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)
Gabriel Ôt ailles
tèàlbeno^Uu
ko
ALFRED DEHODENCQ
JUSTIFICATION DU TIRAGE
SIX CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS
50 exemplaires sur japon (Nos i à 50).
$$0 sur papier alfa (Nus 51 à 600).
Nu 38
GABRIEL SEAILLES
ALFRED DEHODENCQ
L'HOMME & L'ARTISTE
l^ô-ib-SS
EAUX FORTES D'EDMOND DEHODENCQ
HELIOTYPIES DE LEON MAROTTE
SOCIÉTÉ DE PROPAGATION DES LIVRES D'ART
PARIS
19 10
#2o>
â
A
La dernière charrette.
INTRODUCTION
On ne corrige pas nn livre, on le refait. En relisant celui-ci,
après tant d'années, j'y ai retrouvé si vivante l'image de mon vieil
ami que je ne me suis senti ni V envie ni le courage d'y substituer
un livre plus sage, mieux ordonné peut-être, mais d'une réalité
moins directe et d'une émotion volontairement atténuée. L'œuvre ne
se sépare pas de l'artiste qui la conçoit et qui l'exécute. La technique
)
d'un peintre dans le langage traditionnel met V accent d'une imagi-
nation et d'une sensibilité originales. Dehodencq est présent à ce
livre non seulement par les lettres que j'ai eu la bonne fortune de
recueillir, mais par l'impression toute vive que je gardais de
l'homme et de son caractère, de
son attitude, de son geste et de
ses entretiens. Dans ces pages
nouvelles je ne voudrais que
noter les vérités que le recul du
passé fait plus clairement appa-
raître, tout à la fois sur ce qui
caractérise l'artiste et sur la place
qui lui revient dans l'histoire de la
peinture française au XIX' siècle.
En 1882, au moment de sa
mort, on peut dire que Dehodencq
était à peu près inconnu. Seuls,
quelques critiques éclairés, quel-
ques poètes et quelques peintres
— Olivier Merson, Camille Le
Senne, G. Lafenestre, Th. de
Banville, Th. Gautier, Zacharie
Astruc, Eugène Fromentin,
Léon Bonnat, Carolus Duran,
Gérome, etc. — représentaient
pour lui la petite élite, dont l'avenir confirme les jugements. Mais
il laissait des œuvres, dont le mérite tôt ou tard devait être reconnu.
En 1895, le salon des peintres orientalistes français organisait une
exposition rétrospective qui groupait une vingtaine de toiles de
Dehodencq. Rapprochées, s expliquant l'une l'autre, ces œuvres, en
trop petit nombre sans doute, montraient cependant les manières
successives de l'artiste, de la Procession au Conteur, et révélaient
assci clairement ce qu'il avait voulu et ce qu'il avait réalisé. « C'est
Le joueur de guitare. — Étude.
M. Gabriel Scailhs.
VI
toute une révélation que cette œuvre, écrivait un critique : on y sent,
en même temps qu'un artiste de race, un observateur avisé et sagace.
Dehodencq ne s'est pas contenté de flatter l'œil, de reproduire, avec
ses harmonieux conflits de lumière, un décor étrange et féerique, il
a tenu à décrire des mœurs, à fixer dans leur vérité ethnographique
des types. Examine^ attentivement sa Noce Juive, son Exécution d'une
renégate, son Conteur arabe, son Interprète, sa Sortie du pacha, son
Supplice de voleurs arabes, vous y trouvère^ persistante, sous le
métier irréprochable du peintre, la volonté absolue d'être exact.
L'exécution, si fougueuse qu'elle soit, laisse intacte cette préoccu-
pation. » (i).
A l'Exposition de içoo, parmi les tableaux des maîtres du
XIX' siècle, choisis avec une Intelligence si juste des valeurs réelles
et des relations historiques, figuraient trois œuvres de Dehodencq :
Bohémiens et Bohémiennes au retour d'une fête en Andalousie
(1851), la Fête juive à Tanger (1870), la Danse des nègres (1874),
trois œuvres, oh les mêmes qualités dans un équilibre différent
modifiaient le style, sans en diminuer la force expressive. Les mêmes
conclusions s'imposèrent à la critique. Aujourd'hui Dehodencq
a deux tableaux au Musée du Louvre : un très beau portrait de
lui-même, qu'il peignit de la main gauche, après les journées de
juin 1848, où il avait reçu une balle dans le bras droit; /'Arresta-
tion de Charlotte Corday, qui, tout en attestant dans une scène de la
rue son intelligence de la foule, reste une exception dans son œuvre.
On n'a pu ramener la Fête juive et les Adieux de Boabdil des musées
de province, oh Ils sont exilés.
II
Comme son caractère, dont la réserve dissimule les ardeurs
ontenues, le talent de Dehodencq est un accord d'éléments contraires.
(1) Thiébault-Sisson : Le Temps, 28 février 1895.
vil
C
Cet homme distant, silencieux, est un expans if et un tendre, que la
sympathie soudain épanouit. Sa fierté n'est qu'une défense. Artiste,
il est d'abord un observateur patient et prompt, dont l'œil saisit
les formes dans ce qu'elles ont de mobile et de permanent. Les
images qui l'émeuvent par un mécanisme sûr descendent du cerveau
dans la main qui les réalise. Il
porte sur la. nature un regard à
la fois soumis et impérieux. Par
un instinct, que la volonté continue
et réfléchit, il dégage d'un visage
ses traits significatifs, il surprend
dans un corps en mouvement le
balancement, le rythme, qui y met
comme l'accent de la race et le
timbre individuel. Cet observateur
exact, qui veut d' abord la vérité,
l'impression directe des choses,
est en même temps un poète et tin
passionné. Il ne pense pas que
l'art consiste à répéter la nature
dans des images artificielles et
mortes. Il veut dans ces images
la fantaisie et l'émotion humaines
qui les transfigurent et les vivifient.
Observation patiente, continue,
qui subordonne en un sens le peintre à la nature, enrichit son esprit
de formes, d'attitudes, de mouvements qu'il lui emprunte ; fantaisie,
imagination, choix des matériaux par le sentiment, qui seul est
créateur, voilà les deux éléments qu'oppose et concilie son tempé-
rament d'artiste.
Quand ils ont parlé de Dehodencq, ses admirateurs ont surtout
insisté sur le coloriste, ils ont loué sa verve, sa fougue, ses audaces
heureuses. Certes Dehodencq s'est servi de la couleur comme d'un
Dessin pour la marche de Paysans Andalous.
Vlll
langage, oh s'expriment les contrastes et les ardeurs de sa sensibilité.
Mais la couleur est autre chose encore pour lui, elle est d'abord
une vision juste, un moyen d'entrer plus avant dans la réalité et
d'en marquer plus fortement le caractère. Dans ses tableaux
d'Espagne et du Maroc, dans
ceux surtout qu'il a peints au
contact direct de la nature,
l'observation par la couleur
devient le sens du climat, de
l'atmosphère, du milieu subtil
qui enveloppe les êtres et les
choses, accorde l'homme au
paysage qu'il anime, des gris et
des bruns fauves de l'Espagne,
des ombres profondes sans
opacité, des tons dorés, safranés
de l'Afrique , qui semblent
comme imprégnés des acres
parfums des villes orien-
tales (i).
Dehodencq n'est pas seule-
ment un coloriste puissant, il
est, autant et plus encore peut-
être, un maître du dessin. Il a
l'intelligence de la forme et le
sens du mouvement. Sa verve
est d'abord la justesse d'une vision qui discerne les traits caracté-
ristiques et les met en relief. Il voit les groupes d'ensemble dans
leurs lignes et dans leurs masses, il construit une foule toute
à la fois comme un vivant complexe, dans l'unité de la passion
(i) Parlant du Concert juif che\ le Caïd marocain (1855), Th. Gautier écrit : « La
couleur est claire, chaude, solide et transparente à la fois, et donne étonnamment l'impres-
sion du climat. »
Portrait au crayon du peintre.
(Tanger).
IX
collective et la variété de ses expressions individuelles. Le dessin
sans doute prépare l'œuvre peinte, niais par tout ce qu'il résume
et tout ce qu'il exprime, il est déjà un langage complet qui trouve
son sens en lui-même. Les cartons du peintre nous fournissent
ici de précieux documents, croquis, notations rapides, études
poussées de têtes, de types, de mouvements et d'attitudes, scènes
de la rue, projets de composition, dont le thème primitif peu à
peu s"enrichit d'éléments nouveaux qu'il organise. La technique
du dessin, che\ Dehodencq, n'est pas uniforme, elle s'adapte aux
exigences de la pensée et aux nuances du sentiment. Ll met en
œuvre les procédés les plus divers selon les fins qu'il se propose,
et il use de tous avec une égale maîtrise.
Quand il veut modeler un visage, dégager des traits mobiles
l'unité de la physionomie vivante, ou définir pour lui-même les
types qu'il mettra en scène, il se sert volontiers de la mine de
plomb : la main patiente suit l'image sans hâte, le dessin ferme,
aux contours précis, aux modelés savants, a l'insistance de
l'observation réfléchie. Ll a dessiné de nombreux portraits, dont
la correction et la force expressives évoquent le souvenir des
crayons d'Lngres, avec moins d'acuité et d'esprit, avec plus de
souplesse et de sympathie. Dans les croquis, qu'il prend partout
oit il passe, à Séville, Cadix, Tanger, Tétuan, la main se précipite,
arrête V image qui passe, fixe le geste ou le mouvement d' un corps
dans leur instantanéité. Ll se sert de la plume aussi volontiers
que du crayon. Lci encore il a des dessins volontaires, tenus,
d'une exécution précieuse. Mais en face de la nature ou sous
le coup de l'émotion, il dégage d'un corps l'arabesque du
mouvement, le déhanchement des gitanes, les contorsions du
nègre dans l'ivresse de la danse. S'il perçoit les lignes et s'il est
capable d'en suivre les sinuosités expressives, souvent aussi le
coloriste apparaît dans le dessinateur. En écrasant la plume ou en
étalant l'encre avec le pouce ou le pinceau, plus tard en maniant
le fusain, il marque l'opposition des lumières et des ombres, fait
Etude d'Espagnols (dessin)
M. Roarer Marx.
1
pressentir les colorations et donne à son esquisse l'intensité de l'effet
pittoresque. Enfin ce peintre, dont on relève surtout la fougue et
V emportement , toujours a reconnu le rôle de V intelligence et de la
volonté dans l'art, toujours a
garde le sens et le souci de la
composition. Des transitions '
insensibles relient l'étude scru- --^ \
pilleuse de la nature à la à
fantaisie de l'artiste. Il ne / '%
l m
s'abandonne a sa verve que
quand il a préparé l'œuvre tout \'l? ; S |jf
à la fois dans ses éléments et I ' 4§ ^dlm
dans son unité. Les dessins mal- ^=. •:'*
tiples, par lesquels il s'empare \T >
de sa conception et s'achemine, -^0^ \
pour ainsi parler, vers elle, / } Y
attestent les recherches qui jus- X"" y N
tijïent la fougue du pinceau, et '/ .^- v /
qui élèvent de V anecdote à la )
vérité générale et humaine ces i
scènes, où la foule, saisie dans
la réalité de sa vie collective, met . j
l'emportement de ses passions
contagieuses.
III
L'évolution de son talent achève de nous montrer par quel
heureux accord se concilient et conspirent le réalisme de son obser-
vation et sa fantaisie passionnée. Ses premières œuvres ne font que
continuer les fortes études qui doivent mettre au service de l'artiste
un bon et loyal ouvrier. Il exécute, sur commande du ministère,
XI
Portrait de M. Léon Donnât, en iS^o
quelques copies — dont une du portrait de Louis-Philippe, par
Winterhalter .' — il peint un Saint Etienne traîné au Supplice, une
Visitation, un Christ au Tombeau. Mais si ces compositions ne sont
encore que des exercices d'école, déjà, en face de la nature, guidé,
soutenu par elle, il se montre T observateur pénétrant qui des
traits accidentels ou banals sait dégager le caractère. Dès le début,
il est un maître du portrait. En 1846, à moins de vingt-quatre ans,
il obtient sa première médaille avec un portrait «plein de réalité,
de vie, de ressort, d'une bonne et solide couleur, d'une touche vive
et sûre, d'un modelé ferme. (A. Jal, Moniteur Parisien, avril 1846). »
Mais si déjà sa vision du réel est ardente et précise, si sa main
est prompte et nerveuse, sa fantaisie ne se nourrit que d'images
empruntées. Il est prêt pour une œuvre, qu'il lui reste à découvrir
dans la nature. Il en est aux émotions qui lui viennent des poètes
romantiques et aux images de féerie qu'elles suscitent en lui.
Ses dessins les plus anciens le montrent occupé de compositions,
où il évoque les scènes du Lara, du don Juan de lord Byron. Son
rêve d'Orient garde le charme et I imprécision du rêve, il ne se relie
point aux images concrètes qui lui permettraient de le projeter en
une réalité vivante. Détaché des êtres et des spectacles qui lui sont
familiers, la fantaisie de l'artiste reste étrangère à l'observation
réaliste du peintre. Une charrette, chargée de cadavres qui passe
dans la nuit, suivie d'une foule hurlante, au choc d'une émotion
soudaine, accorde ce qu'il voit à ce qu'il sent. Le dessin de la Nuit
du 23 février 48 annonce ce qu'il va devenir. « J'étais resté, l'autre
jour, trois heures au Louvre, écrit Champflcury (1" octobre 1848),
j'avais dans la tête un trésor de peintures ; cependant j'ai rencontré
sur mon chemin deux œuvres toutes différentes qui m'ont forcé de
m'arrêter. La première est un tableau d'Hogarth, peu connu en
France comme peintre. L'autre œuvre remarquable est un simple
dessin de M. Dehodencq. Le dessin du 23 février a arrêté une foule
énorme devant l'étalage de Desforges. Nous l'avons tous vue, cette-
scène d'horreur magnifique, qui décida de la chute de Louis-Philippe.
Ce jour-là, le 23 février, dix coups de fusil tirés par maladresse
n'ont pas tué vingt hommes, ils ont tué la royauté. M. Dehodencq
n'a vu que les vingt hommes tués, traînés la nuit à la lueur des
Croquis (carnet de voyage
torches, dans un chariot roulant au bruit d'un tambour voilé. Il n'a
rien voulu voir que les cadavres se levant tout à coup, soulevés par
des mains mystérieuses ; il n'a entendu que ces voix sauvages qui
XIII
crient: Vengeance! C'est un dessin étrange, brutal, qui rappelle
certaines esquisses de maîtres espagnols. Un tel dessin vaut beaucoup
de grandes toiles (i). »
Aux journées de juin, Dehodencq est blessé. On l'envoie aux eaux
de Barègcs. Derrière les Pyrénées qui la lui cachent, il y a l'Espagne,
au-delà de l'Espagne la terre d'Afrique. Il ne résiste point à la
tentation, il entre dans le jardin de son rêve et, comme dans le vieux
conte, il ne trouve plus le chemin qui en ramène; il y restera
quinze années. Devant les spectacles qui l'enchantent, la vaine féerie,
qu'évoquaient les poètes, s'évanouit. Le rêve s'identifie avec la réalité.
Les images, dont il nourrit sa fantaisie, ne sont plus que les sensa-
tions toutes vives, qui lui viennent incessamment des hommes et des
choses. La poésie ne se distingue plus de l'observation, elle en naît.
Pour traduire ce qu il sent, il faut qu'il rende ce qu'il voit. Dès lors
il vit les yeux ouverts, sans autre souci que de regarder, « de tout
recueillir, tout notera, de faire passer en lui, de mêler intimement
à son être ce monde qu'il doit recréer. Aux objections de Coignet,'
son maître, qui attend de lui de la grande peinture, de la peinture
historique, il répond: « Vivre dans le passé, habiller, charger des
bonshommes, dont on n'a pu se taire une idée que dans les tableaux
des autres, c'est dormir quand il faut veiller, fermer les yeux alors
qu'il serait bon de les écarquiller pour mieux voir ». Il ne se lasse
pas d'épier les gestes, les attitudes, de définir les types sous les
diversités individuelles, de surprendre dans les actes de chaque
jour les habitudes ancestrales, les passions ataviques ; il regarde
le ciel et la terre comme les hommes, il les sent -unis, dans l'intimité
que créent les siècles de vie commune, et de ces éléments choisis il
compose les scènes observées, où se révèlent les instincts profonds
des races. Sa verve n'est que la précipitation des images patiemment
recueillies vers la main qu'agite leur frémissement. Ll peint ainsi
ses tableaux Espagnols, ses danses, ses marches et ses haltes de
(i) Champfleury — Œuvres Posthumes. Salons, p. \i^. Alphonse Lemerre, 1894.
Bohémiens; dans le drame de la vie primitive, toutes les races qui
se coudoient au Maroc, nègres du Soudan, Maures, Berbères, Juifs
tour à tour humbles et superbes.
En 1863, il est de retour en
France, mais il n'a pas quitté
les pays, qu'une secrète har-
monie accordait à son génie
et qui si longtemps lui ont donné
la réalité de son rêve. Dans la
solitude où il se complaît, dans
le silence de V atelier , très simple
et qui n'a rien d'un ba\ar orien-
tal, c'est assc\ qu'il rentre en
lui-même, pour qu'il se retrouve
là-bas et qu'il se reprenne à y
vivre. Ses croquis, ses notes, ses
études, et plus encore les images
qui remplissent sa fantaisie et
qu'évoque son désir, lui montrent
dans leur décor aimé les scènes
qu'il s'est tant de fois attardé à
contempler dans les faubourgs
de Triana, sur le Socco de
Tanger. Il se complaît à ces
visions, il les précise, et, le
pinceau à la main, il continue
le rêve qui a été quinze ans sa
vie réelle. Il peint al ois sur des
souvenirs récents, avec autant
de verve et de vérité, avec plus
d'ampleur et de liberté, dans un
style plus décoratif, les œuvres
qui l'élèvent aux Adieux de Boabdil (i86p), et à la Fête juive à Tan-
Dessin pour l'Aguador (marchand d'eau)
XV
ger (iSjo). Dû us 1rs dernières années de sa vie, moins contenu par
la nature, dont les images peu à peu s'atténuent et de plus en
plus se colorent des nuances de sa sensibilité passionnée, il se laisse
aller a sa fantaisie et, dans des tons ardents, avec une sorte
d'emportement, il peint la Danse des Nègres (18J4), ou ses Prison-
niers marocains (1881).
Mais, à aucun moment de sa carrière, Delwdeneq n'a cessé d'être
l'observateur de la nature, le réaliste qui trouve son émotion dans
V intelligence même de l'objet qu'il contemple et dont il s'empare.
Je ne parle pas seulement des beaux portraits, qu'il a peints jusqu'à
son dernier jour, portraits simples, familiers de ses amis, études,
où il s'amuse à su/prendre ses enfants dans l'instantanéité d'un
geste charmant. Il a songé à appliquer «sou étonnante aptitude
ethnographique » aux gens qu'il coudoyait désormais, au paysan
de France, à l'ouvrier, au bourgeois de Paris. Son premier tableau
en ce genre est l'Arrestation de Charlotte Corday (1868), une foule
parisienne en une minute de passion qui l'exalte. Après iSjo, on
trouve dans ses cartons beaucoup de dessins, de notations qui le
inoutrent préoccupé des scènes de la vie parisienne, bourgeois
solennels ou étriqués, prêtres, soldats, étudiants, gamins, avec cette
recherche du trait caractéristique, qui met dans la démarche par
un accent propre les habitudes de la race et les tics professionnels.
Une matinée d'octobre au Luxembourg (i8j2), le Départ des mobiles,
le Repas à la Ferme (1S81), témoignent qu'il a jusqu'au bout gardé
le contact avec la nature, aimé la vérité, et qu'il a eu la juste idée
des qualités qui assurent une vie durable èi son œuvre.
IV
Nous voyons clairement aujourd'hui la place qu'occupe Alfred
Dchodencq dans l'histoire de la peinture française au XIX" siècle.
De son temps, ci dire vrai, on le connut mal et on se soucia peu de
Danseuse Espagnole (N° 55)
M. Laveur.
.■ItTSVJîJ .M
le comprendre. Seul Théophile Gautier, chaque fois qu'il est apparu
durant la longue période, où il a pris comme plaisir à se faire
oublier — devant le Combat de Novillos, les Bohémiens au retour
d'une fête, le Concert juif chez le Caïd — a dit le mot juste, la
L'échafaud : dessin pour l'Exécution de la Juive.
parole définitive, qu'on ne peut que répéter après lui. Au retour,
quelques-uns savent le voir et le comprendre, la plupart des critiques
l'ignorent ou le méconnaissent. Il est victime des formules toutes
faites, qui ont traîné partout et que les plumes paresseuses écrivent
d'elles-mêmes. Delacroix a été au Maroc, on le sait, et Delacroix
XVII
est le chef de l'école romantique. On voit les sujets traités, on ne
s'inquiète pas de la manière dont ils sont interprétés et compris.
Dehodencq peint des noces juives, des danses de nègres, il est
orientaliste, donc il est à la suite, il continue une tradition, il est
« le dernier des romantiques. » L'idée qu'on peut peindre en réaliste
l'Espagne et le Maroc, des Bohémiens et des Maures, ne vient point
à l'esprit de ces critiques avisés. Dehodencq n'a-t-il pas d'ailleurs
la fougue, une couleur ardente, un dessin passionné? Qu'importe
que ce langage ait été dicté par la nature même et ne soit que l'effort
pour en rendre l'intensité et le mouvement?
Tout autre nous apparaissent aujourd'hui le rôle de Dehodencq
et le sens de son œuvre. Durant quinze années, ce peintre, d'un esprit
pénétrant, servi par un œil singulièrement sensible, a vécu au sein
d'une nature qu'il aimait, en face de spectacles, qu'il ne se lassait
pas de contempler et de rendre. Ses croquis, ses notations de
paysages, ses études peintes, les lentes recherches qui préparent ses
compositions nous montrent avec quel entêtement et quelle passion
il a observé la réalité. Dehodencq ne nous apparaît plus comme
l'imitateur ou le continuateur de Delacroix, il nous apparaît bien
plutôt comme le précurseur de l'école qui, se dégageant du lyrisme
romantique, revient à la nature et y cherche ses inspirations.
« Cet artiste, écrit M. Bénédite (i), appartient à la génération des
réalistes de la première heure... Il se pénètre entièrement de la forte
et singulière poésie de ce terroir âpre et coloré... Il trouve, de son
côté, entre l'heure où Courbet et celle où Manet se tournaient vers
les grands réalistes Espagnols, un stimulant efjicace, un appui
solide de son tempérament personnel près de ces grands initiateurs
qu'il abordait directement. Ce grand méconnu n'est donc plus
« le dernier romantique », et, s'il n'est pas un pur réaliste, tel que
ceux qui vont bientôt se lever à son côté, puisque, ainsi qu'il l'écrit,
il cherche la poésie, mais « cette poésie qui sort de l'objet même, »
(i) Rapports des jurys de l'Exposition Internationale de 1900. — Beaux-Arts, p. 346.
XVIII
il est du moins un très particulier composé de réalisme expressif,
formé d'un esprit d'observation qui examine, qui note, qui
constate... et d'une imagination qui puise dans toutes les richesses
amassées pour réveiller et ressusciter. i>
Certes Dehodencq garde les hautes ambitions; il ne pense pas qu'il
suffise de s'asseoir n'importe oh, et de copier n'importe quoi; il
Pêcheurs Andalous.
reste convaincu que l'art est une synthèse, qu'il doit ajouter quelque
chose à la nature, mais ce quelque chose n'est rien de plus que le
sentiment même qu'elle inspire à l'artiste, l'intelligence et le choix
de ce qu'elle lui offre de caractéristique. « Ces sortes de sujets là,
ces tableaux de mœurs, il faut en faire des types ou n'y pas
toucher. » Quand on parle de Dehodencq aujourd'hui, on pro-
XIX
nonce encore le nom de Delacroix, mais autant et plus pour
marquer les différences que les analogies. Dehodencq avec son sens
du type et de la physionomie, des climats et des races, avec le
réalisme de son dessin et de sa couleur, rejoint Courbet et au-delà
parfois même fait pressentir Vceuvre de Manet, qui a connu
l'Espagne surtout par ses peintres, tandis que lui la connue par un
commerce direct et prolongé. Dans un « Siècle d'art », M. Roger
Marx, après avoir énuméré les principaux des orientalistes, écrit :
'i II en est un pourtant dont les tableaux de l'Espagne et du Maroc
bénéficient du prestige que confèrent un tempérament enthousiaste
et une sympathie innée pour les civilisations du Levant; son effort
passe presque inaperçu, et contre Alfred Dehodencq s'ourdit la
conspiration du silence. Installé dans sa gloire, il parait à cette
heure former le trait d'union entre Delacroix et Manet. Ses scènes
de la vie Espagnole procèdent d'une analyse de mœurs compréhensive,
pénétrante, qu'il est curieux d'opposer à V observation souvent
extérieure, anodine, che\ les notateurs du pittoresque exotique qui
se sont relayés le long du siècle, de Schnet\ et Papety ci Montessuy,
à Ulmaun, à Eugène Giraud, à Heilbuth. »
Avant de clore cette préface, il me reste ci apporter le témoignage
de ma gratitude à tous ceux qui ont rendu possible la publication
de cet ouvrage. Je remercie les peintres, les critiques, les amateurs
qui, en acceptant de faire partie du comité de publication, m'ont
apporté l'autorité de leur nom : MM. Alfred Agache, Léon Bonnat,
L. Bénédite, Galimard, Gustave Ge/froy, Henry Marcel, Masson,
M. le sénateur Poirrier; les membres de la Société de propagation
des livres d'art et leur éminent président M. Jules Guiffrey, qui ont
bien voulu ajouter ce livre aux beaux livres qu'ils ont déjà, édités
pour un public d'élite; les amateurs qui m'ont autorisé à reproduire
les tableaux en leur possession, entre tous, M"1' Bonnet, la femme
aimable et spirituelle, dont les artistes français qui ont été à Tanger
savent le charmant accueil, et qui a bien voulu m envoyer les clichés
des dessins que Dehodencq jadis avait laissés dans l'hospitalière
xx
maison du consul de France. Je suis heureux de dire enfin tout ce
que je dois à M. Jean Gui/frey, l'éditeur du voyage de Delacroix
Cour de Maison marocaine.
(Musée de Trores.)
au Maroc, et à M. Roger Marx, dont les conseils, l'expérience et
mieux encore la continuelle assistance m'ont seuls permis de mener
XXI
à bien une œuvre à laquelle j'étais asse^ mal préparé. Je n'ignore
pas que Dehodencq ne doit qu'à lui-même ce concours de bonnes
volontés et de sympathies précieuses. Il est bon que les artistes qui
travaillent dans le silence et, sans souci de la mode, sacrifient les
avantages immédiats de la réputation et de la fortune à la forme
de beauté qu'ils sont faits pour réaliser, sachent que leur effort
n'est point à jamais perdu, qu'un jour leur œuvre suscitera les
amitiés et les dévouements qu'ils ont vainement attendus de leur
vivant et sera sauvée de l'oubli par les qualités mêmes qui l'ont fait
méconnaître (i).
Gabriel Séailles.
Barbizon — Pâques 1909.
(1) Ces pages étaient écrites, quand j'ai eu la bonne fortune de lire les lignes suivantes
de M. Henry Marcel, qui confirment l'accord des critiques sur l'œuvre et le talent d'Alfred
Dehodencq. (Les Arts : Le Musée de Bagncres-de-Bigorre, novembre 1907). « C'est le Maroc,
vu, non plus par un pur poète, mais par un observateur à la fois incisif et chaleureux, qui
a inspiré la Justice du Pacha, d'Alfred Dehodencq. Encore un qui n'a point rempli sa
destinée ; non que les années lui aient manqué, mais en même temps que sa vision directe,
intense, implacablement probe de l'Orient déconcertait les amateurs d'aimées de théâtres et
de curiosités de bazar, la trace profonde laissée par Delacroix dans l'orientalisme dérobait
l'originalité profonde de ses ouvrages aux artistes, convaincus qu'il ne pouvait rester, après
le passage pourtant si rapide du grand peintre, que d'insignifiantes glanes à ramasser. Ce
sera un beau jour que celui où les musées de province livreront pour une manifestation
réparatrice : Roubaix, sou Adieu de Boabdil; Pau, sa Course de Taureaux; Poitiers,
la Fête Juive ; les collections particulières, vingt admirables toiles : Le Supplice d'une Juive,
la Danse des Nègres, etc.. Bagnères ne sera pas au dernier rang avec le tableau qui nous
reste à étudier... Dehodencq qui affectionne d'habitude les tons fauves et ardents, encore
réchauffés par un emploi hardi des bitumes, a composé cette fois un tableau en mineur,
le bleu, le jaune, le rouge semblent s'y neutraliser pour laisser parler plus fort le dessin, et
de fait, jamais l'artiste n'a déployé plus de force expressive que dans la posture convulsée
du malfaiteur en gandoura rayée noir et blanc, qui se tord garrotté sur le sol, dans le geste
accusateur de la femme à sa droite, dans la musculature de l'homme qui contient le
prisonnier, dans la pose flegmatique du chaouché, attendant, devant l'ogive outrepassée du
sérail, le bon plaisir du pacha qui examine à l'ombre sa sentence. La confusion expectante,
le tumulte surveillé de cette scène disent toute une civilisation brutale, désordonnée,
discrétionnaire. »
ALFRED DEHODENCQ
PREFACE
f. S'il plait au hasard d'épargner cette pla-
quette jusqu'à l'époque où nos petits-fils étudie-
ront respectueusement tes ouvrages, comme ceux
d'un des plus puissants coloristes de l'Ecole fran-
çaise, ton nom, écrit sur la première page du
livre, attestera alors que parmi les admirateurs
de ton talent, aujourd'hui si élevé et toujours
grandissant, nul n'aura été plus ardent et plus
sincère que ton vieil ami. »
Théodore de Banville.
" On ne peut jeter les yeux
sur la vie de certains artistes, dit
M. Pli. Burty, sans être frappé de
l'insistance de la fatalité à les
poursuivre. Un sceau particulier
les a marqués dès leur naissance,
et tout a concouru à leur perte...
Leur nom n'est répété que dans
un cercle de gens d'élite, dont
les arrêts discrets ne frappent
l'oreille ni de la foule, ni des
puissants... Ils tombent enfin,
sans être certains qu'un attentif
auia eu le temps de recueillir leur
nom. »
A quelques mots près, ces
lignes semblent avoir été écrites
pour Alfred Dehodencq. Ce
peintre de grande race a eu
le succès, il n'en a jamais joui. Lui qui possédait si bien l'art de
peindre, il n'a jamais connu l'art de réussir; il l'a ignoré de parti pris.
Mme Dehodencq lisant.
Au moment où il découvrait l'Espagne, où son Combat de Taureaux,
ses Bohémiens, sa peinture inattendue le désignaient à l'admiration
des Mérimée, des Th. Gautier, des Paul de Saint-Victor, ouvraient
aux jeunes les horizons d'un art nouveau, tout de vie et de vérité,
sorte de génie anonyme, il était loin, il ne se montrait pas. Lui seul ne
se souciait point de lui-même. Il achevait son talent, il assouplissait sa
main, il se pénétrait de soleil, il s'emplissait les yeux des types, des
images radieuses, des visions magiques de l'Orient ; il faisait vivre en
lui, à force de le récréer, ce monde immobile et agité qui l'enchan-
tait. Dans ce siècle de presse et de hâte, où il faut arracher les fruits
de l'arbre avant leur maturité, si on veut les cueillir, il disait : « J'ai
le temps, ce n'est rien encore, attendez! ■>, 11 s'oubliait là-bas et il se
laissait oublier. Quand il revint, en 1863, on affecta de ne plus le re-
connaître. Que demandait ce revenant ? Il demandait peu de chose,
de quoi vivre silencieusement, de quoi travailler sans trop d'angoisses,
sans trop d'inquiétudes pour les siens, loin des coteries et des intri-
gues. C'était trop ou pas assez. Alors commencèrent les années dou-
loureuses, la lutte terrible qu'il soutint jusqu'au dernier jour, jusqu'à
ce que le pinceau lui tombât des mains.
Aujourd'hui que l'on dit l'avenue de Villiers comme on dit la rue
du Sentier, que l'art est si bien du commerce qu'il a ses libres-échan-
gistes et ses protectionnistes, et qu'il est mis dans la balance avec le
porc salé, c'est plaisir de conter une vraie vie d'artiste, une belle vie
héroïque, pleine de dignité, de souffrances et d'amour, une histoire
d'autrefois, qui date d'hier. Ce n'est pas la moins poignante des
œuvres d'un artiste, comme Dehodencq, que sa vie. Quelle puissante
harmonie met dans ce drame 'réel cette continuité d'une passion et
d'une volonté qui en traverse tous les épisodes ! Non qu'il s'agisse ici
de morale en action, il s'agit d'une vie inquiète, agitée, pleine d'impru-
dences et d'emportements, sur laquelle plane la fatalité d'une sensi-
bilité excessive, d'une susceptibilité aiguë, d'un caractère indomptable,
incapable de se soumettre aux conditions parfois humiliantes de la vie
réelle.
Mai 1885
4
Bohémiens au retour d'une icte en Andalousie
LES ANNEES DE JEUNESSE ET D'APPRENTISSAGE
LES PREMIÈRES ŒUVRES
La vie d'un artiste c'est l'histoire de son talent et de ses œuvres.
Mais chez un artiste personnel, qui se met tout entier dans ce qu'il
fait, le talent révèle le caractère, les oeuvres racontent la vie. Alfred
Dehodencq est né à Paris le 23 avril 1822. Il était fils d'un officier,
qui donna sa démission au moment de son mariage, entra dans les
affaires pour lesquelles il n'était pas fait et mourut jeune, avant d'avoir
5
pu intervenir efficacement dans l'éducation de son fils (i). Restée veuve
de bonne heure, avec un fils et une fille, Mmq Dehodencq se donna à
ses enfants tout entière. C'était une femme très distinguée. Elle avait
cette réserve et ce ferme bons sens, que donne aux femmes la respon-
sabilité d'elles-mêmes; ce détachement de soi, qui naît de certaines
douleurs en certaines âmes ; et dans l'intimité, pour son fils surtout,
cette tendresse jeune qui reste au fond des cœurs non satisfaits. Elle
mit à l'éducation de son fils toute sa délicatesse de femme, avec cette
fermeté charmante des mères ambitieuses qui savent ce qu'elles peuvent
et ce qu'elles doivent. Le caractère de Dehodencq, séduisant et redou-
table, l'attachait passionnément: on ne pouvait l'aimer à demi. 11 avait
déjà ces emportements soudains, ces susceptibilités excessives, ces
retours charmants, ces longs silences qui l'enfermaient en lui-même ;
ces épanchements involontaires qui le livraient tout entier. Sa mère
ne l'attaquait pas de front, son art était de lui dire au moment voulu
ce qu'il pensait; elle était comme la meilleure partie de lui-même,
la voix de sa conscience. Elle savait ne point abuser contre lui de ses
défaillances, ni, ce qui est plus rare peut-être, de ses qualités. Quand
il le fallait, elle l'aimait sans rien de plus. Elle ne douta jamais de lui,
elle ne lui en voulut jamais d'être malheureux, et elle se sacrifia
jusqu'au bout sans se plaindre.
(1) Alfred Dehodencq descendait d'une famille de vieille bourgeoisie, dont les membres
figurèrent avec honneur dans l'Eglise et au Parlement. Au xvn" siècle nous trouvons le nom
de de Hodencq, associé au miracle janséniste de la Sainte-Epine. « Le 11 octobre 1656
(Sainte-Beuve, t. III, p. 182). M. de Hodencq, vicaire général, au nom du cardinal de Retz,
alors errant, approuva solennellement le miracle par une sentence, et un Te Deuni fut
célébré. » Cet archiprètre fut un homme de caractère. Il lança un mandement qu'il refusa
longtemps de retirer, malgré les menaces de la cour. Une note de la main de Colbert (B N
fonds Baluze), écrite dans le beau style du siècle, donne de lui un portrait, dont quelques
traits s'appliqueraient assez bien à son descendant : « L'archiprètre de Hodencq fait profes-
sion d'aimer la reconnaissance ; il est fier et altier dans ce qu'il s'est mis en tête ; point trop
intéressé et n'aimant pas asse^ la fortune pour en acquérir par ses actes; fort attaché au
parti des jansénistes, fort attaché à M. le cardinal de Retz, haïssant tout ce qui peut choquer
sa liberté; fixé, s'il ne change, à vivre et mourir en Sorbonne. * Alfred Dehodencq trouvera
dans de tout autres mobiles que le vieux janséniste le principe du même désintéressement
et de la même fierté.
Moins précoce que lord Byron, à dix ans il était malade jusqu'au
délire d'un amour d'enfant, dont il refusait obstinément de révéler
l'objet. Il fallut le changer de milieu pour l'en distraire et le guérir.
Il apportait à tout cette ardeur de passion. Ses naïvetés d'enfant étaient
de grands rêves ambitieux. La première lueur du génie .c'est l'admira-
tion ; il la poussait jusqu'à l'enthousiasme. Chateaubriand était son
dieu. Les grandes forêts inviolées, qui portent la majesté des cathé-
drales dans leurs ombres mystérieuses ; les tempêtes de l'Océan qui se
soulève comme un tumulte de pensées violentes ; les solitudes, leurs
silences et leurs bruits ; cette nature vierge, vivante, pleine d'âme, le
ravissait, et, par-dessus tout, ce cœur fier, dédaigneux et tourmenté,
plus grand que toute cette nature qui n'en pouvait remplir le vide
infini. Voir Chateaubriand devint son idée fixe, surprendre dans les
yeux du poète le reflet de ses visions magiques, lui voler dans un
regard quelque chose de son génie. Il le guettait au passage, sans
succès. Enfin, un matin, il aperçut un vieillard qui s'avançait grave,
attristé, avec ce je ne sais quoi d'écrasé que donne la vie aux plus forts.
Il regarda le vieillard avec des yeux pleins de larmes, le salua et s'en-
fuit. Il avait vu un grand homme !
Mais déjà dans l'enfant passionné l'artiste apparaissait. A huit ans,
il faisait d'après son père un croquis au crayon, qu'on a gardé et qui
atteste, avec une vision très juste, une intelligence surprenante de la
physionomie. Il était né peintre. On s'en étonnait, on s'en inquiétait.
Au moment de partir pour l'Espagne (août 1849), Dehodencq écrivait,
non sans amertume : « Je suis de plus en plus fixé sur le prix qu'on doit
attacher à ce qu'on appelle un don de la divinité. » C'est, il faut bien
l'avouer, une terrible chose que le don de Dieu. Un peintre habile, à
qui l'émotion superficielle laisse son sang-froid, qui possède son art
au lieu d'en être possédé, peut arriver à tout. Mais celui qui peint
comme il vit, comme il respire, par une sorte d'instinct, celui qui a la
fatalité d'un tempérament personnel, et dont tout l'être est impliqué
dans son art, il est incapable de concessions, de sacrifices, et s'il n'a
pas une sensibilité moyenne, une âme facilement accessible, il est
condamné. La passion et, comme préparé dans l'organisme, un instru-
ment délicat, propre à en noter tous les mouvements, une imagination
vive et une main qui, par un mystérieux accord, obéit aux images que
suscite l'émotion, c'est le peintre même. Mme Dehodencq était trop
intelligente pour s'opposer à une vocation que son fils subissait. Elle
voulut seulement qu'il fît ses études. 11
entra dans une grande institution qui
suivait les cours du collège Bourbon
(lycée Condorcet) : c'est là qu'il connut
Théodore de Banville, qui jusqu'au der-
nier jour lui resta fidèlement attaché.
A dix-sept ans, il entrait dans l'ate-
lier de Léon Cogniet. Léon Cogniet
était un excellent maître, il n'en faut
d'autre preuve que la liste des hommes
détalent qu'il a formés. Son ardeur d'in-
telligence n'était pas la verve d'un artiste,
que son tempérament emporte, c'était
l'enthousiasme d'une conviction réflé-
chie. 11 ne manquait pas d'émotion, mais
le trait dominant de son talent semble
avoir été l'entêtement d'une volonté
forte, éprise d'un idéal élevé, un peu
abstrait et impersonnel. Il aimait son
art comme on aime la vertu. Peintre consciencieux et sage; dessi-
nateur correct, élégant, sans style, si le style est l'accent personnel;
capable d'ordonner avec goût une composition dramatique et d'expri-
mer clairement son émotion et sa pensée dans le langage pittoresque,
il savait de l'art tout ce qui en peut être enseigné. Les Raphaël, les
Michel-Ange, les Rubens sont des maîtres, ils ne sont pas des profes-
seurs ; ils suggèrent plutôt qu'ils n'enseignent ; ils créent des peintres
par la seule fécondité de leur génie qui rayonne autour d'eux, se
transmet et se propage. Leurs élèves sont comme les enfants, qui
Portrait d'Edmond Dehodencq.
.1/. Alfred Dehodencq.
reproduisent, avec des variations inattendues, les traits de leurs
pères. Léon Cogniet pouvait donner à ses élèves tout ce qu'il possé-
dait lui-même sans nuire à leur originalité : il n'avait ni le danger des
défauts faciles à imiter, ni celui des qualités irrésistibles. L'étroitesse
inévitable, qui peut-être est la condition d'un goût très sûr, n'était à
l'atelier que la tradition des fortes études. Le respect, qu'imposait le
caractère du peintre, l'élévation de sa pensée donnait à son enseigne-
ment, si j'ose dire, l'autorité d'une direction morale.
Il s'attacha à Dehodencq avec une sorte de passion. Il aimait en lui
les qualités qu'il n'avait pas lui-même. Cette nature inégale, mais que
ses inégalités d'un élan portaient au sommet, le séduisait, non sans
l'effrayer. Il sentait le prix de cette spontanéité, de cette verve, de
cette vie tour à tour débordante et contenue ; il admirait les dons de
premier ordre, la vision originale, l'exécution puissante, nerveuse, des
morceaux peints magistralement, comme d'un coup de pinceau; il
craignait les négligences, les excès d'audace, les défaillances d'un
génie intermittent. Il lui fit faire les sérieuses études sans lesquelles les
dons les plus précieux ne servent de rien. Un artiste doit avant tout
savoir son métier. Il ne faut pas qu'il soit réduit à attendre les hasards
heureux, que les moyens d'expression tout à coup manquent à son
sentiment. Il faut aussi qu'il trouve dans la science acquise de quoi
remplir les intervalles de l'inspiration qui veut être sollicitée.
Dehodencq dut à Cogniet la forte éducation qui lui était plus
nécessaire qu'à un autre, cette maîtrise que ses emportements parfois
dissimulent, mais qui toujours par quelque trait se révèle à l'œil clair-
voyant. Il n'oublia jamais ce qu'il devait à son maître. 11 écrit d'Espagne :
« Mon plus cher désir est d'entendre M. Cogniet me dire un jour: c'est
bien, je suis content, voilà ce que j'attendais de vous. » Cogniet atten-
dait tout de Dehodencq. Il le considérait comme le premier parmi ses
élèves. Il allait jusqu'à lui confier les intérêts de sa réputation. Deux
de ses portraits les plus fameux ont été peints par Dehodencq,
les mains notamment, qui ne furent pas retouchées et qu'on admira
plus que tout le reste. C'était beaucoup pour un élève de peindre des
mains, dont Cogniet, le consciencieux, acceptait la responsabilité, et
dont on croyait devoir lui faire honneur. Plus tard ils se séparèrent ;
peut-être ne s'étaient-ils jamais compris.
Dehodencq débute au salon de 1844 avec trois tableaux : une Sainte-
Cécile en adoration, l'Orpheline, un Portrait. Il avait vingt-deux ans.
J'ai pu voir Y Orpheline: c'est une
jeune fille vêtue de noir, l'air mélan-
colique. Il ne faut pas chercher dans
cette peinture les grandes qualités qui
feront l'originalité de Dehodencq.
Mais on trouve déjà dans cette toile,
avec une correction qui prouve qu'il
était bien armé pour la lutte, une
ardeur contenue qui annonce le colo-
riste et fait songer aux maîtres espa-
gnols. Les années suivantes, il expose
encore des tableaux religieux : Saint-
Etienne traîné au supplice (1846), la
Visitation (1847), le Christ au Tom-
beau (1848J. Comme tous les maîtres,
il cherche sa voie, il achève d'ap-
prendre le langage pittoresque, de s'en
approprier tous les moyens d'expres-
sion.
Mais déjà il a donné toute sa mesure dans un genre, où la médio-
crité est facile et insupportable. Dès le début, Dehodencq a été un
grand portraitiste et il l'est resté jusqu'à la fin de sa vie. Ce contact
avec la nature lui a toujours été salutaire. Sa verve contenue par la
nécessité de l'imitation, n'était plus que la puissance de donner la vie,
et sa haute intelligence, servie par son merveilleux instinct de peintre,
lui révélait l'homme intime dans la forme, les traits et l'attitude. En
1846, à peine âgé de vingt-quatre ans, il avait sa première médaille avec
un portrait d'homme. On lui conseillait de s'en tenir là, de s'enfermer
L'Orpheline (1844).
.1/. Laveur.
dans cette spécialité où il excellait. C'était le succès assuré et avec le
succès la fortune. Mais il était trop artiste pour s'emprisonner dans un
genre. Il était jeune, avec l'am-
bition des grandes choses, avec
l'illusion des forces infinies
qu'on dépense dans des rêves
d'action héroïque. Il lui fallait
l'avenir ouvert, l'espace libre.
Il n'était pas de ces hommes
économes d'eux-mêmes qui,
dès qu'il ont découvert le petit
champ de leur activité, le limi-
tent, s'y installent et lui font
produire tout ce qu'il peut rap-
porter. Dehodencq était un
prodigue, une nature de no-
made et de conquérant, qui
dépense roya-
lement sa vie
sans compter.
Déjà il a la
nostalgie du so-
leil plus chaud,
de la nature plus
riche, plus écla-
tante, du ciel
toujours bleu.
Notre doux
printemps , en
le charmant,
évoque en lui
les rêves d'Orient. Les mille et une Nuits, qu'il a tant aimées dans son
enfance, Paul et Virginie, Chateaubriand, lord Byron, plus que tout
^^Tty^
Portrait de Théodore de- Banville (pour l'édition de ses poésies
II
le reste, l'amour de l'inconnu, le désir de beautés nouvelles, je ne sais
quel instinct de migration vers les contrées où son talent l'appelle,
tout lui donne comme le besoin et le pressentiment d'une marche
vers la lumière.
" Le printemps, écrit-il, fait plus ardent cet amour de la nature que
« Dieu a mis en moi... Le coude appuyé sur ma petite fenêtre, je passe
« des moments de bonheur, me laissant pénétrer de ce calme profond
« de la nature, ne pensant à rien, tout entier au léger bruissement des
« feuilles, au chant des oiseaux, aux mille bruits des choses. Je
« regarde les papillons et les abeilles voltiger en tous sens sur mon
« pommier en fleurs. Là je suis bien loin du monde. Je me transporte
« en imagination dans ces beaux pays de l'Orient, où un ciel toujours
« pur, des arbres toujours en fleurs portent une douce sérénité dans
« l'âme. C'est sous un tel climat qu'est née la philosophie. Dans nos
« froides régions, la température change sans cesse, tout s'en ressent;
« nos idées suivent le mouvement de la nature, elles changent conti-
« nuellement; ainsi s'expliquent cette versalité et ce besoin d'activité
« qui nous dévorent. Sous le beau ciel du Midi toujours égal, l'homme
« est maître de ses facultés, de là la grandeur et la dignité de ses
« ouvrages (i). » Ce ne sont pas ces images idylliques, évoquées en
une heure d'apaisement, que Dehodencq rapportera d'Orient.
La Révolution de 48 éclate. La nuit du 23 février, on entend le
tambour dans les rues. Dehodencq ouvre sa fenêtre, il aperçoit un
tombereau chargé de morts, qu'entoure en poussant des cris de ven-
geance une foule bizarrement éclairée par des torches. Il s'emplit les
yeux et l'esprit de ce spectacle ; il en fixe en lui l'image, et le voilà à
l'œuvre sans trêve, sans repos. Deux jours après il exposait la Nuit
du 2} Février. Ce dessin poignant, c'est la réalité même, arrêtée dans
un de ses aspects fugitifs, non par un instrument indifférent, mais par
une imagination toute pénétrée de l'émotion qui se dégage des choses.
Un homme en bras de chemise, débraillé, bat du tambour à grands
(r) Cette lettre, dont je n'ai trouvé que le brouillon, peut être rapportée aux années 1845
ou 1846: les tableaux qu'il projette alors l'indiquent.
coups ; un peu derrière lui, allonge le pas, déhanché, le gamin de Paris,
sans lequel il n'y a pas de bonne révolution; autour du chariot une
foule étrangement armée, une femme égarée, éperdue, des bras qui
agitent des torches, dont la lumière monte fumeuse avec des reflets
sinistres dans l'ombre. C'est un cauchemar qui traverse la nuit. Voilà
Dehodencq avec ses grandes qualités ; cette vision rapide comme
l'émotion, prompte comme la réalité; cette éloquence de l'attitude et
^N
La Nuit du 23 Février
.1/. Carolus Duran.
du geste ; cette exécution pleine de verve, qui a les frémissements de
la vie, l'agitation de la foule; et, sur tout cela, cette profonde intelli-
gence des types, qui donne à une œuvre, née d'un sentiment soudain,
la réalité de l'histoire et la valeur d'un document durable.
Le dessin, pour le peintre, n'est trop souvent qu'un moyen de
déterminer les grandes lignes d'une composition, d'en arrêter les
contours, une première expression incomplète par soi. Dehodencq
savait composer un dessin, lui donner le mouvement et la couleur.
En ce sens il n'était pas seulement un peintre, mais un dessinateur de
premier ordre. Aussi, dans ses tableaux mêmes, le dessin n'est pas isolé
de la couleur, il en participe, il fait avec elle un tout, un langage
subordonné à l'émotion : il peut aller contre certaines conventions,
devenir incorrect, si on le conçoit comme une ligne et un contour
arrêté, il n'est jamais banal, il reste toujours éloquent et expressif. La
ligne n'a pas la sécheresse d'une formule géométrique, elle suit l'ondu-
lation de la vie ; elle est agitée, vivante, humaine. A propos du tableau
des Bohémiens au retour d'une fête (1853), un critique, dont je ne
retrouve pas le nom, écrivait : « Sa philosophie et son intelligence
sont de la même famille que celles de MM. Raffet et Bida, ce qui n'est
pas peu dire. » Le style est médiocre, l'idée est juste. «Chez ce grand
artiste, dit un autre critique, le coloriste puissant est doublé d'un dessi-
nateur sentimental (1). // C'est la même idée sous une forme un peu
précieuse. J'aime mieux ce que me disait Théodore de Banville à peu
près en ces termes : « Je ne connais que Daumier qui ait eu, au même
degré que Dehodencq, le sens du dessin expressif. Forcez les traits
caractéristiques, vous avez la caricature, la seule qui compte, celle qui
est l'exagération de la vérité, la nature se raillant elle-même. Dehodencq
s'arrête au type, il ne le dépasse pas, mais il le dégage avec une clarté
qui en fait saillir tous les traits. Un pas de plus, vous avez la caricature ;
— voyez ses Mobiles; — vous avez Daumier. De l'un à l'autre il y a la
différence d'une sensibilité. »
En 1849, Dehodencq exposait : Virginie trouvée morte sur le rivage,
« Pauvre fille I écrit-il, que j'ai tant rêvée, tant aimée (2) ! » J'en ai
l'esquisse sous les yeux. Le corps de la jeune fille est étendu sur la
(1) Ulrich de Viel Castel. — Portraits à la plume. Avril 1877.
(2) Madrid, Avril 1850, à sa sœur Mme Dubois.
'4
Profil d'Alfred Dehodencq.
-
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plage, il semble qu'il ait gardé quelque chose de l'ondulation de la
vague qui l'a porté, tant la ligne en est noble et souple. Les cheveux
sont dénoués, la tête de profil, un peu renversée en arrière, dégage le
cou et les épaules nues, allonge la courbe du corps qui, très douce,
part du front, se continue par la poitrine et, sans se briser, se prolonge
jusqu'aux pieds d'un mouvement de caresse lente et qui s'attarde. Le
bras droit, ramené le long du corps, comme pour maintenir les vête-
ments, semble avoir gardé l'attitude suprême de cette pudeur, pour
laquelle elle a voulu mourir. Agenouillé à sa tête, le corps noir de
Dominique, qui se désespère, et apparaissant à côté du rocher, le
vieillard qui accourt. Ce qui surtout me frappe dans cette esquisse, ce
sont les qualités du coloriste qui s'y révêlent. Un vrai coloriste, ce
n'est pas seulement un homme qui sait accorder des couleurs, c'est un
homme dont les sentiments trouvent leur expression dans l'harmonie
des tons, dans cette musique dont on ignore les règles, dont on
éprouve le sens irrésistiblement. La lumière et la couleur ont quelque
chose de triste et de passionné. Le ciel et la mer troublés, assombris,
sillonnés de lueurs fauves, enveloppent la scène de leurs ombres, dont
les personnages émergent sans en rompre l'unité, jusqu'au cadavre de
la jeune fille d'une lueur phosphorescente. Je trouve ce fragment de
journal découpé : «... la pauvre jeune noyée. Quelle solidité ! quelle
« largeur! quelle sûreté ! quel aplomb ! quelle unité ! Se douterait-on
« que la brosse qui a peint ce grand morceau avec tant d'aisance et de
« vigueur, ait été tenue par une main que les balles fratricides de
« Juin ont mutilée. M. Dehodencq est certainement un des jeunes
« gens qui promettent le plus à l'heure qu'il est. >, La vérité est qu'il
s'était mis à peindre de la main gauche. Presque aussitôt il avait fait
passer d'une main à l'autre cette adresse, cette docilité du mouvement
à suivre l'émotion, qu'il est si difficile d'acquérir. Que de problèmes
curieux dans ce simple fait! Le rapport de la vision pittoresque au mou-
vement qui lui répond, par suite, de la conception à l'exécution ; la
sympathie des membres symétriques, des centres nerveux de l'hémis-
phère droit et gauche! Que d'autres tirent les conséquences! Mais c'est
J5
là toute une histoire et qu'il faut conter ; car cette aventure à décidé
des destinées d'Alfred Dehodencq ; elle a fait de lui le peintre de
l'Espagne et du Maroc, et aussi le malheureux, l'oublié qu'il devait être.
Toréadors (Tanger).
16
Marche de Bohémiens (Aquarelle).
M. Gabriel Sêailles.
'
II
LA REVOLUTION DE 48. LE DEPART POUR L'ESPAGNE
La Révolution de 48, dont il avait si puissamment évoqué la
première convulsion, développait ses épisodes de poème bizarre et
mal composé. Révolution étrange, faite pour la confusion des roués
de la politique ; révolution, dont on ne sent pas le courage de médire,
dont on se prend parfois à regretter les héros! Tant de rêves généreux!
tant de foi et de bonne foi ! Des choses d'un autre âge : la puissance du
Verbe, de la parole ailée ; Orphée apaisant les loups, leur donnant de
17
nobles phrases en pâture ; les rêveurs idylliques et farouches de l'île
Utopie, assemblés au Luxembourg, avec la société pour champ d'expé-
riences? Le tout, pour amener cette revanche des faits: la guerre civile.
Le 24 juin on se battait. Sur tous les points de Paris la fusillade
crépitait. Il était quatre à cinq heures du soir. En haut de la rue du
Faubourg-Poissonnière, près de la caserne, les mobiles rudement
éprouvés respiraient. On lançait les gardes nationaux. Un tambour, un
vieux soldat, en avant battait la charge. Ils avaient franchi la barricade,
chaude encore de la bataille, qui fermait la rue Lafayette, et, trouvant
l'espace libre, s'étaient jetés au pas de course dans le faubourg Saint-
Denis. Là, un peu plus loin, en remontant vers le chemin de fer, une
énorme barricade faite de pavés, de sacs de charbon de terre et d'une
voiture de porteur d'eau renversée, se dressait. On allait silencieux le
long des maisons. Une pluie diluvienne tombait. Un élève de l'Ecole
Polytechnique, à plat ventre dans la boue, tiraillait. Un grand diable
d'homme, un vieux en longue redingote olive, son pantalon de cou-
leur incertaine trop court, son chapeau haut de forme, lustré par la
pluie, chargeait son fusil, adossé aux maisons, s'avançait au milieu -de
la rue, faisait face et tirait sur la barricade sans hâte, avec une régula-
rité tranquille. « Effacez-vous donc, vous allez vous faire tuer... Tiens!
vous pleurez! — Oui, c'est embêtant de se tirer comme çà les uns
sur les autres. » Et il continue son travail avec la ponctualité d'un
comptable qui met son grand livre à jour. De temps en temps un
homme portait brusquement la main à son ventre, à sa poitrine et
s'affaissait, ou, frappé au front, était lancé tout d'une pièce la face en
avant. Dehodencq auprès d'un ami lui disait : « Tout ce que je leur
demande, moi, c'est de ne pas toucher à mon gagne-pain, » et il renou-
velait l'amorce de son fusil, le coude écarté. Au même moment il re-
culait comme sous un choc et son fusil, lui échappant des mains, tom-
bait en sonnant sur le pavé. « Ce n'est rien, un grand coup de bâton,
là, au coude. >, Ce n'était pas une balle, c'était une petite roulette ronde,
qu'un insurgé, quelque tapissier des ateliers nationaux, lui avait logée
au-dessus de l'articulation du coude. Par un miracle l'os n'était pas
brisé. « Peux-tu marcher? — Oui. » Il fit quelques pas. « Je ne tiens
plus, je tombe. » On l'emporta à l'ambulance, puis chez sa mère (i).
On craignit longtemps que le bras ne demeurât enkylosé : jamais
l'articulation du coude ne retrouva sa souplesse première. Rien n'était
plus facile que de faire un héros de ce jeune peintre de grand avenir,
dont la pensée semblait désormais arrêtée sur le chemin qui, du cer-
veau, la conduit à la main de l'artiste. On essaya ; on lui offrit la croix.
Il refusa sans emphase. « Je ne veux être décoré que comme peintre. />
Il y a des devoirs, auxquels on n'a pas le droit de se soustraire, qu'on
accomplit douloureusement, mais pour lesquels on n'accepte pas de
récompense. Il avait gardé un souvenir irrité de cette aventure, du
bruit qu'on avait voulu faire autour d'elle. Il n'en parlait pas volontiers.
Il pensait sans doute comme le vieux à la redingote olive. D'Espagne
il écrit à sa mère (août 1850) : « Je souffre encore parfois de mon bras ;
mai il me rappelle tant de gens et tant de choses bêtes que j'ai pris le
parti de n'y plus penser. Il s'en est si peu fallu que je fusse un héros. »
En 1849, ie bras restait douloureux et roide. Le docteur Berton
ordonna une saison à Barèges. Barèges ce sont les Pyrénées, les
Pyrénées c'est l'Espagne. Comment résister à la tentation, à l'inquié-
tude de l'inconnu, à la nostalgie du soleil qui depuis l'enfance le tour-
mentait? N'est-ce pas à Séville que naît le don Juan de lord Byron? en
cherchant bien, n'y trouverait-on pas le berceau, qui vit fleurir son plus
délicieux amour, à l'heure où, le soleil s'éteignant, la clarté trop douce
de la lune s'épand sur les choses et fond les âmes? Il fut décidé que
Dehodencq irait à Madrid, qu'il passerait là-bas quelques mois, le
temps de découvrir ce monde et de l'emporter en images ineffaçables.
Il sentait l'heure solennelle, décisive. Sa royauté d'atelier, ses beaux
portraits, son dernier tableau avaient appelé sur lui l'attention, il s'agis-
sait de justifier les espérances et de donner sa mesure. « Je vais donc
voir se réaliser ce rêve de mes jeunes années, l'Espagne... C'est main-
(1) Je tiens ces détails de M. Armand du Mesnil, l'ancien directeur de l'Enseignement
supérieur au minitère de l'instruction publique et conseiller d'Etat. C'est à lui qu'est dédié
le livre d'Eugène Fromentin : Un été dans le Sahara.
tenant que va se décider pour moi une question bien grave, à savoir
si je suis réellement peintre dans toute l'acception que je donne à ce
mot, et si j'aurai la force de me plier aux exigences voulues pour
réussir ! » Hélas ! il ne devait réaliser que le premier de ces vœux ; ses
qualités comme ses défauts l'avaient prédestiné à la souffrance.
Dessin pour le combat de Novillos.
Au moment de ce départ pour l'Espagne, Dehodencq a vingt-sept
ans ; il approche de cet âge, où l'homme est en pleine possession de
lui-même, l'expérience ne faisant encore qu'ajouter aux forces vives
l'art de les mieux diriger. Le portrait de lui, qu'il a peint à cette
époque, satisfait toutes nos curiosités. Si toute peinture est une confi-
dence, qu'est-ce donc quand le peintre reproduit sa propre image? Il
ne dit pas seulement ce qu'il est, mais ce qu'il voudrait être et paraître.
La couleur est chaude, l'exécution ferme (il peignait de la main
gauche), d'une verve ardente et contenue, qui trahit l'homme.
L'œuvre très belle, pleine de révélations, fait songer à ces portraits
de Rembrandt, où l'ombre sert au
relief des traits expressifs, à faire
éclater plus intense la vie dans la
lumière. Il est à mi-corps, en
veston d'atelier, la palette à la
main. Le front puissant ; la tempe
qui se creuse, comme sous le coup
de pouce d'un sculpteur nerveux ;
le jet des cheveux noirs rebelles;
la flamme sombre des yeux, pro-
fondément enfoncés sous l'arcade
sourcillière; la bouche déjà triste;
la lèvre inférieure légèrement
avancée dans une moue dédai-
gneuse; la ligne ferme du menton
césarien, tout annonce une nature
impérieuse, contenue, comme ra-
massée sur elle-même. Mais l'ef-
fort, qu'on sent dans cette concen- Portrait de m-» x.
tration, la force déployée pour (Tanger)
arrêter ce masque mobile révèle
par la tension du ressort intérieur le mouvement contenu d'une
sensibilité excessive. Il est là tranquille, silencieux, à la façon d'un
pistolet chargé. Dédaigneux, fier, avec la conscience de sa valeur, il
répugne aux familiarités indiscrètes ; il se défie des hommes, les tient
à distance ; il ne veut pas se livrer ; il écarte la foule, ou plutôt il la
traverse avec le secret désir peut-être qu'elle se retourne sur son pas-
sage, avec la volonté qu'elle ne viole pas son mystère.
Ses auteurs préférés achèvent de nous donner les éléments qui
21
entrent dans sa nature complexe. D'Espagne (i), il écrit à sa mère : "Je
te prierai de m'envoyer : i° ma Chartreuse de Parme ; 2° mon Byron
(qui m'est nécessaire ayant deux sujets commencés : don Juan et Lara) ;
30 don Juan en anglais cette fois ; 4° mon Shakespeare. » Joignez-y
Balzac et Chateaubriand. Ce qu'il aime dans Balzac, outre la psycho-
logie profonde, qui fouille les âmes jusqu'aux instincts primitifs, c'est
la vie tumultueuse, l'intensité de la passion, qui épuise la vie goutte à
goutte ou d'un seul coup, la recherche de l'absolu, la puissance surna-
turelle des volontés tenaces, la magie des désirs irrésistibles. Lord
Byron et Chateaubriand donnent à l'artiste la fierté du gentilhomme,
qui ne veut pas ressembler à la foule, qui est distingué parmi les
autres, parce que, sinon supérieur, il est différent; René, Lara, Manfred,
Caïn, des âmes violentes et contenues, en qui se forment d'étranges
combinaisons de sentiments contraires ; la solitude dans une pensée
impénétrable, dans quelque secret redouté ; la croyance à la fatalité,
cette superbe de l'homme qui se flatte d'occuper le destin ; le dédain
des conventions sociales ; l'indépendance d'un caractère que rien ne
plie ; et, sur tout cela, le culte de la noblesse native, l'horreur du
médiocre, de tout ce qui est vil, de tous les petits intérêts qui forcent
à courber la tête pour passer sous leur niveau. A Stendhal il doit au
moins « l'art de se tourmenter de tout et d'un peu plus que tout (2) »
une subtilité d'analyse qui ne lui sert trop souvent qu'à justifier ses
imaginations, à compliquer les sentiments et les actions des autres de
motifs qu'il crée alors qu'il croit les découvrir. Shakespeare c'est la
santé de son esprit, c'est son génie même, c'est son amour de la
nature, sa sincérité, sa vision nette et passionnée, l'extraordinaire
puissance de sympathie qui vivifiera sa peinture.
Sa réserve un peu hautaine, un peu voulue d'abord, devint de plus
en plus la pudeur d'une âme fière qui sait souffrir en silence et répugne
aux promiscuités des confidences à tout venant. Ceux qui l'ont vrai-
(1) Madrid, 1850.
(2) Madrid, juin 1850.
ment connu savent combien cette défense était nécessaire à un
homme tout de sentiment et de passion comme lui. Ce silence
énigmatiquelui
donnait la sé-
duction des
natures sauva-
ges qui ne se
livrent pas vo-
lontiers. Dans
un portrait
demi -ironique
qu'il trace de
lui-même, il
constate ce
charme et l'ex-
plique. «Je suis
assez triste de
ma nature, et
quand je suis
seul, je pose
assezvolontiers
pour la lèvre au-
trichienne, en
sorte que ceux
qui viennent à
moi sont tout
étonnés et sa-
tisfaits à la fois
(s'en attribuant
le mérite) de
voir s'ouvrir, s'épanouir cette sombre physionomie. C'est une petite
flatterie, comme une autre, bien innocente, je t'assure, et due simple-
ment à la force de vie, d'animation, au jeu de mes muscles et de mes
La famille du peintre.
M. Gabriel Sèailîes,
23
nerfs, dont je ne suis pas maître (i). /• Dehodencq n'est pas aussi ma-
chiavélique qu'il le croit. La vérité, c'est qu'au fond, il est plein de
tendresse, que la moindre bienveillance réellement l'épanouit. -Sa
défiance n'est qu'une arme défensive ; dès qu'il la sent inutile, il ne
demande qu'à satisfaire son besoin de sympathie et qu'à donner de
lui-même. Jusqu'au dernier jour il garda cette réserve et cette séduc-
tion. En 1877, un écrivain trace de lui ce portrait à la plume : « A
voir cette pâleur claire, chaude et délicate du visage, cette admirable
et nerveuse tournure de la main, à entendre cette parole correcte,
concentrée, pleine de sève et de mesure, on se sent en présence d'un
artiste hors ligne... Le peintre de la vaillante et rutilante Espagne, de
l'apathique et flamboyant Maroc, l'homme que Théophile Gautier
trouvait un artiste passionnant et passionné à l'air calme, fin et posé
d'un homme d'Etat anglais. S'il endossait le costume de Vélasquez on
retrouverait peut-être dans son allure nerveuse et fière, quelque
chose de la furia et de l'abondante facilité de son pinceau. Mais sous
l'habit moderne c'est un diplomate exquis... Sa physionomie ouverte
est sillonnée de temps à autre par des éclairs du regard comparables
à des rayons de soleil, puis tout dans son attitude et dans son expres-
sion s'apaise sans s'éteindre et laisse un reflet charmant (2). »
Le 25 juillet 1849, Dehodencq quittait Paris. Ce départ pour un
voyage qu'il rêvait depuis si longtemps le désespère. De Bordeaux, il
écrit à sa mère une lettre pleine de larmes, avec ce je ne sais quoi
d'emporté qui mêle à tous ses sentiments quelque chose de la colère
et de l'indignation. Il est là tout entier. "Ma bonne mère, j'ai donc pu
« te quitter, te laisser loin de moi. Déjà cent cinquante lieues nous
« séparent, et rien ne m'avertira si tu es malade. A mesure que j'avan-
« çais sombre, le cœur déchiré, en proie aux plus sinistres pressenti-
« ments, je me rappelais le passé, je cherchais ta chère image, la
« caressant sans cesse. Je te vois encore si douce, si prévenante et
« empressée à cet affreux moment du départ, et je me demande
(1) Lettre à sa mère. Madrid, juin 1830.
(2) Ulrich de Viel-Castel, avril 1877.
24
« comment j'ai pu partir, où j'ai pu trouver la force de me séparer de
« tout ce que j'aime, pour aller chercher quoi ? l'indifférence et à mon
« retour l'oubli, la mort peut-être, qui sait ? et je ne t'aurais par revue. »
Il s'agite, il s'indigne, cette lettre a la résonnance d'un cri douloureux,
les mots lui manquent. «Non, je ne puis rendre ce que j'éprouve,
c'est mon âme qui se fond dans la tienne, c'est une ardente envie de
te tenir les deux mains dans les miennes et de te bien regarder une
dernière fois (i). » Près d'un mois après il écrit encore. « Quand je
pense à ce qui me reste encore de jours, de mois à courir avant de
vous voir, de vous embrasser, de vous chérir, de vous dire combien
je vous aime, à quel point vous m'êtes nécessaires, et quelle part vous
avez dans tous mes projets ; quand je songe à cela, je retombe dans
l'abattement, ma tête se penche, mes yeux regardent dans le vide,
alors je vous aperçois, je vous revois me tenant embrassé, les larmes
aux yeux, et je pense à ce que j'ai souffert et souffre encore loin de
vous. » Jamais cette image du départ et des adieux ne sortira de son
esprit, il l'évoque après plusieurs années.
Heureusement mille images, qui l'enchantent, traversent sa mélan-
colie. « Poitiers m'a fait rêver un instant l'Espagne. Ce mot-là a
toujours, comme parle passé, le privilège dem'animer, de m'électriser ;
je ne puis cependant lui pardonner de m'éloigner de toi. » Devant les
Pyrénées c'est de l'enthousiasme : « Je n'essaierai pas de te peindre ce
qui se passa en moi à l'aspect des Pyrénées ; ce fut un rêve de quelques
heures, pendant lequel je dus paraître fou à mes compagnons de
voyage. Je parlais, je criais, je soufflais ; et à tout cela il se mêlait
quelque chose de si vague et de si tendre, un souvenir de toi, ma
bonne mère, et d'Armand qui ne m'avez pas quitté un seul instant
depuis mon départ (2). // Cependant Barèges avec ses béquilles, ses
chaises à porteur, ses douches et ses verres d'eau sulfureuse, l'impa-
tiente. " J'ai quitté Barèges ; enfin ! J'en ai donc fini avec les autorités
départementales, préfet, sous-préfet, commissaire de police et per-
(1) Bordeaux, 27 juillet 1849.
(2) ter août 1849. Barèges.
25
cepteur, que le diable les emporte! Je ne suis plus un blessé de juin,
mais un simple citoyen comme tous et un peintre comme pas un,
je l'espère (i). » Il va visiter le château de Pau et au retour il
conte d'une façon charmante les
doléances du vieuxgardien :« Cette
aile inachevée, ces murs en ruines,
qui les relèvera ? Ah ! monsieur,
la duchesse de Nemours habitait
là ; les princes ses fils couchaient
dans ce lit ; leur linge était dans
ce meuble ; M™ la duchesse passait
des heures dans le coin de ce
balcon. » 11 est difficile, en effet,
d'imaginer un plusbelhorizon que
la vue de ces magnifiques monta-
gnes d'un bleu tendre, de ces cimes
neigeuses, de ces collines boisées,
dont la pente est si douce, de ce
gave apaisé qui coule doucement
à vos pieds. Joins à cela un admi-
rable ciel, une température déli-
cieuse : les souvenirs, les regrets,
les espérances, accourent en foule.»
A Biarritz, pour la première fois,
il voit la mer. « Le temps était beau, la surface des eaux calme,
« tranquille, en sorte que je fus d'abord peu surpris. Je montai, je
« descendis, je sautai sur les rochers, qui s'avancent assez loin en mer
" et s'étendent au pied d'un fort joli village en amphithéâtre, dont les
« maisons sont toutes blanches avec des toits en tuiles, le tout se dé-
« tachant sur un ciel bleu foncé. L'établissement de bains me déplut,
« je n'étais pas seul. Je revins sur mes pas suivant la plage ; fatigué je
« m'assis et me mis à penser à une foule de choses ou plutôt à rien.
(i) Pau, 21 août 1849.
Polirait du peintre Debras (1850).
M. Alfred Agache.
26
« A ma gauche, entre les rochers, l'Espagne ; à droite, derrière moi, la
« France, et devant, aussi loin que pouvait s'étendre ma vue, la mer!
« Peu à peu l'étendue, l'immensité, ce soleil, ce je ne sais quoi de ter-
« rible, caché là-dessous, tout cela me gagna, me berça et j'éprouvai
« là une sensation indéfinissable. Toute la journée je me promenai sur
« la plage, sur les rochers, jusqu'à l'heure de la marée, où la mer plus
« forte, avançant, reculant, roulant de nouveau ses vagues, me forçait
« à me retirer à mesure qu'elle gagnait du terrain. Puis vinrent les
« baigneurs et je vis là de ravissantes choses ; toutes ces têtes, ces
« corps éclairés par un soleil chaud, tous ces bras, ces jambes, ces
« hommes, ces femmes courant, fuyant, en se retournant, la vague
« menaçante, ou plus hardis, plongeant, pour reparaître sur une sui-
« vante, plus forte, et qui toutes venaient s'étaler, se briser, mourir à
« mes pieds. Tout cela, et je ne sais quelle impression de force,
« d'ampleur, de majesté, m'avaient jeté dans une contemplation déli-
« cieuse. Je pensais à Géricault. Quel peintre ! Et comme il a compris
« cela ! Je la vis encore au soleil couché, calme, bleue, forte et se
« balançant toujours. Je ne la pouvais quitter, un attrait irrésistible
« m'enchaînait. Mais, comme toute chose a sa fin en ce monde, je
« partis, craignant de fatiguer, d'user une impression que je tenais
« à conserver tout entière (i). »
^V.3
(i) 26 août 1849.
Le Combat de Novillos.
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pSgS^l^g
SësïîSâË^fcÉEJ
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ifËsfSa^Si
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fBSiSlfi^Si
Combat de Taureaux.
III
A MADRID : LE COMBAT DE NOV1LLOS
Le 27 août, à neuf heures du
matin, il partait pour Madrid.
Un fragment d'agenda, conservé
par hasard, et où il note d'un
mot les événements du jour,
nous permet de le suivre dans
ce voyage. « 27. Irun. Adieux à
la France du milieu du pont. La
Bidassoa, l'île des Faisans ; ennuis
de la douane, première visite.
Embarras pour me faire com-
prendre. Saint -Sébastien, ma-
gnifique la mer ! Seul en route
pour Madrid. Arrivé à neuf heures
du soir à Tolossa. Incantador(P),
fille d'auberge, yeux énormes,
noirs, teint brun vert, natte par
29
derrière. Exécrable dîner. Je ne mange pas, je suis malade. » Il conte
lui-même une de ces aventures désagréables, dont on rit plus tard,
dont les spectateurs, sur le moment, rient bien plutôt que le héros.
« Dans une petite ville ravissante, je ne me rappelle plus laquelle, la
« voiture s'arrête, je descends. Voulant voir plus à mon aise et plus
« longtemps, je me mets à courir. Un homme m'interpelle, je ne com-
« prends pas, je dis naturellement : Merci, non ! et je passe. Mais lui
« court après moi. Non, non, non, lui dis-je impatienté. Il m'avait déjà
« pris le bras, et allait me saisir au collet, lorsqu'en me retournant
« j'aperçois mes cornichons d'Espagnols riant à gorge déployée. Je
« comprends enfin ce dont il s'agit, je tire mon portefeuille et déroule
« aux regards courroucés du douanier, mon passeport, bien en règle,
« heureusement pour moi. Car ici, comme en France, les autorités
« n'entendent pas la plaisanterie, et j'avais beau lui dire : francese,
« francese, comprende pas, montrant tour à tour mes deux oreilles,
« il s'en alla tout mécontent, grommelant : Carracho ! carracho (i) ! »
— « 28. Déjeuner à Vittoria ; toujours malade. Visité l'Église. Femmes
charmantes. Miranda. Routes à travers les rochers. Admirable soleil
couchant. Arrivé à Madrid à une heure du matin ; ennui terrible, iso-
lement complet. »
A son arrivée il éprouve cette nostalgie de la première heure, cette
tristesse, ce sentiment de solitude presque effrayante, que connaissent
bien tous ceux qui tout à coup se sont trouvés dépaysés, isolés des
autres hommes par l'ignorance de la langue qu'ils parlent. Tout est
difficile, les plus petits détails de la vie prennent de l'importance,
préoccupent l'esprit ; c'est un malaise, une perpétuelle angoisse. On
retourne deux heures une phrase qui stupéfie l'interlocuteur. Ajoutez
à cela toutes les habitudes suspendues, le désœuvrement forcé des
premiers jours et ce qu'il y a de presque douloureux à être ridicule
tout seul. ", Je suis triste à en mourir. N'importe, j'irai jusqu'au bout.
Personne ici ne m'entend, j'erre comme une âme en peine. J'ai des
(1) Lettre du 1" septembre 1849. Madrid.
30
moments d'ennui terrible. J'ai l'imagination, j'ai le cœur affreusement
malades. Je donnerais ma vie et toute mon éternité avec, pour me
trouver auprès de vous, ne fût-ce qu'un instant (i). » La nécessité de
faire des visites, de présenter ses lettres d'introduction, d'en appeler à
la bienveillance d'autrui, ache-
vait de l'irriter. Sa fierté exces-
sive, son orgueil byronien se
révoltait. « Moi, si libre, me pré-
senter en solliciteur ! » L'extrême
sensibilité ne va pas sans une
sorte de misanthropie, de réserve
défiante, qu'expliquent les naïve-
tés et les désillusions premières.
Partout il reçut un accueil char-
mant. Il en est surpris lui-même :
«Je me suis fait des hommes une
si mauvaise idée, et partout je
reçois un si charmant accueil
que je' ne sais plus que penser.
A chaque nouvelle visite, je
m'arme de froideur, je me tiens
sur la défensive, je me présente
enfin tout bardé de préventions.
Je trouve alors douceur, affa-
bilité, politesse ; mon armure
tombe pièce à pièce, et je rede-
viens ce que je suis réellement,
un pauvre être plein de tendresses
infinies (2). » M. Madrazo, peintre de la reine et directeur des Musées
de Madrid, le voulut pour hôte, lui offrit un de ses ateliers, et dès
la première visite tint à lui faire l'honneur du musée.
(1) Même lettre. Madrid.
(2) Octobre 1849.
Etude pour le Combat de Novillos.
il/. Gabriel SéaiJhs.
31
Vélasquez le prend aussitôt : « Vous n'y trouverez, à quelques
« exceptions près, ni notre Poussin, ni Lesueur, ni Rembrandt, ni
« même le Murillo de Séville, mais Vélasquez ? Quel peintre, mon
« cher ami ! Rien n'en donne une idée. C'est la nature prise sur le
« fait. L'observation la plus fine, les types les plus vrais, des harmonies
« de tons délicieuses, tout est là, jeté à profusion sur la toile. Sa
« manière vive et facile, sa façon de traiter le costume au point de vue
« de la tournure et du caractère, laissant de côté tous les détails, ces
« mains à peine indiquées quelquefois, témoignent d'une préoccupa-
is tion continuelle de l'ensemble, de l'effet général, et c'est réellement
« ce qui vous empoigne et vous arrache de terre à la vue de ses œuvres.
« En un mot c'est plus vrai que Van Dyck, aussi fin, aussi distingué,
« si j'en excepte quelques gueux en guenilles, qu'on ne voit qu'ici,
« sur les places, au grand soleil... Et le Christ aux Oliviers de Van
« Dyck, un tableau hors ligne, aussi beau que les beaux Rubens.
« Prenez à ce Christ de Van Dyck ce sentiment de haute poésie, ce je
« je ne sais quoi répandu dans l'air et qui vous enivre, c'est le mot,
« demandez à Vélasquez son secret pour être, comme lui, naïf à
« force de science, et vous arriverez à la réalisation d'une œuvre
« gigantesque (i). »
Cependant Dehodencq ne perd pas son temps. Deux jours après
son arrivée il assiste à un combat de taureaux. En Espagne c'est plus
qu'un spectacle, c'est un trait de caractère, le premier tableau qui
s'impose à qui prétend la peindre. Oui, mais rien n'est plus commun
que les sujets de tableaux ; on en remplirait des volumes, sans que les
peintres en fussent plus avancés. Ce qui est rare, ce n'est pas le sujet,
c'est l'idée pittoresque, c'est le motif, c'est le tableau lui-même. On ne
compose pas un tableau par calcul et par raisonnement, en cherchant
de sang-froid les images qui peuvent traduire une idée. Certes la
volonté intervient, elle fixe l'esprit, elle le tourmente, elle l'agite,
mais c'est toujours une émotion soudaine qui, suscitant les images,
(i) Séville, 22 décembre 1850. Lettre à M. Dubois.
32
Le Paso (dessin à la plume)
M. Gabriel Séailles.
r-.bZ lenduO .M
t
tout à coup en compose la scène rêvée. Un tableau n'est conçu qu'au
moment où il est vu. A l'état d'idée il n'est rien encore, il n'existe
qu'au moment où il devient image. A Madrid, le cirque, l'arène, c'est
ce que tout le monde imagine, ce que tout le monde attend. Et puis
comment montrer le caractère d'un peuple dans une scène typique,
Taureaux et Toréadors
(Tanger).
si on lui enlève ce qui la fait expressive, si on rapetisse ce qui n'a de
de sens que par la grandeur, par le bruit, par la multitude, par les
douze mille spectateurs frémissants ?
Dehodencq cherchait; le hasard, ce dieu des vrais artistes, trouva
pour lui. Le 4 septembre au matin, il partait pour l'Escurial ; c'est la
dernière journée que résume l'agenda : « 4. Parti à 5 heures du matin
pour l'Escurial, arrivé à 10. Le monastère, la bibliothèque, manuscrits
arabes. Course aux taureaux, moins grandiose, plus pittoresque qu'à
Madrid. Dîner, promenade aux environs de l'Escurial ; passé la soirée
à composer un tableau des courses. » Il n'a pas d'hésitation. Une arène,
improvisée sur une place de village ; des barricades pour gradins, un
combat de taureaux, familier, sans façon, voilà qui nous fait pénétrer
dans l'intimité des mœurs espagnoles et qui en dit plus qu'un cirque
mal coupé par la toile et rempli d'une foule qui n'est plus la foule.
// L'idée me vint tout de suite de faire un tableau du fameux, du
« poignant, du terrible combat de taureaux. Une chose m'embarras-
« sait. Comment éviter le côté répugnant de ce spectacle, sans lui rien
« enlever de son caractère ? Je trouvai ce que je cherchais dans une
« visite à l'Escurial. Là les courses n'ont pas la pompe de celles de
.« Madrid, mais l'endroit où elles se donnent est plus pittoresque.
« C'est au milieu du village, sur une petite place, entourée de maisons
« aux toits de tuile, et de ruines dues au passage de l'armée française
« en 1808. Les abords des rues sont barrés de poutres, de charrettes,
« de pierres ; la foule se place sur ces gradins improvisés, sur les murs,
« aux fenêtres, tous gesticulant, vifs, animés. Point de victimes, point
« de chevaux éventrés, traînant leurs entrailles ; des hommes seuls
« combattant le taureau, ou plutôt se jouant de lui, faisant voltiger
« leurs manteaux, leurs capes, pour l'étourdir et le frapper plus
« sûrement. Cette scène presque antique avec des costumes modernes ;
« la montagne sombre et pelée dans le fond ; ce beau ciel, et sur tout
« cela les rayons d'un soleil doré composent un beau tableau (1). »
Poètes, peintres, sculpteurs, généraux, députés, la plus haute
société madrilène se donnait rendez-vous dans l'atelier de M.Madrazo,
dont Dehodencq était devenu l'hôte et l'ami. Son intelligence élevée,
son esprit prompt, ses silences et ses saillies, sa tournure souple et
distinguée, sa fierté castillane, sa réserve, qui faisait son amitié flatteuse,
(1) Lettre à M. Tourret, 15 mars 1850.
34
le mystère attirant de sa nature complexe tournait vers lui tous les
regards. Le talent de ce jeune homme, enthousiaste et morose, froid
aux compliments, d'un orgueil qui supprimait toute vanité, achevait
l'œuvre de séduction. Les
portraits de M. de Ma-
drazo et de son fils étaient
vivement admirés. Deux
portraits, peints à la
même époque (i), nous
permettent de juger ce
qu'était alors son talent.
Jamais iln'a été plus élevé,
la verve et la science s'é-
quilibrent, se pondèrent.
Le métier a la sûreté de
l'instinct. On ne peint
plus guère ainsi. C'est de
la peinture qui semble
s'être faite toute seule. Il
n'y a pas trace d'artifice,
de rouerie ni d'efforts. Il
faut remonter jusqu'aux
maîtrespourtrouver cette
facture libre et simple,
ferme et précise, qui,
comme les meilleures
pages des meilleurs écrivains, donne l'illusion qu'on ne saurait faire
autrement. Le bruit s'était répandu que le jeune peintre français, un
audacieux, osait ce que n'osaient pas les peintres espagnols, peindre
l'Espagne. Ceux qui avaient vu la Course de Novillos (jeunes taureaux)
parlaient avec enthousiasme du tableau commencé. Les curiosités
étaient éveillées. Tout le monde sollicitait l'honneur d'être admis dans
(1) Portraits de M. Debras, peintre, et du prince Piscicelli.
Portrait du prince Piscicelli.
M'u Besnard
55
l'atelier de Dehodencq. J'y vois passer tour à tour M. Pidal, ministre
des affaires étrangères, le ministre de la Marine, le ministre de la
guerre, les membres les plus distingués de la colonie étrangère,
l'ambassadeur du Danemark, l'ambassadeur de France. Un Anglais
voulait l'entraînera Londres, lui promettant la fortune ; et il songeait
un instant à s'en aller là-bas, comme Haendel, comme Mendelsshon ;
mais les brouillards de la Tamise l'effrayaient. Un jeune prince napo-
litain, son ami, lui montrait la gloire et la fortune à Naples, où il y a
du soleil comme en Espagne, à Naples « où le printemps s'arrête. »
11 était difficile de rêver un succès plus prompt. Mais on ne vit pas
de fleurs, de compliments, de sourires de femmes. Il fallait vivre, on
ne lui offrait que des occasions de dépenses. Tous les salons s'ouvraient
devant lui. Plus d'un sans doute enviait cet homme jeune, que la gloire
semblait prendre par la main. Qui soupçonnait sa détresse? Est-ce que
le monde s'occupe de ces choses-là ? Il vous prend la parure de votre
jeunesse, de votre esprit, de votre talent; à vous de lui arracher ce
qu'il ne donne point. Les moyens ne manquent pas pour le conquérir;
ses vices le livrent à qui sait les exploiter. Il y un art d'intéresser la
vanité des hommes, de profiter des rivalités mesquines, de faire sortir
les commandes les unes des autres ; art difficile, qui veut la souplesse
et la ruse du boutiquier, auquel on n'échappe pas les mains vides.
Dehodencq avait contre lui sa roideur, sa fierté, son horreur du mar-
chandage, tout le luxe moral du riche, le seul auquel il ne put renon-
cer. Il écrit à sa mère : «Je traite mon habit avec vénération. » Il hésite
plus à l'achat d'une redingote qu'à la composition de la Course de
Novillos. Ah ! l'angoisse de l'homme qui va au bal à pied avec des
précautions infinies; qui en sort avec l'inquiétude d'une pluie ruineuse;
qui, comme ce pauvre homme, qu'un caprice de sultan blasé fait
tout-puissant pour une nuit, chaque soir traverse le rêve de la richesse
pour rentrer chaque soir dans la réalité, écrire ou dessiner dans
l'atelier froid, un brasero sous les pieds, le bois étant un luxe défendu.
A ces embarras s'ajoutaient d'autres difficultés, qu'il n'avait pas
prévues, qu'il aurait pu prévoir. « J'ai à combattre, écrit-il, l'indiffé-
36
rence, l'ignorance d'un public peu fait pour les arts, l'esprit étroit
de nationalité, et les craintes, les appréhensions d'artistes médiocres,
à qui mes succès enlèveront une partie des leurs. » Il ne faut pas
trop demander aux hommes. M. Madrazo l'avait accueilli avec la
plus grande bienveillance : il lui avait offert un atelier ; il l'avait
admis dans son intimité, qu'exiger de plus ? Il avait fait son devoir de
galant homme. Devait-il précipiter un succès qu'il trouvait peut-être
bien rapide ? Pouvait-il se défendre de quelque inquiétude, sacrifier
ses intérêts ? L'art n'est pas une table de famille où l'on s'écarte pour
faire place aux nouveaux venus. Les peintres, tout comme les bour-
geois, sont des hommes ; le contraire serait surprenant.
Au milieu de ces embarras d'argent, dans l'anxiété d'une attente qui
l'énervé, Dehodencq vit les yeux ouverts, en artiste qu'une image
distrait. C'est d'abord le carnaval. "Nous sommes en carnaval, je suis
« allé au bal, en soirée. J'ai vu ces fêtes, si animées par l'admirable
« temps qu'il fait ici. Croirais-tu qu'il n'a pas plu depuis deux mois,
« tous les jours grand soleil. C'est, ma parole, à en devenir fou parfois.
« Ce ciel si bleu, ces oranges (à quatre pour un sou !), ce peuple entier
« de flâneurs par les rues, les promenades, le cirque. Tout est plein
« partout, et de tous côtés des harmonies, des couleurs, des arrange-
« ments de capes, de manteaux, de mantilles, à en perdre la tête ; tout
« cela est riche, piquant et neuf. Et ces adorables montagnes, que je
« ne vois jamais sans une émotion incroyable ! Tout ici est fait pour
« la peinture. Quest-ce grand Dieu ! que l'Andalousie et que devien-
« drai-je alors? un grand peintre peut-être et je ne l'aurai pas volé (i).»
Puis c'est la semaine sainte. «Je te quitte, chère mère, pour courir la
« ville des plus curieuses ces jours-ci. Nous allons visiter les églises,
" voir la procession, ces formes extérieures d'une religion morte ici,
« comme ailleurs, comme partout. En effet Christ est mort, il y a près
« de deux mille ans. Ce jour-là la terre trembla, le ciel se couvrit de
« ténèbres, la nature entière fut en deuil, et tu ne t'en douterais pas à
(i) 19 Février 1850.
37
« l'air de fête qui règne ici de tous côtés. A ma prochaine lettre je te
« ferai part de mes impressions et te dirai s'il y a là le sujet d'un
« tableau ; car c'est
i « sous ce point de
« vue que m'appa-
«raissent à moi
« toutes les choses
« de ce monde (i). »
La course de tau-
reaux et la proces-
sion, ces deux
expressions d'un
même besoin d'é-
motions violentes,
de grands specta-
cles, c'est l'Espagne
même. Dehodencq
ne pouvait man-
quer de découvrir
quelque jour le ta-
bleau qu'il pressen-
tait.
Les petites intri-
gues, qu'il devinait
autour de lui; les hos-
tilités sourdes que
ne dissimulait plus
toujoursla politesse;
l'ennui, l'attente, la
difficulté de soutenir
cette vie mondaine et ces succès stériles le décourageaient. Il songeait
au retour. Quelle douleur de quitter sitôt ce pays aimé ! de n'en
(i) Vendredi-Saint 1850.
X^S^T
Danseuse Espagnole.
emporter que des images superficielles et fugitives. C'est à ce moment
qu'arrive à Madrid le duc de Montpensier (juillet 1850). Le jeune
prince, homme de goût, amateur éclairé, a une galerie célèbre à Séville,
dans le palais de San Telmo. Il est Français ; en dépit de tout il ne l'a
pas oublié. C'est le salut peut-être, la possibilité de prendre possession
définitive de cette terre d'Espagne. La galerie de San Telmo est un
musée royal, un salon de maîtres, c'est déjà un honneur de n'y
être pas dépaysé, et cela suffirait à tenter un peintre audacieux
qui aime la bonne compagnie. Dehodencq avait une lettre du peintre
Dauzats (1) pour M. de Latour, ancien précepteur du duc de Mont-
pensier, resté attaché à sa personne, après la révolution de 48,
avec le titre de secrétaire des commandements (2). M. de Latour
l'accueille comme un homme que sa réputation a précédé et l'engage
à solliciter une audience. C'était aller au-devant des désirs du prince,
dont la curiosité était vivement excitée par tout ce qu'il entendait dire
du jeune artiste français. La vie de Dehodencq était comme suspendue
à cette entrevue, sa dernière espérance. Il nous la conte lui-même
avec cette aisance et cette correction, qui révèlent dans les lettres
familières qu'il écrit à sa mère au jour le jour, toute la grâce, toute la
distinction de son esprit.
« Tout en attendant que mon tour arrivât, je me plaisais non à
(1) Adrien Dauzats, peintre distingué, est né à Bordeaux en 1804. Il a voyagé en Egypte,
en Judée, en Syrie, en Palestine. En 1837 il partit pour l'Espagne avec le baron Taylor, que
le roi avait chargé de la formation d'une galerie espagnole pour le Louvre. En 1839, il fut
attaché comme artiste historiographe à la suite du duc d'Orléans, pendant l'expédition des
Portes-de-Fer en Algérie. Ce fut l'occasion de rapports avec la famille d'Orléans, qui expli-
quent la lettre de recommandation de Dauzats à M. de Latour. J'emprunte ces détails à l'ar-
ticle de M. Ph. Burty sur Dauzats (Maîtres et petits maîtres, p. 161 sq.^
(2) M. de Latour, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, fut choisi parle roi Louis-
Philippe comme précepteur du duc de Montpensier. Après la révolution de 1848 il accompagna
son ancien élève en Espagne et il vécut à Séville jusqu'au jour où une nouvelle révolution
obligea le prince à abandonner momentanément son beau palais de San Telmo. M. de Latour
mit à profit son long séjour en Espagne pour étudier l'aspect, les mœurs, les traditions du
pays. Il publia successivement : Etudes sur l'Espagne ; Séville et V Andalousie, 2 vol. — La
Baie de Cadix, 1 vol. — Espagne : Traditions, mœurs et littérature, 1 vol. — Valence et
Valladolid, 1 vol. M. de Latour est un littérateur délicat qui voit ce qui est intéressant et qui
ne sait pas assez le faire voir aux autres : son style manque de mouvement et d'éclat.
3«
« arranger des mots, à tourner des phrases, sachant que toujours il
« arrive en ce cas-là de débiter tout le contraire de ce qu'on a préparé ;
« je cherchais seulement à me représenter l'appartement, la place
« qu'occuperait le prince à mon entrée. Je le voyais assis près de la
« fenêtre, se levant pour me recevoir, par pure politesse. Tu vas voir
« comme c'était encore à moi une bêtise de me figurer ce tableau à
« l'avance. Mon tour était venu, l'huissier m'introduit, la porte s'ouvre,
« et je me trouve nez à nez avec son Altesse. Tout en n'étant pas de
« ceux que les grandeurs bouleversent, et voyant un homme là où est
« un homme, je restai court... Le prince médit alors qu'on lui a beau-
« coup parlé de moi, qu'à son regret le malheureux événement (i) qui
« venait d'avoir lieu l'avait empêché de recevoir, il me parle de moi,
« de la France, de la peinture, etc.. Moi je n'y étais plus et le laissais
« dire, souhaitant qu'il allât comme cela le plus longtemps possible.
« Il s'arrêta malheureusement ; alors il se fit deux secondes de silence,
« qui me parurent trois siècles, près desquels l'enfer du bon Dieu
« n'est rien. Je pris le parti d'en rire et je fus sauvé. Votre Altesse
« m'excusera, lui dis-je, si je ne trouve pas un mot à lui répondre,
« mais... Il ne me laissa pas le temps d'achever, en galant homme, il
« vint à mon secours et la conversation recommença, non, commença,
« et si belle et je pris si bien ma revanche, qu'à force de vouloir rattraper
« le temps perdu, ne sachant plus m'arrêter, je fus congédié, de la
« façon la plus charmante, il est vrai. Je ne m'en fus pas moins fort
« triste. J'allais répétant sans cesse : mauvaise entrée, mauvaise sortie,
« quelle pauvre idée tu as dû laisser de toi, mon pauvre ami, et j'en
« arrivai à trouver le milieu assez bon par le besoin que j'éprouvais de
« me consoler et d'espérer. Après tout, dans ce milieu tu as été digne,
« tu as parlé en artiste, en homme... Deux heures après le prince entrait
« dans mon atelier accompagné du père et du fils Madrazo. Il regarda,
« examina tout longtemps et en détail, parut fort content, me fit les
« plus grands éloges, melouantsurtoutd'avoirosé aborderfranchement
(r) Il s'agit de la mort d'un fils de la reine Isabelle, qui ne vécut que quelques jours.
Le duc de Montpensier avait épousé la sœur de la reine Isabelle.
40
« le soleil d'Espagne, devant lequel, dit-il, avaient reculé jusqu'alors
« les peintres. Et je ne cherchai pas à le désabuser. Bref il me dit que
« ma peinture lui plaisait beaucoup et qu'il serait enchanté que je
« voulusse bien travailler pour lui. Je ne sais où j'avais la tête, mais
« je ne vis pas là une commande directe, je pensais à toi, je crois, et
« cela m'empêchait d'être tout entier à la question. L'idée lui vint sans
« doute que j'avais pu ne pas le comprendre, il eut la bonté de recom-
« mencer sa jolie petite phrase, appuyant sur ces mots : Si vous voulez
« faire vos esquisses et les apporter à Séville nous choisirons... En me
« quittant le prince fut visiter l'atelier de M. Madrazo. Au moment où,
« quittant ces messieurs qui l'entouraient, il allait monter en voiture,
« il m'aperçut et me jeta de loin : Au revoir M. Dehodencq. »
Au moment où Dehodencq se préparait à répondre à l'invitation
du duc de Montpensier, s'ouvrait l'exposition de Madrid. Son tableau :
Une course de novillos à V Escurial eut un immense succès. Le combat
de taureaux pour les Espagnols est une passion nationale. Il y a entre
l'homme et la bête je ne sais quelle affinité, comme une parenté mysté-
rieuse. Le combat de taureaux, c'est le jeu favori des enfants, ils en
imitent toutes les péripéties, s'en distribuent tous les rôles, taureau,
espada, picadores. Le dimanche, et c'est le tableau même de Dehodencq,
on barre les rues qui donnent sur la place du village ; les paysans
mettent bas la veste, l'agitent devant le taureau harcelé, exaspéré,
s'enivrent de la fuite, du frôlement des cornes, des cris d'angoisse, des
applaudissements des spectateurs ; échappent par un détour brusque,
par un élan soudain, par un bond prodigieux, ou serrés de trop près,
s'aplatissent tout à coup contre terre et laissent se jeter dans le vide
la bête furieuse et stupéfaite. « Tous les journaux parlent de mon
tableau. L'un deux, la Patria, ne s'est-il pas imaginé de dire que
c'était une honte pour les Espagnols qu'un peintre étranger s'emparât
de leurs sujets et les rendît comme pas un d'eux. Ce qui, entre nous,
ne m'aveugle pas du tout... Le roi, la reine et la reine-mère ont,
m'a-t-on dit, été enchantés de mon tableau. Je reçois chaque jour de
nouvelles visites et de nouveaux compliments. Et je n'en suis pas plus
41
fier. Tout cela glisse sur moi, intimement convaincu que je suis qu'il
faut dans les arts se faire juge soi-même et juge sévère, rester indiffé-
rent aux éloges et aux blâmes, pesant les uns, tirant parti des autres,
et, Jean comme devant, reprendre son œuvre de plus belle (i). »
Avant de quitter Madrid pour Séville, Dehodencq voulut faire une
tournée dans la Manche, la patrie de Don Quichotte. « J'ai fatigué
« énormément à cause du mauvais état des routes, de la chaleur, et de
« onze lieues qu'il a fallu faire dans une maudite galère. Un jour et une
" nuit pour faire onze lieues, que dis-tu de cela? Sans compter le jour
'< et la nuit d'avant passés entiers en diligence, où je ne puis dormir et
« suis le plus malheureux des hommes. Mais en revanche, si je fatigue
« plus qu'un autre, je vois aussi pour deux. Sitôt arrivé à Valdapênas,
« lorsqu'il nous fallut faire cette route à travers champs, je pris de
« suite mon parti de la faire à pied, sur de toujours rattraper cette
« charrette qui n'allait qu'au pas. J'ai tué sous moi une paire de souliers,
« me suis écorché les pieds, rôti la figure, mais j'ai vu, étudié à loisir
« un admirable pays. En plein soleil ; dans ce pays il n'y a pas d'ombre,
« pas d'arbres; quelques maigres oliviers, des bruyères, c'est tout. Je
« me suis assis, et j'ai pensé à toi, car je pense à toi partout, et je me
« suis attendri, et cela fort heureusement, je mourais de soif et pus
« boire mes larmes. Tu me parlais de voleurs dernièrement; je n'eus
« jamais plus de chance d'en rencontrer. Je te dirai même entre nous
« qu'à un certain moment cela nous préoccupa assez vivement. Mon
« compagnon de voyage M. B*** chargé par l'ambassadeur de porter à
« Narvaëz un sabre ayant appartenu à Napoléon et offert au maréchal
« par le neveu ; mon compagnon, dis-je, était assez inquiet à l'idée
« qu'on pût lui arracher ce sabre, qu'en sa qualité d'homme d'honneur
« il ne pouvait rendre. Et moi, en ma qualité d'ami, j'étais bêtement
« résolu à me faire tuer aussi plutôt que de le lâcher, tu conçois cela (i).»
Au retour, encore sous l'émotion du voyage, il évoque dans des
dessins pleins de verve et d'esprit l'Espagne de Cervantes, Don
Quichotte et Sancho Pança. 11 achève cinq esquisses peintes : — trois
(i) Madrid, septembre 1850.
42
scènes de Gil Blas, le Naufrage de don Juan ; un épisode de l'histoire
d'Espagne, emprunté à la vie du cardinal Ximénés, — qu'il doit
présenter au choix du prince, et il songe au départ. Restait à se pro-
curer de l'argent. Mais son succès rendait la chose facile. Il met en
loterie une esquisse de son tableau des courses et un brigand espagnol.
Combat de Novillos (1850).
(Muser de Pau.)
Un brigand ! c'était là encore un sujet bien espagnol et dont il enlevait
la gloire aux peintres indigènes. En dépit de petites intrigues, près de
quatre cents billets à cinq francs furent enlevés en trois jours par tout
ce qu'il y avait de distingué dans la société de Madrid. Enfin, tous ces
préparatifs terminés, il part en novembre pour Séville. C'était le
moment de rester peut-être. Mais il était dans la destinée de Dehodencq
(1) Madrid, septembre 1850.
43
de partir quand il fallait rester, de s'attarder quand il fallait partir, de
semer partout, de ne recueillir nulle part.
Son tableau quittait Madrid en même temps que lui, mais pour la
France. L'exposition ouvrait cette année là à Paris (1850) en octobre
ou novembre. On pouvait se demander si cette scène transplantée de
son milieu naturel, n'ayant plus pour elle la passion de tous, ne passe-
rait point inaperçue. Il n'y avait là aucun de ces mensonges brillants,
aucun de ces tours de force grossiers, auxquels trop souvent les jeunes
gens se laissent aller et toujours le public se laisse prendre. C'était
l'art même, la nature ayant traversé un cerveau d'artiste, récréée, vivi-
fiée par une émotion pénétrante et personnelle. On ne s'y trompa pas.
Le succès fut éclatant, Théophile Gautier goûtait «cette intime saveur
espagnole. » Les artistes étaient surpris, sentaient là quelque chose de
nouveau. « J'aurais donc réussi, s'écrie Dehodencq, à la nouvelle du
succès, à faire voir un peu de ce que j'ai là, si j'en crois M. Robert-
Fleury. Diable ! de la peinture d'artiste ! ce cachet de vérité, cette
force, cette couleur digne des plus grands éloges, voilà quelque chose
d'assez agréable à s'entendre dire ! ,,
Les jeunes surtout, ceux qui regardent vers l'avenir, sentent le
besoin de ne pas recommencer leurs aînés, admiraient cette œuvre
inattendue. Qu'avaient-ils sous les yeux ? Les conteurs d'anecdotes de
l'École Delaroche, des littérateurs égarés; les universitaires de la
peinture, qui ne sont pas nécessairement sans talent, mais qui ont le
tort de dégoûter des maîtres et de prendre l'art pour un commentaire ;
les romantiques, qui inventaient le moyen-âge et les pays exotiques
sans quitter l'atelier, peignaient des Orientales de Victor Hugo ; un
homme de génie à leur tête, Eugène Delacroix, le grand lyrique, qui
ne demande à la réalité que l'occasion de dire son rêve, Delacroix,
dont la couleur émue est suggestive comme la musique. La toile de
Dehodencq ce n'était ni l'art d'école, ni le romantisme, ce n'était rien
de plus que l'émotion sincère d'un artiste personnel en face de la
nature; le mot réalisme étant faussé, déconsidéré, disons : c'était la
vérité et la vie. Dehodencq avait retrouvé une toute petite chose, sans
44
se creuser beaucoup l'esprit, par cela seul qu'il était vraiment artiste ;
mais cette petite chose était tout ce qu'il y a de bon dans notre école
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Naranjero (marchand d'oranges).
(.1/. Laveur)
actuelle, ce qui la sauvera peut-être, l'amour de la nature. 11 y avait
alors un groupe de jeunes gens, rapprochés par leurs sympathies
communes, et qui tous se sont fait un nom : Fantin-Latour, Carolus
45
Duran, Legros, Valéry- Vernier, Zacharie Astruc ! Le dimanche ils
allaient au Louvre, au Luxembourg en bande. Ils s'arrêtaient longtemps
devant la course de Novillos et ils se livraient à ces chaudes, à ces
fécondes admirations de jeunesse, dans lesquelles vibre le talent per-
sonnel et déjà s'agitent les œuvres de l'avenir. « Quelle puissance ?
rien d'artificiel ! pas d'idéal de convention, un dessin prompt comme
le mouvement, une couleur ardente ; un homme là dedans et la nature ;
le réalisme d'un amoureux qui contemple ce qu'il aime : un tempéra-
ment, quelqu'un dans ce quelque chose... Voilà ce qu'il faudrait faire. »
Et l'on se demandait ce qu'était devenu le peintre des Taureaux et
des Bohémiens. Un jour un camarade, mieux informé, répondit à la
question : « 11 paraît qu'il est mort : il était encore tout jeune. Dommage !
c'était un fier artiste ! » (i).
^PsÈ^S
(t) Je dois ces détails à M. Zacharie Astruc.
Cabaret en Andalousie.
IV
SEVILLE : SCENES DE LA VIE ESPAGNOLE
Dehodencqarrivaà Séville dans les premiersjoursde novembre 1850.
Il apportait au prince les esquisses qu'il avait achevées à Madrid ; en
attendant l'audience il cause avec sa mère. Il est dans l'enchantement.
«Me voici arrivé à Séville depuis quelques jours, fort heureusement
" de toutes manières, en bonne santé et mon bagage entier. Il était
« écrit que je ne serais pas encore volé cette fois. Nous l'avons cepen-
47
" dant échappé belle, la diligence ayant été arrêtée l'avant-veille de
« mon départ de Madrid et le lendemain de mon arrivée à Séville. Ces
" pauvres voyageurs ont été entièrement dépouillés, et l'on pourrait
" ajouter sont entrés presque nus ici. Je ne parle pas des coups de
" bâton, qu'on a bien soin de garder pour soi. J'avais pour compagnon de
« voyage le comte deB***; c'est un assez charmant garçon, très aristo-
« crate au fond, artiste cependant et bon musicien. Nous finissions par
« nous entendre assez bien, sauf quelques boutades de ma part, prove-
« nant d'une susceptibilité que tu connais et qui chez moi est toujours
" sur le qui vive... Je suis à l'hôtel de l'Europe, comme je te l'ai mar-
« que dans ma dernière lettre, et j'y occupe une assez pauvre chambre,
« comme à peu près toutes les chambres en Espagne, où le confortable
« est inconnu. Cette misérable pièce, sans cheminée (il n'en est pas
« besoin, dit-on), aux murs peints en blanc, au lit recouvert d'une
" gaze, sous laquelle je dors plus ou moins tranquille, à l'abri des
« moustiques, donne sur une galerie à jour, au balcon de laquelle je
". vais m'accouder; et de là plongeant sur une cour intérieure (en
« espagnol patio) j'écoute le bruissement de l'eau, retombant en gerbes
" au milieu d'immenses orangers, chargés de leurs fruits d'or. Au-
« dessus de moi, ce ciel si bleu, si pur de l'Andalousie, — car enfin
" nous y sommes et ce n'est pas un rêve, — et dans le fond quelques
" débris de cette adorable architecture, qui fait rêver des mille et une
" nuits. Des chambres donnent tout à l'entour de cette galerie : dans
« l'une d'elles s'abritent deux petits être ravissants, deux jeunes mariés
« de Cadix, faisant leur tournée de lune de miel. La petite femme a
« quinze ans et le mari dix-huit. Rien de plus gracieux. Le mot folâtre
« a été fait exprès pour eux. Si tu les voyais courir, se chercher,
« s'embrasser à toute heure du jour, parfaitement insouciants des
« longues années qu'ils ont à courir ensemble ou chacun de leur côté
« peut-être... La grande affaire ici. la seule préoccupation me paraît
« être le plaisir : promenades, danses, sérénades, processions, voilà de
« quoi passer la vie assez agréablement... L'été les cours intérieures,
« dont je te parlais et que chaque maison possède, se remplissent de
48
Danse de gitanes dans les jardins de l'Alca^ar,
devant le pavillon de Charles-Quint (dessin)
M. Alfred Dehodencq fils.
:
:
;
.elil porisborfaQ bs-ilIA .M
\J
« monde, et là, la brise parfumée, l'eau retombant en gerbes et les
« guitares doivent produire un bien joli effet. Et puis toute cette ville
« est si blanche, si propre, ses petites rues étroites, dont le soleil
« caresse à peine le haut des maisons, sont dans un si charmant demi-
« jour, qu'on comprend tout de suite qu'il n'y ait qu'un état possible
« ici, celui de flâneur, pour ceux qui savent flâner, et je t'assure qu'il
« y a de quoi, la vue se reposant délicieusement de tous côtés et l'air
« si doux qu'à peine on se sent vivre.
« Ce matin, j'ai fait une promenade dans le faubourg de Triana,
« habité par les Bohémiens, et j'ai vu là, à chaque pas, des choses à
« rendre fou un coloriste, si ce n'était déjà fait depuis longtemps. Je
« ne te parlerai pas des monuments, de la cathédrale si connue, si
« vantée, et ajuste titre ; ni de la Giralda, cette vieille tour mauresque,
« si finement brodée et d'un ton si harmonieux; je ne te dirai rien
« non plus de l'Alcazar, et cependant, quel rêve a jamais approché de
« cela. Je me tais, parce que ce qui viendrait sous ma plume serait
« certainement une banalité ; et c'est désolant de parler sottement
« d'une chose qui vous a ému, transporté. Quel ciel ! Tiens, en ce
« moment j'ai devant les yeux des milliers d'oranges, des milliers de
« nègres, des colonettes mauresques à perte de vue, l'eau ruisselle sur
« les dalles. Quel parfum ! quelle senteur d'Orient ! et il va falloir
« lutter avec tout cela, débrouiller ce chaos ; de cette foule d'idées, de
« ce pêle-mêle d'images faire sortir quelque chose qui soit le rêve et
« qui cependant ait puissance de vie. Je m'arrête, il faut partir. A deux
« heures je dois être au palais. Quels tableaux va-t-il me commander?
« Mes esquisses m'ennuient maintenant, c'est trop vieux. Et puis
« remonter si loin, vivre dans le passé ; habiller, charger des bons-
« hommes, dont on n'a pu se faire une idée que dans les tableaux des
« autres. C'est dormir quand il faut veiller, fermer les yeux alors qu'il
« serait bon de les écarquiller pour mieux voir (i). ;, Quelle verve !
quel style ! « Quelque chose qui soit le rêve et qui cependant ait puis-
sance de vie, » voilà une belle définition de l'art et à garder. L'amour
(i) Séville, novembre 1850.
49
de la' nature, mais sans la servitude, sans le renoncement à soi-même,
pour en recueillir des images toutes vives et des émotions sincères.
Et comme l'écrivain se garde d'empiéter sur le peintre ; pas de descrip-
tions, pas de bariolage d'épithètes, à quoi bon décrire quand on peut
montrer? Je remarque cette sobriété de Dehodencq, la plume à la
main ; c'est surtout par les impressions et par les sentiments qu'il
évoque les images des choses.
Le duc de Montpensier, homme d'esprit et vraiment artiste, va au
devant des désirs du peintre. Il regarde les esquisses, il les admire, il
ne choisit pas; la conversation les ramène toujours à Séville, aux char-
mants tableaux qu'elle offre à chaque pas. Dehodencq, sûr d'être
compris, propose au prince «deux tableaux d'assez grande dimension,
dont l'un retracerait le côté religieux et l'autre le côté voluptueux de
l'Espagne ». Au retour il reprend sa lettre et rend compte à sa mère
des résultats de son audience :
« J'étais heureusement tombé, c'est ce qu'il voulait. Je lui parlai de
« ma visite à l'Alcazar, d'un petit pavillon, dit de Charles-Quint, près
« duquel une danse bohémienne serait de l'effet le plus pittoresque.
« A son tour il me dit y avoir fait un délicieux déjeuner avec son frère
« de Joinville, repas assaisonné de guitares, castagnettes et danses de
« toutes sortes; bref il me commanda le tableau. Il doit m'envoyer
" une entrée libre à l'Alcazar, où je pourrai peindre et rêver tout à mon
« aise, et a chargé son majordome de prévenir deux Bohémiennes,
« qui souvent ont dansé devant lui, de se présenter chez moi, d'y
« exécuter les danses que je leur demanderai, Son Altesse désirant
« avoir leur portrait dans un tableau ; ce qui lève une assez grande
« difficulté : ces bohémiennes ne dansant pas pour tout le monde, il
« m'eût été impossible autrement de les étudier de cette façon. Comme
« pendant, le duc m'a demandé : Une Procession sortant d'une des
« portes de la cathédrale, touchant à la Giralda, ce qui est encore une
« admirable chose à faire (i). »
(i) Séville, novembre 1850.
5°
Croquis (Carnet de Voyage)
La fortune semblait sourire à Dehodencq. Il avait pour rêver
et pour peindre les délicieux jardins de l'Alcazar, aux fontaines jail-
lissantes, aux orangers chargés tout ensemble de fleurs et de fruits,
avec leurs citroniers, leurs pal-
miers, leur éclat parfumé, qu'a-
paise la note sombre des cyprès
mélancoliques. Son Espagne ai-
mée posait devant lui. Les com-
mandes ne pouvaient manquer au
peintre de son Altesse royale.
Hélas ! il y a bien des années que
les galions chargés de l'or de
l'Amérique n'abordent plus au
port de Cadix. Il allait retrouver
à Séville les compliments, les
bonnes paroles, les soirées, les
amabilités ruineuses. Il s'en
aperçoit vite. « Ma position ici,
« je le vois, sera la même qu'à
« Madrid, à cela près des com-
« mandes du prince, qui vont me
« mettre à même de faire des
« études sérieuses sur une nature
« que j'aime et une foule de
« choses que j'ai longtemps ca-
« ressées. Je travaille tout le jour et une partie de la nuit. Le soir je
'« vais au Casino et souvent à l'Opéra. Là je m'ensevelis dans ma
« stalle et la plupart du temps je pense à toi. Pendant les entr'actes je
« fais quelques visites dans les loges. Bien que simple toujours, j'ai
« plutôt l'air d'avoir une foule de mille livres de rentes que d'être,
« comme je le suis, on ne peut plus gêné ! Plus que jamais je m'en
« tiens à ceci : vivre en soi, pour soi, et n'en avoir pas trop l'air ; faire
« de tout une étude, de l'art le but, et de tout le reste un accessoire.
L'Aveugle (Aquarelle),
il/. Gabriel Scailles.
S2
« Les souvenirs, les regrets, je n'en parle pas, c'est ma vie (i). »
11 était simple mais d'une simplicité de gentilhomme ; il avait la
sobriété des Orientaux,
mais il donnait cinq
francs à un pauvre ; sa
vie matérielle était des
plus modestes, mais il
était tenté de con-
fondre toujours le su-
perflu avec le néces-
saire. L'or n'était pas
pour lui le Pactole, un
tout petit ruisseau, trop
souvent tari, qui cou-
lait entre ses doigts.
Ce qui caractérise le
talent de Dehodencq,
à cette heure décisive,
c'est, comme l'a si bien
dit Théophile Gautier,
« une étonnante apti-
tude ethnographique :
un sentiment profond
des races.» Il dit avec
précision ce qu'il y a de
caractéristique dans un
corps ; il y fait comme
pressentir le climat,
l'hérédité, les habi-
tudes, toute la longue
histoire qui est résumée dans sa forme, dans sa couleur, dans ses
(i) Décembre 1850.
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Le petit Mendiant
M. V. Noc
53
mouvements et ses attitudes. Mais avec l'œil, il a l'imagination de
l'artiste. Comme il dégage le type de la foule, qu'il coudoie sur les
places, par les rues ! Dans les scènes multiples qui sollicitent sa curio-
sité, il va droit aux scènes qui révêlent l'âme du peuple, sa manière
originale de vivre et de sentir. Il ne substitue pas à la poésie des choses
une fantaisie décorative, un lyrisme tout personnel. Je sais bien qu'il
n'y a dans les choses de poésie que celle qu'y met l'âme humaine.
Mais bien des artistes ne demandent à la réalité que des prétextes, des
occasions ou des éléments. Dehodencq voit ce qui est pittoresque et
s'éprend de ce qu'il voit ; une émotion involontaire le mêle aux choses,
les fait vivre en lui, et c'est le besoin de les dire, et de s'en délivrer
qui lui suggère les compositions expressives. Le combat de Taureaux,
c'est le jeu national, une passion vivace, expressive comme une vieille
épopée, qui avec les instincts primitifs révêle les qualités physiques de
la race, l'agilité et la souplesse des corps.
Mais la catholique Espagne est la terre classique de la Sainte Inqui-
sition, des bûchers, du fanatisme ardent, du mysticisme extatique, la
patrie de Sainte Thérèse. C'était un beau spectacle que les auto-da-fé
sur la Plaça San Francisco à Séville : un drame réel et poignant dans
un décor qui en exaltait l'émotion ; les longues files de moines, la
foule et les soldats ; les pénitents dans leurs voiles noirs ; le scintille-
ment pâle des cierges allumés ; dans le bourdon lent des cloches, le
miserere ; et tout à coup la flamme du bûcher, et mêlés à la fumée les
cris des hérétiques montant vers le ciel en fête. Que reste-t-il de tout
cela ? Qu'en ont laissé les révolutions successives ? Dehodencq ne
pouvait manquer de nous le dire. La procession de la semaine sainte à
Séville est célèbre dans toute l'Espagne, où les processions sont de
véritables spectacles, dont nos maigres pompes ne donnent aucune
idée. On y représente la passion ; on y voit des enfants habillés en
cardinaux, en papes ; d'autres sont des martyrs, d'autres les anges et
les saints du Paradis. Parfois la marche s'arrête, et, au son de la musique,
une danse interrompt la monotonie du défilé. Des confréries rivales se
disputent le pas et la gloire de frapper les imaginations : chacune a ses
54
Procession à Séville (N° 40)
M. Gabriel Séailles.
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costumes traditionnels, ses pasos, sortes de groupes en bois sculpté,
en plâtre peint, habillés d'oripeaux plus ou moins authentiques, parfois
même tableaux vivants, qui représentent les pieuses scènes de l'Évan-
gile ou de la vie des saints.
C'est un épisode des processions du Vendredi Saint qu'a choisi
Dehodencq (i). La plus célèbre des confréries de Séville, les Nazaréens,
débouche par la rue de Gênes sur la petite place, où elle tourne court
pour se perdre sous le porche d'une Eglise, qu'on aperçoit à gauche,
surmonté d'un grand Christ en croix. Déjà les premiers rangs du cor-
tège y disparaissent. A droite et à gauche, à tous les balcons, dans la
rue, la foule ; sur la petite place des femmes assises, derrière elles des
femmes, des hommes, quelques uns accrochés aux saillies des murs,
tous se penchant, se pressant. Les Nazaréens s'avancent sur deux files
parallèles ; ils sont revêtus de longues robes noires, que prolonge un
immense bonnet en forme d'éteignoir, qui double la hauteur de
l'homme et lui donne l'aspect d'un grand fantôme. Une large ceinture
de cuir serre le vêtement à la taille ; le bonnet se continue en un
masque de soie, qui, de deux trous pour les yeux et d'une fente pour
la bouche fait d'étranges visages. Chaque pénitent porte un long cierge
de cire jaune qu'il croise avec celui du compagnon qui marche à ses
côtés. Entre les deux rangs, sous un dais, qu'étoilent les flambeaux
allumés, on aperçoit au loin le paso, quelque vierge de Martinez Mon-
tânez, parée comme une idole, quelqu'une de ces statues touchantes,
douloureuses, faites par un homme de foi pour des croyants. La foule
est en habits de deuil, les robes les plus claires sont d'un gris froid. Du
noir extrême des grands pénitents sans visage jusqu'au gris fer des robes
les plus gaies, par les habits des hommes, par les étoffes de laine ou de
soie, par les mantilles de dentelles, les milles nuances du même ton,
rompues çà et là par le clair des visages et du linge, composent une
harmonie de vendredi saint d'une surprenante richesse, une suite et un
accord de noirs, qui font un chant d'une gravité douce. Le soir tombe,
(i) Le tableau (Une Confrérie passant en procession dans la rue de Gènes à Séville) est
au palais de San Telmo. La maison Laurent en a édité une photographie.
55
le ciel a des transparences apaisées. La lumière, étouffée par tous ces
noirs, qui l'arrêtent, partout où elle peut se réfléchir, rayonne. La
scène, volontairement assombrie, s'enlève avec intensité sur le fond
lumineux qui l'encadre. La nuit, les fantômes sont des formes blanches
qui se détachent de l'obscurité des
choses; par un effet renversé, cette
foule sombre sortant de cette clarté
prend un aspect fantastique.
Mais ce spectacle pittoresque
est-il autre chose qu'un amusement
pour les yeux? L'illusion ne s'est-elle
pas évanouie, qui était l'âme de ces
fêtes, leur donnait une beauté tra-
gique? La vieille foi espagnole, on
peut la chercher encore, la trouver
peut-être dans l'attitude de cet
homme du peuple qui, au milieu de
la foule, les bras croisés, regarde
d'un regard perdu ; dans quelques
femmes, dont les grands yeux et la
bouche s'ouvrent par une curiosité
d'une ardeur mystique. Mais à quoi
pense cette délicieuse andalouse,
dont les yeux noirs, fendus jusqu'aux
tempes, se tournent vers nous, dont
la bouche va sourire, dont l'éventail
ouvert frémit et va parler ? Et tant
d'autres ! Tous les hommes sont
découverts, mais les uns causent, les autres se détournent, ou regardent
avec indifférence cette mascarade, où la décence est de rigueur. Les
plus animés, les plus présents sont peut-être les curieux, les badauds
qui tout simplement s'amusent. Chacun est là pour soi, avec son carac-
tère, son esprit ; où est la religion ? cette sympathie d'un sentiment
Bohémien.
56
contagieux qui parcourt toutes les âmes, n'y laissant que le divin, les
embrasse dans l'unité d'une émotion fraternelle et les confond en Dieu ?
Dehodencq continue de noter au passage les épisodes de la vie
espagnole, les types qui l'égaient et que mettent en scène les roman-
ceros populaires. C'est Yaguador (vendeur d'eau), le naranjero (mar-
chand d'oranges), la célèbre feria (foire) de Séville ; la Malaguêna, la
danse nationale andalouse ; le muletier conteur, rival de Figaro, qui
par les routes bordées de cactus s'en va sur sa bête en sifflant, les deux
jambes traînant presque dans la poussière du chemin. M. Dauzats écrit
à un ami 1 10 mars 1852) : « Mon cher Jal (1) — M. de Latour m'a donné
hier de bonnes nouvelles de M. Dehodencq : il travaille beaucoup et
se fait aimer de tous ceux qui le connaissent. Il vient, à ce qu'il paraît,
de terminer un tableau représentant un Cantonnier espagnol endormi
sur le chemin (manière de travailler des Andalous) qui est un véritable
chef-d'œuvre. Dites tout cela à qui de droit. » M. de Latour est un esprit
fin, un lettré délicat, d'un goût un peu timide, qui a écrit sur l'Espagne
quelques volumes agréables d'une couleur effacée. Son jugement a
d'autant plus de valeur en ce cas que, s'il pouvait admirer les qualités
de Dehodencq, le coup d'œil, la verve, l'audace et l'éclat, il devait, par
sa nature même, répugner vivement aux défauts qui sont comme le
revers de ses qualités.
(1) M. Jal est un historiographe et un critique distingué.
57
Bohémiens sur route (N° 76)
M. le Dr Petit.
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Bohémiens au retour d'une Fête.
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V
LES BOHEMIENS
L'espagne c'est déjà l'Orient. Elle a la gaieté des
chauds soleils, qui mettent une flamme dans les
regards ; elle a la parure de la lumière dorée qui
jette un air de fête sur les rues tortueuses, les ma-
sures et les haillons. Mais ce qui, plus que tout le
reste, peut être séduit Dehodencq, ce qui surtout lui
donne le sentiment de la nature qu'il rêve, et répond
aux curiosités, qui, dès l'enfance, le tourmentaient,
le poussaient vers l'inconnu, ce sont les gitanos. De
quels soleils d'autrefois tombaient les rayons d'or en
59
fusion qui circulent dans leur sang, le brûlent encore et bronzent leurs
visages? D'où viennent-ils? on l'ignore. Ils parlent de temps oubliés
par l'histoire, dont ils sont les témoins vivants ; ils ont la poésie
des vieux âges et des pays lointains. Horribles parfois, ils ne sont
jamais vulgaires. Dans leurs noires chevelures s'encadre une face
cuivrée, bistrée, dont jaillit l'éclat d'un regard de fauve. Leurs grands
yeux d'orientaux, obliques, bien fendus, une flamme sombre dans
une blancheur nacrée, sont ombragés de cils épais et longs; le
front est petit, l'ovale du visage ramassé, le nez busqué, les dents très
blanches. Le visage exprime, à la fois, la ruse et l'audace. Ils ont la
démarche hardie, l'allure franche de l'animal en liberté. Les femmes,
la taille cambrée, bien assises sur les hanches, ont la grâce « des corps
assouplis par la marche et la danse, » avec une coquetterie de sauvages
qui se prend aux couleurs vives : rouge, orangé, jaune, bleu, aux ori-
peaux, aux volants et aux falbalas. Ils exercent les métiers bizarres qui
vont à leurs goûts de nomades. Les femmes vendent des remèdes
secrets, des philtres d'amour; elles disent la bonne aventure ou dansent
au son de la gn\la, en faisant vibrer du pouce la peau du pandero. Les
hommes sont chaudronniers, tondeurs de mules, montreurs d'ours,
maquignons « à faire ressusciter les ânes morts et galoper les cadavres
des mules ; » tous pillards, contrebandiers et voleurs. Même dans la
société, ils restent les « viandantes », les chemineurs, les nomades, les
errants ; ils la traversent, ils l'exploitent, ils ne s'y insèrent pas. Au
milieu de la civilisation, ils en sont absents. Ils vivent dans un rêve
d'existence libre et sauvage. Ils sont dans les villes, comme la bête est
dans les bois. La terre est à eux, mais ils n'en ont gardé que ce qui est
encore à tous, les routes, les grands chemins, les carrefours. Dans leurs
grands yeux étranges semblent flotter les vagues images des patries
absentes, et, dans l'indéfini du regard, se réfléchir l'immensité des
horizons contemplés. Ils ont l'insouciance innocente de la bête rusée,
qui s'ignore, et le crime. Toute la nature entre dans l'âme des bêtes,
s'y résume en un bruit sourd, en un murmure confus qui s'entend lui-
même ; c'est déjà la pensée, ce n'est pas encore la conscience étroite et
imitée ; c'est l'instinct, le grand mouvement des choses qui se conti-
nue : des apaisements et des orages, des tendresses et des cruautés, la
lumière et l'ombre, le sourire du printemps et la fureur des soleils d'été,
la mer qui dort et
l
le soudain tumulte
des tempêtes. Du
premier coup, dès
qu'il les a décou-
verts dans le fau-
bourg de Triana,
Dehodencq les
aime. Quand il est
las, découragé, « il
va faire une pro-
menade dans les
rues, surles places,
pour y étudier
ses chers Bohé-
miens, » comme
on va demander à
la nature, dans les
grands bois, un
peu de son indiffé-
rence et de sa séré-
nité, à l'enfant un
peu de son igno-
rance et de sa joie.
Une danse de
Bohémiens devant
le pavillon de
Charles Quint à
V Alca^ar est le premier tableau dans lequel il représente les gitanos.
Nous n'avons retrouvé de ce tableau ni répétition, ni esquisse peinte,
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Danseuse Andalouso
61
rien qu'un dessin magistral. Mais nous avons ici encore une lettre pré-
cieuse de M. de Latour à M. Dauzats. « Que je vous parle donc de votre
jeune recommandé, M. Dehodencq. Savez-vous qu'il a bien du talent!
Vous avez dû être content de ce qu'il a envoyé à Paris (Course de
Novillos). Il est ici en ce moment occupé à achever, pour son Altesse
Royale, deux tableaux dont le premier est véritablement remarquable.
C'est une réunion vraie de gitanos, non pas ces vives et vagues féeries
de Diaz, mais, devant le pavillon de Charles Quint, une danse brutale
et énergique de vrais bohémiens. M. Dehodencq est d'ailleurs un jeune
homme sérieux et de bonnes manières, dont tout le monde, à Séville,
apprécie la tenue comme le talent ; j'aime à lui rendre près de vous ce
bon témoignage. » Ce qui frappe M. de Latour dans la peinture, c'est
l'énergie et la vérité. Ce qui me frappe dans le dessin, d'une couleur
étonnante dans sa simplicité magistrale, c'est outre l'expression typique
de cette vieille, de ces musiciens, l'élégance et la fermeté. Dans une
pose d'une plastique hardie, la gitana tord ses reins en faisant claquer
ses doigts. La jambe droite en avant, le corps jeté en arrière, la tête à
demi renversée et regardant par-dessus l'épaule, le bras droit suivant
le mouvement de la taille qui se tord et se cambre, le bras gauche levé
et arrondi, par une attitude pleine de grâce et d'audace, elle multiplie
les serpentements de son corps onduleux.
C'est encore aux Bohémiens qu'il emprunte le sujet du tableau, que
lui avait commandé le ministère, après le succès du combat de tau-
reaux. « Tu me demandais dernièrement le sujet que j'avais pris pour
cette commande du ministère, le voici : des Bohémiens et des Bohé-
miennes au retour d'une fête en Andalousie (i). » Mais l'argent du
prince épuisé, recommençaient les temps durs. Comme à Madrid, il
trouvait à Séville une bienveillance stérile. Il connut de nouveau l'in-
quiétude de l'avenir, l'angoisse irritante de la gêne qu'il faut dissimuler;
les brusques passages à travers le luxe des autres ; les embarras humi-
liants qui arrêtent l'essor de la pensée dans leurs mailles subtiles. Il
cherche «à changer en rage de travail la terrible mélancolie, où le jette
(i) Janvier 1852.
62
le manque d'argent. » 11 avance son tableau. Mais les modèles coûtent
cher. Il attend. Rien ne vient. L'espérance se lasse. Un ami, dont il
avait fait le portrait, un ingénieur anglais, lui propose de l'emmener
avec lui dans une tournée, qui le conduisait à Cordoue et à Grenade.
Ce voyage de six semaines fut une heureuse diversion. A peine en
route, Dehodencq est tout aux images nouvelles qui l'enchantent ;
l'enthousiasme lui fait oublier les ennuis de la veille, l'incertitude du
lendemain.
« Tu seras sans doute curieuse de savoir de quelle manière nous
« voyageons. Imagine-toi d'abord le plus magnifique temps qu'on
« puisse rêver. Un soleil de mai, pas un nuage au ciel, et cette caval-
« cadè de quelques heures chaque jour dans les plus beaux sites qui se
« puissent rêver : bois de pins, de lauriers, d'oliviers, et des horizons
« de montagnes à se pâmer. Le tout assaisonné, comme toujours ici,
« d'histoires de brigands, qui, la veille encore, erraient dans les envi-
« rons. Puis c'est un convoi d'une dizaine d'individus, armés jusqu'aux
« dents, porteurs de quelques milliers de réaux et bien décidés à se
« faire tuer jusqu'au dernier. De temps à autre un pâtre, un laboureur,
« un mendiant vous jettent en passant : le Dieu vous garde ! animent
« ce désert et font toujours de l'Espagne actuelle la terre des Gil Blas
« et de Don Quijote (i). »
Il passe son temps à prendre des notes, il vit les yeux ouverts et le
crayon à la main, il dessine « les châteaux, les ruelles, les posadas, »
il fait vivre en lui toutes les formes de cette nature qu'il aime, il n'a
plus un instant pour songer à ses misères personnelles. Il est comme
chassé de lui-même par ses visions qui le prennent tout entier. Ces
arabes, ces hommes de l'Orient, qu'il ira chercher au Maroc, Cordoue
et Grenade les évoquent devant lui. Ah ! la forêt de colonnes de la
Mosquée et les merveilles féeriques de l'alhambra ! « Je m'arrache à la
« foule de mes souvenirs et de mes enchantements pour te donner de
(i) Cordoue, 27 février 1852. De Cordoue et de Grenade, Dehodencq écrivait à un ami
deux lettres qui ont été perdues. Comme il ne se répétait pas, les lettres à sa mère en ont
été d'autant appauvries.
6?
« mes nouvelles et te tirer d'inquiétude. 11 s'est passé tant et de si inté-
« ressantes choses dans cette adorable ville, et ce qu'il en reste est si
« curieux, et tant de beaux rêves s'y rattachent, et les magnifiques
« sujets dont je te parlais prennent un corps et rayonnent devant moi
« à tel point que, pour mettre ordre là-dedans, il faudrait des mois et
« je n'ai malheureusement que quelques jours à peine... Je partis donc
« (de Cordoue) de grand matin et le soir je couchais à Baylen, de
« funeste mémoire. Forcé de rester tout le jour, je parcourus le champ
« de bataille, où tant de braves Français, vaincus de chaleur, de lassi-
« tude et de besoin, trouvèrent la défaite et la mort. Bref à ma rentrée
« dans le village, et, la diligence annoncée pour le soir ne devant
« venir que le surlendemain, je ressentis un tel dégoût que, par
« quelque moyen que ce fût, je voulus partir. Pas de chevaux. Je pris
« donc la galère (espèce de charrette) qui mit vingt-quatre heures pour
« me faire faire six lieues, et j'arrivai à Jaën glacé littéralement par les
« rafales d'un vent qui passe sur les montagnes neigeuses de Grenade
« et menaçait à tout moment de renverser, culbuter mules et charrette.
« La ville de Jaën est du reste encore une chose magnifique et j'y
« oubliai quelques heures le froid et la fatigue. Mais quelle épouvan-
« table nuit j'allais avoir à passer dans ces montagnes ! A cinq
« dans l'intérieur, couverts de paletots, mantes et manteaux, nous
« gelions. Le vent sifflait, passait par les vitres mal jointes, et, pour
« comble, la voiture s'arrêtait de longs intervalles, le postillon refu-
« sant d'avancer. O ma belle Grenade pourquoi ne m'es-tu pas apparue
« dans toute ta splendeur, avec ton beau ciel bleu, ta chaleur étouf-
« fante de l'été... Ces violettes viennent de l'Alhambra, je les ai cueillies
« dans le jardin de Lindarraza, la favorite de l'infortuné Boabdil, tout
« près de la cour des Lions, où furent assassinés les Abencérages (i). »
Je retrouve la première idée d'un « de ces magnifiques sujets » qui
rayonnent alors devant ses yeux. Don Juan d'Autriche arrive devant
Grenade pour châtier les Maures révoltés. C'est un vieux morceau
(i) Grenade, 10 mars 1852.
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de papier jauni où quelques traits à la plume, d'une brève éloquence,
arrêtent les lignes principales de la grande scène qu'il rêve : don
Juan, le comte de Miranda, un ou deux évêques, tous à cheval,
entourés de soldats ; et, se jetant au-devant d'eux, une foule de
femmes éperdues, échappées au massacre et à l'incendie. Quelques
lignes de sa main achèvent de préciser son idée et de fixer les images
que l'émotion soulève. « Ces chevaux qui piaffent, hennissent, ces
« femmes qui pleurent, qui hurlent vengeance ; la fumée, la poussière,
" le soleil brûlant et les murailles Mauresques de Grenade!... Ven-
« geance ! Vengeance!... Nous n'avons plus rien, rien... Ma fille, ils
« l'ont violée, tenez... Nous nous réveillons dans les flammes... Seule
« au devant du groupe elle regarde dans le vide. Un vieillard, que
« son grand âge condamne à l'inaction, soutenu par sa fille... Une
« vieille seule dans ce monde... Elle montrait son sein, son bras tout
« meurtris ; son enfant mort est sur ses genoux, ils l'ont tué : elle n'a
« plus que la force de pleurer. .. Pas trop de pitié dans don Juan; la
« gloire est là qui l'occupe, c'est son premier fait d'armes, il regarde
" les montagnes et voudrait déjà en venir aux mains... des groupes
« de femmes descendant la montagne, d'autres, regardant au loin la
« flamme qui s'élève dans l'air et leur annonce des ruines nouvelles...
« L'évêque leur montre don Juan, un autre eût pu montrer le ciel ..
« Ce qui lui importe à lui, Espagnol, c'est la ruine des Maures et le
« triomphe de la foi. »
Le tableau n'a jamais été exécuté, pour plus d'une raison sans
doute. Je ne sais s'il faut le regretter. Deux dessins donnent l'ensemble
de la composition. Les femmes se pressent, crient à la fois, les bras
se lèvent, on s'embrasse, on pleure ; c'est une ivresse de douleur, de
colère, d'enthousiasme et de rage. Dehodencq est le peintre de la
foule. 11 comprend cet être multiple, qui se forme soudain d'une mul-
titude d'hommes, que réunit et parcourt un sentiment contagieux ;
cet être bizarre, qui laisse à chacun son caractère, sa physionomie
propre, sa manière de sentir, et cependant a son existence et son
individualité. Il aime cette vie tumultueuse qui fait réapparaître la
66
nature dans sa violence première ; ce grossissement des passions qui
se mêlent et débordent; cette poussée irrésistible de la vague humaine
qui emporte tout sur son passage. Il ne simplifie pas la foule, il ne la
réduit pas à quelques groupes équilibrés, à quelques figurants qui
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iïijfâ
Bohémiens au retour d'une Fête.
s'agitent et s'essoufflent pour en donner l'illusion ; il la montre telle
qu'on la voit aux jours de fête ou de révolution, naïve et redoutable,
confondue en une ondulation de corps pressés et de têtes mouvantes.
Et c'est parce qu'il a la force et l'audace de jeter sur la même toile
cette multitude agitée qu'il peut dans un tableau, comme le Retour
des Bohémiens, montrer toute une race, en multipliant les types qui
en résument le caractère.
67
De retour à Séville, Dehodencq retrouve les ennuis et les angoisses,
un instant oubliés. « Je suis toujours dans la triste disposition d'esprit
que tu connais, sans argent, sans habits, ne sachant où me retourner
pour trouver le calme. » C'est au milieu de ces embarras qu'il reprend
son tableau et l'achève. « Toi aussi tu viens me parler du fameux
« Murillo, de ce pauvre grand peintre qu'ils ont presque laissé crever
« de faim trente ans de sa vie et faire de mauvaise peinture, faute
" d'argent pour se procurer les moyens de travailler consciencieu-
« sèment. Ah ! qu'il eût bien ri le jour de l'enchère, s'il s'était trouvé
« là. Là, là, messieurs, pas tant de chaleur, je n'en ai plus besoin
« aujourd'hui, de cet argent, gardez-le pour d'autres. C'était tout de
« même de mon temps à Séville ; on vendait des tableaux à des prix
« exorbitants, et moi, en retour de mon pauvre petit tableau, je
« recevais quatre francs dix sous. » Le public ne soupçonne pas à
travers quelles angoisses, quelles lassitudes, quels intervalles d'écœu-
rement et d'impuissance, sont parfois exécutées les œuvres, qui sem-
blent enlevées dans un mouvement continu de verve triomphante.
Le duc de Montpensier vit la toile achevée, déclara que c'était là
« une ravissante page, » et en commanda au peintre une réduction.
« Le prince ayant vu mon tableau m'a demandé d'en faire une copie
qu'il a l'intention, dit-il, d'envoyer au roi de Portugal. Du prix il n'en
a pas été question. Et ceci m'a fait penser beaucoup. Ce serait peut-
être une occasion de faire quelques portraits à la cour de Lisbonne,
et je m'en irais volontiers de ce côté. Aurais-je trouvé enfin ce qu'il
me faut pour travailler tranquillement à mon retour à Paris (i) ».
L'espérance, l'attente, toute sa vie est dans ces deux mots : la tran-
quillité; il ne pouvait la trouver que dans la mort.
Le tableau des Bohémiens et Bohémiennes an retour d'une fête en
Andalousie fut exposé à Paris en 1853. A ce moment Dehodencq est
déjà loin de cette œuvre, son humeur inquiète l'entraîne vers des
visions nouvelles, il va s'embarquer pour l'Afrique. Pourtant il veut
(1) Septembre 1852.
68
savoir ce qu'on pense de son tableau, l'effet qu'il a produit; il a
conscience qu'il est dans cette œuvre et que c'est bien lui qu'on va
juger. « As-tu vu M. Cogniet ? que pense-t-il de mon tableau ?
trouve-t-il un progrès ? et quel
effet t'a-t-il produit à l'Exposition?
Dis-moi tout, je suis dans les
meilleures conditions pour pro-
fiter d'un conseil et entendre la
vérité. Ce tableau est fait depuis
longtemps; je l'ai oublié et d'ail-
leurs j'ai bien autre chose en tête.
Mais je ne serais pas fâché de
savoir ce qu'il est bien réellement,
non pour changer, il est trop tard,
et puis je crois être maintenant
dans ma voie ; et Dieu merci ! j'ai
assez piétiné à droite et à gauche,
en avant, en arrière, pour m'y
tenir, fut-elle mauvaise (i). »
Son tableau eut un grand succès ;
M. Cogniet demandait autre chose,
mais les consolations ne manquè-
rent pas. « Je suis bien enchanté
« de tout ce que tu me dis touchant
« mes Bohémiens et surtout de ce
« qu'en a dit M. de Mérimée !... Je regrette que M. Cogniet ne soit
« pas satisfait. Son raisonnement, vois-tu, est à peu près celui-ci :
« Comment! un garçon qui a fait de longues et fortes études, qui
« a en lui ce qu'il faut pour aborder de grandes toiles, ne trouve-t-il
« en Espagne à peindre que des taureaux et des Bohémiens? Si l'in-
'< telligence et le cœur faisaient défaut, passe encore ! Je veux bien
Caralanipio (Étude de Bohémien).
M. Gabriel Sèaîlles.
(i) Cadix, juin 1853.
69
« qu'il ait en tête de beaux projets et qu'il soit dans son intention de
« les exécuter un jour, mais ce jour venu, une fois classé, parqué
«dans un genre, quelles peines n'aura-t-il pas à en sortir! Les
« hommes vous acceptent d'une pièce et à première vue, et plus
« ensuite vous faites d'efforts pour vous élever, plus on vous accuse
« de prétentions exagérées. Et d'ailleurs n'est-ce pas dire aux
« gens : Vous vous étiez trompés ! — Que voulez-vous, mon cher
« maître, lui répondrai-je, de toutes les choses que je voudrais dire,
« j'en ai le cœur malade ; mais dans un pays où l'on ne trouve rien de
« tout ce qui est de toute nécessité à la peinture historique, je me suis
« jeté à corps perdu dans la nature, et là j'étudie mes types au soleil,
« dans les rues, sur les places (i). » Je ne sais ce que pensait M. Cogniet,
mais les réflexions qu'il lui prête sont bien justes. C'est une manie de
demander à un peintre toujours le même tableau, et combien ne
résistent pas, arrivent à l'exécution machinale et ne sont que les
artisans d'un meuble de luxe ! Quoi qu'il en soit, Cogniet avait tort.
Dehodencq était un génie de verve, un œil et une main admirables
pour s'emparer de la nature, pour arrêter un aspect de la réalité, pour
saisir et fixer sur la toile des types, des vivants, dont il avait l'imagi-
nation pleine. Il avait raison de se laisser aller à cette passion de
peindre ce qu'il voyait. Sa peinture était plus historique qu'une grande
dissertation d'école.
Il devait avoir une médaille, il ne l'eut pas, que se passa-t-il ? je
l'ignore, mais il écrit à sa mère : « Le passage de ta dernière lettre, où
tu t'accuses d'avoir été cause qu'on m'ait frustré d'une médaille, m'a
bien fait rire. Pauvre chère mère ! Eh ! que m'importe cela ! je n'en ai
pas un pouce ni en plus ni en moins. Hélas ! si tu savais comme ce
système de médailles et de récompenses me semblent puéril, et comme
je plains ceux qui, se croyant artistes, ne sauraient travailler sans un
stimulant de ce genre (2). »
(1) Cadix, août 1853.
(2) Cadix, septembre 1853.
70
Bohémiennes marchandes de beignets.
M, Laveur,
';>*'-
Théophile Gautier rendit pleine justice au jeune peintre, qui lui
inspire une des belles pages qu'il ait écrites, une page qui, mieux que
toute épithète, donne le sentiment du talent de Dehodencq, de la verve
ardente dont elle est échauffée. « Tous ceux qui ont eu le bonheur de
voyager en Espagne doivent aimer passionnément le talent de M. Alfred
Dehodencq, et nous sommes de ceux-là : sa Course de Taureaux sur
une place de village, exposée il y a deux ans, était empreinte au plus haut
degré de couleur locale et d'intime saveur espagnole ; ses Bohémiens et
Bohémiennes au retour d'une fête en Andalousie ont le même mérite,
mais soutenu par une exécution plus libre et plus magistrale.
« La scène se passe dans un de ces ravins sablonneux bordés de
cactus et de croix de meurtre qu'on appelle des chemins, faute d'autre
nom, entre Cordoue et Malaga : on revient de quelque feria ou romeria
célèbre ; l'ivresse de la fête dure encore et le bal continue sur la route ;
une gitana, brune comme un puro de la Havane, l'œil bistré, les
cheveux d'un noir d'enfer, promène sur la peau tannée d'un pandero
son pouce jauni par la fumée des cigarettes : son pied nu dans son
chausson de satin soulève le falbalas poussiéreux de sa robe bleue
zébrée de blanc et suit le rythme que sa main indique ; un majo, coiffé
du chapeau calanes à retroussis de velours, drôle à physionomie
agréablement farouche, qui doit exceller à dessiner au couteau des
Javecques sur la figure des bourgeois, dodeline la tête et agite ses
longues jambes que ne revêtent plus les guêtres de cuir de Ronda, mais
bien un affreux ppntalon large moderne. Camprubi improvisé, il fait
vis-à-vis à cette Uolorès de grand chemin ; près de la grande gitana,
une petite fille aux yeux ardents, au teint fauve, calciné par les pré-
coces passions de ce pays torride et le sang africain qui brûle ses jeunes
veines, se tord et se déhanche avec une lascivité déjà savante. Un peu
en arrière, une autre fillette plus formée fait craquer en guise de casta-
gnettes les articulations de sa petite main brune et maigre, et penche
sa tête au profil busqué, aux yeux passionnément noirs, à la bouche
où scintille une denture de jeune louve. Derrière ce groupe, un vieux
chenapan, un Lazarille de Tormès, un Ginès de Passamonte, juché sur un
Bohémiens et Bohémiennes au retour
d'une fête en Andalousie (N° 50)
Musée de Chaumont.
AnomusidO sb
T r
* §
*4£
âne descendant du grison de Sancho, racle le jambon et tape le bois avec
fureur, exitant à la danse tout un monde de drôles basanés et de drô-
lesses hagardes qui se démènent éperdûment jusqu'au fond du tableau.
« De l'autre côté du chemin chemine paisiblement une galère traînée
par des bœufs coiffés, comme des prêtres égyptiens, d'un pschent de
sparterie jaune et de laine rouge ; dans cette galère aux ridelles garnies
de nattes, sont à demis couchées deux senoras un peu plus aristocra-
tiques, qui sourient à cette bachanale chorégraphique, et marquent la
mesure de leur éventail ; une ombre transparente les baigne, et sur leurs
figures pâles s'inscrivent, en traits d'encre de Chine, de longs sourcils
arabes; elles portent le peigne à galerie, la mantille et la basquine, et
Goya seul dessinerait d'un coup de pointe deux figures aussi profondé-
ment andalouses.
« Il faut que M. Dehodencq parle calo comme M. Mérimée, qu'il ait
vécu de longues années à Triana, et se soit accroupi dans les cryptes
du Monte-Sagrado, à Grenade, pour connaître si familièrement sa
Bohême ; il est impossible d'être plus vrai, plus local, plus caractéris-
tique. Chaque coup de pinceau est une observation, et quand cette race
bizarre, émigration des tribus parias de l'Inde, aura disparu, noyée par
la civilisation envahissante, on la retrouvera tout entière, avec son
type, son geste, son allure, dans le tableau de M. Dehodencq, que nous
mettons à côté de Carmen, le chef-d'œuvre de l'auteur du Théâtre de
Clara Ga^ul.
« Voilà de l'Espagne sincère dans toute son âpre crudité, qui ne
ressemble guère à l'Espagne de ballet et de romance ! Quelle vérité
dans ce ciel blanchi de poussière, dans ces cactus tortillant leurs
palettes, semblables à des vertèbres de cachalots échoués, dans ce
chemin torrentueux dont les berges laissent voir la craie et le tuf, dans
ce ruisseau de gitanos qui coule à pleins bords, chantant, riant, dansant,
gesticulant avec un bruit de grelots, de castagnettes, de tambours de
basque et de chansons gutturales, où se devine encore l'accent de
l'arabe. Vive cette joyeuse misère ! cet amour au grand soleil et cette
insouciance bohémienne !
13
l3
Ne sont-ils pas les rois du monde, ces coquins hâlés qui n'ont
peut-être pas d'autres piécettes sur eux que celles de leurs boutons et
se trémoussent allègrement devant ces belles filles vaillamment
découplées, si fièrement campées sur les hanches et dont un regard
éteindrait les yeux atones de nos Parisiennes, occupées de la rente et
du cours des chemins de fer. — Le tableau de M. Dehodencq a ranimé
chez nous ce rêve que nous avons fait cent fois de jeter notre plume
de feuilletoniste et d'aller mener la vie de la lune avec les gueux
espagnols (i). »
Dehodencq est revenu souvent à ses chers Bohémiens, toujours
avec le même succès. J'ai sous les yeux une Bohémienne en marche,
une aquarelle, qui a la fermeté et la vigueur d'une peinture à l'huile.
La Gitana s'avance dans un chemin creux dont les flancs de sable
blanc sont tout chauds de soleil. Elle va dans la lumière, dans la
pleine liberté de la vie nomade. Elle est grande, les mèches de
ses cheveux flottent au vent, sa camisole ouverte laisse voir son
épaule nue. Quelque chose d'inquiétant sans doute l'arrête. L'aîné
des enfants, un gamin de six à sept ans, se jette dans ses jambes et
les embrasse en regardant d'un air peureux devant lui. Sous son
bras gauche replié elle tient un bambin de six mois, au ton de citron,
empaqueté dans des langes bariolés, tranquille, avec une expression
de sérénité animale que rien ne peut rendre. Elle, le pas suspendu,
fière, la tête levée, le corps en arrêt, l'œil de flamme, regarde avec
une défiance menaçante, dans l'attitude résolue des bêtes qui défendent
leurs petits. Sa tête sauvage se détache sur le ciel bleu où courent des
nuages légers. Le vieux châle noir qui retombe effiloché sur sa robe
de lainage rouge a des allures de draperie ; elle apparaît dans ses
haillons bigarrés comme la déesse d'une autre race. Rien qu'à la façon
dont elle porte le bambin sous son bras gauche, on devine qu'il n'a
pas d'autre berceau ; et comme on sent qu'elle est là chez elle, que
les routes poudreuses sont sa patrie, et qu'elle est de la nature, toute
mêlée à la vie des choses.
(i) La Presse, 1853.
74
Nous retrouvons les Bohémiens andalous dans la Bonne aven-
turc (i). « Sur un chemin poudreux, bordé de cactus, une grande
,<
La Bohémienne à la guitare.
.1/ Gabriel Sêailles,
■u
diablesse effrontée, au teint de citron, aux yeux de braise, s'avance
(1) Exposition de 1S65. Ce tableau valut au peintre une médaille.
75
vers le spectateur, la bouche ouverte par le cri qu'elle pousse. D'une
main elle secoue son tambour de basque, de l'autre elle fait un geste
cabalistique. Un enfant noir et ébouriffé s'accroche à sa robe de
cotonnade, pareil à un
diablotin suivant une sor-
cière. Plus loin un bandit,
drapé de son manteau
d'amadou, et une vieille
hagarde, enterrée sous sa
mante de laine, campent à
l'angle de la route, comme
des bêtes féroces embus-
quées. — Rien de plus vrai
et de plus local que ces
types à demi sauvages ;
leur ressemblance est
criante, il s'en dégage je
ne sais quel fumet de fauves
qu'on croit odorer. » Théo-
phile Gautier retrouve
dans cette peinture « l'ac-
cent picaresque et l'âpre
saveur des premières
scènes espagnoles, » l'exé-
cution lui semble « s'être
relâchée. » Bien plutôt elle
me semble moins alerte,
moins vive, moins jeune,
comme si, malgré tout et jusque dans son rêve, pesait sur la main de
l'artiste le poids de la douleur humaine.
11 ne l'avait pas perdue pourtant cette verve qui met dans la touche
du peintre le frémissement de la vie. Il était à peindre la Bonne
aventure. Un jour le modèle, une bohémienne, avait amené avec elle
La Bohémienne (Aquarelle).
M. Gabriel Scailles,
76
sa petite fille, qui s'était aussitôt réfugiée dans un coin de l'atelier.
Pendant un repos de la mère, il prend une toile, et presque sans y
songer, dans une de ces heures, où il était l'égal des plus grands, il
fixe sur la toile l'image de la petite gitana, qui, sauvage, rebelle, refu-
sait de poser. De ses cheveux ébourriffés sort sa petite figure bistrée,
farouche, dans laquelle éclatent deux grands yeux noirs, brûlants et
limpides, des grands yeux d'animaux où, à je ne sais quelle rêverie
mystérieuse, dans laquelle flotte toute la nature, se mêle la défiance,
le désir, et tout l'emportement des instincts qui sommeillent. L'exé-
cution vibrante fait partie du caractère, ne s'en distingue pas ; elle est
expressive comme ces vieilles chansons populaires qui, par le rythme
seul, parle choix d'une épithète, parla place d'un mot font entrevoir
tout un monde. Pas de sujet, rien qu'un enfant, un hasard heureux
par un jour d'hiver, et c'est l'art même : le portrait d'une race!
C'est bien là « cette étonnante aptitude ethnographique, ce sen-
timent profond des races, » dont parle Théophile Gautier. Mais pour
en trouver le principe, il faut descendre plus avant dans l'intimité du
génie de Dehodencq. 11 ne décompose pas le type, comme le savant,
pour en démêler par l'analyse les traits dominateurs et fixes. Il voit
les choses et les êtres, il s'en éprend, rien de plus. Il n'est ni un
descriptif de l'école de Delille, ni un de nos impassibles, qui se grisent
d'images savamment. On n'a pas tout dit quand on a dit qu'il est un
coloriste. La peinture pour lui reste un langage. Le principe de sa
fougue est dans son émotion. Ce pittoresque est un sincère, un senti-
mental, un passionné. Sa main ne frémit qu'au rythme des battements
de son cœur ; les défaillances commencent quand elle n'est pas assez
prompte pour suivre les emportements de la sensibilité, ou quand son
âme, lassée, par une réaction nécessaire, tout à coup refuse de sentir
et le laisse dans un silence qui l'effraie. Sur sa tombe entr'ouverte,
Théodore de Banville, son vieil ami, disait avec profondeur : « son
génie était sa tendresse même, il fut toujours fait d'un immense effort
d'amour; car l'amour seul ose et sait créer quelque chose.» Dehodencq
écrivait lui-même : « Je commence à regarder Séville comme une
77
seconde patrie ; le cœur me battait à l'idée de la revoir ; il est vrai que
ce matin je sentais quelque chose de pareil en vue de Cadix. Que
veux-tu? Dans tous les endroits où je vais et passe quelques mois, il
me semble toujours que je vais rendre l'âme au moment de partir.
Au retour c'est à n'y pas tenir au souvenir des impressions bonnes ou
mauvaises que j'y ai laissées (i). » Il aimait ses gitanos, comme il avait
horreur du froid. Il aimait le soleil dans l'ardeur de leur regard, dans
leur sang chaud et coloré ; toute la nature dans leurs instincts mal
définis ; la poussière soulevée dans les marches vers l'inconnu ; la vie
errante, livrée au destin, aux hasards de l'éternelle aventure ; l'indé-
pendance de toutes les servitudes, dont il souffrait sans s'y pouvoir
soumettre. 11 les aimait en artiste qui multiplie sa vie par la vie des
autres. Le poète a la faculté d'éprouver par une transmission soudaine
les sentiments qu'il imagine. Il reconstruit des états d'âme ignorés.
Shakespeare trouve en lui les éléments qui se combinent dans les
caractères de Macbeth, d'Othello, d'Yago, de Falstaff, et l'étincelle de
vie qui les traverse et les organise. Le génie est ainsi une sorte de
sympathie créatrice, qui varie le poète en êtres multiples qu'il est tour
à tour, sans cesser d'être lui-même. Le génie ressemble à l'amour
divin qui se transforme en tout ce qu'il crée ; qui sait s'il n'est pas,
présente à l'homme, cette réalité insaisissable et cachée qui, sans se
perdre elle-même, suscite la Maïa universelle, le mirage décevant des
phénomènes éphémères?
(i) Cadix, 21 octobre 1853.
78
Danse Bohémienne (N° 75)
M. V. Noé.
-
- .
VI
PREMIERS SEJOURS AU MAROC
Cependant les commandes n'arri-
vaient pas. Toujours la même détresse!
Toujours l'inquiétude humiliante de voir
la gêne cachée se trahir à tous les yeux!
Toujours cette vie d'attente qui use les
forces prêtes pour les œuvres rêvées!
Le tableau des Bohémiens an retour
d'une fête achevé, Dehodencq, de nou-
veau, se résigne au départ. Il n'attend
plus que l'argent qui lui reste dû pour la
copie commandée par le prince. On ne
se hâtait pas de le payer. Il se décide à
79
annoncer son retour en France. « J'ai encore été assez embarrassé
« d'argent ces jours derniers. Bien que plusieurs occasions d'aller au
« palais se fussent présentées, je ne voulais, je ne pouvais pas toucher
« ce point délicat. Comment faire cependant ? le temps pressait.
« Tailleur, bottier, hôtesse, tous allaient me tomber sur les reins. Je
" pris donc mon courage à deux mains et fus voir M. de Latour, lui
« annonçant mon prochain départ, et lui demandant quand je pourrais
« prendre congé de Son Altesse. « Mais vous voulez donc en nous
" quittant nous laisser vos débiteurs? Vous me faites penser que j'ai
« mille francs à vous remettre de la part du prince... » Je ne le laissai
« pas achever, comme bien tu penses. — « Vous me feriez croire, lui
« dis-je, que je suis venu pour vous le rappeler. » Dehodencq est là
tout entier avec sa fierté de gentilhomme castillan et sa belle allure
française.
Mais quelle destinée ! Coudoyer les princes, qui ont pour misère
la perte d'un trône et pour consolation les jardins de l'Alcazar et, avec
une âme royale, avoir pour soucis, le regard du fournisseur qui n'est
pas payé, la bottine qui se déforme, la redingote qui se lustre. Etre
l'artiste, l'homme qui de la vie fait un jeu divin, du monde un rêve;
qui, tout à ce rêve, doit l'animer de sa vie jusqu'à ce qu'il se transforme
et s'échappe en une œuvre visible à tous; donner toutes ses forces
vives à la création d'une apparence, où la nature et l'homme semblent
fraternels, et plus que tout autre sentir l'âpre réalité, les contradictions
douloureuses, tout le lourd fardeau des besoins qui pèsent sur
l'homme et le courbent jusqu'à labête. Avoir rêvé des luttes héroïques,
la lutte de Jacob et de l'ange, les grands efforts vers les grandes
œuvres; avoir donné de la noblesse au destin pour le mettre à sa taille,
et le trouver sous les formes inattendues des mille nécessités de la vie
quotidienne, des embarras, dont on a honte, des petits obstacles mul-
tipliés sur la route, qui usent le courage! Et sous toutes ces métamor-
phoses en venir enfin à reconnaître le Destin, à découvrir son nom en
même temps que sa puissance, à s'apercevoir que dans les sociétés
modernes il s'appelle l'Argent. L'argent, qu'on méprisait, dont on
80
laissait le souci aux autres, aux bourgeois, à ceux dont on ne voulait
pas être; qu'on croyait conquérir par surcroît, sans y songer! Et voilà
que l'argent se venge. Il ne se donne qu'à ceux qui l'aiment. Il veut
qu'on lui sacrifie tout, il veut qu'on l'adore. Il est le Tentateur. Quand
Balayeurs Andalous.
il a lassé le courage par les petites souffrances de chaque heure, parles
humiliations qui vont d'elles-mêmes à ceux qu'il dédaigne, quand il a
bien montré qu'il est implacable et fort, il prend les allures caressantes,
il s'offre avec les attouchements impurs de la courtisane. « Il n'est rien
que je ne puisse devenir dans mes métamorphoses. Quoi qu'on veuille
et quoi qu'on fasse, il faut toujours en appeler à moi. Je donne le
plaisir à ceux qui l'aiment, je permets de satisfaire toutes les curiosités
81
M
du désir humain, car rien ne me résiste. Je confonds l'art et la vie; je
fais de l'art plus qu'une vaine apparence, je lui donne la réalité du luxe
qui réjouit les regards et semble mêler aux choses la joie de vivre. La
gloire ne se distingue pas de moi, je suis le succès et je l'entretiens
sans effort. Pour les cœurs généreux je m'appelle l'indépendance, plus
encore la libéralité : je rends possible la bonté et je fais des heureux.
Les plus forts viennent à moi et ceux qui affectent de me mépriser ne
cherchent qu'à cacher mes dédains et leur impuissance. » Dehodencq
a toujours répondu : non.
11 allait partir, une nouvelle commande du prince le retint. Eut-il
raison de s'en réjouir? qui le sait? 11 revenait en France recueillir le
fruit du succès de ses Bohémiens; il reprenait le rang; on s'habituait à
lui faire sa place; il entrait dans les calculs des ambitieux pressés. 11
évitait l'oubli. Mais le hasard, auquel si volontiers il livrait sa vie, en
avait décidé autrement. « Le prince (et remarque comme il a toujours
été question de lui toutes les fois qu'il m'est survenu quelque chose
de bon dans ce maudit pays), le prince m'a commandé son portrait,
celui de l'infante et de leurs trois enfants, sur une toile d'environ six
pieds, avec paysage, le tout comme je l'entendrais. En ce moment je
suis installé au palais. J'ai pour atelier l'appartement occupé par la
princesse Clémentine, au moment de son passage à Séville; comme
récréation de charmants jardins où je puis me promener et étudier à
loisir; et pour modèles leurs Altesses, duc et duchesse deMontpensier,
qui posent peu de temps, assez mal, mais souvent (i). » Il y a là dans
la vie de Dehodencq quelques mois d'accalmie. Le séjour et le milieu
lui convenaient. 11 se met à l'œuvre avec ardeur. « Tu es sans doute
curieuse de savoir ce qu'il en est de ces portraits, si cela avance et se
trouve en bon chemin. J'ai ébauché le tout complètement, une ébauche
assez avancée. Dès les premières touches la tête du duc sortait vivante,
douce et spirituelle. Ce fut pour moi une bonne fortune, car si tout
d'ordinaire dépend du commencement, c'est plus que jamais le cas en
(i) Décembre 1852. Séville.
Portrait de la famille du duc de Montpensier
(dessin)
M. Gabriel Séailles.
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pareille circonstance. J'avais été prévenu que leurs Altesses n'aimaient
pas les longues pauses, et m'étais arrangé en conséquence. Mais voilà
que tout est bien changé. C'est à qui me posera maintenant, et je me
hâte d'en profiter. Ce que m'ont coûté de peines et de sueurs les deux
petites infantes, l'une de quatre ans, l'autre de deux à peine, ne se
peut raconter. Bref tout avance à la satisfaction générale. M. de Latour
plus que tout autre en est tout joyeux. »
L'œuvre achevée, le prince donne une fête où elle devait être
exposée : c'était une attention délicate, une manière de stimuler la
vanité de ceux qu'à coup sûr tenterait son exemple. « Ce même soir
« devaient être exposés mes portraits de la famille royale; je n'étais
« pas sans appréhension, non pour moi, je savais à quoi m'en tenir,
« et ce que l'on pouvait me dire à droite et à gauche, je m'en moquais
« comme d'une chiquenaude; mais pour mes nobles hôtes, si pleins
« d'attentions et de bontés pour moi. Te le dirai-je, le succès a été
« complet; de toutes parts je recevais des félicitations. Et moi de
« prendre tout cela poliment, mais assez froidement; et les gens de se
« récrier sur ma modestie, qui n'est à vrai dire qu'une profonde indif-
« férence à l'endroit des compliments banals et moutonniers. Mais,
« tu vas voir, et ceci est plus fort et même très éloquent. J'avais en me
« couchant (en perspective) quatorze portraits à faire. Un Anglais,
« fixé à Séville depuis nombre d'années, désire un tableau de sa
« famille dans le genre de celui du prince. Et comme ce même soir,
« après une assez longue conversation, nous n'avions rien décidé, il
" me quitta en me disant que c'était chose faite et que, quand je vou-
« drais, je n'avais qu'à lui faire mes conditions et qu'alors tout serait
« dit. » Allons donc ! voilà la fortune si longtemps attendue ! Il n'y a
plus qu'à se mettre à l'œuvre et sans retard. « Comme cela me prendra
du temps, j'hésite. » Qu'est-ce à dire? c'est là tout l'enthousiasme, vous
ne daignez pas tendre la main à l'or qui s'offre. Vous hésitez ! Le désir
tombe dès que sa réalisation devient possible. Vous êtes donc bien
riche, et par quel miracle! " Le prince m'a fait remettre 14.000 réaux,
" environ 3.500 francs. Mais hélas ! et mes dettes, et le tailleur, et le
8;
" bottier, et quesais-je? Mes allées et venues au château, ma vie de
« grand seigneur m'ont coûté fort cher. Bref, il me restera, tout payé,
" mille francs, avec lesquels je pourrais aller te trouver; et Dieu sait
« si je le désire; mais je suis à quelques lieues seulement de l'Afrique;
" que de fois n'ai-je pas soupiré en regardant de ce côté ! et, une fois
« de retour, quels regrets n'aurais-je pas de n'avoir pas cédé à la tenta-
" tion, rien ne s'y opposant plus maintenant. Toi-même alors sera de
« mon avis. Tu le veux bien, je pars, et vite, avant que les grandes
« chaleurs ne viennent et que ce ne soit presque impraticable... Les
« quelques études faites en Afrique compléteront mon voyage de Gre-
« nade et de Cordoue. »
Comme il avait raison d'écrire un jour : « Je ne suis pas fait, j'en ai
acquis la certitude, pour lutter mesquinement jour par jour ; je ne sau-
rais, et cela est désolant, mettre mon activité au service d'un intérêt
quelconque (i). » Je n'ai pas le courage de m'en indigner. Eût-il com-
pris l'insouciance des Bohémiens en fête, la joie de la vie errante et
libre, s'il eût eu les qualités du marchand économe et sournois. Et
qu'est-ce donc que l'art, s'il n'est cet amour de la divine illusion, le
sacrifice de tout ce qui semble à la foule le réel et le vrai à une appa-
rence ailée, qui flotte en images légères, qu'on croit saisir et qu'on
revoit devant soi plus belle, plus rayonnante, et qu'on poursuit encore !
Et qui sait s'ils ne sont pas, ces artistes épris du rêve, les amants de la
seule réalité véritable? En route donc vers les nouveaux rivages, où
nous appelle la libre fantaisie de l'artiste.
Il part de Séville pour Cadix par un affreux temps. « Je croyais
« pouvoir jouir impunément de ce ciel orageux et d'une mer houleuse.
« Je me rappelle que, le ciel s'étant éclairci tout à coup, lors du départ,
« je me pris à le regretter vivement. Hélas ! ignorant du sort qui m'at-
" tendait à quelques heures de là, je cherchais de l'œil cette longue
« ligne de blanche écume qui annonce la mer; et je pensais aux
« années précédentes, où j'avais passé de si belles heures mollement
(i) Lettre à M. Dubois. Séville, 2 juillet 1851.
84
« bercé sur cette surface limpide et bleue. Nuages, roulez! bondissez,
« vagues ! m'écriais-je intérieurement, mais toi, ô vapeur, tiens-toi
« bien, tu portes, souviens-t'en, Dehodencq et sa fortune! Et les nuages
" de s'amonceler, et la vague de s'étendre, courir et se tordre, et le
« bateau d'aller de droite à gauche et d'avant en arrière. Et moi de ne
« plus tant rire, et de prendre le parti de m'asseoir, ne pouvant plus.
Dessin pour l'Aguador (Marchand d'eau).
« me tenir sur mes jambes. Et je voyais un à un descendre les passa-
« gers, et j'en voyais qui, ne pouvant même pas descendre, avaient
« pris le parti de rester la tête nue et les bras pendant sur l'abîme. Puis
« voilà que tout d'un coup et à plusieurs reprises la lame balaie le pont,
« le vent redouble, la pluie fouette et ruisselle. D'un pied fort mal
« assuré je me dirige vers le petit escalier, hélas! il est trop tard. Trop
« tard! et j'empoigne au hasard la première chose venue, et ma foi!
« là me sentant vaincu, je m'affaissai. La mer ne me paraissait plus
«5
« belle du tout. Les belles heures des années précédentes envolées !
« Mère, patrie, amis, néant! Et la peinture donc! Que diable, pen-
« sais-je, aller faire des études de mer par un temps pareil! Et je me
« rappelle que le capitaine, avec lequel je causais quelque temps avant,
« et qui seul, impassible, se promenait sur le pont, ou pour mieux
« dire glissait, valsait sur le pont, après quelques mots de condoléance
« sur le piteux état dans lequel je me trouvais, étant venu me dire, en
« forme de plaisanterie : Comptez-vous aller au théâtre ce soir? je
« me soulevai à demi pour lui répondre, et lui jeter au visage un tor-
« rent d'injures (i). »
Mais au moment où il écrit cette lettre, l'atroce mal de mer n'est
plus qu'un souvenir. Il est tout à l'enthousiasme. « Je vais faire des
« études de mer, peindre des Juifs et des Juives, et des Maures et des
" Mauresques! Songe donc une petite ville toute blanche, sur la terre
« d'Afrique, baignée par la Méditerranée, et un beau janissaire du
« consulat français pour guide et compagnon. Une petite excursion
« sur la côte de Tanger à Tétuan, toujours avec mon janissaire et à
« cheval, ou suivant une caravane. Tout ce qu'on peut voir là de pit-
« toresque, et pas de société, ou du moins rien qui mérite ce nom, ma
« foi! tu conviendras que si le bonheur n'est pas là, il est difficile de
« le rencontrer ici-bas. Remarque bien que je ne me fais pas d'illusions;
« je mets, comme toujours, les choses au pis; suppose que les femmes
« soient laides, les hommes mal tournés; le type à peu près effacé ;
« faux, archi-faux tout ce que l'on dit touchant les coutumes et cos-
« tûmes de ce peuple si différent de nous; n'en restera-t-il pas tou-
« jours assez avec ce ciel, cette mer, cette plage que dore le soleil
« africain, et les souvenirs qui s'y rattachent. De là s'élancèrent à la
« conquête de l'Espagne ces vaillants musulmans, Tarik et ses cinq
« cents cavalieis; là, sur cette même plage, quelques centaines d'an-
« nées plus tard devaient finir misérablement les derniers rois de
« Grenade. Tu m'avoueras que, quand on a rêvé ça toute sa vie, et
(i) Cadix, 17 mai 1853.
« que le premier livre qu'on ait lu s'appelle les Mille et une nuits, on
" ne s'effraye pas de la réalité, fût-elle triste et plate, on s'en sert.
« Pauvre chère mère ! tu trouves peut-être tout cela peu en harmonie
« avec les idées qui t'occupent en ce moment? Peut-être pleures-tu?
« Peut-être es-tu chagrine, en songeant à la facilité avec laquelle je
Dessin pour l'Aguador.
« cède à l'enthousiasme? Hélas ! tout ce que tu vois là, toi, c'est que
« je m'éloigne de plus en plus et semble ne pas vouloir revenir. Cou-
« rage, courage encore, chère mère, et je serai tout à toi. Autant qu'on
« peut aimer, je t'aime; mais dans le silence et le recueillement où je
« t'écris ces lignes, j'entends là près de moi le sourd mugissement de
« la mer : c'est comme un appel, auquel je ne puis résister (i). »
(i) Cadix, 17 mai 1853.
87
A Cadix, il attendait une occasion de s'embarquer pour Tanger,
quand arriva une frégate à vapeur française, le Newton, commandée
par le capitaine de vaisseau de Maisonneuve, et chargée par le gouver-
nement d'une mission sur les côtes de l'Espagne, du Portugal et du
Maroc. A Séville, il était entré en relations avec les officiers de la fré-
gate, parmi lesquels il avait un ami. Connaissant ses projets de voyage,
le capitaine lui avait offert l'hospitalité abord. Mais Dehodencq, peintre
d'un prince de la famille d'Orléans, n'avait pas cru pouvoir accepter
ces offres. 11 se fait conduire à bord du Newton; il veut revoir des
compatriotes, entendre quelques heures la langue de la patrie. On le
retient, il commence le portrait du lieutenant de vaisseau, dont il était -
l'ami. Le soir, il veut retourner à terre, on lui déclare qu'il est prison-
nier, il se résigne et ne résiste plus.
« La première nuit que je passai à bord, nous fûmes réveillés tout
« à coup dans le silence par le canon de détresse. Un bâtiment français,
« le Cerbère, quittant la baie de Cadix, le soir même, avait fait fausse
« route dans les ténèbres et, voulant éviter les bancs de sable, s'était
« jeté à la côte. En un clin d'œil, tout le monde fut sur le pont. Une
« brume épaisse empêchait de rien distinguer au loin. Tous penchés
« sur les bastingages, nous regardions, pleins d'anxiété, dans le vide.
« Les fusées, lancées de moment en moment dans l'espace, éclairaient
« seules la scène; le commandant se promenait de long en large. Il se
« passa là quelques minutes d'un calme effrayant : tous inquiets pour
« ces braves gens, qui, là-bas, tiraient le canon, le seul moyen qu'on
« ait en pareil cas de se faire comprendre, et il est assez éloquent, je
", t'assure. Il me semble encore entendre la voix forte, vibrante du
« commandant : « Tous en bas, les hommes de quart seuls surle pont.//
« Alors je descendis, je m'assis sur mon lit, et j'écoutai seul tout ce
« bruit qui se faisait autour et au-dessus de moi, ces embarcations
« qu'on mettait à la mer, ce va-et-vient continuel, ces ordres brefs,
« cette machine à vapeur qui chauffait en attendant le jour : tout cela
« poignant et d'un fier effet... Le lendemain, nous partions pourHuelva
" et Palos, petit port aujourd'hui, très important autrefois, où Chris-
88
« tophe Colomb s'embarqua enfin pour aller découvrir l'Amérique.
« Après y être resté deux jours et avoir visité le couvent où ce pauvre
« grand homme, rebuté de tous côtés, regardé comme fou, et dans la
« dernière misère, trouva l'hospitalité et des protecteurs, nous partîmes
« pour Lisbonne, où nous arrivâmes après trente heures de traversée (i).»
En Mer (Cadix).
M. Gabriel Sèail/es.
A bord, il payait l'hospitalité des officiers en faisant le portrait du com-
mandant; à terre, toujours le crayon ou le pinceau à la main, « il fait
ample provision d'impressions et d'images, qui vont l'enrichissant de
plus en plus. » Six semaines d'oubli de la vie! Six semaines de visions
(i) Lisbonne, 8 juin 1853.
"5
89
et d'enchantements! l'âme mêlée à la nature, rayonnant avec le soleil,
bercée au mouvement des flots étincelants, sans autre existence, sans
autre pensée que les grands spectacles qui la traversaient. 11 aimait à
compter son premier emportement d'enthousiasme à la vue de Tanger :
la haie frémissante sous la lumière; la ville toute blanche, éclatant sous
le soleil, se détachant sur les mon-
tagnes d'un bleu velouté, comme
une immense parure de diamants
sur une robe féerique de velours
bleu. Il criait, mêlait les jurons
espagnols et français, levait les
bras, gesticulait ; et les matelots
impassibles, tout à la manœuvre,
regardaient avec inquiétude cet
homme bizarre, que troublait un
spectacle qu'ils ne voyaient pas.
De retour à Cadix, il n'est pas
dégrisé. « Te peindre mon enivre-
« ment à la vue de ces choses si
« nouvelles et pourtant si connues
« de moi serait impossible. Qu'il
« te suffise de savoir que j'ai
« rapporté ample provision de ma-
« tériaux et que cependant j'ai le
« cœur navré à l'idée de quitter si tôt, pour ne plus la revoir jamais
« peut-être, cette terre, objet de tous mes rêves. Pourquoi n'ai-je pu
« y aller plus tôt ! que de regrets !... Ah ! j'ai fait là un beau voyage et
« bien plein, mais hélas trop rapide. Ah ! Tétuan? J'ai cru en perdre la
« tête. Dès cinq heures du matin (arrivés de la veille), nous quittions
« le bord pour nous rendre à l'entrée d'une petite rivière et de là
« gagner à cheval la ville distante de deux lieues et située dans la plus
« délicieuse vallée, toute blanche et dominée par de hautes montagnes.
« Une vingtaine de janissaires nous attendaient pour nous servir
Musicien Juif.
Dessin pour la Fête juive à Tèîu
90
Les Enfants à la Tortue.
-
.Mi\to\ ' «'â ^v\
« d'escorte, faisant la fantasia, ce qui consiste à lancer leurs chevaux
« au galop, et debout sur leurs étriers, le burnous au vent, jeter leur
« fusil en l'air et le rattrapant adroitement tirer au loin dans la cam-
« pagne, quand, pour plus d'honneur, ils ne vous lâchent pas le coup
« en plein visage. J'avais un cheval arabe, une selle arabe, et les
« jambes ramenées sur les flancs de la noble bête à la façon des Arabes.
« Que de belles choses j'ai vues tout ce jour! le terme presque de
« notre voyage, car nous avions passé un mois déjà à voir Tanger,
« Mogador, Saffi, R'bat, S'ié, Mehedillah, El Araiche, la baie de
« Jeremias, le cap Spartel et de nouveau Tanger, et sur la côte
« d'Espagne, Tarifa, Algésiras, Gibraltar, Ceuta... Dans chaque ville
« nous restions deux, quatre et six jours, et moi prenant des notes
« j'allais courant de tous côtés, dessinant quelques traits à la hâte, et,
« sans que l'on me remarquât trop, des femmes voilées qui ne laissaient
« voir qu'un œil, des troupes d'enfants dans le plus ravissant débraillé,
« pailletés de couleurs riches et harmonieuses; des fêtes dans le genre
« de celles que nous eûmes à Mogador, où le neveu de l'empereur,
« alors en guerre avec une partie de ses sujets, avait rapporté je ne sais
« plus combien de têtes comme trophées de sa victoire. J'ai tout
« recueilli, tout noté, mais hélas! encore une fois, tout cela est incom-
« plet, c'est un long séjour qu'il faudrait faire là-bas (1). »
De retour à Cadix, il sort de son rêve pour rentrer dans la vie
réelle. Le réveil est dur. « Les onces que j'avais emportées, hélas ! mes
dernières se sont fondues; j'arrive à Cadix, tout payé, avec 30 francs,
et je n'ai plus même de quoi m'en retourner à Séville. » La nourriture
du bord, le soleil d'Afrique, l'excès des fatigues et des émotions lui
ont tourné le sang : il tombe malade. Heureusement on connaît le
peintre de Son Altesse Royale, et l'on est trop heureux de l'héberger
longtemps. En fait, il est prisonnier. « Je suis si plein d'ennui, si tour-
menté de ce besoin d'argent ! quand donc finira cette éternelle gêne?
Et pourtant ce me serait bien facile sous certains rapports : on conte
(1) Cadix, 29 juillet 1853.
91
ici des exemples prodigieux de fortunes faites par de pauvres diables
de peintres! Mais quel métier que celui de faire des portraits et des
tableaux de sainteté à la douzaine! de la peinture une spéculation!
Cela renverse toutes mes idées. J'ai des goûts terribles, un besoin de
donner de l'argent à droite et à gauche, qui ne s'arrange pas de cette
vie mesquine, à laquelle je suis probablement condamné à perpé-
tuité (i). » Il travaille cependant; il fait deux esquisses d'après ses
études du Maroc et quelques aquarelles.
Sur ces entrefaites, la reine Marie-Amélie débarque à Cadix; elle
vient voir son fils, le duc de Montpensier. L'ancienne reine de France
est accueillie avec enthousiasme. Dehodencq assiste aux fêtes. Cette
émotion d'une multitude joyeuse dans l'éclat d'un décor charmant,
c'est un épisode de cette vie de la foule, qui toujours tente sa verve,
un tableau pour lui. Il se met à l'œuvre et prolonge son séjour à Cadix
jusqu'à ce que son esquisse soit achevée. Il écrit en décembre : « J'ai
terminé enfin mon esquisse de l'arrivée de la reine, très longue à faire
par la multitude des petites figures qui entrent dans la composition.
Cela fera un fort joli tableau : la mer, des barques, ce quai couvert
d'une foule pittoresque, et la ville si jolie se découpant blanche sur le
ciel bleu. //
A Séville, il est présenté à la reine Marie-Amélie, qui lui commande
deux tableaux. Rien ne pouvait venir plus à propos. « J'ai deux petits
« tableaux à faire pour la reine Marie-Amélie. J'avais un tel besoin
« d'argent ces temps derniers que je me suis vu dans la nécessité de
« m'adresser à M. de Latour qui m'a fait une avance. Ah! que de fois
« j'ai désiré ne plus me réveiller (2)... Ne te disais-je pas que la reine
« Marie-Amélie m'a commandé deux tableaux; l'un, une copie du
« premier tableau que je fis à Séville pour le prince (Danse des Bohé-
« miens) et le pendant à mon choix. C'est pour emporter en Angleterre
« et cela doit être achevé pour le icr mai, je travaille avec rage (3)...
(1) Cadix, octobre 1853.
(2) Séville, mars 1854.
(3) Avril 1854.
92
« La reine est partie ce matin. Sa Majesté, comme souvenir, m'a fait
« don d'une turquoise entourée de huit jolis petits diamants, le tout
« monté en épingle : je te la garde (i).
Dehodencq ne songe plus qu'à repartir pour l'Afrique, où l'appellent
ses regrets et ses rêves. Deux nouvelles commandes du prince lui sont
Dessin pour l'Aguador.
assurées au retour. « Je pars enfin demain pour Tanger, ayant perdu
« toute une semaine à attendre le bateau à vapeur français, qui tous les
« mois fait le trafic de Cadix à Alger, en passant par Tanger, et qui,
« pour cause de cette maudite question d'Orient et des transports, a
« suspendu ses voyages. Déjà j'avais pris le parti de m'embarquer sur
« un bateau à voile, mais le vent contraire ne me l'a pas permis.
([) 15 mai 1814.
9)
« Aujourd'hui seulement il a changé et je me suis décidé... La dernière
« fois que je vis M. de Latour, la veille de mon départ, il me dit que le
« prince me chargeait de faire le tableau de l'arrivée de la reine Marie-
« Amélie à Cadix, et un épisode de la vie de Christophe Colomb. Tu
« sais ou ne sais pas que le couvent de la Rabida, où Christophe
« Colomb fut accueilli, hébergé dans un de ses moments de détresse,
« et d'où quelques années plus tard il partait, triomphant enfin, à la
« découverte de son Amérique, ce couvent, dis-je, très curieux sous
« tous les rapports, tombe en ruines. Le prince y fut dernièrement et
« son intention est sinon de le réparer en entier, du moins de faire en
« sorte que ce qu'il en reste et suffit à l'admiration, à la vénération du
« voyageur, ne disparaisse pas complètement. Son Altesse désire per-
« pétuer le souvenir de cette 'bonne action par quelque tableau, dont
« l'exécution m'est confiée (i). »
Arrivé à Tanger, Dehodencq devient l'hôte du consul de France et
se met au travail avec cette ardeur tranquille, qu'il retrouve si vite à la
première éclaircie. « Parti de Cadix le 28 juin à 5 heures du matin,
« j'arrivai à Tanger le soir, après la plus heureuse des traversées...
« Me voilà installé au consulat ayant toutes les facilités possibles pour
« tirer parti de mon séjour ici. Deux chambres, l'une où je dors, lis et
« rêve; l'autre où j'établis mon atelier. Au saut du lit, je me mets à
« travailler jusqu'à midi, heure à laquelle on déjeune; puis je flâne par
« les rues à la recherche de mes types jusqu'à 4 ou 5 heures. Je me
'( remets au travail jusqu'à 7 heures et nous dînons. La soirée se passe,
« elle vole au bruit de la musique et des conversations. Parfois je des-
« sine ou je lis. Pense donc, un vaste salon, des divans mauresques,
" des fleurs, un piano, d'énormes tables couvertes de livres, et parla
« croisée ouverte, la plus admirable vue qui se puisse imaginer : au
« premier plan des maisons blanches, ruisselant de soleil, et, se décou-
« pant sur la mer, une ravissante mosquée, çà et là des bouquets de
« figuiers, dans le fond, se perdant à droite, la côte d'Afrique et, pour
(1) Cadix, 26 juin 1854.
94
« couronner le tout, les montagnes bleues de l'Espagne et le roc de
« Gibraltar... 11 faut que je fasse de sérieuses études de ce peuple que
« j'ai à peine vu dans un premier et trop rapide voyage. J'ai donc com-
« mencé par mettre en train une grande esquisse d'une de ces scènes
« que l'on voit ici à chaque pas. J'y fais entrer à peu près tous les élé-
La Baie de Cadix.
(Etude pour l'arrivée de la reine Marie-Amélie à Cadix.)
M. Gabriel Sêailles.
« ments qui me serviraient à composer une grande scène. Ce seront,
« je l'espère, de bonnes et profondes études, du moins n'y épargne-
« rai-je rien. J'ai commencé aussi le portrait de mon ami le consul :
« c'est bien le moins que je lui laisse ce petit souvenir (i). »
(i) Tanger : 15 juillet 1854. Les lettres qui m'ont été remises s'interrompent à cette date.
J'ai retrouvé quelques brouillons dans les papiers du peintre ; mais il m'est impossible de
suivre désormais sa vie d'aussi près.
95
Au mois de juin 1855, Dehodencq se décide enfin, après six ans
d'absence, à revenir en France. Mais, de près comme de loin, il tra-
vaille à se faire oublier. Par excès de délicatesse, il n'avait pas profité
du succès de ses Bohémiens. Sa mère ayant fait quelque démarche en
son nom sans le prévenir, il s'emporte violemment : «Je n'aime pas
les masques à deux visages, je n'aime pas les gens fins et qui se ménagent
une porte de sortie. Ceux qui ne me connaissent pas peuvent croire
que je t'envoie mendier des commandes, quand tout m'ordonne la
dignité et la patience : voilà qui me met hors de moi. Que je souffre
de toutes ces misères et que mon moi me pèse et me fatigue parfois ! »
C'était volontairement s'enfermer dans une impasse. Le prince n'avait
aucun engagement envers lui : tôt ou tard, ils devaient se séparer. Les
morts vont vite; il faut une singulière imprudence ou un grand cou-
rage pour se rayer soi-même du nombre des vivants. On ne ressuscite
pas. La vie bruyante, agitée de Paris, dont il avait perdu l'habitude,
l'étonnait, l'irritait. Il refusait de faire comme tout le monde. Au lieu
de se montrer, de se faire connaître, il se cachait. Dans notre société
démocratique, où la patience est une condition de succès, où il faut
prendre son rang dans la file, où chacun se résigne à laisser passer les
premiers arrivés pour être plus sûr d'entrer à son tour, mais où tous
s'entendent pour chasser les intrus, il osait la vie nomade, ignorée.
Plus le public grossit, plus il devient la foule, moins il est capable d'in-
dépendance et de jugement. Le talent ne nuit pas peut-être, il ne suffit
plus. La réputation est à celui qui a l'art d'être partout, qui chaque jour
fait répéter son nom, le fait crier par les rues, dans les gazettes, jusqu'à
ce que les plus distraits, à force de l'entendre, le trouvent dans leur
souvenir. 11 n'allait pas même voir ceux qui l'avaient soutenu sans le
connaître, ceux dont il eût dû s'assurer la bienveillance et l'amitié.
Tout aux siens, se sentant dépaysé dans ce milieu d'ambitions rivales,
il ne songeait qu'à disparaître encore, qu'à s'enfuir vers ces pays où
l'on ignore les journaux, les visites, l'Institut et la critique d'art. Il ne
se disait pas qu'il reculait en vain, qu'il faudrait bien revenir. un jour,
lutter sur ce champ de bataille, rentrer dans la civilisation, et que plus
96
Portrait de Mm" Alfred Dehodencq
M. Gabriel Séailles.
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i
il tarderait, plus il aurait chance d'être vaincu. Au mois de décembre,
il repartait troublé, sans avoir rien fait pour lui-même que rendre iné-
vitable l'avortement de sa vie. « Quelle tristesse ! quel isolement ! on
« ne renonce pas impunément aux affections, aux joies pour lesquelles
« on est né! Où ma destinée m'emporte-t-elle encore? Cette soif du
« pittoresque ne s'éteindra-t-elle donc pas en moi ? Voilà pourtant
« assez de larmes qu'elle me coûte... Allons, derniers regrets, dernières
« larmes, mais non dernières souffrances ! Allons jusqu'au bout puisque
« me voilà parti et changeons, s'il se peut, toute cette tendresse inas-
« souvie, ce besoin d'affection en une rage de travail qui ne me quitte
« plus, je pars demain 31. Ce n'est pas la France que je regrette, j'y ai
« été froissé, j'ai reconnu l'impossibilité d'y vivre sans faire des bas-
« sesses, mais c'est vous, vous que je voudrais emmener avec moi,
« vous pour qui je suis capable de beaucoup souffrir (1). »
Dessin pour la Marche de Paysans Andalous.
(1) Marseille, décembre 1855.
97
16
VII
SCÈNES DE LA VIE MAROCAINE :
DEHODENCQ ORIENTALISTE
Ce qui entraînait de nouveau Dehodencq loin des siens, presque
malgré lui, par un irrésistible attrait, ce n'était plus seulement la nos-
talgie du soleil, un mirage d'Orient, « l'orgueilleuse » Séville, la belle
Cadix « à l'ancre dans l'Océan // et les blanches maisons de Tanger,
aux terrasses verdoyantes, sortant des flots bleus. Une inquiétude, qu'il
n'avouait pas, le poussait. Une image dont il avait espéré peut-être
voir les contours peu à peu s'effacer, prendre la forme vague d'un
99
lointain souvenir, l'attirait à sa flamme. Avec son fatalisme oriental,
volontiers il s'absentait de sa vie, laissait le présent au sentiment qui le
dominait et l'avenir
à Dieu. Il allait sans
bien savoir où con-
duisait la route,
j comptant sur son
courage, avec je ne
sais quel optimisme
entêté.
Un jour, dans les
dernières années de
sa vie, les plus tristes,
je l'accompagnais à
son atelier. Nous tra-
versions le Luxem-
bourg. C'était un
matin d'hiver ; sur le
ciel gris et bas les ar-
bres dessinaient leurs
squelettes maigres et
décharnés. Les pas
sonnaient sur la terre
dure, et de temps en
temps de petites fla-
ques d'eau gelées
craquaient sous les
pieds avec un bruit
de verre brisé. Quel-
ques rares passants
marchaient vite dans les allées désertes. On était comme séparé des
choses par un brouillard de tristesse. Tout semblait frileusement se
rétracter, se ramasser en soi, vivre d'une vie égoïste et solitaire qui
Profil de Mmc Dehodencq.
IOO
mêlait à la sensation du froid humide un sentiment d'abandon. Nous
marchions côte à côte sans plus rien dire. Dehodencq, la tête baissée,
s'abandonnait à une de ses rêveries qui faisaient passer devant ses yeux
les scènes de sa vie décevante. 11 s'arrêta tout à coup, se redressa d'un
de ces mouvements brusques, qui lui étaient familiers et, les bras levés
puis retombant dans un geste découragé, d'une voix sourde : « Quelle
mélancolie profonde ! » Et, quelques pas plus loin, immobile, comme
se parlant à lui-même : « A trente ans une effroyable passion », et il
rentra dans son silence.
C'est aux fêtes données à Cadix, en l'honneur de la reine Marie-
Amélie, qu'il avait connu M"" Calderon. Elle portait un des plus beaux
noms de l'Espagne, celui du plus grand de ses poètes. A Cadix, dans
l'adorable ville « qui s'élève rayonnante du sein des flots, d'un bleu
sombre, » et dans son décor charmant promène sur l'Alameda la
démarche indolente des plus belles filles de l'Espagne, elle arrêtait les
regards. La nature, sans se contredire, peut ainsi, à travers les généra-
tions, passer du génie à la beauté. Elle résumait toute la grâce anda-
louse : des pieds et des mains d'enfant, les fines attaches qui sont
comme la noblesse des corps glorieux ; dans l'attitude, toute la non-
chalance espagnole ; le beau teint mat que fait la vie à l'ombre dans ce
pays ardent ; un profil pur, le front petit, le nez fin, l'arc de la bouche
onduleux, et dans les grands yeux noirs, avec un rayon de soleil, la
rêverie paresseuse et vague, comme le bercement et l'infini de la mer
souvent contemplée. Pour Dehodencq, c'était encore l'Espagne et déjà
l'Orient, tout son rêve d'artiste réalisé dans une forme vivante. Certes
le drame d'amour dut être poignant dans cette âme violente et tour-
mentée. On pourra dissiper bien des mystères ; tant que la stérilité
n'aura pas desséché la plante humaine jusqu'en ses racines, celui-là
demeurera tout entier, poétique, formidable et divin. Comme un regard,
un sourire, une forme entre dans l'imagination et reste dans le cœur.
Rien n'est changé, toutes choses sont à leur place, le chevalet, l'étude
commencée, le livre ouvert et l'on ne se reconnaît plus. Pourquoi la
vie n'est-elle plus ce qu'elle était hier ? Pourquoi ce qui n'était rien
loi
est-il devenu tout? Pourquoi ce qui suffisait à remplir l'âme y laisse-t-il
soudain un si grand vide ? Le présent ne tient plus au passé. Sentiments,
affections, soucis, devoirs, tout recule, s'éloigne, pâlit et s'efface. Une
pensée nouvelle, inattendue, occupe l'âme, s'y installe, en chasse tout
ce qui la contrarie ou la gêne. L'homme étonné regarde cette étrangère,
veut se révolter, et bientôt, convaincu de sa faiblesse, lui laisse
ajoutera l'insolence première la force irrésistible et la familiarité de
l'habitude.
M"* Calderon s'effrayait de cet amour d'un étranger pour elle. Elle
ne se sentait pas faite pour la lutte et pour l'effort. La vie agitée des
pays où l'on a froid lui faisait peur. Elle ne voulait pas quitter sa chère
Espagne, le patio où l'on a pour toit le ciel bleu ; les causeries où les
voix chantantes se mêlent au bruissement de l'eau qui jaillit et des
éventails qui agitent l'air parfumé ; l'équilibre harmonieux des poses
nonchalantes, tout ce qui met dans la vie paresseuse et tranquille la
douceur d'une demi-sieste que traversent des rêves légers. Quelles
tempêtes devaient soulever dans l'âme de Dehodencq, facilement
inquiète et soupçonneuse, ces hésitations et ces effrois !... Deux ans
de travail, de luttes, d'angoisses, de disparitions et de retours, de
déchirements intérieurs. L'amour comprend tous les sentiments
humains, il subit mille métamorphoses, mais sous toutes ses formes, il
se ressemble à lui-même, il reste excessif, extrême ; il prend toutes les
forces de l'homme, il les concentre dans le sentiment qui pour un ins-
tant l'exprime. Pour un son de voix, pour un sourire, il a des joies
ridicules, des joies d'enfants, qui rajeunissent l'homme et renouvellent
la nature ; il a des terreurs et des désespoirs qui font la vie désolée ; il
a toutes les délicatesses, d'ardentes volontés d'héroïsme, de sacrifice
jusqu'à la mort, et soudain des brutalités, des emportements, des soup-
çons, des colères, toutes les basses insultes de la jalousie. Et puis, il y
a les intervalles de lucidité, où la folie semble disparue, où l'on s'étonne,
où l'on respire, jusqu'à ce qu'une circonstance ridicule ou la simple
accalmie, par le retour des forces, livre de nouveau l'âme aux mirages
qui tour à tour l'enchantent, l'exaspèrent, la jettent d'illusions en illu-
102
Mais l'amour est contagieux
sions jusqu'à l'épuisement. Ainsi se joue, dans les cœurs en tumulte,
la tragédie de Racine, aux alternatives douloureuses.
le vertige se gagne, comme la
peur, comme tous les sentiments
qui suggèrent de vives images.
C'est d'abord un étonnement, un
vague effroi, que la femme éprouve
devant l'enthousiasme qui la divi-
nise. Le sentiment de sa fragilité la
met en défiance. Elle ne se recon-
naît pas dans l'image qu'on lui
présente d'elle-même. Mais on
s'habitue vite à la divinité. L'amour
a l'étrange éloquence des livres de
piété mystique ; des hymnes ar-
dents, des tristesses, des humilia-
tions, des prières, une musique
caressante de litanies qui se pro-
longe et endort la volonté. L'admi-
ration qu'inspirait l'artiste, l'avenir
que tout le monde s'accordait à lui
prédire, achevèrent de décider
Mllc Calderon. Le mariage fut cé-
lébré à lafindel'année 1857. Certes
l'imprudence est grande d'associer
une femme, les enfants qui vont naître à la noble aventure d'une vie
de lutte et de travail désintéressé. Mais s'il est si difficile d'opposer
à l'emportement de la passion le devoir, le respect du bonheur et de
la vie des autres, qui pourrait, quand toutes les espérances sont
permises, renoncer volontairement, par peur de l'avenir, par une sorte
de lâcheté, à l'amour qui lui brûle le cœur? Sans doute il y a l'art, la
gloire, l'œuvre à faire, ce qu'on croyait hier, ce qu'on croira demain
peut-être suffire à tout ; mais ce n'est pas assez de ces fragiles obstacles
Portrait d'Alfred, fils aîné du peintre (18
M. Alfred Dekodeneq.
104
quand la nature soulève dans l'âme la tempête des forces élémentaires.
Et puis, qui n'a pas cru naïvement, de bonne foi, qu'il trouverait tout
dans le sourire d'une femme, la force invincible, le succès, la gloire
et la fortune? Qui n'a pas cru à cette irrésistible magie de l'amour
heureux, qui n'a pas poussé le cri du Cid et défié le monde dans une
heure de jeunesse et d'héroïque folie ?
Alors commença pour Dehodencq la vie qu'il devait mener jusqu'à
son retour en France, vie comme toujours faite de joies brèves et
vives, d'angoisses dont le travail passionné le distrait. Il habitait Cadix,
mais la moitié de son temps se passait à Tanger, où seul, loin des
siens, il travaillait à rendre, dans leur réalité et dans leur poésie, les
drames multiples de la vie marocaine. Quelles joies au retour! mais au
départ quelles tristesses ! Il adorait ses enfants qui, petits, tous eurent
une beauté de chef-d'œuvre. Il les aimait d'une affection plus que
paternelle, avec les sollicitudes et la tendresse jalouse des mères ; il
trouvait pour eux de la patience ; il aimait à les sentir tout petits,
impuissants, à leur donner encore la vie par ces mille soins qui sem-
blent exiger la grâce d'état, l'instinct et la main délicate des femmes.
Une pâleur, un malaise, une heure de retard le jetaient dans des ter-
reurs qui le rendaient redoutable à lui-même et aux autres; son imagi-
nation de peintre lui présentait des scènes désolées de maladie et de
mort avec une intensité qui l'affolait. Et il fallait trouver le courage de
s'éloigner, de ne plus savoir, d'affronter toutes les inquiétudes. Il par-
tait, morne, perdu dans une de ces mélancolies terribles qui lui
faisaient dans l'esprit un vide de mort, comme la solitude d'un cime-
tière plongé dans la nuit. Vingt-quatre heures de ce silence fier et
douloureux qui était sa façon de souffrir! Mais quand soudain, portée
sur les flots parla brise, arrivait à lui cette odeur étrange, qui se dégage
des villes africaines et semble en résumer toute la vie dans un acre
parfum, l'artiste soudain se réveillait, son cœur battait et, comme le
soleil à l'horizon, dans son cerveau les images se levaient rayon-
nantes. Dès le premier jour, il s'était épris de cette terre marocaine,
jusqu'à la fin il en garda les sensations toutes vives. Au moment de
105
!7
revenir en France, il envoie ses adieux à un ami qui l'y appelait une
dernière fois : « Il était écrit que je ne foulerais plus le sol de Tanger.
« Vous souvenez-vous de mes longues et persévérantes études sur le
« Socco, quand je me flanquais devant mes Marocains, pour les
« étudier, ce qui ne laissait pas de les impatienter quelquefois. Tenez,
« j'ai encore dans l'oreille le son de la flûte du charmeur et celui du
« hautbois; j'aspire en rêvant, les narines ouvertes, cette odeur,
« parfum pour moi, de vieux foin, de beurre et de poussière, qui vous
<(. saisit, s'imprègne en vous, au premier pas que vous faites sur la terre
« marocaine (i). »
Si Dehodencq aime les Marocains, c'est qu'il les comprend; une
sympathie fraternelle le mêle à leur vie. L'éducation met entre eux un
intervalle immense, le climat, des montagnes et des mers, les idées
morales et religieuses, toute une civilisation ; la nature les rapproche
par les instincts primitifs, permanents et profonds, qui donnent sa
forme générale au caractère. Dans son élégance fine et dédaigneuse de
Parisien il y avait quelque chose de la dignité du chef arabe. Dans ses
grandes vues sur le passé, sur l'avenir des sociétés modernes, on
retrouvait un écho de l'éloquence violente, colorée des vieux prophètes
qui jonglent avec les siècles et des mahdis qui entraînent les tribus
fanatisées. Dans son abandon au hasard, dans son attente de l'avenir
reparaissait le fatalisme oriental. Ardent et passionné, il mettait son
orgueil à se contenir, à ne rien laisser paraître de la fougue intérieure.
Il avait les longs silences volontaires, les contemplations muettes et,
sous le choc de l'émotion, les explosions soudaines qui se déchargent
en paroles brusques, en gestes violents, en mouvements presque
convulsifs. « Je me rappelerai longtemps, conte un voyageur au
Maroc (2), le vieil Arabe de ce matin, un vieux de haute taille et des-
séché qui, ayant reçu un démenti d'un autre avec lequel jusqu'alors il
avait discuté pacifiquement, pâlit, se rejeta en arrière, puis s'élança au
(1) Lettre à M. de Martine.
(2) Edmondo de Amicis.
106
^H\*T
La Mariée Juive.
:
■
■
. V Yv. \-\AA. ni
t'& ITAKIEEauJte'
LA ■■WiARttlEÊ'JUJte.'
milieu du chemin, se couvrant convulsivement le visage avec les
mains, en jetant un hurlement de rage et de douleur. Jamais je n'ai vu
une figure plus terrible et plus belle. » Dehodencq sous sa froideur
apparente cachait le tumulte intérieur jusqu'à ce qu'il éclatât malgré
lui. Ses lassitudes les plus abîmées étaient tout près de ses plus grands
efforts ; il avait une nature nerveuse de cheval arabe, qui retrouve des
Janissaire. Dessin pour l'exécution de la Juive.
forces qu'on ne soupçonne pas et meurt dans une dernière battue de
galop. Ce monde africain n'était pas moins en accord avec son talent
pittoresque. La lumière, la couleur, le mouvement, la sincérité expres-
sive des corps, la passion visible dans le geste et l'attitude, la vie dans
la rue, la foule qui résume un peuple dans ses types, tout ce qu'il aimait
venait comme au-devant de lui dans les scènes qui se composaient à
chaque pas sous ses yeux.
L'orientalisme n'est pas né d'un caprice de peintre nomade, et
ir>7
cherchant du nouveau à tout prix. Il n'est pas une erreur, une consé-
quence fâcheuse de la conquête de l'Algérie, une fantaisie exotique
qui fait partie de la maladie du siècle. Il a son esthétique, c'est-à-dire
sa raison d'être dans la sensibilité humaine. Certes il n'est pas besoin
d'aller chercher bien loin la poésie :
elle est partout où l'on sait la
mettre. Mais l'art n'est jamais la
réalité, toujours il est le rêve
qu'elle devient en traversant l'âme
de l'artiste, l'émotion humaine, la
poésie. Je ne dédaigne rien, un
coin de table suffit à Chardin.
Mais l'homme, quoiqu'on puisse
dire, se plaît à sortir des limites
étroites de la vie présente ; il aime
ce qui est loin de lui, le passé, les
ruines, la légende, la féerie, le
caprice, toutes les évocations d'un
monde, où la fantaisie se joue li-
brement. Voulez-vous comprendre
l'orientalisme, prenez Watteau, son
chef-d'œuvre : l'embarquement
pour l'île de Cythère. C'est le rêve
charmant de l'amour délicat et sensuel ; le poème des sympathies
soudaines, des abandons sans résistance et sans danger, des ren-
contres qui font les bonheurs d'un jour, inoubliables. C'est un monde
féerique, où tout se dispose de soi-même pour cet enchantement
du caprice amoureux qui le crée : les guirlandes de roses, le bruisse-
ment des feuillages légers, les bosquets qui offrent leurs retraites aux
couples lassés, le reflet mélancolique du paysage, au soleil couchant,
réfléchi dans les eaux dormantes. Dans ce monde du rêve on ne
connaît ni les regrets, ni les remords, ni les luttes des sentiments
contraires, ni les violences de la passion, ni les réalités brutales ; les
Dessin pour la Fête du Mouton.
108
âmes descendent une pente très douce qui, de la causerie spirituelle et
galante, avec des lenteurs de menuet, les mène à l'amour sans déranger
les plis des robes de satin aux cassures lumineuses, ni la grâce coquette
des attitudes élégantes. De la vie il ne reste que l'amour et de l'amour
que le rêve d'un poète soudain épris un soir de bal. L'Orient, c'est
comme la nature faisant pour nous un rêve, la fantaisie devenue la
réalité même. Dans un décor radieux, une vie qui n'est pas la nôtre,
qui nous reporte dans un passé lointain, de la réflexion à l'instinct, qui
nous montre l'homme et ses éternelles passions sous des formes
imprévues, dont le contraste réveille notre curiosité. Quelle trouvaille
pour le peintre, qui a besoin de rester en commerce constant avec la
nature et dont le rêve doit garder l'intensité des sensations toutes
a
vives.
Le Maroc n'était-ce pas vraiment pour un coloriste, épris de mou-
vement, ivre de vie, cette féerie réelle, la fantaisie dans la nature
même? Rien qu'à voir, rien qu'à sentir, qu'à se pénétrer de cette
nature, qu'à la mêler à ses émotions, et qu'à faire son métier de
peintre. Comme décor, la ville toute blanche, à chaque instant, au
détour d'une ruelle étroite la mer, les montagnes mettant leurs ondu-
lations d'un bleu velouté sur le ciel d'azur; dans ce milieu les costumes
éclatants, les cafetans rouges, orangés, bleus, les burnous blancs, les
fez et les turbans, les haïks aux rayures transparentes, l'éclat des
armes ; cinq races, Maures, Arabes, Berbères, Nègres du Soudan, Juifs,
avec des croisements qui font des visages de tous les tons ; l'orgueil
brutal des Maures, la naïveté sauvage des nègres, l'humilité des juifs
traqués, une vie inconnue, agitée, bruyante, et tout cela dans une
lumière éclatante, dans l'atmosphère chaude du soleil africain. Bien
des orientalistes, uniquement préoccupés des costumes, des acces-
soires, du bric à brac, dédaignent l'homme, ajoutent un genre à la
nature morte. Ils font des tableaux, qui donnent l'idée de l'Afrique
comme un bazar chinois de l'avenue de l'Opéra donne l'idée de la
Chine. Dehodencq comprend autrement ses devoirs d'artiste ; il veut
faire pour le Maroc ce qu'il a fait pour l'Espagne, pour les Gitanos,
109
montrer l'homme dans son milieu, dégager le type, ce qui d'une race
ne disparaît que quand elle est anéantie.
Il ne prétend pas copier la nature, il ne s'interdit pas le choix qui
est l'art même. L'art doit être plus vrai que la réalité, parce qu'il doit
être plus éloquent, plus expressif. L'émotion intelligente et exclusive
de l'artiste, sans même qu'il y songe, élimine l'insignifiant, ne retient
que le détail caractéristique. « Ces sortes de sujets-là, ces tableaux de
« mœurs, il faut en faire des types ou n'y pas toucher. Tant de peintres
« courent le monde aujourd'hui, et de retour dans leur pays vous
« gâtent la belle nature, vous assomment de leurs souvenirs maniérés,
« de leurs peintures fades et incomplètes, qu'il est de toute nécessité,
« quand on a eu l'avantage de voir et d'étudier longtemps ce que
« d'autres ont sauté à pieds joints, de ne rien négliger pour laisser
« tout cela derrière soi. » Oui, mais peut être risque-t-on d'étonner les
bourgeois de Paris, de leur paraître excessif. Un orient de pacotille a
plus de chance de succès. Un peu de ciel de Normandie dans le ciel
d'Afrique, des Aimées des Batignolles et de beaux Turcs de ballet
d'opéra ont l'avantage de ne pas dépayser brusquement le Parisien.
Dehodencq s'en soucie bien. « Ah ! si ce n'était pas si banal, comme je
« m'écrierais : Si je pouvais vous montrer ce que j'ai là dans la tête !
« Oui, ma France chérie, tu compterais un peintre de plus, et un
« peintre consciencieux, au faire large et vigoureux, rapportant de ses
« voyages un peu de ce soleil brûlant, de cette poésie qui sort de
« l'objet même, sans prétention, sans interprétation fausse et maniérée,
« de la mâle peinture enfin, et cela ne se voit pas tous les jours. »
N'attendez pas de l'Afrique ce qu'on n'en voit guère que dans les
sérails de Paris : le paradis de Mahomet, les étirements ennuyés des
aimées dans les harems, une exhibition de femelles nues, à l'œil morne
et stupide, dans toutes les attitudes de la bête humaine. 11 faut vrai-
ment bien de la perspicacité pour deviner ainsi des femmes, dont on
n'a vu qu'un œil. Dehodencq dit ce qu'il voit à chaque pas, sur le
Socco, dans les rues, dans les carrefours de Tanger ou de Tétuan.
C'est toute une épopée ; dans une suite de scènes caractéristiques tout
no
un tableau de la civilisation rude et barbare. Par le décor, par la cou-
leur, par le mouvement, par l'évocation d'un monde si différent du
L'Ëcliafaud. Dessin pour l'exécution de la Juive.
nôtre, c'est la fantaisie, la féerie ; par l'intensité de la vie, par le docu-
ment exact, par le coudoiement et la lutte des races, saisies dans leur
type, c'est la réalité et c'est l'histoire. Dehodencq ne nous laisse rien
m
ignorer de la vie marocaine, la religion, l'art, la justice, les mœurs, la
condition des juifs, tout nous est montré dans des scènes, où le dessin,
la couleur, toutes les images prennent une valeur expressive.
La Prière à la Mosquée, le Fou, la Fête du mouton, l'Exécution
de la juive, autant d'épisodes de la vie religieuse au Maroc. C'est la
religion, au sens antique du mot, redoutable, avec son cortège de
superstitions, ses accès de fanatisme meurtrier. Le fou est saint, invio-
lable, sacré ; « son esprit s'est envolé à Dieu », c'est la pensée divine
qui se révèle dans ses paroles incohérentes. Il promène librement par
les rues ses guenilles, que troue çà et là son corps crasseux ; on le
rencontre, stupide ou furieux, dans les carrefours, le plus souvent
dans les cimetières, perché sur quelque tertre, hurlant et détachant sa
nudité de squelette sur le ciel bleu. Les hommes, les femmes, les
enfants se pressent, viennent baiser ses loques et sa vermine. Volon-
tiers il crache à la face de l'infidèle ; il a fallu l'intervention diploma-
tique pour calmer par la bastonnade ces délires souvent artificiels.
Lu Fête du mouton est célèbre à Tanger; elle rappelle les oracles
que lisaient les prêtres antiques dans les entrailles des victimes. On
égorge un mouton sur le tombeau d'un saint, en dehors de la ville.
On le place en travers des épaules d'un homme qui prend sa course.
Il doit le porter ainsi jusqu'à une mosquée située en bas de la ville.
Lancé à travers les rues étroites, il va de toute sa vitesse, poursuivi
par la foule sauvage qui crie, hurle, le fouette, lui jette des pierres.
Si le mouton remue encore, quand il arrive à la mosquée, c'est que la
récolte sera bonne, grande joie, cris d'allégresse! L'homme parfois
meurt en route, un autre prend sa place et si le mouton remue, ce
petit incident est d'assez peu d'importance.
Il n'est pas autrement difficile de faire avaler à un Maure une
bouteille de vin de France ; mais cela n'empêche pas d'être bon
musulman, de faire chaque jour, tourné vers l'Orient, les cinq prières
canoniques, et loin de nuire au fanatisme le rend plus ardent et plus
nécessaire : il faut bien expier ses péchés. Dans un des derniers
voyages qu'il fit à Tanger, vers 1860, Dehodencq trouva la ville agitée,
112
V exécution de la Juive (N° 113)
M. Charles Paix-Séailles.
.esIlicèS-zir;'-! ishnAD .M
*\ il
■-■
frémissante. Comme un homme dans une crise de passion, une ville a
des émotions soudaines qui la partagent, mettent aux prises ses élé-
ments contraires. Une juive, chose inouïe, avait abjuré la religion de
ses pères, pour se soumettre à la loi du Prophète. Elle avait oublié les
persécutions, les hostilités séculaires, les antipathies profondes, tout
ce qui devait circuler dans son sang, se soulever en elle à tous les
battements de son cœur. Elle était jeune, dans tout l'éclat de cette
beauté riche, opulente des juives marocaines, fleurs épanouies, splen-
dides, fleurs matérielles auxquelles ne manque que le parfum délicat
et subtil de l'âme. Elle avait aimé un ennemi de sa race et de son Dieu ;
pour l'épouser elle avait renié son sang, renié son Dieu. En proie à la
folie d'amour, elle avait été droit devant elle jusque dans les bras de
celui qu'elle aimait. Elle ne devait pas recueillir le fruit de son parjure.
Jéhovah, le dieu jaloux, ne lui laissa pas son bonheur; d'un coup
brusque il lui enleva l'homme à qui elle l'avait sacrifié. Alors, dans la
terreur d'un châtiment si prompt, vinrent les regrets, les remords ;
dans la solitude, que faisait en son âme l'amour perdu, rentrèrent
tous les souvenirs d'autrefois. Elle alla frapper repentante à la porte
de la synagogue ; elle y rentra contrite, désespérée, la dernière parmi
les fidèles. Une crise de colère secoua les mahométans. Une croyante
retourner à Israël ! humilier Mahomet et sa Loi devant ces chiens de
Juifs, plus vils que des Nazaréens! Une véritable bataille s'engagea
autour de cette âme à conquérir. On emprisonna la relapse, on mit
tout en œuvre, menaces et séductions, caresses et violences, pour la
ramener à la mosquée. Les juifs anxieux priaient, redoutant une
faiblesse, une défaillance. Jusque sur l'échafaud, en face de la mort,
on la pressait, on essayait la tentation suprême de la vie, des
richesses, des honneurs. Obstinément elle répondit : « Le Dieu
d'Abraham et de Jacob saura bien me venger! •> et elle fut décapitée
au milieu des imprécations des musulmans, des cris d'enthousiasme
et de douleur des juifs.
Dehodencq avait assisté à la tragédie poignante, qui passionnait
Tanger, il en avait suivi tous les épisodes jusqu'à 1 dénouement ; il avait
i'5
18
vu mourir la juive et l'éclair du sabre du bourreau'nègre au beau soleil
qui mettait la ville eu fête. Sans laisser refroidir l'ardeur de rémotion,
encore sous l'obses-
sion des images qu'il
avait affrontées, sur
une vaste toile il dressa
l'échafaud, autour du-
quel se déroulait ce
drame de la vie de la
foule, ce drame de deux
fanatismes en lutte, qui
tentait son audace. Les
juifs s'indignaient:
«Malheur au Franc
impie qui ose toucher
à la sainte ! » et chaque
fois qu'ils passaient
devant l'atelier, ils je-
taient au peintre
quelque malédiction.
Cependant le tableau
était achevé et Deho-
dencq commençait à se
rassurer sur les effets de
la colère de Jéhovah,
quand un soir qu'il
dînait chez le consul de
France, on vint l'avertir
de ne pas rentrer chez
lui. L'atelier s'était
écroulé. Sa plus belle toile marocaine était en pièces au milieu des
décombres. 'Il eut le courage de reprendre ce tableau, mais toujours il
a regretté l'œuvre détruite, faite de verve, sous le coup de l'émotion
Dessin : l'Éxecution de la Juive.
II4
qui l'avait inspirée. Une grande esquisse qu'il reprit plus tard nous rend
la scène.
L'échafaud est dressé sur une place, devant la mosquée, dont le
minaret rose, sortant des murs blancs,
s'élève dans le ciel d'un bleu profond.
La nature radieuse enveloppe cette
scène de meurtre et de colère dans
l'indifférence de sa beauté sereine. Le
bourreau nègre, fortement découplé,
est habillé d'une chemise rouge qui
laisse les bras nus et d'une culotte bleue
qui descend jusqu'aux genoux. Dans
une belle attitude, qui fait pressentir la
détente du mouvement, de la main
gauche il soulève la masse épaisse des
cheveux noirs de la juive, de la droite
il tient le sabre lourd, attendant l'ordre
de frapper. La martyre, à genoux, les
yeux dilatés, la face convulsée, la
bouche tordue par l'effort et l'attente
douloureuse, reste sourde aux injonc-
tions du musulman qui se penche vers
elle et lui offre la vie. Au pied de l'échafaud, à gauche, une bagarre de
nègres et de Maures, contenus et pressés entre un grand cavalier
nègre dressant au-dessus de la foule son fusil long comme une lance
et un janissaire noir, en cafetan rouge, qui, le sabre au clair, les
charge et les repousse. Hommes, enfants, se mêlent, crient, hurlent,
ramassent des pierres, dans un accès de fureur déchaînée. Faisant
face à la victime, les juifs qui sont venus voir mourir la sainte, l'en-
courager par leur présence. Les uns, la tête baissée, les mains jointes,
dans la stupeur et le désespoir, se détournent pour éviter le spectacle
sacrilège ; quelques-uns semblent dans l'attente d'un miracle ; les plus
exaltés regardent la martyre, la soutiennent de leurs cris, de leur
La Juive : Étude pour l'Exécution.
M. Alfred Dehodencq.
US
enthousiasme ; au premier rang, un vieux juif à tête biblique, quelque
rabbin vénéré, lève les mains pour la supplier et la bénir. L'opposition
des deux races est saisissante. Le groupe des musulmans, aux costumes
éclatants, met dans la toile une harmonie violente, comme les cris de
mort qu'ils poussent ; leur fanatisme est brutal, terrible, comme la
colère de la bête qui voit rouge. Les juifs, dans leurs longs vêtements
noirs ou de couleur sombre, apaisent la composition en son centre; ils
sont habitués à se contenir, à ruser ; leur fanatisme est plus réfléchi,
plus humain, patient, timide comme la haine. L'exécution de cette
esquisse est ardente, le dessin remue, la couleur crie. C'est la foule,
non pas des individus côte à côte, mais la bête aux mille bras, aux
mille têtes, le monstre qui se fait de l'écrasement des corps presssés,
indistincts, qu'agite une passion sauvage.
Ces luttes sanglantes de Mahomet et de Jéhovah semblent bien loin
de nous : notre fanatisme a moins de couleur. L'art nous reporte aux
vieux âges, à la musique primitive, aux danses vertigineuses, aux
rhapsodes errants. Il n'est pas le rude labeur solitaire, l'effort incessant
pour absorber la nature et la rendre en apparences pénétrées d'une
âme originale, unique après mille; il est un simple jeu ou une sorte
d'ivresse qui accompagne le loisir comme la parure un jour de fête.
L'orchestre est simple ; trois musiciens, la guitare, le luth et le tam-
bourin ; pas de broderies mélodiques, la répétition continuelle du
même motif, que le rythme apaise ou précipite. C'est l'effet des sensa-
tions monotones qui exaspèrent celui qui leur résiste, bercent,
endorment, plongent dans une sorte d'hypnose celui qui s'y aban-
donne ; une rêverie vague et sans pensée ; un évanouissement du moi,
comme de l'homme qui, couché dans le soleil, regarde la plaine
immense ou la mer étendue jusqu'à l'horizon.
Le premier tableau que Dehodencq envoya d'Afrique est précisé-
ment un Concert juif che\ le caïd marocain. Il figura à l'exposition
universelle de 1855. « De l'Espagne, qu'il peignait si bien, écrit
Théophile Gautier, M. Dehodencq est passé en Afrique. En effet, de
Cadix à Tanger, il n'y a pas loin, et il est difficile à un artiste de se
116
La Danse des Nègres (N° 202)
M. Lhermitte.
[3ff J . IA
refuser cette fantaisie. Nous nous rappelons avec un vif plaisir la
Course de Taureaux et les Gitanos dans le chemin creux, exposés
aux derniers salons par M. Dehodencq. 11 avait admirablement compris
l'Espagne, si ignorée encore, et qui cependant offre au peintre tant de
types inédits, de costumes pittoresques et de sites merveilleux ; comme
elles dansaient, en revenant de la fête, sur cette route poussiéreuse,
bordée de cactus et d'aloès, les fauves gitanas au teint de cigare, aux
yeux de braise, à la hanche provocante, en tannant de leur pouce la
peau brunie du pandero ! Quel feu, quel entrain, quelle verve dans cette
pâleur ardente ! Le Concert juif che^ le caïd marocain annonce chez
M. Dehodencq une étonnante aptitude ethnographique, un sentiment
profond des races : cette qualité, que développent les voyages, aujour-
d'hui si faciles avec un peu de loisir et d'argent, était autrefois parfaite-
ment inconnue. Les artistes se contentaient d'un type de convention, et
donnaient le même caractère aux Grecs, aux Turcs, aux Espagnols, aux
Arabes, aux Allemands, aux Hollandais, celui du modèle à 4 francs la
séance, qu'ils avaient sous les yeux. M. Dehodencq est tout de suite
entré dans l'intimité africaine ; voilà bien la cour aux murailles crépies
à la chaux, espèce de puits éclatant de blancheur que plafonne un carré
d'azur inaltérable, et au fond duquel, dans une ombre d'une transparence
bleuâtre, se tiennent accroupis sur des nattes ou sur des tapis les bien-
heureux hôtes de ces mystérieux logis sans fenêtres au dehors ! Le
concert glapit, grince et miaule, frappant le rythme sur le tarabouck,
agaçant de ses griffes les nerfs des guitares, et là-haut, sur la terrasse
couleur de craie, les femmes, spectres blancs applaudissent en faisant
chevroter dans leur main ce long cri plaintif qui surprend surtout les
étrangers, et équivaut aux manifestations du dilettantisme après une
cavatine dAlboni. Les têtes des musiciens juifs sont d'une vérité sur-
prenante ; leurs attitudes si naturelles ont dû être prises sur le vif, —
ad vivutn — tant ils manient leurs instruments barbares avec des mou-
vements justes. La couleur est claire, chaude, solide et transparente à
la fois, et donne étonnamment l'impression du climat ; nous ne pouvons
qu'engager M. Dehodencq à poursuivre le cours de ses pérégrinations. »
117
Après la musique de chambre qui, par sa monotonie, éteint la pen-
sée et perd le regard dans une vague contemplation d'oriental, voici
la danse. C'est encore l'ivresse, mais l'ivresse du mouvement qui fait
tourbillonner les idées à force de secouer les corps et d'agiter le sang
dans les cerveaux. Comme ils dansent, les bons nègres, sous le grand
ciel bleu, sans souci du soleil ni des grâces ! De la petite place, entre
les maisons, on aperçoit au loin la baie de Tanger. Les chemises
blanches, serrées à la taille par un gros cordon vert, les larges turbans
blancs qui couronnent les têtes, donnent un éclat bizarre à tout ce
qu'on voit de ces corps d'un noir luisant d'ébène. Leur rire béat de
bête inconsciente sabre leurs faces noires de la blancheur éclatante de
leurs dents. Ils frappent à grands coups le tambourin d'un morceau de
bois recourbé en croissant; ils sautent, bondissent, se tordent et gri-
macent, ils font mille contorsions, ils tournent jusqu'au vertige. On
entend les cris sortir de leurs grosses lèvres tombantes. C'est le délire,
la frénésie du mouvement, la joie étrange d'une ivresse qui fait perdre
la conscience, entraîne toutes les images, la rue, la mosquée, les spec-
tateurs, le ciel et la terre, dans le tourbillonnement de la danse
furieuse. Sur les terrasses, sur le pas des portes, à toutes les ouvertures
étroites des maisons sans fenêtres, des têtes penchées regardent. A
droite un groupe d'enfants arabes, un bouquet d'une harmonie diaprée,
réjouit l'œil et le repose. Derrière les enfants, un vendeur d'oranges
et de pastèques, qui mettent dans ce coin leur note dorée, assis à
l'ombre, fume lentement et contemple, immobile, sans un pli de
visage, sans le frémissement d'un muscle, cette tempête de mouve-
ments déchaînés.
Le conteur, c'est mieux que l'hypnotisme musical, que l'ivresse de
la danse des nègres, c'est déjà la poésie, la sympathie, le besoin de
sortir de soi. Dehodencq, à plusieurs reprises, est revenu à la scène du
conteur et toujours avec succès (i). Son premier conteur fut peint
pour le père du roi de Portugal actuel. Le prince était venu à Tanger
(i) Le premier tableau date de 1858. Le second doit être de 1866 à 1870. Le troisième
a été exposé au Salon de 1879. La composition diffère dans les trois tableaux.
Il8
en 1858, il avait été visiter l'atelier de l'artiste, ne lui avait pas ménagé
les compliments, et lui avait commandé deux tableaux, en le priant de
les apporter lui-même à Lisbonne. Dehodencq, facile à l'espérance,
Dessin pour le Nègre chanteur.
déjà voyait une cour, un roi, des grandes dames, des portraits, des
commandes. Les deux tableaux achevés, le Conteur et la Fête juive à
119
Tétuan, il s'embarque, il arrive à Lisbonne. Il en fut pour ses frais de
voyage. Au lieu de tout ce qu'il attendait, il trouva l'âpre marchandage
d'un petit prince allemand , ménager de ses finances, et qui concilie le
rôle de Mécène avec une sage économie. Ce prince n'était-il pas le
même duc de Saxe-Cobourg, dont parle Th. Gauthier, dans son voyage
de 1840, et « à qui les journaux satiriques de Madrid reprochaient de
débattre trop vivement ses comptes de dépenses dans les auberges ».
Nous avons du Conteur une esquisse charmante qui nous permet
de juger non seulement le tableau, mais encore la manière du peintre
à cette époque. Le soir tombe; le bleu implacable du ciel de Tanger
s'est adouci, allégé; l'œil en pénètre les transparences. Les montagnes,
comme un nuage d'un bleu plus sombre, dessinent sur le ciel plus pâle
leurs ondulations calmes. Un rayon oblique illumine une face du
minaret aux mosaïques roses et vertes, fait resplendir un mur blanc,
et çà et là vient se jouer sur un turban, sur un burnous, sur un cafetan
orangé, rouge, bleu, sur un visage noir ou bronzé. Des arbres sortent
d'une terrasse, mettant la gaîté de leur verdure au-dessus de la foule
bigarrée. Le Conteur s'est arrêté dans un carrefour. La foule s'est ran-
gée autour de lui : des Arabes, des Maures, des nègres, au premier
rang les enfants. Ils se sont groupés sous l'arcade, que ménage l'avan-
cée d'une terrasse soutenue par deux piliers; ils ont envahi la place, ils
sont assis, pressés sur plusieurs rangs. Derrière le conteur, d'autres,
debout, prêtent l'oreille. Une caravane de chameaux, lourdement
chargés, s'avance; au fond, on aperçoit les échoppes, les auvents de
bois qui sont les boutiques de Tanger. Çà et là, adossés au mur,
quelques Arabes, enveloppés dans leur burnous, qui n'ont pas daigné
rompre leur étrange rêve d'immobilité orientale. Le conteur porte une
chemise blanche qui laisse nus ses jambes et ses bras tannés; de ses
épaules tombe un haïk verdâtre strié de rayures brunes. Il est de profil,
sa tête expressive est dressée, ses yeux regardent un objet imaginaire
que sa main levée désigne. Il conte le voyage au désert, le drame de la
soif, une histoire d'amour, les grands combats des ancêtres. Le conteur
est un mime, il peint son récit avec son corps, il a les gestes qui des-
1 20
Le conteur Marocain (N° 90)
M. Gabriel Séailles.
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sinent un paysage, les attitudes de tous les sentiments humains, les
mouvements de toutes les péripéties d'un drame. Comme son auditoire
attentif, respirant à peine, l'écoute ! Le crâne rasé, avec une seule
mèche longue et tressée, les enfants arabes, dans toutes les postures
de l'attention, écarquillent leurs grands beaux yeux noirs. Dehodencq
peint les enfants aA^ec son amour paternel; partout où ils paraissent
dans ses tableaux, c'est un coin de fête. Ce n'est pas un trait de carac-
tère indifférent chez ce violent que cet amour pour les petits, qui lui
met au cœur une tendresse de femme. Les bons nègres, la bouche
ouverte, avec leur air de béatitude enfantine, coupent, de la ligne de
leurs dents blanches, leurs faces noires. Les Arabes ont l'attention plus
calme et plus fière. Un vendeur d'eau, son outre suspendue par une
courroie, s'approche; un janissaire, au long fez rouge, au burnous
blanc, retroussé par le sabre dont il serre la poignée, se détache du
groupe et va vers la caravane; on le voit marcher. Le dessin est serré,
d'une précision qui marque chaque race de son trait caractéristique.
La peinture est baignée dans une atmosphère dorée, qui en harmonise
tous les tons. De la scène se dégage une impression de nature, de
vérité, qui fait entrer dans l'intimité de la vie marocaine.
Le gouvernement est simple comme l'art, primitif comme la reli-
gion. Le sultan, chef spirituel et temporel, chef suprême, représentant
de Dieu, possède en propre tous les biens et la vie même de ses sujets.
C'est son droit strict de cueillir leurs têtes; c'est par un effet de sa
générosité qu'ils vivent. Au moins faut-il qu'ils paient ce bienfait. Le
sultan demande de l'argent aux pachas, les pachas aux caïds, les caïds
aux notables, auxquels on laisse l'alternative de périr sous le bâton.
Mais le pacha est un petit sultan, le caïd un petit pacha : la somme
grossit par les exactions de ceux qui la prélèvent. Il est vrai qu'il y a
des retours de fortune consolants. Quand le pacha s'est enrichi, le
sultan, bon logicien, se dit qu'il a dans la caisse de son fidèle servi-
teur des impôts tout prélevés. Il envoie un détachement de la garde
noire; on jette le pacha au travers d'une mule, on le sangle, on l'ap-
porte comme un paquet à Fez ou à Maroc. Là, le sultan venge ses sujets
121
en offrant à son serviteur une tasse de café mal préparée ou des tortures
variées qui lui arrachent l'aveu de l'endroit où il a enfoui ses trésors.
La loi n'a rien « de la raison sans passion „ d'Aristote. On amène
le délinquant, la cause est examinée sans phrases, la sentence est ren-
due, exécutée sur-le-champ. Pas de code, de jurisprudence, de ma-
gistrats, ni d'avocats. Sous une sorte de portique (lajustice du pacha),
auquel on accède par quelques marches, le pacha est accroupi, dédai-
gneux, dans une attitude de fauve au repos, avec un air d'indifférence
implacable et d'ennui. Debout sur les marches, l'interprète, le bras
tendu vers les plaignants, expose l'affaire. Le coupable, une espèce de
Maure, à mine louche, renversé, traîné à terre par un janissaire robuste
et brutal, pousse des hurlements d'effroi. Toute une famille de juifs,
à genoux, suppliante, demande justice. Au premier rang, une jeune
femme, contre laquelle se presse un enfant; derrière, une vieille,
l'aïeule, sans doute, crie, se lamente; à droite, debout, l'air inquiet,
le vieux regarde l'endroit par où l'on s'en va, d'un regard oblique de
chien qui a l'habitude d'être battu. C'est à genoux qu'on implore la
justice, on l'obtient comme la pitié avec des pleurs et des gémisse-
ments, justice redoutable qui se détend brusquement comme la colère
et frappe avec la brutalité de la vengeance.
Après l'audience, Dehodencq nous montre le châtiment : la Bas-
tonnade, l'homme étendu, le torse nu, la face contre terre, et le bour-
reau frappant à tour de bras. Voyez encore le Supplice des voleurs.
Dans un préau de prison, deux voleurs, deux juifs, les vêtements
rabattus pour découvrir le torse, les mains liées derrière le dos, ont
été hissés sur deux petits ânes. Chacun a ses gardes du corps, quelques
janissaires maures ou nègres, à mine farouche, armés de nerfs de
bœufs. On va promener les voleurs par les rues de la ville, sous une
pluie de coups, pour l'édification des passants et la plus grande joie
des gamins. Les suppliciés ramassent leurs grands corps, courbent
l'échiné, avec cette contraction de l'homme qui se fait petit pour pré-
senter moins de surface aux coups. Le premier âne près de la porte de
sortie refuse d'avancer. Un janissaire le pousse en l'empoignant par
la queue. Dans le second groupe, un nègre, le corps en action, bâtonne
le juif, dont le dos est déjà strié de meurtrissures sanguinolentes,
tandis qu'un janissaire, en cafetan rouge, son burnous bleu sombre
Dessin pour la Justice du Pacha.
rejeté sur l'épaule pour dégager le bras, respire un moment. Dans
l'ombre, à gauche, des soldats sont assis; un grand nègre, debout,
appuyé contre la porte intérieure, regarde et sourit de son sourire de
125
bête au spectacle. Les juifs, à la laideur vile, n'ont l'air ni indigné, ni
surpris, ils attendent l'inévitable. Les exécuteurs ont dans le geste et
l'attitude une brutalité si sauvage, leur visage exprime une telle indif-
férence, tout leur corps un tel entrain de violence, qu'on est épou-
[ vanté . Le dessin est d'un accent vigou-
! reux comme les coups retentissant
sur les torses nus, la couleur éclatante
et sombre. Le grand mur du préau fait
une ombre sur laquelle la scène s'en-
lève fortement, et les cafetans rouges
ont la couleur tragique du sang.
Rien ne donne mieux l'idée de
l'art avec lequel Dehodencq saisit
et fixe les traits caractéristiques d'une
race, que ses révélations sur la vie
juive au Maroc. Etrange condition
que celle de ce peuple persécuté
qui traverse, sans renoncer à lui-
même et sans mourir, les milieux
les plus hostiles ! Quel est donc le
secret de sa force et de sa durée?
Au Maroc, les juifs sont haïs, tra-
qués, exposés à toutes les injures,
soumis à toutes les vexations. Ils vivent dans un quartier, fermé chaque
soir, qu'on appelle le Mellah, la terre maudite. Si un musulman les
frappe, ils s'enfuient : se défendre serait un crime puni de mort. Us
sont condamnés à ne porter que des vêtements de couleur sombre,
symbole de mort et de malédiction. Le cheval leur est interdit;
c'est un animal trop noble, ils le souilleraient. Devant les mosquées,
les sanctuaires, les saints, les marabouts, à chaque instant ils doivent
ôter leurs chaussures, les porter à la main humblement. Ils vivent
pourtant, tolérés comme des animaux utiles ; travailleurs patients,
toujours menacés, toujours pillés; avec un art merveilleux de se
L'interprète et sa teiiime.
124
dissimuler. Dans la Justice du Pacha, dans l'Exécution, dans le Sup-
plice des voleurs, partout où il y a des coups à recevoir, des humi-
liations à subir, nous retrouvons le juif humble, résigné, sur la face,
avec les traits si marqués de la race, la même expression d'inquiétude
et de servilité.
Dessin pour la Bastonnade.
Voyez la Fête juive à Tctuan. En souvenir de quelque service
rendu, les juifs ont, un jour de l'année, le droit de parcourir la ville
en procession solennelle. Ils sortent de leur quartier, dont on aperçoit
la porte en arcade qu'on referme le soir. Ils s'avancent en masse ser-
rée, avec des bannières bleues, rouges, jaunes, qui mettent dans la
gaîté du jour leurs notes joyeuses. Deux musiciens les précèdent, l'un
fait grincer un petit violon vert sous l'archet rouge qui se recourbe en
arc, l'autre, un vieux à barbe blanche, un juif du type le plus pur, le
125
nez crochu, la barbiche en pointe, pince les cordes de la guitare. A
gauche une volée d'enfants arabes insultent les juifs : un grand nègre
en burnous blanc les
chasse à coups de
bâton, qu'il lance à
tour de bras, pour
se soulager de la
colère de protéger
ces chiens d'héré-
tiques. Les enfants
se sauvent à toutes
jambes, en criant,
riant; ils vont atten-
dre plus loin une
occasion meilleure.
A droite, un janis-
saire en cafetan
rouge, armé d'un
bâton, contient les
Arabes et les Mau-
res. Un soldat à
cheval, son long
fusil droit à la
main, regarde. C'est
comme le symbole
de la condition des
juifs au Maroc : ils
traversent la vie au
milieu des huées,
avec la vengeance
obscure des tours bien joués, des ruses savantes. « A Tanger, raconte
un voyageur (i), je passais devant la grande mosquée, et un juif
(i) Narcisse Cotte. — Le Maroc contemporain, 1863.
Dessin pour la Mariée juive.
126
Fête juive à Tétuan (N° 92)
M. A. Reyre.
i rpeille
.9'! \3 H .A .M
s'avançait, le dos courbé, l'œil inquiet, la démarche furtive. La rue
était déserte, aucun musulman ne paraissait. Le pauvre diable rampait
le long de la muraille : il garda sa chaussure. Il avait franchi l'espace
consacré, quand d'une masure en ruines fond sur lui, comme un aigle,
un petit bédouin à l'œil flamboyant. C'était un enfant de six ans à
peine. Avec une incroyable furie il saute à la gorge du juif, se cram-
ponne à sa barbe et le ramène sur ses pas. Puis, lui arrachant ses
babouches, il le pousse en lui frappant la tête et le visage, jusqu'à ce
que le trajet fût denouveau accompli. Le jeune drôle écumait, je lui
saisis le bras, pendant que le juif enfilait une ruelle tortueuse. Il me
regarda en grinçant des dents et me dit : « Que Dieu maudisse ton
père et le ventre de ta mère ».
Mais pour expliquer la vitalité de la race juive, la fidélité glorieuse
à la foi des ancêtres, ce ne serait pas assez de l'humilité, de la platitude,
qui désarme la colère et la haine en faisant de la violence une lâcheté ;
il faut quelque principe de noblesse et de grandeur. Je vois dans les
tableaux de Dehodencq le juif courbé, humilié, bousculé; je le vois se
glisser, passer d'un pas léger, l'œil oblique, inquiet, avec le souci de
ne pas attirer l'attention. Mais ce qui me frappe aussi, c'est le contraste
de dignité, c'est la souplesse de cette échine qui si vite se redresse, et
de ce corps courbé fait un homme. Avec quelle facilité la noblesse de
race reparaît ! Dès que le juif est protégé, dès qu'il est à l'abri, chez lui,
dans sa maison, parmi les siens, je retrouve l'orgueil du peuple qui a
conscience de son élection. Voyez les Noces, les Fêtes juives, l'impor-
tance de l'Interprète. Ce qui me frappe dans ces tableaux ce n'est pas
seulement la richesse, le faste de l'Orient, les robes de drap rouge
brodées d'or, les diadèmes, les tiares, les colliers de perles; c'est une
sorte de noblesse, c'est l'orgueil qui s'exprime, un peu grossièrement
peut-être, par la splendeur des costumes et des parures, mais aussi par
la fierté des attitudes, par une dignité un peu emphatique, qui rappelle
le style biblique et la grande allure des patriarches.
On a reproché à Dehodencq d'avoir osé peindre la vie marocaine
après Delacroix. Théophile Gautier écrit, et j'en ai honte pour lui :
127
« Le Maroc appartient à Delacroix, qui l'a découvert et qui l'a conquis :
c'est son pachalick pittoresque. » Singulière manière de conquérir un
pays que de le traverser sans y revenir jamais ! Est-ce que les Nomades
conquièrent le désert? Et puis voilà qui nous mènerait loin ! A qui la
forêt de Fontainebleau ? à qui la Normandie ? à qui les pèlerins d'Em-
maùs? A Titien, à Véronèse, à Rembrandt? Qui Delacroix a-t-il volé,
lui, le dernier venu, quand il a osé parler après ces maîtres et tant
d'autres ? comme si en art le monde existait ! comme si la nature n'avait
pas autant d'exemplaires qu'il y a d'âmes d'artistes ! Delacroix a pris
du Maroc ce qui convenait à son rêve, la couleur, la lumière, le mou-
vement, l'éclat. Il n'a pas été jusqu'à l'âme des hommes, regardez-les
au visage; il n'a pas eu le temps de discerner les races, d'arrêter dans
son imagination les types en caractères ineffaçables. Lui-même ne
l'ignorait pas : « Tout ce que je pourrai faire ne sera que bien peu de
chose en comparaison de ce qu'il y a à faire ici; quelquefois les bras
me tombent et je suis certain de n'en rapporter qu'une ombre... Je suis
sûr que la quantité assez notable de renseignements que je rapporterai
d'ici ne me servira que médiocrement. Loin du pays, où je les trouve,
ce sera comme des arbres arrachés de leur sol natal; mon esprit
oubliera ces impressions et je dédaignerai de rendre imparfaitement
et froidement le sublime vivant et frappant qui court ici dans les rues
et qui vous assassine de la réalité (i). » Delacroix a vu cette nature
africaine, comme un spectacle, d'un peu loin, d'ensemble les hommes
et les choses, comme on voit un ballet d'opéra, par grandes masses.
Et il a rapporté un rêve d'Orient. Plus encore peut-être qu'un violent
et un passionné, Delacroix orientaliste est un enchanteur, un char-
meur. Il agite le ciel et la terre, il remue violemment les hommes,
mais il enveloppe tout ce mouvement dans des harmonies voluptueuses,
dont on jouit rien qu'avec les yeux, comme d'un merveilleux écrin de
pierreries, sensuellement. C'est la féerie de l'Orient, un éblouissement
de costumes; des ciels surnaturels, des ciels moirés, qui ont des dou-
ceurs chaudes et caressantes ; des turbans, des armes qui étincellent;
(i) P. Bi'rty : Maîtres et petits maîtres, p. 60 et 62.
128
de fantastiques combats de lions et de panthères. C'est un poème
lyrique, dans une langue savante, pleine d'antithèses, de couleurs
contrastées qui s'exaltent sur des fonds d'une suavité délicieuse.
Certes Dehodencq a plus d'un trait commun avec Delacroix :
tous deux ont reconnu
dans la nature orien-
tale une âme en har-
monie avec la leur,
des correspondances
qui l'accordent à leur
talent. Mais Delacroix
sort de la civilisation
brusquement, entre
dans le Maroc comme
dans un rêve qui se
dissipe pour jamais au
réveil. Dehodencq se
prépare à l'Afrique par
un long séjour en
Espagne. 11 ne passe
pas au Maroc, il s'y
fixe ; il y a ses amitiés,
ses habitudes. Le
Maroc, pour lui, c'est
la réalité même, ce
qu'il a vu chaque jour
pendant des mois, des
années. Il a regardé
les hommes au visage ;
il distingue les races
qui se croisent ; il a vu
Cent fois les fêtes, les Eufant juif (Maroc).
concerts, les conteurs, m. a. Sambon.
129
les danses, tous les épisodes sans cesse renouvelés de la vie marocaine.
Aussi le pinceau à la main, il ne se contente pas de nous suggérer une
vision d'Orient, le rêve aux contours indécis d'une vie plus ardente
dans un décor plus étincelant; de la foule qui s'agite sous ses yeux il
dégage les types, qu'il montre agissant dans des scènes caractéris-
tiques. La poésie naît de la sincérité de l'observation; elle est l'émo-
tion de l'artiste en présence d'une nature qu'il aime et qu'il possède.
Du même coup le style se modifie. Le dessin a des accents plus précis,
marque le type d'un trait net, irrécusable. La couleur est moins fée-
rique, plus réelle, plus âpre, plus subordonnée au drame et au senti-
ment.
Nous savons maintenant ce qu'il faut penser du romantisme de
Dehodencq. Est-il le '(dernier des romantiques?;/ comme on le lui
disait durement un jour. Cette épithète avait le don d'irriter le peintre :
« J'écris ce petit mot pour le cas où je n'aurais pas la chance de vous
« trouver. Déjà l'an dernier, j'aurais voulu vous faire part de certaine
« impression pénible, restée dans mon esprit, après la lecture de votre
« bel article sur moi, et cela malgré les choses si flatteuses, qui
« m'avaient ému. J'ai bien regretté alors ce contre-temps, mais plus
« encore aujourd'hui que de lâches et sottes attaques vont se produi-
« sant autour de moi contre lesquelles je ne puis ni ne crois devoir pro-
« tester. Après tant d'années passées loin de la France et de mes amis,
« d'études et d'observations, de loisirs et de passion au milieu de ces
« foules, et d'épreuves aussi, j'espérais qu'il se dégagerait de là tout
« au moins une personnalité d'une certaine puissance et qui ne se pût
« nier. Le romantisme, cher monsieur, pour lequel j'ai la plus grande
« vénération (c'est mon père), n'entre pour rien dans la composition
« de ces toiles. C'est un hymne au soleil, que je ne cesserai de chan-
« ter, c'est l'ivresse du mouvement et de la vie, puisée aux vraies
« sources. Je suis là sur mon propre terrain, observateur aussi exact
« que dans ma Charlotte Corday, mes Mobiles, ou le portrait de mon
« noble ami (Th. de Banville). Peut-être me ferai-je ainsi grand tort
« dans votre esprit, mais je devais à la vérité et à ma gloire aussi —
130
« passez-moi le mot en riant quelque peu — d'être assez osé que de
« me plaindre au reçu des éloges... » (i).
Avant tout il faudrait peut-être s'entendre sur le sens du mot
Dessin pour la Noce de nuit.
romantisme. Autrefois le romantisme c'était la lutte contre l'école de
(i) Je ne sais à qui est adressée cette lettre dont je n'ai que le brouillon inachevé. Elle
a dû être écrite dans les deux ou trois dernières années de la vie de Dehodencq.
I?1
David, le mépris des traditions et des conventions, le retour à la vie,
la jeunesse et l'enthousiasme, un monde de promesses et de nouveautés.
Aujourd'hui le romantisme c'est ce qui a été, ce qui n'est plus, ce dont
on est las depuis longtemps, une tradition! Plus précisément dans la
pensée de ceux qui le condamnent, le romantisme en peinture, c'est le
lyrisme, une poésie personnelle, subjective, substituée à l'étude directe
de la nature ; c'est l'enthousiasme de l'artiste, sa passion, son empor-
tement, trop mêlés aux choses, en altérant les formes et les couleurs ;
c'est le peintre parlant trop de lui, ne cherchant pas son émotion dans
les choses, mais faisant sortir les choses de son émotion. En ce sens
Dehodencq est-il romantique? 11 a raison quand il écrit: le romantisme
est mon père. Ce qui le conduit en Espagne et d'Espagne l'attire en
Afrique, c'est ce besoin de sensations nouvelles, cette inquiétude de
l'inconnu, cette soif de couleur, de mouvement, qui emporte les
grands romantiques dans le passé, dans le moyen-âge, dans les siècles,
dans les pays, qu'ils ignorent et qu'ils rêvent. Mais au lieu de s'en
tenir à cette vision tout intérieure, il part pour l'Espagne, il s'y fixe ;
au lieu de peindre d'après des images de seconde main des scènes
d'une fantaisie toute lyrique, qui ne sont d'aucun pays, d'aucun temps,
il peint ce qu'il voit, des hommes vivants dans des paysages réels. Son
rêve se confond avec la nature chaude et colorée qu'il aime ; il trouve
partout autour de lui des sensations en accord avec ses sentiments et,
pour exprimer ce qu'il a dans le cœur, il n'a qu'à dire ce qu'il a sous
les yeux. Par cela seul qu'il se met en présence des choses, qu'il les
étudie consciencieusement, qu'il ne cherche d'autre poésie que cette
poésie involontaire, que dégage l'émotion de l'artiste présente à son
œuvre, il n'est plus romantique. Son Combat de Taureaux, ses Bohé-
miens, c'est du naturalisme, dans le meilleur sens de ce mot : l'effort
pour rendre une impression sincère et vive en face de la nature. Il en
est de même des tableaux, dans lesquels il représente les scènes de la
vie marocaine. Mais ici il faut distinguer. D'abord, il est à Tanger, il
peint ce qu'il voit, il n'a qu'à monter au Socco pour regarder vivre ses
modèles. Les deux esquisses des tableaux peints pour le roi de
Portugal nous donnent l'idée de cette première manière. La peinture
est transparente, dans une atmosphère dorée; le dessin très précis :
c'est l'histoire. De retour à Paris, Dehodencq, en pleine possession de
son talent, peint sur des souvenirs récents; la peinture a plus de
liberté peut-être et plus d'ampleur; c'est l'épopée. Voyez le Supplice
des voleurs. Enfin la vie de plus en plus devient cruelle ; le courage du
peintre ne se lasse pas; mais les nerfs le dominent; il s'irrite; il s'exas-
père ; ajoutez qu'il peint sur des souvenirs qui de plus en plus s'éloi-
gnent. Sans qu'il le soupçonne, quand il s'enfuit dans son rêve d'Orient,
c'est son sentiment personnel, c'est son agitation, ses frémissements
intérieurs, qui surtout se marquent dans la turbulence de la couleur et
du geste. Par cela même que sa personnalité l'emporte, que la nature
n'est plus là pour le contenir, dans ses dernières peintures marocaines
il se l'approche du romantisme, dont un des premiers il s'était affranchi.
l3)
Marche de paysans Andalous (N'° 78)
Musée de Condom.
.rnobnoO sb sssuM
JO
■
VIII
RENTREE EN FRANCE (1863) - LES GRANDES ŒUVRES
DE LA MATURITÉ
Dehodencq s'attardait à cette
vie de travail et d'émotions, qui
le promenait de Cadix à Tanger.
Toujours il songeait au retour,
ettoujours quelque circonstance
imprévue retardait son départ;
un embarras d'argent, la nais-
sance d'un enfant, la nécessité
d'épargner la mère, qu'effrayait
l'exil dans un monde inconnu,
le renoncement à la famille, à la
patrie, à la douce fête de la vie
espagnole. Au lieu d'être en
France, à son rang, il luttait en
détail contre des difficultés tou-
jours renaissantes, toujours les
mêmes. Il laissait indéfiniment
se prolonger cet intermède, qui
juive Marocaine. brisait l'unité de sa vie. Il croyait
faire assez pour lui-même en
traversant toutes les crises d'une existence agitée, le pinceau à la main,
dans la dévotion à son art. Il allait ainsi devant lui, suivant une route,
-?5
dont, tôt ou tard, il devait se détourner brusquement, parce qu'elle
ne conduisait nulle part.
Sans faire tomber les obstacles, qui s'opposaient à son départ, une
surprise douloureuse vint l'avertir du danger de se laisser oublier. Il
avait achevé à Tanger une grande toile: la Plage. Il comptait sur cette
œuvre puissante pour réveiller le souvenir du peintre de l'Espagne et
des Bohémiens. Il envoya son tableau à Paris, pria M. Cogniet de
l'aller voir, d'en donner son avis. Cogniet fut étonné, mécontent,
dépaysé. Ce fut un coup pour Dehodencq. * Il y a dans la vie des jours
« affreux, où tout s'écroule, où la confiance et l'espoir tout à coup
« s'évanouissent. Dans cette disposition d'esprit, qu'avec un peu d'ex-
",. périence on sait ne pouvoir durer, car à la longue elle tuerait son
« homme, la seule bonne chose est le travail. C'est à cet unique
« remède que je viens d'avoir recours... Des mois d'un travail acharné,
« une lutte continuelle avec la nature, pas un trait, pas un coup de
« pinceau (entendez-vous) qui n'ait été une observation! Un travail
« d'Hercule pour arriver à ce résultat : « les pieds ne sont pas assez
« faits ; tel groupe manque d'air ; il se perd, qu'il revienne ! » Ah c'est
" trop fort ! Puisque l'occasion s'en présente, que je vous dise ce que
« j'ai sur le cœur. Et d'abord je vous remercie de la confiance que
« vous avez en moi, en portant ce jugement ; je sais qu'Alfred ne
« sacrifie jamais la vérité à de vaines fantaisies, plus ou moins poé-
" tiques. Ce qui revient à dire : je m'en rapporte à lui. Et vous avez
« raison. Et je soutiens moi, que cette mer est vraie. Ce serait
« curieux qu'assez bien doué du côté de l'observation, j'aie passé des
« années en vain en regard de la mer : je vis dans des ports de mer ;
« mes fenêtres donnent sur la mer ; il est impossible de monter sur une
« terrasse ici sans voir la mer. Cette plage que j'ai peinte est le but de
« mes promenades ; de là, je vois l'Espagne ; il n'est pas au monde de
« spectacle plus intéressant, plus attachant pour moi. Or, dans une de
« mes promenades je m'attachai particulièrement à un groupe d'enfants
« jouant, courant surla plage à la marée montante. Chaque fois qu'une
« grosse lame dorée des derniers rayons de soleil s'avançait grondante,
136
« ils fuyaient, et c'étaient des cris, des gestes charmants. Ce jour-là
« j'en fus frappé jusqu'au ravissement. Il faisait une mer de Levante,
« vent d'Est très fréquent dans ces parages. Je rentrai subitement et
« j'en fis un pastel. Depuis, m'arrachant à mon travail, j'ai couru cent
« fois à la plage, et cent fois j'ai vu se répéter le même effet. Toujours
« courant, je revenais à mon atelier profiter des dernières minutes du
Dessin pour la Plage.
(Tanger A
« jour, et là, dans d'amères méditations, je comparais tristement la
« copie à l'original. Ah ! que je n'aie pas su rendre toute la poésie
« d'une pareille heure ; que j'aie été inhabile à peindre un effet tout
" nouveau en peinture, je suis de cet avis, c'est folie de vouloir lutter
« avec la nature. Le manque d'air et la confusion de ce groupe de
« droite, je l'explique ainsi : c'est l'heure à peu près où tous les chats
« sont gris ; ne pas oublier que la scène entière est baignée d'une
l31
« vapeur, d'un je ne sais quoi, qui ne laisse pas à l'esprit préoccupé de
« l'ensemble le loisir de penser aux détails. Quant aux pieds qui ne
« sont pas assez faits, je ne sais en vérité que répondre. Le jugement
« de M. Cogniet, si défavorable pour moi, est poussé jusqu'à l'injus-
« tice. Ma mère, hasardant une observation lui dit : «Mais, je trouvais
« les têtes si bien. » — « Oui, vraiment, vous avez raison, elles sont
« fort bien. » Joignez à cela qu'il est convenu de prime abord que le
" groupe des enfants est bien composé, que le ciel est fort beau. Eh que
« diable, n'en voilà-t-il pas assez ? Où sont-ils donc les tableaux com-
« plets. Quest-ce qui lui déplaît donc tant là-dedans? Après avoir beau-
« coup cherché, je crois le deviner. C'est un je ne sais quoi, une
« impression de la nature qui, n'ayant jamais été sienne, lui est antipa-
« thique. Mais dois-je donc chercher à réaliser son idéal ou le mien?
« Sommes-nous par hasard le même individu? Voilà mon cher ami, ce
« que j'avais sur le cœur, gardez cela pour vous, je ne voudrais pour
« rien au monde causer la moindre peine à mon excellent maître (i). »
Présentée au jury du Salon, la Plage fut refusée. Il n'y avait même
plus à s'indigner. M. Puvis de Chavannes, qui, lui aussi, connaît la
saveur amère de la bêtise humaine, parle encore de cette toile avec
admiration. Après plus de vingt ans il en a gardé l'image présente.
C'est le plus bel éloge qu'il en puisse faire : l'esprit d'un poète choisit
les images qu'il accueille en lui. C'est un effet de soir au bord de la
mer à Tanger. La grande ligne des vagues qui se déroulent coupe la
toile dans presque toute sa longueur, puis sans se briser, se recourbe
en suivant le mouvement de la baie ; à droite, une falaise basse ; au
delà une ondulation légère de montagnes bleues sur le ciel qui enve-
loppe toute la scène de ses transparences d'opale irisée. C'est l'heure
où le soleil tombe, s'éteint dans l'Océan ; sa lumière presque horizon-
tale s'apaise, s'adoucit en traversant les vapeurs du soir, et ses derniers
rayons, caressant la crête des vagues soulevées, y allument une flamme
rose, dont la longue traînée se joue dans leurs ondulations. Un nègre,
(i) Lettre à M. Dubois. Tanger.
138
Juive et Négresse (N° 170)
M. Henrv Marcel, ancien directeur des Beaux-Arts.
:
■
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1
Juive et Négresse.
un enfant sur les épaules, regarde. Trois enfants arabes se tenant par
la main, tournent le dos au flot qui les poursuit et courent sur le spec-
tateur avec des cris et des rires. Puis c'est une famille arabe, puis des
cavaliers, leur long fusil au poing, qui poussent leurs chevaux contre la
mer : le rayon rose met un éclair sur le turban d'un nègre, fait éclater
un fez, un burnous. Tout à fait dans la pénombre une famille juive
s'éloigne : un jeune homme plein de noblesse, une jeune femme aux
grands veux noirs sur un petit âne, en avant un vieillard à tête de
patriache. Certes l'effet est hardi de ces grandes lignes de flamme rose
qui coupent et exaltent le vert profond des vagues ; mais on ne sent là
rien d'inventé, ni d'artificiel ; c'est la nature arrêtée dans un de ses
aspects étranges et charmants par un audacieux.
En 1862, Dehodencq est bien résolu à partir, mais le voyage est
long, coûteux. L'argent manque. « Pardon, cher ami, c'est moi, ne
vous dérangez pas. Moi surnommé Pas de chance, qui vais frappant
de droite et de gauche, combattant en désespéré le monstre à cent
têtes, à cent bras. A moitié vaincu, haletant, succombant sous le
poids... de mes dettes. Je rassemble mes forces pour tenter un dernier
effort. Douze toiles, monsieur, douze à vendre et pas un acheteur...
De Gibraltar à Paris, de Paris à Cadix ! C'est un père de famille, mon-
sieur, dont la petite fille tant rêvée, tant désirée est en route mainte-
nant pour cette vallée de pleurs et de misères. Ce qui veut dire, mon
cher ami, que si le mois de juin me trouve encore ici, c'en est fait de
nos projets, me voilà de nouveau cloué sur mon rocher, au bord de la
mer, et le vautour attaché à sa proie. Pour combien de temps encore ?
le grand Être seul le sait (1). >/ Le moment passe, il ne peut partir. « Je
suis dans une terrible position, et devant cette lutte sans fin, aux prises
avec l'infernale chance qui me poursuit, je sens mes forces s'épuiser et
j'envisage avec effroi, non l'avenir, mais le lendemain même. C'est un
mot que je voudrais trouver pour vous peindre la chose, qui ne fut pas
la misère, mais non plus la gêne, quelque chose de plus poignant que
(1) Brouillon de lettre.
140
l'un et de moins atroce que l'autre... Maintenant tant de temps passé
sans résultat, de nouvelles dettes accumulées, la saison bien avancée
déjà, et ma pauvre femme trop avancée aussi, elle, dans sa grossesse,
pour entreprendre ce long voyage, tout cela est le sujet de tristes préoc-
cupations pour moi (i). » Un an s'écoule encore, enfin après de nou-
velles épreuves, de nouveaux efforts, il rentre en France et revient à
Paris en 1863.
Dans je ne sais quel conte un bûcheron s'endort de fatigue ; quand
il se réveille cent ans se sont écoulés. 11 ramasse ses outils et reprend
tranquille le chemin du village. En le voyant dans son accoutrement
bizarre, les paysans éclatent de rire ; lui, regarde avec effroi ces voisins
qu'il n'a jamais vus. 11 cherche sa maison, elle n'est plus à sa place, et,
quand il demande des nouvelles des siens, on l'envoie au plus ancien
du village, qui se souvient d'avoir connu dans son enfance, les gens
dont il parle, déjà très vieux. Alors stupide, sans famille, isolé de tous,
il s'assied sur le bord de la route et pleure sans comprendre. Vingt ans
à Paris c'est plus que cent ans au village. Dehodencq avait des surprises
qui le vieillissaient. Il se perdait dans un Paris nouveau ; des rues
entières avaient disparu ; de larges voies tout à coup déconcertaient
ses souvenirs. Il se mit à la recherche de ses amis : quelques-uns étaient
morts, d'autres s'étaient mariés. On ne l'attendait plus : d'où venait-il?
Qu'était-il devenu ? Et ces mêmes questions qui appelaient les mêmes
réponses lui faisaient sentir plus amèrement l'oubli, la vanité de ses
efforts lointains. Des souvenirs, auxquels il n'était pas mêlé, des méta-
morphoses lentes, qu'il n'avait pas suivies, lui révélaient dans les amis
d'autrefois des hommes, assagis par la vie, dont il ne connaissait que
le nom. Au milieu de l'accueil le plus cordial, une allusion incomprise
l'isolait : il n'était plus dans les habitudes des gens. Chez lui, sa femme
triste, dépaysée, l'attendait. Dans son appartement parisien, tiroir aux
compartiments étroits, au couvercle bas, elle étouffait. Elle revoyait
le patio d'où l'œil s'élance jusqu'au ciel, le mirador où le rêve de la
(1) Brouillon de lettre.
141
sieste s'achève dans une longue contemplation de la mer aux flots
bleus. Un jour, il la trouvait regardant avec inquiétude la neige toute
blanche qui tourbillonnait, couvrant le sol et les toits. Elle ne compre-
nait pas le ciel gris et sale, l'agitation des gens parles rues, cette vie
fiévreuse, et dans sa main nonchalante l'éventail andalou restait
muet, comme un poème désormais fermé. Dehodencq, dans cette
solitude, eut un moment d'effroi, l'impression qu'il avait eue à son
arrivée à Madrid, plus poignante : quelque chose de plus profond
encore semblait le séparer des hommes, puisque cette fois il entendait
leur langage.
Mais il n'était pas l'homme des longs découragements. Le premier
moment de stupeur passé, il regarda les choses en face. Le peintre
des taureaux et des Bohémiens était mort, bien mort. Les longues
années, passées là-bas en Espagne, au Maroc, à peindre passion-
nément, ne comptaient pas. A l'âge où d'autres recueillent le fruit de
leurs labeurs passés, tout était à refaire. 11 se sentait tant de volonté,
tant d'ardeur, qu'il ne doutait pas du succès. L'épreuve avait quelque
chose d'héroïque qui le tentait. Pour cette lutte il trouvait des forces
toujours renouvelées dans la passion de son art : la peinture faisait
partie de sa vie physique, il ne pouvait cesser de peindre qu'en cessant
de vivre ; elle était sa consolation aussi et son refuge, toute sa vie
morale. En même temps qu'il évoquait les images, qui l'emportaient
au pays de la lumière et dans la chaleur de l'atelier lui donnaient
l'illusion du soleil d'Afrique, il apaisait sa douleur, en l'exprimant
dans des scènes impersonnelles qui la purifiaient de son amertume.
Ceux qui demandent trop à la vie ne tardent pas à découvrir com-
bien elle reste au-dessous de leur attente. Le bonheur est simple,
mesuré ; s'il est quelque part, il est en nous : le chercher au loin, dans
les spectacles rares, dans la gloire, qu'on ne se donne pas, dans ce qui
remue, dans ce qui brille, c'est s'épuiser à la poursuite des mirages
décevants que le caprice des désirs déplace et transforme. De là, aux
heures de lassitude, la mélancolie, cette tristesse fi ère de l'âme, qui
en veut à la réalité de son insuffisance. Dehodencq avait connu de
142
bonne heure les dégoûts qui laissent dans une sorte d'insensibilité
douloureuse; les effrois du poète qui, soudain, éprouve l'indifférence
La Fêle juive à Tétuan. — Grand dessin à la plume.
des hommes et des choses, et se voit perdu en un point de l'espace,
dans la solitude vaste de son âme, dont le monde s'est retiré. A 23 ans,
il peignait le Doute (1845), une allégorie, une abstraction. Il ne savait
i43
pas encore la souffrance, il en dissertait. Deux ans après, comme dans
le pressentiment de ses destinées, il exposait un Camoens : dans
l'ombre, un poète abandonné, amaigri, que désole et tue sa pensée ;
au second plan, dans une baie lumineuse, un serviteur robuste, un
animal dévoué et fort, qui ne connaît de la vie que les souffrances
positives dont on ne meurt pas.
Les épreuves du retour, sa triste expérience de la vie, ses espé-
rances mêmes le ramenaient à ce drame du génie, qui le plus souvent
achète de la gloire avec de la douleur. Il vivait dans l'angoisse de
l'œuvre à faire, de l'œuvre irrésistible qui, de nouveau, eût imposé
son nom. Cette œuvre, elle sortait un jour des émotions mêmes qui
l'obsédaient. Ses doutes, son attente, tous ses sentiments lui appa-
raissaient en vivantes images dans une scène de la vie d'un grand
homme, dont l'étrange destinée avait été de réussir au moment où
son œuvre semblait à jamais avortée. Depuis longtemps Christophe
Colomb était mêlé à ses souvenirs. Il avait peint jadis quelques
épisodes de sa vie pour le prince. Il le voyait maintenant, arrivant un
soir, épuisé de fatigue, l'âme vide d'espérance, le corps brisé, à la
porte de ce couvent de la Rabida, où l'intelligence d'un moine allait
lui donner ce qu'il n'avait pu obtenir des rois, ni des républiques.
Dehodencq, lui aussi, arrivait de loin, bien las, attendant le regard
intelligent qui sauve. Il se mit au travail avec ardeur, répandant sa
douleur dans son œuvre comme en une âme d'ami, s'apaisant à cette
étrange confidence qui parlait d'un autre que de lui-même. 11 n'était
plus aussi seul ; la souffrance du noble compagnon qu'il s'était donné
lui insinuait peu à peu dans le cœur, avec un noble orgueil, une
pitié désintéressée qui tempérait l'amertume et l'âpreté des angoisses
personnelles.
Le soir tombe, un rayon du soleil couchant éclaire le mur au-dessus
de la porte du monastère déjà dans l'ombre. C'est l'heure où les
mendiants viennent demander un asile, un secours. Ils se pressent,
s'agenouillent. En arrière, Christophe Colomb debout, domine leur
foule : ce qu'on voit de lui d'abord c'est le front qui se détache dans
144
La justice du Pacha (N° 150)
Musée de Bagnères-de-Rigorre.
.ano'aifl-aJb-a i - i r;M
la lumière, comme éclairé parle rayonnement du génie intérieur. Ses
yeux fixes sondent des profondeurs vides. Son enfant, des deux bras,
s'appuie contre lui, comme pour ne pas tomber, dans une attitude
d'épuisement et de supplication. Ils ont marché longtemps, il ne leur
reste plus rien que ce qu'on peut attendre de la pitié des hommes.
Sur le pas de la porte se tient le prieur; sa tête pâle, sévère, sort de
l'ombre; surpris, il ne regarde, il ne voit que Colomb. D'instinct les
mendiants espagnols font le vide autour de cet étranger, qui n'est pas
des leurs ; une femme assise, les deux mains croisées au-dessous des
genoux, le dévisage insolemment ; un vieux vagabond, demi-nu,
s'éloigne en tournant la tête pour jeter un regard malveillant sur
l'intrus. Colomb baisse la tête et se détourne pour ne pas rencontrer
tous ces yeux fixés sur lui. L'exécution « puissante et nerveuse »
(Ed. About) rappelle celle des vieux maîtres espagnols. C'est de la
peinture expressive, les têtes et les corps parlent. Pas de violences
mais aussi pas de fausse sentimentalité, pas de trompe-l'oeil ; le style
simple, sans ornements inutiles, a la gravité du sentiment.
Ce tableau a pour nous un intérêt psychologique : Dehodencq y a
mis les émotions de sa propre vie. Sans qu'il l'ait su peut-être, son
Colomb lui ressemble comme un frère, et c'est son fils aîné qu'il a
peint suppliant, brisé de fatigue, dans un groupe qui fait songer aux
vieux Œdipes conduits par les Antigones. Serait-il reconnu? Trou-
verait-il dans le public ce prieur qui discerne le génie dans la foule des
mendiants? Question douloureuse à cette heure décisive. On sus-
pendit son tableau n'importe où, à des hauteurs où ne portent pas les
yeux des hommes. On le vit pourtant. Quelque juré fut-il pris de
remords? j'en doute ; quelque honnête homme indépendant obtint-il
une réparation? peut-être. Bref, à la fin du salon on descendit le
tableau. « On a mis en lumière et en honneur à la fin du salon, dit un
journal du temps, une très belle toile de M. Dehodencq, qui avait
d'abord été mal placée : Christophe Colomb arrivant au couvent de
la Rabida. Il est regrettable que l'on n'ait point vu tout d'abord cette
œuvre, une des plus dignes d'être remarquées.» Pour le peintre, c'était
M5
un désastre. On va au salon huit, quinze jours, pour en causer à tort
et à travers :
c'est de bon
ton; au bout
de trois semai-
nes le sujet
est épuisé. De-
hodencq n'eut
pas le gros
succès dont il
avait besoin,
le succès bête
qui fait un
peintre pres-
que aussi cé-
lèbre qu'un
assassin. Le
public n'eût
pas mieux de-
mandé peut-
être que de
reconnaître la
valeur de cette
toile, les qua-
lités de com-
position, la
puissance so-
bre du style,
l'intensité de
l'expression ;
mais il eût
fallu lui souffler les épithètes, les phrases à faire. Dehodencq n'allait
pas voir les journalistes.
Fête juive au Maroc.
I46
Les années suivantes il revenait à l'Espagne, au Maroc. En 1865,
avec la Bonne Aventure , pour la troisième fois il obtenait une
médaille : « Plus heureux devant le jury que l'an passé, M. Dehodencq
vient d'obtenir une médaille. J'entends que l'aéropage de 1865 a réparé
l'oubli de son devancier. C'est fort bien fait. D'autant que, du même
coup, le vieux compte et le nouveau sont réglés, puisque les tableaux
exposés aujourd'hui eussent assurément suffi pour rapporter la médaille
à l'artiste (1). » Mais Dehodencq ignorait l'art de réussir; tous ses
moments de loisir étaient consacrés aux siens; il lui manquait les
camaraderies, les amitiés, que sa sauvagerie n'allait pas chercher, que
son travail solitaire écartait (2).
On lui conseillait d'adoucir sa manière, de se faire aimable, de finir
davantage, bref de se mettre au goût du jour. Quoi de plus facile pour
un peintre comme lui! 11 n'y pouvait consentir : « Vous voulez que je
« m'astreigne à un genre qui n'est et ne peut être mien, et cela dans
« le but de plaire à certaines gens, que vous appelez les arbitres du
(1) Opinion nationale : O. Merson.
(2) Au nombre des nobles amitiés, qui toujours restèrent fidèles à Dehodencq, je dois
rappeler, avec Théodore de Banville et Armand du Mesnil, Eugène Fromentin. Artistes, ils
étaient singulièrement éloignés l'un de l'autre. Peintre d'un Orient volontairement atténué)
dans une harmonie délicate de sensations moyennes, Fromentin appréciait la puissance et
l'audace de Dehodencq. Le 13 Juin 1866, il écrivait une lettre pressante au directeur des
Beaux-Arts en faveur « de son malheureux ami * : « J'ai prié M. Courmont de vous trans-
mettre mes supplications les plus instantes et de vous proposer comme une œuvre d'urgente
nécessité l'achat du tableau exposé sous le numéro 524 (la Justice du Pacha). M. Courmont
connaît les motifs de discrétion qui ont empêché M. Dehodencq de vous adresser sa
demande : discrétion que je comprends, que j'approuve à peine, mais que dans aucun cas
je ne saurais imiter. Depuis lors, j'ai pu m'apercevoir que la situation de mon ami s'est
aggravée, que les besoins pressants dont je parlais sont devenus extrêmes; qu'il y va une
fois encore du salut d'une famille en détresse et d'un père véritablement au désespoir. Il
m'en coûte profondément d'appeler votre pitié sur la position de l'homme et de laisser de
côté le talent de l'artiste qui malgré ses bizarreries est considérable. Prenez ma demande, je
vous en supplie, par le côté qui vous touchera le plus. S'il vous en coûtait d'encourager le
peintre, sauvez le père de famille... Je m'occupe de trouver à Dehodencq des travaux déco-
ratifs qui, je crois, conviendraient à son talent et lui assureraient la vie courante, j'espère y
réussir. Mais en attendant? Voilà pourquoi j'ai recours à vous. Sans vous, nous sommes
perdus. > Fromentin fit mieux. Pour ménager les susceptibilités de Dehodencq, qu'il
connaissait bien, il chargea un marchand de tableaux de lui acheter une toile, Fête juive,
qu'il paya trois mille francs.
147
« goût — fier goût, oui, et qui nous conduira je sais bien où. — Atteint
« de la maladie qui règne partout aujourd'hui, vous voulez du positif,
'i et vous jetez froidement à la face de gens, qui ne peuvent vous
" répondre que par des soupirs tirés du plus profond de leur être, ces
« mots atroces : Mon cher, vous ne voulez pas être des nôtres, eh bien,
« vous crèverez de faim. (Textuel, cela m'a été dit par un riche ama-
« teur.) Ne tenant aucun compte des différences de tempérament, vous
« dites à des malheureux, dont le seul tort est de ne pas vous ressem-
« bler: Mon cher ce n'est pas ça, par le temps qui court, il faut faire
« fortune, et le moyen, tel, tel et tels que vous connaissez bien l'ont
« employé, s'en servent journellement et s'en félicitent tout haut. Un
<' souvenir, mon cher ami, rien qu'un, écoutez : Lorsque Chatterton,
« réduit à la misère, sollicite l'appui du Lord maire, que fait celui-ci ?
« il lui offre, je crois, de l'admettre dans sa domesticité. A la lecture, à
« la représentation de Chatterton, vous tout le premier vous récriez :
" Oh fi ! quelle cruauté ! Eh bien mon cher ami, oublions un moment
" l'époque où cette scène navrante se passe, pour retomber à la nôtre,
« et dites-moi si ce n'est pas absolument la même chose de répondre
" aujourd'hui à un brave artiste, qui se plaint de ne pouvoir vivre au
« milieu de ces mille intérêts qui ne le touchent pas, froissé par tout
« et de tout : « Mon cher, attachez-vous à quelque riche amateur, faites
« pai'tie d'une de ces cliques admises, reconnues. » Notez encore ceci,
« que ce mot de domestique qui nous fait frémir, nous, fils du dix-
« neuvième siècle, au siècle passé était assez bien porté, à ce point que
« pas un des contemporains du pauvre Chatterton ne songea à s'api-
« toyer sur son sort, et que sa seule oraison funèbre fut alors ces
« quelques mots, qu'on entendait de tous côtés, pendant les quelques
« jours que l'on s'occupa de lui : « C'est l'orgueil qui a perdu ce fou (i). />
Dehodencq mettait sa mélancolie dans un nouveau tableau, qu'il
empruntait au livre de Rùth et Noémi, à l'histoire héroïque de ces
juifs, qu'il connaissait si bien. Le soleil a disparu derrière les mon-
(i) Brouillon de lettre.
148
Le Marchand de bijoux (N° 149)
M. Morel d'Arleux.
ma-
:
em-
aire
-
]
i
.xusiiA'b [a-ioM .M
•
!
Dessin pour les Adieux de Boabdil
tagnes, le ciel déjà noir est coupé de lueurs fauves. Noémi s'est assise
contre un talus. Rùth est à ses pieds. Orpha s'éloigne dans l'ombre
d'un pas rapide. Noémi regarde celle qui s'en va d'un œil sans larmes,
la bouche entr'ouverte, avec cette stupeur résignée que donne l'habi-
tude du malheur. Rûth, la tête sur sa main gauche, dans une attitude
de rêverie, regarde devant elle. Quel contraste entre le désespoir
rigide, l'angoisse inerte de Noémi, entre ce visage dès longtemps
modelé par la douleur et ce vague regard de jeune femme, où l'incer-
titude ressemble encore à l'espérance. Ainsi dans l'âme du peintre :
bien des choses se sont enfuies, bien des illusions, bien des rêves
qu'on suit d'un œil morne et qu'on ne revoit plus; mais la jeune
espérance est restée et va côte à côte avec la douleur, sans se plaindre
de la route déjà longue.
Le public ne venant pas à lui, Dehodencq se résigne à faire appel à
la bienveillance d'un ministre, d'un vice-président du conseil, avec
lequel il avait été en relations et dont, au moment de son départ pour
l'Espagne, il avait dû faire le portrait. 11 eût aimé travailler pour un
prince, pour un gouvernement, à la façon des Velasquez, libre des
soucis d'argent, qui l'humiliaient, de cette nécessité de vendre, qui
met dans l'atelier les petites habiletés de la boutique. C'était en 1867 :
année ironique, où les rois venaient faire la fête à Paris et Bismark y
promener son casque; où l'on commentait la mort de Maximilien
pendant une représentation de la Belle Hélène; où de la fièvre du
luxe montait une odeur mauvaise de décomposition sociale : « Tout
« ce que peut tenter l'énergie la plus patiente, tout ce que l'artiste peut
« mettre de cœur à son œuvre, y jeter de verve et d'entrain, je l'ai
« fait. Mes amis sont là pour en témoigner, eux qui m'ont encouragé,
« aidé, soutenu ainsi que ma pauvre mère morte, minée par le
« chagrin et lasse d'attendre, désespérant de voir jamais se réaliser
« son rêve. Grâce à cet appui, j'ai pu travailler, vivre et faire vivre les
« miens ; mais une absence de chance aussi complète, des insuccès
« continuels, tant d'efforts infructueux, mille choses tentées et toutes
" restées sans réussite, ont amené mes amis à faire la seule chose qui
150
« leur restât à faire : me plaindre en silence. Qu'y pourraient-ils? Me
« voilà donc, Monsieur le Ministre, accablé de besoins, succombant
« sous le poids de préoccupations terribles, perdant à chaque nouvel
« effort un peu de cette confiance, de cette énergie qui doit avoir une
« fin. Et cela au milieu de cette fête universelle ! Que de commandes
« ne fera-t-on pas, dont la moindre serait peut-être pour moi le salut.
« Quand je songe à ce que pourrait faire un peintre, qui s'est attaché
« pendant une grande partie de sa vie à observer les races dans leur
« variété, à poursuivre l'étude de types originaux? Que d'éléments
« pour une peinture d'actualité ! L'occasion serait belle ; cette pensée
« fait mon tourment... » Il obtint sans doute une de ces réponses,
qui ne compromettent personne, à moins que la lettre n'ait disparu
dans la corbeille encombrée d'un secrétaire ménager des moments de
son maître.
Dans les Adieux de Boabdil (1869), le peintre, une fois encore,
épanchait sa tristesse grandissante en une œuvre dont elle devenait
l'âme. L'artiste se calme à faire de la beauté avec sa douleur, comme
le philosophe à y contempler les effets de la nécessité universelle.
L'émotion prend quelque chose de fictif, de désintéressé ; elle se
détache de l'individu, se généralise, se mêle d'un sentiment de pitié
pour toute la douleur humaine. Dans le Colomb ce qui domine, c'est,
dans le désespoir même, la dignité fière de l'homme qui sent sa force.
Si Noémi a l'effroi et la stupeur des vieux qui ont vu leurs enfants
mourir, Rùth est assise auprès d'elle et déjà l'arbre est en fleurs, sous
lequel la jeune Moabite ira s'étendre aux pieds de Booz endormi. Dans
les Adieux de Boabdil le regret seul est resté. « Mon Boabdil d'une
mélancolie si profonde ! » disait Dehodencq, quand il en parlait.
Profonde, comme celle qui, de plus en plus, se creusait dans l'âme de
l'artiste et la remplissait d'ombre.
Il existe deux esquisses de l'œuvre, la chose n'est pas indifférente,
c'est une leçon de composition pittoresque. Dans la première. Boabdil
à cheval se retourne et regarde une petite Grenade qu'on aperçoit
dans le fond du tableau à gauche ; près de lui au second plan des
151
femmes arabes, c'est sa mère qui l'insulte et lui crie : « Pleure, pleure,
comme une femme, cette Grenade que tu n'as pas su défendre comme
un homme. » Voilà la première idée, la mauvaise ; c'est de la peinture
anecdotique ; cela se regarde le livret à la main, veut une notice, un
commentaire. Les primitifs avaient le bon goût d'écrire sur des bande-
rolles qui sortaient de la bouche de leurs personnages les paroles
qu'ils prononçaient. Dans l'œuvre définitive, Dehodencq simplifie,
supprime tout ce qui est anecdotique, tout ce que la peinture ne suffit
pas à dire, ne garde que l'éloquence des gestes et des attitudes, l'har-
monie parlante des couleurs et des lignes. La mère n'est plus là ;
Grenade nous ne la voyons plus, nous l'imaginons : elle est belle
comme notre rêve, comme la poésie lumineuse et parfumée de tous
ceux qui l'ont chantée ; grande comme le désespoir de ce jeune roi
qui l'a perdue et qui la pleure. Boabdil s'enfuit par la montagne, qui
désormais s'appellera le Soupir du Maître. 11 monte un noble étalon
andalou à la croupe rebondie, à la crinière ondoyante, à la tête petite
et busquée, au cou renflé, à l'œil étincelant. 11 se retourne sur la selle
écarlate et regarde pour la dernière fois, avec une expression de
suprême désespérance, tout ce qui va disparaître pour jamais au
détour du chemin : Grenade, l'Alhambra, et les jardins où Lindarraza
passait en cueillant des fleurs. " Le vent de la hauteur soulève son
burnous cramoisi sur sa veste de velours vert : ses jambes, soutenues
par les hauts étriers, étreignent de leurs bottines jaunes les flancs du
bel alezan, dont les sabots sonnent sur le sol brûlé (i). » Un seul
serviteur, un nègre, vêtu d'un paillon bleu, inquiet, tire le cheval par
la bride, pour hâter la fuite; tandis que l'ardente bête, retenue par
son maître, qui s'oublie dans sa contemplation douloureuse, s'irrite
et lève la tête dans une attitude de révolte. L'œuvre n'est plus anec-
dotique ; elle dépasse le sujet particulier; elle prend comme une
valeur symbolique, un sens vraiment humain : c'est Boabdil, mais
(i) Elie Roy. Revue du dix-neuvième siècle, 1869. Il ajoute : « Une certaine correction
de lignes relève encore cette page éclatante et superbe. *
152
Les Adieux de Boabdil (N° 162)
Musée de Roubaix.
'.., ' ;ofl ab se
c'est un homme aussi qui se retourne navré et regarde derrière lui le
passé, ce qui n'est plus, ce qui ne peut plus être. Comme son héros, le
peintre la pleurait, cette Grenade qui l'avait ravi en de si beaux rêves
aux jours de sa jeunesse. Plus tôt ou plus tard qui donc ne s'est
retourné vers un bonheur trop vite traversé, retenu parle souvenir,
entraîné par l'irrésistible fatalité qui nous pousse en avant, comme
sous la menace d'un invisible ennemi (i).
L'année suivante, par une de ces réactions familières à l'artiste,
il retrouvait des heures de sérénité charmante. Il s'échappait dans
un rêve de vie harmonieuse, apaisée. Il laissait les violences, les
emportements, les mélancolies; il cherchait sur sa palette une fleur
de poésie orientale, la splendeur tranquille, le je ne sais quoi de
radieux et de caressant, qui s'insinue dans le cœur en le pénétrant de
la gaîté des choses. Sur une vaste toile il peignait une Fête juive à
Tanger: le luxe du soleil, des soieries chatoyantes, des écharpes de
gaze légères, des draps rouges brodés d'or; des bijoux étincelants, des
colliers de perles, des longues pendeloques d'or ; la joie de vivre,
d'être beau ; l'épanouissement de la plante humaine dans la chaude
lumière. Jamais il n'avait été mieux inspiré, et il obtenait cette fois un
vrai succès. « Le morceau capital vraiment hors ligne du salon de
« 1870, écrivait M. Th. de Banville, c'est la Fête juive à Tanger : de
« M. Alfred Dehodencq... M. Dehodencq un des artistes les plus puis-
« samment organisés de notre époque, est resté tout simplement un
« peintre, à la façon des maîtres anciens... On croirait, si les vastes
« dimensions de la toile ne démontraient pas l'impossibilité d'une
« pareille supposition, que la Fête juive à Tanger a été peinte en une
« seule fois, d'un seul coup pour ainsi dire, tant cette peinture, d'une si
« noble et si réconfortante harmonie, enlevée avec la fougue d'un
« esprit toujours monté au même diapason, garde partout l'ardeur et
(1) Après une description de la Sortie du Pacha exposée la même année, M. Georges
Lafenestre (Moniteur universel, 1869) écrivait : « Son Adieu de Boabdil à Grenade nous
montre d'ailleurs que s'il est parfois violent et cru dans ses impétuosités, il ne l'est pas de
parti pris; il sait joindre au goût des chaudes couleurs le sentiment des belles attitudes et
des grands effets dramatiques. »
=3
« la spontanéité du premier élan. Certes il est mille fois impossible
« d'exprimer avec des mots écrits le charme d'un tableau qui plaît sur-
« tout aux yeux par la science de la mélodie ; c'est-à-dire par l'inven-
« tion dans la couleur : aussi dois-je me borner à indiquer le sujet. »
Et après avoir décrit le tableau, il ajoute : « Pour tout ce monde calme
« et d'une vie si intense, la joie est virtuelle et pour ainsi dire circule
" dans l'atmosphère ; c'est l'orient et son éternel rêve saisis par une
« pensée qui se les ait à jamais assimilés et qui les a fixés sur une toile
« où la couleur vibre dans une sereine et délicieuse harmonie. Je dirais
« que c'est un chef-d'œuvre, si le mot était encore de mise dans un
« temps qui n'admet et ne baptise ses grands hommes qu'après avoir
« solidement scellé sur leur front, avec son meilleur ciment, la pierre
« de leur tombeau. »
Au milieu de ses efforts, de ses recherches en tous sens, Dehodencq
ne pouvait manquer d'être tenté par le programme que lui-même tra-
çait en 1867, au vice-président du Conseil. Ces aptitudes ethnogra-
phiques, ce sentiment profond des races, qui lui avaient livré l'Espagne,
les Bohémiens, le Maroc, pourquoi ne pas les appliquer au monde qu'il
avait désormais sous les yeux ! Las des Grecs, des Romains et des
Turcs, les Parisiens s'emblaient s'éprendre d'eux-mêmes, ils voulaient
retrouver dans les tableaux ce qu'ils avaient sous les yeux, les scènes
de la rue, l'ouvrier, le bourgeois, les drames de la 'vie contemporaine
et française. Dégager le type, rester poète en serrant la réalité, montrer
dans son caractère la foule parisienne, la peindre aux grands jours, où
elle se révèle avec sa nervosité, ses enthousiasmes faciles, ses empor-
tements féroces, voilà qui valait d'être tenté. Dehodencq allait par les
rues, s'enfonçant dans la mémoire des têtes caractéristiques qu'il fixait
au retour en des croquis expressifs ; notant avec sa vision rapide des
mouvements, des allures ; saisissant, avec son sens de la physionomie
humaine, le déhanchement qui dans la démarche met comme l'accent
traînant et dégingandé du faubourg. L'agitation qui remue dans la
foule les corps pressés, les têtes ondoyantes, allait à son talent. En 48,
il dessinait la Nuit du 2} février ; son premier tableau de la vie pari-
i54
Fête juive à Tanger (N° 168)
Musée de Poitiers.
■
i
-
:
(8ôi "Vi.) v
_
sienne, c'est l'Arrestation de Charlotte Corday (1868). Rien de l'héroïne
poétique dans une attitude théâtrale, rien « de l'ange de l'assassinat »,
impassible, presque souriante, jolie surtout, qui remue doucement les
âmes sensibles. C'est la Révolution, comme nous l'avons revue, la foule
terrible qui fait pâlir les plus braves. Devant la maison de Marat, dans
Arrestation de Charlotte Corday.
la rue étroite, la foule se presse ; on s'interroge de fenêtre à fenêtre ; les
cris, les vociférations se croisent : Charlotte Corday, pâle, les vêtements
en désordre, est traînée à travers ces gens hurlants jusqu'à la voiture
qui va l'emmener. Les soldats, les meneurs, les orateurs de club, les
commissaires de quartier, les tricoteuses, les naïfs et les gredins, tous
sont là fixés dans leur type : « les têtes disent une époque (Zacharie
i55
Astruc). Tout s'agite, remue, tout est violent, passionné et vrai dans
cette page d'histoire, que Dehodencq a peinte «avec sa verve tumultu-
euse et sa couleur ardente (Théophile Gautier). »
Son second tableau c'est encore un épisode de la vie de la foule
dans les rues de Paris. Dehodencq aimait la France, comme l'aiment
ceux qui longtemps ont été exilés, avec l'inquiétude jalouse de sa
grandeur et de sa dignité. La guerre de 1870 était déclarée. Après les
premières défaites les mobiles partaient. 11 voulut être de la foule pour
les saluer, par respect. Il attendait des hommes résolus, sérieux, une
troupe qui suppléerait à tout par l'ardeur du patriotisme et le sentiment
des graves devoirs. Il trouva la cohue, la débandade, une bacchanale.
Il rentra navré, éperdu, sans espérance, avec la vision très nette des
désastres inévitables. Cette scène, dont les défaites successives ravi-
vaient en lui l'image, l'obsédait. Dans le cauchemar du siège, il peignit
le Départ des mobiles. Au coin du boulevard de Saint-Denis et du
boulevard de Strasbourg, poussé vers la gare de l'Est, roule le flot
humain, entre deux rives de corps tassés, d'où sortent des bras levés,
dont se détachent des têtes de braillards que trouent les bouches
béantes. Tout est là, la défaite, la commune, les effets et les causes. Ce
n'est pas l'enthousiasme, c'est l'ivresse, c'est la blague du patriotisme.
Cela tient du drame et de la parodie, de la révolution et du mardi-
gras. La musique du régiment pourrait jouer le quadrille à! Orphée aux
enfers. Au centre de la toile un étudiant, un petit bourgeois, la tunique
ouverte, le binocle sur le nez, le cigare au bec, au bras la donzelle en
robe bleue, avec laquelle il a pris son dernier bock; un brave ouvrier
s'en va à la guerre comme à la promenade, la petite entre lui et son
« épouse » ; une vieille femme se retourne et pleure dans son tablier,
soutenue par son mari qui regarde effaré ; à gauche un groupe de bour-
geois politiqueurs, dont l'un disserte les bras croisés. Parmi les mobiles
çà et là des ivrognes, l'un qui danse les bras en l'air, secoué d'un rire
canaille ; un autre qui s'effondre et laisse tomber sa tête dans un abru-
tissement suprême ; un voyou, le sac au dos, le képi sur la tête hurlant ;
un vieil officier, l'air désolé, accompagne son fils qui se penche pour
156
Arrestation de Charlotte Corday (N° 158)
Musée du Louvre.
ijoJ ub sèauM
:
■
serrer la main à un ami : il y en a qui sauront mourir. Sur une voiture
de maître à droite deux dames cherchent auxieuses dans la cohue le
seul qu'elles sont venues voir pour un dernier adieu. Et partout, au
milieu des omnibus, des voitures arrêtées, l'ondoiement de la foule, le
grouillement de cette mêlée humaine dont on sent la poussée. Quel
mouvement, quel tumulte, quelle puissance de vie dans cette foule,
quelle variété de types, bons ou mauvais ; et dans cette œuvre, qui
n'est pas une satire, sans rhétorique, sans déclamation, quelle vision
Départ des Mobiles.
de décadence, comme le cœur se serre et comme la volonté se raidit
contre le retour de pareils dévergondages !
Mais c'est par le portrait que toute sa vie, du premier jusqu'au der-
nier jour, Dehodencq est resté un peintre et un grand peintre de la
vie moderne. A vingt-quatre ans, en 1846, il obtenait sa première
médaille avec un portrait, et depuis, au milieu de ses travaux si divers,
en Espagne, au Maroc, à Paris, il n'a cessé de peindre ses amis, ses
enfants, ses hôtes. C'est avec des portraits qu'il paie l'hospitalité de
'57
Madrazo à Madrid, des officiers du Newton, des consuls de France à
Tanger. Peintures à l'huile, pastels d'une finesse et d'une intensité
admirables, crayons qui, d'un trait, arrêtent le contour d'un visage, il
a multiplié à l'infini ces études de la physionomie humaine. Ce qui
me frappe d'abord dans ces portraits, c'est la simplicité vigoureuse de
la conception. Il ne cherche pas les effets inattendus, les tours de force.
Ce qui l'intéresse dans l'homme
c'est l'homme même. Son portrait,
si j'ose dire, est psychologique,
sans cesser d'être pittoresque. Tout
y est subordonné à l'expression
morale, mais le moral, il le dé-
couvre dans l'anatomie du visage,
dans la structure de la tête, dans
les modelés de la face que varient
les habitudes individuelles, dans
le relâchement ou la tension des
muscles qui font la volonté pré-
sente au corps. Toutes ses qua-
lités le servaient merveilleuse-
ment dans cette œuvre. Le portrait
d'un homme se fait comme le por-
trait d'une race. Chaque individu
a son type qui, dégagé des expres-
sions mobiles et fugitives, les contient virtuellement. La vraie ressem-
blance est la ressemblance expressive, celle qui n'est pas arrêtée dans
une forme implacable et sèche, mais laisse au visage la souplesse de
la vie et comme la diversité des mouvements possibles. Son amour
de la vie, contenu par le contact immédiat de la nature, par les
scrupules nécessaires du portraitiste, animait l'œuvre, sans la défor-
mer. La richesse de ses sentiments intérieurs, par la sympathie,
l'initiait à la vie des autres, lui en rendait l'expression plus claire.
Ses premiers portraits (MM. Nicolle, Jal, Du Mesnil, etc.) sont d'une
Le général Fergusson
Gouverneur de Gibraltar.
158
Le Départ des mobiles [esquisse] (N° 183)
M. Gabriel Séailles.
\ a.\
exécution sobre, contenue : on y retrouve un souvenir des maîtres.
Le peintre attentif se surveille. Deux portraits peints en Espagne,
Portrait de Théodore de Banville.
un peu avant ceux de la famille de Montpensier, (celui du peintre
Debras, et celui du Prince Piscicelli), sont deux chefs-d'œuvre par la
précision, la fermeté, l'exécution à la fois ardente et sereine. Un
*59
jour, en revenant de Tanger, il s'arrêta à Gibraltar et y fit un superbe
portrait du gouverneur, un Anglais à fortes pommettes, à mâchoires
puissantes, qui fut exposé sur la place publique. A'son retour en France,
il cherche un portrait tout de verve, qui ne laisse plus soupçonner la
pose, qui semble s'être fait spontanément, sans effort, qui soit la vie
elle-même. Ses Portraits intimes sont pleins de charme et d'expres-
sion : penché sur une table, le petit peintre travaille, un de ses frères
et sa sœur de chaque côté le regardent. C'est simple, sans pose, sans
apprêts, comme l'intimité de la vie de famille ; il semble que le tableau
ait été aussitôt exécuté que conçu. La petite fille n'a pas eu le temps
de perdre son air étonné.
Son chef-d'œuvre en ce genre est peut-être le fameux portrait de
son ami Théodore de Banville. « Il a su rendre à merveille ce grand
front, appelant, comme celui de César, la couronne de laurier vert,
ces yeux d'une poétique tristesse, et cette bouche aux lèvres fines qui
semble railler le haut du visage ; car, chez Banville, le lyrisme est
doublé d'ironie, et s'il a fait les Cariatides et les Dieux exilés, il a fait
aussi les Odes Funambulesques. Cette double expression a été très
bien saisie par le peintre, dont il faut louer la riche couleur et la puis-
sante liberté d'exécution. C'est là un portrait comme les peintres en
font pour les poètes, et où ils se laissent aller à leur verve, ne redoutant
plus les observations que les Philistins ne manquent pas de leur faire
en pareil cas (i). » Th. de Banville me contait l'histoire de ce
portrait. Il a été peint du matin jusqu'au soir, de verve, d'enthou-
siasme, sans un remords, sans un repentir. Le peintre tenait le poète,
ne le lâchait plus, l'emmenait déjeuner ou faire semblant, le ramenait
à l'atelier, sans pitié, comme sa chose. « Pour rien au monde, je ne
voudrais recommencer cette journée-là, j'étais brisé, il était anéanti,
mais le polirait était fait. » Aussi quelle vie ! Et dans cette aisance
quelle pénétration ! Quel plaisir il y aurait à commenter ce visage, ce
port de tête, cette attitude, ce front ample comme la forme du vers,
(i) Th. Gautier. Moniteur universel, 1868.
160
cette bouche merveilleusement petite et fine ; à retrouver l'œuvre
dans l'homme, les antithèses curieuses, le mélange charmant du
comédien et du poète. Plus d'une fois je me suis pris à regretter que
Dehodencq n'ait pas été moins livré à ses passions d'artiste; qu'il ne
soit pas resté un peintre de portrait, rien de plus ; quel maître ! et
quelle fécondité ! Mais il n'était pas économe de lui-même ; il était de
ceux qui se dépensent sans compter; s'il eût été autrement, il eût été
heureux, célèbre, il n'eût pas été lui-même.
161
= 4
IX
LES DERNIERES ANNEES
Après le succès de la Grande Fête
juive à Tanger Dehodencq avait été
décoré. Frappés du portrait de Th. de
Banville, M. Béhic, sénateur, et M. Ber-
themy, ministre plénipotentiaire de
France à Washington, avaient voulu
leur portrait de sa main. Il croyait les
mauvais jours passés ; il était plein de
projets et d'espérances. Mais la fatalité
était sur lui. Au moment où s'ouvrait
le Salon de 1870, tout concourait à
distraire le public de la peinture et des
peintres. En ce mois de mai la curiosité
de la foule et les bavardages des salons
avaient bien d'autres aliments. L'his-
toire se présentait avec des allures de
drame à grand spectacle. L'Empire, sûr
de la réponse, se remettait lui-même
en question. Des discussions passionnées remplissaient les journaux,
agitaient toute la nation. Un jour, on annonçait à grand fracas un
complot mystérieux contre la vie du souverain. Quelques jours après,
le plébiscite était voté. Chaque soir avait sa petite émeute, une tem-
pête effroyable de cris, de vociférations, un balayage brutal de la
165
^NW#
Portrait de Marie, fille du peintre.
M. Gabriel Sèailles.
chaussée par les sergents de 'ville exaspérés. Et cependant, à Rome, le
concile affirmait que la voix du peuple n'est pas la voix de Dieu, que
les plébiscites ne prouvent rien et qu'il n'y a que le pape qui soit
infaillible. Deux mois après la guerre était déclarée. Venait l'année
terrible, les désastres sans nom, le siège de Paris, des leçons sanglantes
comme celles que le Jéhovah de la Bible réserve aux Balthazars. Après
tant d'épreuves, Paris était pris d'une crise de folie furieuse. La foule
affamée, ivre, inconsciente, se déchaînait avec la brutalité de la bête
puissante et la cruauté naïve de l'enfant. Au mois de mai 187 1 on avait
les grands tableaux réels, les Tuileries, l'Hôtel de ville incendiés, des
ciels rouges d'apothéose pour ce mélodrame d'hommes de lettres
ratés, un art au pétrole à réjouir l'âme du dilettante Néron. Tant
d'angoisses, d'espérances, de douleurs, d'idées contraires avaient
traversé les cerveaux que tout ce qui précédait la guerre reculait dans
un passé lointain. On avait oublié bien des gens, bien des choses, une
période nouvelle commençait.
On n'imagine pas ce qu'il faut d'adresse et de persévérance pour
mettre peu à peu son nom dans la foule des mémoires indifférentes.
Dehodencq n'était d'aucune coterie, personne n'était intéressé à son
succès. Il devait se remettre à la lutte, seul, sans appui, et la lutte
s'était déjà singulièrement prolongée. Les forces d'un homme sont
limitées. C'est à cette époque que Th. de Banville traçait de lui ce beau
portrait : « Il semble que les chauds soleils de l'Andalousie, que les
ciels brûlants de l'Afrique aient laissé leurs flammes dans l'œil écla-
tant, fixe et dominateur de ce grand peintre, où l'on voit passer
l'ombre des pensées dont son front déborde. La bouche désabusée et
navrée, par moment retrouve un sourire d'une fraîcheur et d'une
jeunesse adorables. Quand Dehodencq partit pour l'Espagne, sa che-
velure brune, épaisse, presque courte et d'un jet si rebelle donnait à
son visage césarien une sauvagerie charmante ; les souffrances, les
travaux qui ont dénudé son front, n'ont pu ôter à ses traits le grand
caractère que leur conservent encore une pâleur mate, un menton
d'une fière ligne romaine et le regard de feu. On se demande quel
164
nuage obstiné voile ce masque fiévreux, éloquent, mobile et d'une vie
si intense; mais quelle tristesse ne doit pas séjourner dans l'âme d'un
artiste merveilleux, qui, après avoir peint là-bas tant de chefs-d'œuvre
pour les princes d'Orléans, n'a pu retrouver au retour son rang et sa
place, même après les plaidoyers passionnés qu'a, dix fois de suite,
Portraits intimes (1872).
M. Alfred De&ode'ncq.
écrits à sa louange le maître glorieux, le juge impeccable, Théophile
Gautier (i). »
Au moment où il allait avoir besoin de toutes ses forces pour
continuer à plus de cinquante ans cette vie étrange d'un artiste qui
sans cesse recommence sa réputation, un malheur suprême, imprévu,
(1) Théodore de Banville.
165
l'accablait pour jamais. Certes la souffrance est grande pour l'artiste
véritable de se sentir méconnu. C'est lui, c'est ce qu'il y a de meilleur
en lui qu'il met dans son œuvre ; c'est son cœur, d'une sensibilité
exquise, que le public tient et serre dans sa main grossière. Mais pour
se consoler il a les grands exemples ; d'autres ont souffert la même
souffrance qui valaient mieux que lui. Les épreuves, les dégoûts, les
déceptions cruelles du travailleur solitaire, Dehodencq les connaissait
dès longtemps, il les avait prévus, il y était résigné. Mais il lui sem-
blait que ces souffrances acceptées devaient suffire au destin. Il avait
bien le droit de voir ses enfants vivre, de se réjouir les yeux de leur
beauté, de se reposer à leur insouciance. Cette consolation vraiment
lui était due : elle allait lui manquer.
Il était resté à Paris pendant le siège avec ses quatre enfants.
Depuis son retour d'Espagne, il habitait au coin du boulevard Saint-
Michel et de la place de la Sorbonne. La maison était sur la trajectoire
des obus prussiens. Le 2 janvier, vers minuit, on entendait des siffle-
ments que suivaient les bruits sourds de chocs énormes. Le bombar-
dement commençait. Dehodencq ne voulait pas se déranger, donner
cette satisfaction à ces gens, qui là-bas se flattaient d'intimider Paris.
Il céda aux instances de sa femme : par cette nuit froide on descendit,
on s'installa dans les caves. Une demi-heure après un obus trouait le
mur et, sans éclater, prenait dans son lit la place qu'il venait de quit-
ter. L'hiver du siège fut rude aux enfants. Le bois, le charbon, pour
beaucoup l'argent aussi manquait. Par ces froids atroces on se chauf-
fait pauvrement. Il y avait bien de la paille dans le pain ! pas de lait !
des nourritures étranges! Les petits souffraient; combien mouraient!
combien depuis sont morts! La petite fille, la dernière venue, la plus
attendue, la plus aimée peut-être, ne devait jamais s'en remettre.
Elle était charmante, l'orgueil et la joie de son père. 11 aimait ses
enfants avec passion, d'une affection jalouse, presque tyrannique ; il
ne pouvait les perdre de vue ; il les voulait toujours près de lui; il les
dessinait, les peignait sans cesse; il n'en est pas un dont il n'ait fait
plus de dix fois le portrait. Mais il avait pour sa fille une secrète pré-
166
férence. 11 l'avait longtemps désirée : elle était née à Paris, après ses
trois frères. L'éducation des fils a quelque chose de grave, d'austère.
Il y a pour les jeunes hommes une crise d'indépendance et de passion;
un âge redoutable où ils se jettent sur la vie avec avidité, affamés de
sensations qu'ils ignorent. Dehodencq ne pouvait accepter cette pen-
sée qu'un jour ses fils lui échapperaient,
qu'il les verrait peut-être gaspiller leurs
forces et leur vie. Avec sa fille il n'avait
pas ces inquiétudes; il ne prévoyait pas
ces luttes, ces résistances ; il l'aimait
sans arrière-pensée, d'une affection qui
lui faisait du bien. Elle était délicieuse-
ment jolie. Des divers portraits, qu'il a
faits d'elle, l'un, entre tous, un pastel,
est un chef-d'œuvre de vie, de tendresse
délicate. On y sent ce qu'il y a dans l'en-
fant de la fleur, ce parfum léger de pureté,
de joie, de candeur, qui remplit la maison
et qu'on respire dans l'air autour de lui.
Elle avait les grands yeux noirs, les yeux
andalous; mais la bouche fine, un petit
nez mutin, et dans la flamme du regard
une étincelle d'esprit français; une grâce
parisienne avec un charme de plante exotique, qui garde un rayon
des soleils plus ardents.
Plus que les autres, elle ressemblait à son père : elle en avait la
sensibilité et le courage. Comme son frère Edmond (i), qui devait don-
Porlrait de Marie, fille du peintre.
(Pastel.)
M. Alfred Dehodencq.
(i) Edmond était merveilleusement doué; la peinture fut comme son langage naturel. A
cinq ou six ans il exposait une nature morte, et on l'avait surnommé dans les ateliers le
Mozart de la peinture. Elevé à la façon des maîtres de la Renaissance, il s'était approprié
toutes les ressources de son art : il a laissé des aquarelles, des lithographies, des eaux-fortes,
dont quatre sont reproduites dans ce volume; il a sculpté et exposé un très beau buste de
son père. Il avait les dons de Dehodencq, la justesse de l'observation, le sens du mouve-
ment, une vision de coloriste, mais avec une sensibilité originale qui devait en tirer des
Intérieur (N* 192)
M. Alfred Dehodencq fils.
al9 ponsboriaQ bsilIA .M
ner de si belles espérances, elle avait hérité du génie paternel. Avant
quatre ans, sans savoir lire ni écrire, par jeu, elle copiait une lettre en
imitant les signes tracés, en en reproduisant l'arabesque. Elle jouait à
la peinture comme les petites filles jouent à la poupée. Elle restait
immobile, des heures, sans se lasser, à chercher des formes ou des
tons. Quand elle avait été très sage, elle allait à l'atelier avec son père.
C'était la récompense des grands jours, la joie sans pareille. Dans son
esprit d'enfant, l'atelier était un lieu redoutable et sacré : les grands
murs, la baie lumineuse, la palette, l'éclat des tubes de couleur qu'on
presse; et les belles images sur les toiles, lui donnaient une joie mêlée
d'effroi. Elle s'installait à sa place, devant le modèle que lui traçait
son père, et, silencieuse, elle travaillait. Dehodencq se mettait à l'ou-
vrage; oubliant l'enfant, il montait les marches de l'escabeau, donnait
une touche, s'arrêtait, descendait, reculait pour juger l'effet, revenait
courant, avec ces bonds ardents qui mettaient dans son travail sa
verve d'artiste. Tout à coup il se souvenait de l'enfant, venait jeter un
coup d'œil sur son dessin. C'était un grand moment. Lui disait-il de
son ton brusque, emporté : « Ce n'est pas ça, c'est mauvais ! » la pau-
vrette levait sur lui ses grands yeux navrés, et elle éclatait en larmes.
Alors, avec le remords d'avoir causé ce désespoir, il la prenait sur ses
genoux, l'embrassait, la consolait et lui montrait un beau tableau, dont
le sujet devenait une histoire. Us rentraient ensemble à la maison, elle
toute fière, lui moins soucieux. Elle admirait son père, elle l'aimait par
dessus tout, avec l'ambition de lui ressembler. Cette tendresse naïve
lui rafraîchissait le cœur. Devant elle, il n'osait s'emporter pour ne
pas lui faire peur. 11 la voyait grande, belle, appuyée à son bras. 11
effets nouveaux et en un sens contraire. Il était d'une santé fragile qu'il ne sut point ména-
ger. La fougue paternelle se calme, s'apaise, ou mieux se résout chez lui en une tendresse
féminine. Avec une voluptueuse nonchalance, il est épris de toutes les élégances et de toutes
les caresses. Il transpose les harmonies puissantes en harmonies délicates qui le prédestinent
à être un peintre de l'enfant, de la femme, « des fêtes galantes ». Sa belle copie de V Em-
barquement pour Cythère, achève de définir son génie par ses préférences. Sans parler de
ses nombreux dessins, de ses étonnantes copies d'après les maîtres, il a peint quelques
portraits de femmes et d'enfants, quelques tableaux, dont le Guignol, qu'il mena jusqu'au
bout par un suprême effort. Il mourait en 1887, à peine âgé de vingt-trois ans.
169
25
rêvait les intimités charmantes de l'amour paternel, cette affection
unique, toute désintéressée, limpide sans une ombre troublante, et la
joie que répand la jeune fille dans la maison qu'elle rajeunit. Le talent
de sa fille lui mettait au cœur une fierté, une reconnnaissance aussi
pour ce témoignage vivant de son génie.
Des privations du siège elle était restée délicate. Sa sensibilité
affinée lui donnait la séduction des êtres exquis, qui semblent trop
frêles pour ne pas se briser au premier choc. Mais elle avait tant d'en-
train à la vie qu'on ne voulait pas s'inquiéter. Des fièvres sans cause
parfois la pâlissaient. Au commencement de 1873, elle tombait malade:
elle n'avait pas huit ans. Le médecin prit à part Dehodencq, fit appel
à son courage. Pâle, les dents serrées, la gorge étranglée, le pauvre
père attendait. C'était une méningite : il n'y avait rien à espérer qu'un
miracle. Les miracles, ça n'était pas fait pour lui. Il croyait savoir la
souffrance, avoir épuisé l'amertume de la vie ; il trouvait dans l'enfer
de la douleur des cercles horribles qu'il n'avait pas soupçonnés. Il se
sauvait parfois à l'atelier pour souffrir tout seul, à son aise, pour ren-
trer avec un visage serein, pour s'asseoir avec un sourire auprès du lit
de la petite malade. Elle restait douce, elle gardait sa passion de
peindre. On lui avait donné une belle boîte de couleurs, et, dans son
lit, elle oubliait tout à copier les tableaux de son père suspendus aux
murs. Dehodencq la regardait vivre ses derniers jours avec l'atroce
pensée qu'elle s'en allait, qu'à chaque heure elle le quittait un peu
plus, que rien ne pouvait la retenir. Il connut les angoisses suprêmes,
les mots d'enfant involontairement si cruels : « Papa, j'ai mal; est-ce
que tu vas me laisser avoir mal? tu ne me laisseras pas mourir, dis? »
et les petits bras qui se suspendent au cou avec un muet reproche, un
étonnement d'être abandonné, de ne pas trouver le secours attendu.
11 vit les grands beaux yeux qu'il aimait se ternir, prendre cet éclat
vitreux, que semblent troubler des effrois, des cauchemars trop
affreux pour une âme d'enfant, et la vie se débattre en une lente agonie
dans ce pauvre petit corps amaigri, grandi, méconnaissable. Elle mou-
rut, elle partit, laissant sa place vide, elle, si petite, une solitude
170
Etude pour la Fille de Jaïre.
A/, Gabriel Sêaillcs,
immense. Dehodencq venait de toucher d'un héritage quelques milles
francs, il voulut tout lui donner; elle s'en alla, du moins, comme une
petite reine, dans la blancheur et le parfum des fleurs rares.
Il avait ses trois fils, sa femme, son art aussi, qu'il aimait comme
un devoir, il pouvait vivre. Quand il put, sans défaillir, regarder en
face cette pensée douloureuse, il voulut nier la mort. En 1876, il
exposait la Fille de Jaïre. L'enfant, le sien, est étendu sur le lit; elle
est morte encore, mais déjà la vie rentre en elle et ses yeux vont
s'ouvrir. La mère, à genoux, pâle, qui se renverse pâmée dans les bras
de son mari qui la soutient : une belle juive, une sœur aînée peut-être,
debout en arrière qui regarde, les apôtres dans le fond, le silence,
l'attente, l'énorme anxiété qui pèse, tout ce drame humain dans
l'ombre est superbe. Le grand Christ maigre, presque sans corps, dont
les longs cheveux roux retombent sur les épaules, et dont le profil
perdu semble se dérober aux regards, n'a rien de la sûreté majestueuse
d'un Dieu ; il a quelque chose d'hésitant, de maladroit, comme si dans
sa forme incertaine étaient passés les doutes et les anxiétés du père.
La lutte, qui avait été toute sa vie, peu à peu le reprenait. Mais les
forces de l'homme sont limitées. Depuis des années, prodigue de lui-
même, il donnait sans compter, brûlant son sang, consumant sa chair.
Ses nerfs surexcités maintenant le dominaient. Son énergie n'avait
plus le calme de la volonté forte, elle avait les crises, les emportements
de la passion. Autrefois il voyait nettement son tableau, après quel-
ques dessins, en arrêtait l'esquisse et s'y tenait. Il multipliait les
études, cherchait les gestes, les physionomies, mais ses efforts suc-
cessifs étaient comme autant de pas dans la même direction, vers un
même but. Dans les dernières années de sa vie, il semble hésitant,
incertain ; il a des remords, des repentirs ; il multiplie les esquisses
sans se satisfaire ; jusqu'à la dernière minute, il ignore ce que sera son
tableau. Doute-t-il de lui-même? est-il trop préoccupé de l'effet à
produire? ou plutôt n'obéit-il pas aux entraînements de sa sensibilité,
aux caprices de sa verve, à une sorte d'inquiétude nerveuse, qu'il ne
peut plus dominer? Trente ans auparavant, dans une heure de décou-
172
Le Mariage Juif (N° 171)
M™ Esnault-Pelterie
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■
ragement, il surprenait en lui le germe de ce défaut, qui tenait à ses
qualités mêmes, à son ardeur d'improvisation, à la fougue de son
talent. « Au lieu de frap-
per un grand coup sur une
toile, je la harcèle, je la
fatigue, je la tourmente.
Mon besoin de change-
ment, le désir de l'inconnu
font qu'au lieu d'amélio-
rer je change. C'est un tas
de bonnes idées, de mou-
vements vrais, de beaux
tons, jetés pêle-mêle les
uns sur les autres (i). »
Dans la force de l'âge et
du talent, la volonté
continue, l'idée tenace
faisait l'unité des efforts
successifs, corrigeait les
écarts de la verve. A la
fin le tableau n'était ja-
mais fait; il lui arrivait
d'effacer des œuvres char-
mantes, de bouleverser,
de saccager une toile
achevée. La plupart des
peintures lui semblaient
froides, sombres, avec
des procédés et des arti-
fices. Il n'y voyait pas ce
qui rayonnait en lui : le soleil. Ses yeux fatigués avaient-ils perdu la
sensation des nuances? n'étaient-ils satisfaits que par l'éblouissement?
(i) Madrid. Lettre à sa mère. 1850.
Le Muletier Andalou.
'73
Il voulait dans sa peinture l'intensité de la pleine lumière, l'éclat des
tons sous l'ardeur d'un ciel brûlant; l'effet direct, immédiat; la force
sans ruses, sans le secours des contrastes, un flamboiement de couleurs
pures montées à leur plus haut
diapason. La perspective aérienne,
l'atmosphère enveloppante man-
quait. En même temps il peignait
sur des souvenirs de plus en plus
lointains, l'imagination l'empor-
tait, et dans la furie des gestes,
dans l'audace des mouvements,
dans l'ardeur du coloris, ce qui
surtout apparaissait, c'était le tu-
multe intérieur, l'agitation d'une
âme surmenée. Au moment où,
niant le soleil, on acceptait comme
un dogme que la nature est grise,
où la fantaisie était bannie de l'art,
Dehodencq, qui, l'un des premiers,
sans médire bêtement de la poésie,
avait prétendu la faire sortir des
choses elles mêmes, s'exposait à ce
reproche de romantisme qui l'irri-
tait si fort. Et cependant ses
grandes qualités se retrouvent
i dans ses dernières peintures, si
intéressantes, quand on les remet
à leur place dans l'œuvre et la vie
du peintre, dont elles dérivent
logiquement. Le Conteur maro-
cain (1877) a l'éclat d'un bouquet de couleurs ardentes, et les Prisonniers
marocains (1881), le chef-d'œuvre peut être de cette dernière manière,
ont la verve et l'emportement d'un talent déchaîné.
Dessin pour les Prisonniers Marocains.
174
Le Conteur (N° 214)
M. V. Noé.
.soW .V .M
-
Dans la grande lassitude de son corps, dans l'épuisement de ses
muscles, brûlés parle travail et les émotions, les nerfs seuls survivaient
en lui. Sa sensibilité excessive s'affinait encore. Tout lui devenait
occasion de souffrir. Il
entendait ce qu'on ne di-
sait pas. Il devinait le
dédain de celui-ci, la pitié
de celui-là, et l'espèce de
joie des sots devant l'in-
succès d'un homme, dont
la supériorité les agace et
les humilie. Il avait tou-
jours été susceptible : son
caractère s'assombrissait,
il devenait irritable. Lui
qui avait tant cherché,
portraitiste, peintre de
genre, peintre d'histoire,
toujours en mouvement,
toujours en effort, il
voyait l'art devenir rou-
tine, chacun se faire une
petite spécialité, fa-
briquer le même tableau
avec une sûreté automa-
tique et le succès sortir
de l'impuissance, de la
stérilité. 11 lui devenait
impossible d'arrêter sur
ses lèvres les mots cruels,
il avait des jugements
d'une justesse implacable qui allaient droit au vice d'une peinture, au
petit côté de boutique et de marchandage. Ses plaintes amères n'épar-
Dessin : les Prisonniers Marocains.
'75
gnaient pas toujours ses amis : plus d'un espaçait ses visites, ne venait
plus que rarement, non sans trembler. Plus il allait, plus il aimait la
solitude; il n'ouvrait plus à personne la porte de son atelier. 11 crai-
gnait un mouvement, un geste, un mot maladroit, une expression de
physionomie douteuse. Plus il souffrait de cette solitude, plus il s'y
enfermait. Sa fierté lui avait coûté assez cher pour qu'il y tînt. Il l'exa-
gérait. Et cependant il n'était pas fait pour cette vie aride. Il avait une
grande bonté, une indulgence véritable pour les jeunes gens qui l'ap-
prochaient avec respect. Il trouvait pour les accueillir un sourire
jeune, d'un charme exquis. Il voulait leur éviter les imprudences qui
l'avaient perdu, mais il n'avait pas un mot qui pouvait les décourager
de l'élévation morale, de la fierté, de toutes les vertus, qui avaient
bien été aussi pour quelque chose dans l'avortement de sa vie. Son
affection avait le prix des choses les plus rares. Une parole de justice,
une admiration sincère le transportait de reconnaissance : « Non, je
n'oublierai de ma vie l'impression produite par votre article sur ma
Charlotte Corday, le cri de vengeance satisfaite que je laissai éclater
là, seul à seul avec mes toiles. Cela me prenait aux cheveux, à la gorge;
un monde s'ouvrait devant moi et je respirais librement enfin (i). »
C'est au même ami qu'il écrit : « Je me hâtais de terminer l'année
comme je l'ai commencée : vingt toiles et des aquarelles... en sorte
que votre charmante lettre m'a été servie toute chaude. Merci de vos
bons souhaits, cher et sympathique ami, vous nous avez fait bondir
ma femme et moi; quant aux petits chers, ils ignorent ce qu'est une
goutte d'eau pour la soif brûlante, le repos au milieu des fatigues sans
trêve, aussi tout étonnés nous regardaient-ils avec les grands yeux
noirs que vous savez. Les éloges de M. Carolus Duran m'ont été au
cœur, d'autant que c'est pour moi un homme d'un très grand talent.
Je vous le répète, un mot pareil de la part d'un artiste de cette taille
m'a vivement touché. Ah! vos encouragements, cher ami, votre appel
à de nouveaux efforts, qui mieux que moi les comprendra jamais? Dix
(i) Lettre à M. Zacharie Astruc. Juin 1868.
176
ans d'efforts, dites-vous, eh ! vingt, trente, une existence entière ! Que
pourrais-je désirer de plus, moi qu'une flamme inextinguible brûle
sans cesse, moi que vous connaissez, ô mon bien cher, et que vous
verriez s'éteindre de langueur et de mélancolie, si je n'étais empoigné
par les intermittences de cette fièvre qu'on appelle la production. La
gloire! ah! taisez-vous, bien que vous fassiez vibrer tout mon être (je
vous en fais l'aveu bien ingénu). En fait de gloire, l'idée des belles
cimes neigeuses entrevues de loin ne peut me sortir de la tête. De
collines en collines que d'efforts, que de peines pour y arriver. — Et
puis des pierres, des ronces, l'aridité la plus complète, et de nouveaux
hoi'izons plus beaux encore (i)!... »
Chose étrange ! à mesure que la tristesse s'appesantissait plus lourde
sur lui, son esprit semblait s'alléger, de lui-même s'élever aux som-
mets. Quand on arrivait, on le trouvait le plus souvent silencieux,
dans une sorte de prostration mélancolique qu'il secouait par un effort
de volonté. On passait dans la petite salle à manger, qui donnait sur
la rue Champollion, une rue sombre, étroite. On tirait les rideaux
pour épargner les yeux de ce peintre des soleils brûlants. La conversa-
tion, d'abord languissante, peu à peu s'animait. D'un tableau, qu'il
analysait comme s'il l'avait sous les yeux, il passait au peintre, du
peintre à ses contemporains, à son milieu; et alors, à grands traits,
avec des mots caractéristiques, des formules impérieuses, il résumait
toute une période de l'art. L'idée qui tombait dans son esprit ouvrait
des cercles de plus en plus vastes. Il aimait les vues d'ensemble, les
grandes fresques historiques. Il connaissait à fond la littérature de son
temps, il en ramassait l'histoire en quelques noms, en quelques
œuvres, faisant la psychologie du dix-neuvième siècle, énumérant les
sentiments, les suivant dans leurs nuances, dans leurs métamorphoses
et leurs transitions du romantisme au naturalisme, caractérisant un
homme, marquant son influence, faisant à chacun sa part de gloire et
de responsabilité dans la décadence des esprits. Alors il se laissait
(i) Lettre à M. Zacharie Astruc, i" de l'an 1869.
177
= 6
aller à des fantaisies prophétiques; il lançait la brute humaine sur la
civilisation byzantine ; il boule-
versait la société, allumait des
incendies, anéantissait les biblio-
thèques, les musées et leurs chefs-
d'œuvre avec une sorte de joie
vengeresse et une verve de colo-
riste éloquent. C'était un spectacle
attachant et douloureux que celui
de cet homme, enfonçant l'éperon
dans la bête lassée, l'emportant
en des mouvements superbes qui
la laissaient épuisée. On sortait la
tête pleine d'idées en tumulte et
les yeux pleins de larmes (i).
Il retrouvait tant de forces à
certaines heures, son corps amaigri
avait des souplesses si jeunes, des
redressements si fiers, et ses yeux
une flamme si ardente qu'il sem-
blait que la source de vie, qu'il
épanchait si abondante aux heures
de verve, fût en lui intarissable.
Il était cependant à bout de forces :
sa vie n'était plus qu'une fièvre
intermittente, avec des alterna-
tives d'abattement et d'excitation.
Plus il allait, plus se faisaient rares
les heures d'espérance. Une grande
solitude désolée s'élargissait en
lui. L'anémie croissante le laissait parfois sans idées ou dans des visions
(i) Ce brouillon, trouvé dans ses papiers, ne donne qu'une idée lointaine de ses conver-
sations si vivantes. « Regardons sérieusement ces toiles, sujet d'hilarité pour les uns,
Dessin pour le Repos du matin à la Ferme.
178
Portrait 3e M. Gabriel Scailles (N" 2^6)
M. Gabriel Séailles.
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si funèbres, qu'il tremblait de voir lui échapper son intelligence et sa
volonté. Mais à l'atelier il se ranimait. Dès le matin il partait, il rentrait
tard, déjeunait à la hâte, avec sa
sobriété d'oriental, et retournait au
travail jusqu'à la nuit tombante. Le
soir, un de ses fils lui faisait la lecture
et il commentait devant eux les
poètes, les historiens, les roman-
ciers, avec sa verve éloquente et
suggestive, évoquant les civilisa-
tions passées, esquissant au passage
un tableau qu'il regrettait de ne
pouvoir peindre, cherchant à faire
passer en eux quelque chose de la
flamme spirituelle qui le consumait.
Au mois de septembre 1881, il
alla à l'enterrement d'un jeune
homme, pour lequel il avait une
vive affection. C'étaient les seules
fêtes qu'il ne manquait plus. 11 tint
à l'accompagner jusqu'au bout. Les
cérémonies achevées, le ciel mena-
çait. Il ne s'occupa que des siens, les installa en voiture et revint à
pied. La pluie le surprit en route. Il rentra frissonnant. Deux jours
d'enthousiasme puéril pour d'autres. Et qu'il nous soit permis tout d'abord de regretter que
l'artiste, si convaincu qu'il soit, ne se contente pas d'élaborer son œuvre en silence. Est-il
besoin à une conviction bien sincère, à une manière de voir bien arrêtée de tout ce bruit, de
ce vacarme? Et vraiment sont-ils bien venus à crier au progrès, quand le plus clair de leurs
efforts nous ramène tout bonnement à l'enfance de l'art. Donnez à un enfant, bien organisé
s'entend, un crayon, une plume, un pinceau, et vous aurez à l'instant, sans effort, l'idéal de
la manière prétentieusement naïve de ces peintres, dits élèves de la nature. Que leur manque-
t-il ? l'étude. Et voilà où est l'écueil. Arriver avec beaucoup d'étude, un monde d'éléments
presque tous contraires, la connaissance profonde des maîtres, des ressources de l'art. —
Tout cela s'en servir devant la nature ; n'en prendre que ce qu'il en faut, le trait saillant,
éloquent, celui qui doit laisser tout le reste dans l'ombre.
Vous parlez de Rembrandt. Eh! bon Dieu! il a fait très simplement ce grand peintre, en
Croquis de Curés
[79
après, une fluxion de poitrine se déclarait. On craignit pour sa vie.
Il se releva pourtant après deux mois de maladie. Mais il ne pouvait
quitter la chambre, il restait très faible. Dès qu'il put travailler sans
défaillir, il se remit à peindre. C'est alors qu'il fit ses derniers portraits,
des portraits de parents, d'amis, des pastels délicats et vigoureux,
d'une grande beauté, faite d'apaisement et de tendresse. Il ne s'avouait
pas vaincu; il n'était pas épuisé de rêves et d'espérances. Il ne voulait
pas mourir; il voulait lutter encore. 11 projetait de finir, comme il
avait débuté, par de beaux portraits.
Mais ses forces, au lieu de revenir, de plus en plus s'en allaient.
Sa volonté galvanisait son corps. Il se mettait debout, se traînait à sa
fenêtre, s'asseyait devant son chevalet. Enfin le pinceau lui tomba des
mains. « Je ne peux plus, dit-il. » Et il se coucha. C'était la fin. Devant
la mort il se retrouva doux et fort. Il était plein de reconnaissance
pour les soins qu'on lui donnait ; il souffrait en silence, sans une
plainte, la nuit, pour ne pas éveiller sa pauvre femme, endormie sur
un fauteuil auprès de son lit. Comme elle lui disait : « Ton malheur a
été de me trouver sur ton chemin, » il eut un geste grave : « Pourquoi
être ingrat envers le passé, je ne regrette rien. Si c'était à refaire, je
recommencerais. » Avait-il donc trouvé dans sa vie déplorable le
secret du bonheur? Il ne songeait plus qu'aux autres, qu'à ce qu'il
homme de génie, ce que vous établissez en principe. Fort en son métier comme pas un, sûr
de ses moyens... N'allez pas croire qu'il oublie tout cela devant la nature. Non, seulement
c'est chose à lui si naturelle que le tout se présente à l'instant. Et c'est ce qui fait de la tète
d'un grand artiste un admirable spectacle. C'est tout un monde. Que de comparaisons, que
de réminiscences, que de conseils dictés par l'expérience, que de pensées en foule entre ce
coup de pinceau et l'idée de l'artiste ! Non, il ne faisait pas fi de l'imagination. Je n'en veux
pour preuve que cette admirable tète de Christ dans la petite scène du Louvre et l'adorable
expression de l'enfant apportant le plat. — C'est l'idée, le sentiment — tout jusqu'à l'effet
mystérieux, cherché, voulu. Ses portraits! Regardez l'homme au chapeau, la mâle et grande
expression du modèle, le tout rendu (après un travail que lui seul pourrait nous dire) par
quelques touches d'une sûreté, d'une vision admirables. Et ce serait là ce que vous appelez
un réaliste ! Ah! quelle fantaisie, quelle puissance, quelle poésie se dégagent... Suivez-le
dans ses foules, dans ses bonshommes de second plan, quelle étude ! quelle observation de
la nature! quelle provision de choses vues, sues! quel débordement de science, d'acquit!
Demandez-le maintenant aux réalistes de ce temps, ce qu'ils aiment, c'est le modèle là, bien
tranquille, qui pose devant eux!... â>
180
L'Arrestation (N° 226)
M. Laveur.
.'m97i;J .M
pouvait encore leur donner de lui-même. Il appelait Edmond, résumait
pour lui dans ses paroles, qui étaient autant de douleurs, toute son
expérience de peintre, lui recommandait les tableaux à regarder sans
cesse au Louvre : « Rembrandt surtout, Rembrandt, je dirais presque :
rien que Rembrandt. » Les yeux déjà obscurcis, il cherchait des
mains ses fils, pour les avoir encore, jusqu'au dernier moment; il
leur recommandait leur mère et de devenir des hommes. Au moment
de partir, il mettait dans cette scène d'adieu, dans cette scène qu'on
n'oublie pas, tout ce qu'il pouvait mettre de force pour eux contre les
tentations mauvaises. Dans ses derniers murmures d'agonisant, on
surprenait encore ces mots d'honneur, de droit chemin, de devoir.
C'était le secret de sa vie qu'il livrait dans ces paroles suprêmes, le
secret de sa force, de la consolation qui jamais ne lui avait manqué, (i)
(i) Dehodencq est mort le 2 Janvier 1882.
181
DISCOURS
Prononcé sur la tombe d'ALFRED DEHODENCQ
par M. Théodore de Banville
C^
Portrait du Peintre dans la dernière année de sa vie
par Edmond Dehodencq.
M. Gabriel SèailUs.
« Accomplissant un cruel
et suprême devoir, je m'ap-
proche de cette tombe non
seulement avec une respec-
tueuse admiration, mais
aussi avec une tendre affec-
tion désolée ; car celui au-
quel je viens dire adieu n'a
pas seulement été un homme
de génie, il était aussi le plus
ancien de mes amis et le
meilleur, comme je m'ho-
nore d'avoir été le sien. A
ce titre, il m'appartiendrait
sans doute de dire quels tré-
sors de bonté, de dévoue-
ment, de tendresse contenait
son âme fidèle ; mais à ce
moment décisif l'artiste dans
Alfred Dehodencq doit tout
dominer, et d'ailleurs son
génie était sa tendresse
même; il fut toujours fait
d'un immense effort
18^
d'amour. Car l'amour seul ose et sait créer quelque chose. Dehodencq
était de ceux que dévore l'appétit de l'idéal, et qui ne peuvent trouver
nul repos tant qu'ils ne l'ont pas contemplé de leurs yeux avides et
touché de leurs mains frémissantes.
Pour ceux-là, qui ne se contentent pas du métier et du talent, la vie
n'est qu'une longue et pénible lutte, où les succès et les défaites sont
les moindres accidents ; car la seule, la vraie souffrance de l'artiste,
c'est de ne pouvoir exprimer complètement ce qu'il a en lui, c'est, si
grand qu'il soit, de rester toujours inférieur à son désir. C'est seule-
ment lorsque ses yeux se sont fermés à la lumière matérielle qu'il
s'enivre enfin de la complète harmonie, et aussi c'est alors seulement
que ses contemporains lui rendent justice et mesurent l'audace de son
vol effréné.
Cette heure apaisée et radieuse est enfin venue pour Alfred
Dehodencq ; on voit avec éblouissement sa carrière trop courte, à
chaque minute peuplée d'oeuvres et de chefs-d'œuvre. Entré dans l'art
avec cette solide éducation que Cogniet donnait à ses élèves, ses
débuts furent une suite de victoires ; tout de suite il s'affirmait grand
coloriste, dessinateur savant, habile à fixer le mouvement fugitif et
rapide, compositeur superbe, historien ayant le sens intime des épo-
ques et des races. Il savait donner à ses créations la passion, la fougue,
l'intensité tragique.
L'Espagne et l'Orient l'attiraient comme une patrie d'avance entre-
vue et devinée ; on sait quel artiste il y devint, comme il y peignit de
nombreuses toiles impérissables, et comme il en rapporta, dans ses
prunelles, les acteurs, les costumes, le changeant décor de son drame
infini et varié et l'étonnante splendeur de la lumière et du ciel. Quand
il revint en France avec sa chère compagne, avec ses fils nés au pays
du soleil, bien des choses avaient changé ; Dehodencq garda l'enthou-
siasme, l'ardeur, la fièvre de ses débuts ; il resta fidèle à sa religion et
à lui-même. Il a peint jusqu'à la dernière minute, jusqu'à ce que le
pinceau tombât de sa main défaillante, de plus en plus admiré par les
plus clairvoyants penseurs en qui commence la postérité déjà vivante.
184
Ses dernières années, ses derniers jours surtout ont été un long
martyre ; mais il s'éveille de ce mauvais rêve, et il entre à la fois dans
l'éternelle félicité et dans la gloire sereine. O mon ami! ta femme, tes
fils, tes admirateurs, tes amis, tous ceux qui te chérissaient sont en
pleurs ; mais toi, tes prunelles se sont ouvertes, tu vois l'invisible, et
c'est dans la tranquile joie que tu m'entends te dire : Adieu, créateur,
lutteur, grand artiste tant de fois meurtri et blessé, qui triomphe
enfin. O mon cher bien-aimé, mon vaillant ami de toutes les heures,
adieu et à toujours ! ».
Le monument d'Alfred Dehodencq est surmonté d'un beau buste
sculpté par son fils Edmond, et sur la pierre tombale on a gravé ces
vers de Th. de Banville :
Notre Alfred Dehodencq est là, sublime artiste.
Créateur toujours jeune et prêt à l'action
Il peignit l'Orient de pourpre et d'améthyste,
Les combats de l'Histoire et de la Passion.
Jusqu'au dernier moment gardant sa foi première,
Il eut en lui le sens de l'humaine douleur,
Et pour l'extasier dans la pure lumière,
Il sut faire pleurer et chanter la Couleur.
Son fils Edmond, en qui revivait son génie,
A sculpté, plein d'amour, avec un doigt savant,
Cette image oh renaît sa pensée infinie,
Et sa tête inspirée et son regard vivant.
Tous deux voient à présent la vie oh rien ne change.
Ils se sont réveillés dans la clarté des deux,
Avec Emmanuel, Armand, et ce doux ange,
La petite Marie aux yeux mystérieux.
185
27
Ceux qui restent, le fils, la mère endolorie,
Savent qu'ils sont vainqueurs de l'oubli meurtrier,
Et fier e de ces deux artistes, la Patrie
Leur tend silencieuse un rameau de laurier.
Août 1887.
Théodore de Banville.
Tombeau d'Alfred Dehodencq.
CATALOGUE
DES
ŒUVRES
dAlfred DEHODENCQ_
AVANT LE DEPART POUR L'ESPAGNE
1844-1850 w
— L'Orpheline. — Salon de 1844. —
H. o.()o. L. 0.65. — M. Laveur.
Reproduit dans le volume p. 10.
— Portrait de M. Henri. — Salon de
1S44.
Sainte-Cécile en adoration. — Salon
de 1844.
Le Doute. — Salon de 1845.
Portrait de M. Ludger Berton. —
Salon de 1845.
(1) Le long séjour de Deliodencq en Espagne et au Maroc rend particulièrement difficile la tâche
de donner de ses œuvres un catalogue complet et précis. J'ai dû trop souvent m'en tenir à signaler
un tableau, sans pouvoir en indiquer les dimensions ou le propriétaire. Pour établir ce catalogue, j'ai
consulté les archives du Ministère des Beaux-Arts, le catalogue des Salons annuels, le catalogue de la
vente du peintre, et une note manuscrite de la main de Dehodencq, qui malheureusement se borne à
indiquer le sujet des tableaux, sans en préciser les dimensions.
IE9
!3
M
16.
— Saint-Etienne traîné au supplice. —
Salon de 1846. Eglise de Jargeau
(Loiret).
— Portrait d'un jeune architecte. —
Salon de 1846. — 3° médaille.
— Portrait du peintre par lui-même,
vers 1846. — H. 0.75, L. 0.60. —
M. Ed. Houssin, statuaire.
— Portraits des enfants de M. Dutocq.
— 1847. — H. 0.80, L. 0.95. —
M. Poirrier, Sénateur de la Seine.
— La Visitation. — '847. — Eglise
Pont Saint-Maxence (Oise).
— Portrait de M. Jules Adenis. — Sa-
lon de 1847.
— Dessins de la nuit du 23 Février
1848. — M. Carolus Duran. Re-
produit dans le volume p. 13.
— Portrait de M. Nicolle. — Salon
de 1848. — H. 0.65, L. 0.55. —
M"« M. Nicolle.
— Le Christ au Tombeau. — Salon
de 1848. — Chapelle du grand
séminaire de Gap.
— Portrait d'Armand du Mesnil. —
Salon de 1848. — H. 1 .30, L. 0.80.
M. le comte Dudemaine.
— Portrait de petite fille (robe bleue).
— H. 0.65, L. 0.58. — M. A.
Revre.
17-
18.
19.
23-
24.
= 5-
26.
27.
— Portrait de M. A. Jal, publiciste. —
1848.
— Le Camoëns. — 1848. — Acheté à
la vente par M. Roy.
— Portrait de M"0 Isabelle Dubois,
nièce du peintre. — H. 0.62,
L. 0.^0. — M"8 I. Dubois.
— Portrait de Lucien Dubois, neveu
du peintre. — H. 0.62, L. 0.50.
— M11» I. Dubois.
— Portrait de M. Dubois, beau-frère
du peintre. — H. 0.62, L. 0.50.
— M"° I. Dubois.
— Virginie retrouvée sur la plage,
esquisse du tableau. — H. 0.32,
L. 0.40. — Acheté à la vente par
M. Aglon.
— Virginie retrouvée sur la plage.
— Salon 1849. — Musée de
Dinan.
— La mort de Rotrou. — 1849.
— Portrait du peintre par lui-même. —
1849. — H. 0.65, L. 0.55. —
Musée du Louvre. — Reproduit
en tète du volume.
— Portrait de M. Mercier.
— Portrait de M. Dubonens.
190
PREMIER SÉJOUR EN ESPAGNE ET AU MAROC
1850-1855
30.
28. — Esquisse du naufrage de Don Juan
(Byron). — 1850.
29. — Esquisse d'un épisode de la vie du
Cardinal Ximénès. — 1850.
— Deux Espagnols (étude pour le
combat de Novillos). — 1850. —
H. 0.37, L. 0.23. — M. Gabriel
Séailles. — Reproduit dans le
volume p. 3 1.
— Le Combat de Novillos. — 1850. —
Musée de Pau. — H. 1.20, L. 2.45.
— Reproduit dans le volume
p. 43.
— Le Combat de Novillos (reproduc-
tion en petit, mise en loterie à
Madrid). — 1850.
— Gil Blas. — Esquisse. — 1850. —
H. 0.38, L. 0.54.
— Gil Blas et le capitaine Rolando. —
1850.
— Portrait du Prince Piscicelli (l'homme
au chapeau blanc). — 1850. —
H. 0.65, L. 0.55. — Mm° Besnard.
— Reproduit dans le volume
P- 35-
— Portrait du peintre Debras. — 1850.
— H. 0.63, L. 0.45. — M. Alfred
Agache. — Reproduit dans le
volume p. 26.
— Portrait du Peintre espagnol Ma-
drazo. — 1850.
31-
32-
33-
34-
35-
36.
37-
39-
40. —
41.
3S. — Portrait du fils de M. Madrazo. —
1850.
Espagnol avec guitare. — 1850. —
H. 0.34, L. 0.26. — M. Gabriel
Séailles. — Reproduit dans le vo-
lume p. VI.
Procession à Séville (esquisse pour
le tableau du Duc de Montpen-
sier). — 185 1. — H. 0.60, L. 0.85.
— M. Gabriel Séailles. — Repro-
duit dans le volume p. 54.
La Procession : una cofradia pa-
sando por la calle de Genova in
Sevilla. — 185 1. — Alto 4 pies,
Ancho 6 pies. — Palais de San
Telmo.
Danse de gitanes : un baïle de
gitanos en los jardines del Al-
cazar, delante del pabillon de
Carlos V. — 1 85 1 . — Alto 4 pies.
Ancho 6 pies. — Dessin pour ce
tableau reproduit dans le volume
p. 48.
Brigand espagnol. — 1851.
Portrait de M. Hernandez.
Portrait de M. Zabalburn.
Portrait du député Ureta.
Portrait de M. Mamby.
Portrait de M. Pereda.
A3
44
45
46
47
191
5=>
53.
54'
49- — Tète de Bohémien (Caralampio). —
H. 0.42, L. 0.50. — M. Gabriel
Séailles. — Reproduit dans le
volume p. 69.
50. — Bohémiens et Bohémiennes au re-
tour d'une fête en Andalousie.
— 1852. — H. 1.54, L. 2.10. —
Musée de Chaumont. — Repro-
duit dans le volume p. 72.
51. — Esquisse du tableau précédent. —
H. 0.35, L. 0.52. — Acheté à la
vente par M. Romain.
— Répétition du tableau commandé
par le Duc de Montpensier. —
1852.
— Cantonnier andalou endormi sur
le chemin. — 1852.
— Danse de Gitanes. — Répétition
donnée par le Duc de Montpen-
sier au roi de Portugal Fernando.
— 1853. — Catalogue de la vente
du roi Fernando de Portugal :
les Sevilhanas (dança), costumes
hespanhoes, assignado Alfred
Dehodencq, escola franceza. —
Largura 1.18, Altura 0.85.
55. -- Danseuse Espagnole. — H. 0.45,
L. 0.25. — M. Laveur. — Repro-
duit dans le volume p. xvi.
56. — Jeune Bohémienne jouant de la gui-
tare. — 1853. — H. 1.00, L. 0.65.
— M. Gabriel Séailles. — Repro-
duit dans le volume p. 75.
57. — Portrait de la famille du Duc de
Montpensier dans un jardin (le
duc, la duchesse, les deux in-
fantes, la nourrice avec l'infant
dans ses bras). — H. 2 m. L. 1,67.
— Dessin pour ce tableau repro-
duit dans le volume p. 82.
58. — Esquisse du portrait précédent. —
H. 0.47, L. 0,36. — Acheté à la
vente par M. Goupil.
59. — Portrait du capitaine de vaisseau
Maisonneuve.
60. — Portrait du lieutenant de vaisseau
Doré.
61 . — Vue du port de Cadix. — 1 S54. —
H. 0.28, L. 0.42. — M. Gabriel
Séailles. — Reproduit dans le
volume p. 95.
62. — Arrivée de la reine Marie-Amélie à
Cadix. — '854- — H. 1.10,
L. 1,22. — Palais de San Telmo.
63. — La feria (foire) de Séville. — 1854.
— Tableau peint pour la reine
Marie-Amélie.
64. — Danse de Gitanes. — Peint pour la
reine Marie-Amélie.
65. — Visite de la reine Marie-Amélie, du
Duc et de la Duchese de Mont-
pensier au couvent de la Rabida.
— 1854. — H. 1.10, L. 1,22. —
Palais de San Telmo.
66. — Petit portrait du Duc de Montpen-
sier en commandeur de l'ordre
de Calatrava. — 1 S54. — Palais
de San Telmo.
67. — Quatre compositions de la vie de
Christophe Colomb. — 1854-55.
— Le Duc de Montpensier avait
fait réparer le couvent de la Rabida
et avait commandé à cette occa-
sion un tableau se rapportant à
un épisode de la vie de Chris-
tophe Colomb.
68. — Concert juif chez le Caïd maro-
cain. — Exposition Universelle
de 1855.
69. — Portrait de M. Ch. Gide.
70. — Portrait de M. Fontenoy.
71. — Portrait de M"1 Fontenoy.
72.
Portrait de M"' Dehodencq, mère
du peintre. — H. 0.21, L. 0.15.
— M. Alfred Dehodencq fils.
1856-1863 (')
— Enfant marchand d'oranges. —
H. 0.45, L.0.32. — M. A. Sambon,
directeur du Musée. — Reproduit
dans le volume p. 40.
— Bohémiennes marchandes de bei-
gnets. — H. 0.60, L. 0.45. —
M. Laveur. — Reproduit dans le
volume p. 71.
— Danse bohémienne. — H. 0.60,
L. 0.75. — M. Victor Noé. —
Reproduit dans le volume p. 78.
— Bohémiens sur route. — H. 0.70,
L. 0.50. — M. le D' Petit.— Re-
produit dans le volume p. 58.
Bohémienne avec deux enfants.
— Etude pour le tableau précé-
dent. — Aquarelle. — M. Gabriel
Séailles. — Reproduit dans le
volume p. 76.
— La Malaguena (danse espagnole)
vers 1861. — (Deux figures de
six pieds. Note de la main de
Dehodencq).
78. — Marche de Paysans andalous. —
1862. — H. 1.00, L. 1.45. —
Musée de Condom. — Repro-
duit dans le volume p. 134.
73-
74-
75-
76.
76 bis
77-
78 bis. — Marche de Bohémiens. — Aqua-
relle. — M. Gabriel Séailles.
— Reproduit dans le volume
p. 17.
79. — L'Aguador (marchand d'eau) de
Séville. — Vers 1862. — H. 0.75,
L. 0.60. — M. A. Rouart.
80. — L'Aguador. — Esquisse du tableau.
— H. 0.50, L. 0.40. — Acheté à
la vente par M. Goupil.
81. — L'Aveugle. — II. 0.80, L. 0.50. —
Acheté à la vente par M. Martin
Ferrand.
S2 . — L'Aveugle (conduit par un enfant).
— Aquarelle. — H. 0.35, L. 0.25.
— M. Gabriel Séailles. — Repro-
duit dans le volume p. 52.
83 . — Danseurs Espagnols. — H. 0.45,
L. 0.35. — Acheté à la vente par
M. Krinos.
84. — Danseuses Espagnoles. — H. 0.45,
L. 0.3s. — Acheté à la vente par
M. Krinos.
85. — Cavaliers arabes sur un pont. —
H. 0.32, L. 0.41. — Acheté à la
vente par M. Aglon.
(1) La période qui s'étend entre le second départ de Dehodencq pour l'Espagne (Décembre 1855) et
son retour définitif en 1863 est celle pour laquelle il est le plus difficile d'établir le catalogue de ses
œuvres. Il n'expose même plus aux salons annuels. J'ai heureusement retrouvé une note de sa main
qui donne les titres de ses principaux tableaux, mais sans aucune autre indication.
28
Su. — Mariée juive. — H. 0.32, L. 0.23. —
M. Gabriel Séailles. — Reproduit
sur la couverture du volume.
87 . — Noce juive. — Esquisse. — H. 0.3 1 ,
L. 0.40. — Acheté à la vente par
M. Théophile Gide (1).
88. — Intérieur de cour marocaine. -
H. o.so, L. 0.37. — Musée de
Troyes. — Reproduit dans le vo-
lume.
89. — Enfant juif marocain. — H. 0.45,
L. 0,52. — M. A. Sambon. — Re-
produit dans le volume p. 129.
90. — Le conteur marocain. — 1S58. —
Etude pour le tableau du roi de
Portugal. — H. 0,42, L. 0,62. —
M. Gabriel Séailles. — Reproduit
dans le volume p. 120.
i)i. — Le conteur marocain. — 1858. —
Peint pour le roi de Portugal don
Fernando. — Catalogue de la
vente des tableaux ayant appar-
tenu au roi Fernando : una festa,
composiçaon de muitissimas figu-
ras (costumes orientales). — Pin-
tado sopra tella, escola franceza,
assignado Alfred Dehodencq. —
Largura 1.67, Altura 1,20.
92. — Musiciens juifs dans les rues de
Tétuan. — 1S58. — Etude pour
le tableau du roi don Fernando.
— H. 0.40, L. 0,30. — M. A.
Reyre. — Reproduit dans le
volume p. 126.
93. — Musiciens juifs dans les rues de
Tétuan. — 1858. — Peint pour le
94.
95- —
96.
<-n-
98.
99.
100.
101 .
roi don Fernando de Portugal. —
Catalogue de la vente des ta-
bleaux ayant appartenu au roi
don Fernando : una festa, scena
oriental. — Pintado sopra tella,
assignado Alfred Dehodencq,
escola franceza. — Largura 1.22,
Altura 1 .67.
Juive marocaine en costume de
fête. — Aquarelle. — H. 0.33,
L. 0.23. — M. Gabriel Séailles.
Le nègre chanteur. — M. Hal-
phen (note manuscrite de Deho-
dencq). — Dessin pour cette
composition reproduit dans le
volume p. 119.
L'enlèvement d'une juive. — M.
Halphen (note manuscrite de
Dehodencq).
Danse de nègres.
Le mariage juif. — M. Paget (note
manuscrite de Dehodencq).
L'embarquement des pèlerins.
Le concert.
La justice. — M. Hay (note
manuscrite de Dehodencq). -
Le Voyage d'Eugène Delacroix
au Maroc, par Jean Guiffrey,
p. 41 : « une certaine intimité
semble avoir existé avec M. Hay,
le grand amateur de chevaux, et
Mm° Hay. » En note : « Mm0 Hay
faisait venir des femmes maures
au Consulat anglais, où Dela-
croix pouvait les dessiner. »
(1) Quand j'ai écrit autrefois mon livre sur Alfred Dehodencq, j'ai trouvé le plus aimable accueil
auprès de M. Théophile Gide. M. Henri Gide, son neveu, n'a daigné ni me répondre, ni me recevoir,
et je n'ai pu obtenir de lui aucun renseignement sur les tableaux qui sont encore dans les mains de
sa famille. Le fait vaut d'être signalé.
194
102. — Le dîner des pauvres.
103. — Le charmeur de serpents.
104. — La fête du mouton. — Un dessin
pour cette composition repro-
duit dans le volume p. 108.
105 . — Le fou.
106. — L'enterrement.
107. — Le cimetière.
108. — Les Yossoways.
109. — Etude de la tête de la juive sur
l'échafaud pour l'exécution. —
H.0.30, L 0.23. — Alfred Deho-
dencq fils. — Reproduit dans le
volume p. 115.
110. — L'Exécution de la Juive. — 1860.
Dehodencq a peint plusieurs
fois l'Exécution de la Juive. Sa
première toile fut écrasée à
Tanger sous les débris de son
atelier. En 1SS4, au palais de
San Telmo, un vieux serviteur
du Duc de Montpensier me dit
que le plus beau tableau peint
par Dehodencq pour le prince
était à la villa San Lucar et qu'il
représentait l'exécution d'une
juive. Au Salon de 1861 figurait
une répétition du tableau qui,
d'après la note manuscrite, dut
passer en Angleterre. Nous
avons en outre une très belle
esquisse et un tableau plein de
verve sur le même sujet.
111. — L'Exécution de la Juive. — 1S61.
— En Angleterre.
112. — Esquisse de l'Exécution. — 18Û1.
H. 0.60, L. 0.45. — M. Henry
Marcel, directeur de la Biblio-
thèque Nationale.
113. — L'Exécution de la Juive. — Vers
1862. — H. 1.10, L. 0.80. —
M. Charles Paix Séailles. — Re-
produit dans le volume p. 112,
ainsi que plusieurs dessins se
rapportant à ce tableau.
114. — Noce de nuit à Tanger. — 1862.
— H. 1.84, L. 1.22. — Musée de
Dunkerque. — Un dessin pour
cette composition, dont il a été
impossible d'obtenir une photo-
graphie, reproduit dans le vo-
lume p. 131.
115. — La Plage. — 1862. — H. 2.00.
L. 3.00. — M. Albert Noé. —
Dessin se rapportant à cette
composition reproduit dans le
volume p. 137,
116. — Portrait de Mm° Dehodencq. -
Vers 1859-60. — M. Gabriel
Séailles. — Reproduit dans le
volume p. 98.
117. -- Portrait de M. Bonnet. — Mmo
Bonnet (Tanger).
118. — Portrait du général Ferguson ,
Gouverneur de Gibraltar.
119. — Portrait de M. Macpherson.
120. — Portrait de M. Manuel Williams.
- Album Delacroix du Musée
du Louvre : « Séville, Dimanche
27. Chez M. Williams, le soir.
Danseurs. Lundi 28. Adieux à
M. Williams et à sa famille. Je
ne puis quitter probablement
pour toujours ces excellentes
gens. Seul un instant avec lui.
Son émotion. » (Jean Guiffrey,
p. 125).
121. — Portrait de M. Malmusi.
122. — Portrait de Mm» Malmusi.
T95
123- — Portrait de M. de Martino.
124. — Portrait de M. Echecopar.
125. — Portrait de Mme Echecopar.
126. — Portrait du fils de M. Macpherson.
127. — Portrait de M. Dalluin.
128. — Portrait de M. Scavasso.
129. — Portrait de Dantez en chasseur.
130. — Portrait de M. Castex.
131. — Portrait de M. de Kérallet.
132. — Portrait de M. Dumoulin.
133. — Portrait de M. Cotelle. — M.
Emile Cotelle, conseiller d'Etat.
134. — Portrait des deux fils de M. Cotelle.
H. 0.55, L. 0.50. — M. Emile
Cotelle, conseiller d'Etat.
J35. — Portrait de M. Bâche.
136. — Portrait des deux enfants de M.
Bâche.
137. — Portrait du peintre par lui-même.
H. 1.00, L. 0.80. — M. Victor
Noé.
13S. — Portrait d'A. Dehodencq, fils aine
du peintre. — 1S62. — H. 0.70,
L. o.=,o. — Alfred Dehodencq
fils. — Reproduit dans le vo-
lume p. 104.
139. — Portrait d'Alfred, fils aîné du
peintre (le petit marin). — 1862.
- H. 1.10, L. 0,85. — M. Alfred
Dehodencq fils.
1863-1870
140. — Christophe Colomb au couvent de
la Rabida. — 1864. — Réduc-
tion du grand tableau. — H. 0.90,
L. 0.60. — Acheté à la vente par
M. Agelasto.
141. — Christophe Colomb au couvent de
la Rabida. — Salon 1864. —
H. 4.00, L. 3.00. — Acheté par
l'Empereur Napoléon III. (Note
manuscrite).
142. — Naranjero (enfant marchand
d'oranges debout). — Vers 1865.
— H. 0.80, L. 0.62. — M. le
Sénateur Poirrier.
143. — Le petit mendiant. — Vers 1865.
— H. 0.60, L. 0.36. — M. Victor
Noé. — Reproduit dans le vo-
lume p. 53.
144. — La Bastonnade à la Kasbah. —
H. 0.80, L. 1.20. — M. Charles
Gide. — Dessin pour cette com-
position reproduit dans le vo-
lume p. 125.
145. — La Bonne Aventure. — Esquisse
pour le tableau. — 1863. —
H. 0.56, L. 0.46. — Acheté à la
vente par M, Martin Ferrand.
196
146.
r47-
148.
La Bonne Aventure. — Salon de
de 1865, médaille de seconde
classe. — H. 0.20, L. 1.80. —
M"" G. Talion.
Petite Bohémienne.
Gide.
M. Th.
Fête juive à Tétuan. — Salon de
Mmc Billotte, née Fromentin. —
Reproduit dans le volume p. 146.
149. — Marchand de bijoux à Tanger. —
Vers 1865. — H. 0.65, L. 0.50.
— M. Morel d'Arleux. — Repro-
duit dans le volume p. 148.
150. — La justice du pacha. — Salon 1866.
— Musée de Bagnères de Bi-
gorre. — H. 1.60, L. 1.32. —
Reproduit dans le volume p. 144.
151. — Naranjero (petit marchand d'oran-
ges assis). — Vers 1866. —
H. 0.40, L. 0.30. — M. Laveur. —
Reproduit dans le volume p. 45.
152. — Jeunes filles marocaines à la fon-
taine. — Appartenait à Théodore
de Banville.
153. — Jeunes filles marocaines à la fon-
taine. — Aquarelle. — H. 0.35,
L. 0.25. — M. Gabriel Séailles.
154. — Le Supplice des voleurs. — H. 1.38,
L. 2.00. — M. Poirrier, [Séna-
teur de la Seine.
155. — Rïith et Noémi. — Salon 1867. —
H. 1.38, L. 2.00. — M. Albert
Noé.
156. — Arrestation de Charlotte Corday.
— 1868. — Esquisse pour le
tableau. — H. 0.60, L. 0.30. —
Acheté à la vente par M. Carolus
Duran.
157. — Etude de fiacre pour la Charlotte
Corday. — 1868. — H. 0.26,
L. 0.36. — M. le Dr Lucien
Séailles.
158. — L'Arrestation de Charlotte Cor-
day.— 1868.— H. 1.33, L. 0.98.
— Musée du Louvre. — Repro-
duit dans le volume p. 155.
159. — Portrait de Rochegrosse enfant. —
M. Rochegrosse.
160. — Portrait de Th. de Banville. —
1868. -- H. 1.07, L. 0.80. —
M. Rochegrosse. — Reproduit
dans le volume p. 159.
161. — Les Adieux de Boabdil à Grenade
(étude pour le tableau). — ■ 1869.
— H. 0.65, L. 0.50. — M. E.
Cotelle, conseiller d'Etat.
162. — Les Adieux de Boabdil. — Salon
1869. — H. 3.77, L. 2.75. —
Musée de Roubaix. — Repro-
duit dans le volume p. 152.
163. — La sortie du Pacha. — Salon 1869.
— M. Ch. Gide.
164. — Portrait de M. Béhic, ministre. — ■
1869. — H. 1.07, L. 0.S0.
165. — Portrait de M. le Baron de Ber-
themy. — 1869. — H. 1.07,
L.0.80. — M.leBaron Berthemy.
166. — Portrait de M. Ch. Gide. — M.
Ch. Gide.
167. — La fête juive à Tanger (reproduc-
tion du grand tableau). — 1870.
— H. 1.30, L. 0.97. — Musée de
Vienne (îsère).
168. — La fête juive à Tanger. — Salon de
1870. — H. 4.00, L. 3.00. —
Musée de Poitiers. — Repro-
duit dans le volume p. 154.
197
I 69 -
17°.
171.
i7 =
!73-
Le Nègre au plateau. — 1870.
Juive et négresse. — Vers 1870. —
H. 0.80, L. 0.60. — M. Henry
Marcel. — Reproduit dans le vo-
lume p. 138.
Mariage juif. — H. 0.80, L. 1.25.
— Mm» Esnault-Pelterie. — Re-
produit dans le volume p. 172.
Danse de Nègres. — H. 0.60,
L. 0.95. — M. E. Cotelle, con-
seiller d'Etat.
La mariée Juive.
H. 1.00,
■74
*75
.76
177
178
179
180
181
L. 0.80. — Acheté à la vente par
M. Zerlant.
Bohémienne et enfant. — H. 0.50,
L. 0.70. — M. Th. Gide.
El morito.
Les deux petits marocains.
Le musicien juif.
La Négresse à la cruche.
Le petit Marocain au plateau.
Bohémienne endormie.
Juif dans sa boutique, à Tanger.
187O-1!
182. — Portrait du peintre par lui-même
— Pastel. — 187 1. — H. 0.50,
L. 0.34. — M. A. Dehodencq
fils.
1S3. — Le départ des mobiles. — 1870-71.
— Esquisse. — H. 0.35, L. 0.50.
— M. Gabriel Séailles. — Re-
produit dans le volume p. 1S7.
184. — Le départ des mobiles. — 1S70-71.
— H. 0.90, L. 1 .35. — Acheté à la
vente par M. Zerlant. — Repro-
duit dans le volume p. 158.
185. — Le départ des mobiles. — 1870-71.
— H. 0.85, L. 1.28. — Acheté à
la vente par M. Romain.
1S6. — Portraits intimes (trois enfants). —
M. A. Dehodencq fils. — Re-
produit dans le volume p. 163.
187. — Le Tombereau. — Vers 1S72. —
H. 0.82, L. 1.12. — Acheté à la
vente par M. Brun.
188. — Portrait de Marie, fille du peintre.
H. 0.70, L. 0.52. — M. A.
Dehodencq fils.
189. — Portrait de Marie. -- Pastel. —
H. 0.30. — L. 0.25. — A. Deho-
dencq fils. — Reproduit dans le
volume p. 168.
190. — Portrait de Marie. -- H. 0.45,
L. 0.32. — M. Gabriel Séailles. —
Reproduit dans le volume p. 165.
191. — Les enfants du peintre (groupés
autour de l'aîné qui écrit). —
H. 0.40, L. 0.30. — M. G.
Séailles. — Reproduit dans le
volume p. 23.
198
192. — Intérieur : La famille du peintre.
— H. 0.70, L. 0.50. — M. A.
Dehodencq fils. — Reproduit
dans le volume p. 168.
193.
194.
195.
196.
198.
198.
1.99.
— Jardin du Luxembourg. — 1872.
— H. 0.90, L. 0.70.
— L'allée Velléda au Luxembourg.
— 1872. — H. 0.83, L. 0.67.
— Matinée d'Octobre au Luxem-
bourg.
S72.
H. 0.50,
203 .
L. 0.78. — Acheté à la vente
par M. Michelet.
— Portraits de Miles Poirrier (trois
jeunes filles groupées debout). —
Salon 1873. — H. 1.60, L. 1.00.
— M. Poirrier, sénateur.
- La petite andalouse au tambour de
basque et son frère.
— Au jeu de totons. - - H. 0.45,
— Othello. — Salon 1873. — H. 1.50.
L. 2.00. — Musée de Meaux.
— Othello. — Aquarelle. — H. 0.35,
L. 0.45. — M. Gabriel Séailles.
— L'Atelier (Edmond devant un che-
valet). — H. 1.00, L. 0.80. -
Alfred Dehodencq fils.
— La Danse des Nègres à Tanger. —
Salon de 1874. — H. 1.50,
L. 2.00. — M. Lhermitte de
l'Académie des Beaux-Arts. —
Reproduit dans le volume p. r 1 6.
— Les Enfants à la Tortue. — 1874.
— H. 0.93, L. 1.13. — M. Albert
Noé. — Eau-forte d'Edmond
Dehodencq d'après ce tableau,
reproduite dans le volume p. 90.
204. — Les Enfants à la Tortue. — Aqua-
relle. — H: 0.23, L. 0.32. — M.
Gabriel Séailles.
205. — Portrait de M. L. Dancla, violo-
niste. — Salon de 1875.
206. — Le liseur. — 1875. — H. 0.65,
L. 0.55. — Acheté à la vente par
M. Fontenay.
207. — Le Muletier. — H. 0.95, L. 0.60.
— M. Victor Noé. — Reproduit
dans le volume p. 173.
208. — La Fille de Jaïre. — Étude pour le
tableau. — H. 0.40, L. 0.32. —
M. Gabriel Séailles. — Repro-
duit dans le volume p. 171.
209. — La résurrection de la fille de Jaïre.
- 1876. — H. 1.45, L. 0.95. —
Eglise Saint-Denis (Seine).
210. — La résurrection de la fille de Jaïre.
■ Salon 1876. — H. 3.00,
L. 2.00. — ■ Eglise de Mâle
(Orne).
211. — Portrait d'Edmond, accoudé. —
H. 0.4s, L. 0.32. — M. Gabriel
Séailles.
212. — Portrait d'Edmond, en violoniste.
— H. 0.78, L. 0.50. — M. Victor
Noé.
213. — Portrait d'Edmond, en macfarlane.
214. — Le conteur. — 1 877 . — ■ H. 1.28,
L. 0.85. — M. Victor Noé. -
Reproduit dans le volume p. 174.
215. — Le conteur. — Etude. — 1877. —
H. 0.35, L. 0.22. — M. Camille
Le Senne.
199
2iO. — L'Interprète juif. — H. û.75,
L. 0.50. — Acheté à la vente par
M. Henri.
217. — La femme de l'interprète juif.
21S. — Juif marocain. — 1S78. — Musée
d'Orléans.
219. — Bacchus. — Etude pour le tableau.
- 1878. — H. 1.2S, L.0.95.
220. — Bacchus. — Salon 187S. — H. 3.00,
L. 2.20.
221. — Procession à Bellevue. — 187S. —
H. 0.68, L. 0.42.
222. — Procession à Bellevue. — 187s. —
H. 1.38, L. 0.85. — Acheté à la
vente par M. Zerlant.
223. — La Mariée juive. — Salon 1S79. —
H. 3.20, L. 2.40. — Acheté à la
vente par M. de Weghe.
224. — La mariée juive. - - Etude. —
H. 0.3s, L. 0.26. — M. Alfred
Agache.
225. — La mariée juive. H. 1.00,
L. 0.80. — Acheté à la vente
par M. Zerlant. — Une eau-forte
d'Edmond Dehodencq d'après
ce tableau donnée dans le vo-
lume p. 172.
226. — Arrestation d'un juif à Tanger. —
Salon 1SS0. — H. 1.28, L. 0.S5.
— M. Laveur. ■ Reproduit
dans le volume p. 180.
227. — Les Fils du Pacha. — Etude poul-
ie tableau. — 1880. — H. 0.60,
L. 0.50.
228. — Les Fils du Pacha. — Salon 1SS0.
— H. 1.45, L. 0.95. — M.Victor
Noé.
229.
230.
231.
— Portrait du peintre par lui-même.
— Vers 1880. — H. 0.62, L. 0.52^
— M. Gabriel Séailles.
Le repos du matin à la ferme. —
Salon 1881. — H. 1.38, L. 2.00.
— Acheté à la vente par M. Ro-
main.
Vieille Italienne.
H. 0.80, L. 0.62.
Bellecour.
■ 1881. —
Mme Berne-
232.
233. —
234.
=35-
236.
237,
23S,
239.
Les Prisonniers marocains. — Sa-
lon 1SS1. — Un dessin pour
cette composition reproduit dans
le volume p. 174.
Les Terrassiers. — H. 0.S0, L. 0.50.
— Acheté à la vente par M. Zer-
lant.
— Les petits maraudeurs. — H. 1.30,
L. 0.S5. — Acheté à la vente par
M. Zerlant.
- Portrait de Mme A. Dehodencq. -
Pastel. — 1881. — H. o.so,
L. 0.41. — M. A. Dehodencq fils.
- Portrait de M. Gabriel Séailles. —
Pastel. - - 1881. — H. 0.50,
L. 0.41 . — M. Gabriel Séailles. —
Reproduit dans le volume p. 178.
— Portrait de M"' Jablonska. —
Pastel. — 1 88 r . — H. 0.50,
L. 0.41.
— Portrait de M. Camille Le Senne.
— Pastel. — 1881. — H. 0.50,
L. 0.41. — M. Camille Le
Senne.
— Portrait de M"" Noé enfant. —
Pastel. — 1881. — H. 0.30,
L. 0.25. — M. Victor Noé.
Alfred Dehodencq a laissé de très nombreux dessins, croquis,
notes de voyage, études de types, recherches pour ses compositions.
Ces dessins appartiennent à M. Alfred Dehodencq fils et à M. Gabriel
Séailles. M™ Bonnet, de Tanger, possède un certain nombre de
dessins que Dehodencq a laissé autrefois à ses amis du Consulat de
France.
M
29
TABLE DES MATIÈRES
9
Introduction v
Les années de jeunesse 5
Le départ pour l'Espagne 17
A Madrid : le combat de Novillos
Séville : scènes de la vie espagnole 47
Les Bohémiens 59
Premiers séjours au Maroc 79
Dehodencq orientaliste 99
Rentrée en France : les grandes œuvres de la maturité 135
Les dernières années 163
Catalogue 187
203
TABLE DES GRAVURES HORS TEXTE
Portrait d'Alfred Dehodencq, N° 25 du catalogue
Etude d'Espagnols : dessin x
Danseuse Espagnole, N° 55 xvi
Profil d'Alfred Dehodencq : eau-forte d'Edmond Dehodencq 14
Le combat de Novillos : eau-forte par Edmond Dehodencq 28
Le Paso : dessin à la plume j(,
Danse de gitanes dans les jardins de l'Alcazar, devant le pavillon de Charles Quint :
dessin 48
Procession à Séville, N° 40 54
Bohémiens sur route, N" 76 5S
Bohémiens et Bohémiennes au retour d'une fête en Andalousie, N° 50 72
Danse bohémienne, N° 75 78
Portrait de la famille du duc de Montpensier : dessin 82
Les enfants à la Tortue : eau-forte d'Edmond Dehodencq 90
Portrait de M"10 Alfred Dehodencq 98
La mariée juive : eau-forte d'Edmond Dehodencq 106
L'Exécution de la Juive, N° 113 112
La Danse des Nègres, N" 202 116
Le Conteur marocain, N" 90 120
Fête juive a Tétuan, N° 92 126
Marche de paysans Andalous, N° 78 134
Juive et Négresse, N° 170 138
La justice du pacha, N° iso 144
Le marchand de bijoux, N" 149 148
Les Adieux de Boabdil, N° 162 152
Fête juive à Tanger, N° 168 154
L'Arrestation de Charlotte Corday, N° 158 156
Le Départ des mobiles, N° 184 158
Intérieur, N° 192 168
Le Mariage juif, N° 225 172
Le Conteur, N° 214 174
Portrait de M. Gabriel Séailles, N» 236 178
L'Arrestation, N° 226 180
205
TABLE DES ILLUSTRATIONS DANS LE TEXTE
Pages
La dernière charrette : dessin à la plume pour un tableau non exécuté, vers 1868.
H. 0.20, L. 0.32. M. Gabriel Séailles v
Le joueur de guitare : étude peinte, N° 39 vi
Dessin à la plume pour la Marche de Paysans Andalous, H. 0.22, L. 0.15. M. Ga-
briel Séailles vin
Portrait du peintre à la mine de plomb. Mme Bonnet, de Tanger ix
Portrait de M. Léon Bonnat en 1850 : dessin à la mine de plomb. M. Léon Bonnat. xi
Croquis (carnet de voyage), H. 0.20, L. 0.15. M. Alfred Dehodencq xm
Dessin à la plume pour l'Aguador, H. 0.22, L. 0,13. M. Gabriel Séailles xv
L'Echafaud : dessin à la plume pour l'Exécution de la Juive, H. 0.2S, L. 0.40.
M. Alfred Dehodencq xvn
Pécheurs Andalous, dessin à la plume, H. 0.21, L. 0.31. M. Gabriel Séailles .... xix
Cour de maison marocaine, N° 88 xxi
Mendiants : croquis au crayon m (carnet de voyage), H. 0.20, L. 0.15. M. Alfred
Dehodencq xxin
Mm" Dehodencq lisant : dessin à la plume, H. 0.22, L. 0.32. M. Gabriel Séailles . . 3
Bohémiens au retour d'une fête en Andalousie, H. 0.J3, L. 0.21. M. Alfred
Dehodencq 5
Portrait d'Edmond Dehodencq : étude peinte. M. Alfred Dehodencq S
L'Orpheline, N" 1 10
Portrait à la plume de Théodore de Banville 11
La Nuit du 23 Février 48 : dessin, N° 12 13
Toréadors. Mm0 Bonnet, de Tanger 16
Marche de Bohémiens : aquarelle N° 7S bis 17
Toréador : dessin au crayon conté pour le Combat de Novillos, H. 0.32, L. 0.48.
M. Gabriel Séailles 20
Portrait de Mm° X. : dessin à la mine de plomb. Mmo Bonnet, de Tanger 21
La famille du peintre, N" 191 23
Portrait du peintre Debras, N° 36 26
Main : dessin à la mine de plomb, H. 0.12, L. 0.12. M. Gabriel Séailles 27
Combat de taureaux : dessin à la plume, H. 0.22, L. 0.32. M. Gabriel Séailles ... 29
Dessin à la plume pour l'Aguador, H. 0.22, L. 0.16. M. Gabriel Séailles 29
Etude peinte pour le Combat de Novillos, N° 30 31
Etude de taureaux : dessin à la plume. Mme Bonnet, de Tanger y-^
Portrait du peintre Piscicelli, N° 35 35
Danseuse Espagnole : dessin au crayon conté, H. 0.26, L. 0.19. M. Gabriel Séailles. 38
Combat de Novillos, N" 31 43
207
Pages
Naranjero, N" 151 45
Muletier bohémien, dessin à la plume, H. 13.5, L. 0,21. M. Gabriel Séailles .... 46
Cabaret andalou, dessin à la plume, H. 0.15, L. 0.21. M. Gabriel Séailles 47
Croquis (carnet de voyage), H. 0.20, L. 0.1s. M. Alfred Dehodencq 51
L'Aveugle (aquarelle), N" 82 52
Le petit Mendiant, N" 143 53
Bohémien : dessin à la plume, H. 31.5. L. 0.20. M. Gabriel Séailles. . 56
Dessin au crayon pour les Bohémiens au retour d'une fête, H. 12.5, L. 0.21.
M. Gabriel Séailles 59
Bohémienne dansant : dessin à la plume, H. 0.15, L. 0.21. M. Gabriel Séailles ... 59
Danseuse andalouse, dessin au crayon conté, H. 0.26, L. 0.19. M. Gabriel Séailles . 6r
Dans la Sierra Morena (carnet de voyage), dessin à la mine de plomb. M. Alfred
Dehodencq 65
Croquis à la plume pour les Bohémiens retour de fête, H. 0.15, L. 0.21. M. Gabriel
Séailles 67
Caralampio, étude peinte, N" 49 69
Bohémiennes marchandes de beignets, N" 74 71
La Bohémienne à la guitare, N° 56 75
Bohémienne, aquarelle, N° 76 bis 76
Terrasse, dessin au crayon, H. 22, L. 31. M. Gabriel Séailles 79
Musicien arabe, dessin à la plume, H. 0.14, L. 0,12. M. Gabriel Séailles 79
Balayeurs andalous, dessin à la plume, H. 0.21, L. 0.33. M. Gabriel Séailles .... Si
Dessin à la plume pour l'Aguador, H. 0.21, L. 0.33. M. Gabriel Séailles 85
L'Aguador versant à boire, dessin à la plume, H. 0.15, L. 0.22. M. Gabriel Séailles. 87
En mer, étude peinte. M. Gabriel Séailles 89
' Musicien juif, dessin à la plume, H. 0.32, L. 0,22. M. Gabriel Séailles 90
Dessin à la plume pour l'Aguador, H. 0.22, L. 0.32. M. Gabriel Séailles 93
La baie de Cadix, N° 61 94
Dessin à la plume pour la Marche de Paysans andalous, H. 0.21, L. 0.24. M. Gabriel
Séailles 97
Dessin à la plume pour l'Exécution, H. 0.10, L. 0.17. M. Alfred Dehodencq .... 99
Profil de M"" Dehodencq, dessin à la mine de pîomb. M. Alfred Dehodencq. ... 100
Etude de femme endormie, dessin à la mine de plomb. M. Gabriel Séailles 103
Portrait d'Alfred, fils aîné du peintre, N° 13S 104
Janissaire, dessin au crayon conté pour l'Exécution, H. 0.29, L. 0.40. M. Gabriel
Séailles 107
La fête du mouton, dessin à la plume, H. 0.17, L. 0.13. M. Gabriel Séailles .... 10S
L'Echafaud, dessin à la plume pour l'Exécution, H. 0.22, L. 0.20. M. Gabriel Séailles. 1 1 1
Dessin à la plume de l'Exécution, H. 0.42, L. 0,28. M. Gabriel Séailles 114
Etude de la Tète de la Juive pour l'Exécution, N* 109 115
Dessin à la mine de plomb pour le Nègre chanteur, H. 0.31, L. 0.22. M. Gabriel
Séailles 119
208
Pages
Dessin à la plume pour la Justice du Pacha, H. 0.20, L. 0.13. M. Gabriel Séailles . 123
L'interprète juif et sa femme, dessin à la plume. Mmc Bonnet, de Tanger 124
Dessin à la plume pour la Bastonnade, H. 0.21, L. 0.32. M. Gabriel Séailles .... 125
La mariée juive, dessin à la mine de plomb, H. 0.30, L. 0.21. M. Gabriel Séailles. . 126
Enfant juif (Maroc), N° 89 129
Dessin à la plume et au crayon pour la Noce de Nuit, H. 0.32, L. 0,22. M. Gabriel
Séailles 131
Femme et Enfant, dessin à la plume, H. 0.31, L. 0.21. M. Jean Guiffrey 133
Juive Marocaine, dessin à la plume, H. 0.20, L. 0.13. M. Gabriel Séailles 135
Dessin pour la Plage. Mmo Bonnet, de Tanger 137
Juive et Négresse, dessin à la plume, H. 0.31, L. 0.21. M. Gabriel Séailles 139
La fête juive à Tétuan, dessin à la plume, H. 0.64, L. 0.50. M. Gabriel Séailles . . 143
Fête juive au Maroc, N° 148 146
Dessin à la plume pour les adieux de Boabdil, H. 0.20, L. 0.15. M. Jean Guiffrey. . 149
Dessin à la plume pour la Charlotte Corday, H. 0.22, L. 0.17. M. Gabriel Séailles. 155
Dessin à la plume pour le Départ des Mobiles, H. 0.22, L. 0.40. M. le D'F. Duguet. 157
Dessin à la mine de plomb pour le portrait du général Fergusson. M"' Bonnet,
de Tanger 158
Portrait de Théodore de Banville, N" 160 159
Dessin à la mine de plomb pour la main du général Fergusson 161
Portrait de Marie, fille du peintre, N° 190 163
Portraits intimes, N" 1S6 165
Le Départ des Mobiles, N" 184 - 167
Portrait de Marie, fille du peintre, pastel, N° 189 168
Esquisse de la fille de Jaïre, N" 208 171
Le Muletier andalou, N° 207 173
Dessin au fusain pour les Prisonniers marocains, H. 0.30, L. 0.20. M. Gabriel
Séailles 174
Les Prisonniers marocains, plume et crayon, K. 0.50, L. 0.30. M. Gabriel Séailles . 175
Dessin au fusain pour le Repos du matin à la ferme. H. 0.31, L. 0.23. M. Gabriel
Séailles 178
Croquis à la plume, de curés, H. 0.24, L. 0.18. M. Gabriel Séailles 179
Portrait du peintre par son fils Edmond Dehodencq 183
Tombeau d'Alfred Dehodencq 186
Dessin de jarres, à la plume 187
Homme et chiens, dessin à la plume, H. 0.21, L. 0.31. M. Gabriel Séailles 189
Cheval, dessin à la mine de plomb pour le Boabdil. H. 0.19, L. 0.15. M. Gabriel
Séailles 201
209
FRAZIER-SOYE
GRAVEUR-IMrUIMEUR
I 53- I 57, RUE MONTMARTRE
PARIS
BOSTON PUBLIC LIBRARY
3 9999 06662 791 8
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