Skip to main content

Full text of "Alfred Dehodencq : l'homme & l'artiste"

See other formats


GlVEN  By 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

Boston  Public  Library 


http://www.archive.org/details/alfreddehodencqlOOsail 


) 


Gabriel  Ôt  ailles 


tèàlbeno^Uu 


ko 


ALFRED   DEHODENCQ 


JUSTIFICATION    DU    TIRAGE 


SIX   CENTS   EXEMPLAIRES    NUMÉROTÉS 

50  exemplaires  sur  japon (Nos    i    à    50). 

$$0  sur   papier   alfa    (Nus  51  à  600). 

Nu  38 


GABRIEL     SEAILLES 


ALFRED    DEHODENCQ 


L'HOMME  &  L'ARTISTE 


l^ô-ib-SS 


EAUX  FORTES  D'EDMOND  DEHODENCQ 


HELIOTYPIES    DE    LEON    MAROTTE 


SOCIÉTÉ  DE  PROPAGATION  DES  LIVRES  D'ART 

PARIS 

19 10 


#2o> 


â 


A 


La  dernière   charrette. 


INTRODUCTION 


On  ne  corrige  pas  nn  livre,  on  le  refait.  En  relisant  celui-ci, 
après  tant  d'années,  j'y  ai  retrouvé  si  vivante  l'image  de  mon  vieil 
ami  que  je  ne  me  suis  senti  ni  V envie  ni  le  courage  d'y  substituer 
un  livre  plus  sage,  mieux  ordonné  peut-être,  mais  d'une  réalité 
moins  directe  et  d'une  émotion  volontairement  atténuée.  L'œuvre  ne 
se  sépare  pas  de  l'artiste  qui  la  conçoit  et  qui  l'exécute.  La  technique 


) 


d'un  peintre  dans  le  langage  traditionnel  met  V accent  d'une  imagi- 
nation et  d'une  sensibilité  originales.  Dehodencq  est  présent  à  ce 
livre  non  seulement  par  les  lettres  que  j'ai  eu  la  bonne  fortune  de 
recueillir,    mais   par    l'impression    toute    vive   que   je   gardais    de 

l'homme  et  de  son  caractère,  de 
son  attitude,  de  son  geste  et  de 
ses  entretiens.  Dans  ces  pages 
nouvelles  je  ne  voudrais  que 
noter  les  vérités  que  le  recul  du 
passé  fait  plus  clairement  appa- 
raître, tout  à  la  fois  sur  ce  qui 
caractérise  l'artiste  et  sur  la  place 
qui  lui  revient  dans  l'histoire  de  la 
peinture  française  au  XIX'  siècle. 
En  1882,  au  moment  de  sa 
mort,  on  peut  dire  que  Dehodencq 
était  à  peu  près  inconnu.  Seuls, 
quelques  critiques  éclairés,  quel- 
ques poètes  et  quelques  peintres 
—  Olivier  Merson,  Camille  Le 
Senne,  G.  Lafenestre,  Th.  de 
Banville,  Th.  Gautier,  Zacharie 
Astruc,  Eugène  Fromentin, 
Léon  Bonnat,  Carolus  Duran, 
Gérome,  etc.  —  représentaient 
pour  lui  la  petite  élite,  dont  l'avenir  confirme  les  jugements.  Mais 
il  laissait  des  œuvres,  dont  le  mérite  tôt  ou  tard  devait  être  reconnu. 
En  1895,  le  salon  des  peintres  orientalistes  français  organisait  une 
exposition  rétrospective  qui  groupait  une  vingtaine  de  toiles  de 
Dehodencq.  Rapprochées,  s  expliquant  l'une  l'autre,  ces  œuvres,  en 
trop  petit  nombre  sans  doute,  montraient  cependant  les  manières 
successives  de  l'artiste,  de  la  Procession  au  Conteur,  et  révélaient 
assci  clairement  ce  qu'il  avait  voulu  et  ce  qu'il  avait  réalisé.  «  C'est 


Le  joueur  de  guitare.  —  Étude. 
M.  Gabriel  Scailhs. 


VI 


toute  une  révélation  que  cette  œuvre,  écrivait  un  critique  :  on  y  sent, 
en  même  temps  qu'un  artiste  de  race,  un  observateur  avisé  et  sagace. 
Dehodencq  ne  s'est  pas  contenté  de  flatter  l'œil,  de  reproduire,  avec 
ses  harmonieux  conflits  de  lumière,  un  décor  étrange  et  féerique,  il 
a  tenu  à  décrire  des  mœurs,  à  fixer  dans  leur  vérité  ethnographique 
des  types.  Examine^  attentivement  sa  Noce  Juive,  son  Exécution  d'une 
renégate,  son  Conteur  arabe,  son  Interprète,  sa  Sortie  du  pacha,  son 
Supplice  de  voleurs  arabes,  vous  y  trouvère^  persistante,  sous  le 
métier  irréprochable  du  peintre,  la  volonté  absolue  d'être  exact. 
L'exécution,  si  fougueuse  qu'elle  soit,  laisse  intacte  cette  préoccu- 
pation. »  (i). 

A  l'Exposition  de  içoo,  parmi  les  tableaux  des  maîtres  du 
XIX'  siècle,  choisis  avec  une  Intelligence  si  juste  des  valeurs  réelles 
et  des  relations  historiques,  figuraient  trois  œuvres  de  Dehodencq  : 
Bohémiens  et  Bohémiennes  au  retour  d'une  fête  en  Andalousie 
(1851),  la  Fête  juive  à  Tanger  (1870),  la  Danse  des  nègres  (1874), 
trois  œuvres,  oh  les  mêmes  qualités  dans  un  équilibre  différent 
modifiaient  le  style,  sans  en  diminuer  la  force  expressive.  Les  mêmes 
conclusions  s'imposèrent  à  la  critique.  Aujourd'hui  Dehodencq 
a  deux  tableaux  au  Musée  du  Louvre  :  un  très  beau  portrait  de 
lui-même,  qu'il  peignit  de  la  main  gauche,  après  les  journées  de 
juin  1848,  où  il  avait  reçu  une  balle  dans  le  bras  droit;  /'Arresta- 
tion de  Charlotte  Corday,  qui,  tout  en  attestant  dans  une  scène  de  la 
rue  son  intelligence  de  la  foule,  reste  une  exception  dans  son  œuvre. 
On  n'a  pu  ramener  la  Fête  juive  et  les  Adieux  de  Boabdil  des  musées 
de  province,  oh  Ils  sont  exilés. 

II 

Comme  son    caractère,    dont   la    réserve   dissimule   les    ardeurs 
ontenues,  le  talent  de  Dehodencq  est  un  accord  d'éléments  contraires. 

(1)  Thiébault-Sisson  :   Le   Temps,  28  février   1895. 

vil 


C 


Cet  homme  distant,  silencieux,  est  un  expans  if  et  un  tendre,  que  la 
sympathie  soudain  épanouit.  Sa  fierté  n'est  qu'une  défense.  Artiste, 
il  est  d'abord  un  observateur  patient  et  prompt,  dont  l'œil  saisit 
les  formes  dans  ce  qu'elles  ont  de  mobile  et  de  permanent.  Les 
images  qui  l'émeuvent  par  un  mécanisme  sûr  descendent  du  cerveau 

dans  la  main  qui  les  réalise.  Il 
porte  sur  la.  nature  un  regard  à 
la  fois  soumis  et  impérieux.  Par 
un  instinct,  que  la  volonté  continue 
et  réfléchit,  il  dégage  d'un  visage 
ses  traits  significatifs,  il  surprend 
dans  un  corps  en  mouvement  le 
balancement,  le  rythme,  qui  y  met 
comme  l'accent  de  la  race  et  le 
timbre  individuel.  Cet  observateur 
exact,  qui  veut  d' abord  la  vérité, 
l'impression  directe  des  choses, 
est  en  même  temps  un  poète  et  tin 
passionné.  Il  ne  pense  pas  que 
l'art  consiste  à  répéter  la  nature 
dans  des  images  artificielles  et 
mortes.  Il  veut  dans  ces  images 
la  fantaisie  et  l'émotion  humaines 
qui  les  transfigurent  et  les  vivifient. 
Observation  patiente,  continue, 
qui  subordonne  en  un  sens  le  peintre  à  la  nature,  enrichit  son  esprit 
de  formes,  d'attitudes,  de  mouvements  qu'il  lui  emprunte  ;  fantaisie, 
imagination,  choix  des  matériaux  par  le  sentiment,  qui  seul  est 
créateur,  voilà  les  deux  éléments  qu'oppose  et  concilie  son  tempé- 
rament d'artiste. 

Quand  ils  ont  parlé  de  Dehodencq,  ses  admirateurs  ont  surtout 
insisté  sur  le  coloriste,  ils  ont  loué  sa  verve,  sa  fougue,  ses  audaces 
heureuses.  Certes  Dehodencq  s'est  servi  de  la  couleur  comme  d'un 


Dessin  pour  la  marche  de  Paysans  Andalous. 


Vlll 


langage,  oh  s'expriment  les  contrastes  et  les  ardeurs  de  sa  sensibilité. 
Mais  la  couleur  est  autre  chose  encore  pour  lui,  elle  est  d'abord 
une  vision  juste,  un  moyen  d'entrer  plus  avant  dans  la  réalité  et 
d'en  marquer  plus  fortement  le  caractère.  Dans  ses  tableaux 
d'Espagne  et  du  Maroc,  dans 
ceux  surtout  qu'il  a  peints  au 
contact  direct  de  la  nature, 
l'observation  par  la  couleur 
devient  le  sens  du  climat,  de 
l'atmosphère,  du  milieu  subtil 
qui  enveloppe  les  êtres  et  les 
choses,  accorde  l'homme  au 
paysage  qu'il  anime,  des  gris  et 
des  bruns  fauves  de  l'Espagne, 
des  ombres  profondes  sans 
opacité,  des  tons  dorés,  safranés 
de  l'Afrique ,  qui  semblent 
comme  imprégnés  des  acres 
parfums  des  villes  orien- 
tales (i). 

Dehodencq  n'est  pas  seule- 
ment un  coloriste  puissant,  il 
est,  autant  et  plus  encore  peut- 
être,  un  maître  du  dessin.  Il  a 
l'intelligence  de  la  forme  et  le 
sens  du  mouvement.  Sa  verve 

est  d'abord  la  justesse  d'une  vision  qui  discerne  les  traits  caracté- 
ristiques et  les  met  en  relief.  Il  voit  les  groupes  d'ensemble  dans 
leurs  lignes  et  dans  leurs  masses,  il  construit  une  foule  toute 
à  la   fois  comme   un  vivant  complexe,    dans  l'unité  de  la  passion 

(i)  Parlant  du  Concert  juif  che\  le  Caïd  marocain  (1855),  Th.  Gautier  écrit  :  «  La 
couleur  est  claire,  chaude,  solide  et  transparente  à  la  fois,  et  donne  étonnamment  l'impres- 
sion du  climat.  » 


Portrait  au  crayon  du  peintre. 
(Tanger). 


IX 


collective  et  la  variété  de  ses  expressions  individuelles.  Le  dessin 
sans  doute  prépare  l'œuvre  peinte,  niais  par  tout  ce  qu'il  résume 
et  tout  ce  qu'il  exprime,  il  est  déjà  un  langage  complet  qui  trouve 
son  sens  en  lui-même.  Les  cartons  du  peintre  nous  fournissent 
ici  de  précieux  documents,  croquis,  notations  rapides,  études 
poussées  de  têtes,  de  types,  de  mouvements  et  d'attitudes,  scènes 
de  la  rue,  projets  de  composition,  dont  le  thème  primitif  peu  à 
peu  s"enrichit  d'éléments  nouveaux  qu'il  organise.  La  technique 
du  dessin,  che\  Dehodencq,  n'est  pas  uniforme,  elle  s'adapte  aux 
exigences  de  la  pensée  et  aux  nuances  du  sentiment.  Ll  met  en 
œuvre  les  procédés  les  plus  divers  selon  les  fins  qu'il  se  propose, 
et  il  use  de  tous  avec  une  égale  maîtrise. 

Quand  il  veut  modeler  un  visage,  dégager  des  traits  mobiles 
l'unité  de  la  physionomie  vivante,  ou  définir  pour  lui-même  les 
types  qu'il  mettra  en  scène,  il  se  sert  volontiers  de  la  mine  de 
plomb  :  la  main  patiente  suit  l'image  sans  hâte,  le  dessin  ferme, 
aux  contours  précis,  aux  modelés  savants,  a  l'insistance  de 
l'observation  réfléchie.  Ll  a  dessiné  de  nombreux  portraits,  dont 
la  correction  et  la  force  expressives  évoquent  le  souvenir  des 
crayons  d'Lngres,  avec  moins  d'acuité  et  d'esprit,  avec  plus  de 
souplesse  et  de  sympathie.  Dans  les  croquis,  qu'il  prend  partout 
oit  il  passe,  à  Séville,  Cadix,  Tanger,  Tétuan,  la  main  se  précipite, 
arrête  V image  qui  passe,  fixe  le  geste  ou  le  mouvement  d' un  corps 
dans  leur  instantanéité.  Ll  se  sert  de  la  plume  aussi  volontiers 
que  du  crayon.  Lci  encore  il  a  des  dessins  volontaires,  tenus, 
d'une  exécution  précieuse.  Mais  en  face  de  la  nature  ou  sous 
le  coup  de  l'émotion,  il  dégage  d'un  corps  l'arabesque  du 
mouvement,  le  déhanchement  des  gitanes,  les  contorsions  du 
nègre  dans  l'ivresse  de  la  danse.  S'il  perçoit  les  lignes  et  s'il  est 
capable  d'en  suivre  les  sinuosités  expressives,  souvent  aussi  le 
coloriste  apparaît  dans  le  dessinateur.  En  écrasant  la  plume  ou  en 
étalant  l'encre  avec  le  pouce  ou  le  pinceau,  plus  tard  en  maniant 
le  fusain,  il  marque  l'opposition  des  lumières  et  des  ombres,  fait 


Etude  d'Espagnols  (dessin) 
M.  Roarer  Marx. 


1 


pressentir  les  colorations  et  donne  à  son  esquisse  l'intensité  de  l'effet 

pittoresque.  Enfin  ce  peintre,   dont  on  relève  surtout  la  fougue  et 

V  emportement ,  toujours  a  reconnu  le  rôle  de  V intelligence  et  de  la 

volonté  dans    l'art,   toujours  a 

garde  le  sens  et  le  souci  de  la 

composition.    Des     transitions  ' 

insensibles  relient  l'étude  scru-  --^  \ 

pilleuse   de    la    nature    à    la  à 

fantaisie     de     l'artiste.     Il     ne  /  '% 

l  m 

s'abandonne    a     sa     verve    que 

quand  il  a  préparé  l'œuvre  tout  \'l?  ;    S        |jf 

à   la  fois   dans  ses  éléments  et  I  '  4§  ^dlm 

dans  son  unité.  Les  dessins  mal-  ^=.  •:'* 

tiples,  par  lesquels  il  s'empare  \T  > 

de  sa  conception  et  s'achemine,  -^0^  \ 

pour    ainsi    parler,    vers    elle,  /  }  Y 

attestent  les  recherches  qui  jus-  X""  y    N 

tijïent  la  fougue  du  pinceau,  et  '/  .^-  v  / 

qui  élèvent   de   V anecdote   à   la  ) 

vérité  générale  et  humaine  ces  i 

scènes,  où  la  foule,  saisie  dans 

la  réalité  de  sa  vie  collective,  met  .  j 

l'emportement   de   ses   passions 

contagieuses. 


III 


L'évolution  de  son  talent  achève  de  nous  montrer  par  quel 
heureux  accord  se  concilient  et  conspirent  le  réalisme  de  son  obser- 
vation et  sa  fantaisie  passionnée.  Ses  premières  œuvres  ne  font  que 
continuer  les  fortes  études  qui  doivent  mettre  au  service  de  l'artiste 
un  bon  et  loyal  ouvrier.   Il  exécute,  sur  commande  du  ministère, 

XI 


Portrait  de  M.   Léon  Donnât,  en   iS^o 


quelques  copies  —  dont  une  du  portrait  de  Louis-Philippe,  par 
Winterhalter .'  —  il  peint  un  Saint  Etienne  traîné  au  Supplice,  une 
Visitation,  un  Christ  au  Tombeau.  Mais  si  ces  compositions  ne  sont 
encore  que  des  exercices  d'école,  déjà,  en  face  de  la  nature,  guidé, 
soutenu  par  elle,  il  se  montre  T observateur  pénétrant  qui  des 
traits  accidentels  ou  banals  sait  dégager  le  caractère.  Dès  le  début, 
il  est  un  maître  du  portrait.  En  1846,  à  moins  de  vingt-quatre  ans, 
il  obtient  sa  première  médaille  avec  un  portrait  «plein  de  réalité, 
de  vie,  de  ressort,  d'une  bonne  et  solide  couleur,  d'une  touche  vive 
et  sûre,  d'un  modelé  ferme.  (A.  Jal,  Moniteur  Parisien,  avril  1846).  » 
Mais  si  déjà  sa  vision  du  réel  est  ardente  et  précise,  si  sa  main 
est  prompte  et  nerveuse,  sa  fantaisie  ne  se  nourrit  que  d'images 
empruntées.  Il  est  prêt  pour  une  œuvre,  qu'il  lui  reste  à  découvrir 
dans  la  nature.  Il  en  est  aux  émotions  qui  lui  viennent  des  poètes 
romantiques  et  aux  images  de  féerie  qu'elles  suscitent  en  lui. 
Ses  dessins  les  plus  anciens  le  montrent  occupé  de  compositions, 
où  il  évoque  les  scènes  du  Lara,  du  don  Juan  de  lord  Byron.  Son 
rêve  d'Orient  garde  le  charme  et  I imprécision  du  rêve,  il  ne  se  relie 
point  aux  images  concrètes  qui  lui  permettraient  de  le  projeter  en 
une  réalité  vivante.  Détaché  des  êtres  et  des  spectacles  qui  lui  sont 
familiers,  la  fantaisie  de  l'artiste  reste  étrangère  à  l'observation 
réaliste  du  peintre.  Une  charrette,  chargée  de  cadavres  qui  passe 
dans  la  nuit,  suivie  d'une  foule  hurlante,  au  choc  d'une  émotion 
soudaine,  accorde  ce  qu'il  voit  à  ce  qu'il  sent.  Le  dessin  de  la  Nuit 
du  23  février  48  annonce  ce  qu'il  va  devenir.  «  J'étais  resté,  l'autre 
jour,  trois  heures  au  Louvre,  écrit  Champflcury  (1"  octobre  1848), 
j'avais  dans  la  tête  un  trésor  de  peintures  ;  cependant  j'ai  rencontré 
sur  mon  chemin  deux  œuvres  toutes  différentes  qui  m'ont  forcé  de 
m'arrêter.  La  première  est  un  tableau  d'Hogarth,  peu  connu  en 
France  comme  peintre.  L'autre  œuvre  remarquable  est  un  simple 
dessin  de  M.  Dehodencq.  Le  dessin  du  23  février  a  arrêté  une  foule 
énorme  devant  l'étalage  de  Desforges.  Nous  l'avons  tous  vue,  cette- 
scène  d'horreur  magnifique,  qui  décida  de  la  chute  de  Louis-Philippe. 


Ce  jour-là,  le  23  février,  dix  coups  de  fusil  tirés  par  maladresse 
n'ont  pas  tué  vingt  hommes,  ils  ont  tué  la  royauté.  M.  Dehodencq 
n'a    vu   que  les  vingt  hommes   tués,  traînés   la   nuit  à  la  lueur  des 


Croquis  (carnet  de  voyage 


torches,  dans  un  chariot  roulant  au  bruit  d'un  tambour  voilé.  Il  n'a 
rien  voulu  voir  que  les  cadavres  se  levant  tout  à  coup,  soulevés  par 
des  mains  mystérieuses  ;  il  n'a  entendu  que  ces  voix  sauvages  qui 


XIII 


crient:  Vengeance!  C'est  un  dessin  étrange,  brutal,  qui  rappelle 
certaines  esquisses  de  maîtres  espagnols.  Un  tel  dessin  vaut  beaucoup 
de  grandes  toiles  (i).  » 

Aux  journées  de  juin,  Dehodencq  est  blessé.  On  l'envoie  aux  eaux 
de  Barègcs.  Derrière  les  Pyrénées  qui  la  lui  cachent,  il  y  a  l'Espagne, 
au-delà  de  l'Espagne  la  terre  d'Afrique.  Il  ne  résiste  point  à  la 
tentation,  il  entre  dans  le  jardin  de  son  rêve  et,  comme  dans  le  vieux 
conte,  il  ne  trouve  plus  le  chemin  qui  en  ramène;  il  y  restera 
quinze  années.  Devant  les  spectacles  qui  l'enchantent,  la  vaine  féerie, 
qu'évoquaient  les  poètes,  s'évanouit.  Le  rêve  s'identifie  avec  la  réalité. 
Les  images,  dont  il  nourrit  sa  fantaisie,  ne  sont  plus  que  les  sensa- 
tions toutes  vives,  qui  lui  viennent  incessamment  des  hommes  et  des 
choses.  La  poésie  ne  se  distingue  plus  de  l'observation,  elle  en  naît. 
Pour  traduire  ce  qu  il  sent,  il  faut  qu'il  rende  ce  qu'il  voit.  Dès  lors 
il  vit  les  yeux  ouverts,  sans  autre  souci  que  de  regarder,  «  de  tout 
recueillir,  tout  notera,  de  faire  passer  en  lui,  de  mêler  intimement 
à  son  être  ce  monde  qu'il  doit  recréer.  Aux  objections  de  Coignet,' 
son  maître,  qui  attend  de  lui  de  la  grande  peinture,  de  la  peinture 
historique,  il  répond:  «  Vivre  dans  le  passé,  habiller,  charger  des 
bonshommes,  dont  on  n'a  pu  se  taire  une  idée  que  dans  les  tableaux 
des  autres,  c'est  dormir  quand  il  faut  veiller,  fermer  les  yeux  alors 
qu'il  serait  bon  de  les  écarquiller  pour  mieux  voir  ».  Il  ne  se  lasse 
pas  d'épier  les  gestes,  les  attitudes,  de  définir  les  types  sous  les 
diversités  individuelles,  de  surprendre  dans  les  actes  de  chaque 
jour  les  habitudes  ancestrales,  les  passions  ataviques  ;  il  regarde 
le  ciel  et  la  terre  comme  les  hommes,  il  les  sent  -unis,  dans  l'intimité 
que  créent  les  siècles  de  vie  commune,  et  de  ces  éléments  choisis  il 
compose  les  scènes  observées,  où  se  révèlent  les  instincts  profonds 
des  races.  Sa  verve  n'est  que  la  précipitation  des  images  patiemment 
recueillies  vers  la  main  qu'agite  leur  frémissement.  Ll  peint  ainsi 
ses    tableaux   Espagnols,   ses    danses,   ses   marches  et  ses   haltes  de 

(i)   Champfleury  —  Œuvres  Posthumes.   Salons,  p.    \i^.  Alphonse  Lemerre,  1894. 


Bohémiens;  dans  le  drame  de  la  vie  primitive,  toutes  les  races  qui 
se  coudoient  au  Maroc,  nègres  du  Soudan,  Maures,  Berbères,  Juifs 
tour  à  tour  humbles  et  superbes. 
En  1863,  il  est  de  retour  en 
France,  mais  il  n'a  pas  quitté 
les  pays,  qu'une  secrète  har- 
monie   accordait    à    son    génie 


et  qui  si  longtemps  lui  ont  donné 
la  réalité  de  son  rêve.  Dans  la 
solitude  où  il  se  complaît,  dans 
le  silence  de  V atelier ,  très  simple 
et  qui  n'a  rien  d'un  ba\ar  orien- 
tal, c'est  assc\  qu'il  rentre  en 
lui-même, pour  qu'il  se  retrouve 
là-bas  et  qu'il  se  reprenne  à  y 
vivre.  Ses  croquis,  ses  notes,  ses 
études,  et  plus  encore  les  images 
qui  remplissent  sa  fantaisie  et 
qu'évoque  son  désir,  lui  montrent 
dans  leur  décor  aimé  les  scènes 
qu'il  s'est  tant  de  fois  attardé  à 
contempler  dans  les  faubourgs 
de  Triana,  sur  le  Socco  de 
Tanger.  Il  se  complaît  à  ces 
visions,  il  les  précise,  et,  le 
pinceau  à  la  main,  il  continue 
le  rêve  qui  a  été  quinze  ans  sa 
vie  réelle.  Il  peint  al  ois  sur  des 
souvenirs  récents,  avec  autant 
de  verve  et  de  vérité,  avec  plus 
d'ampleur  et  de  liberté,  dans  un 
style  plus  décoratif,  les  œuvres 
qui  l'élèvent  aux  Adieux  de  Boabdil  (i86p),  et  à  la  Fête  juive  à  Tan- 


Dessin  pour  l'Aguador  (marchand  d'eau) 


XV 


ger  (iSjo).  Dû  us  1rs  dernières  années  de  sa  vie,  moins  contenu  par 
la  nature,  dont  les  images  peu  à  peu  s'atténuent  et  de  plus  en 
plus  se  colorent  des  nuances  de  sa  sensibilité  passionnée,  il  se  laisse 
aller  a  sa  fantaisie  et,  dans  des  tons  ardents,  avec  une  sorte 
d'emportement,  il  peint  la  Danse  des  Nègres  (18J4),  ou  ses  Prison- 
niers marocains  (1881). 

Mais,  à  aucun  moment  de  sa  carrière,  Delwdeneq  n'a  cessé  d'être 
l'observateur  de  la  nature,  le  réaliste  qui  trouve  son  émotion  dans 
V intelligence  même  de  l'objet  qu'il  contemple  et  dont  il  s'empare. 
Je  ne  parle  pas  seulement  des  beaux  portraits,  qu'il  a  peints  jusqu'à 
son  dernier  jour,  portraits  simples,  familiers  de  ses  amis,  études, 
où  il  s'amuse  à  su/prendre  ses  enfants  dans  l'instantanéité  d'un 
geste  charmant.  Il  a  songé  à  appliquer  «sou  étonnante  aptitude 
ethnographique  »  aux  gens  qu'il  coudoyait  désormais,  au  paysan 
de  France,  à  l'ouvrier,  au  bourgeois  de  Paris.  Son  premier  tableau 
en  ce  genre  est  l'Arrestation  de  Charlotte  Corday  (1868),  une  foule 
parisienne  en  une  minute  de  passion  qui  l'exalte.  Après  iSjo,  on 
trouve  dans  ses  cartons  beaucoup  de  dessins,  de  notations  qui  le 
inoutrent  préoccupé  des  scènes  de  la  vie  parisienne,  bourgeois 
solennels  ou  étriqués,  prêtres,  soldats,  étudiants,  gamins,  avec  cette 
recherche  du  trait  caractéristique,  qui  met  dans  la  démarche  par 
un  accent  propre  les  habitudes  de  la  race  et  les  tics  professionnels. 
Une  matinée  d'octobre  au  Luxembourg  (i8j2),  le  Départ  des  mobiles, 
le  Repas  à  la  Ferme  (1S81),  témoignent  qu'il  a  jusqu'au  bout  gardé 
le  contact  avec  la  nature,  aimé  la  vérité,  et  qu'il  a  eu  la  juste  idée 
des  qualités  qui  assurent  une  vie  durable  èi  son  œuvre. 


IV 


Nous  voyons  clairement  aujourd'hui  la  place  qu'occupe  Alfred 
Dchodencq  dans  l'histoire  de  la  peinture  française  au  XIX"  siècle. 
De  son  temps,  ci  dire  vrai,  on  le  connut  mal  et  on  se  soucia  peu  de 


Danseuse  Espagnole  (N°  55) 
M.  Laveur. 


.■ItTSVJîJ    .M 


le  comprendre.  Seul  Théophile  Gautier,  chaque  fois  qu'il  est  apparu 
durant  la  longue  période,  où  il  a  pris  comme  plaisir  à  se  faire 
oublier  —  devant  le  Combat  de  Novillos,  les  Bohémiens  au  retour 
d'une  fête,  le  Concert  juif  chez  le   Caïd  —  a  dit  le  mot  juste,   la 


L'échafaud  :  dessin  pour  l'Exécution  de  la  Juive. 

parole  définitive,  qu'on  ne  peut  que  répéter  après  lui.  Au  retour, 
quelques-uns  savent  le  voir  et  le  comprendre,  la  plupart  des  critiques 
l'ignorent  ou  le  méconnaissent.  Il  est  victime  des  formules  toutes 
faites,  qui  ont  traîné  partout  et  que  les  plumes  paresseuses  écrivent 
d'elles-mêmes.  Delacroix  a  été  au  Maroc,  on  le  sait,  et  Delacroix 


XVII 


est  le  chef  de  l'école  romantique.  On  voit  les  sujets  traités,  on  ne 
s'inquiète  pas  de  la  manière  dont  ils  sont  interprétés  et  compris. 
Dehodencq  peint  des  noces  juives,  des  danses  de  nègres,  il  est 
orientaliste,  donc  il  est  à  la  suite,  il  continue  une  tradition,  il  est 
«  le  dernier  des  romantiques.  »  L'idée  qu'on  peut  peindre  en  réaliste 
l'Espagne  et  le  Maroc,  des  Bohémiens  et  des  Maures,  ne  vient  point 
à  l'esprit  de  ces  critiques  avisés.  Dehodencq  n'a-t-il  pas  d'ailleurs 
la  fougue,  une  couleur  ardente,  un  dessin  passionné?  Qu'importe 
que  ce  langage  ait  été  dicté  par  la  nature  même  et  ne  soit  que  l'effort 
pour  en  rendre  l'intensité  et  le  mouvement? 

Tout  autre  nous  apparaissent  aujourd'hui  le  rôle  de  Dehodencq 
et  le  sens  de  son  œuvre.  Durant  quinze  années,  ce  peintre,  d'un  esprit 
pénétrant,  servi  par  un  œil  singulièrement  sensible,  a  vécu  au  sein 
d'une  nature  qu'il  aimait,  en  face  de  spectacles,  qu'il  ne  se  lassait 
pas  de  contempler  et  de  rendre.  Ses  croquis,  ses  notations  de 
paysages,  ses  études  peintes,  les  lentes  recherches  qui  préparent  ses 
compositions  nous  montrent  avec  quel  entêtement  et  quelle  passion 
il  a  observé  la  réalité.  Dehodencq  ne  nous  apparaît  plus  comme 
l'imitateur  ou  le  continuateur  de  Delacroix,  il  nous  apparaît  bien 
plutôt  comme  le  précurseur  de  l'école  qui,  se  dégageant  du  lyrisme 
romantique,  revient  à  la  nature  et  y  cherche  ses  inspirations. 
«  Cet  artiste,  écrit  M.  Bénédite  (i),  appartient  à  la  génération  des 
réalistes  de  la  première  heure...  Il  se  pénètre  entièrement  de  la  forte 
et  singulière  poésie  de  ce  terroir  âpre  et  coloré...  Il  trouve,  de  son 
côté,  entre  l'heure  où  Courbet  et  celle  où  Manet  se  tournaient  vers 
les  grands  réalistes  Espagnols,  un  stimulant  efjicace,  un  appui 
solide  de  son  tempérament  personnel  près  de  ces  grands  initiateurs 
qu'il  abordait  directement.  Ce  grand  méconnu  n'est  donc  plus 
«  le  dernier  romantique  »,  et,  s'il  n'est  pas  un  pur  réaliste,  tel  que 
ceux  qui  vont  bientôt  se  lever  à  son  côté,  puisque,  ainsi  qu'il  l'écrit, 
il  cherche  la  poésie,  mais  «  cette  poésie  qui  sort  de  l'objet  même,  » 

(i)  Rapports  des  jurys  de  l'Exposition  Internationale  de  1900.  —  Beaux-Arts,  p.  346. 


XVIII 


il  est  du  moins  un  très  particulier  composé  de  réalisme  expressif, 
formé  d'un  esprit  d'observation  qui  examine,  qui  note,  qui 
constate...  et  d'une  imagination  qui  puise  dans  toutes  les  richesses 
amassées  pour  réveiller  et  ressusciter.  i> 

Certes  Dehodencq  garde  les  hautes  ambitions;  il  ne  pense  pas  qu'il 
suffise  de  s'asseoir  n'importe  oh,    et  de  copier  n'importe  quoi;    il 


Pêcheurs  Andalous. 

reste  convaincu  que  l'art  est  une  synthèse,  qu'il  doit  ajouter  quelque 
chose  à  la  nature,  mais  ce  quelque  chose  n'est  rien  de  plus  que  le 
sentiment  même  qu'elle  inspire  à  l'artiste,  l'intelligence  et  le  choix 
de  ce  qu'elle  lui  offre  de  caractéristique.  «  Ces  sortes  de  sujets  là, 
ces  tableaux  de  mœurs,  il  faut  en  faire  des  types  ou  n'y  pas 
toucher.   »    Quand    on  parle  de  Dehodencq  aujourd'hui,    on  pro- 


XIX 


nonce  encore  le  nom  de  Delacroix,  mais  autant  et  plus  pour 
marquer  les  différences  que  les  analogies.  Dehodencq  avec  son  sens 
du  type  et  de  la  physionomie,  des  climats  et  des  races,  avec  le 
réalisme  de  son  dessin  et  de  sa  couleur,  rejoint  Courbet  et  au-delà 
parfois  même  fait  pressentir  Vceuvre  de  Manet,  qui  a  connu 
l'Espagne  surtout  par  ses  peintres,  tandis  que  lui  la  connue  par  un 
commerce  direct  et  prolongé.  Dans  un  «  Siècle  d'art  »,  M.  Roger 
Marx,  après  avoir  énuméré  les  principaux  des  orientalistes,  écrit  : 
'i  II  en  est  un  pourtant  dont  les  tableaux  de  l'Espagne  et  du  Maroc 
bénéficient  du  prestige  que  confèrent  un  tempérament  enthousiaste 
et  une  sympathie  innée  pour  les  civilisations  du  Levant;  son  effort 
passe  presque  inaperçu,  et  contre  Alfred  Dehodencq  s'ourdit  la 
conspiration  du  silence.  Installé  dans  sa  gloire,  il  parait  à  cette 
heure  former  le  trait  d'union  entre  Delacroix  et  Manet.  Ses  scènes 
de  la  vie  Espagnole  procèdent  d'une  analyse  de  mœurs  compréhensive, 
pénétrante,  qu'il  est  curieux  d'opposer  à  V observation  souvent 
extérieure,  anodine,  che\  les  notateurs  du  pittoresque  exotique  qui 
se  sont  relayés  le  long  du  siècle,  de  Schnet\  et  Papety  ci  Montessuy, 
à  Ulmaun,  à  Eugène  Giraud,  à  Heilbuth.  » 

Avant  de  clore  cette  préface,  il  me  reste  ci  apporter  le  témoignage 
de  ma  gratitude  à  tous  ceux  qui  ont  rendu  possible  la  publication 
de  cet  ouvrage.  Je  remercie  les  peintres,  les  critiques,  les  amateurs 
qui,  en  acceptant  de  faire  partie  du  comité  de  publication,  m'ont 
apporté  l'autorité  de  leur  nom  :  MM.  Alfred  Agache,  Léon  Bonnat, 
L.  Bénédite,  Galimard,  Gustave  Ge/froy,  Henry  Marcel,  Masson, 
M.  le  sénateur  Poirrier;  les  membres  de  la  Société  de  propagation 
des  livres  d'art  et  leur  éminent  président  M.  Jules  Guiffrey,  qui  ont 
bien  voulu  ajouter  ce  livre  aux  beaux  livres  qu'ils  ont  déjà,  édités 
pour  un  public  d'élite;  les  amateurs  qui  m'ont  autorisé  à  reproduire 
les  tableaux  en  leur  possession,  entre  tous,  M"1'  Bonnet,  la  femme 
aimable  et  spirituelle,  dont  les  artistes  français  qui  ont  été  à  Tanger 
savent  le  charmant  accueil,  et  qui  a  bien  voulu  m  envoyer  les  clichés 
des  dessins  que  Dehodencq  jadis  avait   laissés  dans   l'hospitalière 


xx 


maison  du  consul  de  France.  Je  suis  heureux  de  dire  enfin  tout  ce 
que  je  dois  à  M.  Jean    Gui/frey,  l'éditeur  du  voyage  de  Delacroix 


Cour  de  Maison  marocaine. 
(Musée  de  Trores.) 


au  Maroc,  et  à   M.  Roger  Marx,  dont  les  conseils,   l'expérience  et 
mieux  encore  la  continuelle  assistance  m'ont  seuls  permis  de  mener 


XXI 


à  bien  une  œuvre  à  laquelle  j'étais  asse^  mal  préparé.  Je  n'ignore 
pas  que  Dehodencq  ne  doit  qu'à  lui-même  ce  concours  de  bonnes 
volontés  et  de  sympathies  précieuses.  Il  est  bon  que  les  artistes  qui 
travaillent  dans  le  silence  et,  sans  souci  de  la  mode,  sacrifient  les 
avantages  immédiats  de  la  réputation  et  de  la  fortune  à  la  forme 
de  beauté  qu'ils  sont  faits  pour  réaliser,  sachent  que  leur  effort 
n'est  point  à  jamais  perdu,  qu'un  jour  leur  œuvre  suscitera  les 
amitiés  et  les  dévouements  qu'ils  ont  vainement  attendus  de  leur 
vivant  et  sera  sauvée  de  l'oubli  par  les  qualités  mêmes  qui  l'ont  fait 
méconnaître  (i). 

Gabriel  Séailles. 
Barbizon  —  Pâques  1909. 


(1)  Ces  pages  étaient  écrites,  quand  j'ai  eu  la  bonne  fortune  de  lire  les  lignes  suivantes 
de  M.  Henry  Marcel,  qui  confirment  l'accord  des  critiques  sur  l'œuvre  et  le  talent  d'Alfred 
Dehodencq.  (Les  Arts  :  Le  Musée  de  Bagncres-de-Bigorre,  novembre  1907).  «  C'est  le  Maroc, 
vu,  non  plus  par  un  pur  poète,  mais  par  un  observateur  à  la  fois  incisif  et  chaleureux,  qui 
a  inspiré  la  Justice  du  Pacha,  d'Alfred  Dehodencq.  Encore  un  qui  n'a  point  rempli  sa 
destinée  ;  non  que  les  années  lui  aient  manqué,  mais  en  même  temps  que  sa  vision  directe, 
intense,  implacablement  probe  de  l'Orient  déconcertait  les  amateurs  d'aimées  de  théâtres  et 
de  curiosités  de  bazar,  la  trace  profonde  laissée  par  Delacroix  dans  l'orientalisme  dérobait 
l'originalité  profonde  de  ses  ouvrages  aux  artistes,  convaincus  qu'il  ne  pouvait  rester,  après 
le  passage  pourtant  si  rapide  du  grand  peintre,  que  d'insignifiantes  glanes  à  ramasser.  Ce 
sera  un  beau  jour  que  celui  où  les  musées  de  province  livreront  pour  une  manifestation 
réparatrice  :  Roubaix,  sou  Adieu  de  Boabdil;  Pau,  sa  Course  de  Taureaux;  Poitiers, 
la  Fête  Juive  ;  les  collections  particulières,  vingt  admirables  toiles  :  Le  Supplice  d'une  Juive, 
la  Danse  des  Nègres,  etc..  Bagnères  ne  sera  pas  au  dernier  rang  avec  le  tableau  qui  nous 
reste  à  étudier...  Dehodencq  qui  affectionne  d'habitude  les  tons  fauves  et  ardents,  encore 
réchauffés  par  un  emploi  hardi  des  bitumes,  a  composé  cette  fois  un  tableau  en  mineur, 
le  bleu,  le  jaune,  le  rouge  semblent  s'y  neutraliser  pour  laisser  parler  plus  fort  le  dessin,  et 
de  fait,  jamais  l'artiste  n'a  déployé  plus  de  force  expressive  que  dans  la  posture  convulsée 
du  malfaiteur  en  gandoura  rayée  noir  et  blanc,  qui  se  tord  garrotté  sur  le  sol,  dans  le  geste 
accusateur  de  la  femme  à  sa  droite,  dans  la  musculature  de  l'homme  qui  contient  le 
prisonnier,  dans  la  pose  flegmatique  du  chaouché,  attendant,  devant  l'ogive  outrepassée  du 
sérail,  le  bon  plaisir  du  pacha  qui  examine  à  l'ombre  sa  sentence.  La  confusion  expectante, 
le  tumulte  surveillé  de  cette  scène  disent  toute  une  civilisation  brutale,  désordonnée, 
discrétionnaire.  » 


ALFRED   DEHODENCQ 


PREFACE 


f.  S'il  plait  au  hasard  d'épargner  cette  pla- 
quette jusqu'à  l'époque  où  nos  petits-fils  étudie- 
ront respectueusement  tes  ouvrages,  comme  ceux 
d'un  des  plus  puissants  coloristes  de  l'Ecole  fran- 
çaise, ton  nom,  écrit  sur  la  première  page  du 
livre,  attestera  alors  que  parmi  les  admirateurs 
de  ton  talent,  aujourd'hui  si  élevé  et  toujours 
grandissant,  nul  n'aura  été  plus  ardent  et  plus 
sincère  que  ton  vieil  ami.  » 

Théodore  de  Banville. 


"  On  ne  peut  jeter  les  yeux 
sur  la  vie  de  certains  artistes,  dit 
M.  Pli.  Burty,  sans  être  frappé  de 
l'insistance  de  la  fatalité  à  les 
poursuivre.  Un  sceau  particulier 
les  a  marqués  dès  leur  naissance, 
et  tout  a  concouru  à  leur  perte... 
Leur  nom  n'est  répété  que  dans 
un  cercle  de  gens  d'élite,  dont 
les  arrêts  discrets  ne  frappent 
l'oreille  ni  de  la  foule,  ni  des 
puissants...  Ils  tombent  enfin, 
sans  être  certains  qu'un  attentif 
auia  eu  le  temps  de  recueillir  leur 
nom.  » 

A    quelques    mots   près,    ces 

lignes  semblent  avoir  été  écrites 

pour     Alfred     Dehodencq.     Ce 

peintre    de    grande    race    a    eu 

le  succès,  il  n'en  a  jamais  joui.   Lui   qui  possédait   si  bien   l'art    de 

peindre,  il  n'a  jamais  connu  l'art  de  réussir;  il  l'a  ignoré  de  parti  pris. 


Mme  Dehodencq  lisant. 


Au  moment  où  il  découvrait  l'Espagne,  où  son  Combat  de  Taureaux, 
ses  Bohémiens,  sa  peinture  inattendue  le  désignaient  à  l'admiration 
des  Mérimée,  des  Th.  Gautier,  des  Paul  de  Saint-Victor,  ouvraient 
aux  jeunes  les  horizons  d'un  art  nouveau,  tout  de  vie  et  de  vérité, 
sorte  de  génie  anonyme,  il  était  loin,  il  ne  se  montrait  pas.  Lui  seul  ne 
se  souciait  point  de  lui-même.  Il  achevait  son  talent,  il  assouplissait  sa 
main,  il  se  pénétrait  de  soleil,  il  s'emplissait  les  yeux  des  types,  des 
images  radieuses,  des  visions  magiques  de  l'Orient  ;  il  faisait  vivre  en 
lui,  à  force  de  le  récréer,  ce  monde  immobile  et  agité  qui  l'enchan- 
tait. Dans  ce  siècle  de  presse  et  de  hâte,  où  il  faut  arracher  les  fruits 
de  l'arbre  avant  leur  maturité,  si  on  veut  les  cueillir,  il  disait  :  «  J'ai 
le  temps,  ce  n'est  rien  encore,  attendez!  ■>,  11  s'oubliait  là-bas  et  il  se 
laissait  oublier.  Quand  il  revint,  en  1863,  on  affecta  de  ne  plus  le  re- 
connaître. Que  demandait  ce  revenant  ?  Il  demandait  peu  de  chose, 
de  quoi  vivre  silencieusement,  de  quoi  travailler  sans  trop  d'angoisses, 
sans  trop  d'inquiétudes  pour  les  siens,  loin  des  coteries  et  des  intri- 
gues. C'était  trop  ou  pas  assez.  Alors  commencèrent  les  années  dou- 
loureuses, la  lutte  terrible  qu'il  soutint  jusqu'au  dernier  jour,  jusqu'à 
ce  que  le  pinceau  lui  tombât  des  mains. 

Aujourd'hui  que  l'on  dit  l'avenue  de  Villiers  comme  on  dit  la  rue 
du  Sentier,  que  l'art  est  si  bien  du  commerce  qu'il  a  ses  libres-échan- 
gistes et  ses  protectionnistes,  et  qu'il  est  mis  dans  la  balance  avec  le 
porc  salé,  c'est  plaisir  de  conter  une  vraie  vie  d'artiste,  une  belle  vie 
héroïque,  pleine  de  dignité,  de  souffrances  et  d'amour,  une  histoire 
d'autrefois,  qui  date  d'hier.  Ce  n'est  pas  la  moins  poignante  des 
œuvres  d'un  artiste,  comme  Dehodencq,  que  sa  vie.  Quelle  puissante 
harmonie  met  dans  ce  drame  'réel  cette  continuité  d'une  passion  et 
d'une  volonté  qui  en  traverse  tous  les  épisodes  !  Non  qu'il  s'agisse  ici 
de  morale  en  action,  il  s'agit  d'une  vie  inquiète,  agitée,  pleine  d'impru- 
dences et  d'emportements,  sur  laquelle  plane  la  fatalité  d'une  sensi- 
bilité excessive,  d'une  susceptibilité  aiguë,  d'un  caractère  indomptable, 
incapable  de  se  soumettre  aux  conditions  parfois  humiliantes  de  la  vie 

réelle. 

Mai  1885 

4 


Bohémiens  au  retour  d'une  icte  en  Andalousie 


LES    ANNEES    DE    JEUNESSE    ET    D'APPRENTISSAGE 
LES    PREMIÈRES    ŒUVRES 


La  vie  d'un  artiste  c'est  l'histoire  de  son  talent  et  de  ses  œuvres. 
Mais  chez  un  artiste  personnel,  qui  se  met  tout  entier  dans  ce  qu'il 
fait,  le  talent  révèle  le  caractère,  les  oeuvres  racontent  la  vie.  Alfred 
Dehodencq  est  né  à  Paris  le  23  avril  1822.  Il  était  fils  d'un  officier, 
qui  donna  sa  démission  au  moment  de  son  mariage,  entra  dans  les 
affaires  pour  lesquelles  il  n'était  pas  fait  et  mourut  jeune,  avant  d'avoir 

5 


pu  intervenir  efficacement  dans  l'éducation  de  son  fils  (i).  Restée  veuve 
de  bonne  heure,  avec  un  fils  et  une  fille,  Mmq  Dehodencq  se  donna  à 
ses  enfants  tout  entière.  C'était  une  femme  très  distinguée.  Elle  avait 
cette  réserve  et  ce  ferme  bons  sens,  que  donne  aux  femmes  la  respon- 
sabilité d'elles-mêmes;  ce  détachement  de  soi,  qui  naît  de  certaines 
douleurs  en  certaines  âmes  ;  et  dans  l'intimité,  pour  son  fils  surtout, 
cette  tendresse  jeune  qui  reste  au  fond  des  cœurs  non  satisfaits.  Elle 
mit  à  l'éducation  de  son  fils  toute  sa  délicatesse  de  femme,  avec  cette 
fermeté  charmante  des  mères  ambitieuses  qui  savent  ce  qu'elles  peuvent 
et  ce  qu'elles  doivent.  Le  caractère  de  Dehodencq,  séduisant  et  redou- 
table, l'attachait  passionnément:  on  ne  pouvait  l'aimer  à  demi.  11  avait 
déjà  ces  emportements  soudains,  ces  susceptibilités  excessives,  ces 
retours  charmants,  ces  longs  silences  qui  l'enfermaient  en  lui-même  ; 
ces  épanchements  involontaires  qui  le  livraient  tout  entier.  Sa  mère 
ne  l'attaquait  pas  de  front,  son  art  était  de  lui  dire  au  moment  voulu 
ce  qu'il  pensait;  elle  était  comme  la  meilleure  partie  de  lui-même, 
la  voix  de  sa  conscience.  Elle  savait  ne  point  abuser  contre  lui  de  ses 
défaillances,  ni,  ce  qui  est  plus  rare  peut-être,  de  ses  qualités.  Quand 
il  le  fallait,  elle  l'aimait  sans  rien  de  plus.  Elle  ne  douta  jamais  de  lui, 
elle  ne  lui  en  voulut  jamais  d'être  malheureux,  et  elle  se  sacrifia 
jusqu'au  bout  sans  se  plaindre. 


(1)  Alfred  Dehodencq  descendait  d'une  famille  de  vieille  bourgeoisie,  dont  les  membres 
figurèrent  avec  honneur  dans  l'Eglise  et  au  Parlement.  Au  xvn"  siècle  nous  trouvons  le  nom 
de  de  Hodencq,  associé  au  miracle  janséniste  de  la  Sainte-Epine.  «  Le  11  octobre  1656 
(Sainte-Beuve,  t.  III,  p.  182).  M.  de  Hodencq,  vicaire  général,  au  nom  du  cardinal  de  Retz, 
alors  errant,  approuva  solennellement  le  miracle  par  une  sentence,  et  un  Te  Deuni  fut 
célébré.  »  Cet  archiprètre  fut  un  homme  de  caractère.  Il  lança  un  mandement  qu'il  refusa 
longtemps  de  retirer,  malgré  les  menaces  de  la  cour.  Une  note  de  la  main  de  Colbert  (B  N 
fonds  Baluze),  écrite  dans  le  beau  style  du  siècle,  donne  de  lui  un  portrait,  dont  quelques 
traits  s'appliqueraient  assez  bien  à  son  descendant  :  «  L'archiprètre  de  Hodencq  fait  profes- 
sion d'aimer  la  reconnaissance  ;  il  est  fier  et  altier  dans  ce  qu'il  s'est  mis  en  tête  ;  point  trop 
intéressé  et  n'aimant  pas  asse^  la  fortune  pour  en  acquérir  par  ses  actes;  fort  attaché  au 
parti  des  jansénistes,  fort  attaché  à  M.  le  cardinal  de  Retz,  haïssant  tout  ce  qui  peut  choquer 
sa  liberté;  fixé,  s'il  ne  change,  à  vivre  et  mourir  en  Sorbonne.  *  Alfred  Dehodencq  trouvera 
dans  de  tout  autres  mobiles  que  le  vieux  janséniste  le  principe  du  même  désintéressement 
et  de  la  même  fierté. 


Moins  précoce  que  lord  Byron,  à  dix  ans  il  était  malade  jusqu'au 
délire  d'un  amour  d'enfant,  dont  il  refusait  obstinément  de  révéler 
l'objet.  Il  fallut  le  changer  de  milieu  pour  l'en  distraire  et  le  guérir. 
Il  apportait  à  tout  cette  ardeur  de  passion.  Ses  naïvetés  d'enfant  étaient 
de  grands  rêves  ambitieux.  La  première  lueur  du  génie  .c'est  l'admira- 
tion ;  il  la  poussait  jusqu'à  l'enthousiasme.  Chateaubriand  était  son 
dieu.  Les  grandes  forêts  inviolées,  qui  portent  la  majesté  des  cathé- 
drales dans  leurs  ombres  mystérieuses  ;  les  tempêtes  de  l'Océan  qui  se 
soulève  comme  un  tumulte  de  pensées  violentes  ;  les  solitudes,  leurs 
silences  et  leurs  bruits  ;  cette  nature  vierge,  vivante,  pleine  d'âme,  le 
ravissait,  et,  par-dessus  tout,  ce  cœur  fier,  dédaigneux  et  tourmenté, 
plus  grand  que  toute  cette  nature  qui  n'en  pouvait  remplir  le  vide 
infini.  Voir  Chateaubriand  devint  son  idée  fixe,  surprendre  dans  les 
yeux  du  poète  le  reflet  de  ses  visions  magiques,  lui  voler  dans  un 
regard  quelque  chose  de  son  génie.  Il  le  guettait  au  passage,  sans 
succès.  Enfin,  un  matin,  il  aperçut  un  vieillard  qui  s'avançait  grave, 
attristé,  avec  ce  je  ne  sais  quoi  d'écrasé  que  donne  la  vie  aux  plus  forts. 
Il  regarda  le  vieillard  avec  des  yeux  pleins  de  larmes,  le  salua  et  s'en- 
fuit. Il  avait  vu  un  grand  homme  ! 

Mais  déjà  dans  l'enfant  passionné  l'artiste  apparaissait.  A  huit  ans, 
il  faisait  d'après  son  père  un  croquis  au  crayon,  qu'on  a  gardé  et  qui 
atteste,  avec  une  vision  très  juste,  une  intelligence  surprenante  de  la 
physionomie.  Il  était  né  peintre.  On  s'en  étonnait,  on  s'en  inquiétait. 
Au  moment  de  partir  pour  l'Espagne  (août  1849),  Dehodencq  écrivait, 
non  sans  amertume  :  «  Je  suis  de  plus  en  plus  fixé  sur  le  prix  qu'on  doit 
attacher  à  ce  qu'on  appelle  un  don  de  la  divinité.  »  C'est,  il  faut  bien 
l'avouer,  une  terrible  chose  que  le  don  de  Dieu.  Un  peintre  habile,  à 
qui  l'émotion  superficielle  laisse  son  sang-froid,  qui  possède  son  art 
au  lieu  d'en  être  possédé,  peut  arriver  à  tout.  Mais  celui  qui  peint 
comme  il  vit,  comme  il  respire,  par  une  sorte  d'instinct,  celui  qui  a  la 
fatalité  d'un  tempérament  personnel,  et  dont  tout  l'être  est  impliqué 
dans  son  art,  il  est  incapable  de  concessions,  de  sacrifices,  et  s'il  n'a 
pas  une  sensibilité  moyenne,   une  âme  facilement  accessible,  il  est 


condamné.  La  passion  et,  comme  préparé  dans  l'organisme,  un  instru- 
ment délicat,  propre  à  en  noter  tous  les  mouvements,  une  imagination 
vive  et  une  main  qui,  par  un  mystérieux  accord,  obéit  aux  images  que 
suscite  l'émotion,  c'est  le  peintre  même.  Mme  Dehodencq  était  trop 
intelligente  pour  s'opposer  à  une  vocation  que  son  fils  subissait.  Elle 

voulut  seulement  qu'il  fît  ses  études.  11 
entra  dans  une  grande  institution  qui 
suivait  les  cours  du  collège  Bourbon 
(lycée  Condorcet)  :  c'est  là  qu'il  connut 
Théodore  de  Banville,  qui  jusqu'au  der- 
nier jour  lui  resta  fidèlement  attaché. 

A  dix-sept  ans,  il  entrait  dans  l'ate- 
lier de  Léon  Cogniet.  Léon  Cogniet 
était  un  excellent  maître,  il  n'en  faut 
d'autre  preuve  que  la  liste  des  hommes 
détalent  qu'il  a  formés.  Son  ardeur  d'in- 
telligence n'était  pas  la  verve  d'un  artiste, 
que  son  tempérament  emporte,  c'était 
l'enthousiasme  d'une  conviction  réflé- 
chie. 11  ne  manquait  pas  d'émotion,  mais 
le  trait  dominant  de  son  talent  semble 
avoir  été  l'entêtement  d'une  volonté 
forte,  éprise  d'un  idéal  élevé,  un  peu 
abstrait  et  impersonnel.  Il  aimait  son 
art  comme  on  aime  la  vertu.  Peintre  consciencieux  et  sage;  dessi- 
nateur correct,  élégant,  sans  style,  si  le  style  est  l'accent  personnel; 
capable  d'ordonner  avec  goût  une  composition  dramatique  et  d'expri- 
mer clairement  son  émotion  et  sa  pensée  dans  le  langage  pittoresque, 
il  savait  de  l'art  tout  ce  qui  en  peut  être  enseigné.  Les  Raphaël,  les 
Michel-Ange,  les  Rubens  sont  des  maîtres,  ils  ne  sont  pas  des  profes- 
seurs ;  ils  suggèrent  plutôt  qu'ils  n'enseignent  ;  ils  créent  des  peintres 
par  la  seule  fécondité  de  leur  génie  qui  rayonne  autour  d'eux,  se 
transmet  et  se  propage.   Leurs  élèves  sont  comme  les  enfants,   qui 


Portrait  d'Edmond  Dehodencq. 
.1/.  Alfred  Dehodencq. 


reproduisent,  avec  des  variations  inattendues,  les  traits  de  leurs 
pères.  Léon  Cogniet  pouvait  donner  à  ses  élèves  tout  ce  qu'il  possé- 
dait lui-même  sans  nuire  à  leur  originalité  :  il  n'avait  ni  le  danger  des 
défauts  faciles  à  imiter,  ni  celui  des  qualités  irrésistibles.  L'étroitesse 
inévitable,  qui  peut-être  est  la  condition  d'un  goût  très  sûr,  n'était  à 
l'atelier  que  la  tradition  des  fortes  études.  Le  respect,  qu'imposait  le 
caractère  du  peintre,  l'élévation  de  sa  pensée  donnait  à  son  enseigne- 
ment, si  j'ose  dire,  l'autorité  d'une  direction  morale. 

Il  s'attacha  à  Dehodencq  avec  une  sorte  de  passion.  Il  aimait  en  lui 
les  qualités  qu'il  n'avait  pas  lui-même.  Cette  nature  inégale,  mais  que 
ses  inégalités  d'un  élan  portaient  au  sommet,  le  séduisait,  non  sans 
l'effrayer.  Il  sentait  le  prix  de  cette  spontanéité,  de  cette  verve,  de 
cette  vie  tour  à  tour  débordante  et  contenue  ;  il  admirait  les  dons  de 
premier  ordre,  la  vision  originale,  l'exécution  puissante,  nerveuse,  des 
morceaux  peints  magistralement,  comme  d'un  coup  de  pinceau;  il 
craignait  les  négligences,  les  excès  d'audace,  les  défaillances  d'un 
génie  intermittent.  Il  lui  fit  faire  les  sérieuses  études  sans  lesquelles  les 
dons  les  plus  précieux  ne  servent  de  rien.  Un  artiste  doit  avant  tout 
savoir  son  métier.  Il  ne  faut  pas  qu'il  soit  réduit  à  attendre  les  hasards 
heureux,  que  les  moyens  d'expression  tout  à  coup  manquent  à  son 
sentiment.  Il  faut  aussi  qu'il  trouve  dans  la  science  acquise  de  quoi 
remplir  les  intervalles  de  l'inspiration  qui  veut  être  sollicitée. 

Dehodencq  dut  à  Cogniet  la  forte  éducation  qui  lui  était  plus 
nécessaire  qu'à  un  autre,  cette  maîtrise  que  ses  emportements  parfois 
dissimulent,  mais  qui  toujours  par  quelque  trait  se  révèle  à  l'œil  clair- 
voyant. Il  n'oublia  jamais  ce  qu'il  devait  à  son  maître.  11  écrit  d'Espagne  : 
«  Mon  plus  cher  désir  est  d'entendre  M.  Cogniet  me  dire  un  jour:  c'est 
bien,  je  suis  content,  voilà  ce  que  j'attendais  de  vous.  »  Cogniet  atten- 
dait tout  de  Dehodencq.  Il  le  considérait  comme  le  premier  parmi  ses 
élèves.  Il  allait  jusqu'à  lui  confier  les  intérêts  de  sa  réputation.  Deux 
de  ses  portraits  les  plus  fameux  ont  été  peints  par  Dehodencq, 
les  mains  notamment,  qui  ne  furent  pas  retouchées  et  qu'on  admira 
plus  que  tout  le  reste.  C'était  beaucoup  pour  un  élève  de  peindre  des 


mains,  dont  Cogniet,  le  consciencieux,  acceptait  la  responsabilité,  et 
dont  on  croyait  devoir  lui  faire  honneur.  Plus  tard  ils  se  séparèrent  ; 
peut-être  ne  s'étaient-ils  jamais  compris. 

Dehodencq  débute  au  salon  de  1844  avec  trois  tableaux  :  une  Sainte- 
Cécile  en  adoration,  l'Orpheline,  un  Portrait.  Il  avait  vingt-deux  ans. 

J'ai  pu  voir  Y  Orpheline:  c'est  une 
jeune  fille  vêtue  de  noir,  l'air  mélan- 
colique. Il  ne  faut  pas  chercher  dans 
cette  peinture  les  grandes  qualités  qui 
feront  l'originalité  de  Dehodencq. 
Mais  on  trouve  déjà  dans  cette  toile, 
avec  une  correction  qui  prouve  qu'il 
était  bien  armé  pour  la  lutte,  une 
ardeur  contenue  qui  annonce  le  colo- 
riste et  fait  songer  aux  maîtres  espa- 
gnols. Les  années  suivantes,  il  expose 
encore  des  tableaux  religieux  :  Saint- 
Etienne  traîné  au  supplice  (1846),  la 
Visitation  (1847),  le  Christ  au  Tom- 
beau (1848J.  Comme  tous  les  maîtres, 
il  cherche  sa  voie,  il  achève  d'ap- 
prendre le  langage  pittoresque,  de  s'en 
approprier  tous  les  moyens  d'expres- 
sion. 
Mais  déjà  il  a  donné  toute  sa  mesure  dans  un  genre,  où  la  médio- 
crité est  facile  et  insupportable.  Dès  le  début,  Dehodencq  a  été  un 
grand  portraitiste  et  il  l'est  resté  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Ce  contact 
avec  la  nature  lui  a  toujours  été  salutaire.  Sa  verve  contenue  par  la 
nécessité  de  l'imitation,  n'était  plus  que  la  puissance  de  donner  la  vie, 
et  sa  haute  intelligence,  servie  par  son  merveilleux  instinct  de  peintre, 
lui  révélait  l'homme  intime  dans  la  forme,  les  traits  et  l'attitude.  En 
1846,  à  peine  âgé  de  vingt-quatre  ans,  il  avait  sa  première  médaille  avec 
un  portrait  d'homme.  On  lui  conseillait  de  s'en  tenir  là,  de  s'enfermer 


L'Orpheline  (1844). 
.1/.  Laveur. 


dans  cette  spécialité  où  il  excellait.  C'était  le  succès  assuré  et  avec  le 
succès  la  fortune.  Mais  il  était  trop  artiste  pour  s'emprisonner  dans  un 
genre.  Il  était  jeune,  avec  l'am- 
bition des  grandes  choses,  avec 
l'illusion  des  forces  infinies 
qu'on  dépense  dans  des  rêves 
d'action  héroïque.  Il  lui  fallait 
l'avenir  ouvert,  l'espace  libre. 
Il  n'était  pas  de  ces  hommes 
économes  d'eux-mêmes  qui, 
dès  qu'il  ont  découvert  le  petit 
champ  de  leur  activité,  le  limi- 
tent, s'y  installent  et  lui  font 
produire  tout  ce  qu'il  peut  rap- 
porter. Dehodencq  était  un 
prodigue,  une  nature  de  no- 
made et  de  conquérant,  qui 
dépense  roya- 
lement sa  vie 
sans  compter. 

Déjà  il  a  la 
nostalgie  du  so- 
leil plus  chaud, 
de  la  nature  plus 
riche,  plus  écla- 
tante, du  ciel 
toujours  bleu. 
Notre  doux 
printemps ,  en 
le  charmant, 
évoque   en   lui 

les  rêves  d'Orient.  Les  mille  et  une  Nuits,  qu'il  a  tant  aimées  dans  son 
enfance,  Paul  et  Virginie,  Chateaubriand,  lord  Byron,  plus  que  tout 


^^Tty^ 


Portrait  de  Théodore  de-  Banville  (pour  l'édition  de  ses  poésies 


II 


le  reste,  l'amour  de  l'inconnu,  le  désir  de  beautés  nouvelles,  je  ne  sais 
quel  instinct  de  migration  vers  les  contrées  où  son  talent  l'appelle, 
tout  lui  donne  comme  le  besoin  et  le  pressentiment  d'une  marche 
vers  la  lumière. 

"  Le  printemps,  écrit-il,  fait  plus  ardent  cet  amour  de  la  nature  que 
«  Dieu  a  mis  en  moi...  Le  coude  appuyé  sur  ma  petite  fenêtre,  je  passe 
«  des  moments  de  bonheur,  me  laissant  pénétrer  de  ce  calme  profond 
«  de  la  nature,  ne  pensant  à  rien,  tout  entier  au  léger  bruissement  des 
«  feuilles,  au  chant  des  oiseaux,  aux  mille  bruits  des  choses.  Je 
«  regarde  les  papillons  et  les  abeilles  voltiger  en  tous  sens  sur  mon 
«  pommier  en  fleurs.  Là  je  suis  bien  loin  du  monde.  Je  me  transporte 
«  en  imagination  dans  ces  beaux  pays  de  l'Orient,  où  un  ciel  toujours 
«  pur,  des  arbres  toujours  en  fleurs  portent  une  douce  sérénité  dans 
«  l'âme.  C'est  sous  un  tel  climat  qu'est  née  la  philosophie.  Dans  nos 
«  froides  régions,  la  température  change  sans  cesse,  tout  s'en  ressent; 
«  nos  idées  suivent  le  mouvement  de  la  nature,  elles  changent  conti- 
«  nuellement;  ainsi  s'expliquent  cette  versalité  et  ce  besoin  d'activité 
«  qui  nous  dévorent.  Sous  le  beau  ciel  du  Midi  toujours  égal,  l'homme 
«  est  maître  de  ses  facultés,  de  là  la  grandeur  et  la  dignité  de  ses 
«  ouvrages  (i).  »  Ce  ne  sont  pas  ces  images  idylliques,  évoquées  en 
une  heure  d'apaisement,  que  Dehodencq  rapportera  d'Orient. 

La  Révolution  de  48  éclate.  La  nuit  du  23  février,  on  entend  le 
tambour  dans  les  rues.  Dehodencq  ouvre  sa  fenêtre,  il  aperçoit  un 
tombereau  chargé  de  morts,  qu'entoure  en  poussant  des  cris  de  ven- 
geance une  foule  bizarrement  éclairée  par  des  torches.  Il  s'emplit  les 
yeux  et  l'esprit  de  ce  spectacle  ;  il  en  fixe  en  lui  l'image,  et  le  voilà  à 
l'œuvre  sans  trêve,  sans  repos.  Deux  jours  après  il  exposait  la  Nuit 
du  2}  Février.  Ce  dessin  poignant,  c'est  la  réalité  même,  arrêtée  dans 
un  de  ses  aspects  fugitifs,  non  par  un  instrument  indifférent,  mais  par 
une  imagination  toute  pénétrée  de  l'émotion  qui  se  dégage  des  choses. 
Un  homme  en  bras  de  chemise,  débraillé,  bat  du  tambour  à  grands 

(r)  Cette  lettre,  dont  je  n'ai  trouvé  que  le  brouillon,  peut  être  rapportée  aux  années  1845 
ou  1846:  les  tableaux  qu'il  projette  alors  l'indiquent. 


coups  ;  un  peu  derrière  lui,  allonge  le  pas, déhanché,  le  gamin  de  Paris, 
sans  lequel  il  n'y  a  pas  de  bonne  révolution;  autour  du  chariot  une 
foule  étrangement  armée,  une  femme  égarée,  éperdue,  des  bras  qui 
agitent  des  torches,  dont  la  lumière  monte  fumeuse  avec  des  reflets 
sinistres  dans  l'ombre.  C'est  un  cauchemar  qui  traverse  la  nuit.  Voilà 
Dehodencq  avec  ses  grandes  qualités  ;  cette  vision  rapide  comme 
l'émotion,  prompte  comme  la  réalité;  cette  éloquence  de  l'attitude  et 


^N 


La  Nuit  du  23  Février 
.1/.  Carolus  Duran. 


du  geste  ;  cette  exécution  pleine  de  verve,  qui  a  les  frémissements  de 
la  vie,  l'agitation  de  la  foule;  et,  sur  tout  cela,  cette  profonde  intelli- 
gence des  types,  qui  donne  à  une  œuvre,  née  d'un  sentiment  soudain, 
la  réalité  de  l'histoire  et  la  valeur  d'un  document  durable. 


Le  dessin,  pour  le  peintre,  n'est  trop  souvent  qu'un  moyen  de 
déterminer  les  grandes  lignes  d'une  composition,  d'en  arrêter  les 
contours,  une  première  expression  incomplète  par  soi.  Dehodencq 
savait  composer  un  dessin,  lui  donner  le  mouvement  et  la  couleur. 
En  ce  sens  il  n'était  pas  seulement  un  peintre,  mais  un  dessinateur  de 
premier  ordre.  Aussi,  dans  ses  tableaux  mêmes,  le  dessin  n'est  pas  isolé 
de  la  couleur,  il  en  participe,  il  fait  avec  elle  un  tout,  un  langage 
subordonné  à  l'émotion  :  il  peut  aller  contre  certaines  conventions, 
devenir  incorrect,  si  on  le  conçoit  comme  une  ligne  et  un  contour 
arrêté,  il  n'est  jamais  banal,  il  reste  toujours  éloquent  et  expressif.  La 
ligne  n'a  pas  la  sécheresse  d'une  formule  géométrique,  elle  suit  l'ondu- 
lation de  la  vie  ;  elle  est  agitée,  vivante,  humaine.  A  propos  du  tableau 
des  Bohémiens  au  retour  d'une  fête  (1853),  un  critique,  dont  je  ne 
retrouve  pas  le  nom,  écrivait  :  «  Sa  philosophie  et  son  intelligence 
sont  de  la  même  famille  que  celles  de  MM.  Raffet  et  Bida,  ce  qui  n'est 
pas  peu  dire.  »  Le  style  est  médiocre,  l'idée  est  juste.  «Chez  ce  grand 
artiste,  dit  un  autre  critique,  le  coloriste  puissant  est  doublé  d'un  dessi- 
nateur sentimental  (1).  //  C'est  la  même  idée  sous  une  forme  un  peu 
précieuse.  J'aime  mieux  ce  que  me  disait  Théodore  de  Banville  à  peu 
près  en  ces  termes  :  «  Je  ne  connais  que  Daumier  qui  ait  eu,  au  même 
degré  que  Dehodencq,  le  sens  du  dessin  expressif.  Forcez  les  traits 
caractéristiques,  vous  avez  la  caricature,  la  seule  qui  compte,  celle  qui 
est  l'exagération  de  la  vérité,  la  nature  se  raillant  elle-même.  Dehodencq 
s'arrête  au  type,  il  ne  le  dépasse  pas,  mais  il  le  dégage  avec  une  clarté 
qui  en  fait  saillir  tous  les  traits.  Un  pas  de  plus,  vous  avez  la  caricature  ; 
—  voyez  ses  Mobiles;  —  vous  avez  Daumier.  De  l'un  à  l'autre  il  y  a  la 
différence  d'une  sensibilité.  » 

En  1849,  Dehodencq  exposait  :  Virginie  trouvée  morte  sur  le  rivage, 
«  Pauvre  fille  I  écrit-il,  que  j'ai  tant  rêvée,  tant  aimée  (2)  !  »  J'en  ai 
l'esquisse  sous  les  yeux.  Le  corps  de  la  jeune  fille  est  étendu  sur  la 

(1)  Ulrich  de  Viel  Castel.  — Portraits  à  la  plume.  Avril  1877. 

(2)  Madrid,  Avril  1850,  à  sa  sœur  Mme  Dubois. 

'4 


Profil  d'Alfred  Dehodencq. 


- 


- 


■  Y  >\\->W\tbG.  lm\\.kl&  \î\cn<\ 


plage,  il  semble  qu'il  ait  gardé  quelque  chose  de  l'ondulation  de  la 
vague  qui  l'a  porté,  tant  la  ligne  en  est  noble  et  souple.  Les  cheveux 
sont  dénoués,  la  tête  de  profil,  un  peu  renversée  en  arrière,  dégage  le 
cou  et  les  épaules  nues,  allonge  la  courbe  du  corps  qui,  très  douce, 
part  du  front,  se  continue  par  la  poitrine  et,  sans  se  briser,  se  prolonge 
jusqu'aux  pieds  d'un  mouvement  de  caresse  lente  et  qui  s'attarde.  Le 
bras  droit,  ramené  le  long  du  corps,  comme  pour  maintenir  les  vête- 
ments, semble  avoir  gardé  l'attitude  suprême  de  cette  pudeur,  pour 
laquelle  elle  a  voulu  mourir.  Agenouillé  à  sa  tête,  le  corps  noir  de 
Dominique,  qui  se  désespère,  et  apparaissant  à  côté  du  rocher,  le 
vieillard  qui  accourt.  Ce  qui  surtout  me  frappe  dans  cette  esquisse,  ce 
sont  les  qualités  du  coloriste  qui  s'y  révêlent.  Un  vrai  coloriste,  ce 
n'est  pas  seulement  un  homme  qui  sait  accorder  des  couleurs,  c'est  un 
homme  dont  les  sentiments  trouvent  leur  expression  dans  l'harmonie 
des  tons,  dans  cette  musique  dont  on  ignore  les  règles,  dont  on 
éprouve  le  sens  irrésistiblement.  La  lumière  et  la  couleur  ont  quelque 
chose  de  triste  et  de  passionné.  Le  ciel  et  la  mer  troublés,  assombris, 
sillonnés  de  lueurs  fauves,  enveloppent  la  scène  de  leurs  ombres,  dont 
les  personnages  émergent  sans  en  rompre  l'unité,  jusqu'au  cadavre  de 
la  jeune  fille  d'une  lueur  phosphorescente.  Je  trouve  ce  fragment  de 
journal  découpé  :  «...  la  pauvre  jeune  noyée.  Quelle  solidité  !  quelle 
«  largeur!  quelle  sûreté  !  quel  aplomb  !  quelle  unité  !  Se  douterait-on 
«  que  la  brosse  qui  a  peint  ce  grand  morceau  avec  tant  d'aisance  et  de 
«  vigueur,  ait  été  tenue  par  une  main  que  les  balles  fratricides  de 
«  Juin  ont  mutilée.  M.  Dehodencq  est  certainement  un  des  jeunes 
«  gens  qui  promettent  le  plus  à  l'heure  qu'il  est.  >,  La  vérité  est  qu'il 
s'était  mis  à  peindre  de  la  main  gauche.  Presque  aussitôt  il  avait  fait 
passer  d'une  main  à  l'autre  cette  adresse,  cette  docilité  du  mouvement 
à  suivre  l'émotion,  qu'il  est  si  difficile  d'acquérir.  Que  de  problèmes 
curieux  dans  ce  simple  fait!  Le  rapport  de  la  vision  pittoresque  au  mou- 
vement qui  lui  répond,  par  suite,  de  la  conception  à  l'exécution  ;  la 
sympathie  des  membres  symétriques,  des  centres  nerveux  de  l'hémis- 
phère droit  et  gauche!  Que  d'autres  tirent  les  conséquences!  Mais  c'est 

J5 


là  toute  une  histoire  et  qu'il  faut  conter  ;  car  cette  aventure  à  décidé 
des  destinées  d'Alfred  Dehodencq  ;  elle  a  fait  de  lui  le  peintre  de 
l'Espagne  et  du  Maroc,  et  aussi  le  malheureux,  l'oublié  qu'il  devait  être. 


Toréadors  (Tanger). 


16 


Marche  de  Bohémiens  (Aquarelle). 
M.   Gabriel  Sêailles. 


' 


II 


LA   REVOLUTION    DE    48.    LE    DEPART   POUR    L'ESPAGNE 

La  Révolution  de  48,  dont  il  avait  si  puissamment  évoqué  la 
première  convulsion,  développait  ses  épisodes  de  poème  bizarre  et 
mal  composé.  Révolution  étrange,  faite  pour  la  confusion  des  roués 
de  la  politique  ;  révolution,  dont  on  ne  sent  pas  le  courage  de  médire, 
dont  on  se  prend  parfois  à  regretter  les  héros!  Tant  de  rêves  généreux! 
tant  de  foi  et  de  bonne  foi  !  Des  choses  d'un  autre  âge  :  la  puissance  du 
Verbe,  de  la  parole  ailée  ;  Orphée  apaisant  les  loups,  leur  donnant  de 


17 


nobles  phrases  en  pâture  ;  les  rêveurs  idylliques  et  farouches  de  l'île 
Utopie,  assemblés  au  Luxembourg,  avec  la  société  pour  champ  d'expé- 
riences? Le  tout,  pour  amener  cette  revanche  des  faits:  la  guerre  civile. 
Le  24  juin  on  se  battait.  Sur  tous  les  points  de  Paris  la  fusillade 
crépitait.  Il  était  quatre  à  cinq  heures  du  soir.  En  haut  de  la  rue  du 
Faubourg-Poissonnière,  près  de  la  caserne,  les  mobiles  rudement 
éprouvés  respiraient.  On  lançait  les  gardes  nationaux.  Un  tambour,  un 
vieux  soldat,  en  avant  battait  la  charge.  Ils  avaient  franchi  la  barricade, 
chaude  encore  de  la  bataille,  qui  fermait  la  rue  Lafayette,  et,  trouvant 
l'espace  libre,  s'étaient  jetés  au  pas  de  course  dans  le  faubourg  Saint- 
Denis.  Là,  un  peu  plus  loin,  en  remontant  vers  le  chemin  de  fer,  une 
énorme  barricade  faite  de  pavés,  de  sacs  de  charbon  de  terre  et  d'une 
voiture  de  porteur  d'eau  renversée,  se  dressait.  On  allait  silencieux  le 
long  des  maisons.  Une  pluie  diluvienne  tombait.  Un  élève  de  l'Ecole 
Polytechnique,  à  plat  ventre  dans  la  boue,  tiraillait.  Un  grand  diable 
d'homme,  un  vieux  en  longue  redingote  olive,  son  pantalon  de  cou- 
leur incertaine  trop  court,  son  chapeau  haut  de  forme,  lustré  par  la 
pluie,  chargeait  son  fusil,  adossé  aux  maisons,  s'avançait  au  milieu -de 
la  rue,  faisait  face  et  tirait  sur  la  barricade  sans  hâte,  avec  une  régula- 
rité tranquille.  «  Effacez-vous  donc,  vous  allez  vous  faire  tuer...  Tiens! 
vous  pleurez!  —  Oui,  c'est  embêtant  de  se  tirer  comme  çà  les  uns 
sur  les  autres.  »  Et  il  continue  son  travail  avec  la  ponctualité  d'un 
comptable  qui  met  son  grand  livre  à  jour.  De  temps  en  temps  un 
homme  portait  brusquement  la  main  à  son  ventre,  à  sa  poitrine  et 
s'affaissait,  ou,  frappé  au  front,  était  lancé  tout  d'une  pièce  la  face  en 
avant.  Dehodencq  auprès  d'un  ami  lui  disait  :  «  Tout  ce  que  je  leur 
demande,  moi,  c'est  de  ne  pas  toucher  à  mon  gagne-pain,  »  et  il  renou- 
velait l'amorce  de  son  fusil,  le  coude  écarté.  Au  même  moment  il  re- 
culait comme  sous  un  choc  et  son  fusil,  lui  échappant  des  mains,  tom- 
bait en  sonnant  sur  le  pavé.  «  Ce  n'est  rien,  un  grand  coup  de  bâton, 
là,  au  coude.  >,  Ce  n'était  pas  une  balle,  c'était  une  petite  roulette  ronde, 
qu'un  insurgé,  quelque  tapissier  des  ateliers  nationaux,  lui  avait  logée 
au-dessus  de  l'articulation  du  coude.   Par  un  miracle  l'os  n'était  pas 


brisé.  «  Peux-tu  marcher?  —  Oui.  »  Il  fit  quelques  pas.  «  Je  ne  tiens 
plus,  je  tombe.  »  On  l'emporta  à  l'ambulance,  puis  chez  sa  mère  (i). 

On  craignit  longtemps  que  le  bras  ne  demeurât  enkylosé  :  jamais 
l'articulation  du  coude  ne  retrouva  sa  souplesse  première.  Rien  n'était 
plus  facile  que  de  faire  un  héros  de  ce  jeune  peintre  de  grand  avenir, 
dont  la  pensée  semblait  désormais  arrêtée  sur  le  chemin  qui,  du  cer- 
veau, la  conduit  à  la  main  de  l'artiste.  On  essaya  ;  on  lui  offrit  la  croix. 
Il  refusa  sans  emphase.  «  Je  ne  veux  être  décoré  que  comme  peintre.  /> 
Il  y  a  des  devoirs,  auxquels  on  n'a  pas  le  droit  de  se  soustraire,  qu'on 
accomplit  douloureusement,  mais  pour  lesquels  on  n'accepte  pas  de 
récompense.  Il  avait  gardé  un  souvenir  irrité  de  cette  aventure,  du 
bruit  qu'on  avait  voulu  faire  autour  d'elle.  Il  n'en  parlait  pas  volontiers. 
Il  pensait  sans  doute  comme  le  vieux  à  la  redingote  olive.  D'Espagne 
il  écrit  à  sa  mère  (août  1850)  :  «  Je  souffre  encore  parfois  de  mon  bras  ; 
mai  il  me  rappelle  tant  de  gens  et  tant  de  choses  bêtes  que  j'ai  pris  le 
parti  de  n'y  plus  penser.  Il  s'en  est  si  peu  fallu  que  je  fusse  un  héros.  » 

En  1849,  ie  bras  restait  douloureux  et  roide.  Le  docteur  Berton 
ordonna  une  saison  à  Barèges.  Barèges  ce  sont  les  Pyrénées,  les 
Pyrénées  c'est  l'Espagne.  Comment  résister  à  la  tentation,  à  l'inquié- 
tude de  l'inconnu,  à  la  nostalgie  du  soleil  qui  depuis  l'enfance  le  tour- 
mentait? N'est-ce  pas  à  Séville  que  naît  le  don  Juan  de  lord  Byron?  en 
cherchant  bien,  n'y  trouverait-on  pas  le  berceau,  qui  vit  fleurir  son  plus 
délicieux  amour,  à  l'heure  où,  le  soleil  s'éteignant,  la  clarté  trop  douce 
de  la  lune  s'épand  sur  les  choses  et  fond  les  âmes?  Il  fut  décidé  que 
Dehodencq  irait  à  Madrid,  qu'il  passerait  là-bas  quelques  mois,  le 
temps  de  découvrir  ce  monde  et  de  l'emporter  en  images  ineffaçables. 
Il  sentait  l'heure  solennelle,  décisive.  Sa  royauté  d'atelier,  ses  beaux 
portraits,  son  dernier  tableau  avaient  appelé  sur  lui  l'attention,  il  s'agis- 
sait de  justifier  les  espérances  et  de  donner  sa  mesure.  «  Je  vais  donc 
voir  se  réaliser  ce  rêve  de  mes  jeunes  années,  l'Espagne...  C'est  main- 

(1)  Je  tiens  ces  détails  de  M.  Armand  du  Mesnil,  l'ancien  directeur  de  l'Enseignement 
supérieur  au  minitère  de  l'instruction  publique  et  conseiller  d'Etat.  C'est  à  lui  qu'est  dédié 
le  livre  d'Eugène  Fromentin  :  Un  été  dans  le  Sahara. 


tenant  que  va  se  décider  pour  moi  une  question  bien  grave,  à  savoir 
si  je  suis  réellement  peintre  dans  toute  l'acception  que  je  donne  à  ce 
mot,  et  si  j'aurai  la  force  de  me  plier  aux  exigences  voulues  pour 
réussir  !  »  Hélas  !  il  ne  devait  réaliser  que  le  premier  de  ces  vœux  ;  ses 
qualités  comme  ses  défauts  l'avaient  prédestiné  à  la  souffrance. 


Dessin  pour  le  combat  de  Novillos. 

Au  moment  de  ce  départ  pour  l'Espagne,  Dehodencq  a  vingt-sept 
ans  ;  il  approche  de  cet  âge,  où  l'homme  est  en  pleine  possession  de 
lui-même,  l'expérience  ne  faisant  encore  qu'ajouter  aux  forces  vives 
l'art  de  les  mieux  diriger.  Le  portrait  de  lui,  qu'il  a  peint  à  cette 
époque,  satisfait  toutes  nos  curiosités.  Si  toute  peinture  est  une  confi- 
dence, qu'est-ce  donc  quand  le  peintre  reproduit  sa  propre  image?  Il 


ne  dit  pas  seulement  ce  qu'il  est,  mais  ce  qu'il  voudrait  être  et  paraître. 
La  couleur   est   chaude,  l'exécution  ferme    (il  peignait    de    la  main 
gauche),   d'une    verve   ardente    et    contenue,     qui    trahit    l'homme. 
L'œuvre  très  belle,  pleine  de  révélations,  fait  songer  à  ces  portraits 
de  Rembrandt,  où  l'ombre  sert  au 
relief  des  traits  expressifs,  à  faire 
éclater  plus  intense  la  vie  dans  la 
lumière.    Il   est    à    mi-corps,    en 
veston   d'atelier,  la   palette    à   la 
main.  Le  front  puissant  ;  la  tempe 
qui  se  creuse,  comme  sous  le  coup 
de  pouce  d'un  sculpteur  nerveux  ; 
le  jet  des  cheveux  noirs  rebelles; 
la  flamme  sombre  des  yeux,  pro- 
fondément enfoncés  sous  l'arcade 
sourcillière;  la  bouche  déjà  triste; 
la    lèvre    inférieure    légèrement 
avancée   dans   une    moue    dédai- 
gneuse; la  ligne  ferme  du  menton 
césarien,  tout  annonce  une  nature 
impérieuse,  contenue,  comme  ra- 
massée sur  elle-même.  Mais  l'ef- 
fort, qu'on  sent  dans  cette  concen-  Portrait  de  m-»  x. 
tration,    la  force    déployée    pour  (Tanger) 
arrêter  ce  masque   mobile  révèle 

par  la  tension  du  ressort  intérieur  le  mouvement  contenu  d'une 
sensibilité  excessive.  Il  est  là  tranquille,  silencieux,  à  la  façon  d'un 
pistolet  chargé.  Dédaigneux,  fier,  avec  la  conscience  de  sa  valeur,  il 
répugne  aux  familiarités  indiscrètes  ;  il  se  défie  des  hommes,  les  tient 
à  distance  ;  il  ne  veut  pas  se  livrer  ;  il  écarte  la  foule,  ou  plutôt  il  la 
traverse  avec  le  secret  désir  peut-être  qu'elle  se  retourne  sur  son  pas- 
sage, avec  la  volonté  qu'elle  ne  viole  pas  son  mystère. 

Ses  auteurs  préférés  achèvent  de  nous  donner  les  éléments  qui 


21 


entrent  dans  sa  nature  complexe.  D'Espagne  (i),  il  écrit  à  sa  mère  :  "Je 
te  prierai  de  m'envoyer  :  i°  ma  Chartreuse  de  Parme  ;  2°  mon  Byron 
(qui  m'est  nécessaire  ayant  deux  sujets  commencés  :  don  Juan  et  Lara)  ; 
30  don  Juan  en  anglais  cette  fois  ;  4°  mon  Shakespeare.  »  Joignez-y 
Balzac  et  Chateaubriand.  Ce  qu'il  aime  dans  Balzac,  outre  la  psycho- 
logie profonde,  qui  fouille  les  âmes  jusqu'aux  instincts  primitifs,  c'est 
la  vie  tumultueuse,  l'intensité  de  la  passion,  qui  épuise  la  vie  goutte  à 
goutte  ou  d'un  seul  coup,  la  recherche  de  l'absolu,  la  puissance  surna- 
turelle des  volontés  tenaces,  la  magie  des  désirs  irrésistibles.  Lord 
Byron  et  Chateaubriand  donnent  à  l'artiste  la  fierté  du  gentilhomme, 
qui  ne  veut  pas  ressembler  à  la  foule,  qui  est  distingué  parmi  les 
autres,  parce  que,  sinon  supérieur,  il  est  différent;  René,  Lara,  Manfred, 
Caïn,  des  âmes  violentes  et  contenues,  en  qui  se  forment  d'étranges 
combinaisons  de  sentiments  contraires  ;  la  solitude  dans  une  pensée 
impénétrable,  dans  quelque  secret  redouté  ;  la  croyance  à  la  fatalité, 
cette  superbe  de  l'homme  qui  se  flatte  d'occuper  le  destin  ;  le  dédain 
des  conventions  sociales  ;  l'indépendance  d'un  caractère  que  rien  ne 
plie  ;  et,  sur  tout  cela,  le  culte  de  la  noblesse  native,  l'horreur  du 
médiocre,  de  tout  ce  qui  est  vil,  de  tous  les  petits  intérêts  qui  forcent 
à  courber  la  tête  pour  passer  sous  leur  niveau.  A  Stendhal  il  doit  au 
moins  «  l'art  de  se  tourmenter  de  tout  et  d'un  peu  plus  que  tout  (2)  » 
une  subtilité  d'analyse  qui  ne  lui  sert  trop  souvent  qu'à  justifier  ses 
imaginations,  à  compliquer  les  sentiments  et  les  actions  des  autres  de 
motifs  qu'il  crée  alors  qu'il  croit  les  découvrir.  Shakespeare  c'est  la 
santé  de  son  esprit,  c'est  son  génie  même,  c'est  son  amour  de  la 
nature,  sa  sincérité,  sa  vision  nette  et  passionnée,  l'extraordinaire 
puissance  de  sympathie  qui  vivifiera  sa  peinture. 

Sa  réserve  un  peu  hautaine,  un  peu  voulue  d'abord,  devint  de  plus 
en  plus  la  pudeur  d'une  âme  fière  qui  sait  souffrir  en  silence  et  répugne 
aux  promiscuités  des  confidences  à  tout  venant.  Ceux  qui  l'ont  vrai- 

(1)  Madrid,   1850. 

(2)  Madrid,  juin  1850. 


ment  connu  savent  combien  cette  défense  était  nécessaire  à  un 
homme  tout  de  sentiment  et  de  passion  comme  lui.  Ce  silence 
énigmatiquelui 
donnait  la  sé- 
duction des 
natures  sauva- 
ges qui  ne  se 
livrent  pas  vo- 
lontiers. Dans 
un  portrait 
demi -ironique 
qu'il  trace  de 
lui-même,  il 
constate  ce 
charme  et  l'ex- 
plique. «Je  suis 
assez  triste  de 
ma  nature,  et 
quand  je  suis 
seul,  je  pose 
assezvolontiers 
pour  la  lèvre  au- 
trichienne, en 
sorte  que  ceux 
qui  viennent  à 
moi  sont  tout 
étonnés  et  sa- 
tisfaits à  la  fois 
(s'en  attribuant 
le  mérite)  de 

voir  s'ouvrir,  s'épanouir  cette  sombre  physionomie.  C'est  une  petite 
flatterie,  comme  une  autre,  bien  innocente,  je  t'assure,  et  due  simple- 
ment à  la  force  de  vie,  d'animation,  au  jeu  de  mes  muscles  et  de  mes 


La  famille    du  peintre. 
M.  Gabriel  Sèailîes, 


23 


nerfs,  dont  je  ne  suis  pas  maître  (i).  /•  Dehodencq  n'est  pas  aussi  ma- 
chiavélique qu'il  le  croit.  La  vérité,  c'est  qu'au  fond,  il  est  plein  de 
tendresse,  que  la  moindre  bienveillance  réellement  l'épanouit.  -Sa 
défiance  n'est  qu'une  arme  défensive  ;  dès  qu'il  la  sent  inutile,  il  ne 
demande  qu'à  satisfaire  son  besoin  de  sympathie  et  qu'à  donner  de 
lui-même.  Jusqu'au  dernier  jour  il  garda  cette  réserve  et  cette  séduc- 
tion. En  1877,  un  écrivain  trace  de  lui  ce  portrait  à  la  plume  :  «  A 
voir  cette  pâleur  claire,  chaude  et  délicate  du  visage,  cette  admirable 
et  nerveuse  tournure  de  la  main,  à  entendre  cette  parole  correcte, 
concentrée,  pleine  de  sève  et  de  mesure,  on  se  sent  en  présence  d'un 
artiste  hors  ligne...  Le  peintre  de  la  vaillante  et  rutilante  Espagne,  de 
l'apathique  et  flamboyant  Maroc,  l'homme  que  Théophile  Gautier 
trouvait  un  artiste  passionnant  et  passionné  à  l'air  calme,  fin  et  posé 
d'un  homme  d'Etat  anglais.  S'il  endossait  le  costume  de  Vélasquez  on 
retrouverait  peut-être  dans  son  allure  nerveuse  et  fière,  quelque 
chose  de  la  furia  et  de  l'abondante  facilité  de  son  pinceau.  Mais  sous 
l'habit  moderne  c'est  un  diplomate  exquis...  Sa  physionomie  ouverte 
est  sillonnée  de  temps  à  autre  par  des  éclairs  du  regard  comparables 
à  des  rayons  de  soleil,  puis  tout  dans  son  attitude  et  dans  son  expres- 
sion s'apaise  sans  s'éteindre  et  laisse  un  reflet  charmant  (2).  » 

Le  25  juillet  1849,  Dehodencq  quittait  Paris.  Ce  départ  pour  un 
voyage  qu'il  rêvait  depuis  si  longtemps  le  désespère.  De  Bordeaux,  il 
écrit  à  sa  mère  une  lettre  pleine  de  larmes,  avec  ce  je  ne  sais  quoi 
d'emporté  qui  mêle  à  tous  ses  sentiments  quelque  chose  de  la  colère 
et  de  l'indignation.  Il  est  là  tout  entier.  "Ma  bonne  mère,  j'ai  donc  pu 
«  te  quitter,  te  laisser  loin  de  moi.  Déjà  cent  cinquante  lieues  nous 
«  séparent,  et  rien  ne  m'avertira  si  tu  es  malade.  A  mesure  que  j'avan- 
«  çais  sombre,  le  cœur  déchiré,  en  proie  aux  plus  sinistres  pressenti- 
«  ments,  je  me  rappelais  le  passé,  je  cherchais  ta  chère  image,  la 
«  caressant  sans  cesse.  Je  te  vois  encore  si  douce,  si  prévenante  et 
«  empressée  à    cet  affreux  moment  du  départ,   et  je    me    demande 

(1)  Lettre  à  sa  mère.  Madrid,  juin  1830. 

(2)  Ulrich  de  Viel-Castel,  avril  1877. 

24 


«  comment  j'ai  pu  partir,  où  j'ai  pu  trouver  la  force  de  me  séparer  de 
«  tout  ce  que  j'aime,  pour  aller  chercher  quoi  ?  l'indifférence  et  à  mon 
«  retour  l'oubli,  la  mort  peut-être,  qui  sait  ?  et  je  ne  t'aurais  par  revue.  » 
Il  s'agite,  il  s'indigne,  cette  lettre  a  la  résonnance  d'un  cri  douloureux, 
les  mots  lui  manquent.  «Non,  je  ne  puis  rendre  ce  que  j'éprouve, 
c'est  mon  âme  qui  se  fond  dans  la  tienne,  c'est  une  ardente  envie  de 
te  tenir  les  deux  mains  dans  les  miennes  et  de  te  bien  regarder  une 
dernière  fois  (i).  »  Près  d'un  mois  après  il  écrit  encore.  «  Quand  je 
pense  à  ce  qui  me  reste  encore  de  jours,  de  mois  à  courir  avant  de 
vous  voir,  de  vous  embrasser,  de  vous  chérir,  de  vous  dire  combien 
je  vous  aime,  à  quel  point  vous  m'êtes  nécessaires,  et  quelle  part  vous 
avez  dans  tous  mes  projets  ;  quand  je  songe  à  cela,  je  retombe  dans 
l'abattement,  ma  tête  se  penche,  mes  yeux  regardent  dans  le  vide, 
alors  je  vous  aperçois,  je  vous  revois  me  tenant  embrassé,  les  larmes 
aux  yeux,  et  je  pense  à  ce  que  j'ai  souffert  et  souffre  encore  loin  de 
vous.  »  Jamais  cette  image  du  départ  et  des  adieux  ne  sortira  de  son 
esprit,  il  l'évoque  après  plusieurs  années. 

Heureusement  mille  images,  qui  l'enchantent,  traversent  sa  mélan- 
colie. «  Poitiers  m'a  fait  rêver  un  instant  l'Espagne.  Ce  mot-là  a 
toujours,  comme  parle  passé,  le  privilège  dem'animer,  de  m'électriser  ; 
je  ne  puis  cependant  lui  pardonner  de  m'éloigner  de  toi.  »  Devant  les 
Pyrénées  c'est  de  l'enthousiasme  :  «  Je  n'essaierai  pas  de  te  peindre  ce 
qui  se  passa  en  moi  à  l'aspect  des  Pyrénées  ;  ce  fut  un  rêve  de  quelques 
heures,  pendant  lequel  je  dus  paraître  fou  à  mes  compagnons  de 
voyage.  Je  parlais,  je  criais,  je  soufflais  ;  et  à  tout  cela  il  se  mêlait 
quelque  chose  de  si  vague  et  de  si  tendre,  un  souvenir  de  toi,  ma 
bonne  mère,  et  d'Armand  qui  ne  m'avez  pas  quitté  un  seul  instant 
depuis  mon  départ  (2).  //  Cependant  Barèges  avec  ses  béquilles,  ses 
chaises  à  porteur,  ses  douches  et  ses  verres  d'eau  sulfureuse,  l'impa- 
tiente. "  J'ai  quitté  Barèges  ;  enfin  !  J'en  ai  donc  fini  avec  les  autorités 
départementales,  préfet,  sous-préfet,   commissaire  de  police    et  per- 

(1)  Bordeaux,  27  juillet  1849. 

(2)  ter  août  1849.  Barèges. 

25 


cepteur,  que  le  diable  les  emporte!  Je  ne  suis  plus  un  blessé  de  juin, 
mais  un  simple  citoyen  comme  tous  et  un  peintre  comme  pas  un, 
je  l'espère   (i).  »   Il  va  visiter   le    château    de  Pau    et   au  retour   il 

conte  d'une  façon  charmante  les 
doléances  du vieuxgardien  :«  Cette 
aile  inachevée,  ces  murs  en  ruines, 
qui  les  relèvera  ?  Ah  !  monsieur, 
la  duchesse  de  Nemours  habitait 
là  ;  les  princes  ses  fils  couchaient 
dans  ce  lit  ;  leur  linge  était  dans 
ce  meuble  ;  M™  la  duchesse  passait 
des  heures  dans  le  coin  de  ce 
balcon.  »  11  est  difficile,  en  effet, 
d'imaginer  un  plusbelhorizon  que 
la  vue  de  ces  magnifiques  monta- 
gnes d'un  bleu  tendre,  de  ces  cimes 
neigeuses,  de  ces  collines  boisées, 
dont  la  pente  est  si  douce,  de  ce 
gave  apaisé  qui  coule  doucement 
à  vos  pieds.  Joins  à  cela  un  admi- 
rable ciel,  une  température  déli- 
cieuse :  les  souvenirs,  les  regrets, 
les  espérances,  accourent  en  foule.» 
A  Biarritz,  pour  la  première  fois, 
il  voit  la  mer.  «  Le  temps  était  beau,  la  surface  des  eaux  calme, 
«  tranquille,  en  sorte  que  je  fus  d'abord  peu  surpris.  Je  montai,  je 
«  descendis,  je  sautai  sur  les  rochers,  qui  s'avancent  assez  loin  en  mer 
"  et  s'étendent  au  pied  d'un  fort  joli  village  en  amphithéâtre,  dont  les 
«  maisons  sont  toutes  blanches  avec  des  toits  en  tuiles,  le  tout  se  dé- 
«  tachant  sur  un  ciel  bleu  foncé.  L'établissement  de  bains  me  déplut, 
«  je  n'étais  pas  seul.  Je  revins  sur  mes  pas  suivant  la  plage  ;  fatigué  je 
«  m'assis  et  me  mis  à  penser  à  une  foule  de  choses   ou  plutôt  à  rien. 

(i)   Pau,  21  août  1849. 


Polirait  du  peintre  Debras  (1850). 
M.  Alfred  Agache. 


26 


«  A  ma  gauche,  entre  les  rochers,  l'Espagne  ;  à  droite,  derrière  moi,  la 
«  France,  et  devant,  aussi  loin  que  pouvait  s'étendre  ma  vue,  la  mer! 
«  Peu  à  peu  l'étendue,  l'immensité,  ce  soleil,  ce  je  ne  sais  quoi  de  ter- 
«  rible,  caché  là-dessous,  tout  cela  me  gagna,  me  berça  et  j'éprouvai 
«  là  une  sensation  indéfinissable.  Toute  la  journée  je  me  promenai  sur 
«  la  plage,  sur  les  rochers,  jusqu'à  l'heure  de  la  marée,  où  la  mer  plus 
«  forte,  avançant,  reculant,  roulant  de  nouveau  ses  vagues,  me  forçait 
«  à  me  retirer  à  mesure  qu'elle  gagnait  du  terrain.  Puis  vinrent  les 
«  baigneurs  et  je  vis  là  de  ravissantes  choses  ;  toutes  ces  têtes,  ces 
«  corps  éclairés  par  un  soleil  chaud,  tous  ces  bras,  ces  jambes,  ces 
«  hommes,  ces  femmes  courant,  fuyant,  en  se  retournant,  la  vague 
«  menaçante,  ou  plus  hardis,  plongeant,  pour  reparaître  sur  une  sui- 
«  vante,  plus  forte,  et  qui  toutes  venaient  s'étaler,  se  briser,  mourir  à 
«  mes  pieds.  Tout  cela,  et  je  ne  sais  quelle  impression  de  force, 
«  d'ampleur,  de  majesté,  m'avaient  jeté  dans  une  contemplation  déli- 
«  cieuse.  Je  pensais  à  Géricault.  Quel  peintre  !  Et  comme  il  a  compris 
«  cela  !  Je  la  vis  encore  au  soleil  couché,  calme,  bleue,  forte  et  se 
«  balançant  toujours.  Je  ne  la  pouvais  quitter,  un  attrait  irrésistible 
«  m'enchaînait.  Mais,  comme  toute  chose  a  sa  fin  en  ce  monde,  je 
«  partis,  craignant  de  fatiguer,  d'user  une  impression  que  je  tenais 
«  à  conserver  tout  entière  (i).  » 


^V.3 


(i)  26  août  1849. 


Le  Combat  de  Novillos. 


?.o\Yv: 


pSgS^l^g 

SësïîSâË^fcÉEJ 

bMs 

ifËsfSa^Si 

mt£  ' -~*r 

Uo^     r«IS 

fBSiSlfi^Si 

Combat  de  Taureaux. 


III 


A    MADRID  :    LE   COMBAT   DE   NOV1LLOS 


Le  27  août,  à  neuf  heures  du 
matin,  il  partait  pour  Madrid. 
Un  fragment  d'agenda,  conservé 
par  hasard,  et  où  il  note  d'un 
mot  les  événements  du  jour, 
nous  permet  de  le  suivre  dans 
ce  voyage.  «  27.  Irun.  Adieux  à 
la  France  du  milieu  du  pont.  La 
Bidassoa,  l'île  des  Faisans  ;  ennuis 
de  la  douane,  première  visite. 
Embarras  pour  me  faire  com- 
prendre. Saint -Sébastien,  ma- 
gnifique la  mer  !  Seul  en  route 
pour  Madrid.  Arrivé  à  neuf  heures 
du  soir  à  Tolossa.  Incantador(P), 
fille  d'auberge,  yeux  énormes, 
noirs,  teint  brun  vert,  natte  par 


29 


derrière.  Exécrable  dîner.  Je  ne  mange  pas,  je  suis  malade.  »  Il  conte 
lui-même  une  de  ces  aventures  désagréables,  dont  on  rit  plus  tard, 
dont  les  spectateurs,  sur  le  moment,  rient  bien  plutôt  que  le  héros. 
«  Dans  une  petite  ville  ravissante,  je  ne  me  rappelle  plus  laquelle,  la 
«  voiture  s'arrête,  je  descends.  Voulant  voir  plus  à  mon  aise  et  plus 
«  longtemps,  je  me  mets  à  courir.  Un  homme  m'interpelle,  je  ne  com- 
«  prends  pas,  je  dis  naturellement  :  Merci,  non  !  et  je  passe.  Mais  lui 
«  court  après  moi.  Non,  non,  non,  lui  dis-je  impatienté.  Il  m'avait  déjà 
«  pris  le  bras,  et  allait  me  saisir  au  collet,  lorsqu'en  me  retournant 
«  j'aperçois  mes  cornichons  d'Espagnols  riant  à  gorge  déployée.  Je 
«  comprends  enfin  ce  dont  il  s'agit,  je  tire  mon  portefeuille  et  déroule 
«  aux  regards  courroucés  du  douanier,  mon  passeport,  bien  en  règle, 
«  heureusement  pour  moi.  Car  ici,  comme  en  France,  les  autorités 
«  n'entendent  pas  la  plaisanterie,  et  j'avais  beau  lui  dire  :  francese, 
«  francese,  comprende  pas,  montrant  tour  à  tour  mes  deux  oreilles, 
«  il  s'en  alla  tout  mécontent,  grommelant  :  Carracho  !  carracho  (i)  !  » 
—  «  28.  Déjeuner  à  Vittoria  ;  toujours  malade.  Visité  l'Église.  Femmes 
charmantes.  Miranda.  Routes  à  travers  les  rochers.  Admirable  soleil 
couchant.  Arrivé  à  Madrid  à  une  heure  du  matin  ;  ennui  terrible,  iso- 
lement complet.  » 

A  son  arrivée  il  éprouve  cette  nostalgie  de  la  première  heure,  cette 
tristesse,  ce  sentiment  de  solitude  presque  effrayante,  que  connaissent 
bien  tous  ceux  qui  tout  à  coup  se  sont  trouvés  dépaysés,  isolés  des 
autres  hommes  par  l'ignorance  de  la  langue  qu'ils  parlent.  Tout  est 
difficile,  les  plus  petits  détails  de  la  vie  prennent  de  l'importance, 
préoccupent  l'esprit  ;  c'est  un  malaise,  une  perpétuelle  angoisse.  On 
retourne  deux  heures  une  phrase  qui  stupéfie  l'interlocuteur.  Ajoutez 
à  cela  toutes  les  habitudes  suspendues,  le  désœuvrement  forcé  des 
premiers  jours  et  ce  qu'il  y  a  de  presque  douloureux  à  être  ridicule 
tout  seul.  ",  Je  suis  triste  à  en  mourir.  N'importe,  j'irai  jusqu'au  bout. 
Personne  ici  ne  m'entend,  j'erre  comme  une  âme  en  peine.  J'ai  des 

(1)   Lettre  du  1"  septembre  1849.  Madrid. 
30 


moments  d'ennui  terrible.  J'ai  l'imagination,  j'ai  le  cœur  affreusement 
malades.  Je  donnerais  ma  vie  et  toute  mon  éternité  avec,  pour  me 
trouver  auprès  de  vous,  ne  fût-ce  qu'un  instant  (i).  »  La  nécessité  de 
faire  des  visites,  de  présenter  ses  lettres  d'introduction,  d'en  appeler  à 
la  bienveillance  d'autrui,  ache- 
vait de  l'irriter.  Sa  fierté  exces- 
sive, son  orgueil  byronien  se 
révoltait.  «  Moi,  si  libre,  me  pré- 
senter en  solliciteur  !  »  L'extrême 
sensibilité  ne  va  pas  sans  une 
sorte  de  misanthropie,  de  réserve 
défiante,  qu'expliquent  les  naïve- 
tés et  les  désillusions  premières. 
Partout  il  reçut  un  accueil  char- 
mant. Il  en  est  surpris  lui-même  : 
«Je  me  suis  fait  des  hommes  une 
si  mauvaise  idée,  et  partout  je 
reçois  un  si  charmant  accueil 
que  je'  ne  sais  plus  que  penser. 
A  chaque  nouvelle  visite,  je 
m'arme  de  froideur,  je  me  tiens 
sur  la  défensive,  je  me  présente 
enfin  tout  bardé  de  préventions. 
Je  trouve  alors  douceur,  affa- 
bilité, politesse  ;  mon  armure 
tombe  pièce  à  pièce,  et  je  rede- 
viens ce  que  je  suis  réellement, 
un  pauvre  être  plein  de  tendresses 
infinies  (2).  »  M.  Madrazo,  peintre  de  la  reine  et  directeur  des  Musées 
de  Madrid,  le  voulut  pour  hôte,  lui  offrit  un  de  ses  ateliers,  et  dès 
la  première  visite  tint  à  lui  faire  l'honneur  du  musée. 

(1)  Même  lettre.   Madrid. 

(2)  Octobre  1849. 


Etude  pour  le  Combat  de  Novillos. 
il/.  Gabriel  SéaiJhs. 


31 


Vélasquez  le  prend  aussitôt  :  «  Vous  n'y  trouverez,  à  quelques 
«  exceptions  près,  ni  notre  Poussin,  ni  Lesueur,  ni  Rembrandt,  ni 
«  même  le  Murillo  de  Séville,  mais  Vélasquez  ?  Quel  peintre,  mon 
«  cher  ami  !  Rien  n'en  donne  une  idée.  C'est  la  nature  prise  sur  le 
«  fait.  L'observation  la  plus  fine,  les  types  les  plus  vrais,  des  harmonies 
«  de  tons  délicieuses,  tout  est  là,  jeté  à  profusion  sur  la  toile.  Sa 
«  manière  vive  et  facile,  sa  façon  de  traiter  le  costume  au  point  de  vue 
«  de  la  tournure  et  du  caractère,  laissant  de  côté  tous  les  détails,  ces 
«  mains  à  peine  indiquées  quelquefois,  témoignent  d'une  préoccupa- 
is tion  continuelle  de  l'ensemble,  de  l'effet  général,  et  c'est  réellement 
«  ce  qui  vous  empoigne  et  vous  arrache  de  terre  à  la  vue  de  ses  œuvres. 
«  En  un  mot  c'est  plus  vrai  que  Van  Dyck,  aussi  fin,  aussi  distingué, 
«  si  j'en  excepte  quelques  gueux  en  guenilles,  qu'on  ne  voit  qu'ici, 
«  sur  les  places,  au  grand  soleil...  Et  le  Christ  aux  Oliviers  de  Van 
«  Dyck,  un  tableau  hors  ligne,  aussi  beau  que  les  beaux  Rubens. 
«  Prenez  à  ce  Christ  de  Van  Dyck  ce  sentiment  de  haute  poésie,  ce  je 
«  je  ne  sais  quoi  répandu  dans  l'air  et  qui  vous  enivre,  c'est  le  mot, 
«  demandez  à  Vélasquez  son  secret  pour  être,  comme  lui,  naïf  à 
«  force  de  science,  et  vous  arriverez  à  la  réalisation  d'une  œuvre 
«  gigantesque  (i).  » 

Cependant  Dehodencq  ne  perd  pas  son  temps.  Deux  jours  après 
son  arrivée  il  assiste  à  un  combat  de  taureaux.  En  Espagne  c'est  plus 
qu'un  spectacle,  c'est  un  trait  de  caractère,  le  premier  tableau  qui 
s'impose  à  qui  prétend  la  peindre.  Oui,  mais  rien  n'est  plus  commun 
que  les  sujets  de  tableaux  ;  on  en  remplirait  des  volumes,  sans  que  les 
peintres  en  fussent  plus  avancés.  Ce  qui  est  rare,  ce  n'est  pas  le  sujet, 
c'est  l'idée  pittoresque,  c'est  le  motif,  c'est  le  tableau  lui-même.  On  ne 
compose  pas  un  tableau  par  calcul  et  par  raisonnement,  en  cherchant 
de  sang-froid  les  images  qui  peuvent  traduire  une  idée.  Certes  la 
volonté  intervient,  elle  fixe  l'esprit,  elle  le  tourmente,  elle  l'agite, 
mais  c'est  toujours  une  émotion  soudaine  qui,  suscitant  les  images, 

(i)   Séville,  22  décembre  1850.  Lettre  à  M.  Dubois. 
32 


Le  Paso  (dessin  à  la  plume) 
M.  Gabriel  Séailles. 


r-.bZ  lenduO  .M 


t 


tout  à  coup  en  compose  la  scène  rêvée.  Un  tableau  n'est  conçu  qu'au 
moment  où  il  est  vu.  A  l'état  d'idée  il  n'est  rien  encore,  il  n'existe 
qu'au  moment  où  il  devient  image.  A  Madrid,  le  cirque,  l'arène,  c'est 
ce  que  tout  le  monde  imagine,  ce  que  tout  le  monde  attend.  Et  puis 
comment  montrer  le  caractère  d'un  peuple  dans  une  scène  typique, 


Taureaux  et  Toréadors 
(Tanger). 


si  on  lui  enlève  ce  qui  la  fait  expressive,  si  on  rapetisse  ce  qui  n'a  de 
de  sens  que  par  la  grandeur,  par  le  bruit,  par  la  multitude,  par  les 
douze  mille  spectateurs  frémissants  ? 

Dehodencq  cherchait;  le  hasard,  ce  dieu  des  vrais  artistes,  trouva 
pour  lui.  Le  4  septembre  au  matin,  il  partait  pour  l'Escurial  ;  c'est  la 


dernière  journée  que  résume  l'agenda  :  «  4.  Parti  à  5  heures  du  matin 
pour  l'Escurial,  arrivé  à  10.  Le  monastère,  la  bibliothèque,  manuscrits 
arabes.  Course  aux  taureaux,  moins  grandiose,  plus  pittoresque  qu'à 
Madrid.  Dîner,  promenade  aux  environs  de  l'Escurial  ;  passé  la  soirée 
à  composer  un  tableau  des  courses.  »  Il  n'a  pas  d'hésitation.  Une  arène, 
improvisée  sur  une  place  de  village  ;  des  barricades  pour  gradins,  un 
combat  de  taureaux,  familier,  sans  façon,  voilà  qui  nous  fait  pénétrer 
dans  l'intimité  des  mœurs  espagnoles  et  qui  en  dit  plus  qu'un  cirque 
mal  coupé  par  la  toile  et  rempli  d'une  foule  qui  n'est  plus  la  foule. 

//  L'idée  me  vint  tout  de  suite  de  faire  un  tableau  du  fameux,  du 
«  poignant,  du  terrible  combat  de  taureaux.  Une  chose  m'embarras- 
«  sait.  Comment  éviter  le  côté  répugnant  de  ce  spectacle,  sans  lui  rien 
«  enlever  de  son  caractère  ?  Je  trouvai  ce  que  je  cherchais  dans  une 
«  visite  à  l'Escurial.  Là  les  courses  n'ont  pas  la  pompe  de  celles  de 
.«  Madrid,  mais  l'endroit  où  elles  se  donnent  est  plus  pittoresque. 
«  C'est  au  milieu  du  village,  sur  une  petite  place,  entourée  de  maisons 
«  aux  toits  de  tuile,  et  de  ruines  dues  au  passage  de  l'armée  française 
«  en  1808.  Les  abords  des  rues  sont  barrés  de  poutres,  de  charrettes, 
«  de  pierres  ;  la  foule  se  place  sur  ces  gradins  improvisés,  sur  les  murs, 
«  aux  fenêtres,  tous  gesticulant,  vifs,  animés.  Point  de  victimes,  point 
«  de  chevaux  éventrés,  traînant  leurs  entrailles  ;  des  hommes  seuls 
«  combattant  le  taureau,  ou  plutôt  se  jouant  de  lui,  faisant  voltiger 
«  leurs  manteaux,  leurs  capes,  pour  l'étourdir  et  le  frapper  plus 
«  sûrement.  Cette  scène  presque  antique  avec  des  costumes  modernes  ; 
«  la  montagne  sombre  et  pelée  dans  le  fond  ;  ce  beau  ciel,  et  sur  tout 
«  cela  les  rayons  d'un  soleil  doré  composent  un  beau  tableau  (1).  » 

Poètes,  peintres,  sculpteurs,  généraux,  députés,  la  plus  haute 
société  madrilène  se  donnait  rendez-vous  dans  l'atelier  de  M.Madrazo, 
dont  Dehodencq  était  devenu  l'hôte  et  l'ami.  Son  intelligence  élevée, 
son  esprit  prompt,  ses  silences  et  ses  saillies,  sa  tournure  souple  et 
distinguée,  sa  fierté  castillane,  sa  réserve,  qui  faisait  son  amitié  flatteuse, 

(1)  Lettre  à  M.  Tourret,  15  mars  1850. 
34 


le  mystère  attirant  de  sa  nature  complexe  tournait  vers  lui  tous  les 
regards.  Le  talent  de  ce  jeune  homme,  enthousiaste  et  morose,  froid 
aux  compliments,  d'un  orgueil  qui  supprimait  toute  vanité,  achevait 
l'œuvre  de  séduction.  Les 
portraits  de  M.  de  Ma- 
drazo  et  de  son  fils  étaient 
vivement  admirés.  Deux 
portraits,  peints  à  la 
même  époque  (i),  nous 
permettent  de  juger  ce 
qu'était  alors  son  talent. 
Jamais  iln'a  été  plus  élevé, 
la  verve  et  la  science  s'é- 
quilibrent, se  pondèrent. 
Le  métier  a  la  sûreté  de 
l'instinct.  On  ne  peint 
plus  guère  ainsi.  C'est  de 
la  peinture  qui  semble 
s'être  faite  toute  seule.  Il 
n'y  a  pas  trace  d'artifice, 
de  rouerie  ni  d'efforts.  Il 
faut  remonter  jusqu'aux 
maîtrespourtrouver  cette 
facture  libre  et  simple, 
ferme  et  précise,  qui, 
comme     les     meilleures 

pages  des  meilleurs  écrivains,  donne  l'illusion  qu'on  ne  saurait  faire 
autrement.  Le  bruit  s'était  répandu  que  le  jeune  peintre  français,  un 
audacieux,  osait  ce  que  n'osaient  pas  les  peintres  espagnols,  peindre 
l'Espagne.  Ceux  qui  avaient  vu  la  Course  de  Novillos  (jeunes  taureaux) 
parlaient  avec  enthousiasme  du  tableau  commencé.  Les  curiosités 
étaient  éveillées.  Tout  le  monde  sollicitait  l'honneur  d'être  admis  dans 

(1)   Portraits  de  M.  Debras,  peintre,  et  du  prince  Piscicelli. 


Portrait  du  prince  Piscicelli. 
M'u  Besnard 


55 


l'atelier  de  Dehodencq.  J'y  vois  passer  tour  à  tour  M.  Pidal,  ministre 
des  affaires  étrangères,  le  ministre  de  la  Marine,  le  ministre  de  la 
guerre,  les  membres  les  plus  distingués  de  la  colonie  étrangère, 
l'ambassadeur  du  Danemark,  l'ambassadeur  de  France.  Un  Anglais 
voulait  l'entraînera  Londres,  lui  promettant  la  fortune  ;  et  il  songeait 
un  instant  à  s'en  aller  là-bas,  comme  Haendel,  comme  Mendelsshon  ; 
mais  les  brouillards  de  la  Tamise  l'effrayaient.  Un  jeune  prince  napo- 
litain, son  ami,  lui  montrait  la  gloire  et  la  fortune  à  Naples,  où  il  y  a 
du  soleil  comme  en  Espagne,  à  Naples  «  où  le  printemps  s'arrête.  » 

11  était  difficile  de  rêver  un  succès  plus  prompt.  Mais  on  ne  vit  pas 
de  fleurs,  de  compliments,  de  sourires  de  femmes.  Il  fallait  vivre,  on 
ne  lui  offrait  que  des  occasions  de  dépenses.  Tous  les  salons  s'ouvraient 
devant  lui.  Plus  d'un  sans  doute  enviait  cet  homme  jeune,  que  la  gloire 
semblait  prendre  par  la  main.  Qui  soupçonnait  sa  détresse?  Est-ce  que 
le  monde  s'occupe  de  ces  choses-là  ?  Il  vous  prend  la  parure  de  votre 
jeunesse,  de  votre  esprit,  de  votre  talent;  à  vous  de  lui  arracher  ce 
qu'il  ne  donne  point.  Les  moyens  ne  manquent  pas  pour  le  conquérir; 
ses  vices  le  livrent  à  qui  sait  les  exploiter.  Il  y  un  art  d'intéresser  la 
vanité  des  hommes,  de  profiter  des  rivalités  mesquines,  de  faire  sortir 
les  commandes  les  unes  des  autres  ;  art  difficile,  qui  veut  la  souplesse 
et  la  ruse  du  boutiquier,  auquel  on  n'échappe  pas  les  mains  vides. 
Dehodencq  avait  contre  lui  sa  roideur,  sa  fierté,  son  horreur  du  mar- 
chandage, tout  le  luxe  moral  du  riche,  le  seul  auquel  il  ne  put  renon- 
cer. Il  écrit  à  sa  mère  :  «Je  traite  mon  habit  avec  vénération.  »  Il  hésite 
plus  à  l'achat  d'une  redingote  qu'à  la  composition  de  la  Course  de 
Novillos.  Ah  !  l'angoisse  de  l'homme  qui  va  au  bal  à  pied  avec  des 
précautions  infinies;  qui  en  sort  avec  l'inquiétude  d'une  pluie  ruineuse; 
qui,  comme  ce  pauvre  homme,  qu'un  caprice  de  sultan  blasé  fait 
tout-puissant  pour  une  nuit,  chaque  soir  traverse  le  rêve  de  la  richesse 
pour  rentrer  chaque  soir  dans  la  réalité,  écrire  ou  dessiner  dans 
l'atelier  froid,  un  brasero  sous  les  pieds,  le  bois  étant  un  luxe  défendu. 
A  ces  embarras  s'ajoutaient  d'autres  difficultés,  qu'il  n'avait  pas 
prévues,  qu'il  aurait  pu  prévoir.  «  J'ai  à  combattre,  écrit-il,  l'indiffé- 

36 


rence,  l'ignorance  d'un  public  peu  fait  pour  les  arts,  l'esprit  étroit 
de  nationalité,  et  les  craintes,  les  appréhensions  d'artistes  médiocres, 
à  qui  mes  succès  enlèveront  une  partie  des  leurs.  »  Il  ne  faut  pas 
trop  demander  aux  hommes.  M.  Madrazo  l'avait  accueilli  avec  la 
plus  grande  bienveillance  :  il  lui  avait  offert  un  atelier  ;  il  l'avait 
admis  dans  son  intimité,  qu'exiger  de  plus  ?  Il  avait  fait  son  devoir  de 
galant  homme.  Devait-il  précipiter  un  succès  qu'il  trouvait  peut-être 
bien  rapide  ?  Pouvait-il  se  défendre  de  quelque  inquiétude,  sacrifier 
ses  intérêts  ?  L'art  n'est  pas  une  table  de  famille  où  l'on  s'écarte  pour 
faire  place  aux  nouveaux  venus.  Les  peintres,  tout  comme  les  bour- 
geois, sont  des  hommes  ;  le  contraire  serait  surprenant. 

Au  milieu  de  ces  embarras  d'argent,  dans  l'anxiété  d'une  attente  qui 
l'énervé,  Dehodencq  vit  les  yeux  ouverts,  en  artiste  qu'une  image 
distrait.  C'est  d'abord  le  carnaval.  "Nous  sommes  en  carnaval,  je  suis 
«  allé  au  bal,  en  soirée.  J'ai  vu  ces  fêtes,  si  animées  par  l'admirable 
«  temps  qu'il  fait  ici.  Croirais-tu  qu'il  n'a  pas  plu  depuis  deux  mois, 
«  tous  les  jours  grand  soleil.  C'est,  ma  parole,  à  en  devenir  fou  parfois. 
«  Ce  ciel  si  bleu,  ces  oranges  (à  quatre  pour  un  sou  !),  ce  peuple  entier 
«  de  flâneurs  par  les  rues,  les  promenades,  le  cirque.  Tout  est  plein 
«  partout,  et  de  tous  côtés  des  harmonies,  des  couleurs,  des  arrange- 
«  ments  de  capes,  de  manteaux,  de  mantilles,  à  en  perdre  la  tête  ;  tout 
«  cela  est  riche,  piquant  et  neuf.  Et  ces  adorables  montagnes,  que  je 
«  ne  vois  jamais  sans  une  émotion  incroyable  !  Tout  ici  est  fait  pour 
«  la  peinture.  Quest-ce  grand  Dieu  !  que  l'Andalousie  et  que  devien- 
«  drai-je  alors?  un  grand  peintre  peut-être  et  je  ne  l'aurai  pas  volé  (i).» 
Puis  c'est  la  semaine  sainte.  «Je  te  quitte,  chère  mère,  pour  courir  la 
«  ville  des  plus  curieuses  ces  jours-ci.  Nous  allons  visiter  les  églises, 
"  voir  la  procession,  ces  formes  extérieures  d'une  religion  morte  ici, 
«  comme  ailleurs,  comme  partout.  En  effet  Christ  est  mort,  il  y  a  près 
«  de  deux  mille  ans.  Ce  jour-là  la  terre  trembla,  le  ciel  se  couvrit  de 
«  ténèbres,  la  nature  entière  fut  en  deuil,  et  tu  ne  t'en  douterais  pas  à 

(i)   19  Février  1850. 

37 


«  l'air  de  fête  qui  règne  ici  de  tous  côtés.  A  ma  prochaine  lettre  je  te 
«  ferai  part  de  mes  impressions  et  te  dirai  s'il  y  a  là  le  sujet  d'un 

«  tableau  ;  car  c'est 
i  «  sous   ce  point  de 

«  vue  que  m'appa- 
«raissent  à  moi 
«  toutes  les  choses 
«  de  ce  monde  (i).  » 
La  course  de  tau- 
reaux et  la  proces- 
sion, ces  deux 
expressions  d'un 
même  besoin  d'é- 
motions violentes, 
de  grands  specta- 
cles, c'est  l'Espagne 
même.  Dehodencq 
ne  pouvait  man- 
quer de  découvrir 
quelque  jour  le  ta- 
bleau qu'il  pressen- 
tait. 

Les  petites  intri- 
gues, qu'il  devinait 
autour  de  lui;  les  hos- 
tilités sourdes  que 
ne  dissimulait  plus 
toujoursla  politesse; 
l'ennui,  l'attente,  la 
difficulté  de  soutenir 
cette  vie  mondaine  et  ces  succès  stériles  le  décourageaient.  Il  songeait 
au   retour.   Quelle  douleur    de    quitter  sitôt   ce  pays  aimé  !    de   n'en 

(i)  Vendredi-Saint  1850. 


X^S^T 


Danseuse  Espagnole. 


emporter  que  des  images  superficielles  et  fugitives.  C'est  à  ce  moment 
qu'arrive  à  Madrid  le  duc  de  Montpensier  (juillet  1850).  Le  jeune 
prince,  homme  de  goût,  amateur  éclairé,  a  une  galerie  célèbre  à  Séville, 
dans  le  palais  de  San  Telmo.  Il  est  Français  ;  en  dépit  de  tout  il  ne  l'a 
pas  oublié.  C'est  le  salut  peut-être,  la  possibilité  de  prendre  possession 
définitive  de  cette  terre  d'Espagne.  La  galerie  de  San  Telmo  est  un 
musée  royal,  un  salon  de  maîtres,  c'est  déjà  un  honneur  de  n'y 
être  pas  dépaysé,  et  cela  suffirait  à  tenter  un  peintre  audacieux 
qui  aime  la  bonne  compagnie.  Dehodencq  avait  une  lettre  du  peintre 
Dauzats  (1)  pour  M.  de  Latour,  ancien  précepteur  du  duc  de  Mont- 
pensier, resté  attaché  à  sa  personne,  après  la  révolution  de  48, 
avec  le  titre  de  secrétaire  des  commandements  (2).  M.  de  Latour 
l'accueille  comme  un  homme  que  sa  réputation  a  précédé  et  l'engage 
à  solliciter  une  audience.  C'était  aller  au-devant  des  désirs  du  prince, 
dont  la  curiosité  était  vivement  excitée  par  tout  ce  qu'il  entendait  dire 
du  jeune  artiste  français.  La  vie  de  Dehodencq  était  comme  suspendue 
à  cette  entrevue,  sa  dernière  espérance.  Il  nous  la  conte  lui-même 
avec  cette  aisance  et  cette  correction,  qui  révèlent  dans  les  lettres 
familières  qu'il  écrit  à  sa  mère  au  jour  le  jour,  toute  la  grâce,  toute  la 
distinction  de  son  esprit. 

«  Tout  en  attendant  que  mon  tour  arrivât,  je  me  plaisais  non  à 

(1)  Adrien  Dauzats,  peintre  distingué,  est  né  à  Bordeaux  en  1804.  Il  a  voyagé  en  Egypte, 
en  Judée,  en  Syrie,  en  Palestine.  En  1837  il  partit  pour  l'Espagne  avec  le  baron  Taylor,  que 
le  roi  avait  chargé  de  la  formation  d'une  galerie  espagnole  pour  le  Louvre.  En  1839,  il  fut 
attaché  comme  artiste  historiographe  à  la  suite  du  duc  d'Orléans,  pendant  l'expédition  des 
Portes-de-Fer  en  Algérie.  Ce  fut  l'occasion  de  rapports  avec  la  famille  d'Orléans,  qui  expli- 
quent la  lettre  de  recommandation  de  Dauzats  à  M.  de  Latour.  J'emprunte  ces  détails  à  l'ar- 
ticle de  M.  Ph.  Burty  sur  Dauzats  (Maîtres  et  petits  maîtres,  p.  161  sq.^ 

(2)  M.  de  Latour,  ancien  élève  de  l'Ecole  normale  supérieure,  fut  choisi  parle  roi  Louis- 
Philippe  comme  précepteur  du  duc  de  Montpensier.  Après  la  révolution  de  1848  il  accompagna 
son  ancien  élève  en  Espagne  et  il  vécut  à  Séville  jusqu'au  jour  où  une  nouvelle  révolution 
obligea  le  prince  à  abandonner  momentanément  son  beau  palais  de  San  Telmo.  M.  de  Latour 
mit  à  profit  son  long  séjour  en  Espagne  pour  étudier  l'aspect,  les  mœurs,  les  traditions  du 
pays.  Il  publia  successivement  :  Etudes  sur  l'Espagne  ;  Séville  et  V Andalousie,  2  vol.  —  La 
Baie  de  Cadix,  1  vol.  —  Espagne  :  Traditions,  mœurs  et  littérature,  1  vol.  —  Valence  et 
Valladolid,  1  vol.  M.  de  Latour  est  un  littérateur  délicat  qui  voit  ce  qui  est  intéressant  et  qui 
ne  sait  pas  assez  le  faire  voir  aux  autres  :  son  style  manque  de  mouvement  et  d'éclat. 

3« 


«  arranger  des  mots,  à  tourner  des  phrases,  sachant  que  toujours  il 
«  arrive  en  ce  cas-là  de  débiter  tout  le  contraire  de  ce  qu'on  a  préparé  ; 
«  je  cherchais  seulement  à  me  représenter  l'appartement,  la  place 
«  qu'occuperait  le  prince  à  mon  entrée.  Je  le  voyais  assis  près  de  la 
«  fenêtre,  se  levant  pour  me  recevoir,  par  pure  politesse.  Tu  vas  voir 
«  comme  c'était  encore  à  moi  une  bêtise  de  me  figurer  ce  tableau  à 
«  l'avance.  Mon  tour  était  venu,  l'huissier  m'introduit,  la  porte  s'ouvre, 
«  et  je  me  trouve  nez  à  nez  avec  son  Altesse.  Tout  en  n'étant  pas  de 
«  ceux  que  les  grandeurs  bouleversent,  et  voyant  un  homme  là  où  est 
«  un  homme,  je  restai  court...  Le  prince  médit  alors  qu'on  lui  a  beau- 
«  coup  parlé  de  moi,  qu'à  son  regret  le  malheureux  événement  (i)  qui 
«  venait  d'avoir  lieu  l'avait  empêché  de  recevoir,  il  me  parle  de  moi, 
«  de  la  France,  de  la  peinture,  etc..  Moi  je  n'y  étais  plus  et  le  laissais 
«  dire,  souhaitant  qu'il  allât  comme  cela  le  plus  longtemps  possible. 
«  Il  s'arrêta  malheureusement  ;  alors  il  se  fit  deux  secondes  de  silence, 
«  qui  me  parurent  trois  siècles,  près  desquels  l'enfer  du  bon  Dieu 
«  n'est  rien.  Je  pris  le  parti  d'en  rire  et  je  fus  sauvé.  Votre  Altesse 
«  m'excusera,  lui  dis-je,  si  je  ne  trouve  pas  un  mot  à  lui  répondre, 
«  mais...  Il  ne  me  laissa  pas  le  temps  d'achever,  en  galant  homme,  il 
«  vint  à  mon  secours  et  la  conversation  recommença,  non,  commença, 
«  et  si  belle  et  je  pris  si  bien  ma  revanche,  qu'à  force  de  vouloir  rattraper 
«  le  temps  perdu,  ne  sachant  plus  m'arrêter,  je  fus  congédié,  de  la 
«  façon  la  plus  charmante,  il  est  vrai.  Je  ne  m'en  fus  pas  moins  fort 
«  triste.  J'allais  répétant  sans  cesse  :  mauvaise  entrée,  mauvaise  sortie, 
«  quelle  pauvre  idée  tu  as  dû  laisser  de  toi,  mon  pauvre  ami,  et  j'en 
«  arrivai  à  trouver  le  milieu  assez  bon  par  le  besoin  que  j'éprouvais  de 
«  me  consoler  et  d'espérer.  Après  tout,  dans  ce  milieu  tu  as  été  digne, 
«  tu  as  parlé  en  artiste,  en  homme...  Deux  heures  après  le  prince  entrait 
«  dans  mon  atelier  accompagné  du  père  et  du  fils  Madrazo.  Il  regarda, 
«  examina  tout  longtemps  et  en  détail,  parut  fort  content,  me  fit  les 
«  plus  grands  éloges,  melouantsurtoutd'avoirosé  aborderfranchement 

(r)  Il  s'agit  de  la  mort  d'un  fils  de  la  reine  Isabelle,  qui  ne  vécut  que  quelques  jours. 
Le  duc  de  Montpensier  avait  épousé  la  sœur  de  la  reine  Isabelle. 

40 


«  le  soleil  d'Espagne,  devant  lequel,  dit-il,  avaient  reculé  jusqu'alors 
«  les  peintres.  Et  je  ne  cherchai  pas  à  le  désabuser.  Bref  il  me  dit  que 
«  ma  peinture  lui  plaisait  beaucoup  et  qu'il  serait  enchanté  que  je 
«  voulusse  bien  travailler  pour  lui.  Je  ne  sais  où  j'avais  la  tête,  mais 
«  je  ne  vis  pas  là  une  commande  directe,  je  pensais  à  toi,  je  crois,  et 
«  cela  m'empêchait  d'être  tout  entier  à  la  question.  L'idée  lui  vint  sans 
«  doute  que  j'avais  pu  ne  pas  le  comprendre,  il  eut  la  bonté  de  recom- 
«  mencer  sa  jolie  petite  phrase,  appuyant  sur  ces  mots  :  Si  vous  voulez 
«  faire  vos  esquisses  et  les  apporter  à  Séville  nous  choisirons...  En  me 
«  quittant  le  prince  fut  visiter  l'atelier  de  M.  Madrazo.  Au  moment  où, 
«  quittant  ces  messieurs  qui  l'entouraient,  il  allait  monter  en  voiture, 
«  il  m'aperçut  et  me  jeta  de  loin  :  Au  revoir  M.  Dehodencq.  » 

Au  moment  où  Dehodencq  se  préparait  à  répondre  à  l'invitation 
du  duc  de  Montpensier,  s'ouvrait  l'exposition  de  Madrid.  Son  tableau  : 
Une  course  de  novillos  à  V Escurial  eut  un  immense  succès.  Le  combat 
de  taureaux  pour  les  Espagnols  est  une  passion  nationale.  Il  y  a  entre 
l'homme  et  la  bête  je  ne  sais  quelle  affinité,  comme  une  parenté  mysté- 
rieuse. Le  combat  de  taureaux,  c'est  le  jeu  favori  des  enfants,  ils  en 
imitent  toutes  les  péripéties,  s'en  distribuent  tous  les  rôles,  taureau, 
espada,  picadores.  Le  dimanche,  et  c'est  le  tableau  même  de  Dehodencq, 
on  barre  les  rues  qui  donnent  sur  la  place  du  village  ;  les  paysans 
mettent  bas  la  veste,  l'agitent  devant  le  taureau  harcelé,  exaspéré, 
s'enivrent  de  la  fuite,  du  frôlement  des  cornes,  des  cris  d'angoisse,  des 
applaudissements  des  spectateurs  ;  échappent  par  un  détour  brusque, 
par  un  élan  soudain,  par  un  bond  prodigieux,  ou  serrés  de  trop  près, 
s'aplatissent  tout  à  coup  contre  terre  et  laissent  se  jeter  dans  le  vide 
la  bête  furieuse  et  stupéfaite.  «  Tous  les  journaux  parlent  de  mon 
tableau.  L'un  deux,  la  Patria,  ne  s'est-il  pas  imaginé  de  dire  que 
c'était  une  honte  pour  les  Espagnols  qu'un  peintre  étranger  s'emparât 
de  leurs  sujets  et  les  rendît  comme  pas  un  d'eux.  Ce  qui,  entre  nous, 
ne  m'aveugle  pas  du  tout...  Le  roi,  la  reine  et  la  reine-mère  ont, 
m'a-t-on  dit,  été  enchantés  de  mon  tableau.  Je  reçois  chaque  jour  de 
nouvelles  visites  et  de  nouveaux  compliments.  Et  je  n'en  suis  pas  plus 

41 


fier.  Tout  cela  glisse  sur  moi,  intimement  convaincu  que  je  suis  qu'il 
faut  dans  les  arts  se  faire  juge  soi-même  et  juge  sévère,  rester  indiffé- 
rent aux  éloges  et  aux  blâmes,  pesant  les  uns,  tirant  parti  des  autres, 
et,  Jean  comme  devant,  reprendre  son  œuvre  de  plus  belle  (i).  » 

Avant  de  quitter  Madrid  pour  Séville,  Dehodencq  voulut  faire  une 
tournée  dans  la  Manche,  la  patrie  de  Don  Quichotte.  «  J'ai  fatigué 
«  énormément  à  cause  du  mauvais  état  des  routes,  de  la  chaleur,  et  de 
«  onze  lieues  qu'il  a  fallu  faire  dans  une  maudite  galère.  Un  jour  et  une 
"  nuit  pour  faire  onze  lieues,  que  dis-tu  de  cela?  Sans  compter  le  jour 
'<  et  la  nuit  d'avant  passés  entiers  en  diligence,  où  je  ne  puis  dormir  et 
«  suis  le  plus  malheureux  des  hommes.  Mais  en  revanche,  si  je  fatigue 
«  plus  qu'un  autre,  je  vois  aussi  pour  deux.  Sitôt  arrivé  à  Valdapênas, 
«  lorsqu'il  nous  fallut  faire  cette  route  à  travers  champs,  je  pris  de 
«  suite  mon  parti  de  la  faire  à  pied,  sur  de  toujours  rattraper  cette 
«  charrette  qui  n'allait  qu'au  pas.  J'ai  tué  sous  moi  une  paire  de  souliers, 
«  me  suis  écorché  les  pieds,  rôti  la  figure,  mais  j'ai  vu,  étudié  à  loisir 
«  un  admirable  pays.  En  plein  soleil  ;  dans  ce  pays  il  n'y  a  pas  d'ombre, 
«  pas  d'arbres;  quelques  maigres  oliviers,  des  bruyères,  c'est  tout.  Je 
«  me  suis  assis,  et  j'ai  pensé  à  toi,  car  je  pense  à  toi  partout,  et  je  me 
«  suis  attendri,  et  cela  fort  heureusement,  je  mourais  de  soif  et  pus 
«  boire  mes  larmes.  Tu  me  parlais  de  voleurs  dernièrement;  je  n'eus 
«  jamais  plus  de  chance  d'en  rencontrer.  Je  te  dirai  même  entre  nous 
«  qu'à  un  certain  moment  cela  nous  préoccupa  assez  vivement.  Mon 
«  compagnon  de  voyage  M.  B***  chargé  par  l'ambassadeur  de  porter  à 
«  Narvaëz  un  sabre  ayant  appartenu  à  Napoléon  et  offert  au  maréchal 
«  par  le  neveu  ;  mon  compagnon,  dis-je,  était  assez  inquiet  à  l'idée 
«  qu'on  pût  lui  arracher  ce  sabre,  qu'en  sa  qualité  d'homme  d'honneur 
«  il  ne  pouvait  rendre.  Et  moi,  en  ma  qualité  d'ami,  j'étais  bêtement 
«  résolu  à  me  faire  tuer  aussi  plutôt  que  de  le  lâcher,  tu  conçois  cela  (i).» 

Au  retour,  encore  sous  l'émotion  du  voyage,  il  évoque  dans  des 
dessins  pleins  de  verve  et  d'esprit  l'Espagne  de  Cervantes,  Don 
Quichotte  et  Sancho  Pança.  11  achève  cinq  esquisses  peintes  :  —  trois 

(i)   Madrid,  septembre  1850. 
42 


scènes  de  Gil  Blas,  le  Naufrage  de  don  Juan  ;  un  épisode  de  l'histoire 
d'Espagne,  emprunté  à  la  vie  du  cardinal  Ximénés,  —  qu'il  doit 
présenter  au  choix  du  prince,  et  il  songe  au  départ.  Restait  à  se  pro- 
curer de  l'argent.  Mais  son  succès  rendait  la  chose  facile.  Il  met  en 
loterie  une  esquisse  de  son  tableau  des  courses  et  un  brigand  espagnol. 


Combat  de  Novillos  (1850). 
(Muser  de  Pau.) 

Un  brigand  !  c'était  là  encore  un  sujet  bien  espagnol  et  dont  il  enlevait 
la  gloire  aux  peintres  indigènes.  En  dépit  de  petites  intrigues,  près  de 
quatre  cents  billets  à  cinq  francs  furent  enlevés  en  trois  jours  par  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  distingué  dans  la  société  de  Madrid.  Enfin,  tous  ces 
préparatifs  terminés,  il  part  en  novembre  pour  Séville.  C'était  le 
moment  de  rester  peut-être.  Mais  il  était  dans  la  destinée  de  Dehodencq 

(1)  Madrid,  septembre  1850. 


43 


de  partir  quand  il  fallait  rester,  de  s'attarder  quand  il  fallait  partir,  de 
semer  partout,  de  ne  recueillir  nulle  part. 

Son  tableau  quittait  Madrid  en  même  temps  que  lui,  mais  pour  la 
France.  L'exposition  ouvrait  cette  année  là  à  Paris  (1850)  en  octobre 
ou  novembre.  On  pouvait  se  demander  si  cette  scène  transplantée  de 
son  milieu  naturel,  n'ayant  plus  pour  elle  la  passion  de  tous,  ne  passe- 
rait point  inaperçue.  Il  n'y  avait  là  aucun  de  ces  mensonges  brillants, 
aucun  de  ces  tours  de  force  grossiers,  auxquels  trop  souvent  les  jeunes 
gens  se  laissent  aller  et  toujours  le  public  se  laisse  prendre.  C'était 
l'art  même,  la  nature  ayant  traversé  un  cerveau  d'artiste,  récréée,  vivi- 
fiée par  une  émotion  pénétrante  et  personnelle.  On  ne  s'y  trompa  pas. 
Le  succès  fut  éclatant,  Théophile  Gautier  goûtait  «cette  intime  saveur 
espagnole.  »  Les  artistes  étaient  surpris,  sentaient  là  quelque  chose  de 
nouveau.  «  J'aurais  donc  réussi,  s'écrie  Dehodencq,  à  la  nouvelle  du 
succès,  à  faire  voir  un  peu  de  ce  que  j'ai  là,  si  j'en  crois  M.  Robert- 
Fleury.  Diable  !  de  la  peinture  d'artiste  !  ce  cachet  de  vérité,  cette 
force,  cette  couleur  digne  des  plus  grands  éloges,  voilà  quelque  chose 
d'assez  agréable  à  s'entendre  dire  !  ,, 

Les  jeunes  surtout,  ceux  qui  regardent  vers  l'avenir,  sentent  le 
besoin  de  ne  pas  recommencer  leurs  aînés,  admiraient  cette  œuvre 
inattendue.  Qu'avaient-ils  sous  les  yeux  ?  Les  conteurs  d'anecdotes  de 
l'École  Delaroche,  des  littérateurs  égarés;  les  universitaires  de  la 
peinture,  qui  ne  sont  pas  nécessairement  sans  talent,  mais  qui  ont  le 
tort  de  dégoûter  des  maîtres  et  de  prendre  l'art  pour  un  commentaire  ; 
les  romantiques,  qui  inventaient  le  moyen-âge  et  les  pays  exotiques 
sans  quitter  l'atelier,  peignaient  des  Orientales  de  Victor  Hugo  ;  un 
homme  de  génie  à  leur  tête,  Eugène  Delacroix,  le  grand  lyrique,  qui 
ne  demande  à  la  réalité  que  l'occasion  de  dire  son  rêve,  Delacroix, 
dont  la  couleur  émue  est  suggestive  comme  la  musique.  La  toile  de 
Dehodencq  ce  n'était  ni  l'art  d'école,  ni  le  romantisme,  ce  n'était  rien 
de  plus  que  l'émotion  sincère  d'un  artiste  personnel  en  face  de  la 
nature;  le  mot  réalisme  étant  faussé,  déconsidéré,  disons  :  c'était  la 
vérité  et  la  vie.  Dehodencq  avait  retrouvé  une  toute  petite  chose,  sans 

44 


se  creuser  beaucoup  l'esprit,  par  cela  seul  qu'il  était  vraiment  artiste  ; 
mais  cette  petite  chose  était  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  notre  école 


^pgp"-/ 

u         • 

'W^m 

i 

jàÊ 

i 

JÊÊ 

Hll         wk           ^ï 

. 

i 

^S^SH 

jt    ^^     î 

■ 

^^■^^■■^^^^^■HHh 

Naranjero  (marchand  d'oranges). 
(.1/.  Laveur) 

actuelle,  ce  qui  la  sauvera  peut-être,  l'amour  de  la  nature.  11  y  avait 
alors  un  groupe  de  jeunes  gens,  rapprochés  par  leurs  sympathies 
communes,  et  qui  tous  se  sont  fait  un  nom  :  Fantin-Latour,  Carolus 


45 


Duran,  Legros,  Valéry- Vernier,  Zacharie  Astruc  !  Le  dimanche  ils 
allaient  au  Louvre,  au  Luxembourg  en  bande.  Ils  s'arrêtaient  longtemps 
devant  la  course  de  Novillos  et  ils  se  livraient  à  ces  chaudes,  à  ces 
fécondes  admirations  de  jeunesse,  dans  lesquelles  vibre  le  talent  per- 
sonnel et  déjà  s'agitent  les  œuvres  de  l'avenir.  «  Quelle  puissance  ? 
rien  d'artificiel  !  pas  d'idéal  de  convention,  un  dessin  prompt  comme 
le  mouvement,  une  couleur  ardente  ;  un  homme  là  dedans  et  la  nature  ; 
le  réalisme  d'un  amoureux  qui  contemple  ce  qu'il  aime  :  un  tempéra- 
ment, quelqu'un  dans  ce  quelque  chose...  Voilà  ce  qu'il  faudrait  faire.  » 
Et  l'on  se  demandait  ce  qu'était  devenu  le  peintre  des  Taureaux  et 
des  Bohémiens.  Un  jour  un  camarade,  mieux  informé,  répondit  à  la 
question  :  «  11  paraît  qu'il  est  mort  :  il  était  encore  tout  jeune.  Dommage  ! 
c'était  un  fier  artiste  !  »  (i). 


^PsÈ^S 


(t)  Je  dois  ces  détails  à  M.  Zacharie  Astruc. 


Cabaret  en  Andalousie. 


IV 


SEVILLE   :    SCENES    DE    LA    VIE    ESPAGNOLE 

Dehodencqarrivaà  Séville  dans  les  premiersjoursde  novembre  1850. 
Il  apportait  au  prince  les  esquisses  qu'il  avait  achevées  à  Madrid  ;  en 
attendant  l'audience  il  cause  avec  sa  mère.  Il  est  dans  l'enchantement. 
«Me  voici  arrivé  à  Séville  depuis  quelques  jours,  fort  heureusement 
"  de  toutes  manières,  en  bonne  santé  et  mon  bagage  entier.  Il  était 
«  écrit  que  je  ne  serais  pas  encore  volé  cette  fois.  Nous  l'avons  cepen- 


47 


"  dant  échappé  belle,  la  diligence  ayant  été  arrêtée  l'avant-veille  de 
«  mon  départ  de  Madrid  et  le  lendemain  de  mon  arrivée  à  Séville.  Ces 
"  pauvres  voyageurs  ont  été  entièrement  dépouillés,  et  l'on  pourrait 
"  ajouter  sont  entrés  presque  nus  ici.  Je  ne  parle  pas  des  coups  de 
"  bâton,  qu'on  a  bien  soin  de  garder  pour  soi.  J'avais  pour  compagnon  de 
«  voyage  le  comte  deB***;  c'est  un  assez  charmant  garçon,  très  aristo- 
«  crate  au  fond,  artiste  cependant  et  bon  musicien.  Nous  finissions  par 
«  nous  entendre  assez  bien,  sauf  quelques  boutades  de  ma  part,  prove- 
«  nant  d'une  susceptibilité  que  tu  connais  et  qui  chez  moi  est  toujours 
"  sur  le  qui  vive...  Je  suis  à  l'hôtel  de  l'Europe,  comme  je  te  l'ai  mar- 
«  que  dans  ma  dernière  lettre,  et  j'y  occupe  une  assez  pauvre  chambre, 
«  comme  à  peu  près  toutes  les  chambres  en  Espagne,  où  le  confortable 
«  est  inconnu.  Cette  misérable  pièce,  sans  cheminée  (il  n'en  est  pas 
«  besoin,  dit-on),  aux  murs  peints  en  blanc,  au  lit  recouvert  d'une 
"  gaze,  sous  laquelle  je  dors  plus  ou  moins  tranquille,  à  l'abri  des 
«  moustiques,  donne  sur  une  galerie  à  jour,  au  balcon  de  laquelle  je 
".  vais  m'accouder;  et  de  là  plongeant  sur  une  cour  intérieure  (en 
«  espagnol  patio)  j'écoute  le  bruissement  de  l'eau,  retombant  en  gerbes 
"  au  milieu  d'immenses  orangers,  chargés  de  leurs  fruits  d'or.  Au- 
«  dessus  de  moi,  ce  ciel  si  bleu,  si  pur  de  l'Andalousie,  —  car  enfin 
"  nous  y  sommes  et  ce  n'est  pas  un  rêve,  —  et  dans  le  fond  quelques 
"  débris  de  cette  adorable  architecture,  qui  fait  rêver  des  mille  et  une 
"  nuits.  Des  chambres  donnent  tout  à  l'entour  de  cette  galerie  :  dans 
«  l'une  d'elles  s'abritent  deux  petits  être  ravissants,  deux  jeunes  mariés 
«  de  Cadix,  faisant  leur  tournée  de  lune  de  miel.  La  petite  femme  a 
«  quinze  ans  et  le  mari  dix-huit.  Rien  de  plus  gracieux.  Le  mot  folâtre 
«  a  été  fait  exprès  pour  eux.  Si  tu  les  voyais  courir,  se  chercher, 
«  s'embrasser  à  toute  heure  du  jour,  parfaitement  insouciants  des 
«  longues  années  qu'ils  ont  à  courir  ensemble  ou  chacun  de  leur  côté 
«  peut-être...  La  grande  affaire  ici.  la  seule  préoccupation  me  paraît 
«  être  le  plaisir  :  promenades,  danses,  sérénades,  processions,  voilà  de 
«  quoi  passer  la  vie  assez  agréablement...  L'été  les  cours  intérieures, 
«  dont  je  te  parlais  et  que  chaque  maison  possède,  se  remplissent  de 

48 


Danse  de  gitanes  dans  les  jardins  de  l'Alca^ar, 
devant  le  pavillon  de  Charles-Quint  (dessin) 

M.  Alfred  Dehodencq  fils. 


: 
: 

; 


.elil  porisborfaQ  bs-ilIA  .M 


\J 


«  monde,  et  là,  la  brise  parfumée,  l'eau  retombant  en  gerbes  et  les 
«  guitares  doivent  produire  un  bien  joli  effet.  Et  puis  toute  cette  ville 
«  est  si  blanche,  si  propre,  ses  petites  rues  étroites,  dont  le  soleil 
«  caresse  à  peine  le  haut  des  maisons,  sont  dans  un  si  charmant  demi- 
«  jour,  qu'on  comprend  tout  de  suite  qu'il  n'y  ait  qu'un  état  possible 
«  ici,  celui  de  flâneur,  pour  ceux  qui  savent  flâner,  et  je  t'assure  qu'il 
«  y  a  de  quoi,  la  vue  se  reposant  délicieusement  de  tous  côtés  et  l'air 
«  si  doux  qu'à  peine  on  se  sent  vivre. 

«  Ce  matin,  j'ai  fait  une  promenade  dans  le  faubourg  de  Triana, 
«  habité  par  les  Bohémiens,  et  j'ai  vu  là,  à  chaque  pas,  des  choses  à 
«  rendre  fou  un  coloriste,  si  ce  n'était  déjà  fait  depuis  longtemps.  Je 
«  ne  te  parlerai  pas  des  monuments,  de  la  cathédrale  si  connue,  si 
«  vantée,  et  ajuste  titre  ;  ni  de  la  Giralda,  cette  vieille  tour  mauresque, 
«  si  finement  brodée  et  d'un  ton  si  harmonieux;  je  ne  te  dirai  rien 
«  non  plus  de  l'Alcazar,  et  cependant,  quel  rêve  a  jamais  approché  de 
«  cela.  Je  me  tais,  parce  que  ce  qui  viendrait  sous  ma  plume  serait 
«  certainement  une  banalité  ;  et  c'est  désolant  de  parler  sottement 
«  d'une  chose  qui  vous  a  ému,  transporté.  Quel  ciel  !  Tiens,  en  ce 
«  moment  j'ai  devant  les  yeux  des  milliers  d'oranges,  des  milliers  de 
«  nègres,  des  colonettes  mauresques  à  perte  de  vue,  l'eau  ruisselle  sur 
«  les  dalles.  Quel  parfum  !  quelle  senteur  d'Orient  !  et  il  va  falloir 
«  lutter  avec  tout  cela,  débrouiller  ce  chaos  ;  de  cette  foule  d'idées,  de 
«  ce  pêle-mêle  d'images  faire  sortir  quelque  chose  qui  soit  le  rêve  et 
«  qui  cependant  ait  puissance  de  vie.  Je  m'arrête,  il  faut  partir.  A  deux 
«  heures  je  dois  être  au  palais.  Quels  tableaux  va-t-il  me  commander? 
«  Mes  esquisses  m'ennuient  maintenant,  c'est  trop  vieux.  Et  puis 
«  remonter  si  loin,  vivre  dans  le  passé  ;  habiller,  charger  des  bons- 
«  hommes,  dont  on  n'a  pu  se  faire  une  idée  que  dans  les  tableaux  des 
«  autres.  C'est  dormir  quand  il  faut  veiller,  fermer  les  yeux  alors  qu'il 
«  serait  bon  de  les  écarquiller  pour  mieux  voir  (i).  ;,  Quelle  verve  ! 
quel  style  !  «  Quelque  chose  qui  soit  le  rêve  et  qui  cependant  ait  puis- 
sance de  vie,  »  voilà  une  belle  définition  de  l'art  et  à  garder.  L'amour 

(i)  Séville,  novembre  1850. 

49 


de  la'  nature,  mais  sans  la  servitude,  sans  le  renoncement  à  soi-même, 
pour  en  recueillir  des  images  toutes  vives  et  des  émotions  sincères. 
Et  comme  l'écrivain  se  garde  d'empiéter  sur  le  peintre  ;  pas  de  descrip- 
tions, pas  de  bariolage  d'épithètes,  à  quoi  bon  décrire  quand  on  peut 
montrer?  Je  remarque  cette  sobriété  de  Dehodencq,  la  plume  à  la 
main  ;  c'est  surtout  par  les  impressions  et  par  les  sentiments  qu'il 
évoque  les  images  des  choses. 

Le  duc  de  Montpensier,  homme  d'esprit  et  vraiment  artiste,  va  au 
devant  des  désirs  du  peintre.  Il  regarde  les  esquisses,  il  les  admire,  il 
ne  choisit  pas;  la  conversation  les  ramène  toujours  à  Séville,  aux  char- 
mants tableaux  qu'elle  offre  à  chaque  pas.  Dehodencq,  sûr  d'être 
compris,  propose  au  prince  «deux  tableaux  d'assez  grande  dimension, 
dont  l'un  retracerait  le  côté  religieux  et  l'autre  le  côté  voluptueux  de 
l'Espagne  ».  Au  retour  il  reprend  sa  lettre  et  rend  compte  à  sa  mère 
des  résultats  de  son  audience  : 

«  J'étais  heureusement  tombé,  c'est  ce  qu'il  voulait.  Je  lui  parlai  de 
«  ma  visite  à  l'Alcazar,  d'un  petit  pavillon,  dit  de  Charles-Quint,  près 
«  duquel  une  danse  bohémienne  serait  de  l'effet  le  plus  pittoresque. 
«  A  son  tour  il  me  dit  y  avoir  fait  un  délicieux  déjeuner  avec  son  frère 
«  de  Joinville,  repas  assaisonné  de  guitares,  castagnettes  et  danses  de 
«  toutes  sortes;  bref  il  me  commanda  le  tableau.  Il  doit  m'envoyer 
"  une  entrée  libre  à  l'Alcazar,  où  je  pourrai  peindre  et  rêver  tout  à  mon 
«  aise,  et  a  chargé  son  majordome  de  prévenir  deux  Bohémiennes, 
«  qui  souvent  ont  dansé  devant  lui,  de  se  présenter  chez  moi,  d'y 
«  exécuter  les  danses  que  je  leur  demanderai,  Son  Altesse  désirant 
«  avoir  leur  portrait  dans  un  tableau  ;  ce  qui  lève  une  assez  grande 
«  difficulté  :  ces  bohémiennes  ne  dansant  pas  pour  tout  le  monde,  il 
«  m'eût  été  impossible  autrement  de  les  étudier  de  cette  façon.  Comme 
«  pendant,  le  duc  m'a  demandé  :  Une  Procession  sortant  d'une  des 
«  portes  de  la  cathédrale,  touchant  à  la  Giralda,  ce  qui  est  encore  une 
«  admirable  chose  à  faire  (i).  » 

(i)   Séville,  novembre  1850. 
5° 


Croquis  (Carnet  de  Voyage) 


La  fortune  semblait  sourire  à  Dehodencq.  Il  avait  pour  rêver 
et  pour  peindre  les  délicieux  jardins  de  l'Alcazar,  aux  fontaines  jail- 
lissantes,  aux  orangers  chargés  tout  ensemble  de  fleurs  et  de  fruits, 

avec  leurs  citroniers,  leurs  pal- 
miers, leur  éclat  parfumé,  qu'a- 
paise la  note  sombre  des  cyprès 
mélancoliques.  Son  Espagne  ai- 
mée posait  devant  lui.  Les  com- 
mandes ne  pouvaient  manquer  au 
peintre  de  son  Altesse  royale. 
Hélas  !  il  y  a  bien  des  années  que 
les  galions  chargés  de  l'or  de 
l'Amérique  n'abordent  plus  au 
port  de  Cadix.  Il  allait  retrouver 
à  Séville  les  compliments,  les 
bonnes  paroles,  les  soirées,  les 
amabilités  ruineuses.  Il  s'en 
aperçoit  vite.  «  Ma  position  ici, 
«  je  le  vois,  sera  la  même  qu'à 
«  Madrid,  à  cela  près  des  com- 
«  mandes  du  prince,  qui  vont  me 
«  mettre  à  même  de  faire  des 
«  études  sérieuses  sur  une  nature 
«  que  j'aime  et  une  foule  de 
«  choses  que  j'ai  longtemps  ca- 
«  ressées.  Je  travaille  tout  le  jour  et  une  partie  de  la  nuit.  Le  soir  je 
'«  vais  au  Casino  et  souvent  à  l'Opéra.  Là  je  m'ensevelis  dans  ma 
«  stalle  et  la  plupart  du  temps  je  pense  à  toi.  Pendant  les  entr'actes  je 
«  fais  quelques  visites  dans  les  loges.  Bien  que  simple  toujours,  j'ai 
«  plutôt  l'air  d'avoir  une  foule  de  mille  livres  de  rentes  que  d'être, 
«  comme  je  le  suis,  on  ne  peut  plus  gêné  !  Plus  que  jamais  je  m'en 
«  tiens  à  ceci  :  vivre  en  soi,  pour  soi,  et  n'en  avoir  pas  trop  l'air  ;  faire 
«  de  tout  une  étude,  de  l'art  le  but,  et  de  tout  le  reste  un  accessoire. 


L'Aveugle    (Aquarelle), 
il/.  Gabriel  Scailles. 


S2 


«  Les  souvenirs,  les  regrets,  je  n'en  parle  pas,  c'est  ma  vie  (i).  » 
11  était  simple  mais  d'une  simplicité  de  gentilhomme  ;  il  avait  la 
sobriété  des  Orientaux, 
mais  il  donnait  cinq 
francs  à  un  pauvre  ;  sa 
vie  matérielle  était  des 
plus  modestes,  mais  il 
était  tenté  de  con- 
fondre toujours  le  su- 
perflu avec  le  néces- 
saire. L'or  n'était  pas 
pour  lui  le  Pactole,  un 
tout  petit  ruisseau,  trop 
souvent  tari,  qui  cou- 
lait entre  ses  doigts. 

Ce  qui  caractérise  le 
talent  de  Dehodencq, 
à  cette  heure  décisive, 
c'est,  comme  l'a  si  bien 
dit  Théophile  Gautier, 
«  une  étonnante  apti- 
tude ethnographique  : 
un  sentiment  profond 
des  races.»  Il  dit  avec 
précision  ce  qu'il  y  a  de 
caractéristique  dans  un 
corps  ;  il  y  fait  comme 
pressentir  le  climat, 
l'hérédité,  les  habi- 
tudes, toute  la  longue 
histoire   qui  est  résumée   dans  sa  forme,  dans  sa  couleur,  dans  ses 

(i)  Décembre  1850. 


!'     ■ 

==          \ 

4t 

\ 

! 

%m 

L 

\ 

!% 

IfeÉÉÈJfcfcàft^  1  ?'; 

La  ij    >j 

■  ~\  .w 

H1Bk^S|^-iV-  jî>  1 

1  p  • 

w* 

: 

StS-*1*""                                                            «*. 

«-.                j 

Le  petit  Mendiant 
M.  V.  Noc 


53 


mouvements  et  ses  attitudes.  Mais  avec  l'œil,  il  a  l'imagination  de 
l'artiste.  Comme  il  dégage  le  type  de  la  foule,  qu'il  coudoie  sur  les 
places,  par  les  rues  !  Dans  les  scènes  multiples  qui  sollicitent  sa  curio- 
sité, il  va  droit  aux  scènes  qui  révêlent  l'âme  du  peuple,  sa  manière 
originale  de  vivre  et  de  sentir.  Il  ne  substitue  pas  à  la  poésie  des  choses 
une  fantaisie  décorative,  un  lyrisme  tout  personnel.  Je  sais  bien  qu'il 
n'y  a  dans  les  choses  de  poésie  que  celle  qu'y  met  l'âme  humaine. 
Mais  bien  des  artistes  ne  demandent  à  la  réalité  que  des  prétextes,  des 
occasions  ou  des  éléments.  Dehodencq  voit  ce  qui  est  pittoresque  et 
s'éprend  de  ce  qu'il  voit  ;  une  émotion  involontaire  le  mêle  aux  choses, 
les  fait  vivre  en  lui,  et  c'est  le  besoin  de  les  dire,  et  de  s'en  délivrer 
qui  lui  suggère  les  compositions  expressives.  Le  combat  de  Taureaux, 
c'est  le  jeu  national,  une  passion  vivace,  expressive  comme  une  vieille 
épopée,  qui  avec  les  instincts  primitifs  révêle  les  qualités  physiques  de 
la  race,  l'agilité  et  la  souplesse  des  corps. 

Mais  la  catholique  Espagne  est  la  terre  classique  de  la  Sainte  Inqui- 
sition, des  bûchers,  du  fanatisme  ardent,  du  mysticisme  extatique,  la 
patrie  de  Sainte  Thérèse.  C'était  un  beau  spectacle  que  les  auto-da-fé 
sur  la  Plaça  San  Francisco  à  Séville  :  un  drame  réel  et  poignant  dans 
un  décor  qui  en  exaltait  l'émotion  ;  les  longues  files  de  moines,  la 
foule  et  les  soldats  ;  les  pénitents  dans  leurs  voiles  noirs  ;  le  scintille- 
ment pâle  des  cierges  allumés  ;  dans  le  bourdon  lent  des  cloches,  le 
miserere  ;  et  tout  à  coup  la  flamme  du  bûcher,  et  mêlés  à  la  fumée  les 
cris  des  hérétiques  montant  vers  le  ciel  en  fête.  Que  reste-t-il  de  tout 
cela  ?  Qu'en  ont  laissé  les  révolutions  successives  ?  Dehodencq  ne 
pouvait  manquer  de  nous  le  dire.  La  procession  de  la  semaine  sainte  à 
Séville  est  célèbre  dans  toute  l'Espagne,  où  les  processions  sont  de 
véritables  spectacles,  dont  nos  maigres  pompes  ne  donnent  aucune 
idée.  On  y  représente  la  passion  ;  on  y  voit  des  enfants  habillés  en 
cardinaux,  en  papes  ;  d'autres  sont  des  martyrs,  d'autres  les  anges  et 
les  saints  du  Paradis.  Parfois  la  marche  s'arrête,  et,  au  son  de  la  musique, 
une  danse  interrompt  la  monotonie  du  défilé.  Des  confréries  rivales  se 
disputent  le  pas  et  la  gloire  de  frapper  les  imaginations  :  chacune  a  ses 

54 


Procession  à  Séville  (N°  40) 
M.  Gabriel  Séailles. 


,WV<\ 


.)  .M 


-■■  feaS 


costumes  traditionnels,  ses  pasos,  sortes  de  groupes  en  bois  sculpté, 
en  plâtre  peint,  habillés  d'oripeaux  plus  ou  moins  authentiques,  parfois 
même  tableaux  vivants,  qui  représentent  les  pieuses  scènes  de  l'Évan- 
gile ou  de  la  vie  des  saints. 

C'est  un  épisode  des  processions  du  Vendredi  Saint  qu'a  choisi 
Dehodencq  (i).  La  plus  célèbre  des  confréries  de  Séville,  les  Nazaréens, 
débouche  par  la  rue  de  Gênes  sur  la  petite  place,  où  elle  tourne  court 
pour  se  perdre  sous  le  porche  d'une  Eglise,  qu'on  aperçoit  à  gauche, 
surmonté  d'un  grand  Christ  en  croix.  Déjà  les  premiers  rangs  du  cor- 
tège y  disparaissent.  A  droite  et  à  gauche,  à  tous  les  balcons,  dans  la 
rue,  la  foule  ;  sur  la  petite  place  des  femmes  assises,  derrière  elles  des 
femmes,  des  hommes,  quelques  uns  accrochés  aux  saillies  des  murs, 
tous  se  penchant,  se  pressant.  Les  Nazaréens  s'avancent  sur  deux  files 
parallèles  ;  ils  sont  revêtus  de  longues  robes  noires,  que  prolonge  un 
immense  bonnet  en  forme  d'éteignoir,  qui  double  la  hauteur  de 
l'homme  et  lui  donne  l'aspect  d'un  grand  fantôme.  Une  large  ceinture 
de  cuir  serre  le  vêtement  à  la  taille  ;  le  bonnet  se  continue  en  un 
masque  de  soie,  qui,  de  deux  trous  pour  les  yeux  et  d'une  fente  pour 
la  bouche  fait  d'étranges  visages.  Chaque  pénitent  porte  un  long  cierge 
de  cire  jaune  qu'il  croise  avec  celui  du  compagnon  qui  marche  à  ses 
côtés.  Entre  les  deux  rangs,  sous  un  dais,  qu'étoilent  les  flambeaux 
allumés,  on  aperçoit  au  loin  le  paso,  quelque  vierge  de  Martinez  Mon- 
tânez,  parée  comme  une  idole,  quelqu'une  de  ces  statues  touchantes, 
douloureuses,  faites  par  un  homme  de  foi  pour  des  croyants.  La  foule 
est  en  habits  de  deuil,  les  robes  les  plus  claires  sont  d'un  gris  froid.  Du 
noir  extrême  des  grands  pénitents  sans  visage  jusqu'au  gris  fer  des  robes 
les  plus  gaies,  par  les  habits  des  hommes,  par  les  étoffes  de  laine  ou  de 
soie,  par  les  mantilles  de  dentelles,  les  milles  nuances  du  même  ton, 
rompues  çà  et  là  par  le  clair  des  visages  et  du  linge,  composent  une 
harmonie  de  vendredi  saint  d'une  surprenante  richesse,  une  suite  et  un 
accord  de  noirs,  qui  font  un  chant  d'une  gravité  douce.  Le  soir  tombe, 

(i)  Le  tableau  (Une  Confrérie  passant  en  procession  dans  la  rue  de  Gènes  à  Séville)  est 
au  palais  de  San  Telmo.  La  maison  Laurent  en  a  édité  une  photographie. 

55 


le  ciel  a  des  transparences  apaisées.  La  lumière,  étouffée  par  tous  ces 
noirs,  qui  l'arrêtent,  partout  où  elle  peut  se  réfléchir,  rayonne.  La 
scène,  volontairement  assombrie,  s'enlève  avec  intensité  sur  le  fond 
lumineux  qui  l'encadre.  La  nuit,  les  fantômes  sont  des  formes  blanches 

qui  se  détachent  de  l'obscurité  des 
choses;  par  un  effet  renversé,  cette 
foule  sombre  sortant  de  cette  clarté 
prend  un  aspect  fantastique. 

Mais  ce  spectacle  pittoresque 
est-il  autre  chose  qu'un  amusement 
pour  les  yeux?  L'illusion  ne  s'est-elle 
pas  évanouie,  qui  était  l'âme  de  ces 
fêtes,  leur  donnait  une  beauté  tra- 
gique? La  vieille  foi  espagnole,  on 
peut  la  chercher  encore,  la  trouver 
peut-être  dans  l'attitude  de  cet 
homme  du  peuple  qui,  au  milieu  de 
la  foule,  les  bras  croisés,  regarde 
d'un  regard  perdu  ;  dans  quelques 
femmes,  dont  les  grands  yeux  et  la 
bouche  s'ouvrent  par  une  curiosité 
d'une  ardeur  mystique.  Mais  à  quoi 
pense  cette  délicieuse  andalouse, 
dont  les  yeux  noirs,  fendus  jusqu'aux 
tempes,  se  tournent  vers  nous,  dont 
la  bouche  va  sourire,  dont  l'éventail 
ouvert  frémit  et  va  parler  ?  Et  tant 
d'autres  !  Tous  les  hommes  sont 
découverts,  mais  les  uns  causent,  les  autres  se  détournent,  ou  regardent 
avec  indifférence  cette  mascarade,  où  la  décence  est  de  rigueur.  Les 
plus  animés,  les  plus  présents  sont  peut-être  les  curieux,  les  badauds 
qui  tout  simplement  s'amusent.  Chacun  est  là  pour  soi,  avec  son  carac- 
tère, son  esprit  ;  où  est  la  religion  ?  cette  sympathie  d'un  sentiment 


Bohémien. 


56 


contagieux  qui  parcourt  toutes  les  âmes,  n'y  laissant  que  le  divin,  les 
embrasse  dans  l'unité  d'une  émotion  fraternelle  et  les  confond  en  Dieu  ? 
Dehodencq  continue  de  noter  au  passage  les  épisodes  de  la  vie 
espagnole,  les  types  qui  l'égaient  et  que  mettent  en  scène  les  roman- 
ceros populaires.  C'est  Yaguador  (vendeur  d'eau),  le  naranjero  (mar- 
chand d'oranges),  la  célèbre  feria  (foire)  de  Séville  ;  la  Malaguêna,  la 
danse  nationale  andalouse  ;  le  muletier  conteur,  rival  de  Figaro,  qui 
par  les  routes  bordées  de  cactus  s'en  va  sur  sa  bête  en  sifflant,  les  deux 
jambes  traînant  presque  dans  la  poussière  du  chemin.  M.  Dauzats  écrit 
à  un  ami  1 10  mars  1852)  :  «  Mon  cher  Jal  (1)  —  M.  de  Latour  m'a  donné 
hier  de  bonnes  nouvelles  de  M.  Dehodencq  :  il  travaille  beaucoup  et 
se  fait  aimer  de  tous  ceux  qui  le  connaissent.  Il  vient,  à  ce  qu'il  paraît, 
de  terminer  un  tableau  représentant  un  Cantonnier  espagnol  endormi 
sur  le  chemin  (manière  de  travailler  des  Andalous)  qui  est  un  véritable 
chef-d'œuvre.  Dites  tout  cela  à  qui  de  droit.  »  M.  de  Latour  est  un  esprit 
fin,  un  lettré  délicat,  d'un  goût  un  peu  timide,  qui  a  écrit  sur  l'Espagne 
quelques  volumes  agréables  d'une  couleur  effacée.  Son  jugement  a 
d'autant  plus  de  valeur  en  ce  cas  que,  s'il  pouvait  admirer  les  qualités 
de  Dehodencq,  le  coup  d'œil,  la  verve,  l'audace  et  l'éclat,  il  devait,  par 
sa  nature  même,  répugner  vivement  aux  défauts  qui  sont  comme  le 
revers  de  ses  qualités. 


(1)  M.  Jal  est  un  historiographe  et  un  critique  distingué. 

57 


Bohémiens  sur  route  (N°  76) 
M.  le  Dr  Petit. 


.Jit9<ï  1CI  al  .M 


"S  I 


S' 


7  L  \ 

*  i» If/ 


> 


Bohémiens  au  retour  d'une  Fête. 


J 


V 


LES    BOHEMIENS 

L'espagne  c'est  déjà  l'Orient.  Elle  a  la  gaieté  des 
chauds  soleils,  qui  mettent  une  flamme  dans  les 
regards  ;  elle  a  la  parure  de  la  lumière  dorée  qui 
jette  un  air  de  fête  sur  les  rues  tortueuses,  les  ma- 
sures et  les  haillons.  Mais  ce  qui,  plus  que  tout  le 
reste,  peut  être  séduit  Dehodencq,  ce  qui  surtout  lui 
donne  le  sentiment  de  la  nature  qu'il  rêve,  et  répond 
aux  curiosités,  qui,  dès  l'enfance,  le  tourmentaient, 
le  poussaient  vers  l'inconnu,  ce  sont  les  gitanos.  De 
quels  soleils  d'autrefois  tombaient  les  rayons  d'or  en 


59 


fusion  qui  circulent  dans  leur  sang,  le  brûlent  encore  et  bronzent  leurs 
visages?  D'où  viennent-ils?  on  l'ignore.  Ils  parlent  de  temps  oubliés 
par  l'histoire,  dont  ils  sont  les  témoins  vivants  ;  ils  ont  la  poésie 
des  vieux  âges  et  des  pays  lointains.  Horribles  parfois,  ils  ne  sont 
jamais  vulgaires.  Dans  leurs  noires  chevelures  s'encadre  une  face 
cuivrée,  bistrée,  dont  jaillit  l'éclat  d'un  regard  de  fauve.  Leurs  grands 
yeux  d'orientaux,  obliques,  bien  fendus,  une  flamme  sombre  dans 
une  blancheur  nacrée,  sont  ombragés  de  cils  épais  et  longs;  le 
front  est  petit,  l'ovale  du  visage  ramassé,  le  nez  busqué,  les  dents  très 
blanches.  Le  visage  exprime,  à  la  fois,  la  ruse  et  l'audace.  Ils  ont  la 
démarche  hardie,  l'allure  franche  de  l'animal  en  liberté.  Les  femmes, 
la  taille  cambrée,  bien  assises  sur  les  hanches,  ont  la  grâce  «  des  corps 
assouplis  par  la  marche  et  la  danse,  »  avec  une  coquetterie  de  sauvages 
qui  se  prend  aux  couleurs  vives  :  rouge,  orangé,  jaune,  bleu,  aux  ori- 
peaux, aux  volants  et  aux  falbalas.  Ils  exercent  les  métiers  bizarres  qui 
vont  à  leurs  goûts  de  nomades.  Les  femmes  vendent  des  remèdes 
secrets,  des  philtres  d'amour;  elles  disent  la  bonne  aventure  ou  dansent 
au  son  de  la  gn\la,  en  faisant  vibrer  du  pouce  la  peau  du  pandero.  Les 
hommes  sont  chaudronniers,  tondeurs  de  mules,  montreurs  d'ours, 
maquignons  «  à  faire  ressusciter  les  ânes  morts  et  galoper  les  cadavres 
des  mules  ;  »  tous  pillards,  contrebandiers  et  voleurs.  Même  dans  la 
société,  ils  restent  les  «  viandantes  »,  les  chemineurs,  les  nomades,  les 
errants  ;  ils  la  traversent,  ils  l'exploitent,  ils  ne  s'y  insèrent  pas.  Au 
milieu  de  la  civilisation,  ils  en  sont  absents.  Ils  vivent  dans  un  rêve 
d'existence  libre  et  sauvage.  Ils  sont  dans  les  villes,  comme  la  bête  est 
dans  les  bois.  La  terre  est  à  eux,  mais  ils  n'en  ont  gardé  que  ce  qui  est 
encore  à  tous,  les  routes,  les  grands  chemins,  les  carrefours.  Dans  leurs 
grands  yeux  étranges  semblent  flotter  les  vagues  images  des  patries 
absentes,  et,  dans  l'indéfini  du  regard,  se  réfléchir  l'immensité  des 
horizons  contemplés.  Ils  ont  l'insouciance  innocente  de  la  bête  rusée, 
qui  s'ignore,  et  le  crime.  Toute  la  nature  entre  dans  l'âme  des  bêtes, 
s'y  résume  en  un  bruit  sourd,  en  un  murmure  confus  qui  s'entend  lui- 
même  ;  c'est  déjà  la  pensée,  ce  n'est  pas  encore  la  conscience  étroite  et 


imitée  ;  c'est  l'instinct,  le  grand  mouvement  des  choses  qui  se  conti- 
nue :  des  apaisements  et  des  orages,  des  tendresses  et  des  cruautés,  la 
lumière  et  l'ombre,  le  sourire  du  printemps  et  la  fureur  des  soleils  d'été, 
la  mer  qui  dort  et 


l 


le  soudain  tumulte 
des  tempêtes.  Du 
premier  coup,  dès 
qu'il  les  a  décou- 
verts dans  le  fau- 
bourg de  Triana, 
Dehodencq  les 
aime.  Quand  il  est 
las,  découragé,  «  il 
va  faire  une  pro- 
menade dans  les 
rues, surles  places, 
pour  y  étudier 
ses  chers  Bohé- 
miens, »  comme 
on  va  demander  à 
la  nature,  dans  les 
grands  bois,  un 
peu  de  son  indiffé- 
rence et  de  sa  séré- 
nité, à  l'enfant  un 
peu  de  son  igno- 
rance et  de  sa  joie. 
Une  danse  de 
Bohémiens  devant 
le  pavillon  de 
Charles    Quint  à 

V Alca^ar  est  le  premier  tableau  dans  lequel  il  représente  les  gitanos. 
Nous  n'avons  retrouvé  de  ce  tableau  ni  répétition,  ni  esquisse  peinte, 


:;, 


:Â 


: 


Danseuse  Andalouso 


61 


rien  qu'un  dessin  magistral.  Mais  nous  avons  ici  encore  une  lettre  pré- 
cieuse de  M.  de  Latour  à  M.  Dauzats.  «  Que  je  vous  parle  donc  de  votre 
jeune  recommandé,  M.  Dehodencq.  Savez-vous  qu'il  a  bien  du  talent! 
Vous  avez  dû  être  content  de  ce  qu'il  a  envoyé  à  Paris  (Course  de 
Novillos).  Il  est  ici  en  ce  moment  occupé  à  achever,  pour  son  Altesse 
Royale,  deux  tableaux  dont  le  premier  est  véritablement  remarquable. 
C'est  une  réunion  vraie  de  gitanos,  non  pas  ces  vives  et  vagues  féeries 
de  Diaz,  mais,  devant  le  pavillon  de  Charles  Quint,  une  danse  brutale 
et  énergique  de  vrais  bohémiens.  M.  Dehodencq  est  d'ailleurs  un  jeune 
homme  sérieux  et  de  bonnes  manières,  dont  tout  le  monde,  à  Séville, 
apprécie  la  tenue  comme  le  talent  ;  j'aime  à  lui  rendre  près  de  vous  ce 
bon  témoignage.  »  Ce  qui  frappe  M.  de  Latour  dans  la  peinture,  c'est 
l'énergie  et  la  vérité.  Ce  qui  me  frappe  dans  le  dessin,  d'une  couleur 
étonnante  dans  sa  simplicité  magistrale,  c'est  outre  l'expression  typique 
de  cette  vieille,  de  ces  musiciens,  l'élégance  et  la  fermeté.  Dans  une 
pose  d'une  plastique  hardie,  la  gitana  tord  ses  reins  en  faisant  claquer 
ses  doigts.  La  jambe  droite  en  avant,  le  corps  jeté  en  arrière,  la  tête  à 
demi  renversée  et  regardant  par-dessus  l'épaule,  le  bras  droit  suivant 
le  mouvement  de  la  taille  qui  se  tord  et  se  cambre,  le  bras  gauche  levé 
et  arrondi,  par  une  attitude  pleine  de  grâce  et  d'audace,  elle  multiplie 
les  serpentements  de  son  corps  onduleux. 

C'est  encore  aux  Bohémiens  qu'il  emprunte  le  sujet  du  tableau,  que 
lui  avait  commandé  le  ministère,  après  le  succès  du  combat  de  tau- 
reaux. «  Tu  me  demandais  dernièrement  le  sujet  que  j'avais  pris  pour 
cette  commande  du  ministère,  le  voici  :  des  Bohémiens  et  des  Bohé- 
miennes au  retour  d'une  fête  en  Andalousie  (i).  »  Mais  l'argent  du 
prince  épuisé,  recommençaient  les  temps  durs.  Comme  à  Madrid,  il 
trouvait  à  Séville  une  bienveillance  stérile.  Il  connut  de  nouveau  l'in- 
quiétude de  l'avenir,  l'angoisse  irritante  de  la  gêne  qu'il  faut  dissimuler; 
les  brusques  passages  à  travers  le  luxe  des  autres  ;  les  embarras  humi- 
liants qui  arrêtent  l'essor  de  la  pensée  dans  leurs  mailles  subtiles.  Il 
cherche  «à  changer  en  rage  de  travail  la  terrible  mélancolie,  où  le  jette 

(i)  Janvier  1852. 
62 


le  manque  d'argent.  »  11  avance  son  tableau.  Mais  les  modèles  coûtent 
cher.  Il  attend.  Rien  ne  vient.  L'espérance  se  lasse.  Un  ami,  dont  il 
avait  fait  le  portrait,  un  ingénieur  anglais,  lui  propose  de  l'emmener 
avec  lui  dans  une  tournée,  qui  le  conduisait  à  Cordoue  et  à  Grenade. 
Ce  voyage  de  six  semaines  fut  une  heureuse  diversion.  A  peine  en 
route,  Dehodencq  est  tout  aux  images  nouvelles  qui  l'enchantent  ; 
l'enthousiasme  lui  fait  oublier  les  ennuis  de  la  veille,  l'incertitude  du 
lendemain. 

«  Tu  seras  sans  doute  curieuse  de  savoir  de  quelle  manière  nous 
«  voyageons.  Imagine-toi  d'abord  le  plus  magnifique  temps  qu'on 
«  puisse  rêver.  Un  soleil  de  mai,  pas  un  nuage  au  ciel,  et  cette  caval- 
«  cadè  de  quelques  heures  chaque  jour  dans  les  plus  beaux  sites  qui  se 
«  puissent  rêver  :  bois  de  pins,  de  lauriers,  d'oliviers,  et  des  horizons 
«  de  montagnes  à  se  pâmer.  Le  tout  assaisonné,  comme  toujours  ici, 
«  d'histoires  de  brigands,  qui,  la  veille  encore,  erraient  dans  les  envi- 
«  rons.  Puis  c'est  un  convoi  d'une  dizaine  d'individus,  armés  jusqu'aux 
«  dents,  porteurs  de  quelques  milliers  de  réaux  et  bien  décidés  à  se 
«  faire  tuer  jusqu'au  dernier.  De  temps  à  autre  un  pâtre,  un  laboureur, 
«  un  mendiant  vous  jettent  en  passant  :  le  Dieu  vous  garde  !  animent 
«  ce  désert  et  font  toujours  de  l'Espagne  actuelle  la  terre  des  Gil  Blas 
«  et  de  Don  Quijote  (i).  » 

Il  passe  son  temps  à  prendre  des  notes,  il  vit  les  yeux  ouverts  et  le 
crayon  à  la  main,  il  dessine  «  les  châteaux,  les  ruelles,  les  posadas,  » 
il  fait  vivre  en  lui  toutes  les  formes  de  cette  nature  qu'il  aime,  il  n'a 
plus  un  instant  pour  songer  à  ses  misères  personnelles.  Il  est  comme 
chassé  de  lui-même  par  ses  visions  qui  le  prennent  tout  entier.  Ces 
arabes,  ces  hommes  de  l'Orient,  qu'il  ira  chercher  au  Maroc,  Cordoue 
et  Grenade  les  évoquent  devant  lui.  Ah  !  la  forêt  de  colonnes  de  la 
Mosquée  et  les  merveilles  féeriques  de  l'alhambra  !  «  Je  m'arrache  à  la 
«  foule  de  mes  souvenirs  et  de  mes  enchantements  pour  te  donner  de 

(i)  Cordoue,  27  février  1852.  De  Cordoue  et  de  Grenade,  Dehodencq  écrivait  à  un  ami 
deux  lettres  qui  ont  été  perdues.  Comme  il  ne  se  répétait  pas,  les  lettres  à  sa  mère  en  ont 
été  d'autant  appauvries. 

6? 


«  mes  nouvelles  et  te  tirer  d'inquiétude.  11  s'est  passé  tant  et  de  si  inté- 
«  ressantes  choses  dans  cette  adorable  ville,  et  ce  qu'il  en  reste  est  si 
«  curieux,  et  tant  de  beaux  rêves  s'y  rattachent,  et  les  magnifiques 
«  sujets  dont  je  te  parlais  prennent  un  corps  et  rayonnent  devant  moi 
«  à  tel  point  que,  pour  mettre  ordre  là-dedans,  il  faudrait  des  mois  et 
«  je  n'ai  malheureusement  que  quelques  jours  à  peine...  Je  partis  donc 
«  (de  Cordoue)  de  grand  matin  et  le  soir  je  couchais  à  Baylen,  de 
«  funeste  mémoire.  Forcé  de  rester  tout  le  jour,  je  parcourus  le  champ 
«  de  bataille,  où  tant  de  braves  Français,  vaincus  de  chaleur,  de  lassi- 
«  tude  et  de  besoin,  trouvèrent  la  défaite  et  la  mort.  Bref  à  ma  rentrée 
«  dans  le  village,  et,  la  diligence  annoncée  pour  le  soir  ne  devant 
«  venir  que  le  surlendemain,  je  ressentis  un  tel  dégoût  que,  par 
«  quelque  moyen  que  ce  fût,  je  voulus  partir.  Pas  de  chevaux.  Je  pris 
«  donc  la  galère  (espèce  de  charrette)  qui  mit  vingt-quatre  heures  pour 
«  me  faire  faire  six  lieues,  et  j'arrivai  à  Jaën  glacé  littéralement  par  les 
«  rafales  d'un  vent  qui  passe  sur  les  montagnes  neigeuses  de  Grenade 
«  et  menaçait  à  tout  moment  de  renverser,  culbuter  mules  et  charrette. 
«  La  ville  de  Jaën  est  du  reste  encore  une  chose  magnifique  et  j'y 
«  oubliai  quelques  heures  le  froid  et  la  fatigue.  Mais  quelle  épouvan- 
«  table  nuit  j'allais  avoir  à  passer  dans  ces  montagnes  !  A  cinq 
«  dans  l'intérieur,  couverts  de  paletots,  mantes  et  manteaux,  nous 
«  gelions.  Le  vent  sifflait,  passait  par  les  vitres  mal  jointes,  et,  pour 
«  comble,  la  voiture  s'arrêtait  de  longs  intervalles,  le  postillon  refu- 
«  sant  d'avancer.  O  ma  belle  Grenade  pourquoi  ne  m'es-tu  pas  apparue 
«  dans  toute  ta  splendeur,  avec  ton  beau  ciel  bleu,  ta  chaleur  étouf- 
«  fante  de  l'été...  Ces  violettes  viennent  de  l'Alhambra,  je  les  ai  cueillies 
«  dans  le  jardin  de  Lindarraza,  la  favorite  de  l'infortuné  Boabdil,  tout 
«  près  de  la  cour  des  Lions,  où  furent  assassinés  les  Abencérages  (i).  » 
Je  retrouve  la  première  idée  d'un  «  de  ces  magnifiques  sujets  »  qui 
rayonnent  alors  devant  ses  yeux.  Don  Juan  d'Autriche  arrive  devant 
Grenade  pour  châtier  les  Maures  révoltés.  C'est  un  vieux  morceau 

(i)   Grenade,  10  mars  1852. 


•£■-£. 


m    m        m 


Si  ■-■ 


y< 


iH:'W^:W^W^» 


" 


k#i 


N*  ,-:' 


V 


\-, 


l 


<J 


a 

Q 


de  papier  jauni  où  quelques  traits  à  la  plume,  d'une  brève  éloquence, 
arrêtent  les  lignes  principales  de  la  grande  scène  qu'il  rêve  :  don 
Juan,  le  comte  de  Miranda,  un  ou  deux  évêques,  tous  à  cheval, 
entourés  de  soldats  ;  et,  se  jetant  au-devant  d'eux,  une  foule  de 
femmes  éperdues,  échappées  au  massacre  et  à  l'incendie.  Quelques 
lignes  de  sa  main  achèvent  de  préciser  son  idée  et  de  fixer  les  images 
que  l'émotion  soulève.  «  Ces  chevaux  qui  piaffent,  hennissent,  ces 
«  femmes  qui  pleurent,  qui  hurlent  vengeance  ;  la  fumée,  la  poussière, 
"  le  soleil  brûlant  et  les  murailles  Mauresques  de  Grenade!...  Ven- 
«  geance  !  Vengeance!...  Nous  n'avons  plus  rien,  rien...  Ma  fille,  ils 
«  l'ont  violée,  tenez...  Nous  nous  réveillons  dans  les  flammes...  Seule 
«  au  devant  du  groupe  elle  regarde  dans  le  vide.  Un  vieillard,  que 
«  son  grand  âge  condamne  à  l'inaction,  soutenu  par  sa  fille...  Une 
«  vieille  seule  dans  ce  monde...  Elle  montrait  son  sein,  son  bras  tout 
«  meurtris  ;  son  enfant  mort  est  sur  ses  genoux,  ils  l'ont  tué  :  elle  n'a 
«  plus  que  la  force  de  pleurer. ..  Pas  trop  de  pitié  dans  don  Juan;  la 
«  gloire  est  là  qui  l'occupe,  c'est  son  premier  fait  d'armes,  il  regarde 
"  les  montagnes  et  voudrait  déjà  en  venir  aux  mains...  des  groupes 
«  de  femmes  descendant  la  montagne,  d'autres,  regardant  au  loin  la 
«  flamme  qui  s'élève  dans  l'air  et  leur  annonce  des  ruines  nouvelles... 
«  L'évêque  leur  montre  don  Juan,  un  autre  eût  pu  montrer  le  ciel  .. 
«  Ce  qui  lui  importe  à  lui,  Espagnol,  c'est  la  ruine  des  Maures  et  le 
«  triomphe  de  la  foi.  » 

Le  tableau  n'a  jamais  été  exécuté,  pour  plus  d'une  raison  sans 
doute.  Je  ne  sais  s'il  faut  le  regretter.  Deux  dessins  donnent  l'ensemble 
de  la  composition.  Les  femmes  se  pressent,  crient  à  la  fois,  les  bras 
se  lèvent,  on  s'embrasse,  on  pleure  ;  c'est  une  ivresse  de  douleur,  de 
colère,  d'enthousiasme  et  de  rage.  Dehodencq  est  le  peintre  de  la 
foule.  11  comprend  cet  être  multiple,  qui  se  forme  soudain  d'une  mul- 
titude d'hommes,  que  réunit  et  parcourt  un  sentiment  contagieux  ; 
cet  être  bizarre,  qui  laisse  à  chacun  son  caractère,  sa  physionomie 
propre,  sa  manière  de  sentir,  et  cependant  a  son  existence  et  son 
individualité.  Il  aime  cette  vie  tumultueuse  qui  fait  réapparaître  la 

66 


nature  dans  sa  violence  première  ;  ce  grossissement  des  passions  qui 
se  mêlent  et  débordent;  cette  poussée  irrésistible  de  la  vague  humaine 
qui  emporte  tout  sur  son  passage.  Il  ne  simplifie  pas  la  foule,  il  ne  la 
réduit  pas  à  quelques  groupes  équilibrés,   à  quelques  figurants  qui 

/7 


iïijfâ 


Bohémiens  au  retour  d'une  Fête. 

s'agitent  et  s'essoufflent  pour  en  donner  l'illusion  ;  il  la  montre  telle 
qu'on  la  voit  aux  jours  de  fête  ou  de  révolution,  naïve  et  redoutable, 
confondue  en  une  ondulation  de  corps  pressés  et  de  têtes  mouvantes. 
Et  c'est  parce  qu'il  a  la  force  et  l'audace  de  jeter  sur  la  même  toile 
cette  multitude  agitée  qu'il  peut  dans  un  tableau,  comme  le  Retour 
des  Bohémiens,  montrer  toute  une  race,  en  multipliant  les  types  qui 
en  résument  le  caractère. 


67 


De  retour  à  Séville,  Dehodencq  retrouve  les  ennuis  et  les  angoisses, 
un  instant  oubliés.  «  Je  suis  toujours  dans  la  triste  disposition  d'esprit 
que  tu  connais,  sans  argent,  sans  habits,  ne  sachant  où  me  retourner 
pour  trouver  le  calme.  »  C'est  au  milieu  de  ces  embarras  qu'il  reprend 
son  tableau  et  l'achève.  «  Toi  aussi  tu  viens  me  parler  du  fameux 
«  Murillo,  de  ce  pauvre  grand  peintre  qu'ils  ont  presque  laissé  crever 
«  de  faim  trente  ans  de  sa  vie  et  faire  de  mauvaise  peinture,  faute 
"  d'argent  pour  se  procurer  les  moyens  de  travailler  consciencieu- 
«  sèment.  Ah  !  qu'il  eût  bien  ri  le  jour  de  l'enchère,  s'il  s'était  trouvé 
«  là.  Là,  là,  messieurs,  pas  tant  de  chaleur,  je  n'en  ai  plus  besoin 
«  aujourd'hui,  de  cet  argent,  gardez-le  pour  d'autres.  C'était  tout  de 
«  même  de  mon  temps  à  Séville  ;  on  vendait  des  tableaux  à  des  prix 
«  exorbitants,  et  moi,  en  retour  de  mon  pauvre  petit  tableau,  je 
«  recevais  quatre  francs  dix  sous.  »  Le  public  ne  soupçonne  pas  à 
travers  quelles  angoisses,  quelles  lassitudes,  quels  intervalles  d'écœu- 
rement et  d'impuissance,  sont  parfois  exécutées  les  œuvres,  qui  sem- 
blent enlevées  dans  un  mouvement  continu  de  verve  triomphante. 

Le  duc  de  Montpensier  vit  la  toile  achevée,  déclara  que  c'était  là 
«  une  ravissante  page,  »  et  en  commanda  au  peintre  une  réduction. 
«  Le  prince  ayant  vu  mon  tableau  m'a  demandé  d'en  faire  une  copie 
qu'il  a  l'intention,  dit-il,  d'envoyer  au  roi  de  Portugal.  Du  prix  il  n'en 
a  pas  été  question.  Et  ceci  m'a  fait  penser  beaucoup.  Ce  serait  peut- 
être  une  occasion  de  faire  quelques  portraits  à  la  cour  de  Lisbonne, 
et  je  m'en  irais  volontiers  de  ce  côté.  Aurais-je  trouvé  enfin  ce  qu'il 
me  faut  pour  travailler  tranquillement  à  mon  retour  à  Paris  (i)  ». 
L'espérance,  l'attente,  toute  sa  vie  est  dans  ces  deux  mots  :  la  tran- 
quillité; il  ne  pouvait  la  trouver  que  dans  la  mort. 

Le  tableau  des  Bohémiens  et  Bohémiennes  an  retour  d'une  fête  en 
Andalousie  fut  exposé  à  Paris  en  1853.  A  ce  moment  Dehodencq  est 
déjà  loin  de  cette  œuvre,  son  humeur  inquiète  l'entraîne  vers  des 
visions  nouvelles,  il  va  s'embarquer  pour  l'Afrique.  Pourtant  il  veut 

(1)  Septembre  1852. 
68 


savoir  ce  qu'on  pense  de  son  tableau,  l'effet  qu'il  a  produit;  il  a 
conscience  qu'il  est  dans  cette  œuvre  et  que  c'est  bien  lui  qu'on  va 
juger.  «  As-tu  vu  M.  Cogniet  ?  que  pense-t-il  de  mon  tableau  ? 
trouve-t-il  un  progrès  ?  et  quel 
effet  t'a-t-il  produit  à  l'Exposition? 
Dis-moi  tout,  je  suis  dans  les 
meilleures  conditions  pour  pro- 
fiter d'un  conseil  et  entendre  la 
vérité.  Ce  tableau  est  fait  depuis 
longtemps;  je  l'ai  oublié  et  d'ail- 
leurs j'ai  bien  autre  chose  en  tête. 
Mais  je  ne  serais  pas  fâché  de 
savoir  ce  qu'il  est  bien  réellement, 
non  pour  changer,  il  est  trop  tard, 
et  puis  je  crois  être  maintenant 
dans  ma  voie  ;  et  Dieu  merci  !  j'ai 
assez  piétiné  à  droite  et  à  gauche, 
en  avant,  en  arrière,  pour  m'y 
tenir,  fut-elle  mauvaise  (i).  » 

Son  tableau  eut  un  grand  succès  ; 
M.  Cogniet  demandait  autre  chose, 
mais  les  consolations  ne  manquè- 
rent pas.  «  Je  suis  bien  enchanté 
«  de  tout  ce  que  tu  me  dis  touchant 
«  mes  Bohémiens  et  surtout  de  ce 

«  qu'en  a  dit  M.  de  Mérimée  !...  Je  regrette  que  M.  Cogniet  ne  soit 
«  pas  satisfait.  Son  raisonnement,  vois-tu,  est  à  peu  près  celui-ci  : 
«  Comment!  un  garçon  qui  a  fait  de  longues  et  fortes  études,  qui 
«  a  en  lui  ce  qu'il  faut  pour  aborder  de  grandes  toiles,  ne  trouve-t-il 
«  en  Espagne  à  peindre  que  des  taureaux  et  des  Bohémiens?  Si  l'in- 
'<  telligence  et  le   cœur  faisaient  défaut,  passe  encore  !  Je  veux  bien 


Caralanipio  (Étude  de  Bohémien). 
M.  Gabriel  Sèaîlles. 


(i)  Cadix,  juin  1853. 


69 


«  qu'il  ait  en  tête  de  beaux  projets  et  qu'il  soit  dans  son  intention  de 
«  les  exécuter  un  jour,  mais  ce  jour  venu,  une  fois  classé,  parqué 
«dans  un  genre,  quelles  peines  n'aura-t-il  pas  à  en  sortir!  Les 
«  hommes  vous  acceptent  d'une  pièce  et  à  première  vue,  et  plus 
«  ensuite  vous  faites  d'efforts  pour  vous  élever,  plus  on  vous  accuse 
«  de  prétentions  exagérées.  Et  d'ailleurs  n'est-ce  pas  dire  aux 
«  gens  :  Vous  vous  étiez  trompés  !  —  Que  voulez-vous,  mon  cher 
«  maître,  lui  répondrai-je,  de  toutes  les  choses  que  je  voudrais  dire, 
«  j'en  ai  le  cœur  malade  ;  mais  dans  un  pays  où  l'on  ne  trouve  rien  de 
«  tout  ce  qui  est  de  toute  nécessité  à  la  peinture  historique,  je  me  suis 
«  jeté  à  corps  perdu  dans  la  nature,  et  là  j'étudie  mes  types  au  soleil, 
«  dans  les  rues,  sur  les  places  (i).  »  Je  ne  sais  ce  que  pensait  M.  Cogniet, 
mais  les  réflexions  qu'il  lui  prête  sont  bien  justes.  C'est  une  manie  de 
demander  à  un  peintre  toujours  le  même  tableau,  et  combien  ne 
résistent  pas,  arrivent  à  l'exécution  machinale  et  ne  sont  que  les 
artisans  d'un  meuble  de  luxe  !  Quoi  qu'il  en  soit,  Cogniet  avait  tort. 
Dehodencq  était  un  génie  de  verve,  un  œil  et  une  main  admirables 
pour  s'emparer  de  la  nature,  pour  arrêter  un  aspect  de  la  réalité,  pour 
saisir  et  fixer  sur  la  toile  des  types,  des  vivants,  dont  il  avait  l'imagi- 
nation pleine.  Il  avait  raison  de  se  laisser  aller  à  cette  passion  de 
peindre  ce  qu'il  voyait.  Sa  peinture  était  plus  historique  qu'une  grande 
dissertation  d'école. 

Il  devait  avoir  une  médaille,  il  ne  l'eut  pas,  que  se  passa-t-il  ?  je 
l'ignore,  mais  il  écrit  à  sa  mère  :  «  Le  passage  de  ta  dernière  lettre,  où 
tu  t'accuses  d'avoir  été  cause  qu'on  m'ait  frustré  d'une  médaille,  m'a 
bien  fait  rire.  Pauvre  chère  mère  !  Eh  !  que  m'importe  cela  !  je  n'en  ai 
pas  un  pouce  ni  en  plus  ni  en  moins.  Hélas  !  si  tu  savais  comme  ce 
système  de  médailles  et  de  récompenses  me  semblent  puéril,  et  comme 
je  plains  ceux  qui,  se  croyant  artistes,  ne  sauraient  travailler  sans  un 
stimulant  de  ce  genre  (2).  » 

(1)  Cadix,  août  1853. 

(2)  Cadix,  septembre  1853. 

70 


Bohémiennes  marchandes  de  beignets. 
M,  Laveur, 


';>*'- 


Théophile  Gautier  rendit  pleine  justice  au  jeune  peintre,  qui  lui 
inspire  une  des  belles  pages  qu'il  ait  écrites,  une  page  qui,  mieux  que 
toute  épithète,  donne  le  sentiment  du  talent  de  Dehodencq,  de  la  verve 
ardente  dont  elle  est  échauffée.  «  Tous  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  de 
voyager  en  Espagne  doivent  aimer  passionnément  le  talent  de  M.  Alfred 
Dehodencq,  et  nous  sommes  de  ceux-là  :  sa  Course  de  Taureaux  sur 
une  place  de  village,  exposée  il  y  a  deux  ans,  était  empreinte  au  plus  haut 
degré  de  couleur  locale  et  d'intime  saveur  espagnole  ;  ses  Bohémiens  et 
Bohémiennes  au  retour  d'une  fête  en  Andalousie  ont  le  même  mérite, 
mais  soutenu  par  une  exécution  plus  libre  et  plus  magistrale. 

«  La  scène  se  passe  dans  un  de  ces  ravins  sablonneux  bordés  de 
cactus  et  de  croix  de  meurtre  qu'on  appelle  des  chemins,  faute  d'autre 
nom,  entre  Cordoue  et  Malaga  :  on  revient  de  quelque  feria  ou  romeria 
célèbre  ;  l'ivresse  de  la  fête  dure  encore  et  le  bal  continue  sur  la  route  ; 
une  gitana,  brune  comme  un  puro  de  la  Havane,  l'œil  bistré,  les 
cheveux  d'un  noir  d'enfer,  promène  sur  la  peau  tannée  d'un  pandero 
son  pouce  jauni  par  la  fumée  des  cigarettes  :  son  pied  nu  dans  son 
chausson  de  satin  soulève  le  falbalas  poussiéreux  de  sa  robe  bleue 
zébrée  de  blanc  et  suit  le  rythme  que  sa  main  indique  ;  un  majo,  coiffé 
du  chapeau  calanes  à  retroussis  de  velours,  drôle  à  physionomie 
agréablement  farouche,  qui  doit  exceller  à  dessiner  au  couteau  des 
Javecques  sur  la  figure  des  bourgeois,  dodeline  la  tête  et  agite  ses 
longues  jambes  que  ne  revêtent  plus  les  guêtres  de  cuir  de  Ronda,  mais 
bien  un  affreux  ppntalon  large  moderne.  Camprubi  improvisé,  il  fait 
vis-à-vis  à  cette  Uolorès  de  grand  chemin  ;  près  de  la  grande  gitana, 
une  petite  fille  aux  yeux  ardents,  au  teint  fauve,  calciné  par  les  pré- 
coces passions  de  ce  pays  torride  et  le  sang  africain  qui  brûle  ses  jeunes 
veines,  se  tord  et  se  déhanche  avec  une  lascivité  déjà  savante.  Un  peu 
en  arrière,  une  autre  fillette  plus  formée  fait  craquer  en  guise  de  casta- 
gnettes les  articulations  de  sa  petite  main  brune  et  maigre,  et  penche 
sa  tête  au  profil  busqué,  aux  yeux  passionnément  noirs,  à  la  bouche 
où  scintille  une  denture  de  jeune  louve.  Derrière  ce  groupe,  un  vieux 
chenapan,  un  Lazarille  de  Tormès,  un  Ginès  de  Passamonte,  juché  sur  un 


Bohémiens  et  Bohémiennes  au  retour 

d'une  fête  en  Andalousie  (N°  50) 

Musée  de  Chaumont. 


AnomusidO  sb 


T  r 


*  § 


*4£ 


âne  descendant  du  grison  de  Sancho,  racle  le  jambon  et  tape  le  bois  avec 
fureur,  exitant  à  la  danse  tout  un  monde  de  drôles  basanés  et  de  drô- 
lesses  hagardes  qui  se  démènent  éperdûment  jusqu'au  fond  du  tableau. 

«  De  l'autre  côté  du  chemin  chemine  paisiblement  une  galère  traînée 
par  des  bœufs  coiffés,  comme  des  prêtres  égyptiens,  d'un  pschent  de 
sparterie  jaune  et  de  laine  rouge  ;  dans  cette  galère  aux  ridelles  garnies 
de  nattes,  sont  à  demis  couchées  deux  senoras  un  peu  plus  aristocra- 
tiques, qui  sourient  à  cette  bachanale  chorégraphique,  et  marquent  la 
mesure  de  leur  éventail  ;  une  ombre  transparente  les  baigne,  et  sur  leurs 
figures  pâles  s'inscrivent,  en  traits  d'encre  de  Chine,  de  longs  sourcils 
arabes;  elles  portent  le  peigne  à  galerie,  la  mantille  et  la  basquine,  et 
Goya  seul  dessinerait  d'un  coup  de  pointe  deux  figures  aussi  profondé- 
ment andalouses. 

«  Il  faut  que  M.  Dehodencq  parle  calo  comme  M.  Mérimée,  qu'il  ait 
vécu  de  longues  années  à  Triana,  et  se  soit  accroupi  dans  les  cryptes 
du  Monte-Sagrado,  à  Grenade,  pour  connaître  si  familièrement  sa 
Bohême  ;  il  est  impossible  d'être  plus  vrai,  plus  local,  plus  caractéris- 
tique. Chaque  coup  de  pinceau  est  une  observation,  et  quand  cette  race 
bizarre,  émigration  des  tribus  parias  de  l'Inde,  aura  disparu,  noyée  par 
la  civilisation  envahissante,  on  la  retrouvera  tout  entière,  avec  son 
type,  son  geste,  son  allure,  dans  le  tableau  de  M.  Dehodencq,  que  nous 
mettons  à  côté  de  Carmen,  le  chef-d'œuvre  de  l'auteur  du  Théâtre  de 
Clara  Ga^ul. 

«  Voilà  de  l'Espagne  sincère  dans  toute  son  âpre  crudité,  qui  ne 
ressemble  guère  à  l'Espagne  de  ballet  et  de  romance  !  Quelle  vérité 
dans  ce  ciel  blanchi  de  poussière,  dans  ces  cactus  tortillant  leurs 
palettes,  semblables  à  des  vertèbres  de  cachalots  échoués,  dans  ce 
chemin  torrentueux  dont  les  berges  laissent  voir  la  craie  et  le  tuf,  dans 
ce  ruisseau  de  gitanos  qui  coule  à  pleins  bords,  chantant,  riant,  dansant, 
gesticulant  avec  un  bruit  de  grelots,  de  castagnettes,  de  tambours  de 
basque  et  de  chansons  gutturales,  où  se  devine  encore  l'accent  de 
l'arabe.  Vive  cette  joyeuse  misère  !  cet  amour  au  grand  soleil  et  cette 
insouciance  bohémienne  ! 

13 
l3 


Ne  sont-ils  pas  les  rois  du  monde,  ces  coquins  hâlés  qui  n'ont 
peut-être  pas  d'autres  piécettes  sur  eux  que  celles  de  leurs  boutons  et 
se  trémoussent  allègrement  devant  ces  belles  filles  vaillamment 
découplées,  si  fièrement  campées  sur  les  hanches  et  dont  un  regard 
éteindrait  les  yeux  atones  de  nos  Parisiennes,  occupées  de  la  rente  et 
du  cours  des  chemins  de  fer.  —  Le  tableau  de  M.  Dehodencq  a  ranimé 
chez  nous  ce  rêve  que  nous  avons  fait  cent  fois  de  jeter  notre  plume 
de  feuilletoniste  et  d'aller  mener  la  vie  de  la  lune  avec  les  gueux 
espagnols  (i).  » 

Dehodencq  est  revenu  souvent  à  ses  chers  Bohémiens,  toujours 
avec  le  même  succès.  J'ai  sous  les  yeux  une  Bohémienne  en  marche, 
une  aquarelle,  qui  a  la  fermeté  et  la  vigueur  d'une  peinture  à  l'huile. 
La  Gitana  s'avance  dans  un  chemin  creux  dont  les  flancs  de  sable 
blanc  sont  tout  chauds  de  soleil.  Elle  va  dans  la  lumière,  dans  la 
pleine  liberté  de  la  vie  nomade.  Elle  est  grande,  les  mèches  de 
ses  cheveux  flottent  au  vent,  sa  camisole  ouverte  laisse  voir  son 
épaule  nue.  Quelque  chose  d'inquiétant  sans  doute  l'arrête.  L'aîné 
des  enfants,  un  gamin  de  six  à  sept  ans,  se  jette  dans  ses  jambes  et 
les  embrasse  en  regardant  d'un  air  peureux  devant  lui.  Sous  son 
bras  gauche  replié  elle  tient  un  bambin  de  six  mois,  au  ton  de  citron, 
empaqueté  dans  des  langes  bariolés,  tranquille,  avec  une  expression 
de  sérénité  animale  que  rien  ne  peut  rendre.  Elle,  le  pas  suspendu, 
fière,  la  tête  levée,  le  corps  en  arrêt,  l'œil  de  flamme,  regarde  avec 
une  défiance  menaçante,  dans  l'attitude  résolue  des  bêtes  qui  défendent 
leurs  petits.  Sa  tête  sauvage  se  détache  sur  le  ciel  bleu  où  courent  des 
nuages  légers.  Le  vieux  châle  noir  qui  retombe  effiloché  sur  sa  robe 
de  lainage  rouge  a  des  allures  de  draperie  ;  elle  apparaît  dans  ses 
haillons  bigarrés  comme  la  déesse  d'une  autre  race.  Rien  qu'à  la  façon 
dont  elle  porte  le  bambin  sous  son  bras  gauche,  on  devine  qu'il  n'a 
pas  d'autre  berceau  ;  et  comme  on  sent  qu'elle  est  là  chez  elle,  que 
les  routes  poudreuses  sont  sa  patrie,  et  qu'elle  est  de  la  nature,  toute 
mêlée  à  la  vie  des  choses. 

(i)  La  Presse,  1853. 
74 


Nous   retrouvons  les  Bohémiens  andalous  dans  la  Bonne  aven- 
turc  (i).   «  Sur  un  chemin  poudreux,  bordé  de  cactus,  une   grande 


,< 


La  Bohémienne  à  la  guitare. 
.1/   Gabriel  Sêailles, 


■u 


diablesse  effrontée,  au  teint  de  citron,  aux  yeux  de  braise,  s'avance 

(1)  Exposition  de  1S65.  Ce  tableau  valut  au  peintre  une  médaille. 

75 


vers  le  spectateur,  la  bouche  ouverte  par  le  cri  qu'elle  pousse.  D'une 
main  elle  secoue  son  tambour  de  basque,  de  l'autre  elle  fait  un  geste 
cabalistique.   Un  enfant   noir  et   ébouriffé  s'accroche  à  sa  robe  de 

cotonnade,  pareil  à  un 
diablotin  suivant  une  sor- 
cière. Plus  loin  un  bandit, 
drapé  de  son  manteau 
d'amadou,  et  une  vieille 
hagarde,  enterrée  sous  sa 
mante  de  laine,  campent  à 
l'angle  de  la  route,  comme 
des  bêtes  féroces  embus- 
quées. —  Rien  de  plus  vrai 
et  de  plus  local  que  ces 
types  à  demi  sauvages  ; 
leur  ressemblance  est 
criante,  il  s'en  dégage  je 
ne  sais  quel  fumet  de  fauves 
qu'on  croit  odorer.  »  Théo- 
phile  Gautier  retrouve 
dans  cette  peinture  «  l'ac- 
cent picaresque  et  l'âpre 
saveur  des  premières 
scènes  espagnoles,  »  l'exé- 
cution lui  semble  «  s'être 
relâchée.  »  Bien  plutôt  elle 
me  semble  moins  alerte, 
moins  vive,  moins  jeune, 
comme  si,  malgré  tout  et  jusque  dans  son  rêve,  pesait  sur  la  main  de 
l'artiste  le  poids  de  la  douleur  humaine. 

11  ne  l'avait  pas  perdue  pourtant  cette  verve  qui  met  dans  la  touche 
du  peintre  le  frémissement  de  la  vie.  Il  était  à  peindre  la  Bonne 
aventure.  Un  jour  le  modèle,  une  bohémienne,  avait  amené  avec  elle 


La  Bohémienne  (Aquarelle). 
M.  Gabriel  Scailles, 


76 


sa  petite  fille,  qui  s'était  aussitôt  réfugiée  dans  un  coin  de  l'atelier. 
Pendant  un  repos  de  la  mère,  il  prend  une  toile,  et  presque  sans  y 
songer,  dans  une  de  ces  heures,  où  il  était  l'égal  des  plus  grands,  il 
fixe  sur  la  toile  l'image  de  la  petite  gitana,  qui,  sauvage,  rebelle,  refu- 
sait de  poser.  De  ses  cheveux  ébourriffés  sort  sa  petite  figure  bistrée, 
farouche,  dans  laquelle  éclatent  deux  grands  yeux  noirs,  brûlants  et 
limpides,  des  grands  yeux  d'animaux  où,  à  je  ne  sais  quelle  rêverie 
mystérieuse,  dans  laquelle  flotte  toute  la  nature,  se  mêle  la  défiance, 
le  désir,  et  tout  l'emportement  des  instincts  qui  sommeillent.  L'exé- 
cution vibrante  fait  partie  du  caractère,  ne  s'en  distingue  pas  ;  elle  est 
expressive  comme  ces  vieilles  chansons  populaires  qui,  par  le  rythme 
seul,  parle  choix  d'une  épithète,  parla  place  d'un  mot  font  entrevoir 
tout  un  monde.  Pas  de  sujet,  rien  qu'un  enfant,  un  hasard  heureux 
par  un  jour  d'hiver,  et  c'est  l'art  même  :  le  portrait  d'une  race! 

C'est  bien  là  «  cette  étonnante  aptitude  ethnographique,  ce  sen- 
timent profond  des  races,  »  dont  parle  Théophile  Gautier.  Mais  pour 
en  trouver  le  principe,  il  faut  descendre  plus  avant  dans  l'intimité  du 
génie  de  Dehodencq.  11  ne  décompose  pas  le  type,  comme  le  savant, 
pour  en  démêler  par  l'analyse  les  traits  dominateurs  et  fixes.  Il  voit 
les  choses  et  les  êtres,  il  s'en  éprend,  rien  de  plus.  Il  n'est  ni  un 
descriptif  de  l'école  de  Delille,  ni  un  de  nos  impassibles,  qui  se  grisent 
d'images  savamment.  On  n'a  pas  tout  dit  quand  on  a  dit  qu'il  est  un 
coloriste.  La  peinture  pour  lui  reste  un  langage.  Le  principe  de  sa 
fougue  est  dans  son  émotion.  Ce  pittoresque  est  un  sincère,  un  senti- 
mental, un  passionné.  Sa  main  ne  frémit  qu'au  rythme  des  battements 
de  son  cœur  ;  les  défaillances  commencent  quand  elle  n'est  pas  assez 
prompte  pour  suivre  les  emportements  de  la  sensibilité,  ou  quand  son 
âme,  lassée,  par  une  réaction  nécessaire,  tout  à  coup  refuse  de  sentir 
et  le  laisse  dans  un  silence  qui  l'effraie.  Sur  sa  tombe  entr'ouverte, 
Théodore  de  Banville,  son  vieil  ami,  disait  avec  profondeur  :  «  son 
génie  était  sa  tendresse  même,  il  fut  toujours  fait  d'un  immense  effort 
d'amour;  car  l'amour  seul  ose  et  sait  créer  quelque  chose.»  Dehodencq 
écrivait  lui-même  :  «  Je  commence  à  regarder  Séville   comme  une 

77 


seconde  patrie  ;  le  cœur  me  battait  à  l'idée  de  la  revoir  ;  il  est  vrai  que 
ce  matin  je  sentais  quelque  chose  de  pareil  en  vue  de  Cadix.  Que 
veux-tu?  Dans  tous  les  endroits  où  je  vais  et  passe  quelques  mois,  il 
me  semble  toujours  que  je  vais  rendre  l'âme  au  moment  de  partir. 
Au  retour  c'est  à  n'y  pas  tenir  au  souvenir  des  impressions  bonnes  ou 
mauvaises  que  j'y  ai  laissées  (i).  »  Il  aimait  ses  gitanos,  comme  il  avait 
horreur  du  froid.  Il  aimait  le  soleil  dans  l'ardeur  de  leur  regard,  dans 
leur  sang  chaud  et  coloré  ;  toute  la  nature  dans  leurs  instincts  mal 
définis  ;  la  poussière  soulevée  dans  les  marches  vers  l'inconnu  ;  la  vie 
errante,  livrée  au  destin,  aux  hasards  de  l'éternelle  aventure  ;  l'indé- 
pendance de  toutes  les  servitudes,  dont  il  souffrait  sans  s'y  pouvoir 
soumettre.  11  les  aimait  en  artiste  qui  multiplie  sa  vie  par  la  vie  des 
autres.  Le  poète  a  la  faculté  d'éprouver  par  une  transmission  soudaine 
les  sentiments  qu'il  imagine.  Il  reconstruit  des  états  d'âme  ignorés. 
Shakespeare  trouve  en  lui  les  éléments  qui  se  combinent  dans  les 
caractères  de  Macbeth,  d'Othello,  d'Yago,  de  Falstaff,  et  l'étincelle  de 
vie  qui  les  traverse  et  les  organise.  Le  génie  est  ainsi  une  sorte  de 
sympathie  créatrice,  qui  varie  le  poète  en  êtres  multiples  qu'il  est  tour 
à  tour,  sans  cesser  d'être  lui-même.  Le  génie  ressemble  à  l'amour 
divin  qui  se  transforme  en  tout  ce  qu'il  crée  ;  qui  sait  s'il  n'est  pas, 
présente  à  l'homme,  cette  réalité  insaisissable  et  cachée  qui,  sans  se 
perdre  elle-même,  suscite  la  Maïa  universelle,  le  mirage  décevant  des 
phénomènes  éphémères? 


(i)  Cadix,  21  octobre  1853. 

78 


Danse  Bohémienne  (N°  75) 
M.  V.  Noé. 


- 
-  . 


VI 


PREMIERS    SEJOURS    AU    MAROC 


Cependant  les  commandes  n'arri- 
vaient pas.  Toujours  la  même  détresse! 
Toujours  l'inquiétude  humiliante  de  voir 
la  gêne  cachée  se  trahir  à  tous  les  yeux! 
Toujours  cette  vie  d'attente  qui  use  les 
forces  prêtes  pour  les  œuvres  rêvées! 
Le  tableau  des  Bohémiens  an  retour 
d'une  fête  achevé,  Dehodencq,  de  nou- 
veau, se  résigne  au  départ.  Il  n'attend 
plus  que  l'argent  qui  lui  reste  dû  pour  la 
copie  commandée  par  le  prince.  On  ne 
se  hâtait  pas  de  le  payer.  Il  se  décide  à 


79 


annoncer  son  retour  en  France.  «  J'ai  encore  été  assez  embarrassé 
«  d'argent  ces  jours  derniers.  Bien  que  plusieurs  occasions  d'aller  au 
«  palais  se  fussent  présentées,  je  ne  voulais,  je  ne  pouvais  pas  toucher 
«  ce  point  délicat.  Comment  faire  cependant  ?  le  temps  pressait. 
«  Tailleur,  bottier,  hôtesse,  tous  allaient  me  tomber  sur  les  reins.  Je 
"  pris  donc  mon  courage  à  deux  mains  et  fus  voir  M.  de  Latour,  lui 
«  annonçant  mon  prochain  départ,  et  lui  demandant  quand  je  pourrais 
«  prendre  congé  de  Son  Altesse.  «  Mais  vous  voulez  donc  en  nous 
"  quittant  nous  laisser  vos  débiteurs?  Vous  me  faites  penser  que  j'ai 
«  mille  francs  à  vous  remettre  de  la  part  du  prince...  »  Je  ne  le  laissai 
«  pas  achever,  comme  bien  tu  penses.  —  «  Vous  me  feriez  croire,  lui 
«  dis-je,  que  je  suis  venu  pour  vous  le  rappeler.  »  Dehodencq  est  là 
tout  entier  avec  sa  fierté  de  gentilhomme  castillan  et  sa  belle  allure 
française. 

Mais  quelle  destinée  !  Coudoyer  les  princes,  qui  ont  pour  misère 
la  perte  d'un  trône  et  pour  consolation  les  jardins  de  l'Alcazar  et,  avec 
une  âme  royale,  avoir  pour  soucis,  le  regard  du  fournisseur  qui  n'est 
pas  payé,  la  bottine  qui  se  déforme,  la  redingote  qui  se  lustre.  Etre 
l'artiste,  l'homme  qui  de  la  vie  fait  un  jeu  divin,  du  monde  un  rêve; 
qui,  tout  à  ce  rêve,  doit  l'animer  de  sa  vie  jusqu'à  ce  qu'il  se  transforme 
et  s'échappe  en  une  œuvre  visible  à  tous;  donner  toutes  ses  forces 
vives  à  la  création  d'une  apparence,  où  la  nature  et  l'homme  semblent 
fraternels,  et  plus  que  tout  autre  sentir  l'âpre  réalité,  les  contradictions 
douloureuses,  tout  le  lourd  fardeau  des  besoins  qui  pèsent  sur 
l'homme  et  le  courbent  jusqu'à  labête.  Avoir  rêvé  des  luttes  héroïques, 
la  lutte  de  Jacob  et  de  l'ange,  les  grands  efforts  vers  les  grandes 
œuvres;  avoir  donné  de  la  noblesse  au  destin  pour  le  mettre  à  sa  taille, 
et  le  trouver  sous  les  formes  inattendues  des  mille  nécessités  de  la  vie 
quotidienne,  des  embarras,  dont  on  a  honte,  des  petits  obstacles  mul- 
tipliés sur  la  route,  qui  usent  le  courage!  Et  sous  toutes  ces  métamor- 
phoses en  venir  enfin  à  reconnaître  le  Destin,  à  découvrir  son  nom  en 
même  temps  que  sa  puissance,  à  s'apercevoir  que  dans  les  sociétés 
modernes  il  s'appelle   l'Argent.   L'argent,   qu'on    méprisait,    dont    on 

80 


laissait  le  souci  aux  autres,  aux  bourgeois,  à  ceux  dont  on  ne  voulait 
pas  être;  qu'on  croyait  conquérir  par  surcroît,  sans  y  songer!  Et  voilà 
que  l'argent  se  venge.  Il  ne  se  donne  qu'à  ceux  qui  l'aiment.  Il  veut 
qu'on  lui  sacrifie  tout,  il  veut  qu'on  l'adore.  Il  est  le  Tentateur.  Quand 


Balayeurs  Andalous. 

il  a  lassé  le  courage  par  les  petites  souffrances  de  chaque  heure,  parles 
humiliations  qui  vont  d'elles-mêmes  à  ceux  qu'il  dédaigne,  quand  il  a 
bien  montré  qu'il  est  implacable  et  fort,  il  prend  les  allures  caressantes, 
il  s'offre  avec  les  attouchements  impurs  de  la  courtisane.  «  Il  n'est  rien 
que  je  ne  puisse  devenir  dans  mes  métamorphoses.  Quoi  qu'on  veuille 
et  quoi  qu'on  fasse,  il  faut  toujours  en  appeler  à  moi.  Je  donne  le 
plaisir  à  ceux  qui  l'aiment,  je  permets  de  satisfaire  toutes  les  curiosités 


81 


M 


du  désir  humain,  car  rien  ne  me  résiste.  Je  confonds  l'art  et  la  vie;  je 
fais  de  l'art  plus  qu'une  vaine  apparence,  je  lui  donne  la  réalité  du  luxe 
qui  réjouit  les  regards  et  semble  mêler  aux  choses  la  joie  de  vivre.  La 
gloire  ne  se  distingue  pas  de  moi,  je  suis  le  succès  et  je  l'entretiens 
sans  effort.  Pour  les  cœurs  généreux  je  m'appelle  l'indépendance,  plus 
encore  la  libéralité  :  je  rends  possible  la  bonté  et  je  fais  des  heureux. 
Les  plus  forts  viennent  à  moi  et  ceux  qui  affectent  de  me  mépriser  ne 
cherchent  qu'à  cacher  mes  dédains  et  leur  impuissance.  »  Dehodencq 
a  toujours  répondu  :  non. 

11  allait  partir,  une  nouvelle  commande  du  prince  le  retint.  Eut-il 
raison  de  s'en  réjouir?  qui  le  sait?  11  revenait  en  France  recueillir  le 
fruit  du  succès  de  ses  Bohémiens;  il  reprenait  le  rang;  on  s'habituait  à 
lui  faire  sa  place;  il  entrait  dans  les  calculs  des  ambitieux  pressés.  11 
évitait  l'oubli.  Mais  le  hasard,  auquel  si  volontiers  il  livrait  sa  vie,  en 
avait  décidé  autrement.  «  Le  prince  (et  remarque  comme  il  a  toujours 
été  question  de  lui  toutes  les  fois  qu'il  m'est  survenu  quelque  chose 
de  bon  dans  ce  maudit  pays),  le  prince  m'a  commandé  son  portrait, 
celui  de  l'infante  et  de  leurs  trois  enfants,  sur  une  toile  d'environ  six 
pieds,  avec  paysage,  le  tout  comme  je  l'entendrais.  En  ce  moment  je 
suis  installé  au  palais.  J'ai  pour  atelier  l'appartement  occupé  par  la 
princesse  Clémentine,  au  moment  de  son  passage  à  Séville;  comme 
récréation  de  charmants  jardins  où  je  puis  me  promener  et  étudier  à 
loisir;  et  pour  modèles  leurs  Altesses,  duc  et  duchesse  deMontpensier, 
qui  posent  peu  de  temps,  assez  mal,  mais  souvent  (i).  »  Il  y  a  là  dans 
la  vie  de  Dehodencq  quelques  mois  d'accalmie.  Le  séjour  et  le  milieu 
lui  convenaient.  11  se  met  à  l'œuvre  avec  ardeur.  «  Tu  es  sans  doute 
curieuse  de  savoir  ce  qu'il  en  est  de  ces  portraits,  si  cela  avance  et  se 
trouve  en  bon  chemin.  J'ai  ébauché  le  tout  complètement,  une  ébauche 
assez  avancée.  Dès  les  premières  touches  la  tête  du  duc  sortait  vivante, 
douce  et  spirituelle.  Ce  fut  pour  moi  une  bonne  fortune,  car  si  tout 
d'ordinaire  dépend  du  commencement,  c'est  plus  que  jamais  le  cas  en 

(i)  Décembre  1852.  Séville. 


Portrait  de  la  famille  du  duc  de  Montpensier 

(dessin) 

M.  Gabriel  Séailles. 


: 

(ni22sb) 
.asJIÎJsèS  îahclBi  I  .M 


>\î 


■ 

■/■' 


pareille  circonstance.  J'avais  été  prévenu  que  leurs  Altesses  n'aimaient 
pas  les  longues  pauses,  et  m'étais  arrangé  en  conséquence.  Mais  voilà 
que  tout  est  bien  changé.  C'est  à  qui  me  posera  maintenant,  et  je  me 
hâte  d'en  profiter.  Ce  que  m'ont  coûté  de  peines  et  de  sueurs  les  deux 
petites  infantes,  l'une  de  quatre  ans,  l'autre  de  deux  à  peine,  ne  se 
peut  raconter.  Bref  tout  avance  à  la  satisfaction  générale.  M.  de  Latour 
plus  que  tout  autre  en  est  tout  joyeux.  » 

L'œuvre  achevée,  le  prince  donne  une  fête  où  elle  devait  être 
exposée  :  c'était  une  attention  délicate,  une  manière  de  stimuler  la 
vanité  de  ceux  qu'à  coup  sûr  tenterait  son  exemple.  «  Ce  même  soir 
«  devaient  être  exposés  mes  portraits  de  la  famille  royale;  je  n'étais 
«  pas  sans  appréhension,  non  pour  moi,  je  savais  à  quoi  m'en  tenir, 
«  et  ce  que  l'on  pouvait  me  dire  à  droite  et  à  gauche,  je  m'en  moquais 
«  comme  d'une  chiquenaude;  mais  pour  mes  nobles  hôtes,  si  pleins 
«  d'attentions  et  de  bontés  pour  moi.  Te  le  dirai-je,  le  succès  a  été 
«  complet;  de  toutes  parts  je  recevais  des  félicitations.  Et  moi  de 
«  prendre  tout  cela  poliment,  mais  assez  froidement;  et  les  gens  de  se 
«  récrier  sur  ma  modestie,  qui  n'est  à  vrai  dire  qu'une  profonde  indif- 
«  férence  à  l'endroit  des  compliments  banals  et  moutonniers.  Mais, 
«  tu  vas  voir,  et  ceci  est  plus  fort  et  même  très  éloquent.  J'avais  en  me 
«  couchant  (en  perspective)  quatorze  portraits  à  faire.  Un  Anglais, 
«  fixé  à  Séville  depuis  nombre  d'années,  désire  un  tableau  de  sa 
«  famille  dans  le  genre  de  celui  du  prince.  Et  comme  ce  même  soir, 
«  après  une  assez  longue  conversation,  nous  n'avions  rien  décidé,  il 
"  me  quitta  en  me  disant  que  c'était  chose  faite  et  que,  quand  je  vou- 
«  drais,  je  n'avais  qu'à  lui  faire  mes  conditions  et  qu'alors  tout  serait 
«  dit.  »  Allons  donc  !  voilà  la  fortune  si  longtemps  attendue  !  Il  n'y  a 
plus  qu'à  se  mettre  à  l'œuvre  et  sans  retard.  «  Comme  cela  me  prendra 
du  temps,  j'hésite.  »  Qu'est-ce  à  dire?  c'est  là  tout  l'enthousiasme,  vous 
ne  daignez  pas  tendre  la  main  à  l'or  qui  s'offre.  Vous  hésitez  !  Le  désir 
tombe  dès  que  sa  réalisation  devient  possible.  Vous  êtes  donc  bien 
riche,  et  par  quel  miracle!  "  Le  prince  m'a  fait  remettre  14.000  réaux, 
"  environ  3.500  francs.  Mais  hélas  !  et  mes  dettes,  et  le  tailleur,  et  le 

8; 


"  bottier,  et  quesais-je?  Mes  allées  et  venues  au  château,  ma  vie  de 
«  grand  seigneur  m'ont  coûté  fort  cher.  Bref,  il  me  restera,  tout  payé, 
"  mille  francs,  avec  lesquels  je  pourrais  aller  te  trouver;  et  Dieu  sait 
«  si  je  le  désire;  mais  je  suis  à  quelques  lieues  seulement  de  l'Afrique; 
"  que  de  fois  n'ai-je  pas  soupiré  en  regardant  de  ce  côté  !  et,  une  fois 
«  de  retour,  quels  regrets  n'aurais-je  pas  de  n'avoir  pas  cédé  à  la  tenta- 
"  tion,  rien  ne  s'y  opposant  plus  maintenant.  Toi-même  alors  sera  de 
«  mon  avis.  Tu  le  veux  bien,  je  pars,  et  vite,  avant  que  les  grandes 
«  chaleurs  ne  viennent  et  que  ce  ne  soit  presque  impraticable...  Les 
«  quelques  études  faites  en  Afrique  compléteront  mon  voyage  de  Gre- 
«  nade  et  de  Cordoue.  » 

Comme  il  avait  raison  d'écrire  un  jour  :  «  Je  ne  suis  pas  fait,  j'en  ai 
acquis  la  certitude,  pour  lutter  mesquinement  jour  par  jour  ;  je  ne  sau- 
rais, et  cela  est  désolant,  mettre  mon  activité  au  service  d'un  intérêt 
quelconque  (i).  »  Je  n'ai  pas  le  courage  de  m'en  indigner.  Eût-il  com- 
pris l'insouciance  des  Bohémiens  en  fête,  la  joie  de  la  vie  errante  et 
libre,  s'il  eût  eu  les  qualités  du  marchand  économe  et  sournois.  Et 
qu'est-ce  donc  que  l'art,  s'il  n'est  cet  amour  de  la  divine  illusion,  le 
sacrifice  de  tout  ce  qui  semble  à  la  foule  le  réel  et  le  vrai  à  une  appa- 
rence ailée,  qui  flotte  en  images  légères,  qu'on  croit  saisir  et  qu'on 
revoit  devant  soi  plus  belle,  plus  rayonnante,  et  qu'on  poursuit  encore  ! 
Et  qui  sait  s'ils  ne  sont  pas,  ces  artistes  épris  du  rêve,  les  amants  de  la 
seule  réalité  véritable?  En  route  donc  vers  les  nouveaux  rivages,  où 
nous  appelle  la  libre  fantaisie  de  l'artiste. 

Il  part  de  Séville  pour  Cadix  par  un  affreux  temps.  «  Je  croyais 
«  pouvoir  jouir  impunément  de  ce  ciel  orageux  et  d'une  mer  houleuse. 
«  Je  me  rappelle  que,  le  ciel  s'étant  éclairci  tout  à  coup,  lors  du  départ, 
«  je  me  pris  à  le  regretter  vivement.  Hélas  !  ignorant  du  sort  qui  m'at- 
"  tendait  à  quelques  heures  de  là,  je  cherchais  de  l'œil  cette  longue 
«  ligne  de  blanche  écume  qui  annonce  la  mer;  et  je  pensais  aux 
«  années  précédentes,  où  j'avais  passé  de  si  belles  heures  mollement 

(i)  Lettre  à  M.  Dubois.  Séville,  2  juillet  1851. 
84 


«  bercé  sur  cette  surface  limpide  et  bleue.  Nuages,  roulez!  bondissez, 
«  vagues  !  m'écriais-je  intérieurement,  mais  toi,  ô  vapeur,  tiens-toi 
«  bien,  tu  portes,  souviens-t'en,  Dehodencq  et  sa  fortune!  Et  les  nuages 
"  de  s'amonceler,  et  la  vague  de  s'étendre,  courir  et  se  tordre,  et  le 
«  bateau  d'aller  de  droite  à  gauche  et  d'avant  en  arrière.  Et  moi  de  ne 
«  plus  tant  rire,  et  de  prendre  le  parti  de  m'asseoir,  ne  pouvant  plus. 


Dessin  pour  l'Aguador  (Marchand  d'eau). 


«  me  tenir  sur  mes  jambes.  Et  je  voyais  un  à  un  descendre  les  passa- 
«  gers,  et  j'en  voyais  qui,  ne  pouvant  même  pas  descendre,  avaient 
«  pris  le  parti  de  rester  la  tête  nue  et  les  bras  pendant  sur  l'abîme.  Puis 
«  voilà  que  tout  d'un  coup  et  à  plusieurs  reprises  la  lame  balaie  le  pont, 
«  le  vent  redouble,  la  pluie  fouette  et  ruisselle.  D'un  pied  fort  mal 
«  assuré  je  me  dirige  vers  le  petit  escalier,  hélas!  il  est  trop  tard.  Trop 
«  tard!  et  j'empoigne  au  hasard  la  première  chose  venue,  et  ma  foi! 
«  là  me  sentant  vaincu,  je  m'affaissai.  La  mer  ne  me  paraissait  plus 

«5 


«  belle  du  tout.  Les  belles  heures  des  années  précédentes  envolées  ! 
«  Mère,  patrie,  amis,  néant!  Et  la  peinture  donc!  Que  diable,  pen- 
«  sais-je,  aller  faire  des  études  de  mer  par  un  temps  pareil!  Et  je  me 
«  rappelle  que  le  capitaine,  avec  lequel  je  causais  quelque  temps  avant, 
«  et  qui  seul,  impassible,  se  promenait  sur  le  pont,  ou  pour  mieux 
«  dire  glissait,  valsait  sur  le  pont,  après  quelques  mots  de  condoléance 
«  sur  le  piteux  état  dans  lequel  je  me  trouvais,  étant  venu  me  dire,  en 
«  forme  de  plaisanterie  :  Comptez-vous  aller  au  théâtre  ce  soir?  je 
«  me  soulevai  à  demi  pour  lui  répondre,  et  lui  jeter  au  visage  un  tor- 
«  rent  d'injures  (i).  » 

Mais  au  moment  où  il  écrit  cette  lettre,  l'atroce  mal  de  mer  n'est 
plus  qu'un  souvenir.  Il  est  tout  à  l'enthousiasme.  «  Je  vais  faire  des 
«  études  de  mer,  peindre  des  Juifs  et  des  Juives,  et  des  Maures  et  des 
"  Mauresques!  Songe  donc  une  petite  ville  toute  blanche,  sur  la  terre 
«  d'Afrique,  baignée  par  la  Méditerranée,  et  un  beau  janissaire  du 
«  consulat  français  pour  guide  et  compagnon.  Une  petite  excursion 
«  sur  la  côte  de  Tanger  à  Tétuan,  toujours  avec  mon  janissaire  et  à 
«  cheval,  ou  suivant  une  caravane.  Tout  ce  qu'on  peut  voir  là  de  pit- 
«  toresque,  et  pas  de  société,  ou  du  moins  rien  qui  mérite  ce  nom,  ma 
«  foi!  tu  conviendras  que  si  le  bonheur  n'est  pas  là,  il  est  difficile  de 
«  le  rencontrer  ici-bas.  Remarque  bien  que  je  ne  me  fais  pas  d'illusions; 
«  je  mets,  comme  toujours,  les  choses  au  pis;  suppose  que  les  femmes 
«  soient  laides,  les  hommes  mal  tournés;  le  type  à  peu  près  effacé  ; 
«  faux,  archi-faux  tout  ce  que  l'on  dit  touchant  les  coutumes  et  cos- 
«  tûmes  de  ce  peuple  si  différent  de  nous;  n'en  restera-t-il  pas  tou- 
«  jours  assez  avec  ce  ciel,  cette  mer,  cette  plage  que  dore  le  soleil 
«  africain,  et  les  souvenirs  qui  s'y  rattachent.  De  là  s'élancèrent  à  la 
«  conquête  de  l'Espagne  ces  vaillants  musulmans,  Tarik  et  ses  cinq 
«  cents  cavalieis;  là,  sur  cette  même  plage,  quelques  centaines  d'an- 
«  nées  plus  tard  devaient  finir  misérablement  les  derniers  rois  de 
«  Grenade.  Tu  m'avoueras  que,  quand  on  a  rêvé  ça  toute  sa  vie,  et 

(i)   Cadix,  17  mai  1853. 


«  que  le  premier  livre  qu'on  ait  lu  s'appelle  les  Mille  et  une  nuits,  on 
"  ne  s'effraye  pas  de  la  réalité,  fût-elle  triste  et  plate,  on  s'en  sert. 
«  Pauvre  chère  mère  !  tu  trouves  peut-être  tout  cela  peu  en  harmonie 
«  avec  les  idées  qui  t'occupent  en  ce  moment?  Peut-être  pleures-tu? 
«  Peut-être   es-tu  chagrine,  en  songeant  à  la  facilité  avec  laquelle  je 


Dessin  pour  l'Aguador. 


«  cède  à  l'enthousiasme?  Hélas  !  tout  ce  que  tu  vois  là,  toi,  c'est  que 
«  je  m'éloigne  de  plus  en  plus  et  semble  ne  pas  vouloir  revenir.  Cou- 
«  rage,  courage  encore,  chère  mère,  et  je  serai  tout  à  toi.  Autant  qu'on 
«  peut  aimer,  je  t'aime;  mais  dans  le  silence  et  le  recueillement  où  je 
«  t'écris  ces  lignes,  j'entends  là  près  de  moi  le  sourd  mugissement  de 
«  la  mer  :  c'est  comme  un  appel,  auquel  je  ne  puis  résister  (i).  » 


(i)  Cadix,   17  mai  1853. 


87 


A  Cadix,  il  attendait  une  occasion  de  s'embarquer  pour  Tanger, 
quand  arriva  une  frégate  à  vapeur  française,  le  Newton,  commandée 
par  le  capitaine  de  vaisseau  de  Maisonneuve,  et  chargée  par  le  gouver- 
nement d'une  mission  sur  les  côtes  de  l'Espagne,  du  Portugal  et  du 
Maroc.  A  Séville,  il  était  entré  en  relations  avec  les  officiers  de  la  fré- 
gate, parmi  lesquels  il  avait  un  ami.  Connaissant  ses  projets  de  voyage, 
le  capitaine  lui  avait  offert  l'hospitalité  abord.  Mais  Dehodencq,  peintre 
d'un  prince  de  la  famille  d'Orléans,  n'avait  pas  cru  pouvoir  accepter 
ces  offres.  11  se  fait  conduire  à  bord  du  Newton;  il  veut  revoir  des 
compatriotes,  entendre  quelques  heures  la  langue  de  la  patrie.  On  le 
retient,  il  commence  le  portrait  du  lieutenant  de  vaisseau,  dont  il  était  - 
l'ami.  Le  soir,  il  veut  retourner  à  terre,  on  lui  déclare  qu'il  est  prison- 
nier, il  se  résigne  et  ne  résiste  plus. 

«  La  première  nuit  que  je  passai  à  bord,  nous  fûmes  réveillés  tout 
«  à  coup  dans  le  silence  par  le  canon  de  détresse.  Un  bâtiment  français, 
«  le  Cerbère,  quittant  la  baie  de  Cadix,  le  soir  même,  avait  fait  fausse 
«  route  dans  les  ténèbres  et,  voulant  éviter  les  bancs  de  sable,  s'était 
«  jeté  à  la  côte.  En  un  clin  d'œil,  tout  le  monde  fut  sur  le  pont.  Une 
«  brume  épaisse  empêchait  de  rien  distinguer  au  loin.  Tous  penchés 
«  sur  les  bastingages,  nous  regardions,  pleins  d'anxiété,  dans  le  vide. 
«  Les  fusées,  lancées  de  moment  en  moment  dans  l'espace,  éclairaient 
«  seules  la  scène;  le  commandant  se  promenait  de  long  en  large.  Il  se 
«  passa  là  quelques  minutes  d'un  calme  effrayant  :  tous  inquiets  pour 
«  ces  braves  gens,  qui,  là-bas,  tiraient  le  canon,  le  seul  moyen  qu'on 
«  ait  en  pareil  cas  de  se  faire  comprendre,  et  il  est  assez  éloquent,  je 
",  t'assure.  Il  me  semble  encore  entendre  la  voix  forte,  vibrante  du 
«  commandant  :  «  Tous  en  bas,  les  hommes  de  quart  seuls  surle  pont.// 
«  Alors  je  descendis,  je  m'assis  sur  mon  lit,  et  j'écoutai  seul  tout  ce 
«  bruit  qui  se  faisait  autour  et  au-dessus  de  moi,  ces  embarcations 
«  qu'on  mettait  à  la  mer,  ce  va-et-vient  continuel,  ces  ordres  brefs, 
«  cette  machine  à  vapeur  qui  chauffait  en  attendant  le  jour  :  tout  cela 
«  poignant  et  d'un  fier  effet...  Le  lendemain,  nous  partions  pourHuelva 
"  et  Palos,  petit  port  aujourd'hui,  très  important  autrefois,  où  Chris- 

88 


«  tophe  Colomb  s'embarqua  enfin  pour  aller  découvrir  l'Amérique. 
«  Après  y  être  resté  deux  jours  et  avoir  visité  le  couvent  où  ce  pauvre 
«  grand  homme,  rebuté  de  tous  côtés,  regardé  comme  fou,  et  dans  la 
«  dernière  misère,  trouva  l'hospitalité  et  des  protecteurs,  nous  partîmes 
«  pour  Lisbonne,  où  nous  arrivâmes  après  trente  heures  de  traversée  (i).» 


En  Mer  (Cadix). 
M.  Gabriel  Sèail/es. 


A  bord,  il  payait  l'hospitalité  des  officiers  en  faisant  le  portrait  du  com- 
mandant; à  terre,  toujours  le  crayon  ou  le  pinceau  à  la  main,  «  il  fait 
ample  provision  d'impressions  et  d'images,  qui  vont  l'enrichissant  de 
plus  en  plus.  »  Six  semaines  d'oubli  de  la  vie!  Six  semaines  de  visions 


(i)  Lisbonne,  8  juin  1853. 


"5 


89 


et  d'enchantements!  l'âme  mêlée  à  la  nature,  rayonnant  avec  le  soleil, 
bercée  au  mouvement  des  flots  étincelants,  sans  autre  existence,  sans 
autre  pensée  que  les  grands  spectacles  qui  la  traversaient.  11  aimait  à 
compter  son  premier  emportement  d'enthousiasme  à  la  vue  de  Tanger  : 
la  haie  frémissante  sous  la  lumière;  la  ville  toute  blanche,  éclatant  sous 

le  soleil,  se  détachant  sur  les  mon- 
tagnes d'un  bleu  velouté,  comme 
une  immense  parure  de  diamants 
sur  une  robe  féerique  de  velours 
bleu.  Il  criait,  mêlait  les  jurons 
espagnols  et  français,  levait  les 
bras,  gesticulait  ;  et  les  matelots 
impassibles,  tout  à  la  manœuvre, 
regardaient  avec  inquiétude  cet 
homme  bizarre,  que  troublait  un 
spectacle  qu'ils  ne  voyaient  pas. 

De  retour  à  Cadix,  il  n'est  pas 
dégrisé.  «  Te  peindre  mon  enivre- 
«  ment  à  la  vue  de  ces  choses  si 
«  nouvelles  et  pourtant  si  connues 
«  de  moi  serait  impossible.  Qu'il 
«  te  suffise  de  savoir  que  j'ai 
«  rapporté  ample  provision  de  ma- 
«  tériaux  et  que  cependant  j'ai  le 
«  cœur  navré  à  l'idée  de  quitter  si  tôt,  pour  ne  plus  la  revoir  jamais 
«  peut-être,  cette  terre,  objet  de  tous  mes  rêves.  Pourquoi  n'ai-je  pu 
«  y  aller  plus  tôt  !  que  de  regrets  !...  Ah  !  j'ai  fait  là  un  beau  voyage  et 
«  bien  plein,  mais  hélas  trop  rapide.  Ah  !  Tétuan?  J'ai  cru  en  perdre  la 
«  tête.  Dès  cinq  heures  du  matin  (arrivés  de  la  veille),  nous  quittions 
«  le  bord  pour  nous  rendre  à  l'entrée  d'une  petite  rivière  et  de  là 
«  gagner  à  cheval  la  ville  distante  de  deux  lieues  et  située  dans  la  plus 
«  délicieuse  vallée,  toute  blanche  et  dominée  par  de  hautes  montagnes. 
«  Une  vingtaine  de  janissaires   nous  attendaient   pour  nous   servir 


Musicien  Juif. 
Dessin  pour  la  Fête  juive  à  Tèîu 


90 


Les  Enfants  à  la  Tortue. 


- 


.Mi\to\     '  «'â  ^v\ 


«  d'escorte,  faisant  la  fantasia,  ce  qui  consiste  à  lancer  leurs  chevaux 
«  au  galop,  et  debout  sur  leurs  étriers,  le  burnous  au  vent,  jeter  leur 
«  fusil  en  l'air  et  le  rattrapant  adroitement  tirer  au  loin  dans  la  cam- 
«  pagne,  quand,  pour  plus  d'honneur,  ils  ne  vous  lâchent  pas  le  coup 
«  en  plein  visage.  J'avais  un  cheval  arabe,  une  selle  arabe,  et  les 
«  jambes  ramenées  sur  les  flancs  de  la  noble  bête  à  la  façon  des  Arabes. 
«  Que  de  belles  choses  j'ai  vues  tout  ce  jour!  le  terme  presque  de 
«  notre  voyage,  car  nous  avions  passé  un  mois  déjà  à  voir  Tanger, 
«  Mogador,  Saffi,  R'bat,  S'ié,  Mehedillah,  El  Araiche,  la  baie  de 
«  Jeremias,  le  cap  Spartel  et  de  nouveau  Tanger,  et  sur  la  côte 
«  d'Espagne,  Tarifa,  Algésiras,  Gibraltar,  Ceuta...  Dans  chaque  ville 
«  nous  restions  deux,  quatre  et  six  jours,  et  moi  prenant  des  notes 
«  j'allais  courant  de  tous  côtés,  dessinant  quelques  traits  à  la  hâte,  et, 
«  sans  que  l'on  me  remarquât  trop,  des  femmes  voilées  qui  ne  laissaient 
«  voir  qu'un  œil,  des  troupes  d'enfants  dans  le  plus  ravissant  débraillé, 
«  pailletés  de  couleurs  riches  et  harmonieuses;  des  fêtes  dans  le  genre 
«  de  celles  que  nous  eûmes  à  Mogador,  où  le  neveu  de  l'empereur, 
«  alors  en  guerre  avec  une  partie  de  ses  sujets,  avait  rapporté  je  ne  sais 
«  plus  combien  de  têtes  comme  trophées  de  sa  victoire.  J'ai  tout 
«  recueilli,  tout  noté,  mais  hélas!  encore  une  fois,  tout  cela  est  incom- 
«  plet,  c'est  un  long  séjour  qu'il  faudrait  faire  là-bas  (1).  » 

De  retour  à  Cadix,  il  sort  de  son  rêve  pour  rentrer  dans  la  vie 
réelle.  Le  réveil  est  dur.  «  Les  onces  que  j'avais  emportées,  hélas  !  mes 
dernières  se  sont  fondues;  j'arrive  à  Cadix,  tout  payé,  avec  30  francs, 
et  je  n'ai  plus  même  de  quoi  m'en  retourner  à  Séville.  »  La  nourriture 
du  bord,  le  soleil  d'Afrique,  l'excès  des  fatigues  et  des  émotions  lui 
ont  tourné  le  sang  :  il  tombe  malade.  Heureusement  on  connaît  le 
peintre  de  Son  Altesse  Royale,  et  l'on  est  trop  heureux  de  l'héberger 
longtemps.  En  fait,  il  est  prisonnier.  «  Je  suis  si  plein  d'ennui,  si  tour- 
menté de  ce  besoin  d'argent  !  quand  donc  finira  cette  éternelle  gêne? 
Et  pourtant  ce  me  serait  bien  facile  sous  certains  rapports  :  on  conte 

(1)  Cadix,  29  juillet  1853. 

91 


ici  des  exemples  prodigieux  de  fortunes  faites  par  de  pauvres  diables 
de  peintres!  Mais  quel  métier  que  celui  de  faire  des  portraits  et  des 
tableaux  de  sainteté  à  la  douzaine!  de  la  peinture  une  spéculation! 
Cela  renverse  toutes  mes  idées.  J'ai  des  goûts  terribles,  un  besoin  de 
donner  de  l'argent  à  droite  et  à  gauche,  qui  ne  s'arrange  pas  de  cette 
vie  mesquine,  à  laquelle  je  suis  probablement  condamné  à  perpé- 
tuité (i).  »  Il  travaille  cependant;  il  fait  deux  esquisses  d'après  ses 
études  du  Maroc  et  quelques  aquarelles. 

Sur  ces  entrefaites,  la  reine  Marie-Amélie  débarque  à  Cadix;  elle 
vient  voir  son  fils,  le  duc  de  Montpensier.  L'ancienne  reine  de  France 
est  accueillie  avec  enthousiasme.  Dehodencq  assiste  aux  fêtes.  Cette 
émotion  d'une  multitude  joyeuse  dans  l'éclat  d'un  décor  charmant, 
c'est  un  épisode  de  cette  vie  de  la  foule,  qui  toujours  tente  sa  verve, 
un  tableau  pour  lui.  Il  se  met  à  l'œuvre  et  prolonge  son  séjour  à  Cadix 
jusqu'à  ce  que  son  esquisse  soit  achevée.  Il  écrit  en  décembre  :  «  J'ai 
terminé  enfin  mon  esquisse  de  l'arrivée  de  la  reine,  très  longue  à  faire 
par  la  multitude  des  petites  figures  qui  entrent  dans  la  composition. 
Cela  fera  un  fort  joli  tableau  :  la  mer,  des  barques,  ce  quai  couvert 
d'une  foule  pittoresque,  et  la  ville  si  jolie  se  découpant  blanche  sur  le 
ciel  bleu.  // 

A  Séville,  il  est  présenté  à  la  reine  Marie-Amélie,  qui  lui  commande 
deux  tableaux.  Rien  ne  pouvait  venir  plus  à  propos.  «  J'ai  deux  petits 
«  tableaux  à  faire  pour  la  reine  Marie-Amélie.  J'avais  un  tel  besoin 
«  d'argent  ces  temps  derniers  que  je  me  suis  vu  dans  la  nécessité  de 
«  m'adresser  à  M.  de  Latour  qui  m'a  fait  une  avance.  Ah!  que  de  fois 
«  j'ai  désiré  ne  plus  me  réveiller  (2)...  Ne  te  disais-je  pas  que  la  reine 
«  Marie-Amélie  m'a  commandé  deux  tableaux;  l'un,  une  copie  du 
«  premier  tableau  que  je  fis  à  Séville  pour  le  prince  (Danse  des  Bohé- 
«  miens)  et  le  pendant  à  mon  choix.  C'est  pour  emporter  en  Angleterre 
«  et  cela  doit  être  achevé  pour  le  icr  mai,  je  travaille  avec  rage  (3)... 

(1)  Cadix,  octobre  1853. 

(2)  Séville,  mars  1854. 

(3)  Avril  1854. 

92 


«  La  reine  est  partie  ce  matin.  Sa  Majesté,  comme  souvenir,  m'a  fait 
«  don  d'une  turquoise  entourée  de  huit  jolis  petits  diamants,  le  tout 
«  monté  en  épingle  :  je  te  la  garde  (i). 

Dehodencq  ne  songe  plus  qu'à  repartir  pour  l'Afrique,  où  l'appellent 
ses  regrets  et  ses  rêves.  Deux  nouvelles  commandes  du  prince  lui  sont 


Dessin  pour  l'Aguador. 

assurées  au  retour.  «  Je  pars  enfin  demain  pour  Tanger,  ayant  perdu 
«  toute  une  semaine  à  attendre  le  bateau  à  vapeur  français,  qui  tous  les 
«  mois  fait  le  trafic  de  Cadix  à  Alger,  en  passant  par  Tanger,  et  qui, 
«  pour  cause  de  cette  maudite  question  d'Orient  et  des  transports,  a 
«  suspendu  ses  voyages.  Déjà  j'avais  pris  le  parti  de  m'embarquer  sur 
«  un  bateau  à  voile,   mais  le  vent  contraire  ne   me  l'a  pas  permis. 

([)  15  mai  1814. 


9) 


«  Aujourd'hui  seulement  il  a  changé  et  je  me  suis  décidé...  La  dernière 
«  fois  que  je  vis  M.  de  Latour,  la  veille  de  mon  départ,  il  me  dit  que  le 
«  prince  me  chargeait  de  faire  le  tableau  de  l'arrivée  de  la  reine  Marie- 
«  Amélie  à  Cadix,  et  un  épisode  de  la  vie  de  Christophe  Colomb.  Tu 
«  sais  ou  ne  sais  pas  que  le  couvent  de  la  Rabida,  où  Christophe 
«  Colomb  fut  accueilli,  hébergé  dans  un  de  ses  moments  de  détresse, 
«  et  d'où  quelques  années  plus  tard  il  partait,  triomphant  enfin,  à  la 
«  découverte  de  son  Amérique,  ce  couvent,  dis-je,  très  curieux  sous 
«  tous  les  rapports,  tombe  en  ruines.  Le  prince  y  fut  dernièrement  et 
«  son  intention  est  sinon  de  le  réparer  en  entier,  du  moins  de  faire  en 
«  sorte  que  ce  qu'il  en  reste  et  suffit  à  l'admiration,  à  la  vénération  du 
«  voyageur,  ne  disparaisse  pas  complètement.  Son  Altesse  désire  per- 
«  pétuer  le  souvenir  de  cette 'bonne  action  par  quelque  tableau,  dont 
«  l'exécution  m'est  confiée  (i).  » 

Arrivé  à  Tanger,  Dehodencq  devient  l'hôte  du  consul  de  France  et 
se  met  au  travail  avec  cette  ardeur  tranquille,  qu'il  retrouve  si  vite  à  la 
première  éclaircie.  «  Parti  de  Cadix  le  28  juin  à  5  heures  du  matin, 
«  j'arrivai  à  Tanger  le  soir,  après  la  plus  heureuse  des  traversées... 
«  Me  voilà  installé  au  consulat  ayant  toutes  les  facilités  possibles  pour 
«  tirer  parti  de  mon  séjour  ici.  Deux  chambres,  l'une  où  je  dors,  lis  et 
«  rêve;  l'autre  où  j'établis  mon  atelier.  Au  saut  du  lit,  je  me  mets  à 
«  travailler  jusqu'à  midi,  heure  à  laquelle  on  déjeune;  puis  je  flâne  par 
«  les  rues  à  la  recherche  de  mes  types  jusqu'à  4  ou  5  heures.  Je  me 
'(  remets  au  travail  jusqu'à  7  heures  et  nous  dînons.  La  soirée  se  passe, 
«  elle  vole  au  bruit  de  la  musique  et  des  conversations.  Parfois  je  des- 
«  sine  ou  je  lis.  Pense  donc,  un  vaste  salon,  des  divans  mauresques, 
"  des  fleurs,  un  piano,  d'énormes  tables  couvertes  de  livres,  et  parla 
«  croisée  ouverte,  la  plus  admirable  vue  qui  se  puisse  imaginer  :  au 
«  premier  plan  des  maisons  blanches,  ruisselant  de  soleil,  et,  se  décou- 
«  pant  sur  la  mer,  une  ravissante  mosquée,  çà  et  là  des  bouquets  de 
«  figuiers,  dans  le  fond,  se  perdant  à  droite,  la  côte  d'Afrique  et,  pour 

(1)  Cadix,  26  juin  1854. 
94 


«  couronner  le  tout,  les  montagnes  bleues  de  l'Espagne  et  le  roc  de 
«  Gibraltar...  11  faut  que  je  fasse  de  sérieuses  études  de  ce  peuple  que 
«  j'ai  à  peine  vu  dans  un  premier  et  trop  rapide  voyage.  J'ai  donc  com- 
«  mencé  par  mettre  en  train  une  grande  esquisse  d'une  de  ces  scènes 
«  que  l'on  voit  ici  à  chaque  pas.  J'y  fais  entrer  à  peu  près  tous  les  élé- 


La  Baie  de  Cadix. 

(Etude  pour  l'arrivée  de  la  reine  Marie-Amélie  à  Cadix.) 

M.   Gabriel  Sêailles. 


«  ments  qui  me  serviraient  à  composer  une  grande  scène.  Ce  seront, 
«  je  l'espère,  de  bonnes  et  profondes  études,  du  moins  n'y  épargne- 
«  rai-je  rien.  J'ai  commencé  aussi  le  portrait  de  mon  ami  le  consul  : 
«  c'est  bien  le  moins  que  je  lui  laisse  ce  petit  souvenir  (i).  » 

(i)  Tanger  :  15  juillet  1854.  Les  lettres  qui  m'ont  été  remises  s'interrompent  à  cette  date. 
J'ai  retrouvé  quelques  brouillons  dans  les  papiers  du  peintre  ;  mais  il  m'est  impossible  de 
suivre  désormais  sa  vie  d'aussi  près. 


95 


Au  mois  de  juin  1855,  Dehodencq  se  décide  enfin,  après  six  ans 
d'absence,  à  revenir  en  France.  Mais,  de  près  comme  de  loin,  il  tra- 
vaille à  se  faire  oublier.  Par  excès  de  délicatesse,  il  n'avait  pas  profité 
du  succès  de  ses  Bohémiens.  Sa  mère  ayant  fait  quelque  démarche  en 
son  nom  sans  le  prévenir,  il  s'emporte  violemment  :  «Je  n'aime  pas 
les  masques  à  deux  visages,  je  n'aime  pas  les  gens  fins  et  qui  se  ménagent 
une  porte  de  sortie.  Ceux  qui  ne  me  connaissent  pas  peuvent  croire 
que  je  t'envoie  mendier  des  commandes,  quand  tout  m'ordonne  la 
dignité  et  la  patience  :  voilà  qui  me  met  hors  de  moi.  Que  je  souffre 
de  toutes  ces  misères  et  que  mon  moi  me  pèse  et  me  fatigue  parfois  !  » 
C'était  volontairement  s'enfermer  dans  une  impasse.  Le  prince  n'avait 
aucun  engagement  envers  lui  :  tôt  ou  tard,  ils  devaient  se  séparer.  Les 
morts  vont  vite;  il  faut  une  singulière  imprudence  ou  un  grand  cou- 
rage pour  se  rayer  soi-même  du  nombre  des  vivants.  On  ne  ressuscite 
pas.  La  vie  bruyante,  agitée  de  Paris,  dont  il  avait  perdu  l'habitude, 
l'étonnait,  l'irritait.  Il  refusait  de  faire  comme  tout  le  monde.  Au  lieu 
de  se  montrer,  de  se  faire  connaître,  il  se  cachait.  Dans  notre  société 
démocratique,  où  la  patience  est  une  condition  de  succès,  où  il  faut 
prendre  son  rang  dans  la  file,  où  chacun  se  résigne  à  laisser  passer  les 
premiers  arrivés  pour  être  plus  sûr  d'entrer  à  son  tour,  mais  où  tous 
s'entendent  pour  chasser  les  intrus,  il  osait  la  vie  nomade,  ignorée. 
Plus  le  public  grossit,  plus  il  devient  la  foule,  moins  il  est  capable  d'in- 
dépendance et  de  jugement.  Le  talent  ne  nuit  pas  peut-être,  il  ne  suffit 
plus.  La  réputation  est  à  celui  qui  a  l'art  d'être  partout,  qui  chaque  jour 
fait  répéter  son  nom,  le  fait  crier  par  les  rues,  dans  les  gazettes,  jusqu'à 
ce  que  les  plus  distraits,  à  force  de  l'entendre,  le  trouvent  dans  leur 
souvenir.  11  n'allait  pas  même  voir  ceux  qui  l'avaient  soutenu  sans  le 
connaître,  ceux  dont  il  eût  dû  s'assurer  la  bienveillance  et  l'amitié. 
Tout  aux  siens,  se  sentant  dépaysé  dans  ce  milieu  d'ambitions  rivales, 
il  ne  songeait  qu'à  disparaître  encore,  qu'à  s'enfuir  vers  ces  pays  où 
l'on  ignore  les  journaux,  les  visites,  l'Institut  et  la  critique  d'art.  Il  ne 
se  disait  pas  qu'il  reculait  en  vain,  qu'il  faudrait  bien  revenir. un  jour, 
lutter  sur  ce  champ  de  bataille,  rentrer  dans  la  civilisation,  et  que  plus 

96 


Portrait  de  Mm"  Alfred  Dehodencq 
M.  Gabriel  Séailles. 


rAic^(lWA\i  fcW&VwA 


i 


il  tarderait,  plus  il  aurait  chance  d'être  vaincu.  Au  mois  de  décembre, 
il  repartait  troublé,  sans  avoir  rien  fait  pour  lui-même  que  rendre  iné- 
vitable l'avortement  de  sa  vie.  «  Quelle  tristesse  !  quel  isolement  !  on 
«  ne  renonce  pas  impunément  aux  affections,  aux  joies  pour  lesquelles 
«  on  est  né!  Où  ma  destinée  m'emporte-t-elle  encore?  Cette  soif  du 
«  pittoresque  ne  s'éteindra-t-elle  donc  pas  en  moi  ?  Voilà  pourtant 
«  assez  de  larmes  qu'elle  me  coûte...  Allons,  derniers  regrets,  dernières 
«  larmes,  mais  non  dernières  souffrances  !  Allons  jusqu'au  bout  puisque 
«  me  voilà  parti  et  changeons,  s'il  se  peut,  toute  cette  tendresse  inas- 
«  souvie,  ce  besoin  d'affection  en  une  rage  de  travail  qui  ne  me  quitte 
«  plus,  je  pars  demain  31.  Ce  n'est  pas  la  France  que  je  regrette,  j'y  ai 
«  été  froissé,  j'ai  reconnu  l'impossibilité  d'y  vivre  sans  faire  des  bas- 
«  sesses,  mais  c'est  vous,  vous  que  je  voudrais  emmener  avec  moi, 
«  vous  pour  qui  je  suis  capable  de  beaucoup  souffrir  (1).  » 


Dessin  pour  la  Marche  de  Paysans  Andalous. 


(1)  Marseille,  décembre  1855. 


97 


16 


VII 

SCÈNES    DE    LA  VIE  MAROCAINE  : 
DEHODENCQ  ORIENTALISTE 


Ce  qui  entraînait  de  nouveau  Dehodencq  loin  des  siens,  presque 
malgré  lui,  par  un  irrésistible  attrait,  ce  n'était  plus  seulement  la  nos- 
talgie du  soleil,  un  mirage  d'Orient,  «  l'orgueilleuse  »  Séville,  la  belle 
Cadix  «  à  l'ancre  dans  l'Océan  //  et  les  blanches  maisons  de  Tanger, 
aux  terrasses  verdoyantes,  sortant  des  flots  bleus.  Une  inquiétude,  qu'il 
n'avouait  pas,  le  poussait.  Une  image  dont  il  avait  espéré  peut-être 
voir  les  contours  peu  à  peu  s'effacer,  prendre  la  forme  vague  d'un 

99 


lointain  souvenir,  l'attirait  à  sa  flamme.  Avec  son  fatalisme  oriental, 
volontiers  il  s'absentait  de  sa  vie,  laissait  le  présent  au  sentiment  qui  le 

dominait  et  l'avenir 
à  Dieu.  Il  allait  sans 
bien  savoir  où  con- 
duisait la  route, 
j  comptant  sur  son 
courage,  avec  je  ne 
sais  quel  optimisme 
entêté. 

Un  jour,  dans  les 
dernières  années  de 
sa  vie,  les  plus  tristes, 
je  l'accompagnais  à 
son  atelier.  Nous  tra- 
versions le  Luxem- 
bourg. C'était  un 
matin  d'hiver  ;  sur  le 
ciel  gris  et  bas  les  ar- 
bres dessinaient  leurs 
squelettes  maigres  et 
décharnés.  Les  pas 
sonnaient  sur  la  terre 
dure,  et  de  temps  en 
temps  de  petites  fla- 
ques d'eau  gelées 
craquaient  sous  les 
pieds  avec  un  bruit 
de  verre  brisé.  Quel- 
ques rares  passants 
marchaient  vite  dans  les  allées  désertes.  On  était  comme  séparé  des 
choses  par  un  brouillard  de  tristesse.  Tout  semblait  frileusement  se 
rétracter,  se  ramasser  en  soi,  vivre  d'une  vie  égoïste  et  solitaire  qui 


Profil  de  Mmc  Dehodencq. 


IOO 


mêlait  à  la  sensation  du  froid  humide  un  sentiment  d'abandon.  Nous 
marchions  côte  à  côte  sans  plus  rien  dire.  Dehodencq,  la  tête  baissée, 
s'abandonnait  à  une  de  ses  rêveries  qui  faisaient  passer  devant  ses  yeux 
les  scènes  de  sa  vie  décevante.  11  s'arrêta  tout  à  coup,  se  redressa  d'un 
de  ces  mouvements  brusques,  qui  lui  étaient  familiers  et,  les  bras  levés 
puis  retombant  dans  un  geste  découragé,  d'une  voix  sourde  :  «  Quelle 
mélancolie  profonde  !  »  Et,  quelques  pas  plus  loin,  immobile,  comme 
se  parlant  à  lui-même  :  «  A  trente  ans  une  effroyable  passion  »,  et  il 
rentra  dans  son  silence. 

C'est  aux  fêtes  données  à  Cadix,  en  l'honneur  de  la  reine  Marie- 
Amélie,  qu'il  avait  connu  M""  Calderon.  Elle  portait  un  des  plus  beaux 
noms  de  l'Espagne,  celui  du  plus  grand  de  ses  poètes.  A  Cadix,  dans 
l'adorable  ville  «  qui  s'élève  rayonnante  du  sein  des  flots,  d'un  bleu 
sombre,  »  et  dans  son  décor  charmant  promène  sur  l'Alameda  la 
démarche  indolente  des  plus  belles  filles  de  l'Espagne,  elle  arrêtait  les 
regards.  La  nature,  sans  se  contredire,  peut  ainsi,  à  travers  les  généra- 
tions, passer  du  génie  à  la  beauté.  Elle  résumait  toute  la  grâce  anda- 
louse  :  des  pieds  et  des  mains  d'enfant,  les  fines  attaches  qui  sont 
comme  la  noblesse  des  corps  glorieux  ;  dans  l'attitude,  toute  la  non- 
chalance espagnole  ;  le  beau  teint  mat  que  fait  la  vie  à  l'ombre  dans  ce 
pays  ardent  ;  un  profil  pur,  le  front  petit,  le  nez  fin,  l'arc  de  la  bouche 
onduleux,  et  dans  les  grands  yeux  noirs,  avec  un  rayon  de  soleil,  la 
rêverie  paresseuse  et  vague,  comme  le  bercement  et  l'infini  de  la  mer 
souvent  contemplée.  Pour  Dehodencq,  c'était  encore  l'Espagne  et  déjà 
l'Orient,  tout  son  rêve  d'artiste  réalisé  dans  une  forme  vivante.  Certes 
le  drame  d'amour  dut  être  poignant  dans  cette  âme  violente  et  tour- 
mentée. On  pourra  dissiper  bien  des  mystères  ;  tant  que  la  stérilité 
n'aura  pas  desséché  la  plante  humaine  jusqu'en  ses  racines,  celui-là 
demeurera  tout  entier,  poétique,  formidable  et  divin.  Comme  un  regard, 
un  sourire,  une  forme  entre  dans  l'imagination  et  reste  dans  le  cœur. 
Rien  n'est  changé,  toutes  choses  sont  à  leur  place,  le  chevalet,  l'étude 
commencée,  le  livre  ouvert  et  l'on  ne  se  reconnaît  plus.  Pourquoi  la 
vie  n'est-elle  plus  ce  qu'elle  était  hier  ?  Pourquoi  ce  qui  n'était  rien 

loi 


est-il  devenu  tout?  Pourquoi  ce  qui  suffisait  à  remplir  l'âme  y  laisse-t-il 
soudain  un  si  grand  vide  ?  Le  présent  ne  tient  plus  au  passé.  Sentiments, 
affections,  soucis,  devoirs,  tout  recule,  s'éloigne,  pâlit  et  s'efface.  Une 
pensée  nouvelle,  inattendue,  occupe  l'âme,  s'y  installe,  en  chasse  tout 
ce  qui  la  contrarie  ou  la  gêne.  L'homme  étonné  regarde  cette  étrangère, 
veut  se  révolter,  et  bientôt,  convaincu  de  sa  faiblesse,  lui  laisse 
ajoutera  l'insolence  première  la  force  irrésistible  et  la  familiarité  de 
l'habitude. 

M"*  Calderon  s'effrayait  de  cet  amour  d'un  étranger  pour  elle.  Elle 
ne  se  sentait  pas  faite  pour  la  lutte  et  pour  l'effort.  La  vie  agitée  des 
pays  où  l'on  a  froid  lui  faisait  peur.  Elle  ne  voulait  pas  quitter  sa  chère 
Espagne,  le  patio  où  l'on  a  pour  toit  le  ciel  bleu  ;  les  causeries  où  les 
voix  chantantes  se  mêlent  au  bruissement  de  l'eau  qui  jaillit  et  des 
éventails  qui  agitent  l'air  parfumé  ;  l'équilibre  harmonieux  des  poses 
nonchalantes,  tout  ce  qui  met  dans  la  vie  paresseuse  et  tranquille  la 
douceur  d'une  demi-sieste  que  traversent  des  rêves  légers.  Quelles 
tempêtes  devaient  soulever  dans  l'âme  de  Dehodencq,  facilement 
inquiète  et  soupçonneuse,  ces  hésitations  et  ces  effrois  !...  Deux  ans 
de  travail,  de  luttes,  d'angoisses,  de  disparitions  et  de  retours,  de 
déchirements  intérieurs.  L'amour  comprend  tous  les  sentiments 
humains,  il  subit  mille  métamorphoses,  mais  sous  toutes  ses  formes,  il 
se  ressemble  à  lui-même,  il  reste  excessif,  extrême  ;  il  prend  toutes  les 
forces  de  l'homme,  il  les  concentre  dans  le  sentiment  qui  pour  un  ins- 
tant l'exprime.  Pour  un  son  de  voix,  pour  un  sourire,  il  a  des  joies 
ridicules,  des  joies  d'enfants,  qui  rajeunissent  l'homme  et  renouvellent 
la  nature  ;  il  a  des  terreurs  et  des  désespoirs  qui  font  la  vie  désolée  ;  il 
a  toutes  les  délicatesses,  d'ardentes  volontés  d'héroïsme,  de  sacrifice 
jusqu'à  la  mort,  et  soudain  des  brutalités,  des  emportements,  des  soup- 
çons, des  colères,  toutes  les  basses  insultes  de  la  jalousie.  Et  puis,  il  y 
a  les  intervalles  de  lucidité,  où  la  folie  semble  disparue,  où  l'on  s'étonne, 
où  l'on  respire,  jusqu'à  ce  qu'une  circonstance  ridicule  ou  la  simple 
accalmie,  par  le  retour  des  forces,  livre  de  nouveau  l'âme  aux  mirages 
qui  tour  à  tour  l'enchantent,  l'exaspèrent,  la  jettent  d'illusions  en  illu- 

102 


Mais    l'amour    est    contagieux 


sions  jusqu'à  l'épuisement.  Ainsi  se  joue,  dans  les  cœurs  en  tumulte, 
la  tragédie  de  Racine,  aux  alternatives  douloureuses. 

le  vertige  se  gagne,  comme  la 
peur,  comme  tous  les  sentiments 
qui  suggèrent  de  vives  images. 
C'est  d'abord  un  étonnement,  un 
vague  effroi,  que  la  femme  éprouve 
devant  l'enthousiasme  qui  la  divi- 
nise. Le  sentiment  de  sa  fragilité  la 
met  en  défiance.  Elle  ne  se  recon- 
naît pas  dans  l'image  qu'on  lui 
présente  d'elle-même.  Mais  on 
s'habitue  vite  à  la  divinité.  L'amour 
a  l'étrange  éloquence  des  livres  de 
piété  mystique  ;  des  hymnes  ar- 
dents, des  tristesses,  des  humilia- 
tions, des  prières,  une  musique 
caressante  de  litanies  qui  se  pro- 
longe et  endort  la  volonté.  L'admi- 
ration qu'inspirait  l'artiste,  l'avenir 
que  tout  le  monde  s'accordait  à  lui 
prédire,  achevèrent  de  décider 
Mllc  Calderon.  Le  mariage  fut  cé- 
lébré à  lafindel'année  1857.  Certes 
l'imprudence  est  grande  d'associer 
une  femme,  les  enfants  qui  vont  naître  à  la  noble  aventure  d'une  vie 
de  lutte  et  de  travail  désintéressé.  Mais  s'il  est  si  difficile  d'opposer 
à  l'emportement  de  la  passion  le  devoir,  le  respect  du  bonheur  et  de 
la  vie  des  autres,  qui  pourrait,  quand  toutes  les  espérances  sont 
permises,  renoncer  volontairement,  par  peur  de  l'avenir,  par  une  sorte 
de  lâcheté,  à  l'amour  qui  lui  brûle  le  cœur?  Sans  doute  il  y  a  l'art,  la 
gloire,  l'œuvre  à  faire,  ce  qu'on  croyait  hier,  ce  qu'on  croira  demain 
peut-être  suffire  à  tout  ;  mais  ce  n'est  pas  assez  de  ces  fragiles  obstacles 


Portrait  d'Alfred,  fils  aîné  du  peintre  (18 
M.  Alfred  Dekodeneq. 


104 


quand  la  nature  soulève  dans  l'âme  la  tempête  des  forces  élémentaires. 
Et  puis,  qui  n'a  pas  cru  naïvement,  de  bonne  foi,  qu'il  trouverait  tout 
dans  le  sourire  d'une  femme,  la  force  invincible,  le  succès,  la  gloire 
et  la  fortune?  Qui  n'a  pas  cru  à  cette  irrésistible  magie  de  l'amour 
heureux,  qui  n'a  pas  poussé  le  cri  du  Cid  et  défié  le  monde  dans  une 
heure  de  jeunesse  et  d'héroïque  folie  ? 

Alors  commença  pour  Dehodencq  la  vie  qu'il  devait  mener  jusqu'à 
son  retour  en  France,  vie  comme  toujours  faite  de  joies  brèves  et 
vives,  d'angoisses  dont  le  travail  passionné  le  distrait.  Il  habitait  Cadix, 
mais  la  moitié  de  son  temps  se  passait  à  Tanger,  où  seul,  loin  des 
siens,  il  travaillait  à  rendre,  dans  leur  réalité  et  dans  leur  poésie,  les 
drames  multiples  de  la  vie  marocaine.  Quelles  joies  au  retour!  mais  au 
départ  quelles  tristesses  !  Il  adorait  ses  enfants  qui,  petits,  tous  eurent 
une  beauté  de  chef-d'œuvre.  Il  les  aimait  d'une  affection  plus  que 
paternelle,  avec  les  sollicitudes  et  la  tendresse  jalouse  des  mères  ;  il 
trouvait  pour  eux  de  la  patience  ;  il  aimait  à  les  sentir  tout  petits, 
impuissants,  à  leur  donner  encore  la  vie  par  ces  mille  soins  qui  sem- 
blent exiger  la  grâce  d'état,  l'instinct  et  la  main  délicate  des  femmes. 
Une  pâleur,  un  malaise,  une  heure  de  retard  le  jetaient  dans  des  ter- 
reurs qui  le  rendaient  redoutable  à  lui-même  et  aux  autres;  son  imagi- 
nation de  peintre  lui  présentait  des  scènes  désolées  de  maladie  et  de 
mort  avec  une  intensité  qui  l'affolait.  Et  il  fallait  trouver  le  courage  de 
s'éloigner,  de  ne  plus  savoir,  d'affronter  toutes  les  inquiétudes.  Il  par- 
tait, morne,  perdu  dans  une  de  ces  mélancolies  terribles  qui  lui 
faisaient  dans  l'esprit  un  vide  de  mort,  comme  la  solitude  d'un  cime- 
tière plongé  dans  la  nuit.  Vingt-quatre  heures  de  ce  silence  fier  et 
douloureux  qui  était  sa  façon  de  souffrir!  Mais  quand  soudain,  portée 
sur  les  flots  parla  brise,  arrivait  à  lui  cette  odeur  étrange,  qui  se  dégage 
des  villes  africaines  et  semble  en  résumer  toute  la  vie  dans  un  acre 
parfum,  l'artiste  soudain  se  réveillait,  son  cœur  battait  et,  comme  le 
soleil  à  l'horizon,  dans  son  cerveau  les  images  se  levaient  rayon- 
nantes. Dès  le  premier  jour,  il  s'était  épris  de  cette  terre  marocaine, 
jusqu'à  la  fin  il  en  garda  les  sensations  toutes  vives.  Au  moment  de 

105 

!7 


revenir  en  France,  il  envoie  ses  adieux  à  un  ami  qui  l'y  appelait  une 
dernière  fois  :  «  Il  était  écrit  que  je  ne  foulerais  plus  le  sol  de  Tanger. 
«  Vous  souvenez-vous  de  mes  longues  et  persévérantes  études  sur  le 
«  Socco,  quand  je  me  flanquais  devant  mes  Marocains,  pour  les 
«  étudier,  ce  qui  ne  laissait  pas  de  les  impatienter  quelquefois.  Tenez, 
«  j'ai  encore  dans  l'oreille  le  son  de  la  flûte  du  charmeur  et  celui  du 
«  hautbois;  j'aspire  en  rêvant,  les  narines  ouvertes,  cette  odeur, 
«  parfum  pour  moi,  de  vieux  foin,  de  beurre  et  de  poussière,  qui  vous 
<(.  saisit,  s'imprègne  en  vous,  au  premier  pas  que  vous  faites  sur  la  terre 
«  marocaine  (i).  » 

Si  Dehodencq  aime  les  Marocains,  c'est  qu'il  les  comprend;  une 
sympathie  fraternelle  le  mêle  à  leur  vie.  L'éducation  met  entre  eux  un 
intervalle  immense,  le  climat,  des  montagnes  et  des  mers,  les  idées 
morales  et  religieuses,  toute  une  civilisation  ;  la  nature  les  rapproche 
par  les  instincts  primitifs,  permanents  et  profonds,  qui  donnent  sa 
forme  générale  au  caractère.  Dans  son  élégance  fine  et  dédaigneuse  de 
Parisien  il  y  avait  quelque  chose  de  la  dignité  du  chef  arabe.  Dans  ses 
grandes  vues  sur  le  passé,  sur  l'avenir  des  sociétés  modernes,  on 
retrouvait  un  écho  de  l'éloquence  violente,  colorée  des  vieux  prophètes 
qui  jonglent  avec  les  siècles  et  des  mahdis  qui  entraînent  les  tribus 
fanatisées.  Dans  son  abandon  au  hasard,  dans  son  attente  de  l'avenir 
reparaissait  le  fatalisme  oriental.  Ardent  et  passionné,  il  mettait  son 
orgueil  à  se  contenir,  à  ne  rien  laisser  paraître  de  la  fougue  intérieure. 
Il  avait  les  longs  silences  volontaires,  les  contemplations  muettes  et, 
sous  le  choc  de  l'émotion,  les  explosions  soudaines  qui  se  déchargent 
en  paroles  brusques,  en  gestes  violents,  en  mouvements  presque 
convulsifs.  «  Je  me  rappelerai  longtemps,  conte  un  voyageur  au 
Maroc  (2),  le  vieil  Arabe  de  ce  matin,  un  vieux  de  haute  taille  et  des- 
séché qui,  ayant  reçu  un  démenti  d'un  autre  avec  lequel  jusqu'alors  il 
avait  discuté  pacifiquement,  pâlit,  se  rejeta  en  arrière,  puis  s'élança  au 

(1)  Lettre  à  M.  de  Martine. 

(2)  Edmondo  de  Amicis. 

106 


^H\*T 


La  Mariée  Juive. 


: 

■ 


■ 


.  V  Yv.  \-\AA.  ni 


t'&  ITAKIEEauJte' 


LA  ■■WiARttlEÊ'JUJte.' 


milieu  du  chemin,  se  couvrant  convulsivement  le  visage  avec  les 
mains,  en  jetant  un  hurlement  de  rage  et  de  douleur.  Jamais  je  n'ai  vu 
une  figure  plus  terrible  et  plus  belle.  »  Dehodencq  sous  sa  froideur 
apparente  cachait  le  tumulte  intérieur  jusqu'à  ce  qu'il  éclatât  malgré 
lui.  Ses  lassitudes  les  plus  abîmées  étaient  tout  près  de  ses  plus  grands 
efforts  ;  il  avait  une  nature  nerveuse  de  cheval  arabe,  qui  retrouve  des 


Janissaire.  Dessin  pour  l'exécution  de  la  Juive. 

forces  qu'on  ne  soupçonne  pas  et  meurt  dans  une  dernière  battue  de 
galop.  Ce  monde  africain  n'était  pas  moins  en  accord  avec  son  talent 
pittoresque.  La  lumière,  la  couleur,  le  mouvement,  la  sincérité  expres- 
sive des  corps,  la  passion  visible  dans  le  geste  et  l'attitude,  la  vie  dans 
la  rue,  la  foule  qui  résume  un  peuple  dans  ses  types,  tout  ce  qu'il  aimait 
venait  comme  au-devant  de  lui  dans  les  scènes  qui  se  composaient  à 
chaque  pas  sous  ses  yeux. 

L'orientalisme  n'est  pas  né  d'un  caprice  de    peintre    nomade,    et 


ir>7 


cherchant  du  nouveau  à  tout  prix.  Il  n'est  pas  une  erreur,  une  consé- 
quence fâcheuse  de  la  conquête  de  l'Algérie,  une  fantaisie  exotique 
qui  fait  partie  de  la  maladie  du  siècle.  Il  a  son  esthétique,  c'est-à-dire 
sa  raison  d'être  dans  la  sensibilité  humaine.  Certes  il  n'est  pas  besoin 

d'aller  chercher  bien  loin  la  poésie  : 
elle  est  partout  où  l'on  sait  la 
mettre.  Mais  l'art  n'est  jamais  la 
réalité,  toujours  il  est  le  rêve 
qu'elle  devient  en  traversant  l'âme 
de  l'artiste,  l'émotion  humaine,  la 
poésie.  Je  ne  dédaigne  rien,  un 
coin  de  table  suffit  à  Chardin. 
Mais  l'homme,  quoiqu'on  puisse 
dire,  se  plaît  à  sortir  des  limites 
étroites  de  la  vie  présente  ;  il  aime 
ce  qui  est  loin  de  lui,  le  passé,  les 
ruines,  la  légende,  la  féerie,  le 
caprice,  toutes  les  évocations  d'un 
monde,  où  la  fantaisie  se  joue  li- 
brement. Voulez-vous  comprendre 
l'orientalisme,  prenez  Watteau,  son 
chef-d'œuvre  :  l'embarquement 
pour  l'île  de  Cythère.  C'est  le  rêve 
charmant  de  l'amour  délicat  et  sensuel  ;  le  poème  des  sympathies 
soudaines,  des  abandons  sans  résistance  et  sans  danger,  des  ren- 
contres qui  font  les  bonheurs  d'un  jour,  inoubliables.  C'est  un  monde 
féerique,  où  tout  se  dispose  de  soi-même  pour  cet  enchantement 
du  caprice  amoureux  qui  le  crée  :  les  guirlandes  de  roses,  le  bruisse- 
ment des  feuillages  légers,  les  bosquets  qui  offrent  leurs  retraites  aux 
couples  lassés,  le  reflet  mélancolique  du  paysage,  au  soleil  couchant, 
réfléchi  dans  les  eaux  dormantes.  Dans  ce  monde  du  rêve  on  ne 
connaît  ni  les  regrets,  ni  les  remords,  ni  les  luttes  des  sentiments 
contraires,  ni  les  violences  de  la  passion,  ni  les  réalités  brutales  ;  les 


Dessin  pour  la  Fête  du  Mouton. 


108 


âmes  descendent  une  pente  très  douce  qui,  de  la  causerie  spirituelle  et 
galante,  avec  des  lenteurs  de  menuet,  les  mène  à  l'amour  sans  déranger 
les  plis  des  robes  de  satin  aux  cassures  lumineuses,  ni  la  grâce  coquette 
des  attitudes  élégantes.  De  la  vie  il  ne  reste  que  l'amour  et  de  l'amour 
que  le  rêve  d'un  poète  soudain  épris  un  soir  de  bal.  L'Orient,  c'est 
comme  la  nature  faisant  pour  nous  un  rêve,  la  fantaisie  devenue  la 
réalité  même.  Dans  un  décor  radieux,  une  vie  qui  n'est  pas  la  nôtre, 
qui  nous  reporte  dans  un  passé  lointain,  de  la  réflexion  à  l'instinct,  qui 
nous  montre  l'homme  et  ses  éternelles  passions  sous  des  formes 
imprévues,  dont  le  contraste  réveille  notre  curiosité.  Quelle  trouvaille 
pour  le  peintre,  qui  a  besoin  de  rester  en  commerce  constant  avec  la 
nature  et  dont  le  rêve  doit  garder  l'intensité   des  sensations  toutes 


a 

vives. 


Le  Maroc  n'était-ce  pas  vraiment  pour  un  coloriste,  épris  de  mou- 
vement, ivre  de  vie,  cette  féerie  réelle,  la  fantaisie  dans  la  nature 
même?  Rien  qu'à  voir,  rien  qu'à  sentir,  qu'à  se  pénétrer  de  cette 
nature,  qu'à  la  mêler  à  ses  émotions,  et  qu'à  faire  son  métier  de 
peintre.  Comme  décor,  la  ville  toute  blanche,  à  chaque  instant,  au 
détour  d'une  ruelle  étroite  la  mer,  les  montagnes  mettant  leurs  ondu- 
lations d'un  bleu  velouté  sur  le  ciel  d'azur;  dans  ce  milieu  les  costumes 
éclatants,  les  cafetans  rouges,  orangés,  bleus,  les  burnous  blancs,  les 
fez  et  les  turbans,  les  haïks  aux  rayures  transparentes,  l'éclat  des 
armes  ;  cinq  races,  Maures,  Arabes,  Berbères,  Nègres  du  Soudan,  Juifs, 
avec  des  croisements  qui  font  des  visages  de  tous  les  tons  ;  l'orgueil 
brutal  des  Maures,  la  naïveté  sauvage  des  nègres,  l'humilité  des  juifs 
traqués,  une  vie  inconnue,  agitée,  bruyante,  et  tout  cela  dans  une 
lumière  éclatante,  dans  l'atmosphère  chaude  du  soleil  africain.  Bien 
des  orientalistes,  uniquement  préoccupés  des  costumes,  des  acces- 
soires, du  bric  à  brac,  dédaignent  l'homme,  ajoutent  un  genre  à  la 
nature  morte.  Ils  font  des  tableaux,  qui  donnent  l'idée  de  l'Afrique 
comme  un  bazar  chinois  de  l'avenue  de  l'Opéra  donne  l'idée  de  la 
Chine.  Dehodencq  comprend  autrement  ses  devoirs  d'artiste  ;  il  veut 
faire  pour  le  Maroc  ce  qu'il  a  fait  pour  l'Espagne,  pour  les  Gitanos, 

109 


montrer  l'homme  dans  son  milieu,  dégager  le  type,  ce  qui  d'une  race 
ne  disparaît  que  quand  elle  est  anéantie. 

Il  ne  prétend  pas  copier  la  nature,  il  ne  s'interdit  pas  le  choix  qui 
est  l'art  même.  L'art  doit  être  plus  vrai  que  la  réalité,  parce  qu'il  doit 
être  plus  éloquent,  plus  expressif.  L'émotion  intelligente  et  exclusive 
de  l'artiste,  sans  même  qu'il  y  songe,  élimine  l'insignifiant,  ne  retient 
que  le  détail  caractéristique.  «  Ces  sortes  de  sujets-là,  ces  tableaux  de 
«  mœurs,  il  faut  en  faire  des  types  ou  n'y  pas  toucher.  Tant  de  peintres 
«  courent  le  monde  aujourd'hui,  et  de  retour  dans  leur  pays  vous 
«  gâtent  la  belle  nature,  vous  assomment  de  leurs  souvenirs  maniérés, 
«  de  leurs  peintures  fades  et  incomplètes,  qu'il  est  de  toute  nécessité, 
«  quand  on  a  eu  l'avantage  de  voir  et  d'étudier  longtemps  ce  que 
«  d'autres  ont  sauté  à  pieds  joints,  de  ne  rien  négliger  pour  laisser 
«  tout  cela  derrière  soi.  »  Oui,  mais  peut  être  risque-t-on  d'étonner  les 
bourgeois  de  Paris,  de  leur  paraître  excessif.  Un  orient  de  pacotille  a 
plus  de  chance  de  succès.  Un  peu  de  ciel  de  Normandie  dans  le  ciel 
d'Afrique,  des  Aimées  des  Batignolles  et  de  beaux  Turcs  de  ballet 
d'opéra  ont  l'avantage  de  ne  pas  dépayser  brusquement  le  Parisien. 
Dehodencq  s'en  soucie  bien.  «  Ah  !  si  ce  n'était  pas  si  banal,  comme  je 
«  m'écrierais  :  Si  je  pouvais  vous  montrer  ce  que  j'ai  là  dans  la  tête  ! 
«  Oui,  ma  France  chérie,  tu  compterais  un  peintre  de  plus,  et  un 
«  peintre  consciencieux,  au  faire  large  et  vigoureux,  rapportant  de  ses 
«  voyages  un  peu  de  ce  soleil  brûlant,  de  cette  poésie  qui  sort  de 
«  l'objet  même,  sans  prétention,  sans  interprétation  fausse  et  maniérée, 
«  de  la  mâle  peinture  enfin,  et  cela  ne  se  voit  pas  tous  les  jours.  » 

N'attendez  pas  de  l'Afrique  ce  qu'on  n'en  voit  guère  que  dans  les 
sérails  de  Paris  :  le  paradis  de  Mahomet,  les  étirements  ennuyés  des 
aimées  dans  les  harems,  une  exhibition  de  femelles  nues,  à  l'œil  morne 
et  stupide,  dans  toutes  les  attitudes  de  la  bête  humaine.  11  faut  vrai- 
ment bien  de  la  perspicacité  pour  deviner  ainsi  des  femmes,  dont  on 
n'a  vu  qu'un  œil.  Dehodencq  dit  ce  qu'il  voit  à  chaque  pas,  sur  le 
Socco,  dans  les  rues,  dans  les  carrefours  de  Tanger  ou  de  Tétuan. 
C'est  toute  une  épopée  ;  dans  une  suite  de  scènes  caractéristiques  tout 

no 


un  tableau  de  la  civilisation  rude  et  barbare.  Par  le  décor,  par  la  cou- 
leur, par  le  mouvement,  par  l'évocation  d'un  monde  si  différent  du 


L'Ëcliafaud.  Dessin  pour  l'exécution  de  la  Juive. 

nôtre,  c'est  la  fantaisie,  la  féerie  ;  par  l'intensité  de  la  vie,  par  le  docu- 
ment exact,  par  le  coudoiement  et  la  lutte  des  races,  saisies  dans  leur 
type,  c'est  la  réalité  et  c'est  l'histoire.  Dehodencq  ne  nous  laisse  rien 


m 


ignorer  de  la  vie  marocaine,  la  religion,  l'art,  la  justice,  les  mœurs,  la 
condition  des  juifs,  tout  nous  est  montré  dans  des  scènes,  où  le  dessin, 
la  couleur,  toutes  les  images  prennent  une  valeur  expressive. 

La  Prière  à  la  Mosquée,  le  Fou,  la  Fête  du  mouton,  l'Exécution 
de  la  juive,  autant  d'épisodes  de  la  vie  religieuse  au  Maroc.  C'est  la 
religion,  au  sens  antique  du  mot,  redoutable,  avec  son  cortège  de 
superstitions,  ses  accès  de  fanatisme  meurtrier.  Le  fou  est  saint,  invio- 
lable, sacré  ;  «  son  esprit  s'est  envolé  à  Dieu  »,  c'est  la  pensée  divine 
qui  se  révèle  dans  ses  paroles  incohérentes.  Il  promène  librement  par 
les  rues  ses  guenilles,  que  troue  çà  et  là  son  corps  crasseux  ;  on  le 
rencontre,  stupide  ou  furieux,  dans  les  carrefours,  le  plus  souvent 
dans  les  cimetières,  perché  sur  quelque  tertre,  hurlant  et  détachant  sa 
nudité  de  squelette  sur  le  ciel  bleu.  Les  hommes,  les  femmes,  les 
enfants  se  pressent,  viennent  baiser  ses  loques  et  sa  vermine.  Volon- 
tiers il  crache  à  la  face  de  l'infidèle  ;  il  a  fallu  l'intervention  diploma- 
tique pour  calmer  par  la  bastonnade  ces  délires  souvent  artificiels. 

Lu  Fête  du  mouton  est  célèbre  à  Tanger;  elle  rappelle  les  oracles 
que  lisaient  les  prêtres  antiques  dans  les  entrailles  des  victimes.  On 
égorge  un  mouton  sur  le  tombeau  d'un  saint,  en  dehors  de  la  ville. 
On  le  place  en  travers  des  épaules  d'un  homme  qui  prend  sa  course. 
Il  doit  le  porter  ainsi  jusqu'à  une  mosquée  située  en  bas  de  la  ville. 
Lancé  à  travers  les  rues  étroites,  il  va  de  toute  sa  vitesse,  poursuivi 
par  la  foule  sauvage  qui  crie,  hurle,  le  fouette,  lui  jette  des  pierres. 
Si  le  mouton  remue  encore,  quand  il  arrive  à  la  mosquée,  c'est  que  la 
récolte  sera  bonne,  grande  joie,  cris  d'allégresse!  L'homme  parfois 
meurt  en  route,  un  autre  prend  sa  place  et  si  le  mouton  remue,  ce 
petit  incident  est  d'assez  peu  d'importance. 

Il  n'est  pas  autrement  difficile  de  faire  avaler  à  un  Maure  une 
bouteille  de  vin  de  France  ;  mais  cela  n'empêche  pas  d'être  bon 
musulman,  de  faire  chaque  jour,  tourné  vers  l'Orient,  les  cinq  prières 
canoniques,  et  loin  de  nuire  au  fanatisme  le  rend  plus  ardent  et  plus 
nécessaire  :  il  faut  bien  expier  ses  péchés.  Dans  un  des  derniers 
voyages  qu'il  fit  à  Tanger,  vers  1860,  Dehodencq  trouva  la  ville  agitée, 


112 


V exécution  de  la  Juive  (N°  113) 
M.  Charles  Paix-Séailles. 


.esIlicèS-zir;'-!  ishnAD  .M 


*\  il 


■-■ 


frémissante.  Comme  un  homme  dans  une  crise  de  passion,  une  ville  a 
des  émotions  soudaines  qui  la  partagent,  mettent  aux  prises  ses  élé- 
ments contraires.  Une  juive,  chose  inouïe,  avait  abjuré  la  religion  de 
ses  pères,  pour  se  soumettre  à  la  loi  du  Prophète.  Elle  avait  oublié  les 
persécutions,  les  hostilités  séculaires,  les  antipathies  profondes,  tout 
ce  qui  devait  circuler  dans  son  sang,  se  soulever  en  elle  à  tous  les 
battements  de  son  cœur.  Elle  était  jeune,  dans  tout  l'éclat  de  cette 
beauté  riche,  opulente  des  juives  marocaines,  fleurs  épanouies,  splen- 
dides,  fleurs  matérielles  auxquelles  ne  manque  que  le  parfum  délicat 
et  subtil  de  l'âme.  Elle  avait  aimé  un  ennemi  de  sa  race  et  de  son  Dieu  ; 
pour  l'épouser  elle  avait  renié  son  sang,  renié  son  Dieu.  En  proie  à  la 
folie  d'amour,  elle  avait  été  droit  devant  elle  jusque  dans  les  bras  de 
celui  qu'elle  aimait.  Elle  ne  devait  pas  recueillir  le  fruit  de  son  parjure. 
Jéhovah,  le  dieu  jaloux,  ne  lui  laissa  pas  son  bonheur;  d'un  coup 
brusque  il  lui  enleva  l'homme  à  qui  elle  l'avait  sacrifié.  Alors,  dans  la 
terreur  d'un  châtiment  si  prompt,  vinrent  les  regrets,  les  remords  ; 
dans  la  solitude,  que  faisait  en  son  âme  l'amour  perdu,  rentrèrent 
tous  les  souvenirs  d'autrefois.  Elle  alla  frapper  repentante  à  la  porte 
de  la  synagogue  ;  elle  y  rentra  contrite,  désespérée,  la  dernière  parmi 
les  fidèles.  Une  crise  de  colère  secoua  les  mahométans.  Une  croyante 
retourner  à  Israël  !  humilier  Mahomet  et  sa  Loi  devant  ces  chiens  de 
Juifs,  plus  vils  que  des  Nazaréens!  Une  véritable  bataille  s'engagea 
autour  de  cette  âme  à  conquérir.  On  emprisonna  la  relapse,  on  mit 
tout  en  œuvre,  menaces  et  séductions,  caresses  et  violences,  pour  la 
ramener  à  la  mosquée.  Les  juifs  anxieux  priaient,  redoutant  une 
faiblesse,  une  défaillance.  Jusque  sur  l'échafaud,  en  face  de  la  mort, 
on  la  pressait,  on  essayait  la  tentation  suprême  de  la  vie,  des 
richesses,  des  honneurs.  Obstinément  elle  répondit  :  «  Le  Dieu 
d'Abraham  et  de  Jacob  saura  bien  me  venger!  •>  et  elle  fut  décapitée 
au  milieu  des  imprécations  des  musulmans,  des  cris  d'enthousiasme 
et  de  douleur  des  juifs. 

Dehodencq  avait  assisté  à  la  tragédie  poignante,  qui  passionnait 
Tanger,  il  en  avait  suivi  tous  les  épisodes  jusqu'à  1  dénouement  ;  il  avait 

i'5 
18 


vu  mourir  la  juive  et  l'éclair  du  sabre  du  bourreau'nègre  au  beau  soleil 
qui  mettait  la  ville  eu  fête.  Sans  laisser  refroidir  l'ardeur  de  rémotion, 

encore  sous  l'obses- 
sion des  images  qu'il 
avait  affrontées,  sur 
une  vaste  toile  il  dressa 
l'échafaud,  autour  du- 
quel se  déroulait  ce 
drame  de  la  vie  de  la 
foule,  ce  drame  de  deux 
fanatismes  en  lutte,  qui 
tentait  son  audace.  Les 
juifs  s'indignaient: 
«Malheur  au  Franc 
impie  qui  ose  toucher 
à  la  sainte  !  »  et  chaque 
fois  qu'ils  passaient 
devant  l'atelier,  ils  je- 
taient au  peintre 
quelque  malédiction. 
Cependant  le  tableau 
était  achevé  et  Deho- 
dencq  commençait  à  se 
rassurer  sur  les  effets  de 
la  colère  de  Jéhovah, 
quand  un  soir  qu'il 
dînait  chez  le  consul  de 
France,  on  vint  l'avertir 
de  ne  pas  rentrer  chez 
lui.  L'atelier  s'était 
écroulé.  Sa  plus  belle  toile  marocaine  était  en  pièces  au  milieu  des 
décombres. 'Il  eut  le  courage  de  reprendre  ce  tableau,  mais  toujours  il 
a  regretté  l'œuvre  détruite,  faite  de  verve,  sous  le  coup  de  l'émotion 


Dessin  :  l'Éxecution  de  la  Juive. 


II4 


qui  l'avait  inspirée.  Une  grande  esquisse  qu'il  reprit  plus  tard  nous  rend 
la  scène. 

L'échafaud  est  dressé  sur  une  place,  devant  la  mosquée,  dont  le 
minaret  rose,  sortant  des  murs  blancs, 
s'élève  dans  le  ciel  d'un  bleu  profond. 
La  nature  radieuse  enveloppe  cette 
scène  de  meurtre  et  de  colère  dans 
l'indifférence  de  sa  beauté  sereine.  Le 
bourreau  nègre,  fortement  découplé, 
est  habillé  d'une  chemise  rouge  qui 
laisse  les  bras  nus  et  d'une  culotte  bleue 
qui  descend  jusqu'aux  genoux.  Dans 
une  belle  attitude,  qui  fait  pressentir  la 
détente  du  mouvement,  de  la  main 
gauche  il  soulève  la  masse  épaisse  des 
cheveux  noirs  de  la  juive,  de  la  droite 
il  tient  le  sabre  lourd,  attendant  l'ordre 
de  frapper.  La  martyre,  à  genoux,  les 
yeux  dilatés,  la  face  convulsée,  la 
bouche  tordue  par  l'effort  et  l'attente 
douloureuse,  reste  sourde  aux  injonc- 
tions du  musulman  qui  se  penche  vers 
elle  et  lui  offre  la  vie.  Au  pied  de  l'échafaud,  à  gauche,  une  bagarre  de 
nègres  et  de  Maures,  contenus  et  pressés  entre  un  grand  cavalier 
nègre  dressant  au-dessus  de  la  foule  son  fusil  long  comme  une  lance 
et  un  janissaire  noir,  en  cafetan  rouge,  qui,  le  sabre  au  clair,  les 
charge  et  les  repousse.  Hommes,  enfants,  se  mêlent,  crient,  hurlent, 
ramassent  des  pierres,  dans  un  accès  de  fureur  déchaînée.  Faisant 
face  à  la  victime,  les  juifs  qui  sont  venus  voir  mourir  la  sainte,  l'en- 
courager par  leur  présence.  Les  uns,  la  tête  baissée,  les  mains  jointes, 
dans  la  stupeur  et  le  désespoir,  se  détournent  pour  éviter  le  spectacle 
sacrilège  ;  quelques-uns  semblent  dans  l'attente  d'un  miracle  ;  les  plus 
exaltés   regardent  la  martyre,   la   soutiennent   de   leurs   cris,   de  leur 


La  Juive  :  Étude  pour  l'Exécution. 
M.  Alfred  Dehodencq. 


US 


enthousiasme  ;  au  premier  rang,  un  vieux  juif  à  tête  biblique,  quelque 
rabbin  vénéré,  lève  les  mains  pour  la  supplier  et  la  bénir.  L'opposition 
des  deux  races  est  saisissante.  Le  groupe  des  musulmans,  aux  costumes 
éclatants,  met  dans  la  toile  une  harmonie  violente,  comme  les  cris  de 
mort  qu'ils  poussent  ;  leur  fanatisme  est  brutal,  terrible,  comme  la 
colère  de  la  bête  qui  voit  rouge.  Les  juifs,  dans  leurs  longs  vêtements 
noirs  ou  de  couleur  sombre,  apaisent  la  composition  en  son  centre;  ils 
sont  habitués  à  se  contenir,  à  ruser  ;  leur  fanatisme  est  plus  réfléchi, 
plus  humain,  patient,  timide  comme  la  haine.  L'exécution  de  cette 
esquisse  est  ardente,  le  dessin  remue,  la  couleur  crie.  C'est  la  foule, 
non  pas  des  individus  côte  à  côte,  mais  la  bête  aux  mille  bras,  aux 
mille  têtes,  le  monstre  qui  se  fait  de  l'écrasement  des  corps  presssés, 
indistincts,  qu'agite  une  passion  sauvage. 

Ces  luttes  sanglantes  de  Mahomet  et  de  Jéhovah  semblent  bien  loin 
de  nous  :  notre  fanatisme  a  moins  de  couleur.  L'art  nous  reporte  aux 
vieux  âges,  à  la  musique  primitive,  aux  danses  vertigineuses,  aux 
rhapsodes  errants.  Il  n'est  pas  le  rude  labeur  solitaire,  l'effort  incessant 
pour  absorber  la  nature  et  la  rendre  en  apparences  pénétrées  d'une 
âme  originale,  unique  après  mille;  il  est  un  simple  jeu  ou  une  sorte 
d'ivresse  qui  accompagne  le  loisir  comme  la  parure  un  jour  de  fête. 
L'orchestre  est  simple  ;  trois  musiciens,  la  guitare,  le  luth  et  le  tam- 
bourin ;  pas  de  broderies  mélodiques,  la  répétition  continuelle  du 
même  motif,  que  le  rythme  apaise  ou  précipite.  C'est  l'effet  des  sensa- 
tions monotones  qui  exaspèrent  celui  qui  leur  résiste,  bercent, 
endorment,  plongent  dans  une  sorte  d'hypnose  celui  qui  s'y  aban- 
donne ;  une  rêverie  vague  et  sans  pensée  ;  un  évanouissement  du  moi, 
comme  de  l'homme  qui,  couché  dans  le  soleil,  regarde  la  plaine 
immense  ou  la  mer  étendue  jusqu'à  l'horizon. 

Le  premier  tableau  que  Dehodencq  envoya  d'Afrique  est  précisé- 
ment un  Concert  juif  che\  le  caïd  marocain.  Il  figura  à  l'exposition 
universelle  de  1855.  «  De  l'Espagne,  qu'il  peignait  si  bien,  écrit 
Théophile  Gautier,  M.  Dehodencq  est  passé  en  Afrique.  En  effet,  de 
Cadix  à  Tanger,  il  n'y  a  pas  loin,  et  il  est  difficile  à  un  artiste  de  se 

116 


La  Danse  des  Nègres  (N°  202) 
M.  Lhermitte. 


[3ff  J    .  IA 


refuser  cette  fantaisie.  Nous  nous  rappelons  avec  un  vif  plaisir  la 
Course  de  Taureaux  et  les  Gitanos  dans  le  chemin  creux,  exposés 
aux  derniers  salons  par  M.  Dehodencq.  11  avait  admirablement  compris 
l'Espagne,  si  ignorée  encore,  et  qui  cependant  offre  au  peintre  tant  de 
types  inédits,  de  costumes  pittoresques  et  de  sites  merveilleux  ;  comme 
elles  dansaient,  en  revenant  de  la  fête,  sur  cette  route  poussiéreuse, 
bordée  de  cactus  et  d'aloès,  les  fauves  gitanas  au  teint  de  cigare,  aux 
yeux  de  braise,  à  la  hanche  provocante,  en  tannant  de  leur  pouce  la 
peau  brunie  du  pandero  !  Quel  feu,  quel  entrain,  quelle  verve  dans  cette 
pâleur  ardente  !  Le  Concert  juif  che^  le  caïd  marocain  annonce  chez 
M.  Dehodencq  une  étonnante  aptitude  ethnographique,  un  sentiment 
profond  des  races  :  cette  qualité,  que  développent  les  voyages,  aujour- 
d'hui si  faciles  avec  un  peu  de  loisir  et  d'argent,  était  autrefois  parfaite- 
ment inconnue.  Les  artistes  se  contentaient  d'un  type  de  convention,  et 
donnaient  le  même  caractère  aux  Grecs,  aux  Turcs,  aux  Espagnols,  aux 
Arabes,  aux  Allemands,  aux  Hollandais,  celui  du  modèle  à  4  francs  la 
séance,  qu'ils  avaient  sous  les  yeux.  M.  Dehodencq  est  tout  de  suite 
entré  dans  l'intimité  africaine  ;  voilà  bien  la  cour  aux  murailles  crépies 
à  la  chaux,  espèce  de  puits  éclatant  de  blancheur  que  plafonne  un  carré 
d'azur  inaltérable,  et  au  fond  duquel,  dans  une  ombre  d'une  transparence 
bleuâtre,  se  tiennent  accroupis  sur  des  nattes  ou  sur  des  tapis  les  bien- 
heureux hôtes  de  ces  mystérieux  logis  sans  fenêtres  au  dehors  !  Le 
concert  glapit,  grince  et  miaule,  frappant  le  rythme  sur  le  tarabouck, 
agaçant  de  ses  griffes  les  nerfs  des  guitares,  et  là-haut,  sur  la  terrasse 
couleur  de  craie,  les  femmes,  spectres  blancs  applaudissent  en  faisant 
chevroter  dans  leur  main  ce  long  cri  plaintif  qui  surprend  surtout  les 
étrangers,  et  équivaut  aux  manifestations  du  dilettantisme  après  une 
cavatine  dAlboni.  Les  têtes  des  musiciens  juifs  sont  d'une  vérité  sur- 
prenante ;  leurs  attitudes  si  naturelles  ont  dû  être  prises  sur  le  vif,  — 
ad  vivutn  —  tant  ils  manient  leurs  instruments  barbares  avec  des  mou- 
vements justes.  La  couleur  est  claire,  chaude,  solide  et  transparente  à 
la  fois,  et  donne  étonnamment  l'impression  du  climat  ;  nous  ne  pouvons 
qu'engager  M.  Dehodencq  à  poursuivre  le  cours  de  ses  pérégrinations.  » 

117 


Après  la  musique  de  chambre  qui,  par  sa  monotonie,  éteint  la  pen- 
sée et  perd  le  regard  dans  une  vague  contemplation  d'oriental,  voici 
la  danse.  C'est  encore  l'ivresse,  mais  l'ivresse  du  mouvement  qui  fait 
tourbillonner  les  idées  à  force  de  secouer  les  corps  et  d'agiter  le  sang 
dans  les  cerveaux.  Comme  ils  dansent,  les  bons  nègres,  sous  le  grand 
ciel  bleu,  sans  souci  du  soleil  ni  des  grâces  !  De  la  petite  place,  entre 
les  maisons,  on  aperçoit  au  loin  la  baie  de  Tanger.  Les  chemises 
blanches,  serrées  à  la  taille  par  un  gros  cordon  vert,  les  larges  turbans 
blancs  qui  couronnent  les  têtes,  donnent  un  éclat  bizarre  à  tout  ce 
qu'on  voit  de  ces  corps  d'un  noir  luisant  d'ébène.  Leur  rire  béat  de 
bête  inconsciente  sabre  leurs  faces  noires  de  la  blancheur  éclatante  de 
leurs  dents.  Ils  frappent  à  grands  coups  le  tambourin  d'un  morceau  de 
bois  recourbé  en  croissant;  ils  sautent,  bondissent,  se  tordent  et  gri- 
macent, ils  font  mille  contorsions,  ils  tournent  jusqu'au  vertige.  On 
entend  les  cris  sortir  de  leurs  grosses  lèvres  tombantes.  C'est  le  délire, 
la  frénésie  du  mouvement,  la  joie  étrange  d'une  ivresse  qui  fait  perdre 
la  conscience,  entraîne  toutes  les  images,  la  rue,  la  mosquée,  les  spec- 
tateurs, le  ciel  et  la  terre,  dans  le  tourbillonnement  de  la  danse 
furieuse.  Sur  les  terrasses,  sur  le  pas  des  portes,  à  toutes  les  ouvertures 
étroites  des  maisons  sans  fenêtres,  des  têtes  penchées  regardent.  A 
droite  un  groupe  d'enfants  arabes,  un  bouquet  d'une  harmonie  diaprée, 
réjouit  l'œil  et  le  repose.  Derrière  les  enfants,  un  vendeur  d'oranges 
et  de  pastèques,  qui  mettent  dans  ce  coin  leur  note  dorée,  assis  à 
l'ombre,  fume  lentement  et  contemple,  immobile,  sans  un  pli  de 
visage,  sans  le  frémissement  d'un  muscle,  cette  tempête  de  mouve- 
ments déchaînés. 

Le  conteur,  c'est  mieux  que  l'hypnotisme  musical,  que  l'ivresse  de 
la  danse  des  nègres,  c'est  déjà  la  poésie,  la  sympathie,  le  besoin  de 
sortir  de  soi.  Dehodencq,  à  plusieurs  reprises,  est  revenu  à  la  scène  du 
conteur  et  toujours  avec  succès  (i).  Son  premier  conteur  fut  peint 
pour  le  père  du  roi  de  Portugal  actuel.  Le  prince  était  venu  à  Tanger 

(i)  Le  premier  tableau  date  de  1858.  Le  second  doit  être  de  1866  à  1870.  Le  troisième 
a  été  exposé  au  Salon  de  1879.  La  composition  diffère  dans  les  trois  tableaux. 

Il8 


en  1858,  il  avait  été  visiter  l'atelier  de  l'artiste,  ne  lui  avait  pas  ménagé 
les  compliments,  et  lui  avait  commandé  deux  tableaux,  en  le  priant  de 
les  apporter  lui-même  à  Lisbonne.  Dehodencq,  facile  à  l'espérance, 


Dessin  pour  le  Nègre  chanteur. 

déjà  voyait  une  cour,  un  roi,  des  grandes  dames,  des  portraits,  des 
commandes.  Les  deux  tableaux  achevés,  le  Conteur  et  la  Fête  juive  à 


119 


Tétuan,  il  s'embarque,  il  arrive  à  Lisbonne.  Il  en  fut  pour  ses  frais  de 
voyage.  Au  lieu  de  tout  ce  qu'il  attendait,  il  trouva  l'âpre  marchandage 
d'un  petit  prince  allemand ,  ménager  de  ses  finances,  et  qui  concilie  le 
rôle  de  Mécène  avec  une  sage  économie.  Ce  prince  n'était-il  pas  le 
même  duc  de  Saxe-Cobourg,  dont  parle  Th.  Gauthier,  dans  son  voyage 
de  1840,  et  «  à  qui  les  journaux  satiriques  de  Madrid  reprochaient  de 
débattre  trop  vivement  ses  comptes  de  dépenses  dans  les  auberges  ». 
Nous  avons  du  Conteur  une  esquisse  charmante  qui  nous  permet 
de  juger  non  seulement  le  tableau,  mais  encore  la  manière  du  peintre 
à  cette  époque.  Le  soir  tombe;  le  bleu  implacable  du  ciel  de  Tanger 
s'est  adouci,  allégé;  l'œil  en  pénètre  les  transparences.  Les  montagnes, 
comme  un  nuage  d'un  bleu  plus  sombre,  dessinent  sur  le  ciel  plus  pâle 
leurs  ondulations  calmes.  Un  rayon  oblique  illumine  une  face  du 
minaret  aux  mosaïques  roses  et  vertes,  fait  resplendir  un  mur  blanc, 
et  çà  et  là  vient  se  jouer  sur  un  turban,  sur  un  burnous,  sur  un  cafetan 
orangé,  rouge,  bleu,  sur  un  visage  noir  ou  bronzé.  Des  arbres  sortent 
d'une  terrasse,  mettant  la  gaîté  de  leur  verdure  au-dessus  de  la  foule 
bigarrée.  Le  Conteur  s'est  arrêté  dans  un  carrefour.  La  foule  s'est  ran- 
gée autour  de  lui  :  des  Arabes,  des  Maures,  des  nègres,  au  premier 
rang  les  enfants.  Ils  se  sont  groupés  sous  l'arcade,  que  ménage  l'avan- 
cée d'une  terrasse  soutenue  par  deux  piliers;  ils  ont  envahi  la  place,  ils 
sont  assis,  pressés  sur  plusieurs  rangs.  Derrière  le  conteur,  d'autres, 
debout,  prêtent  l'oreille.  Une  caravane  de  chameaux,  lourdement 
chargés,  s'avance;  au  fond,  on  aperçoit  les  échoppes,  les  auvents  de 
bois  qui  sont  les  boutiques  de  Tanger.  Çà  et  là,  adossés  au  mur, 
quelques  Arabes,  enveloppés  dans  leur  burnous,  qui  n'ont  pas  daigné 
rompre  leur  étrange  rêve  d'immobilité  orientale.  Le  conteur  porte  une 
chemise  blanche  qui  laisse  nus  ses  jambes  et  ses  bras  tannés;  de  ses 
épaules  tombe  un  haïk  verdâtre  strié  de  rayures  brunes.  Il  est  de  profil, 
sa  tête  expressive  est  dressée,  ses  yeux  regardent  un  objet  imaginaire 
que  sa  main  levée  désigne.  Il  conte  le  voyage  au  désert,  le  drame  de  la 
soif,  une  histoire  d'amour,  les  grands  combats  des  ancêtres.  Le  conteur 
est  un  mime,  il  peint  son  récit  avec  son  corps,  il  a  les  gestes  qui  des- 


1 20 


Le  conteur  Marocain  (N°  90) 

M.  Gabriel  Séailles. 


..  ,4k 


% 


^(^fcs 


Al 


sinent  un  paysage,  les  attitudes  de  tous  les  sentiments  humains,  les 
mouvements  de  toutes  les  péripéties  d'un  drame.  Comme  son  auditoire 
attentif,  respirant  à  peine,  l'écoute  !  Le  crâne  rasé,  avec  une  seule 
mèche  longue  et  tressée,  les  enfants  arabes,  dans  toutes  les  postures 
de  l'attention,  écarquillent  leurs  grands  beaux  yeux  noirs.  Dehodencq 
peint  les  enfants  aA^ec  son  amour  paternel;  partout  où  ils  paraissent 
dans  ses  tableaux,  c'est  un  coin  de  fête.  Ce  n'est  pas  un  trait  de  carac- 
tère indifférent  chez  ce  violent  que  cet  amour  pour  les  petits,  qui  lui 
met  au  cœur  une  tendresse  de  femme.  Les  bons  nègres,  la  bouche 
ouverte,  avec  leur  air  de  béatitude  enfantine,  coupent,  de  la  ligne  de 
leurs  dents  blanches,  leurs  faces  noires.  Les  Arabes  ont  l'attention  plus 
calme  et  plus  fière.  Un  vendeur  d'eau,  son  outre  suspendue  par  une 
courroie,  s'approche;  un  janissaire,  au  long  fez  rouge,  au  burnous 
blanc,  retroussé  par  le  sabre  dont  il  serre  la  poignée,  se  détache  du 
groupe  et  va  vers  la  caravane;  on  le  voit  marcher.  Le  dessin  est  serré, 
d'une  précision  qui  marque  chaque  race  de  son  trait  caractéristique. 
La  peinture  est  baignée  dans  une  atmosphère  dorée,  qui  en  harmonise 
tous  les  tons.  De  la  scène  se  dégage  une  impression  de  nature,  de 
vérité,  qui  fait  entrer  dans  l'intimité  de  la  vie  marocaine. 

Le  gouvernement  est  simple  comme  l'art,  primitif  comme  la  reli- 
gion. Le  sultan,  chef  spirituel  et  temporel,  chef  suprême,  représentant 
de  Dieu,  possède  en  propre  tous  les  biens  et  la  vie  même  de  ses  sujets. 
C'est  son  droit  strict  de  cueillir  leurs  têtes;  c'est  par  un  effet  de  sa 
générosité  qu'ils  vivent.  Au  moins  faut-il  qu'ils  paient  ce  bienfait.  Le 
sultan  demande  de  l'argent  aux  pachas,  les  pachas  aux  caïds,  les  caïds 
aux  notables,  auxquels  on  laisse  l'alternative  de  périr  sous  le  bâton. 
Mais  le  pacha  est  un  petit  sultan,  le  caïd  un  petit  pacha  :  la  somme 
grossit  par  les  exactions  de  ceux  qui  la  prélèvent.  Il  est  vrai  qu'il  y  a 
des  retours  de  fortune  consolants.  Quand  le  pacha  s'est  enrichi,  le 
sultan,  bon  logicien,  se  dit  qu'il  a  dans  la  caisse  de  son  fidèle  servi- 
teur des  impôts  tout  prélevés.  Il  envoie  un  détachement  de  la  garde 
noire;  on  jette  le  pacha  au  travers  d'une  mule,  on  le  sangle,  on  l'ap- 
porte comme  un  paquet  à  Fez  ou  à  Maroc.  Là,  le  sultan  venge  ses  sujets 

121 


en  offrant  à  son  serviteur  une  tasse  de  café  mal  préparée  ou  des  tortures 
variées  qui  lui  arrachent  l'aveu  de  l'endroit  où  il  a  enfoui  ses  trésors. 

La  loi  n'a  rien  «  de  la  raison  sans  passion  „  d'Aristote.  On  amène 
le  délinquant,  la  cause  est  examinée  sans  phrases,  la  sentence  est  ren- 
due, exécutée  sur-le-champ.  Pas  de  code,  de  jurisprudence,  de  ma- 
gistrats, ni  d'avocats.  Sous  une  sorte  de  portique  (lajustice  du  pacha), 
auquel  on  accède  par  quelques  marches,  le  pacha  est  accroupi,  dédai- 
gneux, dans  une  attitude  de  fauve  au  repos,  avec  un  air  d'indifférence 
implacable  et  d'ennui.  Debout  sur  les  marches,  l'interprète,  le  bras 
tendu  vers  les  plaignants,  expose  l'affaire.  Le  coupable,  une  espèce  de 
Maure,  à  mine  louche,  renversé,  traîné  à  terre  par  un  janissaire  robuste 
et  brutal,  pousse  des  hurlements  d'effroi.  Toute  une  famille  de  juifs, 
à  genoux,  suppliante,  demande  justice.  Au  premier  rang,  une  jeune 
femme,  contre  laquelle  se  presse  un  enfant;  derrière,  une  vieille, 
l'aïeule,  sans  doute,  crie,  se  lamente;  à  droite,  debout,  l'air  inquiet, 
le  vieux  regarde  l'endroit  par  où  l'on  s'en  va,  d'un  regard  oblique  de 
chien  qui  a  l'habitude  d'être  battu.  C'est  à  genoux  qu'on  implore  la 
justice,  on  l'obtient  comme  la  pitié  avec  des  pleurs  et  des  gémisse- 
ments, justice  redoutable  qui  se  détend  brusquement  comme  la  colère 
et  frappe  avec  la  brutalité  de  la  vengeance. 

Après  l'audience,  Dehodencq  nous  montre  le  châtiment  :  la  Bas- 
tonnade, l'homme  étendu,  le  torse  nu,  la  face  contre  terre,  et  le  bour- 
reau frappant  à  tour  de  bras.  Voyez  encore  le  Supplice  des  voleurs. 
Dans  un  préau  de  prison,  deux  voleurs,  deux  juifs,  les  vêtements 
rabattus  pour  découvrir  le  torse,  les  mains  liées  derrière  le  dos,  ont 
été  hissés  sur  deux  petits  ânes.  Chacun  a  ses  gardes  du  corps,  quelques 
janissaires  maures  ou  nègres,  à  mine  farouche,  armés  de  nerfs  de 
bœufs.  On  va  promener  les  voleurs  par  les  rues  de  la  ville,  sous  une 
pluie  de  coups,  pour  l'édification  des  passants  et  la  plus  grande  joie 
des  gamins.  Les  suppliciés  ramassent  leurs  grands  corps,  courbent 
l'échiné,  avec  cette  contraction  de  l'homme  qui  se  fait  petit  pour  pré- 
senter moins  de  surface  aux  coups.  Le  premier  âne  près  de  la  porte  de 
sortie  refuse  d'avancer.   Un  janissaire  le  pousse  en  l'empoignant  par 


la  queue.  Dans  le  second  groupe,  un  nègre,  le  corps  en  action,  bâtonne 
le  juif,  dont  le  dos  est  déjà  strié  de  meurtrissures  sanguinolentes, 
tandis  qu'un  janissaire,  en  cafetan  rouge,  son  burnous  bleu  sombre 


Dessin  pour  la  Justice  du  Pacha. 


rejeté  sur  l'épaule  pour  dégager  le  bras,  respire  un  moment.  Dans 
l'ombre,  à  gauche,  des  soldats  sont  assis;  un  grand  nègre,  debout, 
appuyé  contre  la  porte  intérieure,  regarde  et  sourit  de  son  sourire  de 


125 


bête  au  spectacle.  Les  juifs,  à  la  laideur  vile,  n'ont  l'air  ni  indigné,  ni 
surpris,  ils  attendent  l'inévitable.  Les  exécuteurs  ont  dans  le  geste  et 
l'attitude  une  brutalité  si  sauvage,  leur  visage  exprime  une  telle  indif- 
férence, tout  leur  corps  un  tel  entrain  de  violence,  qu'on  est  épou- 

[  vanté .  Le  dessin  est  d'un  accent  vigou- 
!  reux  comme  les  coups  retentissant 
sur  les  torses  nus,  la  couleur  éclatante 
et  sombre.  Le  grand  mur  du  préau  fait 
une  ombre  sur  laquelle  la  scène  s'en- 
lève fortement,  et  les  cafetans  rouges 
ont  la  couleur  tragique  du  sang. 

Rien  ne  donne  mieux  l'idée  de 
l'art  avec  lequel  Dehodencq  saisit 
et  fixe  les  traits  caractéristiques  d'une 
race,  que  ses  révélations  sur  la  vie 
juive  au  Maroc.  Etrange  condition 
que  celle  de  ce  peuple  persécuté 
qui  traverse,  sans  renoncer  à  lui- 
même  et  sans  mourir,  les  milieux 
les  plus  hostiles  !  Quel  est  donc  le 
secret  de  sa  force  et  de  sa  durée? 
Au  Maroc,  les  juifs  sont  haïs,  tra- 
qués, exposés  à  toutes  les  injures, 
soumis  à  toutes  les  vexations.  Ils  vivent  dans  un  quartier,  fermé  chaque 
soir,  qu'on  appelle  le  Mellah,  la  terre  maudite.  Si  un  musulman  les 
frappe,  ils  s'enfuient  :  se  défendre  serait  un  crime  puni  de  mort.  Us 
sont  condamnés  à  ne  porter  que  des  vêtements  de  couleur  sombre, 
symbole  de  mort  et  de  malédiction.  Le  cheval  leur  est  interdit; 
c'est  un  animal  trop  noble,  ils  le  souilleraient.  Devant  les  mosquées, 
les  sanctuaires,  les  saints,  les  marabouts,  à  chaque  instant  ils  doivent 
ôter  leurs  chaussures,  les  porter  à  la  main  humblement.  Ils  vivent 
pourtant,  tolérés  comme  des  animaux  utiles  ;  travailleurs  patients, 
toujours  menacés,  toujours  pillés;  avec  un   art   merveilleux   de  se 


L'interprète  et  sa  teiiime. 


124 


dissimuler.  Dans  la  Justice  du  Pacha,  dans  l'Exécution,  dans  le  Sup- 
plice des  voleurs,  partout  où  il  y  a  des  coups  à  recevoir,  des  humi- 
liations à  subir,  nous  retrouvons  le  juif  humble,  résigné,  sur  la  face, 
avec  les  traits  si  marqués  de  la  race,  la  même  expression  d'inquiétude 
et  de  servilité. 


Dessin  pour  la  Bastonnade. 

Voyez  la  Fête  juive  à  Tctuan.  En  souvenir  de  quelque  service 
rendu,  les  juifs  ont,  un  jour  de  l'année,  le  droit  de  parcourir  la  ville 
en  procession  solennelle.  Ils  sortent  de  leur  quartier,  dont  on  aperçoit 
la  porte  en  arcade  qu'on  referme  le  soir.  Ils  s'avancent  en  masse  ser- 
rée, avec  des  bannières  bleues,  rouges,  jaunes,  qui  mettent  dans  la 
gaîté  du  jour  leurs  notes  joyeuses.  Deux  musiciens  les  précèdent,  l'un 
fait  grincer  un  petit  violon  vert  sous  l'archet  rouge  qui  se  recourbe  en 
arc,  l'autre,  un  vieux  à  barbe  blanche,  un  juif  du  type  le  plus  pur,  le 


125 


nez  crochu,  la  barbiche  en  pointe,  pince  les  cordes  de  la  guitare.  A 
gauche  une  volée  d'enfants  arabes  insultent  les  juifs  :  un  grand  nègre 

en  burnous  blanc  les 
chasse  à  coups  de 
bâton,  qu'il  lance  à 
tour  de  bras,  pour 
se  soulager  de  la 
colère  de  protéger 
ces  chiens  d'héré- 
tiques. Les  enfants 
se  sauvent  à  toutes 
jambes,  en  criant, 
riant;  ils  vont  atten- 
dre plus  loin  une 
occasion  meilleure. 
A  droite,  un  janis- 
saire en  cafetan 
rouge,  armé  d'un 
bâton,  contient  les 
Arabes  et  les  Mau- 
res. Un  soldat  à 
cheval,  son  long 
fusil  droit  à  la 
main,  regarde.  C'est 
comme  le  symbole 
de  la  condition  des 
juifs  au  Maroc  :  ils 
traversent  la  vie  au 
milieu  des  huées, 
avec  la  vengeance 
obscure  des  tours  bien  joués,  des  ruses  savantes.  «  A  Tanger,  raconte 
un  voyageur  (i),  je  passais   devant  la    grande    mosquée,   et   un   juif 

(i)  Narcisse  Cotte.  —  Le  Maroc  contemporain,  1863. 


Dessin  pour  la  Mariée  juive. 


126 


Fête  juive  à  Tétuan  (N°  92) 
M.  A.  Reyre. 


i    rpeille 


.9'! \3 H  .A  .M 


s'avançait,  le  dos  courbé,  l'œil  inquiet,  la  démarche  furtive.  La  rue 
était  déserte,  aucun  musulman  ne  paraissait.  Le  pauvre  diable  rampait 
le  long  de  la  muraille  :  il  garda  sa  chaussure.  Il  avait  franchi  l'espace 
consacré,  quand  d'une  masure  en  ruines  fond  sur  lui,  comme  un  aigle, 
un  petit  bédouin  à  l'œil  flamboyant.  C'était  un  enfant  de  six  ans  à 
peine.  Avec  une  incroyable  furie  il  saute  à  la  gorge  du  juif,  se  cram- 
ponne à  sa  barbe  et  le  ramène  sur  ses  pas.  Puis,  lui  arrachant  ses 
babouches,  il  le  pousse  en  lui  frappant  la  tête  et  le  visage,  jusqu'à  ce 
que  le  trajet  fût  denouveau  accompli.  Le  jeune  drôle  écumait,  je  lui 
saisis  le  bras,  pendant  que  le  juif  enfilait  une  ruelle  tortueuse.  Il  me 
regarda  en  grinçant  des  dents  et  me  dit  :  «  Que  Dieu  maudisse  ton 
père  et  le  ventre  de  ta  mère  ». 

Mais  pour  expliquer  la  vitalité  de  la  race  juive,  la  fidélité  glorieuse 
à  la  foi  des  ancêtres,  ce  ne  serait  pas  assez  de  l'humilité,  de  la  platitude, 
qui  désarme  la  colère  et  la  haine  en  faisant  de  la  violence  une  lâcheté  ; 
il  faut  quelque  principe  de  noblesse  et  de  grandeur.  Je  vois  dans  les 
tableaux  de  Dehodencq  le  juif  courbé,  humilié,  bousculé;  je  le  vois  se 
glisser,  passer  d'un  pas  léger,  l'œil  oblique,  inquiet,  avec  le  souci  de 
ne  pas  attirer  l'attention.  Mais  ce  qui  me  frappe  aussi,  c'est  le  contraste 
de  dignité,  c'est  la  souplesse  de  cette  échine  qui  si  vite  se  redresse,  et 
de  ce  corps  courbé  fait  un  homme.  Avec  quelle  facilité  la  noblesse  de 
race  reparaît  !  Dès  que  le  juif  est  protégé,  dès  qu'il  est  à  l'abri,  chez  lui, 
dans  sa  maison,  parmi  les  siens,  je  retrouve  l'orgueil  du  peuple  qui  a 
conscience  de  son  élection.  Voyez  les  Noces,  les  Fêtes  juives,  l'impor- 
tance de  l'Interprète.  Ce  qui  me  frappe  dans  ces  tableaux  ce  n'est  pas 
seulement  la  richesse,  le  faste  de  l'Orient,  les  robes  de  drap  rouge 
brodées  d'or,  les  diadèmes,  les  tiares,  les  colliers  de  perles;  c'est  une 
sorte  de  noblesse,  c'est  l'orgueil  qui  s'exprime,  un  peu  grossièrement 
peut-être,  par  la  splendeur  des  costumes  et  des  parures,  mais  aussi  par 
la  fierté  des  attitudes,  par  une  dignité  un  peu  emphatique,  qui  rappelle 
le  style  biblique  et  la  grande  allure  des  patriarches. 

On  a  reproché  à  Dehodencq  d'avoir  osé  peindre  la  vie  marocaine 
après  Delacroix.  Théophile  Gautier  écrit,  et  j'en  ai  honte  pour  lui  : 

127 


«  Le  Maroc  appartient  à  Delacroix,  qui  l'a  découvert  et  qui  l'a  conquis  : 
c'est  son  pachalick  pittoresque.  »  Singulière  manière  de  conquérir  un 
pays  que  de  le  traverser  sans  y  revenir  jamais  !  Est-ce  que  les  Nomades 
conquièrent  le  désert?  Et  puis  voilà  qui  nous  mènerait  loin  !  A  qui  la 
forêt  de  Fontainebleau  ?  à  qui  la  Normandie  ?  à  qui  les  pèlerins  d'Em- 
maùs?  A  Titien,  à  Véronèse,  à  Rembrandt?  Qui  Delacroix  a-t-il  volé, 
lui,  le  dernier  venu,  quand  il  a  osé  parler  après  ces  maîtres  et  tant 
d'autres  ?  comme  si  en  art  le  monde  existait  !  comme  si  la  nature  n'avait 
pas  autant  d'exemplaires  qu'il  y  a  d'âmes  d'artistes  !  Delacroix  a  pris 
du  Maroc  ce  qui  convenait  à  son  rêve,  la  couleur,  la  lumière,  le  mou- 
vement, l'éclat.  Il  n'a  pas  été  jusqu'à  l'âme  des  hommes,  regardez-les 
au  visage;  il  n'a  pas  eu  le  temps  de  discerner  les  races,  d'arrêter  dans 
son  imagination  les  types  en  caractères  ineffaçables.  Lui-même  ne 
l'ignorait  pas  :  «  Tout  ce  que  je  pourrai  faire  ne  sera  que  bien  peu  de 
chose  en  comparaison  de  ce  qu'il  y  a  à  faire  ici;  quelquefois  les  bras 
me  tombent  et  je  suis  certain  de  n'en  rapporter  qu'une  ombre...  Je  suis 
sûr  que  la  quantité  assez  notable  de  renseignements  que  je  rapporterai 
d'ici  ne  me  servira  que  médiocrement.  Loin  du  pays,  où  je  les  trouve, 
ce  sera  comme  des  arbres  arrachés  de  leur  sol  natal;  mon  esprit 
oubliera  ces  impressions  et  je  dédaignerai  de  rendre  imparfaitement 
et  froidement  le  sublime  vivant  et  frappant  qui  court  ici  dans  les  rues 
et  qui  vous  assassine  de  la  réalité  (i).  »  Delacroix  a  vu  cette  nature 
africaine,  comme  un  spectacle,  d'un  peu  loin,  d'ensemble  les  hommes 
et  les  choses,  comme  on  voit  un  ballet  d'opéra,  par  grandes  masses. 
Et  il  a  rapporté  un  rêve  d'Orient.  Plus  encore  peut-être  qu'un  violent 
et  un  passionné,  Delacroix  orientaliste  est  un  enchanteur,  un  char- 
meur. Il  agite  le  ciel  et  la  terre,  il  remue  violemment  les  hommes, 
mais  il  enveloppe  tout  ce  mouvement  dans  des  harmonies  voluptueuses, 
dont  on  jouit  rien  qu'avec  les  yeux,  comme  d'un  merveilleux  écrin  de 
pierreries,  sensuellement.  C'est  la  féerie  de  l'Orient,  un  éblouissement 
de  costumes;  des  ciels  surnaturels,  des  ciels  moirés,  qui  ont  des  dou- 
ceurs chaudes  et   caressantes  ;  des  turbans,  des  armes  qui  étincellent; 

(i)  P.  Bi'rty  :  Maîtres  et  petits  maîtres,  p.  60  et  62. 
128 


de  fantastiques  combats  de  lions  et  de  panthères.  C'est  un  poème 
lyrique,  dans  une  langue  savante,  pleine  d'antithèses,  de  couleurs 
contrastées  qui  s'exaltent  sur  des  fonds  d'une  suavité  délicieuse. 

Certes  Dehodencq  a  plus  d'un  trait  commun  avec  Delacroix  : 
tous  deux  ont  reconnu 
dans  la  nature  orien- 
tale une  âme  en  har- 
monie avec  la  leur, 
des  correspondances 
qui  l'accordent  à  leur 
talent.  Mais  Delacroix 
sort  de  la  civilisation 
brusquement,  entre 
dans  le  Maroc  comme 
dans  un  rêve  qui  se 
dissipe  pour  jamais  au 
réveil.  Dehodencq  se 
prépare  à  l'Afrique  par 
un  long  séjour  en 
Espagne.  11  ne  passe 
pas  au  Maroc,  il  s'y 
fixe  ;  il  y  a  ses  amitiés, 
ses  habitudes.  Le 
Maroc,  pour  lui,  c'est 
la  réalité  même,  ce 
qu'il  a  vu  chaque  jour 
pendant  des  mois,  des 
années.  Il  a  regardé 
les  hommes  au  visage  ; 
il  distingue  les  races 
qui  se  croisent  ;  il  a  vu 

Cent   fois  les  fêtes,  les  Eufant  juif  (Maroc). 

concerts,  les  conteurs,  m.  a.  Sambon. 


129 


les  danses,  tous  les  épisodes  sans  cesse  renouvelés  de  la  vie  marocaine. 
Aussi  le  pinceau  à  la  main,  il  ne  se  contente  pas  de  nous  suggérer  une 
vision  d'Orient,  le  rêve  aux  contours  indécis  d'une  vie  plus  ardente 
dans  un  décor  plus  étincelant;  de  la  foule  qui  s'agite  sous  ses  yeux  il 
dégage  les  types,  qu'il  montre  agissant  dans  des  scènes  caractéris- 
tiques. La  poésie  naît  de  la  sincérité  de  l'observation;  elle  est  l'émo- 
tion de  l'artiste  en  présence  d'une  nature  qu'il  aime  et  qu'il  possède. 
Du  même  coup  le  style  se  modifie.  Le  dessin  a  des  accents  plus  précis, 
marque  le  type  d'un  trait  net,  irrécusable.  La  couleur  est  moins  fée- 
rique, plus  réelle,  plus  âpre,  plus  subordonnée  au  drame  et  au  senti- 
ment. 

Nous  savons  maintenant  ce  qu'il  faut  penser  du  romantisme  de 
Dehodencq.  Est-il  le  '(dernier  des  romantiques?;/  comme  on  le  lui 
disait  durement  un  jour.  Cette  épithète  avait  le  don  d'irriter  le  peintre  : 
«  J'écris  ce  petit  mot  pour  le  cas  où  je  n'aurais  pas  la  chance  de  vous 
«  trouver.  Déjà  l'an  dernier,  j'aurais  voulu  vous  faire  part  de  certaine 
«  impression  pénible,  restée  dans  mon  esprit,  après  la  lecture  de  votre 
«  bel  article  sur  moi,  et  cela  malgré  les  choses  si  flatteuses,  qui 
«  m'avaient  ému.  J'ai  bien  regretté  alors  ce  contre-temps,  mais  plus 
«  encore  aujourd'hui  que  de  lâches  et  sottes  attaques  vont  se  produi- 
«  sant  autour  de  moi  contre  lesquelles  je  ne  puis  ni  ne  crois  devoir  pro- 
«  tester.  Après  tant  d'années  passées  loin  de  la  France  et  de  mes  amis, 
«  d'études  et  d'observations,  de  loisirs  et  de  passion  au  milieu  de  ces 
«  foules,  et  d'épreuves  aussi,  j'espérais  qu'il  se  dégagerait  de  là  tout 
«  au  moins  une  personnalité  d'une  certaine  puissance  et  qui  ne  se  pût 
«  nier.  Le  romantisme,  cher  monsieur,  pour  lequel  j'ai  la  plus  grande 
«  vénération  (c'est  mon  père),  n'entre  pour  rien  dans  la  composition 
«  de  ces  toiles.  C'est  un  hymne  au  soleil,  que  je  ne  cesserai  de  chan- 
«  ter,  c'est  l'ivresse  du  mouvement  et  de  la  vie,  puisée  aux  vraies 
«  sources.  Je  suis  là  sur  mon  propre  terrain,  observateur  aussi  exact 
«  que  dans  ma  Charlotte  Corday,  mes  Mobiles,  ou  le  portrait  de  mon 
«  noble  ami  (Th.  de  Banville).  Peut-être  me  ferai-je  ainsi  grand  tort 
«  dans  votre  esprit,  mais  je  devais  à  la  vérité  et  à  ma  gloire  aussi  — 

130 


«  passez-moi  le  mot  en  riant  quelque  peu  —  d'être  assez  osé  que  de 
«  me  plaindre  au  reçu  des  éloges...  »  (i). 

Avant  tout  il  faudrait  peut-être  s'entendre  sur  le   sens   du   mot 


Dessin  pour  la  Noce  de  nuit. 


romantisme.  Autrefois  le  romantisme  c'était  la  lutte  contre  l'école  de 

(i)  Je  ne  sais  à  qui  est  adressée  cette  lettre  dont  je  n'ai  que  le  brouillon  inachevé.  Elle 
a  dû  être  écrite  dans  les  deux  ou  trois  dernières  années  de  la  vie  de  Dehodencq. 


I?1 


David,  le  mépris  des  traditions  et  des  conventions,  le  retour  à  la  vie, 
la  jeunesse  et  l'enthousiasme,  un  monde  de  promesses  et  de  nouveautés. 
Aujourd'hui  le  romantisme  c'est  ce  qui  a  été,  ce  qui  n'est  plus,  ce  dont 
on  est  las  depuis  longtemps,  une  tradition!  Plus  précisément  dans  la 
pensée  de  ceux  qui  le  condamnent,  le  romantisme  en  peinture,  c'est  le 
lyrisme,  une  poésie  personnelle,  subjective,  substituée  à  l'étude  directe 
de  la  nature  ;  c'est  l'enthousiasme  de  l'artiste,  sa  passion,  son  empor- 
tement, trop  mêlés  aux  choses,  en  altérant  les  formes  et  les  couleurs  ; 
c'est  le  peintre  parlant  trop  de  lui,  ne  cherchant  pas  son  émotion  dans 
les  choses,  mais  faisant  sortir  les  choses  de  son  émotion.  En  ce  sens 
Dehodencq  est-il  romantique?  11  a  raison  quand  il  écrit:  le  romantisme 
est  mon  père.  Ce  qui  le  conduit  en  Espagne  et  d'Espagne  l'attire  en 
Afrique,  c'est  ce  besoin  de  sensations  nouvelles,  cette  inquiétude  de 
l'inconnu,  cette  soif  de  couleur,  de  mouvement,  qui  emporte  les 
grands  romantiques  dans  le  passé,  dans  le  moyen-âge,  dans  les  siècles, 
dans  les  pays,  qu'ils  ignorent  et  qu'ils  rêvent.  Mais  au  lieu  de  s'en 
tenir  à  cette  vision  tout  intérieure,  il  part  pour  l'Espagne,  il  s'y  fixe  ; 
au  lieu  de  peindre  d'après  des  images  de  seconde  main  des  scènes 
d'une  fantaisie  toute  lyrique,  qui  ne  sont  d'aucun  pays,  d'aucun  temps, 
il  peint  ce  qu'il  voit,  des  hommes  vivants  dans  des  paysages  réels.  Son 
rêve  se  confond  avec  la  nature  chaude  et  colorée  qu'il  aime  ;  il  trouve 
partout  autour  de  lui  des  sensations  en  accord  avec  ses  sentiments  et, 
pour  exprimer  ce  qu'il  a  dans  le  cœur,  il  n'a  qu'à  dire  ce  qu'il  a  sous 
les  yeux.  Par  cela  seul  qu'il  se  met  en  présence  des  choses,  qu'il  les 
étudie  consciencieusement,  qu'il  ne  cherche  d'autre  poésie  que  cette 
poésie  involontaire,  que  dégage  l'émotion  de  l'artiste  présente  à  son 
œuvre,  il  n'est  plus  romantique.  Son  Combat  de  Taureaux,  ses  Bohé- 
miens, c'est  du  naturalisme,  dans  le  meilleur  sens  de  ce  mot  :  l'effort 
pour  rendre  une  impression  sincère  et  vive  en  face  de  la  nature.  Il  en 
est  de  même  des  tableaux,  dans  lesquels  il  représente  les  scènes  de  la 
vie  marocaine.  Mais  ici  il  faut  distinguer.  D'abord,  il  est  à  Tanger,  il 
peint  ce  qu'il  voit,  il  n'a  qu'à  monter  au  Socco  pour  regarder  vivre  ses 
modèles.    Les    deux    esquisses    des    tableaux   peints    pour  le    roi    de 


Portugal  nous  donnent  l'idée  de  cette  première  manière.  La  peinture 
est  transparente,  dans  une  atmosphère  dorée;  le  dessin  très  précis  : 
c'est  l'histoire.  De  retour  à  Paris,  Dehodencq,  en  pleine  possession  de 
son  talent,  peint  sur  des  souvenirs  récents;  la  peinture  a  plus  de 
liberté  peut-être  et  plus  d'ampleur;  c'est  l'épopée.  Voyez  le  Supplice 
des  voleurs.  Enfin  la  vie  de  plus  en  plus  devient  cruelle  ;  le  courage  du 
peintre  ne  se  lasse  pas;  mais  les  nerfs  le  dominent;  il  s'irrite;  il  s'exas- 
père ;  ajoutez  qu'il  peint  sur  des  souvenirs  qui  de  plus  en  plus  s'éloi- 
gnent. Sans  qu'il  le  soupçonne,  quand  il  s'enfuit  dans  son  rêve  d'Orient, 
c'est  son  sentiment  personnel,  c'est  son  agitation,  ses  frémissements 
intérieurs,  qui  surtout  se  marquent  dans  la  turbulence  de  la  couleur  et 
du  geste.  Par  cela  même  que  sa  personnalité  l'emporte,  que  la  nature 
n'est  plus  là  pour  le  contenir,  dans  ses  dernières  peintures  marocaines 
il  se  l'approche  du  romantisme,  dont  un  des  premiers  il  s'était  affranchi. 


l3) 


Marche  de  paysans  Andalous  (N'°  78) 
Musée  de  Condom. 


.rnobnoO  sb  sssuM 


JO 


■ 


VIII 


RENTREE    EN    FRANCE   (1863)  -    LES   GRANDES    ŒUVRES 

DE  LA  MATURITÉ 


Dehodencq  s'attardait  à  cette 
vie  de  travail  et  d'émotions,  qui 
le  promenait  de  Cadix  à  Tanger. 
Toujours  il  songeait  au  retour, 
ettoujours  quelque  circonstance 
imprévue  retardait  son  départ; 
un  embarras  d'argent,  la  nais- 
sance d'un  enfant,  la  nécessité 
d'épargner  la  mère,  qu'effrayait 
l'exil  dans  un  monde  inconnu, 
le  renoncement  à  la  famille,  à  la 
patrie,  à  la  douce  fête  de  la  vie 
espagnole.  Au  lieu  d'être  en 
France,  à  son  rang,  il  luttait  en 
détail  contre  des  difficultés  tou- 
jours renaissantes,  toujours  les 
mêmes.  Il  laissait  indéfiniment 
se  prolonger  cet  intermède,  qui 
juive  Marocaine.  brisait  l'unité  de  sa  vie.  Il  croyait 

faire  assez  pour  lui-même  en 
traversant  toutes  les  crises  d'une  existence  agitée,  le  pinceau  à  la  main, 
dans  la  dévotion  à  son  art.  Il  allait  ainsi  devant  lui,  suivant  une  route, 


-?5 


dont,  tôt  ou  tard,  il  devait  se  détourner  brusquement,  parce  qu'elle 
ne  conduisait  nulle  part. 

Sans  faire  tomber  les  obstacles,  qui  s'opposaient  à  son  départ,  une 
surprise  douloureuse  vint  l'avertir  du  danger  de  se  laisser  oublier.  Il 
avait  achevé  à  Tanger  une  grande  toile:  la  Plage.  Il  comptait  sur  cette 
œuvre  puissante  pour  réveiller  le  souvenir  du  peintre  de  l'Espagne  et 
des  Bohémiens.  Il  envoya  son  tableau  à  Paris,  pria  M.  Cogniet  de 
l'aller  voir,  d'en  donner  son  avis.  Cogniet  fut  étonné,  mécontent, 
dépaysé.  Ce  fut  un  coup  pour  Dehodencq.  *  Il  y  a  dans  la  vie  des  jours 
«  affreux,  où  tout  s'écroule,  où  la  confiance  et  l'espoir  tout  à  coup 
«  s'évanouissent.  Dans  cette  disposition  d'esprit,  qu'avec  un  peu  d'ex- 
",.  périence  on  sait  ne  pouvoir  durer,  car  à  la  longue  elle  tuerait  son 
«  homme,  la  seule  bonne  chose  est  le  travail.  C'est  à  cet  unique 
«  remède  que  je  viens  d'avoir  recours...  Des  mois  d'un  travail  acharné, 
«  une  lutte  continuelle  avec  la  nature,  pas  un  trait,  pas  un  coup  de 
«  pinceau  (entendez-vous)  qui  n'ait  été  une  observation!  Un  travail 
«  d'Hercule  pour  arriver  à  ce  résultat  :  «  les  pieds  ne  sont  pas  assez 
«  faits  ;  tel  groupe  manque  d'air  ;  il  se  perd,  qu'il  revienne  !  »  Ah  c'est 
"  trop  fort  !  Puisque  l'occasion  s'en  présente,  que  je  vous  dise  ce  que 
«  j'ai  sur  le  cœur.  Et  d'abord  je  vous  remercie  de  la  confiance  que 
«  vous  avez  en  moi,  en  portant  ce  jugement  ;  je  sais  qu'Alfred  ne 
«  sacrifie  jamais  la  vérité  à  de  vaines  fantaisies,  plus  ou  moins  poé- 
"  tiques.  Ce  qui  revient  à  dire  :  je  m'en  rapporte  à  lui.  Et  vous  avez 
«  raison.  Et  je  soutiens  moi,  que  cette  mer  est  vraie.  Ce  serait 
«  curieux  qu'assez  bien  doué  du  côté  de  l'observation,  j'aie  passé  des 
«  années  en  vain  en  regard  de  la  mer  :  je  vis  dans  des  ports  de  mer  ; 
«  mes  fenêtres  donnent  sur  la  mer  ;  il  est  impossible  de  monter  sur  une 
«  terrasse  ici  sans  voir  la  mer.  Cette  plage  que  j'ai  peinte  est  le  but  de 
«  mes  promenades  ;  de  là,  je  vois  l'Espagne  ;  il  n'est  pas  au  monde  de 
«  spectacle  plus  intéressant,  plus  attachant  pour  moi.  Or,  dans  une  de 
«  mes  promenades  je  m'attachai  particulièrement  à  un  groupe  d'enfants 
«  jouant,  courant  surla  plage  à  la  marée  montante.  Chaque  fois  qu'une 
«  grosse  lame  dorée  des  derniers  rayons  de  soleil  s'avançait  grondante, 

136 


«  ils  fuyaient,  et  c'étaient  des  cris,  des  gestes  charmants.  Ce  jour-là 
«  j'en  fus  frappé  jusqu'au  ravissement.  Il  faisait  une  mer  de  Levante, 
«  vent  d'Est  très  fréquent  dans  ces  parages.  Je  rentrai  subitement  et 
«  j'en  fis  un  pastel.  Depuis,  m'arrachant  à  mon  travail,  j'ai  couru  cent 
«  fois  à  la  plage,  et  cent  fois  j'ai  vu  se  répéter  le  même  effet.  Toujours 
«  courant,  je  revenais  à  mon  atelier  profiter  des  dernières  minutes  du 


Dessin  pour  la  Plage. 
(Tanger A 


«  jour,  et  là,  dans  d'amères  méditations,  je  comparais  tristement  la 
«  copie  à  l'original.  Ah  !  que  je  n'aie  pas  su  rendre  toute  la  poésie 
«  d'une  pareille  heure  ;  que  j'aie  été  inhabile  à  peindre  un  effet  tout 
"  nouveau  en  peinture,  je  suis  de  cet  avis,  c'est  folie  de  vouloir  lutter 
«  avec  la  nature.  Le  manque  d'air  et  la  confusion  de  ce  groupe  de 
«  droite,  je  l'explique  ainsi  :  c'est  l'heure  à  peu  près  où  tous  les  chats 
«  sont  gris  ;  ne  pas  oublier  que  la  scène  entière  est  baignée  d'une 


l31 


«  vapeur,  d'un  je  ne  sais  quoi,  qui  ne  laisse  pas  à  l'esprit  préoccupé  de 
«  l'ensemble  le  loisir  de  penser  aux  détails.  Quant  aux  pieds  qui  ne 
«  sont  pas  assez  faits,  je  ne  sais  en  vérité  que  répondre.  Le  jugement 
«  de  M.  Cogniet,  si  défavorable  pour  moi,  est  poussé  jusqu'à  l'injus- 
«  tice.  Ma  mère,  hasardant  une  observation  lui  dit  :  «Mais,  je  trouvais 
«  les  têtes  si  bien.  »  —  «  Oui,  vraiment,  vous  avez  raison,  elles  sont 
«  fort  bien.  »  Joignez  à  cela  qu'il  est  convenu  de  prime  abord  que  le 
"  groupe  des  enfants  est  bien  composé,  que  le  ciel  est  fort  beau.  Eh  que 
«  diable,  n'en  voilà-t-il  pas  assez  ?  Où  sont-ils  donc  les  tableaux  com- 
«  plets.  Quest-ce  qui  lui  déplaît  donc  tant  là-dedans?  Après  avoir  beau- 
«  coup  cherché,  je  crois  le  deviner.  C'est  un  je  ne  sais  quoi,  une 
«  impression  de  la  nature  qui,  n'ayant  jamais  été  sienne,  lui  est  antipa- 
«  thique.  Mais  dois-je  donc  chercher  à  réaliser  son  idéal  ou  le  mien? 
«  Sommes-nous  par  hasard  le  même  individu?  Voilà  mon  cher  ami,  ce 
«  que  j'avais  sur  le  cœur,  gardez  cela  pour  vous,  je  ne  voudrais  pour 
«  rien  au  monde  causer  la  moindre  peine  à  mon  excellent  maître  (i).  » 
Présentée  au  jury  du  Salon,  la  Plage  fut  refusée.  Il  n'y  avait  même 
plus  à  s'indigner.  M.  Puvis  de  Chavannes,  qui,  lui  aussi,  connaît  la 
saveur  amère  de  la  bêtise  humaine,  parle  encore  de  cette  toile  avec 
admiration.  Après  plus  de  vingt  ans  il  en  a  gardé  l'image  présente. 
C'est  le  plus  bel  éloge  qu'il  en  puisse  faire  :  l'esprit  d'un  poète  choisit 
les  images  qu'il  accueille  en  lui.  C'est  un  effet  de  soir  au  bord  de  la 
mer  à  Tanger.  La  grande  ligne  des  vagues  qui  se  déroulent  coupe  la 
toile  dans  presque  toute  sa  longueur,  puis  sans  se  briser,  se  recourbe 
en  suivant  le  mouvement  de  la  baie  ;  à  droite,  une  falaise  basse  ;  au 
delà  une  ondulation  légère  de  montagnes  bleues  sur  le  ciel  qui  enve- 
loppe toute  la  scène  de  ses  transparences  d'opale  irisée.  C'est  l'heure 
où  le  soleil  tombe,  s'éteint  dans  l'Océan  ;  sa  lumière  presque  horizon- 
tale s'apaise,  s'adoucit  en  traversant  les  vapeurs  du  soir,  et  ses  derniers 
rayons,  caressant  la  crête  des  vagues  soulevées,  y  allument  une  flamme 
rose,  dont  la  longue  traînée  se  joue  dans  leurs  ondulations.  Un  nègre, 

(i)  Lettre  à  M.  Dubois.  Tanger. 
138 


Juive  et  Négresse  (N°  170) 
M.  Henrv  Marcel,  ancien  directeur  des  Beaux-Arts. 


: 


■ 


.eh A-xussS  a9b  TU9}03iib  naiorrn  (Is3ibM  vinsll  .M 


1 


Juive  et  Négresse. 


un  enfant  sur  les  épaules,  regarde.  Trois  enfants  arabes  se  tenant  par 
la  main,  tournent  le  dos  au  flot  qui  les  poursuit  et  courent  sur  le  spec- 
tateur avec  des  cris  et  des  rires.  Puis  c'est  une  famille  arabe,  puis  des 
cavaliers,  leur  long  fusil  au  poing,  qui  poussent  leurs  chevaux  contre  la 
mer  :  le  rayon  rose  met  un  éclair  sur  le  turban  d'un  nègre,  fait  éclater 
un  fez,  un  burnous.  Tout  à  fait  dans  la  pénombre  une  famille  juive 
s'éloigne  :  un  jeune  homme  plein  de  noblesse,  une  jeune  femme  aux 
grands  veux  noirs  sur  un  petit  âne,  en  avant  un  vieillard  à  tête  de 
patriache.  Certes  l'effet  est  hardi  de  ces  grandes  lignes  de  flamme  rose 
qui  coupent  et  exaltent  le  vert  profond  des  vagues  ;  mais  on  ne  sent  là 
rien  d'inventé,  ni  d'artificiel  ;  c'est  la  nature  arrêtée  dans  un  de  ses 
aspects  étranges  et  charmants  par  un  audacieux. 

En  1862,  Dehodencq  est  bien  résolu  à  partir,  mais  le  voyage  est 
long,  coûteux.  L'argent  manque.  «  Pardon,  cher  ami,  c'est  moi,  ne 
vous  dérangez  pas.  Moi  surnommé  Pas  de  chance,  qui  vais  frappant 
de  droite  et  de  gauche,  combattant  en  désespéré  le  monstre  à  cent 
têtes,  à  cent  bras.  A  moitié  vaincu,  haletant,  succombant  sous  le 
poids...  de  mes  dettes.  Je  rassemble  mes  forces  pour  tenter  un  dernier 
effort.  Douze  toiles,  monsieur,  douze  à  vendre  et  pas  un  acheteur... 
De  Gibraltar  à  Paris,  de  Paris  à  Cadix  !  C'est  un  père  de  famille,  mon- 
sieur, dont  la  petite  fille  tant  rêvée,  tant  désirée  est  en  route  mainte- 
nant pour  cette  vallée  de  pleurs  et  de  misères.  Ce  qui  veut  dire,  mon 
cher  ami,  que  si  le  mois  de  juin  me  trouve  encore  ici,  c'en  est  fait  de 
nos  projets,  me  voilà  de  nouveau  cloué  sur  mon  rocher,  au  bord  de  la 
mer,  et  le  vautour  attaché  à  sa  proie.  Pour  combien  de  temps  encore  ? 
le  grand  Être  seul  le  sait  (1).  >/  Le  moment  passe,  il  ne  peut  partir.  «  Je 
suis  dans  une  terrible  position,  et  devant  cette  lutte  sans  fin,  aux  prises 
avec  l'infernale  chance  qui  me  poursuit,  je  sens  mes  forces  s'épuiser  et 
j'envisage  avec  effroi,  non  l'avenir,  mais  le  lendemain  même.  C'est  un 
mot  que  je  voudrais  trouver  pour  vous  peindre  la  chose,  qui  ne  fut  pas 
la  misère,  mais  non  plus  la  gêne,  quelque  chose  de  plus  poignant  que 

(1)  Brouillon  de  lettre. 
140 


l'un  et  de  moins  atroce  que  l'autre...  Maintenant  tant  de  temps  passé 
sans  résultat,  de  nouvelles  dettes  accumulées,  la  saison  bien  avancée 
déjà,  et  ma  pauvre  femme  trop  avancée  aussi,  elle,  dans  sa  grossesse, 
pour  entreprendre  ce  long  voyage,  tout  cela  est  le  sujet  de  tristes  préoc- 
cupations pour  moi  (i).  »  Un  an  s'écoule  encore,  enfin  après  de  nou- 
velles épreuves,  de  nouveaux  efforts,  il  rentre  en  France  et  revient  à 
Paris  en  1863. 

Dans  je  ne  sais  quel  conte  un  bûcheron  s'endort  de  fatigue  ;  quand 
il  se  réveille  cent  ans  se  sont  écoulés.  11  ramasse  ses  outils  et  reprend 
tranquille  le  chemin  du  village.  En  le  voyant  dans  son  accoutrement 
bizarre,  les  paysans  éclatent  de  rire  ;  lui,  regarde  avec  effroi  ces  voisins 
qu'il  n'a  jamais  vus.  11  cherche  sa  maison,  elle  n'est  plus  à  sa  place,  et, 
quand  il  demande  des  nouvelles  des  siens,  on  l'envoie  au  plus  ancien 
du  village,  qui  se  souvient  d'avoir  connu  dans  son  enfance,  les  gens 
dont  il  parle,  déjà  très  vieux.  Alors  stupide,  sans  famille,  isolé  de  tous, 
il  s'assied  sur  le  bord  de  la  route  et  pleure  sans  comprendre.  Vingt  ans 
à  Paris  c'est  plus  que  cent  ans  au  village.  Dehodencq  avait  des  surprises 
qui  le  vieillissaient.  Il  se  perdait  dans  un  Paris  nouveau  ;  des  rues 
entières  avaient  disparu  ;  de  larges  voies  tout  à  coup  déconcertaient 
ses  souvenirs.  Il  se  mit  à  la  recherche  de  ses  amis  :  quelques-uns  étaient 
morts,  d'autres  s'étaient  mariés.  On  ne  l'attendait  plus  :  d'où  venait-il? 
Qu'était-il  devenu  ?  Et  ces  mêmes  questions  qui  appelaient  les  mêmes 
réponses  lui  faisaient  sentir  plus  amèrement  l'oubli,  la  vanité  de  ses 
efforts  lointains.  Des  souvenirs,  auxquels  il  n'était  pas  mêlé,  des  méta- 
morphoses lentes,  qu'il  n'avait  pas  suivies,  lui  révélaient  dans  les  amis 
d'autrefois  des  hommes,  assagis  par  la  vie,  dont  il  ne  connaissait  que 
le  nom.  Au  milieu  de  l'accueil  le  plus  cordial,  une  allusion  incomprise 
l'isolait  :  il  n'était  plus  dans  les  habitudes  des  gens.  Chez  lui,  sa  femme 
triste,  dépaysée,  l'attendait.  Dans  son  appartement  parisien,  tiroir  aux 
compartiments  étroits,  au  couvercle  bas,  elle  étouffait.  Elle  revoyait 
le  patio  d'où  l'œil  s'élance  jusqu'au  ciel,  le  mirador  où  le  rêve  de  la 

(1)  Brouillon  de  lettre. 

141 


sieste  s'achève  dans  une  longue  contemplation  de  la  mer  aux  flots 
bleus.  Un  jour,  il  la  trouvait  regardant  avec  inquiétude  la  neige  toute 
blanche  qui  tourbillonnait,  couvrant  le  sol  et  les  toits.  Elle  ne  compre- 
nait pas  le  ciel  gris  et  sale,  l'agitation  des  gens  parles  rues,  cette  vie 
fiévreuse,  et  dans  sa  main  nonchalante  l'éventail  andalou  restait 
muet,  comme  un  poème  désormais  fermé.  Dehodencq,  dans  cette 
solitude,  eut  un  moment  d'effroi,  l'impression  qu'il  avait  eue  à  son 
arrivée  à  Madrid,  plus  poignante  :  quelque  chose  de  plus  profond 
encore  semblait  le  séparer  des  hommes,  puisque  cette  fois  il  entendait 
leur  langage. 

Mais  il  n'était  pas  l'homme  des  longs  découragements.  Le  premier 
moment  de  stupeur  passé,  il  regarda  les  choses  en  face.  Le  peintre 
des  taureaux  et  des  Bohémiens  était  mort,  bien  mort.  Les  longues 
années,  passées  là-bas  en  Espagne,  au  Maroc,  à  peindre  passion- 
nément, ne  comptaient  pas.  A  l'âge  où  d'autres  recueillent  le  fruit  de 
leurs  labeurs  passés,  tout  était  à  refaire.  11  se  sentait  tant  de  volonté, 
tant  d'ardeur,  qu'il  ne  doutait  pas  du  succès.  L'épreuve  avait  quelque 
chose  d'héroïque  qui  le  tentait.  Pour  cette  lutte  il  trouvait  des  forces 
toujours  renouvelées  dans  la  passion  de  son  art  :  la  peinture  faisait 
partie  de  sa  vie  physique,  il  ne  pouvait  cesser  de  peindre  qu'en  cessant 
de  vivre  ;  elle  était  sa  consolation  aussi  et  son  refuge,  toute  sa  vie 
morale.  En  même  temps  qu'il  évoquait  les  images,  qui  l'emportaient 
au  pays  de  la  lumière  et  dans  la  chaleur  de  l'atelier  lui  donnaient 
l'illusion  du  soleil  d'Afrique,  il  apaisait  sa  douleur,  en  l'exprimant 
dans  des  scènes  impersonnelles  qui  la  purifiaient  de  son  amertume. 

Ceux  qui  demandent  trop  à  la  vie  ne  tardent  pas  à  découvrir  com- 
bien elle  reste  au-dessous  de  leur  attente.  Le  bonheur  est  simple, 
mesuré  ;  s'il  est  quelque  part,  il  est  en  nous  :  le  chercher  au  loin,  dans 
les  spectacles  rares,  dans  la  gloire,  qu'on  ne  se  donne  pas,  dans  ce  qui 
remue,  dans  ce  qui  brille,  c'est  s'épuiser  à  la  poursuite  des  mirages 
décevants  que  le  caprice  des  désirs  déplace  et  transforme.  De  là,  aux 
heures  de  lassitude,  la  mélancolie,  cette  tristesse  fi  ère  de  l'âme,  qui 
en  veut  à  la  réalité  de  son  insuffisance.   Dehodencq  avait  connu  de 

142 


bonne  heure  les  dégoûts  qui  laissent  dans  une  sorte  d'insensibilité 
douloureuse;  les  effrois  du  poète  qui,  soudain,  éprouve  l'indifférence 


La  Fêle  juive  à  Tétuan.  —  Grand  dessin  à  la  plume. 

des  hommes  et  des  choses,  et  se  voit  perdu  en  un  point  de  l'espace, 
dans  la  solitude  vaste  de  son  âme,  dont  le  monde  s'est  retiré.  A  23  ans, 
il  peignait  le  Doute  (1845),  une  allégorie,  une  abstraction.  Il  ne  savait 

i43 


pas  encore  la  souffrance,  il  en  dissertait.  Deux  ans  après,  comme  dans 
le  pressentiment  de  ses  destinées,  il  exposait  un  Camoens  :  dans 
l'ombre,  un  poète  abandonné,  amaigri,  que  désole  et  tue  sa  pensée  ; 
au  second  plan,  dans  une  baie  lumineuse,  un  serviteur  robuste,  un 
animal  dévoué  et  fort,  qui  ne  connaît  de  la  vie  que  les  souffrances 
positives  dont  on  ne  meurt  pas. 

Les  épreuves  du  retour,  sa  triste  expérience  de  la  vie,  ses  espé- 
rances mêmes  le  ramenaient  à  ce  drame  du  génie,  qui  le  plus  souvent 
achète  de  la  gloire  avec  de  la  douleur.  Il  vivait  dans  l'angoisse  de 
l'œuvre  à  faire,  de  l'œuvre  irrésistible  qui,  de  nouveau,  eût  imposé 
son  nom.  Cette  œuvre,  elle  sortait  un  jour  des  émotions  mêmes  qui 
l'obsédaient.  Ses  doutes,  son  attente,  tous  ses  sentiments  lui  appa- 
raissaient en  vivantes  images  dans  une  scène  de  la  vie  d'un  grand 
homme,  dont  l'étrange  destinée  avait  été  de  réussir  au  moment  où 
son  œuvre  semblait  à  jamais  avortée.  Depuis  longtemps  Christophe 
Colomb  était  mêlé  à  ses  souvenirs.  Il  avait  peint  jadis  quelques 
épisodes  de  sa  vie  pour  le  prince.  Il  le  voyait  maintenant,  arrivant  un 
soir,  épuisé  de  fatigue,  l'âme  vide  d'espérance,  le  corps  brisé,  à  la 
porte  de  ce  couvent  de  la  Rabida,  où  l'intelligence  d'un  moine  allait 
lui  donner  ce  qu'il  n'avait  pu  obtenir  des  rois,  ni  des  républiques. 
Dehodencq,  lui  aussi,  arrivait  de  loin,  bien  las,  attendant  le  regard 
intelligent  qui  sauve.  Il  se  mit  au  travail  avec  ardeur,  répandant  sa 
douleur  dans  son  œuvre  comme  en  une  âme  d'ami,  s'apaisant  à  cette 
étrange  confidence  qui  parlait  d'un  autre  que  de  lui-même.  11  n'était 
plus  aussi  seul  ;  la  souffrance  du  noble  compagnon  qu'il  s'était  donné 
lui  insinuait  peu  à  peu  dans  le  cœur,  avec  un  noble  orgueil,  une 
pitié  désintéressée  qui  tempérait  l'amertume  et  l'âpreté  des  angoisses 
personnelles. 

Le  soir  tombe,  un  rayon  du  soleil  couchant  éclaire  le  mur  au-dessus 
de  la  porte  du  monastère  déjà  dans  l'ombre.  C'est  l'heure  où  les 
mendiants  viennent  demander  un  asile,  un  secours.  Ils  se  pressent, 
s'agenouillent.  En  arrière,  Christophe  Colomb  debout,  domine  leur 
foule  :  ce  qu'on  voit  de  lui  d'abord  c'est  le  front  qui  se  détache  dans 

144 


La  justice  du  Pacha  (N°  150) 
Musée  de  Bagnères-de-Rigorre. 


.ano'aifl-aJb-a  i        -  i        r;M 


la  lumière,  comme  éclairé  parle  rayonnement  du  génie  intérieur.  Ses 
yeux  fixes  sondent  des  profondeurs  vides.  Son  enfant,  des  deux  bras, 
s'appuie  contre  lui,  comme  pour  ne  pas  tomber,  dans  une  attitude 
d'épuisement  et  de  supplication.  Ils  ont  marché  longtemps,  il  ne  leur 
reste  plus  rien  que  ce  qu'on  peut  attendre  de  la  pitié  des  hommes. 
Sur  le  pas  de  la  porte  se  tient  le  prieur;  sa  tête  pâle,  sévère,  sort  de 
l'ombre;  surpris,  il  ne  regarde,  il  ne  voit  que  Colomb.  D'instinct  les 
mendiants  espagnols  font  le  vide  autour  de  cet  étranger,  qui  n'est  pas 
des  leurs  ;  une  femme  assise,  les  deux  mains  croisées  au-dessous  des 
genoux,  le  dévisage  insolemment  ;  un  vieux  vagabond,  demi-nu, 
s'éloigne  en  tournant  la  tête  pour  jeter  un  regard  malveillant  sur 
l'intrus.  Colomb  baisse  la  tête  et  se  détourne  pour  ne  pas  rencontrer 
tous  ces  yeux  fixés  sur  lui.  L'exécution  «  puissante  et  nerveuse  » 
(Ed.  About)  rappelle  celle  des  vieux  maîtres  espagnols.  C'est  de  la 
peinture  expressive,  les  têtes  et  les  corps  parlent.  Pas  de  violences 
mais  aussi  pas  de  fausse  sentimentalité,  pas  de  trompe-l'oeil  ;  le  style 
simple,  sans  ornements  inutiles,  a  la  gravité  du  sentiment. 

Ce  tableau  a  pour  nous  un  intérêt  psychologique  :  Dehodencq  y  a 
mis  les  émotions  de  sa  propre  vie.  Sans  qu'il  l'ait  su  peut-être,  son 
Colomb  lui  ressemble  comme  un  frère,  et  c'est  son  fils  aîné  qu'il  a 
peint  suppliant,  brisé  de  fatigue,  dans  un  groupe  qui  fait  songer  aux 
vieux  Œdipes  conduits  par  les  Antigones.  Serait-il  reconnu?  Trou- 
verait-il dans  le  public  ce  prieur  qui  discerne  le  génie  dans  la  foule  des 
mendiants?  Question  douloureuse  à  cette  heure  décisive.  On  sus- 
pendit son  tableau  n'importe  où,  à  des  hauteurs  où  ne  portent  pas  les 
yeux  des  hommes.  On  le  vit  pourtant.  Quelque  juré  fut-il  pris  de 
remords?  j'en  doute  ;  quelque  honnête  homme  indépendant  obtint-il 
une  réparation?  peut-être.  Bref,  à  la  fin  du  salon  on  descendit  le 
tableau.  «  On  a  mis  en  lumière  et  en  honneur  à  la  fin  du  salon,  dit  un 
journal  du  temps,  une  très  belle  toile  de  M.  Dehodencq,  qui  avait 
d'abord  été  mal  placée  :  Christophe  Colomb  arrivant  au  couvent  de 
la  Rabida.  Il  est  regrettable  que  l'on  n'ait  point  vu  tout  d'abord  cette 
œuvre,  une  des  plus  dignes  d'être  remarquées.»  Pour  le  peintre,  c'était 

M5 


un  désastre.  On  va  au  salon  huit,  quinze  jours,  pour  en  causer  à  tort 

et  à  travers  : 


c'est  de  bon 
ton;  au  bout 
de  trois  semai- 
nes le  sujet 
est  épuisé.  De- 
hodencq  n'eut 
pas  le  gros 
succès  dont  il 
avait  besoin, 
le  succès  bête 
qui  fait  un 
peintre  pres- 
que aussi  cé- 
lèbre qu'un 
assassin.  Le 
public  n'eût 
pas  mieux  de- 
mandé peut- 
être  que  de 
reconnaître  la 
valeur  de  cette 
toile,  les  qua- 
lités de  com- 
position, la 
puissance  so- 
bre du  style, 
l'intensité  de 
l'expression  ; 
mais    il    eût 

fallu  lui  souffler  les  épithètes,  les  phrases  à  faire.  Dehodencq  n'allait 

pas  voir  les  journalistes. 


Fête  juive  au  Maroc. 


I46 


Les  années  suivantes  il  revenait  à  l'Espagne,  au  Maroc.  En  1865, 
avec  la  Bonne  Aventure ,  pour  la  troisième  fois  il  obtenait  une 
médaille  :  «  Plus  heureux  devant  le  jury  que  l'an  passé,  M.  Dehodencq 
vient  d'obtenir  une  médaille.  J'entends  que  l'aéropage  de  1865  a  réparé 
l'oubli  de  son  devancier.  C'est  fort  bien  fait.  D'autant  que,  du  même 
coup,  le  vieux  compte  et  le  nouveau  sont  réglés,  puisque  les  tableaux 
exposés  aujourd'hui  eussent  assurément  suffi  pour  rapporter  la  médaille 
à  l'artiste  (1).  »  Mais  Dehodencq  ignorait  l'art  de  réussir;  tous  ses 
moments  de  loisir  étaient  consacrés  aux  siens;  il  lui  manquait  les 
camaraderies,  les  amitiés,  que  sa  sauvagerie  n'allait  pas  chercher,  que 
son  travail  solitaire  écartait  (2). 

On  lui  conseillait  d'adoucir  sa  manière,  de  se  faire  aimable,  de  finir 
davantage,  bref  de  se  mettre  au  goût  du  jour.  Quoi  de  plus  facile  pour 
un  peintre  comme  lui!  11  n'y  pouvait  consentir  :  «  Vous  voulez  que  je 
«  m'astreigne  à  un  genre  qui  n'est  et  ne  peut  être  mien,  et  cela  dans 
«  le  but  de  plaire  à  certaines  gens,  que  vous  appelez  les  arbitres  du 

(1)  Opinion  nationale  :  O.  Merson. 

(2)  Au  nombre  des  nobles  amitiés,  qui  toujours  restèrent  fidèles  à  Dehodencq,  je  dois 
rappeler,  avec  Théodore  de  Banville  et  Armand  du  Mesnil,  Eugène  Fromentin.  Artistes,  ils 
étaient  singulièrement  éloignés  l'un  de  l'autre.  Peintre  d'un  Orient  volontairement  atténué) 
dans  une  harmonie  délicate  de  sensations  moyennes,  Fromentin  appréciait  la  puissance  et 
l'audace  de  Dehodencq.  Le  13  Juin  1866,  il  écrivait  une  lettre  pressante  au  directeur  des 
Beaux-Arts  en  faveur  «  de  son  malheureux  ami  *  :  «  J'ai  prié  M.  Courmont  de  vous  trans- 
mettre mes  supplications  les  plus  instantes  et  de  vous  proposer  comme  une  œuvre  d'urgente 
nécessité  l'achat  du  tableau  exposé  sous  le  numéro  524  (la  Justice  du  Pacha).  M.  Courmont 
connaît  les  motifs  de  discrétion  qui  ont  empêché  M.  Dehodencq  de  vous  adresser  sa 
demande  :  discrétion  que  je  comprends,  que  j'approuve  à  peine,  mais  que  dans  aucun  cas 
je  ne  saurais  imiter.  Depuis  lors,  j'ai  pu  m'apercevoir  que  la  situation  de  mon  ami  s'est 
aggravée,  que  les  besoins  pressants  dont  je  parlais  sont  devenus  extrêmes;  qu'il  y  va  une 
fois  encore  du  salut  d'une  famille  en  détresse  et  d'un  père  véritablement  au  désespoir.  Il 
m'en  coûte  profondément  d'appeler  votre  pitié  sur  la  position  de  l'homme  et  de  laisser  de 
côté  le  talent  de  l'artiste  qui  malgré  ses  bizarreries  est  considérable.  Prenez  ma  demande,  je 
vous  en  supplie,  par  le  côté  qui  vous  touchera  le  plus.  S'il  vous  en  coûtait  d'encourager  le 
peintre,  sauvez  le  père  de  famille...  Je  m'occupe  de  trouver  à  Dehodencq  des  travaux  déco- 
ratifs qui,  je  crois,  conviendraient  à  son  talent  et  lui  assureraient  la  vie  courante,  j'espère  y 
réussir.  Mais  en  attendant?  Voilà  pourquoi  j'ai  recours  à  vous.  Sans  vous,  nous  sommes 
perdus.  >  Fromentin  fit  mieux.  Pour  ménager  les  susceptibilités  de  Dehodencq,  qu'il 
connaissait  bien,  il  chargea  un  marchand  de  tableaux  de  lui  acheter  une  toile,  Fête  juive, 
qu'il  paya  trois  mille  francs. 

147 


«  goût —  fier  goût,  oui,  et  qui  nous  conduira  je  sais  bien  où. —  Atteint 
«  de  la  maladie  qui  règne  partout  aujourd'hui,  vous  voulez  du  positif, 
'i  et  vous  jetez  froidement  à  la  face  de  gens,  qui  ne  peuvent  vous 
"  répondre  que  par  des  soupirs  tirés  du  plus  profond  de  leur  être,  ces 
«  mots  atroces  :  Mon  cher,  vous  ne  voulez  pas  être  des  nôtres,  eh  bien, 
«  vous  crèverez  de  faim.  (Textuel,  cela  m'a  été  dit  par  un  riche  ama- 
«  teur.)  Ne  tenant  aucun  compte  des  différences  de  tempérament,  vous 
«  dites  à  des  malheureux,  dont  le  seul  tort  est  de  ne  pas  vous  ressem- 
«  bler:  Mon  cher  ce  n'est  pas  ça,  par  le  temps  qui  court,  il  faut  faire 
«  fortune,  et  le  moyen,  tel,  tel  et  tels  que  vous  connaissez  bien  l'ont 
«  employé,  s'en  servent  journellement  et  s'en  félicitent  tout  haut.  Un 
<'  souvenir,  mon  cher  ami,  rien  qu'un,  écoutez  :  Lorsque  Chatterton, 
«  réduit  à  la  misère,  sollicite  l'appui  du  Lord  maire,  que  fait  celui-ci  ? 
«  il  lui  offre,  je  crois,  de  l'admettre  dans  sa  domesticité.  A  la  lecture,  à 
«  la  représentation  de  Chatterton,  vous  tout  le  premier  vous  récriez  : 
"  Oh  fi  !  quelle  cruauté  !  Eh  bien  mon  cher  ami,  oublions  un  moment 
"  l'époque  où  cette  scène  navrante  se  passe,  pour  retomber  à  la  nôtre, 
«  et  dites-moi  si  ce  n'est  pas  absolument  la  même  chose  de  répondre 
"  aujourd'hui  à  un  brave  artiste,  qui  se  plaint  de  ne  pouvoir  vivre  au 
«  milieu  de  ces  mille  intérêts  qui  ne  le  touchent  pas,  froissé  par  tout 
«  et  de  tout  :  «  Mon  cher,  attachez-vous  à  quelque  riche  amateur,  faites 
«  pai'tie  d'une  de  ces  cliques  admises,  reconnues.  »  Notez  encore  ceci, 
«  que  ce  mot  de  domestique  qui  nous  fait  frémir,  nous,  fils  du  dix- 
«  neuvième  siècle,  au  siècle  passé  était  assez  bien  porté,  à  ce  point  que 
«  pas  un  des  contemporains  du  pauvre  Chatterton  ne  songea  à  s'api- 
«  toyer  sur  son  sort,  et  que  sa  seule  oraison  funèbre  fut  alors  ces 
«  quelques  mots,  qu'on  entendait  de  tous  côtés,  pendant  les  quelques 
«  jours  que  l'on  s'occupa  de  lui  :  «  C'est  l'orgueil  qui  a  perdu  ce  fou  (i).  /> 
Dehodencq  mettait  sa  mélancolie  dans  un  nouveau  tableau,  qu'il 
empruntait  au  livre  de  Rùth  et  Noémi,  à  l'histoire  héroïque  de  ces 
juifs,  qu'il  connaissait  si  bien.  Le  soleil  a  disparu  derrière  les  mon- 

(i)  Brouillon  de  lettre. 
148 


Le  Marchand  de  bijoux  (N°  149) 
M.  Morel  d'Arleux. 


ma- 
: 

em- 
aire 

- 

] 


i 


.xusiiA'b  [a-ioM  .M 


• 


! 


Dessin  pour  les  Adieux  de  Boabdil 


tagnes,  le  ciel  déjà  noir  est  coupé  de  lueurs  fauves.  Noémi  s'est  assise 
contre  un  talus.  Rùth  est  à  ses  pieds.  Orpha  s'éloigne  dans  l'ombre 
d'un  pas  rapide.  Noémi  regarde  celle  qui  s'en  va  d'un  œil  sans  larmes, 
la  bouche  entr'ouverte,  avec  cette  stupeur  résignée  que  donne  l'habi- 
tude du  malheur.  Rûth,  la  tête  sur  sa  main  gauche,  dans  une  attitude 
de  rêverie,  regarde  devant  elle.  Quel  contraste  entre  le  désespoir 
rigide,  l'angoisse  inerte  de  Noémi,  entre  ce  visage  dès  longtemps 
modelé  par  la  douleur  et  ce  vague  regard  de  jeune  femme,  où  l'incer- 
titude ressemble  encore  à  l'espérance.  Ainsi  dans  l'âme  du  peintre  : 
bien  des  choses  se  sont  enfuies,  bien  des  illusions,  bien  des  rêves 
qu'on  suit  d'un  œil  morne  et  qu'on  ne  revoit  plus;  mais  la  jeune 
espérance  est  restée  et  va  côte  à  côte  avec  la  douleur,  sans  se  plaindre 
de  la  route  déjà  longue. 

Le  public  ne  venant  pas  à  lui,  Dehodencq  se  résigne  à  faire  appel  à 
la  bienveillance  d'un  ministre,  d'un  vice-président  du  conseil,  avec 
lequel  il  avait  été  en  relations  et  dont,  au  moment  de  son  départ  pour 
l'Espagne,  il  avait  dû  faire  le  portrait.  11  eût  aimé  travailler  pour  un 
prince,  pour  un  gouvernement,  à  la  façon  des  Velasquez,  libre  des 
soucis  d'argent,  qui  l'humiliaient,  de  cette  nécessité  de  vendre,  qui 
met  dans  l'atelier  les  petites  habiletés  de  la  boutique.  C'était  en  1867  : 
année  ironique,  où  les  rois  venaient  faire  la  fête  à  Paris  et  Bismark  y 
promener  son  casque;  où  l'on  commentait  la  mort  de  Maximilien 
pendant  une  représentation  de  la  Belle  Hélène;  où  de  la  fièvre  du 
luxe  montait  une  odeur  mauvaise  de  décomposition  sociale  :  «  Tout 
«  ce  que  peut  tenter  l'énergie  la  plus  patiente,  tout  ce  que  l'artiste  peut 
«  mettre  de  cœur  à  son  œuvre,  y  jeter  de  verve  et  d'entrain,  je  l'ai 
«  fait.  Mes  amis  sont  là  pour  en  témoigner,  eux  qui  m'ont  encouragé, 

«  aidé,  soutenu ainsi  que  ma  pauvre  mère  morte,  minée  par  le 

«  chagrin  et  lasse  d'attendre,  désespérant  de  voir  jamais  se  réaliser 
«  son  rêve.  Grâce  à  cet  appui,  j'ai  pu  travailler,  vivre  et  faire  vivre  les 
«  miens  ;  mais  une  absence  de  chance  aussi  complète,  des  insuccès 
«  continuels,  tant  d'efforts  infructueux,  mille  choses  tentées  et  toutes 
"  restées  sans  réussite,  ont  amené  mes  amis  à  faire  la  seule  chose  qui 

150 


«  leur  restât  à  faire  :  me  plaindre  en  silence.  Qu'y  pourraient-ils?  Me 
«  voilà  donc,  Monsieur  le  Ministre,  accablé  de  besoins,  succombant 
«  sous  le  poids  de  préoccupations  terribles,  perdant  à  chaque  nouvel 
«  effort  un  peu  de  cette  confiance,  de  cette  énergie  qui  doit  avoir  une 
«  fin.  Et  cela  au  milieu  de  cette  fête  universelle  !  Que  de  commandes 
«  ne  fera-t-on  pas,  dont  la  moindre  serait  peut-être  pour  moi  le  salut. 
«  Quand  je  songe  à  ce  que  pourrait  faire  un  peintre,  qui  s'est  attaché 
«  pendant  une  grande  partie  de  sa  vie  à  observer  les  races  dans  leur 
«  variété,  à  poursuivre  l'étude  de  types  originaux?  Que  d'éléments 
«  pour  une  peinture  d'actualité  !  L'occasion  serait  belle  ;  cette  pensée 
«  fait  mon  tourment...  »  Il  obtint  sans  doute  une  de  ces  réponses, 
qui  ne  compromettent  personne,  à  moins  que  la  lettre  n'ait  disparu 
dans  la  corbeille  encombrée  d'un  secrétaire  ménager  des  moments  de 
son  maître. 

Dans  les  Adieux  de  Boabdil  (1869),  le  peintre,  une  fois  encore, 
épanchait  sa  tristesse  grandissante  en  une  œuvre  dont  elle  devenait 
l'âme.  L'artiste  se  calme  à  faire  de  la  beauté  avec  sa  douleur,  comme 
le  philosophe  à  y  contempler  les  effets  de  la  nécessité  universelle. 
L'émotion  prend  quelque  chose  de  fictif,  de  désintéressé  ;  elle  se 
détache  de  l'individu,  se  généralise,  se  mêle  d'un  sentiment  de  pitié 
pour  toute  la  douleur  humaine.  Dans  le  Colomb  ce  qui  domine,  c'est, 
dans  le  désespoir  même,  la  dignité  fière  de  l'homme  qui  sent  sa  force. 
Si  Noémi  a  l'effroi  et  la  stupeur  des  vieux  qui  ont  vu  leurs  enfants 
mourir,  Rùth  est  assise  auprès  d'elle  et  déjà  l'arbre  est  en  fleurs,  sous 
lequel  la  jeune  Moabite  ira  s'étendre  aux  pieds  de  Booz  endormi.  Dans 
les  Adieux  de  Boabdil  le  regret  seul  est  resté.  «  Mon  Boabdil  d'une 
mélancolie  si  profonde  !  »  disait  Dehodencq,  quand  il  en  parlait. 
Profonde,  comme  celle  qui,  de  plus  en  plus,  se  creusait  dans  l'âme  de 
l'artiste  et  la  remplissait  d'ombre. 

Il  existe  deux  esquisses  de  l'œuvre,  la  chose  n'est  pas  indifférente, 
c'est  une  leçon  de  composition  pittoresque.  Dans  la  première.  Boabdil 
à  cheval  se  retourne  et  regarde  une  petite  Grenade  qu'on  aperçoit 
dans  le  fond  du  tableau  à  gauche  ;  près  de  lui  au  second  plan  des 

151 


femmes  arabes,  c'est  sa  mère  qui  l'insulte  et  lui  crie  :  «  Pleure,  pleure, 
comme  une  femme,  cette  Grenade  que  tu  n'as  pas  su  défendre  comme 
un  homme.  »  Voilà  la  première  idée,  la  mauvaise  ;  c'est  de  la  peinture 
anecdotique  ;  cela  se  regarde  le  livret  à  la  main,  veut  une  notice,  un 
commentaire.  Les  primitifs  avaient  le  bon  goût  d'écrire  sur  des  bande- 
rolles  qui  sortaient  de  la  bouche  de  leurs  personnages  les  paroles 
qu'ils  prononçaient.  Dans  l'œuvre  définitive,  Dehodencq  simplifie, 
supprime  tout  ce  qui  est  anecdotique,  tout  ce  que  la  peinture  ne  suffit 
pas  à  dire,  ne  garde  que  l'éloquence  des  gestes  et  des  attitudes,  l'har- 
monie parlante  des  couleurs  et  des  lignes.  La  mère  n'est  plus  là  ; 
Grenade  nous  ne  la  voyons  plus,  nous  l'imaginons  :  elle  est  belle 
comme  notre  rêve,  comme  la  poésie  lumineuse  et  parfumée  de  tous 
ceux  qui  l'ont  chantée  ;  grande  comme  le  désespoir  de  ce  jeune  roi 
qui  l'a  perdue  et  qui  la  pleure.  Boabdil  s'enfuit  par  la  montagne,  qui 
désormais  s'appellera  le  Soupir  du  Maître.  11  monte  un  noble  étalon 
andalou  à  la  croupe  rebondie,  à  la  crinière  ondoyante,  à  la  tête  petite 
et  busquée,  au  cou  renflé,  à  l'œil  étincelant.  11  se  retourne  sur  la  selle 
écarlate  et  regarde  pour  la  dernière  fois,  avec  une  expression  de 
suprême  désespérance,  tout  ce  qui  va  disparaître  pour  jamais  au 
détour  du  chemin  :  Grenade,  l'Alhambra,  et  les  jardins  où  Lindarraza 
passait  en  cueillant  des  fleurs.  "  Le  vent  de  la  hauteur  soulève  son 
burnous  cramoisi  sur  sa  veste  de  velours  vert  :  ses  jambes,  soutenues 
par  les  hauts  étriers,  étreignent  de  leurs  bottines  jaunes  les  flancs  du 
bel  alezan,  dont  les  sabots  sonnent  sur  le  sol  brûlé  (i).  »  Un  seul 
serviteur,  un  nègre,  vêtu  d'un  paillon  bleu,  inquiet,  tire  le  cheval  par 
la  bride,  pour  hâter  la  fuite;  tandis  que  l'ardente  bête,  retenue  par 
son  maître,  qui  s'oublie  dans  sa  contemplation  douloureuse,  s'irrite 
et  lève  la  tête  dans  une  attitude  de  révolte.  L'œuvre  n'est  plus  anec- 
dotique ;  elle  dépasse  le  sujet  particulier;  elle  prend  comme  une 
valeur  symbolique,  un  sens  vraiment  humain  :  c'est  Boabdil,  mais 

(i)   Elie  Roy.  Revue  du  dix-neuvième  siècle,   1869.  Il  ajoute  :  «  Une   certaine  correction 
de  lignes  relève  encore  cette  page  éclatante  et  superbe.  * 

152 


Les  Adieux  de  Boabdil  (N°  162) 
Musée  de  Roubaix. 


'..,  '  ;ofl  ab  se 


c'est  un  homme  aussi  qui  se  retourne  navré  et  regarde  derrière  lui  le 
passé,  ce  qui  n'est  plus,  ce  qui  ne  peut  plus  être.  Comme  son  héros,  le 
peintre  la  pleurait,  cette  Grenade  qui  l'avait  ravi  en  de  si  beaux  rêves 
aux  jours  de  sa  jeunesse.  Plus  tôt  ou  plus  tard  qui  donc  ne  s'est 
retourné  vers  un  bonheur  trop  vite  traversé,  retenu  parle  souvenir, 
entraîné  par  l'irrésistible  fatalité  qui  nous  pousse  en  avant,  comme 
sous  la  menace  d'un  invisible  ennemi  (i). 

L'année  suivante,  par  une  de  ces  réactions  familières  à  l'artiste, 
il  retrouvait  des  heures  de  sérénité  charmante.  Il  s'échappait  dans 
un  rêve  de  vie  harmonieuse,  apaisée.  Il  laissait  les  violences,  les 
emportements,  les  mélancolies;  il  cherchait  sur  sa  palette  une  fleur 
de  poésie  orientale,  la  splendeur  tranquille,  le  je  ne  sais  quoi  de 
radieux  et  de  caressant,  qui  s'insinue  dans  le  cœur  en  le  pénétrant  de 
la  gaîté  des  choses.  Sur  une  vaste  toile  il  peignait  une  Fête  juive  à 
Tanger:  le  luxe  du  soleil,  des  soieries  chatoyantes,  des  écharpes  de 
gaze  légères,  des  draps  rouges  brodés  d'or;  des  bijoux  étincelants,  des 
colliers  de  perles,  des  longues  pendeloques  d'or  ;  la  joie  de  vivre, 
d'être  beau  ;  l'épanouissement  de  la  plante  humaine  dans  la  chaude 
lumière.  Jamais  il  n'avait  été  mieux  inspiré,  et  il  obtenait  cette  fois  un 
vrai  succès.  «  Le  morceau  capital  vraiment  hors  ligne  du  salon  de 
«  1870,  écrivait  M.  Th.  de  Banville,  c'est  la  Fête  juive  à  Tanger  :  de 
«  M.  Alfred  Dehodencq...  M.  Dehodencq  un  des  artistes  les  plus  puis- 
«  samment  organisés  de  notre  époque,  est  resté  tout  simplement  un 
«  peintre,  à  la  façon  des  maîtres  anciens...  On  croirait,  si  les  vastes 
«  dimensions  de  la  toile  ne  démontraient  pas  l'impossibilité  d'une 
«  pareille  supposition,  que  la  Fête  juive  à  Tanger  a  été  peinte  en  une 
«  seule  fois,  d'un  seul  coup  pour  ainsi  dire,  tant  cette  peinture,  d'une  si 
«  noble  et  si  réconfortante  harmonie,  enlevée  avec  la  fougue  d'un 
«  esprit  toujours  monté  au  même  diapason,  garde  partout  l'ardeur  et 

(1)  Après  une  description  de  la  Sortie  du  Pacha  exposée  la  même  année,  M.  Georges 
Lafenestre  (Moniteur  universel,  1869)  écrivait  :  «  Son  Adieu  de  Boabdil  à  Grenade  nous 
montre  d'ailleurs  que  s'il  est  parfois  violent  et  cru  dans  ses  impétuosités,  il  ne  l'est  pas  de 
parti  pris;  il  sait  joindre  au  goût  des  chaudes  couleurs  le  sentiment  des  belles  attitudes  et 
des  grands  effets  dramatiques.  » 

=3 


«  la  spontanéité  du  premier  élan.  Certes  il  est  mille  fois  impossible 
«  d'exprimer  avec  des  mots  écrits  le  charme  d'un  tableau  qui  plaît  sur- 
«  tout  aux  yeux  par  la  science  de  la  mélodie  ;  c'est-à-dire  par  l'inven- 
«  tion  dans  la  couleur  :  aussi  dois-je  me  borner  à  indiquer  le  sujet.  » 
Et  après  avoir  décrit  le  tableau,  il  ajoute  :  «  Pour  tout  ce  monde  calme 
«  et  d'une  vie  si  intense,  la  joie  est  virtuelle  et  pour  ainsi  dire  circule 
"  dans  l'atmosphère  ;  c'est  l'orient  et  son  éternel  rêve  saisis  par  une 
«  pensée  qui  se  les  ait  à  jamais  assimilés  et  qui  les  a  fixés  sur  une  toile 
«  où  la  couleur  vibre  dans  une  sereine  et  délicieuse  harmonie.  Je  dirais 
«  que  c'est  un  chef-d'œuvre,  si  le  mot  était  encore  de  mise  dans  un 
«  temps  qui  n'admet  et  ne  baptise  ses  grands  hommes  qu'après  avoir 
«  solidement  scellé  sur  leur  front,  avec  son  meilleur  ciment,  la  pierre 
«  de  leur  tombeau.  » 

Au  milieu  de  ses  efforts,  de  ses  recherches  en  tous  sens,  Dehodencq 
ne  pouvait  manquer  d'être  tenté  par  le  programme  que  lui-même  tra- 
çait en  1867,  au  vice-président  du  Conseil.  Ces  aptitudes  ethnogra- 
phiques, ce  sentiment  profond  des  races,  qui  lui  avaient  livré  l'Espagne, 
les  Bohémiens,  le  Maroc,  pourquoi  ne  pas  les  appliquer  au  monde  qu'il 
avait  désormais  sous  les  yeux  !  Las  des  Grecs,  des  Romains  et  des 
Turcs,  les  Parisiens  s'emblaient  s'éprendre  d'eux-mêmes,  ils  voulaient 
retrouver  dans  les  tableaux  ce  qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  les  scènes 
de  la  rue,  l'ouvrier,  le  bourgeois,  les  drames  de  la  'vie  contemporaine 
et  française.  Dégager  le  type,  rester  poète  en  serrant  la  réalité,  montrer 
dans  son  caractère  la  foule  parisienne,  la  peindre  aux  grands  jours,  où 
elle  se  révèle  avec  sa  nervosité,  ses  enthousiasmes  faciles,  ses  empor- 
tements féroces,  voilà  qui  valait  d'être  tenté.  Dehodencq  allait  par  les 
rues,  s'enfonçant  dans  la  mémoire  des  têtes  caractéristiques  qu'il  fixait 
au  retour  en  des  croquis  expressifs  ;  notant  avec  sa  vision  rapide  des 
mouvements,  des  allures  ;  saisissant,  avec  son  sens  de  la  physionomie 
humaine,  le  déhanchement  qui  dans  la  démarche  met  comme  l'accent 
traînant  et  dégingandé  du  faubourg.  L'agitation  qui  remue  dans  la 
foule  les  corps  pressés,  les  têtes  ondoyantes,  allait  à  son  talent.  En  48, 
il  dessinait  la  Nuit  du  2}  février  ;  son  premier  tableau  de  la  vie  pari- 

i54 


Fête  juive  à  Tanger  (N°  168) 
Musée  de  Poitiers. 


■ 
i 

- 


: 


(8ôi  "Vi.)  v 


_ 


sienne,  c'est  l'Arrestation  de  Charlotte  Corday  (1868).  Rien  de  l'héroïne 
poétique  dans  une  attitude  théâtrale,  rien  «  de  l'ange  de  l'assassinat  », 
impassible,  presque  souriante,  jolie  surtout,  qui  remue  doucement  les 
âmes  sensibles.  C'est  la  Révolution,  comme  nous  l'avons  revue,  la  foule 
terrible  qui  fait  pâlir  les  plus  braves.  Devant  la  maison  de  Marat,  dans 


Arrestation  de  Charlotte  Corday. 

la  rue  étroite,  la  foule  se  presse  ;  on  s'interroge  de  fenêtre  à  fenêtre  ;  les 
cris,  les  vociférations  se  croisent  :  Charlotte  Corday,  pâle,  les  vêtements 
en  désordre,  est  traînée  à  travers  ces  gens  hurlants  jusqu'à  la  voiture 
qui  va  l'emmener.  Les  soldats,  les  meneurs,  les  orateurs  de  club,  les 
commissaires  de  quartier,  les  tricoteuses,  les  naïfs  et  les  gredins,  tous 
sont  là  fixés  dans  leur  type  :  «  les  têtes  disent  une  époque  (Zacharie 


i55 


Astruc).  Tout  s'agite,  remue,  tout  est  violent,  passionné  et  vrai  dans 
cette  page  d'histoire,  que  Dehodencq  a  peinte  «avec  sa  verve  tumultu- 
euse et  sa  couleur  ardente  (Théophile  Gautier).  » 

Son  second  tableau  c'est  encore  un  épisode  de  la  vie  de  la  foule 
dans  les  rues  de  Paris.  Dehodencq  aimait  la  France,  comme  l'aiment 
ceux  qui  longtemps  ont  été  exilés,  avec  l'inquiétude  jalouse  de  sa 
grandeur  et  de  sa  dignité.  La  guerre  de  1870  était  déclarée.  Après  les 
premières  défaites  les  mobiles  partaient.  11  voulut  être  de  la  foule  pour 
les  saluer,  par  respect.  Il  attendait  des  hommes  résolus,  sérieux,  une 
troupe  qui  suppléerait  à  tout  par  l'ardeur  du  patriotisme  et  le  sentiment 
des  graves  devoirs.  Il  trouva  la  cohue,  la  débandade,  une  bacchanale. 
Il  rentra  navré,  éperdu,  sans  espérance,  avec  la  vision  très  nette  des 
désastres  inévitables.  Cette  scène,  dont  les  défaites  successives  ravi- 
vaient en  lui  l'image,  l'obsédait.  Dans  le  cauchemar  du  siège,  il  peignit 
le  Départ  des  mobiles.  Au  coin  du  boulevard  de  Saint-Denis  et  du 
boulevard  de  Strasbourg,  poussé  vers  la  gare  de  l'Est,  roule  le  flot 
humain,  entre  deux  rives  de  corps  tassés,  d'où  sortent  des  bras  levés, 
dont  se  détachent  des  têtes  de  braillards  que  trouent  les  bouches 
béantes.  Tout  est  là,  la  défaite,  la  commune,  les  effets  et  les  causes.  Ce 
n'est  pas  l'enthousiasme,  c'est  l'ivresse,  c'est  la  blague  du  patriotisme. 
Cela  tient  du  drame  et  de  la  parodie,  de  la  révolution  et  du  mardi- 
gras.  La  musique  du  régiment  pourrait  jouer  le  quadrille  à! Orphée  aux 
enfers.  Au  centre  de  la  toile  un  étudiant,  un  petit  bourgeois,  la  tunique 
ouverte,  le  binocle  sur  le  nez,  le  cigare  au  bec,  au  bras  la  donzelle  en 
robe  bleue,  avec  laquelle  il  a  pris  son  dernier  bock;  un  brave  ouvrier 
s'en  va  à  la  guerre  comme  à  la  promenade,  la  petite  entre  lui  et  son 
«  épouse  »  ;  une  vieille  femme  se  retourne  et  pleure  dans  son  tablier, 
soutenue  par  son  mari  qui  regarde  effaré  ;  à  gauche  un  groupe  de  bour- 
geois politiqueurs,  dont  l'un  disserte  les  bras  croisés.  Parmi  les  mobiles 
çà  et  là  des  ivrognes,  l'un  qui  danse  les  bras  en  l'air,  secoué  d'un  rire 
canaille  ;  un  autre  qui  s'effondre  et  laisse  tomber  sa  tête  dans  un  abru- 
tissement suprême  ;  un  voyou,  le  sac  au  dos,  le  képi  sur  la  tête  hurlant  ; 
un  vieil  officier,  l'air  désolé,  accompagne  son  fils  qui  se  penche  pour 

156 


Arrestation  de  Charlotte  Corday  (N°  158) 
Musée  du  Louvre. 


ijoJ  ub  sèauM 


: 


■ 


serrer  la  main  à  un  ami  :  il  y  en  a  qui  sauront  mourir.  Sur  une  voiture 
de  maître  à  droite  deux  dames  cherchent  auxieuses  dans  la  cohue  le 
seul  qu'elles  sont  venues  voir  pour  un  dernier  adieu.  Et  partout,  au 
milieu  des  omnibus,  des  voitures  arrêtées,  l'ondoiement  de  la  foule,  le 
grouillement  de  cette  mêlée  humaine  dont  on  sent  la  poussée.  Quel 
mouvement,  quel  tumulte,  quelle  puissance  de  vie  dans  cette  foule, 
quelle  variété  de  types,  bons  ou  mauvais  ;  et  dans  cette  œuvre,  qui 
n'est  pas  une  satire,  sans  rhétorique,  sans  déclamation,  quelle  vision 


Départ  des  Mobiles. 


de  décadence,  comme  le  cœur  se  serre  et  comme  la  volonté  se  raidit 
contre  le  retour  de  pareils  dévergondages  ! 

Mais  c'est  par  le  portrait  que  toute  sa  vie,  du  premier  jusqu'au  der- 
nier jour,  Dehodencq  est  resté  un  peintre  et  un  grand  peintre  de  la 
vie  moderne.  A  vingt-quatre  ans,  en  1846,  il  obtenait  sa  première 
médaille  avec  un  portrait,  et  depuis,  au  milieu  de  ses  travaux  si  divers, 
en  Espagne,  au  Maroc,  à  Paris,  il  n'a  cessé  de  peindre  ses  amis,  ses 
enfants,  ses  hôtes.  C'est  avec  des  portraits  qu'il  paie  l'hospitalité  de 


'57 


Madrazo  à  Madrid,  des  officiers  du  Newton,  des  consuls  de  France  à 
Tanger.  Peintures  à  l'huile,  pastels  d'une  finesse  et  d'une  intensité 
admirables,  crayons  qui,  d'un  trait,  arrêtent  le  contour  d'un  visage,  il 
a  multiplié  à  l'infini  ces  études  de  la  physionomie  humaine.  Ce  qui 
me  frappe  d'abord  dans  ces  portraits,  c'est  la  simplicité  vigoureuse  de 
la  conception.  Il  ne  cherche  pas  les  effets  inattendus,  les  tours  de  force. 

Ce  qui  l'intéresse  dans  l'homme 
c'est  l'homme  même.  Son  portrait, 
si  j'ose  dire,  est  psychologique, 
sans  cesser  d'être  pittoresque.  Tout 
y  est  subordonné  à  l'expression 
morale,  mais  le  moral,  il  le  dé- 
couvre dans  l'anatomie  du  visage, 
dans  la  structure  de  la  tête,  dans 
les  modelés  de  la  face  que  varient 
les  habitudes  individuelles,  dans 
le  relâchement  ou  la  tension  des 
muscles  qui  font  la  volonté  pré- 
sente au  corps.  Toutes  ses  qua- 
lités le  servaient  merveilleuse- 
ment dans  cette  œuvre.  Le  portrait 
d'un  homme  se  fait  comme  le  por- 
trait d'une  race.  Chaque  individu 
a  son  type  qui,  dégagé  des  expres- 
sions mobiles  et  fugitives,  les  contient  virtuellement.  La  vraie  ressem- 
blance est  la  ressemblance  expressive,  celle  qui  n'est  pas  arrêtée  dans 
une  forme  implacable  et  sèche,  mais  laisse  au  visage  la  souplesse  de 
la  vie  et  comme  la  diversité  des  mouvements  possibles.  Son  amour 
de  la  vie,  contenu  par  le  contact  immédiat  de  la  nature,  par  les 
scrupules  nécessaires  du  portraitiste,  animait  l'œuvre,  sans  la  défor- 
mer. La  richesse  de  ses  sentiments  intérieurs,  par  la  sympathie, 
l'initiait  à  la  vie  des  autres,  lui  en  rendait  l'expression  plus  claire. 
Ses  premiers  portraits  (MM.  Nicolle,  Jal,  Du  Mesnil,  etc.)  sont  d'une 


Le  général  Fergusson 
Gouverneur  de  Gibraltar. 


158 


Le  Départ  des  mobiles  [esquisse]  (N°  183) 
M.  Gabriel  Séailles. 


\  a.\ 


exécution  sobre,  contenue  :  on  y  retrouve  un  souvenir  des  maîtres. 
Le  peintre  attentif  se  surveille.   Deux  portraits  peints  en  Espagne, 


Portrait  de  Théodore  de  Banville. 


un  peu  avant  ceux  de  la  famille  de  Montpensier,  (celui  du  peintre 
Debras,  et  celui  du  Prince  Piscicelli),  sont  deux  chefs-d'œuvre  par  la 
précision,  la  fermeté,  l'exécution  à  la  fois  ardente   et  sereine.   Un 


*59 


jour,  en  revenant  de  Tanger,  il  s'arrêta  à  Gibraltar  et  y  fit  un  superbe 
portrait  du  gouverneur,  un  Anglais  à  fortes  pommettes,  à  mâchoires 
puissantes,  qui  fut  exposé  sur  la  place  publique.  A'son  retour  en  France, 
il  cherche  un  portrait  tout  de  verve,  qui  ne  laisse  plus  soupçonner  la 
pose,  qui  semble  s'être  fait  spontanément,  sans  effort,  qui  soit  la  vie 
elle-même.  Ses  Portraits  intimes  sont  pleins  de  charme  et  d'expres- 
sion :  penché  sur  une  table,  le  petit  peintre  travaille,  un  de  ses  frères 
et  sa  sœur  de  chaque  côté  le  regardent.  C'est  simple,  sans  pose,  sans 
apprêts,  comme  l'intimité  de  la  vie  de  famille  ;  il  semble  que  le  tableau 
ait  été  aussitôt  exécuté  que  conçu.  La  petite  fille  n'a  pas  eu  le  temps 
de  perdre  son  air  étonné. 

Son  chef-d'œuvre  en  ce  genre  est  peut-être  le  fameux  portrait  de 
son  ami  Théodore  de  Banville.  «  Il  a  su  rendre  à  merveille  ce  grand 
front,  appelant,  comme  celui  de  César,  la  couronne  de  laurier  vert, 
ces  yeux  d'une  poétique  tristesse,  et  cette  bouche  aux  lèvres  fines  qui 
semble  railler  le  haut  du  visage  ;  car,  chez  Banville,  le  lyrisme  est 
doublé  d'ironie,  et  s'il  a  fait  les  Cariatides  et  les  Dieux  exilés,  il  a  fait 
aussi  les  Odes  Funambulesques.  Cette  double  expression  a  été  très 
bien  saisie  par  le  peintre,  dont  il  faut  louer  la  riche  couleur  et  la  puis- 
sante liberté  d'exécution.  C'est  là  un  portrait  comme  les  peintres  en 
font  pour  les  poètes,  et  où  ils  se  laissent  aller  à  leur  verve,  ne  redoutant 
plus  les  observations  que  les  Philistins  ne  manquent  pas  de  leur  faire 
en  pareil  cas  (i).  »  Th.  de  Banville  me  contait  l'histoire  de  ce 
portrait.  Il  a  été  peint  du  matin  jusqu'au  soir,  de  verve,  d'enthou- 
siasme, sans  un  remords,  sans  un  repentir.  Le  peintre  tenait  le  poète, 
ne  le  lâchait  plus,  l'emmenait  déjeuner  ou  faire  semblant,  le  ramenait 
à  l'atelier,  sans  pitié,  comme  sa  chose.  «  Pour  rien  au  monde,  je  ne 
voudrais  recommencer  cette  journée-là,  j'étais  brisé,  il  était  anéanti, 
mais  le  polirait  était  fait.  »  Aussi  quelle  vie  !  Et  dans  cette  aisance 
quelle  pénétration  !  Quel  plaisir  il  y  aurait  à  commenter  ce  visage,  ce 
port  de  tête,  cette  attitude,  ce  front  ample  comme  la  forme  du  vers, 

(i)  Th.  Gautier.  Moniteur  universel,  1868. 
160 


cette  bouche  merveilleusement  petite  et  fine  ;  à  retrouver  l'œuvre 
dans  l'homme,  les  antithèses  curieuses,  le  mélange  charmant  du 
comédien  et  du  poète.  Plus  d'une  fois  je  me  suis  pris  à  regretter  que 
Dehodencq  n'ait  pas  été  moins  livré  à  ses  passions  d'artiste;  qu'il  ne 
soit  pas  resté  un  peintre  de  portrait,  rien  de  plus  ;  quel  maître  !  et 
quelle  fécondité  !  Mais  il  n'était  pas  économe  de  lui-même  ;  il  était  de 
ceux  qui  se  dépensent  sans  compter;  s'il  eût  été  autrement,  il  eût  été 
heureux,  célèbre,  il  n'eût  pas  été  lui-même. 


161 


=  4 


IX 


LES    DERNIERES  ANNEES 


Après  le  succès  de  la  Grande  Fête 
juive  à  Tanger  Dehodencq  avait  été 
décoré.  Frappés  du  portrait  de  Th.  de 
Banville,  M.  Béhic,  sénateur,  et  M.  Ber- 
themy,  ministre  plénipotentiaire  de 
France  à  Washington,  avaient  voulu 
leur  portrait  de  sa  main.  Il  croyait  les 
mauvais  jours  passés  ;  il  était  plein  de 
projets  et  d'espérances.  Mais  la  fatalité 
était  sur  lui.  Au  moment  où  s'ouvrait 
le  Salon  de  1870,  tout  concourait  à 
distraire  le  public  de  la  peinture  et  des 
peintres.  En  ce  mois  de  mai  la  curiosité 
de  la  foule  et  les  bavardages  des  salons 
avaient  bien  d'autres  aliments.  L'his- 
toire se  présentait  avec  des  allures  de 
drame  à  grand  spectacle.  L'Empire,  sûr 
de  la  réponse,  se  remettait  lui-même 
en  question.  Des  discussions  passionnées  remplissaient  les  journaux, 
agitaient  toute  la  nation.  Un  jour,  on  annonçait  à  grand  fracas  un 
complot  mystérieux  contre  la  vie  du  souverain.  Quelques  jours  après, 
le  plébiscite  était  voté.  Chaque  soir  avait  sa  petite  émeute,  une  tem- 
pête effroyable  de   cris,  de  vociférations,   un  balayage  brutal  de  la 

165 


^NW# 


Portrait  de  Marie,  fille  du  peintre. 
M.  Gabriel  Sèailles. 


chaussée  par  les  sergents  de  'ville  exaspérés.  Et  cependant,  à  Rome,  le 
concile  affirmait  que  la  voix  du  peuple  n'est  pas  la  voix  de  Dieu,  que 
les  plébiscites  ne  prouvent  rien  et  qu'il  n'y  a  que  le  pape  qui  soit 
infaillible.  Deux  mois  après  la  guerre  était  déclarée.  Venait  l'année 
terrible,  les  désastres  sans  nom,  le  siège  de  Paris,  des  leçons  sanglantes 
comme  celles  que  le  Jéhovah  de  la  Bible  réserve  aux  Balthazars.  Après 
tant  d'épreuves,  Paris  était  pris  d'une  crise  de  folie  furieuse.  La  foule 
affamée,  ivre,  inconsciente,  se  déchaînait  avec  la  brutalité  de  la  bête 
puissante  et  la  cruauté  naïve  de  l'enfant.  Au  mois  de  mai  187 1  on  avait 
les  grands  tableaux  réels,  les  Tuileries,  l'Hôtel  de  ville  incendiés,  des 
ciels  rouges  d'apothéose  pour  ce  mélodrame  d'hommes  de  lettres 
ratés,  un  art  au  pétrole  à  réjouir  l'âme  du  dilettante  Néron.  Tant 
d'angoisses,  d'espérances,  de  douleurs,  d'idées  contraires  avaient 
traversé  les  cerveaux  que  tout  ce  qui  précédait  la  guerre  reculait  dans 
un  passé  lointain.  On  avait  oublié  bien  des  gens,  bien  des  choses,  une 
période  nouvelle  commençait. 

On  n'imagine  pas  ce  qu'il  faut  d'adresse  et  de  persévérance  pour 
mettre  peu  à  peu  son  nom  dans  la  foule  des  mémoires  indifférentes. 
Dehodencq  n'était  d'aucune  coterie,  personne  n'était  intéressé  à  son 
succès.  Il  devait  se  remettre  à  la  lutte,  seul,  sans  appui,  et  la  lutte 
s'était  déjà  singulièrement  prolongée.  Les  forces  d'un  homme  sont 
limitées.  C'est  à  cette  époque  que  Th.  de  Banville  traçait  de  lui  ce  beau 
portrait  :  «  Il  semble  que  les  chauds  soleils  de  l'Andalousie,  que  les 
ciels  brûlants  de  l'Afrique  aient  laissé  leurs  flammes  dans  l'œil  écla- 
tant, fixe  et  dominateur  de  ce  grand  peintre,  où  l'on  voit  passer 
l'ombre  des  pensées  dont  son  front  déborde.  La  bouche  désabusée  et 
navrée,  par  moment  retrouve  un  sourire  d'une  fraîcheur  et  d'une 
jeunesse  adorables.  Quand  Dehodencq  partit  pour  l'Espagne,  sa  che- 
velure brune,  épaisse,  presque  courte  et  d'un  jet  si  rebelle  donnait  à 
son  visage  césarien  une  sauvagerie  charmante  ;  les  souffrances,  les 
travaux  qui  ont  dénudé  son  front,  n'ont  pu  ôter  à  ses  traits  le  grand 
caractère  que  leur  conservent  encore  une  pâleur  mate,  un  menton 
d'une  fière  ligne  romaine  et  le  regard  de  feu.  On  se  demande  quel 

164 


nuage  obstiné  voile  ce  masque  fiévreux,  éloquent,  mobile  et  d'une  vie 
si  intense;  mais  quelle  tristesse  ne  doit  pas  séjourner  dans  l'âme  d'un 
artiste  merveilleux,  qui,  après  avoir  peint  là-bas  tant  de  chefs-d'œuvre 
pour  les  princes  d'Orléans,  n'a  pu  retrouver  au  retour  son  rang  et  sa 
place,  même  après  les  plaidoyers  passionnés  qu'a,  dix  fois  de  suite, 


Portraits  intimes  (1872). 
M.  Alfred  De&ode'ncq. 

écrits  à  sa  louange  le  maître  glorieux,  le  juge  impeccable,  Théophile 
Gautier  (i).  » 

Au  moment  où  il  allait  avoir  besoin  de  toutes  ses  forces  pour 
continuer  à  plus  de  cinquante  ans  cette  vie  étrange  d'un  artiste  qui 
sans  cesse  recommence  sa  réputation,  un  malheur  suprême,  imprévu, 

(1)  Théodore  de  Banville. 


165 


l'accablait  pour  jamais.  Certes  la  souffrance  est  grande  pour  l'artiste 
véritable  de  se  sentir  méconnu.  C'est  lui,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
en  lui  qu'il  met  dans  son  œuvre  ;  c'est  son  cœur,  d'une  sensibilité 
exquise,  que  le  public  tient  et  serre  dans  sa  main  grossière.  Mais  pour 
se  consoler  il  a  les  grands  exemples  ;  d'autres  ont  souffert  la  même 
souffrance  qui  valaient  mieux  que  lui.  Les  épreuves,  les  dégoûts,  les 
déceptions  cruelles  du  travailleur  solitaire,  Dehodencq  les  connaissait 
dès  longtemps,  il  les  avait  prévus,  il  y  était  résigné.  Mais  il  lui  sem- 
blait que  ces  souffrances  acceptées  devaient  suffire  au  destin.  Il  avait 
bien  le  droit  de  voir  ses  enfants  vivre,  de  se  réjouir  les  yeux  de  leur 
beauté,  de  se  reposer  à  leur  insouciance.  Cette  consolation  vraiment 
lui  était  due  :  elle  allait  lui  manquer. 

Il  était  resté  à  Paris  pendant  le  siège  avec  ses  quatre  enfants. 
Depuis  son  retour  d'Espagne,  il  habitait  au  coin  du  boulevard  Saint- 
Michel  et  de  la  place  de  la  Sorbonne.  La  maison  était  sur  la  trajectoire 
des  obus  prussiens.  Le  2  janvier,  vers  minuit,  on  entendait  des  siffle- 
ments que  suivaient  les  bruits  sourds  de  chocs  énormes.  Le  bombar- 
dement commençait.  Dehodencq  ne  voulait  pas  se  déranger,  donner 
cette  satisfaction  à  ces  gens,  qui  là-bas  se  flattaient  d'intimider  Paris. 
Il  céda  aux  instances  de  sa  femme  :  par  cette  nuit  froide  on  descendit, 
on  s'installa  dans  les  caves.  Une  demi-heure  après  un  obus  trouait  le 
mur  et,  sans  éclater,  prenait  dans  son  lit  la  place  qu'il  venait  de  quit- 
ter. L'hiver  du  siège  fut  rude  aux  enfants.  Le  bois,  le  charbon,  pour 
beaucoup  l'argent  aussi  manquait.  Par  ces  froids  atroces  on  se  chauf- 
fait pauvrement.  Il  y  avait  bien  de  la  paille  dans  le  pain  !  pas  de  lait  ! 
des  nourritures  étranges!  Les  petits  souffraient;  combien  mouraient! 
combien  depuis  sont  morts!  La  petite  fille,  la  dernière  venue,  la  plus 
attendue,  la  plus  aimée  peut-être,  ne  devait  jamais  s'en  remettre. 

Elle  était  charmante,  l'orgueil  et  la  joie  de  son  père.  11  aimait  ses 
enfants  avec  passion,  d'une  affection  jalouse,  presque  tyrannique  ;  il 
ne  pouvait  les  perdre  de  vue  ;  il  les  voulait  toujours  près  de  lui;  il  les 
dessinait,  les  peignait  sans  cesse;  il  n'en  est  pas  un  dont  il  n'ait  fait 
plus  de  dix  fois  le  portrait.  Mais  il  avait  pour  sa  fille  une  secrète  pré- 

166 


férence.  11  l'avait  longtemps  désirée  :  elle  était  née  à  Paris,  après  ses 

trois  frères.  L'éducation  des  fils  a  quelque  chose  de  grave,  d'austère. 

Il  y  a  pour  les  jeunes  hommes  une  crise  d'indépendance  et  de  passion; 

un  âge  redoutable  où  ils  se  jettent  sur  la  vie  avec  avidité,  affamés  de 

sensations  qu'ils  ignorent.  Dehodencq  ne  pouvait  accepter  cette  pen- 
sée qu'un  jour  ses  fils  lui  échapperaient, 
qu'il  les  verrait  peut-être  gaspiller  leurs 
forces  et  leur  vie.  Avec  sa  fille  il  n'avait 
pas  ces  inquiétudes;  il  ne  prévoyait  pas 
ces  luttes,  ces  résistances  ;  il  l'aimait 
sans  arrière-pensée,  d'une  affection  qui 
lui  faisait  du  bien.  Elle  était  délicieuse- 
ment jolie.  Des  divers  portraits,  qu'il  a 
faits  d'elle,  l'un,  entre  tous,  un  pastel, 
est  un  chef-d'œuvre  de  vie,  de  tendresse 
délicate.  On  y  sent  ce  qu'il  y  a  dans  l'en- 
fant de  la  fleur,  ce  parfum  léger  de  pureté, 
de  joie,  de  candeur,  qui  remplit  la  maison 
et  qu'on  respire  dans  l'air  autour  de  lui. 
Elle  avait  les  grands  yeux  noirs,  les  yeux 
andalous;  mais  la  bouche  fine,  un  petit 
nez  mutin,  et  dans  la  flamme  du  regard 
une  étincelle  d'esprit  français;  une  grâce 

parisienne  avec  un  charme  de  plante  exotique,  qui  garde  un  rayon 

des  soleils  plus  ardents. 

Plus  que  les  autres,  elle  ressemblait  à  son  père  :  elle  en  avait  la 

sensibilité  et  le  courage.  Comme  son  frère  Edmond  (i),  qui  devait  don- 


Porlrait  de  Marie,  fille  du  peintre. 

(Pastel.) 

M.  Alfred  Dehodencq. 


(i)  Edmond  était  merveilleusement  doué;  la  peinture  fut  comme  son  langage  naturel.  A 
cinq  ou  six  ans  il  exposait  une  nature  morte,  et  on  l'avait  surnommé  dans  les  ateliers  le 
Mozart  de  la  peinture.  Elevé  à  la  façon  des  maîtres  de  la  Renaissance,  il  s'était  approprié 
toutes  les  ressources  de  son  art  :  il  a  laissé  des  aquarelles,  des  lithographies,  des  eaux-fortes, 
dont  quatre  sont  reproduites  dans  ce  volume;  il  a  sculpté  et  exposé  un  très  beau  buste  de 
son  père.  Il  avait  les  dons  de  Dehodencq,  la  justesse  de  l'observation,  le  sens  du  mouve- 
ment,  une  vision   de   coloriste,    mais  avec  une  sensibilité    originale   qui  devait  en  tirer  des 


Intérieur  (N*  192) 
M.  Alfred  Dehodencq  fils. 


al9  ponsboriaQ  bsilIA  .M 


ner  de  si  belles  espérances,  elle  avait  hérité  du  génie  paternel.  Avant 
quatre  ans,  sans  savoir  lire  ni  écrire,  par  jeu,  elle  copiait  une  lettre  en 
imitant  les  signes  tracés,  en  en  reproduisant  l'arabesque.  Elle  jouait  à 
la  peinture  comme  les  petites  filles  jouent  à  la  poupée.  Elle  restait 
immobile,  des  heures,  sans  se  lasser,  à  chercher  des  formes  ou  des 
tons.  Quand  elle  avait  été  très  sage,  elle  allait  à  l'atelier  avec  son  père. 
C'était  la  récompense  des  grands  jours,  la  joie  sans  pareille.  Dans  son 
esprit  d'enfant,  l'atelier  était  un  lieu  redoutable  et  sacré  :  les  grands 
murs,  la  baie  lumineuse,  la  palette,  l'éclat  des  tubes  de  couleur  qu'on 
presse;  et  les  belles  images  sur  les  toiles,  lui  donnaient  une  joie  mêlée 
d'effroi.  Elle  s'installait  à  sa  place,  devant  le  modèle  que  lui  traçait 
son  père,  et,  silencieuse,  elle  travaillait.  Dehodencq  se  mettait  à  l'ou- 
vrage; oubliant  l'enfant,  il  montait  les  marches  de  l'escabeau,  donnait 
une  touche,  s'arrêtait,  descendait,  reculait  pour  juger  l'effet,  revenait 
courant,  avec  ces  bonds  ardents  qui  mettaient  dans  son  travail  sa 
verve  d'artiste.  Tout  à  coup  il  se  souvenait  de  l'enfant,  venait  jeter  un 
coup  d'œil  sur  son  dessin.  C'était  un  grand  moment.  Lui  disait-il  de 
son  ton  brusque,  emporté  :  «  Ce  n'est  pas  ça,  c'est  mauvais  !  »  la  pau- 
vrette levait  sur  lui  ses  grands  yeux  navrés,  et  elle  éclatait  en  larmes. 
Alors,  avec  le  remords  d'avoir  causé  ce  désespoir,  il  la  prenait  sur  ses 
genoux,  l'embrassait,  la  consolait  et  lui  montrait  un  beau  tableau,  dont 
le  sujet  devenait  une  histoire.  Us  rentraient  ensemble  à  la  maison,  elle 
toute  fière,  lui  moins  soucieux.  Elle  admirait  son  père,  elle  l'aimait  par 
dessus  tout,  avec  l'ambition  de  lui  ressembler.  Cette  tendresse  naïve 
lui  rafraîchissait  le  cœur.  Devant  elle,  il  n'osait  s'emporter  pour  ne 
pas  lui  faire  peur.  11  la  voyait  grande,  belle,  appuyée  à  son  bras.  11 

effets  nouveaux  et  en  un  sens  contraire.  Il  était  d'une  santé  fragile  qu'il  ne  sut  point  ména- 
ger. La  fougue  paternelle  se  calme,  s'apaise,  ou  mieux  se  résout  chez  lui  en  une  tendresse 
féminine.  Avec  une  voluptueuse  nonchalance,  il  est  épris  de  toutes  les  élégances  et  de  toutes 
les  caresses.  Il  transpose  les  harmonies  puissantes  en  harmonies  délicates  qui  le  prédestinent 
à  être  un  peintre  de  l'enfant,  de  la  femme,  «  des  fêtes  galantes  ».  Sa  belle  copie  de  V Em- 
barquement pour  Cythère,  achève  de  définir  son  génie  par  ses  préférences.  Sans  parler  de 
ses  nombreux  dessins,  de  ses  étonnantes  copies  d'après  les  maîtres,  il  a  peint  quelques 
portraits  de  femmes  et  d'enfants,  quelques  tableaux,  dont  le  Guignol,  qu'il  mena  jusqu'au 
bout  par  un  suprême  effort.  Il  mourait  en  1887,  à  peine  âgé  de  vingt-trois  ans. 

169 

25 


rêvait  les  intimités  charmantes  de  l'amour  paternel,  cette  affection 
unique,  toute  désintéressée,  limpide  sans  une  ombre  troublante,  et  la 
joie  que  répand  la  jeune  fille  dans  la  maison  qu'elle  rajeunit.  Le  talent 
de  sa  fille  lui  mettait  au  cœur  une  fierté,  une  reconnnaissance  aussi 
pour  ce  témoignage  vivant  de  son  génie. 

Des  privations  du  siège  elle  était  restée  délicate.  Sa  sensibilité 
affinée  lui  donnait  la  séduction  des  êtres  exquis,  qui  semblent  trop 
frêles  pour  ne  pas  se  briser  au  premier  choc.  Mais  elle  avait  tant  d'en- 
train à  la  vie  qu'on  ne  voulait  pas  s'inquiéter.  Des  fièvres  sans  cause 
parfois  la  pâlissaient.  Au  commencement  de  1873,  elle  tombait  malade: 
elle  n'avait  pas  huit  ans.  Le  médecin  prit  à  part  Dehodencq,  fit  appel 
à  son  courage.  Pâle,  les  dents  serrées,  la  gorge  étranglée,  le  pauvre 
père  attendait.  C'était  une  méningite  :  il  n'y  avait  rien  à  espérer  qu'un 
miracle.  Les  miracles,  ça  n'était  pas  fait  pour  lui.  Il  croyait  savoir  la 
souffrance,  avoir  épuisé  l'amertume  de  la  vie  ;  il  trouvait  dans  l'enfer 
de  la  douleur  des  cercles  horribles  qu'il  n'avait  pas  soupçonnés.  Il  se 
sauvait  parfois  à  l'atelier  pour  souffrir  tout  seul,  à  son  aise,  pour  ren- 
trer avec  un  visage  serein,  pour  s'asseoir  avec  un  sourire  auprès  du  lit 
de  la  petite  malade.  Elle  restait  douce,  elle  gardait  sa  passion  de 
peindre.  On  lui  avait  donné  une  belle  boîte  de  couleurs,  et,  dans  son 
lit,  elle  oubliait  tout  à  copier  les  tableaux  de  son  père  suspendus  aux 
murs.  Dehodencq  la  regardait  vivre  ses  derniers  jours  avec  l'atroce 
pensée  qu'elle  s'en  allait,  qu'à  chaque  heure  elle  le  quittait  un  peu 
plus,  que  rien  ne  pouvait  la  retenir.  Il  connut  les  angoisses  suprêmes, 
les  mots  d'enfant  involontairement  si  cruels  :  «  Papa,  j'ai  mal;  est-ce 
que  tu  vas  me  laisser  avoir  mal?  tu  ne  me  laisseras  pas  mourir,  dis?  » 
et  les  petits  bras  qui  se  suspendent  au  cou  avec  un  muet  reproche,  un 
étonnement  d'être  abandonné,  de  ne  pas  trouver  le  secours  attendu. 
11  vit  les  grands  beaux  yeux  qu'il  aimait  se  ternir,  prendre  cet  éclat 
vitreux,  que  semblent  troubler  des  effrois,  des  cauchemars  trop 
affreux  pour  une  âme  d'enfant,  et  la  vie  se  débattre  en  une  lente  agonie 
dans  ce  pauvre  petit  corps  amaigri,  grandi,  méconnaissable.  Elle  mou- 
rut,  elle   partit,   laissant   sa  place   vide,  elle,  si  petite,   une   solitude 

170 


Etude  pour  la  Fille  de  Jaïre. 
A/,  Gabriel  Sêaillcs, 


immense.  Dehodencq  venait  de  toucher  d'un  héritage  quelques  milles 
francs,  il  voulut  tout  lui  donner;  elle  s'en  alla,  du  moins,  comme  une 
petite  reine,  dans  la  blancheur  et  le  parfum  des  fleurs  rares. 

Il  avait  ses  trois  fils,  sa  femme,  son  art  aussi,  qu'il  aimait  comme 
un  devoir,  il  pouvait  vivre.  Quand  il  put,  sans  défaillir,  regarder  en 
face  cette  pensée  douloureuse,  il  voulut  nier  la  mort.  En  1876,  il 
exposait  la  Fille  de  Jaïre.  L'enfant,  le  sien,  est  étendu  sur  le  lit;  elle 
est  morte  encore,  mais  déjà  la  vie  rentre  en  elle  et  ses  yeux  vont 
s'ouvrir.  La  mère,  à  genoux,  pâle,  qui  se  renverse  pâmée  dans  les  bras 
de  son  mari  qui  la  soutient  :  une  belle  juive,  une  sœur  aînée  peut-être, 
debout  en  arrière  qui  regarde,  les  apôtres  dans  le  fond,  le  silence, 
l'attente,  l'énorme  anxiété  qui  pèse,  tout  ce  drame  humain  dans 
l'ombre  est  superbe.  Le  grand  Christ  maigre,  presque  sans  corps,  dont 
les  longs  cheveux  roux  retombent  sur  les  épaules,  et  dont  le  profil 
perdu  semble  se  dérober  aux  regards,  n'a  rien  de  la  sûreté  majestueuse 
d'un  Dieu  ;  il  a  quelque  chose  d'hésitant,  de  maladroit,  comme  si  dans 
sa  forme  incertaine  étaient  passés  les  doutes  et  les  anxiétés  du  père. 

La  lutte,  qui  avait  été  toute  sa  vie,  peu  à  peu  le  reprenait.  Mais  les 
forces  de  l'homme  sont  limitées.  Depuis  des  années,  prodigue  de  lui- 
même,  il  donnait  sans  compter,  brûlant  son  sang,  consumant  sa  chair. 
Ses  nerfs  surexcités  maintenant  le  dominaient.  Son  énergie  n'avait 
plus  le  calme  de  la  volonté  forte,  elle  avait  les  crises,  les  emportements 
de  la  passion.  Autrefois  il  voyait  nettement  son  tableau,  après  quel- 
ques dessins,  en  arrêtait  l'esquisse  et  s'y  tenait.  Il  multipliait  les 
études,  cherchait  les  gestes,  les  physionomies,  mais  ses  efforts  suc- 
cessifs étaient  comme  autant  de  pas  dans  la  même  direction,  vers  un 
même  but.  Dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  semble  hésitant, 
incertain  ;  il  a  des  remords,  des  repentirs  ;  il  multiplie  les  esquisses 
sans  se  satisfaire  ;  jusqu'à  la  dernière  minute,  il  ignore  ce  que  sera  son 
tableau.  Doute-t-il  de  lui-même?  est-il  trop  préoccupé  de  l'effet  à 
produire?  ou  plutôt  n'obéit-il  pas  aux  entraînements  de  sa  sensibilité, 
aux  caprices  de  sa  verve,  à  une  sorte  d'inquiétude  nerveuse,  qu'il  ne 
peut  plus  dominer?  Trente  ans  auparavant,  dans  une  heure  de  décou- 

172 


Le  Mariage  Juif  (N°  171) 
M™  Esnault-Pelterie 


3nsll3<-I-)iucn83  ""M 


■ 


ragement,  il  surprenait  en  lui  le  germe  de  ce  défaut,  qui  tenait  à  ses 
qualités  mêmes,  à  son  ardeur  d'improvisation,  à  la  fougue  de  son 
talent.  «  Au  lieu  de  frap- 
per un  grand  coup  sur  une 
toile,  je  la  harcèle,  je  la 
fatigue,  je  la  tourmente. 
Mon  besoin  de  change- 
ment, le  désir  de  l'inconnu 
font  qu'au  lieu  d'amélio- 
rer je  change.  C'est  un  tas 
de  bonnes  idées,  de  mou- 
vements vrais,  de  beaux 
tons,  jetés  pêle-mêle  les 
uns  sur  les  autres  (i).  » 
Dans  la  force  de  l'âge  et 
du  talent,  la  volonté 
continue,  l'idée  tenace 
faisait  l'unité  des  efforts 
successifs,  corrigeait  les 
écarts  de  la  verve.  A  la 
fin  le  tableau  n'était  ja- 
mais fait;  il  lui  arrivait 
d'effacer  des  œuvres  char- 
mantes, de  bouleverser, 
de  saccager  une  toile 
achevée.  La  plupart  des 
peintures  lui  semblaient 
froides,  sombres,  avec 
des  procédés  et  des  arti- 
fices. Il  n'y  voyait  pas  ce 

qui  rayonnait  en  lui  :  le  soleil.  Ses  yeux  fatigués  avaient-ils  perdu  la 
sensation  des  nuances?  n'étaient-ils  satisfaits  que  par  l'éblouissement? 

(i)  Madrid.  Lettre  à  sa  mère.  1850. 


Le  Muletier  Andalou. 


'73 


Il  voulait  dans  sa  peinture  l'intensité  de  la  pleine  lumière,  l'éclat  des 
tons  sous  l'ardeur  d'un  ciel  brûlant;  l'effet  direct,  immédiat;  la  force 
sans  ruses,  sans  le  secours  des  contrastes,  un  flamboiement  de  couleurs 

pures  montées  à  leur  plus    haut 


diapason.  La  perspective  aérienne, 
l'atmosphère  enveloppante  man- 
quait. En  même  temps  il  peignait 
sur  des  souvenirs  de  plus  en  plus 
lointains,  l'imagination  l'empor- 
tait, et  dans  la  furie  des  gestes, 
dans  l'audace  des  mouvements, 
dans  l'ardeur  du  coloris,  ce  qui 
surtout  apparaissait,  c'était  le  tu- 
multe intérieur,  l'agitation  d'une 
âme  surmenée.  Au  moment  où, 
niant  le  soleil,  on  acceptait  comme 
un  dogme  que  la  nature  est  grise, 
où  la  fantaisie  était  bannie  de  l'art, 
Dehodencq,  qui,  l'un  des  premiers, 
sans  médire  bêtement  de  la  poésie, 
avait  prétendu  la  faire  sortir  des 
choses  elles  mêmes,  s'exposait  à  ce 
reproche  de  romantisme  qui  l'irri- 
tait si  fort.  Et  cependant  ses 
grandes  qualités  se  retrouvent 
i  dans  ses  dernières  peintures,  si 
intéressantes,  quand  on  les  remet 
à  leur  place  dans  l'œuvre  et  la  vie 
du  peintre,  dont  elles  dérivent 
logiquement.  Le  Conteur  maro- 
cain (1877)  a  l'éclat  d'un  bouquet  de  couleurs  ardentes,  et  les  Prisonniers 
marocains  (1881),  le  chef-d'œuvre  peut  être  de  cette  dernière  manière, 
ont  la  verve  et  l'emportement  d'un  talent  déchaîné. 


Dessin  pour  les  Prisonniers  Marocains. 


174 


Le  Conteur  (N°  214) 
M.  V.  Noé. 


.soW  .V  .M 


- 


Dans  la  grande  lassitude  de  son  corps,  dans  l'épuisement  de  ses 
muscles,  brûlés  parle  travail  et  les  émotions,  les  nerfs  seuls  survivaient 
en  lui.  Sa  sensibilité  excessive  s'affinait  encore.  Tout  lui  devenait 
occasion  de  souffrir.  Il 
entendait  ce  qu'on  ne  di- 
sait pas.  Il  devinait  le 
dédain  de  celui-ci,  la  pitié 
de  celui-là,  et  l'espèce  de 
joie  des  sots  devant  l'in- 
succès d'un  homme,  dont 
la  supériorité  les  agace  et 
les  humilie.  Il  avait  tou- 
jours été  susceptible  :  son 
caractère  s'assombrissait, 
il  devenait  irritable.  Lui 
qui  avait  tant  cherché, 
portraitiste,  peintre  de 
genre,  peintre  d'histoire, 
toujours  en  mouvement, 
toujours  en  effort,  il 
voyait  l'art  devenir  rou- 
tine, chacun  se  faire  une 
petite  spécialité,  fa- 
briquer le  même  tableau 
avec  une  sûreté  automa- 
tique et  le  succès  sortir 
de  l'impuissance,  de  la 
stérilité.  11  lui  devenait 
impossible  d'arrêter  sur 
ses  lèvres  les  mots  cruels, 
il    avait    des    jugements 

d'une  justesse  implacable  qui  allaient  droit  au  vice  d'une  peinture,  au 
petit  côté  de  boutique  et  de  marchandage.  Ses  plaintes  amères  n'épar- 


Dessin  :  les  Prisonniers  Marocains. 


'75 


gnaient  pas  toujours  ses  amis  :  plus  d'un  espaçait  ses  visites,  ne  venait 
plus  que  rarement,  non  sans  trembler.  Plus  il  allait,  plus  il  aimait  la 
solitude;  il  n'ouvrait  plus  à  personne  la  porte  de  son  atelier.  11  crai- 
gnait un  mouvement,  un  geste,  un  mot  maladroit,  une  expression  de 
physionomie  douteuse.  Plus  il  souffrait  de  cette  solitude,  plus  il  s'y 
enfermait.  Sa  fierté  lui  avait  coûté  assez  cher  pour  qu'il  y  tînt.  Il  l'exa- 
gérait. Et  cependant  il  n'était  pas  fait  pour  cette  vie  aride.  Il  avait  une 
grande  bonté,  une  indulgence  véritable  pour  les  jeunes  gens  qui  l'ap- 
prochaient avec  respect.  Il  trouvait  pour  les  accueillir  un  sourire 
jeune,  d'un  charme  exquis.  Il  voulait  leur  éviter  les  imprudences  qui 
l'avaient  perdu,  mais  il  n'avait  pas  un  mot  qui  pouvait  les  décourager 
de  l'élévation  morale,  de  la  fierté,  de  toutes  les  vertus,  qui  avaient 
bien  été  aussi  pour  quelque  chose  dans  l'avortement  de  sa  vie.  Son 
affection  avait  le  prix  des  choses  les  plus  rares.  Une  parole  de  justice, 
une  admiration  sincère  le  transportait  de  reconnaissance  :  «  Non,  je 
n'oublierai  de  ma  vie  l'impression  produite  par  votre  article  sur  ma 
Charlotte  Corday,  le  cri  de  vengeance  satisfaite  que  je  laissai  éclater 
là,  seul  à  seul  avec  mes  toiles.  Cela  me  prenait  aux  cheveux,  à  la  gorge; 
un  monde  s'ouvrait  devant  moi  et  je  respirais  librement  enfin  (i).  » 
C'est  au  même  ami  qu'il  écrit  :  «  Je  me  hâtais  de  terminer  l'année 
comme  je  l'ai  commencée  :  vingt  toiles  et  des  aquarelles...  en  sorte 
que  votre  charmante  lettre  m'a  été  servie  toute  chaude.  Merci  de  vos 
bons  souhaits,  cher  et  sympathique  ami,  vous  nous  avez  fait  bondir 
ma  femme  et  moi;  quant  aux  petits  chers,  ils  ignorent  ce  qu'est  une 
goutte  d'eau  pour  la  soif  brûlante,  le  repos  au  milieu  des  fatigues  sans 
trêve,  aussi  tout  étonnés  nous  regardaient-ils  avec  les  grands  yeux 
noirs  que  vous  savez.  Les  éloges  de  M.  Carolus  Duran  m'ont  été  au 
cœur,  d'autant  que  c'est  pour  moi  un  homme  d'un  très  grand  talent. 
Je  vous  le  répète,  un  mot  pareil  de  la  part  d'un  artiste  de  cette  taille 
m'a  vivement  touché.  Ah!  vos  encouragements,  cher  ami,  votre  appel 
à  de  nouveaux  efforts,  qui  mieux  que  moi  les  comprendra  jamais?  Dix 

(i)  Lettre  à  M.  Zacharie  Astruc.  Juin  1868. 
176 


ans  d'efforts,  dites-vous,  eh  !  vingt,  trente,  une  existence  entière  !  Que 
pourrais-je  désirer  de  plus,  moi  qu'une  flamme  inextinguible  brûle 
sans  cesse,  moi  que  vous  connaissez,  ô  mon  bien  cher,  et  que  vous 
verriez  s'éteindre  de  langueur  et  de  mélancolie,  si  je  n'étais  empoigné 
par  les  intermittences  de  cette  fièvre  qu'on  appelle  la  production.  La 
gloire!  ah!  taisez-vous,  bien  que  vous  fassiez  vibrer  tout  mon  être  (je 
vous  en  fais  l'aveu  bien  ingénu).  En  fait  de  gloire,  l'idée  des  belles 
cimes  neigeuses  entrevues  de  loin  ne  peut  me  sortir  de  la  tête.  De 
collines  en  collines  que  d'efforts,  que  de  peines  pour  y  arriver.  —  Et 
puis  des  pierres,  des  ronces,  l'aridité  la  plus  complète,  et  de  nouveaux 
hoi'izons  plus  beaux  encore  (i)!...  » 

Chose  étrange  !  à  mesure  que  la  tristesse  s'appesantissait  plus  lourde 
sur  lui,  son  esprit  semblait  s'alléger,  de  lui-même  s'élever  aux  som- 
mets. Quand  on  arrivait,  on  le  trouvait  le  plus  souvent  silencieux, 
dans  une  sorte  de  prostration  mélancolique  qu'il  secouait  par  un  effort 
de  volonté.  On  passait  dans  la  petite  salle  à  manger,  qui  donnait  sur 
la  rue  Champollion,  une  rue  sombre,  étroite.  On  tirait  les  rideaux 
pour  épargner  les  yeux  de  ce  peintre  des  soleils  brûlants.  La  conversa- 
tion, d'abord  languissante,  peu  à  peu  s'animait.  D'un  tableau,  qu'il 
analysait  comme  s'il  l'avait  sous  les  yeux,  il  passait  au  peintre,  du 
peintre  à  ses  contemporains,  à  son  milieu;  et  alors,  à  grands  traits, 
avec  des  mots  caractéristiques,  des  formules  impérieuses,  il  résumait 
toute  une  période  de  l'art.  L'idée  qui  tombait  dans  son  esprit  ouvrait 
des  cercles  de  plus  en  plus  vastes.  Il  aimait  les  vues  d'ensemble,  les 
grandes  fresques  historiques.  Il  connaissait  à  fond  la  littérature  de  son 
temps,  il  en  ramassait  l'histoire  en  quelques  noms,  en  quelques 
œuvres,  faisant  la  psychologie  du  dix-neuvième  siècle,  énumérant  les 
sentiments,  les  suivant  dans  leurs  nuances,  dans  leurs  métamorphoses 
et  leurs  transitions  du  romantisme  au  naturalisme,  caractérisant  un 
homme,  marquant  son  influence,  faisant  à  chacun  sa  part  de  gloire  et 
de  responsabilité  dans  la  décadence  des  esprits.  Alors  il  se  laissait 

(i)  Lettre  à  M.  Zacharie  Astruc,  i"  de  l'an  1869. 

177 
=  6 


aller  à  des  fantaisies  prophétiques;  il  lançait  la  brute  humaine  sur  la 

civilisation  byzantine  ;  il  boule- 
versait la  société,  allumait  des 
incendies,  anéantissait  les  biblio- 
thèques, les  musées  et  leurs  chefs- 
d'œuvre  avec  une  sorte  de  joie 
vengeresse  et  une  verve  de  colo- 
riste éloquent.  C'était  un  spectacle 
attachant  et  douloureux  que  celui 
de  cet  homme,  enfonçant  l'éperon 
dans  la  bête  lassée,  l'emportant 
en  des  mouvements  superbes  qui 
la  laissaient  épuisée.  On  sortait  la 
tête  pleine  d'idées  en  tumulte  et 
les  yeux  pleins  de  larmes  (i). 

Il  retrouvait  tant  de  forces  à 
certaines  heures,  son  corps  amaigri 
avait  des  souplesses  si  jeunes,  des 
redressements  si  fiers,  et  ses  yeux 
une  flamme  si  ardente  qu'il  sem- 
blait que  la  source  de  vie,  qu'il 
épanchait  si  abondante  aux  heures 
de  verve,  fût  en  lui  intarissable. 
Il  était  cependant  à  bout  de  forces  : 
sa  vie  n'était  plus  qu'une  fièvre 
intermittente,  avec  des  alterna- 
tives d'abattement  et  d'excitation. 
Plus  il  allait,  plus  se  faisaient  rares 
les  heures  d'espérance.  Une  grande 
solitude    désolée    s'élargissait  en 

lui.  L'anémie  croissante  le  laissait  parfois  sans  idées  ou  dans  des  visions 

(i)   Ce  brouillon,  trouvé  dans  ses  papiers,  ne  donne  qu'une  idée  lointaine  de  ses  conver- 
sations   si   vivantes.    «   Regardons  sérieusement    ces    toiles,   sujet   d'hilarité    pour   les   uns, 


Dessin  pour  le  Repos  du  matin  à  la  Ferme. 


178 


Portrait  3e  M.  Gabriel  Scailles  (N"  2^6) 
M.  Gabriel  Séailles. 


D  .M 


■sn^HnHHU 


si  funèbres,  qu'il  tremblait  de  voir  lui  échapper  son  intelligence  et  sa 
volonté.  Mais  à  l'atelier  il  se  ranimait.  Dès  le  matin  il  partait,  il  rentrait 
tard,  déjeunait  à  la  hâte,  avec  sa 
sobriété  d'oriental,  et  retournait  au 
travail  jusqu'à  la  nuit  tombante.  Le 
soir,  un  de  ses  fils  lui  faisait  la  lecture 
et  il  commentait  devant  eux  les 
poètes,  les  historiens,  les  roman- 
ciers, avec  sa  verve  éloquente  et 
suggestive,  évoquant  les  civilisa- 
tions passées,  esquissant  au  passage 
un  tableau  qu'il  regrettait  de  ne 
pouvoir  peindre,  cherchant  à  faire 
passer  en  eux  quelque  chose  de  la 
flamme  spirituelle  qui  le  consumait. 
Au  mois  de  septembre  1881,  il 
alla  à  l'enterrement  d'un  jeune 
homme,  pour  lequel  il  avait  une 
vive  affection.  C'étaient  les  seules 
fêtes  qu'il  ne  manquait  plus.  11  tint 
à  l'accompagner  jusqu'au  bout.  Les 
cérémonies  achevées,  le  ciel  mena- 
çait. Il  ne  s'occupa  que  des  siens,  les  installa  en  voiture  et  revint  à 
pied.  La  pluie  le  surprit  en  route.  Il  rentra  frissonnant.  Deux  jours 

d'enthousiasme  puéril  pour  d'autres.  Et  qu'il  nous  soit  permis  tout  d'abord  de  regretter  que 
l'artiste,  si  convaincu  qu'il  soit,  ne  se  contente  pas  d'élaborer  son  œuvre  en  silence.  Est-il 
besoin  à  une  conviction  bien  sincère,  à  une  manière  de  voir  bien  arrêtée  de  tout  ce  bruit,  de 
ce  vacarme?  Et  vraiment  sont-ils  bien  venus  à  crier  au  progrès,  quand  le  plus  clair  de  leurs 
efforts  nous  ramène  tout  bonnement  à  l'enfance  de  l'art.  Donnez  à  un  enfant,  bien  organisé 
s'entend,  un  crayon,  une  plume,  un  pinceau,  et  vous  aurez  à  l'instant,  sans  effort,  l'idéal  de 
la  manière  prétentieusement  naïve  de  ces  peintres,  dits  élèves  de  la  nature.  Que  leur  manque- 
t-il  ?  l'étude.  Et  voilà  où  est  l'écueil.  Arriver  avec  beaucoup  d'étude,  un  monde  d'éléments 
presque  tous  contraires,  la  connaissance  profonde  des  maîtres,  des  ressources  de  l'art.  — 
Tout  cela  s'en  servir  devant  la  nature  ;  n'en  prendre  que  ce  qu'il  en  faut,  le  trait  saillant, 
éloquent,  celui  qui  doit  laisser  tout  le  reste  dans  l'ombre. 

Vous  parlez  de  Rembrandt.  Eh!  bon  Dieu!  il  a  fait  très  simplement  ce  grand  peintre,  en 


Croquis  de  Curés 


[79 


après,  une  fluxion  de  poitrine  se  déclarait.  On  craignit  pour  sa  vie. 
Il  se  releva  pourtant  après  deux  mois  de  maladie.  Mais  il  ne  pouvait 
quitter  la  chambre,  il  restait  très  faible.  Dès  qu'il  put  travailler  sans 
défaillir,  il  se  remit  à  peindre.  C'est  alors  qu'il  fit  ses  derniers  portraits, 
des  portraits  de  parents,  d'amis,  des  pastels  délicats  et  vigoureux, 
d'une  grande  beauté,  faite  d'apaisement  et  de  tendresse.  Il  ne  s'avouait 
pas  vaincu;  il  n'était  pas  épuisé  de  rêves  et  d'espérances.  Il  ne  voulait 
pas  mourir;  il  voulait  lutter  encore.  11  projetait  de  finir,  comme  il 
avait  débuté,  par  de  beaux  portraits. 

Mais  ses  forces,  au  lieu  de  revenir,  de  plus  en  plus  s'en  allaient. 
Sa  volonté  galvanisait  son  corps.  Il  se  mettait  debout,  se  traînait  à  sa 
fenêtre,  s'asseyait  devant  son  chevalet.  Enfin  le  pinceau  lui  tomba  des 
mains.  «  Je  ne  peux  plus,  dit-il.  »  Et  il  se  coucha.  C'était  la  fin.  Devant 
la  mort  il  se  retrouva  doux  et  fort.  Il  était  plein  de  reconnaissance 
pour  les  soins  qu'on  lui  donnait  ;  il  souffrait  en  silence,  sans  une 
plainte,  la  nuit,  pour  ne  pas  éveiller  sa  pauvre  femme,  endormie  sur 
un  fauteuil  auprès  de  son  lit.  Comme  elle  lui  disait  :  «  Ton  malheur  a 
été  de  me  trouver  sur  ton  chemin,  »  il  eut  un  geste  grave  :  «  Pourquoi 
être  ingrat  envers  le  passé,  je  ne  regrette  rien.  Si  c'était  à  refaire,  je 
recommencerais.  »  Avait-il  donc  trouvé  dans  sa  vie  déplorable  le 
secret  du  bonheur?  Il  ne  songeait  plus  qu'aux  autres,   qu'à  ce  qu'il 

homme  de  génie,  ce  que  vous  établissez  en  principe.  Fort  en  son  métier  comme  pas  un,  sûr 
de  ses  moyens...  N'allez  pas  croire  qu'il  oublie  tout  cela  devant  la  nature.  Non,  seulement 
c'est  chose  à  lui  si  naturelle  que  le  tout  se  présente  à  l'instant.  Et  c'est  ce  qui  fait  de  la  tète 
d'un  grand  artiste  un  admirable  spectacle.  C'est  tout  un  monde.  Que  de  comparaisons,  que 
de  réminiscences,  que  de  conseils  dictés  par  l'expérience,  que  de  pensées  en  foule  entre  ce 
coup  de  pinceau  et  l'idée  de  l'artiste  !  Non,  il  ne  faisait  pas  fi  de  l'imagination.  Je  n'en  veux 
pour  preuve  que  cette  admirable  tète  de  Christ  dans  la  petite  scène  du  Louvre  et  l'adorable 
expression  de  l'enfant  apportant  le  plat.  —  C'est  l'idée,  le  sentiment  —  tout  jusqu'à  l'effet 
mystérieux,  cherché,  voulu.  Ses  portraits!  Regardez  l'homme  au  chapeau,  la  mâle  et  grande 
expression  du  modèle,  le  tout  rendu  (après  un  travail  que  lui  seul  pourrait  nous  dire)  par 
quelques  touches  d'une  sûreté,  d'une  vision  admirables.  Et  ce  serait  là  ce  que  vous  appelez 
un  réaliste  !  Ah!  quelle  fantaisie,  quelle  puissance,  quelle  poésie  se  dégagent...  Suivez-le 
dans  ses  foules,  dans  ses  bonshommes  de  second  plan,  quelle  étude  !  quelle  observation  de 
la  nature!  quelle  provision  de  choses  vues,  sues!  quel  débordement  de  science,  d'acquit! 
Demandez-le  maintenant  aux  réalistes  de  ce  temps,  ce  qu'ils  aiment,  c'est  le  modèle  là,  bien 
tranquille,  qui  pose  devant  eux!...  â> 

180 


L'Arrestation  (N°  226) 
M.  Laveur. 


.'m97i;J  .M 


pouvait  encore  leur  donner  de  lui-même.  Il  appelait  Edmond,  résumait 
pour  lui  dans  ses  paroles,  qui  étaient  autant  de  douleurs,  toute  son 
expérience  de  peintre,  lui  recommandait  les  tableaux  à  regarder  sans 
cesse  au  Louvre  :  «  Rembrandt  surtout,  Rembrandt,  je  dirais  presque  : 
rien  que  Rembrandt.  »  Les  yeux  déjà  obscurcis,  il  cherchait  des 
mains  ses  fils,  pour  les  avoir  encore,  jusqu'au  dernier  moment;  il 
leur  recommandait  leur  mère  et  de  devenir  des  hommes.  Au  moment 
de  partir,  il  mettait  dans  cette  scène  d'adieu,  dans  cette  scène  qu'on 
n'oublie  pas,  tout  ce  qu'il  pouvait  mettre  de  force  pour  eux  contre  les 
tentations  mauvaises.  Dans  ses  derniers  murmures  d'agonisant,  on 
surprenait  encore  ces  mots  d'honneur,  de  droit  chemin,  de  devoir. 
C'était  le  secret  de  sa  vie  qu'il  livrait  dans  ces  paroles  suprêmes,  le 
secret  de  sa  force,  de  la  consolation  qui  jamais  ne  lui  avait  manqué,  (i) 


(i)  Dehodencq  est  mort  le  2  Janvier  1882. 


181 


DISCOURS 


Prononcé  sur  la  tombe  d'ALFRED  DEHODENCQ 
par  M.  Théodore  de  Banville 


C^ 


Portrait  du  Peintre  dans  la  dernière  année  de  sa  vie 

par  Edmond  Dehodencq. 

M.  Gabriel  SèailUs. 


«  Accomplissant  un  cruel 
et  suprême  devoir,  je  m'ap- 
proche de  cette  tombe  non 
seulement  avec  une  respec- 
tueuse admiration,  mais 
aussi  avec  une  tendre  affec- 
tion désolée  ;  car  celui  au- 
quel je  viens  dire  adieu  n'a 
pas  seulement  été  un  homme 
de  génie,  il  était  aussi  le  plus 
ancien  de  mes  amis  et  le 
meilleur,  comme  je  m'ho- 
nore d'avoir  été  le  sien.  A 
ce  titre,  il  m'appartiendrait 
sans  doute  de  dire  quels  tré- 
sors de  bonté,  de  dévoue- 
ment, de  tendresse  contenait 
son  âme  fidèle  ;  mais  à  ce 
moment  décisif  l'artiste  dans 
Alfred  Dehodencq  doit  tout 
dominer,  et  d'ailleurs  son 
génie  était  sa  tendresse 
même;  il  fut  toujours  fait 
d'un     immense     effort 


18^ 


d'amour.  Car  l'amour  seul  ose  et  sait  créer  quelque  chose.  Dehodencq 
était  de  ceux  que  dévore  l'appétit  de  l'idéal,  et  qui  ne  peuvent  trouver 
nul  repos  tant  qu'ils  ne  l'ont  pas  contemplé  de  leurs  yeux  avides  et 
touché  de  leurs  mains  frémissantes. 

Pour  ceux-là,  qui  ne  se  contentent  pas  du  métier  et  du  talent,  la  vie 
n'est  qu'une  longue  et  pénible  lutte,  où  les  succès  et  les  défaites  sont 
les  moindres  accidents  ;  car  la  seule,  la  vraie  souffrance  de  l'artiste, 
c'est  de  ne  pouvoir  exprimer  complètement  ce  qu'il  a  en  lui,  c'est,  si 
grand  qu'il  soit,  de  rester  toujours  inférieur  à  son  désir.  C'est  seule- 
ment lorsque  ses  yeux  se  sont  fermés  à  la  lumière  matérielle  qu'il 
s'enivre  enfin  de  la  complète  harmonie,  et  aussi  c'est  alors  seulement 
que  ses  contemporains  lui  rendent  justice  et  mesurent  l'audace  de  son 
vol  effréné. 

Cette  heure  apaisée  et  radieuse  est  enfin  venue  pour  Alfred 
Dehodencq  ;  on  voit  avec  éblouissement  sa  carrière  trop  courte,  à 
chaque  minute  peuplée  d'oeuvres  et  de  chefs-d'œuvre.  Entré  dans  l'art 
avec  cette  solide  éducation  que  Cogniet  donnait  à  ses  élèves,  ses 
débuts  furent  une  suite  de  victoires  ;  tout  de  suite  il  s'affirmait  grand 
coloriste,  dessinateur  savant,  habile  à  fixer  le  mouvement  fugitif  et 
rapide,  compositeur  superbe,  historien  ayant  le  sens  intime  des  épo- 
ques et  des  races.  Il  savait  donner  à  ses  créations  la  passion,  la  fougue, 
l'intensité  tragique. 

L'Espagne  et  l'Orient  l'attiraient  comme  une  patrie  d'avance  entre- 
vue et  devinée  ;  on  sait  quel  artiste  il  y  devint,  comme  il  y  peignit  de 
nombreuses  toiles  impérissables,  et  comme  il  en  rapporta,  dans  ses 
prunelles,  les  acteurs,  les  costumes,  le  changeant  décor  de  son  drame 
infini  et  varié  et  l'étonnante  splendeur  de  la  lumière  et  du  ciel.  Quand 
il  revint  en  France  avec  sa  chère  compagne,  avec  ses  fils  nés  au  pays 
du  soleil,  bien  des  choses  avaient  changé  ;  Dehodencq  garda  l'enthou- 
siasme, l'ardeur,  la  fièvre  de  ses  débuts  ;  il  resta  fidèle  à  sa  religion  et 
à  lui-même.  Il  a  peint  jusqu'à  la  dernière  minute,  jusqu'à  ce  que  le 
pinceau  tombât  de  sa  main  défaillante,  de  plus  en  plus  admiré  par  les 
plus  clairvoyants  penseurs  en  qui  commence  la  postérité  déjà  vivante. 

184 


Ses  dernières  années,  ses  derniers  jours  surtout  ont  été  un  long 
martyre  ;  mais  il  s'éveille  de  ce  mauvais  rêve,  et  il  entre  à  la  fois  dans 
l'éternelle  félicité  et  dans  la  gloire  sereine.  O  mon  ami!  ta  femme,  tes 
fils,  tes  admirateurs,  tes  amis,  tous  ceux  qui  te  chérissaient  sont  en 
pleurs  ;  mais  toi,  tes  prunelles  se  sont  ouvertes,  tu  vois  l'invisible,  et 
c'est  dans  la  tranquile  joie  que  tu  m'entends  te  dire  :  Adieu,  créateur, 
lutteur,  grand  artiste  tant  de  fois  meurtri  et  blessé,  qui  triomphe 
enfin.  O  mon  cher  bien-aimé,  mon  vaillant  ami  de  toutes  les  heures, 
adieu  et  à  toujours  !  ». 

Le  monument  d'Alfred  Dehodencq  est  surmonté  d'un  beau  buste 
sculpté  par  son  fils  Edmond,  et  sur  la  pierre  tombale  on  a  gravé  ces 
vers  de  Th.  de  Banville  : 


Notre  Alfred  Dehodencq  est  là,  sublime  artiste. 
Créateur  toujours  jeune  et  prêt  à  l'action 
Il  peignit  l'Orient  de  pourpre  et  d'améthyste, 
Les  combats  de  l'Histoire  et  de  la  Passion. 

Jusqu'au  dernier  moment  gardant  sa  foi  première, 
Il  eut  en  lui  le  sens  de  l'humaine  douleur, 
Et  pour  l'extasier  dans  la  pure  lumière, 
Il  sut  faire  pleurer  et  chanter  la  Couleur. 

Son  fils  Edmond,  en  qui  revivait  son  génie, 
A  sculpté,  plein  d'amour,  avec  un  doigt  savant, 
Cette  image  oh  renaît  sa  pensée  infinie, 
Et  sa  tête  inspirée  et  son  regard  vivant. 

Tous  deux  voient  à  présent  la  vie  oh  rien  ne  change. 
Ils  se  sont  réveillés  dans  la  clarté  des  deux, 
Avec  Emmanuel,  Armand,  et  ce  doux  ange, 
La  petite  Marie  aux  yeux  mystérieux. 

185 

27 


Ceux  qui  restent,  le  fils,  la  mère  endolorie, 
Savent  qu'ils  sont  vainqueurs  de  l'oubli  meurtrier, 
Et  fier e  de  ces  deux  artistes,  la  Patrie 
Leur  tend  silencieuse  un  rameau  de  laurier. 


Août  1887. 


Théodore  de  Banville. 


Tombeau  d'Alfred  Dehodencq. 


CATALOGUE 


DES 


ŒUVRES 


dAlfred    DEHODENCQ_ 


AVANT    LE    DEPART    POUR    L'ESPAGNE 

1844-1850  w 


—  L'Orpheline.  —  Salon  de  1844.  — 

H.  o.()o.  L.  0.65.  —  M.  Laveur. 
Reproduit  dans  le  volume    p.  10. 

—  Portrait  de  M.   Henri.  —  Salon  de 

1S44. 


Sainte-Cécile  en  adoration.  —  Salon 

de  1844. 
Le  Doute.  —  Salon  de  1845. 
Portrait   de  M.    Ludger  Berton.  — 

Salon  de  1845. 


(1)  Le  long  séjour  de  Deliodencq  en  Espagne  et  au  Maroc  rend  particulièrement  difficile  la  tâche 
de  donner  de  ses  œuvres  un  catalogue  complet  et  précis.  J'ai  dû  trop  souvent  m'en  tenir  à  signaler 
un  tableau,  sans  pouvoir  en  indiquer  les  dimensions  ou  le  propriétaire.  Pour  établir  ce  catalogue,  j'ai 
consulté  les  archives  du  Ministère  des  Beaux-Arts,  le  catalogue  des  Salons  annuels,  le  catalogue  de  la 
vente  du  peintre,  et  une  note  manuscrite  de  la  main  de  Dehodencq,  qui  malheureusement  se  borne  à 
indiquer  le  sujet  des  tableaux,  sans  en  préciser  les  dimensions. 

IE9 


!3 


M 


16. 


—  Saint-Etienne  traîné  au  supplice. — 

Salon  de  1846.  Eglise  de  Jargeau 
(Loiret). 

—  Portrait    d'un   jeune  architecte.  — 

Salon  de  1846.  —  3°  médaille. 

—  Portrait  du   peintre  par  lui-même, 

vers  1846.  —  H.  0.75,  L.  0.60.  — 
M.  Ed.  Houssin,  statuaire. 

—  Portraits  des  enfants  de  M.  Dutocq. 

—  1847.  —  H.  0.80,  L.  0.95.  — 
M.  Poirrier,  Sénateur  de  la  Seine. 

—  La  Visitation.    —    '847.   —   Eglise 

Pont  Saint-Maxence  (Oise). 

—  Portrait  de  M.  Jules  Adenis.  —  Sa- 

lon de  1847. 

—  Dessins   de  la  nuit    du    23    Février 

1848.  —  M.  Carolus   Duran.  Re- 
produit dans  le  volume  p.  13. 

—  Portrait   de   M.   Nicolle.   —     Salon 

de   1848.   —  H.  0.65,  L.  0.55.  — 
M"«  M.  Nicolle. 

—  Le   Christ  au   Tombeau.    —  Salon 

de    1848.  —   Chapelle   du  grand 
séminaire  de  Gap. 

—  Portrait  d'Armand    du    Mesnil.    — 

Salon  de  1848.  —  H.  1 .30,  L.  0.80. 
M.  le  comte  Dudemaine. 

—  Portrait  de  petite  fille  (robe  bleue). 

—  H.  0.65,    L.  0.58.  —   M.    A. 
Revre. 


17- 
18. 

19. 


23- 

24. 
=  5- 

26. 
27. 


—  Portrait  de  M.  A.  Jal,  publiciste.  — 

1848. 

—  Le  Camoëns.  —  1848.  —  Acheté  à 

la  vente  par  M.  Roy. 

—  Portrait    de    M"0    Isabelle   Dubois, 

nièce  du  peintre.  —  H.  0.62, 
L.  0.^0.  —  M"8  I.  Dubois. 

—  Portrait  de  Lucien  Dubois,   neveu 

du  peintre.  —  H.  0.62,  L.  0.50. 

—  M11»  I.  Dubois. 

—  Portrait  de   M.  Dubois,  beau-frère 

du  peintre.  —  H.  0.62,  L.  0.50. 

—  M"°  I.  Dubois. 

—  Virginie    retrouvée     sur    la    plage, 

esquisse  du  tableau.  —  H.  0.32, 
L.  0.40.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Aglon. 

—  Virginie     retrouvée    sur    la    plage. 

—  Salon  1849.  —  Musée  de 
Dinan. 

—  La  mort  de  Rotrou.  —  1849. 

—  Portrait  du  peintre  par  lui-même.  — 

1849.  —  H.  0.65,  L.  0.55.  — 
Musée  du  Louvre.  —  Reproduit 
en  tète  du  volume. 

—  Portrait  de  M.  Mercier. 

—  Portrait  de  M.  Dubonens. 


190 


PREMIER  SÉJOUR  EN  ESPAGNE  ET  AU  MAROC 

1850-1855 


30. 


28.  —  Esquisse  du  naufrage  de  Don  Juan 

(Byron).  —  1850. 

29.  —  Esquisse  d'un  épisode  de  la  vie  du 

Cardinal  Ximénès.  —  1850. 

—  Deux  Espagnols  (étude  pour  le 
combat  de  Novillos).  —  1850.  — 
H.  0.37,  L.  0.23.  —  M.  Gabriel 
Séailles.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  3  1. 

—  Le  Combat  de  Novillos.  —  1850.  — 
Musée  de  Pau.  —  H.  1.20,  L.  2.45. 

—  Reproduit  dans  le  volume 
p.  43. 

—  Le  Combat  de  Novillos  (reproduc- 
tion en  petit,  mise  en  loterie  à 
Madrid).  —  1850. 

—  Gil  Blas.  —  Esquisse.  —  1850.  — 
H.  0.38,  L.  0.54. 

—  Gil  Blas  et  le  capitaine  Rolando.  — 
1850. 

—  Portrait  du  Prince  Piscicelli  (l'homme 
au  chapeau  blanc).  —  1850.  — 
H.  0.65,  L.  0.55.  —  Mm°  Besnard. 

—  Reproduit  dans  le  volume 
P-   35- 

—  Portrait  du  peintre  Debras. —  1850. 

—  H.  0.63,  L.  0.45.  —  M.  Alfred 
Agache.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  26. 

—  Portrait  du  Peintre  espagnol  Ma- 
drazo.  —  1850. 


31- 

32- 

33- 
34- 
35- 

36. 
37- 


39- 


40.  — 


41. 


3S.    —  Portrait  du  fils  de  M.  Madrazo.  — 
1850. 

Espagnol  avec  guitare.  —  1850.  — 
H.  0.34,  L.  0.26.  —  M.  Gabriel 
Séailles.  —  Reproduit  dans  le  vo- 
lume p.  VI. 

Procession  à  Séville  (esquisse  pour 
le  tableau  du  Duc  de  Montpen- 
sier).  —  185  1.  —  H.  0.60,  L.  0.85. 
—  M.  Gabriel  Séailles.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  54. 

La  Procession  :  una  cofradia  pa- 
sando  por  la  calle  de  Genova  in 
Sevilla.  —  185 1.  —  Alto  4  pies, 
Ancho  6  pies.  —  Palais  de  San 
Telmo. 

Danse  de  gitanes  :  un  baïle  de 
gitanos  en  los  jardines  del  Al- 
cazar,  delante  del  pabillon  de 
Carlos  V.  —  1 85 1 .  —  Alto  4  pies. 
Ancho  6  pies.  —  Dessin  pour  ce 
tableau  reproduit  dans  le  volume 
p.  48. 

Brigand  espagnol.  —  1851. 

Portrait  de  M.  Hernandez. 

Portrait  de  M.  Zabalburn. 

Portrait  du  député  Ureta. 

Portrait  de  M.  Mamby. 

Portrait  de  M.  Pereda. 


A3 
44 
45 
46 

47 


191 


5=> 

53. 
54' 


49-  —  Tète  de  Bohémien  (Caralampio). — 
H.  0.42,  L.  0.50.  —  M.  Gabriel 
Séailles.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  69. 

50.  —  Bohémiens  et  Bohémiennes  au  re- 

tour  d'une  fête    en  Andalousie. 

—  1852.  —  H.  1.54,  L.  2.10.  — 
Musée  de  Chaumont.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  72. 

51.  —  Esquisse   du  tableau  précédent.  — 

H.  0.35,  L.  0.52.  —  Acheté  à  la 
vente  par  M.  Romain. 

—  Répétition  du  tableau  commandé 
par  le  Duc  de  Montpensier.  — 
1852. 

—  Cantonnier  andalou  endormi  sur 
le  chemin.  —  1852. 

—  Danse    de    Gitanes.    —    Répétition 

donnée  par  le  Duc  de  Montpen- 
sier au  roi  de  Portugal  Fernando. 

—  1853. —  Catalogue  de  la  vente 
du  roi  Fernando  de  Portugal  : 
les  Sevilhanas  (dança),  costumes 
hespanhoes,  assignado  Alfred 
Dehodencq,  escola  franceza.  — 
Largura  1.18,  Altura  0.85. 

55.  --  Danseuse   Espagnole.  —   H.   0.45, 

L.  0.25.  —  M.  Laveur.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  xvi. 

56.  —  Jeune  Bohémienne  jouant  de  la  gui- 

tare. —  1853.  —  H.  1.00,  L.  0.65. 

—  M.  Gabriel  Séailles.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  75. 

57.  —  Portrait   de  la  famille   du   Duc    de 

Montpensier  dans  un  jardin  (le 
duc,  la  duchesse,  les  deux  in- 
fantes, la  nourrice  avec  l'infant 
dans  ses  bras).  —  H.  2  m.  L.  1,67. 

—  Dessin  pour  ce  tableau  repro- 
duit dans  le  volume  p.  82. 


58.  —   Esquisse   du   portrait  précédent.  — 

H.  0.47,  L.  0,36.  —  Acheté  à  la 
vente  par  M.  Goupil. 

59.  —  Portrait  du   capitaine    de    vaisseau 

Maisonneuve. 

60.  —  Portrait  du   lieutenant   de  vaisseau 

Doré. 

61  .  —  Vue  du  port  de  Cadix.  —  1 S54.  — 
H.  0.28,  L.  0.42.  —  M.  Gabriel 
Séailles.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  95. 

62.  —  Arrivée  de  la  reine  Marie-Amélie  à 

Cadix.  —  '854-  —  H.  1.10, 
L.  1,22.  —  Palais  de  San  Telmo. 

63.  —  La  feria  (foire)  de  Séville.  —  1854. 

—  Tableau  peint  pour  la  reine 
Marie-Amélie. 

64.  —  Danse  de  Gitanes.  —  Peint  pour  la 

reine  Marie-Amélie. 

65.  —  Visite  de  la  reine  Marie-Amélie,  du 

Duc  et  de  la  Duchese  de  Mont- 
pensier au  couvent  de  la  Rabida. 

—  1854.  —  H.  1.10,  L.  1,22.  — 
Palais  de  San  Telmo. 

66.  —  Petit  portrait  du  Duc  de  Montpen- 

sier en  commandeur  de  l'ordre 
de  Calatrava.  —  1 S54.  —  Palais 
de  San  Telmo. 

67.  —  Quatre   compositions   de  la  vie   de 

Christophe  Colomb.  —  1854-55. 

—  Le  Duc  de  Montpensier  avait 
fait  réparer  le  couvent  de  la  Rabida 
et  avait  commandé  à  cette  occa- 
sion un  tableau  se  rapportant  à 
un  épisode  de  la  vie  de  Chris- 
tophe Colomb. 

68.  —  Concert   juif   chez    le  Caïd   maro- 

cain. —  Exposition  Universelle 
de    1855. 


69.  —  Portrait  de  M.  Ch.  Gide. 

70.  —  Portrait  de  M.  Fontenoy. 

71.  —  Portrait  de  M"1  Fontenoy. 


72. 


Portrait  de  M"'  Dehodencq,  mère 
du  peintre.  —  H.  0.21,  L.  0.15. 
—  M.  Alfred  Dehodencq  fils. 


1856-1863   (') 


—  Enfant  marchand  d'oranges.  — 
H. 0.45,  L.0.32.  —  M.  A.  Sambon, 
directeur  du  Musée.  —  Reproduit 
dans  le  volume  p.  40. 

—  Bohémiennes  marchandes  de  bei- 
gnets. —  H.  0.60,  L.  0.45.  — 
M.  Laveur.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  71. 

—  Danse  bohémienne.  —  H.  0.60, 
L.  0.75.  —  M.  Victor  Noé.  — 
Reproduit  dans  le  volume  p.  78. 

—  Bohémiens  sur  route.  —  H.  0.70, 
L.  0.50.  —  M.  le  D'  Petit.—  Re- 
produit dans  le  volume  p.  58. 

Bohémienne  avec  deux  enfants. 
—  Etude  pour  le  tableau  précé- 
dent. —  Aquarelle.  —  M.  Gabriel 
Séailles.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  76. 

—  La    Malaguena    (danse    espagnole) 

vers  1861.  —  (Deux  figures  de 
six  pieds.  Note  de  la  main  de 
Dehodencq). 

78.  —  Marche  de  Paysans  andalous.  — 
1862.  —  H.  1.00,  L.  1.45.  — 
Musée  de  Condom.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  134. 


73- 


74- 


75- 


76. 


76  bis 


77- 


78  bis.  —  Marche  de  Bohémiens.  —  Aqua- 
relle.   —    M.     Gabriel    Séailles. 

—  Reproduit    dans    le    volume 
p.  17. 

79.  —  L'Aguador    (marchand    d'eau)    de 

Séville.  —  Vers  1862.  —  H.  0.75, 
L.  0.60.  —  M.  A.  Rouart. 

80.  —  L'Aguador.  —  Esquisse  du  tableau. 

—  H.  0.50,  L.  0.40.  —  Acheté  à 
la  vente  par  M.  Goupil. 

81.  —  L'Aveugle.  —  II.  0.80,  L.  0.50.  — 

Acheté  à  la  vente  par  M.  Martin 
Ferrand. 

S2 .    —  L'Aveugle  (conduit  par  un  enfant). 

—  Aquarelle.  —  H.  0.35,  L.  0.25. 

—  M.  Gabriel  Séailles.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  52. 

83 .  —  Danseurs    Espagnols.   —  H.   0.45, 

L.  0.35.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Krinos. 

84.  —  Danseuses  Espagnoles.  —  H.  0.45, 

L.  0.3s.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Krinos. 

85.  —  Cavaliers   arabes    sur   un    pont.  — 

H.  0.32,   L.  0.41.  —  Acheté  à  la 
vente  par  M.  Aglon. 


(1)  La  période  qui  s'étend  entre  le  second  départ  de  Dehodencq  pour  l'Espagne  (Décembre  1855)  et 
son  retour  définitif  en  1863  est  celle  pour  laquelle  il  est  le  plus  difficile  d'établir  le  catalogue  de  ses 
œuvres.  Il  n'expose  même  plus  aux  salons  annuels.  J'ai  heureusement  retrouvé  une  note  de  sa  main 
qui  donne  les  titres  de  ses  principaux  tableaux,  mais  sans  aucune  autre  indication. 


28 


Su.  —  Mariée  juive.  —  H.  0.32,  L.  0.23.  — 
M.  Gabriel  Séailles.  —  Reproduit 
sur  la  couverture  du  volume. 

87  .  —  Noce  juive.  —  Esquisse.  —  H.  0.3  1 , 
L.  0.40.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Théophile  Gide  (1). 

88.  —  Intérieur    de     cour    marocaine.    - 

H.  o.so,  L.  0.37.  —  Musée  de 
Troyes.  —  Reproduit  dans  le  vo- 
lume. 

89.  —  Enfant  juif  marocain.   —   H.   0.45, 

L.  0,52.  —  M.  A.  Sambon.  —  Re- 
produit dans  le  volume  p.  129. 

90.  —  Le  conteur   marocain.  —  1S58.  — 

Etude  pour  le  tableau  du  roi  de 
Portugal.  —  H.  0,42,  L.  0,62.  — 
M.  Gabriel  Séailles.  —  Reproduit 
dans  le  volume  p.  120. 

i)i.  —  Le  conteur  marocain.  —  1858.  — 
Peint  pour  le  roi  de  Portugal  don 
Fernando.  —  Catalogue  de  la 
vente  des  tableaux  ayant  appar- 
tenu au  roi  Fernando  :  una  festa, 
composiçaon  de  muitissimas  figu- 
ras (costumes  orientales). —  Pin- 
tado  sopra  tella,  escola  franceza, 
assignado  Alfred  Dehodencq. — 
Largura  1.67,  Altura  1,20. 

92.   —  Musiciens  juifs    dans   les   rues    de 

Tétuan.  —  1S58.   —  Etude  pour 

le  tableau  du  roi  don  Fernando. 

—  H.   0.40,   L.   0,30.   —   M.   A. 

Reyre.   —    Reproduit    dans    le 

volume  p.  126. 

93.   —  Musiciens  juifs   dans  les  rues   de 
Tétuan.  —  1858.  —  Peint  pour  le 


94. 


95-   — 


96. 

<-n- 
98. 

99. 
100. 
101 . 


roi  don  Fernando  de  Portugal.  — 
Catalogue  de  la  vente  des  ta- 
bleaux ayant  appartenu  au  roi 
don  Fernando  :  una  festa,  scena 
oriental.  —  Pintado  sopra  tella, 
assignado  Alfred  Dehodencq, 
escola  franceza.  —  Largura  1.22, 
Altura  1 .67. 

Juive  marocaine  en  costume  de 
fête.  —  Aquarelle.  —  H.  0.33, 
L.  0.23.  —  M.  Gabriel  Séailles. 

Le  nègre  chanteur.  —  M.  Hal- 
phen (note  manuscrite  de  Deho- 
dencq). —  Dessin  pour  cette 
composition  reproduit  dans  le 
volume  p.  119. 

L'enlèvement  d'une  juive.  —  M. 
Halphen  (note  manuscrite  de 
Dehodencq). 

Danse  de  nègres. 

Le  mariage  juif.  —  M.  Paget  (note 
manuscrite  de  Dehodencq). 

L'embarquement  des  pèlerins. 

Le  concert. 

La  justice.  —  M.  Hay  (note 
manuscrite  de  Dehodencq).  - 
Le  Voyage  d'Eugène  Delacroix 
au  Maroc,  par  Jean  Guiffrey, 
p.  41  :  «  une  certaine  intimité 
semble  avoir  existé  avec  M.  Hay, 
le  grand  amateur  de  chevaux,  et 
Mm°  Hay.  »  En  note  :  «  Mm0  Hay 
faisait  venir  des  femmes  maures 
au  Consulat  anglais,  où  Dela- 
croix pouvait  les  dessiner.  » 


(1)  Quand  j'ai  écrit  autrefois  mon  livre  sur  Alfred  Dehodencq,  j'ai  trouvé  le  plus  aimable  accueil 
auprès  de  M.  Théophile  Gide.  M.  Henri  Gide,  son  neveu,  n'a  daigné  ni  me  répondre,  ni  me  recevoir, 
et  je  n'ai  pu  obtenir  de  lui  aucun  renseignement  sur  les  tableaux  qui  sont  encore  dans  les  mains  de 
sa  famille.  Le  fait  vaut  d'être  signalé. 


194 


102.  —  Le  dîner  des  pauvres. 

103.  —  Le  charmeur  de  serpents. 

104.  —  La  fête  du  mouton.  —  Un  dessin 

pour  cette  composition  repro- 
duit dans  le  volume  p.  108. 

105  .  —  Le  fou. 

106.  —  L'enterrement. 

107.  —  Le  cimetière. 

108.  —  Les  Yossoways. 

109.  —  Etude  de   la  tête   de   la  juive   sur 

l'échafaud  pour  l'exécution.  — 
H.0.30,  L  0.23. — Alfred  Deho- 
dencq  fils.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  115. 

110.  —  L'Exécution  de  la  Juive.  —  1860. 

Dehodencq  a  peint  plusieurs 
fois  l'Exécution  de  la  Juive.  Sa 
première  toile  fut  écrasée  à 
Tanger  sous  les  débris  de  son 
atelier.  En  1SS4,  au  palais  de 
San  Telmo,  un  vieux  serviteur 
du  Duc  de  Montpensier  me  dit 
que  le  plus  beau  tableau  peint 
par  Dehodencq  pour  le  prince 
était  à  la  villa  San  Lucar  et  qu'il 
représentait  l'exécution  d'une 
juive.  Au  Salon  de  1861  figurait 
une  répétition  du  tableau  qui, 
d'après  la  note  manuscrite,  dut 
passer  en  Angleterre.  Nous 
avons  en  outre  une  très  belle 
esquisse  et  un  tableau  plein  de 
verve  sur  le  même  sujet. 

111.  —  L'Exécution  de  la  Juive.  —  1S61. 

—  En  Angleterre. 

112.  —  Esquisse  de  l'Exécution.  —  18Û1. 

H.  0.60,  L.  0.45.  —  M.  Henry 
Marcel,  directeur  de  la  Biblio- 
thèque Nationale. 


113.  —  L'Exécution  de  la  Juive.  —  Vers 

1862.  —  H.  1.10,  L.  0.80.  — 
M.  Charles  Paix  Séailles.  —  Re- 
produit dans  le  volume  p.  112, 
ainsi  que  plusieurs  dessins  se 
rapportant  à  ce  tableau. 

114.  —  Noce  de  nuit  à  Tanger.  —   1862. 

—  H.  1.84,  L.  1.22.  —  Musée  de 
Dunkerque.  —  Un  dessin  pour 
cette  composition,  dont  il  a  été 
impossible  d'obtenir  une  photo- 
graphie, reproduit  dans  le  vo- 
lume p.  131. 

115.  —  La   Plage.    —    1862.   —  H.    2.00. 

L.  3.00.  —  M.  Albert  Noé.  — 
Dessin  se  rapportant  à  cette 
composition  reproduit  dans  le 
volume  p.  137, 

116.  —  Portrait   de    Mm°    Dehodencq.    - 

Vers  1859-60.  —  M.  Gabriel 
Séailles.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  98. 

117.  --   Portrait   de   M.    Bonnet.    —    Mmo 

Bonnet  (Tanger). 

118.  —   Portrait     du    général     Ferguson , 

Gouverneur  de  Gibraltar. 

119.  —  Portrait  de  M.  Macpherson. 

120.  —  Portrait  de  M.  Manuel  Williams. 

-  Album  Delacroix  du  Musée 
du  Louvre  :  «  Séville,  Dimanche 
27.  Chez  M.  Williams,  le  soir. 
Danseurs.  Lundi  28.  Adieux  à 
M.  Williams  et  à  sa  famille.  Je 
ne  puis  quitter  probablement 
pour  toujours  ces  excellentes 
gens.  Seul  un  instant  avec  lui. 
Son  émotion.  »  (Jean  Guiffrey, 
p.  125). 

121.  —  Portrait  de  M.  Malmusi. 

122.  —  Portrait  de  Mm»  Malmusi. 


T95 


123-  —  Portrait  de  M.  de  Martino. 

124.  —  Portrait  de  M.  Echecopar. 

125.  —  Portrait  de  Mme  Echecopar. 

126.  —  Portrait  du  fils  de  M.  Macpherson. 

127.  —  Portrait  de  M.  Dalluin. 

128.  —  Portrait  de  M.  Scavasso. 

129.  —  Portrait  de  Dantez  en  chasseur. 

130.  —  Portrait  de  M.  Castex. 

131.  —  Portrait  de  M.  de  Kérallet. 

132.  —  Portrait  de  M.  Dumoulin. 

133.  —  Portrait    de    M.    Cotelle.    —    M. 

Emile  Cotelle,  conseiller  d'Etat. 

134.  —  Portrait  des  deux  fils  de  M.  Cotelle. 


H.   0.55,   L.  0.50.  —  M.  Emile 
Cotelle,  conseiller  d'Etat. 

J35.   —  Portrait  de  M.  Bâche. 

136.  —  Portrait   des   deux  enfants  de   M. 

Bâche. 

137.  —  Portrait  du  peintre  par  lui-même. 

H.   1.00,  L.  0.80.  —  M.  Victor 
Noé. 

13S.  —  Portrait  d'A.  Dehodencq,  fils  aine 
du  peintre.  —  1S62.  —  H.  0.70, 
L.  o.=,o.  —  Alfred  Dehodencq 
fils.  —  Reproduit  dans  le  vo- 
lume p.  104. 

139.  —  Portrait  d'Alfred,  fils  aîné  du 
peintre  (le  petit  marin).  —  1862. 
-  H.  1.10,  L.  0,85.  —  M.  Alfred 
Dehodencq  fils. 


1863-1870 


140.  —  Christophe  Colomb  au  couvent  de 

la  Rabida.  —  1864.  —  Réduc- 
tion du  grand  tableau.  —  H.  0.90, 
L.  0.60.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Agelasto. 

141.  —  Christophe  Colomb  au  couvent  de 

la  Rabida.  —  Salon  1864.  — 
H.  4.00,  L.  3.00.  —  Acheté  par 
l'Empereur  Napoléon  III.  (Note 
manuscrite). 

142.  —  Naranjero     (enfant    marchand 

d'oranges  debout).  — Vers  1865. 
—  H.  0.80,  L.  0.62.  —  M.  le 
Sénateur  Poirrier. 


143.  —  Le  petit  mendiant.  —  Vers   1865. 

—  H.  0.60,  L.  0.36.  —  M.  Victor 
Noé.  —  Reproduit  dans  le  vo- 
lume p.  53. 

144.  —  La    Bastonnade    à   la   Kasbah.    — 

H.  0.80,  L.  1.20.  —  M.  Charles 
Gide.  —  Dessin  pour  cette  com- 
position reproduit  dans  le  vo- 
lume p.  125. 

145.  —  La  Bonne  Aventure.   —   Esquisse 

pour  le  tableau.  —  1863.  — 
H.  0.56,  L.  0.46.  —  Acheté  à  la 
vente  par  M,  Martin  Ferrand. 


196 


146. 

r47- 
148. 


La  Bonne  Aventure.  —  Salon  de 
de  1865,  médaille  de  seconde 
classe.  —  H.  0.20,  L.  1.80.  — 
M""  G.  Talion. 


Petite    Bohémienne. 
Gide. 


M.    Th. 


Fête  juive  à  Tétuan.  —  Salon  de 


Mmc  Billotte,  née  Fromentin.  — 
Reproduit  dans  le  volume  p.  146. 

149.  —  Marchand  de  bijoux  à  Tanger.  — 

Vers  1865.  —  H.  0.65,  L.  0.50. 

—  M.  Morel  d'Arleux.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  148. 

150.  —  La  justice  du  pacha.  —  Salon  1866. 

—  Musée  de  Bagnères  de  Bi- 
gorre.  —  H.  1.60,  L.  1.32.  — 
Reproduit  dans  le  volume  p.  144. 

151.  —  Naranjero  (petit  marchand  d'oran- 

ges assis).  —  Vers  1866.  — 
H. 0.40,  L.  0.30.  —  M.  Laveur. — 
Reproduit  dans  le  volume  p.  45. 

152.  —  Jeunes  filles  marocaines  à  la  fon- 

taine. —  Appartenait  à  Théodore 
de  Banville. 

153.  —  Jeunes  filles  marocaines  à  la  fon- 

taine. —  Aquarelle.  —  H.  0.35, 
L.  0.25.  —  M.  Gabriel  Séailles. 

154.  —  Le  Supplice  des  voleurs. —  H.  1.38, 

L.  2.00.  —  M.  Poirrier,  [Séna- 
teur de  la  Seine. 

155.  —  Rïith  et  Noémi.  —  Salon  1867.  — 

H.  1.38,  L.  2.00.  —  M.  Albert 
Noé. 

156.  —  Arrestation  de   Charlotte  Corday. 

—  1868.  —  Esquisse  pour  le 
tableau.  —  H.  0.60,  L.  0.30.  — 
Acheté  à  la  vente  par  M.  Carolus 
Duran. 


157.  —  Etude  de  fiacre  pour  la  Charlotte 

Corday.  —  1868.  —  H.  0.26, 
L.  0.36.  —  M.  le  Dr  Lucien 
Séailles. 

158.  —  L'Arrestation    de    Charlotte   Cor- 

day.— 1868.— H.  1.33,  L.  0.98. 

—  Musée  du  Louvre.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  155. 

159.  —  Portrait  de  Rochegrosse  enfant. — 

M.  Rochegrosse. 

160.  —  Portrait    de   Th.    de    Banville.  — 

1868.  --  H.  1.07,  L.  0.80.  — 
M.  Rochegrosse.  —  Reproduit 
dans  le  volume  p.  159. 

161.  —  Les  Adieux  de  Boabdil  à  Grenade 

(étude  pour  le  tableau).  — ■  1869. 

—  H.  0.65,  L.  0.50.  —  M.  E. 
Cotelle,  conseiller  d'Etat. 

162.  —  Les  Adieux  de  Boabdil.  —  Salon 

1869.  —  H.  3.77,  L.  2.75.  — 
Musée  de  Roubaix.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  152. 

163.  —  La  sortie  du  Pacha. —  Salon  1869. 

—  M.  Ch.  Gide. 

164.  —  Portrait  de  M.  Béhic,  ministre.  — ■ 

1869. —  H.  1.07,  L.  0.S0. 

165.  —  Portrait  de  M.  le  Baron  de   Ber- 

themy.  —  1869.  —  H.  1.07, 
L.0.80.  —  M.leBaron  Berthemy. 

166.  —   Portrait   de  M.   Ch.   Gide.  —  M. 

Ch.  Gide. 

167.  —  La  fête  juive  à  Tanger  (reproduc- 

tion du  grand  tableau).  —  1870. 

—  H.  1.30,  L.  0.97.  —  Musée  de 
Vienne  (îsère). 

168.  —  La  fête  juive  à  Tanger. — Salon  de 

1870.  —  H.  4.00,  L.  3.00.  — 
Musée  de  Poitiers.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  154. 


197 


I  69  - 

17°. 


171. 


i7  = 


!73- 


Le  Nègre  au  plateau.  —  1870. 

Juive  et  négresse.  —  Vers  1870.  — 
H.  0.80,  L.  0.60.  —  M.  Henry 
Marcel.  —  Reproduit  dans  le  vo- 
lume p.  138. 

Mariage  juif.  —  H.  0.80,  L.  1.25. 
—  Mm»  Esnault-Pelterie.  —  Re- 
produit dans  le  volume  p.  172. 

Danse  de  Nègres.  —  H.  0.60, 
L.  0.95.  —  M.  E.  Cotelle,  con- 
seiller d'Etat. 


La    mariée    Juive. 


H.  1.00, 


■74 

*75 

.76 
177 

178 
179 
180 
181 


L.  0.80.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Zerlant. 

Bohémienne  et  enfant.  —  H.  0.50, 
L.  0.70.  —  M.  Th.  Gide. 

El  morito. 

Les  deux  petits  marocains. 

Le  musicien  juif. 

La  Négresse  à  la  cruche. 

Le  petit  Marocain  au  plateau. 

Bohémienne  endormie. 

Juif  dans  sa  boutique,  à  Tanger. 


187O-1! 


182.   —  Portrait  du  peintre  par  lui-même 

—  Pastel.  —  187 1.  —  H.  0.50, 
L.  0.34.  —  M.  A.  Dehodencq 
fils. 

1S3.   —  Le  départ  des  mobiles. —  1870-71. 

—  Esquisse.  —  H.  0.35,  L.  0.50. 

—  M.  Gabriel  Séailles.  —  Re- 
produit dans  le  volume  p.  1S7. 

184.  —  Le  départ  des  mobiles.  —  1S70-71. 

—  H.  0.90,  L.  1 .35.  —  Acheté  à  la 
vente  par  M.  Zerlant.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  158. 

185.  —  Le  départ  des  mobiles.  —  1870-71. 

—  H.  0.85,  L.  1.28.  —  Acheté  à 
la  vente  par  M.  Romain. 

1S6.  —  Portraits  intimes  (trois  enfants). — 
M.  A.  Dehodencq  fils.  —  Re- 
produit dans  le  volume  p.  163. 


187.  —  Le  Tombereau.  —  Vers   1S72.  — 

H.  0.82,  L.  1.12.  —  Acheté  à  la 
vente  par  M.  Brun. 

188.  —  Portrait  de  Marie,  fille  du  peintre. 

H.  0.70,  L.  0.52.  —  M.  A. 
Dehodencq  fils. 

189.  —  Portrait   de   Marie.   --   Pastel.   — 

H.  0.30.  —  L.  0.25.  —  A.  Deho- 
dencq fils.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  168. 

190.  —  Portrait    de    Marie.    --    H.    0.45, 

L.  0.32.  —  M.  Gabriel  Séailles. — 
Reproduit  dans  le  volume  p.  165. 

191.  —  Les    enfants   du   peintre   (groupés 

autour  de  l'aîné  qui  écrit).  — 
H.  0.40,  L.  0.30.  —  M.  G. 
Séailles.  —  Reproduit  dans  le 
volume  p.  23. 


198 


192.  —  Intérieur  :  La  famille  du  peintre. 
—  H.  0.70,  L.  0.50.  —  M.  A. 
Dehodencq  fils.  —  Reproduit 
dans  le  volume  p.  168. 


193. 
194. 
195. 

196. 

198. 
198. 
1.99. 


—  Jardin  du  Luxembourg.   —   1872. 

—  H.  0.90,  L.  0.70. 

—  L'allée   Velléda    au    Luxembourg. 

—  1872.  —  H.  0.83,  L.  0.67. 

—  Matinée     d'Octobre     au     Luxem- 


bourg. 


S72. 


H.    0.50, 


203 . 


L.   0.78.   —  Acheté   à   la  vente 
par  M.  Michelet. 

—  Portraits    de    Miles    Poirrier    (trois 

jeunes  filles  groupées  debout).  — 
Salon  1873.  —  H.  1.60,  L.  1.00. 
—  M.  Poirrier,  sénateur. 

-  La  petite  andalouse  au  tambour  de 
basque  et  son  frère. 

—  Au   jeu   de    totons.    -  -    H.     0.45, 


—  Othello. — Salon  1873. —  H.  1.50. 

L.  2.00.  —  Musée  de  Meaux. 

—  Othello.  —  Aquarelle.  —  H.  0.35, 

L.  0.45.  —  M.  Gabriel  Séailles. 

—  L'Atelier  (Edmond  devant  un  che- 

valet). —  H.   1.00,   L.  0.80.   - 
Alfred  Dehodencq  fils. 

—  La  Danse  des  Nègres  à  Tanger.  — 

Salon  de  1874.  —  H.  1.50, 
L.  2.00.  —  M.  Lhermitte  de 
l'Académie  des  Beaux-Arts.  — 
Reproduit  dans  le  volume  p.  r  1 6. 

—  Les  Enfants  à  la  Tortue.  —  1874. 

—  H.  0.93,  L.  1.13.  —  M.  Albert 
Noé.    —    Eau-forte     d'Edmond 


Dehodencq  d'après  ce  tableau, 
reproduite  dans  le  volume  p.  90. 

204.  —  Les  Enfants  à  la  Tortue.  —  Aqua- 

relle. —  H:  0.23,  L.  0.32.  —  M. 
Gabriel  Séailles. 

205.  —  Portrait  de  M.  L.  Dancla,   violo- 

niste. —  Salon  de  1875. 

206.  —  Le   liseur.   —    1875.   —    H.    0.65, 

L.  0.55.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Fontenay. 

207.  —  Le  Muletier.  —  H.  0.95,  L.  0.60. 

—  M.  Victor  Noé.  —  Reproduit 
dans  le  volume  p.  173. 

208.  —  La  Fille  de  Jaïre.  —  Étude  pour  le 

tableau.  —  H.  0.40,  L.  0.32.  — 
M.  Gabriel  Séailles.  —  Repro- 
duit dans  le  volume  p.  171. 

209.  —  La  résurrection  de  la  fille  de  Jaïre. 

-   1876.  —  H.  1.45,  L.  0.95.  — 
Eglise  Saint-Denis  (Seine). 

210.  —  La  résurrection  de  la  fille  de  Jaïre. 

■  Salon  1876.  —  H.  3.00, 
L.  2.00.  — ■  Eglise  de  Mâle 
(Orne). 

211.  —  Portrait    d'Edmond,    accoudé.   — 

H.  0.4s,  L.  0.32.  —  M.  Gabriel 
Séailles. 

212.  —  Portrait  d'Edmond,  en  violoniste. 

—  H.  0.78,  L.  0.50.  —  M.  Victor 
Noé. 

213.  —  Portrait  d'Edmond,  en  macfarlane. 

214.  —  Le  conteur.  —  1 877 .  — ■  H.  1.28, 

L.  0.85.  —  M.  Victor  Noé.  - 
Reproduit  dans  le  volume  p.  174. 

215.  —  Le  conteur.  —  Etude.  —  1877.  — 

H.  0.35,  L.  0.22.  —  M.  Camille 
Le  Senne. 


199 


2iO.  —  L'Interprète  juif.  —  H.  û.75, 
L.  0.50.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Henri. 

217.   —  La  femme  de  l'interprète  juif. 

21S.  —  Juif  marocain.  —  1S78.  —  Musée 
d'Orléans. 

219.  —  Bacchus.  —  Etude  pour  le  tableau. 

-  1878.  —  H.  1.2S,  L.0.95. 

220.  —  Bacchus. —  Salon  187S. —  H. 3.00, 

L.  2.20. 

221.  —  Procession  à  Bellevue.  —  187S. — 

H.  0.68,  L.  0.42. 

222.  —   Procession  à  Bellevue.  —  187s. — 

H.  1.38,  L.  0.85.  —  Acheté  à  la 
vente  par  M.  Zerlant. 

223.  —  La  Mariée  juive.  — Salon  1S79.  — 

H.  3.20,  L.  2.40.  —  Acheté  à  la 
vente  par  M.  de  Weghe. 

224.  —  La    mariée    juive.    -  -    Etude.    — 

H.  0.3s,  L.  0.26.  —  M.  Alfred 
Agache. 

225.  —    La    mariée    juive.  H.     1.00, 

L.  0.80.  —  Acheté  à  la  vente 
par  M.  Zerlant.  —  Une  eau-forte 
d'Edmond  Dehodencq  d'après 
ce  tableau  donnée  dans  le  vo- 
lume p. 172. 

226.  —  Arrestation  d'un  juif  à  Tanger.  — 

Salon  1SS0.  —  H.  1.28,  L.  0.S5. 

—  M.  Laveur.  ■  Reproduit 
dans  le  volume  p.  180. 

227.  —  Les  Fils  du  Pacha.  —    Etude  poul- 

ie tableau.  —  1880.  —  H.  0.60, 
L.  0.50. 

228.  —  Les  Fils  du  Pacha.  —  Salon  1SS0. 

—  H.  1.45,  L.  0.95.  —  M.Victor 
Noé. 


229. 


230. 


231. 


—  Portrait  du  peintre  par  lui-même. 

—  Vers  1880.  —  H.  0.62,  L.  0.52^ 

—  M.  Gabriel  Séailles. 

Le  repos  du  matin  à  la  ferme.  — 
Salon  1881.  —  H.  1.38,  L.  2.00. 

—  Acheté  à  la  vente  par  M.  Ro- 
main. 


Vieille     Italienne. 
H.  0.80,  L.  0.62. 
Bellecour. 


■     1881.     — 
Mme  Berne- 


232. 


233.   — 


234. 


=35- 


236. 


237, 


23S, 


239. 


Les  Prisonniers  marocains.  —  Sa- 
lon 1SS1.  —  Un  dessin  pour 
cette  composition  reproduit  dans 
le  volume  p.  174. 

Les  Terrassiers.  —  H.  0.S0,  L.  0.50. 

—  Acheté  à  la  vente  par  M.  Zer- 
lant. 

—  Les  petits  maraudeurs. —  H.   1.30, 

L.  0.S5.  —  Acheté  à  la  vente  par 
M.  Zerlant. 

-  Portrait  de  Mme  A.  Dehodencq.  - 

Pastel.    —    1881.    —    H.     o.so, 
L.  0.41.  —  M.  A.  Dehodencq  fils. 

-  Portrait  de  M.  Gabriel  Séailles.  — 

Pastel.  -  -  1881.  —  H.  0.50, 
L.  0.41 .  —  M.  Gabriel  Séailles. — 
Reproduit  dans  le  volume  p.  178. 

—  Portrait    de     M"'    Jablonska.     — 

Pastel.  —  1 88  r .  —  H.  0.50, 
L.  0.41. 

—  Portrait  de  M.  Camille  Le  Senne. 

—  Pastel.  —  1881.  —  H.  0.50, 
L.  0.41.  —  M.  Camille  Le 
Senne. 

—  Portrait    de    M""   Noé    enfant.   — 

Pastel.  —  1881.  —  H.  0.30, 
L.  0.25.  —  M.  Victor  Noé. 


Alfred  Dehodencq  a  laissé  de  très  nombreux  dessins,  croquis, 
notes  de  voyage,  études  de  types,  recherches  pour  ses  compositions. 
Ces  dessins  appartiennent  à  M.  Alfred  Dehodencq  fils  et  à  M.  Gabriel 
Séailles.  M™  Bonnet,  de  Tanger,  possède  un  certain  nombre  de 
dessins  que  Dehodencq  a  laissé  autrefois  à  ses  amis  du  Consulat  de 
France. 


M 


29 


TABLE  DES  MATIÈRES 


9 


Introduction v 

Les  années  de  jeunesse 5 

Le  départ  pour  l'Espagne 17 

A  Madrid  :  le  combat  de  Novillos 

Séville  :  scènes  de  la  vie  espagnole 47 

Les  Bohémiens 59 

Premiers  séjours  au  Maroc 79 

Dehodencq  orientaliste 99 

Rentrée  en  France  :  les  grandes  œuvres  de  la  maturité 135 

Les  dernières  années 163 

Catalogue 187 


203 


TABLE   DES    GRAVURES    HORS   TEXTE 


Portrait  d'Alfred  Dehodencq,  N°  25  du  catalogue 

Etude  d'Espagnols  :   dessin x 

Danseuse  Espagnole,  N°  55 xvi 

Profil  d'Alfred  Dehodencq  :  eau-forte  d'Edmond  Dehodencq 14 

Le  combat  de  Novillos  :  eau-forte  par  Edmond  Dehodencq 28 

Le  Paso  :  dessin  à  la  plume j(, 

Danse  de  gitanes  dans  les  jardins  de  l'Alcazar,  devant  le  pavillon  de  Charles  Quint  : 

dessin 48 

Procession  à  Séville,  N°  40 54 

Bohémiens  sur  route,  N"  76 5S 

Bohémiens  et  Bohémiennes  au  retour  d'une  fête  en  Andalousie,  N°  50 72 

Danse  bohémienne,  N°  75 78 

Portrait  de  la  famille  du  duc  de  Montpensier  :  dessin 82 

Les  enfants  à  la  Tortue  :  eau-forte  d'Edmond  Dehodencq 90 

Portrait  de  M"10  Alfred  Dehodencq 98 

La  mariée  juive  :  eau-forte  d'Edmond  Dehodencq 106 

L'Exécution  de  la  Juive,  N°  113 112 

La  Danse  des  Nègres,  N"  202 116 

Le  Conteur  marocain,  N"  90 120 

Fête  juive  a  Tétuan,  N°  92 126 

Marche  de  paysans  Andalous,  N°  78 134 

Juive  et  Négresse,  N°  170 138 

La  justice  du  pacha,  N°  iso 144 

Le  marchand  de  bijoux,  N"  149 148 

Les  Adieux  de  Boabdil,  N°  162 152 

Fête  juive  à  Tanger,  N°  168 154 

L'Arrestation  de  Charlotte  Corday,  N°  158 156 

Le  Départ  des  mobiles,  N°  184 158 

Intérieur,  N°  192 168 

Le  Mariage  juif,  N°  225 172 

Le  Conteur,  N°  214 174 

Portrait  de  M.  Gabriel  Séailles,  N»  236 178 

L'Arrestation,  N°  226 180 


205 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS  DANS  LE  TEXTE 


Pages 

La  dernière  charrette  :   dessin  à   la  plume  pour  un  tableau  non  exécuté,  vers  1868. 

H.  0.20,  L.  0.32.  M.  Gabriel  Séailles v 

Le  joueur  de  guitare  :  étude  peinte,  N°  39 vi 

Dessin  à  la  plume  pour  la  Marche  de  Paysans  Andalous,   H.  0.22,   L.  0.15.   M.  Ga- 
briel Séailles vin 

Portrait  du  peintre  à  la  mine  de  plomb.  Mme  Bonnet,  de  Tanger ix 

Portrait  de  M.  Léon  Bonnat  en  1850  :  dessin  à  la  mine  de  plomb.  M.  Léon  Bonnat.  xi 

Croquis  (carnet  de  voyage),  H.  0.20,  L.  0.15.  M.  Alfred  Dehodencq xm 

Dessin  à  la  plume  pour  l'Aguador,  H.  0.22,  L.  0,13.  M.  Gabriel  Séailles xv 

L'Echafaud  :    dessin  à   la   plume   pour   l'Exécution  de  la   Juive,    H.   0.2S,   L.   0.40. 

M.  Alfred  Dehodencq xvn 

Pécheurs  Andalous,  dessin  à  la  plume,  H.  0.21,  L.  0.31.  M.  Gabriel  Séailles  ....  xix 

Cour  de  maison  marocaine,  N°  88 xxi 

Mendiants  :    croquis   au   crayon  m (carnet  de  voyage),    H.   0.20,   L.    0.15.    M.   Alfred 

Dehodencq xxin 

Mm"  Dehodencq  lisant  :  dessin  à  la  plume,  H.  0.22,  L.  0.32.  M.  Gabriel  Séailles   .    .  3 
Bohémiens    au    retour    d'une    fête    en    Andalousie,    H.    0.J3,    L.    0.21.    M.    Alfred 

Dehodencq   5 

Portrait  d'Edmond  Dehodencq  :  étude  peinte.  M.  Alfred  Dehodencq S 

L'Orpheline,  N"  1 10 

Portrait  à  la  plume  de  Théodore  de  Banville 11 

La  Nuit  du  23  Février  48  :   dessin,  N°  12 13 

Toréadors.  Mm0  Bonnet,  de  Tanger 16 

Marche  de  Bohémiens  :  aquarelle  N°  7S  bis 17 

Toréador  :  dessin  au  crayon  conté  pour  le   Combat  de   Novillos,   H.   0.32,  L.   0.48. 

M.  Gabriel  Séailles 20 

Portrait  de  Mm°  X.  :  dessin  à  la  mine  de  plomb.  Mmo  Bonnet,  de  Tanger 21 

La  famille  du  peintre,  N"  191 23 

Portrait  du  peintre  Debras,  N°  36 26 

Main  :  dessin  à  la  mine  de  plomb,  H.  0.12,  L.  0.12.  M.  Gabriel  Séailles 27 

Combat  de  taureaux  :  dessin  à  la  plume,  H.  0.22,  L.  0.32.  M.  Gabriel  Séailles   ...  29 

Dessin  à  la  plume  pour  l'Aguador,  H.  0.22,  L.  0.16.  M.  Gabriel  Séailles 29 

Etude  peinte  pour  le  Combat  de  Novillos,  N°  30 31 

Etude  de  taureaux  :  dessin  à  la  plume.  Mme  Bonnet,  de  Tanger y-^ 

Portrait  du  peintre  Piscicelli,  N°  35 35 

Danseuse  Espagnole  :  dessin  au  crayon  conté,  H.  0.26,  L.  0.19.  M.  Gabriel  Séailles.  38 

Combat  de  Novillos,  N"  31 43 

207 


Pages 

Naranjero,  N"  151 45 

Muletier  bohémien,  dessin  à  la  plume,  H.  13.5,  L.  0,21.  M.  Gabriel  Séailles  ....  46 

Cabaret  andalou,  dessin  à  la  plume,  H.  0.15,  L.  0.21.  M.  Gabriel  Séailles 47 

Croquis  (carnet  de  voyage),  H.  0.20,  L.  0.1s.  M.  Alfred  Dehodencq 51 

L'Aveugle  (aquarelle),  N"  82 52 

Le  petit  Mendiant,  N"  143 53 

Bohémien  :  dessin  à  la  plume,  H.  31.5.  L.  0.20.  M.  Gabriel  Séailles.    . 56 

Dessin   au    crayon   pour   les   Bohémiens    au    retour    d'une   fête,    H.    12.5,    L.   0.21. 

M.  Gabriel  Séailles 59 

Bohémienne  dansant  :  dessin  à  la  plume,  H.  0.15,  L.  0.21.  M.  Gabriel  Séailles  ...  59 

Danseuse  andalouse,  dessin  au  crayon  conté,  H.  0.26,  L.  0.19.  M.  Gabriel  Séailles  .  6r 
Dans  la  Sierra  Morena  (carnet  de  voyage),  dessin   à  la   mine   de   plomb.    M.   Alfred 

Dehodencq 65 

Croquis  à  la  plume  pour  les  Bohémiens  retour  de  fête,  H.  0.15,  L.  0.21.  M.  Gabriel 

Séailles 67 

Caralampio,  étude  peinte,  N"  49 69 

Bohémiennes  marchandes  de  beignets,  N"  74 71 

La  Bohémienne  à  la  guitare,  N°  56 75 

Bohémienne,  aquarelle,  N°  76  bis 76 

Terrasse,  dessin  au  crayon,  H.  22,  L.  31.  M.  Gabriel  Séailles 79 

Musicien  arabe,  dessin  à  la  plume,  H.  0.14,  L.  0,12.  M.  Gabriel  Séailles 79 

Balayeurs  andalous,  dessin  à  la  plume,  H.  0.21,  L.  0.33.  M.  Gabriel  Séailles  ....  Si 

Dessin  à  la  plume  pour  l'Aguador,  H.  0.21,  L.  0.33.  M.  Gabriel  Séailles 85 

L'Aguador  versant  à  boire,  dessin  à  la  plume,  H.  0.15,  L.  0.22.  M.  Gabriel  Séailles.  87 

En  mer,  étude  peinte.  M.  Gabriel  Séailles 89 

'  Musicien  juif,  dessin  à  la  plume,  H.  0.32,  L.  0,22.  M.  Gabriel  Séailles 90 

Dessin  à  la  plume  pour  l'Aguador,  H.  0.22,  L.  0.32.  M.  Gabriel  Séailles 93 

La  baie  de  Cadix,  N°  61 94 

Dessin  à  la  plume  pour  la  Marche  de  Paysans  andalous,  H.  0.21,  L.  0.24.  M.  Gabriel 

Séailles 97 

Dessin  à  la  plume  pour  l'Exécution,  H.  0.10,  L.  0.17.  M.  Alfred  Dehodencq  ....  99 

Profil  de  M""  Dehodencq,  dessin  à  la  mine  de  pîomb.  M.  Alfred  Dehodencq.    ...  100 

Etude  de  femme  endormie,  dessin  à  la  mine  de  plomb.  M.  Gabriel  Séailles 103 

Portrait  d'Alfred,  fils  aîné  du  peintre,   N°  13S 104 

Janissaire,   dessin   au  crayon  conté   pour   l'Exécution,    H.   0.29,  L.  0.40.   M.  Gabriel 

Séailles 107 

La  fête  du  mouton,  dessin  à  la  plume,  H.  0.17,  L.  0.13.  M.  Gabriel  Séailles  ....  10S 

L'Echafaud,  dessin  à  la  plume  pour  l'Exécution,  H.  0.22,  L.  0.20.  M.  Gabriel  Séailles.  1  1 1 

Dessin  à  la  plume  de  l'Exécution,  H.  0.42,  L.  0,28.  M.  Gabriel  Séailles 114 

Etude  de  la  Tète  de  la  Juive  pour  l'Exécution,  N*  109 115 

Dessin  à  la  mine  de  plomb  pour  le  Nègre  chanteur,   H.    0.31,   L.   0.22.   M.    Gabriel 

Séailles 119 

208 


Pages 

Dessin  à  la  plume  pour  la  Justice  du  Pacha,  H.  0.20,  L.  0.13.  M.   Gabriel  Séailles   .  123 

L'interprète  juif  et  sa  femme,  dessin  à  la  plume.  Mmc  Bonnet,  de  Tanger 124 

Dessin  à  la  plume  pour  la  Bastonnade,  H.  0.21,  L.  0.32.  M.  Gabriel  Séailles  ....  125 

La  mariée  juive,  dessin  à  la  mine  de  plomb,  H.  0.30,  L.  0.21.  M.  Gabriel  Séailles.    .  126 

Enfant  juif  (Maroc),  N°  89 129 

Dessin  à  la  plume  et  au  crayon  pour  la  Noce  de  Nuit,   H.  0.32,  L.  0,22.  M.  Gabriel 

Séailles 131 

Femme  et  Enfant,  dessin  à  la  plume,  H.  0.31,  L.  0.21.  M.  Jean  Guiffrey 133 

Juive  Marocaine,  dessin  à  la  plume,  H.  0.20,  L.  0.13.  M.  Gabriel  Séailles 135 

Dessin  pour  la  Plage.  Mmo  Bonnet,  de  Tanger 137 

Juive  et  Négresse,  dessin  à  la  plume,  H.  0.31,  L.  0.21.  M.  Gabriel  Séailles 139 

La  fête  juive  à  Tétuan,  dessin  à  la  plume,  H.  0.64,  L.  0.50.  M.  Gabriel  Séailles   .    .  143 

Fête  juive  au  Maroc,  N°  148 146 

Dessin  à  la  plume  pour  les  adieux  de  Boabdil,  H.  0.20,  L.  0.15.  M.  Jean  Guiffrey.    .  149 

Dessin  à  la  plume  pour  la  Charlotte  Corday,  H.  0.22,  L.  0.17.  M.  Gabriel  Séailles.  155 

Dessin  à  la  plume  pour  le  Départ  des  Mobiles,  H.  0.22,  L.  0.40.  M.  le  D'F.  Duguet.  157 
Dessin  à  la  mine   de    plomb   pour  le  portrait   du   général   Fergusson.   M"'   Bonnet, 

de  Tanger 158 

Portrait  de  Théodore  de  Banville,  N"  160 159 

Dessin  à  la  mine  de  plomb  pour  la  main  du  général  Fergusson 161 

Portrait  de  Marie,  fille  du  peintre,  N°  190 163 

Portraits  intimes,  N"  1S6 165 

Le  Départ  des  Mobiles,  N"  184 - 167 

Portrait  de  Marie,  fille  du  peintre,  pastel,  N°  189 168 

Esquisse  de  la  fille  de  Jaïre,  N"  208 171 

Le  Muletier  andalou,  N°  207 173 

Dessin   au  fusain   pour    les   Prisonniers    marocains,    H.   0.30,    L.   0.20.    M.    Gabriel 

Séailles 174 

Les  Prisonniers  marocains,  plume  et  crayon,  K.  0.50,  L.  0.30.  M.  Gabriel  Séailles  .  175 
Dessin  au  fusain  pour  le  Repos  du  matin  à  la  ferme.  H.  0.31,   L.   0.23.   M.   Gabriel 

Séailles 178 

Croquis  à  la  plume,  de  curés,  H.  0.24,  L.  0.18.  M.  Gabriel  Séailles 179 

Portrait  du  peintre  par  son  fils  Edmond  Dehodencq 183 

Tombeau  d'Alfred  Dehodencq 186 

Dessin  de  jarres,  à  la  plume 187 

Homme  et  chiens,  dessin  à  la  plume,  H.  0.21,  L.  0.31.  M.  Gabriel  Séailles 189 

Cheval,  dessin  à  la  mine  de  plomb    pour  le   Boabdil.    H.  0.19,   L.  0.15.   M.  Gabriel 

Séailles 201 


209 


FRAZIER-SOYE 

GRAVEUR-IMrUIMEUR 

I  53-  I  57,     RUE     MONTMARTRE 
PARIS 


BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 


3  9999  06662  791  8 


. 


%  »-»< 


V- 


k