on graverait, sur son tombeau, cette épitaphe qu'il avait composée lui-même :

HOMMES GENEREUX, PROBES, BONS ',

CHERS PÈRES, FILS, FRERES, VOUS APPROCHANT, VOUS ELOIGNANT,

MONTANT, DESCENDANT,

VOYEZ, LISEZ, ÉCOUTEZ, COMPRENEZ.

ICI REPOSE VOTRE BERNARD

A QUI VOUS ÉTIEZ CHERS, QUI VOUS L'ÉTAIT AUSSI,

MALHEUREUX ET DIGNE DE PITIÉ,

DÉSIRANT, ATTENDANT

LA MISÉRICORDE DU SEIGNEUR ET LA VÔTRE ;

AH ! HÉLAS ! AH !

SOYEZ MISÉRICORDIEUX ;

SOUVENEZ-VOUS DE MON SORT,

IL EN SERA AINSI DU VÔTRE;

HIER C'ÉTAIT MOI, AUJOURD'HUI C'EST VOUS :

PENSEZ A CES CHOSES, MES BIEN-AIMÉS,

PENSEZ-Y ;

ET FAITES DES PRIERES POUR MOI SI MALHEUREUX.

ALLEZ, SOYEZ SAINTS,

ET VIVEZ EN PAIX.

\. « D. O.M. Viri, magni, probi, boni, chari Patres, filii, fratres, accedentes, discedentes, ascendentes, descendentes, videte, legite, audite, exaudite. Hic jacet vester Bern ardus, cui vos dilecti, qui vobis dilectus, miser et miserabilis mise- ricordiam Domini et vestram expetens, exoptans, expectans : eia! heu! eia! estote miséricordes, memores estote judicii mei, sic enim erit et vestrum : heri mihi et vobis hodiè. Haec, carissimi, hase perpendite et mihi misero preces pendite, abite sancti, estote et valete; expecto donec veniatimmutatio mea : Frater Bernardus de Montgaillard , hujus eeclesise abbas XXXIX, vivendo moriens, et moriendo vivens sibi posuit. »

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j'attends jusqu'à ce que vienne ma transformation, frère bernard de montgaillard,

XXXIXe ABBÉ DE CE MONASTERE,

MOURANT EN VIVANT, ET VIVANT EN MOURANT,

S'EST FAIT CETTE ÊPITAPHE1.

Les contemporains lui firent la suivante 2.

bernard de montgaillard,

gloire de son ordre et de son siecle,

en gascogne de la noble famille des percin

passé de la sainte congrégation des feuillants

a celle de cîteaux :

s'éleva vers dieu par un effort sublime

DE VERTU. AGRÉABLE AUX SOUVERAINS PONTIFES

INNOCENT IX ET CLÉMENT VIII;

PRÉDICATEUR DU ROI HENRI III

ET DES SOUVERAINS ALBERT ET ISABELLE;

JEUNE, PAR SON ELOQUENCE D'OR IL FIT

1 . Les Ruines et Chroniques. Remarques sur la Satyre Mè- nippèe, t. II, p. 64.

2. « B. de Montgaillard H. S. E. magnum Ordinis et sseculi sui decus; nobili apud vascones Persinorum familiâ ortus, in sacram Fuliensem adscriptus, etmoxin Cisterciensium trans- -latus, toto virtutis nisu in Deum surrexit, Pontiflcibus Inno- centiae IX, Clementi acceptus, Régi Henrico III et prinoipibus Alberto et Isabellae à concionibus, Italiam et Galliam adoles- cens, vir Belgicam aureo ore admirationem sui traxit; infulis Pamiensi et Andegavensi oblatis et neglectis, très Nivellis annos, très et vigenti Aurae-Valli, quo affectu, eo fructu verus pater prsefuit. Quid tandem? Anno Christi cio.iocxxv.in. pietatis, doctrinae, facundiae in terris jubar extinctum est, ut in cœlo fulgeret post annos exactos LXV, mensos VI, dies XV Bernardi Aureœ-Vallis abbati frater Laurentius de la Roche successor hoc pietatis officio parentabat. » {Ruines et Chron., p. 300.;

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i/ADMIRATION DE L'ITALIE ET DE

LA FRANCE;

HOMME FAIT, DE LA BELGIQUE.

IL REFUSA LES ÉVÈCHÉS DE PAMIERS ET

D'ANGERS, QU'ON LUI OFFRIT;

IL DIRIGEA AVEC AFFECTION, AVEC FRUIT,

EN VRAI PÈRE, PENDANT TROIS ANS,

L'ABBAYE DE NIVELLE, ET PENDANT VINGT-TROIS

CELLE D'ORVAL;

QUOI DE PLUS?

L'AN DU CHRIST 1628, ASTRE DE PIETE,

DE DOCTRINE, D'ÉLOQUENCE,

IL S'ÉTEIGNIT SUR LA TERRE POUR BRILLER AU CIEL,

AGE DE 65 ANS, 6 MOIS ET 15 JOURS,

ABBÉ D'ORVAL.

LE FRÈRE LAURENT DE LA ROCHE,

SON SUCCESSEUR, PAR SENTIMENT DE PIETÉ,

LUI A RENDU CE DERNIER DEVOIR.

CHAPITRE XX

Joie que procure universellement, à Rome, la réhabilitation de Jean de la Barrière. Il est l'objet de la vénération publique. Son calme et sa modestie devant les honneurs qu'on lui rend. Tombé gravement malade, il se prépare avec joie à la mort, demande les sacrements et brûle ses papiers. Son âme, pendant les cinq jours de maladie, est dans une continuelle extase. Visite du cardinal d'Ossat.

Le vénéré malade meurt entre ses bras. Impression profonde produite par cette mort. On est forcé de l'ex- poser pendant trois jours. Concours immense du peuple.

Malgré la plus grande vigilance, on enlève tout ce qu'on peut de sa barbe, de ses cheveux et de ses vêtements. Les religieux, pour satisfaire les grands et le peuple, doi- vent distribuer ses vêtements et mettre en petites croix le bois de son lit. Clément VIII vient prier devant ses restes.

Remarquables paroles qu'il prononce. Prodiges qui éclatent au tombeau de Jean de la Barrière. Clément VIII et Paul V veulent introduire sa cause. Le premier permet qu'on lui donne, par anticipation, le titre de Bienheureux.

Sa cause est reprise, en 1622, par l'influence de saint François de Sales.

La réhabilitation de Jean de la Barrière pro- duisit sur toutes les classes de la société, à Rome, une vive satisfaction; sur la haute société qui avait respecté sa condamnation sans la com- prendre ; sur le peuple, l'instinct de la sain-

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teté est en quelque sorte infaillible. Quand donc l'autorité pontificale eut porté son arrêt, ce fut comme un soulagement universel et une véritable explosion de bonheur.

En effet, quand la nouvelle en fut connue, on vit arriver au monastère de Saint-Bernard, les cardinaux, les ambassadeurs, les prélats et les membres les plus marquants de la noblesse ro- maine. Jean de la Barrière, qui recevait ces mar- ques touchantes de dévouement avec son humilité ordinaire, vit bien alors le nombre et la valeur de ses amis.

Le peuple ne voulut pas rester en arrière. Ce peuple si chrétien, ne s'était pas plus trompé sur son compte, qu'il ne devait le faire plus tard sur celui du bienheureux pauvre de Jésus-Christ, Saint Benoit Labre. Quand donc on rencontrait Jean de la Barrière dans les rues de Rome, les uns s'arrêtaient pour le contempler tout à l'aise , d'autres saisis d'un sentiment de respect, s'arrê- taient aussi, et le vénéraient intérieurement, comme à la vue d'une chose sacrée. On vit aussi des personnes du peuple le suivre en poussant des acclamations. Quelques âmes pieuses commencè- rent à mettre son portrait dans leurs oratoires.

Mais ce qu'il y eut de plus beau c'est que, au milieu de cette manifestation universelle, le glo- rieux réhabilité resta aussi humble et aussi mo- deste que par le passé. Ceux qui le virent de bien

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près, et qui l'observèrent attentivement, ne sur- prirent rien dans son air, dans ses manières, dans sa vie qui sortît de son ordinaire, et qui révélât un sentiment quelconque de satisfaction. Un étranger, qui ne l'aurait pas connu, et qui aurait été témoin de l'émotion de la population romaine, dans cette circonstance, à son endroit, aurait bien déclaré, en le voyant, que ce n'était pas cet homme qui était l'objet de la vénération publique.

Les lettres intimes qu'il écrivit alors, et dont quelques-unes nous sont restées, ne portent pas davantage l'empreinte de son émotion. Il écrivit à ses amis, à son frère Raymond et à sa sœur. Dans ces épanchements de son cœur, il n'est pas fait la moindre allusion à ce qui venait de se passer. Peut-être le fît-il un peu plus, avec un de ses religieux dévoués, Charles de Saint- Malachie, procureur des Feuillants de Toulouse? La belle lettre qu'il lui adressa va nous le démontrer.

Fax vobis!

« Notre très cher frère en Notre-Seigneur,

« J'ai reçu celle qu'il vous a plu m'écrire de Toulouse, contenant l'occupation que vous avez pour le service du monastère de Sainte-Scholas- tique. Dieu avait donné à ce monastère le zèle du bon frère Pantaléon, à qui Dieu fasse paix, et lui

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a maintenant donné le vôtre. Vous pensez être distrait, en faisant bien pour l'amour de-Dieu, parce que le désir que vous avez pour la perfec- tion vous fait croire que ce qui n'est pas mieux n'est pas bon. Toutefois il est certain que la vie active et la vie contemplative, unies ensemble, sont un plus grand bien que la contemplative seule , au moins plusieurs docteurs l'écrivent ainsi.

« Quoi qu'il en soit, Ja nécessité veut mainte- nant que vous vous occupiez ainsi ; or, la loi de la nécessité est la première de toutes les lois, et la plus unie avec la loi éternelle. J'espère donc que vous trouverez en cette occupation la profes- sion que vous désirez surtout. Je vous remercie bien humblement pour tout ce que vous me man- dez du monastère de Feuillans. Puisqu'il a plu à Dieu que je doive maintenant savoir ce qui s'y passe, soit la divine volonté que je le fasse à la gloire de son saint nom, au salut de mon âme et à l'accroissement du bien tant spirituel que tem- porel du dit monastère. Veuille sa sainte grâce que le passé instruise l'avenir, et que l'avenir éclaircisse le passé; et que ce monastère donne aux supérieurs de cette congrégation d'autant plus grande satisfaction, qu'il est premier en temps. Au demeurant , continuez-moi de plus le souvenir de vos saintes prières, auxquelles je me recommande très humblement et me conservez

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aussi, s'il vous plaît, en celles de ces saintes da- mes, que vous servez. Vous ne sauriez employer cette charité spirituelle en personne qui en ait un plus grand besoin, et qui soit avec plus d'af- fection... »

Ce n'est que par une allusion bien délicate que le saint abbé, on vient de le voir, rappelle sa réhabilitation. La-gloire qui en découlait, lui pe- sait lourdement; et c'est pour se débarrasser de ce fardeau, qu'il pensa à s'échapper secrètement de Rome, et à s'enfuir dans sa chère solitude des Feuillants. Mais Dieu le délivra bientôt, par la mort, de ce tourment de l'humilité.

Vers le milieu du mois d'avril, il alla rendre visite à l'ambassadeur de France, le duc de Sil- léri, qui avait pour lui une affection des plus vives, mêlée de vénération. Ce diplomate étant sur le point de rentrer en France, lui proposa de le mener avec lui. Ce n'est pas précisément le désir qui lui manquait; mais il le cacha soigneu- sement au fond de son cœur. Après avoir salué l'ambassadeur, il reprit le chemin de Saint-Ber- nard des Thermes. Or, pendant tout le trajet qui est considérable, il essuya une forte pluie, qui mouilla complètement ses vêtements. Arrivé au monastère, on voulut l'obliger à changer d'ha- bits, il s'y refusa en disant qu'il était trop tard, et que sa santé ne valait pas la peine qu'on trou- blât le silence qui avait déjà commencé. Il se

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coucha donc dans cet état. Après un court som- meil, il se réveilla avec une fièvre ardente et une forte douleur au côté. C'était le commencement d'une pleurésie.

Cet homme, toujours impitoyable pour son corps, se leva et après avoir longtemps prié, se mit à répondre à quelques lettres, qu'il avait reçues de France. Mais la fièvre augmentant et le mal devenant plus violent, il dut un peu compter avec lui. Son premier soin fut d'appeler son confesseur. Malgré son état, il lui fit, à ge- noux, une confession générale de toute sa vie, après laquelle il demanda le saint viatique. Quel- ques instants après l'avoir reçu, il dit au frère infirmier, avec une douce gaieté : faites à présent de moi tout ce qu'il vous plaira.

C'est seulement alors qu'il consentit à se met- tre au lit. Il fit approcher de nouveau son confes- seur et lui demanda secrètement de lui apporter tous ses papiers, en lui indiquant l'endroit de la cellule il les trouverait. Quand il les eut reçus, il désira qu'on le laissât seul un instant. Il choi- sit rapidement tous ceux qui auraient pu lui pro- curer quelque gloire et les jeta dans un brasier, qui était dans sa chambre.

Le manuscrit le plus regrettable, et dont il ne se conserva que deux feuillets, fut celui de sa vie. Cette narration il l'avait faite à la sollicitation de ses amis, et sur les instances les plus près-

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santés du cardinal Bellarmin. Ces serviteurs de Dieu avaient souhaité qu'il fît connaître les grâ- ces spéciales dont il avait été favorisé; surtout qu'il consentît à révéler les états de son âme, pendant une vie si tourmentée et si extraordi- naire. Sa résolution détruisit bien vite les pré- cieuses lumières qui auraient guidé et consolé bien des âmes. Son humilité fut impitoyable, et, malgré nos regrets, il faut l'admirer.

Son confesseur, ayant appris ce qu'il venait de faire, ne l'approuva point. Le vénéré malade lui répondit : Mon révérend Père, il importe peu que le monde sache, à V avenir, que j ai été en vie.

La bonne et pieuse duchesse de Santa Fiore, en apprenant l'état de son père spirituel, fut at- terrée. Mise au courant de la gravité du mal par les médecins, elle voulut au moins se procu- rer la consolation de lui préparer elle-même la nourriture et les remèdes. Il lui sembla que ces soins, inspirés par la vénération et le dévoue- ment le plus pur, pourraient arrêter le mal. Elle dut bientôt renoncer à son espérance, car le saint malade, Adèle à ses habitudes d'austé- rité, refusa tous ces soulagements, mais il les refusa avec tant d'adresse et d'à-propos qu'il cacha toujours le véritable motif qui l'inspirait. Tantôt il alléguait que ces douceurs pouvaient être contraires à son mal ; tantôt que saint Ber- nard considérait ces remèdes comme une imper-

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fection, et que, du reste, il ne méritait pas qu'on fît la moindre chose pour prolonger une vie si inutile.

L'espoir de quitter bientôt cette pauvre vie lui fit demander au médecin ce qu'il pensait de son état. Celui-ci, qui n'avait encore traité aucun malade qui désirât mourir, se hâta de lui répon- dre qu'il eût bon courage et qu'il y avait encore lieu de beaucoup espérer. Quand il fut sorti de la chambre, il parla tout autrement au Frère infir- mier. Affligé de la réponse rassurante qu'il venait de recevoir, Jean de la Barrière espéra que le Frère lui en ferait une autre plus conforme à ses désirs. 11 l'interrogea donc et celui-ci connaissant son courage lui dit qu'il avait peu de temps à vivre. Cette réponse le remplit de joie.

Le médecin étant revenu le voir, sur le soir, le malade lui « reprocha gravement son peu de respect pour la vérité et le grand mal qu'il faisait de séduire ainsi les malades par ces mensonges officieux, avec lesquels il se pouvait rendre cou- pable de leur damnation, parce que l'espérance qu'il leur donnait faussement leur ôtait, avec la pensée de la mort, celle de se réconcilier avec Dieu, ou du moins elle les privait du grand mé- rite qu'ils pouvaient acquérir par des actes de conformité, de résignation et d'autres prépara- tions qui valent plus, dans ces derniers moments, que des années de pénitence. »

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Ce fut encore ce grand désir de la mort qui le porta à s'opposer aux prières de ceux qui vou- laient demander sa guérison. Un prêtre français, originaire de Nantes et nommé Pugi, pénitent du saint malade, en apprenant son état, voulut à tout prix obtenir sa guérison. Il partit immédia- tement pour se rendre dans tous les monastères d'hommes et de femmes. En arrivant dans cha- cun d'eux, il demanda comme une grâce qu'on le laissât parler un instant aux religieux et aux religieuses qui étaient le plus en réputation de sainteté. Il leur communiqua, comme un malheur public, la maladie de son père en Dieu et les sup- plia, par Notre-Seigneur, d'obtenir sa guérison. Il consacra la journée entière à ces pieuses solli- citations et arriva ainsi au soir sans avoir pris aucune nourriture. Quoique épuisé de fatigue et de faiblesse, il ne voulut pas rentrer chez lui sans avoir vu son bon père. En l'apercevant, celui-ci lui cria avec un doux enjouement : « Mon cher Pugi, vous vous êtes donné de la peine bien inu- tilement. Je mourrai, et la volonté de Dieu sera faite et non pas la vôtre. Vous auriez mieux fait de faire demander à Dieu pour moi, par ces bon- nes âmes, cette vie qui durera autant que l'éter- nité. » Le pauvre abbé Pugi, qui n'avait commu- niqué son dessein à personne, fut bien surpris. Après de telles paroles, il vit bien qu'il fallait se résigner.

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La maladie du saint abbé ne dura que cinq jours. Son âme, pendant tout ce temps, ne parut pas se ressentir des vives et accablantes souffran- ces du corps. Calme, tranquille, rempli des lu- mières célestes, il était comme dans une extase continuelle. Quand on lui parlait de la mort, ces saints transports se renouvelaient en lui, car il ne pouvait contenir son bonheur de penser qu'il irait bientôt jouir de celui qu'il avait tant aimé et pour lequel il avait tant souffert.

Quand on le crut à l'extrémité, on se hâta de prévenir son ancien maître et constant ami, le cardinal d'Ossat. Avant de se rendre auprès de lui, le cardinal alla demander au Pape la béné- diction apostolique, avec toutes les indulgences de l'année sainte, car c'était le grand jubilé de 1600.

Arrivé près du moribond et avant de lui don- ner les bénédictions apostolique et jubilaire, le pieux cardinal, saisi d'une émotion suprême et tout inondé de larmes, se jeta à genoux auprès de son lit pour recevoir la sienne. L'humble abbé ressentit une telle confusion , en voyant à ses pieds son illustre maître et un des premiers princes de l'Eglise, que recueillant ses dernières forces, il se jeta au bas du lit, se mit lui-même à genoux et déclara au cardinal qu'il ne se relève- rait pas, qu'il ne l'eût béni le premier. Le cardi- nal ne put résister à une pareil 'e prière et à une pareille humilité. Avant de le bénir, il voulut ce-

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pendant lui dire qu'il ne lui donnait pas sa bé- nédiction, mais celle du Souverain Pontife, selon l'ordre qu'il en avait reçu. Jean de la Barrière, profondément prosterné et retenant en quelque sorte son dernier souffle, reçut cette bénédiction avec la même foi que s'il l'avait reçue de Dieu même. Après cette dernière consolation, il ne voulut plus vivre. Il expira à minuit, le 25 avril 1600, l'année du grand jubilé, en élevant ses yeux vers le ciel, et après avoir croisé dévote- ment ses bras sur sa poitrine, il avait placé son crucifix1.

Ainsi s'éteignit, à l'âge de cinquante-six ans, entre les bras du cardinal d'Ossat, l'homme le plus pénitent et le plus éprouvé de son siècle. Son âme forte ne connut aucune défaillance. Le caractère de ce réformateur occupe une place d'honneur, non seulement dans l'histoire de l'Église, mais encore dans celle de son pays. Ses contemporains ont pu dire de lui, sans avoir été démentis : Que la mémoire de cet homme était

1. Tous les historiens ne sont pas d'accord sur la date de la mort de Jean de la Barrière. Les uns, comme l'auteur du Manuscrit de la Bibliothèque nationale, la placent au 23 avril ; les autres, moins nombreux, au 28; la plupart au 25. C'est cette dernière date qui nous paraît la mieux établie et que nous adoptons comme étant la plus conforme aux monuments et à la tradition. La fête du Vénérable, en effet, se célébrait dans la Congrégation des Feuillants le 25 avril, jour anni- versaire, d'après la croyance des religieux, de sa bienheu- reuse mort.

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très célèbre partout. Que toute l'Europe avait ad- miré et vénéré en lui sa conversation angélique, la pureté de sa vie, l'intégrité des mœurs, sa reli- gion envers Dieu, sa rare charité pour le pro- chain, sa sévérité envers lui-même, plus digne d'admiration qu'elle n'était imitable1.

« Après sa mort on dépouilla son corps pour le laver selon la coutume de l'Ordre, et on observa une chose bien singulière , dans quelque sens qu'on le tournât, ses mains se retrouvaient tou- jours de la même manière que sa modestie les aurait placées, s'il eût été encore en vie. Nous devons croire que son âme, déjà bienheureuse, obtint de Dieu ce premier miracle, pour l'honneur de ce corps qu'elle avait toujours conservé par- faitement pur, et qui, par sa pénitence inouïe, l'avait aidée si fidèlement à acquérir cette grande gloire, dont elle jouissait déjà 2.

Cette mort si prompte se répandit rapidement dans Rome. Au milieu de la douleur universelle, on n'entendit que ce cri : le Saint est mort! Et toute la population, depuis le Souverain Pontife jus- qu'au dernier des habitants, se mit en mouve-

1. « Celeberrima est apud omnes hujus Sancti Patris me- moria. Ejus angelicam conversationem, vitae puritatem, mo- rum integritatem, religionis in Deum, humanitatem in proxi- mos, in seipsumrigorem admirandumpotius quam imitandum, tota Europa miratur et veneratur. » Menolog. Cisterc, p. 140.

2. Ms. de la Bibliothèque nationale, p. 625.

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ment pour venir le vénérer, comme nous allons le voir.

La pieuse duchesse de Santa Fiore, avant de commander ses magnifiques funérailles, en proie à la douleur que l'on peut penser, voulut qu'on tirât son portrait. Elle en avait vainement solli- cité l'autorisation quand il vivait.

On procéda ensuite, toujours sur ses ordres, à l'autopsie et à l'embaumement de son corps. On trouva les entrailles flétries et séchées; le cœur, au contraire, plein, vif, très coloré et d'une gros- seur extraordinaire. Après l'embaumement on se hâta, pour satisfaire la dévotion populaire, de porter son corps, revêtu des habits pontificaux, dans l'église de Saint-Bernard.

Préalablement, par les soins de la généreuse duchesse , l'église avait été complètement trans- formée par les décorations funèbres et par une quantité extraordinaire de cierges qui y brûlè- rent, jour et nuit, pendant trois jours.

C'est alors qu'on vit se produire autour des restes du grand pénitent et du grand humilié du seizième siècle, ce touchant et incomparable mou- vement populaire, qui vaut à lui seul presque une canonisation. La foule n'entendit pas se conten- ter de le pleurer, de l'invoquer, de proclamer ses héroïques vertus; elle voulut le voir de près, le toucher et emporter quelque chose qui lui eût ap- partenu. On prit bien la précaution, pour sauver

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de si précieux restes, d'entourer le cercueil de nombreux soldats et de vigilants gardiens. Rien n'y fit. On parvint, malgré toutes les prohibitions et toutes les surveillances, à lui arracher une partie de la barbe et des cheveux et à couper tout ce qu'on put de ses habits. Les fidèles qui ne purent plus rien prendre, durent se contenter de ramasser les fleurs qu'on jetait constamment sur lui.

On exigea que le corps restât exposé pendant trois jours et trois nuits. Tout Rome s'y rendit. Devant cette émotion et cette vénération univer- selle, le Saint-Siège lui-même crut devoir déro- ger à ses habitudes de prudence et faire un acte public de piété, qui ne s'est peut-être plus repro- duit.

Quand le Pape régnant, Clément VIH, apprit la mort du saint abbé, il versa d'abondantes lar- mes. Il ne voulut pas se contenter de cette mar- que d'affection; il donna des ordres à la cour pontificale pour qu'elle l'accompagnât solennel- lement à l'église de Saint-Bernard des Thermes. Or, l'un des trois jours des funérailles, le peuple, qui remplissait constamment l'église, vit appa- raître tout à coup et contre les usages, le cortège pontifical. Clément VIII, visiblement ému, parut, et vint prier longtemps devant le corps du grand serviteur de Dieu. Quelle fut sa prière? Dieu seul le sut. Mais, dans cette prière du Vicaire de Je-

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sus-Christ, il dut y avoir un sentiment de tris- tesse. L'âme grande et pieuse de Clément VIII regretta probablement d'avoir, par erreur, con- damné un saint.

Après sa prière, le Pape se leva et dit à haute voix : que V Eglise avait perdu, de son temps, trois grands saints : un cardinal d'Italie, une religieuse d'Espagne et un abbé de France. Le cardinal était saint Charles Borromèe; la religieuse, sainte Thé- rèse, et l'abbé de France, Jean de la Barrière. Certes, en dehors des formes canoniques, c'est tout ce qu'un Pape pouvait dire de plus décisif. Il ajouta encore à ces paroles déjà si graves une permission inouie dans les annales de l'Eglise : celle de donner, par anticipation , à Jean de la Barrière, le titre de Bienheureux.

Pendant les trois jours que durèrent les funé- railles et quelque temps après , les religieux de Saint-Bernard furent littéralement assaillis, pour qu'ils eussent la charité de donner quelque chose de ce qui avait appartenu au Bienheureux. On dut, pour accéder à tant de désirs, mettre tous ses vêtements en pièces et convertir en petites croix le bois de son lit. Parmi les pieux sollici- teurs on vit, non-seulement des gens du peuple, mais des membres de la haute noblesse, des pré- lats et des cardinaux.

Arrivé un peu tard, le cardinal Frédéric Bor- romée, l'ami particulier et constant du saint dé-

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funt, demanda aux Pères, comme une grâce, qu'ils voulussent bien aussi lui donner quelque chose. Ceux-ci, ne possédant plus qu'un morceau de tunique, le lui apportèrent. Le digne parent de saint Charles Borromée le reçut à genoux et le plaça parmi les nombreuses reliques qu'il con- servait dans son oratoire.

Les funérailles du saint abbé ne prirent fin , comme nous l'avons déjà dit, que le troisième jour. Les cérémonies furent si imposantes, la pompe déployée si inusitée et si magnifique, qu'on ne se souvenait pas d'en avoir vu de sem blables. Aussi passa-t-il longtemps, en proverbe, de dire : On ne vous fera pas d'aussi belles funé- railles qu'à l'abbé des Feuillants.

Plusieurs prodiges éclatèrent pendant ces trois jours. On constata particulièrement la délivrance de quelques possédés , obtenue an touchant sim- plement le cercueil du Bienheureux.

La noble duchesse , après avoir accordé à sa douleur la consolation d'incomparables funérail- les, demanda aux religieux de faire placer le corps du saint abbé dans la muraille de droite, à l'entrée du chœur de leur église. On l'enferma donc dans un cercueil de plomb, en attendant celui d'argent que la duchesse allait faire confec- tionner, et on procéda à sa glorieuse sépulture dans le lieu demandé.

Quelques jours après, un événement de la plus

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grande importance se produisit en faveur de la cause de Jean de la Barrière. Sa Sainteté Clé- ment VIII donna l'ordre à quatre cardinaux, parmi lesquels étaient : Baronius, Bellarmin et d'Ossat, de se rendre au couvent de Saint-Ber- nard, pour une mission spéciale. Ils assemblèrent tous les supérieurs et leur signifièrent, de la part du Souverain-Pontife, d'avoir à réunir, le mieux et le plus tôt quil leur serait possible, toutes les preuves de la sainteté de l'abbé défunt , afin de pouvoir travailler à sa béatification.

Cette démarche, faite par une congrégation de cardinaux, et pour un pareil motif, sortait des usages. Habituellement, ce sont les ordinaires ou les chefs d'ordre qui sollicitent humblement cette grâce, laquelle n'est accordée qu'après beaucoup de démarches, d'enquêtes et de nombreuses for- malités. Il faut louer l'Eglise d'une pareille sa- gesse qui, dans une affaire de cette importance, s'entoure de tous les témoignages de la véracité. Ici, les faits étaient si éclatants, si bien constatés déjà, que Clément VIII crut devoir prendre lui- même l'initiative du procès. Par cet ordre, si honorable pour l'abbé défunt et pour toute la congrégation des Feuillants, il voulut faire en- tendre aux religieux qu'ils devaient oublier toute question personnelle, afin de ne s'occuper que de la gloire d'un saint.

Cet appel, hélas! ne fut pas entendu. Les supé-

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rieurs, qui avaient simulé la joie devant les car- dinaux, ne purent se résoudre à mettre sérieuse- ment la main à l'œuvre. Us virent qu'en relatant les preuves de la sainteté de leur Père, ils al- laient constater authentiquement la honte de leur inexplicable persécution. Il leur sembla que leur bienheureux Père, qu'ils croyaient bien au ciel , ne voudrait pas acquérir le moindre rayon de gloire ici-bas au détriment de l'honneur de ses enfants; et ces religieux, si fervents d'ailleurs, reculèrent.

Mais le concours populaire, grandissant tous les jours, et les prodiges qui éclataient au tom- beau du saint abbé, condamnèrent cette pusilla- nimité. Ce concours devint si grand, que deux ans après sa mort, les religieux, troublés dans le recueillement de leurs offices, transportèrent ses restes dans la nef. Là, les fidèles purent, tout à leur aise, et venir demander et venir remer- cier, car les corps des saints, déposés dans la terre, ne tardent pas à produire leur suave et mystérieuse germination. Parla vertu du Christ, dont ils sont imbibés, ils semblent interdire à la corruption, qui les environne, de les atteindre. Et si Dieu veut, pour mieux proclamer sa souve- raine vie, qu'ils la subissent, il permet que leurs fragiles restes aient le pouvoir d'attirer les âmes, de les consoler, de les délivrer du péché, et de produire sur les corps des influences miraculeu- se

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ses. Tous ces effets se produisirent ici d'une ma- nière étonnante et les fidèles, pour exprimer leur reconnaissance , appendirent sur les murs de nombreux ex voto, consistant principalement dans de petits tableaux.

Le révérendissime Père général, Dom Jean de saint François, fit élever plus tard, sur le tom- beau du Bienheureux, un superbe mausolée en marbre, sur lequel il fit placer son portrait et graver l'inscription suivante 1 :

d. o. M.

« Au révérendissime Père dans le Christ, Dom Jean de la Barrière, abbé des Feuillants, en France, dans le Quercy, d'une noble famille, mais

1. « Epitaphium. D.O.M. Reverendissimo in Christo P. D. Joanni Barrerio , abbati Fuliensi , nobili apud Cadurcenses génère in Galliâ oriundo, ac nobiliori Monasticae disciplinas Ord. Cist. diu collapsas in suo Monasterio Restitutori, et indè congregationis B. Marias Fuliensi, in aliquot Italias, Galliae que Provincias apostolicas Sedis auctoritate ab ipso propa- gatse, Fundatori meritissimo, mortalium quam plurimorum Saluti, tum vitae plane cœlestis exemplo, tum publicis concio nibus, ac cohortationibus privatis vigilantissimo Consultori; ab omni sancto corporis et animi labore semper invicto, as- perrimas que vivendi rationis semel susceptas usque ad extre- mum vitas spiritum obsérvator tenacissimo ; tandem sparso miras sanctitatis ac omnium virtutum per urbem et orbem odore, Romas anno Jubilasi 1600, in Domino féliciter obdor- mienti, Parenti optimo, et Institutori praeclarissimo devotis- simi in Christo filii posuère. Vixit annos 56, mens. II, obiit 4 kal. Maii. » Menolog. Cisterc, p. 440.

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plus noble restaurateur, dans ison couvent, de la discipline monastique de l'Ordre de Cîteaux, depuis longtemps abandonnée; instituteur émé- ritede la Congrégation de Notre-Dame des Feuil- lants répandue, avec l'approbation du Siège Apostolique, dans plusieurs provinces de l'Italie et de la France; très vigilant zélateur du salut d'un grand nombre d'hommes, qu'il procura, soit par les exemples d'une vie toute céleste, soit par des prédications publiques et des exhortations particulières: infatigable dans tout, saint travail du corps et de l'âme : observateur inflexible, jus- qu'à son dernier soupir, de la très austère vie qu'il avait embrassée; enfin, après avoir répandu dans la Ville-Éternelle et par le monde, le par- fum d'une admirable sainteté et celui de toutes les vertus, il s'endormit heureusement dans le Seigneur, à Rome, l'année du jubilé 1600.

« A l'excellent Père, à l'illustre fondateur, ses très pieux fils, dans le Christ.

« Il vécut cinquante-six ans et onze mois, et mourut le 4 des kalendes de mai. »

En 1610, le pape Paul V, ayant entendu parler des merveilles de la vie du saint abbé et des pro- diges qui s'opéraient par son intercession, sur- pris du silence des Feuillants, envoya chez eux un de ses protonotaires apostoliques , Monsei- gneur Pada, pour leur intimer l'ordre de pro-

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duire les pièces nécessaires afin de procéder à la béatification.

Cette seconde et glorieuse démarche du Saint- Siège resta encore, pour le moment, sans résul- tat. Il fallait que les survivants fussent bien hu- miliés et bien confus de leur conduite, pour ne pas oser la révéler.

Mais la gloire d'introduire cette cause devait appartenir principalement à l'illustre et saint évêque de Genève, saint François de Sales. Dé- signé par le pape Grégoire XV, pour présider le chapitre général des Feuillants qui se tint à Pignerol en juin 1622, il usa de sa grande in- fluence pour déterminer ces religieux à remplir enfin leur devoir. Il est probable qu'il eut peu à insister, car, dans son rapport au Pape et dans ses lettres aux cardinaux Montalto, Borghèse, Ludovisio, de Sainte-Suzanne et Bandino, amis et protecteurs des Feuillants, il fait de ces reli- gieux les plus grands éloges1. Voici, en effet, ce qu'il dit dans la lettre, adressée au cardinal de

Sainte-Suzanne.

Turin, 21 juin 1622.

« Monseigneur illustrissime ,

« Puisque je connais l'affection particulière dont le saint zèle de votre seigneurie illustris-

1 . Œuvres complètes de saint François de Sales, t. VII, p. 460. Paris, 1859, Louis Vives. Voir aux pièces justificatives, note F, le texte de ces lettres.

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sime a toujours embrassé et procuré les intérêts et l'avancement des Pères Feuillants, il m'a sem- blé être de mon devoir de lui donner avis sur le succès de leur dernier chapitre général, auquel, comme sait votre seigneurie illustrissime, Sa Sainteté m'a donné ordre d'y assister en qualité de président.

« J'assure donc votre seigneurie illustrissime que toutes choses s'y sont passées avec une si étroite union d'esprit, de paix et de piété, que ces nobles qualités n'y pouvaient pas être dési- rées en un plus excellent degré; de sorte que je puis dire ma présence y avoir été inutile, n'ayant eu d'autre effet, pendant cet emploi, que de me faire goûter en moi-même une douceur et une consolation ineffable, à la vue de tant de modes- tie et de vertu... Je baise les mains de votre émi- nence illustrissime, etc. »

Saint François de Sales, d'après son impartial témoignage, avait sous sa dépendance de saints religieux, qui ne pouvaient avoir que la plus grande déférence pour un désir qui les touchait de si près. Aussi, fut-il résolu, en plein chapitre, qu'on réunirait tous les mémoires nécessaires pour composer la vie du saint fondateur. Ce soin fut unanimement confié au nouveau général, Dom Jean de Saint-François, dont saint Fran- çois de Sales dit, dans son rapport au pape Gré-

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goire XV : « Celui qui a été fait général par l'ac- cord de tous les vœux , aussi bien que par l'una- nimité de tous les suffrages, est un homme, pour dire la vérité, à qui tous les autres confrères doi- vent céder la palme de la science, de la prudence et de l'esprit, un homme d'une très grande piété, qui, non-seulement a illustré et défendu l'Eglise de Dieu jusqu'à cette heure, par de très beaux écrits, mais qui est encore prêt à le faire quand son loisir le lui permettra 1. » Certes, une pareille vie était en bonnes mains. Malheureusement tout démontre que ce dessein ne fut pas réalisé.

Dans les deux chapitres généraux suivants, te- nus en 1625 et 1628, il fut ordonné qu'on dépu- terait des Pères de Rome, pour solliciter officiel- lement la béatification. On préleva, en même temps, sur les monastères de l'ordre la taxe né- cessaire pour pourvoir aux frais de la cause.

] . Lettre au Pape Grégoire XV. Œuvres complètes de saint François de Sales, t. VII, p. 455.

CHAPITRE XXI.

Nouveaux prodiges opérés par l'intercession du vénérable Jean de la Barrière. En 1626, sa tête est envoyée à l'ab- baye des Feuillants. Les religieux obtiennent du Saint- Siège un Bref qui les autorise à rendre un culte public à ses restes. Emportés par Dom Papillon, le 14 octobre 4791, ils sont miraculeusement conservés pendant la Révolution française. Le 20 août 1810, ils sont solennellement placés dans un des piliers de l'insigne basilique Saint-Sernin de Toulouse. Procès-verbal relatant tous ces faits.

Pendant que les religieux Feuillants poursui- vaient leurs instances auprès du Saint-Siège, Dieu continuait, par des prodiges de toute sorte, à glorifier son serviteur. Nous ne pouvons les indi- quer en détail. Nous nous contenterons, en dehors de ceux dont nous avons déjà parlé, de rapporter ce que disent, sur ce point, l'auteur du manus- crit de la Bibliothèque nationale et quelques au- tres écrivains.

L'auteur du manuscrit s'exprime ainsi, à la six cent trente-septième et dernière page de son travail : « Pour les miracles, j'en trouve plus de deux cents dans mes mémoires, avec toute la cer- titude la plus authentique et la plus rigoureuse

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que Rome peut exiger dans ses procédures; comme des prophéties, des révélations, des exta- ses pendant sa vie, des apparitions après sa mort, des délivrances de possédés, des guérisons de maladies mortelles et incurables, des déli- vrances de naufrages, d'esclavages; et parmi ceux qui ont reçu ces grâces et qui en ont donné des attestations dans les meilleures formes, il se trouve des cardinaux, des évêques, des généraux d'ordre, des religieux et des prêtres d'une piété et d'une doctrine distinguées, et des seigneurs et des gentilshommes fort qualifiés.

« Je ne fais cette dernière observation que pour contenter la délicatesse de ceux qui ne comptent pour rien le témoignage des femmes et des petites gens, en matière de grâces et de miracles. »

Comme nous avons rapporté dans notre pré- face le témoignage de graves auteurs qui, en parlant des titres canoniques attribués à Jean de la Barrière, parlent aussi des miracles obtenus par son intercession, nous citerons seulement ce passage du R. P. Chrysostôme Henriquez, dans son Ménologe de Cîteaux 1 :

1 . « Quarto Kalendas Maii Romae depositio beatae mémorise, Joannis Barrerii, abbatis Fuliensis, monasticœ puritatis aemu- lutoris et restauratoris mirifici et Congregationis Fuliensis institutoris qui insolita vitse austeritate, morum integritate, et instituti Cistertiensis reformatione et propagatione celeber- rimus, miraculis ac revelationibus clarus, in pace quievit. » Menolog. Cisterc, p. 139.

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« Le 4 des kalendes de mai, à Rome, l'inhuma- tion de Jean de la Barrière, de sainte mémoire, abbé des Feuillants, admirable zélateur et restau- rateur de la pureté monastique, et instituteur de la Congrégation des Feuillants, lequel fut très célèbre par une austérité inouïe, l'intégrité des mœurs, la réforme de l'ordre de Cîteaux et sa diffusion. Illustré par des miracles et des révéla- tions, il mourut en paix. »

Suivons maintenant avec respect les transla- tions diverses qu'ont subies les restes vénérés du saint religieux et voyons les lieux qui les possè- dent actuellement.

Après sa mort, comme nous l'avons déjà vu, son cœur fut placé dans une boîte d'argent et en- voyé à la maison mère des Feuillants, et. après ses solennelles funérailles, son corps, provisoi- rement placé dans un cercueil de plomb, fut dé- posé à la gauche du maître-autel de l'église de Saint-Bernard des Thermes.

En 1626, le père général, Dom Jean de Saint- François, fit élever dans la nef un beau mausolée en marbre au saint fondateur. Ses restes y furent pieusement transférés. On profita de cette céré- monie pour envoyer le chef du bienheureux à 1 abbaye des Feuillants, les pieds au monastère de Paris, et le haut de la cuisse à celui de Turin. Henri de Sponde, évêque de Pamiers, rentrant en France, fut heureux de se charger d'un pareil

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dépôt pour le remettre aux monastères désignés.

Lorsque les religieux des Feuillants reçurent, en 1600, le cœur de leur père bien-aimé, ils l'en- fermèrent dans une riche châsse et en firent l'ob- jet de leur vénération; car la plupart l'ayant vu longtemps et de bien près, étaient convaincus de sa sainteté. Peut-être que aussi, comme auprès de son tombeau à Rome et ailleurs, le glorieux défunt avait obtenu de Dieu quelque grâce mira- culeuse. Quoiqu'il en soit, ce cœur, qui avait tant aimé la réforme et ses religieux, fut pour la mai- son mère un précieux trésor et certainement une exhortation efficace et une source de bénédictions.

Désireux de posséder les deux plus nobles par- ties du corps de leur père, les religieux des Feuil- lants demandèrent-ils aussi la tête? Il se peut, quoique rien ne l'établisse. Dans tous les cas, elle leur fut accordée.

La sainteté de Jean de la Barrière éclatait alors à tous les yeux; des prodiges nombreux l'établissaient indubitablement. Les religieux de la maison mère étaient donc autorisés, jusqu'à un certain point, à considérer le chef qu'ils ve- naient de recevoir, et le cœur qu'il possédaient déjà, comme des reliques. Aussi les réunirent-ils dans une châsse commune, peut-être la même qui fut offerte, le 20 août 1810, par Dom Papillon au curé et à la fabrique de l'insigne basilique Saint-Sernin,

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Un culte, plus ou moins public, commença dès lors à être rendu à l'abbaye mère, à ces reliques. Désolés des lenteurs apportées à l'introduction de la cause de leur bienheureux père, les reli- gieux s'adressèrent au Saint-Siège pour obtenir, par Bref, l'autorisation de rendre un culte public à ses vénérés restes. Cette faveur insigne leur fut accordée. Le bref qui les y autorisait, gardé précieusement dans les archives de l'abbaye jus- qu'au 14 octobre 1791, ne put être malheureuse- ment retiré. Voici comment ce fait important est relaté dans le procès-verbal de l'insigne basilique Saint-Sernin, dont nous allons faire connaître l'origine et le contenu, dans un instant :

« Le susdit Dom Claude-François de Sainte- Agathe (Papillon) ayant été forcé le 14 octo- bre 1791, par le malheur de la Révolution, de quitter son poste, ainsi que ses respectables con- frères, emporta avec lui les reliques de son bienheureux réformateur et père, renfermées dans un précieux caisson de bois de cèdre... lesquelles reliques sJ 'exposaient chaque année, sur l'autel du chœur, à la vénération des religieux et des laïques, le vingt-cinq avril, jour de sa mort précieuse, et aussi le vingt-cinq novembre, jour auquel on célèbre dans V ordre la fête des Saintes Reliques, avec des cierges allumés jusqu'après com- piles du dit jour, lequel usage était autorisé par un bref du Pape, lequel le dit Dom Claude-François

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de Sainte-Agathe (Papillon) n'a pu retirer des archives de la dite abbaye, lors de sa sortie, puis- que les scellés de la nation y étaient apposés...»

Ces faits sont ainsi corroborés, dans un autre endroit du procès-verbal : «... Cette vérification faite, Dom Claude-François de Sainte-Agathe (Papillon); Dom Jacques de Saint-Charles (Saint- Amans); Dom Joseph-Hippolyte de Saint-Basile (Galtier) ; Messieurs Jean-Jacques Mousinat, Jean- Paul-Louis Galtier, et Bertrand Baudounet, nous ont déclaré, comme témoins oculaires, et ont re- connu que le dit caisson en mosaïque est celui qu'ils ont vu à l'abbaye des Feuillants, et que ces reliques, qui y sont renfermées, sont celles de Dom Jean de la Barrière qu'ils reconnaissent tous pour les avoir vénérées plusieurs fois, le caisson leur ayant été ouvert quand ils l'ont voulu... »

Forcé de partir pour l'Espagne, peu de temps après sa sortie de l'abbaye des Feuillants , Dom Papillon confia le dépôt sacré qu'il avait pu em- porter à une personne sûre. Voici comment le procès-verbal relate ce fait : « De plus, Messieurs Mousinat et Baudounet nous ont déclaré, après la susdite vérification que, dans le temps le plus orageux de la Révolution, le caisson en mosaï- que, qui renferme ces précieuses reliques, fut saisi entre les mains de la personne à qui Dom Claude-François de Sainte-Agathe (Papillon), l'avait déposé lors de son départ pour l'Espagne;

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qu'il fut, ledit caisson, porté à la maison com- mune, où il a resté pendant un temps considéra- ble; que ne l'ayant jamais perdu de' vue, ils pro- fitèrent d'un moment de calme où, par le moyen d'une pétition, ils l'ont retiré, et qu'ils attribuent à miracle qu'il n'ait point été ouvert, ni dé- gradé... »

La tempête révolutionnaire s'étant calmée, les prêtres et les religieux exilés purent rentrer en France. Dom Papillon vint s'établir à Toulouse. Son premier soin, en y venant, fut de rentrer en possession de son trésor. Deux de ses compagnons et lui demandèrent l'hospitalité à M. Mathieu, curé de Saint-Sernin. Us furent attachés à l'insi- gne basilique, au titre modeste de prêtres habi- tués.

On peut croire que ces prêtres vénérables, qui avaient souffert pour la foi et qui étaient restés, malgré tout, les dignes fils de Jean de la Barrière, devaient honorer en secret les restes de leur bienheureux fondateur.

Les rares Feuillantines , qui avaient survécu à la Révolution et à l'exil , devaient aussi y être admises. Mais ce culte, pour si fervent qu'il fût, devait finir un jour, sous peu probablement, car les uns et les autres étaient avancés en âge et brisés par les épreuves. Ils voyaient non moins clairement qu'il y avait bien peu d'espoir, même dans un temps éloigné, de voir revivre en France

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la congrégation des Feuillants. Et alors, qu'al- laient devenir les précieux restes? Pourtant, ils avaient reçu à l'abbaye-mère un culte public ! Fallait-il laisser périr sans retour ces glorieuses reliques? C'est alors que Dom Papillon, ses com- pagnons et les Feuillantines résolurent de de- mander à qui de droit l'autorisation, en attendant mieux, de placer la tête et le cœur de Dom Jean de la Barrière dans un des piliers de l'insigne basilique. C'est cette demande, la constation au- thentique des reliques et la description de la belle cérémonie, qui en fut la conséquence, que le pro- cès-verbal, dont nous avons déjà parlé, relate avec le plus grand soin. Comme cette pièce est de la plus haute importance pour la cause du vé- nérable Dom Jean de la Barrière, nous la don- nons en son entier :

« Supplique adressée à Monseigneur Primat, archevêque de Toulouse, sénateur et comte de V Empire, par Claude- François Papillon Juin 1810.

« Claude-François Papillon, prêtre, dernier prieur claustral de l'abbaye des Feuillants, chef d'ordre, a l'honneur de vous exposer que, forcé par le malheur des temps de sortir de son monas- tère avec ses confrères, au commencement de la Révolution, il emporta avec lui la tête et le cœur de Dom Jean de la Barrière, abbé réformateur

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et fondateur de la congrégation des Feuillants , décédé à Rome, le 25 avril 1600, en odeur de sainteté, qui s est manifestée après sa mort par des miracles.

« Ce précieux dépôt est encore aujourd'hui en- tre les mains du suppliant, qui est attaché depuis huit ans à l'église Saint-Sernin de cette ville; et, voulant le transmettre à la postérité, il désire- rait le placer, avec l'agrément déjà obtenu de M. le curé et de sa fabrique , dans ladite église , à l'un des piliers de la chapelle de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, vis-à-vis le monument qui renferme le cœur et quelques ossements de mes- sire Jean de Cambolas, chanoine de ladite église. Le suppliant choisit cet emplacement avec d'au- tant plus de raison que ces deux grands person- nages étaient parents.

« Mais, comme il ne saurait exécuter son pro- jet sans en avoir obtenu la permission de Votre Grandeur, il la sollicite, Monseigneur, avec la confiance que lui inspirent vos bontés.

« Signé : François-Claude Papillon , prêtre, religieux Feuillant. »

L'acquiescement de Monseigneur vient après, ainsi r-onçu :

« Fiat ut petitur, die 11* mensis junii. ' f C. Fr. M., Archiepiscopus Tolosanus. »

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PROCES-VERBAL

« L'an mil huit cent dix, et le vingtième jour du mois d'août, après midi, nous, Jean Mathieu, curé de l'insigne église paroissiale de Saint-Ser- nin de Toulouse, soussigné, adhérant aux vœux du Révérend Père Dom Claude-François de Sainte-Agathe (Papillon), religieux Feuillant, prêtre , dernier prieur de l'abbaye de Notre- Dame de Charité des Feuillants, de l'ordre de Cî- teaux, située dans le ci-devant diocèse de Rieux, aujourd'hui prêtre habitué de notre dite église paroissiale, lequel , de notre consentement et de celui de la fabrique, après en avoir obtenu la permission de Monseigneur l'Archevêque, comme il conste de la supplique par lui adressée à Sa Grandeur , répondue par ces mots : Fiat ut pe- titur , jointe à l'original de ce présent procès - verbal, qui doit être conservé dans les archives de la susdite église de Saint-Sernin, a fait ériger un monument dans notre susdite église, sur le second pilier à gauche, en entrant par la porte des baptêmes, ledit pilier formant le côté droit de l'entrée de la chapelle de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle à l'effet d'y déposer les précieux restes du vénérable Dom Jean de Saint-Benoît (de la Barrière), abbé régulier des Feuillants et instituteur de la Congrégation qui porte ce nom,

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décédé à Rome en odeur de sainteté, le vingt- cinq avril mil six cents, le dit Claude-François de Sainte-Agathe (Papillon) ayant choisi cet em- placement de préférence à tout autre, afin de placer les reliques de son bienheureux réforma- teur et père, vis à vis de celles du vénérable Jean de Cambolas, chanoine de cette église, ces deux grands personnages ayant été parents. »

« ... Nous nous sommes transporté dans la sacristie des Corps Saints de notre susdite église accompagné de Messieurs Mathieu, Lamarque et Bergerot, nos vicaires; de Messieurs les fabri- ciens et autres notables témoins soussignés, et y étant rendu nous y avons trouvé le susdit Dom Claude-François de Sainte-Agathe (Papillon) ; Dom Jacques de Saint-Charles (Saint-Amans), Dom Joseph-Hippolyte de Saint-Basile (Galtier), tous trois religieux prêtres Feuillants ; M. Jean- Jacques Mousinat, juge à la cour d'appel ; Jean - Paul-Louis Galtier, chef d'institution et proprié- taire, et Bertrand Baudounet, aussi propriétaire. Nous y avons aussi trouvé six religieuses Feuil- lantines, entre lesquelles quatre religieuses de chœur et deux Sœurs converses ; nous y avons trouvé enfin le susdit caisson, exposé momentané- ment; et là, revêtu d'un surplis et d'une étole violette, assisté de Messieurs les vicaires, prêtres et autres ecclésiastiques, fabriciens et autres per- sonnes notables, Dom Claude- François de Sainte-

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Agathe (Papillon) a ouvert le caisson, nous avons trouvé :

« Un reliquaire d'argent, en forme de cœur, avec une légende, gravée sur un quarré doré, portant ces mots : Cy gît le cœur du Révérend Père abbé des Feuillants, DomJean de la Barrière dit de Saint-Benoît, instituteur de la Congréga- tion de Notre-Dame des Feuillants. Et l'ayant ouvert nous y avons trouvé un cœur desséché, enveloppé dans du coton, que nous avons remis dans le dit cœur d'argent et refermé.

« Nous y avons trouvé une tête séparée de la mâchoire inférieure, la dite tête ayant encore deux dents molaires attachées à la mâchoire su- périeure. Nous avons de plus examiné que la dite tête présente à la partie latérale droite une dépression qui fut occasionnée au bienheureux abbé lorsque fuyant la persécution de la Ligue et poursuivi par les ligueurs, il se réfugia dans le château de Montégut, proche de son abbaye, une poutre qui tomba le laissa pour mort et le mita l'abri des ligueurs. Ce fait est raconté dans l'histoire de la conduite qui sera, avec un double de ce procès-verbal, renfermé dans une caisse de bois de chêne, ces reliques vont être mises.

« La mâchoire inférieure il y a encore trois dents molaires , six vertèbres, dont qua- tre cervicales et deux dorsales; d'autres petits ossements renfermés dans la cavité du crâne,

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qu'on n'a pas jugé à propos de sortir, pour ne pas endommager le dit crâne.

« Laquelle vérification a été faite en notre pré- sence par M. Dufourc, docteur en médecine et fabrioien de cette église. »

Suit la déclaration des témoins, déjà cités, sur l'authenticité des reliques, vénérées par eux aux Feuillants; leur dépôt en mains sûres pendant la Révolution et leur restitution à Dom Papillon. Le procès-verbal continue ensuite en ces termes :

« La susdite vérification ayant été faite et les susdites dépositions ouïes par tous les assistants soussignés, Dom Claude-François de Sainte-Aga- the (Papillon) assisté de ses deux confrères, a placé en notre présence, dans un caisson de bois de chêne, les reliques du bienheureux Dom Jean de Saint-Benoît (de la Barrière) avec un livre qui a pour titre : De la conduite de Dom Jean de la Barrière, qui renferme une petite gravure déta- chée représentant au naturel le dit bienheureux abbé, et en même temps avons inséré dans le dit caisson un original du présent procès-verbal, que nous avons clôturé, signé et scellé, après le pla- cement des reliques et du livre y ayant réservé de relater la suite de nos opérations dans le pré- sent original, qui doit être déposé dans les archi- ves de la fabrique, et dans celui de la famille du bienheureux. »

« Les reliques, le livre et le susdit original,

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déjà clôturé, ayant été enfermés dans le caisson de bois de chêne et couvert du même voile, dont étaient enveloppées les reliques dans le caisson en mosaïque, nous l'avons lié avec un ruban de fil blanc, et avons apposé sur chaque ligature, notre sceau et celui de l'abbaye des Feuillants qui nous a été présenté par Dom Claude-François de Sainte-Agathe (Dom Papillon), avec cire rouge ardente.

« De suite nous avons transporté ce caisson, ainsi scellé, dans la chapelle de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, et nous l'avons déposé dans le monument à ce destiné et de suite nous avons fait boucher et sceller en plâtre, l'ouverture du monument, laquelle ouverture est par côté, en face de l'autel de la susdite chapelle de Notre- Dame de Bonne-Nouvelle, à la hauteur d'environ neuf pieds du carrellement, le tout fait en pré- sence des prêtres, ecclésiastiques, fabriciens, té- moins et autres personnes notables qui y ont as- sisté.

« Et de tout ce dessus, nous avons dressé no- tre procès-verbal, en double original, non com- pris celui qui relate nos opérations jusqu'au pla- cement des reliques dans le dit caisson, après l'avoir clôturé, scellé et signé, l'un des deux au- tres originaux pour être déposé dans les archives de notre susdite église et l'autre pour être en- voyé aux amis et neveux du bienheureux Jean de

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la Barrière qui ont contribué de beaucoup aux dépenses du monument, sur chacun desquels ori- ginaux nous avons apposé les deux sceaux ci- dessus mentionnés et nous avons signé sur cha- cun avec Dom Claude-François de Sainte-Agathe (Papillon), ses confrères, les témoins, les prêtres, ecclésiastiques, fabriciens et personnes notables. « Fait à Toulouse, dans la sacristie des Corps Saints de notre église, les jours, mois et an que susdits. »

Voici les signatures dans Tordre elles sont placées dans l'original :

Dom Claude de Sainte- Agathe (Papillon). J. Mathieu (curédeSaint-Sernin). Toulza (curé).

Dom Jacques de Saint-Charles (Saint-Amans, prêtre). D. Mathieu (vicaire de Saint-Ser- nin). Galtier. Quitterie-Silvie-Vuasac (Religieuse). Dom JosEPH-HiPPOLYTEde Saint- Basile (Galtier, prêtre). Bergerot (vicaire de Saint-Sernin). Sancholle (prêtre). Couly.

Lasarline (prêtre). Garrigou (prêtre). Moussinat (juge à la Cour d'appel). Chevalier (curé de Labège). Ruotte (juge au tribuual civil). Roziès. Baudounet. Sales Bes- tide (sous-diacre). Bertrand Savribal. Cambolas. Félia (feuillatine). Rigaud (sous- diacre). Duffonce, née de Feux. Elisabeth (religieuse feuillantine). Rabarv. Lunel (cadt. fabricien). Antoinette de Sanhomet (religieuse feuillantine). Cadours-Lanneluc ((j# T.). Rupert. Mortier (Cl. m.)GRUNCEL.

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Nous avons trouvé deux signatures illisibles: le nombre des témoins signés est donc de qua- rante.

On lit au verso du procès-verbal :

« La cérémonie achevée, nous Dom Claude de Sainte-Agathe (Papillon), de retour à la sacris- tie, avons offert à la sacristie et à la fabrique de Saint-Sernin, la caisse de mosaïque mentionnée dans ce procès-verbal, pour servir à renfermer quelques reliques précieuses, aux choix de M. le curé et de MM. les fabriciens.

Signe : Claude de Sainte-Agathe (Papillon).

C'est là, dans l'obscurité d'un pilier, que les restes vénérés du grand religieux et du grand pénitent du seizième siècle attendent, depuis soixante-quatorze ans, une seconde réhabilitation. Cette réhabilitation, nous en avons le doux es- poir, lui sera accordée. Clément VIII, sur la prière de Bellarmin, ne la refusa point à son innocence méconnue et à son humilité, et elle fut éclatante.

Le grand Pape qui gouverne aujourd'hui l'Eglise, Sa Sainteté Léon XIII, qui travaille à ramener le monde à la pénitence et à l'énergie de l'âme, ne se refusera pas à replacer sur V autel un pareil modèle.

Un autre Bellarmin, prince de l'Eglise comme

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lui, notre Père et notre Pontife bien aimé, vou- dra, en sollicitant cette grâce, ajouter une gloire de plus à son long pontificat, procurer une pré- cieuse consolation à sa haute piété, et donner une nouvelle marque d'amour à sa chère Eglise de Toulouse.

L. J. C.

PIECES JUSTIFICATIVES

Note A, page 48. Quelques autographes du Vénérable Jean de la Barrière.

Nous devons à l'honorable M. Granié, conseiller-doyen , révoqué, à la Cour d'appel de Toulouse, et marié à M,Ie Marie-Louise de la Barrière, d'avoir pu posséder et parcourir, tout à notre aise, ces précieux autographes.

Cette lecture, souvent fort difficile, nous a intéressé au dernier point et nous a fait faire plusieurs remarques que nous tenons à indiquer.

Le nombre des lettres, composant cette collection, est d'environ quatre-vingt-dix. Elles ont été écrites de 1569 à 1577.

Une partie, la plus considérable, a trait au séjour de Jean de la Barrière à Paris; elle va de 1569 à 1573.

L'autre, part de sa profession solennelle, en 1573, et s'étend jusqu'à sa bénédiction abbatiale, en 1577.

L'écriture de ces lettres est grosse et ordinairement

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belle. Chose étrange, nous avons remarqué dans leur en- semble, assez souvent même dans la même lettre, des variations sensibles dans Y orthographe. L'écriture varie aussi; certaines lettres sont agréables à voir et à lire, d'autres fort difficiles. Il nous souvient d'avoir passé les soirées d'un hiver entier à les déchiffrer. La calligraphie peut faire, sur ces variations, des remarques qui lui sont propres; le moraliste, en face de cette expression maté- rielle et variable d'un même homme, peut y étudier peut- être les formes diverses de la pensée, bien probablement la mobilité des impressions. Pour l'historien qui suit atten- tivement cette époque troublée de notre histoire, il peut constater, en passant , une période de préparation pour la science, pour le développement de l'esprit humain et la formation de la langue française, qui devaient parvenir à tout leur éclat au siècle suivant.

Nous avons trouvé un bon nombre de lettres sans date précise. Cette lacune n'a pas facilité notre travail, puis- qu'il a fallu faire des rapprochements et des comparaisons; nous l'avons surtout regretté au point de vue biogra- phique. Nous n'avions jamais compris de quelle importance était la date d'une lettre dans la vie d'un homme. Il est certain que lorsqu'on peut appliquer, avec certitude, ces émanations vraies, intimes de la pensée et des senti- ments d'un homme à telle ou telle situation de sa vie, c'est pour le biographe la plus précieuse des lumières. Son juge- ment, sur des points importants, dépend quelquefois de cette connaissance.

Ces lettres ont le format grand in-4°. La plupart sont remarquablement conservées; le papier de quelques-unes est encore, après trois cents ans, d'une blancheur éton- nante.

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Note B, page 42. L'Ordre de Spata.

L'Ordre de Spata, uni à l'abbaye des Feuillants le 15 mars 1261, était l'Ordre religieux et militaire de Saint-Jac- ques de la Foi et de la Paix, communément appelé : Saint-Jacques de l'Épée, et institué par Amanien, arche- vêque d'Auch, en 1229.

Ce saint évêque, extrêmement affligé des violences de tout genre et des désordres qui ravageaient son diocèse et sa province ecclésiastique, conçut, pour y porter un re- mède efficace, le projet hardi de fonder un ordre religieux et militaire, qui serait comme Vûpée vivante de son Église et de sa province. C'était une nouvelle forme de la chevalerie française.

Quand son plan fut bien mûri et lui parut réalisable, il fit aux évoques de sa province et aux seigneurs du pays un appel des plus éloquents, dont le texte a été conservé dans le manuscrit de Laignan du Sendat.

Les évêques acceptèrent les propositions de leur zélé métropolitain, et les seigneurs s'engagèrent à protéger et à doter le nouvel Ordre.

Ceux qui se distinguèrent le plus, dans leurs largesses, furent les vicomtes de Béarn et de Gavarret.

L'ordre de Saint- Jacques de l'Épée, par l'effet de ces donations, fut bientôt en possession de domaines impor- tants et de plusieurs positions fortifiées.

Dans le Livre Rouge du chapitre d'Auch, d'une écri- ture du quinzième siècle, on lit, à propos de ces posses- sions, ces quelques mots : Ordinis Fidei et Pacis fuerunt semel acquisita loca infra scripta : loca Bolonice et de Std Maurd.

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Ainsi reconnu, établi et doté, ledit Ordre fut soumis, avec ses constitutions, à l'approbation du Saint-Siège.

Grégoire IX, par une Bulle de l'an 1231, quatrième an- née de son pontificat, le reconnut, en approuva les consti- tutions et indiqua les possessions dont il jouirait à l'avenir.

Ces constitutions sont rapportées, tout au long, dans le manuscrit déjà cité, à la page 999, 1,006.

L'Ordre possédait un grand maître, des chevaliers et des religieuses.

Trente -deux ans après son institution, le pays étant pa- cifié, et par conséquent le but qui l'avait fait établir étant atteint, saint Louis, roi de France, autorisa les religieux et les religieuses dudit Ordre à s'unir à l'abbaye des Feuil- lants, avec toutes leurs possessions.

C'est cet acte, fort curieux à lire, que nous donnons ci- après, dans son texte authentique :

« In nomine Sanctse et individuae Trinitatis , Patris et Filii et Spiritûs Sancti.

« Sit notum cunctis praesentibus pariter et futuris, quod frater Guillelmus Marra, magister totius ordinis de Spata inVasconia et frater Gausserandus ejusdem ordinis, non inducti, ut ipsi asserueriint, dolo neque vi, nec circum- venti fraude aliquâ vel decepti , imo gratis et suâ merâ ac spontaneâ voluntate, et conscientiâ verâ, et corde puro et fide non fictâ , sed deliberato consilio, attento et conside- rato se nimis seculariter vivere in ordine supra dicto, et se et fratres et sorores ejusdem ordinis, et ipsum ordinem hostilitate faciente desolatos existere, intendentes et vo- lentes ad frugem melioris vitse transmigrare, auctoritate et voluntate propriâ, et etiam auctoritate et potestate et licentiâ ipsi magistro et fratribus et sororibus ejusdem or- dinis vovendo data et communiter et unanimiter concessâ prout in publico instrumento prsesenti à me Raymundo Dauno publico Tolosse notario confecto plenius et exprès-

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sius continetur, ad honorem Domini Nostri Jesu Christi et Beatae Mariae matris ejus Virginis gloriosae, et beatorum Sancti Benedicti, Sanctique Bertrandi transtulerunt et unierunt et dedicaverunt se et dictum ordinem de Spata, cum villis et molendinis dictis de Roquas et Roquetas, cum juribus et pertinentiis omnibus ad easdem, ad ordinem cisterciensem , et specialiter ad domum seu monasterium Fuliacense Cisterciensis ordinis Tolosanae diœcesis, et ad domnum Augerium abbatem praesentem et recipientem pro se et suo conventu et suis successoribus, et ad conventum monasterii ejusdem recipientis et assumentes ibidem ha- bitum ejusdem ordinis Cisterciensis, et observantiam regu- larem et eidem abbati secundum eamdem regulam obedien- tiam promiserunt, et sic se transferendo et dedicando et uniendo praefatis abbati praesenti et recipienti , et eorum successoribus, et conventui et monasterio Fuliacensi , dic- tas villas de Roquas et Roquetas, et molendina et honores et possessiones, et hommes et feminas, cum eorum tenen- tiis, et jura ad eas spectantiaet pertinentia, scilicet domus, campi , vineae, prata vel pascua, fontes aquae vel piscaria, census, redditus vel proventus, quarta, quinta, vel agraria et terrenerietta dominationes, ademprivia vel expletivia, débita vel nomina debitorum, aedificia vel bastimenta, et quaecumque alia ex collatione vel perceptione nobilis viri domini B. comitis Convenarum, vel ratione aliâ ipsi ma- gistro, seu ordini de Spata praedicto, dictus magister frater Guillielmus Marra dicti ordinis de Spata transtulit et univit eidem ordini spectantia et pertinentia, et dédit et contulit datione, collatione et translatione plenâ, purissimà et perfectâ et unione in praesentiarum et in perpetuum moclis omnibus valiturà, csdens eidem abbati et conventui et eorum successoribus omnes suas et dicti ordinis de Spata, et fratrum ejusdem ordinis voces et actiones reaies et personales et mixtas, utiles et directas, et omnia sua

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jura eis vel competitura aliquo jure vel ratione, et ipsos abbatem et conventum pro se et suis successoribus idem magister Guillielmus Marra de omnibus et singulis supra- dictis generaliter et specialiter, cum hoc publico instru- mente nunc et in perpetuum valituro, in corporalem juris et facti possessionem vel quasi traditse claves dictarum villarum et molendinorum eidem abbati îradidit atque dédit, dando nihilominus eidem abbati et conventui supra- dictis licentiam et liberam potestatem , ut sua auctoritate propriâ, sine alicujus curiae vel judicis licentià requisitê, possint libère de dictis omr.ibus et singulis corporalem possessionem et vacuam accipere et nancisci, et inde de toto facere suam omnimodam plenariè voluntatem , et se idem magister et dictum ordinem de Spata inde penitùs spoliando, et dictos abbatem et conventum et monasterium Fuliense investiendo, nullo sibi vel dicto ordini de Spata ibi retento vel etiam reservato, promittens idem magister per stipulationem dicto abbati Fuliacensi, nomine sui et dicti conventus stipulanti se omnia et singula supradicta rata et firma habere et tenere et in perpetuum observare, et nunquam per se vel per interpositam personam aliam clam vel palam contravenire, vel aliquid de prsedictis re- vocare vel etiam retractare, renuntians super his scienter et consulté exceptioni fraudis et doli , et beneficio in inte- grum restitutionis, et dicti ordinis de Spata observartiae regulari et omni juris auxilio tam canonici quam civilis, scripti et non scripti, promulgati vel promulgandi, per quod posset contra praedicta venire vel aliquod praedicto- rum, et ad majorem firmitatem horum omnium habendam, singula et universa praedicta distributive et in unum col- lecta saepe fatus magister juravit, quatuor sacro-sanctis Evangeliis corporaliter à se tactis, promitens sub virtute ejusdem juramenti dicto abbati stipulanti quod de ipso juramento remissionem seu indulgentiam aut licentiam

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contraveniendi a Domino Papa vel ab aliquo alio nullate- nus postulabit; nam ita concessit hsec omnia ei, singula idem magister frater Guillielmus Marra quae prsedicta sunt supra dicto abbato Fuliensi et conventui , omni inter- vallo proposito et remoto ; in his vero venerabilis pater R. Dei gratiâ Tolosanus episcopus, auditis et consideratis diligenter omnibus et singulis, concessit et suum pium prsebuit assensum , et eadem sua auctoritate approbavit et etiam confirmavit.

« Actum est hoc decimo quinto die in introitu mens Martii , régnante Ludovico rege Francorum , et Alphonso Tolosano comité, R. episcopo, anno millesimo ducentesimo sexagesimo primo ab Incarnatione Domini. De prsedictis omnibus et singulis contentis superius, testes sunt Vitalis de Sermino bajulus de Murello pro domino comité conve- narum prsedicto, et B. de Sancto Lari miles, et Vitalis Fo- iïnus, de Burgenconovo mercator, B. de Insula Tolosae sub- vicarius, Guillelmus de Murello mercator, excepta tamen concessione dicti domini episcopi , de quâ sunt testes Ber- nardus Isarnus archipresbyter de Murello, et frater Joannes abbas Almarum , et G uillielmus Unandus, et Benedictus de Miramonte milites, et Galhardus frater ipsius Guillielmi Unandi, Petrus Raymundus Danstius fuit ad totum prae- sens, et est de toto testis, et cartam istam scripsit. » (Gal- lia Chris tiana, t. XIII; Instrumenta Ecclesiœ Rivensis, Chart. xvin, p. 167.)

NOTE C, PAGE 41.

Constitution du Pape Grégoire VIII, adressée à Théobald 7er, abbé des Feuillants, en 1187.

Gregorius, episcopus, servus servorum Dei, dilectis filiis abbati monasterii de Caritate Fuliensis, ejusque fratribus tam praesentibus quam futuris regularem vitam professis,

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ipsam religiosam vitam eligentibus, apostolicum convenit adesse praesidium, ne forte cujuslibet temeritatis incursus aut eos a proposito revocet, aut robur, quod absit, sacrae religionis infringat.

Ea propter dilecti in Domino filii vestris justis postula- tionibus clem enter annuimus, et praefatum monasterium de Caritate Fuliensis, in quo divino estis obsequio mancipati, sub beati Pétri et nostrâ protectione suscipimus, et prae- sentis scripti privilegio communimus. In primis si quidem statuentes ut ordo monasticus qui secundum Deum et beati Benedicti regulam et institutiones Cisterciensium fratrum ibidem noscitur institutus perpetuis ibidem temporibus in- violabiliter observetur. Praeterea quascunque possessiones, quaecunque bona idem monasterium impraesentiarum juste et canonice possidet, aut in futurum concessione pontificum, largitione regum vel pontificum, oblatione fidelium, seu aliis justis modis praestante Domino adipisci poterit, firma vobis vestrisque successoribus et illibata permaneant.

In primis haec propriis duximus exprimenda vocabulis, locum ipsum in quo praefata abbatia sita est, ex dono Ber- nardi comitis Convenarum, assensu filii sui Bernardi, et omnium heredum suorum quidquid ibidem habetis cura de- cimis, premiciis, usurariis et pascuis, et omnibus tene- mentis loci ipsius, grangiam de Lenerens cum omnibus appenditiis suis, grangiam de Montursis cum omnibus ap- penditiis suis, territorium de Aiguas, territorium Sancti Lupi, territorium quod vulgo vocatur ad quatuor fratres, et terram de Fita Hyeronimi cum omnibus appenditiis suis, decimis et primitiis, usurariis, pascuis, aquis, sylvis et omnibus tenementis suis, sicut in cartis ipsius ecclesiae continetur; molendinum de Tog, ex dono Fortinerii et om- nium heredum suorum, et molendinum de Loge in territo- rio de Ravidan situm, cum omnibus aquis suis et viis ad praefata molendina tendentibus, ex dono Ramundi comitis

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S. ^Egydii pedagium per totam terram suam, domos apud Tolosam. Sane laborum vestrorum quos propriis manibus vel suraptibus colitis sive de nutrimentis vestrorum anima- liura nullus a vobis décimas vel primitias extorquere prse- sumat, liceat quoque vobis clericos et laicos e seculo fu- gientes liberos et absolutos ad conversionem recipere, et eos absque contradictione aliquâ retinere. Prohibemus in- super ne ulli fratrum vestrorum, post factam in monasterio vestro professionem, fas sit absque abbatis sui licentia de ipso discedere, discedentem vero sine conventûs litterarum cautione nullus audeat retinere. Paci quoque et tranquilli- tati vestrse paternâ in posterum sollicitudine providere vo- lentes , auctoritate apostolicâ prohibemus ne quis infra ambitum domorum vestrarum vel grangiarum furtum ra- pinam ve committere, ignem apponere, hominem capere aut interficere, seu aliquam violentiam temere audeat exer- cere. Inhibemus etiam ne terras seu quodlibet beneficium ecclesise vestrae collatum liceat aliquid personaliter dari sive aliquo modo alienari absque assensu totius capituli aut majoris aut sanioris partis ejusdem. Si quse vero dona- tiones vel alienationes aliter quam dictum est factse fue- rint, irritas esse censemus. Licitum 'prseterea vobis sit in causis propriis, sive civilem, sive criminalem continen- tes qusestionem, fratres vestros idoneos ad testificandum adducere atque ipsorum testimonio sicut justum fuerit et propulsare violentiam et justitiam vindicare. Insuper etiam apostolicâ auctoritate sanximus quemadmodum a praede- cessoribus nostris Romanis pontificibus vestro ordini est indultum ut nullus episcopus neque alia quselibet personna ad synodos vel ad conventûs forenses vos ipse vel judicio seculari de propriâ substantiâ vel possessionibus subjacere compellant, illud adjicientes ut nullus regularem electionem abbatis vestri impediat, aut de instituendo vel deponendo, seu removendo eo, qui pro tempore fuerit contra statutam

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Cisterciencis ordinis auctoritatem privile Jorum vestrorum se nullatenus intromittat; quod si episcopus in cujus paro- chiâ domus vestra fundata est, tertio cum humilitate et devotione qua convenerit requisitus substitutum abbatem benedicere forte renuerit, licitum sit eidem abbati, si tamen sacerdos fuerit, proprios novitios benedicere, et alia quae ad suum officium pertinent exercere, donec idem episcopus duritiam suam recogitet et abbatem sine pravitate aliquâ benedicat, cumque benedicendus abbas vester ad episcopum venerit professione sit contentus episcopus quae in or- dine vestro solet impendi nec aliam de novo requirat ; sane si episcopi aliquid a vobis vel monasterio vestro prseter obedientiam debitam, vel principes terrse contra libertatem ordinis a prsedecessoribus nostris et a nobis indultam, ex- petierint, liberum sit vobis auctoritate apostolicà denegare quod petitur, ne occasione istâ praedictus ordo qui hactenus liber extitit, humanse servitutis laqueo vinciatur.

Quod si episcopi ipsi aliquam propter boc in personas vel ecclesias vestras sententiam promulgaverint, eamdem sententiam tanquam contra apostolicae sedis indulta prola- tam statuimus irritandam. Decernimus ergo utnulli omnino hominum liceat prsefatum monasterium temere perturbare, autejus possessiones auferre, vel ablatas retinere, minuere, vel seu quibuslibet vexationibus fatigare , sed omnia inté- gra conserventur eorum pro quorum gubernatione ac sus- tentatione concessa sunt usibus omnimoclis profutura, salva sedis apostolicae auctoritate. Si qua? igitur in futurum ec- clesiastica secularis ve persona hanc nostrae constitutionis paginam sciens contra eam temere venire tentaverit, se- cundo tertio ve commonita, nisi reatum suum digna satis- factione correxerit, potestatis bonorisque sui careat digni- tate, reumque se divino judicio existere de perpetrata iniquitate cognoscat, et a sacratissimo corpore ac sanguine Dei et Domini redemptoris nostri Jesu-Christi aliéna fiât,

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atque in extremo examine districtse ultioni subjaceat. Cunctis autem eidem loco sua jura servantibus fit pax D. N. J. C. quatenus et hic fructum bonae actionis perci- piant, et apud districtum judicem praemia seternae pacis inveniant. Amen.

Dirige me Domine in veritate tua, sanctus Petrus, sanctus Paulus. Gregorius Papa Octavus. Ego Gregorius Catholicse ecclesise episcopus. Ego Henricus Albenensis episcopus. Ego Paulus Praenestinus episcopus. Ego Theobaldus Ostiensis et Vellitrensis episcopus. Ego Petrus de Bono presbyter cardinalis tituli sanctse Suzannse. Ego Laborans presbyter cardinalis Sanctse Mariae Transtiberinse tituli Cablon. Ego Melior presbyter cardinalis sanctorum Joannis et Pauli ti- tuli Pammachii. Ego Adelardus tituli S. Marcelli, presbyter cardinalis. Ego Jacobus diaconus cardinalis S. Marise in Confond. Ego Gratianus cardinalis diaconus sanctorum Cosmmaa et Damiani. Ego Octavianus sanctorum Sergi et Baccbi, diaconus cardinalis. Ego Radulphus sancti Georgii ad vélum aureum diaconus cardinalis.

Datum Ferrarise per manum Moysi Lateranensis canonici vicem agentis cancellarii 11 cal. novembris, indictione Sexta, Incarnationis Dominiez anno millesimo centesimo octogesimo septimo, pontificatus vero Domini Gregorii papse octavi anno primo. Inquarum visionis et alliorum praemissorum sigillum nostrae Seneschalliae his praasentibus duximus apponendum. Tolosa3...

Page 174.

Sixtus Papa V, Dilecti filii , salutem et apostolicam be- nedictionem.

Religiosos viros , qui , divino Spiritu afflati , arctiorem quam ab initio professi fuerint , ac priscis Sanctorum Pa-

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trum moribus magis similem vitae rationem sibi ipsis suapte sponte praescribunt, in suo laudabili proposito con- fovere, et ita alios ad eorum imitanda vestigia incitare, pro Pastorali officio nobis divinitus commisso plurimùm semper intendimus.

Sanè cùm ad nos nuper perlatum fuerit, in vestro rao- nasterio, sublatis quibuscumque pravis abusibus, institu- tionem et disciplinara monasticam in longe meliorem for- mam restitutam et reintegratam esse, vos que Religionis et pietetis amore ita incensos existere , ut non solum ab esu carnium quibuscumque temporibus, etiam ab Ecclesiâ per- missis, et a potu vini abstineatis , sed etiam in laboribus , jeguniis, orationibus, carnis maceratione et mortificatione, aliis que pœnitentiae operibus exercendis , strictiorem et severiorem quam reliqui monachi S. Benedicti cistereinsis Ordinis regulam observare studeatis.

Nos, vestram hanc piam et salutarem intentionem plu- rimùm in Domino commendantes, quo magis pacato et tranquillo animo in humilitatis Spiritu divinis obsequiis insistere, pium que institution prosequi absque impedi- mento possitis, vestris supplicationibus inclinati, ritus , mores, vitse normain et reformationem ad arctiorem regu- laris disciplinas observantiam in istud monasterium nuper introductum (Dummodo sacris canonibus , et concilii Tri- dentini decretis, ac supradictae S. Benedicti Regulse jam- pridem auctoritate apostolicâ approbatae consona sint) auc- toritate praesentium approbamus ac confirmamus , illaque prsesentium litterarum patrocinio communimus; vobisque ac illis qui perpetuis futuris temporibus in isto monasterio regularem professionem emiserint, ut ea observare licite possitis, licentiam concedimus.

Interdicimus etiam dilectis filiis , abbati monasterii cis- tercii, Cabilonensis diœcesis, ceterisque superioribus pro tempore existentibus ejusdem Ordinis, necvos, aut eos

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qui post hac erunt in isto monasterio recepti, et ad profes- sionem admissi, ad relaxandum et remittendum aliquâ ex parte rigorem istius observantise utendumque indultis et dispensationibus apostolicis, quibus vetustam vestri Ordi- nis, et primsevam institutionem illiusque austeritatem di- versi nostri Praedecessores, mansuetudine quadam tempe- rarunt , et laxiorem (honestam tamen) vivendi normam permiserunt, quovis praetextu aut quaesito colore , invitos cogère vel compellere, aut vos in prsemissis molestare aut impedire audeant vel praesumant.

Quod si quid taie attentaverint vobis injungere, prseci- pere aut mandare prsesumpserint, vos , ac pro tempore fu- turos istius monasterii abbatem et monachos, ad obedien- dum talibus illorum praeceptis et jussis, minime teneri decernimus ; ita ut nihilominus , etiam illis contradicenti- bus, absque alicujus pœnae vel censurse Ecclesiasticae in- cursu, in hoc vestro instituto perseverare libère et licite valeatis. Ceterum volumus, ut in reliquis, quae praemissis vestris arctioribus institutis et disciplinée regulari non erunt contraria, eorum visitationi, correctioni, omnimodae jurisdictioni et superioritati, sicuti hactenus fuistis et in posterum vos vestri que successores subjecti sitis, et ab illorum obedientiâ nequaquam tali occasione recedatis.

Quod si unquam controversia , dubitatio seu discordia exorta erit super praemissis, utrum scilicet vestri mores, vestrumque vivendi genus prsedictae S. Benedicti regulae adversentur, talis controversiee cognitionem , defînitionem et decisionem Nobis dumtaxat et Romano Pontifici pro tempore existenti, reservamus. Non obstantibus constitu- tionibus et ordinationibus apostolicis, ac in conciliis etiam generalibus editis, ac pra3clictorum et aliorum quorumvis ordinum et monasteriorum juramento, confirmatione apos- tolicâ, vel quavis firmitate aliâ roboratis, statutis et cons- titutionibus, privilegiis quoque indultis, et litteris Àposto-

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licis illorum superioribus et generalibus, ceterisque perso- nis quomodo libet ccmcessis, approbatis et innovatis quibus omnibus, illorum tenore pro expressis habentes, ad effec- tum prsesentium dumtaxat specialiter et expresse de roga- mus, ceterisque contrariis quibuscunque.

Datum Romae apud sanctum Petrum, sub annulo Pisca- toris, die quinto Maii, anno millesimo quingentesimo octogesimo sexto, Pontiflcatûs nostri anno secundo.

Thomas Thomasius Gualterusius.

PAGE 486.

In nomine et individus Trinatis, Patris, et Filii et Spi- ritus Sancti. Amen.

Noverint universi et singuli, has présentes litteras sive hoc prsesens publicum transsumpti instrumentum visuri, lecturi, pariter et audituri, quod nos Hieronimus, misera- tione divinâ tituli sancti Blasii de annulo Sacras Romanae Ecclesiae Presbyter Cardinalis, Pamphilius nuncupatus, Sanctissimi Domini nostri Papse Vicarius Generalis, Ro- manaeque Curiae ejusque districtus Judex ordinarius, vidi- mus, legimus et diligenter inspeximus diversas infra scriptas litteras apostolicas :

« Sixtus episcopus , servus servorum Dei, ad perpetuam rei memoriam.

« Super spécula militantis Ecclesiœ, Domino disponente qui cuncta imperat, cuique omnia obediunt (quamquam sine nostris meritis), constituti, salutis operibus intenti, de his continua sollicitudine excogitamus, per quse nostrae propitiationis auxilio iis, qui monasticam vitan suscepe- runt, eamque reformant, salus perveniat...

« Et ut ad diversa loca eorum institutio et regularis dis- ciplinai observantia propagetur, alia loca erigi et institui

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concedimus, prout regum et christianorum vota exposcunt, et nos conspicimus in Domino salubriter expedire.

« Sanè pro parte dilectorum flliorum abbatis et conventus monasterii Beatse Mariœ de Fulliens, cisterciensis Ordinis, Rivensis diœcesis, nobis nuper exhibita petitio continebat, quod alias postquam accepissemus, in dicto monasterio ins- titutionem et disciplinam monasticam in longe meliorem formam restituerant , ipsique in laboribus, jejuniis, ora- tionibus, carnis maceratione et mortificatione , aliisque pœnitentialibus operibus, strictiorem aliis monasteriis dicti ordinis regulam S. Benedicti observabant, necnon ritus, mores, vitse normam et reformationem ad arctiorem regu- laris disciplinas observantiam in dicto monaslerio intro- ductam reduxerant. Nos, ritus, mores, vitas normam et reformationem hujusmodi, dummodo sanis consonibus et Concilii Tridentini decretis et S. Benedicti régulas, aucto- ritate apostolicâ approbatse, contraria non essent, dicta auctoritate confirmamus, prout in nostris desuper confectis litteris plenius continetur.

« Cùm autem, clivino inspirante numine, jam centum et quadraginta monachi ipsam reformatam regulam professi, multi vero in eodem monasterio novitii existant, charissi- musque in Christo filius noster Henricus Francorum rex christianissimus, ac dilectus filius nobilis vir Henricus Dux de Retz, aliique pii ac probi viri, gratum hujus vitas odo- rem sentientes, hoc vetustum vivendi genus, et laadabilem regularis disciplinas observant iam per universum Gallise regnum, illique per loca et terras spargi atque effimdi sum- mopere peroptent; quia tamen (sicut eadem petilio .subjun- gebat) istius arctioris regube approbatio citra prsefatum monasterium nequaquam extenditur, praBdicti abbas et con- ventus, piis prsedictorum régis et ducis ac proborum viro- runi votis liac in parte satisiacere non possunt, ni^i nostra et Sedis apostolicas licentia eis desuper suiî'ragetur.

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« Quare pro parte abbatis et conventûs prsedictorum Nobis fuit humiliter supplicatum , quatenus prsedictse religionis reformatas propagationi, ac alias in praemissis opportune providere de benignitate apostolicâ dignaremur.

« Nos igitur eumdem abbatem et conventûs hujusmodi singulares personnas... ut quos cumque ex monachis ipsam strictiorem regulam professis, quos duxerint eligendos et deputandos, tam ad hoc per totum Galliae prsedictum, quam alia régna et respublicas, mundique partes universas, prout eis visum est mittere ; ipsique sic missi in regnis, rebus- publicis et dominiis prsedictis, ac quibuscumque eorum civitatibus, terris atque locis, aliisque mundi partibus, qusecunque tam virorum quam mulierum monasteria, prio- ratus, praeposituras et decanatus, ac alia noncupanda loca congregationis Fuliensis etiam nuncupandse ejusdem Cis- tenciersis ordinis, protationem abbatibus, abbatissis, prio- ribus, praepositis, decanis, conventibus et aliis superioribus et personis ejusdem congregationis qui inibi divinis laudi- bus et obsequiis insistere, acjusta regularia congregationis sic reformatée instituta vivere debeant, fundare, erigere et instituere, ac etiam per illos ejusdem vel alterius cujus- cumque ordinis fundata et erecta, ex eorum, ad quos spec- tat vel spectabit, concessione, diœcesanorum locorum, vel quorumvis aliorum licentia desuper minime requisita nec expectata novitiosque in eis recipere et receptos, ac ipsa monasteria ingressos ad professionem, per dictos monaste- rios emitti solitam, admittere... tenore praesentium conce- dimus et impartimur.

« Necnon praedicto de Fulliens et quibusvis aliis dictse congregationis pro tempore erigendis seu jam erectis mo- nasteriis, prioratibus... tam virorum quam mulierum, ut omnibus et singulis privilegiis, immunitatibus, exemptio- nibus, libertatibus, praerogativis, concessionibus, facultati- bus, indultis, indulgentiis etiam plenariis, et peçcatorum

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remissionibus, relaxationibus, cceterisque gratiis tam spi- ritualibus quam temporalibus prsedicto ordini ac congrega- tionibus sub illo institutis,... uti, potiri, et gaudere libère et licite... auctoritate et tenore praemissis perpetuo indul- gemus.

« Datum Romse apud sanctum Marcum , anno Incarna- tionis Dominicae millesimo quingentesimo octogesimo sep- timo, Idibus Novembris, Pontificatus nostri anno tertio.

« A. Bergerius. Loco Bullce plumbeœ. »

page 134

Formule des vœux solennels, prononcée par les novices Feuillants au jour de leur profession.

Jésus f Maria

Professiones Novitiorum omnium qui vota sua solemni- ter emiserunt in Monasterio Sancti Benedicti, Tolosani, Congregationis Beatse Mariae Fuliensis, Ordinis cistercien- sis, à kalendis novembris, anni millesimi sexcentissimi septuagesimi sexti.

I. Au nom deNostre Seigneur Jésus-Christ : Ainsi soit-il.

L'an de la Nativité d'iceluy mil six cent septante et sept, le huictiesmeiour du mois de décembre, moy frère Esprist de Sainte-Marie , surnommé au siècle Bélingue Donat , natif du Nef en Dauphiné, du diocèse de Gap, promets ma stabilité et la conversion de mes mœurs, et obéissance selon la règle de Saint-Benoist et les constitutions de la con- grégation de Notre-Dame de Feuillant , de Tordre de Cî- teaux, devant Dieu et tous ses saints, desquels il y a des reliques en ce lieu, édifié en l'honneur de saint Benoist , en présence du Révérend Père Dom Estienne de Sainct- Bernarc?, Prieur de ce Monastère.

F. Esprist de Saincte-Marie- Donat.

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1684. In nomine Domine nos tri Jesu Christi. Amen.

Anno à Nativitate ejusdem millesimo sexcentesimo octo- gesimo quarto die vigesimâ quartâ mensis junii, ego Frater Joannes Baptista à Sancto Nicolao, cognominatus in saeculo Bourgnon, civitatis et diœcesis Pictaviensis cleri- cus, proraitto stabilitatem meam et conversionem morum meorum et obedientiam secundum regulam Sancti Bene- dicti et constitutiones congregationis Beatse Marise Fu- liensis, Ordinis cisterciensis, coram Deo et omnibus Sanc- tis ejus, quorum reliquiae habentur in hoc loco constructo in honorem Sancti Benedicti, in praesentiâ Reverendi Do- mini Bernardi à Sancto Petro, prioris ejusdem monasterii.

Frater Joannes Baptista, à Sancto Nicolao.

(Archives de la préfecture de la Haute-Garonne, liasse : Feuillants et Feuillantines .)

Nqte D, page 259. Le Serment des Seize.

Voici, d'après Cayet (Pierre- Victor-Palma) , dans sa Chronologie novenaire (1606) , quel fut le serment des Seize :

« Nous jurons et promettons, sur les saints Evangiles, au nom du grand Dieu vivant, rigoureux vengeur du parjure, que, sans nous départir de la due et légitime obéissance que nous devons au roy , tant qu'il se montrera catholi- que, et qu'il n'apparaistra favorisant les hérétiques , nous employer d'oresnavant , franchement et volontaire- ment, tant que de nos vies, que de nos biens, pour conser- ver la religion chrestienne, catholique, apostolique et ro- maine, que tant d'ennemis veulent détruire, et pour

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conserver ceste monarchie française, qu'elle ne tombe en la domination d'Henri de Bourbon , prince de Béarn, héré- tique, relaps , excommunié, et Y entretenir en son entier comme nos prédécesseurs nous l'ont laissée, résolus de mourir plus tôt que l'hérétique y commande et que Y Estât soit démembré. »

Note E, page 391 . Notice historique sur l'abbaye d'Orval.

L'abbaye à1 Orval se trouvait sur les confins de la Belgi- que, de la France et du Luxembourg : elle dépendait de la Belgique.

Son nom lui vint de la vallée elle fut bâtie, et qu'on appelait Val-d'Or (aurea vallis) , et dont on fit Orval. La vallée elle-même tirait ce nom d'une fontaine, à origine mystérieuse, d'après les récits populaires, qui fut, plus tard, enclavée dans l'intérieur du monastère et qui ne cessa d'y couler.

Cette vallée formait la gorge la plus sauvage de l'antique forêt de Chiny.

Des ermites vinrent s'y établir du sixième au onzième siècle; des Bénédictins, venus delaCalabre, leur succé- dèrent de 1070 à 1110. En 1110, des chanoines réguliers prirent leur place jusqu'en 1131. A partir de cette époque jusqu'en 1793, Orval fut occupé par des religieux de Cî- teaux, envoyés par saint Bernard lui-même '.

L'abbaye fut dotée par les comtes de Chiny à partir de 1124. Par leurs dons et ceux des fidèles, elle posséda, à un moment donné, de très grands revenus.

1. Berthels Respublica Luxemburgensis , p. 208. Bertho- let, t. III, pp. 220, etc.; idem, t. III, preuves col. L.

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La nomenclature en est indiquée dans un manuscrit fort curieux, intitulé : Livre des pied-terriers de la maison d'Orval, composé par ordonnance de Monseigneur Dom Albert de Meuldres, très révérend abbé et seigneur d'Orval, Tan 1745, avec cette épigraphe : Qui terre a, guerre a; qui n'a, pis a. '.

D'après cet inventaire authentique les terres, prairies, pâturages, bruyères, étangs, moulins, brasseries, maisons, bâtiments, dîmes, cens, péages, rentes en argent ou en nature, donnaient annuellement, à cette date, plus de douze cent mille francs de revenu.

Les religieux emplo3'aient scrupuleusement ces richesses en abondantes aumônes et en exerçant largement l'hospi- talité.

Certaines aumônes se distribuaient tous les jours, d'au- tres toutes les semaines et tous les mois. Les premières pro- venaient des revenus ordinaires de l'abbaye ; les autres de diverses fondations, qui affectaient habituellement des anni- versaires.

Elles consistaient en vivres, en bois et en médicaments. Les malheureux et les malades qui venaient les solliciter étaient reçus dans une vaste cour, appelée des communs, et située à l'entrée du monastère.

Un auteur contemporain et oculaire, M. Cyprien Merjay, avocat au conseil suprême de la province de Luxembourg, écrivait dans un de ses manuscrits, à la date de 1782 :

i. Au verso de ce manuscrit se trouve un aphorisme qui, probablement, devait être peu goûté des procureurs et no- taires de l'abbaye. Par politesse, nous ne le traduirons pas :

« Ignorantia notariarum, et multo magis malicia, messis est advocatorum ; clausulas ambiguas et problematice dis- putabiles instrumentis inserendo , notarii ponunt ova quse , multis partium sunptibus, fréquenter omnium jacturâ, excu- bantur ab advocatis et procuratoribus. »

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« Combien de bouches, les unes contractées par la faim, les autres ouvertes par la soif, se sont refermées contentes et saturées! Combien de fois j'ai vu les chaudières des bras- series vides en un instant, puis, l'instant d'après, bouil- lonner de nouveau, pour être encore épuisées immédiate- ment! Combien de fois j'ai vu cette pharmacie, si vaste, si bien approvisionnée, se vider de drogues pour soulager l'humanité! Combien de fois j'ai admiré l'activité des bou- langers à chauffer ces fours nombreux et vastes, pour four- nir largement aux besoins des pauvres innombrables qui accouraient, de tous côtés, à la porte la plus hospitalière du pays ! Que de pauvres femmes, escortées d'enfants hâves, j'ai vues s'en retourner chargées de hottes remplies de provisions !

« A la vue d'une fourmilière, dans un bois, le voyageur s'arrête et admire cet étonnant spectacle; et moi aussi j'ad- mirais les membres de cette fourmilière humaine qui, par sauts et par bonds, retournaient dans leurs cabanes rassa- siés et contents. »

L'hospitalité, dans la riche et charitable abbaye, était en rapport avec les aumônes. Un vaste bâtiment lui était affecté. On l'appelait le Vieux quartier ; il renfermait le pavillon des Hôtes, celui des Etrangers , et celui des Lames. Quiconque se présentait, sans même être obligé de dire son nom, était reçu, bien accueilli, très convena- blement hébergé pendant trois jours au moins. Les hôtes de distinction y étaient traités d'une manière princière.

Les abbés d'Orval étaient seigneurs et jouissaient des droits considérables attachés, en ce temps-là, à ce titre. De plus, en vertu d'une charte de Philippe IV, roi d'Es- pagne, donnée à Bruxelles le 10 février 1623, les religieux d'Orval « continuaient, comme d'ancienneté, à jouir du droit de haute et basse justice sur toutes les terres, vil- lages, métairies, bois, appendances et dépendances de leur

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juridiction primitive; il les autorisait, en conséquence, à former corps et siège de justice et à ériger signes pati- bulaires, en la même forme que lui-même et les autres haut-justiciers, sous la seule réserve de la souveraineté et du ressort, et à la condition que cette haute justice serait tenue en fief des duché de Luxembourg et comté de Chiny. »

Cette abbaye produisit des écrivains, des historiens, des médecins, des chirurgiens, et des artistes en grand nombre.

"Un plan de 1760 reproduit, à vol d'oiseau, le magnifique ensemble des constructions, des tours, et des terrasses qui la composaient. Les bâtiments, au nombre de vingt au moins, et dont quelques-uns étaient immenses, occupaient, au fond du vallon, un gigantesque quadrilatère de 22,500 mè- tres carrés. Sur la droite et sur la gauche de ce dernier s'élevaient cinq terrasses en triple amphithéâtre. Et tout ce vaste espace était entouré d'une ceinture claustrale des plus solides, hérissée çà et de tourelles et d'échauguettes.

Le plan, à son angle gauche et au milieu du feuillage d'un bois, reproduit les armoiries de la célèbre abbaye : sur fond argent, un soleil levant sur une mer agitée ; deux palmes encadrent les trois quarts de l'écusson de bas en haut ; sur le haut, à droite, une mitre ; à gauche, une crosse ; une tête d'ange avec deux ailes occupe le sommet.

L'antique, puissante et charitable abbaye ne devait pas trouver grâce, quoique sur une terre étrangère, devant la Révolution française.

Elle fut pillée, le 30 juin 1792, par trois cents soldats de Lafayette, et le 17 mai 1793 par 1,500 hommes, sous le commandement du général Beauregard.

Le 23 juin 1793, le général Loyson la fit bombarder. Im- puissant à la détruire avec les boulets et les bombes, le représentant de la République fit garnir toutes les salles et toutes les cellules de grandes quantités de bois, sous lequel il fit placer des obus. Le feu fut allumé de toutes parts, et,

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malgré cet immense brasier et les détonations effrayantes des obus, il fallut huit jours au terrible incendie pour dé- vorer la vaste abbaye ! .

Une bande de trois mille campagnards, conduite par un apostat, vint achever de détruire ce que le feu avait épargné.

C'est de cette abbaye que serait sortie la fameuse pro- phétie connue sous le nom de prophétie d'Orval.

Note F, page 420.

Lettre au cardinal Montalto (Traduite de l'italien).— Le saint visite les Pères Feuillants.

« Turin, 21 juin 4622.

« Monseigneur illustrissime ,

« J'ai reçu, avec la très humble révérence que je dois, la lettre de Votre Seigneurie illustrissime du vingt et unième de mai, laquelle m'a rencontré entièrement prompt et rempli d'allégresse pour vous obéir. Mais c'est la vérité que j'ai été très inutile aux Pères Feuillants; car ils se sont comportés en leur chapitre général avec tant de piété, avec tant de paix, d'union et de tranquillité, que je n'ai eu aucune occasion de les servir, comme Votre Seigneurie illustrissime me le commandait, et comme je le désirais ardemment.

« Ils ont promu à la charge de général un personnage si orné de lumières, d'érudition et de prudence, qu'ils ne pouvaient faire une meilleure élection2. Il a très bien nié-

4 . Rapport d'Harmand (de la Meuse), Moniteur du 2 juin 4793. 2. C'est le P. Jean de Saint-François; il ût imprimer, en 4624, une vie de saint François de Sales, son ami..

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rite de la sainte théologie, car il a traduit beaucoup fa livres de grec en latin, comme il se voit au second tome de saint Grégoire de Nysse. La traduction française qu'il a faite de saint Denys Aréopagite, avec de très belles annota- tions, est connue par tout le royaume. Il écrit encore avec une merveilleuse éloquence et une singulière clarté pour la défense de la sainte foi contre les hérétiques de ce temps. « Et pour ce, je ne doute pas que cette élection ne soit très agréable à Votre Seigneurie illustrissime, laquelle, pour ne point l'entretenir plus longtemps avec des termes mal polis et grossiers, je supplie de me permettre que, comme elle m'a recommandé cette congrégation, je la re- commande semblablement avec une profonde révérence à son affection, et à sa très amoureuse charité. Je vous baise très amoureusement les mains, et vous souhaite du ciel les félicités que souhaite pour soi-même, Monseigneur illus- trissime, votre très humble. »

Lettre au cardinal Borghèse (Traduite de l'italien). Le saint lui fait part de sa lettre au pape Grégoire XV.

« Turin, 21 juin 4622.

« Monseigneur illustrissime,

« Comme j'étais ces jours passés à Pignerol, pour assister à la célébration du chapitre général des Pères Feuillants, j'ai été convié par Votre Seigneurie illustrissime, par votre vicaire général, et encore Msr le Nonce, qui est en ces quartiers, d'administrer le sacrement de confirmation... Quant au chapitre général qui y a été célébré, je puis dire avec vérité que je n'ai jamais vu assemblée plus modeste, plus religieuse, ni la paix reluisît avec plus d'éclat qu'en celle-là.

- 465 -

« On y a fait l'élection d'un général doué d'une doctrine éminente, d'une prudence rare et d'une singulière piété, et cette élection a été faite quasi par le concours de tous les suffrages. Je m'assure que Votre Seigneurie illustrissime aura pour chose fort agréable de le voir favorablement quand il se rendra à Rome l'automne prochain, parce que c'est une personne d'un très grand mérite, et qu'il a servi et servira encore l'Église par ses doctes écrits, et, d'ail- leurs, parce qu'ayant été créé général au monastère de Votre Seigneurie illustrissime, il se promet et attend beau- coup de votre protection.

« Je remercie très humblement Votre Seigneurie illus- trissime de ce qu'elle a daigné me commander, et se servir de moi en cette petite occasion, car c'est la plus grande gloire que je pouvais espérer. Je lui baise très humblement les mains, et prie Notre-Seigneur qu'il , répande sur elle toute sorte de sainte prospérité, selon la plénitude des désirs, Monseigneur illustrissime, de votre très humble. »

Lettre au cardinal Ludovisio (Traduite de l'italien). Le saint rend compte de sa visite aux Pères Feuillants.

« Turin, 21 juin 1622.

« Monseigneur illustrissime ,

« L'assurance que les Pères Feuillants m'ont donnée de l'amour et de la faveur que Votre Seigneurie illustrissime porte à leur congrégation m'oblige de vous exposer com- ment Sa Sainteté ayant trouvé bon de m'établir président de leur dernier chapitre général, j'ai rencontré parmi eux une concorde et une piété si rares, que j'ai été touché en moi-même d'un particulier sentiment d'obligation de louer

30

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infiniment la majesté divine, qui a communiqué à des hommes mortels une si douce et aimable paix d'esprit.

« De plus, ils ont fait l'élection d'un général avec toute la maturité et le discernement qu'on pouvait désirer; car ils ont jeté les yeux sur un personnage en qui un savoir exquis, une prudence non commune et une excellente piété s'allient admirablement.

« Ses rares écrits en fournissent la preuve évidente, Dieu s'étant servi de sa plume pour donner un nouveau lustre à la sainte doctrine catholique, par les utiles traductions qu'il a faites de quelques Pères grecs, et par les très beaux livres qu'il a composés pour la réfutation des hérésies de ce temps; aussi ne doutai-je- point que Votre Seigneurie illus- trissime ne soit très satisfaite de cette élection et de l'heu- reuse issue du chapitre. Je me promets encore qu'elle continuera sa faveur à cette congrégation, et je l'en sup- plie très humblement, et baisant très révéremment vos sacrées mains, je prie Dieu qu'il vous donne toute sainte prospérité. C'est l'ardent désir de celui qui est, Monsei- gneur illustrissime, de Votre Eminence, le très humble, etc. »

Lettre au cardinal Bandlno (Traduite de l'italien). Le saint répond qu'il règne un parfait accord entre les membres de cette maison.

« Turin, %\ juin 1622.

« Monseigneur illustrissime ,

« La lettre qu'il a plu à Votre Seigneurie illustrissime de m'éciïre, en date du six mai, m'oblige de mettre la plume à la main pour vous assurer que le chapitre général des Pères Feuillants a été tenu avec tant de paix et un si par- fait accord des esprits et des volontés, que ces braves reli-

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gïeux me semblaient plutôt une assemblée d'anges que d'hommes mortels.

« Il ne s'est vu entre eux ni discorde, ni dispute, ni la moindre contradiction, pas même à l'élection du général, qui a été faite aux applaudissements de tous et par le con- cours presque universel des suffrages, comme cela devait être en effet, puisqu'ils faisaient choix d'un personnage dont le savoir est très éminent , la probité exquise et la prudence admirable, et dont les travaux ont été très heu- reusement et utilement employés pour la propagation de la sainte foi catholique, et quelques traités qu'il a écrits con- tre les hérésies de ce temps; de sorte qu'il n'était pas nécessaire que l'autorité apostolique intervînt en un cha- pitre si bien disposé.

«Et, toutefois, puisque le commandement de Sa Sain- teté l'a ainsi ordonné, j'ai assisté à tous les actes capitu - laires qui ont été faits, et en rends compte à Votre Seigneu- rie illustrissime, vous suppliant de toute mon affection, que, comme vous avez toujours honoré de votre faveur cette congrégation, il vous plaira de lui continuer la même bienveillance et la même protection, afin qu'elle aille tou- jours persévérant et croissant en la sainte observance de la discipline religieuse.

« Je baise très humblement les mains de Votre Seigneurie illustrissime, et prie Dieu... »

Catalogue des Abbayes et des Maisons que la Congre- galion des Feuillants possédait en France avant la Révolution.

1. L'Abbaye de Notre-Dame de Charité, des Feuillants, commença la réforme de la Congrégation, en 1577.

2. La Maison de Saint-Bernard de Paris, fondée en 1587 .

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3. La Maison de Saint- Antoine de Bordeaux, fondée en 1589.

4. La maison de Saint-Benoit de Toulouse, fondée en 1595.

5. La Maison de Notre-Dame d'Our ville, en Normandie, diocèse de Rouen, fondée en 1603.

6. L'Abbaye de Saint-Menin-les-Orléans , fondée en 1608.

7. L'Abbaye de Notre-Dame-de-Celles , enBerry, diocèse de Bourges, fondée en 1612.

8. La Maison de Fontaine-Saint-Bernard-les-Dijon, diocèse de Langres, fondée en 1614.

9. La Maison de S aint- Bernard de Blérancourt , en Picardie, diocèse de Soissons, fondée en 1614.

10. La Maison de Saint-Etienne du Plessis-Piquet-les- Paris, fondée en 1615.

11. La Maison de Saint-Bernard de Poitiers, fondée en 1615.

12. La Maison de Saint-Martial de Tulle, fondée en 1616.

13. La Maison de Saint-Pierre de Rouen , fondée par Louis XIII en 1616.

14. La Maison de Saint-Bernard de Châlillon-sur-Seine, diocèse de Langres, fondée en 1618.

15. La Maison de Saint-Charles de Lyon, fondée en 1619.

16. La Maison de Saint-Louis de Tours, de fondation royale, en 1619.

17. La Maison de Saint-Bernard d'Amiens, fondée en 1619.

18. La Maison de Saint-Martin de Limoges, fondée en 1622.

19. La Maison de Saint-Bernard de Soissons, fondée par le maréchal d'Estrées en 1626.

20. L'Abbaye de Notre-Dame du Val-les- Paris, fondée par Henri IV en 1629.

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21. La Maison de L' Ange-Gardien, au faubourg Saint- Michel, à Paris, fondée en 1G32.

22. L'Abbaye de Notre-Dame de Belle-Fontaine, au dio- cèse de la Rochelle, fondée en 1642.

23. La Maison de Marseille, fondée en 1647.

24. La Maison à'Aix, en Provence, fondée en 1658.

Etat de l'abbaye des Feuillants avant le 14 octobre 1791. Chapelle de Notre-Dame de Charité et sa statue mi- raculeuse. — Les biens- fonds de l'abbaye; son pillage et sa destruction ; vente de ses biens.

Le relâchement, qui s'était malheureusement introduit dans trop de monastères, n'avait point atteint, d'après les traditions que nous avons pu recueillir, l'abbaye des Feuil- lants. L'esprit de Jean de la Barrière y vivait toujours. Pourtant, d'après le dire de certains vieillards, de saintes âmes disaient de temps en temps : Feuillants, Feuillants, il ne restera pas de toi pierre sur pierre!

Était-ce une prophétie? était-ce une condamnation? Nous ne pouvons accepter cette dernière interprétation. La mémoire des religieux Feuillants, en effet, s'éteignit dans le respect et l'honneur. Le pays qu'ils habitèrent ne fut affligé d'aucun scandale. La charité, jusqu'à leur départ, fut pratiquée par eux d'une manière constante et géné- reuse ; ils secouraient un village presque entier et les pau- vres de la contrée.

Leur monastère, à cause de son importance et du nombre ordinaire des religieux (ils étaient trois cents avant 1791), avait de nombreux et vastes bâtiments. Leur caractère, si on en juge d'après les quelques ruines qui existent encore, était la simplicité et la grandeur. Voici, d'après une notice

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faite par un des premiers acquéreurs de l'abbaye, quelle était leur disposition :

« On entrait dans le monastère par une grande cour. Le pavillon abbatial, qui occupait tout un côté de la vaste cour, était en face et cachait les bâtiments claustraux, qui venaient ensuite.

« Ce corps était composé d'un rez-de-chaussée, d'un pre- mier et second étage. Au bas de l'escalier, qui conduisait du rez-de-chaussée dans le cloître, on apercevait deux corps de bâtiments immenses qui s'appuyaient aux deux bouts du pavillon abbatial. Celui de droite, qu'on nommait le Noviciat, était seulement bâti depuis trente ans. Un grand nombre d'appartements pour les étrangers et les dignitaires de l'Ordre existaient au premier étage. Un immense réfec- toire occupait le rez-de -chaussée. Les novices, les profès et les autres religieux étaient logés au second étage.

« L'aile gauche renfermait une superbe église à trois nefs et voûtée en ogive. Un beau clocher s'élevait au milieu, et deux grandes tours carrées, à cinq étages, étaient placées à l'entrée et communiquaient entre elles par une grande ga- lerie en pierre et à balustres.

« De ce côté aussi étaient les salles des chapitres géné- raux et des chapitres particuliers de la maison. Un dortoir et les cellules des religieux de cette nombreuse commu- nauté étaient aussi dans cette aile. Une riche bibliothèque occupait aussi tout le second étage. Le cloître était moderne et très vaste1. »

La belle église dont on vient de faire la description ren- fermait le fameux sanctuaire de Notre-Dame de Charité, si cher à tout l'ordre des Feuillants. La statue de la très sainte Vierge, qu'on y vénérait, était miraculeuse. Le trait

*. Notice historique sur l'arrondissement de Muret, par M. V. Fons. Toulouse. 1852, pp. 202 et 203.

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suivant, rapporté par un auteur catholique', en donne une preuve éclatante.

Les habitants de Labastide et de Bérat, dans l'ardeur de la plus vive animosité, allaient en venir aux mains. Déjà la foule s'avançait de part et d'autre. Une partie débordait des bois qui environnaient Bérat ; l'autre descendait en tumulte les pentes rapides qui conduisent de Labastide au petit vallon des Feuillants. Les moines, justement effrayés de cette attitude menaçante, recoururent sans retard à leur puissante Patronne. Le Père abbé, pieusement inspiré, or- donna une procession solennelle il prescrivit de porter l'image vénérée de Notre-Dame de Charité. Les cloches du monastère s'ébranlent, et les religieux, sortant de l'église, se dirigent vers le lieu du combat.

A la vue de ces anges de la terre, à l'audition des chants sacrés, à la vue de l'image vénérée de la Mère de Dieu, sor- tant pour la première fois, la fureur se calme peu à peu dans les deux populations , et un saisissement religieux gagne les âmes. On s'approche instinctivement, on envi- ronne les religieux. Ceux-ci, dans une dernière inspiration, se jettent à genoux et lèvent leurs bras suppliants vers la sainte image. Un silence profond se produit dans la multi- tude. Subitement des cris se font entendre. 0 prodige ! l'Image vénérée verse des larmes! La foule subjuguée se jette à genoux à son tour, et, saisie d'une frayeur mysté- rieuse, s'anéantit dans la poussière. Au milieu des sanglots, un cri puissant s'élève de tous côtés : Paix! Paix! Et les deux peuples jurent devant Celle qui venait d'opérer un pareil prodige de s'aimer à l'avenir.

Le sanctuaire de Notre-Dame de Charité était en vénéra- tion, non seulement aux Feuillants et dans tout l'ordre,

L A. Egron, le Cultede la Sainte Vierge clans toute la catho- licité.

472

mais encore dans le pays et à une grande distance. On y chantait une messe tous les samedis ; il s'y rendait habi- tuellement un assez grand nombre de personnes. Le con- cours y était surtout considérable le 8 septembre, pour la fête de la Nativité de la très sainte Vierge. Les environs du couvent, comme les sanctuaires les plus célèbres de nos jours, regorgaient de pèlerins ; des tentes et des abris étaient dressés de tous côtés ; il s'y vendait de grandes quan- tités d'images et de médailles de Notre-Dame de Charité.

Les religieux honoraient aussi d'un culte spécial saint Biaise, leur patron. Une chapelle, fort remarquable par ses sculptures, lui était consacrée1.

Les possessions de l'abbaye étaient considérables. Depuis longtemps déjà, du temps de Grégoire VIII, en 1187, les religieux possédaient d'importants domaines sur les bords du Toucâ et de la Louge. Par des donations successives , ils étaient devenus propriétaires de tous les terrains qui allaient du monastère à Peyssies. On assure qu'une belle allée , ombragée d'arbres magnifiques et d'une longueur de cinq kilomètres, conduisait les religieux et les étran- gers de l'abbaye à la voie romaine, qui passait à son extrémité.

Du reste, la vente de leurs biens, que nous allons indi- quer à la fin de cette notice, nous fixera sur leur nombre et leur valeur.

». Quelques épaves de cette richesse artistique subsistent encore aujourd'hui. L'église paroissiale de Bérat a deux cha- pelles avec autels, rétables, encadrements, ornées de ces pré- cieuses sculptures.

La statue de saint Biaise, faite de deux blocs de chêne et entourée d'un encadrement ravissant de grâce et de délica- tesse, se trouve, depuis dix ans, dans la nef de Téglise ds La- bastide-des-Feuillants.

Un sculpteur a déclaré que Paris, comme richesse et fini d'exécution, ne possédait rien de pareil.

473

Les religieux, avant d'avoir reçu Tordre d'évacuer leur monastère, entendaient gronder l'orage. Le Père abbé, prévoyant ce qui allait advenir et de leurs vies et de leurs biens, voulut essayer de conserver à l'Église et aux pauvres ces nombreuses terres, dont lui et ses religieux ne se con- sidéraient que comme les usufruitiers. Il proposa à un digne chrétien des environs de lui vendre les Feuillants, à la condition de le restituer dans des temps meilleurs. Par délicatesse de conscience, il ne crut pas pouvoir accep- ter cette proposition.

Cependant, les événements se précipitaient avec la rapi» dite de la tempête. L'ordre fut donné par le gouvernement révolutionnaire de faire évacuer les couvents. Le 14 octo- bre 1791, les citoyens N..., N... , envoyés parle district de Muret, se présentèrent à l'abbaj-e et la firent évacuer. Les re- ligieux, l'âme brisée, mais fermes devant leur sombre avenir, durent défiler devant eux.

Tous furent des confesseurs, des exilés ou des martyrs. Les vieillards nous ont raconté que deux d'entre eux, frères de naissance, étant sur le point de passer la frontière espagnole, ne voulurent pas sauver leur vie au prix d'un léger mensonge, qu'un garde humain les suppliait de pro- noncer. Immédiatement arrêtés, ils furent dirigés sur Tou- louse et y furent guillotinés.

Le bruit s'étant répandu que le couvent était évacué et que les religieux y avaient enfoui leur trésor, on vit arri- ver, de tous les côtés , des bandes munies de pioches , de haches, de barres de fer, etc. Dans quelques jours tout fut fouillé, percé, horriblement dégradé. N'ayant trouvé nulle part le trésor si ardemment convoité , la populace tourna sa fureur contre l'église et les bâtiments , et emporta tout ce qu'elle put. Les premiers acquéreurs des Feuillants firent démolir ce que le pillage avait épargné.

Aujourd'hui, après quatre- vingî-dauze nus. il ne subsiste

474

presque plus rien de la grande et belle abbaye. Quelques ruines informes semblent unir leur tristesse à la solitude du vallon pour pleurer celle qui fut, pendant plus de six cents ans, la reine de ces lieux.

Heureusement que , dans les desseins de la Providence, les tempêtes de l'impiété ressemblent à celles de la nature. Celles-ci, malgré leurs ravages, purifient les airs et trans- portent quelquefois, d'un monde à l'autre, de rares et pré- cieuses semences.

La tempête révolutionnaire, qui n'est autre que la vio- lente ou perfide persécution , purifie l'atmosphère de l'Église, enlève les nuages qui empêchent de bien voir le ciel, redonne au soleil de la foi toute sa force et son radieux éclat, relève les âmes et ranime en elles l'amour de Notre- Seigneur Jésus-Christ. Et si le vieux tronc qui portait en- core d'admirables fruits de chasteté, d'obéissance, de pau- vreté et de pénitence est brisé et déraciné dans un lieu, les vents, conduits par les saints Anges, recueillent l'impéris- sable semence, et vont la déposer dans un autre coin de l'Eglise, pour y produire une nouvelle jeunesse et une nou- velle fécondité.

ARCHIVES DE LA PREFECTURE DE LA HAUTE-GARONNE

Cahier ixtitulé : Vente des biens de première origine.

5 décembre 1791. La ci-devant abaye (sic) des Feuil- lants : église, cour, la métairie de Saint-Martin, garenne et enclos, dans la commune de Labastide: adjudica- taire : Sarrans, adj 61,700f »

47â

Tue métairie dite le Bois-du-Touch, dans la susdite commune; adjudicataire :

Chàboton, adj 92,000 »

Un moulin à deux meules, sur la ri- vière du Touch, au même lieu; adjud. : Chaboton, adj 13,600 »

1G janvier 1792. A Roques, un moulin sur bateau, maison et jardin; adjud. : Guil- laume Sarrebeyrouse, adj 6,100 »

7 mars 1792. A Roques, un ramier; adjud. :

François Faurê, adj 2,500 »

11 juin 1792. Maison Palier, forge et outils,

dans Labastide ; adjud. : Fort, adj 2,100 »

Un moulin à vent, au même lieu ; adjud. : Jean Laude, adj 6,600 »

30 juin 1792. La métairie du Bois-du-Touch,

au même lieu; adjud. : d'Hérisson, adj.. 92,000 »

11 juin 1791. Moulin à deux meules, dit des

Hermitats; adjud. : Favaron, adj 18,000 »

11 février 1791. Métairie de Coulombonies: jardin, pré, terre labourable, au Bois-de- IChPierrë; adjudic. : Corbière aîné, adj. 38,955 »

Idem. Métairie de Baulin, au même lieu ;

adjud. : Pénant, adj 14,200 »

13 février 1791. Vigne, au même lieu;

adjud. : Peissies, adj 1,125 »

Idem. Vigne, au même lieu; adjud. : Cor- bière cadet, adj 973 88

Ide?n. Terre labourable, à Peyssies; adju. :

Lupau, adj 1,300 »

20 mars 1791. Moulin à eau, pré, terre, jar- din et sol, à Peyssies; adjud. : Lafontan, adj 26,300 »

25 mars 1791. Métairie et Maison de la

470

Tour, à Sainte-Araille ; adj. : Sarrans,

adj 17,538 »

Idem. Métairie dite de Bordeneuve, au

même lieu; adjud. : Lanserville, adj 16,100 »

Idem. Métairie dite le Grand-Fourquet, au

même lieu; adjud. : Tachoires, adj 17,000 »

Idem. Métairie dite du Pelit-Fourquet, au

même lieu; adjud. : Lalby, adj 10,300 »

Idem. Métairie dite le Capéran, au même

lieu ; adjud. : Pères, adj 8,050 »

Idem. Moulin à vent, jardin, terre labou- rable, au même lieu; adjud. : Anglade, adj 8,050 »

Idem. Forge, jardin, au même lieu; adjud. :

Car salade, adj 500 »

3 avril 1791 . Domaine de la Grange, à Peys- sies; adjud. : Gongu, Sauné et Tou- leme, adj 90,800 »

Idem. Droits fonciers des Feuillants sur la mupte (sic) de Peyssies; adjud. : com- mune de Peyssies, adj 6,400 »

Idem. Métairie de l'Isle-Marin et Bousquet,

à Labrande; adjud. : Boyssat, adj 38,300 »

Idem. Métairie de Grangette, avec mai- son, forge, outils, terre labourable, à Sénarens ; adjud. : Bourdoncle, adj.. . . 7,900 »

Idem. Bois taillis, au Fousseret; adjud. :

Espagnol, adj 500 »

Idem. Métairie de Bécasse, granges, écu- ries, terres labourables, vignes, bois, à Gratens ; adj ud . : Bucousse , Barousse, etc., adj 33,000 »

1er mai 1791. Vigne, au B;)is-de -la-Pierre;

adjud. : Lavesan, ^V] 7.801 »

477 -

Idem. Vigne, au même lieu; adjud. : La-

vesan, adj 6,000 »

Idem. Vigne, pré, au même lieu; adjud. :

Bupau, Pradelle, adj 2,655 17

10 juillet 1791. Terres friches, à Gratens;

adjud. : Maiibareit, adj 410 »

2 août 1791. Métairie d'Aust, à Monlaigut;

adjud. : Vidian Miégeville, adj 13,981 34

1er juillet 1791. Deux métairies dites l'Isle-

Marin et le Bousquet, à Sénarens; adjud. :

Buffaut, adj 25,099 75

Idem. Un moulin à vent, au même lieu;

adjud. : Barrère, adj 9,526 56

21 juillet 1791. Un moulin à eau, à Peys-

sies ; adjud. : Bupau, adj 27,400 »

22 juillet 179J . Terre friche, à Gratens ;

adjud. : Duzan, adj 797 84

Une métairie dite de Saint-Orens, au

Lherm ; adjud. : Bajou, adj 55,300 »

Un pred (sic), à Lahastide; adjud. :

Champié, adj 2,825 »

Autre pred (sic), au même lieu; adjud. :

Champié, adj 2,300 »

Total.. 789,388f54

Montant du total des adjudications des biens nationaux en exécution de la loy du 28 ventôse jusqu'au 11 ventôse an VII.

Certifié véritable par nous, administrateurs du départe- ment de la Haute-Garonne, le 12 germinal an VII de la République.

(Signatures?)

TABLE DES MATIERES

Pages.

Déclaration de l'auteur iv

Approbation de S. Em. le cardinal archevêque de Tou- louse . . . o v

Rapport fait à S. Em. le cardinal Desprez par M. Albouy. vi

Lettre de M. l'abbé Couture à M. l'abbé Bazy vu

Préface ix

CHAPITRE PREMIER. Naissance de Jean de la Bar- rière.' — Son enfance. Ses études à Toulouse et à Bor- deaux. — Il est nommé, à dix-huit ans. abbé commen- dataire de l'abbaye des Feuillants, au diocèse de Rieux I

CHAPITRE II. Départ de Jean de la Barrière pour Paris; il va étudier en Sorbonne.— Il choisit Arnaud d'Ossat pour directeur de ses études, lui fait une pen- sion et le loge chez lui. Ses lettres à sa famille. Il prend, à la fin de ses études, la résolution de se faire moine \i

CHAPITRE III. Origine de l'abbaye des Feuillants. Ses premiers religieux. Donations qui lui sont faites. Noms de ses abbés jusqu'à Jean IX de la Barrière. . . 37

CHAPITRE IV. Jean de la Barrière quitte Paris pour se rendre définitivement aux Feuillants. Triste état de l'abbaye et relâchement scandaleux des moines. Douleur du jeune abbé. Il prend l'habit de novice,

480

fait sa profession solennelle à l'abbaye d'Eaunes. Grâces qu'il reçoit. Il vient demander la prêtrise à Mër de Lancrau, évêque de Lombez 45

CHAPITRE V. En rentrant aux Feuillants, l'abbé en- treprend la réforme. Pour frapper et toucher ses religieux, il se dépouille des marques de sa dignité; embrasse la pauvreté la plus absolue: observe la règle dans sa perfection : se livre à des austérités inouïes , aune oraison presque continuelle, et reprend ses moi- nes dans de nombreux chapitres 57

CHAPITRE VI. Jean de la Barrière est soumis pendant deux ans à des épreuves intérieures. Il tombe dan- gereusement malade après ce temps. Revenu à la santé, il pense sérieusement à se retirer dans les dé- serts. — Il consulte son ancien et illustre maître, Ar- naud d'Ossat. Belle lettre de ce dernier. Vers cette époque, il entre aussi en relation avec saint Charles Borromée, archevêque de Milan 67

CHAPITRE VII. Les religieux, ne pouvant arrêter les projets de réforme de Jean de la Barrière, cherchent, par deux fois, à se débarrasser de lui. Attaque de l'abbaye par Sabathei, à la tête de plusieurs brigands ; cle leur côté, les nobles du pays et les tributaires de l'abbaye se révoltent contre lui. Forcé de s'éloigner, l'abbé se retire pendant six mois à Toulouse. Let- tres à sa famille 79

CHAPITRE VIII. Prédications de l'abbé des Feuillants dans les villes et les campagnes. Sa vie pendant les missions. Sa manière de prêcher. Impression qu'il produit. Conversions nombreuses qu'il opère. 11 reçoit, le 7 avril 1577, dans l'église de la Daurade, à Toulouse, la bénédiction abbatiale. En rentrant aux Feuillants, il impose la réforme. Ses moines protes- tent par un mémoire. Il y répond victorieusement. 94

CHAPITRE IX. Les anciens moines quittent l'abbaye et se dispersent dans d'autres maisons de l'Ordre. La communauté, réduite à deux profès et à deux no- vices, accepte généreusement la réforme. Jean de la Barrière est accusé auprès de ses supérieurs. Visites aux Feuillants du promoteur de la province.

481

Après avoir été déclaré rebelle et contumace, l'abbé est excommunié. Il consulte ses amis, parmi lesquels est le premier président Duranti. Il écrit au général de l'Ordre. Sa réponse. Appelé au chapitre géné- ral deCîteaux, il s'y rend à pied et y est approuvé 112

CHAPITRE X. Premier novice de la réforme. Après deux ans d'attente, les sujets se présentent en grand nombre; ils appartiennent, pour la plupart, aux pre- mières familles de France. La règle de Saint-Benoît est interprétée dans son sens le plus rigoureux ; sur le désir unanime des religieux, elle est même dépassée.

Austérités extraordinaires; silence perpétuel. Vertus admirables. Manière de chanter, de faire les cérémonies et de recevoir les étrangers. Dom Jean de la Barrière forme les religieux à la prédication. Fruits qu'ils opèrent. Leur manière de mourir. Apparition de plusieurs d'entre eux après leur mort.

Dangers courus par l'abbé et le couvent 1 33

CHAPITRE XI. - Grégoire XIII, prévenu de la sainte vie des Feuillants , envoie un Bref élogieux à leur abbé.

Réponse de celui-ci au Pape. Deux religieux sont envoyés à Rome pour solliciter l'approbation de la ré- forme. Pendant ce temps, Grégoire XIII meurt et Sixte- Quint monte sur le trône. Il reçoit bien les délégués et leur fait espérer une prochaine approbation. Let- tres de plusieurs cardinaux à Jean de la Barrière. Bref d'approbation. Catherine de Médicis, reine mère, entend prêcher l'abbé à Toulouse. Elle entre en relation avec lui, le présente à la cour et à son gendre Henri IV, alors roi de Navarre. Le roi de France , Henri III, écrit à l'abbé. Celui-ci, sur ses instances, se rend à la cour. Le roi lui fait promettre de venir fonder un couvent à Paris. Lettres entre Henri III

et Jean de la Barrière 1 61

CHAPITRE XII. Les Feuillants, au nombre de soixante et conduits par leur abbé, partent en procession pour Paris, le 16 juin 1587. De la porte de leur couvent jus- qu'à Vincennes, ils sont conduits successivement par les gouverneurs des Provinces et escortés de quatre cents cuirassiers. Leur vie pendant ce long trajet.

Impression extraordinaire qu'ils jjroduisent dans

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toute la France. Conversions. Avant d'arriver à Vincennes, la cour d'abord, puis Henri III vont à leur rencontre. Lsur séjour à Vincennes. Tout Paris va les visiter. Plusieurs seigneurs prennent l'habit.

Le 7 septembre ils arrivent processionnellement au couvent du faubourg Saint- Honoré. Henri III en appelle douze au Louvre. Il fait nommer, par le pape , Jean de la Barrière abbé de Longchamps. Celui-ci refuse. Epreuves du roi; l'abbé le console.

Après la journée des barricades, 12 mai 1588, les Parisiens le chargent de demander leur pardon. Il va à Chartres en procession. Sa conduite pendant la Ligue. Lettres entre lui et Henri III 1 94

CHAPITRE XIII. Fondation des Feuillantines. Com- ment le château de Saubens, près Muret, fut leur ber- ceau. — But du réformateur en instituant un Ordre de femmes. Forcé de partir pour Paris, il nomma Dom François de Rabaudy leur supérieur. Installées à Montesquieu-Volvestre le 19 juin 1588, elles prirent le voile, ce jour-là, des mains de M§r du Bourg, évêque de Rieux. Avant de quitter Paris, Jean de la Barrière nomma Dom Bernard de Percin de Montgaillard, sur- nommé le Petit- Feuillant , supérieur du couvent de Paris. Son portrait, ses talents extraordinaires pour la chaire. Rentré aux Feuillants, Jean de la Barrière est poursuivi par les hérétiques et les partisans de la Ligue. Son ami Duranti est arrêté. Belle lettre qu'il lui écrivit la veille de sa mort. Les émeutiers, après l'avoir assassiné, se dirigent vers les Feuillants. 226

CHAPITRE XIV. Henri III, apprenant que Jean de la Barrière avait été l'objet de la fureur populaire, après la mort de Duranti, lui écrit pour le consoler. Il se plaint de Dom Bernard. Celui-ci, après le départ de son supérieur, avait quitté ostensiblement le parti du roi. Le 7 janvier 1589 il fait, dans l'église des Car- mes, le panégyrique du duc et du cardinal de Guise. Henri III essaye, par une lettre, de ramener le Petit- Feuillant. Sa réponse à Henri de Valois pour l'exhor- ter à la pénitence. Publiée par les soins de la Ligue, elle eut un grand retentissement. Henri III répond, de son côté, longuement et violemment aux accusa-

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tions dont il est l'objet. Repris par Jean de la Bar- rière, Dom Bernard ne tient aucun compte de ses avertissements. Dès cet instant il travaille et il par- vient : à enlever le couvent de Paris à la juridiction de. l'Abbé des Feuillants ; à le pourvoir, sans l'ap- probation du Pape, de nouvelles constitutions 256

CHAPITRE XV. Trop exposé aux Feuillants, Jean de la Barrière se réfugie à Bordeaux. Accueilli avec enthousiasme par le peuple et les autorités, il se livre avec succès, sur la prière de l'archevêque, aux œuvres de l'apostolat. C'est qu'il reçoit du roi de France lui-même la nouvelle de l'attentat dont il fut victime.

Chagrin qu'il éprouve à sa mort. Il fait son orai- son funèbre. Il quitte Bordeaux pour aller présider à Turin, sur l'ordre du Pape, le premier chapitre géné- ral des Feuillants. En passant par Lombez, il faillit être victime de la fureur populaire. Grave accident au château de Montaigut. La tête bandée, il part à pied pour Turin. Il préside le chapitre général. Son humilité et sa charité dans cette assemblée. Dé- crets qui y sont rendus. Il se rend à Rome. Hon- neurs qui lui sont rendus par Sixte-Quint et la cour romaine. Chapitre général de Cîteaux, accordé par Clément VIII et sollicité par Dom Bernard, en vue de faire condamner Jean de la Barrière. Le délégué apostolique qui le préside chasse du chapitre général les abbés de Cîteaux et de Morimond, et Dom Bernard. Jean de la Barrière est chassé à son tour. Sur de graves et fausses accusations, il est condamné et flétri.

Il ne dit, pour toute justification, que ces mots : Je suis un pécheur! 285

CHAPITRE XVI. Conduite différente des Feuillantines vis-à-vis de leur saint fondateur. Trop à l'étroit dans leur monastère de Montesquieu-Volvestre, elles sont transférées à Toulouse, par ordre du Pape, sur la demande du cardinal de Joyeuse, archevêque de Tou- louse, le 12 mai 1 599. -*■ Opposition des habitants de Montesquieu-Volvestre à leur départ. Vie édifiante de Jean de la Barrière après sa condamnation. Cette condamnation dure huit ans. Dieu récompense sa résignation, son humilité et sa charité par des extases. 321

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CHAPITRE XVII. Des dames de la plus haute distinc- tion entrent aux Feuillantines. La princesse Antoi- nette d'Orléans et de Longueville, duchesse de Belle- Isle, est de ce nombre. Son origine. Mariée à seize ans à Charles de Gondi, marquis de Belle-Isle. elle montre, par sa conduite, ce que doit être une épouse chrétienne. Sa prière et sa pénitence. Veuve à vingt-quatre ans, et quoique mère de deux enfants, elle entre à vingt-six chez les Feuillantines de Tou- louse. — Elle prend l'habit sous le nom de Sœur An- toinette de Sainte-Scholastique. Sa famille veut l'enlever au cloître. Elle demande la protection de Clément VIII. Bref du Pape. Sa famille obtient de Paul V qu'elle quitte les Feuillantines et qu'elle de- vienne coadjutrice de l'abbesse de Fontevrault. Sa douleur. - Après quatre ans, elle obtient de résigner son abbaye et de se retirer à l'Encloître avec quelques religieuses. En 1617, elle peut rentrer dans l'ordre des Feuillantines. Elle fonde la maison de Poitiers. C'est qu'elle contracte la maladie qui l'emporte promptement. Sa préparation à la mort. Sa fin bienheureuse 332

CHAPITRE XVIII. Réponse de Jean de la Barrière aux amis qui l'engagent, après sa condamnation, à se justi- fier. — Vaincus par ses exemples, les membres du cha- pitre général de 1596 demandent officiellement à Clé- ment VIII sa réhabilitation. Sur les instances de l'évêque de Forli , le Pape s'y refuse. Mécontente- ment de la Cour de France. Quatre ans plus tard, Catherine de Nobili, duchesse de Santa-Fiore, reprend ses démarches en sa faveur. Elle s'adresse, cette fois, au cardinal Bellarmin. Après plusieurs entre- vues, le cardinal croit à l'innocence de Jean de la Bar- rière. — Il en parle au Pape. Clément VIII l'autorise à reviser le procès. Prudence et pénétration du com- missaire apostolique dans cette délicate affaire. La revision terminée, il fait son rapport au Pape. L'in- nocence de Jean de la Barrière est reconnue' par Clé- ment VIII et proclamée. Bellarmin est chargé de présider à la cérémonie de la réhabilitation. L'évê- que de Forli, sévèrement blâmé par le Pape, meurt de chagrin trois jours après 370

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CHAPITRE XIX. Après la tenue du chapitre général de Cîteaux, le P. de Montgaillard se retire dans les Pays-Bas. A trente ans, il est nommé, par l'archi- duc Albert, membre du conseil supérieur du gouverne- ment et prédicateur ordinaire de la cour. Pourvu de l'abbaye de Nivelle en 1604, il la résigne pour accep- ter, en 1606, celle d'Orval. Il y établit la réforme. Son influence s'étend sur la Belgique entière. Il devient le confesseur de ses souverains et d'un grand nombre de personnes de qualité. Après vingt-deux ans d'une vie édifiante et austère, il tombe dangereuse- ment malade. Sa belle et touchante exhortation à ses religieux avant de mourir. Il se fait enterrer au pied d'un escalier et compose lui-même son épitaphe. 389

CHAPITRE XX. Joie que procure universellement, à Rome, la réhabilitation de Jean de la Barrière. Il est l'objet de la vénération publique. Son calme et sa modestie devant les honneurs qu'on lui rend. Tombé gravement malade, il se prépare avec joie à la mort, demande les sacrements et brûle ses papiers.

Son âme, pendant les cinq jours de maladie, est dans une continuelle extase. Visite du cardinal d'Ossat.

Le vénéré malade meurt entre ses bras. Impres- sion profonde produite par cette mort. On est forcé de l'exposer pendant trois jours. Concours immense du peuple. Malgré la plus grande vigilance, on en- lève tout ce qu'on peut de sa barbe, de ses cheveux et de ses vêtements. Les religieux, pour satisfaire les grands et le peuple, doivent distribuer ses vêtements et mettre en petites croix le bois de son lit. Clé- ment VIII vient prier devant ses restes. Remarqua- bles paroles qu'il prononce. Prodiges qui éclatent au tombeau de Jean de la Barrière. Clément VIII et Paul V veulent introduire sa cause. Le premier per- met qu'on lui donne, par anticipation, le titre de Bien- heureux. — Sa cause est reprise, en 1622, par l'in- fluence de saint François de Sales 400

CHAPITRE XXI. Nouveaux prodiges opérés par l'in- tercession du vénérable Jean de la Barrière. En 1626, sa tête est envoyée à l'abbaye des Feuillants. Les religieux obtiennent du Saint-Siège un Bref qui les

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autorise à rendre un culte public à ses restes. Em- portés par Dom Papillon, le 14 octobre 1791, ils sont miraculeusement conservés pendant la Révolution française. Le 20 août 1810, ils sont solennellement placés dans un des piliers de l'insigne basilique Saint- Sernin de Toulouse. Procès-verbal relatant tous ces faits 423

Pièces justificatives 441

Toulouse, imprimerie Douladoure-I'rivat. rue Saint-Rome, 39. 8990

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