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Full text of "Histoire de cent ans, de 1750 à 1850, (histoire, sciences, littérature, beaux-arts,)"

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OB 


CENT  ANS 


TOME  III 


TYPOGIIAFBtE  DE  H.   FIRMIlf  DIDOT.  —  MBSHIL  (GURI). 


HISTOIRE 

DE 

CENT    ANS 

1750-1850 

(HUTOIIIE,   WIRNCES,   UTTÉHATime,   BEAUX-ARTS  ) 

PAR  CÉSAR  CANTU 

Tiaduît  de  l'itaUeiif  aveo  noies  et  observations 


PAR  AMÉDÉE  RENÉE 

cxnrrmuATnjii  de  L'HiUoire  det  Franfah  et  Sitmondi 


TOME  TROISIÈME 


PARIS 
LIBRAIRIE  DE  FIRMIN  DIDOT  FRÈRES,  FILS  ET  C" 

mPftlHEURa  DB  L'»8TITtrr,  RUE  JAOOB,   50 

4860 


t  • 


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A'  ' 


HISTOIRE 


DE  CENT  ANS 


EMPIRB  TCnC 

LVmpire  turc  a  traversé  les  siècles  en  dehors  do  droit  com- 
mun des  nations  européennes  :  ce  n*est  rien  de  plus  qu*une 
horde  armée  qui ,  ayant  dressé  ses  tentes  dans  les  plus  belles 
contrées  de  TEurope  et  de  TAsie ,  fait  peser  Tignorance  et  la 
servidide  sur  de  Téritables  nations.  Tout  ce  que  nous  regardons 
comme  barbarie,  et  que  nous  nous  gloriGons  d'avoir  répudié, 
subsiste  en  Turquie.  La  propriété  y  est  mal  assise ,  puisque 
le  maître  unique  du  sol  est  le  sultan ,  à  qui  les  biens  revien* 
oeot  totalement  h  défaut  d'héritiers ,  et  partiellement  s'il  en 
existe.  Les  magistratures  sont  données  à  qui  les  paye;  on 
acbète  les  témoins  ;  on  enlève  les  femmes  pour  en  peupler  le 
harem ,  les  jeunes  garçons  pour  en  faire  des  eunuques  ou  des 
koglans.  Les  TOrcs,  qui  n'ont  point  pris  racine  sur  le  sol ,  et 
qui  ne  se  sont  jamais  élevés  à  la  vie  de  nation ,  rançonnent  ces 
contrées,  où  l'organisation  municipale  qui  a  survécu  n'a  cessé 
d'entretenir  le  désir  et  le  besoin  de  l'indépendance.  Ce  qui  les 
maintient,  c'est  que  leur  pouvoir  central  est  supérieur  aux  lois 
anarebiques  des  opprimés,  qui,  même  en  s' insurgeant,  restent 
isolés  et  affoiblis  par  leurs  passions. 

La  force  matérielle  et  le  fanatisme ,  qui  donnerait  dans  l'o- 
rigine tant  d'énergie  à  l'empire  turc ,  seraient  actuellement  les 
seuls  éléments  de  régénération  ;  mais  comme  ces  moyens  répu- 
gnent à  toute  civilisation ,  la  décadence  devient  de  jour  en  jour 
plus  évidente.  Quelles  réformes  opérer  là  où  la  religion  est  la 

■IST.  DE  CE5T  ANS.  —  T.  ilU  t 


2  EMPIBE  TUBC. 

loi ,  là  OÙ  lutte  le  pouvoir  militaire  des  janissaires,  associé  à 
la  puissance  religieuse  des  ulémas  >  ? 

On  attribue  au  sultan  Amurat  F^  Tinstitution  de  cette  milice 
des  janissaires  (1889),   armée  permanente  à  une  époque  où 
aucun  prioee  d'Europe  n*en  possédait.  Il  la  composa  d'enfants 
enlevés  aux  chrétiens;  politique  odieuse  mais  habile,  qui  rompait 
pour  ces  soldats  tout  lien  de  famille  et  de  patrie,  pour  les  affec- 
tionner uniquement  au  drapeau.  Cet  étendard  de  couleur  rou^e 
portait  le  croissant  d'argent,  à  côté  du  cimeterre  d'Omar.  Les 
janissaires,  quand  ils  étaient  mécontents,  se  rassemblaieut 
autour  de  la  marmite  et  la  renversaient  :  c'était  le  signe  de  la 
révolte.  Leur  nombre  se  borna  d'abord  à  mille  ;  ils  furent  douze 
mille  sous  Mahomet  II,  vingt  mille  sous  Soliman;  ce  nombre 
doubla  sous  Mahomet  IV:  ce  fut  alors  qu'ils  devinrent  omni- 
potents. Depuis  la  fin  du  dernier  siècle,  ils  ne  se  recrutèrent  plus 
de  jeunes  chrétiens,  mais  uniquement  parmi  les  enfants  ou 
parents  de  janissaires,  ce  qui  les  fit  plus  unis  et  plus  forts.  En 
campagne,  ils  vivaient,  comme  toute  l'armée,  aux  dépens  du 
pays;  en  temps  de  paix,  douze  mille  d'entre  eux  recevaient  une 
faible  solde;  les  autres  s'équipaient  et  s'entretenaient  à  leurs 
frais,  lis  étaient  en  conséquence  obligés  de  travailler  comme 
boulangers,  comme  savetiers,  comme  bateliers.  Ils  avaient  par 
là  des  rapports  fréquents  avec  le  peuple ,  ce  qui  les  rendit  très- 
redoutables  dans  les  émeutes  qui  coûtèrent  la  vie  à  cinq  sultans, 

<  LMiistorien,  qui  raconte  plus  loin  le  sanglant  épisode  de  la  destracf  ion 
des  janissaires,  nMgnore  pas  que  cette  milice  hostile  à  toute  innovation 
a  complètement  disparu  depuis  1826,  ainsi  que  Tordre  des  Becktachis, 
derviches  fanatiques  liés  avec  les  Janissaires  par  leur  origine  et  leurs 
institutions,  et  qn*ils  ne  comptent  plus  en  conséquence  parmi  les  obsta- 
des  que  les  réformes  peuvent  aujourdMiui  rencontrer  dans  Tempire  turc. 
L'historien  apprécie  bien,  en  général,  ce  qu'il  y  a  de  pen  compatible 
entre  les  principes  de  la  civilisation  européenne  Introduits  en  Turquie, 
et  les  traditions  religieuses  et  politiques  dont  ce  pays  a  vécu  jusqu'à 
nos  jours  :  le  tableau  nous  paraît  cependant  un  peu  trop  chargé  sous 
ce  rapport  ;  et  les  idées  de  progrès  et  d'humanité ,  qui  sont  à  Tessai 
sous  le  jeune  successeur  de  Mahmoud,  mériteraient,  il  me  semble,  plus 
d'encouragement  et  de  sympathie.    (Am.  R.) 


EMPIBB  TUBC.  3 

et  Je  trdoeà  plusieurs  autres.  Cependant  ilsn*en  pesaient  pas  moins 
sur  la  population,  et  oh  les  vit  parfois  mettre  en  réquisition  tous 
les  charpentiers  et  maçons  de  Constantinople  pour  se  faire  bâtir 
une  caserne ,  ou  pour  construire  et  orner  quelque  riche  ma- 
gasin. Parmi  les  privilèges  qu'ils  s'étaient  arrogés,  il  y  avait  celui 
de  brûler  et  de  broyer  le  café ,  que  toute  la  ville  était  obligée 
d'aller  acheter  dans  un  même  lieu. 

Après  que  la  bataille  de  Lépante  eut  abattu  les  forces  de 
Tempire,  les  sultans,  cessant  d'être  guerriers,  se  (irent  dévots  : 
alors  les  ulémas  s'entendirent  avec  les  janissaires,  ils  encoura- 
gèrent leur  licence ,  leur  rapacité ,  et  préparèrent  avec  une 
longue  habileté  tous  les  coups  que  cette  troupe  devait  frapper. 
Au  commencement  du  siècle,  on  comptait  dans  Constantinople 
eioq  mille  quatre  cent  quatre-vingt-cinq  mosquées  :  on  peut  juger 
par  là  du  nombre  des  prêtres  et  de  la  puissance  de  oe  sacerdoce. 
L'empire  turc  avait  des  finances,  sinon  mieux  ordonnées,  du 
moins  plus  riches  que  celles  des  autres  puissances  européennes. 
le  miri,  ou  trésor  public,  était  alimenté  par  la  capitation,  qui  se 
paye,  à  partir  de  quatorze  ans,  par  le  produit  des  salines  et  des 
domaines  de  la  couronne,  par  les  impôts  sur  le  café,  sur  le  tabac, 
sur  les  drogueries.  Le  kasna ,  ou  trésor  privé ,  percevait  les 
tributs  des  hospodars  de  Moldavie,  de  Yalachie  et  de  Raguse, 
les  impits  de  l'Egypte ,  dix  pour  cent  sur  les  ventes  de  biens- 
foods ,  les  amendes ,  les  confiscations  et  les  successions  en 
déshérence. 

Les  troupes  turques  supportaient  mieux  les  fatigues  militaires 
que  les  armées  européennes  ;  elles  attaquaient  avec  impétuosité, 
résistttent  avec  opiniâtreté,  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus  d*espoir 
de  vaincre;  mais  cet  espoir  perdu ,  elles  se  dispersaient  sans  re- 
tour. Comme  la  Russie,  l'Autriche  et  la  Prusse,  la  Turquie 
avait  pour  base  son  organisation  militaire. 

Parmi  les  princes  les  plus  fameux  de  son  temps,  on  peut 
<^Iasser  Mustapha  (1757),  fils  d'AchmetlII.  Instruit  par  le  mal- 
li^ur,  formé  par  les  leçons  de  son  père,  il  s'était  encore  fortifié 
par  l'étude  et  la  réflexion.  Il  donna  sa  confiance  à  Méhémet- 
l^^giûd,  pacha  d'Egypte,  l'un  des  meilleurs  vizirs  de  la  déca- 
dence, qui  fit  des  réformes  opportunes  et  rétablit  les  finances. 


4  EMPIRE  TriRC. 

Mais,  rigide  observateur  de  la  loi,  Mustapha  faisait  exécuter 
avec  une  sévérité  implacable  les  ordonnances  somptuaires  de 
Tempire:  en  se  promenant  par  les  rues,  suivi  du  bourreau ,  il 
lui  donnait  à  étrangler  ceux  qui  portaient  de  trop  riches  vête- 
ments. Si  le  peuple,  accoutumé  aux  profusions  de  Mahmoud, 
l'accusait  d'avarice ,  il  répondait  que  Ton  verrait  le  contraire  à 
l'occasion.  En  effet ,  il  répara  les  routes  et  les  ponts ,  fonda 
des  écoles  et  des  bibliothèques ,  flt  traduire  en  turc  les  Jpho- 
rismes  de  Boerhaave  et  le  Prince  de  Machiavel ,  avec  la  réfu- 
tation de  ce  livre  par  Frédéric  II  :  il  prononçait  lui-même  des 
discours  dans  les  académies. 

11  sentait  la  décadence  de  l'empire,  et  y  portait  les  mains  de 
tous  côtés.  Indigné  des  cessions  de  territoire  faites  à  b  Russie 
et  à  rAutriche ,  il  voulait  la  guerre ,  par  sentiment  religieux  ; 
mais  Raghib  l'arrêta ,  en  lui  opposant  les  décisions  des  ulémas, 
et  les  énormes  dépenses  auxquelles  il  fallait  faire  face.  Déjà 
l'empire  semblait  se  disloquer  de  toutes  parts.  De  temps  à  autre, 
quelques  pachas  ou  bien  les  mameluks  d'Egypte  refusaient  obéis- 
sance ;  et  la  Porte  n'était  pas  assez  forte  pour  les  dompter.  — 
Catherine  II  essaya  de  porter  les  derniers  coups  à  cet  empire  ;  elle 
s'empara  de  la  Grimée,  et  menaça  de  près  Constantinople  ;  Jo- 
seph II,  de  son  cdté ,  lui  fît  une  guerre  qui  coûta  à  l'Autriche 
trois  cent  millions  et  cent  mille  hommes.  I^éopold ,  son  suc- 
cesseur, conclut  la  paix  à  Szistova  (  4  août  1791  )  ;  l'Autriche 
restitua  ses  conquêtes ,  notamment  la  Valachie  et  la  Moldavie. 
Les  prisonniers  de  guerre  furent  rendus  sans  rançon  par  la 
Porte;  ce  qui  ne  s'était  point  vu  encore,  et  ce  qui  était  con- 
trat re  aux  idées  religieuses  des  musulmans. 

La  Turquie  cependant  n'était  point  heureuse  par  les  armes  : 
les  Russes ,  commandés  par  Souvarow,  gâchèrent  du  terrain; 
enfin  elle  entra  aussi  en  négociations  avec  eux.  La  paix  de  Jassy 
(  1792  )  établit  le  Dniester  pour  limite  entre  les  deux  empires.  La 
Russie  abandonnait  ainsi  la  Bessarabie ,  Bender,  Akkerman , 
Kilia,  Ismaïlov  et  la  Moldavie;  la  Porte  se  portait  garante  contre 
les  pirateries  des  Barbaresques  et  les  incursions  des  Tartares. 

Les  ulémas  avaient  beau  promettre  le  paradis  à  ceux  qui  étaient 
tués  en  combattant,  les  échecs  militaires  entretenaient  parmi  les 


BIIPIBE  TUBC.  5 

BonliDaDS  un  mécontentement  qui  se  traduisait  par  de  con« 
lîDDds  incendies.  Séiim  qui  ayait  succédé  à  Mustapha ,  devenu 
faoueheet  soup^nneiix ,  n'osait  presque  plus  sortir  de  son  pa- 
laii.  Sous  ce  règne,  les  Français,  les  Anglais  et  les  Russes  firent 
ensemble  ou  tour  à  tour  la  guerre  à  cet  empire  affaibli ,  et 
toojowB  flottant  dans  ses  amitiés.  Napoléon  chercha  à  le  tirer  de 
h  torpenr  et  à  réTeiller  ses  souvenirs  belliqueux  ' ,  sans  s*in- 
qniâer  de  mettre  TEurope  en  feu  et  la  civilisation  en  péril , 
powu  qu'il  fît  trembler  ses  ennemis.  Mais  il  y  employa  des 
oojeDS  peu  propices ,  tels  que  la  presse  et  le  récit  de  ses  ba- 
tsillcs.  Il  ne  fit  qu'effrayer  ceux  qu'il  voulait  encourager,  sans 
empêcher  les  Russes  d'attaquer  la  Porte  comme  alliée  de  la 
Fnnce,  et  de  pousser  leurs  conquêtes  jusqu'à  Ismaïl,  ce  qui 
leurvahitla  paix  avantageuse  de  Jassy.  Quand  il  voulut  endormir 
Aleiandre  sur  ses  usurpations,  Napoléon  convint  avec  lui  secrè* 
tement,  à  Tilsitt,  «  d'arracher  aux  vexations  delà  Porte  les  pro- 
vinces d'Europe,  excepté  Constantinople  et  la  Roumélie.  » 

Sélîm,  devant  cette  décadence ,  sentit  la  nécessité  d'une  ré- 
forme. Voyant  que  le  despotisme ,  les  muets ,  les  poignards 
n'avaient  pas  garanti  ses  prédécesseurs ,  il  songea  à  se  procurer 
une  armée  et  des  finances.  Il  mit  en  conséquence  un  impôt  sur 
le  vin ,  et  organisa  à  edté  des  janissaires  une  nouvelle  milice, 
qui  fit  dignement  ses  preuves  au  siège  d'Acre.  Mais  les  ulémas 
jetèrent  les  hauts  cris  ;  leurs  amis  les  janissaires  s'en  mêlèrent 
bientôt,  irrités  de  ce  que  Sélim  voulait  les  tenir  en  bride,  et 
pousser  les  Turcs  dans  les  voies  de  la  civilisation.  Renversant 
donc  leurs  terribles  marmites  (  1807),  ils  portèrent  la  flamme 
et  le  massacre  dans  Constantinople.  Le  sultan  les  excommunia , 
et  fit  marcher  contre  eux  les  troupes  de  quarante  pachas  ;  mais 
les  janissaires  restèrent  les  plus  forts,  et,  après  avoir  déposé  le 
sultan  philosophe ,  ils  abattirent  ses  institutions  et  firent  tomber 
les  têtes  de  ses  ûvoris.  Mustapha^ Baîrakdar  (porte-étendard), 
pacha  de  Routchouk,  accourut  à  G)nstantinople ,  suivi  de  ses 


disait  à  Saiote-Hélène  quMl  écriTit  à  Sélim  :  «  SulUn , 
son  de  ion  sérail ,  mets-toi  à  la  télé  de  tes  troupes ,  et  recommenee  les 
bavi  jours  de  la  monarchie.  » 

1. 


6  BMPlfiB  TUBCi 

soldats ,  et ,  ayant  frappé  les  chefs  de  la  révolte,  il  allait  rétablir 
Sélim  sur  le  trône,  quand  il  le  trouva  assassiné.  Alors  il  fit 
ceindre  le  cimeterre  a  Mahmoud,  neveu  du  sultao,  et  commença 
à  gouverner  avec  autant  de  force  que  de  sévérité.  Bientôt  le 
parti  janissaire  se  releva  en  fureur,  et  proclama  Mustapha  IV  ; 
mais  Baïrakdar  fit  étrangler  ce  prince;  puis,  mettant  le  feu  à 
un  magasin  à  poudre,  il  s'ensevelit  sous  les  débris  avec  les  chefi 
de  la  révolte  (28  juillet  1808). 

Mahmoud  était  resté  jusqu'à  vingt-deux  ans  livré  aux  femmes 
et  aux  ulémas,  éducation  habituelle  des  futurs  empereurs  ;  mais 
la  captivité  de  Sélim ,  devançant  pour  lui  les  leçons  de  Texpé- 
rience ,  lui  inspira  la  haine  des  janissaires  et  le  goût  décidé  des 
innovations.  Doué  d'autant  de  qualités  que  son  prédécesseur, 
et  d'une  plus  grande  fermeté,  il  choisit  de  bons  ministres,  mul- 
tiplia les  vengeances  et  les  châtiments,  et  se  promit  d'abattre 
toutes  résistances. 

Les  difficultés  étaient  grandes  à  son  déhut.  La  Perse  hostile 
avait  poussé  le  pacha  de  Bagdad  à  la  révolte  ;  les  Wahabites 
lui  avaient  arraché  la  Syrie  et  l'Arabie;  les  armées  russes  cou- 
vraient les  rives  du  Danube  et  du  Kouban  ;  la  Bosnie  et  la  Servie 
étaient  en  armes  ;  Ali ,  pacha  de  Janina ,  favorisé  par  l'Angle- 
terre ,  tentait  de  lui  enlever  l'Albanie  et  les  îles  Ioniennes.  A 
l'intérieur,  il  n'y  avait  ni  trésor,  ni  soldats,  ni  confiance;  les 
janissaires  étaient  courroucés ,  les  ulémas  hostiles.  La  fortune 
le  seconda  d'abord:  il  recouvra  les  clefs  des  villes  saintes  de 
l'Arabie,  comprima  les  pachas  turbulents  de  W'iddin  et  de 
Bagdad ,  réduisit  au  silence  les  Afghans ,  soumit  les  mameluks 
à  la  discipline ,  et  répandit  dans  l'armée  une  nouvelle  vie  ;  il  ter- 
mina'la  longue  guerre  de  Moldavie  par  la  paix  de  Boukharest , 
conclut  un  traité  avec  la  Russie,  que  menaçait  un  ennemi  plus 
fort,  en  renonçant  aux  villes  et  aux  districts  situés  sur  la  rive 
gauche  du  Pruth;  enfin  il  s'appliqua  à  des  améliorations  inté- 
rieures, pendant  qu'il  n'avait  rien  à  redouter  de  la  part  de  la 
Russie  ni  des  autres  puissances,  occupées  à  se  défendre  contre 
Napoléon. 

Le  zèle  religieux  se  refroidissait  par  l'influence ,  si  faible 
qu'elle  fut,  des  idées  de  la  révolution ,  par  l'effet  des  victoires 


EMPIBB  TUfiC.  7 

des  Anglais  dans  Tliide,  autant  que  par  celles  des  Wababites. 
Puis  e*étaît  déjà  un  proGt  pour  les  sujets  de  n'avoir  à  obéir  qu'a 
un  seul  tyran.  Le  peuple  prit  donc  Mahmoud  en  affection,  et 
sa  popularité  lui  donna  la  hardiesse  d'oser  davantage.  Comme 
il  était  le  dernier  de  sa  race ,  et  qu'en  l'assassinant  on  eût  fait 
périr  le  khalifat ,  il  demeura  inviolable  au  milieu  des  haines  des 
janissaires  et  des  ulémas. 

H  prit  conseil  de  Hali*£ffendi ,  qui,  ancien  ambassadeur  à 
b  cour  de  Napoléon,  avait  pu  voir  les  réformes  praticables,  et  les 
indiquait  à  son  maître.  Blahmoud  remplit,  d'après  ses  avis ,  les 
aleotoorsde  la  capitale  d^instrumentsde  supplice,  sur lesquelsex- 
piratent,  dans  d'horribles  souffrances,  les  nombreux  bandits  qui 
les  mfestaient.  La  fureur  des  janissaires  se  tourna  contre  le  minis- 
tre, et  le  sultan,  cédant  à  leurs  désirs ,  l'envoya  en  exil  :  il  ac- 
corda  cependant  à  ses  larmes  un  firman  qui  lui  assurait  la  vie  ; 
niaisà  peine  était-il  parti,  qn'ilenvoya  l'ordre  de  l'égorger,  et  ses 
dépouilles  firent  entrer  dans  le  trésor  dix  millions  de  piastres. 

Quand  les  Anglais  sortirent  de  TÉgypte  après  la  courte  occu- 
pation française ,  cette  province  semblait  devoir  être  restituée 
a  la  Porte  ;    mais  les  mameluks  y  reprirent  leur  autorité  dé- 
sordonnée ;  tyrannie  féodale ,  qui  les  laissait  libres  d'obéir,  au- 
Uintqae  cela  leur  plaisait,  au  pacha  envoyé  de  Constantioople. 
La  Porte ,  résolue  de  détruife  cette  milice  rebelle,  non-seule- 
meot  interdit  de  leur  porter  des  enfants  de  la  Circassie  et  de 
la  Géorgie  avec  lesquels  ils  se  recrutaient,  mais  elle  eut  re- 
cours à  ses  moyens  ordinaires.  L'amiral  turc ,  les  ayant  invités 
à  on  hanqiiet,  les  fit  assaillir  à  coups  de  fusil;  le  vieux  Ibra- 
him €L  le  jeune  Bardissi,  leurs  principaux  chefs,  échappèrent 
pourtant  à  ce  guet-apens.  Le  nouveau  pacha  envoyé  au  Caire , 
Kosrew,  avec  des  soldats  recrutés  dans  tout  l'empire,  fit  une 
guerre  d^extermination  au^  mameluks  ;  mais  les  beys,  excités 
par  Méhémet-Ali ,  reprirent  le  dessus.  Cet  homme  obscur,  mar- 
chand de  tabac  dans  la  Macédoine,  étant  allé  dans  ce  pays 
comme  chef  des  Amantes  *,  passant  d'un  parti  à  un  autre ,  eut 

'  Vf%  Arnaiites  sont  des  milices  de  Skipetare  et  de  Grecs,  tirées  de  la 
RoméUe. 


8  SMPIBB  TUBC. 

recours  à  tous  les  moyens  qu*il  crut  propres  à  son  élévatioQ. 
Après  avoir  battu  Kosrew ,  il  fut  fait  gouverneur  de  TÉgypte 
aux  acclamations  du  peuple,  c'est-à-dire  des  soldats  et  des 
ulémas;  il  endossa  la  pelisse  d'honneur,  et  parcourut  le  pays 
au  milieu  des  cris  de  joie.  La  Porte  fut  obligée  de  s'accommoder 
de  cette  domination  nouvelle ,  et  de  remettre  les  choses  sur  le 
pied  où  elles  étaient  avant  l'invasion  française.  Méhémet-Ali  ^ 
aussi  rusé  qii'ambitieux ,  put  dire  :  L^ Egypte  est  à  Pencan ,  elle 
demeurera  à  celui  qui  donnera  le  plus  d'argent  ou  le  dernier 
coup  de  sabre. 

La  Porte  en  était  réduite  à  s'avouer  inférieure  en  force,  en 
même  temps  qu'elle  était  menacée  par  le  fanatisme,  cette  autre 
base  de  son  existence. 

Les  Wahabites ,  secte  qui  s'introduisit  en  Arabie  vers  1730, 
se  proposaient  de  rappeler  l'islamisme  à  sa  rigueur  et  à  sa  pureté 
primitive,'  répudiant  les  traditions,  les  symboles,  et  tout  ce  qui 
n'était  pas  l'adoration  du  Dieu  pur.  Le  luxe,  les  habits  désole  et 
l'usage  de  la  pipe  surtout  étaient  condamnés  par  ces  puritains  de 
l'islamisme.  Aussi  forts  de  leur  fanatisme  que  de  leurs  armes , 
ils  commençaient,  en  entrant  dans  une  ville,  par  renverser  les 
tombeaux  des  scheiks  en  honneur  dans  la  centrée  et  les  bazars  ; 
mais,  au  lieu  d'établir  un  pouvoir  unique,  ils  conservaient  l'in- 
dépendance à  chaque  tribu ,  comprimant  toutefois  les  guerres 
civiles  ;  et  ils  faisaient  rendre  la  justice  par  des  tribunaux  ré- 
guliers. 

La  Porte,  se  repentant,  mais  trop  tard,  de  les  avoir  laissés 
grandir,  donna  ordre  à  Suleiman ,  pacha  de  Bagdad,  de  les  ex- 
terminer (  1801  ).  Ali-Kiaga ,  général  de  ce  pacha,  pénétra  avec 
beaucoup  de  difBcultédans  le  district  de  Lahsa;  mais,  peut-être 
d'intelligence  avec  l'ennemi ,  il  battit  en  retraite.  Enhardis 
par  ce  succès,  les  Wahabites  s'avancèrent  jusqu'à  la  Mecque, 
dont  ils  se  rendirent  maîtres  ;  ils  y  amoncelèrent  un  énorme 
tas  de  pipes,  où  il  y  en  avait  de  fort  précieuses ,  et  y  mirent  le 
feu.  Abdel- Aziz ,  leur  chef,  fut  alors  assassiné  par  la  vengeance 
d'un  Persan  ;  on  lui  donna  pour  successeur  Ibn-Saod(1803  ), 
qui  ralluma  chez  les  siens  l'ardeur  des  conquêtes.  Us  dévali- 
saient les  caravanes  sacrées ,  détruisaient  les  mosquées.  Us  ne 


EMPIRE   TUBC.  9 

parent  toutefois  Tenir  à  bout  de  la  Kaabali ,  à  cause  de  sa  soli* 
dhé;  mais  ils  éloignèrent  les  pèlerins  en  comblant  les  puits  (1804). 
Ibii-Saod  n*enimenait  cependant  pas  à  sa  suite  plus  de  six  mille 
hofflmcs  lors  de  rexpédition  qui  remplit  de  terreur  l*Yémen,  la 
Syrie,  et  les  deux  rives  de  l'Euphrate. 

Mâiémet-Ali  se  fut  à  pône  consolidé  dans  la  vice-royauté  de 
rÉgypte,  qu'il  se  proposa  deles  dompter;  mais  il  voulait  aupara- 
vantassurer  ses  derrières,  en  détruisant  d*un  coup  toute  la  milice 
des  mameluks.  La  cérémonie  dans  laquelle  le  vice*roi  devait 
donner  solennellementla  pelisse d*honneur  à  Touzon, son  second 
fils,  qui  devait  commander  la  croisade,  lui  en  offrit  Foccasion. 
Tous  les  mamelouks  y  furent  enveloppés,  massacrés  par  des 
troopes  apostées;  et  le  féroce  Ali  ne  s'arrêta  que  lorsqu'il  eut 
VI  les  quatre  cent  soixante-dix  têtes  sanglantes  de  ses  victimes. 

Ce  fut  alors  que  le  vice-roi  entama  Texpédition  contre  les  Wa* 
habites  ;  mais  les  trois  mille  hommes  commandés  par  Touzon 
qui  semblaient  devoir  détruire  facilement  ces  bandes  errantes, 
forent  mis  en  déroute  (1812).  Touzon  ensuite,  réparant  ses 
pertes,  r^MÎt  Médine  et  la  Mecque  (1815),  et  parvint,  après 
me  longue  campagne,  après  beaucoup  de  négociations  et  de 
trahisons,  à  dompter  ces  fanatiques;  mais  ils  se  relevèrent 
bientôt.  Ibrahim ,  le  fils  atné  de  Mébémet,  qui  devait  être  son 
orgueil  et  l'objet  de  ses  plus  chères  affections ,  commanda  contre 
eux  une  nouvelle  expédition.  Abdallah ,  leur  chef,  moins  habile 
<Ioe  brave,  tomba  entre  ses  mains(  1818);  et  l'extermination  fut 
le  procédé  que  le  vainqueur  employa  pour  rétablir  la  tranquillité. 

Mébémet  détruisit  de  même  les  États  de  Dongola,  de  Barbar, 
Clicndi,Halfoy,  Kordoûin,  et  le  royaume  de  Sennaar(1819),  où 
la  dynastie  des  Foungis  avait  subsisté  depuis  l'an  890  de  l'hé- 
gire, et  donné  vingt-neuf  rois  au  pays. 

Alexandrie  et  Constantinople  fêtèrent  le  jeune  «  pacha  des 
^les  saintes.  »  Ce  n'était  pas  cependant  le  triomphe  de  la  Porte , 
mais  bien  celui  de  Mébémet- Ali.  Son  avidité  compromit  toute- 
fois ces  acquisitions;  il  tyrannisa  l'Arabie,  de  sorte  que  cette 
conquête  tourna  à  son  détriment,  Touzon,  qu'il  avait  envoyé 
dans  la  Nubie  pour  réunir  ce  pays  à  l'Egypte,  y  perdit  la  vie , 
et  sa  mort  fut  vengée  par  celle  de  plus  de  trente  mille  Africains. 


10  EMPlfiE  TUBC. 

Cependant  Méhémet,  despote  astucieux,  novateur  égoïste^ 
mais  doué  d'une  intelligence  supérieure ,  apprit  a  lire,  se  Gt 
initier  aux  arts  de  TËurope;  et,  habile  à  détendre  tous  les  liens 
qui  rattachaient  à  la  Porte,  il  s'appliqua  à  organiser  le  pays,  er» 
le  gouvernant  comme  s'il  en  eût  été  le  chef  suzerain.  Aussi 
croyait-on  universellement  qu'il  n'attendait  qu'une  occasion  pour 
proclamer  cette  indépendance,  dont  il  usait  prématurément. 

Les  soulèvements  se  succédaient  aussi  dans  d'autres  parties 
de  la  Turquie  ;  car  on  ne  réclame  pas  sous  les  tyrans ,  on  cens 
pire.  Des  incendies  fréquents  révélaient  le  mécontentement ,  et 
la  Porte  était  contrainte  d'accorder  à  la  rébellion  triomphante 
ce  qu'elle  avait  refusé  aux  réclamations  de  la  fidélité.  Tous  les 
symptômes  d'une  décadence  sans  remèdes  apparurent  alors  à 
tous  les  yeux.  La  vraie  cause  de  cette  décadence,  c'est  que  les 
Turcs  ne  sont  pas  une  nation  ;  qu'il  n'y  a  point  de  nationalité 
qui  s'improvise  là  où  manque  tout  accord  dans  les  intérêts,  où 
les  sentiments  n'ont  point  une  même  direction.  Dans  les  so- 
ciétés chrétiennes,  tout  tend  à  l'égalité  politique,  à  tirer  parti 
des  facultés  de  chacun  pour  le  bien-être  de  tous,  et  à  faire  con- 
corder ce  droit  avec  le  devoir.  Les  grands  États  européens  ne 
sont  point  mis  en  péril  de  mort  par  les  fautes  de  leurs  chefs  ;  et 
si  la  force  brutale  peut  changer  les  gouvernements  et  les  fron- 
tières, elle  n'entame  point  ce  sentiment  profond  et  fraternel  qui 
est  la  vie  et  qui  règle  la  destinée  des  peuples.  En  Turquie,  au 
oontraire,  que  de  millions  d'opprimés  sont  agglomérés  autour 
d'une  poignée  de  Turcs  !  rivaux  irréconciliables,  que  la  religion 
et  l'intérêt  font  ennemis.  Tous  les  musulmans  sans  distinction 
sont  également  appelés  à  parvenir  à  la  puissance,  aux  dignités, 
aux  fonctions  du  sacerdoce ,  de  la  justice ,  de  l'administration  -, 
nulle  distinction  n'existe  dans  la  race  conquérante ,  sauf  le 
turban  vert  pour  les  descendants  du  prophète.  Hors  de  là , 
rien  d'héréditaire.  Portés  des  conditions  les  plus  basses  aux 
postes  les  plus  élevés,  ils  y  conservent  le  nom  de  leur  condition 
passée. 

Les  fils  des  vaincus  sont  réduits  à  la  condition  de  sujets,  de 
clients,  de  gens  de  travail,  mais  libres  de  corps,  de  conscience, 
libres  de  s'administrer  entre    eux  moyennant  la  capitatioui 


BMPIBS  TUBC.  Il 

Kbns  de  coltiver  leurs  biens  en  payant  le  tribut  foncier.  Si 
le  ra!a  Tient  à  embrasser  Vîslaniisme,  il  sera  exempté  de  la  ca- 
pitation,  mais  il  ne  sortira  pas  pour  cela  de  la  classe  des  vaincos, 
à  moins  qu'un  firman  du  mettre  ne  Télève  aux  grands  emplois. 
La  race  turque  a  donc  pu  jeter  un  éclat  passager  alors  qu'un 
Mahomet  II  ou  un  Soliman  poussaient  en  avant  leurs  hordes 
guerrières ,  faisant  appel  à  leurs  instincts  de  dlstniciion  ;  mais 
se  fondre  avec  les  peuples  conquis,  cimenter  avec  eux  cette  union 
qai  seule  peut  engendrer  la  force,  jamais! 

L'imprévoyance  est  le  fait  des  peuples  asservis,  qui  ont  perdu 
la  acuité  d'examiner  leurs  propres  besoins ,  de  les  exposer, 
de  chercher  remède  à  leurs  maux.  Le  droit  de  remontrance 
ne  s'exerce  d'ailleurs,  chez  les  Turcs,  que  par  les  baïonnettes  des 
janissaires.  Ce  peuple,  torturé  par  un  mattre,  torture  à  son  tour 
tes  bourreaux  ;  mais ,  content  d'une  vengeance  passagère ,  il 
n'a  point  le  souci  d'assurer  sa  sécurité  à  venir  et  lebonlieor  de 
ses  descendants. 

L'administration  intérieure  est  simple,  car  elle  est  despotique  : 
aujourd'hui  portefaix,  on  est  demain  vizir,  si  le  maître  le  veut 
ainsi  ;  après  quoi  ce  vizir  peut  voir  arriver  le  cordon  fatal ,  sur 
la  plûnte  d'un  mendiant  auquel  il  aura  fait  injure*,  ce  qui  met 
une  terrible  égalité  entre  les  croyants.  Le  premier  venu  peut  à 
toute  heure  se  présenter  chez  le  pacha ,  s'asseoir  au  milieu  du 
divan ,  exposer  ses  griefs ,  et  recevoir  justice  sans  formalité , 
et  sans  plus  de  cérémonie. 

Ce  sultan  qui  semble  le  maître  absolu  d'un  si  vaste  empire  ne 
l'est  en  réalité  que  dans  sa  capitale,  parce  qu'il  y  a  sous  la 

*  Ce  talileao  des  moBors  et  da  gouvernement  de  la  Turquie,  exact 
^vaalaa  paasé,  ceiaerait  d'être  éqnluble  et  vrai,  snr  quelques  points, 
t*il  s'agksail  dn  tempe  présent  Les  nouveaux  principes  proMolgués 
aooBle  règne  actuel,  si  dépourvus  qu'ils  soient  encore  de  force  et  de  vie 
dam  Tapplication ,  ont  cependant  porté  coup  aox  excès  les  plus  révol- 
tantidu  despoUsme  turc;  le  nouveau  code  pénal ,  surtout,  8*est  ouvert 
a  des  idées  d'humanité  et  de  progrès  ;  et  le  cordon  tant  redouté  des  vi- 
ùn  et  des  paclma  a  cessé  de  figurer  parmi  les  présents  do  inattre.  Un 
niairtre  congédié  à  Constantinople  perd  son  portefeuille  comme  ail» 
Nfs,  et  voilà  tout.    (  A«.  R.  ) 


13  EMPiaS  TÛBC. 

main  beaucoup  de  troupes  et  de  rartilleiie  ;  bon  de  là ,  se  re- 
trouve la  vivante  image  du  système  féodal.  Les  pachas  sont  l'é- 
quivalent des  barons ,  avec  T  hérédité  de  moins.  Les  villages 
correspondent  aux  communes,  ayant  des  revenus  particuliers. 
L'administration  civile  et  militaire  appartient  au  pacha,  la  jus- 
tice au  cadi ,  le  culte  au  muphti ,  divisions  qui  du  reste  signi- 
fient peu  de  chose  là  où  Tarbitraire  fait  tout.  Presque  tous  les 
emplois  sont  mis  à  Tenchère  tous  les  ans,  et  ceux  qui  les  achè- 
tent ne  négligent  rien  pour  rentrer  au  plus  vite  dans  leurs  dé- 
boursés. 

Très- peu  de  gens  savent  lire  et  écrire  en  Turquie;  le  sultan 
signe  en  trempant  son  doigt  dans  Técritoire;  les  pachas  signent 
avec  leur  cachet.  Pi'ayant  point  à  passer  par  les  longues  filières 
des  procédures  judiciaires,  les  affaires  pourraient  marcher 
rapidement,  si  on  ne  faisait  pas  durer  à  plaisir  celles  dont  il 
y  a  de  grands  profits  à  tirer.  Les  jugements  sont  généralement 
équitables,  dictés  par  le  bon  sens,  et  d'une  simplicité  patriarcale; 
puis  on  brûle  le  peu  de  documents  qui  ont  figuré  au  procès,  et 
la  cause  est  irrévocablement  jugée. 

Les  municipalités  sont  chargées  de  répartir  Timpot  entre  les 
familles,  et  les  relations  avec  le  centre  de  Tempire  sont  extrê- 
mement rares.  Écrire  à  Constantinople  n'est  guère  dans  Fusage 
d'un  peuple  illettré.  Le  Grand  Seigneur,  s'il  a  un  ordre  à  trans- 
mettre ,  est  obligé  d'expédier  un  Tartare. 

La  population  diminue  à  vue  d'oeil,  et  toutes  les  villes  ont 
entre  elles  de  vastes  déserts.  La  médecine  n*y  est  pratiquée  que 
par  un  petit  nombre  d'empiriques  ;  nulle  attention  à  l'état  sani- 
taire du  pays;  point  d'hôpitaux,  point  de  routes,  point  de  ponts, 
point  d'établissements  d'instruction  ;  dans  les  prisons  se  trou- 
vent confondus  les  pi'évenus  et  les  condamnés;  l'assassin  y 
coudoie  le  débiteur  insolvable. 

Les  servitudes  personnelles,  les  logements  militaires,  les  exac- 
tions ,  pèsent  sur  les  habitants  des  villes.  Ainsi  la  richesse , 
étant  une  occasion  de  péril  et  de  ruine ,  se  cache  et  n'ose  ten- 
ter des  entreprises  qui  la  démasqueraient.  L'argent  s'entasse  im- 
productif, soit  dans  le  trésor  impérial ,  soit  dans  la  bourse  des 
particuliers.  Vient-il  à  se  montrer,  il  est  écrasé  sur-le-champ 


SMPIBS  TU&C.  13 

4t  ontnbotioiis;  en  attendant,  des  soldats  8*établissent  en 
■atlres  dans  votre  maison  ;  et  ai  la  chaire  devient  trop  lourde , 
le  village  émigré  tout  entier. 

Cen*est  point  par  leur  taux  exorbitant,  c'est  par  leur  mau- 
laise  répartition  que  les  inip6ts  sont  le  plus  vexatoires  ;  c'est 
parée  que  le  recouvrement  s'en  opère  avec  brutalité  par  la 
nain  des  traitants  qui  les  ont  a  charge,  et  à  travers  une  longue 
chaîne  de  concussions.  Le  gouvernement  turc  n'entend  rien  au 
maniement  des  finances,  et  ne  connaît  point  d'autres  expédients 
qoe  l'altération  des  monnaies. 

Une  grande  portion  des  terres  appartiennent  aux  mosquées, 
^sont  exemptes  d'impôts.  Elles  sont  sacrées,  à  ce  point  que,  si 
urgents  que  les  besoins  puissent  être ,  on  n'ose  y  porter  la  main. 
Les  pachas  lèvent  les  impôts  sur  les  autres,  terres,  sans  ca- 
dastre ,  sans  règle  fixe ,  grevant  à  volonté  les  propriétaires  sans 
que  le  trésor  en  profite. 

Uégalité  qui  règne  entre  les  musulmans  leur  inspire  un  or> 
goeilleux  mépris  pour  les  chrétiens,  qui  n'y  participent  point. 
Lorsqu*en  traversant  les  rues  de  Constantinople ,  on  entend 
les  femmes  même  dire  aux  raîas,  «  Que  la  peste  t'étouffeî  que 
les  oiseaux  fiaitentsur  ton  menton  !  »  on  peut  se  figurer  ce  que 
doit  être  la  condition  des  chrétiens.  La  ligne  de  démarcation 
entre  les  deux  peuples  est  aussi  tranchée  qu'au  jour  de  la  con- 
quête. Ils  vivait  ensemble,  sans  se  mêler,  sans  se  saluer.  Le 
pouvoir,  dans  les  cas  les  plus  extrêmes ,  ne  demande  pas  un 
soldat  aux  chrétiens;  il  ne  les  force  pas  de  parler  sa  langue, 
mais  il  ne  s'inquiète  pas  d'apprendre  la  leur.  Ainsi  les  gouver- 
nants ignorent  les  gouvernés; ils  ne  leur  parlent  qu'au  moyen 
d'interprètes  qui,  pour  la  plupart,  sont  des  renégats,  et  cousé- 
qaemment  d'une  foi  suspecte  :  autre  ressemblance  avec  le  sys- 
tème des  conquérants  de  notre  moyen  âge. 

Chrétiens  et  Turcs  traitent  donc  entre  eux  comme  d'esclave  à 
mettre  :  Injustice  n'est  point  la  même  pour  les  uns  et  pour  les 
autres  ;  le  délit  qui  mène  au  gibet  le  chrétien,  se  rachète  par  une 
amende  pour  le  musulman.  Sur  le  premier  seulement  pèse  la 
taxe  personnelle.  Le  Turc  a  pour  le  chrétien  tout  le  mépris  du 
planteur  pour  l'esclave^  disposant  de  sa  maison ,  de  son  cheval, 


14  BMPIBS  TUBC. 

de  ses  ustensiles.  Il  arrive  que  le  pàcha  met  en  réquisition  les 
raîas,  les  envoie  travailler  an  loin,  sans  pourvoir  le  moins  du 
monde  à  leur  nourriture. 

Dès  qu^un  village  compte  un  nombre  suffisant  de  chrétiens, 
il  leur  est  permis  d'élire  un  chef  (kodia  basehé)  qui  les  repré- 
sente auprès  de  Tautorité  musulmane,  répartit  Fimpôt,  fait 
connaître  les  ordres  du  pacha,  et  portt  devant  lui  les  réchima* 
tions  des  raîas.  Mais  se  fondre  avec  les  Turcs  est  impofisible 
autant  que  d*unir  la  polygamie  avec  le  mariage ,  la  liberté  avec 
Fesclavage ,  TÉvangile  avec  le  Coran.  Si  déjà  nous  voyons  en 
Grèce,  en  Algérie,  en  Moldavie,  en  Servie,  prévaloir  les  ra- 
ces chrétiennes,  cela  vient  de  la  disparition  des  Turcs,  on  de 
ce  qu'il  n'en  reste  qu'un  petit  nombre,  qui  y  sont  comme  à 
l'état  de  prisonniers.  Mais  les  chrétiens,  par  malheur,  n'offrent 
point,  dans  toutes  ces  contrées,  les  éléments  d'une  forte  agré- 
gation entre  eux,  pas  plus  qu'avec  le  reste  de  TEurope.  Point 
de  nationalité,  point  de  patrie,  ni  origine;  ni  langue  qui  leur 
soit  commune.  Point  d'intérêts  généraux,  à  part  la  religion. 
Qu'ils  se  soulèvent,  et  ils  n'ont  à  arborer  que  la  croix.  En  réa- 
Hté,  ils  n'ont  de  patrie  que  la  commune;  et  entre  ces  petits 
groupes  il  y  a  d'immenses  espaces  et  point  de  communications. 
Presque  tous  ces  chrétiens  sont  schismatiques,  par  conséquent 
hostiles  à  Rome,  qui  est  le  centre  de  l'unité  européenne  :  c'est 
là  ce  qui  a  facilité  la  longue  domination  de  la  race  turque.  £t 
maintenant  que  reste* t-il  du  Coran?  la  polygamie,  l'anarchie 
des  pouvoirs,  la  corruption  de  ses  agents ,  l'appauvrissement 
général ,  la  stérilité  du  sol ,  et  la  dégradation  de  la  race  turque; 
aussi  sa  chute  est-elle  Inévitable.  Mais  qui  peut  prédire  ce  qui 
en  surgira? 


BÉGÉNBEATION  DB   hk  GBÀCH.  fi 


aSGEIfEBAHON  DE  LA  GRECE, 


La  déeadenee  de  la  Turquie  semblait  devoir  favoriser  Faf- 
firandûseiiieiit  de  la  race  grecque,  peuple  deuxfoU  vaincu, 
qui  n'avait  point  pactisé  avec  la  tyrannie,  ni  même  rejeté  Tespé- 
rmat  dans  les  temps  les  plus  désastreux. 

Ce  peuple  occupe  la  péninsule  située  au  sud  des  Alpes  orien- 
tales ,  sur  iaqueUe  la  Porte  avait  institué  quatre  pachalicka  : 
eefan  de  Salonique,  formé  de  Fancienne  Macédoine;  celui  de 
Janina,  qui  comprend  TAlbanie  Amaute;  celui  de  Livadie, 
raneieBiie  Hdiade,  et  celui  de  Tripoli,  la  Morée;  sans  compter 
les  îles  de  Candie  et  de  Ilégrepont,  les  Cyclades  et  les  Sporades, 
pbeées  sous  le  commandement  direct  du  capitan-pacha.  Ces 
contrées  forent  conquises  par  les  Turcs  peu  de  temps  après 
la  prise  de  Conataotinople;  mais  un  peuple  n'est  point  mort, 
tant  que  survivent  les  éléments  de  sa  nationalité.  Les  Grecs 
nstaient  «mis  entre  eux  par  une  même  religion  >  contre  la 
iKvde  BDaiMMoétane;  une  même  langue  leur  servait  de  Den  et  de 
protcstatioD  contre  leurs  oppresseurs;  leurs  chants  nationaux 
eqnaaent  des  haines  et  des  espérances  communes. 

Quand  In  plaine  thessalienne  eut  été  soumise,  le  gros  de  la 
MtKNi  et  ce  qu'elle  comptait  de  plus  viril  se  réfugia  dans  les 
montagMa  ;  et,  des  hauteurs  de  TOIympe,  du  Pélion,  des  rochers 
du  Pinde  et  des  Agrapha,  s*éiancèrent  les  Glepbtes  déterminés, 

■  lA  capctalation  de  Mahomet  II  avait  respecté  rÉglise  grecque; 
dicavda  le  droit  d*éIecUon  canonique  aun  dignité*,  sauf  le  béral  du 
Gnad  Seigneur.  Le  patriarche  cecoménique  de  Constantinople  prési- 
dait le  saint  synode,  composé  de  dix  ou  douze  évéques  des  villes  les 
plus  proches;  il  recevait  l^appel  des  sentences  épiscopales,  nommait 
soi  dignités  ecclésiastiques ,  et  réglait  la  répartition  de  l'impôt.  Le  pa- 
triarche protégeait  les  coreligionnaires  près  de  La  Porte,  jugeait  les  ec- 
ciériaaiiqiics  dans  les  cas  criminels,  pouvait  condamner  à  femprisonne- 
nmi  on  anx  galères  sans  que  le  sultan  pût  intervenir,  à  moina  que  te 
covpabie  n'embrassât  Tislamisme. 


16  HBGBNÉBATION  DB  LA  GBBCB. 

la  terrear  du  territoire  occupé  par  les  Tares  et  les  Grecs  sottmis 
à  leur  joug.  Les  Turcs ,  fatigués  de  combattre  des  populations 
pauvres  et  indomptables,  se  décidèrent  à  les  laisser  vivre  sous 
leurs  propres  lois,  et  à  leur  laisser  les  armes,  sous  la  condition 
d*un  léger  tribut;  mais  ceux  qui  habitaient  les  régions  élevées 
de  la  montagne  se  refusèrent  à  toute  transaction. 

Dès  son  plus  jeune  âge,  le  Clepbte  était  habitué  aux  priva- 
tions, à  la  souffrance ,  à  ne  redouter  rien  :  toujours  prêt  à  af- 
fronter la  mort  pour  piller,  comme  pour  défendre  son  territoire 
ou  sa  religion,  et  bravant  à  sa  dernière  heure  la  férocité  des 
oppresseurs.  Contents  de  peu,  ces  hommes  rudes  gardaient  leurs 
troupeaux ,  et  ne  considéraient  pas  le  brigandage  comme  un 
opprobre;  ils  vidaient  par  les  armes  les  différends  qoMIs  ne 
pouvaient  terminer  à  l'amiable,  et  respectaient  les  femmes  pri- 
sonnières. Ils  ne  combattaient  pas  selon  les  lois  de  la  guerre, 
mais  disséminés  çà  et  là,  tirant  à  main  posée,  fuyant  pour  re- 
venir sur  Tennemi  à  Timproviste.  G)mme  ils  ne  voyaient  point 
de  mérite  à  se  comporter  vaillamment,  ils  ne  gardaient  point 
souvenir  de  ceux  qui  mouraient  en  braves,  mais  seulement  de 
ceux  qui  cédaient  lâchement.  Les  femmes  aimaient  leur  valeur, 
et  les  assistaient  dans  leurs  fatigues;  souvent  les  popes  mar- 
chaient à  leur  tête,  ou  combattaient  dans  leurs  rangs.  Parfois 
deux  Clephtes  se  juraient  sur  les  autels  fraternité  d*arnies 
(d^sXqxMCM^i)  à  la  manière  antique,  pour  n*étre  pas  séparés, 
même  par  la  mort  >•  Les  alliances  chez  eux  étaient  héréditaires, 
de  même  que  les  inimitiés  et  les  vengeances.  Après  la  mort  du 
père,  la  mère  le  remplaçait  dans  le  gouvernement  domestique. 
L'épouse  adultère  était  mise  à  mort  par  le  mari  ou  les  parents. 
Cette  vie  d'aventures  avait  pour  eux  autant  de  charmes  que  le 
bien-être  des  villes  peut  en  avoir  pour  nous.  Ils  tiraimt  leur 
nourriture  de  leurs  troupeaux  ;  ils  faisaient  rôtir  les  viandes  des- 
tinées à  leurs  repas,  comme  les  héros  d'Homère,  et  les  arro- 
saient de  copieuses  libations  de  vin,  au  milieu  des  saillies  et  des 
chants  joyeux.  A  côté  de  leurs  frères  de  la  plaine  pillés  et  ou- 

*  Ayant  rinsarreetion  de  1 815 ,  MikMch  sauva  un  Turc  auquel  il  éUit 
lié  par  une  fraternité  de  ce  genre. 


UGÊNÉBITIOH  DE  LÀ  G&feCE.  17 

tn^  à  toute  heure,  ils  puisaient  des  forces  et  de  dures  cooso* 
btions  daos  les  sacrifices  même  qu'ils  s^tmposaient. 

Ceux  qui  habitaient  moins  haut  dans  la  montagne ,  plus 
esposés  au  danger ,  créèrent  pour  leur  défense  une  milice 
composée  de  Grecs  dits  Jrmaioles,  qui  s'étendait  de  TAxins  à 
llslhme  de  Gorinthe;  elle  fut  divisée  en  autant  de  bataillons 
quH  j  arait  de  districts,  et  commandée  par  un  capitaine  béré- 
Âtaire ,  qui  résidait  au  chef-lieu.  Les  Turcs  consentirent  à  ac- 
eoider  de  certaines  franchises  à  ces  PaUikars,  et  les  mirent  par 
ce  moyen  sous  la  dépendance  du  pacha  ;  mais  comme  ce  dernier 
cfaerdiait  à  empiéter  sur  leurs  privilèges,  c'était  une  guerre  con- 
tinuelle entre  eux.  Les  Pallikars,  lorsqu'ils  avaient  le  dessous, 
se  léfugiûent  dans  les  cantons  plus  montagneux,  et  redevenaient 
Qephtes. 

La  poéâe ,  qui  est  immortelle  an  sein  de  ces  montagnes  que 
les  anciens  avaient  données  pour  habitation  aux  Muses,  soutint 
Tespril  d'indépendance  et  ôélébra  ses  martyrs.  Les  chants  des 
dephtes  racontent  les  exploits  des  braves,  terreur  des  Turcs 
et  des  troupeaux  ;  leur  courage  à  endurer  la  faim ,  la  soif,  les 
tortures  ;  leur  dévotion  envers  les  popes  et  les  reliques  *  :  oeuvres 
de  poètes  inconnus,  n'ayant  nul  souci  de  gloire,  n'ayant  d'autre 
besoin  que  d'épancher  leur  cœur.  Les  aveugles  les  apprennent, 
y  adaptent  des  airs,  et ,  rapsodes  nouveaux,  ils  les  répètent  en 
mendiant;  c'est  ainsi  qu'on  les  entendait  chanter  :  «  Un  fusil , 

•  un  sabre,  ou,  faute  de  mieux ,  une  fronde,  voilà  nos  armes. 
«  Avec  le  fusil ,  le  sabre ,  la  fronde ,  j'aurai  des  champs ,  des 

«Ués,  du  vin. 

«  J'ai  vu  les  agas  prosternés  à  mes  pieds  ;  ils  m'appelaient 
«  leur  seigneur  et  mattre. 

«  Je  leur  ai  enlevé  leur  fusO,  leur  sabre  et  leurs  pistolets. 

•  0  Grecs,  relevés  vos  fronts  humiliés  !  Prenez  le  fiisil ,  le 

•  sabre,  la  fronde ,  et  nos  oppresseurs  vous  nommeront  bientôt 
-  leon  seigneurs  et  mattres.  * 

*Toy.  Faoridy  Chansons  populaires  de  la  Grèce,  1824.  On  a 
péM  CB  I8S7  om  coUectioB  des  Piesma,  traditions  des  Monténégrins, 
Iven  le  Noir  et  ses  combats  contre  les  Turcs. 

3. 


18  BBGBRÉAATION  DE  Vk  GAECB. 

Le  système  communal  avec  ses  fonnes  représentatives  avait 
survécu  chez  les  Grecs  ;  ils  élisaient  leurs  juges,  les  percepteurs 
des  impôts ,  et  répartissaient  entre  eux  les  tributs  et  le  recrute- 
ment. Ils  respectaient  les  vieillards ,  à  ce  point  que  des  villages 
entiers  n'étaient  administrés  que  par  Tanden  du- pays.  Us  gar- 
daient le  cuite  du  foyer.  Devenus  étrangers  aux  idées  de  nation 
et  d*Ëtat ,  ils  conservaient  profondément  celles  de  famille ,  de 
tribu ,  de  patrie  et  de  religion.  Ce  que  la  constitution  civile  ne 
donnait  pas  »  le  sentiment  religieux  le  produisait.  A  peine  s'ils 
avaient  sur  leurs  rochers  inaccessibles  des  prêtres  et  des  égli- 
ses; c'était  donc  une  fête  pour  eux  lorsque  arrivait  im  pope 
pour  célébrer  la  messe  dans  quelque  pauvre  oratoire ,  dans  une 
caverne  où  étaient  déposées  des  reliques  miraculeuses.  Ainsi  l'É- 
glise avait  conservé  beaucoup  de  pouvoir  sur  les  masses.  Le 
patriarche,  assisté  de  son  synode,  correspondait  avec  six  exar- 
ques ,  ceux-ci  avec  les  évéques  et  avec  les  curés ,  qui  dirigeaient 
les  anciens ,  préposés  à  Tadministration  publique.  C'était  un 
gouvernement  patriarcal,  indépendant  de  celui  des  conquérants, 
et  qui  se  séparait  d'eux  de  plus  en  plus.  L'espérance  patrio- 
tique se  traduisait  jusque  dans  les  hymnes  sacrés  qui  annonçaient 
le  royaume  du  Christ ,  la  restauration  de  la  sainte  Jérusalem , 
et  le  triomphe  de  l'Église  militante.  Tandis  que  les  Tuvcs  r^ 
talent  attachés  au  fatalisme ,  les  Grecs-Slaves  se  confiaient  du^ 
la  Providence  :  tout  en  obéissant ,  ils  se  rappelaient  les  anciens 
jours  de  la  Grèce ,  et  se  nourrissaient  d'espérances. 

Une  nation  qui  vit  de  pareils  sentiments  peut  se  laisser  oppri- 
mer, mais  non  anéantir  ;  et  le  jour  arrive  pour  ceux  en  qui  la 
vie  morale  n'est  pas  éteinte. 

Les  affaires  des  Turcs  se  faisaient  par  les  mains  des  Grecs  : 
les  premiers,  dians  leur  ignorance,  s'étaient  vus  contraints,  dès 
les  premiers  instants  de  la  conquête,  de  se  servir  des  Grecs  poar 
l'administration  de  l'empire  ;  et  quelques  familles  privilégiées 
du  quartier  de  Constantinople ,  appelé  le  Phanar,  dirigeaient  la 
diplomatie  et  les  finances.  Les  Phanariotes  étaient  des  gens  que 
rintérét  attachait,  il  est  vrai,  aux  dominateurs;  mais  encore 
pouvaient-ils,  dans  l'intérêt  de  leurs  frères,  trahir  les  secrets 
de  rÉtat ,  et  le  mettre  en  péril.  Beaucoup  d'insulaires  allaient 


BÉGéHiBATION  DE  LA  GBÈCB.  19 

i  Coostantiiiople  mettre  leur  dextérité  au  service  dee  Phanariotes, 
ou  prenaient  de  remploi  dans  les  maisons  commerçantes  de 
Smjrae;  d^autres  pareoaraient  la  Méditerranée  comme  agents  des 
Turcs,  Ces  insulaires  étaient  tous  pauvres  et  ignorants ,  n'étant 
îisités  dans  leurs  tles  que  par  quelques  armateurs  et  par  des 
missionnaires  catholiques.  Ceux-ci  cherchaient  à  s'insinuer  par- 
tent soDs  la  protection  des  ambassadeurs.  Us  pénétraient  dans 
les  bagnes ,  assistaient  les  pestiférés ,  les  mourants,  malgré  les 
coQtnriétés  que  leur  suscitait  le  synode  grec.  Ils  établissaient 
des  écoles,  attiraient  toutes  sortes  d^enfants ,  comme  à  Smyrne, 
et  daos  les  lieux  où  les  Grecs  avaient  dominé  autrefois.  Les 
parents  Tenaient  parfois  assister  aussi  à  renseignement  ;  les 
pompes  deFÉglise  catholique  leur  plaisaient,  et  ils  ornaient  de 
fleurs  et  de  feuillages  les  fêtes  du  saint  sacrement. 

Mais  la  méûntelllgence  entre  les  Grecs  schismatiques  et 
les  catholiques  restait  toujours  une  cause  de  troubles;  car  le 
patriarche  tendait  naturellement  à  favoriser  les  siens,  en  discré- 
ditant ces  derniers.  En  1817  notamment,  le  métropolitain  Gé« 
rasime  obtint  un  hatti-schêrif  du  Grand  Seigneur,  qui  enjoi- 
gnait aux  catholiques  de  se  rendre  à  Téglise  des  schismatiques 
dans  Alep.  Il  en  résulta  des  troubles,  où  il  y  eut  beaucoup 
de  gens  tués  ou  incarcérés.  Les  Arméniens,  qui  jouissaient  à 
Constantinople  de  la  liberté  de  leur  culte ,  s'étaient  associés  aux 
Grecs  schismatiques  dès  le  siècle  précédent  ;  mais  le  zèle  de 
quelques  missionnaires  s'éleva  contre  cette  association  -,  il  en 
rcsulta  des  conflits  et  des  scandales  entre  chrétiens ,  qui  com« 
promurent  leur  repos  et  éveillèrent  l'attention  de  TEurope. 

UEurope  plaignait  les  Grecs;  mais  la  politique  ne  les  regar- 
dait que  comme  des  mstniments,  toujours  prête  à  exploiter  leur 
patriotisme  et  leur  foi  religieuse  dans  des  vues  intéressées.  Ca- 
therine avait  reçu,  par  anticipation,  Tencens  de  la  philosophie, 
comme  libératrice  de  la  Grèce.  Elle  y  sema  le  trouble  et  la 
révolte ,  en  effet ,  chaque  fois  qu'elle  eut  besoin  d'une  diversion 
contre  les  Turcs.  Grégoire  Papazogli  de  Larissa ,  au  service 
de  la  Russie,  insurgea  le  pays  ;  mais  Timpératrlce  Tabandonna 
dès  que  le  mouvement  cessa  de  lui  être  utile.  L'Angleterre, 
^le  aussi,  sous  le  règne  de  la  reine  Anne,  avait  parlé  aux  Grecs 


20  BÉGÉNÉRATiON   DE  LA  GR£CE. 

de  religion,  de  patrie,  d*affranchissement ,  pour  tirer  parti 
d*eux  contre  les  Turcs  dans  la  guerre  qu'elle  projeta  de  con- 
cert a?ec  Tempereur  Charles  VI,  et  qui  n'eut  aucun  résultat. 

Les  Grecs ,  après  tant  d'épreuves ,  devaient  cesser  de  croire 
aux  étrangers,  si  ce  n'était  pas  la  dernière  illusion  que  déposent 
les  nations  souffrantes.  Mais  la  première  étincelle  jaillit  d'un 
point  d'où  on  ne  l'attendait  pas. 

Les  Albanais ,  peuplade  guerrière  d'un  million  et  demi  d'în- 
dividus,  fournissaient  à  l'empire  turc  ses  meilleurs  soldats  ;  mais 
leur  vie  toute  d'aventure  a  repoussé  jusqu'ici  la  civilisation 
quoiqu'ils  soient  si  rapprochés  de  l'Italie.  La  race  noble  parmi 
eux  s'appelle  mjrdtïi,  c'est-à-dire  les  braves.  Chacun  de  ces  bra* 
ves  peut  se  faire  houlouh-bachi  ou  capitaine  ;  il  engage  une 
bande,  et  va  se  mettre  au  service  d'un  pacha,  ou  se  livre  au  bri- 
gandage. Ce  sont  de  bons  soldats  et  d'habiles  voleurs.  On  appelle 
ceux  de  la  classe  inférieure  skipétars  ou  montagnards.  Ils 
conservèrent ,  avec  toute  Ténergie  des  anciens  Grecs ,  la  foi 
chrétienne  jusqu'après  la  mort  de  Scanderbeg,  quand  Bajazet 
les  obligea  de  se  faire  musulmans.  Le  plus  grand  nombre  toute- 
fois s'enfuit  dans  les  fies  ou  dans  des  montagnes  inaccessibles, 
d'où  beaucoup  sortent  pour  faire  le  métier  de  bûcherons ,  de 
moissonneurs ,  de  maçons ,  de  tailleurs  ;  d'autres  convertissent 
en  forteresses  des  habitations  isolées,  où  ils  vivent  pauvrement. 
C'est  un  mélange  de  catholiques  superstitieux,  de  Grecs  schisma- 
tiques,  ou  bien  encore  de  musulmans,  divisés  là  aussi  en  schyytes 
et  en  sunnites.  Roger  de  Sicile,  et  les  croisés  qui  conquirent  et 
conservèrent  quelque  temps  plusieurs  principautés  en  Morée,  y 
avaient  introduit  des  beys  et  des  agas  héréditaires,  sorte  de  féo- 
dalité modifiée.  Encore  aujourd'hui  on  y  trouve  le  moyen  âge , 
l'anarchie  féodale,  les  excursions,  le  droit  de  guerre  et  de  justice, 
les  vengeances ,  la  piraterie,  la  division  en  fares  ou  clans.  La 
Porte  a  cherché  à  substituera  cet  état  d'anarchie  quelquesformes 
de  gouvernement  régulier,  en  exterminant  les  chefs  ;  mais  les 
beys ,  expulsés  des  châteaux ,  se  sont  retirés  dans  les  montagnes, 
où  ils  se  rendent  indépendants ,  et  donnent  asile  à  ceux  qui 
viennent  se  joindre  à^eux.  S'ils  ne  peuvent  résister  davantage,  ils 
se  réfugient  dans  le  Monténégro,  qui ,  situé  en  face  de  l'Italie, 


méGBIlBBATIOH  DB  LA  GBÈCE.  21 

la  Dslmatîe,  rHenégOTÎne  et  le  nord  de  rAlbanie,  et 
dcpû  un  siècle  cSI  le  repaire  assuré  des  rebelles  gréco-slaves. 
A  la  cliute  de  reropire  serbe ,  ce  pays  serait  pourtant  tombé  au 
poufoir  des  Turcs ,  sans  la  fermeté  de  ses  princes,  qui  repoussè- 
rent le  joug.  Ivan ,  le  héros  de  ces  montagnes ,  prescri^fît,  par 
me  loi ,  que  quiconque  abandonnerait  son  poste  fât  rejeté  de 
la  condition  des  hommes ,  pour  être  mis  à  filer  avec  les  femmes. 
Son  fils  George,  qui  avait  épousé  une  Mocenigo,  se  laissa  per- 
par  elle  d'aller  finir  ses  jours  à  Venise.  Il  résigna  encon- 
raaUnrité  au  métropolitain  de  Cettigaa  (  1516).  I>e  ce 
Doment,  les  pouvoirs  temporel  et  spirituel  se  trouvant  réunis, 
ks  Monténégrins  furent  gouvernés  par  le  vladika  ou  hospodar, 
qnoîqiie  les  Turcs ,  restés  les  plus  forts,  fussent  parvenus  à  les 
soumettre  à  la  eapitation.  ^ 

Les  Monténégrins,  dans  le  dix-septième  siède,  n'étaient  guère 
que  de  vingt  à  trente  mille  ;  on  en  compte  avyourd^hui  cent  vingt 
mille.  Ce  n*est  point  un  peuple  constitué  :  c'est  un  asile  d'in- 
anges  de  toute  nation,  ou  tout  au  plus  une  réunion  de  familles 
sous  un  chef.  Ils  n'ont  ni  rilles,ni  forteresses,  ni  chemins. 
Tous  y  combattent ,  jusqu'aux  femmes  ;  et  c'est  une  insulte  que 
de  dire  à  quelqu'un  :  «  Les  tiens  sont  morts  dans  leur  lit.  » 

La  Russie  a  remplacé  Venise  dans  l'estime  et  la  vénération 
des  Monténégrins.  Pierre  le  Grand  les  avait  excités  déjà  contre 
h  Porte ,  qui  leur  fit  une  rude  guerre  et  les  écrasa  en  1713.  Ce 
fat  pourtant  le  premier  signal  de  leur  séparation;  car  les  Mon* 
ténfgrîns ,  depuis ,  ne  reconnurent  plus  pour  souverains  que 
les  Russes ,  et  reprirent  les  armes  toutes  les  fois  que  la  Turquie 
eut  sur  les  bras  quelque  puissance  chrétienne.  En  1796,  ils 
taèrcnt  le  pacha  chaîné  de  les  combattre ,  et  c'est  de  ce  mo- 
aient  que  date  leur  indépendance.  Lorsque  Napoléon  eut  fiait  la 
^ix  avec  la  Porte,  ils  ne  cessèrent  pas  de  harceler  les  garnisons 
françaises  postées  près  de  leurs  frontières  ;  et ,  toujours  en  dé- 
fiance contre  la  cirilisation ,  ils  refusèrent  les  routes  qu'il  offrait 
d'ouvrir  dans  leurs  montagnes. 

La  portion  de  l'Albanie  soumise  à  la  Porte  était  partagée  en 
trais  gouvernements  :  les  pachaliks  de  Delvino ,  de  Paramatia 
d  de  ianina.  C'était  ce  dernier  qui  comprenait  le  plus  de  Grecs 


aa  BÉGBNBR^TIOBI   DB  LA  OBÈGE. 

et  de  skipétars.  Le  pays  n'était  pas  soamis  oq[iendanl  à  ua 
chef  absolu  ;  mais  chaque  ville  ou  canton  formait  une  espèce  de 
république  subdivisée  en /ares,  avec  de  gros  feudataires  vassaux 
de  la  Porte ,  en  lutte  avec  les  autorités  ottomanes ,  dont  ils  oom- 
battaient  les  abus. 

Au  milieu  de  cette  étrange  contrée  avait  grandi  Ali-Tébélen, 
qui  commença ,  comme  les  anciens  héros ,  par  voler  des  trou* 
peaux  et  dévaster  les  champs;  puis,  son  ambition  grandissant 
avec  sa  bande ,  il  fit  route  entre  le  gibet  et  l'empire.  Dans  on 
État  où  la  valeur  mène  à  tout,  il  mit  la  sienne  au  service  de 
quiconque  en  eut  besoin.  Après  avoir  épousé  la  fille  du  padia 
de  Delvino ,  rebelle  à  la  Porte ,  il  dénonça  son  beau-père ,  et 
vit  tomber  sa  tête.  N'ayant  pu  le  remplacer  comme  il  l'espérait , 
il  travailla  à  se  fortifier  de  plus  en  plus  dans  son  pays  natal,  en  se 
débarrassant  de  ses  rivaux.  Il  tua  son  beau-frère,  pacha  d'Ar* 
girocastro.  Il  ne  réussit  pas  davantageà succéder  à  celui-là  ;  mais 
son  forfait  le  rendit  fameux  et  redouté.  Bientôt,  voyant  la  fiii- 
blesse  de  l'empire ,  la  vénalité  du  divan ,  l'impatience  des  Grecs, 
et  se  sentant  fort  d'une  résolution  indomptable,  il  conçut  le 
projet  de  se  rendre  maître  de  l'Albanie,  peut-être  même  de  tonte 
la  Grèce. 

Sélim ,  pacha  d'Épire,  avait  apporté  quelque  adoncisseroent 
aux  mesures  de  rigueur  ordonnées  contrôles  chrétiens  rebelles  : 
la  Porte,  le  soupçonnant  d'intelligence  avec  les  Russes  et  les 
Vénitiens,  envoya  l'ordre  à'Ali-Tébélen  de  letoer;  ce  qu'il 
exécuta,  sous  le  couvert  de  l'hospitalité.  Il  obtint ,  en  retour  de 
la  tête  du  pacha,  qu'il  envoyât  à  Constantinople  le  sandjiakat 
de  Thessalie  avec  quatre  mille  hommes,  pour  écraser  les  bandes 
chrétiennes  des  vallées  du  Pénée.  C'était  le  moment  où  les  émis- 
saires d'Orlof  poussaient  les  Grecs  à  l'insurrection ,  en  promeU 
tant  l'assistance  de  Catherine  et  de  Joseph  II.  Mais  les  Russes 
n'envoyèrent  que  peu  de  forces,  avec  des  bâtiments  mal  équipés. 
Les  Grecs,  bientôt  abandonnés  tout  à  fait,  furent  massacrés 
par  milliers.  Une  partie  des  vaincus  s'enfuit  dans  les  îles  Ionien- 
nes ,  les  autres  frémirent  sous  leurs  chaînes,  comme  par  le  passé; 
les  plus  hardis  se  réunirent  en  bandes  armées  dans  la  Morée. 

Ali-Pacha ,  chargé  de  cette  expédition ,  réussit,  en  employant 


BSOfllSAATION  OB  LA   6BÈCB.  23 

à  tour  la  force  et  raitiflce ,  à  rétablûr  le  calme,  des  Hier* 
mofjlm  à  la  Tallée  de  Tempe  (1790).  Fort  de  sa  renommée  et 
de  ses  trésors,  il  acheta  le  sandjiakatde  Janina,  ce  qui  lai  donna  ' 
les  Bioyens  d*abattre  TÉpire  et  ses  ennemis.  Ces  moyens  étaient 
r«1|eBt ,  ks  intrignes ,  la  violence  :  tons  lui  étaient  iadifférents. 
La  peste  accamnla  sur  lui  les  héritages  ;  les  voluptés  ne  lui  fai- 
saicnt  oublier  ni  Tambition  ni  les  forfaits;  il  caressait  tous  les 
partis,  8*eniTnâtà  la  santé  de  la  Vierge  Marie,  achetait  les 
membres  influents  du  divan,  parlait  aux  Grecs  de  liberté,  tout 
en  eiécutant  les  sentences  sanguinaires  de  la  Turquie  contre 
tDitt  ee  qu'il  y  avait  d'élevé  parmi  les  Grecs.  Conûrmé  dans  son 
poste  par  Sélim  (  t788  ) ,  il  organisa ,  administra,  mettant  h  pro- 
fit IlttbBeté  des  Gretis,  et  se  ménageant  toujours,  parla  tra<> 
hison,  des  succès  qui  étendaient  les  limites  de  ses  domaines. 
Maia  il  trouva  pourtant  de  rudes  adversaires  dans  la  com- 

indépendante  de  Souli ,  située  à  douze  lieues  de  Janhia , 
le  bord  de  l'Achéron.  Disséminés  sur  la  montagne  de  Cas- 

,  les  Souliotes,  à  rapproche  du  péril,  y  entassaient  vivres 
et  troopeauT  ;  et  malheur  à  qui  venait  les  y  attaquer  !  Irrités  des 
massacres  d*AIi  dans  la  plaine,  ils  l'attaquèrent,  le  repoussèrent 
{ 1791  ),  et,  parcourant  la  Thesprotie  et  le  Pinde ,  ils  ravagèrent 
le  pays  et  y  détruisirent  les  commtmications  ;  mais  ils  ne  surent 
pas  profiter  de  la  vîetoire  pour  se  rendre  indépendants.  Ali  puisa 
une  nouvelle  vigueur  dans  sa  défiiite,  et ,  tout  en  s'occupant 
d'autres  entreprises,  il  surveilla  ses  ennemis ,  quHl  voyait  s'en- 
dormhr. 

Loisqu'après  la  chute  de  Venise  (  1797  )  le  drapeau  tricolore 
fiolia  à  Gorfou,  avec  le  mot  magique  de  liberté,  Ali  accepta 
la  eoearde  française ,  pour  qu'elle  le  fk  reconnaître  de  l'Europe. 
Il  le  donna  à  Bonaparte  comme  «  un  fidèle  disciple  de  la  reli- 
9011  des  jacobins,  et  qui  ne  demandait  qu'à  se  &ire  initier  au 
adte  de  la  Carma^nak,  »  qu'il  prenait  pour  un  symbole  nou- 
veau :  mais  en  même  temps  il  surprenait  les  Acrooérauniens 
au  milieu  des  cérémonies  de  Pâques,  et  en  égorgeait  six  mille. 
La  guerre  ayant  éclaté  bientôt  entre  la  Porte  et  la  France,  il 
servit  la  première  par  des  trahisons;  il  attaqua  Prévesa,  qu'il 
brûla  après  l'avoir  saccagée;  il  y  massacra  les  Fran<^4iis  ou  les 


21  BiO^N^lATIOll  DE  LA  dkÈCB. 

emmena  comme  esclaves,  et  en  flt  décapiter  un  grand  nombre, 
un  à  un,  sous  ses  yeux;  ce  qui  lai  valut  de  la  part  du  divan  sa 
troisième  queue,  et  les  félicitations  de  NeiMn. 

Paul  I^  avait  stipulé  avec  la  Porte  (1800)  que  les  Épîroles 
resteraient  sujets  des  Turcs,  mais  que  la  croix  seule  serait  ar- 
borée dans  leurs  villes.  Cen  fut  assez  pour  que  les  habitants 
rentrassent  dans  leurs  foyers.  Un  vaivode  turc,  révocable  sur 
la  demande  du  sénat  ionien ,  devait  avoir  Fadministration  ci* 
vile ,  la  police,  le  droit  de  faire  donner  la  bastonnade  r  et  la  mi» 
lice  ne  devait  être  composée  que  d*Armatoles  chrétiens.  Ali, 
enorgueilli  de  ses  victoires,  espérait  abolnr  ce  traité,  et  se  sou* 
mettre  les  pays  autrefois  vénitiens;  mais  tous  les  Albanais  s'in- 
surgèrent contre  ses  tentatives.  Le  courroux  d'Ali  se  tourna 
alors  contre  les  Souliotes,  qui  avaient  résisté  héroïquement  à  ses 
nouvelles  attaques.  Samuel, ^ti^e^ina/,  se  mit  à  leur  tête  en  leur 
criant  que  Theure  de  la  délivrance  était  arrivée,  et,  avec  des  aU 
lures d'inspiré,  il  les  conduisit  au  combat;  les  Tzavella  se  mon- 
trèrent en  héros,  mais  ils  furent  réduits  aux  dernières  extré^ 
mités.  Émina,  la  femme  d*Ali,  qui  osa  implorer  son  mari  en  leur 
faveur,  périt  soit  d*un  coup  de  poignard,  soit  de  terreur. 

Les  habitants  de  Souli  se  dispersèrent;  Samuel,  resté  leder* 
nier  dans  la  place,  mit  le  feu  aux  poudres,  et  se  fit  sauter  avec 
six  cents  musulmans  (  1 803  ).  Ceux  qui  avaient  survécu  s'étaient 
réfugiés  dans  Parga,  ville  voisine,  où  ils  furent  bientôt  press^^ 
par  les  Turcs.  Sur  tous  les  points,  les  femmes  elles-mêmes  com- 
battirent en  héroïnes;  et  quand  tout  espoir  fut  perdu,  elles  se 
précipitèrent  par  centaines  dans  les  flammes,  avec  leurs  enfiints 
à  la  mamelle.  Les  supplices  achevèrent  l'extermination  des  mal- 
heureux Grecs,  empalés»  écorchés,  écartelésde  tous  côtés. 

Porté  aux  nues  par  la  Porte,  le  féroce  Ali  reçut  la  périlleuse 
commission  de  purger  la  Macédoine  et  la  Thrace  des  bandes 
dont  elles  étaient  infestées.  Il  en  prit  occasion  pour  lever  des 
contributions,  pour  rançonner  et  réduire  en  servitude  lesbeys 
de  TËpire ,  inventant  des  artifices  que  Machiavel  lui-même  eût 
admirés.  En  1806,  il  se  trouva  mattre  de  toute  i'Hellade,  moins 
la  Béotie  et  l'Attique,  qu'il  finit  par  soumettre  après  avoir 
dompté  les  Agraphiotes.  Il  intriguait  avec  tous  les  partis,  vou- 


BEGéNBRATIOH  DB  Là  GBkCE.  36 

hol  s^élever  toujours  *.  Il  volait  des  deux  mains,  détouroait  la 
solde,  récompensait  les  services  au  moyen  de  billets  tirés  sur 
qui  bon  loi  semblait;  il  se  constituait  Théritier  universel,  comme 
iJ  était  le  financier  universel  ;  il  commandait  et  exigeait  des  ser- 
tiees  de  tout  genre,  étalait  un  luxe  sans  goût  comme  sans  honte  : 
des  calices  chrétiens  et  des  rosaires  indiens  ornaient  ses  appar- 
tements, où  la  dévotion  se  mêlait  à  toutes  les  débauches.  Il  rem- 
plit Janina  de  viols  et  de  crimes  impurs;  puis  tout  à  coup  il 
se  mitk  prodamer  les  bonnes  mœurs,  et  fit  noyer  par  douzaines 
\t$  ministres  de  ses  voluptés,  ainsi  que  les  victimes  souillées 
par  lui  et  par  ses  fils. 

Dans  les  fies  Ionîemies,raristocratje,  qui  était  tçute-puissante 
soQS  la  domination  de  Venise,  voyait  de  très-mauvais  œil  Napo* 
léoa,  qui  venait  d'abattre  la  mère  patrie;  puis,  quand  les  Fran- 
çais eurent  été  expulsés  par  les  Turcs  et  les  Russes,  elle  vou- 
lut revenir  aux  anciennes  formes;  et  bien  que  la  Russie,  par 
politique,  favorisât  les  démocrates,  une  constitution  aristocra- 
tique s'y  établit  sur  le  modèle  de  celle  de  Raguse  (  1800  ),  et 
sous  la  sou?eraineté  de  la  Porte  :  ce  fut  le  premier  exemple  de 
Grecs  constitués.  Cependant  les  Russes  prirent  le  prétexte  de 
la  guerre  pour  occuper  les  fies,  et  leur  donnèrent  un  statut 
aomreaa ,  dans  lequel  Tintérét  populaire  eut  aussi  sa  part.  Ces 
insalaires,  cédés  de  nouveau  à  la  France  en  1810,  offraient  à 
Napoléon  de  faire  une  diversion  en  sa  faveur  sur  les  côtes  de 
^Sicile  ;  mais  les  Anglais  prévinrent  le  coup ,  et  les  soumirent 
avec  Taide  d*Ali.  A  la  chute  de  Napoléon,  le  drapeau  anglais 
^DtÎDua  de  flotter  dans  les  îles  Ioniennes,,  qui  formèrent  une 
relique  sous  le  protectorat  de  F  Angleterre,  avec  un  lord 

'  Il  disait  à  Pouqueville  :  «  Vois-tu  ces  pages  qui  m^entourcnt?  Il 
■^c«  est  pas  on  dont  je  n'aie  fait  taer  le  père,  le  frère,  ronde,  on 
(iviqae  parent.  —  Ils  vous  servent  pourtant,  et  passent  les  nuits  près 
^  votre  lit,  aans  qo'un  aenl  ait  jamais  songé  à  venger  ses  parents.  — > 
Vogv  ses  parents?  ils  n'ont  qoe  moi  au  monde.  Kxécotears  aveugles 
^iMSToloBlés,  je  les  ai  tous  compromis;  et  plus  les  iMHnmes  sont 
avilis»  plus  ils  me  restent  attachés.  Ils  me  regardent  comme  un  être 
ntnordinaire ,  et  mes  prestiges  scmt  l*or,  le  fer,  le  bâton.  Ainsi ,  je 
^n  Innqnilte.  » 

3 


26  BiOBIfÉKATION  DB  LA  OBÈCB. 

commissaire  plus  absolu  qu'aucun  gouverneur  de  colonies.  I>es 
Anglais  dépend  la  nomination  à  tous  les  hauts  emplois  ;  la  gar- 
nison anglaise  est  entretenue  aux  frais  du  pays;  les  troupes  in- 
digènes y  sont  sous  le  commandement  d'officiers  anglais  ;  le 
gouvernement  protecteur  a  le  veto  sur  les  lois  proposées  par  le 
sénat;  il  s'arroge  le  droit  de  lever  des  marins  pour  ses  équi- 
pages; les  emplois  laissés  aux  indigènes  ne  sont  le  partage  que 
de  la  noblesse. 

Les  Anglais  avalent  promis  aussi  à  Parga  le  sort  des  lies  Io- 
niennes ;  mais  Ali  répondait  à  toutes  les  ouvertures  :  Je  vevjc 
Parga.  L'Angleterre  Onit  par  la  céder  à  la  Porte  (  mars  1817), 
c'est-à-dire  qu'elle  ratiQa  l'apostasie  et  l'esclavage ,  se  bornant 
à  stipuler  une  indemnité  pour  les  biens  de  ceux  qui  voudraient 
s'expatrier.  Lord  Maitland ,  commissaire  dans  les  tles  Ionien- 
nes ,  présida  à  ce  honteux  marché  :  les  Parganiotes  sortirent  de 
leur  patrie ,  emportant  les  os  de  leurs  pères  ;  et  Ali  vit  ses  longs 
désirs  satisfaits.  Il  avait  reçu  des  Anglais ,  en  récompense  de 
ses  services ,  de  l'argent  et  un  pare  d'artillerie.  Il  avait  coutume 
de  répéter  «  qu'un  vizir  est  un  homme  revêtu  d'une  pelisse , 
assis  sur  un  baril  de  poudre  qu'une  étincelle  peut  faire  sauter,  » 
et  il  ne  dissimula  pas  le  projet  de  se  rendre  indépendant  :  en 
conséquence,  au  milieu  des  irrésolutions  du  divan ,  qui  ne  son- 
geait qu'à  le  perdre ,  il  satisfit  son  ambition  et  ses  vengeances, 
en  massacrant  ses  ennemis  avec  des  circonstances  dignes  du 
palais  d'Atrée.  Il  devint  pire  encore  en  vieillissant,  ne  crut  ni 
au  Christ  ni  à  Mahomet,  se  chargea  d'amulettes,  écoutant  avec 
humilité  les  reproches  des  derviches ,  tout  en  se  plongeant  dans 
des  voluptés  que  l'impuissance  rendait  plus  ignominieuses.  Les 
flatteries,  les  hommages  d'une  cour  rampante  à  ses  pieds,  rc* 
doublaient  son  insatiable  ambition. 

Un  incendie  consuma  son  palais  à  Tébélen,  où  il  avait  amon- 
celé ses  trésors,  véritables  magasins  de  montres,  de  cachemires, 
d'étoffes,  de  bijoux,  d'orfèvrerie;  on  portait  en  outre  son  re* 
venu  annuel  à  douze  millions ,  et  à  dix  celui  de  ses  fils.  Le  sul- 
tan Mahmoud  brûlait  de  s'emparer  de  tout,  et  de  l'arrêter  dans 
ses  projets  d'indépendance.  Il  le  somma  donc  de  se  rendre  à 
Constantinople,  et  le  fit  excommunier  par  le  muphti  (mai  1 820). 


BÉGÉRÉBATION   DB  LA  jGftÈCB.  27 

AHa^pf^ei  menaça,  il  trembla  et  blasphéma.  Mais  la  Porte,  qui 
n'nait  point  d^argent,  lui  laissa  le  temps  d*armer.  Fort  de  ses 
richesses,  il  acheta  des  secours  aux  Anglais  et  des  délais  au  divan. 
Le  soUan  excita  les  Épirotes  à  l'assassine,  et  les  rajas  à  se  lever 
eoDtie  faii  :  l'Épnre  fut  bientdt  soulevée ,  du  Pinde  aux  Thermo- 
pies. 

Ali,  assailli  par  toutes  les  forces  grecques,  fiit  trahi  par  ses 
propcei  fils,  Méhémet-VeU  et  Moktar,  qui  cédèrent  les  trois 
forteresses  de  Parga ,  de  Prévesa  et  de  Bérat.  L*armée  s'avança 
sur  Janioa,  et  l'assaillit  avec  vigueur.  Le  pacha  l'incendia  lui- 
même  du  haut  de  sa  citadelle  ;  et  l'on  prit  pour  de  l'héroïsme 
»  fermeté  firouche ,  dont  tout  le  secret  était  dans  les  mines 
qu'il  arait  préparées  sous  son  dernier  asile.  Ali  traita  avec  les 
Souliotes,  qui  se  dégradèrent  comme  lui  par  ces  négociations; 
H  il  gagna  un  de  leurs  corps,  commandé  par  Marc  Botzaris» 
lioorrocDpit  à  prix  d'or  l'armée  turque,  et,  se  tournant  du  côté 
^  chrétiens ,  il  exhorta  les  Grecs  à  ressaisir  leur  indépeildance, 
espérant  se  sauver  ainsi ,  ou  ensevelir  avec  lui  l'empire  sous  ses 
nûnes. 

Donat  les  guerres  de  l'empire ,  les  Hellènes  avaient  pros- 
péré pir  le  commerce;  Hjdra,  Spezzia,  IpsaA,  entreprirent 
«laspéealations  heureuses,  qui  ranimèrent  l'Argolide  et  TAr- 
cadie,  et  firent  pénétrer  l'industrie  dans  les  villes.  Six  cents 
oaiires  marchands  au  moins  sillonnaient  la  mer  Ionienne ,  et 
tRDte  mille  Grecs  étaient  occupés  à  transporter  les  produits  de 
^  Turquie  à  travets  la  Méditerranée.  Un  grand  nombre  de 
JCQoes  gens  étaient  envoyés  dans  les  villes  de  l'Europe  pour  y 
faire  leur  éducation,  et  ainsi  se  formait  une  classe  moyenne  entre 
les  oppresseurs  et  les  opprimés.  Les  idées  de  liberté  reprirent 
^r  essor,  et  les  société  secrètes  semèrent  partout  l'espérance. 
U  poète  Righas  fonda  la  première  héUrie  *  ;  et ,  tout  échauffé 
^ttkiéc8 françaises,  il  s'apprêtait  à  soulever  sa  patrie,  quand 

'  Vn  «ol grec  qui  «igiiifie  utcUié  (  itatpcia  ),  assodation  seerètcqui 
1*^  namrrcction  de  la  Grèce.  M.  Pbllémoa  a  publié  à  Naoplie  en 
^tt«,nr  VhiUHBf  on  essai  bistoriqQe  plein  de  curieuses  révélatioiis. 

(  AH.  R.  ) 


28  mceÉHBAATion  db  la  gbècb. 

rAotriehe  mit  la  main  sur  œ  vaillant  homme,  et  le  livra  à  la 
Porte,  qui  le  fit  empaler. 

Si  la  première  hétérie  ne  parlait  qoe  d^émancipatimi ,  il  s*en 
forma  une  autre  (  1806)  dans  Tltalie  sapérieoxe ,  qui  méditait 
de  reconstruire  Tempire  grée ,  et  de  l'allier  à  Tem^re  fran^is. 
IVapoléon  lui  donnait  des  encouragements ,  et  déjà  vingt-cinq 
mille  fusils  étaient  en  dépôt  à  Corfou,  pour  armer  une  popula- 
tion dont  les  troupes  firânçaises  devaient  seconder  Tardeur; 
mais  la  chute  de  Napoléon  entraîna  celle  de  cette  seconde  hé- 
térie, qui  9  moins  en  vue  que  rautre,  influa  peut-être  davantage 
sur  revenir. 

Malimoud  avait  souscrit  en  1812  à  la  déplorable  paix  de  Bu- 
charest,  au  moment  où  la  situation  de  la  Russie  attaquée  par 
Napoléon  aurait  pu  lui  procurer  de  meilleures  conditions ,  s^il 
n*eût  pas  été,  comme  le  sont  toujours  les  Turcs,  dans  une 
ignorance  complète  de  la  politique  extérieure. 

H  n'avait  été  rien  stipulé  au  congrès  de  Vienne  relativement 
à  la  Turquie,  et  il  en  résulta  que  les  périls  commencèrent  pour 
cette  puissance  lorsqu'ils  finissaient  pour  les  autres.  Quani  à  la 
Grèce ,  les  considérations  mercantiles  arrêtaient  tout  élan  gé- 
néreux en  sa  faveur;  les  Francs,  surtout  les  Anglais,  redoutaient 
d'elle  une  concurrence,  en  sorte  qu'on  maintint  la  Grèce  es- 
clave. Alexandre  cependant,  par  cela  même  qu'il  voyait  la  né- 
cessité de  la  paix  en  Europe,  reconnut  le  besoin  d'y  donner 
un  débouché  à  l'activité  des  esprits,  et  il  songea  à  le  lui  ouvrir 
en  Orient.  Une  alliance  qui  se  qualifiait  de  sainte  ne  pouvait 
être  que  menaçante  pour  l'islamisme.  Dans  un  temps  donc  où 
l'Europe  entière  parlait  d'indépendance,  Alexandre  montra 
aux  Grecs  le  labarum  déchiré  par  les  guerriers  de  Mahomet , 
le  cimeterre  musulman  suspendu  sur  leurs  têtes,  la  fraternité 
des  Slaves  avec  les  Hellènes,  enfin  l'héroïsme  et  le  génie  de 
leurs  ancêtres.  Il  déplora  avec  eux  l'abomination  a  laquelle 
était  livrée  la  maison  de  Dieu,  et  ils  se  sentirent  animés  d'une 
nouvelle  espérance.  Il  se  forma  en  conséquence  une  troisième 
hétérie  à  Vienne  et  à  Saint-Pétersbourg  (  1815 }.  La  première 
avait  caressé  les  démocrates  ;  la  seconde,  Napoléon.  La  troisième 
s'attacha  à  Alexandre,  mettant  dès  lors  en  première  ligne  la 


BÉOlftflSBATIOir  DE  LA  GRÈCB.  St)^ 

Téâ^im ,  et  se  proposant  de  répandre  parmi  les  Grecs  les  arts 
ec  la  sdeoees.  Avec  le  secret,  qui  est  le  don  des  peuples  op- 
primés,  Tassodation  adopta  diverses  formules  des  anciennes 
fralemités  grecques  (  &X70TCo(i)atç),  les  échanges  d'armes  et  les 
semeots  svr  les  autels;  et  comme  les  princes  alliés  s*étaient 
6ils  les  protecteurs  d*une  société  de  philomuses  qui  devait  pro« 
pai^er  rinstmctlon  parmi  les  Grecs,  les  chefs  répandirent  le 
bmit  que  ces  princes  étaient  d*aeeord  avec  Thétérie  ;  ils  en- 
Tovènnt  des  émissaires  dans  toute  FEurope,  tandis  que  d'autres 
agitaient  la  Grèce ,  en  se  disant  envoyés  par  la  Russie. 

Le  mépris  pour  les  Tares  s'était  joint  à  la  haine  qu'on  leur 

poitait,  depuis  que  trente  mille  avaient  fui  devant  huit  mille 

Rosses.  Beaucoup  de  Grecs  employés  en  Russie  n'en  sentaient 

qmt  mieux,  par  comparaison ,  combien  était  dure  la  condition 

de  leor  patrie  ;  d'autres ,  qui  avaient  combattu  pour  la  France , 

la  Russie,  pour  l'Angleterre ,  licenciés  depuis  la  paix, 

l'occasion  de  reprendre  leurs  armes.  Quelques-uns 

pensaient  ^11  fallait  commencer  par  vaincre  les  Turcs  en  ci* 

▼ilintion  ;  et ,  sentant  d'instinct  quels  sont  les  deux  ennemis 

nés  do  despotisme,  ils  fondèrent  des  instituts  scientifiques  et 

commerciaux  ;  d'autres  s'adonnaient  à  la  médecine ,  et  puisaient 

dans  les  universités  de  l'Europe  la  connaissance  et  le  d^ir  d'une 

condition  meilleure.  Alexandre  favorisait  les  hétéristes,  ne 

fdt-ee  qu'en  reconnaissance  des   secours  qu'ils  lui  avaient 

fournis  contre  Napoléon.  Pour  assurer  leur  triomphe ,  il  n'avait 

qn'à  laisser  rentrer  dans  leur  patrie  tous  ceux  qui  servaient 

SOQS  ses  drapeaux.  Il  s'écriait  :  «  Pauvres  Grecs  !  ils  désirent 

«  toujours  une  patrie,  et  ils  V auront  certainement,  Jenemour- 

>  red  pas  content ,  si  je  n'ai  fait  quelque  chose  pour  mes  pau- 

«  rres  Grecs»  Je  n'attends  qvCun  signal  du  ciel,  »  Le  signal  ne 

vint  pas,  et  sa  politique  se  borna  à  régénérer  ce  pays  par  les 

artsctla  eivilisatîon,  à  faire  prospérer  les  familles  grecques 

établies  à  Gonstantinople,  à  s'attacher,  en  un  mot,  les  esclaves 

sans  offenser  le  mettre,  à  tenir  les  premiers  par  Fespoir  dans 

sa  dépendance,  et  le  second  parla  crainte. 

Tandis  que  les  Turcs  goûtaient  la  sécurité  de  gens  qui  ne 
comptent  les  insurrections  que  par  les  massacres  dans  lesquels 


30  BÉGSNÊBATIOM    UE   hJL  GRECE. 

ils  les  ont  étouffées,  la  Grèce  sentait  sa  rédemption  prochaine. 
Une  image  de  ta  Vierge  avait  pleuré;  lescaloyers  d'un  couvent 
avaient  entendu  une  voix  qui  disait  d*espérer  ;  des  ties  qui  s*é- 
taient  montrées  ou  abîmées,  des  tremblements  de  terre,  des  érup- 
tions de  volcans ,  des  jets  d*eau  bouillante ,  semblèrent  aux  ima- 
ginations exaltées  des  indices  d*un  changement  prochain. 

Les  révolutions  d'Espagne  et  d'Italie  encouragèrent  les  hé- 
téristes,  qui  avaient  des  éphories  dans  les  villes  principales  de 
la  Turquie  et  de  la  Grèce;  ils  crurent  donc  qu'il  convenait  de 
se  hâter.  Déjà  l'extermination  des  beys  et  des  agas  de  l'Epire, 
par  Ali-Pacha,  aplanissait  la  voie,  lorsque  la  Porte,  incapable 
d'exécuter  par  elle-même  la  sentence  rendue  contre  Ali ,  excita 
les  Grecs  à  s^armer  contre  le  pacha  proscrit  (  1830  ).  De  son 
côté,  Ali  montrait,  aux  populations  soulevées  du  Pinde  au:( 
Tliermopyles ,  que  seul  il  pouvait  les  aider  à  chasser  les  bar* 
bares  au  delà  du  Bosphore.  Les  Grecs  ne  se  décidaient  qu'avec 
regret  à  associer  leur  sainte  cause  à  celle  d'un  monstre  couvert 
de  crimes  ;  mais  les  ravages  de  l'armée  turque,  qui ,  précédée 
par  l'excommunication,  s'avançait  contrd  lui,  triomphèrent  de 
leurs  incertitudes. 

Parmi  les  philhellènes  se  distinguait  Jean  Capod'Istria,  mé- 
decin de  Gorfou.  Alexandre,  dont  il  avait  caressé  les  penchanis 
mystiques ,  l'avait  employé  dans  des  missions  importantes ,  et 
notamment  au  congrès  de  Vienne,  dont  il  entrevit  toutes  les  er- 
reurs :  consommé  diplomate,  c'était  un  homme  d'État  médiocre. 
Les  Grecs  cherchèrent  à  l'avoir  pour  chef  de  rinsurrection  ; 
mais,  tout  en  servant  les  rois,  il  n'avait  pas  oublié  l'hétérie;  et  il 
refusa,  croyant  que  le  moment  était  prématuré.  On  résolut  néan- 
moins de  la  tenter  d'abord  en  Moldavie  et  en  Yaladiie.  Ces  deux 
cuntrées  obéissaient  à  des  princes  nationaux  (hospodars  ),  élus 
par  le  clergé  et  par  la  noblesse.  Ils  avaient  pour  gardes  des  Ar- 
nautes ,  et  se  reconnaissaient  vassaux  de  la  Porte  ;  mais  il 
était  stipulé  qu'elle  ne  s'ingérerait  pas  dans  Tadministration  in- 
térieure ,  et  ne  tiendrait  pas  de  troupes  dans  le  pays.  Les  révol- 
tes qui  éclatèrent  lui  fournirent  un  prétexte  pour  fouler  aux 
pieds  ces  conventions ,  et  la  Porte  choisit  les  hospodars  parmi 
les  Fanariotes  ses  créatures.  Durant  les  guerres  avec  la  Russie, 


BEGKlIÉRATlOlf  DB  LA  GRBCB.  3t 

dont  ees  eontiées  étaient  le  cliamp  de  bataille  habituel ,  la 
Porte,  tout  en  se  léserrant  la  nomination  de  Thospodar,  s'o* 
liligea  à  ne  pas  entraver  le  enlte  chrétien ,  à  recevoir  le  tribut, 
toos  les  deux  ans ,  par  Tentremise  de  députés  envoyés  à  Cons- 
taatioople,  et  à  ne  pas  Tangmenter  ;  enfin ,  à  laisser  à  la  Rus- 
sie, dans  toute  drconstanee,  le  droit  de  parler  en  leur  fa- 
war. 

Le  prince  Alexandre  Ypsilanti ,  fils  d*un  hospodar  réfugié  à 
ia  cour  de  Saint-Pétersbourg ,  où  il  avait  été  élevé  lui-même , 
s'étût  refusé  longtemps  aux  sollicitations  de  Thélérie,  connais^ 
saot  trop  bien  la  faiblesse  de  ses  ressources ,  et  la  confiance 
qu'elle  mettait  dans  Tassistance  des  étrangers  :  pressé  de  nou- 
vaa  de  se  mettre  à  la  tête  du  mouvement ,  il  consulta  Tempo- 
reur  Alexandre ,  dont  il  était  officier  général.  Sur  les  encoura- 
gnnents  quUl  en  reçut ,  il  envoya  des  proclamations  secrètes  à 
toutes  les  éphories  (  182S  ) ,  et  parcourut  la  Russie  en  recueil- 
lant des  subsides ,  auxquels  il  joignit  généreusement ,  ainsi  que 
sa  sœur,  de  fortes  sommes  d*argent.  Cétait  un  homme  médio- 
cre ,  instruit  dans  les  lettres  comme  on  peut  Tétre  dans  les 
ccotes ,  et  nourri  dans  Tuitrigue  comme  tous  les  Fanariotes. 
Les  Grecs  avaient  foi  dans  ses  paroles ,  persuadés  qu'il  ne  faisait 
que  leur  transmettre  les  oracles  d'Alexandre. 

Lesévénements  marchèrent  rapidement  :  un  Grec,  du  nom  de 
Germanos,  fils  d*un  berger  du  Ménale ,  qui  s'était  formé  daos 
la  pieuse  solitude  du  mont  Athos,  avait  été  placé  près  du  pa- 
triardie  deConstantinople,  qui  le  chargea  des  plus  importantes 
missions  :  il  venait  d'être  promu,  en  dernier  lieu,  à  l'archevêché 
de  Patras.  Lorsque  la  révolte  éclata  dans  cette  ville  et  se  ré- 
pandit dans  toute  l'Achaïe ,  il  porta  la  croix ,  comme  signe  de 
rédemption.  Partout  on  cria  :  Paix  aux  chrétiens,  guerre  aux 
Turcs!  Mais  les  vengeances,  les  pillages,  les  réactions  s'en  mê- 
lèrent; et  les  vieillards  s'effrayèrent,  croyant  voir  se  renouveler 
les  horreurs  de  1770,  lorsque  les  Grecs  payèrent  de  tant  de  sang 
leur  confiance  aux  promesses  de  Tétranger. 

Les  Malnotes ,  ennemis  implacables  des  Ottomans ,  débou- 
clèrent des  cavernes  du  Taygète,  conduits  par  Mauromicali  et 
Colocotroni ,  qui ,  après  s'cUre  enivrés  du  sang  turc ,  donnèrent 


33  HBGBNBBATION  DB  LA  GRÈCE. 

la  main  aax  Achéens.  Uo  sénat,  présidé  par  le  premier  de  ces 
chefs,  annonça  à  TEurope  l^insarrection  hellénique,  et  demanda 
de  Tor,  des  armes,  des  eonseils,  à  ceux  dont  les  anoâtres  avaient 
dû  leur  civilisation  à  la  Grèce.  Aussitôt  la  jeunesse  grecque , 
allemande,  polonaise ,  russe ,  italienne,  accourut  sous  le  dra- 
peau blanc  où  brillait  la  croix  rouge,  avec  plus  de  bon  vouloir 
et  d'enthousiasme  que  de  réflexion. 

Les  skipétars,  réfugiés  dans  les  Iles  d'Hydra,  de  Spezzia, 
dlpsara,  de  Mycone,  s'étaient  adonnés  à  la  pèche,  puis  à  la 
piraterie,  enfin  au  commerce ,  qui  leur  avait  réussi,  grâce  a 
de  nombreuses  franchises;  et,  toujours  en  lutte  avec  les  bar- 
bares ,  ils  conservaient  leur  intrépidité  native.  Sur  vingt-deux 
mille  habitants ,  dix  mille  étaient  marins ,  et  la  pratique  seule 
leur  avait  enseigné  à  construire  les  bâtiments  les  plus  agiles. 
Une  de  leurs  chansons  disait  :  «  Hydra  n'a  pas  de  champs,  mais 
«  elle  a  des  vaisseaux  ;  son  domaine  est  Neptune ,  ses  agricui- 
«  teurs  sont  ses  matelots;  avec  ses  bâtiments  elle  moissonne  en 
«  Egypte,  elle  s'approvisionne  en  Provence,  et  vendange  sur 
«  les  cotes  de  la  Grèce.  » 

Après  avoir  attendu  le  retour  des  bâtiments  qu'ils  avaient  à 
la  mer,  les  Hydriotes  déployèrent  leur  pavillon,  et  choisirent 
pour  chef  Jacques  Tombusis,  qui  fut  aussitôt  proclamé  par 
toute  l'union.  On  décréta  que  les  blessés,  les  veuves,  les  or- 
phelins, les  pères  et  mères  de  ceux  qui  périraient  dans  la  lutte,  se- 
raient secourus  par  le  gouvernement;  qu'il  en  serait  fait  commé- 
moration dans  l'église  tous  les  troisièmes  dimanches  de  carême; 
que  les  traîtres  et  les  perfides  seraient  excommuniés  ;  que  ceux 
qui  feraient  des  actions  héroïques  obtiendraient  un  certificat  à 
présenter  au  patriarche.  Gonduriotis  et  Orlandos  s'engagèrent 
à  entretenir  une  escadrille  de  vingt  vaisseaux ,  qui  devait  coû- 
ter cinquante-six  mille  francs  par  mois  :  efforts  vraiment  hé- 
roïques. La  petite  île  arma  trente  six  bricks  de  douze  à  vingt 
canons.  La  croix  brilla  sur  la  tête  des  che&i  avec  cette  légende  : 
Mort  ou  liberté!  et  sur  le  pavillon,  qui  portait  l'image  du  Christ, 
étaient  inscrits  ces  mots  :  j4i>ec  lui  ou  au  fond  de  la  mer!  Ces 
bâtiments  parcoururent  les  cotes  en  proclamant  la  liberté.  Marc 
Botzaris,  voulant  venger  Souli ,  menaça  TAcamanie;  Ulysse  v 


BCGBlfÉKATION   DB  LA  GBBCB.  33 

lîeolenaat  d*Ali-Tâ)élen  ^  souleva  ia  Thessaiie ,  à  la  tête 
do  Oephtes. 

A  la  mort  de  Sootzo,  les  boyards ,  seigneurs  indigènes  de  la 
Valadiie,  réclamèrent  de  la  Porte  le  droit  d^élire  leur  hospodar  ; 
elle  8*y  refusa.  Alors  Théodore  Wladimiresk ,  aventurier 
\  sottleva  le  pays ,  non  pour  lui  donner  la  liberté,  mais 
pour  obliger  le  gouvernement  à  lui  rembourser  une  certaine 
somnie;  et,  à  la  tête  des  Bulgares  et  des  Pandours ,  il  offrit  à 
Tffesîlanti  de  faire  cause  commune  avec  lui  ;  mais  comme  on 
qu*il  n^odait  en  même  temps  avec  la  Porte ,  il  fut  fu- 
é,  et  ses  troupes  se  joignirent  à  celles  dTpsilanti.  Ce  prince, 
entouré  d'intrigants  dont  il  ne  voyait  pas  les  artifices ,  distribua 
les  ensplois  sans  réflexion;  il  vit  s'évanouir  les  promesses,  tou- 
JoQis  toès-larges,  des  exilés,  et  abuser  de  la  liberté  avant  de 
ravoir  obtenue.  Ceux  qui  cherchaient  à  le  perdre  l'adulaient 
eomine  vo  roi.  Attaqué  par  les  armes  et  par  la  trahison ,  il  vit 
les  siens  s'enfuir,  à  l'exception  du  bataillon  sacré ,  qui  mourut 
ks  armes i  la  main;  et  lui-même  fut  contraint  de  se  réfugier 
le  territoire  de  l'Autriche ,  qui  ne  le  livra  point  aux  Turcs , 

qui  le  jeta  dans  une  prison ,  où  il  expira  de  chagriu. 
Il  fat  remplacé  par  son  jeune  frère  Démétrius,  de  chétive  ap- 
parcooe,  mais  d'une  âme  héroïque,  sans  jactance ,  loyal  jusqu'au 
scrupule,  et  aussi  indifférent  aux  plaisirs  qu'à  l'ambition.  A  la 
tête  des  eseadres  réunies  des  Hydriotes  et  des  Ipsariotes,  il  lança 
coatre  la  flotte  turque  les  terribles  brûlots ,  dont  les  Grecs  se 
firent  une  arme  redoutable  contre  leurs  ennemis. 

Selon  l'usage  des  gouvernements  absolus ,  la  Porte  ne  voit 
rien  d'abord,  et  exagère  ensuite.  Elle  jura  d*exterminer  les 
Grecs,  oubliant  qu'elle  ne  pourrait  subsister  sans  eux.  Mah- 
mond,  sentant  que  c'en  était  fait  de  la  conquête  tout  entière 
s'il  laisBait  le  prestige  de  la  force  s'évanouir  sur  ce  point,  voulut 
faire  un  dernier  effort.  Il  expédia  jusqu'aux  extrémités  de  Tem- 
pire  les  Tatars ,  ses  courriers ,  pour  proclamer  la  guerre  sainte 
et  demander  au  fanatisme  ses  derniers  secours.  Les  imans  en- 
flammèrent dans  les  mosquées  la  multitude  contre  les  infidèles; 
les  étudiants  sortirent  des  médre^sés  pour  prêcher  la  mort  des 
dnétieas.  La  guerre  commença,  cruelle  sur  tous  les  points.  I.es 


34  BEGÉNÉBATION   DE  LA.  GBÈCB. 

janissaires  à  Constantinople  voulurent  aussi  leur  part  de  sang 
et  de  butin  ;  et  le  sultan,  inopuissant  à  refréner  leurs  rébellions, 
les  laissa  se  venger  par  des  assassinats.  Croyant  frapper  la  reli  • 
gion  dans  son  chef,  il  Gt  pendre,  le  jour  de  Pâques,  le  patriar- 
che de  rÉglise  d*Orient ,  en  habits  pontificaux ,  au  milieu  des 
applaudissements  d*une  tourbe  sauvage  et  de  juifs ,  qui  tratnè* 
rent  le  pontife  dans  la  fange  ;  le  synode  entier  fut  livré  à  tout  le 
raffinement  des  tortures  orientales ,  et  la  mer  rejeta  en  foule  les 
cadavres  des  chrétiens ,  qui  servirent  de  pâture  aux  chiens  de 
Constantinople. 

La  Turquie  était  plus  forte  encore  qu*on  ne  se  le  figurait  : 
elle  possédait  quinze  vaisseaux  de  ligne,  dix-sept  frégates, 
vingt-quatre  corvettes ,  et  beaucoup  d^autres  bâtiments  plus 
petits;  cent  soixante  régiments  de  janissaires,  beaucoup  de 
troupes  légères ,  une  riche  artillerie ,  vingt  forteresses  défendues 
par  quatre-vingt  mille  soldats.  UÉgypte  et  les  États  bart>ares- 
ques  devaient  se  prononcer  pour  elle  ;  TAlbanie  et  la  Bosnie , 
lui  fournir  d*intrépides  soldats.  Sept  cent  mille  Grecs ,  soulevés 
contre  un  si  vaste  empire,  avaient  pour  eux  Thorreor  d'une 
longue  servitude  et  le  désespoir.  Leurs  bricks  combattaient  sur 
mer,  comme  leurs  bandes  sur  terre.  Aussi  les  victoires  furent- 
elles  féroces  comme  des  vengeances  ;  les  combats  et  les  sièges 
différèrent  peu  de  oeux  de  V Iliade ,  car  il  n*y  manqua  ni  les 
moutons  rôtis  servis  entiers  aux  héros,  ni  les  poètes  aveugles 
qui  les  animaient  de  leurs  chants. 

Mais  ces  traits  de  courage,  de  générosité,  de  cupidité,  de  ter- 
reur, mériteraient  d*étre  mieux  chantés  ;  ils  attendent  un  autre 
Homère.  Le  Cretois  Antoine  Mélidonius ,  libérateur  de  Ttle  dç 
Jupiter,  trouva  dans  une  vallée  une  foule  d'enfants,  de  jeunes 
filles,  de  vieillards  turcs ,  qui  8*y  étaient  réfugiés;  il  les  sauva , 
et  écrivit  au  pacha  de  Mégalocastron  :  «  J'ai  agi  en  fiU  envers 
«  vos  pères,  en  père  à  f égard  de  vos  enfants,  en  frère 
«  envers  vos  femmes  :faites'en  de  même  avec  les  Grecs  pri* 
«  sonniers,  »  Nicétas,  après  de  riches  victoires ,  envoya  à  sa 
femme  une  tabatière  de  bois,  avec  ce  billet  :  «  Mes  soldats 
«  m*ont  offert  cette  boite  et  une  épée  d'un  grand  prix;  fai 
«  donné  celle-ci  aux  primats  d^Hydra  pour  les  (besoins  de  la 


BEGBKKAÀTIOK  DE  LA  GBÈCE.  35 

•fUUte;  fe  te  fais  passer  l'autre,  à  toi  gui,  après  la  patrie , 

•  es  ce  que  f  ai  de  plus  cher,  »  A  la  bataille  de  Galatz,  Kotiros, 
ccaé  de  toutes  parts  par  les  Turcs,  s*ëcria  :  «  f  avais  soif  du 
K  stmg  musulman:  vMà  foccasion  d*en  faire  une  orgie  :  que 
«  ceux-là  me  suiveiU  à  qui  il  en  faut  comme  à  moi!  Aujour^ 

•  dhui  nous  ne  verrons  pas  coucher  le  soleil.  *  Accompagné 
de  vingt-cinq  des  sieos,  il  se  précipita  sur  les  Turcs  et  en  fit  un 
f^nuà  massacre.  Entré  dans  une  maison  où  une  troupe  de  mu- 
suloMms  étaient  à  s^nlvrer,  il  les  tua ,  et  s*y  fortifia  ;  puis ,  en* 
touié  par  les  flammes ,  il  périt  avec  ses  compagnons. 

A  TafiBûre  de  Skouilen  (  1819),  TÉtolien  Athanase,  nouveau 
LcoDÎdas,  fit,  sTee  quatre  cent  quatre-vingt-quinze  hétéristes , 
le  serment  de  mourir  plutôt  que  de  se  rendre.  Le  vizir  Ibrahi- 
lof  les  envoya  sommerde  déposer  leurs  armes  :  Qu'i/  vienne  les 
prendre!  répondit-il r  On  rit  Spiros  Alostros  panser  avec  sa 
diemise  une  blessure  qu*U  avait  reçue  dans  la  poitrine,  et  con- 
tnoer  à  oombattre  jusqu*au  moment  où ,  épuisé  de  forces ,  il 
éoivit  avec  son  sang  un  billet  à  sa  mère ,  dans  lequel  il  la  féli- 
citait de  perdre  un  fils  pour  la  patrie.  Non  loin  de  lui ,  Sebasto- 
poulo,  de  Sdo,  s'élançant  des  tranchée»  pour  combattre  de  prés, 
se  retranchait  derrière  un  monceau  de  cadavres  d*où  il  conti- 
nua à  tirer  sur  l'ennemi,  jusqu*à  ce  qu'il  tombât  mort  à  son 
tour. 

En  Épîre ,  les  prêtres ,  les  moines ,  les  religieuses ,  gardaient 
les  munitions  ;  les  retraites  monastiques  se  peuplaient  de  patrio- 
tes, et  des  chants  de  liberté  se  mêlaient  aux  hymnes  sacrés. 
On  vit  reparaître  alors  les  femmes  de  Tantiquité;  et  plus  d'une 
arracha  les  armes  d*un  soldat  timide ,  pour  combattre  à  sa 
place.  Tandis  qo'Ali-Pacha  assiégeait  Souli ,  Mosco,  femme  du 
opîiaiBeTzavellas,  et  Caldo ,  sa  sœur,  roulaient  des  rochers  snr 
]*t  Tores,  en  ehantant  les  prouesses  de  leurs  parents,  et  en  les 
animant  à  de  nouveaux  exploits.  Au  commencement  de  Kinsur* 
reetion,  la  Spartiate  Constance  Zacharias  déploya  sur  sa  maison 
le  drapeau  national ,  comme  signe  d'enrôlement;  et  aussitôt  les 
femuMS  du  Pentadactylion  accoururent  pour  substituer  partout 
la  croix  à  l'éteiidard  du  croissant.  Bobolina  arma  trois  vaisseaux, 
et  envoya  à  Favant-garde  des  Hellènes  ses  deux  fils,  qu'elle  avait 


36  fiÉGBNÏfiATlON   DB  LA  GBÈCE. 

élevés  en  leur  rappelant  sans  cesse  quUls  avaient  à  venger  leur 
père,  tué  à  Constantinople.  Lorsqa*elle  apprit  leur  mort  : 
Gloire  à  Dieu,  s'écrie-t-elle ,  nous  vaincrons,  ou  nousmovr* 
rons  avec  la  joie  de  ne  pas  laisser,  après  nous  ,  d'esclaves 
grecs  dans  le  monde,  Modène  Maurogénia  ayant  armé  un  vais- 
seau pour  venger  son  père  ,  égorgé  par  ordre  de  la  Porte ,  sou- 
leva 1  Eubée,  et  promit  sa  main  au  vainqueur  des  Turcs.  Les 
Arcadiennes  suspendirent  à  Tautel  de  la  Vierge  leurs  couronnes 
nuptiales ,  en  se  déclarant  veuves  si  la  lâcheté  de  leurs  maris 
laissait  la  victoire  aux  infidèles.  Les  jeunes  filles  déposèrent  leurs 
parures ,  leurs  broderies ,  leurs  fuseaux ,  dont  elles  firent  hom- 
mage aux  saints.  Bien  d'autres  n*eurent  à  montrer  leur  courage 
qu'au  milieu  d*affreux  tourments,  enfermées  dans  des  sacs  avec 
des  chats  et  des  vipères,  ou  plongées  dans  des  souterrains  pour 
y  mourir  de  faim.  Un  Européen ,  qui  renflait  visite  à  la  femme 
de  Canaris ,  la  trouva  faisant  des  cartouches.  Comme  il  lui  di- 
sait, yous  avez  pour  mari  un  brave;  -—S'il  ne  Calait  pas  été, 
lui  répondit-elle,  esi^e  que  Je  l'aurais  épousé  f 

Mais  si  la  valeur  commence  les  révolutions ,  elle  ne  suffit  pas 
pour  les  soutenir  et  les  organiser.  Or  ce  n'était  pas  tout  pour  les 
Grecs  que  de  vaincre  les  Turcs,  il  leur  restait  d'autres  ennemis  : 
la  diplomatie  et  eux*mémes.  La  Porte  s'était  obligée  envers  la 
Russie,  par  les  traités  de  1774,  de  1792  et  de  1812,  à  proté* 
ger  la  religion  chrétienne  ainsi  qtie  ses  églises ,  et  à  faire  droit 
aux  réclamations  du  cabinet  russe  à  ce  sujet.  La  Russie  de- 
manda donc  alors  que  les  églises  détruites  fussent  relevées,  qu'il 
fût  donné  satisfaction  pour  l'assassinat  du  patriarche,  et  qu'on 
l'aidât  à  rétablir  l'ordre  dans  les  principautés  de  Moldavie  et  de 
Valachie ,  disant  qu*en  cas  de  refus  elle  se  verrait  obligée  de 
prendre  parti  pour  les  Grecs  insurgés.  La  Porte  répondit  avec 
iiauteur  qu'elle  était  en  droit  de  punir  des  rebelles  ;  que  tels 
éiaieufceux  qu'elle  avait  mis  à  mort ,  tels  aussi  les  insurgés. 
Elle  demanda  en  conséquence  qu'on  lui  livrât  ceux  qui  s'étaient 
réfugiés  sur  les  territoires  autrichien  et  russe ,  se  réservant  alors 
d'exécuter  les  traités.  En  attendant,  elle  fit  visiter  tous  les  bâ- 
timents qui  traversaioit  le  Bosphore  et  les  Dardanelles. 

C'était  un  motif  suffisant  pour  recourir  aux  armes  ;  mais 


BBGVNEaATION  DE  Lk  GRECE.  37 

b  barbiriewmble  destinée  à  servir  d*exeuse  à  la  Turquie,  comme 
llTruBe  aux  Tiolences  d'un  furieux.  Il  entrait  bien  dans  les  dis- 
positioits  religieuses  d'Alexandre  de  prendre  les  armes  et  de 
tomber  sur  Tempire  ottoman ,  si  longtemps  convoité  par  ses 
prédéeesseurs;  mais  les  puissances  européenoes  conçurent  des 
craintes  quand  elles  virent  approcher  la  chute  du  colosse  aux 
pieds  d*argile.  Sans  s'arrêter  aux  promesses  de  partage ,  elles 
s'engagifereDt  à  le  conserver ,  et  cherchèrent,  en  éloignant  uue 
rupture  avec  la  Russie,  à  le  réconcilier  avec  les  Grecs. 
Les  Grecs  firent  parvenir  leurs  griefs  au  congrès  de  Vérone  : 
NouB  avons,  disaient-ils,  secoué  un  joug  d*infamie.  Que  de^ 
mandons-nous?  Que  la  religion  soit  libre,  que  nos  femmes 
foieot  en  sûreté ,  que  la  chasteté  de  nos  enfants  soit  respectée. 
KoQS  avons  versé  pour  cela  des  torrents  de  sang  ;  il  n'est  plus 
possible  que  nous  subissions  de  nouveau  le  joug  des  ennemis 
du  Christ  et  de  la  civilisation.  Voudriez«vous  arracher  la 
croix  du  front  de  ceux  qui  se  sont  rachetés.'  nous  contraindre 
à  livrer  de  nouveau  nos  femmes  pour  les  harems ,  nos  fils 
pour  les  bagnes.'  Non ,  aucune  convention  ne  sera  acceptée 
par  nous ,  si  nos  députés  ne  sont  admis  à  la  discuter.  Quand 
bien  même  leurs  plaintes  ne  seraient  pas  écoutées,  cet  acte 
vaudra  du  moins  une  protestation  ;  et ,  ne  nous  confiant  plus 
qu'en  Dieu ,  nous  recommencerons  à  combattre ,  pour  mourir 
cfarélicns ,  ou  pour  vivre  avec  le  Christ.  » 
Hais  des  rois  ligués  pour  dompter  les  révolutions  pouvaient- 
ils  appuyer  celle  de  la  Grèce?  Us  allèrent  jusqu^à  défendre  à 
Métaxas,  porteur  des  vœux  helléniques ,  de  se  présenter  au  con- 
grès, ee  qui  était  plus  facile  que  de  lui  répondre.  Les  souverains 
affiés,  montrant  au  Grand  Seigneur  les  dispositions  les  plus 
amiables,  rinvitèrent  à  envoyer  un  représentant;  mais  il  déclina 
la  proposition.  Alexandre  hésita  entre  les  anciennes  idées  de 
Catherine  et  la  crainte  des  révolutions  ;  Capo  d'istria  le  poussait 
eoBtra  les  Turcs^  Nesselrode  le  retenait  par  amour  de  la  paix  ; 
Metteniich  surtout,  qui  avait  pris  de  riniluence  sur  son  esprit, 
Dit  tout  en  oeuvre  pour  qu'il  ne  vit  plus  dans  ce  soulèvement 
des  Grecs  qu'une  «  des  têtes  de  r hydre  révolutionnaire.  »  Si 
faicD  que  l'autocrate ,  abandonnant  ses  propres  idées,  se  oon- 

HHT.  sa  CBIIT  AHS.  —  T.  Hl.  ^ 


3S  BÉGÊNÉBATION   DE  L4  GBÈCE. 

Ovprta  avec  TAutriehe,  désavouâtes  insurgés,  et  raffermît  le 
Grand  Seigneur.  «  Il  ne  peut  plus  y  avoir,  disait-il  à  Château- 
«  briand,  de  politique  anglaise,  française,  prussienne;  il  faut 
«  adopter  une  politique  générale  pour  le  salut  de  tous;  il  faut 
v  qu*eile  soit  acceptée  par  les  peuples  et  les  rois.  C'est  sur  ces 
«  principes  que  j'ai  fondé  la  Sainte-Alliance.  Le  soulèvemeot 
«  de  la  Grèce  est  une  belle  occasion;  et  la  guerre  religieuse 
«  contre  les  Turcs  paraîtrait  conforme  à  mes  intérêts  et  à  Topi- 
«  nion  de  mon  pays.  Mais  j'ai  cru  apercevoir  dans  les  troubles 
(I  du  Péloponnèse  Tempreinte  révolutionnaire,  et  je  me  suis 
«  abstenu  aussitôt.  Qu*ai'je  besoin  d'accroître  mon  empire  ?  I^i 
«  Providence  a  mis  sous  mes  ordres  huit  cent  mille  soldats ,  non 
«  pour  satisfaire  mon  ambition ,  mais  pour  protéger  la  religion , 
«c  la  morale,  la  justice ,  et  pour  faire  régner  les  principes  d^ordr^ 
«  sur  lesquels  repose  la  société  humaine.  » 

Ces  hésitations  mêmes ,  ces  déceptions  amères ,  contribaaleQt 
à  exaspérer  les  esprits,  et  à  envenimer  les  rivalités  eutre  les 
Grecs.  Des  jalousies  de  pays  et  de  personnes  empêchèrent  Dé- 
métrius  Ypsilanti  de  maintenir  Tunité  de  gouvernement  et  de 
commandement ,  comme  aussi  de  mettre  obstacle  aux  excès 
commis  dans  les  villes  conquises.  Alexandre  Maurocordato,  con- 
sommé dans  rintrigue  et  sacliant  se  plier  aux  temps,  n'épargna 
ni  ses  biens  ni  ceux  de  la  nation  pour  se  donner  la  meilleure  pari 
du  pouvoir ,  changeant  de  conduite  selon  les  circonstances,  ou 
selon  l'intérêt  mobile  de  son  ambition.  Ce  fut  lui  toutefois  qui 
organisa  la  Grèce  en  lui  donnant  une  administration  et  un  sénat, 
dont  il  se  fit  le  président. 

Soixantenlix-sept  députés  réunis  à  £pidaure  en  congrès  gé- 
néral sous  sa  présidence  (  15  octobre  ) ,  après  avoir  assisté  à  la 
messe  célébrée  sur  un  ancien  autel  d'Esculape,  discutèrent  les 
lois  à  adopter,  et  promulguèrent  une  constitution  :  elle  créait 
un  sénat  législatif  composé  de  députés  élus  par  les  provinces, 
et  un  conseil  exécutif  de  cinq  membres,  annuels  tous  les  deux. 
Corinthe  devint  le  siège  du  gouvernement.  Les  anciennes  lois 
byzantines  furent  remises  en  vigueur,  et  le  code  français  dut 
régir  les  transactions  commerciales.  La  liberté  religieuse  et 
lY^galité entre  tous  les  Grecs  furent  proclamées;  le  mérite  seul 


BÉGBABAATION   DE  LA  GRECE.  ^0 

dotétn  un  titre  aux  emplois.  Les  lois  devaient  sauvegarder  la 
|iro|mété,rhonneur,  la  sûreté  des  citoyens;  enGn  Tindépen- 
dioce  de  la  Grèce  fiit  proclamée.  «  On  déclara  que  la  guerre 

•  n'était  inspirée  ni  par  la  démagogie  ni  par  la  rébellion ,  mais 
■  qu'elle  était  nationale  et  sainte  ;  qu'elle  avait  pour  but  de  réin- 

•  tcgrer  la  Grèce  dans  tous  ses  droits  touchant  la  propriété , 
1  rboDoeor  et  la  Tîe.  »  (  29  janvier  1822.  ) 

Jusqu'alors  quiconque  déployait  un  drapeau ,  et  entraînait  à 
sa  suite  une  poignée  d*homnies  résolus,  avait  le  titre  de  capi< 
taioe,  et  Élisait  le  plus  de  mal  qu'il  pouvait  aux  Turcs.  On  forma 
dès  ce  moment  des  corps  nombreux  et  organisés ,  soumis  ù  une 
biérarehie  militaire.  Le  bataillon  des  philbellènes  se  composa 
d'étrangers.  Des  fonds  de  terre  furent  assignés  au  lieu  de  solde, 
et  Toa  recouvra  ainsi  la  propriété  territoriale. 

Seio  chercha  à  demeurer  neutre  dans  le  soulèvement,  soit 
pour  conserver  son  riche  commerce,  soit  par  crainte  du  voi- 
anage  des  Turcs.  Ceux-ci  lui  demandèrent  quatre- vingts  otages, 
pour  are  renfermés,  quarante  à  la  fois,  dans  la  citadelle,  où 
ils  mirent  en  outre  un  corps  de  troupes  qui  s'y  comporta  comme 
co  pays  ennemi.  Cependant  deux  mille  Samiotes  mal  armés  se 
jetèrent  sur  nie ,  plutôt  pour  la  saccager  que  pour  la  délivrer. 
U  flotte  turque  survint,  et  extermina  les  habitants ,  sauf  qua- 
rante mille  qui  furent  vendus  (  23  mars  1822  ).  Scio  ne  fut  plus 
çi'on  monceau  de  ruines,  où  la  luxure  se  donna  carrière.  Les 
<lenriches  ivres  exécutèrent  leurs  danses  parmi  des  milliers  de 
t^  fichées  sur  des  pieux ,  et  les  agas  se  montrèrent  parés  de 
colliers  d'oreilles.  Mais ,  au  milieu  des  fêtes ,  Canaris  vint  atta- 
cher QQ  brâlot  au  vaisseau  du  capitan- pacha ,  qui  sauta  avec 
l'Ois  mille  Turcs  gorgés  de  vin.  Au  même  instant,  l'étendard 
âeU  croix  flotta  sur  la  citadelle  d'Athènes. 

Le  sort  de  Scio  prouvait  aux  Grecs  qu'ils  avaient  tout  à  re- 
culer des  Turcs,  et  qu'ils  n'avaient  rien  à  espérer  que  de  leur 
c^wage.  Les  efforts  décisifs  devaient  se  faire  dans  la  Morée,  qui 
embrassait  vingt-quatre  cantons  avec  neuf  cent  soixante-cinq  vil- 
les, et  un  demi-million  d'habitants.  C'était  là  que  Démétrii's 
Ypàlanti avait  dirigé  l'effort  delà  guerre.  Il  s'y  rendit  maître  de 
Tripoli  et  de  Corintlie,  où  éclatèrent  d'horribles  réactions,  (jui 


49  KÉGÉNÉRATION  DB  LA  GBÈCS. 

donnèrent  la  mesure  de  Toppression  soufferte.  Dix-huit  mille 
Grecs  tenaient  bloqués  dans  Nauplie ,  point  extrême  du  Pélo- 
ponnèse, cinquante-cinq  mille  Turcs. 

Ce  fut  sur  ces  entrefaites  que  le  château  de  Tébélen  fut  em- 
porté par  les  Turcs  ;  mais  Ali  se  retira  dans  un  souterrain  rempli 
de  poudre,  avec  ses  trésors  et  ses  femmes,  prêt  à  s'ensevelir 
sous  les  ruines  avec  ses  vainqueurs.  Ceux-ci ,  saisis  d'effroi , 
se  retirèrent,  et  lui  promirent  sa  grâce  dès  que  la  mèche  incen- 
diaire serait  éteinte  ;  mais ,  trahi  lui-même  après  tant  de  tra- 
hisons ,  il  fut  assassiné  (  5  février  182S  ). 

La  Turquie,  enoi^ueiilie  de  son  triomphe  sur  Ali-Tébélen 
et  de  la  faveur  des  puissances ,  releva  la  tête  contre  la  Russie , 
et  leurs  différends  se  compliquèrent.  Alexandre  exigea  de  ses 
alliés  qu'ils  rappelassent  leurs  ambassadeurs  de  Constantioople  ; 
mais  l'Autriche,  en  haine  des  révolutions,  et  l'Angleterre, 
dans  l'intérêt  de  sou  commerce ,  ne  secondèrent  pas  ses  inten- 
tions ,  et  persuadèrent  à  la  Porte  de  nommer  des  hospodars 
dans  les  principautés,  en  les  prenant  parmi  les  nationaux. 

Tout  cela  n'avait  pas  ralenti  les  hostilités,  même  dans  ces 
deux  provinces ,  et  Jassy  fut  réduite  en  cendres.  Maurocordato 
se  proposait  d'étendre  l'insurrection  de  la  Grèce,  en  franchissant 
les  Thermopyles  pour  soulever  TÉpire;  et,  à  la  tête  de  deux 
mille  hommes  seulement,  il  alla  soutenir  les  Souliotes.  Marc 
Botzaris  le  seconda  avec  sa  troupe  héroïque  ;  mais ,  cernée  par 
des*milliers  de  musulmans,  redoutante  chaque  pas  des  trahi- 
sons ,  il  fut  contraint  de  se  retirer  vers  Missoïonghi.  Le  Grand 
Seigneur  distribua  ces  contrées  à  divers  officiers,  à  la  condition 
de  les  conquérir  ;  et,  en  attendant,  il  mit  sur  pied  plus  de  forces 
que  jamais  la  Porte  n'en  réunit.  Cent  trente  voiles  partirent  de 
Ténédos;  Méhémet-Ali  s'apprêta  à  attaquer  Candie;  les  Barba- 
resques  parcoururent  l'Archipel ,  tandis  que  les  Grecs  se  dis- 
putaient entre  eux,  et  se  livraient  à  de  déplorables  excès. 
Dram-Ali  franchit,  à  la  tête  de  trente  mille  hommes,  les  Ther- 
mopyles abandonnées  (juillet  1823  )  ;  il  prit  l'Acrocorinthe,  mît 
les  biens  au  pillage ,  incendia  les  maisons ,  et  passa  tout  ce 
qu'il  trouva  au  fil  de  l'épée.  Les  Péloponnésiens  firent  retirer 
leurs  troupes  sur  les  hauteurs,  et  cachèrent  leurs  récoltes  dans 


BâGiNÉBATlOlf  DB  LA  GRiCl.  41 

la  cifcmes ,  eo  laissant  à  Tabandon  leurs  campagnes  dévas- 
tées; et  le  gouveroement  se  réfogia  sur  un  vaisseau. 

On  ne  tient  nn  pays  qu^autant  qu'on  tient  les  hommes.  Dé- 
nétrias  Tpdlantî ,  renfermé  dans  Argos ,  arrêta  eette  avalanche 
jusqn^à  ee  que  la  Grèce  eût  préparé  sa  résistance.  En  efTet , 
ColDCOtiooî  coupa  la  retraite  aux  Turcs ,  et ,  à  la  tête  de  huit 
mille  montagnards,  il  exerça  l'autorité  suprême.  Les  Maînotes 
et  les  Areadiens,  qui  se  lèverait  en  masse,  se  joignirent  à  lui 
pour  harceler  l'ennemi ,  qui  n'aspirait  plus  qu'à  sortir  du  pays  ; 
mais,  assaillis  aux  Thermopyles  par  I9ioétas,  surnommé  le 
Mangeur  de  TVrcs  (22  août ) ,  ils  furent  taillés  en  pièces,  et 
Dram«Ali  en  mourut  de  chagrin.  Les  brûlots  de  Canaris  porté- 
Kfll  k  Ténédos  l'extermination  dans  la  flotte  turque,  secourue 
en  vain  par  les  Anglais  et  les  Autrichiens,  armés  contre  la  croix. 

Alofs  les  affaires  des  Grecs  s'améliorèrent  :  ils  dégagèrent 
Minoiottghi,  défendue  par  Botzaris  et  Maurocordato;  ils  se 
raidirait  maîtres  de  Napoli  de  Romanie ,  la  plus  forte  place 
de  la  Méditerranée,  qui  leur  procura  un  arsenal  et  un  port, 
ou  leur  marine  devait  trouver  un  abri ,  et  le  gouvernement  un 
hen  de  sûreté.  L'Europe  applaudissait  à  ces  héroïques  efforts  ; 
les  rcHs  s'effrayaient  De  l'argent ,  des  munitions ,  des  hommes 
étaient  envoya  aux  Grecs  par  les  philhellènes  ;  secours  souvent 
interaptés  par  les  croisières  anglaises  et  autres.  Les  ennemis 
les  plus  dangereux  ne  venaient  pas  de  Coostantinople,  mais  bien 
de  Coriba*  Quand  les  Turcs  se  trouvaient  réduits  à  l'extrémité 
et  refoulés  vers  la  mer,  les  bâtiments  autrichiens  et  anglais 
airivaient  à  leur  aide ,  leur  fournissaient  des  munitions ,  ou  les 
transportaient  sur  des  points  plus  favorables.  En  conséquence , 
les  Grecs  prodaroèrent  que  tout  bâtiment  portant  des  troupes 
ou  des  munitions  serait  passé  par  les  armes.  En  vain  les  jour 
nam  mercenaires  poussèrent  des  cris  d'indignation  contre  la  pi- 
raterie des  Grecs  ;  une  pareille  résolution  leur  valut  ce  respect 
que  n'avaient  pas  obtenu  leur  gloire  et  leurs  infortunes. 

Hms  déjà  les  Grecs  s'étaient  divisés,  et  tournés  les  uns  con* 
Ue  les  autres.  Leurs  députés  tinrent  leur  seconde  session  au 
milieu  des  cèdres  d'Astros.  Ypsilanti  y  représentait  les  premiers 
efiorts  des  héléristes ,  Ulysse,  la  valeur  farouche;  Colocotroni , 

4. 


43  BSQBNÉB4T10N  DE  LA  OBÈGB. 

le  talent  des  capitaines;  Maurocordato,  Fhabileté  politique;  et 
autour  d'eux  se  pressèrent  les  héros  et  les  martyrs.  Ils  décidè- 
rent que  le  pouvoir  exécutif  ne  pourrait  fiaire  de  lois,  et  que  la 
constitution  serait  modifiée  :  mesures  incertaines ,  dictées  par 
des  jalousies  mutuelles,  et  par  la  manie  de  dénigrer  tour  à  tour 
les  hommes  politiques  et  les  soldats. 

Le  suUan,  s'obstinant  à  recouvrer  Missolonghiet  tout  le  Pé- 
loponnèse, mit  en  campagne  cent  mille  hommes  et  quatre-vingt- 
dix-huit  voiles  en  mer.  Mais  Colocotroni  battit  les  Turcs  dans 
la  Phocide;  T  infatigable  Miaulis  tint  en  respect  avec  sa  Ootte 
celle  des  Ottomans ,  et  Marc  Botzaris  se  montra  un  nouveau 
Léonidas.  Un  étranger  lui  disant,  ^otre  vaillance  fait  Ccdmi- 
ration  de  ma  patrie,  et  nos  journaux  rapportent  vos  actions 
magnanimes  ;  —  Dans  mon  pays,  répondit-il ,  on  écrit  aussi 
les  faits  extraordinaires,  et  ce  sont  les  noms  des  lâches  se**- 
lement  qui  sont  gravés  sur  le  marbre.  L'assemblée  nationale 
lui  envoya  le  brevet  de  gouverneur  général  de  la  Grèce  occi- 
dentale ;  informé  que  ce  titre  lui  était  envié  par  d'autres ,  il 
baisa  la  dépêche  et  la  déchhra  :  Dorénavant,  dit-il,  nous  écri^ 
rons  nos  brevets  avec  notre  sang.  Que  ceux  qui  veulent  méri- 
ter celui-là  viennetit  le  prendre  avec  moi  dans  les  tentes  de 
Mustapha.  Il  se  dirigea  en  effet  vers  le  camp  du  pacha ,  dans 
l'intention  de  le  surprendre ,  avec  deux  cent  quarante  Souliotes, 
à  qui  il  donna  cet  ordre  :  Si  vous  me  perdez  de  vue,  marchez 
droit  à  la  tente  de  Mustapha,  vous  m'y  retrouverez!  Dieu 
nous  voit  et  nous  guide.  Et  tous  répétaient  :  Dieu  nous  voit  et 
nous  guide;  que  Dieu  nous  soit  en  aide  !  Ils  pénétrèrent  en 
effet  au  milieu  des  ennemis  ;  et  Botzaris  devança  les  plus  in- 
trépides, jusqu'au  moment  où,  frappé  à  mort,  il  tomba  sur 
un  monceau  de  cadavres ,  en  s'écriant  :  jémis ,  vengez-moi  ! 

Le  célèbre  poëte  anglais  Byron ,  imbu  des  préjugés  de  son 
pays  et  de  sa  caste ,  blasé  par  les  jouissances  et  mécontent  de 
tout ,  proposa  enûn  à  son  activité  un  noble  but ,  et  alla  com- 
battre pour  la  Grèce.  Bien  qu'il  arrivât  avec  une  faible  suite  et 
peu  d'argent,  il  fut  reçu  avec  enthousiasme,  comme  la  Fayette 
l'avait  été  en  Amérique.  11  dit  à  Maurocordato  :  Si  la  Grèce 
veut  être  comme  la  ralachie  et  la  Moldavie ^  elle  te  peut  de^ 


ABGBNBltàTlOIV  DE  LA  GBÀCX.  4S 

Mam;  si  comme  t Italie,  aprèsrdemain.  Si  elle  veut  devenir 
litre  ^  il  faut  qu'elle  te  décide  aujourd'hui, 

Eo  effet ,  il  s*en  fallut  de  peu  que  THellade  ne  redevint  tur- 
que, ou  ne  se  changeât  en  une  province  européenne.  Alexandre, 
chez  qui  la  froide  politique  avait  amorti,  sans  les  éteindre,  les 
sentiinents  généreux,  proposa  aux  cours  un  traitéde  padûcatiou 
qui  consistait  à  diviser  la  Grèce  en  trois  principautés  soumises 
a  la  Porte ,  comme  les  doux  hospodarats  :  la  première  compre- 
naot  la  Grèce  orientale  ;  la  seconde ,  la  Grèce  occidentale  ;  la 
troîsîènie ,  la  Grèce  méridionale  :  on  aurait  laissé  les  Iles  de 
rArefaipel  se  gouverner  munieipalement.  Mais,  d*un  coté,  les 
caliinets  européens»  voulaient  que  rien  ne  fût  obtenu  par  Tin- 
somction  ;  de  Fautre,  la  Porte  s'irritait  qu'un  souverain  pro- 
posât im  traité  qui  lésait  les  droits  d'im  autre  prince.  Les  Grecs 
maicnt  bien  qu^ils  auraient  ainsi  prodigué  leur  sang  en  pure 
perte,  et  que  leur  indépendance  allait  être  compromise  dans 
les  mains  des  diplomates,  ils  persistèrent  donc,  et  combattirent 
la  quatrième  armée  dirigée  contre  eux ,  après  en  avoir  détruit 
trois.  Bjron ,  avec  une  ardeur  qui  trouva  enOn  à  se  déployer 
noblement,  leur  offrit  sa  fortune  et  négocia  un  emprunt;  mais 
il  moiimt  (  19avril  1834)  presque  aussitôt,  pleuré  de  toute  l'Eu- 
rope. 

Le  sang  des  braves  coulait,  mais  il  assurait  le  salut  de  leur 
patrie  et  hvmiiiait  Toigueil  de  Mahmoud.  Les  pachas  cherchaient 
à  éluder  ses  ordres  ;  les  janissaires  refusaient  de  s'aventurer 
sur  une  terre  qui  engloutissait  ses  ennemis.  11  ne  lui  resta  plus 
qu*à  s'adresser  aux  rois  de  l'Europe ,  leur  demandant  d'arracher 
b  croix  du  front  de  ceux  qui  avaient  osé  secouer  son  joug  de 
ter;  mais  ceux-ci  commençaient  à  voir  que  la  tâche  pourrait  bien 
surpasser  leurs  forces. 

Mébémet-Ali,  pacha  d'Egypte,  réussissait  dans  ce  pa3's,  où 
il  ehereliait  à  introduire  la  civilisation  européenne.  11  avait 
transplanté  sur  les  rives  du  Nil  le  cotou  du  Brésil  et  l'indigo  ; 
il  établissait  des  collèges ,  des  télégraphes ,  des  bibliothèques , 
une  imprimerie;  faisait  le  lever  des  cartes;  il  disciplinait  les  nè- 
gres de  la  Nubie.  Après  avoir  exterminé  les  Mameluks,  il  son- 
gea à  réorganiser  son  année  a  Teuropéenne.  Comme  les  Turc^^ 


^4  BÉGÉFfÉBATION   DE  Lk  GRÈGE. 

y  répugnaient,  et  que  les  nègres  périssaient  par  centaines,  il 
osa  armer  les  fellahs,  c*est-à-d!re  les  Égyptiens  indigènes,  qu*il 
tirait  ainsi  de  la  condition  d'esclaves.  Il  alla  jusqu'à  choisir 
parmi  eux  ses  officiers,  ce  qui  indigna  les  Turcs;  et  son  fils 
Ibrahim,  instrument  docile  mais  intelligent  de  son  père,  au- 
rait fait  davantage,  si  Méhémet  ne  lui  eût  représenté  qu'ils 
n'étaient  que  quinze  mille  Turcs  au  milieu  d'un  peuple  entier 
courbé  sous  leur  joug.  Lorsque  éclata  le  soulèvement  de  la  Grèce, 
il  se  tint  sur  ses  gardes,  se  procurant,  à  l'aide  des  télégraphes,  de 
promptes  nouvelles,  et  laissant  les  chrétiens  vivre  tranquilles 
en  Eg}'pte.  Il  se  préparait  toutefois  à  la  guerre ,  et  l'Europe 
était  persuadée  qu'il  profiterait  de  l'occasion  pour  se  rendre 
indépendant.  C'eût  été  une  diversion  extrêmement  favorable, 
quand  bien  même  il  n'aurait  pas  fait  cause  commune  avec  les 
chrétiens.  Mais  la  politique  des  cabinets  suggéra  au  sultan  l'i- 
dée de  mettre  aux  prises  ses  deux  ennemis,  les  Égyptiens  et  les 
Grecs,  de  sorte  qu*il  pût  profiter  également  et  de  la  victoire  et 
de  la  défaite.  Le  sultan  investit  donc  Méhémet-Ali  du  pachalik 
de  Morée ,  et  celui-ci  chargea  Ibrahim  de  Texpédition  qui  de- 
vait en  opérer  la  conquête.  Trente-cinq  bâtiments  autrichiens 
et  vingt-six  navires  anglais  se  chargèrent  de  transporter  rarmée 
qui  devait  renverser  la  croix  sous  l'effort  du  croissant  ;  en  même 
temps  le  rusé  vice-roi  ramassait  l'or  qu'il  destinait  à  soudoyer 
des  traîtres,  qui  dans  les  guerres  de  la  Grèce  ne  nuinquèrent 
jamais. 

La  Porte ,  connaissant  que  la  principale  force  des  Hellènes 
était  sur  mer,  dirigea  alors  ses  coups  sur  les  lies  grecques.  Lors 
donc  que  les  flottes  de  Constantinople  et  d'Alexandrie  eurent 
opéré  leur  jonction ,  au  nombre  de  trois  cents  voiles,  Mahmoud 
envoya  le  capitan-pacha  contre  le  petit  écueil  d'Ipsara,  fron- 
tière maritime  de  la  Grèce,  en  lui  disant  :  At tacheté  à  ton 
vaisseau ,  et  remorque-le  à  Constantinople.  L'amiral  turc , 
sachant  qu'il  y  allait  de  sa  tête ,  mit  en  œuvre  l'audace  et  U 
ruse,  et ,  grâce  à  l'assistance  d*un  traître,  il  s'en  empara.  Mais 
la  citadelle  sauta  avec  ses  derniers  défenseurs ,  mêlés  aux  assail- 
lants; les  femmes  et  les  enfiints,  qui  s'étaient  réfugiés  sur  un 
rocher,  se  précipitèrent  dans  la  mer,  en  voyant  s'avancer  les 


AIGKlfÉBATlON  DE  Lk  GEiCB.  4& 

Tors  ,  enflammés  de  cupidité  et  de  luxure.  La  Grèee  entière 
pritlcs  annca  :  ce  fut  à  qui  se  jetterait  le  premier  abord  de  ses 
bricks  intrépides.  La  flotte  turque  n*osa  les  attendre,  et  Miaulis 
reprit  Ipsani  (  septembre  1824  ).  Ses  brûlots  et  ceux  de  Canaris 
M  laissèrent  de  trêve  ni  jour  ni  nuit  aux  vaisseaux  ottomans, 
B  bien  que  le  capitan-pacha,  loin  de  traîner  Ipsara  à  Constan- 
tiaople,  n*y  ramena  que  sa  honte.  L'Europe  applaudit,  mais 
eoouoe  à  un  théâtre  :  les  poètes  chantèrent,  les  comités  phil- 
belléniques  recueillirent  des  souscriptions,  et  les  rob  hincèrent 
des  menaces* 

Gooduriotis,  chef  actif  et  prudent,  investi  du  pouvoir  exécutif, 
chercha  à  maintenir  Tordre,  le  respect  des  lois,  régla  les  finances  ' 
ce  rinstruction.  G>locotroni,  au  contraire,  poussait  à  la  guerre, 
àbtéted^un  partideméoontentsquien  vinrent  jusqu'à  la  révolte; 
mais  il  eut  le  dessous,  et  fut  jeté  en  prison.  Maurocordato  crut 
alors  pouvoir  dominer,  et  prit  les  armes  à  son  tour.  Pendant  ce 
ieio|B,  la  Morée  restait  sans  défense  ;  et  Ibrahim ,  qui  y  était  dé- 
banjué,  s'emparait  de  Hle  de  Sphaoteria  et  de  Navarin  (mai  1 825). 
Od  rendit  alors  à  Coloeotroni  sa  liberté  et  son  épée,  et  il  aocou- 
mt  pour  défendre  Tripolitza,  mais  en  vain.  Démétrius  Ypsilanti, 
ioadif  depuis  deux  ans ,  défendait  Nauplie ,  où  il  avait  pour  se- 
cond le  colonel  français  Fabvier.  Le  danger  suggéra  l'idée  de  se 
placer  sous  la  protection  de  l'Angleterre  ;  et  Maurocordato,  chef 
éa  parti  anglais,  publia  une  proclamation  réclamant  l'appui  de 
ce  gouvernement,  «  qui  n'avait  jamais,  disait-il,  soutenu  le 
croissant  contre  la  croix.  »  Ce  fut  le  signal  de  la  désorganisation 
et  de  nouvelles  dissensions  parmi  les  Grecs. 

Karaîsfcakis,  voyant  la  fiction  anglaise  disposée  h  sacrifier 
rindépendanœ  du  pays ,  se  fit  l'âme  d'un  parti  patriote  qui  ne 
demanda  plus  qu'au  peuple  le  salut  commun;  et,  prenant  le 
commandement  en  chef  de  la  Roumélie ,  il  obtint  d'importants 


Cest  à  ce  moment  que  survint  la  fin  mystérieuse  de  l'em- 
pereur Alexandre  ;  et  Nicolas,  son  successeur,  moins  mystique 
et  moins  facile  que  lui,  avait  besoin  d'occuper  au  dehors  ses 
armées  inquiètes.  Les  rois  de  l'Europe  redoutèrent  donc  une 
gnerre  de  ce  cdté,  et  la  diplomatie  fit  jouer  toutes  ses  intrigues. 


46  RiOBMÉRATlOM  DB  LA  GBBCB. 

Le  duc  de  Weltington  fut  envoyé  près  du  czar,  et  convint  avec 
lui  qu'il  s'interposerait  pour  réconcilier  les  insurgés  avec  la 
Porte ,  en  maintenant  la  Grèce  sons  la  dépendance  turque.  La 
Porte  et  la  Russie  tinrent  congrès  à  Akkerman ,  et  la  première 
s'obligea  à  observer  le  traité  de  Bucharest ,  à  respecter  les  pri- 
vilèges de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie,  ainsi  que  les  frontières 
des  deux  empires  en  Asie,  et  à  maintenir  aux  Serviens  les  avan- 
tages stipulés. 

La  Porte  retira  ses  troupes  des  principautés  (mai  182C), 
pour  redoubler  d'efforts  contre  les  Grecs  ;  et  tandis  que  les  ï)gyp- 
tlens  soumettaient  le  Péloponnèse ,  Je  Grand  Seigneur  adressait 
àReschid,  pacbade  Roumélie,  un  ordre  ainsi  conçu  :  Ou  Mis- 
sohnghi,  ou  ta  télé!  Cette  capitale  de  l'Étolie,  sanctifiée  par 
les  tombeaux  de  Bolzaris,  de  Byron,  de  Ririacoulis,  et  dont 
les  tours  portaient  les  noms  de  Guillaume  Tell,  de  Franklin, 
de  Rigas,  allait  redevenir  le  théâtre  de  la  guerre. 

L'armée  ottomane ,  dirigée  par  des  officiers  européens ,  re- 
poussa les  troupes  grecques.  Les  citoyens  étaient  pleins  de  cou- 
rage ,  mais  ils  manquaient  de  pain  ;  et ,  réduits  à  l'extrémité ,  ils 
firent  une  sortie  dans  laquelle  se  mêlèrent  les  femmes ,  vêtues 
de  l'uniforme  du  soldat.  Il  en  périt  un  grand  nombre,  parce 
qu'ils  furent  trahis  ;  ceux  qui  étaient  restés  firent  sauter  la  moi- 
tié de  la  ville  avec  les  barbares  qui  l'avaient  envahie  (  avril  1826  )• 

Les  réformes  en  Turquie  ne  peuvent  être  qu'administratives 
et  militaires  ;  elles  ne  sauraient  être  morales.  Mahmoud  avait 
été  élevé  dans  les  idées  mahométanes  ;  or,  lorsqu'il  vit  son  em  - 
pire  prêt  à  succomber,  il  en  conclut  que  la  civilisation  euro- 
péenne était  la  meilleure,  puisqu'elle  était  la  plus  forte  :  il  l'a* 
dopta  donc,  sans  trop  la  connaître.  Il  fit  porter  ses  premières 
réformes  sur  l'armée  ;  et,  se  souvenant  de  Sélim  son  maître,  il 
songea  à  tirer  cent  cinquante  hommes  de  chacune  des  cinquante 
et  une  compagnies  de  janissaires,  pour  en  former  des  régiments 
à  l'européenne.  Les  officiers ,  après  avoir  entendu  la  déclara- 
tion du  muphti ,  jurèrent  de  se  soumettre ,  et  reçurent  des  fusils 
à  baïonnette,  avec  des  uniformes;  mais  bientôt  les  marmites 
furent  renversées ,  et  les  janissaires  mirent  Gonstantinople  à  feu 
et  à  sang.  Mahmoud ,  dans  sa  colère  ,  appela  de  tous  côtés  des 


BBGÊR  ÉBAT  ION   DB   LA  GBECE.  47 

troupes  el  de  Tartillerie;  il  déplofa  la  robe  du  prophète*  (Id 
juin]  ;  et,  bénissant  la  foule  accourue  autour  de  cette  relique, 
il  loi  commanda  d*assai1iir  les  janissaires  rassemblés  dans  Tbip- 
podrome.  Le  fer,  le  feu ,  la  mitraille ,  tout  fut  employé  pour 
f  xtenniner  ceux  qui  avaient  été  si  longtemps  les  défenseurs  et 
ref&oi  de  Tempire.  Quatre  mille  d*entre  eux  furent  tués  dans 
une  seule  nuit ,  et  jetés  dans  le  Bosphore  ;  vingt-cinq  mille  cu- 
rait le  même  sort  dans  les  jours  suivants.  On  égorgea ,  on  noya 
leors  femmes,  leurs  enfants,  et  tout  fut  anéanti  jusqu'à  leur 
Dooi.  Cest  ainsi  que  rottoman  croyait  se  faire  Européen,  quand 
il  oe  faisait  que  se  couper  les  nerfs;  car  il  enlevait  au  peuple  sa 
rrojance  fataliste ,  à  Tarmée  cette  énergie  farouche  qui  seule 
pouvait  encore  être  sa  force  :  après  cela ,  il  ne  resta  plus  que  le 
sentiment  de  la  décadence.  Dans  un  État  vermoulu ,  c'est  dé- 
truire que  de  réformer. 

UEurope  entière  exhalait  sa  sympathie  pour  les  Grecs ,  jus- 
qu*à  obliger  au  silence  les  gouvernements  qui  s'étaient  faits  ses 
adversau-es.  Mais  tandis  que  les  rois  discutent,  les  Turcs  égor^ 
grnL  Les  victoires  de  TÉgyptien  en  Grèce  avaient  été  chèrement 
dcbeiées.  Ne  pouvant  anéantir  les  Hellènes  par  les  armes,  Ibra- 
him parcourt  le  Péloponnèse  en  le  ravageant ,  arrache  les  oli- 
viers ,  incendie  les  récoltes ,  massacre  les  habitants  désarmés. 
Tout  Teffort  des  Grecs  et  des  Turcs  se  concentre  bientôt  sur 
Athènes  ;  mais  la  cause  des  premiers  est  compromise  par  leurs 
dissensions  :  ainsi  Colocotroni  oppose  à  Rassemblée  d*Égine 
rassemblée  nationale  d'Hermione.  Les  deux  Anglais  Church  et 
Coehrane,  qui  avaient  combattu  pour  la  liberté  dans  les  divers 
pays  où  elle  avait  tenté  de  reparaître,  arrivent  en  Grèce,  et, 
calmant  les  inimitiés,  réunissent  les  divers  partis  h  Trézène.  On 
j  reconnaît  enfin  de  tous  côtés  la  nét^essité  de  la  concorde  à 
rintéfieur  et  d'un  appui  au  dehors.  £n  conséquence,  les  com* 

*  L^éleodard  de  Mahomet,  à  Constantinople,  se  conserve  dans  la  salle 
Hrs  rdiqncs ,  enveloppé  dans  quarante  couvertures  de  soie,  et  la  tu- 
ntqiie  du  prophète  dans  cinquante.  Le  quinzième  jour  du  ramadan,  on 
découvre  cette  tunique  en  grande  solennité ,  et  on  Pexpuse  an  baisc- 
neot  de  la  cour. 


48  RBOÉMÉBATION  DB  LA  OBÀCE. 

mandements  et  les  magistratures  sont  conOés  à  des  étrangers 
d'élite ,  et  la  présidence  est  déférée  à  Capo  d'Istria  (27  mars 
1827).  On  rédige  un  nouveau  5to^i/^  politique  (17  mai),  et 
Napoli  de  Romanie  est  déclaré  le  siège  du  gouvernement. 

Capo  d'Istria,  «  cédant  au  besoin  d'être  utile,  sans  avoir  autre 
«  chose  en  vue,  disait-il,  que  les  intérêts  de  Dieu,  des  Grecs  et 
«  de  rhumanité,  s'était  fait  violence  à  lui-même,  et  avait  con- 
«  senti  à  être  élu  président  ;  »  mais  il  mettait  à  son  acceptation 
quelques  conditions  que  Ton  n'osait  lui  refuser,  parce  qu'on  était 
persuadé  qu'il  parlait  au  qom  de  la  Russie.  En  même  temps  il 
s'adressait  à  tous  les  peuples ,  demandant  dans  toute  l'Europe 
de  l'argent,  des  amis,  la  faveur  des  cours;  prodigue  de  pro- 
Viesses  vis-à-vis  des  Grecs ,  tandis  qu'il  les  dépeignait  comme 
des  pirates  et  des  barbares  auxquels  il  pouvait  seul  imposer  un 
frein.  Arrivé  à  Égine ,  il  se  trouva  entouré  de  ces  chefs  énergi- 
ques qui  n'étaient  redevables  de  leur  puissance  qu'à  leurs  exploits 
et  à  leur  mérite  personnel ,  plus  &its  pour  commander  que 
disposés  à  obéir.  Capo  d'istria ,  au  contraire,  voulait  dominer, 
et  attendre  toutefois  les  ordres  du  dehors.  11  savait  comment  se 
mène  un  peuple  constitué,  mais  non  comment  on  le  crée.  Il  ne 
concevait  pas  que  l'on  jurât  fidélité  à  une  indépendance  qui 
n'existait  pas.  Il  persuada  donc  aux  Grecs ,  s'ils  voulaient  cons- 
tituer l'ordre  et  obtenir  de  l'argent  par  son  concours,  de  sus- 
pendre l'acte  constitutionnel.  11  obtint  cette  concession,  et 
lorsqu*il  se  fut  fait  décréter  une  autorité  entière,  il  s'occupa  de 
donner  à  la  Grèce  des  routes,  des  écoles,  d'activer  la  culture; 
mais  il  ignorait  les  lois  et  les  coutumes  du  pays.  Il  retint  en 
prison  Maurocordato  et  d'autres  hommes  qui  disaient  obstacle 
à  sa  toute-puissance;  il  s'entoura  de  ses  créatures.  II  repoussa 
les  propositions  que  lui  adressait  la  Porte ,  par  l'intermédiaire 
de  l'Autriche ,  de  pardonner  aux  rebelles  s'ils  rentraient  dans 
l'obéissance;  et  il  obtint  des  subsides  de  l'Angleterre  et  de  la 
ïVance.  Quant  aux  Grecs,  il  ne  leur  demandait  que  le  silence. 

La  Grèce  donc  étant  tombée  dans  les  mains  d'un  homme , 
ses  destinées  se  débattirent  dans  les  cabinets  des  princes,  et  elle 
eut  autant  à  espérer  de  leurs  jalousies  secrètes  que  de  l'efifort 
de  ses  armes.  Laisser  les  Grecs  reconquérir  le  sol  enlevé  à  leurs 


BteilIXAATION  DS  LA  OBàCB*  49 

t,  était  nue  idée  aussi  simple qae  juste «eomine  celle  de 
nhstitiier,  ànne  nation  qui  se  r^isaitanx  intentions  pacifiques 
et  drilisatrices  de  TEurope,  une  nation  qœ  s'y  serait  prêtée. 
Mais  ks  rois  craignaient  l'exemple  d'une  révolution  heureuso- 
■MBt  accomplie  ;  en  outre ,  ils  nourrissaient  des  projets  ambi- 
ticnx,  pomr  la  réusûte  desquels  ils  [déféraient  un  empire  fidble 
qû  leur  réservât  une  proie  ûidle  dans  l'avenir.  Il  fot  proposé 
aaeréanioii  des  cinq  puissances,  h  l'effet  de  concilier  les  dif* 
UteuàM  qui  existaient  entre  elles  :  fort  de  Tappui  de  l'Autriche, 
qui  avait  déclaré  qu'elle  ne  consentirait  jamais  à  Êdre  descendre 
le  fldtan  an  simple  titre  de  seigneur  suzerain  des  Grecs ,  le  di» 
nu  répondit  que  le  droit  des  gens  n'admettait  pasde  négocia- 
lioas  de  souverain  à  sujets. 

Cependant  la  France  et  l'Angleterre  conçurent  des  craintes 
àrendroit  delà  Russie,  qu'eUes  suspectaient  de  vouloir  foire 
ioanier  les  affaires  de  la  Grèee  à  son  profit  particulier.  Elles 
Bgiièrent  donc ,  conjointement  avec  le  czar,  un  traité  (  6  juil* 
let  1837)  dans  le  but  de  terminer  une  lutte  qui  entravait  le  cobh 
■me  de  TEurope  :  arrêtant  que  si ,  dans  un  délai  d'un  mois , 
b  Porte  n'acceptait  pas  la  médiation  proposée ,  elles  se  rappro- 
cheraient de  la  Grèce ,  et  emploieraient  tout  pour  amener  une 
paix  nécessaire  désormais  entre  deux  peuples  fanatiques  et 
acharnés.  Ce  traité,  d'un  genre  tout  nouveau  en  diplomatie, 
créait  un  éM  de  guerre  en  pleine  paix.  Les  Grecs  acceptèrent 
volontiers  cette  espèce  de  reconnaissance  de  leur  indépendance  ; 
mais  le  divan  se  considéra  comme  offensé,  et  s'irrita  contre 
rAutrkhe ,  comme  si  elle  eût  manqué  à  ses  promesses. 

Les  puissances  obtinrent  un  armistice  d'Ibrahim*Pacha 
(  2S  sqitembre  ),  à  qui  son  père  avait  envoyé  quatre-vingt-douze 
voiles  sous  Navarin.  Mais  une  occasion  favorable  se  présentant, 
il  viola  la  trêve,  et  parcourut  le  pays  en  dévastant  tout.  Les 
amiraux  des  trois  puissances  le  rappelèrent  à  l'exécution  de  sa 
promesse;  mais  il  leur  renvoya  leur  lettre  sans  l'ouvrir.  Alors 
l'attaque  fut  décidée  :  l'amiral  anglais  Codrington  prit  le  com- 
naodement  en  chef,  et  la  flotte  ottomane,  foudroyée ,  fut  en- 
tièrement détruite  (28  octobre  1827  ). 

L'Europe  apprit  avec  étonnement  ce  coup  inattendu  ;  le  roi 

5 


•?0  aiCBRBBATION  DE  LA  OBÈCS. 

George  d'Angleterre  le  qualifia ,  dans  le  discoars  du  trdne , 
d'événement  malheureux,  car  Taffaiblissement  de  la  Turquie 
ctait  tout  à  l'avantage  de  la  Russie.  Cependant  la  Porte  ne  s'en 
montra  pas  efû:«yée  ;  elle  demanda  que  la  question  grecque  fût 
mise  à  l'écart  dans  les  traités,  el  qu'on  l'indemnisât  pour  la 
perte  de  sa  flotte.  Les  ambassadeurs  quittèrent  Constantinople, 
et  le  Grand  Seigneur  proclama  la  guerre  sainte.  La  Turquie 
traitait  sans  respect  le  pavillon  russe,  elle  fermait  le  Bospliore, 
et  troublait  son  commerce  avec  la  Perse,  r^icolas  se  décida  enfin 
à  lui  déclarer  la  guerre,  en  protestant  que  ce  n'était  pas  par 
ombition  et  pour  étendre  son  territoire ,  mais  pour  rendre  Fac- 
tivité  au  commerce  de  ses  sujets ,  pour  ramener  à  l'exécutioa 
des  traités ,  et  assurer  la  navigation  européenne  dans  le  Bos* 
phore.  Le  czar  cependant  négociait  près  du  gouvernement  fran- 
çais pour  s'assurer  sa  neutralité,  lui  promettant,  non-seule* 
ment  la  Morée  s'il  obtenait  des  résultats  positifs ,  mais  encore 
le  remaniement  des  frontières  de  la  France,  en  les  portant  jus- 
qu'au Rhin,  et  destinant  à  la  Hollande  et  à  la  Prusse  des  oom* 
pensations  d'un  autre  côté. 

Le  divan,  peut-être  influencé  par  l'Autriche,  s'opiniâtra  :  il 
énuméra  ses  grieCs  contre  la  Russie ,  la  dénonçant  comme  l*ins- 
tigatrice  secrète  de  la  révolte.  •  De  quel  droit ,  dit-il ,  une  puis» 
«  sance  vient-elle  s'immiscer  dans  le  gouvernement  intérieur 
«  d'une  autre,  et  dans  ses  débats  avec  ses  sujets  ?  »  Les  hostili- 
tés commencèrent  donc  :  Wittgensteiu  passa  le  Pruth  avec  cent 
mille  Russes  (  mai  1828  ).  La  tactique  des  Turcs  était  de  se 
retirer  devant  l'ennemi ,  pour  se  concentrer  dans  les  grandes 
places ,  où  ils  combattaient  avec  beaucoup  de  résolution.  La 
Russie  savait  cela  par  expérience  :  elle  commença  par  s'as- 
surer des  places  de  Jassjr  et  de  Bucharest  ;  puis  elle  poussa  en 
avant.  Les  sympathies  du  libéralisme  se  portèrent,  une  se- 
conde fois,  sur  l'armée  russe.  Le  Grand  Seigneur,  redoublant 
de  zèle,  multiplait  pour  défendre  sa  cause  les  récompenses  et 
les  manifestes.  La  France  et  l'Angleterre  redoutaient  de  voir 
tout  le  mérite  et  le  profit  de  la  délivrance  de  la  Grèce  et  de  la 
bataille  de  Navarin  demeurer  à  la  Russie  ;  elles  s'arrangèrent 
pour  constituer  h  Grèce  sans  entrer  dans  le  différend  de  la  Rus- 


BteiNUAiioif  JDB  LA  eatei.  41 

mmnt  la  Porte.  Les  hMtatioiis  de  TAntriche  lui  fifent  perdre 
tsale  ioffloeDoe  en  celte  occasion;  Mettenûeh  époavantécberdia 
ai  vain  à  entratoer  la  France  dans  une  alliance  contre  Tambîtion 
■cnçante  de  la  Russie.  Paskéwitch  laissa  ses  triomplMB  en 
Pêne ,  pour  tomber  sur  rAnnénie  tarqae  ;  mais  l'action  divisée 
ssr  quatre  points  n*eat  de  Tîgueur  sur  aucun,  et  les  Turcs  don* 
■èrentà  leurs  amis  le  spectacle  df une  énergie  dont  on  ne  les  aïK 
nit  plus  JQisès  capables.  Enfin,  les  trois  potssances  se  décide- 
rait à  envoyer  une  armée;  la  France  se  chargea  de  chasser 
Usahim  de  la  Morée;  Tamiral  angais  Godiftigton  convint  avee 
MéhéoMt-Ali  que  les  Grecs  emmenés  en  esclavage  sur  les  bords 
dn  Nil  aéraient  restitnés;  de  plus,  qu'il  ne  tiendrait  de  garnison 
en  Harée  que  dans  dnq  (daœs  fortes;  et  la  péninsule  devint 
libre. 

L*Aiig)eleRe  ne  vonlaitrien  foire  perdre  de  plus  à  la  Turquie  ; 
la  Franœ,  fibérale  à  demi,  voulait  davantage  pour  la  Grèce; 
nsis  le  Grand  Seigneur  persista  obstinément  dans  ses  refus,  et 
les  puîssanees  se  virent  dans  l'impossibilité  d'empéeher  l'expé- 
dîtioD  russe.  Le  général  Diébitch  prit  le  commandement  de 
viagt-qoatre  mille  hommes ,  qui ,  prot^és  par  denx  flottes  pos- 
tées inoplDéoent  aux  flancs  de  Constimtinople,  s'avancèrent  par 
le  Baikan  (  février  1839  ).  La  Porte  leur  opposait  cent  quatre- 
vingt  mîtte  hommes ,  recrues  novices  en  face  de  vétérans,  et  à 
qui  la  diseipUne  europécmie,  récemment  introduite  dans  leurs 
rangs,  montrait  le  péril  sans  leur  enseigner  à  l'éviter  :  en  même 
temps  les  ulémas  répandaient  parmi  le  peuple  le  bruit  que  Mah- 
Dioud,  ayant  violé  le  Koran  par  ses  réformes,  ne  pouvait  espé- 
rer la  victoire.  Rescbid-Padia,  le  vamqueur  d'AK-Tébélen,  dé- 
fendit le  Bdikan  avec  acharnement;  mais  l'algie  russe  n'arrêta 
ion  vol  que  sur  Andrinople(  90  août),  la  seconde  capitale  de 
rcapire.  De  son  cdté,  Padiéwiteb  avait  traversé  le  Caucase  et 
attaqué  Eraeroum ,  qui  tombût  en  son  pouvoir  (  9  juillet }. 

Cou  était  ùii  de  Constantinople,  si  la  diplomatie  de  la  France 
et  de  TAnglelerre  n'avait  arrêté  Nicolas.  Le  divan,  perdant 
foui  espoir,  se  résilia  à  concéder  l'afiranchissement  de  la  Grèce, 
à  raonveier  les  aneteos  traités  avec  la  Russie ,  k  lui  aooorder 
hMbertéde  la  navigation  dans  la  mer  Noire,  et  à  indemniser 


bl  mÉeÉRiBATIOZf  DB  LA  GEÈCV. 

■on  eomnieree  des  pertes  qn*il  avait  éproayées ,  sous  la  eondi- 
tkm  que  rintégrilé  de  sod  territoire  en  Europe  et  en  Asie  serait 
oonservée. 

Aux  termes  de  oe  traité  (  14  septembre),  les  principautés  de 
Moldavie  et  de  Yalacliie  étaient  rendues  à  la  Porte,  sauf  aux 
hospodars  à  régler  librement  les  a£Faires  intérieures.  Elle  re- 
couvrait aussi  les  places  de  Ja  Ronmélie  et  de  la  Turquie  d'Asie, 
à  l'exception  de  cdies  que  la  Russie  se  réservait  comme  sûreté. 
Le  passage  des  Dardanelles  dut  rester  libre  pour  les  bAtiments 
de  toutes  les  puissances  en  paix  avec  la  Porte;  elle  s'engagea  à 
payer  cent  trente-cinq  millions  pour  indemnités  et  dépenses  de 
guerre,  et  souscrivit  d'avance  à  ce  qui  serait  décidé  par  une  con- 
férence qui  devait  siéger  à  Londres  pour  la  pacification  de  la 
Grèce. 

La  Russie  s'assurait  amsl  le  commerce  de  la  mer  Noire^  et 
de  bonnes  frontières  du  o6té  de  la  Perse  et  de  la  Turquie  : 
avantage  d'autant  plus  important  pour  elle,  qu'elles  la  séparent 
de  la  première^  et  lui  laissent  le  passage  ouvert  sur  le  territoire 
de  l'autre. 

La  France  et  l'Angleterre,  qui  enviaient  à  la  Russie  la  (^oire 
de  décider  du  sort  de  la  Grèce,  cherchèrent  à  y  participer  en 
émancipant  tout  à  fait  ce  pays,  sauf  à  ménagerie  Porte  en  ree» 
serrant  les  limites  de  ce  nouveau  royaume.  11  fut  donc  décidé 
que  la  Grèce  formerait  un  État  libre,  ayant  pour  frontière  une 
ligne  tirée  de  l'Aspropotamos  au  Sperchius,  en  laissant  ainsi  à 
la  Porte  l'Acarnanie  en  une  partie  de  l'Êtolie  ;  que  son  gouverne- 
ment serait  monarchique;  qu'il  serait  accordé  une  amnistie 
entière,  et  que  ceux  qui  voudraient  quitter  le  pays  auraient 
une  année  pour  vendre  leurs  biens. 

La  Grèce,  se  croyant  en  droit  de  se  ûdre  entendre  dans  une 
assemblée  où  son  sort  se  décidait  (1880) ,  représenta  que  les 
frontières  qu'on  lui  assignait  n'étaient  pas  susceptibles  d'une  dé- 
fense suffisante;  que  c'était  une  dérision  que  d'appeler  Grèce 
la  Moiée  et  la  Livadle  (  le  Péloponnèse  et  THellade  ) ,  quand 
on  en  détachait  les  provinces  les  plus  populeuses,  TÉpire, 
la  Thessalie,  la  Macédoine.  La  Crète,  Samos,  Ipsara,  Sdo, 
théfttres  d'exploits  glorieux ,  se  plaignirent  d'avoir  à  retomber 


AMÉBIQOS.  —  1.BS  BTAT8-UIfI8.  &3 

m  le  joug  des  Toits  ;  enfin,  la  Grèee  demandait  un  roi  qui 
fnteât  a  propre  religion. 

Capo  d*Istna ,  qui  conservait,  sans  le  laisser  voir,  toute  sa 
yraJOection  pour  la  Russie,  protectrice  naturelle,  selon  lui ,  de 
b  liberté  grecque,  vit  de  mauvais  œil  le  choix  s'arrêter  sur  le 
prince  Léopold  de  Cobonrg ,  candidat  de  rAngleterre.  Il  repré- 
seata  à  ce  prince  qu'il  n'avait  pas  été  dit  un  root  de  constitu- 
tiee;  que  dès  lors  les  alliés  voulaient  ou  soumettre  le  pays  au 
fflautnemcnt  despotique,  on  laisser  au  nouveau  prince,  qui 
«rtanement  n'avait  pas  l'intention  de  ré^aer  sans  formes  lé- 
gales, le  ârdeau  dangereux  de  lui  donner  des  institutions.  U 
lai  dépeignit  en  même  temps  la  condition  misérable  do  pays, 
et  la  nécessité  d'y  apporter  des  sommes  immenses;  de  sorte  que 
Léopold  refiisa  le  sceptre  qui  lui  était  offert,  ne  voulant  pas 
CMBDiencer  par  la  servilité  envers  les  cours  et  la  tyrannie  en- 
von  les  peufilee.  Des  événements  que  l'avenir  recelait  encore 
deiaient  aider  à  résoudre  la  question. 


âMÉRIQIJX.  -  LES  érATS-CNIS. 


La  fiireur  de  nos  guerres  européennes  avait  gagné  l'autre  hé« 
Bûspbère  ;  mais ,  d'un  autre  côté,  les  idées  agitées  parmi  nous 
y  prenaient  radne  et  s'y  trouvaient  en  pleine  vigueur,  alors 
qu'elles  succombaient  en  Europe. 

L'Amérique  septentrionale  ^t  sortie  libre,  mais  épuisée,  de 
la  longue  lutte  dans  laquelle  elle  acquit  Findépendanoe  :  elle 
n'avait  ni  argent,  ni  industrie,  ni  concorde  intérieure.  L'exa- 
gération des  espérances  se  trouva  dépasser  de  beaucoup  la 
réaliié;  il  en  résulta  une  grande  souffrance.  De  graves  difficultés 
provenaient  du  manque  de  lien  entre  des  pays  distants  et  se- 
pnés  d'intérêt;  l'opposition  d'un  seul  suffisait  pour  entraver 
toute  mesure  d'intérêt  général.  On  sentait  la  nécessité  d'être 
oais  pour  payer  les  dettes  communes,  pour  réprimer  au  profit 
de  tous  la  turbulence  de  chacun ,  et  en  conséquence  de  réfoc- 

5. 


54  AMEIIQUE. 

mer  le  paete  fédéral  improYisé  dans  le  fea  da  combat  Eo  eeoi' 
rassemblée  n'était  pas  souveraine  et  l^islative  :  c'était  seule- 
ment une  réunion  de  députés,  dont  les  pouvoirs  étaient  telle- 
ment restreints  que  ses  décisions  devaient  être  ratifiées  par  cha- 
cun des  États  ;  d*où  il  résultait  que  souvent  elle  échouait  devant 
l'inertie  ou  la  résistance  d'un  seul  de  ses  membres. 

"Les  fédéraiiêteê  ne  niaient  pas  la  souveraineté  de  chaque 
État;  mais  ils  voulaient,  dans  l'intérêt  commun ,  que  tous  se 
fbndissent  en  un  seul ,  et  constituassent  un  pouvoir  central , 
illimité,  exerçant  son  action  sur  tous  les  États,  comme  les 
États  particuliers  exerçaient  la  leur  sur  chaque  individu ,  et 
assez  fort  pour  astreindre  ces  gouvernements,  comme  les  parti- 
culiers, aux  prescriptions  de  la  loi  ;  que  ce  pouvoir  disposât  de 
l'arméeiet  de  la  marine;  en  un  mot,  que  les  treize  États  de* 
vinssent  une  nation. 

Les  ^jfiocnrfet  sentaient  aussi  la  nécessité  d'une  action  emn-^ 
traie  ;  mais  ils  la  réduisaient  à  une  alliance  entre  les  États  indé- 
pendants :  ils  s'efifrayaient  de  tout  pouvoir  fort,  voulant  cette 
indépendance  exagérée  qui  conduit  à  l'individualisme,  et  sa- 
crifie la  socialité  au  désir  de  la  liberté.  Franklin  et  JefTersoa 
appartenaient  à  cette  opinion  ;  Washington  et  Adams  parta- 
geaient celle  des  fédéralistes.  Quelques-uns  proposèrent  même 
une  monarchie  tempérée,  sous  un  frère  du  roi  jd* Angleterre; 
enfin,  la  nouvelle  constitution  (1787)  fut  arrêtée  dans  le  con- 
grès de  Philadelphie,  et  mise  à  exécution  en  1789. 

L'égalité  native  des  hommes  s'y  trouva  proclamée  par  on  pays 
où  subsistait  et  où  subsiste  encore  Tesdavage.  L'Union  ne  dé- 
truisait pas  ces  constitutions  particulières  ;  et  pour  que  le  gou- 
vernement fédéral  pAt  représenter  un  corps  unique  en  faee  des 
autres  puissances,  on  lui  attribua  tout  ce  qui  regarde  la  paix, 
la  guerre,  la  diplomatie,  les  traités  ;  en  outre,  ce  qui  contribuait 
è  assurer  la  communication  des  États  entre  eux,  les  monnaies, 
les  routes,  la  police,  les  arrangements  commerciaux,  les  postes  > , 

*  La  CarollDe  ne  voolat  pas  admettre  le  tarif  généFalarrèté  en  ISSS. 
ht  système  des  routes,  où  raccord  était  si  important,  Ait  établi  non  par 
voie  d*aaloiité ,  mais  an  moyen  de  négociations^ 


LBS  BTATS-UHIS.  S5 

fC  fmtUngt  é$  tootes  les  eontestations  d*État  à  Eut.  Dans 
Ml  les  cas  qui  sont  de  sa  oompéteDee,  le  gouvernemeot  fédé- 
nl  agit  d'aune  aianière  directe  et  immédiate,  sans  recourir  k 
ËÊB  autre  autorité.  La  loi  émanée  du  ooogrès  est  confiée  aux 
oflidcn  drib ,  nommés  par  le  pouvoir  fédérât 

Uaetion  du  gouvernement  central  ne  s*exerce  entière  que  sur 
kMrki  fédéral,  qui  ne  compte  que  cent  quarante-sept  kilo- 
métrai carrés,  est  régi  par  les  seules  lois  fédérales,  et  administré 
éireetanent  par  le  président  et  par  le  congrès.  On  y  fonda  la 
lifle  4e  Washington,  dont  la  populaticm  atteint  à  peine  le  ehiftre 
ée  Tîagt  mille  habitants,  et  où  les  maisons  se  trouvent  dissémi* 
aées  sur  un  vaste  espace,  car  ce  pays  n'est  pas  commerçant. 
Cétait  le  centre  de  l'Union  avant  que  les  provinces  se  tussent 
amènes  vers  roœst;  cette  capitale  en  outre  se  trouvait  avanta- 
pmanmi  sitoée  pour  les  communications  avec  les  pays  étrau- 

Four  tout  ce  qui  eonceme  Tadministration  intérieure,  les  re- 
htiom  entre  les  citoyens,  les  progrès  de  la  vie  iatellecfiuelleet 
morale,  et  la  civilisation  matérielle ,  les  Américains  préférèrent 
kl  Ws  particulièies  et  la  souveraineté  de  chaque  État,  attendu 
^"il  n'existait  pas  entre  eux  une  homogénéité  suffisante  pour 
pe  le  pouToir  fédéral  représentât  fidèlement  les  idées  et  les 
labîtades  de  (pvv.  Us  voulurent  ainsi  combiner  Tindépendance 
de  chacun  avec  la  sûreté  de  tous ,  et  ringt-quatre  législations 
diverses  vinrent  r^ler  les  aiiaires  des  difiérents  États. 

Le  pouvoir  exécutif  fédéral  réside  dans  le  président ,  respon- 
leble  des  actes  de  son  gouvernement.  S'il  vient  à  mourir,  il  est 
Kmplaeé  par  le  vice-président,  jusqu'à  l'expiration  des  quatre 
lanées  assignées  à  la  durée  de  ses  fonctions. 

A  Pouverture  des  sessions,  le  président  expose  dans  un  me^ 
oge  les  afibircs  à  traiter;  et ,  comme  il  n'y  a  pas  de  ministre 
pour  soutenir  la  discussion  dans  le  congrès,  on  nomme,  pour 
oaminer  chaque  genre  d'affaires ,  des  comités  permanents , 
doQt  le  chef  présente  les  conclusions,  et  fournit  à  la  chambre 
les  documents  demandés. 

Le  prS^ident  et  le  sénat  nomment  tous  les  fonctionnaires  pu- 
blics, y  compris  les  juges  du  tribunal  suprême.  Ceux  qui  oc- 


66  AMtelQfJB. 

copent  les  emplois  dépendant  do  gouvernement  de  l'Union  ne 
peuvent  siéger  dans  les  chambres. 

L'une  de  ces  chambres  représente  le  sentiment  spontané  da 
peuple,  les  intérêts  présents  et  les  idées  nouvelles  :  eue  est  Mfi»- 
nale;  elle  compte  un  député  par  quarante-huit  mille  âmes  *. 
Les  antécédents,  Texpérience  politique ,  la  réflexion  et  la  tradi- 
tion ,  ont  pour  organe  le  sénat,  élu  pour  six  ans  par  les  asson- 
blées  législatives  des  différents  États,  non  pas  à  proportion  da 
nombre  de  têtes,  mais  à  raison  de  deux  membres  par  £tat;  il 
représente  ainsi  l'anden  système  indépendant  des  colonies.  De 
cette  manière,  les  États-Unis  forment  une  seule  nation  dans 
la  chambre  basse,  et  une  ligue  d'États  indépendants  dans  le 
sénat.  Ce  corps  participe  au  pouvoir  exécutif,  en  le  surveil- 
lant et  en  ratifiant  la  nomination  des  ambassadeurs  et  des 
fonctionnaires  désignés  par  le  président,  ainsi  que  les  traités 
conclus. 

Afin  que  les  deux  autorités  parallèles  n'eussent  pas  Poccasioa 
de  se  heurter,  on  attribua  au  pouvoir  judiciaire  une  autorité 
inusitée  ;  car  s'il  arrive  que  le  congrès  outre-passe  ses  droits, 
tout  citoyen  lésé  peut  démontrer  que  la  loi  est  inconstitution- 
nelle, et  si  le  tribunal  la  reconnaît  telle,  il  lui  enlève  son  effet. 

L^  États-Unis  empruntèrent  donc  à  la  constitution  anglaise 
ce  qu'elle  avait  de  meilleur,  c'est^-dire  la  Juste  combinaison  des 
trois  pouvoirs  essentiels,  en  leur  étant  leur  vicieuse  organisa- 
tion. La  constitution  d'Angleterre  n'a  pas  prévu  le  cas  de  dé- 
saccord  entre  les  deux  pouvoirs  souverains.  Aux  États-Unis,  il 
est  établi  que,  dans  le  cas  où  le  président  rejette  une  loi,  elle* 
peut  passer  à  la  session  suivante,  si  les  deux  chambres  la  votent 
à  la  majorité  des  deux  tiers.  Seulement,  il  n'est  rien  prévu  pour 
le  cas  de  dissentiment  entre  les  deux  chambres. 

Dans  les  différents  États,  les  gouverneurs  sont  nommés,  pour 

'  Par  addition  à  la  constituUon  de  1811 ,  il  a  été  décidé  qu'il  serait 
envoyé  un  représentant  au  congrès  par  trente-cinq  mille  habitants ,  en 
y  comprenant  les  trois  cinquièmes  d^esclaTcs;  que  les  territoires  où  il 
se  trouverait  huit  mille  individus  mâles  se  feraient  représenter  ù  la 
chambre  par  un  député  qui  prendrait  part  à  la  discussion,  mais  non 
au  Tote. 


LES  BtATS-DNlS.  S7 


OQ  OM^DS  long,  par  rautorité  léf^athre  oo  par 
râeetMm  popnlaire.  La  cbamlire  basse  y  est  le  plos  souvent 
iBaBdie,ec]a  chamtnre  hante  éloe  pour  deux  ans  on  quatre  au 
phs;  d'amies  principes  généraux  résident  plutôt  dans  le  sen- 
tÎBMBt  général  que  dans  la  légation  :  ainsi  Tégalité  politique 
te  hommes,  et  par  suite  le  suffrage  universel;  la  souverai- 
aelé  de  la  raison  commune ,  et  par  suite  Fautorité  légitime  du 
pn|ile;  le  principe  de  la  perfectibilité  humaine ,  ce  qui  écarte 
iDol  respect  superstitieux  pour  le  paisé  dans  l'application  du 
droit  sedal. 

Ces  doctrines,  grefiGtes  sur  le  fond  commun  de  la  législation 
«glaise  et  sur  le  protestantisme,  of&ent  une  certaine  unifor* 
■ilé  qui  se  révèle  aussi  dans  les  moeurs. 

Le  droit  électoral  varie  dans  les  divers  États,  mais  il  est  tou- 
JMDs  démocratique;  dans  quelques-uns  il  faut  avoir,  soit  un 
menu  de  soixante^sinq  à  cent  francs,  soit  un  capital  ou  une 
pepriété  de  sept  cents  k  douze  eents  francs.  Dans  les  provin- 
«s  du  centre  et  de  l'est,  tout  individu  payant  une  taie  à  l'État 
ou  savant  dans  la  milice  est  appelé  à  donner  son  vote ,  à  l'ex* 
dinon  des  mendiants  et  de  ceux  qui  sont  poursuivis  criminel* 
kncBt;  le  vote  s'exprime  par  des  boules.  Les  hommes  de  ooa- 
kar,  même  dans  les  pays  où  ils  sont  émancipés,  ne  sont  point 
sdaiis  dans  les  assemblées  âeetorales. 

Une  pareille  extension  donnée  au  droit  de  suffrage  entraîne 
Is  aécessité  de  répandra  l'instruction  dans  toutes  les  classes  ; 
aoBi,  dans  aucun  pays ,  les  écoles ,  les  feuilles  publiques ,  les 
communications  par  la  poste ,  ne  sont-elles  aussi  nombreuses. 

Les  législations  particulières  ont  pour  fond  la  loi  commune 
aoglaise,  mais  avec  beaucoup  de  modifications.  Les  sobstitu- 
tioBS  ont  été  abolies;  mais  rien  n'oblige  le  père  au  partage  égal 
des  propriétés  entre  les  enfisnts.  Cependant,  jusqu'à  présent,  les 
liéritages  se  trouvent  partagés  sans  trop  de  disproportion.  Le 
plos  souvent  le  fils  aîné  d'un  cultivateur  succède  à  son  père  :  il 
lûse  è  ses  frères  les  capitaux,  ou  leur  donne  des  hypothèques  ; 
^  ils  se  livrent  au  commerce,  ou  adiètent  des  terres  dans  les 
psjs  vierges. 

U  peine  de  mort  est  très-rare  ;  un  procoreur  criminel  épargne 


€8  AMBBIQCTB.  ^ 

aux  offensés  les  firais  de  pounuite,Daiis  laprooidueciTile,  les 
Américaiiis  n*oiit  pas  repoussé,  comme  les  Anglais,  de  «du* 
laires  ioiiovatioDS  par  respect  pour  des  formes  suiannées.  Vou* 
lant  former  une  nation  sans  perdre  leur  individualité,  ils  ont 
conservé  non  pas  la  tolérance,  mais  rentière  liberté  de  religion  « 
de  conscience,  d'enseignementi  au  point  de  n'avoir  pas  de  culte 
salarié,  et  de  dispenser  les  quakers  du  serment  en  justioe  et 
du  service  militaircy  par  le  motif  que  ces  deux  choses  ne  soot 
point  conciiiables  avec  leurs  croyances.  En  somme,  la  partie 
spirituelle  de  Thomme  y  a  été  soustraite  en  tout  à  la  loi  ;  mais 
Tintolérance  y  est  restée  intérieure,  individudle,  conformément 
aux  habitudes  anglaises. 

Après  cela,  après  ce  qui  s'est  passé  dans  ces  dernières  an- 
nées, nous  nous  garderons  bien  de  conclure  que  cette  constiUitioii 
soit  parfaite ,  tout  en  la  regardant  comme  la  meilleure  pocsi- 
ble,  si  Ton  eousidère  la  prospérité  inouïe  du  pays.  Avec,  la  pas* 
sion  commune  de  la  liberté ,  sans  fanatisme  religieux,  sans  Tar- 
rogance  des  privilégiés  ni  la  turbulence  des  gens  oisi& ,  sans 
habitudes  de  domination  ni  de  servilité,  les  idées  démocratie 
ques  ont  pris  dans  ce  f^ys  un  développement  prodigieux,  et 
d'une  immense  efficacité.  Il  est  vrai  que  la  nouvelle  république 
avait  l'avantage  de  posséder  un  territoire  immense,  sans  voisins 
menaçants,  et  par  là  sans  guerres  extérieures;  aussi  l'armée 
fédérale  n'excède-^elie  pas  douze  mille  hommes;  et  le  départe- 
ment de  la  guerre ,  qui  absorbe  comme  un  gouffre  les  finances 
de  TEurope,  n'y  dépense  pas  au  delà  de  21  à  27  millions  de 
francs. 

La  même  cause  écartait  les  périls  intérieurs ,  attendu  que 
l'industrie  y  trouvait  un  champ  sans  limites  ;  que  l'homme  pou- 
vait  y  tourner  librement  son  activité  contre  la  natiue,  et  donner 
essor  à  ses  penchants  sans  nuire  en  rien  à  autrui.  Il  n'y  a 
donc  ni  oisifii  ni  mendiants,  ces  fléaux  des  républiques;  car 
quiconque  a  bonne  volonté  y  trouve  à  travailler  et  à  s'enrichir. 

La  constitution  fut  adoptée,  malgré  l'opposition  de  ceux  qui 
la  trouvaient  ou  trop  large  ou  trop  restreinte.  Les  fédéralistes 
et  les  démocrates  s'accordèrent  pour  appeler'  aux  fonctions 
de  président  Washingt<Hi ,  dont  le  nom  avait  encore  grandi 


LES  STATS-UmS.  bO 

dans  ia  rénération  de  tous  âe|Hiis  qu'il  avait  déposé  le  pouvoir. 

Mais  lorsque  la  Révolution  française  vint  faire  éclater  dans 
le  monde  un  nouvel  incendie,  les  démocrates  se  prononcèrent 
poorcUe,  en  déclarant  que  c'était  une  obligation  de  soutenir 
DB  peuple  litire  et  un  peuple  ami.  Les  fédéralistes  voulurent 
gwïer  la  neutralité,  et  traitèrent  avec  l'Angleterre.  Bien  que 
le  parti  anlifédéral  prévalût  dans  le  peuple,  lorsque  Washington 
rcsigiia  le  pouvoir,  on  lui  donna  pour  successeur  John  Adams, 
fédéraliste,  qui  avait  été  envoyé  à  Versailles  avec  Franklin, 
â  qui  avait  été  le  premier  ambassadeur  de  la  république  è 
Londres.  11  dota  son  pays  d*une  force  maritime  qui  bientôt  l'é- 
lera  au  rang  des  principales  puissances ,  en  même  temps  qu'il 
recueillait  tous  les  fiuits^de  la  liberté. 

La  population,  qu'un  accroissement  extraordinaire  eut  bien- 
tôt quadruplée,  s'adonna  avec  succès  à  l'agriculture  ;  les  fiMéts 
ksplus  profondes,  traversées  par  des  routes  immenses,  lui  four- 
sirait  des  matériaux  de  construction  à  l'aide  desquels  elle  tira 
parti  de  la  position  si  favorable  du  pays  pour  le  commerce  ma» 
ritiBie.  Aucune  dkraane  n'y  entravait  l'exportation  des  denrées, 
et  le  droit  établi  sur  les  marchandises  importées  était  restitué 
lorsqu'elles  sortaient  de  nouveau.  Le  commerce  put  dency  lutter 
arec  celui  des  nations  les  plus  florissantes,  qui  bientôt  traitèrent 
nr  le  pied  le  plus  favorable  avec  les  États-Unis.  L'Angleterre 
eUe-méme,  aliNrs  en  guerre  avec  la  France,  s'entendit  avec  eux 
pour  régler  les  frontières  de  leurs  possessions  respectives,  et 
leur  accorda  la  fiiculté  de  commercer  librement  dans  ses  colo- 
aies  occidentales  avec  des  bâtiments  de  soixante-dix  tonneaux , 
et  de  naviguer  dans  ses  possessions  d'Orient.  Quant  aux  droits 
des  pavilloDS  neutres ,  à  la  contrebande  et  au  blocus,  les  prin- 
cipes anglais  furent  réciproquement  adoptés. 

Les  bâtiments  des  États-Unis  parcoururent  doue  toutes  les 
mers  durant  les  guerres  de  la  Révolution  ;  mais  comme  il  leur 
Buaquait  une  marine  militaire,  ils  ne  pouvaient  se  soustraire 
an  avanies ,  devenues  alors  ime  nouvelle  espèce  de  droit. 

Cependant  ils  disaient  de  grands  efforts  pour  devenir  puis* 
sance  maritime,  et  l'occasion  s'en  offrit  bientôt.  Quand  l'Espa- 
gae  cédala  Louisiane  à  la  France  (1^'  octobre  1800),  le  séna- 


00  AMÉBIQUR. 

leur  Ross,  de  la  province  de  Pensylvanie ,  fit  entendre  ees  pa- 
roles :  «  Puisqu'un  traité  solennel  est  violé,  n'hésitons  pas  è 
«  occuper  un  pays  sans  lequel  la  moitié  des  États  ne  saurait 
«  subsister.  Il  est  temps  désormais  de  montrer  que  la  balance  de 
«  rAmérique  est  en  nos  mains;  que  nous  sommes,  dans  cette 

•  partie  du  globe,  la  puissance  dominante;  que  notre  adoles- 

•  cenoe  est  finie ,  et  que  nous  entrons  dans  Tâge  de  la  force.  » 
Cétait  un  défi  jeté  an  vieux  monde.  Pour  le  moment  toutefois, 
les  États-Unis  restèrent  en  repos;  mais  bientdt  Napoléon,  ne 
pouvant  protéger  la  Louisiane  contre  TAngleterre ,  la  leur  eéda 
(1808)  moyennant  quatre-vingts  millions,  avec  ses  dépendances, 
telles  qu'elles  étaient  sous  la  domination  espagnole.  Ce  beau  pays, 
encore  sauvage,  situé  au  centre  du  nouveau  monde,  et  traversé 
par  le  plus  grand  fleuve  de  la  terre,  navigable  dans  une  longueur 
de  douze  cents  lieues,  ne  comptait  que  soixaate^inq  mlUe  ha- 
bitants ;  mais  les  Américains  y  appliquèrent  aussitôt  leur  travail 
et  leur  intelligence.  Le  territoire  de  la  république  se  trouva 
doublé  par  cette  adjonction,  qui  lui  donna ,  avec  le  Mississipi 
et  le  Missouri,  la  domination  dans  le  golfe  du  Mexique.  Son 
commerce  s'en  accrut  prodigieusement,  surtout  avec  l'Espagne, 
par  la  frontière  de  la  Louisiane  et  de  la  Floride  occidentale,  de 
même  qu'avec  celle  du  Nouveau*Mexique. 

Les  États-Unis  y  introduisirent  par  degrés  leur  constitution, 
en  conservant  les  anciennes  lois.  Livingston,  après  avoir  défendu 
la  Louisiane ,  de  concert  avec  Jackson ,  contre  une  tentative  des 
Anglais,  lui  donna  un  code,  où  il  introduisit  des  améliorations 
précieuses,  abolit  la  peine  de  mort,  sauf  les  cas  de  meurtre. 

Le  territoire  s'étendit  donc  jusqu'à  l'embouchure  de  la  Co* 
lombia ,  dans  le  Grand-Océan  ;  plus  tard  les  États-Unis ,  ayant 
beaucoup  à  réclamer  de  l'Espagne  pour  dommages  causés  par 
ses  corsaires ,  conclurent  avec  cette  puissance  un  traité  (32  fé- 
vrier 1810),  moyennant  la  cession  des  Florides,  provinces  long- 
temps ambitionnées,  parce  qu'elles  facilitaient  leur  commerce 
avec  Cuba  et  le  Mexique,  en  même  temps  qu'elles  protégeaient 
leur  frontière  méridionale,  et  leur  fournissaient  des  bois  de  con- 
struction. 

Le  nombre  des  États  s'accrut  ainsi  de  dix-sept  à  vingt-deux , 


LBS  ETATS-UNIS.  61 

lapofRibdoo  de  six  à  onze  millions,  et  le  revenu  de  dooze  à 
qoatnze  milJions  de  dollars.  Ils  ne  changèrent  point  leor  oons- 
dHitioD,  mais  ils  continuèrent  à  effacer  les  traces  du  système 
eolonal,  et  à  améliorer  les  statuts  particuliers.  Ils  ressentaient 
toutdbis  fous  les  inconvénients  du  dé&ut  de  centralisation. 
Aqsb  s'y  fomia*t-il  des  partis  très-acharnés  :  les  démocrates 
remportèrent  au  centre  et  au  midi  dans  les  contrées  favo- 
nUa  au  système  agricole  ;  les  fédéralistes ,  phis  portés  an 
f^stèaie  commercial ,  dominèrent  dans  le  nord;  d*où  Ton  vit, 
dnnntla  longue  lutte  de  T Angleterre  avec  la  France,  les  pre- 
nien pencher  pour  celle-ci,  et  les  seconds  pour  la  Grande- 
«reiagiie. 

La  guerre  européenne  étant  devenue  une  guerre  de  com- 
nerce,  il  était  impossible  qu'elle  n*enveloppâf  point  un  pays 
éoot  le  commerce  est  la  vie. 

Ea  1805,  les  Anglais,  prétendant  exercer  le  droit  de  visite  sur 
les  neutres,  comoieneèrent  à  capturer  les  bâtiments  des  États- 
Unis;  mais  ceux-ci,  pour  éviter  la  guerre^  prirent  la  résolution 
inouïe  de  suspendre  volontairement  leur  navigation.  Enfin,  il 
fut  arrêté  que  le  commerce  avec  les  colonies  ennemies  nepour- 
ntt  se  foire  que  par  Tentremise  des  ports  francs  appartenant 
w  An^is  dans  les  Indes  occidentales.  On  renouvela  les  trai- 
tés de  1778,  en  se  restituant  mutuellement  les  prises,  et  Ton 
idiDit  le  piindpe  de  la  neutralité,  proclamé  par  la  France.  Na- 
poléon crut  devoir  déroger,  en  faveur  de  T Amérique,  aux 
tigoeors  de  son  système  continental  ;  cette  puissance  tendit 
tee  à  se  rapprocher  de  lui,  et  finit  par  se  brouiller  avec  TAn- 
Si€larre  (1813).  Les  fédéralistes  et  les  démocrates,  la  guerre 
oae  fois  déclarée ,  se  réunirent  contre  l'ennemi  commun ,  et 
combattirent  sur  leurs  frontières,  principalement  sur  celle  du 
Canada  ;  ils  n*avaient  qu'une  feible  armée  et  un  petit  nombre 
àft  vaisseaux.  La  guerre  continua  dans  ces  contrées  quand  elle 
finissait  en  Europe.  Mais  si  la  Moovelle-Orléans  fut  courageu- 
Kmeot  défendue,  les  Anglais  Gochrane  et  Ross  incendièrent 
b  eapiule  de  l*Union  (24  août  1814).  La  paix  se  fit  à  Gand 
(31  décembre  ).  Les  firontières  du  côté  du  Canada  furent  dé- 

tenninécs  dans  le  traité  ;  chacune  des  parties  restitua  ses  con- 

e 


62  AMEBIQOB. 

quêtes,  et  s^obligea  à  abolir  le  oomnteroe  d'esdaTes,  mais  en 
laissant  indécise  la  question  principale,  c'est-à-dire  celle  da 
droit  de  Tisite. 

La  guerre  avait  grossi  la  dette  publique;  mais  elle  arait  afTermi 
l'Union  au  moment  du  danger  commun.  Profltant  de  Tinter- 
ruption  du  commerce  extérieur,  des  manufactures  et  des  fa- 
briques se  fondèrent  de  toutes  parts;  la  marine  devint  bientôt 
le  soin  principal  du  gouvernement  ;  et  à  peine  la  paix  eut-elle 
rouvert  les  mers,  que  son  pavillon  se  montra  partout. 

Le  droit  maritime  des  États-Unis  consiste  dans  une  stricte 
réciprocité  (  1*'  mars  1817).  L*aete  de  commerce  défend  Tintro- 
duction  de  marchandises  étrangères  autrement  que  sur  bâti- 
ments nationaux ,  ou  provenant  de  pays  dont  le  sol  ou  les  ma- 
nufactures les  aient  produits,  pourvu  toutefois  que  ces  pays 
acceptent  le  même  principe  (3  juillet  1815).  Ils  ont  stipulé  avec 
l'An^eterre  la  franchise  réciproque  du  commerce  et  des  droits, 
le  libre  trafic  dans  les  ports  anglais  des  Indes  orientales,  ex- 
cepté le  cabotage,  pourvu  que  le  transport  ait  lieu  directement 
dans  un  port  américain. 

Ces  deux  gouvernements  ont  déterminé  de  nouveau,  de- 
puis cette  époque  (1842),  leurs  limites  réciproques;  le  com- 
merce des  esclaves  et  Textradltion  des  criminels ,  points  diffi- 
ciles dans  ces  vastes  contrées,  y  furent  également  réglementés. 
Mais  le  tarif,  que  les  États-Unis  adoptèrent  alors  contre  les 
produits  étrangers,  nuira  au  débouché  de  leurs  propres  manu- 
factures. 

La  race  blanche,  et  principalement  la  race  saxonne,  joue  le 
premier  rôle  dans  le  prodigieux  accroissement  de  la  population 
américaine.  Un  gouvernement  qui  permet  h  Tindividu  le  déve- 
loppement le  plus  complet  de  son  activité  encourage  les  entre- 
prises les  plus  hardies,  ce  qui  produit  ce  progrès  merveilleux. 

L'instruction  n*est  nulle  part  aussi  répandue  :  on  comptait 
dans  le  pays,  en  1842,  47,209  écoles  primaires,  5,242  acadé- 
mies, 178  collèges  et  universités,  dont  quelques-unes  n'ont  tou- 
tefois que  des  écoles  de  médecine,  de  droit  ou  de  théologie  ;  on 
y  compte  au  moins  1,600  journaux  affranchis  de  droits  et  de 
cautionnement.  Les  expéditions  scientifiques  des  États-Unis 


LES  BTATS-UniS.  €3 

liialîMDtavcc  cdtes  des  ppiasances  de  rEarope.Ils  9ut  senoncé 
an  cotonici  d*otttre-mer  depuis  les  deux  tentatives  malheureu- 
m  6ites  «ni  Marianes  etàI9oukahi?a;  et,  en  punissant  iuexo- 
nUeiM&l  les  attentats  des  pirates,  ils  s'épargnent  la  nécessité 
et  protéger  ieor  commerce  par  des  forces  militaires  considéra** 
Mes;  teurs  expéditions  rivalisent  avec  celles  de  l'Angleterre, 
et  lears  baleiniers  remportent  sur  les  baleiniers  aillais.  I^ 
uv^rtion  à  vap^ir,  qui  a  commencé  dans  ces  contrées,  y  a 
pris  an  immense  développement. 

Ouy  comptaiià  peine,  en  1808,  quatre  filatures  de  coton; 
il  y  CB  avait,  en  1841, 1340;  elles  travaillaient,  en  1814, 20,000 
kibgnmmcs  de  coton;  le  résultat,  en  1841,  s'élevait  à  40  mil- 
lioBS  de  kilogrammes.  Aussi  la  valeur  de  cette  exportation, 
qui,  en  1836,  ne  dépassait  pas  5  millions  et  demi,  s*élevait, 
ea  1841,  à  18  nûlUona.  Les  salaires  sont  élevés  dans  ce  pays  où 
ksbias  sont  rares;  la  vie  y  est  à  Ixm  marché,  parce  que  la  terre 
j  ert  à  discrétion  ;  aussi  n'y  connalt-on  pas  le  paupérisme. 

Ij  dette  fédérale ,  qui,  en  1790,  était  de  79  millions  de 
doUais,  et  qui  en  1816,  par  suite  de  la  guerre  avec  les  Anglais, 
l'éuit  aeeme  jusqu'à  127 ,  était  tout  à  fait  éteinte  en  1834, 
Mcn  qu'on  n'employât  à  l'amortissement  que  le  produit  des 
éroits  d'entrée,  des  biens  domaniaux ,  et  de  la  vente  des  ter- 
ritoires de  l'ouest  non  encore  colonisés  :  tant  les  gouveme- 
meats  à  bon  marché  ont  de  ressources  >.  Les  États  particuliers 
ont  ansBÎ  lears  dettes,  dont  le  total  monte  à  300  millions  de 
éollars;  mais  ils  sont  représentés  par  des  ouvrages  d'une  grande 
atilité ,  tels  que  les  chemins  de  fer,  sur  une  étendue  de  14,609 
kilonèbres,  évalués  à  186  millioos  de  dollars,  et  10,771  kilomè- 
tres de  canaux  navigables,  dont  un  seul,  celui  d'£rié,  a  coûté 
20  nûiliona  de  dollars.  En  même  temps  des  villes  nouvcAles  s'éle- 
vait de  tontes  parts,  et  huit  cents  banques  entretiennent  Tac- 
tivité  dn  commerce  et  de  l'agricultore. 

Comme  il  arrive  dans  toutes  les  confédérations,  les  intérêts 

'  Le  tniteoMut  du  préndent  ait  de  vingt^eiaq  mille  dollars  ;  celoi  du 
vioefrérideiBt.dednqniUe.  Les  Américains  ont  contracté  diepais  une 
ddte  de  dix  milttou ,  au  moyen  d'un  emprunt  remboursable. 


64  AMKBIQDE. 

des  uns  sont  en  opposition  avec  ceux  des  autres ,  et  le  pouvoir 
eentral  n*a  pas  assez  de  forée  pour  changer  l'antagonisme  eo 
une  active  émulation.  Les  États  manufacturiers  et  commerciaux 
du  nord-est  ont  aboli  l'esclavage  ;  ceux  du  sud  le  regardent 
comme  nécessaire.  Ceux  de  l'ouest  déploient  une  activité  hardie 
et  inûtigable;  on  y  voit  moins  de  villes,  mais  plus  de  villages , 
et  la  population  y  double  en  vingt  années.  Le  nord-est  possède 
les  meilleurs  ports,  des  cités  vastes  et  populeuses,  des  canaux , 
des  routes,  des  écoles ,  des  banques.  Dans  le  sud,  il  y  a  peu  de 
villes;  les  campagnes  y  sont  mal  cultivées,  et  Ton  n'y  rencontre 
que  l'habitation  du  mettre,  entourée  des  huttes  des  esclaves. 

Les  habitudes  que  l'esclavage  engendre  dans  les  pays  du 
sud  y  altèrent  les  sentiments,  les  moeurs  et  les  relations  so- 
ciales :  elles  fovorisent  les  penchants  aristocratiques,  inconnus 
au  nord  ;  aussi  l'émigration  afflue-t-eile  dans  les  Étals  septen- 
trionaux ;  le  commerce,  la  navigation,  l'industrie,  y  prospèrent 
à  ce  point  que  le  gouvernement  eut  l'idée  un  moment  de  res- 
treindre le  nombre  des  manufactures.  L'Angleterre  ayant  frappé 
de  lourdes  taxes  sur  l'importation  des  grains  du  centre  et  de 
l'ouest,  les  bois  du  nord  et  le  riz  du  sud,  les  États-Unis  lui  ren- 
dirent la  pareille  en  imposant  ses  produits.  Biais  les  pays  agri- 
coles du  sud,  moins  avancés ,  se  récrièrent  alors  sur  le  rendié- 
rissement  des  objets  manufacturés,  dont  profitaient  seuls  les  pays 
industrieux,  tandis  que  les  cotons,  leur  unique  richesse,  portaient 
tout  le  poids  de  ce  système  prohibitif.  Us  refusèrent  donc,  en 
vertu  de  leur  droit  particulier  de  souveraineté,  de  se  soumettre 
à  la  décision  du  congrès,  qu'ils  déclarèrent  inconstitution- 
nelle. La  constitution  n'avait  pas  prévu  le  cas  d'une  résistance 
pareille  :  on  pouvait  donc  redouter  un  bouleversement  au  mo- 
ment où  les  pouvoirs  du  président  Adams  riendraient  à  expirer  ; 
mais  il  fut  remplacé  par  le  général  Jackson,  représentant  de 
ropinion  populaire,  qui  proposa  d'alléger  le  tarif,  onéreux  pour 
les  agriculteurs. 

Jackson,  homme  andacieux,infatigable,  au  coup  d'œil  prompt, 
à  la  volonté  et  au  corps  de  fer,  caractère  loyal,  et  patriote  aussi 
ardent  qu'actif,  avait  combattu  les  Anglais  en  1813  et  1818, 
toujours  avec  intrépidité,  mais  non  pas  toujours  avec  habileté; 


LES  iriTS-UNIS.  <S6 

et,  eonme  il  arrive  dans  les  démocraties ,  le  succès  militaire  lui 
éNina  one  grande  popularité.  Jusqu'alors  les  présidents  aTaient 
éiéfiMéralistes  ;  les  démocrates  arrivèrent  au  pouvoir  avec  Jack- 
soD.Réiiiidiant  les  vertus  paisibles  des  héros  de  Tindépendance, 
tl  TQoiut  rexpansîon,  la  conquête,  qui  peut  sans  doute  faire 
prévaloir  dans  ce  vaste  continent  la  race  britannique,  mais  qui 
peut  aussi  mettre  en  danger  cette  liberté  que  la  modération  de 
W^DDgton  avait  fait  respecter  et  honorer.  Incapable  de  tolérer 
les  lenteurs  do  suffrage  universel,  il  agit  dictatorialement,  mit  à 
fécart  les  ménagements  dont  on  avait  usé  jusque-là,  envahit  la 
Fknide  en  pleine  paix ,  et  faussa  la  constitution  fédérale ,  qui 
avait  besoin  d*étre  maniée  avec  délicatesse,  pour  résister  à  la 
démagogie. 

La  Caroline  du  Sud  (1832)  ayant  aboli  le  tarif  de  douanes 
établi  par  le  congrès ,  Jackson  se  prépara  à  Fattaquer  ;  mais  ou 
parvint  à  le  calmer.  Alors  il  6t  la  guerre  à  la  banque,  encore 
par  réaetiofi  contre  la  centralisation. 

Les  billets  de  banque  payables  au  porteur  facilitent  la  cîrcu- 
latioo  lans  avilir  le  numéraire,  pourvu  quMls  représentent  des 
valeors  réelles  ;  mais  s'ils  sont  multipliés  et  fractionnés  sans  me- 
sure, ils  deviennent  une  espèce  de  droit  de  fausse  monnaie.  Il 
importe  donc  que  ce  privilège  soit  maintenu  sous  la  juridiction 
piiblk|iie. 

DèsPorigine,  on  songea,  en  Amérique,  à  alimenter  le  crédit 
général  an  moyen  d*une  banque  centrale ,  soutenue  et  modérée 
par  fÉtat.  Celle  de  Philadelpliie,  dite  banque  des  États-Unis, 
fondée  en  1760,  au  capital  de  10  millions  de  dollars,  et  pour 
«ingt  et  un  ans ,  eut  en  dépôt  les  revenus  du  gouvernement 
fédétal.  L'exemple  en  fit  établir  d'autres,  jusqu'au  nombre 
de  68,  an  capital  total  de  43  millions  de  dollars.  Mais  comme  la 
banque  de  Philadelphie  seule  pouvait  faire  le  change  dans  toute 
rUaion ,  die  fit  la  loi  aux  opérations  des  autres ,  en  leur  ou- 
vraat  nn  crédit  ou  en  le  leur  retirant.  Elle  fut  d'un  grand  se- 
cours surtout  lorsqu'au  temps  de  la  guerre  continentale,  les 
Américains  eurent  en  main  le  commerce  du  monde  entier; 
mais  quand  la  banque  de  Philadelphie  fut  supprimée  à  Texpira- 
tiioade  son  terme,  l'accroissement  exagéré  des  banques  parti- 


▲MBB1I2UE. 

«uKères,  et  la  paix  qui  survint,  produisirent  en  1814  une  pre- 
mière crise,  qui  fut  telle  que  les  banques  du  sud  et  de  l'ouest 
suspendirent  leurs  payements  (1816).  On  songea  à  remédier  au 
mal  en  rétablissant  la  banque  centrale,  au  capital  de  36  millions. 
Cette  institution  reprit  les  payements  en  espèces,  moyennant  un 
traité  avec  les  différentes  banques,  auxquelles  elle  accorda  des 
facilités  de  crédit,  à  condition  qu'elless'obligeassent  à  restreindre 
rémission  de  leuis  billets.  Mais  la  précaution  ne  dura  pas,  et 
le  désordre  s'accrut  au  point  qu'une  crise  générale  eut  lieu 
en  1837.  Neuf  cents  banques,  qui  avaient  acquis  une  espèce  de 
puissance  politique,  étaient  alors  en  activité  ;  on  avait  entrepris 
une  foule  de  spéculations  téméraires,  et  exagéré  les  travaux  pu- 
blics en  détournant  les  capitaux  de  leurs  applications  vérita- 
bles, c'est-à-dire,  du  commerce  et  de  l'agriculture. 

Le  démocrate  Jackson  craignait  qu'il  ne  se  formât  une  ans* 
tocratie  de  grands  capitalistes,  assez  forte  pour  devenir  l'arbitre 
du  commerce  et  de  l'industrie.  En  conséquence ,  il  fit  retirer 
les  fonds  publics  de  la  banque  centrale,  et  abolir  son  privilège, 
en  l'obligeant  h  payer  en  numéraire  les  droits  de  douane  et  les 
taxes  pour  concessions  de  terre.  Les  fonds  passèrent  alors  dans 
les  caisses  des  États  particuliers,  qui  i^'en  payent  point  rintérét; 
et  l'on  vit  éclater  les  conséquences  d'une  concurrence  illimitée, 
déréglée ,  et  d'un  crédit  sans  fondement.  Il  s'ensuivit  une  ban- 
queroute générale,  et  une  secousse  fatale  à  la  fortune  publique  : 
mal  irréparable ,  si  le  sol  et  Tesprit  d'entreprise  des  habitants 
n'eussent  offert  des  dédommagements  à  ceux  que  cette  catas- 
trophe avait  frappés. 

Sous  le  rapport  politique,  l'abolition  de  la  banque  fortifia  les 
gouvernements  particuliers,  représentants  de  la  démocratie, 
qui  étouffa  l'aristocratie  dans  son  berceau.  La  crise  une  fois 
passée ,  l'expérience  ramena  à  des  pratiques  plus  régulières  et 
plus  sages  :  aujourd'hui  la  banque  de  Pensylvanie,  qui  a  obtenu 
le  renouvellement  de  son  privilège,  conserve  la  prépondérance 
de  ses  immenses  capitaux. 

Le  fait  est  que ,  même  au  milieu  de  ce  désordre,  le  crédit 
avait  produit  dans  le  pays  une  immense  prospérité  matérielle. 
Les  villes  des  États-Unis  n'ont  plus  à  craindre ,  comme  a  Té- 


LSS  iTATS-UKIS.  67 


fotpêde  la  dernière  guerre-,  d'étiré  bombardées  par  l'eniieaiî, 
car  vioguleiu  mille  bouches  à  feu  protègent  le  littoral  ;  et  les 
cfaenÉBS  de  fer,  plus  nombreux  que  partout  ailleurs  dans  ees 
pays  fierges,  où  l'on  trouTe  du  bois  et  du  fer  en  abondance,  fa- 
alitait  le  transport  des  troupes.  Il  a  été  établi  que  Tannée 
poornit  être  portée  de  douze  à  cinquante  mille  hommes;  elle 
a  en  outre,  derrière  elle,  une  mUice  nationale  de  dix-huit  cent 
■ûfle  citoyens,  et  les  redoutables  chasseurs  des  forêts  de  Touest. 
La  douanes  rappcntent  au  gouvernement  fédéral  cent  quarante 
fflillioDs  de  francs  au  moins. 

Mais  la  question  capitale  h  Tintérieur,  c'est  resclavage.  Quand 
rindépendanee  fut  proclamée,  Tesclavage  s'étendait  partout  : 
pendant  hi  guerre,  la  Pensylvanie  adopta  des  mesures  qui  de- 
mmA  promptement  le  détruire.  Le  Massacbusets  le  déclara 
Bcompatible  avec  les  lois,  et  la  plupart  des  États  au  noid 
du  Potomaek  l'imitèrent,  le  Maryland  et  le  Delaware  exceptés, 
ib pouvaient  le  fidre  sans  grand  dommage,  attendu  que  les 
esdaves  ne  formaient  qu'un  vingtième  ou  un  quinzième  de  la 
population.  Mais  dans  les  États  du  midi  la  proportion  était 
besocoup  plus  forte,  et  tout  le  travail  domestique  et  agricole  y 
pesait  sur  les  nègres  ;  aussi  l'esclavage  s'y  conserva-t-il.  Il  s'ac- 
emt  cneore  par  l'acquisition  de  la  Louisiane  et  des  Florides.  Il 
fut  amorisé  dans  les  nouveaux  États,  tels  que  le  Missouri. 
LUnion  comptait,  en  1790,  660,000  esclaves;  en  1830,  deux 
BiilUotts,  en  1840,  trois  millions  et  demi. 

Affranchir  les  esclaves  quand  ils  sont  si  nombreux,  ce  se- 
rait bouleverser  de  fond  en  comble  les  fortunes  et  l'industrie  ; 
iussiles  États  du  sud  défendent-ils  avec  acharnement  cet  état 
de  choses.  Il  en  est  résulté  mainte  fois  des  collisions  sanglantes  ; 
et  la  menace  de  briser  le  lien  fédéral  a  éclaté  plus  d'une  fois. 
Le  raidi  lend  par  tous  les  moyens  à  faire  que  les  États  à  esdaves 
remportent  par  le  nombre  sur  ceux  qui  n'en  ont  pas;  de  là 
Tesprit  de  conquête,  et  l'ambition  d'adjoindre  à  l'Union  de  non* 
veaux  États,  ainsi  que  le  nouveau  Mexique,  l'Orégon,  le  Texas , 
la  Californie,  récemment  incorporés.  Les  abolitionnistes  ta- 
f  beat  de  leur  côté  que  l'esclavage  ne  soit  pas  autorisé  dans  ces 
nouveaux  annexes;  les  autres  le  veulent  introduire  là  même 


08  COLOniBS  £If  AlliBlQlIB. 

OÙ  il  n'existait  pas ,  comme  dans  les  pays  jadis  espagnols;  mais 
la  saprématie  passe  de  Jour  en  joar  du  cAté  des  premiers,  d'où 
Ton  peut  oondure  que  les  États  à  esclaves  devenaut  minorité , 
on  verra  disparaître  la  servitude ,  cette  brutale  nécessité  de  la 
conquête.  Telles  sont  les  difficultés  qui  menacent  de  dissoudre 
lUnion  un  jour  ou  Tautre,  et  qui  servent  de  prétexte  aux  en- 
nemis de  la  liberté  pour  faire  ressortir  les  faiblesses  du  pou* 
voir  fédéral  vis-à-vis  les  États,  leur  indocilité  à  son  égard ,  le 
désordre  des  finances,  Tirrésolution  de  la  politique,  et  enfin  la 
nécessité ,  pour  Tavenir,  d*un  pouvoir  dictatorial. 

Bien  que  la  liberté  religieuse  existât  dans  ce  pays  dès  Tori- 
gine,  les  semences  de  fenatisme  qu*y  avaient  portte  les  premiers 
colons  s^y  développèrent  bientôt  en  exagérations  mystiques,  par- 
donnables si  cet  excès  ne  conduisait  à  Tintolérance.  Mais  à  c6té 
de  ces  abus  de  la  croyance,  grandit  aussi  Fincrédulité.  En  même 
temps  que  la  nouvelle  secte  des  marmoM  apportait  une  Bible 
qu'ils  prétendaient  plus  ancienne  que  celle  des  chrétiens,  et  fon- 
dait des  villes  sous  la  direction  de  Joseph  Smith,  il  se  constituait 
à  Mew-York  une  congr^tion  d'athées,  qui  se  réunit  tous  les 
dimanches  pour  nier  l'existence  de  Dieu.  En  outre,  la  philo- 
sophie d' Emerson  est  là  pour  montrer  que  les  Américaina  ne 
sont  pas  moins  hardis  à  explorer  les  déserts  de  la  pensée  que 
ceux  de  la  nature. 


COLONIES  EN  AMERIQUE. 


Quand  la  Révolution  française  menaçait  de  bouleverser 
TEurope,  Pitt  crut  utile  de  fortifier  la  domination  anglaise  dans 
le  Canada.  Profitant  de  l'exemple  des  ÉUts-Unis,  il  le  partagea 
en  deux  provinces  (  1701  ),  avec  un  sénat  et  une  assemblée 
populaire ,  dont  les  bills  eurent  force  de  loi ,  si  le  roi  laissait 
passer  deux  ans  sans  les  approuver.  Il  accorda  au  pays  Yhabeat 
corpus,  le  jury,  et  le  vote  de  l'impôt 

En  conséquence,  le  Canada  et  la  Nouvelle-Ecosse  restèrent 


COLONIES  Bit  ÀMBSIQDK.  tO 

idèks  à  rAngletflrre  durant  la  guerre  contiDentale;  plus  tard, 
ih  rédamèrent  de  nooveaux  droits  et  la  liberté  des  cultes  con- 
tre rinloléraDee  anf^icaDe.  Plus  d'un  confit  s*est  élevé  depuis 
eotie  la  métropole  et  la  colonie ,  où  l'Angleterre  s*est  montrée 
Kvèie  dans  la  répression  de  toute  tentative  d^iodépendanee.  La 
désaffcetioii  qui  s*en  est  suivie  iait  incliner  les  esprits  de  plus 
ai  plus  vers  la  confiédération  anglo-américaine.  La  perte  de 
cette  contrée  serait  très-dommageable  à  la  Grande-Bretagne , 
qui  en  tire  d^immenses  approvisionnements  en  bois  de  cons- 
truction ,  eo  viandes  salées  et  en  farines,  ainsi  que  d'excel- 
lents matelots. 

Ifotts  avons  déjà  dit  combien  la  révolte  d'Haïti  avait  coûté  de 
sang.  Le  nègre  Christophe,  qui  se  donna  le  titre  de  roi  dans  la 
partie  méridionale  de  cette  tle,  établit  des  écoles,  des  fabriques, 
des  fonderies.  Péthion,  son  rival,  qui  dominait  dans  le  sud,  crai- 
fDaot  que  les  nègres  n'allassent  se  joindre  à  son  ennemi ,  les 
entretenait  dans  la  paresse,  opposait  la  licence  au  despotisme,  et 
M  montraît  indulgent,  même  à  Tégard  des  crimes  ;  puis,  ayant 
Rnanié  la  constitution,  il  institua  en  sa  feveur  la  présidence 
arie. 

A  sa  mort  (1816),  Boyer,  sa  créature  et  son  successeur,  suivit 
ses  traces.  Pois,  Christophe  s'étant  tué  (1820),  l'Ile  entière  forma 
la  république  une  et  indivisible  d'Haïti  (28  janvier  1822  ),  qui 
fbt  reconnue  par  la  France,  moyennant  Findemnité  stipulée < 
sous  la  présidence  de  Boyer.  Il  continua  à  gouverner  l'île  des- 
potiquement,  jusqu'au  moment  où,  les  élections  s'étant  faites 
<laDs  le  sens  radical  (janvier  1844),  il  en  sortit  une  nouvelle  ré- 
volution. L'armée  populaire  étant  restée  victorieuse,  Boyer  fut 
réduit  à  fuir,  après  vingt  ans  de  présidence;  considéré  par  les 
OBS  comme  un  Washington,  dénigré  par  les  autres -pour  avoir 
maintenu  le  peuple  dans  l'ignorance,  affaibli  le  pays,  désolé  les 
Tffles,  et  laissé  les  champs  sans  culture.  D'après  la  nouvelle 

'  Pîiée  à  150  mitlioiu  de  francs  (  fSSS  ) ,  elle  fat  réduite  ensuite  à  so 
(tSM),  mais  qui  n'ont  point  été  payés.  —  En  1789,  Saint-Domingue 
M  Hâi  eiportait  pour  la  France  U5  millions  en  denrées  coloniale*, 
A  M  ariiiioBi  pour  d'autres  pays. 


70  COLONIBS  KR  AMÉBIQUB. 

constitution,  aucon  blane  ne  pat  obtenir  les  droits  de  citoyen, 
réservés  seulement  aux  Africains,  aux  Indiens  et  à  leur  des> 
cendanoe  ;  elle  accordait,  du  reste,  la  liberté  de  la  prene  et  les 
autres  droits  habituels.  Le  pouvoir  passa  suoeeBsivement  dans 
les  mains  de  plusieurs  dieflB,  jusqu'au  jour  où  Fanstin  Sonlou* 
que,  le  dernier,  se  déclara  empereur  (1849).  Mais  la  paix  est 
loin  de  régner  dans  le  pays  ;  et  cette  colonie ,  autrefois  si  floris- 
santé,  aujourd'hui  pauvre,  inculte,  déserte,  produit  à  peine 
de  quoi  nourrir  ses  habitants,  toujours  ivres  de  vin  et  de  tabac. 
La  liberté  ne  s'improvise  pas. 

Durant  les  guerres  de  l'Europe  contre  Napoléon,  l'autre  hé- 
misphère se  trouva  aussi  ébranlé;  et  la  secousse  produisit  l'un 
des  événements  les  plus  importants  de  notre  siècle,  à  savoir, 
l'émancipation  de  rAinérique  méridionale. 

A  la  différence  des  colonies  anglo-américaines,  s'étaient  for- 
mées les  colonies  espagnoles  et  portugaises,  constituées  uni- 
quement pour  le  proGt  de  la  mère  patrie,  ou,  pour  mieux  dire,  du 
roi ,  qui  ooncédait  les  terres  selon  son  bon  plaisir,  et  les  foisait 
gouverner  par  un  de  ses  lieutenants.  Ne  recherchant  que  les 
métaux  précieux ,  on  y  négligeait  la  culture  des  terres  les  plus 
fertiles. 

Charles-Quint  avait  imposé  aux  Indiens  et  aux  propriétaires 
Vacavala,  droit  de  5  pour  100  sur  toute  vente  en  gros,  et  qui 
fut  augmenté  plus  tard  jusqu'à  14  pour  100.  Les  besoins  crois- 
sants de  la  métropole  firent  imaginer  d'autres  taxes ,  telles  que 
le  papier  timbré,  le  monopole  du  tabac,  du  ^ivre,  du  plomb , 
et  des  cartes  à  jouer  ;  outre  la  cruzada,  que  l'on  percevait  tous 
les  deux  ans,  et  qui  allait  de  35  sous  à  18  livres,  suivant  le 
rang  et  la  richesse ,  pour  obtenir  VinduU,  c'es^à•dire  la  per- 
mission de  manger  de  certains  aliments  pendant  le  carême.  En 
ICOl, l'Indien  payait  33  réaux  par  an  de  tribut,  et  4  de  corvée, 
ce  qui  équivaudrait  à  23  francs,  qui  furent  par  la  suite  réduits 
à  15,  et  finalement  à  5  francs.  Dans  la  plus  grande  partie  du 
Mexique ,  la  capitation  s'élevait  ^  1 1  francs,  outre  les  droits  pa- 
roissiaux qui  allaient  à  10  francs  pour  un. baptême,  20  pour  cer- 
tificat de  mariage,  32  pour  enterrement. 

Les  colonies  espagnoles  avaient  cependant  deux  grands  avan- 


GOLOHtKS  Bit  AMBBIQOS.  7t 

i^ei  car  les  eolonies  Bnglaîses^  Le  premier ,  c*est  qtie  les  es- 
daves  j  étuent  beaueoap  mieoi  traita,  et  protégés  par  le  clergé, 
qn,  eomme  dans  tons  les  pays  eatholiqùes,  y  pouvait  beau* 
eoop.  L*aotre ,  c'est  qu'an  lieu  de  se  détruire ,  la  race  indigène 
s^yeooserva  par  le  mélange  des  deux  peuples,  et  que  beau- 
coup dlndiens  et  plus  eaeùre  de  métis  acquirent  des  richesses, 
des  propriétés,  de  l'Importance,  autant  qu'on  en  peut  obtenir 
daos  UD  pays  où  la  couleur  confère  une  sorte  d'aristocratie. 
Ce  fatcoeore  rceavredu  clergé  catholique  qui,  dans  le  nouveau 
eoomie  dans  l'ancien  monde,  s'appliqua  à  fondre  ensemble  les 
tahioaB  et  les  vainqueurs. 

A  eonp  sûr,  des  éléments  si  nombreux  de  prospérité  se  se- 
nient  développés,  si  les  moyens  employés  avaient  été  moins 
absurdes.  Le  monopole  le  plus  rigoureux  y  fut  systématique- 
racat  établi  :  deux  escadres  qui  partaient  de  Sérille  et  y  reve- 
naient toodier,  frisaient  seules  tout  le  commerce  entre  l'Europe 
et  les  colonies.  Les  galions  destinés  au  Pérou ,  au  Chili ,  mouil- 
bicnl  à  Garthagène  et  à  Porto*BeUo,  y  taisaient  de  riches 
échanges  avec  les  produits  du  pays  ;  puis  la  flotte  se  rendait 
à  la  Vera«Cniz,  où  dlt^recevait  les  trésors  de  la  Nouvelle-Es- 
pagne. Les  denx  escadres  se  ralliaient  ensuite  à  la  Havane ,  pour 
Rveair  de  conserve  en  Europe.  Elles  réunissaient  à  peine  un 
ehaigcnient  de  27,600  tonneaux  ;  ce  qui  était  bien  au-dessous  des 
bcmis  de  œs  vastes  colonies,  qui  se  trouvaient  dès  lors  mal 
approvisionnées,  et  ne  l'étaient  qu'en  qualités  inférieures.  Aussi 
la  esBtrclMnide,  comme  il  arrive  toujours,  venait-elle  y  sup- 
pléer, malgré  les  sévérités  atroces  auxquelles  on  eut  recours  '. 
Ua  panpie  enivré,  comme  Tétaient  les  Espagnols,  de  la  faci- 
lité avec  laquelle  ils  trouvaient  des  monceaux  d'or  et  de  peries, 
auraient  traité  de  fou  cehii  qui  leureât  dit  :  a  il  n'y  a  pas  de 
pnfit  à  dévaster  un  champ  fertile  pour  creuser  une  mine.  L'a- 
boodanoe  croissante  de  l'or  ne  fait  que  renchérir  les  denrées  que 
Ter  sert  à  payer.  »  On  abandonnait  les  pays  les  plus  fertiles,  qui 
raMaient  incultes ,  pour  se  porter  en  foule  vers  les  districts  les 

'  EUeélail  punie  de  la  peine  de  OBort,  oo  le  contrebandier  était  livré 
^rMqiriiUioB»coanieft*U  eût  été  coupable  d'oaelnviété.    (As.  R.> 


U  COLONIES  EN  ÀMÉaiQUB. 

plus  pauvres,  d*où  Ton  tirait  For  et  Targent;  et  Ton  ensevelis- 
sait, pour  y  mourir  en  blasphémaol  dans  les  mines,  ces  na- 
turels qui  auraient  vécu  heureux  en  travaillant  cette  terre  assez 
féconde  pour  satisfaire  les  maîtres  les  plus  avides.  Aujourd'hui 
même,  les  pays  d*Antiochia  et  de  Chioco,  à  Touest  de  la  Cor- 
dillère centrale ,  trèss-riches  en  filons  d'or,  ne  sont  pas  exploi- 
tés par  défaut  de  bras  :  on  y  a  trouvé  un  fragment  d'or  de 
25  livres,  et  le  lavage  du  sable  y  a  fourni  jusqu'à  22,000  marcs 
par  an.  Cest  bien,  mais  il  n*y  a  pas  même  de  routes  pour  pé- 
nétrer dans  le  pays ,  et  le  sol  le  plus  fertile  du  nouveau  monde 
n'est  peuplé  que  d'un  petit  nombre  d'Indiens  et  de  noirs  es- 
claves. Un  baril  de  farine  des  États-Unis  s'y  paye  jusqu'à 
90  piastres,  et  à  chaque  instant  des  famines  horribles  déciment 
la  misérable  population  de  ce  riche  pays. 

La  métropole,  par  ses  exigences,  arrêtait  l'essor  de  la  pro- 
duction coloniale  :  ainsi ,  Ton  n'y  pouvait  planter  ni  vignes  ni 
oliviers;  il  fallait  tirer  d'Europe  le  bois  et  le  fer;  puis,  tout  en 
demandant  à  ces  pays  des  richesses  immenses,  ou  les  gardait 
avec  une  négligence  étrange  :  on  songeait  à  les  agrandir  plutôt 
qu'à  les  faire  prospérer;  on  les  donnait  en  fief,  on  les  vendait. 
On  ne  s'inquiétait  pas,  pour  les  gouverner,  de  la  nature  des  peu- 
ples qui  les  composaient.  Personne  ne  s'occupait  de  former  des 
médecins,  des  administrateurs,  des  instituteurs,  des  ouvriers 
pour  les  colonies;  on  y  envoyait  l'écume  de  la  nation;  on  y  dé- 
portait les  malfaiteurs  ;  on  y  laissait  le  champ  libre  an  fiina- 
tisme.  Le  Brésil  doit  sa  population  aux  Juifs,  tourmentés  dans 
le  Portugal  ;  il  fallait  être  Castillan^  c'est-à-dire  du  pays  le  moins 
industrieux  de  l'Espagne ,  pour  avoir  droit  de  passer  en  Amé- 
rique. Tandis  que  l'Angleterre  faisait  marcher  de  pair  ses  forces 
navales  avec  l'agrandissement  de  ses  colonies,  le  Portugal  et 
l'Espagne  réduisirent  leur  flotte,  quand  leurs  colonies  eurent  pris 
le  plus  d'extension. 

Les  colonies  espagnoles  n'avaient  fait  qu'empirer  sous  les  der- 
niers princes  de  la  maison  d'Autriche  et  pendant  la  guerre  de 
la  succession,  quand  l'Angleterre  et  la  Hollande  eurent  inter- 
rompu toute  communication  entre  elles  et  la  métropole.  Poiir 
qu'elles  ne  manquassent  pas  du  nécessaire,  l'Espagne  dutse  re- 


COLONIBS  VU  AMBaïQUB.  73 

lâdMr  de  foo  système  exclusif,  et  admettre  que  les  Français  tra- 
IKqnsMDt  avec  le  Pérou  ;  ce  qui  permit  aux  habitants  de  Saint- 
Halo,  par  un  privilège  spécial  de  Louis  XIV,  d'y  introduire  des 
OBiebâiidiaes  françaises  à  des  prix  modérés,  et  les  désba- 
faitBa  d'aroîr  affaire  avec  r£spagne.  Philippe  V,  sitôt  que  la  paix 
fat  rétablie,  interdit  les  ports  du  Chili  et  du  Pérou  aux  navires 
ctnngers,  et  ehaasa  des  mers  du  sud  les  flottes  qui  n'y-étaient 
pios  aéeessaires.  Pour  s'assurer  l'amitié  des  Anglais,  il  leur  ac- 
eorda  non-seolenient  Vassi^to,  mais,  de  plus,  la  fiiculté  d'ex- 
pédier chaque  aonée  à  Porto-Bello  un  bâtiment  de  cinq  cents 
tooaeaux ,  chargé  de  marchandises  d'Europe.  Les  abus  commis 
par  ks  Anglais  et  la  résistance  des  Espagnols  produisirent  la 
goerre^qui  unit  par  affranchir  ces  derniers  de  Vassiento ,  en  les 
lûn&t  régler  le  conunerce  à  leur  gré ,  moyennant  une  indem- 
oité  de  100,000  livres  sterling  à  la  compagnie  anglaise. 

Différentes  améliorations  furent  introduites  alors  :  au  lieu  de 
makanmâr  la  périodjdté  des  expéditions  au  détriment  des  né- 
^KmoÊM  et  à  Tavantage  des  fraudeurs,  on  permit  que  des  bâtif 
Bw&ts  de  regUire  fussent  expédiés  dans  l'intervalle  par  des 
mareliands  de  Séville  ou  de  Cadix ,  avec  des  licences  achetées 
éa  ooDseii  des  Indes.  Le  nombre  s'en  accrut  au  point  qu'en 
174S  oo  renonça  aux  galions,  et  que  le  commerce  fut  abandonné 
aox  particuliers.  11  est  vrai  que  ce  négoce  se  trouvait  encore  en- 
tiavé  par  fancienne  habitude  de  tout  réglementer. 

Les  communications  étant  rares,  l'Espagne  ignorait  la  condi- 
tion de  scscolonies,  et  le  gouvernement  y  languissait.  Charles  III 
voulut  y  remédier  en  établissant  des  bateaux-postes  (1764) 
qai  perlaient  tous  les  mois  de  la  Corogne  pour  la  Havane ,  et 
toosks  deox  mois  pour  la  Plata  ;  chacun  de  ces  bateaux  pouvait 
pfcadre  la  moitié  de  son  chargement  en  marchandises  espa* 
,  et  revenir  avec  une  quantité  égale  de  denrées  améri- 


La  concession  s'étendit  plus  tard,  et  tous  les  sujets  espagnols 

ftnent  admis  à  trafiquer  avec  les  lies  du  Vent,  Cuba,  Hispa- 

i,Porto-Rico,  la  Marguerite,  et  la  Trinité;  puis  avec  la 

,  et  avec  les  provinces  de  Yucatan  et  de  Campéciie. 

Ce  n'était  pas  im  petit  mérite  de  s'attaquer  à  un  préjugé  qui 

■m.  K  cen'  ato.  -«-  t.  ni.  7 


74  COLONIES  EN  AMKBIQUI. 

datait  de  deux  siècles;  les  résultats  furent  immédiats,  car  en 
dix  ans  le  commerce  doubla  dans  quelques  contrées,  et  tripla 
dans  d'autres. 

Les  avantages  de  la  liberté  une  fois  connus ,  on  abolit  les 
peines  rigoureuses  portées  contre  toute  correspondance  entre 
les  provinces  situées  dans  les  mers  du  Sud  (1774);  loi  désas- 
treuse autant  que  tyrannique ,  qui  empêchait  d'équilibrer  Ta- 
bondance  et  la  disette,  en  obligeant  à  faire  venir  tout  d'Espagne. 

On  avait  prétendu  reproduire  dans  les  colonies  Tadministra- 
tion  de  la  métropole,  bien  qu^elles  différassent  essentiellement 
de  civilisation ,  d'origine,  de  position  et  de  produits.  Le  Ca- 
nada, cinq  fois  plus  étendu  que  la  France,  n'avait  qu'un  gou-- 
\'erneur;  leMexiquCt  qu'un  vice-roi;  et  la  seule  audience  de 
Guatimala  étendait  sa  juridiction  sur  trois  cents  lieues.  Ces 
vice-rois  ou  ces  gouverneurs  arrivaient  dans  le  pays  dépourvus 
de  connaissances  locales  et  comme  dans  un  lieu  d'exil ,  premier 
édielon  pour  s'élever  à  des  postes  plus  avantageux  :  Dleuest  très- 
haut,  disait  l'un  d'eux,  le  roi  très-loin  ;  et  le  maître  ici,  c*t$t  moi. 

'  Nous  voyons ,  par  la  statistique  publiée  dans  le  Mercure  Péruvien ^ 
qu^en  1791 ,  sans  compter  les  provinces  de  Quito  et  de  Bucno6*Ayi-es, 
ni  le  riche  Potose,  il  y  avait  en  exploUaUon  dans  TintendaDce  de  Lima 
quatre  mines  d'or,  cent  quatre-vingts  d'argent,  une  de  mercure, 
quatre  de  cuivre  ;  en  outre,  soixante-dix  mines  d*argent  almndoonées  : 
dans  le  district  de  Tanna,  deux  cent  vingt-sept  mines  d'argent,  outre 
vingt-deux  abandonnées,  et  deux  de  plomb;  dans  celui  de  Truxillo, 
trois  d*or  et  cent  trente<|uatred*argent,  outre  cent  soixante  et  une 
abandonnées  ;  dans  Tinlendance  de  Huamama,  soixante  d'or,  deux  cents 
d'argent,  une  de  mercure,  plus  trois  d'or  et  aoixanle-troia  d'argent 
abandonnées;  dans  le  district  de  Cusco ,  dix-neuf  d'aiigent;  dans  celui 
«rArequipa,  une  d'or,  soixante  et  une  d'argent»  outre  quatre  d'or  et 
vingt-huit  d'argent  abandonnées;  dans  celui  de  Huancavelica,  une 
d'or,  quatre-vingts  d'argent ,  deux^de  mercure,  dix  de  plomb,  et  on  en 
laissait  reposer  deux  d'or  et  deux  cent  quinze  d'argent.  Ces  mines 
produisirent,  depuis  le  commencement  de  1780  jusqu'à  la  fîn  de 
1789,  35,359  marcs  d'or  à  vingt -deux  carats,  et  3,739,763  marcs 
d*argcnt.  La  valeur  du  premier  étant  de  cent  vingt-cinq  piastres ,  et 
celle  de  l'autre  de  huit  piastres  au  marc,  le  total  s'élève  à  plua  de  1S4 
miiliODs  de  francs.  En  1790»  elles  produisirent  411,117  marcs  d'argent. 


COLOiMES  £N   AllÉBIQUE.  76 

Les  posBessions  e^agnoles  étaient  divisées  en  neuf  États, 
pRsque  indépendants  les  uns  des  autres  :  c'étaient,  dans  la  zone 
torride,  la  TÎce-royauté  du  Pérou  et  de  la  ^'ouveile-Grenade, 
et  ks  capitaineries  générales  de  Guatimala ,  de  Porto-Ricco  et 
Caracas;  entre  les  deux  tropiques,  les  vice-royautés  du  Mexique 
rt  de  Buenos-Ayres,  et  les  capitaineries  générales  du  Chili  et 
de  la  Havane,  où  étaient  comprises  les  Florides.  Les  fonction- 
naires recevaient  un  traitement  du  roi,  qui  se  trouvait  repré- 
§eoté  par  les  viœ-rois,  che&  de  Tadministration  et  de  l'armée. 
Investis  d^un  pouvoir  despotique  sur  les  sujets,  ils  tenaient  une 
eoor  semblable  à  celle  de  Madrid,  des  gardes  à  pied  et  à  che- 
val, des  drapeaux  à  leurs  armes;  leur  juridiction  s'étendait 
sur  des  pays  lointains  et  inaccessibles ,  dont  ils  ne  connais- 
nient  ni  les  intérêts,  ni  même  la  situation  '. 

Lenr  autorité  absolue  n'était  limitée  que  par  les  audiences , 
cours  de  justice  établies  sdr  six  points  différents,  sur  le  modèle 
de  la  cour  âé  chancellerie  dli^pagne,  qui  prononçaient  en  der- 
Dief  ressort  sur  toute  affaire  civile  ou  ecclésiastique,  jusqu'à 
concurrence  de  six  mille  dollars;  elles  pouvaient  adresser  des 
reinontrauees  aux  vice-rois,  qu'elles  remplaçaient  pendant  les 
vacances,  et  correspondaient  directement  avec  le  conseil  des 
Indes. 

Les  membres  de  l'audience ,  investis  de  grands  privilèges,  ne 
conoaissaîent  d'autre  intérêt  que  celui  de  la  mère  patrie  ;  ni 
eux  ni  le  vice-roi  ne  pouvaient  contracter  d'alliance  ou  de  pa- 
renté dans  le  pays  soumis ,  ni  y  acquérir  de  propriétés. 

Plus  d'une  fois  les  vice-rois  tentèrent  de  se  saisir  d'un  droit 
qui  n'existe  que  dans  les  pays  les  plus  asservis,  celui  de  rendre 
la  justice  en  personne,  en  place  des  magistrats;  ce  qui  aurait 

*  Parmi  icB  cinquante  vice- rois  qui  ont  gouverné  le  Mexique,  de  1535 
À  taoa,  il  n*y  en  eut  qu'un  seul  né  en  Amérique,  le  Péruvien  Jean 
d'Aoigna,  marquis  de  Casaforte.  Bon  admintgtrateur  et  très-désinfé- 
refié,U  fit  regretter  son  gouvernement  »  qui  dura  de  1722  à  1734.  Un 
descendant  de  Colomb,  don  Pedro  Nuno  Colon,  duc  de  Veraguas,  et 
on  delfonleinma,don  Gluseppe  Yallailores,  comte  de  Montezuma, 
furent  aussi  vioe-rolfi  du  Mexique. 


76  COLONIES  EN   AMÉRIQUE. 

mis  à  leur  discrétion  la  vie  et  la  fortune  des  sujets.  Mais  les  rois 
d'Espagne  les  empêchèrent  toujours,  autant  qu'ils  purent ,  de 
s'immiscer  dans  les  procès  soumis  aux  cours  d'audience. 

Le  conseil  des  Indes,  le  corps  le  plus  considérable  de  la  mo-  ' 
narcliie  espagnole ,  fut  institué  par  Ferdinand ,  puis  organisé 
par  Cbarles-Quint,  pour  connaître  de  toutes  les  affaires  civiles, 
ecclésiastiques,  militaires  et  commerciales.  Les  décisions  de  ce 
conseil ,  prises  au  moins  h  la  majorité  des  deux  tiers  de  ses 
membres,  étaient  rendues  publiques  au  nom  du  roi.  Cétatt  du 
conseil  que  relevaient  tous  les  sujets  américains ,  depuis  le  plus 
inflme  jusqu'au  vice-roi. 

Le  créole  était  considéré  comme  de  condition  inférieure,  yoné 
aux  travaux  manuels  ;  la  jalousie  le  faisait  souvent  écarter  de 
l'administration ,  pour  laquelle  ses  connaissances  locales  Taa- 
raient  rendu  plus  utile  que  des  étrangers. 

La  loi  ne  faisait  pourtant  aucune  différence  entre  le  blanc  et 
l'homme  de  couleur  ;  elle  les  déclarait  également  admissibles 
aux  emplois.  Mais,  dans  la  réalité,  on  ne  les  donnait  qu'aux 
Espagnols,  surtout  aux  chrétiens  purs,  comme  on  disait ,  c'est- 
à-dire  ceux  dont  le  sang  n'avait  point  été  mêlé  de  sang  maure 
ou  juif  :  tous  étrangers  aux  usages  et  aux  besoins  du  pays,  où 
ils  ne  venaient  que  pour  peu  de  temps ,  avec  l'intention  de  s^ 
enrichir  le  plus  vite  possible.  Les  vice-rois  surtout  s'enrichis- 
saient outre  mesure,  disposant  arbitrairement  du  mercure,  dont 
le  monopole  appartenait  à  la  couronne  ;  traGquant  des  titres , 
des  privilèges ,  qu'ils  se  chargeaient  d'obtenir  à  Madrid  ;  ac- 
cordant licence  de  violer  les  lois  prohibitives;  vendant  les  em- 
plois à  des  gens  qui  les  acceptaient  gratuits,  sûrs  d'y  gagner 
suffisamment  par  leurs  concussions. 

Les  Cappetoni,  ou  Espagnols  purs ,  méprisaient  les  créoles, 
qui  leur  portaient  en  retour  une  haine  mortelle.  Les  nègres, 
qui  faisaient  le  service  intérieur  dans  les  maisons ,  en  tiraient 
vanité,  et  maltraitaient  les  Indiens  :  source  de  haines  que  l'Es- 
pagne entretenait ,  comme  un  excellent  moyen  de  prévenir  des 
intelligences  dangereuses. 

11  n'est  pas  besoin  de  dire  que  d'innombrables  entraves  ren- 
daient toute  industrie  impossible  :  ainsi  se  trouva  résolu  ce  singu- 


COLONIES  EN  AMBBIQUE.  77 

lier  problème  cTappaumnine  nation  an  milieu  de  Tor  et  sur  on 
sol  extrêmement  fertile.  Si  le  naturel  et  le  créole  se  résignaient 
aux  mépris  des  Jachvpinos  et  à  l'exclusion  de  tous  les  emplois 
et  de  tous  les  honneurs ,  ils  ne  pouraient  s*accoutumer  à  pa3^r 
excessivement  cher  des  denrées  de  première  nécessité,  dont  la 
mère  patrie  s*étatt  réservé  le  monopole,*  et  que  la  terre  qu*ils 
liabitaient  leur  aurait  fournies  en  abondance,  sans  d'absurdes  et 
trranniques  prohibitions. 

Le  Mexique ,  où  prospèrent  tons  les  genres  de  culture,  où  le 
Ué donne  trente  pour  un,  le  mais  cent  cinquante ,  le  bananier 
trois  ou  quatre  cents,  comptait  six  millions  d^habitants.  Sur 
cent  vingt  raillions  de  revenu,  quatre-vingt-quatre  étaient  em- 
ployés en  dépenses  ;  les  mines  d'argent  en  donnaient  cent  vingt 
autres.  Il  existait  des  esclaves  dans  toutes  les  colonies  espagnoles, 
mais  inférieurs  en  nombre.  Les  Indiens  gémissaient  sous  une 
odieuse  capltation ,  et  dans  un  état  de  minorité  perpétuelle.  La 
couleur,  en  établissant  une  aristocratie  ineffaçable,  y  assurait 
la  domination  des  blancs,  sans  laisser  aux  classes  mixtes  aucun 
moren  de  s*élever.  Les  créoles  occupaient  le  premier  rang  parmi 
les  indigènes  ;  mais  l'Espagne,  qui  les  écartait  systématiquement 
des  emplois,  en  admettait  peu  dans  les  universités  espagnoles; 
les  quatre  cinquièmes  d'entre  eux  ne  savaient  pas  lire,  et  un 
archevêque  d^lara  que ,  pour  rester  soumis ,  les  créoles  n'a* 
raient  pas  besoin  de  savoir  autre  chose  que  le  catéchisme.  Il 
était  défendu  d*imprimer  quelque  livre  que  ce  fût.  A  Lima,  en 
1706,  il  fut  interdit  aux  nègres  et  aux  gens  de  couleur  de  trafi- 
quer et  de  vendre  par  les  mes ,  «  afin  qu'ils  ne  pussent  s'égaler 
à  ceux  qui  avaient  fait  choix  de  ces  professions ,  et  parce  qu'il 
fallait  les  restreindre  aux  occupations  purement  mécaniques , 
les  seules  auxquelles  ils  soient  propres.  > 

Le  gouvernement  lui-même  ne  savait  pas  ce  que  les  colonies 
rapportaient  à  T  Espagne.  Il  est  certain  que  les  dépenses  d'ad* 
ministration  y  consommaient  plus  des  deux  tiers  du  revenu.  Il 
j  fut  introduit  quelque  ordre  pendant  le  ministère  de  la  Ense- 
nada,  et  l'on  peut  ainsi  évaluer,  dorant  les  douze  années  de  son 
administration,  à  17,719,448  francs  ce  que  la  couronne  tira  de 
ces  contrées,  en  y  comprenant  les  droits  d'embarquement  et  de 

7. 


78  GOLONIBS  EEI  AUBBIQUB. 

débarqaemeiit.  Cette  somme  s'accrut  encore,  et,  en  1780,  le 
Mexique  rendait  au  trésor  54  millions;  le  Pérou,  27  ;  Guatimala, 
le  Chili  et  le  Paraguay,  9  millions.  En  déduisant  56  millions 
pour  les  dépenses,  il  en  restait  34  au  fisc ,  outre  les  20  pour  cent 
qu'il  percevait  en  Europe  sur  les  marchandises  expédiées  aux 
colonies  et  sur  celles  qui  en  venaient  On  calculait  donc  à  54 
millions  le  produit  net  des  provinces  du  nouveau  monde. 

Les  papes,  dont  on  a  tant  dénoncé  Tambition  traditionnelle,  ou 
ne  virent  pas  tous  les  avantages  qu'ils  pourraient  tirer  de  T  Amé- 
rique ,  ou  du  moins  n'en  prirent  aucun  souci.  En  effet ,  Alexan- 
dre VI  y  céda  toutes  les  dîmes  à  Ferdinand  le  Catholique ,  à  la 
condition  d'y  entretenir  les  missionnaires;  et  Jules  II,  le  patro- 
nage et  la  nomination  à  tous  les  bénéfices.  Voilà  donc  les  rois 
d'Espagne  chefÎB  de  l'Église  américaine,  et  investis  de  ces  droits 
qui  avaient  été  si  contestés  en  Europe,  tels  que  ceux  d'élire  aux 
charges  ecclésiastiques,  de  disposer  des  revenus,  d'administrer 
les  bénéfices  vacants.  Aucune  bulle  n'y  était  obligatoire  avant 
d'avoir  été  acceptée  par  le  conseil  des  Indes. 

Le  clergé  séculier  et  régulier  s'y  multiplia  extraordinairement, 
et,  au  dire  de  Gonzalve  Davila,  l'Amérique  espagnole  avait  eu 
1649  un  patriarche,  six  archevêques ,  trois  cent  quarante-six 
prébendes,  deux  abbayes,  cinq  chapelains  du  roi ,  et  huit  cent 
quarante  couvents.  La  plupart  des  ecclésiastiques  venaient  d'Es- 
pagne, et  l'on  conclura  facilement  que  ce  n'étaient  pas  les 
meilleurs.  Le  désir  d'échapper  à  la  règle  rigide  à  laquelle  ils  s'é- 
taient astreints  dans  leur  patrie  poussait  une  foule  de  moines 
à  chercher  en  Amérique  une  sorte  d'afTranehissement.  Les 
moines  mendiants  y  pouvaient  posséder  des  cures  et  toucher 
des  dîmes;  tous  se  trouvaient  exempts  de  la  juridiction  épisco- 
pale;  il  en  résultait  que  beaucoup  s'égaraient,  et  s'adonnaient 
à  toutes  sortes  de  débauches ,  ou  à  d'ignobles  trafics  dont  ils 
avaient  l'exemple  sous  les  yeux. 

L'Ëglise  était  ainsi  une  partie  de  l'administration,  et  par 
suite  entièrement  dépendante  du  pouvoir.  La  sainte  inquisition 
si^eait  à  Carthagène,  et  avait  partout  des  officiers  chargés  de 
surveiller  la  pensée* 

On  récoltait  selon  qu'on  avait  semé;  aus»,  quand  on  essaya 


COLONIES   EN   AMÉRIQUB.  79 

de  b  Kberté ,  ob  reconnut  combien  elle  est  préférable  aux  rui- 
neuses prohibitions.  Cuba,  Tun  des  pays  les  plus  favorisés  de 
boatnre,  au  centre  delà  méditerranée  du  nouveau  monde ,  qui 
d'un  ekè  s'étend  vers  TAtlantique  et  de  Fautre  vers  le  Afexi- 
qne,  avec  les  Antilies  et  les  Lucayes  pour  cortège ,  ayant  dans 
b  bvane  un  des  plus  beaux  et  des  plus  vastes  ports  du 
iDoode,  fut  toujours  d'une  grande  commodité  pour  les  navires 
qui  venaient  d'Europe.  Mais  TEspagne,  qui  ne  s'inquiétait 
que  du  continent  et  ne  regardait  les  Iles  que  comme  des  relâ- 
ches, négligea  Cuba  :  voulant  transformer  les  colons  en  soldats, 
elle  irrita  un  peuple  pacifique,  et  qui  avait  en  aversion  les  mou- 
Tcments  mécaniques  de  nos  armées.  Aussi,  sans  réussir  à  faire 
de  bons  soldats ,  les  habitants  abandonnèrent  Tagriculture,  et 
prirent  en  haine  une  nation  qui  ne  savait  que  les  tyranniser.  Cuba, 
il  j  a  nn  siècle,  n'était  qu'une  chétive  possession  de  96,000  habi- 
tants, qui  ne  donnait  pas  autre  chose  que  des  bois  et  des  cuirs  ; 
tout  son  commerce  se  faisait  par  trois  ou  quatre  bâtiments  ex- 
pédiés de  Cadix,  et  par  quelques  autres  qui,  après  avoir  vendu 
leur  cargaison  dans  les  ports  de  Carthagène,  dje  la  Vera-Cruz  et 
de  Honduras,  y  venaient  en  chercher  une  nouvelle  pour  le  re* 
toor;  de  façon  que  l'ile  devait  recevoir  et  les  denrées  et  PargenC 
pour  les  payer.  Mais  à  peine  le  gouvernement  espagnol  eut-il 
lefé  les  exclusions  en  176S ,  qu'il  y  arriva  d'Espagne  cent  un 
navires  et  cent  dix-huit  petits  bâtiments  provenant  du  Mexique 
et  de  la  Louisiane.  Puis  les  ordonnances  royales  de  1789  per- 
mirent à  tons  pavillons  d'y  aborder,  à  la  condition  de  n'y  pas 
introduire  de  nègres.  Plus  tard ,  en  1818,  elle  obtint  la  liberté 
d'exportation  ;  ce  fut  le  premier  exemple  qui  en  ait  été  donné 
aux  colonies.  A  l'époque  où  Saint-Domingue  se  souleva  (1790), 
OQ  commença  à  planter  à  Cuba  du  café  ;  et  aujourd'hui  cette 
Ue  est  le  fond  de  réserve  du  gouvernement  espagnol,  au  budget 
duquel  elle  figure  pour  75  millions  par  an.  Cuba  répand  au- 
jourdlini  ses  produits  par  toute  l'Europe;  et,  d'après  les  cal- 
culs récents,  elle  exporte  sept  millions  d'arrobes;  mille  sept  cent 
dm  navires  y  abordèrent  en  1 828  ;  en  1 83 1 ,  elle  expédia  en  A  n- 
fdetcrre  1,600,000  livres  de  café;  en  1834,  son  commerce  fut 
oaiué  à  33  millions  de  piastres,  où  les  seuls  produits  de  Ttle 


80  COLONIES  EN  AMElfiQCB. 

figurent  pour  9  millions.  Voilà  la  prohibition  !  Toilà  la  liberté! 

Le  système  colonial  n'avait  engendré  que  des  haines  et  les 
troubles.  Puis  au  moment  où  la  guerre  éclatait  en  Europe,  avant 
que  les  colons  eussent  eu  le  temps  de  se  mettre  en  défense  et 
d*étre  informés  même  des  hostilités,  ils  se  voyaient  attaqués; 
et,  privés  de  leur  seul  moyen  de  subsistance  par  rintemiption 
des  communications  avec  la  métropole,  ils  devaient  recourir  à 
la  contrebande  et  à  des  subterfuges  immoraux. 

Le  régime  intérieur  des  colonies  fut  amélioré  sous  le  minis- 
tère de  don  Joseph  Galvez.  La  population  et  les  affaires  s*étant 
accrues,  le  nombre  des  juges  dont  se  composaient  les  cours  d'au- 
diences ne  suffisait  plus;  les  traitements  n'étant  plus  en  rap- 
port avec  les  charges,  il  fellut  une  réforme  générale  (  1 776  ).  La 
division  des  provinces  fut  remaniée  ;  on  forma  alors  les  vice- 
royautés  du  Mexique,  du  Pérou,  delà  Nouvelle-Grenade;  plus, 
une  quatrième,  qui  comprenait  Rio-de-la-Plata,  Buenos* Ayres , 
le  Paraguay,  le  Tucuman,  le  Potosi,  Santa-Crux ,  Della-Sierra , 
Chuzcas,  et  les  deux  villes  de  Mendoza  et  de  Saint-Jean;  outre 
les  huit  capitaineries  générales  du  Nouveau-Mexique,  du  Guati- 
mala,  Chili,  Caracas,  Porto-Ricco,  Saint-Domingue,  Cuba  et  la 
Havane ,  la  Louisiane  et  la  Floride. 

Mais  le  vice  était  à  la  base ,  et  l'union  de  ces  contrées  avec 
la  métropole  leur  causait  toujours  une  immense  entrave.  Il 
fallait  éluder  par  la  ruse  les  lourds  impôts  et  les  restrictions 
sévères;  le  commerce  clandestin  détournait  plus  de  la  moitié 
des  revenus  royaux  ;  le  reste  passait  aux  dépenses  d'une  admi- 
nistration compliquée. 

L'Angleterre ,  maîtresse  de  l'Océan ,  avait  peine  à  supporter 
la  concurrence  de  T Espagne;  et  dans  tout  le  cours  de  ce  siècle 
elle  travailla  à  détruire  sa  marine  et  à  diminuer  son  empire  tran- 
satlantique, pour  la  réduire  à  la  servitude  dans  laquelle  elle 
tenait  le  Portugal.  Déjà  elle  la  tenait  sous  sa  main  au  moyen 
de  Gibraltar;  elle  menaçait  ses  possessions  d'Amérique;  et, 
dans  la  guerre  qu'elle  soutint  contre  les  princes  de  Bourbon, 
elle  enleva  à  l'Espagne  les  lies  Philippines  et  la  Floride  (1763), 
lui  donnant,  comme  compensation,  des  possessions  naguère 
françaises,  telles  que  la  Louisiane.  Mais  l'Espagne  tardant  à  l'oc- 


COLOlfIBS  EN  AMiBIQUB.  81 

r,  la  Louisiane  goûta  le  plaisir  de  rindépendance  ;  et  le  pN>- 
eorear  géDéral  de  la  colonie ,  la  Fernière ,  tenta  d*y  fonder  une 
république.  Gomme  elle  refusait  de  suspendre  son  commerce 
atee  la  France  et  ses  tles ,  il  fallut  recourir  à  une  répression 
iSDglaite* 

Les  Espagnols  eurent  aussi  à  combattre  avec  l'Angleterre 
pour  les  Malouînes ,  voisines  de  la  pointe  méridionale  de  l'Ame- 
rîque,  qui  finirent  par  leur  rester.  Puis  ils  eurent  aflfaire  aux 
Portugais  pour  la  colonie  de  Sacramento,  sur  la  me  septentrio* 
oale  du  Rio-de-la-Plata,  qui  était  un  asile  de  contrebandiers; 
et  ib  robtinrent  en  échange  d'une  vaste  étendue  de  pays  sur 
la  rivière  des  Amazones.  Le  district  du  Paraguay  rerté  à  l'Es- 
pagne fut  érigé  en  vice-royauté  de  Buenos-Ayres ,  et  son  im- 
portance  commerciale  s'accrut  considérablement. 

L'Espagne,  comme  on  l'a  déjà  vu,  prit  part  avec  la  France  à 
la  guerre  de  l'indépendance  des  États-Unis.  Elle  obtint,  par  la 
paix  de  Versailles,  Minorque  et  les  deux  Florides,  en  cédant  aux 
Anglais  les  Iles  de  la  Providence  et  de  Bahama ,  avec  la  faculté 
de  couper  des  bois  d'acajou  et  de  teinture  sur  la  c6te  de  Mos* 
qnitos,  ainsi  que  d'autres  avantages.  Elle  avait  perdu  dans  cette 
goerre  vingt  et  un  vaisseaux  de  ligne ,  et  beaucoup  de  moindres 
Utiments;  sa  dette  s'était  accrue  de  250  millions ,  et  ses  colo^ 
nies  avaient  appris  par  un  exemple  qu'une  révolution  couronnée 
de  succès  est  légitime.  Elles  s'en  souvinrent. 

Pour  nous  servir  du  root  de  Joseph  II,  Charles  III  oublia 
son  métier  de  roi,  lorsqu'il  favorisa,  par  condescendance  pour 
le  pacte  de  famille ,  l'indépendance  des  États-Unis.  Le  défaut 
de  toutes  formes  représentatives  empêcha  qu'il  ne  se  formât 
dans  les  colonies  espagnoles  ni  magistrats  ni  capitaines;  il  leur 
manquait  un  centre  de  pensée  et  d'action. 

Les  Uaneros,  maîtres  d'innombrables  troupeaux  qui  paissaient 
dans  des  plaines  sans  bornes,  accoutumés  dès  l'enfance  à  rivre 
à  cheval,  à  combattre  le  taureau  et  le  jaguar,  à  faire  de  longs 
voyages,  à  passer  des  fleuves  à  la  nage,  à  dormir  en  plein  air, 
étaient  demeurés  indociles  à  la  servitude.  Montant  des  che* 
vaux  à  demi-sauvages ,  et  toujours  la  lance  à  la  main,  ils 
étaient  prtts  au  moindre  signal  de  guerre.  Les  habitante  des 


83  COLONIES  EN  AMBBIQUE. 

Villes  t  eréoles  pour  la  plupart ,  acquéraient  quelques  idées  par 
leur  contact  avec  les  Européens  et  par  la  lecture;  et  leur  haine 
pour  les  fonctionnaires  européens  nourrissait  chez  eux  Pespoir 
de  l'indépendance.  La  Révolution  française  vint  Taccrotire  ; 
et  les  livres,  les  journaux  qui  pénétraient  dans  le  pays  y  firent 
briller  une'  lumière  nouvelle.  Les  métropoles  elles-mêmes  leur 
fournirent  des  moyens  de  résister,  bien  qu'avec  de  tout  autres 
intentions.  En  1804,  le  Mexique  avait  trente-deux  mille  hommes 
de  troupes  nationales,  qui  coûtaient  vingt-deux  millions  de 
francs  ;iBt  le  vice-roi  Galvez  établit  dans  le  pays  des  arsenaux, 
des  chantiers ,  des  fonderies.  La  France  fortifia  le  môle  Saint- 
Nicolas  ODmme  elle  l'aurait  fait  pour  ses  propres  côtes ,  et  trans- 
porta cinquante  mille  nègres  à  Saint-Domingue.  Les  exclusions 
ne  purent  être  maintenues  en  face  des  progrès  du  commerce 
^et  des  leçons  de  l'économie  politique;  en  même  temps  la  pros- 
pénté  des  colonies  du  nord,  récemment  affranchies,  excitait 
à  les  imiter.  Le  cri  des  nègres  de  Saint-Domingue  retentis- 
sait dans  le  cœur  de  tous  les  esclaves ,  et  la  liberté  est  conta- 
gieuse. 

Durant  les  guerres  de  Napoléon ,  tout  fut  bouleversé  dans 
les  colonies  ;  les  attaques  qui  se  succédèrent  achevèrent  leur 
ruine  :  tout  gouvernement  y  fat  détruit,  et  les  nègres  refu- 
sèrent de  travailler.  Au  milieu  de  ces  changements  subits,  elles 
finirent  par  comprendre  qu'elles  pouvaient  opter  entre  l'ancien 
maître  et  le  nouveau ,  parfois  même  les  repousser  tous  deux.  Le 
blocus  des  métropoles  déshabitua  les  colons  des  anciennes  rela- 
tions qu'ils  avaient  avec  elles,  et  en  fit  contracter  de  nouvelles. 
Les  Anglais,  n'espérant  pas  les  conserver  pour  eux,  préféraient 
les  voirlibres  que  rendues  à  leurs  anciens  possesseurs.  Les  États- 
Unis  ,  qui  n'avaient  rien  à  démêler  dans  les  questions  euf o- 
péennes ,  ayant  ouvert  tous  leurs  ports ,  souhaitaient  que  cette 
franchise  qu'ils  s'étaient  donnée  s'étendît  aux  autres  pays  : 
déjà  fermentait  partout  l'indépendance. 

Quand  Humboldt  les  visita,  les  possessions  de  l'Espagne  dans 
le  nouveau  monde  occupaient  soixante-dix-neuf  degrés  de  la- 
titude; leur  longueur  égalait  celle  de  l'Afrique;  leur  surface 
était  deux  fois  aussi  vaste  que  celle  des  États-Unis,  et  ils  surpas* 


ÎIUlfCIPATlON  DE  L'aMBBIQUE  BtPAOllOLl.  8S 

il  de  beanooap  en  étendue  Fempire  britanniqne  dans  llnde. 
Quelques  années  après,  il  n'j  restait  plus  à  TEspagne  un  pouee 
déferre. 


ÉUASVaPATIOSt   DE  L'AMÉRIQUE  ESPAGNOLE. 


Le  pays  appelé  maintenant  Colombie,  et  dont  l'étendue  est 
de  quatre-Tiùgt-dooze  mille  lieues  carrées,  se  divisait  de  la 
nrte  :  la  vioe^royauté  de  Santa-Fé,  nommée  depuis  NouTelle- 
Grenade,  dans  le  bassin  du  fleuve  de  la  Madeleine;  la  capl- 
tatnerie  de  Venezuela,  dans  le  bassin  de  rOrénoqne;  et  la 
présidence  de  Quito,  qui  formait  presque  une  provinoe  dis- 
tincte, sur  le  cours  supérieur  de  la  rivière  des  Amazones. 
Ainsi  Caracas,  Santa-Fé-de- Bogota  et  Quito  étaient  presque 
mis  capitales,  auxquelles  se  rattachaient  de  nombreuses  sub- 
divisions. On  y  comptait,  an  commencement  de  ce  siècle, 
730,000  Indiens,  043,000  créoles  et  Européens,  1,250,000 
nétis  et  200,000  sauvages* 

A  répoque  de  la  Révolution ,  il  se  forma  à  Bogota ,  à  Pinstar 
de  la  France,  une  association  qui  fit  circuler  la  déclaration  des 
droits  de  Tbomme;  mais  ses  membres  ayant  été  découverts, 
lonnt  incarcérés ,  et  quelques-uns  fiirent  envoyés  en  Espagne. 

On  dqmrtait  en  retour,  dans  les  colonies ,  ceux  que  l'Espagne 
proscrivait  pour  opinions  révolutionnaires.  Or,  trois  de  ceux-ci, 
renfermés  dans  une  citadelle  près  de  Caracas  (1797),  parvin- 
rent à  nooer  quelques  intelligences  avec  les  naturels,  qui,  s^inté^ 
rcssant  à  leur  sort  et  au  triomphe  de  leurs  idées,  ourdirent  un 
eomploc  pour  la  délivrance  du  pays ,  et  y  établir  une  république 
foà  pOt  servir  d*exemfde  et  d'encouragement  à  d'autres.  Ayant 
été  trahis,  les  uns  furent  punis  de  mort,  les  autres  envoyés 
aux  gslères  ou  déportés.  D'un  autre  c6té ,  les  cruautés  exercées 
contre  les  créoles  par  les  Indiens  soulevés  détournèrent  les  es- 
prits de  la  pensée  d'un  mouvement. 

ÏJt  général  Miranda,  de  Caracas ,  ancien  compagnon  d'armes* 


84  ÉMANCIPATIOn  DB  L*AltÉJIlQUB  B8PAG1I0U. 

deWashingtODf  qui  avait  servi  en  France  sons  Dumouries, 
plein  de  haine  pour  l*Espagne  et  du  désir  de  délivrer  sa  pa- 
trie, pressa  l'Angleterre  de  soulever  r  Amérique  méridionale.  Il 
fut  écouté  d*abord  «  puis  repoussé  en  1804 ,  lorsque  changèrent 
les  rapports  de  l'Angleterre  avec  l'Espagne.  Cet  échec  ne  le 
découragea  pas  :  se  confiant  à  quelques  négociants  de  New- York 
et  à  lord  Cochrane ,  qui  commandait  la  flotte  anglaise  dans 
ces  parages,  il  forma  des  intelligences  à  l'intérieur,  et  s'aven- 
tura ,  avec  cinq  cents  volontaires ,  sur  les  côtes  de  Venezuela  ; 
mais  n'étant  pas  soutenu,  il  fut  obligé  de  se  retirer  (1806). 

Quand  les  Bourbons  d'Espagne  eurent  abdiqué  (1808)  et  que 
l'année  française  eut  envahi  la  Péninsule,  le  désir  de  l'indépen- 
dance s'allia  au  sentiment  de  fidélité  envers  les  rois  détrônés  : 
ce  sentiment  fut  même  plus  fort  qu*il  ne  Favait  jamais  été 
dans  leur  prospérité  ;  car  il  fut  question  de  faire  comme  au 
Brésil ,  et  d'ofi^ir  un  asile  aux  monarques  déchus  en  Europe. 
N'écoutant  ni  Joseph  Bonaparte  ni  les  juntes  révolutionnaires, 
les  colons  formèrent  des  juntes  de  gouvernement,  comme  c'était 
leur  droit  dans  un  pareil  bouleversement,  et  attendirent  ainsi 
que  l'ordre  fût  rétabli.  Le  nom  de  Ferdinand  VII  fut  donc  là 
aussi  le  cri  de  ralliement  des  libéraux. 

Ce  fut  dans  cet  esprit  que  Quito  s'insurgea  (  10  août  1809 }  ; 
et  une  nouvelle  junte,  présidée  par  le  marquis  de  Selvallegra, 
fut  installée  sans  violence ,  et  prêta  serment  à  Ferdinand  VII. 
Le  bruit  se  répandit  alors  dans  le  peuple  que  les  fonctionnaires 
européens  complotaient  pour  livrer  l'Amérique  à  Bonaparte.  La 
junte  centrale  d'Espagne  de  1800 ,  prenant  en  considération 
que  «  les  provinces  américaines  ne  sont  pas  des  colonies,  mais- 
une  partie  intégrante  de  la  monarchie  espagnole ,  »  déclara ,  au 
nom  du  roi,  qu'elles  devaient  avoir  une  représentation  natio* 
nale  et  immédiate  dans  les  certes  espagnoles;  elle  leur  dit  : 
«  Vous  voilà  libres!  vous  voilà  délivrées  d*un  joug  que  l'éloigné- 
ment  du  pouvoir  avait  rendu  intolérable,  et  qui  vous  livrait  à 
l'arbitraire,  à  l'avarice,  et  à  l'ignorance.  »  Les  représentants 
d'outre-mer  se  rendirent  à  leur  poste  ;  mais  on  ne  pourvut  en 
rien  aux  intérêts  de  ces  compatriotes  éloignés,  et  rien  ne  vint 
faire  sentir  en  réalité  l'égalité  complète  des  deux  peuples.  LHdée 


IJMAWCTPATIOW  DB.  L*AMBBIQUB  BSPAGNOLB.  8& 

de  cette  égaUlé  se  propageait  toutefois  par  des  écrits  répandus 
au  ddà  des  mers.  Le  parti  napoléonien,  qui  cherchait  à  causer 
des  embarras  à  on  gouvernement qu*il  traitait  de  rebelle,  et  les 
cmissaîres  do  Brésil,  affranchis  du  joug  de  la  métropole,  travail- 
bient  les  esprits  dans  le  même  sens.  La  junte  d'Espagne,  qui  se 
soutenait  à  peine  au  milieu  de  tant  de  difficultés  présentes,  n'é- 
tait pas  en  oiesore  de  prévenir  ces  embarras  lointains.  En  effet, 
le  30  juillet  1810,  l'imprudente  insulte  d'un  commissaire  espa- 
pol  excite  un  soulèvement  dans  Bogota  :  on  demande  à  grands 
cris  la  convocation  extraordinaire  de  tous  les  citoyens,  et  le 
vicMOÎ  Cisnéros  n'ose  pas  s'y  refuser.  Bientôt  il  n'est  plus  maître 
de  la  Jante,  réunie  sous  sa  présidence,  et  qui  se  sent  soutenue 
por  Tardeor  du  peupie  souverain.  Le  vice-roi  est  congédié,  et  la 
h'oQvette-Grenade  se  déclare  indépendante  de  la  régence  d'Es- 
pigne ,  ne  se  reconnaissant  sujette  que  de  Ferdinand  VU  ;  puis 
les  provinces  sont  convoquées  pour  prévenir  le  démembrement 
éoat  les  symptômes  se  manifestèrent  dès  le  début,  comme  il  ar- 
rive partout  où  manque  le  sentiment  national. 

Carthagène,  qui  s'était  élevée  contre  Bogota,  s'attache  à  la  ré- 
gence espagnole.  Elle  convoque ,  dans  un  autre  endroit ,  les  rci* 
présentants  des  provinces ,  pour  former  une  confédération  dans 
laqueUe  entrerait  chaque  État,  seule  forme  compatible,  disait- 
on,  avec  l'intérêt  et  la  liberté  du  pays.  Ainsi  éclate  la  division; 
le  congrès  n'a  pas  lieu ,  et  l'anarchie  règne»  même  avant  la  li- 
berté. Cependant  Quito  relève  le  drapeau  de  l'indépendance, 
qui  est  enfin  décrétée  (  1811  ). 

La  révolution  s'était  faite  dans  la  province  de  Venezuela  le 
la  avril  1810 ,  et  le  capitaine  général  de  Caracas  dut  abdiquer 
entre  les  mains  d'une  junte  qu'il  avait  constituée  lui-même. 
Les  autres  villes  imitèrent  cet  exemple;  l'arrivée  de  Mbranda 
détermina  la  réunion  d'un  congrès  général,  qui  proclama  Tin- 
dépendance  des  provinces  unies  de  Caracas,  Cumana,  Varina , 
Marguerite ,  Barcelone ,  Mérida  et  Truxilto ,  formant  la  conjé- 
dération  de  Fénézuéla  ;  mais  aussitôt  les  idées  fédéralistes  pri- 
rent le  dessus ,  grâce  à  la  constitution  qui  venait  d'être  votée. 

Les  Espagnols,  sous  le  commandement  deMonteverde,  ne 
pas  à  attaquer  les  nouvelles  républiques  ;  mais,  au  mi- 

s 


86  ÉlCÀNaPATION  DB  L^AMSBÎQDS  ESPAGNOLE. 

lieu  de  la  guerre  civile,  un  tremblement  de  terre  engloutit 
Caracas  avec  douze  mille  habitants  (26  mars  1813);  d*autres 
villes  eurent  leur  part  du  désastre.  La  superstition  y  vit  aussitôt 
le  doigt  de  Dieu,  d*autant  plus  que  le  désastre  arriva  le  jour 
anniversaire  de  la  révolution,  et  que  les  Espagnols  n*en  souf- 
frirent pas;  ils  purent  même  en  profiter  pour  commencer  les 
hostilité.  Beaucoup  de  colons  abandonnèreut  la  cause  de  la 
révolutiob.  Miranda,  nommé  dictateur  (26  juillet),  fut  contraint 
de  capituler,  à  la  couditioQ  toutefois  que  la  conatitutlou  qiH 
serait  donnée  à  TEspagpe  régirait  aussi  Venezuela.  Une  am- 
nistie fut  proclamée,  avec  liberté  de  s'éloigner  pour  ceux  qui 
le  voudraient.  Beaucoup  partirent,  en  effet,  et  ils  furent  bien 
inspirés  ;  car  Monteverde  sévit  avec  la  dernière  rigueur.  Miranda 
lui-même  fut  jeté  en  prison  (1816)  et  envoyé  avec  d*autres  à 
Cadix,  où  il  mourut  quelques  années  après.  Ceux  qui  se  refît* 
gièrent  à  Carthagène  apportèrent  des  forces  à  la  révolution  de  la 
rîonvelIe-Grenade.  ' 

Simon  Bolivar,  issu  d*une  ricbe  et  noble  famille  de  Caracas 
(1783),  avait  étudié  en  Espagne.  Il  avait  trouvé  à  Paris,  en  1804, 
les  souvenirs  encore  frais  de  la  grande  Révolution,  et  assisté  au 
couronnement  de  Bonaparte,  le  représentant  de  l'unité  de  la 
France.  Rome ,  avec  ses  souvenirs  magnanimes,  avait  agi  de 
même  sur  l'imagination  de  Bolivar,  qui  jura  sur  le  mont  Sacré 
de  travailler  à  l'affrancbissement  de  sa  patrie.  Lorsqu'il  y  fut 
de  retour,  il  ne  prit  point  part  aux  soulèvements  de  1810 ,  peut-' 
être  parce  qu'il  les  jugeait  intempestifs ,  et  qu'il  goûtait  peu 
l'esprit  des  libéraux.  Quand  il  prit  les  armes,  ses  premières 
tentatives  tournèrent  assez  mal  ;  ce  qui  n'arrêta  point  ses  projets. 
Il  entendait  que  l'Amérique  entière  fût  solidaire  de  la  révolution 
de  chaque  province  ;  il  fallait  éviter  d'éparpiller  les  forces  dans 
les  districts ,  et  les  réunir  toutes ,  pour  frapper  un  grand  coup 
sur  l'ennemi,  et  ne  pas  laisser  un  coin  de  terre  qui  ne  fût  libre. 

S'étant  mis  au  service  de  Carthagène,  il  attaqua  les  Espa- 
gnols, qui  gênaient  la  navigation  intérieure  sur  la  Madeleine. 
Sans  s'inquiéter  des  limites  qui  lui  avaient  été  assignées.  Il 
entra  dans  Ocana,  et  rétablit  la  communication  entre  Cartha- 
gène et  Pamplona  ;  puis,  assurant  ta  liberté  en  la  propageant. 


iXAHCIPATIOlf  DS  L'AJftéSIQUK  SSPAGlfOU.  87 

iJ  pénéCa  dans  le  Yénézuâa  poiir  raffranehir,  an  nom  de  la 
IfooTdk-GreDade.  Le  méconteatement  qu'y  avait  semé  Monte- 
fade  le  iervit  beaucoup;  il  se  convertit  bientôt  en  fureur,  et 
le  drapeau  de  rindépendance  parcourut  les  fertiles  vallées  de 


Bolivar,  qui  entreprenait  de  détruire  Monteverde«  eut  peine 
8  réunir  une  armée  libératrice  de  dnq  cents  bommes,  avec  la- 
fwOe  il  attaqua  six  mille  vétérans  espagnols,  commandés  par 
ce  chef  redouté.  Cest  avec  cette  poignée  d*bommes  qu'il  pro- 
pagea la  révolution  (1813),  au  moment  où  Ronaparte  la  laissait 
périr  en  Europe  avec  cinq  eeoX  mille  soldats. 

Il  fit  manœuvrer,  grâce  à  une  stratégie  particulière,  sa  petite 
tnwpa  à  travers  des  déserts  ou  des  savanes  ssy^s  bornes  et 
ans  chemins  frayés,  descendant  parfois  dans  les  marais  de  TO- 
léaoqoe  et  de  TApuro,  d'autres  fois  gravissant  les  glaciers  des 
Andes,  et  renouvelant  les  prodiges  de  la  première  conquête. 
Lofsqn'il  ent  joint  l'ennemi,  ce  fut  des  deux  côtés  une  égale 
teenr,  un  même  sentiment  de  vengeance,  sans  pitié  ni  merci. 

En  efiCet,  la  régence  de  Cadix  avait  refusé  de  reconnaître  les 
États  nouveaux,  et  défendu  par  suite  d'appliquer  le  droit  inter- 
aatioDal  à  ceux  qu'elle  regardait  comme  des  sujets  félons.  Les 
oflicîan  e^aguols,  en  conséquence,  ne  faisaient  point  de  quar- 
tier. Tout  vaincu  était  un  traître;  mort  à  quiconque  était  pris 
ks  armée  à  la  main,  à  ceux  qui  les  avaient  portées  ou  qui  avaient 
fivQnaé  la  révolte!  Femmes,  vieillards,  étaient  traités  de  même. 
Tout  officier  prisonnier  était  fusillé  sur-le-diamp;  des  corps 
entiers  qui  s'étaient  rendus  étaient  passés  par  les  armes.  Bover 
et  Morales,  capitaines  royalistes,  commandaient  une  légion  in* 
fenude  de  nègres  et  de  mulâtres  altérés  de  sang.  Le  général 
Moxo,  capitaine  général  de  Caracas,  écrivait,  le  18  novembre 
1S1&,  ^  Ureztieta,  gouverneur  de  111e  Marguerite  :  «  PtÂnt  de 
€9atidéraUoiu  d'humanité!  Tous  le»  insurgés^  ieursfauteurâ 
tmpartitans,  trouvés  avec  ou  sans  armes,  tous  ceux  gui  ont 
pris  tme  pari  guelconque  à  la  présente  crise  de  FUe,  doivent 
être  fusillés  eur^le^champ,  sans  autre  forme  de  procès.  »  Ce 
oém  gouverneur  écrivait  au  capitaine  Gonigo  :  «  Point  de  quar^ 
Her!  kOsêez  les  troupes  saccager  dés  leur  arrivée.  Si  Fennemi 


88  iSMANCTPATION  DB  L'AMÉRIQOB  BtPÀGlfOLS. 

96  retire,  poursuiœz-le  jmqtià  Saint' Jean  ^  et  mettez-y  le 
feu,  »  Quand  les  insurgés  virent  ce  décret  mis  à  exécutton,  ils 
tuèrent  huit  cents  royalistes  réfugiés  à  Sampator,  et  Bolivar 
déclara  aussi  qu'il  ferait  une  guerre  à  mort.  «  Toudiés  de  vos 
infortunes  (disait-il  dans  sa  proclamation  du  15  juiUet  1818  aux 
habitants  de  Venezuela),  nous  ne  pouvions  rester  indifférents 
aux  maux  que  vous  font  souffrir  les  barbares  Espagnols  ^  qui 
vous  ont  opprimés  par  la  rapine,  détruits  par  le  meurtre;  qui 
ont  attenté  envers  vous  aux  droits  sacrés  des  nations,  violé  les 
traités  et  les  capitulations  les  plus  solennelles,  et  réduit,  par  les 
plus  grands  forfaits,  la  république  de  Vénézuâa  à  une  effirayante 
désolation.  La  justice  réclame  vengeance,  la  nécessité  Timpose. 
Que  les  monstres  qui  infestaient  le  sol  colombien  et  Font  inondé 
de  sang  en  disparaissent  pour  toujours;  que  leur  châtiment 
égale  leur  perfidie,  afin  que  nous  puissions  ainsi  laver  notre 
ignominie,  et  montrer  aux  nations  que  Ton  n*offense  pas  im- 
punément les  fils  de  TAmérique!...  Tout  Espagnol  qui  ne  oons* 
pirera  pas  contre  la  tyrannie ,  qui  ne  servira  pas  la  bonne  cause 
par  les  moyens  les  plus  actifeet  les  plus  efficaces,  sera  tenu  pour 
ennemi,  puni  conune  traître  à  la  patrie,  et  passé  sans  rémission 
par  les  armes.  Pardon  général ,  complet  à  quiconque  se  rendra 
à  notre  armée  avec  ou  sans  armes,  et  qui  nous  prêtera  secours, 
ainsi  que  pour  tous  les  bons  citoyens  qui  se  seront  efforcés  de 
secouer  le  joug  de  la  tyrannie...  Espagnols  et  Canariotes  n*ont 
à  attendre  que  la  mort ,  n'eussent-ils  fait  que  refuser  leur  coopé- 
ration active  à  la  liberté  de  TAmérique  ;  les  Américains  obtien- 
dront la  vie  sauve,  quand  bien  même  ils  auraient  été  coupables.  » 
Indépendamment  des  représailles  atroces  qu'il  annonçait  ainsi, 
il  espérait  probablement  déterminer  les  propriétaires  espagnols 
à  s'enfuir  et  à  cesser  leur  opposition,  ou  à  prendre  parti  pour 
Tindépendance  ;  peut-être  aussi  voulait-il  y  mettre  le  sceau ,  en 
rendant  la  réconciliation  impossible.  Les  horreurs  de  la  guerre 
civile  passèrent  tellement  en  habitude,  que  ce  fut  à  qui  irait  le 
plus  loin  dans  cette  voie.  Mais  la  postérité,  qui  ne  jugera  pas 
de  la  moralité  des  actes  par  leurs  résultats ,  demandera  compte 
de  tant  d'atrocités  et  à  Bolivar  et  à  ceux  qui  le  réduisirent  à  les 
commettre. 


BVIIICIPATION  DB  L'AMBRIQUB  BSPAONOtB.  89 

L'armée  des  insurgés  ne  pouvait  manquer  de  se  grossir  ;  la 
oeotralité  entraînait  la  peine  de  mort  (4  novembre  1813).  Après 
doq  mois  de  eampagne»  Bolivar  entra  à  Caracas,  qui  se  rendit 
et  ouvrit  les  prisons  aux  victimes  du  despotisme. 

Le  congrès  de  la  Nouvelle-Grenade  lui  avait  enjoint  de  réta- 
blir le  gouvernement  fédéral;  mais  outre  qu'il  se  sentait  maître, 
parce  qu'il  était  victorieux,  il  connaissait  mieux  les  nécessités 
da  pajs.  Établissant  donc  un  gouvernement  militaire,  il  se  flt 
dîdatenr  ;  et,  tout  en  encourageant  les  Vénézuéliens  à  pousser 
vigoareusenient  la  guerre,  il  invitait  les  étrangers  à  le  seconder, 
d  à  acquérir  des  terres  dans  un  pays  qui  en  possède  tant.  Le 
jeooe  étudiant  Santiago  Marinbo,  qui  avait  pris  part  à  ses  expé* 
dilicMis,  fut  proclamé  dictateur  des  provinces  orientales. 

Monteverde  s'était  retiré  à  Porto-Cabello ,  d'où  il  pouvait 
Inir  le  pays  toujours  ouvert  à  une  nouvelle  invasion  espagnole. 
Castillo,  Cabal  et  Urdaneto,  commandants  des  troupes  de  la 
Nouvelle-Grenade,  s'étaient  réunis  sur  un  autre  point;  les 
Uaoeros  et  les  esclaves,  soulevés  par  la  promesse  de  la  liberté 
et  du  filage,  remplissaient  de  gnérillas  les  immenses  pampas; 
et  la  soif  du  sang,  la  hardiesse  vindicative  des  nègres,  s'asso- 
ciaient à  l'astuce,  aux  raffinements  européens.  Bolivar  se  trouva 
donc  resserré  dans  les  villes.  Alors  l'enthousiasme  échauffé  par 
le  succès  venant  à  s'y  attiédir,  on  se  récria  contre  son  absolu- 
tisme, et  l'on  réchima  avec  une  impatience  impolitique  le  gou- 
vernement républicain.  Pressé  de  toutes  parts  et  battu  à  sou 
tour,  il  quitta  Venezuela,  et  revint  à  Carthagène. 

n  y  trouva  la  liberté,  mais  aussi  la  discorde  entre  les  pro- 
viûces.  Chargé  par  le  congrès  de  contraindre  celles  qui  résis- 
taient à  reconnaître  l'autorité  fédérale,  il  lui  fallut  assiéger 
Carthagène  elle-même. 

Quand  les  Bourbons  d'Espagne  eurent  été  rétablis,  ils  tour- 
nèrent leurs  efforts  contre  les  colonies  révoltées;  et  dix  mille 
hommes,  aguerris  dans  les  luttes  nationales, 'sous  les  ordres  de 
lloril]o,y  furent  dirigés.  L'Espagne,  qui  se  figurait  avoir  encore 
affaire  aux  Américains  de  Certes  et  de  Pizarre,  croyait  qu'il 
afDrait  de  quelques  bataillons  pour  les  dompter.  N'était-il  pas 
d*aiileurs  absurde  de  faire  combattre  contre  rindépendanoe 

8. 


%0  BHÀIICIPÀTION  DB  L' AMERIQUE  ESPAGNOLE. 

des  hommes  qui  jusqu'alors  avaient  généreusement  lutté  pom 
défendre  la  leur?  La  traversée,  puis  le  climat,  en  moissonnèrent 
beaucoup;  la  guerre  acheva  le  reste  en  détail.  Si  TAngleterre 
ne  put,  avec  seize  millions  d'habitants,  des  ressources  maritimes 
énormes,  et  rAllemagne  à  sa  solde,  venir  à  bout  de  deux  mil- 
lions et  demi  d'Am^cains,  comment  TEspagne  épuisée  pou- 
vait*elle  prétendre  comprimer  tout  un  continent? 

Cependant  Morillo,  proûtant  des  dissilensioas,  battit  les  insur- 
gés (1810),  et  Venezuela  se  trouva  ramenée  à  l'obéissance.  Il  la 
fit  servir  de  base  à  ses  opérations  contre  la  Nouvelle-Grenade. 
Après  sa  réunion  avec  Montés,  qui  dirigeait  la  guerre  dans  le 
Quito,  il  comptait  gagner  Lima,  le  haut  Pérou,  et  soumettre  en 
dernier  Buenos- Ayres.  Le  plan  de  Morillo  embrassait  ainsi  tout 
le  continent  américain.  Ce  général,  d'une  grande  habileté,  y 
joignait  une  férocité  sans  exemple  dans  les  temps  modernes.  II 
écrivait  à  Ferdinand  VII  :  «  Il  faut,  pour  subjuguer  ces  pro« 
vinces,  employer  les  mêmes  moyens  que  pour  la  première  con< 
quête.  »  Il  disait  dans  une  dépêche  de  Juin  1816»  datée  de 
Bogota,  qu'il  avait  déclaré  rebelle  quiconque  savait  lire  et 
écrire  :  en  conséquence  de  quoi  six  cents  notables  de  cette  vilh 
avaient  été  condamnés  à  expirer  nus  sur  le  gibet. 

Les  chefs  des  insurgés  s'enfuirent  devant  tant  de  fureur, 
après  avoir  éprouvé  plusieurs  défaites.  Bolivar  se  réfugia  à  Haïti, 
où  Péthion  lui  foimiit  des  armes  et  des  vivres.  Il  revint  avec 
ces  secours,  et,  entraînant  les  siens,  il  triompha  de  nou« 
veau ,  et  promit  le  pardon.  Vaincu  encore  une  fois,  il  retrouva 
un  asile  près  de  Péthion ,  en  épiant  toujours  l'occasion  de  re« 
prendre  l'offensive.  En  effet,  quand  les  insurgés  du  Venezuela 
eurent  réduit  Morillo  à  l'extrémité ,  et  qu'il  ne  leur  manqua 
plus  qu'un  chef,  Bolivar  parut;  et  si  autrefois  il  avait  recouvré 
Venezuela  en  commençant  ses  opérations  par  la  Nouvelle-Gre- 
nade, maintenant  il  poursuivait  sa  conquête  en  sens  inverse. 
Après  avoir  établi  le  siège  de  son  gouvernement  à  Angostura, 
sur  rOrénoque ,  il  traversa  Les  Andes  avec  une  hardiesse  inouïe, 
marchant  quarante*trois  jours  au  milieu  de  froids  horribles,  iH 
des  hauteurs  où  la  respiration  manquait ,  exposé  à  des  maladies 
nouvelles,  à  la  contagion  produite  par  les  pluies  périodiques. 


ÉMàn€39ÀXiO»  DB  t*AlUUUOtJE  ESPlGNOtB.  flil 


an^iott  féDéneuies  et  aux  inondations  sulntet.  La  stupeiir 
qiVidIataDt  d^intrépidité  jeta  la  oonfasion  parmi  ses  ennemis, 
et  Boliffv,  après  une  nctoire  décisive  (  10  aoôt  1819  )  dans  la 
dâideose  vallée  de  Samagoso,  occupa  Bogota  :  ce  fut  là  que, 
dm  Pcntliousiasme  du  triomphe,  il  Ait  proclamé  capitaine 
géaéral  des  deux  républiques.  LaissantSantander,  son  lieutenant 
éaas  la  Nouvelle-Grenade,  il  traversa  de  nouveau  le  continent, 
réiablh  l'ordre  dans  Angostura;  et,  déchirant  la  constitution 
delSll,  Il  fit  décréter  l'union  de  toutes  les  provinces  de  la  Non- 
vdls-Gmade  et  du  Venezuela,  sons  le  nom  de  Colombie 
(17  décembre  1819).  Le  gouvernement  populaire  et  représen- 
tatif y  lot  oonstitaé  en  vue  de  ne  devenir  jamais  la  propriété 
d'âne  ftmille  ni  d'un  individu;  la  presse  y  dut  être  libre,  et 
«  décida  qu'une  ville  qui  porterait  le  nom  du  libérateur  y  se- 
nit  eoHtraile  lorsque  les  dreonstances  le  permettraient. 

Bdlivar  seconda  les  insurgés  du  reste  de  T Amérique,  où  la 
doofligralion  devint  générale.  La  vice-royauté  de  Buenos-Ayres, 
en  1778,  embrassait  environ  deux  cent  soixante-sept 
lieues  carrées.  Située  entre  le  Pérou,  le  Brésil,  la  Pata* 
gonie,  r Atlantique  et  les  Andes,  elle  conservait  l'empieinte  de 
B  fondation.  En  efifet,  chaque  bande  d'Espagnols  en  quête 
de  trésors  s'y  arrêtait  en  quelque  endroit  ;  une  ville  s'y 
fionna,  ville  unique  dans  des  provinces  aussi  vastes  qu'un 
vmume  d'Europe.  Santa-Fé  était  la  seule  ville  de  la  province 
de  Buenos- Ayres ,  Bajada  la  seule  de  TEntre-Rios;  il  en  était 
de  même  de  Cordoue ,  de  Corrientes,  de  Mendoza ,  et  aussi  de 
Uoatevideo,  dans  l'Uruguay,  avant  que  les  dernières  émigra* 
tioBi  cassent  peuplé  les  déserts  de  la  Bande  orientale.  Chaque 
prerioce  était  donc  indépendante  et  jalouse  des  provinces  voi- 
BBes,et  la  domination  espagnole  maintenait  seule  quelque 
ordre  dans  le  pays.  Buenos* Ajrres  avait  été  exposée,  au  corn» 
BWBcement  du  siècle,  à  de  fréquentes  attaques  des  Anglais; 
file  s'était  Tue  pHse  et  reprise.  Mais  comme  elle  était  très^favo- 
niée  par  les  Espagnols,  qu'elle  avait  une  université,  un  jour- 
Bal,  une  correspondance  régulière  de  paquebots ,  les  gens  du 
Pifs,  n'ayant  point  à  redouter  la  misère,  s'occupaient  tranqnil- 
kmem  de  leurs  champs  et  de  leurs  troupeaux. 


93  SMAHCIPATION  DB  L'AMÉRIQDB  ESPAGNOLE. 

Maïs  forsqu*en  1810  la  régence  de  Madrid  proclama  la  li« 
berté,  les  natifs  yoalurent  Favoir  de  fiait,  et  ils  adeessèrent 
aux  oortès  des  demandes  qui  entraînaient  rémancipation  com- 
plète (  181 1  ).  Le  général  S&int-Martin,  qui  avait  fait  ses  preures 
dans  la  guerre  d'Espagne,  étant  passé  à  Buenos-Ayres,  y  or- 
ganisa le  premier  riment  de  cavalerie,  et  peu  de  temps  après 
il  délivra  le  Chili.  Le  9  juillet  1816,  les  députés  des  provinces 
unies  du  Rio  de  la  Plata  énumérèrent  leurs  griefe  contre  l'Es* 
pagne.  Sur  cent  soixante-dix  vice-rois ,  quatre  seulement  avaient 
été  Américains;  sur  six  cent  dix  capitaines  généraux  et  gou- 
verneurs ,  quatorze  seulement  n'étaient  pas  Espagnols  :  et  ainsi 
des  autres  charges.  Ils  n'avaient  point  eu  d'écoles,  point  d'en* 
couragements  pour  les  travaux  de  ragricnlture  et  des  mines; 
en  conséquence,  ils  se  déclarèrent  indépendants.  Mais  à  peine 
l'oppression  commune  eut-elle  cessé,  que  l'inimitié  origioaife 
éclata  entre  les  provinces  :  il  yen  avait  treize,  et  chacune  d'elles 
vonlmt  former  une  individualité  distincte;  Buenos-Ayres  seule 
avait  l'avantage  d'être  située  sur  la  mer,  d'avoir  de  riches  pro* 
priétaires  et  des  habitudes  européennes  :  aussi  chercha-t-elle  a 
les  grouper  autour  d'elle. 

Une  fois  les  provinces  de  Buenos-Ayres,  Gujo,  Cordoue, 
Santa-Fé,  Paraguay,  Tucuman,  Rioja,  déclarées  indépendantes, 
il  ne  resta  plus  aux  Espagnols  que  le  Mexique  et  le  haut  Pé* 
rou  :  elles  comprirent  alors  la  nécessité  d'affranchir  aussi  le 
Chili ,  que  les  royalistes  avaient  fait  rentrer  sous  la  domination 
espagnole.  Elles  y  dirigèrent  donc  (  1816),  sous  les  ordres  de 
Joseph  Saint-Martin,  une  armée  de  quatre  mille  hommes. 
Tous  avaient  prêté  le  serment  d'être  «  unis  de  cœur  et  de  bras 
pour  ne  souffrir  aucun  tyran  dans  la  Colombie,  et,  nouveaux 
héros  Spartiates,  de  ne  jamais  porter  les  chaînes  de  l'esclavage, 
tant  que  les  étoiles  brilleraient  au  ciel  et  que  le  sang  coulerait 
dans  leurs  veines.  »  En  liuit  jours ,  ils  franchirent ,  avec  une 
constance  admirable,  un  espace  de  cent  lieuH  à  travers  des 
montagnes  d'une  hauteur  prodigieuse ,  et  la  victoire  couronna 
leurs  efforts.  Après  une  longue  résistance ,  le  Chili  fut  déclaré 
libre  le  1'"  janvier  1818,  en  face  de  la  grande confiédération  du 
genre  humain.  Bernard  O'Higgins,  qui  en  fut  élu  direoCenr 


KMAJICIPATION  DE  L*AM£BIQU£  ESPAGNOLS^  M 

npioe ,  exposa,  dans  un  beau  manifeste ,  les  moiÛ&  du  soif 

lèTCffloit  Lord  Cochrane  contribua  aux  victoires  qui  suivirentf 
CD  qualité  de  commandant  de  Fescadre  du  Chili.  EnGn ,  le  gou« 
Tcnement  espagnol  ayant  abandonné  le  pays,  Tunion  et  la 
eoofédération  do  Chili  avec  la  Colombie  fut  prononcée.  Le  gou- 
lenienieDts^y  constitua.  Les  troubles  ordinaires  ne  manquèrent 
pas  dans  cette  contrée  ;  mais  elle  paya  moins  tribut  que  les  au- 
tres à  b  guerre  civile,  et  s'achemina  avant  elles  dans  les  voies 
de  la  modération ,  en  profltant  de  ses  belles  positions  et  de  ses 
riebesaes  naturelles.  I^a  constitution  du  Chili,  qui  date  de  1843^ 
ot  Tmie  des  plus  sages  de  tout  ce  pays. 

Un  congrès  général  des  députés  de  ces  treize  ou  quatorze  po* 
folations  aj^entines  décréta  Tunion  de  toutes  les  provinces  de 
la  PJata  (23  janvier  1835);  chacune  d'elles  conservait  son  in« 
<iépeadaDce  particulière,  avec  un  congrès  législatif  et  constituant  ; 
(fiant  au  pouvoir  exécutif,  il  fut  déféré  au  gouvernement  de 
Bucoos-Ayres.  La  constitution,  qui,  sanctionnée  le  24  décem- 
bre IS36,  ne  reconnut  que  la  religion  catholique,  institua  le 
sjstème  représentatif  républicain  et  central,  en  confiant  le  pQU- 
voir  législatif  à  deux  chambres,  et  le  pouvoir  exécutif  à  un  pré- 
sident quinquennal.  Cependant  phisieurs  provinces  préférèrent 
lefédéralisooe,  et  ne  reconnurent  pas  le  président  Rivadivia. 

La  Bande  orientale,  située  à  l'embouchure  de  la  Phta,  était 
une  dépendance  du  Brésil ,  spus  le  nom  de  Province  Transpia^ 
iin^t  et  qui  donna  lieu  à  une  longue  guerre  entre  ce  royaume 
et  la  république  argentine  (  1822  ).  Mais  enfin  le  Brésil  reoon- 
oatrindépendance  de  la  Bande  orientale,  sous  le  nom  de  Ré^ 
pMqwe  Ospiatine  (tSK),  Puis  Monte-Video,  que  le  Brésil 
ctBueDoa-Ayres  s'étaient  disputés,  finit  par  être  déclaré  libre  et 
indépendant  sous  le  nom  dlJruguai  oriental. 

La  révolution  eut  pour  chef,  au  Paraguay,  Puyrredon  ;  mais 
le  docteur  Frauda,  d'abord  secrétaire- de  la  junte,  se  mit 
iMBtôt  à  la  tête  des  afGstires;  et ,  s'opposant  à  la  réunion  avec 
Cacaos- Ayres,  il  se  constitua  dictateur  perpétuel,  et  chef  du 
deigé.  Après  avoir  aboli  les  couvents  et  les  municipalités  (co- 
àildo)^  il  persécuta  les  Espagnols,  étendit  autour  du  pays  un 
voile  mystérieux,  et  s'mtoura  Im-méme  de  précautions  dignes 


•4  iHAlfCtPÂTIOll  DE  L*AMSBIQim  KSPÂOHOLI. 

des  aneiens  tyrans  de  Syracase.  Libéral  de  son  bien ,  économe 
des  deniers  publics,  simple,  probe,  enthousiaste  de  Napoléon, 
il  considérait  Tindépendance  comme  le  bien  suprême ,  et  la  li« 
berté  comme  le  partage  des  gens  sages.  Il  mit  autant  de  soin 
à  exclure  les  étrangers  du  pays,  qu'en  avaient  apporté  les  jésuites 
dans  un  autre  but.  Si  quelques-uns  y  pénétrèrent,  ils  y  furent 
tenus  si  étroitement,  qu'ils  ne  purent  même  faire  passer  d6 
leurs  nouvelles  à  leur  fiimille.  C'est  ainsi  qu'il  garda  pendant 
de  longues  années  le  naturaliste  Bonpland,  ainsi  que  Long- 
champ  et  Rogier,  qui ,  sortis  du  pays  à  sa  mort ,  nous  ont  donné 
les  meilleures  descriptions  de  cette  contrée. 

Les  habitants,  obligés  de  se  sufOre  à  eux-mêmes,  dévelop- 
pèrent l'industrie  locale.  Francia  avait  souvent  recours  aa 
gibet  comme  moyen  d'encouragement;  il  ouvrit  des  routes ,  et 
les  rendit  sûres. 

Cuba  demeura  fidèle  aux  Espagnols,  parce  qu'elle  était  mieux 
traitée,  et  que  la  perte  des  autres  colonies  vint  encore  les  avertir 
d'user  de  ménagement  L'Espagne,  à  qui  il  ne  restait  plus  que 
le  Mexique,  le  Pérou  et  Cuba,  se  décidait  à  faire  un  dernier 
effort  pour  relever  son  drapeau ,  quand  les  troupes  réonies  à 
Cadix  proclamèrent  la  constitution.  Le  nouveau  gouvernement 
constitutionnel  invita  les  Américains  à  partager  les  mêmes 
droits  ;  mais  ils  comprirent  que  des  peuples  aussi  éloignés  les 
uns  des  autres  ne  peuvent  être  régis  par  les  mêmes  institutions. 
Morillo ,  las  d'une  guerre  aussi  infructueuse  qu'atroce ,  proposa 
un  armistice;  il  but  dans  le  même  verre  que  Bolivar,  et  revint 
en  Europe  pour  y  combattre  d'autres  libertés. 

LaTorre,  qui  lui  succéda  dans  le  commandement,  fut  vaincu 
(juin  1831  )  dans  la  plaine  de  Tanaquillo  par  Bolivar,  qui 
refusa  le  triomphe  "en  disant  :  Un  homme  comme  moi  est 
dangereux  dans  un  gouvememeni  populaire;  je  désire  rester 
citoyen,  q/Sn  d'être  libre,  moi  et  tout  le  monde.  Cependant 
il  fut  âevé  à  la  présidence. 

La  constitution  proclamée  alors  établit  un  président  pour 
quatre  années ,  un  sénat ,  une  chambre  de  représentants ,  et  dé- 
clara libre  tout  enfant  à  naître. 

Le  Pérou  s'était  déjfà  soulevé  en  1780,  à  l'exemple  des  Ëtats- 


w. 


BMABCIPATIOH  DB  L'aMSAIQUB  BSPAGHOLE.  9& 

UÉii;et  Jotepb-Gftbriel  Condorcanqni,  descendant  des  ineas» 
qui  firt  Je  chef  dn  mouvement,  reprit  son  nom  de  Toupac-Am« 
no.  Animé  de  sentiments  nationaux,  il  ne  voulut  pas  ûiire 
mm  eommune  avec  les  Espagnols  naturalisés  ;  c*est-à-dire  qu'il 
t'en  sa  seuls  mojrens  de  succès.  11  fut  vaincu,  pris,  et  mis  à 
snrt^ la  manière  h  plus  atroce.  Les  Indiens,  s'élançant  des 
■nafignes  pour  le  venger,  massacrèrent  près  de  vingt  mille 
àtapm  de  Sorata  ;  mais  ils  furent  punis  par  une  boucherie 
p«dle.  D'autres  tentatives  échouèrent  de  même,  jusqu'au  mo* 
■catoù  le  PéroQ  associa  ses  griefe  à  ceux  des  autres  coloniea 
■éfidionales  contre  l'oppression  6q»^piole.  Le  général  Saint* 
Martin  et  Faoïiral  Cochrane  vinrent  aider  à  sa  délivrance  avec 
Il  ioUe  dwlienne,  et  s^emparèrent  de   Calao  et   de  Lima 
(  1919  ).  Mais  «msitdt  la  discorde  se  mit  entre  les  deux  chefs  : 
Sâl>lfaitin,  resté  seul  proteeteur  de  l'État  indépendant  (oc- 
tàn  laai  ) ,  défendît  d'appeler  Indiens  les  naturels  ;  il  voulut 
fi'oB  les  oomnftt  Péruviens.  Il  abolit  la  servitude  de  corps,  et 
iMlatque  les  enfimts  à  naître  de  parents  esclaves  fussent  li- 
liei  Héamnonis  il  prétendit  empêcher  que  les  fiimilles  espa- 
gnols ne  s'embarquassent  pour  l'Europe  ;  il  persécuta  le  cleigié^ 
nie  tumulte  des  fiNes  et  des  banquets  lui  servit  à  étouffer  les 
oïl  des  mécontents. 

Bolivar  dans  la  Colombie ,  Saint-Martin  dans  le  Pérou ,  s'en 
iDaiaitainsl  propageant  au  loin  la  république  ;  ils  unirent  par  sc^ 
îmcontrer  à  Goayaquil,  portant  tous  deux  Tindépendaiioe  à 
b  pointe  de  leur  épée  (  18  juillet  1832  )  :  chacun  de  ces  libéra* 
tesn  y  trouva  pour  limite  une  autre  liberté.  Saint-Martin  se 
rclin  depuis  à  la  campagne,  après  avoir  refusé  le  titre  de  gé« 
séralîsBaie,  satisCsit  de  celui  de  premier  soldat  de  la  liberté. 
La  prétmee  <f  va  guerrier  hewreux,  dit-il ,  quel  que  soit  ton 
Mutéreeêemeni;  e$t  toujours  ta»  danger  pour  un  État  nou* 
mot.  Toi  contribué  à  ia  déciaraUon  cPindépendance  du  Chili 
^t  du  Pérou  if  ai  soutenu  de  mes  nuans  Utendard  avec  le- 
fud  FUarre  saumii  Fempire  des  incas,  et  fat  cessé  d'être 
AoKaie  publie.  Je  me  considérai  alors  comme  plus  que  ré* 
empmstf  de  dix  années  passées  dans  les  révolutions  et  dans 
lei  tamps  ;  eêf  accomplis  la  promesse  que  j'avais  faite  alors 


96  ÉMANCIPATION   DB  l' AMÉRIQUE  ESPAGNOLE.- 

dans  les  différents  pays  où  feus  à  combattre,  de  les  rendtrè 
indépendants  et  de  tes  laisser  se  choisir  un  gouvemetneHi, 
Cochrane  se  retira  aussi,  après  avoir  senri  chaudement  la  liberté, 
et  détruit  les  forces  navales  de  l'Espagne  dans  Tocéan  Pacifique. 
Il  fut  ensuite  appelé  par  Fempereur  du  Brésil,  qui  le  mit  à  la 
tête  de  sa  marine  (  1838  ).  Ce  dernier  fait  Imsse  supposer  que  ee 
paladin  de  la  liberté  était  moins  poussé  par  son  amour  pour 
elle ,  que  par  uu  besoin  inquiet  de  gloire  «t  d'avenlur4>s. 

Bolivar  aciieva  de  balayer  le  pays  des  troupes  royalistes.  In- 
vité par  le  Pérou  à  repousser  les  Espagnols  (1828),  il  prit  Colaa 
près  de  Lima,  qui  avait  relevé  le  drapeau  de  TKspagne  ;  et  le  ^iu 
de  la  bataille  d'Ayacucho,  la  plus  mémorable  de  TAmcrique 
méridionale  (9  décembre  IMDv  porta  le  dernier  coup  à  la 
domination  européenne.  Bolivar,  investi  du  pouvoir  dictatonai 
(  !  I  avril  1826  ),  calma  les  dissensions  intestines,  et  obtint  une 
telle  obéissance,  qu'on  put  craindre  qu  il  n'en  abusât.  Son  noni 
fut  donné  à  la  république  du  haut  Pérou ,  qui  ne  touIuI  pas 
s*unir  à  celles  du  bas  Pérou  et  de  la  Plala.  Il  fut  aussi  couGrnié 
dans  la  dictature  par  la  Bolivie,  quf  demanda  une  conslitutioa 
au  fondateur  de  trois  républiques.  Bien  qu'il  s  efforçât  de  se 
soustraire  à  cette  tâche,  «  lui  soldat,  né  iwrmi  des  esclaves, 
«  lui  dont  l'enfance  n'avait  connu  que  des  chaînes ,  et  làgc  mur 
«  que  des  compagnons  occupés  à  les  briser,  »  il  se  décida  à  ac- 
cepter. Il  institua  donc  deux  chambres,  plus  une  troisième  de 
censeurs ,  avec  un  président  inamovible  et  respousaMe ,  ccmu- 
mandant  l'armée  et  la  flotte ,  ayant  le  contrôle  du  trésor,  la 
nomination  aux  emplois  et  aux  grades.  Bolivar  lui-même  fut 

élevé  à  ce  poste. 

n  n'avait  pas  oublié  la  Colombie  :  de  retour  dans  ce  pays 
(avril  1826),  après  cmq  ans  employés  à  Tentourer  de  notions  li- 
bres ,  il  y  trouva  des  dissensions  intestines  et  les  fédéralistes 
prédominants.  La  jalousie  que  sa  gloire  inspirait  Gt  appeler  des- 
potisme l'unité  à  laquelle  il  tendait.  Il  se  fit  en  conséquence  at- 
tribuer  le  pouvoir  dictatorial ,  et  suspendit  la  constitution  ;  mais 
les  mesures  énergiques  auxquelles  il  eut  recours  firent  redouter 
de  plus  en  plus  qu'il  ne  se  fît  empereur  :  «^  Je  ne  me  sens  pas 
«  dénué  de  toute  ambition ,  dit-il  ;  or,  pour  l'amour  de  ma  rer 


EMAIVCIPATIOII  BB  L  aMBBIQUB  SSPACMOLB.  97 

««onmée,  je  désire  éter  toute  crainte  à  mes  ooaeîloyeiis^  et 
«  m*aaiirer,  après  la  mort,  une  mémoire  digne  de  la  libeité.  » 
Ccst  aiDsi  que  Bolivar  écrivit  au  congrès ,  en  donnant  sa  démîs- 
sioo;  mais  le  congrès  ne  Faceepta  point  (  1827  )• 

Le  Mexique,  bien  que  ses  communications  avec  la  métropole 
casMat  cessé  pendant  la  guerre  européenne,  n*avait  point 
épnoYé  de  fortes  commotions  ;  ce  fut  même  à  cette  époque  que 
difcn  voyageurs ,  tels  que  Vancouver  et  Humboldt ,  nous  le 
firent  connaître.  Mais  les  al&ires  d*£spagne,  en  1808,  avaient 
eidlédes  troubles  et  fait  naître  des  complots  contre  les  Eu- 
rapésDs;  beaucoup  de  sang  avait  coulé,  et  les  bandes  d'insurgés. 
D'iTseot  jamais  pu  être  domptées.  Les  certes  d'Espagne  avaient 
Mare  le  Mexique  partie  du  territoire  espagnol;  mais  le  colo* 
ad  Augustin  Iturbide ,  à  la  tête  d'une  bande,  se  rendit  maître 
^ioe  grande  partie  du  pays.  Le  vice-roi  O'Donoju  se  vit  ré- 
4nt  à  tnmaiger ,  et  à  souiff rir  que  le  pays  se  proclamât  souverain 
et  iadépendant.  II  entendait  être  gouverné  constitutionnelle* 
■at,  sous  le  titre  d'Empire  mexicain,  par  le  roi  d'Espagne, 
oa  par  un  prince  du  sang  qui  devait  y  faire  sa  résidence.  Itur- 
bide, présideot  de  la  junte  révolutionnaire,  tarda  peu  à  se 
proclamer  empereur  du  Mexique ,  où  il  prodigua  les  récom- 
pottcs  et  répsindit  la  terreur.  Mais  cela  réussit  mal  :  on  de- 
manda le  congrès,  la  liberté  de  la  presse,  les  droits  stipulés; 
ctle général Santa-Anna  proclama  larépublique.  Iturbide  appela 
a  son  aide  les  sauvages;  mais ,  prévenu  dans  ses  projets,  U  ab- 
diqua (juillet  1 824  )  ;  et  qudque  temps  après,  ayant  tenté  un  dé* 
liarqaement,  il  fut  pris  et  fusillé. 

La  constitution  du  Mexique  fut  modelée  sur  celle  des  États* 
UnisCSl  janvier  )  :  la  liberté  de  penser  et  d'écrire  y  est  admise, 
mais  la  religion  catholique  y  est  seule  reconnue;  chaque  £tat 
se  ^mveme  à  rintérieur  comme  il  l'entend ,  à  la  condition 
qae  les  trois  pouvoirs  y  restent  divisés,  que  les  constitutions 
particolières  ne  répugnent  pas  à  la  constitution  générale,  et  que 
ienn  revenus  et  leurs  dépenses  soient  soumis  chaque  année  au. 
congrès  général. 

L'Europe  se  ressentit  vivement  du  soulèvement  des  colonies  : 
le  Mexique  cessa  d'v  envoyer  ses  trésors;  les  bras  naguère em.- 

9 


98  taÂNClPATlON  BB  L*4MBftlQDB  E8PAONOLB. 

ployéf  aux  mines  en  furent  détournés  pour  le  métier  des  armCs  ; 
et  tandis  qu*il  sortait  chaque  année  du  port  de  la  Vera-Cruz 
10  millions  en  valeurs  métalliques ,  c'est  au  plus  si  FEspagne 
en  reçut,  en  1806,  pour  60,000  francs  *. 

L'Angleterre,  fidèle  à  sa  politique  de  non-intervention,  et  vou  • 
lant  afifaiblir  l'Espagne ,  reconnut  les  nouveaux  États,  de  fait  au 
moins ,  à  mesure  que  la  chance  tournait  en  leur  faveur.  La 
Sainte-Alliance  aurait  bien  voulu  éteindre  aussi  la  révolution 
dans  ces  contrées  ;  et,  &ute  de  pouvoir  mieux  faire ,  elle  déuigra 
les  actes  et  leurs  auteurs;  mais ,  en  attendant,  la  confédération 
américaine  se  consolidait.  La  grande  idée  de  Bolivar  était  de 
former  une  seule  fumille  des  nations  créées  par  son  épée ,  et 
d'en  faire  une  Sainte-Alliance  de  républiques  en  face  de  la  Sainte- 
Alliance  des  rois.  Dès  1834 ,  il  avait  invité  les  députés  des 
États-Unis,  du  Mexique,  de  Guatimala,  de  la  Colombie,  du 
Pérou,  du  Chili,  de  Buenos- Ayres,  à  se  réunir  sur  l'isthme  de 
Panama,  «  centre  du  globe,  regardant  l'Asie  d'un  cAté,  TA- 
«  frique  et  l'Europe  de  l'autre.  »  Ce  oongrès  devait  affemrir 
la  confédération ,  fixer  les  principes  du  droit  des  gens  entre  les 
États  confédérés,  et  leurs  rapports  avec  les  aurres  puissances, 

>  Au  commencement  du  siècle,  PAmérlque  méridionale  était  encore 
la  contrée  la  plus  abondante  en  or  :  un  tien  venait  de  la  CJolomble  ;  nn 
tiers,  dn  Brésil;  le  reste,  do  Mexique  et  du  Pérou.  Aujourd'hui,  rancien 
continent  en  produit  beaucoup  plus.  Si  nous  en  croyons  Crawford,  les 
Africains  recueillent  en  poudre  d'or  le  double  de  oe  que  l'on  tira  de 
ce  métal  en  Russie,  en  Transylvanie  et  en  Hongrie.  L*arcbipel  iadien 
en  donne*  environ  un  tiers  de  oe  que  produit  TA  frique.  On  en  extrait 
beaucoup,  depuis  quelques  années  ,  dans  TAmérique  septentricMiale, 
surtout  dans  la  Caroline  du  Nord.  De  1824  à  1828 ,  cette  province 
n^en  avait  envoyé  à  la  monnaie  que  pour  108,000  dollars  (572,&00  fr.}; 
mais,  de  1828  à  1830 ,  il  en  est  venu ,  tant  de  celte  province  que  de  la 
Caroline  du  Sud  et  de  la  Géorgie ,  pour  2,772,000  dollars  (  14  millions  i 
et  demi  ),  ce  qui  est  à  peine  la  moitié  de  oe  qui  a  dû  être  extrait.  De- 
puis lors ,  raceroiâsement  a  été  énorme.  La  découverte  pins  récente 
des  terrains  aurifères  de  la  Californie  et  de  TAustraKo  menace  de 
cbragsr  tout  à  ûiit  les  proportions  qui  ont  existé  jusqu'à  ce  jour  entre 
les  diflérents  métaux.  . 


iKàffCIPÂTfOH  DS  L^AMilIQUB  tSPAOROUU         '  M 

Cl  l'geeQper  ausù  d*ounir  un  fossage  à  travers  l'istfime. 


Cène  fiit  que  Je  31  juin  1626  qu*il  fut  poesiMe  à  eeerepréeen* 
tante  de  quinze  miUîonB  d'hommes,  parrenusàs'affranchîrdela 
dooflution  espagnole,  de  s'y  trouver  réunis  pour  ratîûer  la  ré* 
aolatioa  où  ils  étaient  de  rester  libres  et  indépendants.  Mais 
n'ajfant  pas  rezpérience  des  affaires,  jaloux  de  leur  liberté  sans 
la  eomiAitre  bien  encore ,  et  sans  savoir  quelle  sobriété  elle  ré- 
daaie,  indodlesà  on  état  social  capable  de  maîtriser  les  pas* 
âoBS  déchaînées,  ils  n'arrivèrent  à  rien  de  bon.  Les  Nord-Amé- 
rieaîns  assistèrent  à  ce  congrès,  mais  ils  n'y  prirent  aucune 
Le  Chili  était  livré  à  des  troubles  intérieurs;  Buenos- Ayres 
;  Tind^iendanee  du  haut  Pérou  ou  de  la  Bolivie  n'était 
pas  encore  reconnue;  le  Paraguay  vivait  isolé;  le  Brésil ,  qui 
s*élaiE  affranchi  à  sa  manière,  n'avait  pas  étéc(mvoqoé.  Le  con- 
grès se  réduisit  donc  aux  députés  du  Mexique,  de  Guatimala,  de 
U  Coloaibie  et  du  Pérou,  ils  jurèrent  une  confédération  perpé* 
taeile,  la  république  populaire,  représentative  et  fédérale,  avec 
«M  coostitntion  dans  le  genre  de  celle  des  États-Unis ,  moins 
la  tolérance  religieuse. 
Sur  ces  entre£ûtes,  les  Péruviens  renvorsèrent  la  constitution 

'   de  Bolivar,  comme  ayant  été  imposée  par  la  violence,  et  de- 
anadèrcnt  un  congrès  national.  Ils  congédièrent  l'armée  co- 

*  kmibieiioe  qui  les  avait  délivrés ,  et  nommèrent  président  le  gé- 
néral Joseph  Lamar. 

Bolivar,  s'il  avait  le  génie  de  la  guerre,  ne  possédait  pas 
eefaii  de  la  législation.  Or,  le  malheur  des  républiques  méridio- 
nales lot  d'avoir  des  guerriers,  et  non  des  organisateun; 
des  napoléon ,  et  pas  un  Washington.  Lorsque  Bolivar  n'eut 
phB  à  déployer  son  activité  dans  la  guerre,  il  céda  à  des  pensées 
ambitienses,  soumit  les  lois  à  ses  volontés,  affecta  les  bonneun 
et  le  pouvoir,  et  s'obstina  à  implanter  partout  sa  constitution. 
Témoin  des  malheurs  de  son  pays,  il  s'écria  :  «  Nous  avons  ao- 
•  quis  l'indépendance ,  mais  au  prix  de  tous  les  autres  biens 
«  politiqiies  et  sociaux  ;  »  et  il  crut  que  la  dictature  était  l'ti- 
nique  remède  contre  l'anarchie.  En  effet ,  il  abolit  la  constitu- 
tion de  la  GoloailMe,  prit  l'autorité  absolue,  tout  en  proclamant 
réplité  devant  la  loi  et  la  liberté  de  la  presse  ;  il  forma  un  ml* 


100         ÉHANCIPATIOl^  J>S  L*AMBBIQUB  ESPAGNOLE. 

nîstère  responsable  et  un  conseil  d'État,  et  se  erut  plus  fort  en 
s'appayant  sur  les  baïonnettes  et  sur  Féchafaud. 

Déjà  Ton  ne  doutait  plus  qu'il  irait  jusqu'à  se  déclarer  roi. 
L'Europe  Taffirmait;  les  journaux  monarchiques  insultaient 
au  Cromwell,  an  Napoléon  américain ,  et  ils  parodiaient  dans 
leurs  colonnes  vénales  ses  abdications  répétées.  Cependant  il  re- 
fusait un  million  de  dollars  que  lui  ofifrit  le  congrès  péruvien, 
voulant  qu'il  fût  employé  à  racheter  mille  nègres  de  l'esclavage. 
Satisfait  du  titrede  père  et  de  libérateur,  il  déclara  qu'il  nsour- 
rait  plutôt  que  de  s'en  rendre  indigne.  Puis,  au  commencement 
de  1830,  il  renonça  à  la  présidence,  et  prit  la  résolution  de 
s'expatrier.  «  J*ai  payé,  dit-il  aux  Colombiens,  ma  detieà  Sa 
«  pairie  et  à  t humanité;  fai  donné  mon  sang,  me$  biens,  tna 
«  santé,  à  la  cause  de  la  Uberlé ,  tant  qu'eUe  a  été  en  périL 
«  Avjourdhui  que  F  Amérique  fCest  plus  déchirée  par  Sa 
«  guerre,  ni  souillée  par  les  armées  étrangères,  Je  me  retire, 
•  qfin  que  ma  présence  ne  soUpas  un  obstacle  à  lafêUcUê  d€ 
«  mies  concitoyens.  Le  bien  de  mon  pays  peut  seul  m'imposer 
«  la  dure  nécessité  dun  exil  éternel,  loin  de  ma  patrie,  » 

Ses  ennemis  prétendirent  que  c'était  encore  une  feinte  de  sa 
part,  pour  se  faire  rendre  le  pouvoir;  mais  heureux  l'homme 
dont  on  ne  peut  calomnier  que  les  intentions!  Les  préjugés  de 
l'histoire  ne  font  consister  l'ambition  qu'à  chercher  l'occasion 
de  monter  sur  un  trône;  mais  les  grandes  Ames  peuvent  8>n 
proposer  une  plus  noble.  Un  sceptre  n'aurait  jamais  autant  il- 
lusM  Bolivar  que  l'épée  qui  lui  servit  à  donner  la  liberté  à  tout 
un  continent.  «  Me  croirait-on  donc  assez  insensé,  disait- il, 
«  pour  aspirer  à  me  déshonorer?  Le  titre  de  libérateur  n'est- il 
«  pas  plus  glorieux  que  celui  de  souverain  ?  »  Bolivar  mourut 
avant  d'avoir  quitté  l'Amérique  (17  décembre  1830). 

La  république  centrale  de  l'Amérique,  l'ancienne  vice-royauté 
de  Guatimala,  qui  est  située  entre  le  86**  et  le  97^  de  longitude 
occidentale,  le  8®  et  le  17^  de  latitude  septentrionale,  a  cent 
soixante  lieues  de  longueur  sur  cent  trente  de  largeur  «  avec 
cinq  cents  lieues  de  cdtes,  treize  ports  sur  l'océan  Pacifique  et 
sur  l'Atlantique,  et  un  grand  nombre  d'Iles.  Après  avoir  aeeoué 
le  joog  espagnol  (6  septembre  1831 } ,  elle  subit  de  nombremes 


.SMAACIPATIOIf  DE  L  AMEfilQUfi  ESPAGNOLE.  101 

réfoliUoos.  Agrégée  d'abord  à  la  confédération  mexicaine,  elle 
s'en  dëcaefaa  à  la  suite  de  Fusurpation  d*Iturbide,  en  prenant 
le  titre  é^ÉiaU-Unis  de  C Amérique  centrale.  En  1824,  le  fédé- 
ralisme ayant  prévalu,  le  pays  se  divisa  en  cinq  États,  savoir  : 
Aotigoa,  San-Salvador,  Comayuaga,  Grenade,  Saint-Joseph; 
pins ,  un  district  franc,  pour  y  réunir  le  congrès ,  qui  est  la 
Nouvelle-Guatiniala.  Le  travail  y  est  libre,  les  esclaves  y  ayant 
été  affranchis  moyennant  le  remboursement  de  leur  valeur  aux 
naflves,  qui  toutefois  refusèrent  de  le  recevoir.  La  guerre  civile 
V  édata  eo  1826.  Les  anciennes  familles,  enricbies  parle  mo- 
■opole  et  comblées  de  faveurs  par  la  cour  espagnole,  se  trou- 
«aat  déchues  après  la  révolution,  voulaient  la  centralisation, 
en»  respoir  qu'elle  leur  rendrait  un  peu  d'influence  ;  elles  trou* 
tèrentde  Tappui  dans  les  moines  et  dans  les  prêtres,  et  se 
concentrèrent  à  Guatimala.  Ceux,  au  contraire,  à  qui  la  révolu- 
ftioo  avait  apporté  Tégalité,  soutinrent  la  confédération,  et  pri- 
rfDt  poureentre  San  •Salvador. 

La  guerre  se  poursuivit  avec  acharnement  jusqu'en  1829;  les 
fédéralistes  s'emparèrent  de  Guatimala,  et  se  mirent  à  tuer,  à 
sacrager,  à  chasser  les  moines.  Morazan ,  proclamé  président , 
maintint  la  tranquillité  pendant  huit  années  ;  mais  lorsque  sa 
magistrature  parvint  à  son  terme,  les  griefe  éclatèrent  ;  on  Tac- 
rusa  d'avoir  dilapidé  les  deniers  publics,  aspiré  à  la  présidence 
à  Tie,  abusé  du  pouvoir;  et  les  centralistes  prirent  le  dessus 
(1837). 

A  ce  moment  éclata  le  choléra  ;  les  remèdes  conseillés,  par  le 
l^ouvemement  forent  traités  de  poisons,  et  l'on  prit  les  armes. 
Raphaël  Carrera,  mulâtre  qui  n'avait  que  vingt  ans,  chef  des 
insurgés,  s'adressa  à  la  superstition  en  parlant  de  la  foi  mena- 
cée. Des  hommes  demi-nus  le  suivirent  en  foule  avec  les 
images  des  saints,  armés  de  lances,  de  haches  et  de  bâtons, 
en  criant  :  Five  la  religion!  mort  aux  étrangers!  et  suivis 
de  femmes  et  d'enfents ,  avec  des  sacs  pour  emporter  le  butin. 
Us  marchèrent  ainsi  sur  Guatimala ,  tandis  que  les  fédéra- 
listes s'avançaient  aussi  contre  cette  ville  pour  rétablir  Morazan. 
Alors  les-  centralistes  se  trouvèrent  serrés  entre  des  ennemis 
farouches  et  des  alliés  peu  sûrs;  ils  s'entendirent  cependant 


lOa         ÉMANCIPATION  DB  L*AMÉBIQUB  B8PAGN0LS. 

avec  ces  derniers.  Mais  à  peine  furent-ils  entrés,  que  Carrera 
ne  put  refréner  cette  tourbe  de  pillards.  Ce  fut  à  grand'peÎDe 
^ue  les  prêtres  et  les  moines  parvinrent  à  Tarréter.  Ils  se  con- 
tentèrent de  60,000  francs,  et  se  retirèrent. 

Morazan,  ayant  alors  réuni  des  troupes,  prit  Guatimala  et 
changea  les  autorités.  Mais  Carrera  survint  tout  à  coup  ;  U  fut 
battu,  mais  ne  céda  point.  Au  commencement  de  1839,  Hon- 
duras et  Costa-Ricca  se  déclarèrent  indépendants  de  la  confé- 
dération; alors  les  centralistes  relevèrent  la  télé.  Carrera,  qui 
fut  rappelé ,  se  vit  appuyé  par  Taristocratie  ;  il  abattit  les  fé- 
déralistes ,  trancha  du  dictateur;  et  il  aurait  pu,  s'il  avait  eu 
le  talent  nécessaire,  réorganiser  le  pays,  adoré  comme  il  Tétaît 
des  nègres,  des  Indiens  et  des  mulâtres,  du  clergé  même  et 
des  aristocrates,  qui  avaient  fait  rétablir  les  lois  intolérantes  et 
les  privilèges.  Mais  Morazan  se  maintint  faiblement  à  San* 
Salvador;  Honduras  obéit  au  mulâtre  Ferrera;  les  autnss  États 
prirent  de  même  des  chefs  différents  et  ennemis  entre  eux.  Car* 
thagène  fut  engloutie  en  1841. 

Honduras  est  fréquenté  par  les  bâtiments  qui  viennent  s*y 
approvisionner  de  bois  d*acajou ,  dont  la  découverte  date  du 
commencement  du  dernier  siècle.  En  1803 ,  TAngleterre  obtint 
de  TEspagne  de  s'établir  sur  le  fleuve  Balise,  dans  la  province  de 
Yucatan,  pour  vingt  années ,  et  d'y  abattre  de  ce  bois.  Mais ,  en 
1828,  elle  refusa  de  se  retirer,  et  se  Gt  faire  par  un  des  rois  de 
ce  pays  un  testament  qui  l'en  rendait  souveraine.  La  république 
centrale  a  réclamé  dernièrement  la  restitution  de  cette  contrée, 
qui  deviendra  très-importante  si  le  projet  de  couper  l'isthme 
doit  jamais  s'exécuter. 

Le  Brésil  s'était  af&anchi  d'une  autre  manière.  Ce  pays,  dé* 
couvert  par  Cabot,  avait  servi  de  refuge  aux  fugitifs  et  aux  aven* 
turiers  portugais.  La  colonie  des  Paulistes  surtout  y  devint  floris- 
sante :  c'était  un  ramas  de  Brésiliens  et  d'étrangers  qui  s'étaient 
établis  dans  le  district  de  Saint-Paul,  contiguaux  possessions 
espagnoles,  gens  entreprenants  et  querelleurs,  à  qui  on  avait 
aussi  donné  le  nom  de  mameluks.  Ils  s'enrichissaient  principa- 
lement par  le  commerce  des  esclaves  et  détestaient  les  mission- 
naires, qui,  en  introduisant  la  religion  chrétienne,  conduisaient 


ÉMAHCIPATlOir  DE  L'aMÉBIQUE  ESPAGNOLB.         IOS 

îadînelenMDt  à  la  destnictioD  de  la  traite.  Ils  se  jetMvnt  donc 
nrlcos  paroisses,  et  pemuidèreDt  aux  sauvages  qu*il  n'existait 
point  de  difiTérenee  entre  leur  religion  à  eux  et  la  croyance  aux 
détins  Ivésilieos;  ils  nommèrent  un  pape,  des  prêtres,  des 
éféqoes,  qui  célébraient  messes  et  offices,  et  qui  confessaient  ; 
de  pins,  ils  traçaient  des  figures  bizarres  et  imitaient  lescontor- 
sons  des  devins  ;  ce  qui  plut  fort  aux  indigènes  et  les  détourna 
de  einistianisnie,  qolls  confondaient  avec  leurs  rites  nationaux. 
La  colonie,  qui  se  composait  d'abord  d'un  petit  nombre  de 
lantltes,  s'était  beaucoup  accrue,  et  comptait  vingt  mille  Ames, 
entre  les  esclaves.  S'étant  déclarée  libre,  elle  porta  le  ravage 
dws  ks  dirétiens  du  Paraguay,  sans  s'inquiéter  des  menaces 
de  Madrid  on  de  Rome.  Mais  enfin  le  pontife  permit  aux  co- 
loasde  £ûre  usage  d*armes  à  feu,  ce  qui  leur  donna  moyen  de 
iéprinier  eenx  de  SaintrPaul. 

Genx-<i,  dès  lors,  employèrent  leur  activité  à  la  recherche  de 
ror,qne  l'on  ifétait  borné  jusque-là  à  recueillir  dans  le  sable  et 
le  iinM»  déposés  par  les  eaux.  Ils  se  servirent  pour  cela  des 
nègres,  et  obligèrent  tout  esclave  d'apporter  chaque  soir  à  son 
maître  nn  hnitième  d'once  d'or.  Ils  découvrirent  la  mine  très- 
dlaragua.  Mais  les  trésors  qu'elle  procurait  ne 

pas  à  Favidité  des  mameluktj  qui  allaient  cherchant 
partout  le  précieux  métal.  En  effet,  quelques-uns  s'étant  en- 
foneés  jusqu'à  cent  lieues  dans  un  pays  très-difficile,  au  milieu 
de  sauvages  belliqueux ,  découvrirent  les  mines  de  Sahara 
(  leso)  ;  d'antres  pénétrèrent  dans  les  montagnes  aurifères,  où 
fls  bâtirent  Villa«Ricca,  qui,  vingt  ans  après  sa  fondation,  pas- 
sai ponr  la  ville  la  plus  opulente  du  monde.  Les  aventuriers  y 

it  en  foule  ;  mais  les  premiers  occupants  prétendirent 
des  lois  et  des  conditions  aux  nouveaux  venus  ;  la  guerre 
s'ensuivit ,  et  les  Paulistes  eur«it  le  dessous.  Peu  après ,  don 
Pedro,  régent  de  Portugal,  voulut  avoir  sa  part  de  ce  riche 
fcntin  ;  et  il  envoya  Antoine  d'Albuquerque  dans  le  district  des 
raines,  en  qualité  de  gouverneur.  Celui-ci  réussit,  à  Taide  de 
troupes  r^ées  et  de  mesures  habiles,  à  soumettre  les  deux  fac- 
tions; 0  fonda  dans  le  pays  une  ville  régulière  qui  lut  appelée 
lUo-Janeiro  (1711),  et  fit  des  règlements  pour  l'exploiution 


104  EMANCIPATION  D£  L*AMBBIQUE  ESPAGNOLS. 

des  mines  et  la  répartition  du  produit  entre  FÉtat  et  les  eolons. 

Les  Paulistes  essayèrent  de  relever  la  tête  (1713) ,  mais  ils 
furent  réprimés;  et  Villa-Ricca  prospéra  à  tel  point,  que  le 
quinzième  de  Tor  qui  revenait  à  la  couronne  dépassait  annuel* 
lement  12  millions.  S*éta|it  mis  à  la  recherche  d'autres  mines , 
les  Paulistes  découyrirent  sur  la  rive  du  Carmen  celles  de  Ma- 
riana ,  de  Goiaba  et  de  Goyaz.  Il  en  résulta  que  liT  couronne 
toucha  pour  sa  part  25  millions  par  an,  sans  compter  tout  ce  que 
la  fraude  en  pouvait  détourner. 

D'autres  bandes  «  à  la  recherche  de  l'or,  découvrireat  Tim- 
roense  pays  dit  McUto-Grosto,  dont  la  richesse  ne  fut  couuue 
que  dans  le  siècle  dernier.  On  y  ramassa  en  un  mois  13«800  li- 
vres d'or,  sans  creuser  la  terre  à  plus  de  quatre  pieds. 

On  avait  déjà  trouvé,  dans  le  district  des  mines,  des  pierres 
,  précieuses  d'une  grande  valeur,  et  surtout  des  chrysobérils  d*une 
grande  beauté;  mais  on  n'y  avait  point  encore  aperçu  de  dia- 
mants, mêlés  qu'ils  étaient  à  un  terrain  ferrugineux,  et  dissémi- 
nés dans  le  cours  des  ruisseaux  et  des  fleuves.  Quelques  explora- 
teurs firent  par  hasard  attention  à  ces  cailloux  brillants,  et  en 
apportèrent  au  gouverneur,  qui  s'en  servait  comme  de  jetons 
pour  jouer  aux  cartes ,  jusqu'au  moment  où  un  joaillier  bol- 
landais  en  fit  connaître  la  valeur.  Le  gouvernement  s'en  réserva 
le  monopole,  et  l'afferma  à  une  compagnie;  en  1772,  il  fit 
exploiter  pour  son  propre  compte,  mais  avec  si  peu  d*ordre  et 
de  soin  qu'il  s'y  endetta.  Cette  exploitation  fut  rendue  de  nou- 
veau à  la  spéculation  privée.  De  1772  jusqu'en  1818,  il  en  avait 
été  extrait  1,298,078  carats;  on  donnait  aux  nègres  des   ré* 
compenses  proportionnées  à  la  grosseur  des  diamants  qu*ils 
avaient  découverts,  depuis  une  prise  de  tabac  jusqu'à  la  liberté. 

On  a  découvert,  en  1844,  une  mine  de  diamants  à  Sincourou, 
à  quatre-vingt-dix  lieues  de  Dahia.  Elle  avait  déjà  donné,  à  la 
fin  de  1845 ,  quatre  cent  mille  carats  de  diamants,  dépassant 
la  valeur  de  dix-huit  millions. 

Le  Brésil  était  donc  extrêmement  florissant,  mais  il  enrichis- 
sait moins  le  commerce  du  Portugal  que  celui  de  l'Angleterraw 
il  comptait,  avant  la  révolution ,  trois  millions  huit  cent  mille 
Ames,  tant  la  population  s'y  était  peu  accrue;  U  avait  vingt- 


BMAKCIPATION  DE  l'AMÉBIQUB  ESPAGNOLE.  105 

eooTciitsd'hommes,  sansaueune  communauté  de  femmes; 
el  ses  produits  s*âevaient  à  cent  millions ,  les  mines  de  dia-> 
y  étant  plutôt  un  luxe  qu'une  utilité.  Les  tribunaux  por- 
y  envoyaient  les  criminels,  et  Tinquisition  les  juifs. 
Les  naturels  y  jouissaient  de  la  liberté  depuis  l'acte  de  1787. 
Déjà  le  ministre  Porobal  avait  conçu  le  projet  de  transférer  le 
sié^  dm  gouvernement  portugais  dans  cette  contrée,  qui  pou* 
vail  devenir  le  royaume  le  plus  riche  du  monde ,  puisqu'elle 
fonniit  Tor,  les  diamants,  l'indigo,  le  coton,  le  tabac ,  la  coche- 
nille, et  toat  ee  que  l'on  peut  demander  au  sol.  Ce  projet  fut 
mis  à  eiécotion  quand  le  roi  don  Juan  (1807) ,  forcé  d'a*^ 
bandonner  l'Europe,  se  réfugia  à  Rio- Janeiro,  qui,  de  ee  mo« 
ment,  acquit  une  grande  prospérité.  Le  monopole  de  la  compa« 
gttiede  Maragnon,  établi  par  Pombal,  y  fut  d'abord  maintenu. 
L*sntrodoction  des  marchandises  de  fabrique  étrangère  y  était 
ei|lée  à  tel  point  qu'on  ne  pouvait  souvent ,  dans  des  ban- 
où  la  vaisselle  d'argent  était  en  profusion,  donner  un  cou- 
teau à  chacun  des  convives,  et  un  seul  verre  faisait  le  tour  de 
la  table.  Le  fer  abonde  dans  le  pays,  et  pourtant  il  fallait  l'n- 
cfaeler  des  Portugais;  il  en  était  de  même  du  sel.  Les  Brési- 
liens dépendaient  de  la  métropole  pour  l'éducaUon ,  pour  la 
justice,  et  la  politique  semait  la  division  entre  les  capitaineries. 
Us  ne  pouvaient  tisser  avec  leur  coton,  si  estimé,  qu'une  toile 
grosnère,  bonne  tout  au  plus  pour  1^  esclaves.  Il  leur  fallut 
même  înre  venir  des  pierres  d'Europe  pour  construire  l'ad* 
mirable  aqueduc  de  Carioca.  Don  Juan  se  décida  à  abolir  le 
svstème  colonial,  en  permettant  aux  vaisseaux  des  puissances 
allices  d'entrer  librement;  et  cet  acte  de  justice  prépara  l'é- 
mancipation. Alors  l'industrie  s'affranchit  :  il  s'établit  une  im- 
primerie, une  gazette,  un  laboratoire  chimique  et  anatomique; 
on  institua  une  banque  d'escompte  et  un  tribunal  suprême. 
Des  terrains  furont  donnés  aux  étrangers;  on  voulut  même 
avoir  one académie,  où  Ion  appela  des  membres  de  Paris.  Mais 
innovations  émanaient  d'un  bon  vouloir  sans  discernement, 
on  n'enseignait  même  pas  à  lire  aux  habitants. 
Gqwndant  le  mouvement  matériel  entraîna  bientôt  les  esprits, 
qui  se  détachèrent  du  r^ent.  Il  vivait  simplement ,  isolé,  avec 


106         ÉMANCIPATION  DE  L*AMBB1QUK  ESPAGNOLE. 

un  petit  nombre  de  personnes,  dépensant  des  trésors  pour  scm- 
tenir  les  nobles  qui  l'avaient  suivi  et  qui  regrettaient  la  terre 
natale,  pleins  de  mépris  pour  cette  contoée  noovellet  qaHls  eon- 
sidéraient  comme  un  exil.  A  la  chute  de  Napoléon,  don  Juan 
ne  songea  pas  à  retourner  en  Europe;  et,  eroyant  qu*il  y  aurait 
proflt  à  ce  que  le  Portugal,  les  Algarves  et  le  Brésil  fiissent 
réunis  sur  le  pied  de  l'égalité,  il  éleva  le  dernier  an  rang  de 
royaume  (16  décembre  1815).  Quand  la  révolution  eonsUtu* 
tionnelle  éclata  en  Portugal,  le  roi  manifesta  Tîntention  d*y  en* 
voyer  son  fils  don  Pedro  ;  mais  les  agitations  Gommenoèrent 
aussi  au  Brésil  (1821  );  en  sévissant  on  ne  fit  qu'irriter  davan- 
tage, et  les  troubles  aboutirent  à  la  revente.  On,  demanda  un 
gouvernement  juste,  libéral,  décidé  h  briser  le  joug  tyrannique 
sous  lequel  le  pays  languissait,  et  Ton  jura  fidélité  au  roi  et  à  la 
constitution  portugaise,  modelée  sur  celle  de  TEspagne.  Le  roi 
fit  environner  l'assemblée,  disperser  ses  membres,  dont  quelques- 
uns  furent  tués;  puis  il  s*embarqua  pour  Lisbonne  avec  les 
seigneurs  portugais  et  ses  richesses,  en  laissant  son  fils  don 
Pedro  investi  du  titre  de  régent. 

Lc!S  cortès  de  Portugal  partagèrent  arbitrairement  le  Brésil, 
et  refusèrent  de  l'admettre  à  participer  à  leurs  franchises.  Déjà 
mécontent  d'avoir  à  subir  de  nouveau  les  lenteurs  des  tri- 
bunaux de  l'Europe ,  le  pays  s'agita  :  la  province  de  Saint- 
Paul  s'insurgea  la  première;  elle  entraîna  bientôt  celle  de 
Minas-Geraës,  qui,  dans  le  cours  d'un  siècle,  avait  donné  à  la 
couronne  558  millions  d'or,  sans  compter  les  pierreries  et  les 
diamants  ;  et  elles  demandèrent  que  don  Pedro  ne  partit  point 
pour  l'Europe,  où  il  était  appelé  parles  cortès.  Ce  prince  resta 
donc,  et  congédia  les  troupes  portugaises.  Il  écrivit  à  son  père 
«  qu'une  constitution  faisait  le  bonheur  d'un  peuple,  mais  plus 
encore  celui  d'un  roi.  »  Il  prit  et  fit  prendre  pour  symbole  un 
triangle  portéau  bras,  avec  cettedevise  :  Indépendance  ou  mori! 
Il  convoqua  une  assemblée  constituante  et  législative ,  où  Tin- 
dépendance  fut  proclamée  (13  décembre  1821).  Couronné  em- 
pereur du  Brésil,  il  laissa  le  Portugal  libre  de  choisir  entre  une 
amitié  profitable  et  une  guerre  à  mort. 

Le  Brésil,  par  Timportance  qu'il  avait  eeqniae,  avait  le  droit 


BMAIICIPATIOII   DE  L'aMÉBIQUB  BSPAONOLK.  107 

^«toastniie  à  la  dépendanee  d'un  petit  royaume  éloigné  v 
surtout  depuis  qa*il  atait  pris  Thabitude  d*un  goovernement 
local  eC  qoll  s'était  imposé,  dans  ce  but,  des  sacrifices  onéreux. 
Mab  il  B*y  avait  guère  à  espérer  d'une  constitution  au  milieu 
d'une  population  si  mélangée ,  tenue  dans  une  ignorance  sys* 
ténatiqne,  familiarisée  par  l'esclavage  avec  les  vices  et  la  vie* 
Irnee  ;  dans  mi  pays  où  il  n'y  avait  pas  de  société,  mais  plutôt 
ttae  fénnîon  dechefii  de  Êunilles  patriarcales.  Comment  se  pro- 
oiettre  la  paix  entre  les  nègres,  les  blancs,  les  métis,  les  esclaves, 
Ifs  individos  lilnres?  entre  des  provinces  d*intéréts  différents,^ 
animées  d'une  haine  si  forte  contre  tout  ce  qui  n'était  pas  bré* 
silieB?  Il  se  forma  donc  aussitôt  trois  partis  :  l'un ,  qui  voulait 
b  réonioo  avec  le  Portugal  ;  l'autre,  la  république  ;  le  troisième^ 
éoo  Fedfo.  Ce  prince,  qui  connaissait  à  peine  sa  capitale,  était 
■I  pnvre  législateur.  En  conséquence,  son  règne,  qui  fut  très- 
agité,  se  puasa  en  essais  et  en  violences.  11  cassa  le  congrès 
[  1 1  déœmiire  1823  )  ;  mais  il  donna  le  statut  promis,  aux  termes 
duqod  le  Brésil  fut  déclaré  libre  et  indépendant  sous  le  sceptre 
et  doo  Pedro  et  de  ses  descendants  ;  la  suprématie  de  la  religion 
iadiolii|ue  fut  consacrée,  mais  on  toléra  individuellement  l'exer* 
ciee  des  autres  cultes.  Il  fut  établi  deuxcliambres,  l'une  tem- 
poraire,  l'autre  à  vie,  quoique  élective.  L'empereur  eut  le  pou- 
niir  exécutif  et  un  rôle  modérateur.  La  liberté  individuelle , 
celle  ém  la  presse  et  de  la  propriété,  furent  assurées.  Don  Pedro 
fonda  des  écoles,  restreignit  les  dépenses,  augmenta  les  forces 
naliûoaiet,  s'appliqua  à  satisfaire  tous  les  besoins  d'un  pays  nou« 
vrau,  et  à  étoufier  les  révoltes  renaissantes.  Le  Portugal,  après 
divers  cfiorts  tentés  pour  tenir  le  Brésil  dans  la  sujétion,  rec^on^ 
But  son  indépendanœ  (13  mai  1835),  et  accepta  son  amitié. 

Mais  la  sagesse  diplomatique ,  trop  habituée  à  se  laisser  sur- 
piundii.  à  rimproviste ,  n'avait  pas  prévu  la  réunion  éventuelle 
des  deux  couronnes.  Quand  donc  mourut  Jean  VI  à  Lisbonne 
C 10  mars  1836  ) ,  don  Pedro  prit  le  titre  de  roi  de  Portugal  ; 
mais  coonme  il  ne  pouvait  conserver  sans  danger  ce  royauno 
conjointeRient  avec  le  Brésil,  il  renonça  au  premier  en'  faveur 
de  sa  iUe  dona  llaria  da  Gloria.  Don  Miguel,  son  frère ,  pré- 
tcudH  alors  que,  devenu  étranger  à  ce  royaume,  il  était  déchu  de 


lOS         ÉMANCIPATION  DE   L*AMÉBIQUE  ESPAGNOM. 

tes  droits  à  y  succéder  au  trône.  Don  Pedro  se  voyait  à  la  veille 
de  perdre  oette  couronne,  quand  il  sentait  celle  du  Brésil  va- 
ciller aussi  sur  sa  tête.  En  effet,  les  indigènes,  pleins  de  haine 
pour  les  Portugais  devenus  Brésiliens ,  formèrent  contre  eux 
un  parti  hostile ,  qui  se  jeta  dans  des  émeutes  redoutables.  Don 
Pedro,  répugnant  à  employer  la  force  pour  rétablir  Tonlre,  ab- 
diqua en  faveur  de  son  (ils  don  Pedro  II ,  et  passa  en  Europe 
(  7  avril  1831  ),  La  régence  qu'il  établit  remédia  aux  maux  les 
plus  pressants ,  et  la  constitution  fut  revisée  avec  une  meilleure 
délinition  des  pouvoirs.  Mais  les  guerres  extérieures,  et  les  dis- 
sensious  intestines  entre  les  impérialistes  et  les  républicains, 
continuèrent  d'agiter  un  Ëtat  à  qui  tout  semble  promettre  un 
heureux  avenir. 

Le  Mexique,  lorsqu'il  se  fut  constitué  en  État  fédéral  (  30 
mars  1829),  ordonna  l'expulsion  de  tous  les  Espagnols;  ib 
étaient  au  nombre  de  quarante  mille ,  et  ils  emportèrent  plus 
de  100  millions  de  piastres  :  cette  mesure  fut  le  pendant  de  Tex- 
pulsion  des  Maures.  L'Espagne  espéra  quelque  temps  recou- 
vrer ce  pays ,  où  elle  envoya  cinq  mille  hommes  sous  les  ordres 
de  Barradas  (  29  juillet) ,  en  les  Élisant  précéder  par  de  larges 
promesses.  Mais  les  dissensions  se  calmèrent  à  l'appro^e  de 
l*ennemi.  Santa- Anna,  gouverneur  de  la  Vera-Cruz,  homme  de 
courage  et  d'une  activité  infatigable,  appela  les  citoyens  aux 
armes,  attaqua  les  troupes  débarquées,  et  les  força  de  se  retirer. 

Mais  aussitôt  la  discorde  se  ralluma  :  Guerreiro ,  élevé  par 
une  révolution  militaire  (décembre) ,  fut  renversé  par  une  autre, 
ï^s  républiques  de  Buenos-Ayres ,  du  Chili,  de  Guatioiala,  se 
déchirèrent  entre  elles  :  les  unitaires  et  les  fédéralistes  se  dés- 
honorèrent tour  à  tour  par  de  sanglantes  victoires.  Les  fédéra- 
listes s'affilièrent  aux  loges  maçonniques  fondées  dans  le  pays 
par  le  ministre  des  États-Unis  ;  et  les  unitaires,  par  oppoâtion, 
allèrent  aux  loges  écossaises  :  de  là  les  deux  dénominations  de 
yorkins  et  d'écossais.  Dtiutres ,  soutenant  que  la  monarchie 
était  le  seul  gouvernement  possible  au  Mexique,  avaient  offert 
à  Fer4inand  VII  d'y  envoyer  un  de  ses  frères  pour  gouverner 
constitutionnellement  ;  il  refusa.  A  l'intérieur,  les  débats ,  au 
lieu  de  rouler  sur  de  grands  principes ,  ne  consistaient  qu>a 


SJUHCIPATIOIC  DS  L'AMilIQUB  BSFAViCOU.  109 

entre  oeoz  qsû  araient  des  emplois  el  eeax  qoi 
«voir.  L'agriculture  étant  négligée,  toute  ambitioa 
k  gDovemement,  en  prenant  le  masque  de  la  li- 
Iwrté  oo  eelui  de  la  religion.  Les  révolutions,  toutes  militaires, 
jsQBt  aussi  promptes  que  fMîles.  Une  poignée  de  soldats  s*in- 
SB^mt,  lancent  une  proclamation  pompeuse ,  où  résonnent  les 
awls  de  cMUêaUonf  de  genre  humain ,  de  Montézuma  ;  le  ca- 
poial  devient  général ,  le  seribe,  conseiller;  on  change  les  ma- 
giUFrfs,  et  tout  est  ûbî  :  puis  on  déclare  que  Tempire  des  lois 
cstiétahli. 

Les  habitants  du  Yucatao ,  plus  civilisés  que  leurs  voisins ,  ef 
Tintés  par  les  bâtiments  étrangers ,  avaient  toujours  répugné 
à  l'unité,  et  s'étaient  proclama  indépendants;  ils  finirent  ce- 
pendant  par  se  rallier  aussi  à  l'Union.  En  1 836,  le  parti  unitaire 
remporta,  grâce  à  Santa- Anna ,  et  les  Etats  libres  et  souverains 
deriorent  des  provinces.  Santa*Anna ,  ayant  eu  le  dessous,  s*in- 
angea  de  nouveau  contre  le  président  Bustamente ,  bombarda 
Uenco,  diassa  son  rival ,  et  domina  en  maître  absolu. 

la  eoDStitution  publiée  au  Mexique  le  13  juin  1843  proclame 
la  souveraineté  nationale  et  le  gouvernement  représentatif.  La 
reljgioa  catholique  est  la  seule  dont  le  culte  soit  public  ;  Tesda- 
nge  est  aboli  ;  il  y  a  une  chambre  de  députés  et  un  sénat ,  plus 
sue  députation  permanente,  choisie  parmi  les  membres  des 
4eux  chambres.  Un  président  quinquennal ,  âgé  de  plus  de 
quarante  ans,  né  au  Mexique,  et  y  résidant  au  moment  de 
relection ,  exerce  le  pouvoir  exécutif;  il  est  élu  à  la  majorité  des 
Toix  per  les  assemblées  départementales. 

Le  Mexique ,  dont  la  surface  est  de  1 ,242,000  milles  carrés,  et 
tot  un  tiers  se  trouve  sous  les  tropiques  et  le  reste  dans  la  zone 
tempérée,  avec  une  incomparable  richesse,  soit  en  métaux,  soit 
a  productions  végétales,  compte  à  peine  sept  millions  d'ha- 
hitaots,  e'est-à-dire  quatre  d'indigènes ,  un  de  blancs ,  deux  de 
lug  mêlé;  plus,  six  milk  nègres.  Les  revenus,  qui  sous  la 
éomînation  espagnole  étaient  de  20  millions  de  piastres  fortes, 
ont  clé  en  184S  de  14  millions  et  demi,  avec  un  déficit  annuel 
de  3;900,000  piastres ,  et  une  dette  nationale  de  84  millions  de 
dfiUan ,  dont  quatre  cinquièmes  sont  dos  à  des  étrangers.  Le» 
■MT.  se  cBirr  ans.  —  t.  m.  iO 


110         iMANCTPATTON  DE  L*AMBRTQU£  ESPAGRÔtB. 

mines  d*argent  rendent  22  millions  de  dollars ,  mais  12  millions  à 
peine  arrivent  jusqu'au  fisc.  Le  eommerce  au  Mexique  va  de  mal 
en  pis;  Tagriculture  y  souffre  d'un  état  de  guerre  continael. 

La  population  est  belle  ;  elle  aime  les  fêtes  religieuses  ou 
profanes,  le  jeu,  le  théâtre,  les  combats  de  coq.  On  y  trouve 
encore  cent  cinquante  couvents ,  qui  possèdent  pour  80  millions 
de  piastres  de  propriétés,  bien  quMIs  aient  beaucoup  perdu  de- 
puis Tindépendance. 

Trois  frégates  à  vapeur,  deux  bricks,  trois  goélettes,  deux  cha- 
loupes canonnières  constituent  les  forces  navales  do  Brésil.  L'ar- 
mée de  terre  y  est  de  deux  cent  quarante  mille  hommes.  Mais 
ils  se  recrutent  dans  les  prisons  et  aux  galères  ;  si  leur  nombre 
est  insufQsant ,  des  officiers  recruteurs  s'en  vont  ramasser  des 
pauvres  et  des  Indiens,  qui,  arrachés  par  force  à  leurs  travaux 
et  à  leurs  familles ,  sont  drœsés  aux  armes  par  la  violence ,  mai 
vêtus  et  mal  payés  :  aussi  les  citoyens  refusent- ils  de  sTenrôler, 
ce  qui  fait  qu'il  ne  se  rencontre  dans  les  officiers  ni  caractère  ni 
instruction.  Avides  d'avancement,  ils  le  demandent  aux  révo- 
lutions, qui  sont  devenues  périodiques  dans  ce  pays. 

La  révolution  du  Texas  est  un  des  faits  les  plus  singuliers  de 
ces  contrées,  et  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  influé  sur  l'Amérique 
méridionale.  Ce  pays  confine  à  l'est  et  au  nord  avec  les  États- 
Unis,  à  l'ouest  avec  le  Mexique;  il  est  sillonné  par  de  grands 
fleuves ,  et  possède  un  littoral  de  360  milles.  Le  gouvernement 
des  États-Unis  avait  renoncé ,  en  1819,  à  ses  prétentions  sur 
ce  territoire ,  alors  presque  dépeuplé.  Il  était  en  conséquence 
demeuré  au  Mexique.  Moïso  Austin,  mineur  do  Missouri,  ayant 
résolu  d'y  établir  une  colonie  de  ses  compatriotes ,  en  obtint 
l'autorisation  du  cabinet  de  Madrid.  Il  eût  été  de  Tintërét  du 
Mexique  de  conserver  un  désert  entre  lui  et  leis  États-Unis  : 
cette  population  inobservée  s'accrut  avec  rapidité,  en  déployant 
une  activité  prodigieuse.  Il  en  résulta  que  les  États-tfoîs  de- 
mandèrent de  Tagrcger  à  leur  confédération ,  sacliunt  combien 
elle  leur  serait  utile  pour  les  rapprocher  des  pays  métallifères , 
ainsi  que  de  la  mer  de  Californie  et  de  Tocéan  Pacifique. 

Lorsque  la  république  mexicaine  abolît  resclavage(t82d),  elle 
porta  atteinte  à  la  propriété  des  colons  du  Texas ,  qui  s*y  étaient 


émaucipation  de  l^ahébique  espagholb.       m 

éubtis  sous  la  condition  expresse  de  conserver  leurs  nègres. 
Cette  mesure  fut  donc  révoquée;  mais  le  Mexique  dut  faire  des 
préparatifs  militaires  (  1830 }  pour  mettre  obstacle  à  J'in- 
floence  des  États-Unis  dans  ce  pays.  Lorsque  Santa-Anna ,  sou- 
kré  contre  Bùstamente  pour  établir  le  gourvernement  central,, 
fot  vaincu  par  Samuel  Houston  dans  la  plaine  de  San-Jacinto 
(  1833  ) ,  cet  événement  consolida  la  république  du  Texas.  La 
ooQvelle  ville  de  Houston  devint  le  siège  du  congrès  et  du  gou* 
vemement  (  1837  );  le  vainqueur  fut  proclamé  président  et  re- 
gaidé  comme  un  sauveur,  puis  bientôt  calomnié  et  dénigré.  Il 
suoeamba  eo  effet,  et  eut  pour  successeur  Mirabeau-Lamar 
(  1838  >,  qui  voulait  Findépendance  absolue.  Après  avoir  long- 
leaips  hésité,  le  pays  se  décida  enfin  à  entrer  dans  la  confédé- 
ration des  États-Unis  (13  avril  1844). 

Le  Texas  a  fait  des  progrès  immenses  :  il  ne  possédait  au 
ccoimencement  du  siècle  que  neuf  mille  habitants;  il  en  avait 
soiiaote-dix  mille  en  1836,  et  trois  cent  cinquante  mille  en 
1844.  Il  exportait  quarante  mille  balles  de  coton  en  1833,  cent 
mille  en  1838,  sans  parler  des  produits  entons  genres,  tels  que 
troupeaux,  chevaux,  fer  et  cliarbon.  Les  habitants  de  ce  ter- 
ritoire, défiant  les  sauvages,  ont  placé  leur  capitale  à  la  limite 
des  terres  cultivées;  et  leur  pays  est  comme  le  point  d'appui  qui 
doit  servir  aux  Anglo-Saxons  de  T  Amérique  septentrionale  pour 
assaillir  la  race  espagnole  de  TAmérique  du  Sud ,  ces  nouveaux 
maîtres  ayant  déclaré  ne  reconnaître  d'autre  limite  que  Tocéan 
Pacifique.  L'Angleterre  s'y  oppose  de  toutes  ses  forces,  pré- 
voyant hien  qu'il  en  résultera  pommelle  la  perte  du  haut  et  du 
btt  Canada. 

Le  nord-ouest  de  l'Amérique,  qui  embrasse  quatre  millions 
de  milles  carrés,  c'est-à-dire  im  tiers  de  plus  que  l'Europe,  est 
liabité  par  cinquante  mille  Indiens  à  peine,  et  par  dix  mille 
blancs,  répartis  dans  les  établissements  de  diverses  nations. 
Cest  là  qu^est  le  territoire  de  l'Orégon,  dont  la  longueur  est 
de  six  cent  cinquante  milles  sur  cinq  cents  de  largeur,  c'est- 
à-dire  trois  fois  la  surface  des  îles  Britanniques.  Fertile  en  tout 
ce  que  TAmérique  demande  à  l'Europe ,  arrosé,  sur  une  lon- 
gueur de  deux  cents  milles,  par  un  fleuve  que  les  grands  vais- 


113  EMANCIPATION   DE   L^AMÉBIQUE  ESPAGNOLE. 

seaux  remontenl  jusqu'à  quinze  milles  de  l'embouchure,  ayant 
cent  cinquante  milles  de  côtes  bien  pourvues  df  les,  de  baies  et 
de  ports ,  en  contact  avec  la  mer  Pacifique,  situé  vis-à-vis  du 
Japon  et  de  la  Chine,  avec  les  tles  Sandwich  pour^  point  de  re- 
lâche, rOrégon  donnerait  aux  États-Unis  la  clef  du  riche  com- 
merce de  l'Asie  occidentale,  et  ferait  en  outre  prévaloir,  dans 
l'intérieur  de  ITJnion,  le  parti  démocratique,  qui  pourrait  y  ré- 
pandre la  population  industrieuse  et  marchande  des  provinces 
de  l'ouest,  et  rétablir  ainsi  l'équilibre  avec  les  planteurs  aris- 
tocratiques du  sud,  renforcés  par  l'annexion  du  Texas.  Par  l'ac- 
quisition du  seul  grand  fleuve  du  versant  occidental,  les  États- 
Unis  embrasseraient  l'Amérique  septentrionale  tout  entière,  et 
domineraient  les  deux  mers  et  l'isthme  qui  les  sépare.  L'An- 
gleterre s'y  oppose  avec  opiniâtreté.  Si  jamais  la  guerre  venait 
à  éclater,  l'Union  serait  forcée  d'émanciper  les  esclaves  pour 
s'assurer  la  tranquillité  intérieure.  Ainsi,  la  civilisation  y  trou- 
verait toujours  son  compte.  Enfin,  ces  deux  puissances  ont  con- 
clu un  arrangement,  qui  leur  fixe  pour  limites  le  49^  paral- 
lèle nord,  point  où  la  navigation  de  TOrégon  est  abandonnée  à 
la  compagnie  de  la  baie  d'Hudson.  Mais  de  nouveaux  motifs 
de  guerre  ne  tardèrent  pas  à  éclater  entre  les  États-Unis  et  le 
Mexique ,  qui  fut  envahi ,  et  vit  sa  capitale  Mexico  occupée  en 
septembre  1847.  Les  États-Unis  glagnèrent  à  cette  invasion  le 
Nouveau-Mexique,  vaste  territoire  presque  dépeuplé ,  mais  qui, 
avec  la  vieille  et  la  nouvelle  Californie',  leur  donne  snr  la  mer 
Pacifique  le  port  de  Monterey  et  la  baie  de  San-Fransisco ,  la 
meilleure  delà  côteoccidentale.  Cette  guerre,  qui  coûta  aux  États- 
Unis  254  millions,  parut  à  ces  marchands  une  excellente  affaire  ; 
et,  loin  d'imposer  les  frais  de  la  guerre  au  Mexique,  ils  lui  don- 
nèrent des  compensations.  Les  richesses  aurifères  découvertes 
depuis  dans  la  Californie  ajoutèrent  encore  à  la  valeur  de 
cette  possession.  Qui  pourrait  assurer  que  le  Mexique  lui-même 
ne  sera  pas  absorbé  dans  l'Union  américaine,  laquelle,  en 
moins  d'un  siècle,  aura  quintuplé  sa  population ,  triplé  le  terri- 

'  La  nouvelle  Californie,  aussi  étendue  que  le  plus  grand  royaume 
d  Europe,  a  été  annexée  aux  États-Unis  en  1850. 


IMARCIPATIOII  DS  L'AMIÎBIQnB  X^AGNOLB.         ItS 

fi»e,dé6Dplé8a  puissance  productive,  et  cela  (sauf  la  dernière 
gKneda  Mexique)  sans  année  ni  conquête. 

Od  envahissement  des  républiques  est  à  coup  sûr  d'une  im- 
portnee  incalculable ,  non^senlement  pour  cette  moitié  du 
aioade,  anis  pour  rhumanité  tout  entière.  La  différence  entre 
les  Américains  du  nord  et  ceux  du  midi  natt  de  leur  origine. 
Les  premios  fondèrent  des  colonies,  dont  le  chef  était  un  loi. 
A  (M  d'elless'en  établissaient  d'antres  d'après  le  même  principe^ 
et  la  Bible  était  à  peu  près  toat  ce  qu'elles  avaient  de  commun  ; 
coeore  chacune  d'elles  Finterprétait-elleà  sa  manière.  Les  chefe 
des  colonies  du  nord  étaient  donc  souverains  et  pontifes ,  ce 
qui  amena  la  liberté  et  la  confédération.  Et  ^tandis  qu'elles  pui- 
saient leur  force  dans  la  cohésion  du  même  principe,  il  n'eût 
pas  été  possible  de  fondre  en  un  seul  corps  tant  de  variétés.  De 
fastes  solitudes  et  une  nature  puissante  invitent  les  Américains 
du  sud  à  réaliser  de  grandes  pensées ,  et  tout  y  prend  des  pro- 
portions gigantesques;  mais  le.principede  l'autorité  s'y  étant  na- 
toralisé,  tontes  les  républiques  y  aboutissent  à  la  dictature. 

La  Colombie  forme ,  avec  le  Pérou  et  la  Bolivie,  un  terri- 
toire plus  grand  que  l'Europe  ;  la  population  y  est  clair-semée, 
et  séparée  par  d'énormes  distances,  par  des  fleuves  et  des  mon- 
tagnes gigantesques.  Comment  y  établir  jamais  cette  centrali- 
sation administrative  dont  l'Europe  est  éprise?  Tout  plan  général 
est  extrêmement  difBcile  sur  un  territoire  aussi  vaste  :  les  ha- 
bitudes serviles  invétérées  et  les  différences  radicales  de  pays  à 
pa^s'y  opposent  :  chaque  province  prétend,  non  pas  seulement 
à  l'égalité,  mais  à  la  souveraineté  sur  les  autres  ;  la  diversité  de 
couleur  forme  des  castes  distinctes  s  qui  deviennent  un  obstacle 
pour  le  gouvernement  républicain.  Ajoutez  que  les  habitants 
sont  affranchis  d'hier  d*UD  pouvoir  qui  ne  les  avait  habitués  à 
aucune  espèce  de  représentation ,  qui  les  avait  tenus  dans  cette 
servitude  patriarcale  la  plus  propre  à  énerver  les  esprits  ;  que 
la  £ùblesse  de  l'administration  et  la  nécessité  de  la  contrebande 


'  Oa appelle  iolàmes  de  race  (  itifames  de  dereeho)  ceux  qui  sont 
■é«  de  Uanci  U  de  nègres ,  de  blancs  et  d'Indiens ,  d'Indiens  et  de 

10« 


114       ÉMknClVkTlOff  DB  l'ambbiqub  bspagholb. 

les  avaient  aeeoutumés  à  violer  les  lois,  et  à  se  confier  dans  la 
force  de  leurs  bras. 

La  classe  moyenne  qui  succéda  à  raristocratie  espagnole  était 
donc  sans  éducation  et  sans  capacité;  de  là  la  fragilité  des  gou- 
vernements, l'influence  des  intrigants.  Les  chefe  ne  s'inquiètent 
que  de  conserver  leur  dictature.  Le  prétexte  que  la  constitution 
est  violée  fait  renaître  à  chaque  instant  les  guerres  civiles.  Les 
immenses  espaces  qui  séparent  les  villes  y  mettent  olistacle  à  toute 
cohésion,  et  y  rendent  toute  révolution  facile.  Les  centralistes  en 
général ,  soit  qu'on  les  appelle  aristocrates  ou  serviles,  veulent 
conserver  tout  ce  qu'il  y  avait  de  bon  dans  le  système  colonial,  et 
particulièrement  les  privilèges  de  l'Église.  Les  libéraux ,  soit  fé- 
déralistes, soit  démocrates,  précipitent  toute  innovation,  veulent 
extirper  la  superstition,  c'est-à-dire  l'antique  croyance,  et  chan- 
ger d'un  seul  coup  les  idées  et  les  habitudes.  Tel  est  le  fond  de 
toutes  les  dissensions,  soit  intérieures,  soit  d'État  à  Étal;  c'est  là 
ce  qui  rend  la  condition  de  l'Amérique  méridionale  extrêmement 
malheureuse,  et  ce  qui  convertit  en  brigands  les  héros  de  l'indé- 
pendance >.  Sousle  rapport  économique,  les  pays  en  progrès,  tels 
que  le  Brésil,  le  Paraguay,  le  Bande  orientale,  le  Chili ,  Véué- 
zuéla,  proclament  la  liberté  pour  tous,  favorisent  la  colonisation, 
les  relations  avec  l'Europe,  l'extension  du  commerce  et  de  Tin- 
dustrie.  Les  pays  rétrogrades  conservent  les  vieilles  idées  colo- 
niales de  privilèges  et  d^exclusion,  redoutent  les  influences  eu- 
ropéennes, et  voudraient  retourna  au  monopole  et  à  Tisolem^t. 
En  outre,  ceux  de  l'intérieur  font  tous  leurs  efforts  pour  joindre 
leurs  fleuves  avec  l'Océan ,  ceux  du  littoral  les  en  repoussent  : 
d'où  la  lutte  entre  Buenos- Ayres,  le  Paraguay  et  le  Brésil.  Cette 
libre  navigation  des  fleuves ,  qui  fut  garantie  en  Europe  par  le 

'  Plnsieors  Italiens  prirent  part  aux  mouvements  de  rAmérique  mé- 
ridionale. Manuel  Belgrano,  homme  de  lettres ,  qui  prêcha  Findépen- 
dance  dans  les  journaux ,  puis  combattit  pour  elle,  était  d*origine  ita- 
lienne; il  acquit  une  grande  popularité  en  cherchant  à  répandre 
rinstruction  dans  les  classes  inférieures  (  1820).  Dans  le  Venezuela,  le 
colonel  Angnstin  Codazzi ,  de  Lngo ,  exécuta  plusieurs  travaux  géo- 
graphiques ,  et  il  s'occupe  encore  anjourdliui  de  coloniser  la  haute 
région  de  la  Cordillère  maritime,  qui  appartient  à  cette  république. 


ÎMAliaPATION   DS  l'aMBBIQVE  ESPAGNOLE.  115 

eoogrés  de  Vienne ,  n'existe  pas  pour  les  fleuves  américains. 
LTorope  Tondrait  aussi  porter  son  commerce  et  sa  civilisation 
dans  ie  centre  de  TAmérique ,  en  remontant  FAmazone  et  la 
Pbt3,  qui  se  joignent  par  d'admirables  communications. 

Les  puissances  européennes  ne  cessent  d'inquiéter  ces  États 
du  sud,  tantôt  en  faisant  revivre  d'anciennes  prétentions,  tantôt 
en  ioToquant  des  griefs  nouveaux.  La  France,  qui  avait  reconnu 
Ofs  Rfiobliques  après  1830 ,  se  mit  en  hostilité  avec  Buenos- 
Ayns,  et  y  fomenta  la  guerre  civile  entre  Rosas  et  le  président 
Riradivia.  Le  premier  chercha  sa  force  dans  la  population  des 
campagnes,  en  s'attachant  les  tribus  sauvages  pour  les  opposer 
tti  unitaires;  il  poussa  ses  excursions  contre  les  sauvages  de 
la  Patagonie.  Le  suffrage  populaire  lui  valut  ta  dictature  (1835  )  ; 
pais  lorsque  ses  fonctions  expirèrent  en  1840,  il  fut  réélu, 
malgré  Tinimitié  des  Fran<^ais,  qui  bloquaient  alors  Buenos- 
Ayns.  IjC  vice-amiral  de  Mackau ,  qui  conclut  un  traité  avec 
Rosas,  dut  se  convaincre  que  les  imputations  dirigées  contre 
lui  par  les  exilés  étaient  exagérées  '.  Les  républiques  du  sud  eu* 

'  Boa  Juan-Maoael  de  Rosas,  qui  vient  de  succomber  (mai  1S52)  danx 
u  kmgpie  lutte  contre  Montevideo,  et  dont  le  nom  a  tant  retenti  en 
rofope  depuis  vingt  ans,  nous  semble  ju^  ici  avec  une  indulgence 
t'i>p  laconiqae  ;  il  mériterait  à  la  fois  plus  de  blâme  et  plus  d*atlen- 
t''0.  Rosas»  né  parmi  ces  propriétaires  de  troupeaux  connus  sous  le 
■•im  de  gauchos ,  arriva  au  pouvoir  par  leur  influence  et  par  celle  du 
t>r^  :  son  triomphe  fut  celui  du  parti  fédéraliste.  Le  parti  unitaire,  com- 
f«e  sartODt  de  négociants  et  d'habitants  notables  des  villes,  avait  k 
u  lèle  le  0éoéral  Lavalle ,  qui  s*était  signalé  dans  la  guerre  contre  le 
BréâL  La  lutte  entre  ces  deux  rivaux  tourna  à  Tavantage  de  Rosas,  qui 
'at  BMMné  ^ouvemeor  général  de  Buena^Ayres  en  décembre  1829; 
>s  ptrliaos  ayant  envahi  le  congrès,  décidèrent  son  élection  par  la 
^ibience.  Le  yravemement  de  Rosas  fut  marqué  par  toutes  aortes  de 
vjiyiaoci,  par  des  atteintes  à  la  sécurité  du  conroicrce,  à  la  liberté 
ci  a  la  vie  de  ses  adversaires.  Des  avanies  de  toute  espèce ,  des  cruanté^ 
eienécs  tar  plusieurs  Français ,  l'obligation  tyrannique  qu^tl  voulut 
imposer  mx  étrangers  (  les  Anglais  exceptés  )  de  servir,  après  trois  ans 
^  f^onr,  dans  sa  milice,  décidèrent  la  France  à  envoyer  une  escadre 
qoi  bloqua  les  ports  de  la  république  Argentine  (  1S3S  ).  Le  parti  en- 
B^l,  commandé  par  Lavalle  et  Rtveira,  «'étant  concentré  ^  Montevideo, 


ft6  4^ANCrPATI0N  DE  lVmÉBIQUB  ESPAGNOLS. 

reut  aussi  de  loDgs  démêlés  avec  ia  cour  de  Rome,  et  les  sièges 
épisoopaux  y  restèrent  longtemps  vacants. 

Le  général  Castilla,  devenu  président  du  Pérou,  s*y  montre 
administrateur  habile  et  sage,  et  s'efforce  de  conserver  ce  qui 
est  le  suprême  bien  dans  ces  républiques  épuisées  par  la  guerre 
et  Tanarchie,  la  paix.  Lorsqu'une  fois  les  Ktats  du  sud  seront 
parvenus  à  s'organiser,  les  mines  seront  exploitées ,  le  sol  cul- 
tivé, et  l'on  y  introduira  de  nouveaux  produits,  comme  on  Ta  déjà 
fait  au  Brésil.  Avec  des  chemins  de  fer  et  des  bateaux  à  vapeur, 
on  parcourra  des  lignes  de  mille  lieues  ;  des  forces  navales  se- 
raient indispensables  dans  ces  contrées,  où  des  fleuves  immenses 
et  des  forêts  sans  bornes  mettent  obstacle  aux  expéditions  des 
armées.  Enfin  les  missionnaires  y  reprendront  leur  œuvre  civi- 
lisatrice. 

Les  Américains  du  nord  étendent  chaque  jour  leur  domina- 
tion sur  quelque  nouveau  territoire.  Les  peuplades  mêmes  qui 
demeurent  indomptées  ne  croupissent  plus  dans  une  barbarie 
absolue  ;  elles  acquièrent  des  habitudes  sociales ,  et  commen- 
cent à  se  livrer  à  des  métiers  et  à  l'agriculture.  L'ouverture  de 
risthme  de  Panama  sera  aussi  d'une  extrême  importance  ;  de- 
puis que  Humboldt  l'a  jugée  possible,  elle  est  étudiée  de  tous 
côtés,  et  l'exécution  n'en  paraît  pas  fort  éloignée  désormais  ' . 
Quand  le  trajet  se  trouvera  ainsi  abrégé  pour  six  cent  mille 
tonneaux  de  marchandises  qui  aujourd'hui  doivent  doubler  le 

continua  jusqu^aa  moment  tibtuel  sa  lotte  contre  Rosas.  Lavalle  périt 
dans  un  engagement  en  1841  ;  enfin  Oribe,  lieutenant  de  Rosas,  ayant 
été  conoplétement  battu  par  Riveira,  Roms  a  pria  la  ftiite  sans  attendre  le 
vainqueur,  qui  s^avançait  sur  Buenos^Ayrea;  il  s^est  dirigé  vers  TEurope. 
Tel  a  été  le  brusque  dénoûment  de  cette  lutte,  et  la  fin  inattendue  du 
pouvoir  de  Rosas,  au  moment  oii  il  paraissait  le  plus  solidement  assis. 
Cette  domination  farooclie  a  maintenu  pendant  vingt  ans  sous  son  joug 
ces  contrées,  que  Tanarchie  dévore;  Paveoir  nous  fera  voir  si  l'ordre  y 
est  possible  à  d'autres  conditions,  et  si  la  tyrannie  de  Rosas  était  la 
seule  forme  de  gouvernement  capable  de  s*y  soutenir.    (  An.  R.  ) 

'  En  attendant  que  le  canal  projeté  depuis  longtemps  ouvre  passage 
aux  navires  mêmes,  une  compagnie  poursuit  à  Panama  rétabUsscment 
d'un  chemin  de  fer.    (An.  R.  ) 


LITTBBÀTUES.  — -  L*BCOLB  BOMÀIfTlQUE.  117 

op  Boni,  l'Europe  entière  devra  s'en  reuentir,  mais  plus  en- 
eon  lei innombrables  tles  de  la  Polynésie,  de  la  Malaisie ,  et 
les  opulentes  contrées  sitoées  sur  le  versant  oriental  du  grand 
coBtîBeDt  de  l'Asie. 


UTTÉRATCRE.  —  L'ÉCULE  ROMANTIQUE. 


La  littérature  du  dernier  siècle,  si  peu  originale  qu'elle  ittt, 
aftttemfminté  une  physionomie  et  une  apparence  d'unité  à 
riotcDtion  commune  de  démolir.  Elle  atteignit  son  but;  mais , 
mune  toujours,  les  vainqueurs  se  divisèrent,  et  s'escrimèrent 
àrsvcBture ,  avec  cette  diversité  de  plans  et  de  moyens  qui  est 
kevactère  et  le  défaut  des  modernes.  Q^nd  éclata  laAévolu- 
tnn,  ce  ne  fut  pas  seulement  en  France  que  les  esprits  en  furent 
âmléB;  l'enthousiasme  et  la  haine,  le  spectacle  ou  l'attente 
de  grandes  commotions  ôtèrent  la  réflexion  aux  écrivains, 
et  le  calme  aux  lecteurs.  La  main  eut  alors  à  combattre,  an 
Un  d'écrire;  et  la  littérature  ne  fut  plus  guère  que  le  talent 
*ppliqiié  aux  affaires.  Les  tribuoes  d'Angleterre  et  de  France 
'^i^tttiicnt  d'une  éloquence  sans  exemple,  parce  que  Jamais  ne 
s'éuieat  agités  de  plus  grands  intérêts.  La  poésie  se  retrouva 
^  les  mouvements  populaires  et  guerriers,  dans  telle  chan* 
no  qoi  renouvela  les  prodiges  de  la  lyre  de  Tyrtée,  sans  mériter 
P<M>rtant  d'être  appelée  belle.  Dès  qu'un  peu  de  calme  fut  réta- 
^  dans  les  esprits ,  Joseph  Chénier  devint  le  poète  à  la  mode; 
■Dais  rentbousiasmede  ses  comportions  lyriques  n'est  que  ce- 
lai de  son  temps.  Ses  tragédies,  applaudies  alors  à  cause  des 
ailonoDs  qu'eues  renferment,  sont  infidèles  à  l'histoire  et 
^vœ  froide  régularité.  Dans  ses  dernières  années,  la  décep« 
lion  loi  inspira  des  plaintes  énergiques  et  le  frémissement  d'un 
^(oqneat  courroux. 

Une  fois  que  la  république  eut  disparu,  que  toutes.lesvolontéa 
^ORnt  été  absorbées  dans  une  seule ,  que  l'admôration  fut  ré- 
servée à  un  seul,  les  journaux  à  ses  gages  louèrent  ou  blfl- 


118  LITTBBATORB. 

mèrentà  son  gré.  Leur  critique,  celle  de  Geoffroy  par  exemple, 
manquait  de  courtoisie  comme  d'élévation;  elle  ne  fit  que  con- 
tinoer  celle  du  siècle  précédent,  alors  qu'on  n'admirait  que  le 
poli,  que  Shakspeare  n'était  connu  qu'à  travers  Voltaire  et 
Ducis,  que  là  Harpe  ne  voyait  rien  de  grand  en  deliors  des 
dix-septième  et  dix-huitième  siècles,  et  faisait  consister  la  gloire 
de  Racine  à  avoir  ajouté  de  nouvelles  grâces  au  génie  de  So- 
phocle et  d'Euripide. 

Alors  fleurissait  l'heureux  Delille  (  1738-1813),  qui  sut  réussir 
sans  causer  d'ombrage,  et  plaire  en  raison  même  de  ses  défauts. 
Il  passa  sa  vie  à  chercher  des  sujets,  il  mit  toute  son  étude  à 
peindre ,  sans  réussir  à  fiiire  un  tableau.  Il  ne  faut  lui  de* 
mander  ni  des  idées,  ni  l'enthousiasme  de  la  nature,  ni  l'in- 
telligence de  l'histoire,  ni  de  grandes  connaissances  :  toujours 
à  la  piste  de  pensées  dans  les  livres  d'autrui,  dans  les  ouvrages  en 
prose  surtout,  il  les  répète  en  vers  harmonieux.  La  préfoce  des 
Géorgiquet,  son  meilleur  morceau,  est  traduite  de  Dryden.  Il 
apprit  dans  ce  travail  les  secrets  du  style  descriptif,  et  son  dief- 
d'œuvre  en  ce  genre  fut  le  poème  des  Jardins,  Alors  que  la 
prose  avait  pris  de  l'ampleur  avec  Rousseau  et  Buffon,  il  fallait 
aussi  élever  de  ton  la  langue  poétique;  mais,  ennemi  de  toute 
hardiesse,  il  ne  posséda  qu'un  vague  instinct  de  mélodie  et  d'é- 
légance. Il  n'appartenait  point  au  parti  philosophique.  Il  s'amu- 
sait à  peindre  des  bagatelles,  à  parler  science,  à  versifier  toutes 
choses,  jeux,  paysages,  expériences.  On  le  portait  aux  nues: 
duchesses  anglaises,  princesses  polonaises  lui  écrivaient  à  Tenvi. 
Son  apparitioa  à  l'Académie  était  une  solennité;  il  y  lisait  ses 
vers  au  milieu  des  applaudissements  et  des  larmes ,  et  il  s'en 
retournait  dans  les  bras  de  ses  admirateurs.  Enfin  ses  œuvres  se 
tiraient  à  cinquante  mille  exemplaires. 

Fontanes  (  1751-1831  ),  flottant  entre  la  volupté  et  la  dévotion, 
encensa  beaucoup  Napoléon  ;  mais  il  eut  aussi  le  courage  de  glisser 
à  travenoelenoens  plus  d'un  conftit  et  plus  d'un  blâme.  Joubert, 
son  ami,  ne  conduisit  rien  à  fin  ;  mais  il  a  laissé  de  beaux  frag- 
ments et  des  Pensées  >.  La  protection  officielle  accordée  aux  arts 

'  11  disaH  de  Voltaire  :  «  Comme  le  singe ,  il  a  les  mouvements  char- 


L^ÉCOLB  mOJCAHTIQUE.  119 

jraiicelklieiBrésiiltat^ela  pluptrl  n'éflrivdîentqiiepoiit  obte- 
nir, pour  méritef  des  prix  et  des  pensions.  Quant  à  la  littérature 
iodépoidante  et  altièr e,  qui  se  souvenait  du  grand  rAle  qu'elle 
arait  joaé  dans  lesiède  dernier,  il  faut  la  chercher  hors  de  France. 
£a  AOemagne,  une  science  qui  s'appliquait  à  élaborer  tous  les 
oatériaia  du  passé,  poussait  rintelÛgence  au  doute.  Beaucoup 
d  écrivains  aYaient  combattu  l'influence  française  dans  le  siècle 
jpmédent,  surtout  Bodmer,  moins  célèbre  par  ses  œuvres  que 
jnrdes  disciples  tels  que  Haller  l'illustre  naturaliste,  le  poète 
Wieiand,  et  le  plus  grand  de  tous,  Frédéric  KIopstock  (  1724* 
ifi03).  La  Messiade  de  KIopstock  n'est  pas  une  oeuvre  d'école  i 
s  inspirant  de  la  Bible,  il  traça  la  vie  de  l'Homme-Dleu;  et 
«oiffle  la  qui^de  de  la  Divinité ,  exempte  de  passionSf  devait  y 
i^^paadrede  la  monotonie ,  il  y  échappe  en  variant  les  caractères 
àa  apôtres  et  des  esprits  célestes,  et  surtout  par  le  lyrisme  qui 
^ate  par  intervalle  dans  ce  poëme.  Kk>pstock,  qui  poursuivit 
soDicuTTe  au  sein  de  la  misère,  s'écrie  en  arrivant  au  terme  : 
«  Je  Fai  espéré  de  toi ,  céleste  Médiateur,  et  voilà  que  j'ai  ter- 

*  mioé  le  cantique  de  la  nouvelle  alliance;  la  tâche  redoutable 
'  est  finie,  et  tu  me  pardonneras  mes  pas  incertains.  Allons  !  je 

*  sens  mon  cœur  inondé  de  Joie,  je  verse  des  pleurs  de  ten- 
■  dresse.  Je  nié  demande  point  de  récompense  :  n'ai-je  pas  goûté 
'  les  joieB  des  anges  en  célébrant  le  Seigneur?  Je  me  suis  senti 
«  fnm  jusqu'au  plus  profond  de  mon  cœur,  je  me  suis  senti  re- 
<  mué  jusqu'au  plus  intime  de  mon  être.  I^'ai-je  pas  vu  couler 

*  les  lames  des  croyants.'  Et  dans  un  autre  m<mde  ne  serai-je 

*  pBs  seoueilli  peut-être  avec  ces  larmes  célestes?  * 

Quand  la  mort  vint  le  frapper,  il  murmurait  un  passage  de 
a  Hutiaés;  on  en  chanta  les  vers  aidour  de  son  cercueil.  Qui 
pourrait  désirer  un  hommage  plua  solennel  ? 

Btsnis  et  les  traits  hideux  ;  il  connut  la  clarté ,  et  se  joua  dans  la  lu- 
"Â^t  mais  pour  îéparplltef  et  en  briser  tons  les  rayons ,  comme  un 
°>^dttBt;  »  <le  le  Sage  :  «  Ses  romans  ont  l'air  d'étrQ  écrits  dans  un 
'^pir  on  joueur  de  dominos,  en  sortait  de  la  comédie  ;  »  de  la 
H*n^  :  «  La  fiMilité  ef  l'abondanee  avec  lesquelles  il  parie  le  langage 
^  Is  critique  h»  donaeift  Tair  habile,  mais  il  rest  peu  ;  »  de  Barthélémy  : 

*  ^^•Am'M  donné  Vidée  d*un  beau  livre ,  el  ne  Test  pas.  « 


110  LITTBBATOU. 

De  DiAIflBâoMS  86  léuuirant  pour  défendre  les  doctrines,  ré- 
Teiller  les  sentiments;,  les  trwIitioDS;  les  doetes  se  rappro- 
chèrent des  ignorants;  il  se  forma  des  sociétés  et  des  eerâies 
studieux.  La  littérature  allemande  en  reprit  quelque  vigueur; 
et  si  d*aboid  elle  avait  imité  la  littérature  française  et  ses  formes 
classiques,  elle  marcha  alors  dans  sa  liherté,  où  tourna  ses  re- 
gards du  côté  des  Anglais. 

Ce  fut  aux  sources  nationales  que  s'inspira  Auguste  Bûrger, 
poète  populaire  qui  traîna  une  vie  malheureuse;  il  fit  revivre 
dans  ses  ballades  les  traditions  vulgaires  :  âimilier  et  souvent 
trivial,  il  fl^élève  parfois  jusqu'au  sublime.  Le  tendre  Hdlty  est 
plein  du  pressentiment  d*une  fin  prochaine. 

Le  théâtre,  depuis  Lohenstein,  était  livré  au  genre  bour* 
souflé  et  déclamatoire  :  les  acteurs,  habillés  de  papier  doré, 
s'avançaient  bouffis  et  superbes,  flanqués  d'une  énorme  épée, 
buriantet  trépignant.  Ils  traduisaient  et  représentaient,  de  pré- 
férence aux  productions  du  pays,  les  pièces  de  Comeilie,  de  Mo- 
lière, et  les  farces  italiennes.  Mais  lorsqu*en  1708  Stranizki  eut 
fiiit  jouer  à  Vienne  une  comédie  allemande,  le  succès  alla  jus- 
qu'aux nues,  et  Hanswurst  fut  oublié. 

Lessing,  qui  publia  des  critiques  incomparables  sur  l'art  dra- 
matique, en  donna  aussi  des  exemples  :  Mina  de  Bamheim, 
remplie  de  vivacité  comique  ;  Sara  Sempton,  drame  larmoyant, 
moins  les  déclamations  à  la  Diderot;  et  Émltie  Calotti,  où  il 
transporte  la  tragique  histoire  de  la  Virginie  romaine  dans  l'm- 
térieur  du  foyer  domestique.  Engel,  son  élève,  donna  de  bons 
préceptes  sur  la  mimique.  Les  comédies  d'Iflandetde  Rotsebue 
tombent  de  ftiiblesm,  et  visent  plutôt  à  Teffet  qu'à  la  peinture 
réelle  de  la  société;  la  morale  y  est  bavarde  et  sententieuse ; 
vices  et  vertus  y  sont  en  dehors  de  la  réalité. 

Mais  le  roi  de  la  scène  allemande  fut  Frédéric  Schiller  (1759- 
1805  ).  La  lecture  de  Rlopstock  Pavait  nourri  de  sentiments  re- 
ligieuxetprofonds;pourtantilcéda  aux  engouements  del'époque 
dans  ses  premières  compositions.  Dans  ses  Brigands ,  il  op- 
pose à  la  société ,  où  les  fripons  réussissent  à  passer  pour  ver- 
tueux, la  peinture  trop  flattée  d'une  trou^fe  de  voleurs,  coupa- 
bles sans  être  vils.  L'effet  produit  par  cette  pièce  fut  tel,  qu'une 


L'SCOU  BOMÀHTIQCB.  121 

Mi  de jèiiMs  gms  abandonnèrent  le  monde  poorse  jeter  dans 

kl  bon.  Dans  f^mour  et  ^Intrigue,  Schiller  offire  le  triomphe 
de  régoôMne  habile  sur  les  passions  généreuses  de  la  jeunesse, 
fâ  ne  savent  pas  plier  aux  exigences  d*un  monde  injuste.  Le 
Don  Carlos  et  la  Car^ratian  de  Fiesque  sont  remplis  de  ce 
ripaMîianîsBie  qui  alors  faisait  son  chemin,  et  du  pressenti- 
aent  de  lagoes  améliorations ,  prêté  à  des  personnages  d*un 
anAie  temps,  œ  qui  les  dépouille  de  toute  vérité.  Le  titre  de 
ciÉojn  français,  que  lui  décerna  la  Convention,  en  fut  la  ré- 
«Mopaue.  Mais  quand  la  lettre  lui  arriva ,  les  six  membres 
9B  Pavaient  signée  avaient  péri  sur  Téchafaud,  et  Schiller 
fBt  reeonnattre  «se  qu'il  y  a  de  différence  entre  les  plus  belles 
ibéories  et  IcurB  applications. 

Scbfller  est  bien  loin  d*avoir  la  féconde  variété,  le  pathétique 
pnfioad,  la  puissante  originalité  de  Shakspeare.  Fils  de  son 
àède,  il  eompromet  la  vérité  de  ses  personnages  en  leur  attri- 
boaat  des  idées  et  des  sentiments  d'un  autre  temps;  il  dog- 
oatise  quand  il  devrait  peindre  et  émouvoir;  il  ne  crée  pas  des 
tecs  réds,  comme  le  poëte  anglais,  mais  il  sait  les  rendre  inté* 
par  le  caractère  moral  qui  domina  tout  à  fait  dans  ses 
eompositions. 

Eaeffiot,  Schiller  souffrait  de  voir  dans  la  société  la  vertu 
et  le  devoir  aux  prises  avec  la  négation  de  toute  autorité  mo- 
nte; et  on  pénible  sentiment  de  doute  plana  souvent  sur  ses 
onniges.  BÂais  enfin  la  philosophie  de  Kant  lui  enseigna  que  la 
oatioa  de  Dieu,  que  le  sentiment  du  devoir,  sont  des  idées  né- 
ccaaira  à  Texistence  de  Thomme,  et  qu'il  doit  s'incliner  avec 
mpeet  devant  certains  mystères.  Il  puisa  alors  ses  inspirations 
à  Que  lource  plus  haute ,  dans  ses  poésies  lyriques  et  drama* 
tiques,  et  chercha  l'intérêt  dans  le  triomphe  de  la  nature  morale 
àt  rhomme  sur  la  partie  matérielle,  en  montrant  la  puissance 
Calibre  arbitre,  et  en  rendant,  comme  il  le  disait,  la  tragédie 
digne  do  noble  rôle  que  l'époque  lui  réservait. 

Il  écrivit  alorsla  trilogiede  PVaUenstein,  plus  fidèle  à  l'histoire, 

plôae  de  caractères  gigantesques,  dont  la  rudesse  cependant 

cit  tempérée  par  l'art;  toujoun  un  idéal  de  bonté  et  de  vertu 

se  trouve  là  oomme  correctif  à  côté  du  triomphe  de  la  per- 

11 


m  LlTtâftATUBB. 

versité.  C*est  à  ce  âentimen:  qu^appartiennent  Marie  Siumi, 
Cuillaume  Tell  et  la  PuceUe  (T  Orléans,  bien  que  dans  eei  en- 
noblissement de  la  nature  il  courtisât  certains  tjrpea  métaphy- 
siques plutôt  que  la  réalité,  et  qu'il  résultât  de  ee procédé  une 
vaine  recherche  qui  est  un  supplice  pour  rintelligenee. 

Ses  drames  furent  représentés  à  la  cour  de  Weimar,  qui, 
sous  la  régence  d* Anne- Amélie  de  Brunswick,  était  appelée  l'A- 
thènes de  là  Thuringe.  Cest  là  que  la  fleur  des  gens  de  lettres 
jouissait  du  calme  de  la  paix  au  milieu  des  désastres  de  la  guerre 
de  sept  ans  el  de  la  famine  de  1772  :  on  y  comptait  Seckendorf, 
Einsiedel,  Rnebel,  Voigt,  le  conteur  MussusetHerder,  qoi,  di- 
sait-on, était  «  une  poésie  plutôt  qu'un  poète;  »  Bertndi ,  qui  y 
créait  Tindustrie;  Ifland,  qui  y  faisait  jouer  ses  comédies  ;  Wie- 
land,  Tinstituteur  du  prince.  Wolfang  Goethe  y  avait  créé 
et  y  dirigeait  un  théâtre  pour  un  petit  nombre  d'élus ,  devant 
lesquels  il  faisait  passer  les  chefs-d'œuvre  de  toutes  les  nations, 
avec  rinlitatlon  ta  plus  précise  et  la  plus  érudite  des  naœurs  et 
des  costumes.  Tantôt  tout  était  disposé  pour  un  théâtre  antique  : 
le  chœur  descendait  dans  l'orchestre,  et  l'on  représentait  une 
comédie  de  Térence  ou  Viphigénie;  tantôt  on  jouait  desdnmes 
de  Shakspeare  ou  la  Sacontala  indienne,  traduits  par  SeMegel, 
le  Mahomet  de  Voltaire,  la  Phèdre  de  Racme,  les  piècei 
de  Charles  Gozzi ,  d'après  les  traductions  de  Schiller  et  dt 
Goethe. 

Le  génie  de  Schiller  se  consumait  au  milieu  de  ces  tranqnilles 
jouissances,  en  même  temps  que  s^usait  son  corps  ;  et  il  mourut 
en  1805.  Goethe  (1749-1832)  resta  alors  le  représentant  suprême 
de  la  littérature  allemande  :  poète  lyrique,  épique,  dramatique, 
romancier,  critique,  physicien,  et  sans  rival  en  tout  genre.  Il  dé- 
buta par  H^erthti\  expression  douloureuse  d*tme  société  en 
proie  au  doute,  entre  un  passé  qui  s'écroule  et  uh  avenir  auquel 
on  aspire  sans  trop  le  déÔnir*  H^erther  produisit  des  sniddes 
réels  et  une  foule  d'imitateurs,  dont  11  se  moqua  dans  le  ianm' 
phe  du  Sentimentalisme,  de  même  qu'il  combattit  le  suicide 
dans  le  Noviciat  de  Guillaume  Meister.  En  effet,  ce  fut  sa 
marche  ordinaire  de  faire  paraître  un  chef-d'œuvre ,  de  le 
voir  imité  par  une  tourbe  servile,  de  se  railler  d'elle  alors,  et , 


L^écOLB   BOMAUTIQUB.  133 

afvèiafoîr  fait  peau  neuve,  comme  le  serpent,  de  s'offrir  aux 
nprds  sous  an  tout  autre  aspect. 

Dans  sou  premier  ouvrage  dramatique,  qui  fut  C(U^  de  Berli* 
chagen^  Goetbe  personnifle  d*une  manière  puissante  les  feuda- 
taircsà  leur  dernière  époque  :  il  y  offre  aux  regards ,  péle*méle 
et  variés  comme  la  nature,  barons,  clergé^  minnesingers,  bobé* 
SMDS,  peuple,  tribunaux  secrets,  toute  la  société  germanique. 
Bmb  les  divers  essais  qu'il  fit  sur  des  sujets  grecs ,  italiens , 
étraagen,  il  sut  toujours  se  transporter  dans  la  société  qu'il 
peignait  Faust,  son  œuvre  dramatique  la  plus  célèbre,  em- 
bn»  Funivers,  de  Dieu  au  crapaud,  du  paradis  au  sabbat, 
àipalaisdesrotaau  laboratoire  del'alcbimiste.  Avide  de  science 
etdejoQîasanees,  Faust,  pour  assouvir  ses  désirs,  pactise  avec 
kéénoo  M^histophélès.  Raillant  l'humanité,  tout  matière  et 
■as,  M  s'élevant  jamais  au-dessus  des  intérêts  positiû,  celui-ci 
K  prise  que  le  plaisir  :  il  a  une  moquerie  pour  toute  vertu ,  un 
sourire  poift  toute  souffrance,  un  sarcasme  pour  tout  sentiment 
gnéraux.  Méphistopbélès  expose  à  Faust  les  doctrines,  mais  c'est 
pov  hn  en  montrer  le  néant;  il  lui  offre  l'amour»  mais  en 
préâpitaBt  dans  un  abtme  d'opprobre  et  de  misère  une  jeune 
fiBeDaïve;  et  il  s'écrie ,  en  la  voyant  tomber  :  EUe  n'est  pas  la 
frmiért.  Ainsi  l'bomme  de  cœur  est  entraîné  par  l'homme 
de  tête  ;  et  tout  sert  de  triomphe  à  Mépbîstophélès ,  le  mal  in- 
carné. Marguerite,  qui  n'est  que  pur  amour,  se  trouve  entraînée 
inêritablenieBt  au  pédié,  à  rin£anticide,  àj'écbafaud.  Après  la 
anct  de  sa  maltresse,  Faust  se  jette  dans  le  grand  monde;  il 
J  voit  les  turpitudes  de  la  politique,  les  délires  de  la  science,  la 
foUk  des  croyances,  et  pour  lui  tout  se  résout  enfin  en  une  im- 
penooncile  unité. 

Ccst  toujours  ce  problème  de  l'existence  du  mal  qui  se  pré- 
eeaUui  à  Job;  mais,  pour  l'Arabe,  il  aboutit  à  l'idée  d'une  Pro- 
videnee  consolante  :  Goethe  ne  trouve,  dans  un  siècle  de  criti- 
91e  hardie  et  incrédule,  que  raillerie,  orgueil,  désespoir;  et  il 
eflfinie  que  le  mal  est  infini,  étemel,  irréparable.  Ce  drame 
eoflifliqué  et  inextricable,  où  chacun  peut  trouver  tout  ce  qu'il 
npt ,  agit  fortement  sur  le  caractère  allemand ,  et  susciu  une 
fmile  de  se^ques  qui ,  raillant  la  science  et  incrédules  à  IV 


^  124  LITTiBATUBB. 

mour,  remèrent  Tidéal  et  se  parèrent  d*ane  élégante  incrédulité. 
Goethe  ne  s*en  inquiétait  pas  :  le  front  calme  et  les  mains  ar- 
dentés  >  il  façonne  ses  personnages  en  dehors  de  sa  propre 
individualité  ;  il  est  sans  cœur,  et  il  s*en  vante,  ne  songeant  qu*à 
la  forme  et  à  Teffet,  ne  visant  qu*à  reproduire,  comme  un 
miroir,  les  images  dont  il  est  frappé.  TantAt  vous  le  prendriez 
pour  un  Grec  ou  pour  un  émule  de  Properce;  tantôt  il  vous 
transporte  en  Orient  ;  Tinstant  d*après ,  au  berceau  du  chris- 
tianisme ou  au  milieu  des  minnesingers;  et.  toujours  avec  une 
simplicité  savante ,  des  couleurs  hardies ,  une  souplesse  d*ex- 
pression  ou  naïve  ou  sublime,  à  volonté.  Ajoutez  à  cela  une  in- 
finité d'articles,  de  traductions,  de  lettres,  de  travaux  du 
premier  ordre  sur  Foptique  et  sur  la  botanique,  ce  qui  lui  valut 
un  culte,  une  vénération  sans  bornes,  mais  non  sons  contradic- 
tion. «  Le  beau  n'est ,  a-t-il  dit ,  que  le  résultat  d'une  heu- 
reuse exposition;  »  et  telle  parut  être  sa  devise.  Cest  un  co- 
loriste sans  égal;  mais  quant  au  fond,  il  est  indifférent  entre 
la  patrie  et  l'étnmger,  entre  Brahma,  Jupiter,  et  le  Christ; 
toute  religion,  toute  philosophie  lui  convient;  peu   lui  im- 
porte le  gouvernement  anglais  ou  celui  de  la  Turquie,  Bayle  ou 
Bossuet  :  tout  ce  qui  est  lui  est  bon  ;  c'est  sagesse  que  de  laisser 
dire  et  de  laisser  faire;  c'est  un  bonheur  que  de  regarder  du 
rivage  tranquille  celui  qui  est  ballotté  par  la  tempête.  Dans  ce 
rafiftnement  de  l'égoTsme  il  voit  les  opinions  s'élever  et  tomber, 
aans  s'en  inquiéter;  il  voit  sa  patrie  et  le  monde  bouleversés , 
sans  y  prendre  intérêt  :  il  a  besoin  de  conserver  ses  eaux  limpi- 
des pour  qu'elles  réfléchissent  les  rivages.  11  combattit,  il  est 
vrai,  le  cynisme  voltairien,  mais  pour  jeter  les  esprits  dans  l'in- 
différence.  11  applaudit  à  quelques  génies  naissants,  mais  parce 
qu'il  en  attendait  des  louanges  en  retour,  prêt  à  foudroyer  qui- 
conque eût  attenté  à  sa  divinité.  Du  reste,  il  ne  guida  pas  son 
siècle,  comme  il  aurait  pu  le  faire,  homme  de  génie  qu'il  était; 
mais  il  se  laissa  porter  par  le  courant.  Il  ne  seconda  point  l'élan 
de  sa  patrie  contre  l'étranger,  ni  ses  efforts  vers  la  liberté; 
aussi  ûiut-il  le  ranger  parmi  ceux  qu'on  admire  sans  les  aimer, 
que  la  puissance  caresse  sans  les  craindre,  et  que  la  multitude 
respecte  sans  les  bénir. 


L^icOLB  BOMANTIQUB.  I2S 

GotAe  elSehfller ,  aoitant  des  voies  de  rimitation,  avaient 
nfftêé  Fart  au  sentiment  et  à  la  nature  ;  des  critiques  puissants 
nveot  analyser  à  leur  tour  les  sources  du  beau  ;  ils  en  établirent 
kûoAtj  hii  fixant  des  lois  et  des  conditions  précises ,  érigeant 
Fcrthétiqoeen  science  philosophique.  Du  haut  de  la  sphère  des 
idées,  Os  jugèrent  ce  qui  se  manifeste  aux  sens ,  et  firent  une 
règle  de  ce  qui  n*était  qu'une  Impression. 

Loriog  (1729-1781)  entreprit  d*arracher  la  critique  aux  en- 
tiavei  de  Fécole,  qui  alors  ne  jurait  que  par  le  Batteux ,  et  de 
tewr  à  sa  patrie  une  prose  nouvelle  et  de  nouvelles  appréoia- 
tioBs  du  beau.  Il  passa  en  revue  les  drames  étrangers,  et  osa  pven* 
èe  Voltaire  à  partie ,  non  sur  quelques  détails  de  ses  œuvres , 
Biaisiur  les  caractères  et  les  sentiments  ;  et,  pour  bannir  toute  af- 
feeMm  d'élégance,  il  ne  craignit  pas  d'afilîronter  la  trivialité.  Il 
Tcagea,  dans  tontes  sortes  d'écrits,  la  littérature  allemande  des 
^^oigKments  de  l'Académie  de  Berlin,  et  l'on  peut  dire  que 
Tcidiétiqne  naquit  avec  lui.  Déjà  Wînckelmann  avait  commencé 
à  (terrer  avec  une  pénétration  inconnue  les  monuments  de 
Rmm;  et,  associant  dans  V Histoire  des  Beaux-Ârts  la  théorie 
t  b  réalité,  il  avait  vu  les  choses  d'un  point  de  vue  nouveau,  bien 
qa^il  ttt  adorateur  exclusif  de  l'antiquité  et  de  l'école  idéa- 
lise. Lessing,  an  contraire,  voulait  ramener  l'art  à  l'indiriduel, 
n  léd.  Quoiqu'il  ait  donné  dans  cet  excès  opposé,  il  a  le  mé- 
rite d*aToir  soutenu  le  naturel  contre  l'artificiel,  et  bafoué  le 
dmqnant  classique  ataisi  que  l'étiquette  française.  Il  a  rajeuni  la 
criliqDe,  en  traçant  les  Limites  de  la  poésie  et  de  la  peinture, 
Usis  Tignoranee  où  il  était  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  antique 
ki  porta  malheur  :  certaines  de  ses  doctrines  parurent  fiiusses 
>  TappUcation,  même  celles  qu'il  posait  comme  capitales.  Il  pré- 
Kod  à  tort  renfermer  la  peinture  dans  les  limites  assignées  aux 
M  plastiques,  et  tracer  entre  les  beaux-arts  une  ligne  infran- 
chisâMe,  en  mettant  à  part  la  poésie,  qui  est  l'âme  de  tous 
io  autres. 

13Be  foule  d'écrivains  vinrent  après  lui,  qui  sondèrent  toutes 

ia  sources  du  beau.  Sulzer  de  Wenterthnr,  métaphysicien  en 

teaun,  donna  la  théorie  universelle  des  beaux-arts ,  voulant 

^  aisigner  pour  but  l'utilité  sociale,  et  former  à  l'aide  du  beau 

11. 


136  LlTTéAATUBB. 

de  bons  citoyens.  Baumgarted,  de  Berlin,  donna  le  picmier 
une  forme  systématique  à  la  théorie  du  goût ,  qu'il  intimla 
esthétique^  en  la  définissant  Tart  des  belles  pensées,  et,  oonune 
sentiment,  la  faisant  dériver  de  la  naoraie.  11  la  divisa  en 
théorique  et  en  pratique,  plaça  le  beau  dans  la  connaissance 
parfaite  qui  consiste  à  ramener  les  pensées  à  Tunité,  dans  la 
beauté  de  rordonnance,  dans  Texpression  des  pensées  et  de 
leurs  objets  :  conditions  du  beau  qui  se  trouvent  détruites  par 
les  contradictions  dans  les  pensées,  le  désordre  des  idées  et  des 
objets,  Fexpression  fausse  ou  vicieuse.  Ce  n'était  qu'une  pre- 
mière tentative;  mais  depuis  lors  l'esthétique  fut  constituée 
comme  science  indépendante  par  Mendelsohn,Sulzer,  Éber« 
bard,  et  elle  devint  une  partie  de  te  philosophie. 

Kantne  place  pas  l'essence  du  beau  dans  les  objets,  mais 
dans  l'intelUgence;  il  distingue  le  beau  libre  du  beau  adhérent; 
et,  se  conformant  à  son  système  philosophique,  il  rend  l'idée  du 
beau  subjective,  de  sort^  qu'elle  n'a  pas  d'existence  propre, 
mais  qu'elle  résulte  de  la  libre  impulsion  de  l'imagination. 
Ficbte,  qui  tira  les  dernières  conséquences  du  kantisme,  soumit 
l'art  à  la  morale  comme  toute  chose ,  faisant  de  lui  lereprésen^ 
tant  de  la  lutte  de  l'homme  contre  la  nature,  et  du  triomphe 
de  la  liberté.  La  philosophie  de  Schelling  montre  le  beau 
comme  l'accord  du  fini  avec  l'infini,  de  l'existence  fatale  avec 
l'activité  libre,  de  la  vie  et  de  la  matière,  de  la  nature  et  de  l'es* 
prit  :  ainsi  l'art  est  la  plus  haute  manifestation  de  l'esprit.  De  là 
sortirent  les  fortes  études  tournées  vers  ce  noble  exercice  des 
facultés ,  et  qui  amenèrent  la  restauration  de  l'art  chrétien» 
considéré  jusqu'alors  comme  grossier  et  chimérique.  Il  était 
facile  toutefois  de  confondre  la  philosophie,  l'art,  la  religion, 
et  les  formes  particulières  à  chacun:  et,  de  fait,  les  abstractions 
sentimentales,  à  la  fois  mystiques  et  symboliques,  firent  irrup- 
tion non-seulement  dans  la  littérature,  mais  encore  dans  les 
arts  du  dessin. 

Hegel  détermina  les  limites  de  l'art  en  le  plaçant  au-dessous 
de  la  religion  et  de  la  philosophie ,  comme  représentant  le  vrai 
sous  des  formes  sensibles,  et  arrivant  à  l'esprit  en  passant  par 
les  sens  et  l'imagination.  Après  l'avoir  étudié  dans  sa  maoi- 


L*£COLS  BOMAlfTIQUB.  137 

fcfblîoD  bisUnrkiae,  il  donne  la  théorie  des  arts  partienliers, 
en  déterminant  les  principes  et  les  formes  essentielles  de  eha- 
€8B,  elen  formant  ainsi  un  système  complet. 

Une  fois  que  Testhétique  fut  fondée  sur  la  psychologie,  elle 
fntdéfdoppée  par  Krug,  Hugedom,  Heinsius,  Hender,  £ogel  ; 
Sidzer,  dans  la  Meilleure  manière  de  lire  les  classiques  à  la 
jeunesse,  en  tire  le  secret  de  beautés  nouvelles ,  en  les  distin- 
goaot  dn  bon  et  du  parfait.  Tieck  élève  la  critique  jusqu'à  la 
mblimité  morale  :  Guillaume  Schlegel  (1772-1829)  entreprit  un 
cours  de  Uttt^rature  dramatique  aussi  étendu  que  profond.  5on 
fntt  Frédéric,  partant  de  Tidée  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  véri- 
table science  qu'avec  la  connaissance  de  toute  chose ,  étudia 
tfMUes  les  langues,  se  fit  le  contemporain  des  Romains,  des 
Grecs,  des  Gbaldéens,  des  Indiens;  et,  de  la  comparaison  des 
notsqni  expriment  les  idées  primitives,  il  conclut  à  l'origine 
eomoinne  des  hommes.  Il  s'appliqua  à  reviser  sévèrement 
ks  textes  des  classiques,  à  en  procurer  de  meilleures  éditions; 
et,  s'enhardissant  à  force  de  patience,  il  porta  le  doute  sur  les 
anciens,  en  retrancha  certaines  parties,  et  appuya  do 
philologiques  les  innovations  philosophiques  de  Vico , 
peur  qui  Homère  se  résolvait  en  un  type  idéal.  Dans  V Histoire 
et  la  HUérature  ancienne  et  moderne^  il  prouva  qu'il  compre- 
nait tout  ce  que  la  poésie  des  Grecs,  le  génie  romain,  l'inspira* 
âon  liâ>raîque ,  le  développement  intellectuel  des  modernes , 
ofifreat  de  grand  et  de  beau;  et  il  dirigea  tout  vers  le  but  qui 
lui  parut  être  le  seul  pour  obtenir  la  rénovation  des  lettres  et 
des  sciences,  c'est-à-dire,  l'union  de  la  science  et  de  la  foi. 

Ainsi  s'introduisit  une  critique  initiatrice ,  qui  ne  s'inquiète 
pis  seulement  de  ce  qui  fut,  mais  de  ce  qui  pourrait  être;  qui 
étend  ses  conjectures  Jusqu'au  possible,  et  montre,  par  ce 
qu'ont  foit  les  génies  les  plus  divers,  où  pourrait  arriver  un 
géoie  nouveau;  abandonnant  ainsi  l'étroite  ornière  du  collège 
et  la  tendance  prosaïque  du  kantisme ,  pour  explorer  le  do* 
■Mae  de  la  connaissance  universelle  et  les  systèmes  tant  reli- 
gieox  que  politiques.  Elle  n'étudia  plus  seulement  les  formes 
diverses,  mais  la  raison  d'être  et  les  causes  de  durée  des  diffé* 
rentes  littératures.  Elle  s'ingénia  moins  à  découvrir  des  défauts 


13S  LITTESATURB. 

qu*à  augmenter  le  plaisir  de  Tesprit  entier,  signalant  des  beau* 
tés  inconnues,  qu*à  chercher  des  lacunes  à  combler,  des  débrû 
à  restaurer,  des  civilisations  à  ressusciter.  Uesprit  critique  eC 
spéculatif  arriva  à  la  création,  au  drame,  au  lyrique;  après 
avoir  analysé  le  cœur,  il  sut  le  faire  palpiter. 

La  litttoture  allemande  associée  à  la  lutte  nationale  contre 
Tétranger,  ne  trouvant  rien  dans  les  temps  modernes  qui  fdt 
digne  de  son  enthousiasme,  se  jeta  sur  le  moyen  âge  et  au 
delà  ;  elle  étudia  le  grand  rôle  qu*avait  joué  dans  le  passé  la 
race  germanique  :  la  liberté,  la  chevalerie,  la  poésie,  l'art 
chrétien,  étaient  venus  de  là;  le  premier  rang  lui  avait  été 
conféré  avec  Tempire,  jusqu'au  jour  où  elle  le  perdit,  en  se 
soumettant  aux  influences  françaises  dans  la  politique  et  dans 
la  littérature.  On  en  conclut  qu'il  fallait  retourner  aux  sources 
de  l'originalité.  Ce  fut  là  que  s'inspira  la  fille  de  Necker,  la  ba- 
ronne de  Staël  (1766'1817),  qui,  sans  être  armée  de  tous  les 
dons  du  génie ^  exerça  une  très-grande  influence,  parce  qu'elle 
joignait  à  la  vigueur  de  l'homme  la  grâce  de  la  femme,  l'imagi* 
nation  à  la  raison.  Élevée  entre  le  spéculatif  et  le  positif  aux 
approches  de  la  Révolution ,  au  milieu  de  tant  d'innovations , 
d'espérances ,  elle  céda  avec  ivresse  à  Timpulsion  donnée  par  son 
père  :  bientôt,  désabusée  au  milieu  des  horreurs  qui  suivirent, 
elle  écrivit  une  admirable  défense  de  Marie- Antoinette  :  c'était 
le  cri  d'une  femme  et  d'une  mère.  Rentrée  en  France  dans  des 
temps  plus  calmes,  elle  chercha  à  faire  revivre  la  société,  la 
vie  intellectuelle,  la  délicatesse,  TeSprit,  qui  fit  d'elle  une  puis- 
sance. Son  éducation  et  sa  croyance ,  son  adoration  pour  son 
père,  ses  premiers  amis,  la  maintinrent  en  politique  dans  ce 
milieu  qui  ressemble  au  protestantisme  en  religion,  et  qui  s'en 
tient  aux  monarchies  tempérées.  Associant,  dans  ses  Comidé' 
rations  sur  la  RéoolutUm  française,  l'amour  de  Tordre  à  celui 
de  la  liberté,  qu'elle  ne  renia  pas,  malgré  ses  écarts,  elle  y  signale 
avec  la  plus  neuve  éloquence  les  progrès  de  la  civilisation,  les 
maux  qui  accompagnent  les  révolutions,  le  profit  qu'en  tire  le 
pouvoir  absolu,  et  ce  qui  finit  par  en  sortir.  L'amour  et  la  haine 
la  rendent  perspicace.  L'hostilité  qu'elle  afiiclia  contre  le  système 
impérial  rendait  très-significatives  les  réticences  de  ses  livres, 


L*BCOLB  BOMARTIQUB.  129 

* 

H  M  q^îgnmmeB  dans  les  salons  contre  celai  qu'elle  appelait 
niMe^ptérre  à  eheoaL  Napoléon  exila  cette  amazone  intel- 
leelnUe;  et  la  penéeatîon  aecrat  la  poissanœ  de  la  pensée, 
dont  Bue  femiBe  était  le  représentant. 

Détomnant  ses  regards  de  la  France  railleose  et  incrédule, 
poarles  porter  sur  T Allemagne  grave,  studieuse,  croyante, 
madame  de  Staâ  nous  peint,  sous  l'impression  de  ses  couver- 
satioos  brûlantes,  ce  pays  où  tout  loi  paraît  juste,  tout  admi- 
rable. Elle  parie  en  femme  éprise  de  ses  philosophes  et  de  ses 
poètes,  qn'eUe  fiait  connaître  à  toute  l'Europe.  Dans  la  LUtéra' 
tmt  dbes  /es  andens  et  chez  Ut  modernes,  elle  exalte  Shaks- 
pare  aux  dépens  de  Racine ,  et  prend  à  partie  Boileau.  Dans 
Ceritme,  poème ,  roman  et  traité  philosophique,  ce  qu'elle  ex* 
cdie  à  peindre,  c'est  moins  la  nature  et  les  arts  que  le  eceur 
tenain ,  la  aodété,  et  les  souffrances  du  génie  au  milieu  d'un 
■onde  prosaïque.  Mais  l'important  pour  elle ,  c'était  de  montrer 
nDdépsDdanoe  comme  l'élément  du  génie;  d'établir  des  théories 
degoèt,  qui  étaient  des  conseils  de  dignité  et  de  courte;  de 
pralesler  sans  cesse  contre  le  gouvernement  impérial,  par  la 
fioice  de  la  volonté,  par  l'enthousiasme  de  la  liberté,  par  la 
fàenne  confiance  dans  le  progrès.  Quand  les  Séides  du  nouveau 
César  ne  voyaient  que  l'empire  planté  sur  les  baïonnettes,  die 
dut  :  «  Notre  ordre  social  est  fondé  tout  entief  sur  la  patience 
et  la  résignation  des  classes  laborieuses.  »  Pleine  de  ierveur 
pour  tout  ce  qui  était  indépendance,  justice,  courage,  elle  sut 
pénétrer  aussi  sûrement  dans  Tavenir  que  les  plus  mâles  pen- 
lenis;  et  un  sentiment  exquis  fit  entrevoir  à  cette  femme 
Faoeoid  des  questions  littéraires  avec  les  questions  politiques. 
Mab  si  elle  désapprouva  Goethe  de  ressusciter  la  mythologie, 
«Ue  ne  comprit  pas  ceux  qui  voyaient  dans  le  christianisme  la 
tooroe  du  génie  moderne;  et  elle  s'écrie  :  «  Peut-être  ne  sommes* 

•  nous  capables  dans  les  beaux-arts  d'être  ni  chrétiens  ni  païens. 

•  Ki  l'art  ni  la  nature  ne  se  répètent;  ce  qui  importe,  dans  le 

•  silence  actuel  du  bon  sens ,  est  d'écarter  le  mépris  qui  veut 
«  s*élaidre  sur  toutes  les  conceptions  du  moyen  âge.  »  Plus 
admirable  encore  dans  sa  conversation  que  dans  ses  livres,  elle 
y  reoBpiissait  ce  rôle  de  supériorité  léminme  qu'elle  a  si  bien 


180  XimftBATUBE. 

peint  dans  Corinne;  et  le  oorlége  de  ses  amis  oontribua  pois- 
sammeDt  i  réfMmdre  des  idées  littéraires  ou  ptus  larges ,  oa 
tout  autres  que  celles  qui  régnaient  alors.  Le  principal  mérite 
de  Técole  consistait  à  imiter,  ils  voulurent  roriginalilé;  Féoole 
ofiErait  pour  modèles  les  idées  et  les  types  grées  et  latins,  ils 
soutinrent  quHl  ne  feut  point  repousser  les  types  moins  parfaits, 
mais  plus  en  rapport  avec  nous ,  que  les  époques  romantiques 
nous  fournissent;  et  de  là  le  nom  qui  leur  fut  donné. 

Ceux  qui  cherchaient  une  formule  du  romantisme  disaient, 
avec  Scblegel  :  «  La  contemplation  de  l'infini  révèle  le  néant  de 
tout  ce  qui  a  des  limites  :  la  poésie  des  anciens  était  celle  de  la 
jouissance ,  la  nôtre  est  celle  du  désir;  la  poésie  ancienne  s'é- 
tablissait dans  le  présent ,  la  nôtre  flotte  entre  les  souvenirs  do 
passé  et  le  pressentiment  de  Tavenir.  »  Ainsi  c'était  Texpression 
d'un  sentiment  plus  profond  du  présent  en  rapport  avec  le 
passé,  contemplé  d'un  nouveau  point  de  vue.  Les  classiques 
avaient  considéré  les  règles,  non  comme  une  histoire  de  ce 
qu'avaient  fait  les  maîtres;  pour  eux  c'était  .un  moyen  non-ceu- 
lement  d'imiter,  mais  de  produire.  Les  romantiques  placèrent 
la  souveraineté  dans  le  sens  individuel ,  et  firent  de  l'esthétique 
Une  sdenee  rationnelle ,  au  lieu  de  la  réduire  à  une  recette  em- 
piriqne.  L'école  classique,  née  au  milieu  des  cours,  où  abon- 
dent les  conventions,  les  ménagements,  les  nuances  aristocra- 
tiques, s'attachait  plus  au  contour  qu'au  coloris,  à  la  logique 
qu'à  la  fantaisie;  elle  était  pauvre  d'images ,  parce  qu'elle  étsit 
pauvre  de  sentiment.  Les  romantiques  se  proclamèrent  les  fils 
du  peuple;  ils  eurent  en  conséquence  moins  de  pureté,  mais 
plus  de  vie.  Les  classiques  peignent  l'humanité  dans  ce  qu'elle 
a  de  général ,  la  vérité  abstraite,  la  beauté  qui  provient  de  l'unité, 
sans  s'inquiéter  de  la  couleur  locale  et  des  particularités  d'or- 
ganisation. Les  novateurs  voulurent  la  vérité  vivante,  celle  de 
l'individu  plutôt  que  celle  de  l'espèce,  les  types  exceptionnels 
plutôt  que  les  types  cSmmuns.  En  conséquence,  les  uns  arri- 
vaient tellement  à  une  beauté  de  convention  qu'ils  appelaient 
improprement  idéale;  et  comme  les  espèces  sont  peu  nom- 
breuses, ils  s'emprisonnaient  dans  un  champ  très-étroit.  Les 
autres  ont  devant  leurs  yeux  l'univers;  mais  lorsqu'il  s*agit  de 


L*ÉÇOI.B  BOilAIITiQUB.  .lai 

r,  il  tar  eit  fmh  de  tomber  dans  le  trivial,  oa  de  ae 
poàt  dus  tona  les  déréglemeots  de  leur  fantaiaie. 

Il  langue  dut  ae  ressentir  de  ces  doctrines  :  les  naots  comme 
iei  pssoones  conquirent  le  privilège  de  Fégalité;  on  s'était 
éeartéde  Feipreasion  propre,  pour  y  substituer  des  circonJo- 
cQtkns  ingéoieusea  et  saoa  couleur;  les  romantiques  ne  parle- 
nt phv  que  de  réformer  cette  langue  des  cours  et  des  acadé- 
BîcB,  pour  interroger  celle  du  peuple. 

£o  resnmé,  la  variété  et  rinfini  sont  le  caractère  du  genre  ro- 
Btotifiie,  qui,  de  là  Y  introduisit  le  lyrisme  partout. 

Li  diffiéreoce  apparut  plus  grande  dans  le  drame,  qui  est  la 
Rfloionde  l'homme  agissant  sur  lui-même;  où  nos  passions,  se 
Rflédattant  dana  les  actions  d'autnii,  ae  reconnaissent  et  joui»- 
Kotd'elles-méniea ,  sans  avoir  à  se  redouter.  Le  théâtre  étant 
njmfd'hin  le  seol  lien  ou  le  poëte  se  trouve  face  à  face  avec  le 
pBlilie,  c'est  là  que  le  ronantisme  trouvait  surtout  à  innover, 
fautant  mieux  que  la  tragédie  classique  avait  singulièrement 
dégénéré;  qu'elle  s'épuisait  eu  dialogues  ou  trop  indéterminés 
pow  rendre  la  nature,  ou  trop  délayés  pour  peindre  la  passion  ; 
rt  elle  le  trouvait  resserrée  dans  un  cercla  de  sentiments  fictif 
es  loa{oa«  prévus. 

Ceoxqui  voulurent  ne  considérer  que  Técorce,  ne  voir  là 
qo^one  forme  difiEérente  de  celle  des  classiques,  et  une  rébel- 
lion  contre  les  règles,  rabaissèrent  la  question  jusqu'à  ne  faire 
consislir  le  romantisme  tkéAtral  que  dans  le  rejet  des  trois  unités 
Molastiques.  Cependant,  dès  le  commencement  du  dix-huitième 
aide,  la  Mothe  avait  démontré  Fabsurdité  de  ces  unités,  et 
MétaHase  prouvé  qu'elles  ne  s'appuient  pas  sur  la  tradition  an- 
tiqae,  bien  que  tous  les  deux  n'aient  pas  osé  dans  la  pratique 
t'écaiter  des  convcniions ,  ni  aborder  toute  la  vérité;  car  rejeter 
lei  anités  n'eu  est  qu'une»  partie. 

Lessing,  ne  reconnaissant  pas  aux  critiques  français  la  véritable 
iotenignice  de  la  théorie  et  de  la  pratique  des  Grecs,  s'en  au- 
torisa pour  proclamer  la  liberté  de  l'art.  Avec  des  connaissances 
P^  vBStes,  lea  Scblegel  montrèrent  la  puissance  de  Shakspeare, 
^  ne  dérive  pas  de  cette  liberté,  mais  qui  y  trouve  l'occasion 
^«déployer.  IbtvadoUredttm  drame  indien  (^omto^). 


1S9  UTTiBATUBI. 

et  firent  voir  que,  dans  des  pays  très-difififrents ,  rinstinel  poé- 
tique, dégagé  de  préjugés,  engendre  les  mêmes  expédients;  et, 
comparant  Tart  dramatique  chez  les  différents  peuples,  ils  mon- 
trèrent à  quel  point  il  avait  grandi  chez  les  Grées ,  chez  les  Es- 
pagnols, chez  les  Anglais ,  affranchi  des  règles  que  les  huma- 
nistes avaient  fiiussement  déduites  d*Aristote. 

Mais  si  le  drame  est  la  (orme  la  plus  expressive  de  la  ciri- 
lisation ,  les  autres  compositions  doivent  s*7  adapter  aussi  : 
c'est  donc  le  feit  d'un  despotisme  ignorant  que  de  préétablir  les 
règles  d'après  lesquelles  rinspiratîon  doit  s'exprimer;  car  elle 
n'a  de  puissance  qu'en  tant  que  manifestation  personnelle  de 
sentiments  et  d'idées.  Ce  ne  fut  pas  de  parti  pris  que  les  maîtres 
de  la  nouvelle  école  foulèrent  aux  pieds  les  préceptes,  mais 
ils  s'abandonnèrent  à  une  inspiration  sincère,  de  manière  à 
peindre  les  vices,  les  vertus,  les  fiâblesses  du  temps.  Oiateso- 
briand  fut  leur  chef  en  France,  grflee  à  l'opportunité  de  ses 
œuvres. 

Les  misérables  triomphes  de  l'impiété,  qui,  regardant  comme 
autant  d'hypothèses  la  Providence,  l'ordre  et  l'immortalité,  y 
opposait  d'autres  hypothèses,  la  faillite,  le  iiasard  et  le  néant, 
n'avaient  laissé  à  l'homme  que  l'orgueil  d*une  science  bavarde, 
la  conviction  de  l'incertitude  universelle,  le  désespoir  d'une 
ambition  impuissante.  Quelques-utts  se  traînaient  encore  der- 
rière le  char  vide  de  Voltaire;  d'autres  se  préparaient  à  flatter 
le  nouveau  héros,  qui  leur  dispensait  en  retour  des  louanges 
offlcielles  et  des  emplois.  Mais  tandis  que  Napoléon  restaurait 
l'ancienne  religion,  comme  moyen  d'ordoe  et  de  discipline, 
Chateaubriand  voulut  en  faire  apparaître  la  beauté.  Le  maté- 
rialisme, qui  lui  avait  été  communiqué  par  la  scîoiee,  avait 
réduit  la  poésie  à  une  froide  contemplation;  et  les  encyclopé- 
distes, reniant  la  nature  et  Dieu,  avaient  procédé  avec  Je  oomps^ 
et  le  calcul,  jamais  avec  le  cœur.  Chateaubriand,  dans  le  Céf^ 
du  Christianisme,  restitua  au  ciel  et  à  là  terre  les  harmonies 
mystérieuses  qu'ils  ont  avec  l'existenee  humaine;  il  donna  pour 
défense  à  la  religion,  ébranlée  par  le  sarcasme  de  Voltaire,  par 
r esprit  de  Diderot,  par  les  déclamations  ardentes  de  Rousseau, 
par  les  égarements  de  Raynal,  les  ohamies  de  TimaginatioD,  la 


L*ÉCOLK  BOMAHTIQUB.  ItS 

fie  dei  iffBetkws,  les  beautés  do  culte.  Cette  efltosiOD  d*har- 
sMnis  ovbliées  fit  lire  avec  ayidité  son  livre ,  qui  trouva  pour 
«hroianes  la  haine  et  la  frivolité.  Hoffinan  et  Mordlet ,  traitant 
raotev  comme  un  écolier,  loi  reprochèrent  on  s^le  bariolé  de 
pourpre  et  de  haillons ,  tour  à  toor  sublime  ou  trivial ,  et  s*ar* 
rangeant  d'on  mot  tolgaire  pour  exprimer  one  grande  idée. 

Comme  Ime  de  eiroonstance ,  cet  ouvrage  en  a  les  qualités 
et  ks  débuts.  L'humilité  profonde,  le  sentiment  élevé  de  r& 
gii«  esthétique,  et  de  la  lumière  qu'elle  répand  sur  l'histoire, 
nr  la  politique,  sur  les  sciences  humaines,  c'est  en  vain  qu'on  les 
y  cfaerebe;  il  ne  discute  pas  les  fondements  de  la  foi.  Quoiqu'il 
ne  s'en  tienne  pas  à  une  croyance  vague  dans  la  ProvidencCf 
(tqa'il  accepte  le  christianisme  établi,  l'auteur  songe  moins  à 
raisomier  qu'à  chercher  les  dogmes  au  fond  du  cœur,  à  rendre 
b  foi  à  l'hnagination,  à  réfuter  le  matérialisme  par  l'argomenl 
et  Diogène,  qui  se  mettait  à  marcher  devant  cdoi  qui  niait  le 
noDvement.  Je  n'ai  pas  cédé,  dit-il,  àdegrandet  lumières 
cfes  koMi  ;  ma  cpnviction  est  sortie  de  mon  cœur  :  j'ai  ptevré, 
ttj'ai  cru.  Et  c'est  dans  cette  voie  qu'il  veut  engager  ses  leo* 
tan  :  ainsi  le  sentiment  avant  tout,  au  point  de  âdre  parfois 
tort  à  la  raison.  Le  penseur  trouve  qu'il  y  a  quelque  légèreté  à 
traiter  le  christianisme  comme  une  aspiration  individuelle 
platdt  que  eooune  la  pensée  collective  de  rbumanité,  synthèse 
de  toutes  les  conceptions,  règle  de  tous  les  actes.  Le  séeptique 
s'enhardit  en  apercevant  combien  il  est  facile  de  lui  répondre; 
i*esprit  austère  juge  frivole  un  livre  qui  ne  relève  de  la  religiott. 
qae  tes  beautés.  L'Olympe  ne  pourrait-il  pas  y  opposer  autant  de 
lipi^jjj,  et  plus  encore?  Cependant  il  n'inspirait  pas  le  sacriAce, 
il  n'élevait  pas  la  raison,  il  n'imposait  pas  la  charité.  Mais, 
«Mune  artiste.  Chateaubriand  eicelle  à  peindre.:  il  agrandit 
la  tensationa  à  l'aide  de  l'ima^nation,  il  pénètre  et  fhil  res- 
nftir  les  rapp<"^  moraux  des  choaes.  Cette  ambition  qu'il  eut 
<i*àrele  chef  d'une  restauration  littéraire  dans  les  idée»,  dan» 
itt  formes  consacrées ,  et  de  remuer  les  ruines  éloquentes  de  la 
Révolotîon ,  explique  ses  défauts  vigoureux  et  ses  puissantes 
qnafiiés. 
Qisleaubriand  mit  en  pratique,  dans  ses  romans,  la  théorie 

12 


184  LtTTKBATUBB. 

traoëe  dans  le  Génk  du  Christianisme,  Maia ,  qui  rappelle 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  mais  avee  pins  de  profondeur,  ré- 
pondit; à  cette  douleur  des  expériences  avortées,  qui  fait  ima- 
giner le  bonheur  dans  la  vie  sauvage.  René  révélait  les  passions 
intimes,  les  rêveries  vagues,  et  sans  bornes,  de  ces  âmes 
qui  ne  peuvent  être  calmées  que  par  la  foi  religieuse  ;  puis  les 
malaises  d*une  société  jetée  hors  de  son  ancienne  voie,  sans 
avoir  pu  encore  s'en  ouvrir  une  nouvelle.  En  voulant  démontrer 
dans  les  Martyrs  que  la  mythologie  païenne  n*est  pas  plus  poé- 
tique que  le  christianisme,  il  choisit  très-heureusement  Tépoque 
à  laquelle  Tun  existait  à  côté  de  l'autre  :  celle-ci,  jeune  de  vérïté 
et  de  persécution  ;  celle-là ,  vieillie  par  le  contraste  et  par  la  lu* 
mière  qui  jaillissait  de  cette  foi  persécutée.  Mais  il  arriva  que 
Tauteur  poussa  l'antithèse  non-seulement  jusqu'à  donner  à  ses 
personnages,  mais  jusqu'à  prendre  lui-même  tour  à  tour  le  lan- 
gage  du  chrétien  et  celui  du  païen.  Ne  s'appuyant  pas  aasez  sur 
l'histoire,  il  confondit  les  opinions  et  les  couleurs  des  siècles 
éloignés,  et  les  mêla  avec  les  opinions  et  les  couleurs  des  temps 
modernes.  Afin  d'accumuler  les  faits,  il  se  priva  de  l'espace 
nécessaire  pour  développer  les  affections,  et  il  ne  comprit  pas 
la  dmplicité  qui  avait  une  si  grande  part  dans  l'héroïsme  des 
martyrs. 

Comme  il  arriva  à  tant  d'autres  écrivains  français,  ses  pre- 
miers ouvrages  furent  les  meilleurs  :  cependant  son  influeoce 
ne  commença  que  tard.  Tant  que  régna  IVapoléon,  la  litté- 
rature ne  grandit  pas  en  France  ;  et  la  fortune,  comme  si  elle 
eût  voulu  donner  une  mortification  à  celui  qui  était  son  eo- 
fant  gâté,  accorda  deux  grands  poètes  à  l'Angleterre,  sctr en- 
nemie. 

L'épeique  contemporaine  s'est  plu  à  applaudir,  dans  lord 
Byrany  la  personnification  et  l'ostentation  des  défouts  qui  Is 
oaraetérisent  :  cet  air  de  souffrance  au  milieu  des  plaisirs  ;  cette 
générosité  dans  les  actions,  dont  on  se  raille  en  paroles  ;  ce  ta- 
page de  liberté,  avec  le  cœur  altéré  de  despotisme;  cette  ma- 
nie de  substituer  l'exception  à  la  règle,  de  peindre  le  vice  sous 
des  couleurs  attrayantes,  en  n'éclairant  quelecôtéfavoraMe; 
de  représenter  dev  existences  orageuses,  des  situations  vie- 


l'écolk  bomantiqub.  IS& 

lentes,  des  âmes  en  proie  au  crime  et  à  la  tristesse,  des  bri^ 
gàods  arec  le  prestige  de  rbérolsme,  des  femmes  en  dehors 
de  la  datnre,  Thomme  aux  prises  non  avec  des  géants,  mais 
afec  le  destin,  mais  avec  ses  propres  passions  audacieusement 
RToltées  contre  le  devoir.  Byron  ne  connut  point  la  nature,  ou 
M  Taima  pas  ;  et,  prenant  pour  muse  le  dédain,  n*étant  point  de 
ees  génies  qui  se  transforment,  il  copia  toujours  le  même  modèle, 
dnpé  diversement  :  c'est-à-dire  lui-même,  ou  ce  qu*il  vit  et 
seotiL 

Le  oioyai  âge  créa  deux  types  da  pécheur  :  Faust,  qui,  dans 
àa  vertiges  d'ambition  intellectuelle,  veut  tout  savoir  pour  tout 
pouvoir  ;  et  don  Juan,  plongé  dans  le  bourbier  sensuel.  Goetlie 
prit  Fim,  Bjrron  s'empara  de  Tautre,  dont  Tesprit  se  rapportait 
ao  sien.  Dans  son  Faust,  Goethe  parcourt  la  vie  hamaine  et 
l'histoire,  pour  jeter  un  sourire  amer  sur  le  néant  de  la  science, 
de  la  beauté,  de  la  vertu  même,  sur  tous  les  efforts  de  rhumanité, 
de  manière  à  désespérer,  à  honnir  notre  race  trompeuse  et 
trompée,  toiyours  esclave  ou  tyran.  Dqh  Juan  est  une  froide 
saatomie  de  la  société ,  mettant  à  nu  partout  Thypocrisie  mo- 
nte, rdigieuse,  politique ,  po^ique ,  et  desséchant  la  plus  belle 
des  vertus,  la  charité  sociale,  et  le  respect  de  Tespèce  humaine. 
Doo  Joan  et  Faust  éprouvent  Tun  comme  Tautre  quelques  re* 
tours  vers  la  foi  et  les  affections  humaines  ;  quelques  rayons  de 
pore  lumière  viennent  luire  encore  dans  la  sombre  horreur 
des  tableaux  ;  mais  bientôt  revint  Tesprit  d'orgueil ,  de  révolte , 
de  négation,  d'ironie,  de  guerre  contre  toute  supériorité. 

SoQs  un  masque  voluptueux ,  Byron  affectait  la  misanthro- 
pie *  :  élevé  dans  l'orgie,  dans  la  galanterie,  il  reste  tonjotus, 
néase  dans  la  poésie»  enchaîné  à  son  temps,  toujours  au  centre 
des  intérêts  humains.  En  proie  à  l'orgueil  de  l'ange  déchu,  à 
la  soif  de  la  vengeance,  aux  luttes  du  désir  avec  la  satiété  des 
sens,  à  l'inquiétude  de  l'homme  jeté  hors  de  la  sphère  natu- 
Rile  de  sa  propre  activité,  il  chercha  l'amour  dans  le  liberti- 
oage,  la  gloire  dans  l'excentricité ,  la  liberté  par  boutades  chez 

'  •  Ces  pierres  couvrent  les  restes  d*«n  ami ,  le  seul  que  J'aieconnu.  » 
n  l'agBsait  de  son  chien. 


116  LITTERATORB. 

des  peuples  en  insturection ,  et  non  pas  dans  la  forte  constitu- 
tion de  sa  patrie.  Enfin,  un  noble  but  brilla  à  ses  yeux  ;  et  il  alla 
prodiguer  ses  biens  et  sa  vie  pour  la  Grèce,  où  il  rendit  le  dei^ 
nier  soupir,  tristement  désabusé. 

Le  monde,  naguère  ivre  de  combats ,  ne  rêva  plus  que  che- 
Teuxépara,  corsaires,  vices  élégants  et  âiergiques,  débauchés 
blasés,  haine  des  liens  sociaux  par  besoin  d'activité  matérielle; 
et  comme  Thomme  qui  guide  les  autres  influe  sur  eux,  non-seu- 
lement par  son  propre  génie,  mais  par  la  manière  dont  il  com- 
prend rintelligence  et  l'accommode  à  ses  propres  caprices,  on 
se  prit  de  goût,  sur  les  traces  de  Byron,  pour  les  jouissances 
du  luxe  et  de  la  poésie,  pour  les  chevaux,  pour  les  femmes,  pour 
les  voyages  en  Orient;  on  courut  après  Tétrangeté  au  milieu  de 
la  vie  sociale ,  dans  un  temps  où  la  civilisation  aplanit  les  iné- 
galités, et  à  exagérer  les  sentiments  dans  la  littérature ,  alors 
qu*ils  s'affaiblissaient  dans  la  société.  Cest  ce  qui  engendra  toute 
cette  engeance  d'Ames  maladives ,  se  croyant  élues  parce  qu'elles 
n'ont  pas  la  force  des  âmes  vulgaires,  dont  elles  méprisent  et 
envient  tout  à  la  fois  la  tranquille  simplicité;  se  créant  des  joies 
et  des  chagrins  différents  des  autres,  aimant  mieux  s'agiter  que 
d'agir ,  et  mettant  trop  souvent  rhâroîsme  dans  la  lâcheté  du 
suicide. 

La  vie  extérieure  fournit  à  Walter  Scott  ses  sujets,  comme 
l'homme  intime  à  Byron  :  l'un  passionné,  l'autre  pittoresque, 
celui-ci  offrant  mille  caractères  variés ,  celui-là  n'en  connais- 
sant qu'un  seul ,  c'est-à-dire  lui-même.  Les  I/zis  du  dernier 
Ménestrel  avaient  placé  Walter  Scott  au  premier  rang  en  An- 
gleterre comme  poète,  lorsque  Byron  parut.  Ne  voulant  pas 
s'exposer  à  rester  le  second,  il  aborda  la  prose,  en  commençant, 
par  H^aterley  (1814) ,  cette  série  inépuisable  de  romans  dont 
l'action  constitue  le  mérite  et  le  défaut. 

Le  roman,  tel  que  nous  l'entendons  maintenant ,  est  une  pro- 
duction nouvelle  de  la  littérature  chrétienne,  c'est-à-dire  de  celle 
qui  porte  à  méditer  sur  la  vie  intérieure,  à  suivre  les  dévelop- 
pements d'une  passion  depuis  sa  naissance  jusqu'au  moment 
où  elle  triomphe  ou  succombe.  Les  ascétiques  et  les  satiriques 
s'y  sont  également  complus;  mais  le  roman  a  revêtu  un  carao 


L'BCOLK  IIOHARTIQUI.  137 

tènétténût^  selon  les  pays.  Les  romans  d'aventures  ont  prévalu 
diB  Je  Midi  :  de  là  les  cycles  où  tournent  continuellement 
commetypesles  mêmes  personnages.  En  Italie,  les  poèmes  roma- 
aesques  ont  tous  répété  certains  événements  ;  on  bâtit  les  contes 
sur  dei  anecdotes  ;  chaque  poète  chantait  une  belle,  mais  toutes 
se  ressemblaient.  Les  comédies  généralisaient  rhumanité,  au 
iieo  d*ofinr  des  individus.  En  Espagne,  ces  personnifications 
d'naviee  ou  d'une  vertu  apparaissent  jusque  dans  les  meilleurs 
romans.  Dans  le  Nord,  au  contraire,  prédomine  la  réflexion  in* 
ténenre;  et  Shakspeare ,  Richardson ,  Fieiding ,  Sterne ,  scru- 
tant de  près  Vhomme,  cliaque  passion  individuelt^e,  chaque 
secîde&t,  douleur  ou  plaisir,  déroulent  à  nos  regards  une  im- 
OMose  galerie  de  portraits.  C'est  de  là  qu'étaient  venus  les  grands 
nodèles  du  roman  ;  mais  je  ne  sais  quelle  réprobation  dédai- 
gnense'  pesaltsur  ce  genre  de  littérature.  Le  roman  n'est  pour- 
tant qu'une  forme  qui  se  prête  à  toutes  les  passions  du  cœur  et  à 
toa  les  caprices  de  l'esprit,  aux  inspirations  graves  ou  railleu- 
rs :  il  a  servi  à  Voltaire  et  à  Diderot  pour  démolir,  à  Cha- 
teaubriand pour  réédifier;  il  a  été  une  peinture  chez  Walter 
Seott;  il  a  été  l'épopée  de  l'individualisme  sentimental  dans 
f^erther,  René,  Corinne,  Obermanny  Adolphe;  il  a  été  le  poi- 
son de  la  société  et  de  la  morale  avec  Sue» 

Walter  Scott  préfère  à  l'analyse  du  cœur  la  recherche  ar- 
cbéologique,  chère  à  raristocratie  :  il  la  traite  avec  une  impar-  • 
tislité  qui  admet  tous  les  siècles,  tous  les  usages,  tous  les  vices  ; 
fii  a  des  palmes  pour  tous  les  héroîsmes^  de  la  bienveillance 
pour  toutes  les  conditions.  Il  tire  plus  de  parti  encore  de  ses 
réaûniscences  que  de  son  imagination,  prenant  le  beau  où  H  le 
trouve  ;  mais  il  se  l'approprie  par  une  couleur  vigoureuse  et  par 
la  fi»ulté  poétique.  Il  est  incomparable  pour  décrire  :  plein  de 
îéritédans  le  dialogue ,  il  a  mille  secrets  pour  produire  Tintérét 
dramatique  ;  lorsqu'une  fois  il  a  bien  étudié  un  sujet,  il  s'y  jette 
à  ratentnre.  «  Un  homme  de  la  lune,,  dit-il ,.  ne  sait  pas  plus 

'M.  YiOemaîn  s'excuse,  dans  son  Cours ^  toutes  tes  fote  qu'il  citt 
VQ  roman ,  et  laisse  parfois  incomplète  l'étude  de  certains  auteurs,  pour 
^  pas  parler  du  roman.    (C.  C.) 

11. 


138  LlTTBBÀTUaB. 

«  que  moi  comment  je  me  tirerai  du  labyrinthe  de  mon  his- 

«  toire Je  n*ai  jamais  su  écrire  un  plan  entier,  ni  y  rester 

«  fidèle Ma  plus  grande  présomption  a  toujours  été  qne  ce 

«  que  j'écrivais  alors  divertit  et  intéressât  :  au  destin  le  soin  da 
a  reste  1  »  G*est  pour  cela  qu'on  n^aperçoit  chez  lui  qne  le  désir 
de  peindre  ;  jamais  un  but  quelconque ,  excepté  dans  la  Fie  de 
Napoléon ,  que  la  postérité  ne  lira  pas.  Talent  tout  à  fait  exté- 
rieur, il  ne  crée  point  de  types,  et  l'homme  figure  dans  ses  ta- 
bleaux comme  les  buissons  dans  un  paysage. 

Anne  Raddiffe  avait  introduit  la  terreur  dans  les  romans  an- 
glais. Elle  ouvre  les  tombeaux,  expose  le  cadavre  dans  l'horreur 
de  son  immobilité  et  des  approches  de  la  décomposition.  Elle 
déploie  tout  Tattirail  de  l'épouvante,  les  trappes,  les  tapisseries 
doubles,  les  tortures,  les  cris,  les  cachots,  les  spectres;  pnis, 
lorsqu'elle  a  rempli  d'effroi  l'âme  du  lecteur,  elle  se  moque 
de  lui  en  tirant  le  rideau  mystérieux,  et  lui  révèle  en  riant  les 
ressorts  de  sa  fantasmagorie.  Les  cornes  du  démon  sont  celles 
d'une  génisse  ;  les  os  de  squelettes  sont  les  restes  d'un  dîner  :  oe 
qui  fait  que  l'intérêt  s'évanouit  après  une  première  lecture. 

A  son  exemple,  Walter  Scott  introduisit  parfois  des  êtres  fan- 
tastiques, et  mit  en  œuvre  tout  le  machinisme  de  l'épouvante; 
mais  il  reconnut  l'erreur,  el  y  renonça.  Tranquille  dans  sa  villa 
d'Abbotsford,  il  se  plaisait  à  cette  existence  de  château  qu'il  re- 
trace si  bien  dans  ses  romans ,  l'œil  tourné  toujours  sur  le  passé, 
sur  ces  lords  qui  ont  fait  la  grandeur  de  l'Angleterre.  11  ne  sym- 
pathise pas  plus  avec  les  douleurs  et  les  espérances  du  peuple 
que  les  écrivains  classiques.  Sa  tranquillité  sereine  et  limpide 
plut  aux  âmes  tourmentées  par  le  souvenir  des  catastrophes 
contemporaines,  et  inquiètes  sur  l'avenir  :  apaiser  le  oceur  est 
plus  facile  que  de  l'émouvoir.  Quant  à  l'action  exercée  par 
<Scott  sur  la  littérature  et  la  vie  sociale,  en  réalité,  elle  se  ré- 
duisit à  des  modes ,  à  des  cavalcades,  à  des  mascarades,  à  des 
tourelles  gothiques ,  à  des  tournois ,  à  la  remise  en  usage  de 
vieilles  pantoufles.  A  sa  suite  vinrent  une  nuée  d'imitateurs , 
héritiers  de  sa  facilité,  qui  ne  possédèrent  pas  sa  richesse. 

ScoU  et  Goethe  sont  l'opposé  de  Byron  et  de  Schiller.  Les 
premiers  voient,  les  seconds  sentent;  les  uns  tirent  l'inspiratiou 


I.*B<:OLB  BOMARTIQIIB.  1S9 

(fai  ddiofs,  les  aiibes  du  fond  de  rame;  oeai^Ià  reptodaÎBenl 
ie  OMMle  et  les  physionomies,  ceux-ci  la  passion  ;  ceux-là  sont 
b  jamière  qui  édaire,  eeax-ci  la  flamme  qui  brâle.  Byron  renia 
c»  aèdes  et  toat  œ  passé  que  Chateaubriand  adora,  et  que 
Wslter  Scott  peignit  ;  Goetbeles  reprodnisittous.  La  peinture  du 
lisnieéoossais  est  vraie,  mais  inefficace.  Byron,  malade  de  haine, 
et  doute  et  de  désespoir,  ne  sait  chanter  que  le  mad,  la  défiance , 
le  Béant;  il  creuse  jusqu'au  vif  les  souffrances  et  les  discordes 
de  b  fodété  et  des  individus,  et  couvre  tout  d*un  linceul  funèbre. 
Ne  sinspirant  ni  du  souvenir  ni  de  l'espérance,  il  pousse,  par 
m  athé^me  désolé ,  l'homme  à  l'incrédulité ,  au  blasphème,  à 
rioaetion,  an  suicide.  Goethe,  tout  plein  de  soi,  ne  cherchant 
point  à  filtre  prévaloir  une  idée  quelconque ,  réfléchit  l'huma- 
aité  comme  nn  miroir.  Sa  grande  intelligence  eut  à  souffrir, 
il  arrive  toujours ,  du  désordre  de  sa  volonté.  Fauêt 
par  des  railleries  sur  tout  ce  qu'il  y  a  de  sacré,  la  patrie, 
rart,  la  foi;  il  conspua  le  passé  héroïque  de  l'Allemagne;  tou- 
JMn  froid ,  parfois  insultant ,  Goethe  ne  tint  aucun  compte  dn 
grand  bien  qu'il  aurait  pu  faire.  Chateaubriand  répète,  avec  son 
éioqwnee  exubérante  et  splendide,  les  harmonies  du  passé, 
chentie  parmi  les  ruines  du  sanctuaire  les  étincelles  du  feu 
aéré;  mais  il  paya  aussi  son  tribut  au  siècle ,  en  fait  de  doute 
et  de  découragement. 

Les  adorateurs  de  l'art  antique  s'opposèrent  aux  formes  nou- 
velles, car  ils  ne  voyaient  là  que  des  formes,  dans  l'Italie  prin- 
cipaknent,  amoureuse  de  la  correction  extérieure  '• 

Vincent  Blonti  représente  le  côté  pompeux  de  la  littérature 
à  raatique.  Ce  fiuneux  abbé,  de  l'Académie  des  Arcades,  au  mi- 
fiée  de  tant  de  poétereaux  pareils  à  des  oiseaux  en  cage,  que 
lefliQîndre  bruit  excite  à  chanter,  célébrait  à  Rome  les  Odes- 
calcbi  et  les  Braschi,  les  mariages  et  les  fBtes,  s'habituent  à 
i'iaapirer  des  circonstances;  ce  qni  valut  tant  d'agrément  à  ses 
piwkietions,  tant  de  reproches  à  son  caractère.  Une  élégance 

'  Cette  adoration  des  formes  est  si  vraie,  que  les  historiens  et  les  cri- 
ttVMsIWfeosditliDgiient  la  poésie  en  sonaetSyCapifoli,  vers  libres,  etc., 
<l  qaa.les  aatens  sont  rangés  selon  ces  daasUlcationi.    (C.  C.) 


140  LlTTBRAiaBB. 

incomparable,  une  phrase  inréprocbablemeiit  claasiqae,  des 
images  brillantes,  des  périphrases  pleines  d'artifice,  la  plus 
savante  combinaison  de  syllabes ,  d*où  résulte  une  période  aussi 
lai^e  qu'harmonieuse;  toutes  ces  qualités  lui  donnèrent  des 
admirateurs  et  beaucoup  d'envieux.  Ajoutez-y  l'art  de  donner 
aux  choses  nouvelles  un  tour  antique,  aux  choses  positives  un 
tour  poétique ,  comme  il  fit  dans  la  Beauté  de  Cunivers  et 
dans  son  ode  sur  Montgolfier.  La  populace  de  Rome  massacre 
le  républicain  Basseville  ;  et  Monti  de  &ire  un  poëme ,  où  il 
évoque  l'ombre  de  la  victime  pour  lui  &ire  envisager  les  maux 
et  les  crimes  de  la  France,  et  leur  châtiment  prochain.    La 
France  triomphe  au  'contraire,  et  improvise  des  républiques 
dans  la  haute  Italie  ;  ce  qui  attire  de  violents  sarcasmes  au 
poète  de  la  tyrannie.  Mais  le  poète,  accourant  dans  la  Cisalpine, 
prouve  bientôt  sa  conversion  par  des  articles  et  des  anuoni , 
où  il  renchérit  sur  ce  qu'avaient  fait  retentir  de  plus  exagéré  et 
de  plus  farouche  les  clubs  et  la  tribune.  Une  ode  où  il  maudit 
le  tang  du  vil  Capety  sucé  aux  veines  des  fils  de  la  France 
que  le  cruel  trahit,  restera  à  côtéde  cet  autre  poème  dans  lequel 
il  pleure  le  roi  le  plus  grand,  le  roi  le  plus  doux.  A  propos  de 
la  mort  du  mathématicien  Mascheroni ,  il  fit  un  autre  poëme 
contre  les  Bnitus  et  les  Lycui^ues  de  la  république  cisalpine. 
Bonaparte  n'avait  pas  encore  quitté  sa  tente  de  Marengo,  qu'il 
saluait  en  lui  le  rival  de  Jupiter^  parce  qu'il  ne  pouvait  atn^ 
de  rivaux  sur  la  terre.  Monti  chante  le  héros  qui  compte  ses 
jours  par  ses  victoires,  et  lui  fait  conseiller  par  Dante  de  se  faire 
couronner  roi.  Il  célèbre  les  mariages,  les  naissances,  tous  les 
événements  de  la  cour  impériale.  11  lance  des  imprécations  contre 
l'Angleterre 'lorsque  l'imprécation  faisait  partie  obligée  de  la 
flatterie ,  et  obtient  des  pensions ,  des  honneurs ,  de  la  gloire. 
Le  grand  homme  tombe  :  alors  Monti  chante  le  retour  dAstrée 
dans  un  pays  qui  gémissait  sous  ses  cliatnes.  Mais  l'empereur 
d'Autriche,  qu'il  appelait  un  ouragan  dans  la  guerre^  un  zé- 
phyr dans  la  paix ,  lui  retira  son  titre  d'historiographe  et  ses 
traitements. 

Allons  nous  reprocher  à  Monti  toute  cette  poésie  trop  versa- 
tile? Il  faudrait  n'avoir  pas  connu  cette  Ame  sympathique,  ni 


L'fiCOLB  BOMAIITIt^UB.  141 

fu  ce  qê'JH  mettail  d'ingénuité  dans  ses  affectioDS.  li  vivait  à 
me^Mtque  qui,  en  entraînant  Thomme  à  clianger  au  milieu  de 
but  de  changements,  ne  permet  guère  que  d*examiner  si  Ton 
iiitde  bonne  fm.  Son  défaut  était  celui  de  Técole,  qui  s'occupait 
de  ia  forme  et  non  de  Tessence ,  de  l'extérieur  et  non  du  fond, 
et  prétendait  brûler  un  grain  d'encens  à  l'idole  de  chaque  jour. 

Chez  lai  la  forme  est  tout  :  avec  un  faire  large  et  sûr,  un  dé- 
dain magistral  des  réminiscences ,  qu'il  sait  s'assimiler  jusqu'à 
Inr  donner  l'air  de  la  spontanéité,  il  triompha  de  cette  médio- 
crité qui  semble  inévitable  dans  des  sujets  contemporains. 

Momi  sentait  fortement  ce  qu'il  sentait ,  et  rendait  avec  vi- 
gnear  toutes  les  images  qui  s'offraient  h  sa  pensée.  Mais,  à  la  fin 
de  diaque  composition ,  il  tirait  le  rideau.  Ce  qu'il  avait  voulu 
dire,  il  l'avait  exprimé  admirablement.  Le  lendemain ,  il  passait 
à  une  autre  composition ,  sans  s'inquiéter  de  celle  de  la  veille. 

0  m  fut  de  même  de  ses  opinions  littéraires.  Après  avoir 
gnadi  en  célébrant  les  événements  contemporains;  après  avoir 
Nevé  par  le  lyrisme  le  poëme  et  la  tragédie,  qu*tl  vengea  de  la 
lédwiesse  d'Alfieri,  lui  qui  avait  rempli  ses  vers  de  tant  d'qm- 
bres  et  de  fantômes  «  et  suivi  dans  un  poëme  entier  les  traces 
du  fantastique  Ossian,  il  se  mit  à  regretter  sur  ses  vieux  jours 
cette  mjTtbologie  païenne  à  laquelle  il  avait  fait  la  guerre.  Et  il 
avait  raison;  car,  sans  elle,  comment  improviser  des  chants 
pour  les  mariages,  pour  les  anniversaires  des  rois  et  des  Mé- 
cènes? 

Monti  avait  plus  d'une  fois  jeté  la  pierre  au  bon  Cesari,  pour 
avoir,  dans  la  réimpression  du  Dictionnaire  italien ,  emprunté 
aux  (récetUUtes  '  des  mots  que  le  bon  sens  des  premiers  aca- 
démiciens de  la  Crusca  avait  rejetés  *.  Il  protestait  ainsi  contre 
la  oomption  de  la  langue,  dont  il  fallait  moins  accuser  la 


'  Ob  désigne  soas  ce  nom  Ifis  écrivains  du  quatorzième  siècle  et  ceux 
qai  imitent  lenr  style.    (Ah.  R.) 

'Fosoolo  faisait  ses  délices  de  ce  dictionnaire  de  la  Cnisca  ;  et  comme 
d  bat  cboiHr,il  voulait  plutôt qa^il  fût  pédant  que  trop  facile,  attendu 
vue  dam  U  dictionnaire  italien ,  disait-il ,  je  cherche  des  règles ,  et 
nem  dn  mots,     (C.  C.) 


J42  LITTÉRÂTUBB. 

conquête  française  que  le  laisser  aller  anti-national  du  siècle 
précédent.  Dans  le  Piémont  surtout,  Naptone,  Botta,  Grassi, 
s*étaient  employés  à  combattre  cette  tendance,  et  prétendaient 
régénérer  la  langue  par  l'archaïsme.  Monti  déjà  vieox,  et  per- 
dant les  occasions  de  chanter,  reprit  cette  question  de  la  langue, 
que  les  Italiens  débattent  depuis  des  siècles,  et  surtout  dans  les 
temps  où  Ton  ne  peut  discuter  autre  chose. 

Les  uns  veulent  donc  une  langue  courtisanesqoe ,  litté- 
raire, choisie,  de  quelque  nom  qu'on  l'appelle ,  formée  de  tout 
ce  que  les  bons  auteurs  ont  écrit  de  mieux  dans  toute  ntalie. 
Mais  quels  sont  les  bons  auteurs.'  les  trécentistes  ou  les  quin- 
quécentistes  ■  ?  Et  lesquels  parmi  eux?  Puis  chacun  d'eux  a-t-il 
écrit  dans  l'idiome  de  sa  province  ?  et  d'où  ont-ils  tiré  œ  qu'ils 
ont  de  bon  ?de  leur  caprice  ;  non.  Ils  l'ont  donc  emprunté  à  d'au- 
tres auteurs  (ce  qui  ne  ferait  qu'allonger  la  question],  ou  bien 
à  la  langue  parlée;  et,  dans  ce  cas,  pourquoi  ne  pas  recourir 
directement  à  celle-ci? 

Ceux  qui  concluent  ainsi  pensent  que  le  législateur  do  lan* 
gage  (nous  ne  disons  pas  du  style)  est  le  peuple  qui  parle  le 
mieux,  c'est-à-dire  les  Florentins.  Mais  ici  nouveau  sehisme  : 
l'Académie  de  la  Crusca ,  la  première  qui  ait  formé  un  diction- 
naire d'une  langue  vivante ,  l'établit  comme  on  avait  Thabi- 
tude  de  faire  pour  les  langues  mortes ,  c'est*à-dire  en  allant 
chercher  les  mots  dans  les  livres,  et  en  les  appuyant  d'exemples. 
Mais,  sans  parler  des  fautes  d'exécution  inévitables  dans  un 
si  grand  travail,  qui  est  l'œuvre  de  tant  de  gens,  pourquoi  recou- 
rir à  une  autorité  morte ,  de  préférence  à  celle  qui  est  vivante? 

On  ne  voulut  pas  comprendre  cela.  Des  écrivains  distingués 
s'étant  produits  dans  d'autres  parties  de  l'Italie,  on  prétendit 
que  la  langue  devait  être  italienne,  c'est-à-dire  tirée  de  toutes 
les  provinces ,  comme  si  ces  écrivains  s'étaient  proposé  d'em- 
ployer le  langage  de  leur  pays  natal  ;  comme  si  un  particulier 
ou  même  une  académie  pouvait  savoir  quels  mots  sont  usités 

'  Ëcrivaiasdu  seizième  siècle.  On  donne  aussi  en  Italie  le  nom  de  qua- 
torzecentistes  aux  peintres  du  quinxième  siède ,  à  l'école  de  Giotto  et 

d*Orc«gna.    (Am.  R.) 


LECOLB  AOMAIITIQUE.  143 

daMtntaritalie,  el  les  comparer,  pour  choisir  celui  qui  vaut  le 
oien!  Oo  se  récria  donc  contre  Torgueil  des  Florentins,  qui 
préuadaient  s'arroger  le  privilège  du  beau  langage;  on  con- 
in£t  la  parole  avec  récriture,  le  style  avec  la  langue  ;  et  les 
partisaDs  de  lldioaie  populaire  furent  traités  de  pédants  par 
OD  qui  voulaient  qu^on  s'en  tint  aux  livres  et  à  l'autorité  des 
morts  '. 

Tdkffrait  à  peu  près  la  doctrine  que  soutint  Monti  dans  ses 
Àddi^mu  et  carrectUms  au  Dictionnaire  de  la  Cru$ca  ;  mais 
fl  le  dédit  et  contredit  d'une  page  à  l'autre;  il  reproduit  les 
ciiUqiMB  dirigées  déjà  contre  la  Crusca ,  et  s'écarte ,  dans  la 
pmkpie ,  de  ce  qu'il  professe  en  théorie.  Au  lieu  de  résoudre 
tttte question  de  la  langue,  il  l'envenima;  et  son  exemple 
Mnit  d'excuse  à  des  luttes  grossières  et  à  des  personnalités  de 
eanefoor. 

Voilà  en  quoi  consistent,  si  nous  ne  nous  trçmpons ,  les  prin- 
opm  earactères  de  l'ancienne  école ,  contre  laquelle  s'éleva 
la  nouvelle  avec  Manxoni.  Cet  écrivain  débuta ,  comme  les  mal* 
iKi  le  lui  avaient  enseigné ,  par  des  compositions  dont  l'une 
bnllsit  de  toutes  les  grâces  antiques,  et  dont  l'autre  était  ins* 
piitt  par  des  rancunes  et  des  sentiments  profanes.  Mais  déjà 
l'on  pouvait  y  sentir  une  plénitude  qui  n'était  ni  le  charme 
*^uit de  Monti,  ni  la  colère  de  Foscolo,  à  qui  Tincobérence 
ifiieciée  donne  un  certain  air  de  lyrisme.  Il  acheva  son  éducation 
«a  Fruee ,  où  des  penseurs,  ses  amis ,  à  qui  Topposition  tenait 

'  Foseolo  dit  dans  sa  lettre  du  mois  de  septembre  1826 ,  à  Gino  Cap- 
fx^i  ao  sojet  de  son  édition  de  Boccace,  en  parlant  de  ces  disputes 
païUDatictJes  :  «  La  cause ,  la  voici  :  c^est  que  la  langue  italienne 
*'«  JMiiis  été  parlée;  c'est  une  tangue  écrite ,  et  rien  autre  chose  ;  lit- 
Mit  par  suite,  et  non  populaire.  Si  jamais  il  arrive  que  l'état  de  Tltalie 
<*  IJ^se  une  langue  à  la  fois  écrite  et  parlée ,  une  langue  littéraire  en 
"'^  temps  et  populaire ,  alors  les  disputes  et  les  pédants  s'en  iront 
^<UaUe,  les  gens  de  lettres  ne  ressembleront  plus  à  des  mandarins, 
^Wft  dialectes  ne  prédomineront  plus  dans  les  capitales  de  chaque 
province;  la  nation  ne  sera  plus  une  multitude  de  Chinois»  nuis  un 
peuple  capable  d'entendre  ce  qui  s'écrit,  juge  de  la  langue  et  du  style. 
f<  qei  oc  peut  être  aujourd'hui.  » 


1-14  LITTÉBÀTUfiE. 

lieu  de  liberté,  riiabitucrent  à  méditer  sur  les  croyances  et  sur 
les  théories  alors  à  la  mode.  Il  débuta  par  des  essais  d'nne 
poésie  sobre ,  qui  subordonne  la  phrase  à  la  pensée ,  ne  cherche 
les  ornements  que  dans  le  sujet,  et  qui,  nourrie  surtout  de 
pensées  élevées  et  pures ,  se  croit  un  enseignement,  un  apostolat. 
La  simplicité  originale  de  ses  Hymnes  fit  quMls  passèrent  tout 
à  fait  inaperçus  ■.  Carmagnola  et  Adelchis  furent  en  butte 
aux  insultes  de  ces  dénigreurs  dont  la  bassesse  s*aide  de  per- 
fidie ,  et  qui  s'agitent  dans  tout  pays  où  la  liberté  de  la  presse 
ne  les  livre  pas  à  un  juste  mépris.  Code  sur  la  mort  de  Napo- 
léon, inférieure  à  ses  autres  poésies  lyriques,  lui  fit  pardonner, 
même  par  ses  concitoyens ,  une  gloire  que  les  Fiancés  (  Prth- 
messi  sposi  )  vinrent  accroître  plus  tard. 

€ette  ode  est  la  seule  où  il  ait  traité  un  sujet  moderne  ;  et  il 
put  se  vanter  d'avoir  conservé  son  génie  «  vierge  d'éloges  ser- 
viles  et  de  lâches  outrages.  »  Bien  loin  de  Monti  en  heureuse 
facilité,  chaque  strophe  lui  coûte  un  effort,  et  il  n^est  Jamais 
content  de  ce  qu'il  a  fait;  mais  Monti  a  limé  ses  vers  toute  sa 
vie,  et  jamais  Manzoni  n'a  retouché  les  siens  après  les  avoir 
livrés  à  l'impression.  L'un  peint  plus  qu'il  ne  pense,  l'autre 
pense  plus  qu'il  ne  peint.  Chez  l'un  l'imagination  domine,  chez 
l'autre  la  réflexion,  qui  est  la  conscience  de  l'inspiration,  si 
nécessaire  dans  la  poésie  lyrique  ;  l'un  vous  laisse  étonné,  l'autre 
satisfait.  Monti  se  pose  en  maître  de  l'opinion ,  en  conseiller 
des  rois  et  des  nations  ;  l'autre  doute  totyours  de  lui-ménie. 
Monti  n'a  pas  un  but  spécial,  mais  il  enseigne  et  pratique  l'art  : 
aussi  ceux  qui  eurent  le  bonheur  de  se  partager  son  manteau 
ont  produit  de  belles  choses;  les  disciples  de  Manzoni  se  sont 
attachés  de  préférence  aux  bonnes  choses;  aux  uns  l'idéal, 

'  Ils  parurent  en  1815,  et  Cristopboris  écrivait  en  1819,  dans  le 
Conciliateur  du  4  juillet  :  «  Nous  ne  savons  pourquoi  les  hymnes  sa- 
crés de  Manzoni  ont  fait  si  peu  de  bruit  en  Italie.  Quelle  récompense 
réserve-t-on  donc  désormais  dans  cette  bienheureuse  péninsule  ao  petit 
nombre  d^esprits  élevés  qui,  répugnant  à  la  flatterie ,  au  vice  et  à  Pimi- 
tation  servile ,  se  vouent  généreusement  à  Part  harmonieux  dé  la  parole 
par  amour  de  la  vérité,  et  par  Tenvie  de  répandre  de  nobles  conseils 
et  des  exemples  de  justice  et  de  charité? 


L*ÉCOLB   BOUANTIQUE.  145 

aoxMtres  le  réel.  Tous  deux  ont  essayé  du  théâtre,  et  Monti 
sut  se /aire  applaudir  avec  des  procédés  aocieus;  il  n*eii  a  pas 
dédenéme  pourrautre.  Mauzoui  soutint  aussi  des  polémiques  ; 
nais,  an  beu  de  cette  critique  agressive  plus  semblable  à  une 
aoaqoe  de  parti  qu*à  la  discussion  d*un  système ,  il  donna 
Texemple  de  celle  qui  procède  d'un  cœur  droit,  d'un  jugement 
sâr  et  d*une  bonne  conscience;  qui  apprécie  loyalement  chei& 
ses  adrersaires  ce  qui  mérite  Téloge ,  et  admet  à  partager  les 
ippbodtssements  du  public  quiconque  a  bien  mérité  de  la  vé- 
rité. Il  ne  prit  fait  et  cause  ni  iiour  lui-même ,  ni  pour  un  pa- 
tnotisiiie étroit,  mais  une  fois  pour  la  morale  catholique,  une 
wtre  pour  les  unités  tragiques ,  en  élevant  le  débat  à  une  ques- 
tioo  morale. 

Chez  Manzoni  la  poésie  historique  n*est  ni  uue  inspiration  ni 
tiMallustoo,  mais  un  examen  consciencieux  de  toute  chose. 
Noo  content  de  prendre  un  nom  et  un  fait  pour  le  Jeter  dans 
uoetragédie  ou  un  roman,  il  ressuscite  les  temps,  avec  les  seu- 
tiawotsdont  ils  ont  vécu.  Il  apporte  donc  une  pudeur  poétique, 
uoe  dignité  perdue  dans  la  littérature,  considérée  comme  sacer- 
<ioce  et  comme  mission  (qu'on  ne  rie  point  de  ce  mot,  qui,  trop 
prodigué,  est  devenu  du  jargon)  ;  et  il  ramène  la  poésie  italienne 
vers  son  origine,  au  temps  où  Dante  la  mettait  au  service  de  la 
ÔTiUsalion,  et  des  sentiments  qu'il  regardait  comme  les  meil- 
leurs. 

Le  roman  de  Manzoni  procède  deWalter  Scott;  mais  l'auteur 
anglais  en  a  fiilt  cinquante,  l'auteur  italien  n'en  a  fait  qu'un. 
Chez  ruD  toutes  les  couleurs  sont  extérieures ,  chez  l'autre 
cest  la  vie  intime  ;  celui-ci  s'applique  à  peindre  et  à  amuser, 
^î-là  à  faire  penser  et  sentir.  Manzoni  lui-même  crut  son 
hvre  destiné  à  vivre;  car  il  le  retoucha ,  lorsque  l'Italie  l'eut  ac- 
cflâlU.  11  y  fut  amené  par  ses  idées  sur  la  langue,  opposées 
néon  sons  œ  rapport  à  celles  de  Monti  ;  car  il  veut  qu'en 
Italie,  comme  ailleurs,  on  coupe  court  aux  querelles  des  pé- 
dants, en  adoptant  généralement  le  dialecte  qui ,  de  l'aveu  de 
Uns,  est  le  meilleur,  et  qui,  étant  vivant,  est  complet,  indé- 
fectible, et  peut  suivre  les  progrès  des  idées. 
Manz(mi  a  puni  sa  patrie  par  sou  silence,  dans  la  maturité 
■ST.  9Ê.  ceirr  aks.  «>  t.  m.  ^^  ^ 


^ 


H6  LITTÉB4TUR1. 

de  rage  et  du  jugement.  Mais  la  cause  était  gagnée,  le  nombre 
de  ses  adhérents  s'accrut  sous  la  contradiction  officielle  ;  ils  se 
tbrtiCèrent  dans  la  lutte,  en  exprimant  les  besoins  et  les  espé- 
rances de  la  génération  naissante. 

tfous  ne  parlons  que  des  meilleurs;  c^  la  tourbe  se  fourvoya 
derrière  ses  deux  chefis.  Les  uns  continuèrent  à  appeler  classi- 
ques les  idées  vagues,  les  expressions  exagérées,  les  enjolive- 
ments du  genre  verbeux  et  stérile  qui  a  empêché  jusqu*ici  les 
Italiens  d'avoir  une  prose  nationale.  Us  s'obstinèrent  aux  beautés 
stéréotypées  de  ce  vieux  procédé  où  il  entre  un  peu  d'imagination 
et  beaucoup  de  forme;  ils  s'en  tinrent  à  un  style  lâche,  prodigue 
d'épithètes  triviales  et  de  marqueteries  classiques,  dénué  de  phy- 
sionomie comme  les  femmes  qui  se  fardent.  Mais  qu'ils  restè- 
'  rejit  loin  de  la  majesté  et  de  la  délicatesse  de  Monti  !  Les  autres 
substituèrent  à  la  mythologie  des  personniflcations  parasites , 
l'hypocondrie  à  la  douleur,  des  conceptions  fantastiques  à  la 
méditation  *,  des  passions  de  tête  à  l'étude  du  cœur.  Ils  firent  de 
la  tragédie  un  ramassis  désordonné  de  scènes  qui  respiraient 
le  paganisme  antique  au  milieu  d'événements  modernes  ;  ils 
firent  des  idylles  qui  sentent  le  jardin,  et  non  les  champs.  Au 
lieu  de  chercher  le  roman  de  la  pensée ,  du  sentiment ,  de  la 
morale,  ils  n'enfantèrent  qu'un  péle-méle  où  des  dialogues 
sans  fin,  des  détails  qui  distraient  l'attention,  remplacent  la 
narration  qui  marche  au  but  ;  parfois  même  ils  l'embellirent  des 
rugissements  lyriques   de  Jacopo  Ortis.  Puis  ils  se  crurent 
novateurs ,  parce  qu'ils  substituaient,  aux  Phyllis  et  aux  nym- 
phes ,  des  anges ,  des  sylpliides,  des  clairs  de  lune.  On  n'y  ren- 
contre guère  cette  inspiration  fraîche  et  naïve  de  la  nature,  qui 
est  le  premier  charme  de  la  poésie  et  le  reflet  des  choses  elles- 

*  Sentimentaliste  avant  Tépoque  romantiqiie,  Hippolyte  Pinderoonte 
se  distingoa  parmi  ses  oontemporains  par  sa  verve  mélancolique  et 
fracieute.  Ame  pure  et  gémissante ,  mais  dénuée  d^action ,  palpitante 
cependant  pour  la  liberté,  il  se  plut  à  représenter  dans  Arminitu  le 
noble  caractère  d^un  défenseur  de  Tindépendance  nationale ,  et  il  re- 
prodia  à  Foscolo ,  qui ,  «  tout  en  s^efTorçant  de  suivre  la  pensée  mo- 
derne, sVbslina  dans  les  Tonnes  grecques  (  Mazziivi  ),  »  de  oe  pas  savoir 
tirtr  A'édnccltps  poétiques  d'objets  moins  éloignés  que  Troie. 


L*KCOLB  BOMAUTIQUB.  147 

;,  el  non  odoi  d'un  autre  temps.  Bien  peu  s'aperçurent 
qat  feseoee  de  la  vérité  en  littérature  se  rencontre,  non  pas  dans 
Jet  objets  isolés,  mais  dans  le  rapport  des  objets  entre  eux. 

Les  eouieurs  sobres  qui  retracent  la  société  Yéritable ,  et  non 
une  sodélé  fictive;  ce  soufQe  de  religion  paisible,  ce  respect 
pour  la  volonté  de  Dieu ,  cet  amour  de  la  règle  qui  rend  la  vie 
ÊKÎie  et  douce,  ne  pouvaient  convenir  à  beaucoup ,  qui  avec 
Foscok»  encensent  la  fatalité,  qui  se  passionnent,  avec  Alfieri , 
pour  le  tjnraonieide  à  la  romaine,  incapable  de  changer  les  ins- 
timtÎQos  et  d^assurer  une  liberté;  qui  aiment  Tenthousiasme 
a  la  bçMk  des  rhéteurs,  l'exagération  dans  le  bien  et  le  mal, 
cette  philosophie  désolante  qui  nous  avilit  sous  prétexte  de  nous 
SBaljser,  et  qui  exprime  les  convulsions  d'une  société  expirante, 
pistât  que  les  palpitations  d'une  société  qui  renatt. 

Lltalte,  qui  a  eu  son  Chénier,  a  maintenant  son  Béranger  ; 
et  la  colère  est  leur  muse  :  coeurs  généreux ,  même  lorsqu'ils 
sont  mal  iasinrés.  Hais  un  livre  qui  respire  une  tranquille  rési- 
gnation à  on  martyre  atroce,  et  où  respire  cette  sérénité  pure 
que  ne  trouble  ni  la  persécution  ni  l'ingratitude,  servit  mieux 
la  cause  des  peuples  que  les  emportements  lyriques  et  les  lieux 
coDflMiiis  d'un  patriotisme  arrogant  et  hargneux.  C'est  pour 
eeia  que  l'Italie  le  vilipenda,  tandis  que  l'Europe  l'admirait. 
Mais  revenons  à  la  Firance. 

Laauotiiie ,  l'une  des  gloires  de  la  nouvelle  école,  a  le  srati- 
BMBt  de  la  solitude,  et  aperçoit  sous  les  formes  visibles  un 
idéal  iafini.  Le  monde  se  laissa  bercer  à  l'harmonie  mélancolique 
de  ses  MédUaikmê ,  à  ce  mystère ,  à  cette  élévation  brillante , 
âdie.  Puis  on  le  trouva  monotone  avant  même  qu'il  tombât 
dans  rindîvidttaljsme,  dans  l'amour  vaporeux  et  stérile,  dans 
le  culte  d'une  Divinité  vague  et  identifiée  avec  la  nature;  puis 
une  démagogie  qui  ne  procède  que  de  l'enivrement  de 
et  de  ses  triomphes  passagers. 

Brisant  les  entraves  imposées  à  la  langue,  que  l'esprit  d'à- 
aalyse,  par  amotnr  de  la  clarté,  avait  privée  de  pittoresque  et 
d'oMfgîe,  Victor  Hugo  risqua  le  mot  propre,  l'élision,  l'en- 
Maeement,  la  cadence  suspendue,  le  vers  brisé,  les  rimes  li* 
becs;  et  souvent  il  atteignit  à  une  force  inconnue  dans  ce  genre 


148  LITTÉBATOBE. 

de  poésie ,  très-varié  d*aspect,  et  parfois  d'une  grande  puissance 
lyrique.  Supérieur  dans  le  coloris,  saisissant  admirablement  la 
vie  individuelle  de  chaque  objet,  il  sait  représenter  sous  des 
images  sensibles  la  pensée  la  plus  abstraite.  Lui  aussi  se  gâta 
en  avançant  :  il  prit  l'antithèse  pour  le  caractère,  voulut  peindre 
pour  peindre,  supprima  les  gradations  pour  n'admettre  que  les 
extrêmes,  abusa  de  Taliégorie,  personniGa  les  passions,  ma- 
térialisa ridée ,  et  poussa  la  fantaisie  jusqu'au  délire. 

Dans  la  nature  physique  et  dans  la  nature  morale,  le  laid  est 
à  côté  du  beau ,  comme  l'ombre  à  côté  de  la  lumière  ;  et  celui 
qui  ne  présentera  l'œuvre  de  Dieu  que  du  côté  brillant  ne  la 
montrera  pas  entière.  Mais  l'imitation  de  la  nature  est  d'autant 
plus  admirable  qu'elle  choisit  mieux  le  beau ,  et  qu'elle  ne  se 
sert  du  laid  que  pour  lui  donner  du  relief.  Les  romantiques 
français,  au  contraire,  pnrentlelaid  pour  but;  et,  de  même 
que  Byron  mettait  une  vertu  dans  les  âmes  les  plus  perverses, 
de  même  Hugo  s'attacha  à  retracer  une  qualité  noble  sous 
les  formes  les  plus  repoussantes  ou  dans  la  condition  la  plus 
abjecte. 

Par  opposition  à  la  régularité  du  grand  siècle ,  l'art  drama- 
tique se  précipita  dans  l'étrange ,  mais  il  n'anriva  pas  pour  cela 
à  l'originalité  :  il  ne  fit.  que  clianger  de  modèle.  Alfred  de 
Vigny,  âme  naïve,  nourrie  de  ces  belles  études  qui  éternisent 
leâonvrajges,  offrit  Shakspeare  dans  sa  rude  majesté,  non  plus 
iKHitilé  iet civilisé;  puis  dans  ses  drames,  comme  dans  ses  poëroes 
et  dans  ses  TùtnansiElloa,  SteUo,  etc.  ),  il  pénètre  dans  tontes 
les  nuances  de  la  sensibilité,  et  parle  surtout  aux  âmes  élevées; 
mais  il  répand  aussi  par  trop  dans  ses  ouvrages  ce  décourage- 
ment qui  ne  se  pardonne  qu'après  des  efforts  vigoureux  et  con- 
tinus. Dumas,  au  contraire,  exploita  les  fortes  passions;  il  les 
étudia  à  toutes  les  époques  qu'il  décrivait,  et  cela  avec  cette 
action  qui  est  le  ressort  du  drame,  avec  cette  pratiqtie  de  la 
scène  qui  sufBt  pour  obtenir  des  applaudissements,  qui  maî- 
trise l'auditoire,  mais  ne  l'ennoblit  pas.  Hugo,  qui  s'était  pro- 
posé d'être  original,  chercha  dans  les  procédés  cette  puissance 
qui  ne  peut  venir  que  de  l'inspiration.  Son  attention  se  porta 
plus  sur  les  choses  extérieures  que  dans  les  replis  intimes  du 


L*£COLE  BOMAUTIQUE.  140 

DOMfe  qoU  peignait.  Lyrique,  même  dans  le  drame,  il  cher- 
dn  ses  effets  dans  la  pompe  du  spectacle  ;  il  amena  des  situa- 
tions terribles  sans  s*înqaiéter  si  elles  étaient  vraisemblables, 
irrÎTant  au  point  où  la  passion  n^est  plus  du  sentiment,  mais  de 
rinstinetfOÙ  elle  a  la  violence,  la  brutalité  de  Tinstinct.  Son 
Hentani  fut  considéré  comme  un  prélude  heureux  ;  mais  il  ne 
lai  donna  point  de  pendant ,  et  il  transmit  à  son  école  une 
manie  de  contrastes  extravagants,  d*anecdotes  et  de  particula- 
rites  exceptionnelles ,  qu'ils  prirent  pour  carsctëristlques ,  de 
dcMriptions,  d^énumérations  prolixes,  là  où  un  mot  suffisait 
an  classiques.  Cette  école  poussa  le  naturel  jusqu'au  trivial , 
toarmentant  le  style,  afin  de  lui  faire  reproduire  les  angoisses 
physiques  et  morales.  Comme  le  bizarre  est  moins  varié  que  le 
Batorel,  on  arriva  bientôt  à  l'ennui  par  la  route  qu'on  avait 
prise  pour  l'éviter.  Hugo ,  qui  a  pourtant  défini  la  poésie  «  ce 
t|Q'il  y  a  de  plus  intime  dans  chaque  chose ,  »  édifia  son  prin* 
dpal  ouvrage  sur  le  mol  fatalité;  et  ce  mot,  il  Tinscrivit  sur  le 
temple  d'où  rayonne  l'espérance  qui  console  la  terre. 

La  comédie  est  descendue  à  la  farce,  même  chez  les  plus  re- 
oomaiés.  Il  est  rare  d'en  voir  une  qui  soit  faite  sans  collabora- 
trar,  et  qui  se  soutienne  par  le  développement  dramatique,  par 
<les  caractères  constants,  par  un  dialogue  vrai ,  une  leçon  vive. 
Scribe  est  tout  extérieur,  accidents  mesquins,  mésintelligences , 
équiroqucs,  petites  causes  qui  amènent  de  grands  événements; 
parfois  il  a  touché  le  vrai,  jamais  l'idéal,  jamais  le  fond  du 
ctEur:  c'est  par  là  qu'il  platt.  Quelques  pièces  des  petits  théâtres 
de  Paris  nous  ont  plus  touchés  que  toutes  ces  figures  de  lanterne 
magique ,  parce  qu'elles  tendaient  à  ce  but  élevé  sans  lequel  la 
littérature  n'est  qu'un  bruit  de  tambour.  Mais  elles  n'étaient 
pas  r<^vrage  d'auteurs  en  renom.  Le  théâtre  exagère  les  dé- 
fauts, et  il  en  résulte  que  l'on  flatte  l'homme  vicieux  en  préten- 
^t  le  corriger,  qu'on  stimule  par  des  excitants  ses  sens  blasés , 
O'J  qu'on  étourdit  la  pensée  qui  l'assiège  par  le  prestige  du 
diant  et  de  la  danse. 

Si  les  titres  des  ouvrages  nouveaux  parviennent  à  la  pos- 
Mé,  elle  s'émerveillera  que  notre  siècle  ait  pu  revendiquer  1& 
Itialiflcalion  de  sérieux  cl  de  positif.  Les  romans ,  devenus  U 

13. 


ifO  UTTKBATUaS. 

Jaetam  géoérale,  ont  agité  toutes  lias  questions  poUtiqnos  et 
sociales.  Mais  au  besoin  du  nouveau  ou  a  répondu  par  le  para- 
doxe «  les  moyens  forcés  «  Tétrange,  à  ce  point  que  tels  de  ces 
livres  sont  devenus  de  véritables  délits  contre  la  morale  et 
rhumanité.  Déjà  Rousseau  avait  proclamé  la  nécessité  et  la 
sainteté  de  la  passion,  et  la  fatalité  des  circonstances;  il  avait 
produit  le  dégoût  de  la  vie  réelle,  et  Tabandon  des  devoirs 
qu*elle  impose;  il  avait  appelé  Tintérêt  sur  Thomme  vicieux, 
au  détriment  d<»  l'homme  de  bien.  Il  fit  école.  Les  romans  de 
Victor  Hugo  sont  Tapplication  de  sa  théorie  du  laid.  Dans  Notre- 
Dame  de  Paris,  peinture  puissante,  il  ensevelit  les  hommes 
sous  Farchitecture ,  les  âmes  sous  les  sens,  dont  il  expose  la 
physiologie;  il  se  plonge  dans  une  recherche  inouïe  de  souf- 
frances ,  sans  s'élever  jamais  vers  cet  ordre  de  choses  qui  leur 
imprime  le  caractère  de  Texpiation  et  de  la  réparation^  Dans  ie 
Dernier  jour  dun  Condamné  et  dans  Claude  le  Gueux,  îl   se 
plaît  à  fouiller  les  d^rdres  sociaux ,  qui  punissent  Thomiue 
pour  des  méfaits  dont  il  impute  le  tort  à  la  société  elle-mêoic. 
Balzac,  par  un  regard  pénétrant,  par  une  description  abon- 
dante et  variée,  par  l'art  de  s'approprier  les  idées,  sut  plaire 
même  aux  esprits  graves  {Louis  Lambert,  Eugénie  Grandet)^ 
avant  qu'il  se  fût  abandonné  à  la  sensualité,  à  laquelle  il 
mêle  je  ne  sais  quelle  spiritualité^  qui  produisent  un  ensemble 
étrange  et  bâtard. 

Une  femme  qui,  pour  la  hardiesse  de  la  pensée  et  l'éclat  du 
style,  a  peu  d'égaux  parmi  les  hommes,  s'est  servie  du  roman 
pour  démontrer  des  théories  et  appuyer  des  systèmes.  Toutes 
ses  créations  ne  sont  pas  à  mettre  au  rang  des  premières,  écrites 
sous  l'inspiration  d'un  cœur  déchiré  et  encore  saignant;  mais 
on  pourra  aussi  lui  demander  un  compte  sévère  de  cette  persis- 
tance à  saper  les  bases  de  la  société,  à  montrer  le  néant  de  la 
vertu,  des  croyances,  de  la  volupté  même;  à  précipiter  les 
hommes  dans  le  torrent  des  passious ,  dans  l'immensité  des 
désirs ,  au  lieu  de  les  aguerrir  contre  les  penchaitts  égoïstes  et 
inhumains. 

Lorsque  le  roman  fit  invasion  dans  les  journaux,  on  cessa 
d*y  chercher  l'art  et  les  situations  raisonnables;  on  ne  lui  de- 


L*£COLB  flOMARTlQUI.  ISl 

manda  plus  que  ce  qui  pouvait  exciter  la  curiosité  du  luoinent 
et  les  passions  inférieures.  S'adressant  aux  sens  et  non  à  ia 
peom,  il  étala  les  prouesses  de  Tadultère  et  de  la  prostitution , 
ibérDîsmedu  suicide,  et  répandit  hypocritement  l'immoralité 
sons  rétiquette  d'un  apostolat  humanitaire.  Aussi  le  roman 
fraaçaifi,  qui  plaisante  avec  la  mort,  qui  se  roule  dans  la  fange 
sociale,  et  dans  cette  abjection  de  sentiments  et  de  langage 
iodi^eosablest  dit-on,  pour  fixer  TattenliDn  d*un  monde  affairé, 
ft  «t-îl  attiré  de  graves  accusations.  On  lui  reproche  ce  mécon- 
tnimeat  de  leur  position  sociale  qui  s*est  emparé  des  femmes, 
ce  déseochantement  précoce  des  illusions  généreuses  chez  la 
jeoaesse;  chez  tous,  le  scepticisme  satirique,  la  tendance  à  con- 
templer la  société  avec  une  compassion  pleine  de  mépris, 
comme  si  on  la  voyait  dans  un  de  ces  miroirs  rugueux  et  ta- 
cbés  de  rouille ,  qui  ne  renvoient  que  des  monstres  et  des  phy- 
kioBoinies  repoussantes.  Or,  une  grande  partie  du  monde  ci- 
vilisé, et  ritalie  notamment,  se  rassasie  à  ce  bourbier;  elle 
se  repatt  de  livres  dont  nous  souhaitons  que  les  auteurs  aient 
ao  motos  à  se  repentir  un  jour,  quand  le  monde  les  aura  ou- 
bliés. 

L*hi5toire  de  la  littérature  ne  saurait  plus  être  le  catalogue 
des  écrivains  de  chaque  pays,  rangés  par  catégories  arbHraùres, 
avec  la  date  et  le  titre  précis  des  ouvrages  et  des  éditions  ;  il 
tet  qu'elle  soit  la  révélation  des  idées  et  des  passions.  C'est 
aiosi  que  Font  conçue  les  Allemands ,  qui ,  adonnés  à  l'étude 
des  classiques,  à  la  philologie,  et  naturellement  peu  passionnés, 
ne  se  laissent  pas  égarer  par  Taffection  ou  par  la  haine,  et 
penrent  être  nantis  dans  leurs  jugements,  sans  que  des  feuilles 
memnaireB  calomnient  ou  dénoncent  leur  libre  langage.  Sis- 
nMmdi  jugea  du  même  point  de  vue  que  madame  de  Staël  les 
littératures  du  midi  ;  mais,  trop  imbu  des  idées  de  son  époque, 
il  ne  comprit  pas  une  infinité  de  choses,  surtout  ce  qui  est  ori- 
paal  et  spontané.  Hallam  trouva  sous  sa  main,  pour  tracer  le 
tableau  de  la  littérature  européenne  depuis  la  Renaissance,  une 
foole  de  travaux  entrepris  dans  son  pays  et  en  Allemagne; 
aissi  est-il,  à  leur  exemple,  tantôt  trop  succinct,  tantôt  trop  -^ 
'abondant,  dépourvu  de  jugements  originaux  et  de  points  ûh 


152  LITTÉBATURE. 

vue  étendus.  Scbœll  donna  en  compilateur  une  Histoire  de  ia 
littérature  grecque  et  romaine ,  en  s'attachant ,  comme  Haï-  ' 
lam,  à  des  subdivisions  de  matière  auxquelles  le  sujet  se  prête  * 
mal. 

En  France ,  la  critique  élargit  ses  vues  durant  les  instants  de 
calme  dont  la  littérature  put  jouir  sous  la  Restauration,  avant 
de  se  trouver  tout  à  fait  absorbée  dans  la  politique.  Villeniain , 
homme  de  goût  et  de  style,  ne  se  renferma  pas  dans  la  poétique 
d*HoraceetdeBoiieau.  Plus  clair,  plus  judicieux  qu*aninié,  trop 
conciliant  peut-être,  il  évite  les  décisions  hardies;  mais  il  sait , 
dans  ses  leçons,  stimuler  son  auditoire  en  lui  montrant  «  le  ta- 
lent et  le  génie  appliqués  aux  intérêts  civils  de  la  société.  »  Tout 
en  révérant  V Encyclopédie,  il  ose  trouver  des  beautés  dans  les 
Pères  de  T Église.  Mais  lorsqu'il  dit  que  «  Tailusion  contempo- 
raine enlève  en  durée  aux  ouvrages  ce  qu'elle  leur  assure  en 
Togue ,  »  c'est  la  condamnation  de  ses  compatriotes ,  et  c^est  en 
partie  la  sienne.  L'improvisation ,  c'est  là  le  vice  fondamental 
des  travaux  modernes.  On  dirait  que  les  Français  ont  perdu  la 
faculté  de  méditer  un  ouvrage  en  silence ,  de  faire  difBcilement 
des  pages  faciles  '.  Ils  ont  oublié  que  la  tâche  n'est  faite  qu*à 

'  Le  cadre  d^une  histoire  générale  ne  peut  guère  permettre  de  s'é- 
tendre beaucoup  sur  ^histoire  littéraire,  et  l'on  conçoit  que  M.  Cantu  , 
tenu  à  Tétroit  dans  les  limites  de  son  plan ,  ne  puisse  indiquer  que  les 
caractères  généraux  de  chaque  école,  rinfluence  des  maîtres,  et  le 
mouvement  littéraire  propre  à  chaque  pays.  Mais,  tout  en  tenant  compie 
de  ces  nécessités,  le  lecteur  pourra  se  demander  avec  raison  pourquoi 
rhistorien  est  si  bref  à  Tendroit  des  Français,  quand  TAllemagne»  par 
exemple,  proportions  gardées,  prend  une  si  large  part  dans  son  traTall? 
M.  Cantu  ne  se  borne  pas  à  parler  des  maîtres,  quand  il  s'agit  des 
Allemands;  il  se  platt  à  citer  une  foule  dliistoriens ,  de  commenta- 
teurs, de  poètes,  dont  quelques*uns  sont  à  peine  connus  de  rAllemagne, 
et  sont  encore  moins  familiers  sans  doute  à  Tltalie.  Serait-ce  le  plai&ir 
de  révéler  ces  gloires  étrangère^  à  son  pays ,  qui  expliquerait  l'intérêt 
dont  ils  sont  ici  TobjetP  Dans  ce  cas,  Déranger,  Lemercier,  C.  Delà- 
vigne,  Alfred  de  Musset,  Sainte-Beuve,  etc.,  dont  M.  Cantu  ne  parle 
même  pas ,  ne  feraient  donc  que  porter  ici  la  peine  de  leor  renommée. 

La  même  comparaison  pourrait  s'appliquer  aux  critiques  et  aux  his- 
toriens; et  Ton  s'étonnera  nirtout  du  laconisme  et  du  sans-façon  irres- 


l'écolb  bom antique.  U3 

moitié,  quand  on  a  terminé  le  livre.  A  rexeepticn  de  deux  his- 
toires et  de  quelques  romans ,  nous  ne  voyons  que  des  leçons 
recueillies  à  Faide  de  ta  sténographie ,  des  articles  de  journaux 
ou  des  lettres,  formes  qui  dispensent  de  donner  de^'ampleur 
nx  dioses,  de  ta  perfection  au  style;  car  on  ne  peut  demander 
os  qualités  à  des  travaux  corrigés  h  peine  sur  les  épreuves,  et 
qui  excluent  en  conséquence  toute  idée  de  méditation.  Cest  ainsi 
que  sont  nés  les  ouvrages  de  Guizot ,  Cousin ,  Lherminier, 
même  ceux  de  Thierry  >.  Indépendamment  de  la  médiocrité  des 
ouvrages,  il  en  est  résulté  l'habitude  de  s'en  tenir  à  Timpres» 
sion  du  moment,  de  rechercher  le  bruit,  de  caresser  les  petites 
passions  do  jour.  Aussi  faut-il,  pour  le  petit  nombre  d'ouvrages 
qui  survivent ,  se  reporter  à  la  date  où  ils  furent  composés.  La 
oîtique  qui  exige  une  recherche  scrupuleuse  dans  Texercioe  de 
h  pensée,  la  patience,  la  sagacité,  le  sentiment  qui  discerne  le 
fond  de  ta  forme,  et  y  saisit  Tunité  de  Tesprit  sous  la  variété  de 
ses  manifestations ,  a  péri  en  présence  de  la  critique  des  jour- 
naux, qui,  trop  souvent  adulatrice,  toujours  myope,  n*en 

pectiMux  avec  lesquels  M.  Caotii  parle  de  M.  Guixot,  de  M.  Aug.  Tbier* 
ry,  de  M.  Tbiers  aortout.  On  ne  peut  pas  s'expliqaer  davantage,  de  la 
fui  d'un  historien ,  un  sileoce  complet  sur  VBUtoire  des  Français  de 
SMondî,  sur  les  ouvrages  de  MM.  Oannou,  Micbelet,  Amédée  Thierry, 
Beari  Martin,  Saînt-Priest,  Bazin,  etc.  S*il  est  un  genre  de  travaux  dans 
ksqeqls  la  France  ait  une  supériorité  très-a vouée,  c'est  dans  les  tra- 
nsa  dliistoire  assurément.  Le  labeur  patient ,  investigateur,  immense 
des  Allemands ,  est  confus ,  et  pèche  presque  toujours  do  cMé  de  l^irt 
et  de  rordonnaoce.  L'école  ft-ançalse  oontamporaine,  quoi  qiren  dise 
N.  Canta,  s'est  dgnalée  aussi  par  la  solidité  des  recherches,  par  la  fé- 
coadilé  des  vues,  el  elle  y  Joint  (ce  qui  est  plus  rare)  la  clarté,  la  mé- 
tbode,  et  la  oonsécretion  de  Part    (Aa.  RéRâi.) 

'  On  pourrait  répondre  encore  que  la  plus  grande  partie  des  œuvres 
4e  ces  teîvains  ont  été  composées  en  deliors  de  leurs  leçons,  et  alors 
qalls  avaieot  cessé  de  professer.  Quant  aux  défauts  que  M.  Cantu  re* 
proche  anx  travaux  de  leurs  chaires,  est-il  nécessaire  de  faire  resssortir 
que,  sous  rimprovisation  de  la  forme,  on  trou?e  le  fruit  d'Immenses  re- 
cherches et  de  longues  méditations?  Pent-on  sérieusement  prétendre  que 
raistoire  de  la  civilisation  en  France,  de  M.  Guteot,  est  an  livre 
SBprovisé?    (Aa.  R.) 


IM  UTTÉBATUIIB. 

triomphe  pas  moins,  parce  qu'on  Ut  les  journaux  et  qu*on  ne 
lit  pat  les  livres. 

Le  siècle  de  Byrou  et  de  Walter  Scott  fut  pour  T Angleterre 
nn  siècle d*or,  rival  de  celui  d'Elisabeth,  et  plus  original  que 
celui  de  la  reine  Anne;  mais  c'est  la  vie  domestique  qui  défraye 
la  littérature,  au  lieu  du  but  élevé  qu'elle  ambitionnait  aupara- 
vant. Au  milieu  des  innombrables  imitateurs  de  Walter  Scott, 
Bulwer  seul  se  distingue  par  des  idées  larges,  et  tend  à  un  but 
sérieux  ;  il  sait  beaucoup,  mais  il  en  résulte  qu'il  s'égare  en 
digressioas  inopportunes.  Il  apporta  tous  ses  efforts  à  procurer 
à  la  condition  de  l'homme  de  lettres  cette  dignité  sociale  qui 
lui  manque  trop  souvent.  Lewis,  marchant  sur  les  traces  d'Anne 
Raddiffe,  prodigua  la  terreur  dans  le  Moine  ^  en  y  mêlant  les 
couleurs  fausses  et  les  tableaux  voluptueux.  William  Godwin 
se  complatt  aussi  dans  la  terreur  ;  mais  G*est  du  coBur,  et  nou  des 
moyens  extérieurs,  qu'il  la  tire.  En  peignant,  dans  son  Caleb 
fyUHawu,  des  situations  efiCrayautes ,  des  âmes  désolées,  des 
passions  furieuses  et  misanthropiques,  il  attaque  le  système  so- 
cial ,  comme  Byron  le  fit  après  lui.  Distingué  aussi  comme  po- 
litique, il  a  écrit  sur  la  république  d'Angleterre. 

D'autres  écrivains,  et  particulièrement  des  femmes  (mes- 
dames Edgeworth ,  d'Ablay ,  etc.  ) ,  imitèrent  Richardson  dans 
l'analyse  des  afTections.  Lady  Morgan,  pleine  d'esprit  et  de 
hardiesse,  provoqua  par  ses  attaques  les  injures  que  beau- 
coup de  critiques  lui  adressèrent,  surtout  en  Italie,  où  elle  vé- 
cut en  rapport  avec  les  libéraux ,  qu'elle  traite  d'un  air  de  pro- 
tection singulière.  Les  Anglais  excelleraient  dans  les  relations 
de  voyages,  partie  si  riche  de  leur  littérature  et  appropriée  à 
leur  vie  errante,  s'ils  ne  portaient  partout  leurs  goûts,  leurs  ha- 
bitudes, leur  langue  nationale,  réprouvant  tout  ce  qui  n'est  pas 
eux,  et,  par  suite,  voyant  peu  ou  mal.  Us  ontmieux  réussi  dans  les 
romans  de  moeurs  et  de  scènes  domestiques.  Charles  Dickens, 
dont  la  réputation  va  grandissant ,  est  rempli  de  ce  sérieux  bouf- 
fon {humour)  particulier  aux  auteurs  d'essais,  et  il  a  une  ma- 
nière tout  a  lui  de  tirer  des  leçons  morales  de  ses  peintures  de 
la  vie  populaire.  D'Israëli ,  plein  d'une  verve  puissante,  prend 
pour  but  de  ses  traits,  dans  le  roman  politique,  l'aristocratie 


L*£COLB  BOM ANTIQUE.  155 

et  tyramiiqae.  Il  oppose  à  une  société  «  dont  les  re- 
JatioDS,  fondées  sur  régoisme,  la  cruauté ,  la  fraude ,  conduisent 
à  Jlnunoralité ,  à  la  misâre ,  au  crime ,  »  les  maux  que  souffre 
te  peuple  anglais ,  ■  autr^ois  brave ,  heureux,  religieux,  meîi- 
J«r  que  tout  autre,  et  aujourd'hui  vicieux,  avili ,  exténué ,  vi- 
rant sans  bonheur  et  mourant  sans  espérance.  » 

Tonte  la  littérature  anglaise  chemina  sous  ies  deux  bannières 
politiques  des  conservateurs  et  des  libéraux.  De  même  que 
chaque  parti  avait  son  université  dans  Londres;  les  whigs 
«yanl  créé ,  en  1802 ,  la  Kevue  d'Edimbourg,  dirigée  par  ce  Jef- 
fr«f  que  Walter  Scott  et  Byron  proclamaient  le  premîcr  critique 
do  fiécle,  les  tory»  y  opposèrent  la  Reoue  trimestrielle.  Les 
jugements  se  ressentent  nécessairement  de  la  politique;  mais, 
en  général ,  ils  sont  sérieux  et  profonds  :  ne  se  contentant  pas 
de  rhnmble  tâche  de  prononcer  sur  le  mérite  d'un  livre,  ces 
«ritiques  prétendent  juger  les  principes  sur  lesquels  il  s'appuie. 
Dans  un  pays  où  Timportance  du  talent  est  d  grande,  les 
partis  cherdient  à  se  le  conquérir,  et  de  là  vient  que.  Ton  voit 
pvaltre  dans  les  Reoue$  des  travaux  étudiés,  et  émanés  des 
neilleures  plumes,  sur  la  jurisprudence ,  sur  les  arts ,  sur  le 
^Ki^'cniement;  et  Ton  peut  dire  que  les  discussions  du  parle- 
ment se  sont  introduites  ainsi  dans  la  littérature.  Robert  Wilson, 
praittaur  énergique ,  défendit  le  torysme  avec  une  grande  fa- 
rilité,  un  sentiment  profond,  et  beaucoup  d'éclat.  Macaulay  se 
fit  une  léputation  par  les  essais  qu'il  publia  dans  la  Hevue  d'É- 
^Mi6ow7,  et  acquit  un  >1^  <^aos  le  parlement.  Plusieurs  pro- 
Idèmcs  historiques  ont  été  discutés  dans  les  Revues,  d'où  il  s'est 
Rpandu  beaucoup  de  connaissances  et  de  bon  sens  dans  les 
dâiKS  nooyennes  ;  les  auteurs ,  surveillés  de  près  par  la  criti- 
que ,  se  sont  tenus  sur  leurs  gardes ,  et  ne  se  sont  pas  endormis 
nr  leurs  lauriers. 

Le  tbéfttre  n'a  pas  été  heureux  en  Angleterre  :  Byron  n'écrivait 
pas  ses  drames  pour  la  foule  assemblée.  Les  Compositions  sur 
lespassioMi,  de  George  Baillie ,  valent  mieux. 

Le  dictionnaire  des  dix  mille  auteurs  anglais  vivants,  vers  18S0, 
comprend  dix-neuf  cent  quatre-vingt-sept  poètes.  Les  critiques 
i«s  distinguent  en  écoles  irlandaise ,  écossaise  et  anglaise.  La 


166  LITTÉBATOBE. 

première  est  vive,  véhémente,  parfois  étrange,  comme  dans  lady 
Morgan  ;  la  seconde  est  philosophique ,  s'occupe  d^analyse , 
d'histoire ,  de  sentiments  naturels  et  profonds  ;  parfois  elle  m 
montre  minutieuse  et  pédantesque.  Dans  la  dernière  dominent 
le  bon  sens  pratique ,  une  rude  simplicité,  l'énergie,  la  discus- 
sionlarge  et  indépendante. 

Beattie,  philosophe  et  poète  écossais,  eut  Byron  lui-même 
pour  imitateur,  ce  Byron  dont  on  a  fait  à  tort  un  révolutionnaire 
littéraire ,  hostile  au  passé,  tandis qn'il  défendait,  au  contraire. 
Pope  et  Addison  contre  Coleridge ,  et  frappait  sur  les  novateurs 
qui  voulaient  émanciper  la  poésie  nationale.  Coleridge ,  peu 
dramatique ,  acquit  une  réputation  supérieure  à  son  mérite,  par 
une  imagination  brillante ,  plutôt  que  par  des  créations  com- 
plètes   George  Crabbe,  satirique  violent,  poète  de  la  réalité, 
de  la  vie  obscure  et  positive ,  àiumère  les  misères  du  paysan , 
chez  lequel  il  ne  voit  qu'angoisses  et  désespoir.  Rien  de  plus 
riant,  au  contraire,  que  les  Plaisirs  de  la  mémoire  et  ia  f^ie 
humaine,  par  Rogers.  Le  ministre  Canning  connut  les  finesses 
de  la  satire.  Campbell,  auteur  d'hymnes  et  de  chants  militaires, 
possède  un  rhythme  savant,  ainsi  que  l'harmonie  qui  doit  régner 
entre  la  pensée  et  l'expression.  Wordsworth,  représentant  d^une 
poésie  que. les  deux  siècles  précédents  avaient  oubliée,  montre 
la  sympathie  des  êtres  et  de  la  nature  inanimée  :  poète  de  la 
nature ,  épris  de  tout  ce  qui  porte  à  l'honneur,  à  la  morale ,  à 
la  religion ,  il  aborde  les  sujets  vulgaires  avec  dignité,  et  emploie 
un  langage  aussi  magnifique  que  les  spectacles  qu'il  contemple. 

I  Ce  panthéiste  Shelley ,  au  souflle  satanique ,  nie  et  blasphème 

I  la  Providence. 

1  Southey ,  bercé  par  la  poésie  rêveuse  des  laclUsles,  put  jouir, 

très-jeune ,  du  succès  de  sa  Jeanne  d'Arc.  Lorsqu'il  eut  vu  la 
Révolution  française  aboutir  au  despotisme ,  lui  qui  avait  excité 
les  peuples  à  la  révolte,  il  maudit  le  progrès  et  la  civilisation,  et 

!  devint  poète  lauréat.  Uni ,  facile ,  clair,  souvent  original ,  il  se 

«  vit  maltraité  dans  les  Revues,  à  raison  de  la  faveur  qu'il  ob- 

tenait à  la  cour. 

Thomas  Moore,  le  petit  ami  de  Bloom,  importa  dans  la 
Grande-Bretagne  lès  contes  de  TOrient,  compositions  ba- 


il 


L'BC0L£  BOMÀNTIQUB.  157 

tarin.  Dans  aes  CSianls  nationaiix  d'Irlande,  il  appliqua  des 
parafes  patriotiques  aux  vieax  airs  de  ses  montagnes,  il  a  écrit 
étâ  satires  très-mordantes;  mais,  avec  tant  de  ^Milité  et  d*édat, 
ii  ittriot  rarement  la  véritable  poésie. 

Elle  se£ût  mieux  sentir  ehez  le  cordonnier  Bloomlield,  qui, 
abandonné  de  ses  protecteurs,  mourut  de  chagrin;  comme 
aosi  ehez  Allan  Cuningham,  pauvre  enfant  de  TÉcosse,  qui 
dennt  on  lyrique  distingué  et  un  critique  plein  d*élégance. 
Waher  Savage  Landor  est  l'un  des  écrivains  les  plus  exquis  de 
la  langue  anglaise  de  nos  jours. 

Mais  le  champ  de  la  littérature  la  pins  vraie  et  la  plus  actuelle, 
r*est  le  parlement,  où  Tesprit  se  nourrit  de  science  politique, 
«t  se  complaît  aux  réminiscences  de  l'antiquité. 

La  littérature  des  Américains  du  Nord  est  la  fîlle  de  la  litlé- 
latare  anglaise;  mais,  occupés  à  conquérir  leur  indépendance 
€tà  forganiser  politiquement,  tâche  plus  difficile,  poussés  par 
m  mouvement  nutériel  incessant,  inexprimable,  ils  ont  été, 
àm  leurs  écrits,  plus  positifii  même  que  les  Anglais  :  encore 
fi*0Dt4ls  écrit  qne  dans  les  journaux,  jusqu'au  moment  où  se 
soDt  réfélés  de  nos  jours  des  auteurs  dignes  de  renom,  s'ins- 
ptfant  toutefois  de  TEurope ,  sans  traits  originaux  dans  un  pays 
empreint  de  tant  d'originalités.  Cooper  est  le  peintre  de  la  vie 
inaritinie ,  et  des  relations  de  la  vie  sauvage  avec  le  monde 
miliaé.  Lui  et  Washington  Irving  nous  ont  fait  connaître  les 
oiQnis  natives  de  TAmérique.  Longfellow  s'est  placé  parmi  les 
uUears  poètes;  Brownson,  qui  rédige  la  Revue  de  Boston, 
parmi  les  meilleurs  prosateurs.  Les  historiens  Irving,  Prescott, 
Bankroft,  sont  des  fruits  précoces,  mais  excellents.  Channing, 
^  la  communion  évangélique,  appliquant  à  la  société  une  mo- 
i^e  sympathique  et  large ,  en  agita ,  du  haut  de  la  chaire ,  les 
^nestioosritales,  et  surtout  l'amélioration  des  classes  ouvrières, 
>îec  une  chaleur  et  une  pompe  inaccoutumées  dans  cette 
langue,  mais  qui  ne  conviennent  pas  mal  à  qui  traite  des  intérêts 
<ie  rbunoanité.  Lectures  on  the  élévation  of  the  labouring 
portkm  of  the  eommunUy,  Charles  Sealsfield,  qui  a  surtout 
(^t  csi  allemand,  a  peint  la  démocratie  américaine  avec  beau-* 
<^vp  d'originalité. 

14 


158  LITTÉBATÛfiB. 

A  la  télé  de  la  litténtore  allemande  s'élèvent  encore  Schil- 
ler et  Goethe,  Tbomme  da  cœur  et  l*homine  de  Tesprit.  I^e  pre- 
mier est  toujonrB  inspiré  ;  le  second,  toujours  mattre  de  sa  verre 
et  de  son  style,  dispose  tout  avec  une  logique  sévère,  là  même 
où  il  n*apparatt  que  du  désordre ,  et  contemple,  avec  une  irome 
sans  amertume,  Famour,  la  patrie,  tous  les  intérêts  qui  s'agitent 
à  ses  pieds. 

Goethe  était  si  varié,  si  universel,  qu*il  serait  impossible  de 
dire  quel  était  son  genre  > .  Mais  les  Allemands  aiment  de  pié- 


■  Goethe  disait,  dans  868  dernières  années  :  «  La  républk|iiei 
va  anjourd*hui  ahsolumoit  oomme  Tempire  romain  au  temps  de  aa 
décadence,  quand  chacun  voulait  gouverner,  et  quVn  ne  savait  plot 
à  quel  chef  obéir.  Les  grands  hommes  vivent  dans  TexU ,  et  le  pre- 
mier rostre  qui  se  fait  chef  de  parti,  poar  peu  qu'il  ait  d*infloeiioe 
sur  Pâmée,  se  proclaoïe  empereur.  Wleland  et  Schiller  sont  détrônés  : 
combien  de  temps  conaerverai-Je  ma  vieille  pourpre  impériale  f  No- 
valis  n'était  pas  encore  empereur,  mais  il  s*en  fallait  peu  ;  c'eat  dom- 
mage quUl  soit  mort  jeune!  Tieck,  lui  aussi ,  fut  empereur,  mais  bioi 
|)eu  de  jours.  Il  fut  accusé  de  douceur  et  de  clémence;  le  gouTome- 
ment  veut  aujourd'hui  une  main  robuste ,  une  espèce  de  grandeur 
barbare.  Les  deux  Schlegel  ont  régné  en  despotes.  C'étaient ,  diaque 
matin,  des  proscriptions  ou  des  exécutions  nouvelles;  choses   qui 
phiMent  beaucoup  au  peuple  dans  tous  les  temps.  Dernièrement ,  un 
jeune  débutant  appelait  Frédéric  Schlegel  un  Hercule  allemand   qui 
nettoie  le  pays  avec  sa  massue.  Aussitôt  le  magnanime  empereur  lui 
expédie  des  lettres  de  noblesse,  avec  le  titre  de  héros  de  la  Uttérature 
allemande,  et  lui  afiÎBCte  pour  dotaUon  les  gazettes,  qui  s'easoufBant 
en  laveur  de  ses  amis  et  partisans ,  tandis  qu^elles  ont  soin  de  ne  pas 
dire  un  root  des  autres.  Expédient  admirable,  très-opportun  avec  œ 
digne  public,  qui  ne  lit  jamais  un  livre  tant  que  les  gaiettm  n*en  ont 
(Kis  parlé!... 

«  11  est  mort  récemment  à  léna  un  jeune  poète ,  trop  tôt  en  vérité; 
car,  pour  peu  qn^il  eût  continué ,  il  se  serait  fait  un  nom.  Ses  amis  as- 
su  reot,  dans  les  journaux,  que  ses  sonnets  Iront  à  la  postérité.  Eh! 
mon  Dieu,  il  flint  antre  chose  que  des  sonnets  et  des  almanacbs  pour 
devenir  un  grand  homme.  Dans  ma  jeunesse,  J'ai  entendu  dire  à  des 
hommes  graves  que  tout  un  siècle  a  beaucoup  de  mal  pour  produire 
un  poète,  un  peintre  de  génie.  Mais  nos  petits  jeunes  gens  y  ont 


I.*iCOLft  BOMAHTIQUB.  Ut 

ftfBtt  Jcs  podes  qui  pincent  toojoon  la  même  eorde,  qui 
oereent  lean  ailes  dans  un  horizon  étroit,  qui  chantent  1m 
tiaditiflos  et  les  généalogies  de  chaque  eastel. 

Cal  de  Schiller  et  de  Goethe  que  la  poésie  allemande  a  reçu 
Il  fimne  dassique  ;  mais  d'autres  surent  l'amener  à  des  innofa* 
tionjaifois  originales,  et  réussirent  à  mêler  les  rêves  du  mys* 
tiôBeauz  raoBun  prosaïques  de  leur  patrie.  Tieek,  fimeux 
critiqae  -de  Téeole  romantique ,  lui  communique  un  sentiment 
pioirelîgîenz,  plus  palpitant»  plus  esMUtiellemeat  tndesque;  il 
éooae  à  la  forme  plus  de  mouvement,  de  passion ,  de  simplicité 
Mflosembleetde  liberté,  oequi  le  rend  le  poète  le  {4us  aile* 
■sai,  rinterpcèle  le  plus  éloquent  du  moyen  âge,  soit  du  côté 
cMicn,  soit  du  côté  païen.  Il  fait  revivre  les  traditions  sous 
SB  aipeet  nouTona ,  en  leur  conservant  la  naïveté  particulière  à 
rcafimee  des  peuples.  Dans  le  fanlastcf,  dialogue  sur  le  véritable 
ooetère  de  la  poésie,  il  oppose  celle  du  moyen  âge,  celle  de 
Sbkipeare,  de  Galderon,  de  Dante,  à  la  poéne  banale  de  nos 
josn;  la  mâle  simplicité  et  rbérolsme  de  ces  temps,  aux  ra& 
issiMntsaetmla;  la  profondeur  et  lu  chaleur  de  seotinient  qui 
MBiaiiliBStaientdans  la  retigion,  dans  l'amour,  dans  l'honneur, 
à  llateUigeDoe  superficielle  qui  se  révèle  par  rincréduUté,  par 
régoîsaie,  pur  la  vanité.  Trèi^fin  dans  l'observation  et  dana 
répi^amuM,  il  dirige  sa  satire,  non,  comme  tant  d'autres, 
cMire  reialtatioa  des  noUes  sentiments,  mais  contre  l'esprit 
eakiilatenr  ut  la  prudence  ég0iste.  Menzel  et  l'école  de  Schle- 
^.  qai  procède  de  Xiecfc,  le  placent  au-dessus  de  Goethe; 
les  moins  enthousiastes  le  mettent  à  côté  de  lui.  Bien  qu'il  dise 
qae  le  mérite  d'une  uomposttkm  se  mesure  au  plaisir  qu'elle 
nctie,  quel  qu'en  soit  le  scyet,  il  inspira  pourtant  le  respect 
to  traditions  nationales.  Il  servit  la  cause  de  sa  patrie  dans 


>•  H  e*est  plaiflir  que  de  voir  comme  flft  nous  traitent.  Aujour- 
'koi  ou  n'appartient  pfosàson  siècle,  comme  cela  devrait  être,  mais 
<uprélaud  raliaorber  en  soi  toet  entier  :  puis,  al  tout  ne  va  pas  à  lenr 
ftiisms,  les  voilà  broulMs  avee  le  moade^  méprisant  le  vulgaire ,  et 
K  «aqMii  du  public;...  »  ewMe  eus  ndkrtm  ptrtôtOkhm  Vt^ 
l«aet  dorfesis/ZI ,  Asf  Joua  Fau,  p.  103. 

&« 


160  LITTERÀTOBB. 

rinsorreotioii  contre  l'étranger;  mais  ce  mouvement  donna  Fes- 
8or  à  une  poésie  qui  n*eut  pour  but  que  d'exciter  les  sensations. 

L'école  suève,  illustrée  par  les  noms  dlJhland,  de  K.ôr- 
ner,  de  Schwab ,  imprime  à  la  poésie  un  sentiment  religieux, 
grave,  passionné,  et  des  formes  populaires  plus  libres.  «  Que 
«  celui-là  cbante,  dit  Uhland,  à  qui  fut  donné  le  chant  dans  la 
«  forêt  des  poètes  allemands.  O  joie  !  d  vie!  lorsque  chaque  arbre 
«  répète  sa  chanson  I  Le  chant  n*est  pas  l'héritage  dTon  petit 
«  nombre  de  génies  fameux,  la  semence  en  est  répandue  par 
«  toutes  les  terres  de  TAllemagne.  Confie  à  de  libres  aceents  ce 
«  que  ton  cœur  te  dicte  intérieurement.  » 

Ce  même  Uhland,  Rûckert  à  la  poésie  facile  et  libre,  Amdt, 
Schenkendorf,  Stagemann,  Follen,  Kleist,  et  d'antres  encore, 
combattirent  en  chantant;  c'est  au  bruit  des  odes  de  Rdmer 
que  la  jeunesse  des  universités  s'élançait ,  intrépide,  contre  les 
étrangers  (181S).  Une  fois  le  triomphe  et  la. paix  survenus, 
les  p(^tiqae8  déplorèrékit  les  déeeplions  qui  suivirent ,  et  dé- 
cochèrent leurs  traits  contre  ceux  qui  les  avaient  abusés.  Dans 
la  même  route  se  tigùala  aussi  rAutrichien  Grnn  (  Auersperg). 
Gollin,  à  qui  Vienne  érigea  un  monument  comme  à  un  poète 
national,  excellait,  nonobstant  son  penchant  pour  l'histoire 
grecque  et  romaine,  à  âûre  vibrer  aussi  l'esprit  germanique. 

Les  poètes  libéraux  ressuscitèrent  en  1830;  mais  bientôt, 
retombés  dans  le  silence,  ils  laissèrent  retentir  encore  la  voix 
des  poètes  du  passé.  Malheureusement  la  muse  se  rend  parfois 
l'organe  des  déœolissenis  religieux-  et  des  espérances  oommo* 
nistes. 

Kotzebue  alla  fouiller  dans  les  fmtnondices  sociales,  né  visant 
qu'aux  coups  de  théâtre  et  à  l'effet,  déla}'ant  dans  un  style 
diffus  une  morale  triviale,  et  idéalisant  sans  cesse  les  vices 
comme  les  vertus.  IfQand,  auteur  du  Joueur^  combattit  les  ré- 
volutionnaires dans  les  Cocardes;  mais  ses  intentions  morales 
ne  rachètent  pas  sa  fiaicture  relâchée.  Aujourd'hui,  les  aateais 
de  comédies  se  rappeiUent  trop  la  manière  française.  Grilparser, 
Bauern&ld,  Charles  Hugo  et  d'autres  ont  fait  des  tragédies  qui 
méritent  de  vivre;  Raupach  dramatise  toute  une  génération 
dans  les  Hohenstaufen.  et  toute  l'insurrection  grecque  dans 


L*ÉGOI.B  ROHÀNTIQUB.  101 

01^  H  iUiphaéL  La  faUllté  de  Werner  (1768*1822)  est  plus 

lenible  et  pins  dooloureose  que  oeile  des  anciens,  parce  qu'elle 
al  transportée  da  palais  dans  la  YÎe  domestique. 

De  Déme  que  le  mystkisme  de  Novalis  venait  de  Taspiration 
vcnrafasoiii,  Técole  humoriste  introduisit  Fironie  dans  l*art; 
mais  le  rire  traduit  une  souffrance  intérieure,  et  la  moquerie 
lé^,  une  méditation  profonde.  Le  père  des  humoristes  est 
Ikfalenheiig,  qui,  de  même  que  Lessing,  regardait  la  révolution 
eomme  une  phase  du  progrès  de  l'esprit  humain,  et  tendait  à 
^tritoaliser  toute  chose.  Il  se  moquait  des  inventions  de  ses 
eoBtemporams,  et  parodia  les  théories  de  Lavater  dans  sa  Phy- 
tkmomie  des  queues.  Jean-Paul  Richter,  génie  étrange,  mêla 
dais  ses  eompositions  ee  qu'il  y  a  de  plus  trivial  et  de  plus  élevé, 
des  connaissances  profondes  et  des  superstitions,  des  idées  et 
dei sentînients  de  tout  ordre,  de  tout  état,  de  tous  siècles;  et 
tout  cela  dans  un  style  plein  d'ellipses ,  de  parentlièses,  de  sous- 
cotendus,  en  phrases  incohérentes  ou  en  périodes  intermina- 
bk,.  Ceux  qui  peuvent  débrouiller  ce  péle-méle  y  trouvent  un 
sentiment  profond,  une  appréciation  très-fine  de  la  nature  hu- 
maioe  et  de  son  époque,  des  révélations  qui  éclairent  les  replis 
les  ploB  secrets  du  cœur.  Ces  éléments  si  hétérogènes,  on  croi- 
rait à  première  vue  y  voir  l'œuvre  d'un  fou;  puis,  à  mesure  que 
ta  loèôe  s'éclaire,  vous  découvrez  un  poète  passionné  pour  toute 
▼ertu,  indigné  contre  tout  vice;  un  poète  tout  occupé  à  cher- 
àm  dans  la  nature  et  dans  son  siècle  tout  ce  qu'il  y  a^de  beau, 
4e  tendre,  de  mystérieusement  sublime  dans  la  destinée  de 
llioinme. 

Hoffmami,  pilier  de  tavernes,  après  s'être  échauffé  l'esprit 
par  le  vin  et  les  vieilles  légendes,  composait  ses  Contes  fantas- 
tiques, remplis  de  diableries  et  d'inventions  étranges,  que  l'on 
CRiiratt  à  peine  émanés  d'un  homme  jouissant  de  sa  raison. 
niamissqa  fut  moins  original,  mais  plus  intelligible.  Solger 
apandit  le  rôle  de  l'ironie  dans  l'art,  en  établissant  que  le  but 
de  Tait  est  de  révéler  à  la  conscience  humaine  le  néant  des 
riioses  finies  et  des  événements  du  monde  réel  ;  et  que  le  génie 
consiste  à  se  placer  à  ce  point  de  vue  de  l'ironie  divine  qui  se  fait 
un  jeu  des  dtoses  créées,  des  intérêts,  des  passions,  des  luttes, 

14. 


169  LtrriBA'njBB. 

des  GoHteioiis  de  la  vie  humaine,  de  nos  soufifiranees  eomme  de 
nos  joies,  et  à  faire  planer  sar  ces  tragi-comédies  la  pulasance 
immuable  de  Tabsolu. 

Les  romanciers  se  Jetèrent  snr  les  traces  de  ces  écrivains  et 
sur  celles  des  auteurs  étrangers  ;  la  nature  et  l'histoire  ne  leur 
sufDrent  plus;  ils  cherchèrent  des  sujets  dans  le  monde  ftntas- 
ti<iue.  Rarement  les  Allemands  s*élèvent  à  un  noble  idéal. 
Dans  leurs  ouvrages  scientifiques,  Tentassement  des  détails 
diminue  l'impression  et  la  valeur  des  idées  générales.  La  facilité 
de  leur  langue  si  riche  les  rend  négligés  dans  la  poésie ,  et  plus 
encore  dans  la  prose;  en  même  temps  leur  philosophie,  hérissée 
de  formules,  s*enveloppe  d'obscurité. 

Dans  les  pays  Scandinaves,  la  plupart  des  écrivains  emploient 
la  langue  allemande.  Les  ouvrages  originaux  ont  le  caractère 
sévère  dont  la  nature  se  revêt  dans  ces  contrées  :  les  expressions 
sont  roides  et  sans  ornement,  mais  puissantes;  point  de  frivo- 
lité élégante,  point  de  modes  éphémères.  Les  vieilles  traditions, 
la  vie  toute  particulière  du  mineur,  les  mystères  de  la  nature, 
y  engendrent  cette  poésie  qui  s'éloigne  de  TEurope. 

La  mélancolie  donna  h  Vitalis  des  ailes  pour  s'élever  entre 
Téeole  mystique  allemande  et  l'école  toute  r^lière  de  Boileau, 
qu'il  combattit  par  la  satire.  Tegner,  évêque  de  Vexio ,  intro- 
duisit le  romantisme,  et  chanta  d'une  manière  originale  r//if* 
Mre  de  Priihiof;  mais  ces  écrivains  restent  presque  inconnus 
à  l'Europa,  comme  Geier,  poète  et  historien,  comme  l'évéqus 
Franzen,  Atterbom,  Nicander,  Andersen,  Baggesen,  et  le  poéts. 
islandais  Thorarensen.  I^es  romans  de  Frédérique  Bremer, 
qui  n'ont  rien  de  l'ivresse  démoralisante  des  créations  en  vogue, 
commencent  à  foire  du  bruit  parmi  les  étrangers.  Le  théâtre 
danois,  créé  par  Holberg  (1720-1760),  s'est  soutenu  depuis. 
Œhlenschleger,  la  gloire  de  la  Scandinarie,  a  traité  avec  puis- 
sance dans  ses  tragédies  des  sujets  nationaux  ;  mais  il  a  défendu 
la  religion  d'Odin  contre  le  christianisme,  avec  les  idées  suran- 
nées de  Volney  et  de  Dupuis. 

La  Hongrie  n'a  Jamids  eu  une  littérature  florissante,  bien, 
que  cette  langue  harmonieuse  et  énergique  ait  été  parlée  plus 
d'un  siècle  à  la  cour  de  Transylvanie,  et  qu'il  existe  des  ouvrages 


L'ËGOLS  BOUANTIQUE.  1G3 

«es  &BnaU  dialeetea.  Elle  tend  pourtant  aojoiird'hui 
à  I»  constituer,  comme  l'expression  de  cet  e^t  national  qni 
f'ertsoolefé  plus  d'nne  fois  contre  les  dominateurs.  Faludi  Ta 
njernue  arec  talent*  Quelques  écrifains ,  déjà  célèbres  par  dea 
oonageseompoGés  en  allemand,  se  sont  appliqués  au  madgyare  : 
il  al  employé  dans  Tadministration  et  dans  renseignement;  il 
l'ot  plié  à  des  ouvrages  de  grammaire  et  d'orthographe ,  à  des 
tradnetions ,  à  des  jounuiux,  et  au  théâtre;  mais  il  nous  est 
vriTé  de  Toir  reproduire  sur  la  scène  hongroise,  comme  sur 
tàk  de  rAUemagne ,  les  pauvretés  brillantc^es  auteurs  fran* 
t». 

La  langue  finoique  a  fait  des  progrès  dans  le  dernier  siècle,  en 
laisant  de  côté  les  imitations  pour  y  substituer  les  traditions , 
ks  usages  et  les  sentiments  nationaux.  Après  Lenoqvist,  qui 
publia  le  Miroir  de  la  superUition  des  anciens  Finnois  (178:1) , 
et  Gaoander,  qui  retra^  la  Mythohgiefinnique  (  1 789  ) ,  le  doc- 
lor  Lonnrot  fit  paraître  le  Kalewaia  (  1836) ,  épopée  qui  est 
la  aouree  la  plus  pure  de  la  mythologie  finnique.  Depuis  la 
lômion  de  la  Finlande  à  la  Russie ,  la  vie  intellectuelle  s*y  est 
dérdoppée,  et  Ton  y  publie  aujourd'hui  des  journaux,  outre  des 
livRs  élémentaires  et  des  traductions.  Il  slmprime  des  gram« 
nains  jusque  chez  les  Lapons ,  ainsi  que  des  livres  ascétiques 
cttsehniqocs. 

La  littérature  de  la  Bohême ,  s'appoyant  sur  une  langue  qui 
fat  longtemps  celle  des  savants  et  de  la  diplomatie  en  Allema- 
gne, lorsque  Charles  IV  eut  imposé  aux  électeurs  de  l'apprendre, 
tttte  littérature  a  dépéri ,  du  moment  que  la  contrée  a  été  sou- 
vâie  à  TAutriche:  mais  elle  se  réveille  aujourd'hui.  Sehaffarik 
et  Palaeki  s'occupent  de  dictionnaires  et  d'archives;  Koliar 
chante  les  anciens  exploits  nationaux;  les  journaux  et  les  tra« 
daetions  s'étendent,  et  la  littérature  slave  a  beaucoup  à  espérer 
de  la  renaissance  de  ce  pays. 

Ad  temps  de  Pierre  le  Grand ,  le  peu^de  livres  que  la  Russie 
poaiédalt ,  la  plupart  sur  des  matières  religieuses ,  étaient  écrits 
^  un  vieux  slave  mêlé  de  latin ,  de  polonais  et  de  russe  vul- 
fi>>ra;  jargon  lettré,  incompris  du  peuple,  dont  la  littérature 
cwsislait  en  chansons  et  eu  traditions  orales.  Le  cxar  Pierre  fit 


164  LITTéSÂTCJRE. 

prévaloir  le  russe  ;  mais  comme  cet  idiome  ne  suffisait  pas  aux 
éléments  introduits  soudainement  dans  cette  civilisation ,  il  se 
mélangea  d'expressions  et  de  phrases  suédoises,  allemandes, 
françaises,  hollandaises,  mosaïque  avec  laquelle  une  littérature 
n*était  pas  possible.  Lemonossof,  qui  parut  dix  ans  après  la  mort 
de  Pierre  le  Grand ,  peut  être  considéré  comme  le  premier  qui 
ait  écrit  dans  la  langue  russe.  Au  commencement  de  ce  siècle, 
elle  sortit  de  ses  langes,  et  produisit  Karamsiii  pour  la  prose, 
et  le  gracieux  JoukoQ  pour  la  poésie  :  ni  Fun  ni  l'autre  ne  fu- 
rent pourtant  originaux.  Derjavine,  hardi  et  poétique  autant 
que  le  comportaient  les  formes  mesquines  alors  en  usage  et 
rindocilité  de  la  langue,  montra  plus  d^originalité ;  de  même 
que  le  fabuliste  Krylof ,  rempli  de  bon  sens  malicieux  et  d'une 
finesse  particulière  aux  Slaves. 

Ces  écrivains  appartiennent  encore  a  l'époque  que  Ton  pour- 
rait appeler  philologique,  attendu  qu'ils  profitèrent  moins  à  la 
littérature  qu'à  la  langue.  Cette  langue  est  arrivée  aujourd'hui 
à  la  précision,  à  la  finesse ,  à  l'universalité,  autant  qu'il  le  faut 
aux  auteurs  et  aux  lecteurs  de  ce  pays;  elle  tend  à  se  purger 
des  mots  étrangers.  Le  Dictionnaire  de  l'Académie  de  Péters- 
bourg ,  dressé  par  ordre  de  racines ,  peut  servir  de  modèle. 
L'empereur  Nicolas ,  qui  veut  la  nationalité  jusque  dans  le  lan- 
gage, a  décrété  qu'à  partir  de  1845,  personne  n'obtiendrait  les 
grades  académiques  sans  avoir  subi  un  examen  rigoureux  sur 
la  langue  russe. 

Les  écrivains  russes,  bien  que  les  nationaux  nous  les  citent  en 
foule,  manquent  de  cette  originalité  qui  les  rendrait  dignes  de 
l'attention  des  étrangers,  et  utiles  dans  leur  patrie.  Gryboiedof 
a  fourni  beaucoup  de  proverbes  à  la  haute  société  dans  sa  comé- 
die :  Malhetir  aux  gens  de  (aient  !  Tout  en  imitant  Byron , 
Pouchkine  conserva  le  fond  et  l'Ame  russes.  Il  donna ,  dans  des 
vers  énergiques  et  harmouieux ,  la  plus  haute  expression  poé^ 
tique  delà  vie  nationale,  avec  ses  joies  et  ses  douleurs,  en 
homme  qui  a  beaucoup  éprouvé,  et  qui  exprime  ce  qu'il  a  res- 
senti avec  chaleur  et  liberté.  Maître  au  point  de  vue  de  l'art, 
son  influence  fut  plus  littéraire  que  morale.  11  eut  une  fin  pré- 
maturée, et  fut  tué  en  duel  (  1837).  Lermontof  (  1839)  seul 


L*BCOLB  BOMAHTIQUE.  165 

posnit  loi  être  comparé  dans  la  poésie  et  dans  les  oootes  :  on 
iBtf  chez  loi  le  besoin  d*agîr,  stimuié  par  une  inaction  forcée; 
lert rempli  de  ces  inspirations  généreuses,  dont  il  a  été  jus- 
fild  le  meilleur  interprète  parmi  les  Slaves.  Les  écrivains  se 
mt  divisés  sur  leurs  traces  en  classiques  et  en  romantiques, 
ks  ms  tendant  a  Timitation,  les  autres  à  Toriginalité.  Nkolas 
Go^  a  peint  la  vie  de  lUkraine  avec  un  coloris  vigoureux  'et 
lataiel  :  s'étant  depuis  fixé  dans  la  grande  Russie ,  où  sa  langue 
s'eit  psriectioniife,  il  a  fait  des  romans  fort  répandus,  des  eo- 
Bédia  qui  ne  manquent  pas  de  force  comique ,  et  des  portraits 
de  h  nature  slave  aussi  fidèles  pour  le  mal  que  pour  le  bien. 

Les  études  philologiques  sont  très-répandues  en  Russie.  On 
eosngne  dans  toutes  les  universités  Tarabe,  le  persan,  le  turc  ; 
dan  qiidqueB-unes,  le  sanscrit,  le  mongol,  le  kalmouk,  lan- 
gae  que  le  père  Hyacinthe  a  fût  connaître.  On  forme  à  Péters- 
hourg  des  missionnaires  et  des  ambassadeurs  pour  la  Chine  ;  et 
e'cttebeK  les  Rosses,  plus  flextUes  et  plus  insinuants  que  lea 
Ai^glaB,  qu'il  faut  chercher  les  meilleaxs  renseignements  sur 
FAsie  centrale. 

Les  poètes  n'ont  pas  manqué  aux  Polonais  pour  déplorer  les. 
Bialhenrs  dé  leur  nation,  ou  pour  réveiller  ses  souvenirs.  En 
]80f ,  une  université  fut  fondée  à  Varsovie  pour  Tétude  de  la 
bogue  nationale,  étude  h  laquelle  trop  de  désastres  ont  mis  obs- 
tade.  Aujonrd'lnii  la  plupart  adoptent  la  langue  russe.  • 

La  iittératuie  hellénique  se  forme  chaque  jour  au  sein  d'ios- 
titations  libres ,  et  à  cété  d'elle  grandissent  les  littératures  v»* 
laque  et  illyrienne. 

Las  écrivains  espagnols ,  remués  par  les  événements  et  par* 
ksahematives  de  l'exil ,  ont  entrepris  de  régénérer  la  littéral 
Ine  aatioorie.  Arguelles,  Quinlana ,  Gallegos,  Prias,  Gallardo, 
MartineB  de  la  Rosa ,  Ange  Saavedra ,  Trueba  »  Toreno  et  d'aun 
ticsoieore,  ont  écrit  dans  des  temps  d'infortune,  ou  loin  de 
leur  pafs.  Beaucoup  d'Espagnols  ont  déployé  de  rétoquence  à 
la  tribone, on  de  l'énergie  dans  les  négociations.  En  contem- 
plant leur  |ays  bien-aimé,  ils  montrent  moinsde  sympathie  pour 
r^poque  monarchique,  que  de  regrets  pour  l'époque  féodale. 
Miâsv  ^dmodonnaail  aux  faciles  inspirations  françaises,  ils  pré- 


166  urriEiTUBS. 

fèrentla  sobriété  de  pensée,  la  finesse  du  goût  et  le  ban  sens,  à 
la  brillante  imagination  des  modèles  nationaux*  Sans  parler  de 
ceux  qui,  comme  Burgoe,  Martinez  de  la  Rosa,  Lista,  Mo* 
ratin,  restèrent  fidèles  à  Téoole  classique,  les  romantiques  eu* 
mêmes ,  au  lieu  de  recourir  à  cette  inspiration  spontanée  des 
grands  écrivains  qui  avaient  servi  de  modèles  à  eux  et  aux  autres, 
se  sont  mis  à  suivre  les  pas  de  Walter  Scott  ou  de  Goethe  ,  et 
ceux  des  Français  même.  Plusieurs  d'entre  eux  ont  ealtÎTé  les 
genres  humoriste  et  piccaresques  notamment  Lam,  Mi^ 
fiano,  Mesonero  ;  et,  parmi  les  satiriques,  François  SenexiE  a  sa 
choisir  un  sujet  heureux,  en  essayant  de  fidre  mi  don  Quichotte 
moderne  dans  son  monsieur  Legrand^  héros  philosophe ,  che- 
valier errant,  réformateur  de  tout  le  genre  humain. 

La  littérature  portugaise ,  qui  a  eu  Thonnenr  de  former  un 
cycle  complet,  s*est  ressentie,  après  le  règne  de  Louis  XiV,  de 
Tinfluenee  française  dans  Técola  créée  par  Xaner  Haneiès  ,  aii« 
teur  de  la  Henriade.  L*Horace  portugais ,  Gerrea  Gveao ,  Ion- 
dateur  de  l'Académie  des  Arcades ,  qui  fleurit  depuis  1766  Jns» 
qu'en  1778,  s'étant  attiré ,  par  sa  rédaction  de  la  GoMelêg^  la 
colère  de  Pombal,  mourut  de  misère  en  prison.  On  se  mit  alors 
à  traduire  les  productions  anglaises  ;  enfin ,  Manuel  da  Costa  , 
Denis  de  Cruz  et  Silva ,  se  hasardèrent  dans  des  voies  noo* 
velles.  Barboza  du  Booeage,  qui  mourut  à  l'hépital  en  1805  ^ 
fut  un  véritable  poète.  Dans  l'agitatioa  incessante  de  notre 
siècle ,  les  lettres  n'ont  point  grandi  ;  mais  le  goût  littéraire  se 
propage  ;  te  théâtre  ne  s'est  pas  encore  relevé  de  l'espèoe  d'op- 
probre qui  a  pesé  sur  lui ,  et  il  reste  abandonné  à  des  éerivams 
subalternes.  On  se  platt  à  l'Opéra,  mais  encore  plus  aux  combats 
de  taureaux. 

Parmi  tant  d'écrivains  cités  ou  omis,  combien  ea  est-il  qai 
parviendront  à  la  postérité ,  si ,  dans  ce  fracas  de  répntathms 
qui  se  supplantent,  il  en  est  qui  croient  à  la  postérité  ?  La  littéra- 
ture est  devenue  un  tourbillon;  les  Journaux,  qui  se  multiplient 
à  mesure  que  les  livres  diminuent,  en  sont  devenus  les  repré- 
sentants; les  livres  même  sont  contraints  d'en  adopter  la 
forme,  et  parfois  Jusqu'au  ton.  Le  public  aime  les  compila- 
tions ;  il  court  aux  encyclopédies  et  aux  Journaux,  qui  kû  ap- 


L  ÉCOU  lOHAHTlQUB.  107 

pMM  la  icieoee  eo  détail  et  la  piémnption  en  gros.  De  lii  la 
fMfefM  rien  n'est  plus  fiieile  que  d'écrire  ;  moins  on  a  de 
cftoM  à  dire,  pinson  «àroitaiséd'yréassir;  chaeon  vent  dire  œ 
pi  MBt  atant  de  l'avoir  médité  ;  on  regarde  la  moindre  idée 
flonne  on  véritable  enfantement;  toute  lubie  est  comme  one 
étiaeeile  qui  doit  briller  an  milieu  de  la  foole.  N'a-ton  pas  dil 
qa*a  litlératore  il  suffit  de  plaire  et  d'émonvoir  >  ? 

La  politiqne  élant  devenue  la  préoccupation  de  notre  siècle, 
csBuae  la  religîon  était  la  passion  du  seizième ,  trop  souvent 
hqantion  littéraire  s'est  trouvée  confondue  avec  la  question 
pofiliqae.  La  liberté  de  l'art  a  été  proclamée,  comme  la  liberté 
dfils;et  Ton  s'est  trouvé  diqiensé  de  toute  rech^che  quant 
an  tliéorîes  du  bien.  Mais  la  liberté,  là  comme  ailleurs ,  n'existe 
p'i  la  condition  de  l'ordre. 

Le  fcire  s'étant  glissé  dans  la  littérature  comme  dans  la  mu- 
et dans  la  peinture,  la  grâce  simple,  les  scrupuleuses 
de  l'art  ont  disparu  devant  les  basses  pratiques 
éa  aiétier,  et  les  procédés  mercantiles  sont  appliqués  à  la  ma- 
lipalation  comme  à  la  vente  des  livres;  r<m  traduit  et  l'on 
eopie;  les  Muses  tiennent  boutique ,  et  Ton  aspire  à  la  vogue , 
pvcequ'clle  est  un  moyen  de  lucre.  Les  ouvrages  qui  deman- 
éest  des  années  de  travail  à  l'auteur,  et  de  l'attention  au  lecteur, 
ont  peu  de  partisans;  on  commence  sans  savoir  où  l'on  abon- 
tin ,  en  promet  sans  tenir  ;  de  là  tant  de  travaux  laissés  inache- 
vés*; ou,  lorsque  arrive  la  fin  du  livre  publié  à  son  de  caisse, 
bs  opinions  ont  changé;  les  conclusions  démentent  le  début. 
On  n'a  plus  que  la  fécondité  des  avortements ,  objets  de  dédain 
povr  les  pères  eux-mêmes,  qui  n'en  montrent  pas  moins  ou 
pebB^,  en  révélant  ainsi  une  de  nos  plus  grandes  plaies ,  un  or- 
gacil  intrépide  et  le  mépris  du  sens  commun.  Il  en  est  plus  d'un 

*  «  L*uitear  a'est  pas  de  ceux  qui  reconnaissent  &  la  critique  le 
éroK  de qoestJooiier  le  poète  sor  sa  fantaisie,  et  de  loi  denoander  poor- 
^  3  a  choisi  tel  sujet,  broyé  telle  couleur,  cueilli  à  tel  arbre,  poiaé 
^tclleaoQK)t..»I]oco. 

*  KooscMeroQs,  ptnni  les  meilleurs,  plusieurs  ouvrages  deMontl,  tes 
levsw  die  Fauriel ,  de  Vtlleasain ,  Gaiiot ,  etc.    (C.  C.  ) 


168  UTTiiirniB. 

que  k  culte  do  bon  goût  rend  ennemi  de  toute  innovalîoii: 
c'est  oublier  que ,  dans  les  langues  et  dans  Festhétique ,  les  ré- 
volutions dépendent  de  tout  autre  chose  que  du  senlimeiàt  des 
écrivains.  Cest  ce  que  méconnaissent  aussi  ceux  que  la  déoDau- 
geaison  de  roriginalité  fait  courir  après  le  paradoxe  et  Textrava- 
gance ,  qui  prennent  Tinforme  pour  le  colossal ,  Tétrange  pour 
le  neuf,  et  le  défaut  pour  le  système. 

Trop  de  gens  ont  cru  que  Tinnovation  consiste  dans  la  forme 
des  idées  et  non  dans  les  idées  mêmes,  dans  la  vérité  historique 
et  non  dans  la  vérité  morale  :  la  faute  en  est  à  une  éducation 
médiocjre,  toujours  dirigée  vers  les  objets  extérieurs.  Gomme  on 
changerait  de  casaque  en  conservant  le  même  drapeau ,  on  a 
substitué  de  certaines  formes  d*école  à. d'autres ,  mais  sans 
qu'elles  résultent  d'un  sentiment  ou  de  croyances  communes.  On 
s'est  cru  novateur  en  ressuscitant  des  croyances  non-seulement 
tombées,  mais  conspuées,  la  magie,  les  gnomes,  les  spec- 
tres ;  ou  bien  Vçn  renouvelle  le  moyen  Âge  sans  la  foi ,  qui  en 
était  la  vie.  Combien  de  drames,  chrétiens  quant  au  suyet ,  n'of- 
frent, au  fond  de  leur  tissu  bizarre,  que  scepticisme  ou  fata- 
lité, mais  non  cette  lutte  du  bien  et  du  mal,  ce  conflit  des  prin- 
cipes ,  l'énergie  qui  n'exclut  pas  la  tendresse ,  le  péché  que 
rachète  une  aspiration  élevée!  Combien  de  romans  qui  ne 
peignent  que  la  vie  exceptionnelle,  une  société  restreinte  et  des 
croyances  personnelles,  Taccident,  et  non  le  vrai  durable  et 
universel  ! 

Quand  le  culte  de  la  nature  redevint  en  honneur,  on  crut  en 
trouver  le  sentiment  dans  les  livres,  sans  avoir  connu  les  grandes 
joies  et  les  grandes  souffrances,  qui  sont  pour  les  flmes  éner- 
giques comme  de  hautes  montagnes  d'où  se  découvre  le  fleuve 
entier  de  la  vie.  Dans  la  poésie  lyrique,  on  exprima  avec  de 
nouvelles  formes  et  plus  de  vérité  la  même  nature  de  sentiments. 
On  chanta  la  patrie  au  lieu  des  amours,  mais  avec  des  accents 
de  haine  et  de  mort,  avec  des  doctrines  politiques  théoriquement 
frivoles,  et  dangereuses  en  pratique.  Rappelons  donc  que  l'aspi- 
ration vers  la  venté  encore  inconnue,  que  l'on  ne  doit  pas  railler 
même  quand  on  en  doute,  est  la  source  la  plus  abondante  des 
inspirations  lyriques ,  parce  qu'ella  participe  de  l'infini ,  et  que 


L*iC0LB  BOMANTIQUB.  160 

bplK  grande  réeompenfiç ,  poar  un  auteur,  est  d'avoir  éveiUé 
éau  les  coeurs  une  étincelle  d'amour. 

El  cependant  il  Oaut  des  croyances  fortes,  des  convictions  pro- 
foodesà  ]a  poésie  lyrique;  car  le  doute  ronge  les  cœurs,  et  la 
raison  individuelle  livre  à  Tanarchie  les  âmes  énergiques;  les 
êenvaitts  blasphèment  ou  gémissent,  selon  que  leur  nature  et  les 
premiers  événements  qui  les  frappent  les  disposent  à  considérer 
b  vie  comme  une  comàiie  ou  comme  une  tragédie.  Aussi  voyons- 
«N»  prédominer  la  satire  et  Télégie,  qui  sont  l'expression  de  ces 
fpoqoes  où  Tezercice  de  la  pensée  est  devenu  comme  un  tour- 
meot.  Mais  ces  élégies  et  ces  satires  n*ofïreDt  guère  que  plaintes 
^tcriles,  héroïsme  vulgaire.  Le  spectacle  de  la  décadence  hu- 
BBÎoe  porte  à  la  mélancolie,  nous  le  voulons  bien;  mais  au- 
joordlim  on  prend  à  tâche  d'exagérer  les  douleurs.  Si  jadis  on 
pzouiUait  de  petits  vers,  si  la  poésie  était  à  Teau  de  rose  ;  malnte- 
oaat  on  ù\t  étalage  de  souffrances  :  après  avoir  épuisé  les  sources 
àû  pathétique ,  on  va  le  chercher  dans  les  situations  violentes, 
dans  la  eouche  adultère  ou  sur  les  planches  de  Téchafaud.  Ces  la« 
menutjons  sans  fin  ne  sont  pas  la  révolte  de  Prométhée  contre  la 
tyrannie  des  dieux ,  mais  le  fruit  de  cette  éducation  molle  qui 
De  laisse  que  le  courage  pusillanime  de  se  plaindre  et  de  gémir , 
c*est  la  faiblesse  qui  se  révèle  par  la  prédominance  de  la  pensée 
ftdela  parole  sur  Taction. 

Le  sentioient  religieux  lui-même  a  pris  tantôt  le  costume  mo- 
nastique,  tantôt  un  jargon  théosophiste  :  nous  ne  parlons  pas 
de  ceux  qui  n'offrent  dans  le  Christ  et  les  saints  que  des  formes 
matérielles ,  et  non  l'expression  du  lien  qui  rattache  les  choses 
visibles  aux  choses  invisibles.  Peut-être  dans  aucun  pays  Tins- 
piration  religieuse  n'a-t-elle  eu  autant  d'influence  qu*en  Italie, 
KTÂce  aux  deux  ouvrages  que  le  monde  entier  connaît  '  :  l'un 
r^ignantdes  peines  imaginaires,  l'autre  des  souffrances  réelles, 
la  conclusion  de  tous  les  deux  est  :  Pardonnez  ! 

Il  fout  que  le  poète  soit  aujourd'hui  comme  la  voix  des  na- 
tions; et,  comme  la  colonne  de  feu  dans  le  désert,  il  doit  mar- 

'  H  ft'ugit  ici  proliablemeDt  dœ  fiancés  de  Manioni ,  et  du  livre  : 

Uu  Priions,  de  Sylvio  Pillîco     (  Av.  R.  ) 

15 


170  BEADX-ABTS. 

cher  en  tête  des  peuples,  pour  les  guider  vers  la  terre  promise 
de  l'ordre,  de  la  morale,  et  de  Thonneur.  Le  bon  goût,  qui  est  la 
partie  la  plus  pure  du  bon  sens,  finit  toujours  par  répfiidier  les 
œuvres  du  vice;  et,  dans  le  désaccord  des  esprits,  tous  s'aeeor- 
dent  pourtant  sur  les  idées  morales.  C'est  donc  là  que  doit  tendre 
celui  qui  aspire  à  une  noble  influence  ;  il  doit  gourmander  la 
misanthropie,  la  paresse,  l'indifférence  ;  peindre  le  vice  ,  mats 
pour  le  rendre  odieux  ;  inspirer  la  générosité,  rabnégation, 
la  charité;  ne  pas  porter  les  cœurs  à  la  haine,  mais  à  la  bien- 
veillance; ni  au  découragement,  mais  à  Faction;  réhabiliter 
l'amour  au  milieu  de  l'égoîsme;  réveiller  l'enthousiasme  de  la 
vérité  et  de  la  vertu  dans  un  siècle  où  la  jeunesse  se  désespère 
de  ne  pouvoir  rien  exécuter  de  généreux,  et  finit  elle-même  par 
ne  plus  croire  ;  raviver  enfin  les  forces  de  l'esprit  au  milieu  des 
désordres  produits  par  les  calculs  de  l'intérêt. 


BB4UX-A.nTSb 


Les  découvertes  précieuses  et  les  travaux  critiques  qui  signa- 
lèrent la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle,  vinrent  ranimer 
l'amour  de  l'antique ,  et  rendre  à  l'art  une  meilleure  direction. 

Les  Allemands  apportèrent  dans  l'étude  des  beaux-arts  un 
sentiment  plus  large  qu'on  ne  l'avait  fait  encore ,  foisant  de  Fes- 
thétîque  une  branche  de  la  philosophie,  c'est-à-dire  lui  donnant 
pour  base  la  connaissance  de  la  nature  humaine.  Nous  avons 
déjà  donné  à  Lessing ,  à  Winckelmann ,  à  Suizer,  les  éloges  qui 
leur  sont  dus.  Mais  l'efficacité  pratique  de  leurs  doctrines  ne  se 
fit  pas  sentir  en  Allemagne ,  où  il  ne  se  forma  point  d'école 
alors. 

Diderot  leur  emprunta  quelques  idées,  selon  son  usage,  pour 
livrer  bataiUe  au  goût  mesquin  de  son  époque.  Ses  lettres  à 
Grimm,  sur  l'exposition  de  1705,  attirèrent  l'attention  par  une 
critique  originale ,  où  il  y  avait  beaucoup  de  vérités ,  roâées  à 
beaucoup  de  passion.  Watelet ,  Lévesque ,  Mengs ,  et  d'autres. 


BEAUX -ABXS.  171 

fim pour  V Encyclopédie  des  artides  saos  liaison  entre  eux, 
et  ooo  moins  incohérents  quant  à  la  méthode.  Mengs  étale  une 
foeoeepédantesqne.  Il  réduit  les  peintres  à  Raphaël  pour  le 
desin  et  Teiqiression,  à  Titien  pour  le  coloris ,  à  Ckurége  pour 
la  giiee  et  le  dair-obscur  ;  il  porte  Tidolâtrie  de  Tantique  jua- 
^*à  proposer  la  Hiobé  pour  type  de  la  Fierge  de  douleur» 

Algarotti,  dans  YEssai  sur  la  peinture^  est  superficiel  oommo 
da»  tout  le  reste  ;  mais  moins  encore  que  Reuonîco  et  au- 
tres pédants,  qui  extravaguent  après  le  beau  idéal  dans  une 
bogoe  toute  de  convention.  V Histoire  de  la  peinture,  de 
Laozi,  plaît  par  sa  clarté  ;  mais  il  morcelle  la  matière ,  et  man- 
que de  cette  pratique  qui  rend  les  jugements  de  Yasari  nota  et 
îBitnictifo,  alors  même  qu'il  tombe  dans  Terreur.  Du  reste  9 
ces  écrifains ,  de  même  que  Reynolds,  se  contentent  de  pr^ehar 
rnoitation  éclectique  des  moddes ,  au  lieu  de  recourir  à  la  na* 
tore.  Milizia  au  contraire,  plein  de  hardiesse,  se  pose  en  vé« 
litible  Baretti  des  arts;  il  prononce  ses  jugements  d'un  ton  quoi 
Ton  prandrût  pour  de  Tindépendance  et  de  Foriginalîté ,  ei  Tea 
se  s'apereerait  qull  copie  les  encyclopédistes ,  sans  s'inquiéter 
de  fsm  diqierattre  leurs  eontradictieos.  Passionné,  vietent, 
BU  égards,  il  jfénigre  Michel-Ange  et  exaJie  Meng^ 

D' Agmeomt,  qui»  venu  à  Rome  pour  y  passer  quelques  Jean, 
jiesta  clnquanie  ans,  entreprit  de  réhabiliter  les  aitsdu  meye» 
Ige.  Maisaon  exécution  futdes  plus  mesquines  ;  il  y  apporta  des 
idées  d'éeole,  et  il  ne  sut  pas  pénétrer  sous  la  forme  pour  saisir 
rioipiration  et  le  sentiment.  Il  ne  faut  pas,  au  surplus,  exiger 
tiop  d'un  siècle  qui  ne  voyait,  dans  le  moyen  âge ,  qu'erreurs, 
barbarie,  ignorance.  Les  temps  étaient  loin  généralement  d'ê- 
tre proiMces  aux  beaux-arts  en  Italie.  L'inspiration  religieuse 
languissait  ;  les  galeries  s'enrichissaient  de  gravures  plus  que 
de  tableaux  ;  le  luxe  se  déployait  en  olsjets  éphémères  et  en 
iiDîtations  françaises.  On  avait  cependant  sous  les  yeux  les 
grands  modèles;  le  hasard  en  révélait  d'autres,  d'autant  plus 
observés  qu'ils  étaient  nouveaux.  Les  ruines  des  thermes  de 
Titus,  les  peintures  de  Sahit-Jean  de  Latran ,  les  mosaïques  de 
Palcstrina,  furent  décrites  par  tiabbé  Amaduzai,  par  Gassola 
ds  Plaisanoe ,  par  l'Anglais  Mayer,  par  le  Français  de  la  Gar- 


179  BEAUX-ABTS. 

dette,  et  par  Paoli  ;  de  même  que  les  monuments  romains  par 
Gontucci  et  par  Galeotti. 

Les  protecteurs  généreux  ne  manquaient  pas  aux  artistes.  Le 
cardinal  Albani  réunit  dans  sa  villa  ,^rès  de  Rome,  tant  de  tré- 
sors, qu'après  avoir  enrichi  plus  d*un  musée,  elle  fait  encore  Tad- 
miration  des  connaisseurs.  Le  Parnasse  qu*il  y  Gt  peindre  par 
Mengs  est  le  meilleur  ouvrage  de  ce  peintre.  Le  cardinal  Va- 
lent! fit  dessiner  par  l'Espagnol  la  Véga  onze  des  loges  de  Ra* 
phaët  en  quatre-vingts  feuilles  ;  il  réunit  dans  sa  villa ,  près  la 
porte  Pie,  des  objets  rares  de  tous  les  pays,  et  suggéra  à  Re- 
nottXIV  l'idée  de  créer  au  musée  du  Capitole  une  galerie  de 
tableaux.  Ce  pontife  acheta  les  précieuses  antiquités  de  François 
Vettori.  Clément  XIV,  outre  le  musée  qu'il  commença ,  réunit 
la  collection  des  papyrus  décrits  par  Marini ,  et  prit  des  mesures 
pour  que  les  antiquités  qu'on  viendrait  à  découvrir  ne  fussent 
ni  déthdtes  ni  vendues.  Pie  VI  hérita  de  cet  amour  éclairé  pour 
les  arts.  Le  prince  Marc  Rorghèse  rassembla  les  richesses  du 
<)élèbre  musée  qui  porte  son  nom.  L'ambassadeur  d'Espagne 
Azara',  Gavino,  Hamilton,  Jenkins,  lord  Harvey,  comte  de 
Bristol,  soutenaient  le  zèle  des  artistes  par  leur  munificence. 

Hors  de  ritalie«  l'électeurde  Bavière  favorisait  aussi  les  beaux- 
arts;  Frédéric-Auguste  de  Saxe  enrichissait  VAugusteum  des 
antiques  de  la  collection  Chigi;  Frédéric- Auguste  II,  qui  fut 
roi  de  Pologne ,  y  plaça  les  trois  premières  statues  trouvées  à 
Herculanukn ,  acheta  pour  4,800,000  livres  la  galerie  des  ducs 
de  Modène,  et  pour  17,000  tiocats  la  f^ierge  de  Saint-Sixie, 
par  Raphaël.  Il  en  résulta  que  cette  collection  ne  le  céda ,  de 
l'autre  côté  des  Alpes ,  qu'a  celle  de  Paris  pour  les  chefs-d'œu- 
vre italiens.  Ce  prince  fonda  à  Dresde  l'école  de  peinture  que 
Frédéric-Christian ,  son  successeur,  organisa  ensuite  sur  un 
meilleur  pied,  d'après  le  plan  du  poète  Frédéric  Hagedom. 

La  gravure,  qui  répandait  les  chefs- d*(BUvre  en  les  multipliant, 
eut  aussi  quelque  succès  à  cette  époque  (1780  ).  François  Barto- 
lozzi  grava  en  Angleterre  les  tableaux  d'Angélique  Kauffmann,  et 
valut  à  ce  talent  gracieux,  mais  sans  sûreté  de  touche  ni  vigueur 
d'expression ,  une  réputation  «ipé#ieure  à  son  mérite;  il  en 
garda  toujours  un  peu  de  douceur  efféminée.  Pour  se  conformer 


BSAUX-AKTS.  173 

as  fuk  anglais,  il  travailla  aa  pointillé ,  genre  dans  lequel  il  se 

fbçt  an  premier  rang. 

Jeaii-Raptiste  Piranesi ,  architecte  vénitien,  publia  des  vues 
de  Kooe  remarquables  par  la  verve,  et  qu*il  fit  accompagner  de 
descriptions.  Rosaspina^de  Rimini,  se  fit  surtout  uas  riéputatîon 
à  rétnnger.  Bartolomeo  Ptnelli ,  artiste  romain,  grava  à  Teau- 
ibrte  Thstoire  grecque  et  romaine  ;  il  prit  des  sujets  dans  la 
Divim  Comédia,  dans  le  Tasse,  l'Arioste  et  Don  Quichotte, 
SoD  Meo  Pattaca  est  une  des  gravures  les  plus  originales  que 
Ton  eonnaisse. 

Jean  Yolpato ,  de  Bassano,  grava  h  Rome  les  loges  du  Vati- 
eao  :  il  y  fiit  seecndé  par  le  Napolitain  Raphaël  Morghen  ;  qui 
devint  ensuite  son  gendre  ;  et  leur  ouvrage ,  fort  reclierché,  eut 
me  grande  vogue  parmi  les  amateurs.  Ils  trouvèrent  des  émules 
dans  le  Milanais  Joseph  Googi  et  Garavaglia,  qui  formèrent 
une  Iwnne  école. 

La  lithographie,  qui  eut  pour  inventeur  Louis  Sennefelder, 
de  Prague,  vînt  rivaliser  avec  la  gravure  sur  cuivre.  Engelmann 
nntrodoisit  à  Paris,  et  Ulmandel  à  Londres.  Elle  répondit 
ao  besoin,  qui  est  devenu  universel,  de  mettre  à  la  portée  du  pu- 
blic les  ouvrages  de  toute  nature ,  et  permit  au  peintre,  sans  em* 
pninter  le  secours  d*un  interprète,  de  reproduire  son  œuvre 
Ininnéme  dans  sa  nouveauté. 

François  Ghingi ,  de  Sienne ,  travailla  les  pierres  dures  avec 
UD  art  admirable ,  de  même  que  le  Napolitain  Gostanzi.  Les 
piores  gravées  de  Sirletli ,  de  Natter,  Pazzaglia,  Amastini, 
Marchant,  Gader,  Capparroni ,  Rega ,  Gerbara,  des  Pichler, 
peuvent  ae  comparer  à  celles  des  anciens.  Lippert  sut  repro- 
doire  règlement  les  pierres  antiques,  avec  ses  empreintes 
en  verra  et  en  soufre.  Les  mosaïstes  aussi  réussirent  à  faire 
pour  la  Vatican  d*admirabies  copies  des  tableaux  des  grands 
maltoea. 

Ainsi  b  réforme  des  beaux-arts  commençait  en  KaUe.  Louis 
Vanvttelli  (  1700-1773),  originaire  d'Utrecht,  et  déjà  architecte 
de  Saint-Pierre  à  l'âge  de  vingt-six  ans ,  éleva  à  Naples  Téglise 
de  rAnnonciade,  riche  en  colonnes  et  de  bon  goût,  bien  qu'une 
partie  se  trouvé  masquée.  Gharles  111  voulut  ériger  h  Caserte  uu 

là. 


174  BBAUX«A1IT8. 

palais  qui  ne  le  cédât  à  aucuo  en  Europe.  Le  pian  conçu  par 
VanYitelH  se  distingue  par  son  unité  grandiose,  et  il  eut  le  bon- 
heur de  conduire  lui-même  TédiGce  à  fin,  sans  ees  temps  d*ar- 
rét  dans  Texécution ,  qui  déparent  tant  d'ouvrages  d'architee- 
ture.  11  fit  lenir  Peau  d'une  distance  de  douze  milles  poar  les 
Jardins ,  perçant  cinq  fois  les  montagnes  sur  son  passage ,  et 
la  soutenant  trois  fois  au-dessus  des  vallées  au  moyen  de  ponts 
à  trois  rangs  d'arcades  superposés,  de  1618  pieds  de  long  sur  1 78 
de  hauteur;  ouvrage  qui  ne  le  cède  à  aucim  de  ceux  de  l'anti- 
quité. 

Le  comte  Pompéi ,  de  Vérone ,  publia  les  Cinq  ordres  de 
Farchitecture  civUe  de  Michel  SanrMicheli.  H  combattit  les 
travers  à  la  mode,  et  il  exécuta  divers  travaux  dans  sa  patrie, 
notamment  la  Douane  et  le  Portique,  où  Scipion  Mafïeî  disposa 
les  pierres  antiques.  Un  autre  patricien  de  cette  ville,  Jérôme 
dal  Pozzo,  écrivit  sur  Tart,  et  attacha  son  nom  à  plusieurs 
monuments.  Vicence  continuait  à  profiter  des  exemples  de  Pal- 
ladio; et  Othon  Calderari ,  excellent  artiste,  à  qui  les  occasions 
seules  manquèrent ,  pourrait  passer  pour  appartenir  à  un  autre 
siècle. 

Barthélémy  Ferracino  inventa ,  sans  avoir  étudié ,  des  ma- 
chines hydrauliques  extrêmement  ingénieuses;  il  reconstruisit  à 
Bassano  le  pont  de  Palladio.  Ferdinand  Fuga,  de  Florence, 
travailla  beaucoup  à  Rome ,  oik  il  éleva  le  palais  de  Monte-Ca- 
vallo  et  la  façade  de  Sainte-Marie-Majeure  ;  il  agrandit  l'hôpital 
du  Saint-Esprit,  bâtit  le  palais  Gorsini  ;  Naples  doit  à  cet  artiste 
la  Maison  de  refuge  pour  huit  mille  pauvres.  Nicolas-Gaspard 
Paoletti  transporta  à  Poggio-Imperiale  une  voûte  sur  laquelle 
étaient  des  peintures  de  Roselli.  Cerati,  de  Vicence,  érigea  dans 
Padoue  TObservatoire  et  l'Hôpital,  et  décora  le  Pré  de  la  Vallée. 

Joseph  Camporèse,  de  Rome,  grâce  à  Tétude  des  anciens, 
lutta  contre  le  mauvais  goât.  Il  donna  le  plan  de  l'église  de 
Genzano ,  et  travailla  au  musée  du  Vatican ,  où  l'on  remarque 
surtout  le  vestibule  et  la  salle  de  la  Biga  ;  puis  il  fut  employé , 
pendant  l'occupation  française ,  à  découvrir  et  à  restaurer  de 
grands  débris  antiques. 

Pierre  Marini ,  de  Foligno ,  élève  de  Vanvitelli ,  vint  à  ftlilan 


BSADX-ABTS.  175 


k- 1   )i.n«  r  w"fni;; 


ramirer  le  palais  dueal ,  et  y  dirigea  des 
ioportaotcs,  entre  autres  la  villa  royale  de  Monza  «  avec  son 
jadn  anglais ,  chose  alore  nouvelle,  et  les  deux  théâtres  royaux. 
UaccHait  à  triompher  des  obstacles,  età  se  plier  à  toutes  les 
oéoesités;  il  voyait  bien  les  défauts  de  ses  devanciers,  mais 
ans  QSff  s'en  affranchir;  U  se  rapprocha  de  la  manière  fran* 
aise  psr  une  facilité  sans  grandeur  et  des  formes  sans  relief.  Po- 
hefc  tmailla  aussi  à  Milan  dans  le  même  goât.  Simon  Cantoni, 
deU^ano,  ^us  eorrect,  quoique  moins  connu,  éleva  dans  le 
Uilaoais  plusieurs  palais,  et  à  GÎânes  la  belle  salle  du  conseil,  où, 
poar  écarter  le  danger  du  feu ,  il  substitua  au  plafond  en  bois 
ne  Toâte  hardie,  sans  defii.  Son  compatriote  Joconde  AlbertoUi 
tniiailladans  cette  ville  comme  omementiste ,  et  ressuscita  le 
hJR  d«  artistes  du  seizième  siècle ,  en  décorantd*ouvrages  en 
stoeles  églises  et  les  palais  de  Florence,  de  Napies  et  de  la 
limbiniie.  Il  introduisit  dans  TAcadémie  milanaise ,  nouvelle* 
■MBt  créée,  un  goût  très-correct  d'ornements  architectoniques, 
tccn  publia  une  série  de  modèles. 

Cest  aussi  de  Milan  que  sortit  André  Appiani ,  qui ,  répu- 
diant franchement  dans  les  fresques  de  Salnt-Celse  les  dé- 
bats de  ses  contemporains,  associa  la  force  à  la  légèreté,  la 
vivacité  à  rharmonie,  la  correction  à  la  hardiesse.  Déjà  vieux , 
il  rqiréscnta  dans  le  palais  du  vice-roi,  à  Milan ,  V  Apothéose  de 
Sapoléah  avec  une  grande  richesse  d'imagination  et  les  procé- 
dci  do  style  mythologique,  revenu  alors  à  la  mode. 

Cependant  Rome  n*avait  à  montrer  en  sculpture  que  de  pau« 
nts  essais;  et  si  le  cultedu  Bemin  était  abandonné,  les  caprices, 
1>  neberebe ,  continuaient  encore.  Cest  ce  qu'on  voit  dans  le 
^  Vl d'Augustin  Penna,  qui  déeore  la  sacristie  du  Vatican, 
telles  ^iiyes  de  SaM-Charkt  aa  Corso,  du  même  artiste,  et 
<hos  la  /wtt/A  tant  vantée  d'André  Lebrun.  Les  Sirène*  de  k 
plaee  Fantana  à  Milan ,  par  JcMieph  Franchi,  de  Carrare ,  sont 
iToDeneîlleore  exécution. 

Antoine  Canova,  dePossagno  (  1747-1822  ) ,  conduit  à  Rome 
ptr  l'ambassadeur  vénitien  Jérôme  Zuliani,  se  prit  h  douter  de 
M-méme,  lorsqu'il  y  vit  régner  un  goût  si  différent  de  celui  qu'il 
ictait  formé.  Néanmoms  il  sot  associer  tant  de  naturel  à  l'art 


176  BBÀUX«ABT8. 

antique  dans  son  groupe  de  Dédale  et  Icare,  qu'il  anraeha  les 
applaudissements.  Il  fut  ebai^  du  tombeau  qu'un  particalier 
faisait  éleyer  au  pape  Ganganelli.  Son  génie  se  révéla  à  ses  pro- 
pres yeux  "dans  ce  travail  grandiose  ;  et ,  se  dégageant  des  mau- 
vais exemples,  il  représttenta  le  pontife  avec  noblesse,  en  mon- 
trant, dans  les  plis  et  dans  les  détails  de  son  vêtement,  qu'il 
ne  le  cédait  nullement  en  habileté  de  main  à  ceux  qui  s'en  tar- 
guaient le  plus.  Il  symbolisa  la  Tempérance  et  la  Mansuétude 
avec  un  sentiment  bien  supérieur  à  celui  de  cette  époque,  et  peut- 
être  Canova  n'a-t-il  rien  produit  de  mieux.  II  avait  alors  vingt- 
cinq  ans  :  ce  fut  peu  de  temps  après  qu'il  entreprit  le  monu- 
ment du  papeRezzonico.  Dans  Timmense  édifice  de  Saint-Pierre 
la  correction  prenait  facilement  une  apparence  grêle;  mais  si  les 
partisans  du  baroque  avaient  trouvé  moyend*obvierà  cet  incon- 
vénient par  des  masses  à  grand  effet  et  par  des  conceptions  bi- 
zarres ,  Canova  arriva  au  même  but  en  composant  avec  largeur, 
quoique  avec  régularité.  Comme  l'œil ,  fatigué  des  bizarreries 
étourdissantes  qui  déparent  ce  temple,  le  plus  grand  de  la  chré- 
tienté, se  repose  avec  plaisir  sur  ce  monument! 

Canova  dut  à  ces  diverses  occasions  le  magnifique  développe- 
ment de  80»  talent.  Mais  il  étudiait  sans  relâche ,  et  exécutait 
tout  par  luUmêniet'et-s'il  produisait  moins,  le  peu  d'ouvrages 
qu'il  créait 5^<gl^gfftteien «perfection.  Il  réunissait  réellement  les 
qualités  qut^enil^tèiid'B^exclure  chez  les  artistes  :  sagesse  de 
composition',  éKf^slon  des  physionomies,  dessin  châtié,  vi- 
gueur de  ciseau,  et  habileté  patiente  pour  finir  les  extrémités,  les 
cheveux,  et  donner  au  marbre  le  moelleux  de  la  eliair,  à  ce 
point  qu'on  le  soupçonna  de  vernir  ses  statues.  Mais  il  répondit 
aux  reproches  de  l'envie  par  de  nouveaux  travaux  ;  et,  proclamé 
le  prince  de  la  sculpture ,  il  redoubla  d'efforts.  Son  monument 
de  Christine  d'Autriche,  à  Vienne,  avec  ses  neuf  statues  de 
grandeur  naturelle,  est  un  véritable  poëme.  Sa  Madeleine 
n'est  pas,  comme  tant  d'autres ,  une  pécheresse  étendue ,  plus 
voluptueuse  que  pénitente  ;  mais  la  sobriété  du  relief,  l'expres- 
sion de  la  tête,  l'affaissement  du  corps  ,  éloignent  toute  idée 
profane.  Comme  on  lui  reprochait  d'être  froid ,  il  fit  IJercule  et 
Lycas,  Thésée  et  le  Centaure,  l'Amour  et  tsycké,  groupe» 


BEAlil-ABTS.  177 

pirâide  feu ,  où  la  nature  est  prise  sur  le  fait.  Il  excella  aussi 

imMtt  les  bas-reliefe,  sans  en  confondre  les  effets  avec  ceux 

ée  la  peiotnre. 

Le  scolpteor  a ,  moins  que  tout  autre  artiste ,  le  libre  choix 
ki  sujets;  et  Ganova  dut  se  résigner  à  représenter  Napoléon  en 
demi-dieu,  Ferdinand  de  Naples  sous  la  figure  de  Minerve  «  et 
telles  princesses  sous  Taspect  de  muses  et  de  divinités.  Beau  pré- 
texte pour  dénigrer  ce  maître,  trop  exalté  peut-être  par  ses  oon- 
teoporÛDSl  Si  cependant  la  fénut  et  le  Persée  qu'il  fit  pour 
reopbeer,  dans  le  Belvédère ,  les  chefs-d'œuvre  enlevés  par  les 
FADçais,  ne  les  ont  point  égalés,  nous  n'admettons  pas  qu'on 
éeÎTecn  conclure  que  Tart  italien  le  cède  à  l'art  antique ,  mais 
Molcaent  qu'il  ne  peut  pas  déployer  ses  ailes  quand  il  se  ré- 
èntàrimitation. 

St  la  nudité  mythologique  pouvait  convenir  à  Pauline  Bor- 
fStiéw,  qui  posa  devant  lui  comme  modèle  pour  la  statue  d'une: 
Griee,  Napoléon  ne  fut  pas  charmé  de  se  voir  travesti  en  Her- 
Qtle,  lui  qui  devait  aller  à  la  postérité  avec  sa  redingote  grise 
et  son  petit  chapeau.  Canova  eut  occasion,  en  travaillant  à  sa 
itatoe,  de  faire  entendre  quelqu'une  de  ces  vérités  qui  dépassent 
nranent  le  seuil  des  palais ,  et  lui  dire  combien  Rome  avait 
perdaà  réloignonent  du  souverain  pontife.  L'artiste  vécut  assez- 
poar  voir  le  pape  rendu  à  sa  capitale;  et  il  fut  alors  député  par 
les  États  italiens  pour  recouvrer  les  chefis-d'oeuwe  4'art  que  la 

fooqaêKe  avait  enlevés  à  leur  patrie ,  et  que  la  conquête  repre- 

naiL 

Ce  fat  en  Italie  que  le  Danois  Thorwaldsen  exécuta  tous 
M  ouvrages  :  quelques-uns  fournirent  a  sa  patrie  des  modèles 
<l'on  beau  très-correct  ;  et  il  en  a  laissé  même  en  Italie ,  surtout 
^  le  bas-relief,  qui  pourraient  le  faire  ranger  parmi  les 
flasiqnes.  Il  se  montra  de  force  à  rivaliser  avec  Canova.  Mais , 
appelée  lutter  avec  lui  dans  Saint-Pierre  pour  un  monument 
f90SKréh  Pie  VII,  il  conçut  froidement  les  symboles  de  ce 
çnod  pontificat,  dont  le  triomphe  avait  inspiré  à  tous,  catholi- 
<ioesounon  catholiques,  tant  d'allusions  heureuses.  Les  beaux- 
vts  forent  appelés  par  la  Révolution,  puis  par  le  conquérant,  à 
imptoviser  des  fêtes,  des  tableaux,  des  monuments.  Maiseestra- 


178  BBAUX-ABT8. 

Taux,  si  graDdiosesqu*iIs  passent  être,  n*enllammèrent  pas  le  cceur 
des  artistes ,  qui  ne  surent  pas  sortir  de  la  classe  des  imitateurs. 
Les  fêtes  impériales  étaient  dirigées  à  Rome  par  Camporesi , 
qui  dessina  ensuite  la  place  du  Peuple  et  le  jardin  contigu  à  cette 
place.  Louis  Cagnola,  après  plusieurs  travaux  éphémères ,  éleva 
à  Milan  Tare  de  triomphe  du  Simpton,  Tun  des  plus  grands  et  le 
plus  beau  qui  existe  en  ce  genre.  11  en  projeta  un  autre  qui  de- 
vait être  placé  sur  le  mont  Cénis,  avec  cent  querante-quatr«  co- 
lonnes de  dix  pieds  de  diamètre.  Il  a  laissé  des  églises  et  des 
clochers,  ainsi  qu'un  château  majestueux  qu*il  construisit  à  son 
usage.  Maintenant  arrêtons  nos  regards  sur  la  peinture. 

Raphaël  Mengs(  1738-1779)  quitta  la  Bohême,  sa  patrie, 
pour  s'établir  à  Rome,  et  il  y  devint  l'artiste  le  plus  célèbre  de 
son  époque.  Mais  quelle  différence  de  lui  aux  maîtres  de  Part! 
Que  son  faire  brillant  est  encore  loin  de  Hi  vérité  !  Que  de  con- 
vention dans  son  dessin  et  dans  ses  couleurs  t  On  pourrait  croire 
qu'il  se  défiait  lui-même  de  l'enthousiasme  de  ses  contemporains , 
car  il  chercha  jusqu'à  la  fin  à  perfectionner  sa  manière.  Pom- 
pée Batoni ,  qui  était  de  Lucques ,  après  avoir  étudié  à  Rome 
Raphaël  et  les  meilleurs  maîtres,  parvint  à  acquérir  un  coloris 
varié,  transparent,  quoique  conventionnel.  Il  mania  le  pincean 
habilement,  sans  avoir  pourtant  un  style  à  lui,  et  porta,  du 
théâtre  à  l'atelier,  une  idée  vagne  et  confuse  de  l'acrtique,  ainsi 
qu'une  manie  stérile  d'innovation. 

Le  Français  David ,  élevé  dans  la  manière  de  Boucher,  son 
grand-père ,  se  rendit  à  Rome,  où  11  ne  tarda  pas  à  changer  de 
style  devant  les  oeuvres  des  maîtres  ;  et,  prenant  l'art  au  sérieux, 
il  rapporta ,  dans  sa  patrie  (  1780  )  son  tableau  de  la  Peste  de 
Marseille.  Jacobin  effréné,  David  représenta  les  scènes  de  la  Ré- 
volution, en  commençant  par  le  Serment  du  jeu  de  paume,  qn^ii 
exécuta  au  crayoo.  La  statue  du  Peuple,  qui  devait  être  formée 
des  débris  de  celles  des  rois  et  placée  sur  le  Pont-Neuf,  était  un 
Hercule  portant  inscrit  sur  le  front.  Lumière;  sur  la  poitrine, 
Nature  et  vérité;  sur  les  bras.  Force  et  courage.  C'était  une 
pauvre  coneeptiott.  Dans  sa  têortêe  Maraty  emploi  remarquable 
de  toutes  les  ressources  de  l'art  dans  un  sujet  odieux,  David 
eonctntra  tout  rintérêt  sur  ce  scélérat  et  non  sur  Cbariotte 


BBAUX-ABTS.  179 

Conbf ,  qui  pourtant  dêrait  paraître  une  héroïne  aux  apolo- 

|iiki  de  Bniln&  Membre  du  comité  d'instruction  publique ,  il 

ft  MJgMT  3,S00  francs  de  pension,  pendant  cinq  ans,  à  de 
jesoa  artistes  qui  furent  envoyés  en  Italie  et  en  Flandre  pour  s*y 
potaioQiier.  II  dirigea  Tinstitution  du  Musée  national;  et,  en 
proposaot  la  formation  d*un  jury  appelé  à  juger  les  monuments 
en  beau-arts,  il  disait  :  «  Les  moaiiments  des  arts  n'atteignent 
pu  seakoient  leur  but  en  charmant  les  yeux,  mais  en  péné- 
trât rime,  en  ûusant  sur  l'esprit  une  impression  profonde.  » 
Il  lednait,  mais  il  ne  le  sentait  pas,  lui  toujours  classique  dans 
tseonpositions  et  dans  sa  conduite,  terne  dans  le  coloris, 
tbéitnl  dans  les  mouTcments ,  dur  dans  le  dessin. 

Kapoléon  lui  paya  500,000  francs  son  tableau  du  Couronne'- 
maU,  le  plus  grand  qu'il  y  eût  en  France  ;  et  75,000  firanes, 
la  l>isiributkm  des  aigks  ;  pages  théâtrales  et  froides.  Il  réussît 
nùm  dans  le  passage  du  Sàint-Bemard ,  où  il  exprima  ce  désir 
de  rempereur  :  Faiies^moi  calme  sur  un  cheval  fougueux, 
Aprà  le  retour  des  Bourbons ,  le  Lêonidas  et  VEnlécemeni  des 
Sakiâes  lui  furent  payés  chacun  60,000  francs.  Mais ,  proscrit 
eoame régicide,  il  mourut  à  Bruxelles  (  1828). 

Cot  de  David  et  de  son  école  qu*est  sorti  ce  que  Ton  a  ap- 
pelé le  style  de  l'empire;  genre  qui  s'étendit  avec  les  conquêtes 
tam  être  soutenu  par  les  inspirations  classiques  ou  républi* 
oîBes,  ca  ne  conservant  que  ce  qu'il  avait  de  pire,  la  partie 
technique. 

Génvd  (  1770* fB3l)  peignit  dans  de  vastes  proportions  VEn- 
tréede  Henri  i^,  les  BataiUes  (TÂusterliiz  et  de  Marengo; 
il  oéenta  les  pendentifr  du  Panthéon ,  et  mit  plus  de  sentiment 
tes  sa  Carimne  au  cap  Misène,  ainsi  que  éansV  Extase  de 
Mille  Thérèse.  Mais  il  réussit  mieux  dans  les  portraiti. 

A  cette  éeole classique  se  rattachent  d'autres  peintres  d'un  ta* 
kat  grandiose  et  froid,  comme  Girodet  en  France,  Camuccini  et 
BcDvenutî  en  Italie,  tous  deux  issus  de  Mengs,  et  d'autres  encora 
<fà  eurent  l'excessive  régularité,  sans  ce  qui  fait  la  valeur.  Les 
sûats  furent  modelés ,  par  habitude  académique,  sur  le  type  des 
iUtaes  grecques  ;  on  attribua  à  des  édifices  d'une  destination 
DOttTelle  le  caractère  de  l'antiquité  ;  le  Panthéon  et  la  Maison 


ISO  BEAUX-ABTS. 

Carrée  devinreiit  des  églises  à  Paris  et  a  Naples  ;  les  bourses  et 
les  douanes  singèrent  les  Propylées ,  ou  le  temple  de  Thésée. 
On  peut  Toir,  par  les  dissertations  de  Joseph  Bossi  sur  la  Cé/u 
de  Léonard  de  Vinci ,  et  par  l'Histoire  delà  sculpture  de  Cico- 
gnara,  qu*on  ne  jugeait  du  beau  que  sous  le  rapport  de  la  forme. 
IJn^biographe  de  Canova  kû  fait  dire  «  qu'avec  les  principes 
chrétiens  aucun  beau  idéal  n'est  possible;  qu'il  n'existe  d'art  vé- 
ritable que  chez  les  anciens;  et  comme  ils  ont  épuisé  toutes  les 
formes  de  la  pensée  et  du  sentiment,  il  ne  reste  qu'à  imiter  les 
Grecs  et  les  Romains.  >  L'on  se  flatta  d'encourager  les  arts  en 
fondant  des  académies  :  celle  de  Milan  se  fit  remarquer  par  le 
goût  pur  que  les  Albertolli  déployèrent  dans  romementalion; 
dans  celle  de  Venise,  Matteoni  lit  de  bons  élèves,  tels  que  De- 
nini,  Polili,  Lipparicci ,  Grigoletti.  De  l'école  de  Ferrare  sorti- 
rent les  sculpteurs  Zadommegi ,  Fraccaroli ,  Ferrario. 

Mais  bientôt  le  romantisme  s'introduisit  dans  les  beaux-arts, 
et  marqua  un  retour  vers  le  moyen  âge.  Aux  Brutus  et  aux 
Atrides  succédèrent  les  Stuarts,  Jeanne  Grey,  l'inquisition, 
les  doges ,  avec  une  fidélité  de  costumes  que  certains  artistes 
regardèrent  comme  un  mérite  suffisant  ;  de  même  qu'ils  se 
crurent  originaux  parce  qu'ils  changèrent  de  sujets  et  de  person- 
nages, conservant  toutefois  le  faste,  les  scènes  passionnées, en 
un  mot ,  la  seule  vie  extérieure  ;  et,  dans  les  statues,  ils  aban- 
donnèrent le  contour  classique ,  jusqu'à  tomber  dans  l'amai- 
grissement et  la  laideur. 

On  se  figurait  ainsi  qu'on  réformait  en  cliangeant  des  détails; 
mais  on  ne  vit  pas  surgir  un  véritable  maître,  parce  que  ces 
croyances  pieuses  ou  héroïques  qui  sont  les  ailes  de  l'art  man- 
quaient généralement.  Les  expositions,  devenues  de  mode  par- 
tout, ont  bien  fait  voir  à  quel  point  les  artistes  se  sont  écartés 
du  droit  chemin ,  faute  de  temps  et  de  méditation.  Pour  se 
conformer  au  goût  du  public,  souvent  bizarre  et  amoureux  de 
la  nouveauté,  on  a  plus  songé  à  l'effet  du  moment  qu'à  des 
succès  durables.  Les  maisons  modernes ,  en  outre ,  se  prêtent 
mal  à  recevoir  ces  grands  ouvrages ,  qui  révèlent  à  eux  seuls 
un  artiste.  S'il  s'en  présente,  on  les  confie  à  des  vétérans  émê- 
rites,  dont  l'imagination  est  déjà  épuisée,  et  qui  s'en  tiennent  à 


BEAOX-ABTS.  18t 

b  pranère  ooiieeptioo  ventl^,  toat  extérieore  et  matérielle, 
cc  éast  le  travail  patient  eonfié  à  des  élèves  ne  supplée  <}u*im- 
yarùitemeut  à  PînsofBsance  an  sentiment. 

KcD  pcn  d'artistes  eompreqnent  que  le  beau  est  la  plus  hante 
qpifMou  dn  vrai  ;  que  l'art  n'est  pas  sa  fin  à  lui-même ,  ni 
«M  sinpie  jouissance  pour  les  sens  ;  que  son  but  suprême  est 
la  rérilé  représentée  dams  le  sentiment,  et  que  la  forme  doit  être 
le  Téleaient  des  idées.  Les  théoriciens  placés  à  ce  nouveau  point 
de  ne  ont  eherebé  l'expression  qui  va  à  Tâme  plus  qu'aux  sens  ; 
ib  vssleat  d'abord  redresser  le  sentiment ,  avant  de  songer  au 
onde  employé  à  sa  manifestation  :  seul  moyen  de  faire  que  les 
beaox^ans  soient  la  langue  universelle  de  Thumanité,  une  source 
d'éoMioD  sans  égale ,  une  guerre  déclarée  à  TégoTsme. 

Mais  les  théories  académiques  prévalent  en  Italie ,  qui  se  croit 
siBs  rivaux  dons  la  partie  technique.  Riche  en  dessinateurs,  en 
ntioristes,  en  paysagistes,  l'Italie  incline  du  c6té  sensuel;  et 
on  qui  prêchent  l'idée  y  font  bien  peu  d^  prosélytes.  On  y 
^oràt  \Àen  des  sujets  du  moyen  âge,  de  la  Grèce  et  de  l'Italie 
nodenes;  mais  ce  qui  doit  constituer  la  réforme,  ce  n'est  pas 
■a  pni  plus  de  vérité  dans  le  costume  et  dans  l'expression , 
plaide  poreté  dans  les  lignes,  plus  d'ordre  et  de  goât  dans  la 
teâmtion,  mais  bien  le  soufDe  intérieur,  et  le  désir  de  faire 
^  beau  im  oioyen  d'enseignement. 

La  senlptnre  a  mieux  fait  ses  preuves;  et  les  noms  de  Finelii, 
deTenerani  iront  à  la  postérité,  comme  Fœuvre  colossale  qui 
fmmmae  l'are  du  Simplon  et  le  groupe  du  Vendredi  Saint. 
MattwureQsement  les  ateliers  regorgent  encore  de  Vénus  et  du 
lidss,  tandis  que  le  peuple  demanderait  autre  chose.  Dans  les 
oïDctières,  lieu  de  méditation  et  de  triste  réalité,  la  vérité  est 
«tssi  rare  dans  les  figures  que  dans  les  inscriptions.  Il  est  peu 
<le  senlpteors  qui  sachent  donner  une  âme  à  la  simple  statue  '^ 
^on  ange  priant ,  d'une  Vierge  résignée,  et  qui  abandonnent  la 
beauté  de  convention. 

L'architecture  civile  s*est  évertuée  h  reconstruire  des  villes 
^fitiètcs ,  et  plus  encore  à  les  embellir  ;  à  élargir  les  rues  devant 
l«  nombre  toujours  croissant  des  voitures ,  à  établir  des  ports , 
its  chantiers ,  des  arsenaux ,  des  canaux,  des  ponts ,  des  routes, 

Blir.  N  ceMT  Aies.   ~  T.  III.  1^ 


183  BBAUX-ABT8. 

desquaU.  Dans  quelques  pays,  sivtool  en  Amérique,  oit  ne 
songe  pas  au  beau,  mais  seulement  à  Futile,  au  convenable, 
à  réconomique  ;  dans  les  autres  contrées ,  on  n*Qse  se  hasarder 
à  Caire  du  nouveau ,  même  lorsqu'il  s*agit  de  satisfiiira  à  des  be- 
soins nouveaux.  Les  architectes  italiens  ont  eu  nooins  oeeasioa 
de  s'occuper  d'églises  et  de  palais  que  d'élev»  des  théâtres, 
genre  d'édifices  dans  lequel  leur  supériorité  est  reconnue.  Mais 
ee  n'est  pas  seulement  dans  ce  pays  qu'il  faut  déplorer  le  manque 
de  grandeur  dans  les  monuments ,  que  l'on  condamne  en  les 
appelant  jolis.  Une  architecture  sans  originalité  indique  que  le 
peuple  en  manque  lui-même. 

Die  beaux  et  vastes  édifices  se  sont  élevés  en  Russie  ;  Pierre  le 
Grand  avait  posé,  sur  le  bord  de  la  Neva ,  la  première  pierre  de 
l'église  de  Saint- Isaac,  dont  le  Moderne  avait  fourni  le  plan. 
Catherine  résolut  d'en  faire  un  monument  digne  du  héros  qui 
l'avait  projetée  :  elle  la  fit  recommencer  par  i'arobitecte  Rinaldo 
ai  1768 ,  la  voulant  construire  tout  en  marbre.  A  sa  mort  elle 
fut  continuée  en  briques,  et  il  en  résultait  un  ouvrage  mesquin, 
lorsque  l'empereur  Alexandre  la  fit  reprendre  par  l'arclittecte 
Montferrand,  et  a(\hever  dans  de  telles  proportions,  qu'elle  ne 
le  cède  en  grandeur  qu'à  Saint- Pierre  die  Rome ,  et  n*a  guère 
de  rivales  pour  la  richesse  des  matériaux  >.  Moscou  s'est  releié 
de  ses  cendres  plus  magnifique  que  jamais,  et  le  Kremlin  peut 
se  comparer  aux  plus  beaux  palais.  La  plupart  des  artistes  que 
la  Russie  emploie  sont  Italiens,  f^rincipalearant  du  Tésin; 
quelques»uns  Rengagent  jusqu^au  fond  des  plus  lointaines  con- 
trées, et  aujourd'hui  même  ils  préparent  dans  le  Caucase  des 
cités  et  des  villages  pour  la  civilisation  future.  Le  Russe  Brulof 
s'est  fait  connaître  de  l'Eurojie  par  ses  tableaux  pleins  d'imagi- 
nation, mais  incorrects. 

•  C'est  une  croix  grecque  de  trois  cent  quarante  pieds  ;  du  sol  jusqu'à 
rextrémifé  de  la  croix  ,  elle  a  trois  c^nt  cinquante  pieds.  Quatre  clo- 
chers s'é!èvent  autour  de  la  coupole ,  qui  a  cent  douze  pieds  de  dia- 
nnètre ,  et  est  entourée  de  colonnes  monolithes  de  granit ,  dbtantes  de 
quatorze  pieds.  Les  murailles  sont  en  marbre  ;  cent  six  colonnes  mo- 
nolithes de  granit  rouge  de  Finlande,  avec  des  cliapiteanx  et  des  bises 
PB  bronze,  ornent  t'extériear. 


VEAlîX  ABTl  183 

L'iagielerre  a  des  peintres ,  mais  point  d'école;  et  elle  a  pro 
dut,  a  somme,  peu  de  travaux  remarquables,  à  Texoeption  des 
agavcHes.  La  rel^;ion  D*y  convie  pas  les  artistes  à  peindre  dans 
ion  temples  la  terreur  ou  Tespéranee,  et  l'enthousiasme  n*est 
fttlafpialité  dominante  chez  eux:aus8i  préfèrent-ils  le  paysage, 
les  poctrûts,  les  fantaisies,  et  les  scènes  tirées  de  leurs  poètes. 
Us  aat  pris  en  conséquence  pour  modèles  les  Vénitiens  et  les 
HoUaMiais  ;  et,  tout  en  recommandant  l'antique  en  théorie ,  ils 
t'abmdoonent  au  caprice,  et  négligent  la  correc^n  des  formes. 
Beyoolds  (1733-1797)  s'éprit  de  Bapbaél,  en  lisant  le  traité  de  Ri- 
ctuRkoD  snr  la  peinture  ;  aussi  fiit-il  heureux  dès  qu'il  put  aller 
ta  Italie  étudier  les  ouvrages  du  grand  artiste.  Mais ,  plutôt  que 
àt  ie mettre  à  copier  les  classiques,  il  pensait  qu'il  fallait  s*ins* 
pnr  de  leurs  ceuTres,  et  se  ooîtfer  ensuite  à  son  propre  génie. 
De  retaur  dans  sa  pptrie,  il  y  devint  le  premier  peintre  de  por* 
traits;  fûble  en  deuin,  mais  cherchant  scrupuleusement  k 
SAlure,  il  visa  au  fini  avec  une  extrême  opiniâtreté.  Malheu- 
nosement,  à  force  de  retoucher  sans  cesse,  son  pinceau  perdit 
éesa  fiemieté,  et  il  finit  par  tomber  dans  le  sec.  Il  décora  le  châ- 
tesH  de  lord  Égremont,  à  Péterworth,  de  vingt  tableaux  qui 
nat  ks  nieilleiirs  ouvrages  de  ce  pays,  surtout  la  Mort  du  car" 
dmalde  Beau/ort. 

Reynolds  contribua  beaucoup  h  la  fondation  de  l'Académie 
éei  beaux-arts  de  Londres.  Le  nombre  des  artistes  et  des  ama* 
mrs  s'accrut  alors  en  An^^eterre.  Ils  furent  autorisés  à  former 
aae  anociation,  et  à  faire  une  exposition  annuelle.  Benjamin 
West,  soeeesseur  de  Beynolds,  fut  à  la  fois  affecté  et  négligé 
eomaie  les  Italiens  d'alors.  Sa  Cène  et  son  Parakf tique  guéri, 
9û  lui  forent  pay^  trois  mille  livres  sterling,  et  qu'on  voit  dans 
1>  galerie  de  Londres,  ne  sont  bons  qu'à  redoubler  le  désir 
(l*irriver  à  la  salle  où  sont  conservés  les  maîtres  italiens.  Il 
ténaà  mieux  dans  les  marines  et  dans  le  paysage  ;  le  Combat  de 
i9  Hoffue  et  la  Mort  de  H^off  rendirent  son  nom  populaire;  mais 
toat  leur  mérita  consiste  dans  l'œuvre  du  graveur.  Cest  aussi 
éanla  gravure  qu'il  &ut  voir  les  ouvrages  de  Hogarth,  qui, 
lOQjours  ingénieux  et  rationnel  dans  la  pensée ,  sait  tirer  une 
noralilé  profonde  d'un  incident  léger,  que  le  sujet  qu'il  traite 


fS4  EEAUX-ABTS. 

soit  burlesque  ou  sérieux.  Meilleur  coloriste,  il  tûx  été  Fégal  des 
Flamands. 

L'école  anglaise  doit  à  ces  deux  artistes,  ainsi  qu*à  Wilson , 
Gainsborough  et  quelques  autres,  un  faire  particulier,  vigou- 
reux, malgré  son  imperfection.  Barry  devint  populaire  en  cou- 
vrant des  panneaux  immenses  d'allégories  gigantesques,  sans 
savoir  ni  originalité.  Flaxman  traduisit,  dans  des  dessins  éner- 
giques, Hésiode,  Homère,  Eschyle  et  Dante;  il  inventait  et  com- 
posait bien  ;  mais  il  tombait,  en  modelant  et  en  sculptant,  dans 
l'exagération. 

Henri  Fuseli,  de  Zurich  (1741-1825),  après  avoir  été  pein- 
tre ,  devenu  poète ,  écrivit  sur  la  peinture  et  sur  les  études  qu'H 
avait  faites  dans  les  galeries  d'Italie.  Il  est  épris  de  Michel- 
Ange  ,  et  comme  lui  il  n'admet  pas  qu'il  existe  de  la  dignité  sans 
action,  ni  du  sublime  sans  exagération.  Il/néprisait  tout  ce  qui 
n'était  pas  médité  et  creusé  à  fond  ;  et  il  peignait  de  telle  sorte, 
que  Piranési  lui  ditun  jour  :  Ce  n'est  pat  là  dessiner  un  homme, 
mais  le  fabriquer.  Il  eut  ses  succès  à  Londres  par  des  peintures 
bizarres,  comme  h  Cauchemar,  la  galerie  de  Milton,  et  plus 
encore  par  celle  de  Shakspeare,  qui  lui  offrit  une  série  infinie 
de  caractères.  Mais  il  réussit  mieux  dans  la  gravure,  où  l'on  n'est 
pas  blessé  par  l'étrangeté  du  coloris. 

Beaucoup  d'étrangers  portèrent  alors  leur  talent  en  Angle- 
terre ,  où  les  chefs-d'œuvre  étaient  payés  par  les  seigneurs  et  par 
les  établissements  publics  à  des  prix  énormes  :  aussi  peut-on 
en  admirer  l'ensemble  le  plus  merveilleux  dans  le  pays  qui  en 
a  le  moins  produit.  Lord  Elgin,  ambassadeur  à  Constantinople , 
obtint  l'autorisation  de  transporter  d'Athènes  à  Londres  beau- 
coup de  sculptures  et  d'inscriptions ,  entre  autres  les  statues  de 
Th^ée  et  de  Tllissus,  les  bas-reliefs  et  les  métopes  du  Partfaé- 
non.  Achetés  par  l'État ,  sur  l'estimation  de  Quirinus  Visconti, 
au  prix  de  35,000  guinées,  ces  débris  devinrent  le  plus  bel  or-- 
nement  du  Musée  britannique;  mais  l'Europe  se  récria,  de- 
mandant pourquoi,  au  moment  même  où  l'on  restituait  aux 
autres  peuples  les  monuments  qui  leur  avaient  été  ravis,  on  en- 
levait aux  Grecs  ces  che&d'oeuvre  de  leurs  ancêtres  ? 

L'Angleterre,  cette  terre  classique  des  arts  utiles,  plutôt  que 


BEÀUX-ARTS.  les 

àtbmii-arts,  eot  pourtant  une  période  assez  heureuse  de  1815 
2  iS30.  Formés  à  une  école  étrangère,  les  artistes  affectent  un 
6iif  iirasque  et  heurté  ^  qu'ils  appellent  à  la  Rnbens  :  leurs 
jroofes  sont  à  peine  indiqués  ;  ils  méprisent  la  forme  et  la  pré- 
«ioB,  cherchant  plutôt  des  effets  d*ensembleet  de  premier  jet 
fw  la  coffTection  et  hi  pureté.  On  prendrait  certains  tableaux 
anglais  poor  des  palettes,  à  la  fin  d*une  journée  de  travail  ;  ce 
D  est  qik  force  d'observer  qu'on  y  distingue  quelque  chose. 
Eadins  à  Texagération  et  à  la  bizarrerie ,  ils  ne  procèdent  que 
|ar  sauts,  dans  le  coloris  comme  dans  la  composition  ;  peintres 
dePeffet,  ils  sont  excellents  où  il  faut  du  faire  et  de  Thabileté  de 
BMÎD.  Il  en  résulte  que  Tart  y  tourne  facilement  à  l'industrie , 
comme  on  le  voit  dans  les  livres  d'étrennes  et  dans  les  illustra^ 
tkns.  Les  Anglais  conservent  encore  la  supériorité  dans  Faqua- 
reiieet  l'aqua^tinta. 

A  dé&ut  d'inspiration  religieuse  ou  de  sentiment,  les  artistes 
aaglais  produisent,  lelon  le  caprice  des  particuliers,  des  portraits, 
des  tableaux  de  genre,  des  scènes  de  poèmes  et  de  romans.  Les 
portraits  de  Lawrence,  élève  de  Reynolds,  négligés  du  reste, 
&ODK remarquables  dans  lestâtes  par  la  dignité  qui  y  respire,  et 
qui  convient  à  un  peuple  libre.  Dans  les  sujets  historiques,  les 
Asgias  recherchent  avec  prédilection  le  détail ,  les  petits  effet*!, 
raneedole.  Wilkie  représente  des  scènes  familières  et  fantasti- 
qves,  tantdt  gaies,  tantôt  pathétiques.  D'autres  rassemblent  dans 
de  petits  cadres  une  infinité  de  personnages,  comme  Famer, 
«itcor  d'^/jtnl^a/  sur  les  Alpes,  de  la  Fondation  de  Carthpgef 
des  Pluies  d  Egypte,  et  Martin ,  habile  à  leur  donner  ce  vague, 
ce£mtastîque  qui  séduit  l'imagination.  Turner,  meilleur  paysa- 
giste que  Martin ,  produit  plus  d'effet  dans  les  tableaux  que  dans 
les  gravures,  tandis  que  c'est  le  contraire  pour  Martin ,  qui  n'a 
point  de  coloris. 

Dans  la  sculpture  de  portrait  ou  à  la  manière  italienne,  West< 
maeott,  Gifason,  Chantrey ,  Soanne,  Rennie,  se  sont  £ut  une 
belle  réputation.  Flaxman  s'est  fait  connaître  par  les  monu* 
ments  de  Collinsà  Chichester,  de  lord  Mansfield  à  Westminster, 
et  les  statues  de  Washington  et  de  Reynolds.  Wyatt  a  terminé 
en  1646  la  statue  équestre  de  Wellington,  dans  des  propor- 

16. 


186  BEAUX-ARTS. 

lions  énormes  et  en  costume  moderne;  elle  t  coAté  M/KM>  li- 
vres sterling. 

L'architecture  est  toujours  restéoen  Angleterre  une  entgcpriia 
et  un  métier.  On  bâtit  plus  à  Londres  que  dans  aucune  Tille  do 
monde ,  mais  il  ne  s'y  fait  rien  de  beau  ni  de  grand  :  on  peut  citer 
cependant  la  salle  de  Westminster,  reconstruction  gothique  de 
Barry,  dont  la  dépense  s*est  élefée  à  un  million  sterling^  rhdtel 
Wellington ,  et  les  Êiçades  menteuses  de  ReioentVPark. 

Cunniogham,  dans  son  Histoire  de  Céook  anglaise,  déter- 
rant force  mérites  inconnus ,  prise  beaucoup  trop  des  œuvres 
médiocres,  et  traite  Tart  sans  se  préoccuper  de  Tépoque  où  vécut 
l'auteur  dont  il  parle,  ni  des  circonstances  qui  ont  agi  sur  sou 
talent. 

£n  Amérique,  le  peintre  d*histoire  TrumbuU  (1 725-1 80S) 
s'est  fait  un  nom  populaire ,  dans  ce  pays  peu  fovorisé  de  Tait, 
en  décorant  le  Capitole  de  Washington. 

En  France,  le  premier  des  peintres  de  genre,  Greuze,  8*était 
fait  une  grande  renommée  dans  le  siècle  passé.  Ses  rivaux  d'a- 
bord le  trouvaient  trivial,  parce  qu'il  était  vrai.  Il  fit  le  voyage  de 
Rome  ;  mais,  tenant  à  garder  son  originalité,  il  trouva  qu*!!  valait 
mieux  étudier  le  beau  ciel  du  pays,  ses  belles  femmes,  et  il  cher- 
cha la  poésie  dans  la  vie  et  non  dans  les  réminiscences;  il  ne 
s*entendait  guère  à  représenter  les  rois,  les  héros,  les  Gfees  et 
les  Romains.  J*ai  trempé  mon  pinceau  dam  mon  eotur,  disait- 
il.  I^'observant  pas  par  les  yeux  seulement,  plus  poète  qu'au- 
cun de  ses  contemporains,  au  lieu  de  peindre  des  scènes  de  ca- 
barets et  de  cuisines,  il  peignit  la  vie  de  famille ,  comme  dans 
le  Père  paralytique,  la  Bonne  Mère  y  la  Malédiction  patemelie, 
la  Dame  de  Charité*  11  tombe  quelquefois  aussi  dans  le  théâ- 
tral ,  et  répète  les  mêmes  caractères  de  têtes ,  bien  qu'on  re- 
trouve dans  leur  fini  ses  qualités  de  peintre  de  portrait.  Il  né* 
gligeles  draperies,  et  cherche  trop  le  relief.  Lebas,  Cars,  Mar- 
tenasie,  IVlacret,  Massard,  Porporati,  et  Flipart  mieux  encore, 
ont  gravé  ses  ouvrages;  mais  il  mourut  pauvre  et  ouUié  dans 
son  pays,  alors  tout  absorbé  par  la  vie  politique. 

A  cette  époque,  où  Julien,  Houdon,  Moîtte,  Cliaudet,  rame- 
naient la  sculpture  vers  l'antique,  on  voyait  dans  la  peinture 


BEIUX-ÂBTS.  ^  187 

Siceéder,  aux  traditions  de  Vanloo  et  de  Boucher,  le  goût  uoble 
eîjo£eum,  mais  académique,  de  Tien,  Ménageot,  Barbier,  Re- 
ennlt,  Tinceot,  et  surtout  David.  logres  effectua  la  transition 
eoin  les  principes  de  la  statuaire  qui  avaient  gouverné  Técole 
de  David,  et  le  mouvement  qui  s'est  produit  plus  tard.  Il  re- 
trouva dans  son  dessin  les  qualités  de  l'ancienne  école.  Delacroix 
nedle  dans  le  coloris  propre  à  la  peinture  historique.  Delaroche 
imt  de  l*an  et  de  Tautre  ;  il  recherche  les  sujets  dramatiques, 
et  wie  ses  compositions  avec  l'entente  la  plus  habile  des  pro- 
céiâ  de  Part  La  peinture  religieuse  â  peu  d'éclat  en  France,  où 
Ton  se  repall  de  la  gloire  militaire  et  patriotique.  La  première  est 
eocooragée  cependant  par  des  prix,  par  des  récompenses,  et 
par  noe  publicité  qui  n'a  point  d'égale  dans  aucun  autre  pays. 
Le  roi  Louis-Philippe  a  ouvert  à  l'autre  un  noble  champ ,  lors- 
qoH  a  ^t  de  Versailles  un  temple  consacré  à  toutes  les  gloires 
lutioDales. 
Ia  marine  et  le  paysage  ont  eu  en  France  leur  moment  d'éclat. 
Aotoine  Vemet,  peintre  d'Avignon  (1714-1789),  fut  le  père 
de  ce  Joseph  qui  pendant  son  séjour  en  Italie  s'éprit  de  passion 
pour  la  mer,  et  qui  se  fit  lier  aii  mât  d'un  vaisseau  pendant  une 
^pêie,afin  de  mieux  la  contempler.  Après  vingt  ans  de  travaux 
n  Italie,  appelé  par  Lonls  XV  pour  peindre  les  ports  de  France, 
il  s  en  acquitta  avec  une  habileté  qui  a  fait  sa  renommée ,  et  sut 
jeter  de  la  variété,  de  l'intérêt  dramatique ,  dans  ces  sujets  uni* 
formes.  Son  fils  Carie  (1758-1 83e),  qui  excella  surtout  dans  les 
ctiocsde  cavalerie,  représenta  plusieurs  batailles  delà  république. 
Horace,  son  fils,  se  conforma  à  l'esprit  d*une  époque  qui  subs- 
^  la  prose  au  vers,  le  roman  à  l'épopée,  la  gazette  à  l'his- 
toire; il  abandonna  résolument  le  grec  et  le  romain  en  vogue 
sous  rempire,  où,  même  dans  les  sujets  de  circonstance,  on 
calquait  les  bas-reliefe  antiques.  Improvisateur  du  pinceau,  il 
reproduisit  la  multitude  sans  idéal ,  les  soldats  dans  toutes  les 
situations  de  la  vie  militaire ,  avec  une  fécondité  qui  empêcha 
sa  vogue  de  se  refroidir.  Le  sentiment  napoléonien,  qui  s*était 
noimé  sous  la  restauration  comme  une  protestation  contre  elle , 
demanda  incessamment  des  scènes  de  la  grande  armée  ;  puis , 
lorsqu'il  pouvait  se  trouver  épuisé,  la  révolution  de  Juillet 


18S  BIUUX-ABTS. 

et  la  guerre  d'Alger  viiureot  lui  fouroir  de  nouveaux  sujeti. 

Les  marines  de  Gudin ,  les  scènes  champêtres  de  ce  Léopold 
Robert  qui  se  donna  la  mort  à  Venise  (  1883 },  les  sujets  tendres 
et  profonds  d*Âry  Scheffer,  éveillèrent  les  sympathies ,  en  s'a- 
dressant  à  dessentiments  universels.  Dans  son  tableau  du  Chrisi 
au  milieu  de$  affligée,  Scheffer  a  symbolisé  tous  les  genres  de 
souffrance  :  c*est  une  mère  privée  de  son  fils,  un  poète  dédaigné, 
un  Grec  et  un  nègre  chargés  de  chaînes ,  un  Polonais  égoi^ , 
des  vieillards  succombant  sous  le  poids  des  infirmités,  des  ou- 
vriers affamés;  tous  entourent  le  Sauveur,  en  qui  se  peint  la 
bonté,  la  compassion,  Tamour  de  cehii  qui  a  souffert  pour 
ceux  qui  souffrent. 

Après  le  Naufrage  de  la  Méduse  par  Géricault,  dont  Tap- 
parition  produisit  une  sensation  profonde  et  fraya  la  voie  à  une 
nouvelle  école,  les  novateurs  cherchèrent,  ayant  tout,  le  drame 
et  la  passion.  Mais  en  France,  comme  ailleurs,  il  n'y  a  plus 
d'écoles  aujourd'hui  ;  il  n'y  a  que  des  individualités.  Les  ar- 
tistes, sans  lien  avec  ceux  qui  les  ont  précédés ,  sans  égard  pour 
ceux  qui  les  suivront,  jettent  sur  la  toile  les  premières  concep- 
tions venues  ;  on  se  sert  de  la  religion  comme  d'une  mytho- 
logie à'iaquelle  on  ne  croit  plus. 

La  sculpture,  en  France,  a  été  bien  servie  de  nos  jours,  et  les 
sujets  ne  lui  ont  pas  fait  défaut  :  David  d'Angers  a  reproduit 
avec  une  grande  vérité  les  contemporains  illustres,  ftlaroelietti, 
Bosio,  noms  italiens,  ont  exécuté  des  travaux  remarquables  ■ .  La 
Belgique  en  doit  aussi  quelques-uns  à  Geefs,  qui  a  immortalisé 
les  héros  de  sa  dernière  révolution. 

L'école  de  Mengs  à  la  fin  du  dixrhuitième  siècle,  et  celle  de 
David  au  commencement  de  celui-ci,  avaient  détourné  la  pein- 
ture allemande  des  traditions  originelles  :  méprisée  par  les  étran- 
gers, elle  s'estimait  elle-même;  et,  appliquant  à  ses  types  les 
idées  classiques  de  Winckelmann,  adoptées  aussi  par  Goethe  ei 

I  On  pourrait,  saos  trop  multiplier  les  noms  propres  dans  cette  rapide 
revue,  en  ajouter  quelques  autres  (  et  ce  serait  justice  ),  tels  que  :  Pradier, 
Cortot,  Dumont,  Durct ,  de  Tlnstitut ,  et  la  princesse  Marie  d^Oiléaps, 
(iQnt  la  Jeanne  (TArc  est  un  chef-d'œuvre  devenu  populaire.    (An.  K.) 


pvies  autres  eritiqucs.  elle  se  résignait  à  robecurité  des  imi- 

tHWB;  aossî  ne  eonnaissait-onpas  ao  dehors  Koch,  Wschter^ 

Sdàà^  Hartmann.  Quand  les  études  se  furent  retrempées  dans 

le  sotiment  de  la  nationalité ,  on  se  dégoûta  du  mythologisme 

icadonque.  L'esthétique ,  fondée  sur  la  psyehologie ,  enseigna 

rmoitf  de  Fart  arec  la  philosophie,  avecla  religion ,  avec  PhiS" 

taire;  le  résultat  fut  la  restauration  du  style  chrétien ,  et  une 

nrte  de  dérotion  de  l'art.  Mais  les  novateurs  se  laissèrent  en- 

tnteer,  surtout  à  la  suite  de  ScbelUng,  dans  une  esthétique 

toâreuse,  qm  oonsista  plus  en  règles  qu'en  pratique.  Us  af- 

taèfcnt  une  âmplicité  puérile,  une  étude  de  la  vérité  triviale  ; 

ei,  peu  sûrs  de  leurs  forces ,  Os  cherchèrent  des  types  non  pas 

diQs  la  nature ,  mais  chez  les  Byzantins ,  dans  Cimabue,  dans 

Besuaeling,  sabstituant  une  ioiitation  à  une  autre,  et  non  la 

Write. 

Ils  sentirent  hien  que  Fart  doit  représenter  Tétat  social, 
et  foe  par  conséquent  il  doit  être  chrétien  ;  mais  ils  ne  virent 
psiasKz  que  le  christianisme,  immuable  au  fond,  est  soumis 
as  progrès  dans  ses  formes.  Ne  retournez  point  en  arrière  on 
raDoolei  jusqu'au  berceau,  mais  ne  vous  arrêtez  pas  à  un  point 
vMaire;  gardez-vous  de  copier,  mais  apprenez  comment  on 
(ioit imiter  la  nature.  Adonnés  à  Tarehasme,  trop  ûcile  à  des 
époques  d'érudition,  les  Allemands  sacrifient,  la  forme  et  la 
couleur  à  la  pensée,  lorsqu'il  faudrait  produire  tout  d'un  même 
jet  Ils  veulent  que  la  forme  soit  une  et  spontanée,  mais  ils  n'en 
recherchent  pas  la  perfection,  comme  s'il  suffisait  qu'elle  ex- 
primlt  certaines  abstreetions. 

Or,  les  abstractions  sont  encore  un  de  leurs  abus.  En  s'étudiaot 
nn-mémes,  ils  perdent  cette  naïveté  à  laquelle  ils  veulent  ar- 
river par  l'élude  ;  en  cherchant  le  symbole,  ils  deviennent  obs- 
cars,  et  ils  auraient  besoin  de  longs  commentaires.  Owerbeck, 
l'on  des  plus  sages ,  eut  besoin  d'écrire  un  livre  pour  expliquer 
fOA  triomphe  de  la  religion  dans  les  arts.  Les  meilleurs  ont  un 
Matiment  profond ,  mais  avec  des  formes  débiles;  et  ils  embel- 
lissent la  maigreur  ascétique  d'un  placide  sourire ,  qui  ferait 
confondre  l'amour  et  la  foi.  Ces  artistes,  étrangers  au  luxe  de 
la  société  élégante,  ont  peu  d'ambition,  et  cultivent  rai|  avec 


1M  BEÀUX-ABTS. 

ooDMîetioe.  De  petits  princes,  et  méoie  des  villes, ont  dépensé 
des  sommes  énormes  pour  favoriser  les  arts.  Il  Êiut  citer  à  leuF 
tête  le  roi  Louis  de  Bavière,  dont  la  capitale  est  devenue  Fa- 
thènes  de  F  Allemagne.  Des  rues  entières  ont  été  bordées  de  par- 
lais imitant  les  styles  romain\  florentin,  gothique.  PUKîenrs 
églises,  construites  sur  les  dessins  de  Kleuze,  de  Ohlmûller, 
de  Gartner,  de  Ziebland,  ont  reproduit  les  édifices  byzantins,  les 
basiliques,  les  cathédrales  du  moyen  âge;  et  leurs  vastes  mu- 
railles se  sont  offertes  aux  habiles  pinceaux  de  Zimmecmann , 
de  Schadow ,  de  Rottmann ,  de  K  olbach.  Dans  ie  palais  du  roi , 
une  suite  d^appartements  est  décorée  de  sujets  anciens  on  mo* 
demes  ;  le  bazar  est  consacré  à  Thistoire  bavaroise  '.  Puis  c'est 
à  peine  si  l'atelier  du  sculpteur  Schwantfaaler  et  la  fonderie  de 
Stiegelmaier  peuvent  suffoe  aux  importantes  commandes  de 
l'Europe  entière. 

Cornélius,  qui  a  peint  à  fresque  dans  le  palais  les  légendes 
germaniques,  dans  Saint-Louis  llmmense  Jugement  uninersd, 
dans  la  Glyptothèque  les  histoires  des  artistes,  mélange  de  my- 
thologie, de  christianisme  et  d'allégorie,  où  Fortoul  croit  voir 
le  système  de  Fichte  personnifié,  Goméltus  s'est  trop  épris*  de 
Michel-Ange  ainsi  que  de  la  peinture  décorative  eonventioniielle, 
et  il  a  voulu  associer  le  gigantesque  aux  chastes  pensées  de  Part 
chrétien.  Schnorr  a  f^mlies Niebeiungen  avec  un  talent  des  plus 
hardis  ;  il  y  a  empreint  le  grandiose  et  la  rudesse,  qui  sont  le  ca- 
chet de  l'époque.  Hess  a  fait,  avec  un  sentiment  profond  de  Tart 
chrétien,  les  Vierges  et  autres  peintures,  dans  Saint-BoniÛKse, 
basilique  à  la  romaine,  et  dans  la  chapelle  byzantine  de  Tous- 
les-Saints. 

Ce  fut  le  18  octobre  1849,  anniversaire  de  la  bataille  de 
Leipsick,  que  les  arts  fêtèrent  Fouverture  de  la  Walhalla  près 
de  Ratisbonne,  le  plus  vaste  monument  de  l'Allemagne,  bâti 
par  Kleuze,  que  le  roi  de  Bavière  a  consacré  à  tout  ce  que  la 

*  Cette  inscription  frappe  les  yeux  en  entrant  :  «  Sans  histoire  de 
la  iKitrie,  il  n*y  a  pas  d^amoar  de  la  patrie.  (  Ohne  Gesehichie  det 
Varterlandes  gibt  as  Keine  Vaterlandsliebe.  ) 

*  F^oul,  De  Part  en  Allemagne ,  1842. 


BBADX-ABTf.  IM 

pwée  oo  k  forée  onl  ftodeit  d'illoslre  eo  Allemagne,  et 
aifiel  ODt  mis  la  main  tous  les  artistes  dont  la  Bavière  peut 
iloMrar.  Cesl  un  temple  doriqtte,  sitaié  a»  mie  émioence, 
M  ta  monte  per  trois  rangs  de  terrasses  aux  escaliers  variés, 
K  4oet  le  revêtement  est  dans  le  genre  ejrclopéen.  An^demis 
l'aère  ee  vaste  parallékigramme  entouré,  à  rextériear,  d'en 
férisqrle  oonronné  d*wie  frise,  où  Martin  de  Wagner  a  repré- 
RBiê,  lar  deux  cent  vingt-quatre  pieds  de  développement,  des 
ajeti  tirés  de  rhistoire  d'Allemagne*  Les  deux  frontons  6U|^x)r- 
lat  cfaaeun  quinse  statues  de  Scbwanthaler.  Dans  la-ealle  in» 
tôisofe sont  placés,  à  difiEérentes  hauteurs,  des  bustes,  des  sta- 
tues, ou  au  moins  les  noms  des  Allemands  célèbres;  le  tout 
ca  anriwe  Uane,  avec  des  orarailles  ookHrées ,  an  plafond  peint 
•t  àvé,  an  pavé  en  mosaïque,  orné  de  celomies  et  de  tous  les 
èenx  de  roigrmpe  Scandinave. 

Dsas  les  pays  protestants  mémOtOn  a  senti  le  besoin  de  re- 
icsir  à  Part  chrétien;  témoin  les  écoles  de  Berlin  et  de  Bassel» 
dorf.Hactnaan  de  I>resde,  savant  en  dessin  et  en  composition, 
tstaiivé  à  se  faire  une  main  hardie.  Le  Christ  depani  PUate, 
pv  Hemael,  est  du  nombre  des  bons  tableaux  réligieiBE.  Ascbem- 
baeh.  Leasing  et  quelques  autres,  ont  réussi  dans  le  paysage. 
Kapdveiae  et  Domhauaer  ont  su  plaire  et  toucher.  Joseph 
FîMch,  de  Bohême,  se  distingue  parmi  les  cbampiona  de  la 
pdaCare  eat^iolique. 

L*école  actuelle  de  HoUande  est  moins  connue  qu^elle  ne  le 
Béfiie;  nuâs  les  paysages  de  Vanhaanen  sont  admirés  dans 
teuse  l'Eorepe.  ^ 

La  Suisse  aussi  compte  phisiedirs  paysagistes,  en  Itte  des- 
quek  il  fr  ut  nommer  Galanie. 

En  résnmé,  le  culte  de  la  pensée  dans  l'art  tend  à  se  substi- 
tuer à  celui  de  la  force  pure,  et  nous  promet  une  sorte  de  re- 
naissance i^us  vraie  peut-être,  et  eo  tout  cas  différente,  de 
celle  qui  8*est  accomplie  il  y  a  quelques  siècles.  Toute  grande 
nfimne  n'est  que  l'expression  collective  des  convictions  indivi- 
éwilcs  et  de  Tidée  sociale  ;  mais  toujours  le  sentiment  indivi- 
duel devance  de  longue  main  et  prépare  le  sentiment  public  ; 
il  faut  du  temps  pour  que  les  académies,  les  commissions ,  les 


19fi  BEÂUX-ABT9. 

gouvernements  arrivent  h  comprendre  ce  qn*nn  esprit  d*âite  a 
deviné. 

L'esthétique  aujourd'hui  établit  ses  lois,  non  sur  des  préceptes 
arbitraîreSt  mais  sur  les  enseignements  de  l'histoire;  plusieurs 
systèmes  sont  en  présence  :  les  uns  veulent  faire  prévaloir  le 
sentiment  individuel  sur  l'autorilé  des  exemples  et  des  tradi- 
tions,  d'où  résulte  plus  d'indépendance  que  de  Justesse; 
d'autres  voient  plos  de  profit  à  observer  les  lois  générales  de 
la  convenance  et  de  l'harmonie;  mais  tous  s'accordent  à  re- 
connaftte  que  l'art  atteindra  son  but  suprême,  quand  la  ré* 
forme  sera  l'expression  vraie  de  l'esprit  et  des  besoins  de  notre 
temps. 

On  étudie  avec  passion  l'histoire  de  l'art,  quoique  les  efforts 
ne  répondent  pas  toujours  à  la  grandeur  du  sujet.  11  n'est  ni 
homme  ni  monument  qui  n'ait  son  panégjrrique  ou  sa  monogra- 
phie. On  interroge  les  archives  pour  en  exhumer  les  souvenirs 
perdus,  ou  corriger  les  erreurs  qui  ont  œurs.  En  se  plaçant  à 
des  pohdts  de  vue  nouveaux,  on  porte  sur  les  œuvres  anciennes 
de  nouveaux  jugements,  on  hasarde  des  théories  qui  renversent 
les  anciens  systèmes  de  l'école. 

Répudier  les  mauvaises  pratiques  du  siècle  passé  ;  rendre  à 
l'imitation  la  force  qu'dle  a  perdue  ;  rompre  avec  certaines  con- 
ventions admirées  par  la  société  plus  aristocratique  d'un  antre 
temps;  donner  aux  ouvrages  une  autre  valeur  que  celle  de 
la  perfection  matérielle;  suivre  Tindépendance  de rinsfuration  : 
telle  est  la  mission  difficile  des  artistes.  Celle  des  critiques  est 
de  porter  leur  aflention  non  point  seulement  sur  la  forme,  mais 
avant  tout  sur  la  pensée  qui  a  dû  naître  dans  l'âme  des  artistes 
avant  de  prendre  corps  dans  le  marbre  ou  sur  la  toile. 


MOflQUB.  tH 


NCSIQCC 


V0fén  «n  Italie  eomàxtà  d'abord  dans  un  speetaele  où  la 
poésie,  léchant,  rinstrameatation,  la  décoration,  se  troQTèrent 
anooéi.  On  ]eaaé|mra  plus  tard  ;  la  poésie  n'y  eat  ensuite  qu'an 
riNeMocDdaire,  funa  on  se  passa  de  cet  accessoiie  dans  les  sym- 
phwifs,  et  enfin  rinstrufflcntatîon  prévali]^. 

Le  ballet  vint  après,  qui  fit  concorrence  à  Topera.  A  peine 
coBUDcaçait*!!,  qne  le  silence  se  faisait  dans  les  loges,  où  Fon 
Btieffaisit  point,  pendant  le  ehant,  pour  causer  baut,  jouer 
etnsBs«r.  Les  danseuses  avaient,  pour  se  fiiîre  applaudir,  des 
«ftfiBi  qn^ii  eât  aisé  de  deviner. 

n  n'est  pas  étonnant  que  la  musique  ait  acquis  dans  les  so- 
àétés  modernes  on  empire  inconnu  aux  anciens.  Le  peuple  alors 
m  contentait  do  pain  et  de  spectacles  ;  chez  les  modernes  la  classe 
âcfée,  manquant  d'occupations  et  ayant  besoin  de  se  distraire, 
chtrehcrait  à  se  mêler  des  affaires  publiques,  si  les  gouveme- 
neits,  dansoertaioB  pays,  ne  songeaient  à  l'amuser  et  à  retour- 
4t*  Anssi,  deposs  le  tempe  où  les  ménestrels  égayaient  les  fêtes 
teeonrti^énières,  nous  voyons  la  musique  jouer,  dans  la  so- 
dété ,  on  WMe  qui  ne  £ait  que  croître  à  mesure  que  celle-ci  se 
nOna.  Tout  prince  avait  a  son  service  des  troupes  de  musiciens  ; 
fopéfa  passa  de  l'Italie  dans  les  autres  pays;  et,  dans  le  dernier 
liède,  plus  d*vn  roi,  non-seuleaoent  joua  de  quelque  instrument, 
BHis  aefil  eompoaiteor.  Le  régent  de  France  composa  la  musique 
éàFmUkée:l»m  GeorgeéUbliiiiLoQdBesropéitaitalienenlTlO, 
et  envoya  fisendel  à  la  recherdM  des.  meiUeores  voix.  Léo» 
poid  I^  rinuodnîsit  à  Vienne;  Charles  VI  fit  un  opéra  qui  fut 
chanté  par  les  principaux  personnages  de  sa  cour,  tandis  que  lui- 
fiusait  sa  partie  dans  l^rehestre,  et  que  ses  deux  filles 
sur  la  scène.  Frédénc  II,  si  parcimonieux,  entretenait 
«n  tiiéfitre  sur  sa  eassette,  et  envoyait  lui-même  leslûllets  d'in* 
citation.  Les  bonnes  tragédies  et  comédies  devenant  rares  fivnt 

17 


la  fortune  de  Topera,  malgré  ses  défauts  etson  Whienee  em^ 
ruptrice.  En  France  même ,  ce  n'était  point  déroger  que  de 
chanter  en  public.  Bien  d'autres  villes  que  Paris  avaient  des 
salles,  des  concerts  et  des  académies  de  musique;  c'était  man* 
quer  d'éducation  que  de  ne  savoir  ni  chanter  ni  jouer  dHm  ins- 
trument Le  luth  et  le  téorbe,  qui  avaient  lait  les  déliées  du 
siècle  précédent,  firent  plaee  è  la  basse  de  viole  et  au  daveein', 
désormais  en  &veur  ;  mais  le  violon  et  raecompagnement  étaient 
si  peu  considérés  alors,  que  le  régent  n'en  trouva  pas  pour  fiare 
exécuter  les  sonates  de  CorelK.  C'était  eueore  le  vègne  de 
Lambert  et  celui  de  Lulli,  révéré  comme  invienteur«  parce  qu'on 
ne  connaissait  ni  Carisaimi,  ni  CâvaSi,  ni  tous  ceux  qu'il  imita. 
A  peine  un  air  de  Lulli  eommen^t-il  a?€0  oe  prsifo  aux 
cadences  marquées,  que  tout  Tauditoire  se  mettait  à  raœooi* 
pagner.  C'était  une  musique  ûieile,  expressive,  bien  lianno* 
nisée,  qui  s'exécutait  sans  effort,  et  qui  n'usait  jx)înt  les  ehan* 
teurs.  Elle  exigeait  plus  d'inspiration  que  d'étude;  et  en  effet, 
sous  la  régence,  le  mousquetaire  Destouches  oooiposa  un 
opéra  sans  connaître  le  contre-point  Mais  partout  SLilleurs  la 
musique  italienne  avait  prévalu,  et  l'Italie  produiaait  me  foule 
d'excellents  chanteurs;  Bologne  et  Naples  forent  surtout  fa- 
vorisées. Baltbasar  Ferri ,  de  Pérouse,  «  qui  d'Une  haleine  des- 
eendaitet  remontait  deux  oetaves  entléns  atec  un  trille  eontina 
sans  accompagnement,  »  fut  l'objet  d'un  eathousiagmie  imi- 
verseL  On  pliait  au-devant  de  lui  à  trois  milles  de  Fk/Renee; 
ce  n'était  que  portraits ,  médailles,  sonnets  en  sen  honnev. 
Farinelli,  à  la  voix  vigoureuse  et  flexible,  rAsevalt  à  Madrid 
quarante  mille  livres  par  an,  pour  chanter  ehaque  soir  devant 
Philippe  Y.  Les  chanteurs  étaient  payés  largeoMut,  surtout  les 
castrats,  qui  alors  se  maMplièrent  Du  reste,  beaucoup  de  pré- 
tentions et  de  rIdieiAeschet  ces  artistes  ;les  virtuoses  bottaient  la 
mesure  avec  leur  sceptre  ou  leur  éventail,  riaient  avec  les  loges, 

*  Le  forte-piano  n'a  pas  été  lovent^  comme  on  Ta  dit,  par  P AHenasd 
fiehrœter,  mais  par  Barthélémy  Cristofori,  de  Padoue,  qaf  ITappeb 
cembaio  a  merleflelli.  Ultl  l'améUora  eneoite.  (OMti,  Œwres, 
I.  XIV.  ) 


MUftlQIiB.  ifto 

éa  Ubac»  traitaieat  le  souffleur  d'âne  bâté ,  se  déla- 
mieiu  ehanter,  et  finissaient  par  se  trouver  à  moitié 

MakiUés.  Goadagni,  gui  jouait  le  rôle  d'Aétius,  s^habillait 
Ci  Ibéiée  à  la  dernière  seène,  pour  se  donner  le  plaisir  de 
eonbittre  le  Minotanre. 

Déjà  rordiesti»  s*attri]»aait  Tlmportance  prinfcipale  ;  on  com- 
panitla  onisiqoe  «vmt  les  paroles ,  les  récitatifs  étaient  n^- 
gà,  €t  repéra  buflb,  qui  ne  faisait  que  de  naître ,  était  prostitué. 
Aiif«|ilQs,  la  musique  d*église  n'était  pas  plus  digne  que  celle 
ds  tliéâtre  :  elle  était  Imijante  jà  Teicès  ;  les  instnunents  à  vent 
éiMt  iotcrditsdaas  eertttos  rites,  on  les  faisait  jouer  au  dehors. 

Le  dii  huitième  siècle  pourtant  produisit  d'excellents  mat- 
taftdsque  Porpoi«,  Féa,  Gorelli,  Tartîni.  Pergolèse,  inimitable 
de  liiBplicité  et  de  grandeur,  porta  très-loin  Tbarmonie;  et  il  se 
soait  eorrigé  de  tes  déûiuta,  s'il  ne  fût  mort  à  vingt-six  ans* 
Il  n'ent  que  daa  nfflets  de  son  vivant  ;  à  peine  avait-il  rendu 
le  denier  soupir»  qu'il  était  proclamé  le  Raphaël  de  la  rou- 
aqae;  en  effet,  son  opéra  de  la  Servante  maltresse  est  un  des 
cbeU'œuvfede  Fart. 

Rieelas  Jomeiii  (17 14-1774  )  s'immortalisa  par  son  Miserere, 
ddiBs  plusieurs  drames  de  Métastase  perfectionna  la  musique 
de  théâtre.  Jean  Paesicllo  (1741-1806)  perfectionna  la  sympho- 
w,  et  employa  largeoMnl  les  instruments  à  vent,  mais  de  ma- 
wreà  ne  point  eouvrir  la  partie  vocale.  Il  introduisit  le  final 
deai  repéra  sérieux ,  les  chœurs  dans  les  airs ,  et  il  réunit  à 
rmé  die  la  pensée  mille  variations  :  son  Te  Deum  et  sa  FoUe 
par  amour  sont  des  modèles  dans  des  genres  opposés. 

Deminique  Cimarosa  (  1754-lgOl  )  fit  la  musique  de  plus  de 
cent Tiogt  opéras,  qui  se  distinguent  par  d'heureux  effets  seé- 
ûqacs,  par  Tunité  des  partitions  et  par  la  richesse  des  acoom- 
Kaemeats.  Son  Mariage  secret  est  encore  représenté  aujour- 
d'hui. Sacchini,  qui  séjourna  longtemps  en  Angleterre ,  platt 
pv  us  fine  aimable  et  facile ,  par  la  douceur  et  la  mélodie.  Son 
f^:dipe  à  Cotone  parut  en  France  le  comble  de  Fart.  Caffa- 
ncUo  sot  adapter  les  moti&  au  sentiment  du  poète.  Tous  trois 
<^eBt  Napolitains.  Nommons  encore  Pachierotti ,  le  philosophe 
de  la  musique ,  et  Ferdinand  Bertoni ,  de  Salo. 


106  MUSIQOB. 

En  France  la  théorie  se  perfectionnait  :  Rameau  publiait, 
en  1724,  son  premier  recueil  de  sonates  pour  le  claveoin,  en 
employant  cinq  clefs  au  lien  de  neuf.  Deux  ans  après,  il  sup- 
prima encore  les  trois  clefs  ^ut,  en  ne  laissant  subsister  que 
celle  deyb  pour  la  main  gauche  et  ceHe  de  èoI  pour  les  notes 
aiguës ,  système  qui  est  encore  suivi  aujoindHiui.  Il  s^élait 
élevé  contre  le  go^t  français  dans  son  Traiiêlh  VHûrmxmie; 
mais  il  resta  obscur  jusqu'au  jour  oô  il  en  vint  à  TapplicatioD 
de  ses  préceptes,  c'est-à-dire  douce  ans  plus  tard.  Dix^sepl 
opéras  composés  en  peu  d'aimées  attestèrent  sa  fécondité;  et, 
bien  que  les  partisans  de  Lulii  le  trouvassent  dur  et  outré, 
sa  musique  prévalut.  Alors  son  Syttème  de  la  basse  fonda' 
mentale  se  répandit,  et  pendant  un  demi-siècle  on  n'écrÎTit 
plus  que  d'après  des  formules  commodes,  mais  dans  l'applica- 
tion reconnues  contraires  aux  faits  que  fournit  l'expérience. 
Rameau,  de  même  que  Tartioi,  cherchait  l'explication  philo- 
sophique de  l'harmonie ,  à  l'aide  d'ingénieuses  expériences  d'a- 
coustique. 11  est  certain  que  de  pareils  moyens  n'étaient  pas  à  la 
portée  du  commun  des  compositeurs,  et  qu'ils  réduisaient  à  un 
pur  calcul  la  philosophie  d'un  art  dont  la  principale  puissance 
réside  dans  le  sentiment,  et  chez  lequel  les  explicatioiis  de  Fa- 
coustique  ne  rendent  jamais  compte  du  rhythme. 

Ces  recherches  attirèrent  sur  la  musique  l'attention  d'esprits 
supérieurs,  tels  que  Rousseau,  d'Alembert,  Diderot,  liais  tan- 
dis que  le  premier  voulait  rejeter  tous  les  moyens  d'expreasioa 
que  l'harmonie  foumità  la  musique,  d'Alembert  disait  :  Comaie 
géomètre f  Je  crois  devoir  protester  contre  l'abus  que  f  on/ait, 
en  musique,  de ia  géométrie.  Martini  (1706-1784),  de  Bolo- 
gne, écrivit  aussi  sur  les  rapports  de  la  musique  avec  les  mathé- 
matiques ,  et  fit  un  recueil  très-étendu  de  traités  sur  cet  art  II 
associa  à  la  théorie  une  excellente  pratique,  quoiqu'en  montrant 
plus  d'art  que  de  génie.  Dans  tes  trois  volumes  de  son  Histoire 
de  ta  musique,  il  ne  va  pas  au  delà  des  Grecs.  Il  voulait  que 
l'on  conservât  à  la  musique  sacrée  le  caractère  grandiose,  sans 
les  mignardises  du  théâtre  et  le  fracas  de  la  place  publique. 

J.-J.  Rousseau  soutenait,  avec  Grimm,  qu'il  n'y  avait  de 
bonne  musique  que  celle  d'Italie,  et  qu'aucun  compositeur  ne 


UtSlQUE.  107 

rcoperbit  sur  Pergolèse;  son  petit  intermède  du  DeviH  du 
fiCÎyedétMlia  les  Français,  par  sa  facile  et  gracieuse  sîmplidtét 
dosvilèfiiede  Rameau.  L'italien  Duni  et  le  Français  Pfailidor, 
flompostoirs  d^opéras-eomiques,  ainsi  que  Monsignj,  eontri- 
teèrênc  à  fiiire  ooMier  entièrement  la  lourde  musique  française. 
Gène  réfolotion  fui  comi^étée  par  Grétry  (  1741-1818)  :  défi 
f/eosatik  à  Tâge  de  quatre  ans  au  rtiythme  musical ,  il  s^épnt 
deb  Bianière  italienne  en  entendant  un  opéra  de  Pergolèse ,  et 
répudia  ks  méthodes  mesquines  de  son  pays.  Il  arriva  en  Italie 
avec  une  étrange  compagnie ,  dont  il  raconte ,  dans  ses  Mé* 
iDoires,  les  aventures  joyeuses.  Les  beautés  de  ce  pays,  dit- il, 
fveni  la  première  leçon  de  musigue  que  Je  reçus  en  Italie; 
k  chant  des  belles  Milanaises  laissa  vn  éternel  écho  dms  mon 
àme.  Les  minenti  de  Rome,  les  églises  et  les  palais,  produisi- 
rtnt  sur  lui  autant  et  plus  d'effet  encore.  11  aborda  la  musique 
rdigieuse ,  qui ,  grâce  à  Clément  XIII ,  se  dépouillait  de  ce 
qa*elle  avait  gardé  de  profane  ;  puis  il  se  donna  au  théâtre. 

Lorsqu'il  eut  triomphé  des  premiers  obstacles  qui  attendent 
dans  Paris  ceux  qui  vont  y  chercher  la  gloire ,  il  fut  porté  aut 
Does,  et  devint,  dans  quarante-quatre  opéras,  le  créateur  d'une 
musique  française,  aimable,  gaie,  vive  comme  la  société.  Il 
chercha  le  sentiment  plus  que  le  bruit,  la  grâce  plus  que  la  force, 
Hnspiration  plus  que  la  science;  et  il  disait  :  Je  veux  faire  des 
fautes;  tharmonien'y  perdra  rien. 

Tandis  que  l'art  se  réformait  dans  ropéra-comique,  les  adeptes 
de  la  musique  française  suivaient  encore  ses  vieux  errements 
dans  le  grand  opéra ,  lorsque  parut  Gluck.  Associant  à  la  pro- 
foodeur  de  la  science  harmonique  des  Allemands  Tinspiration 
mélodique  des  Italiens  et  la  justesse  dn  sens  français,  il  obtint  à 
la  fois  harmonie,  mélodie,  expression  convenable,  et  créa  enfin  la 
véritable  musique  dramatique  par  V Orphée,  représenté  à  Vienne 
en  1774.  VArmide,  YJlceste,  les  deux  Iphigénie,  montrèrent 
jusqo  où  peut  aller  le  génie  musical.  Toujours  ûdèle  à  l'expres- 
sion dramatique  la  plus  sévère,  il  n'admet  pas  les  doux  repos  de 
U  cadence  naturelle;  aussi  n'a-t-il  pas  les  tours  larges  et  symé- 
triqœs ,  ni  les  ondulations  de  chant ,  ni  les  passages  inattendus 
des  compositeurs  italiens . 


196  MU8IQUB. 

Gluck  fut  soatena  par  la  protection  de  Marie- Antointfle; 
mais  ses  nombreux  adversaires  appelèrent  à  Paris  Nicolas  Pie* 
ciai,  élèfe  de  Durante,  qui  s'était  placé  du  premier  coup  au 
rang  des  matuce  par  la  Zéaobie  de  Métastase.  Il  introdaint 
d'heureuses  innofatieM^  les  deni-tons  dans  lepatliétiqiie«  plus 
d'art  dans  les  morceaux  d'enseosble ,  et  les  instruments  à  Tcnl 
dans  les  orchestres.  Il  substitua  dans  le  genre  bouffe  Texpres- 
sion  gracieuse  et  Tharmonie ,  à  la  musique  de  notes  et  de  pa* 
rôles.  Il  avait  déjà  fait  représenter  cent  opéras  quand  il  arriva 
en  France,  où  se  forma  aussitôt  le  parti  des  pîccinistes,  qui  se 
firent  une  arme  de  ses  beautés  pour  combattre  la  vériié  mttfî* 
aile  dramatique  au  nom  de  la  mélodie  pure.  Ceux-là  soute- 
naient que  la  musique  consistait  dans  la  mélodie  et  qu'elle  suc- 
comberait s'il  lui  fallait  suivre  les  inepties  des  poëtee.  Les 
gluckistes,  au  contraire,  soutenaient  que  la  vérité  de  l'expres- 
sion est  inséparable  de  la  véritable  beauté  dramatique,  dans  la- 
quelle la  poésie  et  la  musique  doivent  se  donner  la  main. 

Des  musiciens  illettrés,  des  gens  de  lettres  qui  n'entendaient 
rien  à  la  musique ,  la  foide  des  oisifs  et  les  pbik>sophes  har- 
gneux ,  se  prirent  de  querelle  pour  ces  deux  rivaux.  Quelques 
▼érités  pourtant  se  firent  jour;  mais,  au  milieu  de  mille  extrava-t 
ganees ,  on  ne  comprit  pas  que  l'expression  minutieuse  de  dis- 
que syllabe  ne  peut  logiquement  produire  en  musique  que  le 
récitatif;  tandis  que  la  mélodie  n'est  qu'un  moyen  de  charmer 
Foreille.  Il  y  a  pourtant  un  point  de  jonction,  quand  la  mélodie, 
sans  s'asservir  à  chacune  des  syllabes,  saisit  le  sentiment  da 
personnage  et  en  rend  l'expression ,  autant  qu'il  est  donné  à  1^ 
d'y  atteindre. 

MéhuI,  enthousiaste  de  Gluck,  comprit,  avec  l'instinct  de 
rharmonie  plus  qu'à  l'aide  de  fortes  études ,  le  parti  qu'on  pou- 
vait tirer  de  certaines  formules  italiennes.  Son  Euphrosinej 
qn'il  donna  à  l'Opéra-Comique,  offrit  des  morceaux  d'une  fac- 
ture large,  une  orchestration  soignée  dans  les  détails,  et  des 
modulations  inattendues  pour  couronner  la  cadence  finale.  Mais 
il  a  peu  de  variété,  et  moins  encore  de  grâee. 

liC  Conservatoire  de  musique  ayant  été  réorganisé  après  la 
Terreur,  le  théâtre  se  releva.  Comme  on  revenait  en  tout  ap  passé, 


bwB^iiepntleméiBediMnki,  grAee  au  Fkmollii  CbeniiMm 
(  f  7M-1S43  ),  qui  éenvit  pendant  pli»  d'un  demi-siècle.  A  vingt* 
fiBlieaiMvil  avait  iM^  âût  sept  opéras  applandis  :  ayant  quitté 
Laaini  pour  Paris ,  il  adopta  un  fittrenooTeau,  qui  tenait  tout 
àliftwde nmiea  «t  du  Êmaçais.  Dans  aa  LodtiUka  (17»t ),  il 
daaaai  la  musique  unaeitaitionineottnQeetdcf  {noportions 
ifittliées,  tant  dans  le  dMnt  que  dans  Torchestre.  Spontini  à 
qui  Ton  doit  la  Festoie  et  Fernand  Cariez^  Nioolo»  Boiddieu, 
esKat  la  vogue  dans  les  dernières  années  de  Tempire. 

Haoïdel  avait  porté  très-haut  roralorio  en  Allemagne.  Mozart 
(17S6-179I  )  excella  dans  tous  les  genres.  Son  Don  Juan  et  sa 
FUie  enehamiée  aont  des  chefs-d'œuvre,  de  même  que  ses 
nesKS,  son  Requiem,  sa  musique  pour  le  piano.  Il  e^ grave, 
ivofond,  penseur^  autant  que  Qmarosa  est  vif  et  flexible  :  i*un 
est  pins  intime,  Tautre  plus  extérieur;  le  style  de  TAllemand 
ca  large  et  ferme,  celui  de  Tltalien  chaleureux  et  de  premier 
jet;  l'on  touche  TAme,  Fautre  oharroe  les  sens.  Gréiry,  à  qui 
Napoléon  demandait  ce  qu'il  pensait  de  ces  deux  maîtres,  lui 
lépondit  :  GmaroHt  met  la  statue  sur  le  théâtre  et  lepiédes* 
talému  VartheMfyre  ;  Mozart  fait  le  cmUraire. 

Avec  rAutrichien  Haydn  (  t7S9*1809),  le  Michel-Ange  de  la 
laariqoe,  oommença  une  révolution  dans  la  partie  instrumen- 
tiic,  qui  jusqu'alors  n'avait  été  que  Taccompagnement  de  la 
mosiqoe  vocale.  M^nt  à  profit  l'habileté  de  ses  compatriotes 
daBsl%xéeution,  il  créa  la  symphonie,  en  perfectionnant  les 
éivenes  oombinaisons  d'orcliestre,  et  surtout  en  trouvant  la  vé- 
ritable forme  des  phrases,  des  périodes ,  des  dimensions,  qui 
coDYenaient  à  la  musique  détachée  de  la  poésie,  alors  qu'il  faut 
sappléer  à  la  parole  par  des  comblDaisoos  musicales  propres  à 
faire  naître  chez  l'auditeur  le  sentiment  voulu  par  le  maître  : 
c*était  d'abord  l'unité  du  motif,  c'est-à-dire  le  choix  d'une  for- 
nale  mélodique  ou  rbytlimique,  renfermant  les  germes  de  dé- 
veloppements de  toute  nature,  dérivant  Tun  de  l'autre,  de  sorte 
que  le  compositeur  pût  déployer  sur  son  thème  toutes  les  ri- 
diflues  de  l'harmonie,  de  la  modulation  et  de  la  sonorUé  de 
roichestre.  Une  pareille  unité  ne  peut  exister  sans  monotonie 
dans  le  drame,  à  cause  du  changement  des  situations;  et  la 


200  MUSIQUE. 

mosique,  privée  des  seooars  de  la  parole ,  a  besoin  de  rép^er 
soUTeot  les  fonnnles  mélodiques  «  afin  que  Fauditeur  puisse  se 
rendre  compte  des  impressions  quil  en  a  reçues,  et  du  senti- 
ment du  eomposilear.  Haydn,  qui  s*éttiit  habitué  ainsi  «  à  pein- 
dre sans^objet,  oomraedit  Orétiy,  et  sans  être  guîM  par  le  lan- 
gage particulier  aux  divers  caractères,  »  ne  réussit  pas  dans  le 
drame,  où  il  devait  soumettre  ses  idées  à  celles  du  poète.  Ses 
hardiesses,  ses  accords,  ses  étranges  moyens  artiGcieb,  firent 
fiiire  fausse  route  à  ses  imitateurs,  qui  ont  toujours,  à  la  re- 
cherche des  tours  de  force,  étouffé  le  chant  sous  Taccompagne- 
ment. 

Le  Fidelio  de  Beethoven  fut  sifllé  en  1805;  mais  on  s*en* 
thousiasma  «  quelques  années  après,  de  ces  harmonies  que 
Ton  avait  trouvées  si  étranges  et  si  confuses.  On  porta  aux  nues 
cette  énergie  austère  et  puissante ,  ces  sublimes  divagations , 
cette  expression  mystérieuse  de  vagues  sentiments.  Beethoven  a 
mis  en  musique  les  chants  nationaux  de  TÉcosse,  publiés  par 
Thomson.  Il  surpassa  peut-être  dans  le  sublime  le  genre  Haydn 
et  Mozart  ;  mais,  ainsi  que  Cromer,  il  manque  de  naturel  et  d*u- 
ni  té ,  car  tous  Jeux  substituent  la  fantaisie  individuelle  aux  rè- 
gles de  Part.  Ainsi ,  après  Gluk  et  Grétry,  qui  avaient  médité 
la  parole ,  en  avaient  cherché  Texpression  rhythmique ,  la  dé- 
clamation naturelle,  etTavaient  prise  pour  base  du  chant,  la 
musique  finit  par  s*affranchir  tout  à  fait  de  la  parole.  Le  chant  ne 
devint  plus  que  Faccessoire  des  accompagnements  dans  les  com- 
positions de  Mayer  (  1846) ,  et  le  récitatif  en  fut  banni ,  comme 
la  ligne  droite,  dans  la  peinture  romantique,  avait  été  exclue 
du  dessin. 

Le  sentiment  tendre  de  Mozart,  le  style  profond  et  vigoureux 
de  Weber,  la  manière  tragique  et  pathétique  de  Gluck,  furent 
supplantés  par  les  prestiges  de  Rossini  (né  en  1793),  qui  devait 
être,  après  le  schisme  de  Gluck  et  de  Picdni,  le  réformateur 
de  la  musique.  Sans  être  plus  italien  que  français  ou  allemand, 
il  choisit  chez  tous  ce  qu*il  y  avait  de  bon,  et  en  forma  une  mu- 
sique très-omée  et  toute  fleurie ,  sans  manquer  pourtant  de  sim- 
plicité dans  ridée  fondamentale.  Moins  travaillée  et  moins  ma- 
jestueuse que  celle  de  Haydn ,  de  Mozart ,  de  Beethoven ,  elle 


HUSIQUK.  SOI 

mtoe  pios  imivenelIemeDt  oompriie,  grâee  àsa  sy- 
rfaytbnnque,  qui  n'offre  ni  irrégularité ,  ni  dispropor* 
tioB.  Capable  de  délicatesse,  mais  plein  surtout  de  comique  ^  de 
gaidé,  il  est  tout  vÎTaeité ,  tout  esprit ,  tout  bruit  eimoBtemeot. 
SûapreoBier  ounage  {Déméiriut  et  Polybe  )  remonte  à  1809; 
anîs  sa  réputation  commença  avec  Tancrède  en  ISSS;  17to- 
fiemie  à  jétger  le  classa  parmi  les  maîtres;  VOthelh  et  le  Bar* 
6tfr  firent  perdre  à  ses  rivaux  tout  espoir  de  le  surpasser,  ils 
ha  ont  reproché  Tuniformité  de  son  style  et  la  pauvreté  de  sa 
manière,  attendu  qu*il  revient  toujours  aux  crescendo,  aux 
appo^giaiure.  On  Ta  accusé  aussi  de  s'approprier  sans  gène 
les  pensées  des  autres,  et  plus  souvent  de  répéter  les  siennes; 
d*af  oir  nui  à  Fart  du  chant  en  écrivant  tout,  ce  qui  fait  gue  l'air 
prodmt  toujours  le  même  effet,  quel  que  soit  celui  qui  le  chante  ; 
de  remplir  tellement  la  mesure,  qu'il  ne  reste  rien  à  faire  pour 
rbabilelé  et  le  goât  du  chanteur.  La  médiocrité  des  exécutants 
s'est  mise  sous  le  couvert  du  maître,  comme  les  paroles  se  sont 
perdues  sous  le  bruit  de  l'orchestre. 

Sdr  ces  traces  ont  marché  Gocda,  Generali,  Vaccai,  Paocini,^ 
Donizetti,  Verdi.  Sa  popularité  devint  telle,  que  sa  musique 
seule  mnplSt  la  scène ,  jusqu'au  moment  où  parut  le  Freytèhûùt 
de  Weber  (1787-18Î5),  tout  plein  des  inspirations  de  la  vieille 
éeoie  allemande ,  et  d'une  fraîcheur  alpestre  qui  contrastait  ayee 
le  fracas  sensuel  du  maître  italien.  Il  n'y  eut  ni  ville  ni  village 
d'Allemagne  qui  ne  voulût  l'entendre ,  et  la  musique  y  réveilla 
le  sentiment  de  l'infini.  Ce  fut  alors  que  Rossinl  éôivit  son 
CmUiawne  Tell  (  1827  ),  plus  profond,  plus  chaleureux,  et  d'une 
instromentation  plus  soignée  que  tout  ce  qu'il  avait  écrit  Jus« 
qu'alors. 

An  temps  de  Zeno  et  de  Métastase,  la  musique  était  encore  su- 
bordonnée à  la  poésie  ;  le  cantabile  lyrique  était  négligé  pour  le 
récitatif,  chant  lent  et  dédamé,  comme  dans  les  tragédies  grec- 
ques, et  où  rorchestre  était  presque  rédoit  à  rien.  Aujourd'hui , 
au  contraire,  la  poésie  est  nulle  et  abandonnée  à  des  gens  de  mé- 
tier,soumis  à  toutes  les  exigences  du  compositeur.  Belllni  voulut 
corriger  cet  excès,  et  ne  pas  laisser  la  musique  étouffer  les  pa- 
rolci;au  lieu  de  préférer  comme  Rossinl  les  poèmes  médiocres. 


lOa  MUSlQUfi. 

il  7  foidttt  un  intérêt  aussi  profond  qoe  pofisibla,  des  ébas  é$ 
joie  oa  de  wmbree  angoisses,  de  Témotion  dramatique  et  de 
la  passion,  fût*ce  même  aux  dépens  de  TefiGet  musical.  Les  uns 
virent  uneinnovalion  dans  ce  qui  paru!  à  d'autresalénlité  d*ima* 
gination  :  par  exemple,  les  interruptions  firéquentes  de  motifs, 
au  lieu  da  la  répétition  sempiternelle  ^  consacrée;  et  aussi  la 
courte  durée  de  la  mélodie.  La  mélodie  estFâme  de  la  musi* 
que  ;  mais  Bellini,  pour  elle,  négligea  Torcbestre. 

L*école  allemande ,  et  à  sa  suite  quelques  compositeois  tels 
que  Berlioz ,  tentèrent  une  réforme,  à  leur  tour,  au  profil  de 
l'harmonie  et  de  la  science  du  compositeur.  Meyerbeer  fondit 
dans  Robert  U  Diable  et  les  Huguenots  les  deux  musiques  sa- 
crée et  profane ,  et  embrassa  tous  les  genres  dans  un  ?aste  cadre. 
C'est  l'expression  sentie  des  passions  et  des  caractères,  avec  un 
luxe  de  moyens  un  peu  trop  étourdissant.  Sans  génie  original, 
Meyerbeer  excelle  dans  cet  éclectisme  qui  consiste  à  combiner 
les  mérites  de  divera  maîtres. 

L'Allemagneabonde  en  exécutants,  en  chanteurs,  en  fabricants 
d'instruments,  plus  que  le  reste  de  l'Europe.  La  musique  y  est 
généralement  cultivée  :  elle  a  des  écoles  dans  toutes  les  villes, 
et  le  difficile  y  est  préféré.  Dee  airs  de  danse  très-goûtés,  comme 
la  polonaise,  la eraoovienne,  la  mazurea ,  la  polka,  nous  sont 
venus  des  pays  les  plus  septentrionaux  de  l'Europe. 

Mais  désormais  la  musique  ne  connaît  plus  guère  que  le 
théfttre  :  ce  sont  des  morceaux  d'opéra  qu'on  entend  à  la  tête  des 
régiments,  et  les  vodtes  des  églises  ne  retentissent  que  de  Tins- 
tnimenlation  ou  des  airs  qu'ellea  empruntent  à  la  scène.  Cest 
là  un  champ  qui  reste  ouvert  à  l'artiste ,  capable  de  s'érigier  en 
réformateur  d'un  art  qui  s'est  emparé  de  la  société  au  détriment 
des  autres,  et  au  détriment  de  choses  qui  importent  encore  plus 
que  les  arts. 

Mais  que  le  génie  de  l'artiste,  que  les  chefs-d'œuvre  de  l'art,  et 
bien  moins  encore  les  vertus  civiles,  ne  s'attendent  pas  aux 
triomphes  que  notre  siècle  réserve  seulement  pour  les  chanteurs 
et  lesdansrârs!  Qu'on  les  couvre  d'applaudissements,  de  fleurs 
et  d'or,  rien  de  mieux  ;  que  notre  siècle  si  sérieux  paye  bien  ceux 
qui  le  divertissent;  que  les  politiques  habiles  rémunèrent  ceux 


wpim  C0  pfimMiwfvnMiiit  !  mus  nffiqiiuii 
i»jM9B*à  âewdflB-DioiiiniMiits  durables  à  desgloires  lîigitifes, 
00  peat  en  rire  sans  danger,  dans  ces  contrées  da  nord  où  les 
ioes  s'éveillent  à  d'antres  genres  d'enthoosiasme,  et  se  per- 
■etieni  qpwiqiie  ^fesîpotion  au  milieu  de  la  plénitude  des  af« 
tees.  Dans  les  pays,  au  contraire ,  où  l'âme  ne  se  sent  qu'à 
propos  dm  théâtre ,  où  le  théâtre  est  Tunique  oecupation  corn- 

I,  l'amqae  entretien  social  ;  où  Ton  ne  se  passionne  pour 
i^ioUe  eaose,  pour  auonne  térité  sublime,  maisseule- 

poor  un  pas  de  ballet  ou  une  roulade  ;  où  Ton  vent  des 
attractions  qaà  dispensent  de  penser,  de  pareils 
aantdelafiafoet  de  la  honte. 


:'IHiî«HKiKk  MU- 


inooiTioii.  —  ÂMcaÈohOQm. 


Les  sciences  qui  se  rattachent  à  l'histoire  étaient  entrées,  dès 
lesjède  dernier,  dans  une  voie  de  progrès,  surtout  en  Italie.  Les 
Ejereketsur  Fitruve,  de  Jean  Poleai,  aidèrent  à  l'intelligence 
de  cet  auteur.  Bianconi  écrivit  sur  le  grand  cirque  et  sur  Celse. 
L'abbé  Guamacci,  de  Volterra,  rassembla  un  musée  d'antiquités 
nationales ,  et  voulut  faire  de  son  pays,  dans  ses  Origines  Uali' 
qwa,  le  berceau  de  la  civfiisation.  Le  Turinois  Paciaudi  réunit 
des  antiquités  chrétiennes  et  différents  objets  trouvés  dans 
VellèKa  ;  il  contribua  à  la  création  de  l'université  de  Parme  et 
de  la  bibGothèque  de  cette  ville  ;  on  lui  doit  aussi  une  histoire 
de  Tordre  de  l^Ialte.  On  commen<^  à  prêter  à  Tarchéologie  sa» 
crée  Tattention  qu'elle  mérite. 

Jean-Baptiste  Passeri  étudia  avec  succès  les  antiquités  étrus- 
fKS,  surtout  les  tables  eogubines  >  et  la  langue  étrusque  ; 

*  Ces  tiblet  ftirent  découvertes  en  1444  près  de  Gubio  (  États  de 
nttfitt)  »  vers  les  nlhies  d'an  mausolée  et  d'un  théâtre.  Il  y  avait  neuf 
tiUes  dUrain ,  èhargéeit  d'inseriptions  dont  îc  texte  a  exercé  beaucoup 
de  ttTSBls,  et  doat  II  n^  gnère  résnllé  que  des  hypothèses.     (  An.  B.  ) 


mmM»»  ge  tim  |>m  tonKiia  €m  jfauNIfetiMrtgB  taéCHts  de  «m 
ùnaginatioD*  L*aiM  Mafini  porta  l«ianiièc««Br  les  acles  des 
Aères  Aryales,  el  se  livn  à  l'étade  des  papynis,  en  abordant 
une  foule  de  questions  archéologiques. 

liaszooefai ,  de  Capoue,  qui  passa  pour  un  prodige  d'érudi- 
tion, fit  CMUiaître  Tadoiirahle  amphithéâtre  de  sa  viHe  natale  et 
les  deux  tables  d*Héraolée.  Le  recueil  de  ses  leçons  sur  la  Bible, 
à  Tuniversité  de  I*iaples,  composa  son  prédeux  SpieilegUtut  bi* 
bHcum.  Louis  Lan»  s^oceupa  des  anciens  Étrusques,  en  rappor- 
tant tout  i  des  origines  grecques.  Dempster  avait  entrepris  un 
musée  étrusque,  que  de  nouvelles  découvertes  permirent  plus 
tard  au  sénateur  Philippe Buonarotti  d'augmenter»  Initié  par  lui 
à  cette  étude,  Thelléniste  Gori  s*en  engoua  an  point  de  tout  voir 
dans  lesÉtnisques,  et  Torigine  des  arts  et  tous  les  usages.  Il  ren- 
dit toutefois  de  grands  services  à  l'archéologie  et  à  Pépigraphie. 
Jean  Lami ,  du  val  d'Amo ,  d'une  érudition  étendue  et  d'un  ca- 
ractère aimable,  publia,  dans  les  Délices  des  érudits  toscans, 
plusieurs  documents  précieux  de  la  bibliothèque  Riccardiana. 

Des  découvertes  inattendues  vinrent  répandre  le  goût  des  an- 
tiquités. Indépendamment  d'HercuIanum  et  de  Pompéi,  les 
temples  dePestum  furent  trouvés,  en  1752,  dans  une  forêt;  en 
1761 ,  ce  furent,  près  de  Plaisance,  les  ruines  de  Velleîa,  détruite 
au  quatrième  siècle. Les  princes,  les  papes  dégageaient  à  renvi 
la  villa  d* Adrien,  et  exhumaient  d'autres  débris  antiques  ;  d*Han- 
carville,  Wheler,  Choiseul-Gouffier,  Spon,  Revêt,  Stuard,  etc., 
mettaient  en  lumière  les  arts  de  la  Grèce;  Chardin,  Norden, 
Pokocke,  Niebuhr,  ceux  de  TArabie,  de  TÉgypte  et  de  Palmyre. 

Déjà  rarchéologie,  cessant  d'être  un  objet  de  simple  curiosité, 
une  lice  ouverte  à  une  érudition  pesante  et  à  de  bizarres  hypo- 
thèses, apprenait  à  rejeter  les  observations  futiles,  les  dtatioDS 
accumulées,  mais  à  interpréter,  à  l'aide  de  la  philosophie,  les 
religions,  la  politique,  la  civilisation. 

Winckelmann  (1717-1768),  fils  d'un  cordonnier  du  Bran- 
debourg, dénué  de  ressources,  mais  passionné  pour  l'étude, 
parvint  jusqu'à  Rome,  où  la  protection  descardina^x  Archinto 
et  Albani  lui  ouvrit  la  voie  dans  laquelle  il  sut  se  faire  un  nom 
immortel.  Dans  un  temps  où  l'archéologiene  s'occupait  encore 


ABCHEOLOGIC.  206 

i|iK ^érudition,  Winckelmann  s'appliqaa  aux  arts  dHf&esajy^ 
émt  il  publia  une  histoire  Q 1 764  ),  prenant  ce  nom  <lan$  le  sefis 
gne  de  système,  et  n'ayant  en  vue  que  l'existence  de  |;^rt,(Bon 
/es  Tidssitudes  des  artistes.  11  faut  voir,  dans  sa  préface,  les  er- 
leors grossières  de  ses  prédécesseurs  :  conjectures  téméraires,  ou- 
trages récents  accepta  pour  anciens,  assertions  fondées  sur  des 
rapprochements  maladroits,  descriptions  faites,  bien  moins  pour 
rinstraction  que  pour  Farousement ,  bévues  de  voyageurs  obser- 
vant en  poste  ,  emurs  commises  par  les  dessinateurs^  Winckel- 
mann  vit  les  choses  de  ses  propres  yeux ,  et ,  d^ns  sa  pensée , 
Téuide  de  Fantiquité  n'était  pas  digne  du  sage ,  si  elle  ne  teu- 
(iaità  épurer  le  goût  et  à  éclairer  l'histoire  de  Thumanité. 
n  est  vrai  qu'il  tombe  dans  quelques  erreurs  de  fait ,  qu*il 
procède  avec  peu  d'ordre,  qu'il  affecte  l'érudition,  dans  la 
description  des  monuments ,  et  que  cet  air  inspiré  qu'il  prend 
parfois  ne  lui  réussit  guère  ;  on  se  sent  gagner  pourtant  par 
son  enthousiasme  du  beau ,  et  par  une  éloquence  qui  s'inspire 
du  sentiment  de  l'artiste.  Le  comte  de  Caylus  (1692-1768), 
gui  suivit  la  même  voie ,  est  aussi  loin  de  Winckelmann  en  éru- 
dition qu'il  lui  était  supérieur  comme  artiste;  mais  il  s'épuisa  en 
petits  travaux,  tandis  que  Winckelmann  eut  occasion  d'en  me- 
ner à  fin  de  grands.  11  ne  vit  dans  l'art  antique  que  le  côté  in- 
dustriel et  voluptueux  ;  et  la  manière  dont  il  copia  les  monu- 
nients  montra  qu'il  n'en  connaissait  pas  l'importance. 

Le  Saxon  Ueyne  (  1729-1812),  Gis  d'un  tisserand ,  n'eût  pas 
quitté  le  métier  sans  les  trois  sous  par  semaine  que  son  parrain 
pava  pour  qu'il  reçût  des  leçons  de  latin.  D'autres  lui  vinrent  en 
lide,  et  il  finit  par  devenir,  en  gagnant  laborieusement  son  pain, 
un  latiniste  distingué.  Placé  comme  copiste  dans  la  bibliothèque 
^ministre  Brûhl,  àcent  écus  de  traitement,  il  se  vit  pendant 
la  guerre  de  sept  ans  réduit  à  de  dures  épreuves;  apr^,  il  fut 
appelé  comme  professeur  à  Gôttingue,  où  il  commença  sa  répu- 
tation en  expliquant  les  anciens,  non  pas  avec  les  minuties  philo- 
logiques et  la  pure  érudition  alors  en  usage,  mais  en  cherchant 
à  en  faire  sentir  la  poésie ,  le  goût,  les  beautés.  Il  apprit,  de  ce 
u^oment,  à  considérer  la  mythologie  comme  un  dépôt  de  sym- 
^)n,  l'assemblage  des  traditions  de  peuples  et  de  temps  di- 
ts 


206  éBQOiTtoif. 


i;  SI  leeherelia  les  altéraUons  gabelles  avaieot  subies  dans  leur 
klée  primitiTe ,  poar  les  £aiire  servir  de  sappléineiit  à  lliistoîrr. 

Heyne  étii<fia  les  noonaments  avec  moins  dMmagination  qne 
Winckeimann ,  mais  avec  plus  de  Jugement  et  de  connaissance 
des  textes  :  il  s'appuya  en  conséquence  sur  des  notions  positives, 
et  non  sur  de  brillantes  hypothèses;  il  corrigea  de  nombreuses 
erreurs  historiques  commises  par  Winckeimann  concernant  les 
époques  des  arts,  et  réfuta  les  causes  qu'il  avait  assignées  à  leurs 
progrès  ou  à  leur  décadence.  Il  s'appliqua^ussi,  autant  qu*on 
le  pouvait  alors,  aux  monuments  étrusques,  et  mieux  encore 
aux  byzantins.  Ses  précieuses  éditions  de  Tibulle  et  surtout  de 
Virgile  le  laissèrent  sans  rivaux.  Devant  l'Académie  de  Gôt- 
tingueT  s^  dissertations  portèrent  la  lumière  sur  bien  des  points 
douteux;  il  sut  toujours  en  écarter  l'esprit  de  dispute  et  les  sub- 
tilités modernes ,  et  elle  lui  fut  redevable  d'une  réputation  qui 
la  protégea  contre  la  fureur  des  armes. 

Mais  il  fallait  encore  ua  homme  qui ,  embrassant  tout  l'en- 
semble de  l'art,  parvînt  à  saisir  le  sujet,  l'époque,  le  mérite 
de  chaque  travail ,  à  suivre  les  vicissitudes  du  goût ,  et  à  lire 
dans  les  monuments  l'histoire  de  Thomme  :  ce  fut  la  tâche  d'En- 
nio  Quirino  Visconti ,  natif  de  Rome,  et  qui  vécut  de  1751  à 
1818.  Doué  d'une  mémoire  prodigieuse,  il  eut  bientôt  amassé 
un  trésor  de  connaissances  qui  le  mit  à  même  de  parcourir 
l'antiquité  d'un  coup  d'œil  sûr.  Les  fouilles  d'HercuIanum  et  de 
Pompéi  excitèrent  dans  toute  l'Italie  une  émulation  de  recher- 
ches, et  à  Rome  plus  qu'ailleurs.  Clément  XIV  songea  à  réunir 
toutes  les  conquêtes  archéologiques ,  achetant  celles  qui  étaient 
éparies,  et  s'occupant  d'en  découvrir  d'autres.  Visconti  fut  mis 
à  la  tête  du  musée  qui  reçut  le  nom  de  ce  pontife,  et  qui  fut  en- 
richi par  la  munificence  de  Pie  VI.  Il  y  consacra  les  salles  du 
Vatican  contigues  à  la  cour  des  statues,  qui  fut  alors  entourée 
d'un  portique  ;  et  le  pape  ordonna  la  publication  de  ces  monu- 
ments :  Description  du  musée  Pio-Clementino,  Visconti  y  joi- 
gnit à  une  érudition  sâre  l'art  d*exposer'avec  clarté  ce  qui  était 
encore  resté  obscur  et  confus,  d'éviter  les  digressions  pompeuse?, 
de  s'en  tenir  à  ce  qui  regarde  directement  chaque  ouvrage. 
Dans  sa  classification  des  monuments ,  il  plaça  en  premier  les 


ABCHSOLOGIB.  307 

àvmiés  du  cid ,  de  la  mer ,  de  la  terre ,  des  enfers  ;  puis  les 
héros,  rhistoireaocîeiuie  et  romaine,  les  sages,  les  philosophes, 
kl  avmts  ;  enfin  ce  qui  concerne  Thistoire  natorelle,  les  usages^ 
ia  ms;  chaque  classe  y  fot  distribuée  selon  l'époque  et  le  mé- 
liie  iks  oovragjBs. 

Viseonti  déorivit  encore  les  tombeaux  des  Sapions  déterrés 
eo  1780,  les  ruines  de  Gabio  exhumées  grâce  aux  soins  du 
prioee  Boffghèse ,  en  un  mot  tout  ce  qui  s'offirait  de  nouveau 
en  Cût  d^antiquités,  et  tout  ce  qui  avait  été  mal  interprété  jus* 
qoe^à.  Lorsque  la  France  eut  enlevé  à  ritaUe  ses  trésors  d'art , 
Viseonti  fut  appelé  à  Paris  en  qualité  de  conservateur  du  Musée 
des  antiques,  qu'il  classa  selon  sa  méthode.  U  y  continua  ses  tra< 
raoi  ;  Napoléon  fit  faire  une  édition  magnifique  de  Vlconogra- 
fàie  grecque  et  romaine ,  collection  des  portraits  authentiques 
full  avait  commandés  à  Viseonti» 

La  numismatique  fut  aussi  rattachée  à  sa  véritable  fonction, 
qoicst  de  veniren  aide  à  l'histoire.  Spanheim,  Vaillant,  Pellerin, 
Barthélémy  l'avaient  déjà  mise  en  bonne  voie,  quand  Joseph 
Eekhél,  jésuite  autrichien,  songea  à  former  un  ensemble  de 
toute  la  sdenoe  numismatique.  Il  adopta  l'ordre  géographique 
de  Pellerin  en  l'améliorant,  et  distribua  les  médailles  romaines 
seien  les  ftstes,  en  apportant,  dans  la  disoussioii,  de  la  cri- 
tique, des  vues  ingénieuses,  .une  érudition  étendue,  et  sans 
chariatanisme.  D'autres  pourront  peut-être  relever  quelque 
cmar  dans  son  œuvre,  y  combler  des  lacunes;  mais  il  sera 
difficfle  de  lui  enlever  le  premier  rang  dans  ce  genre  de  travail. 
Dooiiniqoe  Sestini,  de  Florence,  chargé  par  le  ministre  britan- 
nîqoe  Aindie  de  faire  une  collection  de  médailles  grecques  et 
romaines,  prit  goût  à  cette  étude,  et  donna  sa  géographie  nu- 
mismatique et  diverses  descriptions  de  musées  et  de  médailles. 
Il  a  décrit  en  outre  toutes  les  médailles  connues,  dans  son  Sys- 
terne  géographico-numitmatique ,  en  quatorze  voUimes  in- 
folio, resté  manuscrit. 

L'étude  de  Farchéologie  dut  ses  découvertes  et  ses  progrès  à 
trois  circonstances  mémorables  :  la  première  fut  l'expédition 
d*Egypte,  conception  hardie  et  multiple  de  Bonaparte ,  qui  sut 
7  faire  la  part  des  sciencesr  Au  milieu  des  combats,  une  commis- 


308  ÉRUDITION. 

sion  de  savants,  dont  il  se  fit  accompagner,  recueillit  et  rapporta 
en  Europe  des  reliques  précieuses  de  ce  mystérieux  pays ,  qui 
.  donnèrent  naissance  à  des  investigations  nouvelles,  et  font  espé- 
rer de  voir  un  jour  tomber  les  voiles  de  la  mystérieuse  Tsis.  L'ins- 
cription de  Rosette ,  en  trois  langues,  fait  particulièrement  es* 
pérer  la  découverte  de  Talphabet  hiéroglyphique;  mais  les  sys- 
tèmes divers  proposés  par  Champollion,  Klaproth,  Jonny,  Seif- 
fiirth,  Phasiri  et  autres,  n*out  pas  produit  jusqu'à  ce  jour  les 
fruits  que  Ton  espérait. 

En  présence  des  découvertes  dont  TÉtrarie  a  été  le  théâtre,  il 
est  permis  de  se  demander  si  sa  civilisation  n'a  pas  été  antérieure 
à  celle  de  la  Grèce.  On  a  comparé,  dans  ce  bot,  les  monuments 
pélasgiques  répandus  dans  toute  Tltalie  moyenne  et  basse,  à 
ceux  du  même  genre  qui  se  rencontrent  dans  le  Péloponnèse , 
r  Attique,  la  Thessalie ,  TÊpire  et  l'Asie  Mineure.  Les  tombes  et 
les  vases  étrusques  qui  ont  été  découverts  eurent  encore  plus 
d'importance.  Ces  derniers  étaient  fort  rares  encore ,  lorsqu^en 
1827  on  trouva  de  nombreux  tombeaux  au  nord  de  Civita-Vec- 
chia ,  et  dans  le  pays  où  s'élevaient  Targuinie,  Cere ,  Clusium , 
Bomarzo,  Vulci  et  autres  cités  toscanes.  Grâce  aux  fouilles  entre- 
prises par  Lucien  Bonaparte,  prince  de  Canino,  l'on  avait  réuni, 
avant  la  fin  de  1828,  plus  de  trois  mille  vases  peints  qui,  dis- 
persés plus  tard,  ont  passé  sous  les  yeux  des  hommes  de  l'art. 
Les  fouilles  continuèrent;  et  les  trésors  vinrent  non  plus  seule- 
ment de  l'Ëtrurie,  mais  de  la  Grande-Grèce,  de  la  Sicile,  de  la 
Gampanie,  de  l'Apulie,  des  environs  de  Rome;  la  haute  Italie 
et  la  Grèce  fournirent  aussi  leur  contingent.  Outre  la  variété  et 
la  beauté  des  formes,  on  put  admirer  aussi  les  peintures,  le  style 
original  de  chaque  pays,  quelques-uns  offrant  des  sujets  fournis 
par  la  mythologie  et  les  poètes  grecs,  d'autres' sans  rapports 
avec*  les  types  classiques.  Il  se  trouva  aussi  dans  les  chambres 
sépulcrales  des  ornements  d*or  et  d'argent  d'une  finesse  ex- 
quise, des  bijoux  en  tout  genre,  des  statues  de  pierre  et  de 
métal. 

Mais  une  révélation  plus  importante  encore  fîit  celle  du 
monde  oriental  :  les  langues  de  l'Asie,  que  l'on  cultivait  dans 
un  but  seulement  religieux,  se  trouvaient  limitées  à  l'hébreu  et 


ABCHÉOLOGIE.  209 

à  ftabt.  Les  papes  8*efforcèrent  toujours  de  faire  instituer  det 
diaRs  dans  les  universités  pour  ces  langues.  Les  questions  sus- 
citées par  la  réforme  accrurent  le  nombre  des  orientalistes , 
léne  hors  de  Fltalie  et  des  rangs  du  clergé.  Ainsi ,  Guillaume 
Postel  publiait  à  Paris,  en  1538,  les  alphabets  des  langues  hé- 
bruqae,  chaldéenne,  syriaque,  samaritaine,  arabe,  indienne 
[éthiopienne \  grecque,  géorgienne,  serre,  Ulyrienne,  armé- 
nienae,  latine  :  c*était  une  tentative  pour  ramener  tant  de  lan- 
gues à  Tonité,  et  qui  devançait  la  philologie  comparée.  Conrad 
Gcssoer  fusait  connaître  en  1565,  dans  le  Mithridates,  cent 
trente  langues  et  dialectes,  et  donnait  vingt-deux  traductions 
de  rOraison  dominicale. 

V introduction  avx  langues  chaldéenne,  syriaque  et  ar- 
mènknne ,  à* Axtkhrovsie  Lomeliino  (1539),  et  le  commentaire 
De  ratione  communi  omnium  linguarum  ac  lUterarum ,  du 
SoÎBe  Bibliander,  furent  composés  dans  le  même  but.  Le  car- 
dîoal  de  Richelieu  faisait  acheter  par  Brèves ,  ambassadeur  à 
Goostantinople ,  de  très-beaux  caractères  orientaux  pour  Tlm- 
prifflerie  rojale.  Les  travaux  de  David  Michaëlis ,  professeur  de 
Gôttiogue,  sur  Texégèse  biblique,  méritent  encore  d'être  con- 
sultés. Des  dictionnaires  javanais  et  malais  étaient  publiés  à 
Amsterdam;  et  le  grand  orientaliste  Erpénius  donnait  une 
grammaire  arabe,  qui  resta  la  meilleure  jusqu'à  celle  de  Sacy. 

L'Angleterre  produisait  de  son  côté,'  outre  les  hébraïsants, 
Mocke,  traducteur  d' Aboulfarage ,  et  Hyde,  qui  traita  de  la 
religion  des  Persans.  En  Italie ,  Grégoire  XIV  avait  fait  fondre 
des  caractères  orientaux  et  imprimer  une  foule  d'ouvrages;  le 
collège  de  la  Propagande  et  sa  bibliothèque  aidèrent  à  ce  genre 
(fêtndes.  VOEdipus  «gyptiacus  du  jésuite  allemand  Kircher, 
publié  à  Rome,  appela  le  premier  l'attention  sur  les  hiéro- 
idjpbes,  qu'il  disait  inventés  par  les  prêtres  pour  tenir  leurs 
doctrines  cachées,  et  qu*il  se  vantait  de  pouvoir  expliquer. 
•labloQskt,  son  compatriote,  le  continua  dans  le  Panthéon  égyp- 
^^«(1750),  où  II  scrute,  d'après  l'idée  de  l'Anglais Wilkins,  le 
sy^hmz  religieux  des  Égyptiens ,  en  interprétant,  à  l'aide  du 
eophte,  les  noms  des  divinités;  tandis  que  de  Guignes  préten- 
dait apliquer  les  hiéroglyphes  à  l'aide  du  chinois.  George  Zoéga, 


210  ÉBUDITION. 

qui  avait  puisé  le  goût  du  grec  et  des  antiquités  à  Pécole  de 
Ueyue,  ayant  quitté  le  Jutland,  sa  patrie,  pour  se  rendre  à  Rome 
et  embrasser  le  catholicisme,  classa  les  manuserits  du  musée 
fiorgia,  flt  imprimer  les  médailles  égyptiennes ,  et  fut  chargé 
par  Pie  VI  de  décrire  les  obélisques  de  Rome;  mais  des  decou* 
vertes  ultérieures  ont  donné  un  démenti  à  ses  élucubrations.  Il 
avait  étudié  la  langue  cophte ,  et  soupçonné  Texistence  d'un 
élément  phonétique  dans  la  langue  sacrée. 

Les  jésuites  nous  avaient  fait  connaître  les  premiers  la  langue 
chinoise,  en  traduisant  les  livres  sacrés  et  quelques  chefa- 
d'œuvre  littéraires  du  Céleste  Empire.  D'autres  apprirent  Tin- 
dien ,  assez  à  fond  pour  composer  en  sanskrit  V Ezour-Fedam, 
et  le  faire  prendre  aux  encyclopédistes  pour  un  livre  original 
qui  remontait  à  dix  mille  ans.  D'autres  nous  révélaient  Tétat 
des  connaissances  et  des  opinions  de  ce  pays.  Le  père  Giorgi 
donna  les  premiers  renseignements  sur  FAsie  centrale  dans 
YAlphabetum  thibetanum  (176S).  Il  n'y  eut  pas  d'autre  livre 
sur  cette  matière  jusqu'à  la  grammaire  de  Scbrœter  eu  ia36, 
et  à  celle  de  Cosma  de  Kôrôs  en  1834,  qui  vaut  mieux.  Etienne 
Borgia  vendait  jusqu'à  son  argenterie  pour  acheter  des  objets 
rares ,  surtout  ceux  que  les  missionnaires  expédiaient  du  fond 
de  l'Asie.  Il  en  forma  un  musée  à  Vellétri ,  et  fit  imprimer  le 
Systema  brahmanicum  de  Jean  Werdin ,  connu  sous  le  nom 
de  P.  Paulin  de  Saint  Barthélémy,  qui  montra  des  analogies 
entre  le  sanskrit  et  le  latin ,  la  parenté  du  premier  avec  le  zeiid, 
et  les  ressemblances  de  la  mythologie  brahminique  avec  les 
autres.  Clément  XI  acheta  beaucoup  de  manuscrits  orientaux 
d'Abraham  Échellense,  des  manuscrits  arabes,  cophtes,  éthio- 
piens, de  Pierre  della  Valle;  et  il  fit  dresser  par  Assemani  de 
Tripoli ,  qui  avait  toujours  vécu  à  Rome  parmi  les  Maronites , 
le  catalogue  des  manuscrits  syriaques  et  arabes  de  la  Vaticane  : 
il  lui  commanda  en  outre  divers  travaux  d'érudition  orientale. 
Adler  s'appliqua  aux  antiquités  cuûque^ ,  de  même  que  Menter 
et  Ungarelli  aux  antiquités  cophto^memphitiques.  Saint-Martin 
se  voua  principalement  à  l'arménien ,  et  en  fit  profiter  V/iù- 
toire  du  Bas-Empire  de  Lebeau.  Le  père  Méchitar,  de  Sébaste, 
qui  fit  tant  pour  ranimer  parmi  les  siens  les  travaux  de  rinlei- 


AlCHSOLOGII.  211 

^  étouAcs  depuis  leur  séparation  de  TËglise  romaine, 
oUiBtda  sénat  de  Veniae  rfle  de  Saint-Lasare  (1717),  où  il 
éiihlît  roidre  de  Saint- Antoine ,  abbé ,  et  une  impriascne  d'où 
miiraat  beaucoup  de  llfres  de  scienees,  et  des  tradactiona; 
eoffloie  des  autres  imprimeries  du  même  ordre  existant  à 
Vkoaei  k  û>nstantiDople,  à  Smyme,  à  Moscou  et  autres  villes 
rnsses.  Ces  publications  ont  propagé  la  littérature  arménienne, 
qu,  tmitennous  initiant  à  l'histoire  de  cette  importante  contrée, 
coDiriboe  à  jeter  la  lumière  sur  les  pays  ▼oisins. 

Déjà  Lâbnitz  avait  répandu  des  vues  élevées  sur  la  philo- 
logie, et  reconnu  de  quel  secours  peuvent  être  les  langues  pour 
lliistoire  des  temps  reculés ,  et  pour  constater  la  parenté  des 
papin.  Les  connaissances  positives  durent  beaucoup  à  Niebuhr 
et  aux  antres  savants  que  Frédéric  Y,  roi  de  Danemark ,  envoya 
(■  Orient  pour  connaître  les  idiomes,  l'histoire ,  les  monuments 
deFArabie  et  de  l'Egypte.  Pallas  publia  en  1786  son  Focabu* 
'rirv  de  toutes  les  langues  du  monde,  et  en  1800  l'Espagnol 
Hmat,  le  Cùialogue  des  langues  des  nations  connues.  Ade- 
loDg  fit  paraître  à  Berlin  son  Mithridates  en  1804.  De  Guignes 
nttacha  le  premier,  dans  son  Histoire  des  Huns,  les  vicissi- 
tmfas  de  l'Euiope  à  celles  de  l'Asie  centrale ,  et  y  retrouva  des 
naâons  dont  le  nom  était  à  peine  connu.  Anquetil-Duperron, 
qai  avait  été  dans  Tlnde  pendant  la  domination  française,  ap- 
pliqua réruditioQ  aux  religions ,  en  publiant  les  livres  sacrés 
àe  la  Perse  et  VOupanishad  des  brabmines  (1771).  Une  fois 
qtt*tb  eurent  mis  un  pied  dans  ce  pays ,  les  Anglais  firent  phis 
oieore;  ils  approfondirent  le  sanskrit,  et  de  plus  les  divers 
tdioaes  qui  en  dérivent;  on  peut  dire  que  ce  fiit  un  monde 
aoQvcan  qu^ils  trouvèrent  là ,  avec  l'empreinte  de  l'état  social 
le  plus  ancien.  La  nécessité  de  connaître  les  lois  et  les  usages 
(ToQ  peuple  qu'ils  voulaient  non-seulement  conquérir,  mais' 
gouverner,  leur  û\  un  besoin  de  connaître  à  fond  sa  langue  et 
les  trésors  de  sa  littérature.  Hastings  fonda  à  Calcutta  une  aca* 
déniîe  orientale  (1784),  d'où  sortirent  les  Institutions  dAkbar 
parGladwin,  les  Ao{«  de  Manou  par  Jones;  puis  une  série  de 
f^élamges,  où  Jones,  Wilkins,  Coiebrooke,  Prinsep,  Wilson. 
Tirent  connaître  ce  que  la  littérature  et  la  philosophie  de  ce  pays 


^12  IBUDITION. 


avaient  de  plus  saillant.  Une  société  se  forma  à  Londres  pour 
propager  œs  ouvrages,  bien  que  le  clergé  anglais  trouvât  ce  zèle 
oriental  on  peu  dangereux.  Jones  considérait  la  littérature  orien« 
tais  comme  un  vaste  ensemble  destiné  à  devenir  me  base  pour 
l?histDilre  universelle ,  et  où  chaque  partie  servirait  à  éclairer  le 
tout  :  c'est  un  but  bien  défini,  mais  que  nous  sommes  encore 
loin  d'atteindre.  Le  goût  désintéressé  de  la  sdence  poussa 
r  Allemagne  à  méditer  sur  les  découvertes  des  autres,  et  à  y  ap* 
pliquer  sa  patiente  et  profonde  critique  ;  aussi  finit*elle  par  créer 
une  science  toute  nouvelle ,  la  linguistique.  Lorsque  le  livre  de 
Frédéric  Scblegel  sur  la  philosophie  et  la  langue  des  Indiens 
(1808)  eut  fixé  l'attention  de  ce  côté ,  Bopp  se  mit  à  étudier  le 
sanskrit,  et  en  donna  la  grammaire  en  1827,  après  avoir  critiqué 
œlle  de.Wiikius,  qui  avait  paru  en  1808;  puis  il  publia  à 
Londres  le  système  de  conjugaison  sanskrite  comparé  avec  les 
conjugaisons  grecque ,  latine,  persane  et  allemande. 

D'autres  marchèrent  sur  ses  pas,  tels  que  Lassea,  Rosen, 
Uumboldt.  Après  de  longs  voyages,  Klaproth  publia  VJgie 
polygiotte,  et  les  Mémoires  relatifs  à  l'Asie,  En  France ,  la 
convention  avait  créé  des  chaires  d'arabe,  de  turc,  de  tartare, 
de  persan,  auxquelles  on  ajouta  ensuite  l'arménien,  le  chinois, 
le  malais*  le  tibétain.  Ghézy  fut  le  premier  qui  professa  publi- 
quement lesanskrit  en  Europe.  De  Guignes  et  lui  commencèrent 
l'importante  publication  des  Notices  et  extraits  des  manuscriU 
de  la  Bibliothèque  royale,  Sacy  publia  en  1810  sa  grammaire 
arabe,  très'forte  d'analyse,  et  où  se  joint  la  connaissance  ap- 
profondie de  l'hébreu,  du  chaldéen  et  du  syriaque.  Rémusat 
rendit  le  chinois  aussi  accessible  aux  esprits  patients  que  peut 
l'être  toute  langue  qui  appartient  à  une  autre  souche  que  celle 
de  notre  pays.  Pauthier,  Julien,  Bazin  »  Pavie,  Biot,  ont  donné 
de  nombreuses  traductions.  Le  Journal  de  la  Société  asiatique, 
établi  à  Paris  (  1823  ),  sert  d'archives  aux  études  orientales  dans 
toute  l'Europe. 

Dans  rinde,  les  Anglais  ont  continué  leurs  travaux,  et  en- 
voient fréquemment  en  Europe  des  éditions  et  des  traductions 
des  Védas,  des  Pouranas,  des  poèmes  sanskrits;  ils  poursuivent 
les  diverses  ramifications  bouddhistiques.  Déjà  Ton  connaît 


AACHÉOLOGIC.  213 

doneents  inscriptions  dans  ces  diverses  lances,  cinqtiante 
mSk  médailles,  et  d'innombrables  sculptures.  Wilson  a  re- 
esoBi,  dans  V Ariane  antique  (Londres,  1842),  tout  ce  que 
fro  arait  sor  les  médailles  de  tout  âge  trouvées  jusqu'à  pré- 
sent daas  rinde  et  dans  l'Afghanistan.  Des  travaux  pareils  ont 
en  lieo  sur  rÉthiopie.  Quant  à  FÉgypte,  on  peut  dire  qu'elle  a 
été  réeemment  découverte  ;  et  si  chacun  prétend  avoir  trouvé 
ladrfdes  hiérc^lyphes ,  on  s'accorde  au  moins  sur  la  nécessité 
de eommeneer  par  connaître  la  langue  qu'on  veut  traduire, 
c*ert4^1ire  le  cophte. 

Lliistoire  peut  donc  puiser  aujourd'hui  à  d'autres  sources 
fo'aox  ouvrages  classiques.  Les  médailles  sassanides,  les  monu- 
mats  de  Cil-Hinar,  les  œuvres  de  Calidasa ,  de  Mirkhond,  de 
rvdoQsi,  le  Dabistan ,  Moïse  de  Gorène ,  et  toute  une  biblio- 
thèque indienne  et  tibétaine ,  sont  venus  en  aide  à  Thistoire. 
Ia  recherches  philologiques  ne  se  bornant  plus  à  des  étymo- 
logies,  mais  ayant  pour  but  des  comparaisons  sur  la  connexité 
des  langues,  aideront  à  débrouiller  les  temps  antérieurs  à 
Ilûstoire,  ainsi  que  les  migrations  des  peuples.  Ainsi  les  re- 
gards n'auront  plus  pour  limite  l'horizon  du  Sinaï,  de  l'Olympe 
on  do  Palatin.  Tandis  que  les  antiquités  orientales  ne  jouaient, 
dd  temps  de  Winkelmann  et  de  Visconti,  qu'un  rôle  accessoire 
dans  rarchéologie ,  voilà  qu'elles  en  sont  aujourd*hui  la  préface 
indispensable;  et  il  finit  convenir  que  l'antiquité  classique  doit 
?wlque  chose  à  sa  devancière.  Les  langues  de  l'Inde  deviennent 
Bcoessaires  à  l'explication  des  monun)ents  figurés ,  comme  le 
ptmvent  les  travaux  de  Princep ,  Lassen,  Wilson  sur  les.  mé- 
driks  de  Lahore ,  ceux  de  Feilows  sur  Licia,  de  Froyer  sur 
Cachemire ,  etc.  H  faut  interroger  la  Bible  quant  aux  monu- 
Jnenti  de  Babylone,  de  Phénicie,  etc.,  sur  lesquels  il  n'existe 
pn  de  documents  écrits.  La  prétendue  découverte  de  Ninive 
pvait  nous  menacer  d'une  révolution  dans  cette  science,  comme 
Ta  Eut  rexpédition  d'Egypte.  On  retrouve  dans  les  livres  de 
2oroaslre  les  traces  d'une  civilisation  très-ancienne,  et  d'une 
iviigion  qui  a.  survécu  jusqu'à  ce  jour  parmi  les  Guèbres.  Rask 
a  démontré  l'antiquité  et  l'authenticité  delà  langue  zend  et  du 
2end'Àv€tta,  Eugène  Bumouf,  dans  son  commentaire  sur 


214  EBUDITION.  —  ARCHÉOLOGIE. 

Ylacna  (1834),  a  créé  l*étude'de  cette  langue  ;  il  a  reconnu  que  le 
pali  était  un  dialecte  vulgaire  du  sanskrit ,  porté  de  Tlnde  dans 
rindo-Chine  avec  le  bouddhisme  ;  et,  en  faisant  le  xend  antérieur 
au  sanskrit,  c'est  sur  les  piateam  de  TAsie  qu*il  marque  le  point 
de  départ  des  plus  anciens  idiomes,  pour  les  suivre  de  là ,  avec 
la  civilisation  et  la  religion ,  comme  il  Ta  fait  au  nord  avec  le 
bouddhisme.  De  l'Asie  orientale,  la  civilisation  se  répandit 
dans  la  Médie  et  la  Perse,  sur  les  mystères  desquelles  on  inter- 
roge récriture  cunéiforme.  Le  Danois  Munter  fut  le  premier 
qui  s'en  occupa,  en  1798,  dans  l'Académie  de  Copenhague,  mais 
sans  en  fournir  suffisamment  la  clef.  Cest  à  quoi  ne  réussirent 
pas  mieux  Tycbsen,  Herder,  Ucbtenstein.  Grotefend  affirma 
que  la  langue  de  ces  inscriptions  était  le  zend  ;  Rask  et  Saiot- 
Martin  s'en  sont  emparés  pour  déchiffrer  quelques-unes  de 
celles  de  Persépolis,  Puis  Burnouf  fixa  l'alphabet  cunéiforme, 
en  démontrant  son  origine  sémitique  et  proprement  assyrienne; 
résultat  dont  Lassen  avait  aussi  approché.  Ainsi  surgirent  par- 
tout les  recherches  et  les  discussions  :  les  académies ,  celles  de 
France,  de  Gôttingue,  de  Leipzig,  de  Turin,  de  Calcutta  sur- 
tout, prirent  à  tâche  de  résoudre  des  problèmes  spéciaux  ;  il  se 
forma  des  sociétés  pour  la  découverte,  la  conservation,  l'inter- 
prétation des  monuments ,  comme  on  en  voit  pour  les  fouilles 
d'HerouIanum  et  de  Pompéi,  pour  l'archéologie  romaine.  Les 
souverains  Grent  à  Penvi  étudier  et  copier  les  monuments  de 
ril;gypte,  de  l'Inde,  de  la  Morée...  Chaudler,  Choiseul-Goaf- 
fier,  Cockerell,  Gell,  Leake,  Dodwel,  Pouqueville,  Hokelbeiy, 
Texier,  explorèrent  la  Grèce-,  la  France  profita  pour  cela  de 
son  expédition  de  Morée;  lord  Elgia  enrichit  le  Musée  bri- 
tannique des  dépouilles  du  Parthénon;  la  Bavière  fit  l'acquisi- 
tion des  marbres  d'Égine  ;  la  France  et  la  Toscane  envoyèrent 
des  expéditions  scientiQques  en  Kgypte.  En  1840,  Flandin  et 
Coste  voyageaient  en  Perse  par  Tordre  du  gouvernement  fran- 
çais; Ker- Porter  et  Texier  nous  faisaient  connaître  les  roioes 
d'Istakhar;  des  inscriptions  encore  indéchiffrables  étaient  re- 
cueillies à  Babylone  ;  dernièrement ,  Botta  exhumait  les  débris  i 
grandioses  de  Kinive.  En  Amérique,  on  découvre  à  chaque 
moment  des  villes  entières,  et  plus  souvent  des  monuments, 


HISTOIBB.  315 

1 9»  sont  rett^  muets  jusqu'à  présent,  comme  ia  tradition. 
La  géographie  aussi,  qui  n*est  plus  un  répertoire  de  noms  et 
■  anal  de  cbiffires,  se  croit  obligée  d'enregistrer  chez  les 
pnpia  tMB  les  éiëmeots  de  civilisation.  Le  Danois  Malte«Brun 
nt  y  ailier  Fintérét  et  la  couleur  poétique  aux  notions  positives; 
foPnHDen  Guillaume  de  Humiioldt  y  associa  la  minéralogie, 
rhoniogie,  la  elimalologie,  l'ethnographie,  sans  que  les  sciences 
aatanUes  fissent  rien  perdre  de  son  coloris  et  de  sa  vigueur; 
CMes  Rilter  a  traeé  avec  éclat  les  grands  aspects  de  la  géo* 
pifàie  comparée,  en  déterminant  tous  jcs  caractères  de  noUre 
globt,  et  llnflnence  que  sa  configuration  extérieure  a  exercée  sur 
la  phéoomàies  physiques  de  la  surfece,  soit  sur  les  migrations, 
nitiar  les  lois,  soit  sur  les  principaux  événements  des  peuples 
<3ai  Habitent.  Les  relations  des  voyageurs,  des  raissionuaires , 
Mv révèlent  mieux  chaque  jour  la  nature  humaine,  les  mys* 
Ira  des  pnys  fointains ,  et  les  voies  de  la  civilisation. 


HISTOIRE. 


Lluatoire  a  mis  à  profit  tant  de  recherches ,  et  mieox  encore 
Tcqiérienfie  des  événements  contemporains.  Kous  avons  rap- 
^  dans  un  chapitre  précédent,  comment,  dans  le  dernier 
nède,  rhîstoîre  s'était  trouvée  enrôlée  dans  la  croisade  dé  toutes 
lo  seienoes^  pour  prodiguer  Topprobre  à  tout  ce  que  le  monde 
iM|tf alors  avait  respecté,  en  substituant  aux  fhits,  cettie  langue 
eïeraelle  de  Dieu,  les  opinions^  qui  ne  sont  que  la  langue  éphé* 
me  des  hommes.  Ce  dénigrement  fanatique  des  coutumes  et 
^  inslîtations  du  passé  se  faisait  jour  dans  les  épigrammes , 
^onMM  dans  les  immenses  volumes  de  Y  Encyclopédie,  ha  cri-* 
^us  évitait  de  combattre  à  visage  découvert  les  nobles,  le 
cleiy^,  les  princes  contemporains;  mais  elle  prenait  pour  but 
^  ses  traits  les  pontifes  béatifiés ,  les  barons  sculptés  dans  les 
pierres  sépulcrales.  Les  croisades  i\'étaient  à  ses  yeux  qu'une  ex*- 
pl<KJ0Q  du  fanatisme  ;  saint  Louis,  un  honnête  homme  halluciné  ; 


316  HISTOIRE. 

Cbarleniagne ,  un  clerc  armé  de  pied  en  cap;  Croire  VII  et 
Innocent  IH,  deux  ambitieux  qui  mêlaient  le  règne  de  Dieu  à 
celui  des  hommes.  Ainsi  l'histoire  avait  encore  plus  trompé 
qu'elle  n*avait  corrompu  les  esprits  ;  et  la  nation  française,  faute 
de  la  bien  connaître,  ne  put  modérer  par  l'expérience  la  fougue 
révolutionnaire  qui  la  précipita  vers  l'avenir  au  milieu  des  ruines 
et  du  sang.  On  a  trouvé  depuis,  en  cherchant  aérieuaement  la 
liberté ,  qu'elle  est  chose  ancienne;  que  c'est  le  despotisme  qui 
est  nouveau  *  ;  et  qu'H  n'y  a  de  durable  que  les  institutions  qui 
se  fondent  sur  les  coutumes,  c'est4-dlre  celles  qu'eogeiidrent 
spontanément  le  caractère  des  peuples  et  leurs  évolutiaiis  pro- 
gressives. 

Le  hasard  une  fois  écarté,  on  reconnut  que  les  accidents 
s'encbataent;  que  les  petits  événements  sont  parfois  l'occasion 
mais  non  la  cause  des  grands,  dont  la  raison  réside  dans  les  ins- 
titutions et  dans  les  mœurs;  que  le  génie  naît  dans  des  cir- 
constances déterminées  ;  qu'il  n'est  donné  à  aucun  législateur 
de  façonner  le  peuple  à  sa  guise,  le  peuple,  qui,  sans  arguments 
subtilis,  démêle  pourtant  à  la  fin  ses  propres  intérêts,  ses  amis 
et  ses  ennemiSf  et  juge  les  hommes  autrement  que  les  historiens 
de  profession.  Il  faut  donc  étudier  le  peuple ,  au  lieu  de  se  mo- 
quer de  ce  qu'il  a  aimé  et  vénéré  à  d'autres  époques;  approfon^ 
dir  jusqu'à  ses  erreurs,  qui  ne  sont  que  les  solutions  temporaires 
des  grands  problèmes  que  rhumanité  se  propose  à  chaque  pé- 
riode, et  dont  elle  cherche  à  chaque  période  une  solution 
nouvelle. 

Ceux  qui  savent  que  l'histoire  vit  de  liberté,  ne  s'étoniieront 
pas  que  les  grands  événements  de  la  Révolutipa  et  de  l'Euiiiire 
n'aient  pas  trouvé  de  dignes  interprètes  dans  ua  temps  où  l'on 
en  était  encore  aux  pâles  généralités  du  siècle  précédent ,  avec 

■  La  liberté  est  ancienne  assarément  ;  mais  le  despotisme  est-tt  aéo- 
veao  ?  Ces  deux  phases  opposées  de  la  vie  sociale  n'apparaiasent-ellea  pa« 
dans  tous  les  temps?  Les  noms  de  Denys^de  Tarqnin,  dt  Tibère»  de 
Louis  XI ,  de  Henri  Vil!  et  de  mille  autres  ne  viennent^iU  pa«  noiii 
rappeler  que  le  despotisme  n'oocupe  pas  moins  de  place  dans  Thistoire 
que  la  liberté?    (Am.  R.) 


HISTOIAB.  *    217 

Ffrthnomwnie  démolisseur  de  moins.  Disciple  de  la  vieille  école, 
qu'à  aime  Y  redoute,  looe  et  dénigre  tour  à  tour,  Lacretelle 
inquiète  peu  de  puiser  aux  sources;  dans  son  récit  décla- 
matoire, boursouflé,  il  s'attadie  à  la  pompe  extérieure,  à 
rétégauce  sonore,  au  lieu  d'aller  au  fond  de  la  société;  il  garde 
le  ton  sentimental,  les  haines  des  encyclopédistes;  mais  il  ne 
eooipiiend  pas  mieux  le  grand  mouvement  social  qu'il  ne  pé- 
nètre les  rapports  intimes  des  cabinets.  Michaud  a  étudié  avec 
plos  de  soin  la  grande  époque  des  croisades  ;  mais  son  ordon-  ' 
oance  académique  défigure  les  originaux  ;  il  a  fait  de  ces  expédi- 
tions,  dans  son  histoire,  ce  que  le  Tasse  en  a  fait  dans  son 
poêoie;  il  a  supprimé  les  détails  caractéristiques,  et  s*est  ri  d'une 
erédulité  qui  pourtant  avait  mis  en  mouvement  le  monde  entier. 
Sismondi  représente  toutes  les  idées  de  son  temps  ;  mais  on  lui 
leproebcm  toujours  de  désenchanter,  comme  à  plaisir,  la  jeu - 
Ma»  de  tout  œ  qu'il  y  a  d'élevé  et  de  magnanime  '.  Ginguené, 


'  Il  serait  superflu  de  répéter  ici  C6  que  nous  avons  déjà  remarqué,  à 
rei^t,  dans  une  note  précédente  (t  III,  p.  152)  :  combien  M.  C.  Cantii 
»  OKiotre  rigoureux ,  et  nous  pourrions  dire  peu  équitable ,  à  Tëgard 
des  historiens  français.  Lacretelle  et  Michaud  sont-ils  caractérisés 
eoDimc  fl  convient  dans  ces  sortes  de  verdicts  brefs  et  tranchants?  Est- 
ce  parler  de  SisaMindi  avec  le  sentiment  que  commandent  ses  grands 
Ifsvaax?  est-ce  le  traiter  selon  sa  mesure?  Et  est-il  permis  de  direquMI 
«  déieachanle  eomme  à  plaisir  la  jeunesse  de  tout  ce  qu'il  y  a  d'élevé 
cl  de  iiasptaitimrP  •  Est-ce  que  les  sentiments  de  moralité,  de  justice, 
àt  respect  pour  la  vie ,  la  lilierté  et  la  dignité  humaine  ne  comptent 
point  parmi  ce  qu'il  y  a  d^élevé?  Et  peut-on  contester  cela  à  l'auteur 
de  rmaloire  des  Français.  Ce  n'est  pas  le  lieu  d^engager  une  con- 
trovene  sur  ce  grand  et  substantiel  ouvrage,  qui  laisse  à  désirer  sans 
doole  du  côté  de  Fémotion  sympathique  et  de  Pintelligence  profonde 
de  moyen  Age,  mais  qui  se  recommande  au  respect  par  d'autres  qua- 
Mes  :  par  une  méthode  sincère,  une  main  sûre,  des  recherches  appro- 
iMdies,  un  jugement  sérieux  lors  même  qu'il  se  méprend ,  et  enfin 
la  pins  parfaite  probité  qui  ait  jamais  conduit  la  plume  d'un  écrivain. 
Simoudi  était  en  droit  de  dire,  dans  la  dernière  page  qu'il  a  tracée  : 
•  J'ai  donné  k  la  nation  française  ce  qu'elle  n'avait  pas,  un  tableau 
complet  de  son  existence,  on  tableau  consciencieux  dans  lequel  rameur 
DE  cEirr  AHs.  —  T.  ni.  19 


7tS*  HISTOIRE. 


dans  son  Histoire  UUéraire  de  riialie,  a  compilé  Tirabosciii , 
tout  en  substituant  aux  discussions  chronologiques  raDal}'se 
de  livres  ou  trop  importants  pour  que  cette  analyse  puisse 
suffire ,  ou  trop  médiocres  pour  mériter  cet  honneur.  Il  y  a 
semé  force  traits  dMrréligion ,  et  c*est  ainsi  qu*il  a  écrit  le  livre 
que  Ton  recommande  h  la  jeunesse  italienne.  Chose  étrange , 
que  les  Italiens  veuillent  aller  chercher  Thistoire  du  pays  qui  est 
à  la  tête  du  catholicisme  chez  deux  auteurs  qui,  non-seulement 
furent  hostiles  au  catholicisme,  mais  qui  ne  le  comprirent  même 
pas.! 

I/>rsque  la  chaîne  des  traditions  nationales  se  fût  renouée  à  la 
paix,  la  jeunesse,  rebutée  de  la  littérature  du  dix-huitième  siècle 
et  de  TEmpire,  voulut  rendre  à  Thistoire  ainsi  qu'au  drame  la  vé- 
rité, la  vie,  le  mouvement,  en  écartant  les  types  de  convention, 
la  personnalité  de  Tauteur,  Torobre  du  temps  présent  se  projetant 
sur  le  passé;  elle  se  mit  h  observer  les  faits,  les  temps,  Thomme, 
le  pays,  au  lieu  de  n'étudier  que  les  livres;  et  elle  crut  que  ce  qui 
se  rapproche  le  plus  du  vrai  était  ce  qui  remplit  le  mieux  les 
conditions  de  Part. 

Ce  fut  alors  que  Ton  reprit  en  France  le  travail  sur  les  anti- 
quités nationales ,  qui  avait  été  entrepris  par  les  Bénédictins,  et 
que  les  patriotes  ardents  avaient  délaissé.  On  y  apporta  moins  de 
patience  peut-être ,  mi|is  plus  d'intelligence.  Dans  les  années 
qui  précédèrent  la  "Révolution ,  Bréquigni  publia  de  nombreux 
documents.  Ses  dissertations  sur  les  communes  et  sur  la  lH)ur^ 
geoisie  prouvent  qu'il  avait  compris  le  problème  des  libertés  mu- 
nicipales du  moyen  âge,  et  ce  qui  se  mêlait  de  droit  romain  aux 
conquêtes  faites  par  les  nouvelles  communes  insurgées.  Bien 
qu*il  ne  reconnût  ces  conquêtes  qu*autant  qu'elles  étaient  consa- 
<Tées  autbentiquement  par  des  concessions  royales ,  il  ensei- 
gnait à  retrouver  les  origines  du  tiers  état  d'après  un  mode  qui 
aurait  souri  aux  révolutionnaires,  s'ils  avaient  eu  le  temps  de 
s'occuper  de  livres. 

Montlosier  publia,  sous  les  Bourbons,  une  Histoire  de  ta  Mo- 

ou  la  haine,  la  crainte  uu  la  dattcrie  ne  m^ont  jamais  porté  à  déguiser 
autune  yérlt^,  r>    (  Am.  Réwf.E. } 


nareàk  française,  qui,  tenaol  le  milieu  entre  les  systèmes  de 
Mootesquieo,  de  Dubos,  de  Mably  et  de  Boulatnvillters,  uie  la 
eooquéte  an  cinquième  siècle,  l'admet  dans  le  douzième,  et 
Uâioeles  eommunes  aussi  bien  que  les  rois  d'avoir  attenté  aux 
droits  de  la  noblesse.  11  convint  bien  que  Tancien  peuple  était 
n  lotte  avec  le  nouveau  ;  mais  prenant  parti  pour  les  Francs, 
c'est-à-dire  pour  les  nobles,  les  privilégiés,  il  aida  à  la  réaction 
eoQtre-iévolution  nai  re . 

Dautres  apportèrent  des  solutions  différentes ,  expliquant 
la  Révolution  comme  un  conflit  entre  des  vainqueurs  et  des 
vaiocus,  mais  où  les  plébéiens  se  faisaient  gloire  d'être  les 
uiocus  d*autrefois,  parce  qu'ils  se  trouvaient  les  vainqueurs 
d'à  présent.  Augustin  Thierry  fait  sortir  la  liberté,  non  des 
coDcessîapa  des  rois ,  mais  de  l'effort  des  hommes  de  métier 
qui  (iaodèient  les  communes;  c'est  ainsi  qu'il  rattache  la  gé- 
Dération  actuelle  à  celles  qui  nous  ont  précédés.  11  appliqua 
re  point  de  vue  à  deux  faits,  qui  présentent  une  révolution  iden- 
tique :  rétablissement  des  races  germaniques  dans  la  Gaule  et 
edui  des  Normands  en  Angleterre,  dernière  conquête  des  bar- 
Inres.  La  nouveauté  du  point  de  vue,  le  respect  qu'inspirait  un 
écrivain  qui  conservait,  au  milieu  des  souffrances  et  dans  une 
rédté  précoce,  la  force  opiniâtre  de  sa  volonté;  l'appui  que  cette 
thèse  apportait  au  libéralisme,  empêchèrent  d'examiner  si  ce 
splème  n'attribuait  pas  trop  d'influence  aux  races,  combien  de 
questions  il  laissait  sans  solutions,  combien  il  se  trouvait  corn- 
promis  par  ses  préjugés  irréligieux  et  sa  haine  pour  la  consti- 
tution anglaise,  qui  avait  servi  de  modèle  à  la  Charte. 

M.  Guizot  commença  à  écrire  quand  les  encyclopédistes  n'a* 
raient  pas  encore  de  disciples  puissants;  aussi  les  traite- t»il  a*ec 
de  fpfands  égards  ;  et  dans  une  réimpression  de  Gibbon ,  s*\\  le 
réfute  sur  quelques  points,  il  y  apporte  beaucoup  de  ménage* 
raents.  Du  reste,  sans  haine  comme  sans  enthousiasme ,  il  ap 
fdique  à  rhîstoire  la  philosophie  éclectique  et  le  sens  commun 
ilcbercbe  les  généralités  dans  ce  moyen  âge,  où  l'on  était  ha 
hitué  à  ne  voir  que  désordre  ;  il  y  discerne  les  causes  de  la  oom 
position  el  de  la  recomposition  sociale,  et  l'influence  de  Torgani 
sation  e  clésiastique.  Pour  loi,  la  civilisation  est  le  développe 


x2d  HISTOIRE. 

inent  simultané  de  Tétat  social  et  de  Fétat  intellectuel  dans  le 
rapport  intime  des  idées  et  des  faits.  Aujourd'hui  la  science  est 
fondée  sur  les  faits ,  et  le  principe  qui  domine  la  société  ac- 
tuelle  est  la  science ,  ou  le  mouvement  des  idées.  Les  leçons 
de  M.  Guizot,  quoique  inachevées,  ont  contribué  à  ilargir  les 
idées  historiques,  et  à  montrer  que  Thomme,  par  Timpulsion 
de  la  force  et  des  croyances,  aspire  à  un  état  toujours  plus 
complet ,  où  il  ait  la  faculté  de  développer,  son  intelligence, 
ses  sentiments  et  son  activité. 

L^histoire  dut,  par  malheur,  prendre,  comme  tout  le  reste,  un 
air  d'improvisation  et  de  polémique;  et  les  ouvrages  qui  ont 
fait  le  plus  de  bruit  en  France  sont  ou  des  leçons  inspirées  par 
Tauditoire  et  recueillies  par  le  sténographe,  ou  des  lettres  et  des 
articles  de  journaux  ;  oela  peut  bien  excuser  les  fautes  et  les 
imperfections ,  mais  ne  peut  autoriser  la  conGance,  qui  ne  se 
fonde  que  sur  la  méditation  et  la  patience.  Les  écrivains  en  état 
de  concevoir  et  de  combiner  un  long  ouvrage,  d'embrasser  un 
système,  de  le  soutenir  dans  une  suite  de  volumes ,  en  y  appor- 
tant de  rintérét  et  un  style  abondant,  sont  en  fort  petit  nombre. 
En  publiant  son  Histoirt  des  ducs  de  Bourgogne ,  Ikl.  de  Ba- 
rantè  inaugura  Fécole  descriptive ,  ce  qui  est  une  forme,  mais 
non  une  nouveauté  i»pitale  ;  et  beaucoup  d'écoliers  après  lui 
ont  abusé  du  pittoresque.  D'autres  portèrent  leurs  regards  sur 
des  pays  étrangers ,  comme  M.  Villemain  dans  son  HisMn  de 
Cromweil,  M,  Guizot  dans  celle  de  la  Réoolution  dAngktent; 
c'est  ce  que  flt  aussi  Armand  Carrel  dans  ï Histoire  de  ia  cm- 
tre-rénolution  de  ce  pays  :  ouvrage  écrit  avec  ime  mâle  simpli- 
cité et  le  ton  décidé  d'un  soldat,  mais  où  se  rencontre  à  chaque 
page  l'allusion  à  la  Révolution  française  et  aux  fautes  de  la  Res- 
tauration, dont  il  prophétisait  la  chute.  M.  Thlers,  dans  son 
Uisloire  de  la  Héoolation,  arrive  à  justifier  ses  excès,  grâce  à  un 
système  de  fatalisme  qui  fait  qu'un  acte  dérive  inévitablement 
d'un  autre ,  et  que  les  hommes  accomplissent  ce  que  eompo^ 
tent  le  temps  et  les  circonstanoes.  C'est  faire  trop  bon  marclié 
de  ce  libre  arbitre  qui  est  le  premier  don  de  notre  nature  : 
système  dangereux  et  déplorable.  L'auteur  a  négligé  l'étude  des 
cabinets  étrangers  ;  mais  il  s*est  attaché  à  peindre  les  scènes 


HISTOIRE.  231 

ongcoses  des  assemblées ,  à  recueillir  les  échos  de  la  tribune; 
il  a  retracé  au  ^if  les  luttes  des  factions,  et  mieux  encore  les 
failaflles  :  aussi  la  jeunesse,  qui  pendant  longtemps  ne  connattra 
cette  ^K>qu6  que  par  des  pages  énergiques ,  pourra  considérer 
eorome  principal  ce  qui  fut  tout  à  fait  accidentel,  c'est-à-dire 
k  mooTement  guerrier. 

Le  livre  de  M.  Mignet,  plus  concis  et  plus  égal,  met  en  re- 
lief eelte  philosophie  révolutionnaire,  et  y  ajoute  un  danger 
de  plus  pour  Timagination  :  c'est  de  donner  aux  hommes  de 
h  Terreur  des  proportions  grandioses  et  souvent  mensongères. 
L'ffistoire  parlementaire  de  Bûchez  et  Roux  nous  a  conservé 
BK  partie  de  ces  verbeux  débats  dont  les  assemblées  et  les 
ehifas  ont  retenti  pendant  tonte  la  période  révolutionnaire;  ils 
r  ont  joint  des  théories  particulières  où  le  jacobinisme  est  glo* 
hfié.  Ceux  qui  ont  jugé  la  Révolution  du  point  de  vue  de  Fan- 
oenne  monarchie,  se  sont  adressés  aux  morts;  d'autres  ont 
commis  un  crime  social  :  ce  sont  ceux  qui  ont  voulu  diviniser  le 
spectacle  le  plus  abominable  qui  puisse  s'offrir  a  Tâme  hu- 
maine, c'est-à-dire,  comme  Fa  dit  Chatham,  la  force  dépouillée 
du  droit. 

Parmi  les  richesses  de  la  France  il  faut  citer  encore  ces  mé- 
moires historiques,  où  les  événements  sont  si  étranges,  les  ac- 
tean  si  nombreux,  et  qui  font  éprouver  des  impressions  vives,  si 
elles  ne  sont  pas  toujours  justes.  Les  Mémoires  dont  Napoléon 
est  le  sujet,  publiés  pour  la  plupart  sous  la  Restauration,  étaient, 
comme  tout  le  reste ,  un  moyen  d'opposition  ;  il  y  est  dépeint 
du  cdté  le  plus  favorable,  mais  aussi  le  plus  faible;  car,  pour 
Topposer  aux  Bourbons,  on  Ty  a  représenté  comme  un  homme 
excellent,  familier,  spirituel,  plutôt  que  dans  ce  qui  faisait  sa 
grandeur.  Les  plus  importants  de  ces  Mémoires  sont  sans  con- 
tredit ceux  de  Sainte-Hélène,  pourtant  altérés,  attendu  qu'ils 
forent  dictés  ou  recueillis  de  souvenir;  la  vérité  en  outre  y  subit 
des  variations  qui  s'expliquent  parle  changement  des  circons- 
tances. Les  écrivains  à  venir  pourront  chercher  dans  tous  ces 
écrits  ce  qu'aucun  contemporain  n'a  pu  à  lui  seul  retracer,  un 
demi-siècle  qui  a  changé  tant  de  fois  d'idole  et  de  nom ,  une 
luonarchie  finissant  sur  Téchafaud,  une  autre  sortant  d'un  soulè- 

19. 


232  HISTOIRE. 

vement  de  trois  jours,  une  nation  couronnée,  des  tribunes  élevées 
et  bientôt  détruites,  le  même  éehafaud  se  dressant  pour  des  en- 
treprises opposées,  des  prospérités  et  des  infortunes  inouïes, 
des  pouvoirs  se  ruant  les  uns  sur  les  autres,  et,  à  peine  établis, 
condamnés;  la  république,  Tempire,  la  restauration,  une  nou- 
velle révolution ,  tous  enfin  n*ayant  guère  que  le  temps  de  dé- 
cliner leur  nom  à  rappel  de  Thumanité ,  et  ne  faisant  que  dis- 
paraître. 

Des  histoires  nationales  ou  étrangères  ont  paru  à  profusion 
en  France  dans  le  cours  de  ces  cinquante  années  :  les  unes  ont 
popularisé  les  laborieuses  recherches  des  Allemands  ;  d'autres 
ont  été  Porgane  de  tel  ou  tel  parti,  pour  mourir  avec  eux.  Trop 
souvent  une  légèreté  inexplicable  se  rencontre  à  cdté  d*une  éru- 
dition rare  et  d'heureux  aperçus.  En  général,  elles  s'éloigneut 
trop  de  cette  sobriété  essentielle  à  Thistoire ,  et  se  perdent  eu 
détails  romanesques  ou  en  élans  lyriques  qui  diminuent  fort  le 
crédit  de  Fauteur. 

Ij* Histoire  de  dix  ans,  par  Louis  Blanc,  que  les  espérances 
socialistes  rendaient  originale  et  attrayante ,  est  le  dénigrement 
systématique  du  gouvernement  créé  par  la  révolution  de  1830, 
qu'elle  calomnie  intrépidement ,  en  le  montrant  toujours  aussi 
inepte  que  pervers.  L*auteur  a  voulu  tirer  des  faits  contempo- 
rains la  démonstration  de  quelques  principes  sociaux,  chose 
facile  quand  on  n'a  point  à  aborder  en  face  des  difCcultés 
réelles.  Lamartine  divinisant,  dans  ses  Girondins,  les  ennemis  de 
la  liberté  et  de  la  dignité  humaine,  y  a  trouvé  de  misérables  sucr 
ces  et  de  longs  remords.  Montalembert,  dans  la  vie  de  sainte 
Elisabeth,  s*est  ouvert  un  champ  nouveau,  où  d'autres  se  sont 
engagés  à  sa  suite,  quoiqu'il  soit  donné  à  bien  peu  d'interpréter 
la  naïveté  des  légendes  et  des  traditions  sacrées ,  de  manière 
que  la  piété  en  profite  sans  que  le  monde  s'en  scandalise. 

Jetons  un  regard  sur  l'Italie  :  Charles  Botta  (1757-1837) 
compte  plus  parmi  les  littérateurs  que  parmi  les  historiens.  En 
racontant  l'histoire  de  l'indépendance  américaine,  dont  il  ne  sa- 
vait à  fond  ni  les  choses  ni  les  hommes,  il  garde  cependant  la 
dignité  de  l'historien,  parce  qu'il  était  sans  haine  et  sans  parti, 
et  que,  défiant  encore,  il  ne  se  hasardait  pas  à  trancher.  ÉtabU 


HISTOIRE.  23S 

dans  un  pays  où  la  presse  était  libre,  il  écrivit,  s6us  Finstiga- 
trao  des  Bourbons ,  son  Histoire  (F Italie ,  depuis  1790  ;  puis  , 
tffjà  Tiem,  il  fit  en  quatre  années  celle  de  trois  siècles  remplis 
d'ércnenients,  et  dont  chacun  aurait  exigé  des  années  de  recher- 
ches. Aussi  n*est-oe  qu*une  compilation,  qui,  pauvre  de  choses^ 
ne  se  relève  que  médiocrement  par  une  rhétorique  élégante.  l£ 
moyen  ége^  selon  Botta,  est  une  époque  extravagante,  éeheve' 
ke,  qui  rC offre  que  mauvaises  chroniques,  moines  et  ckâtetainn 
ignorants  ;  ttn  misérable  temps  où  la  machine  sociale  nerfone* 
fUmnait  que  grâce  aux  menaces  et  aux  promesses  de  la  nie/U" 
tïïre,  \jt  grand  triumvirat  italien  y  remédie  en  partie  ;  puis  la  lu- 
miéiv  apfkamt  enfin  avec  les  Médicis.  Comment  de  cette  grandeur 
sortirent  les  malheurs  de  Tltalie,  c^est  ce  qu*il  n*a  garde  de  ra- 
ouater,  c^est  en  efifet  ce  qu'il  ne  comprend  guère  ;  mais  il  décrit 
ks  misères  et  les  souffrances  sans  gloire  du  pays  depuis  1584. 
hrité  de  Tarrogante  domination  des  étrangers ,  il  ne  voit  dans 
les  Italiens  que  bassesse  et  férocité,  jusqu'à  l'heure  oà  ils  *vien- 
Dcnt  à  sueeomber  :  alors  il  se  met  en  frais  de  compassion,  4*ex- 
cQscs  et  d'éloges.  Il  ne  voit  pas  la  seule  grandeur  qui  est  restée 
à  ritalie.  Les  papes  en  sont  toujours  à  ses  yeux  le  fléau;  il  parle 
en  riant  du  concile  de  Trente,  à  la  manière  de  Sarpi  qu^il  a  co- 
pié; et  il  ne  voit  dans  les  moines  que  des  vauriens  fainéants  ou 
de  rasés  fripons.  Enfin,  les  princes,  dirigés  par  des  philosophes 
ou  des  jansénistes,  allaient  réaliser  en  Italie  des  progrès  merveil- 
feux,  quand  une  armée  de  Jacobins  français  s'est  ruée  sur  elle, 
commandés  par  un  aventurier  qui,  en  dépit  de  fautes  continuelles, 
sortait  vainqittur  de  toutes  les  batailles.  Botta  déclame  contre 
Tavidité  et  la  tyrannie  de  ces  administrations  militaires ,  et 
contre  les  imitateurs  des  folies  françaises.  Il  emploie  la  plus 
gnnde  partie  de  son  livre  à  raconter  ces  égarements,  et  il  re- 
■»n|ae  à  peine  la  création  d'un  royaume,  qui  fiit  un  objet 
é'étonnement  pour  ses  ennemis  même.  C'est  à  peine  s'il  sait 
qa*tnie  armée  italienne  a  combattu  en  Allemagne ,  en  Espagne, 
m  Itilie ,  en  Russie.  Il  parle  de  Bonaparte  avec  un  courroux 
qoi  touche  au  mépris.  Bonaparte  avait  cependant  tout  ee  qu'il 
fallait  pour  plaire  à  Botta ,  qui  n'aime  pas  Vautoriié  amoin" 
^»,  ni  ces  constitutions  qu'il  maudit ,  jusqu'à  s'écrier  qu'en 


224  HISTOIBE* 

Italie  les  assetnbiées  nationaies  sont  de  vèritabUs  pestes.  Il  ne 
croit  ni  ao  progrès,  ni  à  la  raison,  ni  à  la  sympathie.  La  race 
humaine^  ^t-W  ^conserve  des  instincts  de  bête  fauve  y  et  le  diabie 
la  pousse;  bien  fou  qui  veut  répandre  purmi  les  hommes  de 
ce  temps  des  semences  salutaires! 

Il  y  aurait  à  lui  demander  de  tout  ceci  un  oompte  sévère ,  s'iJ 
existait  chez  lui  cette  unité  d*idées  et  de  sentiments  sans  laquelfe 
il  n'y  a  pas  d*œuTre  sérieuse.  Mais  c*est  un  engouement  d^école; 
il  aime  les  événements  extraordinaires,  les  choses  horribles, 
comme  étant  les  plus  pittoresques;  et  alors  il  s'embarrasse  peu 
de  choisir.  Il  s'étend  là  où  il  trouve  des  matériaux  tout  pré- 
parés. Très-habile  à  décrire  les  choses  extéiîewes,  il  8*anÀ6 
longuement  aw(  marches,  aux  batailles,  aux  tremblements  de 
terre,  aux  famines,  et  répond  à  tout  avec  les  mots  «  destiii,  for- 
tune, nécessité.  »  Personne  ne  voudra  apprendre  daos  Botta 
rhistoire  italienne  ;  mais  on  le  lira  toujours  pour  la  Tatiété  et 
Tagrément  du  style.  A  part  ce  nom  célèbre,  Tltalie  a  peu  donné 
en  fait  d'histoire,  et  c'est  déjà  beaucoup  qu'elle  ait  donné  quelque 
chose.  Séduits  par  de  brillants  exemples,  plusieurs  ont  îàkx  de 
la  rhétorique,  et  ont  mis  des  fleurs  où  il  fallait  des  fruits.  Un 
discours  d'Alexandre  Manzoni  sur  l'histoire  de  Lombardie  vint 
transporter  en  Italie  les  idées  françaises  sur  la  conquête,  et  sur 
les  rapports  entre  vainqueurs  et  vaincus  ;  d'autres ,  suivant  ses 
traces ,  ont  étendu  la  matière.  Beaucoup  ont  fait  de  l'histoire 
municipale ,  mais  point  d'une  manière  neuve ,  et  sans  se  préoc- 
cuper de  chercher  dans  l'événement  local  les  causes  ou  les  symp> 
tomes  du  mouvement  général.  Les  recueils  commencés  dans  le 
siècle  précédent  seront  continués  avec  plus  dlntelligenoe  ;  ils 
seront  la  condamnation  de  ceux  qui  sont  restés  en  adoration  de> 
vaut  les  principes  arriérés  et  les  vieilles  haines.  L'histoire  denotre 
temps  ne  pouvait  pas  s'écrire  en  Italie  lorsque  les  impressions 
personnelles,  les  rancunes  de  parti,  les  affections  de  famille,  les 
préjugés  de  classe,  ne  se  sont  pas  encore  effacés. 

Les  écrivains  anglais  du  dix-huitième  siècle  n'ont  pas  été 
égalés ,  à  beaucoup  près ,  de  nos  jours.  Le  positif  étouffe  dans 
ce  pays  le  sentiment  qui  est  indispensable  pour  comprendre  le 
passe.  Hallam,  dans  son  livre  h\xï  CEurope  au  moyen  âge, 


HISTOIRE.  225 

te  preoeeope  partout  du  développement  des  constitutions  plus 
que  des  péripéties  de  la  guerre  ;  mais  il  ne  voit  pas  le  peuple^  il 
M  pénètre  pas  Tétat  social.  Compilateur  de  son  propre  aveu  « 
0  s'en  tient  à  ees  généralités  qui  peuvent  se  passer  de  preuve, 
et  mettent  à  Taise  toute  espèce  d'opinion.  Il  est  toujours  hostile 
n  catholicisme ,  et  ne  comprend  pas  ce  qu*il  y  a  de  beau  dans 
cette  unité  dont  le  monde  lui  est  redevable. 

Les  jénnaks  de  C Europe  de  PÉcossais  Arcbibald  Alison,  qui 
vont  de  la  révolution  française  jusqu'en  1815,  se  recomman- 
dent surtout  par  le  récit  des  discussions  du  parlement  britan- 
nique. Thomas  Carlyle  (tkefrench  Révolution)^  qui  a  fait  sen- 
sation de  nos  jours  ,  grâce  à  un  style  anglo-tudesque  obscur, 
plein  de  fomrales  et  de  métaphores ,  mélange  d'ironie  et  de 
drame ,  raconte  les  plus  grandes  catastrophes  sous  forme  bur- 
lesque :  inaccessible  à  l'enthousiasme  et  au  mépris ,  il  regarde 
aree  pitié  les  acteurs  de  l'immense  tragédie,  qu'il  divise  en  trois 
:  la  Bastille,  la  Constitution ,  la  Guillotine  '. 


'  Ob  y  trouve  des  chapitres  inlitalés  Aitrée  revient  sur  la  terre 
«uf  im  wou.  —  Les  sacs  à  vent ^  etc.,  etc.  iHous  citerons,  comme  un 
échutîlion  de  ce  livre  étrangi»,  le  passage  suivant,  dans  lequel  Carlyle 
décrit  roaverture  des  états  généraux  : 

«  Voici  le  baptême  de  la  démocratie;  le  temps  Tengendra  après  le 
MMBbre  de  mois  nécessaires,  et  II  s'agit  de  baptifier  la  nouvelle  née. 
La  féodalité  reçoit  rextr^me-ooction;  il  faut  qu^il  meore  ce  système 
■marchiqae  décrépit,  usé  par  le  travail ,  car  il  a  travaillé  beaucoup , 
qnuid  ce  ne  serait  que  pour  vous  produire,  avec  tout  ce  que  vous  avez 
et  tout  ce  que  vous  savez  ;  il  faut  qu'il  meure ,  épuisé  par  les  rapines 
et  par  les  combats  appelés  glorieuses  victoires,  par  les  voluptés  et  les 
wnsualités  :  il  est  vieux ,  très-vieux ,  il  tombe  en  enfance.  Au  milieu 
des  angoisses  de  Ta^nie  et  des  douleurs  de  renfantement,  un  nouveau 
•T^tème  va  oattre.  Quel  ouvrage  I  O  ciel ,  ô  terre  \  que  résultera-t-il  de 
cette  révolution  F  Des  batailles  et  du  sang  versé  :  massacres  de  sep- 
(cmbre,  pont  de  Lodi,  retraite  de  Moscou,  Waterloo,  réformes  par- 
kmaitalres,  guillotines,  journées  de  Juillet.  —  Et,  à  partir  de  l'heure 
00  BOUS  écrivons,  il  s^écoulera  encore  deux  siècles  de  combats  (  s*il  est 
pennis  de  prophétiser  1  et  deux  siècles  c^est  peu  dire  )  avant  que  la 
t^émocratie  traverse  ces  tristes  et  nécessaires  époques  de  charlatano- 


326  HlSTOlfiE. 

'  La  guerre  d^Espagne  a  fourni  un  noble  sujet  au  comte  de  Te- 
reno  ■  ;  iJ  produirait  plus  d^effet  s*il  était  plus  bref,  et  8*il  avait 
pluscherché  rélévation  et  la  profondeur,  sans  se  tant  préoccuper 
de  la  forme  de  ses  célèbres  prédécesseurs.  Don  Manuel  Quintana 

eratie,  avant  qa^un  monde  empesté  s*en  aille  au  cimelière,  et  qu*im 
noode  nouveau,  verdoyant  et  frais,  apparaisse  à  sa  place. 

<c  Membres  des  états  généraux  réunis  à  Versailles ,  réjouissez- vous  : 
le  but  lointain  et  définitif  apparaît  à  vos  yeux  ;  mais  vous  ne  voyez  pas 
respaoe  ialerroédiaire.  Aujourd'hui  une  sentence  de  mort  est  lancée 
contre  le  mensonge,  une  sentence  de  résurrection  en  fovear  de  la  vé- 
rité. 

«  En  attendant ,  observez  les  deux  battants  de  l^égUse  de  Saint-Louis 
qui  s'ouvrent;  une  grande  procession  s^avance  vers  Notre-Dame ,  et 
un  vaste  cri,  un  cri  unique  frappe  Tair.  Spectacle  vraiment  solennel  et 
splendide!  les  élus  de  la  France,  puis  la  cour  française,  tous  rangés 
par  ordre,  avec  leurs  devises  respectives  et  à  leurs  postes  assignés; 
nos  communes  en  petits  manteaux  noirs  et  en  cravates  blanclies;  Is 
noblesse  en  velours  brodé  dV,  aux  nuances  éclatantes ,  couverte  de 
rubans,  ombragée  de  panaches;  le  clergé  en  rochet  et  en  surplis,  daiis 
sa  splendeur  ecclésiastique  ;  enfin  le  roi  lui-même  et  sa  maison,  tous 
étalant  la  plus  grande  magnificence. 

«  C'est  le  dernier  jour  d^nne  pareille  pompe!  Quatorze  cents 
hommes,  apportés  par  le  tourbillon  politique  de  tous  les  points  de 
rhorizon ,  se  réunissent  pour  une  œuvre  inconnue  et  profonde.  Oui , 
dans  cette  foule  qui  s*avance  silencieuse ,  il  y  a  de  favenir  qui  dort. 
L'arche  symbolique  ne  marche  pas  devant  eux ,  comme  devant  les  an- 
ciens Hébreux.  Ils  ont  cependant,  eux  aussi ,  leur  alliance;  eux  aussi 
président  à  une  ère  nouvelle  dans  Thistoire  des  hommes.  Tout  Tavenir 
est  là  :  le  destin  les  couve  sous  ses  sombres  ailes;  Pa venir  impéné- 
trable et  inévitable  gtt  dans  les  cœurs  et  dans  les  pensées  flottantes  de 
ces  tiommes.  Singulier  mystère  !  Ils  ont  en  eux  Tavenir,  et  ni  leurs 
yeux  ni  ceux  d^aucun  mortel  ne  peuvent  le  découvrir  ;  le  secret  est 
à  Dieu  seul.  II  éclOra  de  lui-même ,  je  vous  le  dis ,  an  milieu  des 
éclairs  et  des  tonnerres ,  dans  les  assauts  et  sur  les  champs  de  bataille, 
dans  le  frémissement  des  étendards,  dans  le  piétinement  des  conr- 
alers ,  dans  Pincendie  des  villes  embrasées ,  dans  le  cri  des  nations 

» 

■  Hiitoîre  du  soulèvement ,  de  ia  guerre  et  de  la  révplut/ixm  d^ Es- 
pagne. 


HISTOllS.  3S7 

Fceole  classique  dans  les  FiesdesEspagftoU  céléàret, 
doQt  le  style  est  simple,  dégagé  et  rapide.  Ferdinand  de  :Nava- 
Rle  a  éerit  les  aventures  des  navigateurs  espagnols  ;  son  ouvrage 
est  ridie  de  documents  curieux;  mats  Albert  Lista,  de  Sévillc, 

ésDrgte.  Yoitt  les  ciMMes  qui  restent  cachées,  profondément  enve- 
io|ipée»aa  food  de  c^te  joornée  du  4  mai.  Elles  y  étaient  déposées  depuis 
boclenips,  et  à  eette  heure  elles  se  dégagent.  En  vérité,  combien  n'y 
a-t-il  pas  de  miracles  dans  chacun  des  jours  qui  naissent ,  si^ous  sa- 
TMNB  les  dévoOer!  heureusement  nous  n'avons  pas  les  yeux  assez  per- 
çaots.  La  plus  dédaignée  de  nos  journées  n'est-elle  pas  le  confluent  de 
àeax  éternités? 

>  Or,  suppose ,  ami  lecteur,  que  nous  prenions  place  comme  tant 
«Taotres  sur  celte  eoraicbe,  sur  cette  architrave.  La  muse  Clio  nous 
k  pemaet  sans  miracle.  Jetons  un  regard  passager  sur  cette  procession , 
at  cet  océan  de  vie  humaine,  mais  un  regard  prophétique,  qui  n'ap- 
pvtieat  qu'à  nous  seuls  d'aujourd'hui.  Nous  pouvons  y  monter,  et  y 
xesler  sans  peur  de  tomber.  » 

ki  Carlyle  passe  en  revue  les  principinx  personnages  de  la  Révolution. 

«  A  coup  sûr,  dans  quelque  coin  peu  honorable  rampe  ou  glisse  en 
gPS—Bflant  un  petit  homme  laid ,  pAle ,  plein  de  pustules ,  puant  le 
uif  et  les  eataplasmes.  C*est  Jean- Paul  Marat ,  de  Neufcliâtel.  O  Marat  ! 
réaofateor  de  la  science  humaine,  auteur  de  traités  d'optique,  vétéri- 
aaîre  des  pins  distingués ,  ci-devant  médecin  des  écuries  du  comte 
^Artois,  dis-moi,  que  crois-tu  voir  à  travers  tout  cela?  Ton  ftroe  ma- 
lade est  abattue,  enfermée  dans  un  corps  engourdi,  misérable,  empoi- 
uaaé.  Est-ce  un  faible  rayon  d'espérance ,  une  aurore  après  les  ténè- 
kra,  ou  seulement  une  lumière  sulfureuse  et  des  spectres  bleuâtres? 
laforfnnes,  douleurs ,  soupçons,  envie  et  vengeance  sans  fin,  voilà ,  je 
pCKe,  ce  que  tu  vois  uniquement.... 

«  !foos  distinguerons  encore  deux  autres  personnages  seulement  : 
rboaune  puissant  et  rousculeux ,  aux  sourcils  noirs,  à  la  face  écrasée, 
assançant  une  force  sans  emploi ,  comme  un  Hercule  qui  attend  sa 
coièfe.  Cest  un  avocat  sans  clients,  et  qui  a  faim;  il  s'appelle  Danton  : 
n^rde^-le  bien.  11  y  en  a  un  autre,  son  confrère ,  maigre,  mmce,  au 
lôat  bronzé,  aux  longs  cheveux  bruns  et  frisés,  à  la  physionomie  de 
unect  merveilleusement  éclairée,  comme  si  une  lampe  de  pétrole 
brûlait  au  dedans  de  lui.  C'est  Camille  Desmoulias,  jeune  homme  de  pé- 
aétratk»,  d'esprit,  d'une  force  comique  infinie;  et,  parmi  ces  mil- 
lim  d'hommes ,  il  y  a  peu  d'intelligences  aussi  nettes  et  aussi  vives. 


3Î8  HI8T0IBB. 

remporte  sur  lui  en  profondeur  dans  Tappréciation  historique. 
Nous  mentionnerons  aussi  les  ^finales  de  Finquirifion  jusqu*en 
1834,  époque  de  son  abolition,  et  V Histoire  législative  de  t Es- 
pagne après  la  domination  des  Coths^  ainsi  que  de  nombreux 

PaoTre  Camille ,  qu'on  dise  ce  qu*on  Toudra ,  il  est  difficile  de  ne  pst 
se  sentir  porté  à  t'aimer,  étourdi ,  brillant,  léger  Camille  ! 

«  Parmi  ces  sii  cents  députés  des  communes  en  cravates  blanches, 
réunis  pour  régénérer  leur  pays,  quel  sera  le  roi?  Car  II  faut  un  roi, 
un  cliefà  tons  hommes  rassemblés  pour  une  œuvre  quelconque,  uo 
homme  qui,  par  sa  position,  son  caractère,  ses  facultés,  soit  le  plos 
apte  de  tous  à  racoomplissement  de  cette  œuvre.  Cet  homme,  ce  roi  mm 
élu ,  ce  roi  nécessaire  h  Ts^enir,  marche  au  milieu  des  autres  et  comme 
un  autre.  Serait-ce  ce  député  à  la  chevelure  touffue,  au  grincement  ter- 
rihle,  comète  flamboyante  devant  laquelle  vacilleront  les  trônes?  A 
travers  ses  épais  sourcils,  dans  ses  traits  taillés  à  coups  de  hache,  sor 
son  visage  tout  labouré  par  la  petite  vérole,  tu  Ils  le  libertinage  et  la 
banqueroute,  mais  en  même  temps  tu  y  vois  la  flamme  du  génie.  Il 
est  le  type  des  Français  de  1789,  <5hmme  Voltaire  fut  le  type  des  Frao- 
çais  de  1750.  Français  dans  ses  désirs,  dans  ses  espérances,  dans  fies 
conquêles,  dans  ses  ambitions ,  il  résume,  il  exprime,  il  a  au  suprême 
degré  les  vertus  et  les  vices  du  temps  ;  il  est  plus  Français  qu'aocan 
antre ,  au  moins  aujourd'hui.  Voilà  pourquoi  il  est  le  roi  de  France  en 
fait  et  en  vérité;  puis,  intrinsèquement,  profondément,  c'est  on 
homme ,  et  un  homme  très-viril. 

«  Si  parmi  nos  six  cents  régénérateurs  celui-là  est  le  plus  grand ,  quel 
est  donc  le  pins  petit  ?  C'est  un  individu  chétif  avec  des  lunettes,  d'une 
physionomie  peu  expressive,  maigre,  inquiet,  Tœil  incertain  lorsqu'il 
6te  ses  lunettes ,  le  nez  en  l'air  comme  s*il  aspirait  vaguement  je  ne  sais 
quel  avenir  inconnu ,  d'un  teint  atrabilaire  et  formé  de  nuances  di- 
verses, mais  o(i  le  vcrdâtre  domine;  homme  couleur  de  mer.  Cest 

Robespierre Son  intelligence  rigide  et  triste,  son  esprit  méthodique, 

prompt  mais  étroit,  ont  plu  à  tel  homme  en  place,  charmé  de  ne 
lui  trouver  aucun  génie ,  mais  seulement  les  qualités  négatives  qui 
conviennent  à  l'homme  d'affaires.  Il  ne  voulut  pas  condamner  à  mort 
un  accusé  lorsqu'il  fat  nommé  juge  parTévéque,  et  se  retira.  C'est  uo 
homme  austère,  voyez-vous,  un  homme  strict  et  scmpoleox,  uo 
homme  peu  fait  pour  les  révolutions,  dont  la  petite  âme ,  transpareot« 
et  pure  comme  de  la  bière  simple ,  se  pique  comme  elle  facilement. 
Peut-être  que  plus  tard  il  pourra Nous  verrons,  etc.  v 


.  HISTOIHE.  229 

doeoniaits  relatifs  au  passé.  Martinez  de  la  Rosa  a^donné  dans 
a»  EsprU  du  siécie  un  tableau  politique  et  philosophique  de 
Tcpoque  artoelle.  Le  PraUstantUme  comparé  au  catholicisme 
coee  qui  touche  à  la  cîTilisation  européeune,  par  Jacques  Bal- 
mes,  est  un  beau  pendant  à  Touvrage  de  M.  Guizot. 

Le  Suédois  Lindberg ,  qui  fut  coudamné  à  mort,  puis  gracié 
et  relenn  prisonnier,  sans  plier  ni  sous  le  châtiment  ni  sous  le 
pankm,  a  écrit  et  jugé  arec  une  extrême  liberté  le  règne  de  Ber- 
nadocte. 

Lliistoire  primitive  de  la  Russie  a  été  traitée  par  Schlôzer 
et  par  Knig.  D'autres  ont  écrit  les  événements  des  dernières 
guerres;  Bulgarin  a  publié  un  tableau  historique,  statistique, 
^n^paphique  et  littéraire  de  ce  pays,  et  Ustraiolof  une  histoire 
00  U  considère  la  Grande-Russie  comme  le  point  central  au- 
tour duquel  gravitent  la  Petite-Russie,  la  Russie  Rouge,  et  la 
Litboaoie. 

L'Allemagne  a  poursuivi  ses  études  avec  conscience  et  per- 
léfërance  ;  elle  a  secoué  le  joug  du  génie  français  dont  elle 
s'ctaii  faite  la  suivante  au  temps  de  l'invasion  de  Napoléon , 
etàFaide  de  l'école  publiciste  de  Amdt  et  de  Jahn.  Une  con- 
pius  apiHTofondie  du  droit  public  devint  très-utile  à 
;  et  les  travaux  de  Runde,  de  Danz ,  de  Mittermaier, 
et  surtout  ceux  de  Eicbhorn  (  Histoire  du  droit  public  et 
pn'ré),  portèrent  la  lumière  sur  les  états  successifs  par  lesquels 
la  société  moderne  a  passé ,  en  ce  qui  concerne  le  droit ,  dont 
les  antiquités  se  trouvèrent  éclaircies.  Ces  écrivains  en  même 
temps  ont  exhumé  les  anciens  poèmes,  les  légendes,  les  monu- 
meots,  les  statuts  de  villes,  de  villages,  de  corps  divers. 

En  1812,  les  deux  frères  Grimm  (Jacques  et  Guillaume) 
ércouvrtrent  le  poème  de  Hildebrand  et  Udebrand  ;  et  ce 
chant  national,  applaudi  dans  la  réaction  de  cette  époque,  dé- 
viât un  grand  sujet  d*études.  Jacques  publia  la  Grammaire 
tudesgue  (  1819),  où  quatorze  idiomes  sont  ramenés  parallè- 
lement à  des  lois  uniformes  ;  puis,  dans  les  j4ntiquité$  du  droit 
Mesque,  il  déduisit  d*auteurs  anciens ,  de  codes  barbares ,  de 
vipill»  chartes,  la  législation  primitive  des  nations  allemandes; 
«nfin  il  acheva ,  par  la  Mythologie  tudesque  (  1 835  ) ,  la  recons- 

20 


2S0  HISTOIRE. 

traction  du  monde  germanique.  Guillaume  démontrait ,  dans 
ses  Recherchée  sur  les  ruines  (  1821  ),  Texistenoe  de  Técritnre 
alphabétique  parmi  les  anciens  Allemands ,  et  il  rassemblait 
dans  la  Tradition  héroïque  (  1829)  les  fragments  d*uiie  grande 
épopée  septentrionale,  dont  les  Aiebelungen  ne  seraient  qu'un 
épisode.  En  même  temps  Gens ,  Philipps ,  Klenze  ,  Zôpff , 
Waitz,  approfondissaient  le  droit  germanique,  et  lui  trouvaient 
les  mêmes  fondements  qu^à  celui  de  Rome ,  de  la  Grèoe  et  de 
rinde;  enGn  la  lumière  portée  par  Rask  et  Geyer  sur  les  anti- 
quités Scandinaves  réfléchissait  une  clarté  nouvelle  sur  celle  de 
TAllemagne  et  sur  les  émigrations  des  peuples.  Plus  d*un  cepen- 
dant se  laissa  égarer  par  le  patriotisme  jusqu'à  peindre  comme 
autant  de  héros  accomplis  les  Genséric,  les  Alaric,  les  Odoacre, 
et  jusqu'à  regretter  la  sauvage  grandeur  de  la  race  germanique, 
détournée  par  l'invasion  romaine  et  par  le  christianisme  de  ce 
libre  développement ,  de  ce  génie  propre,  qui  peul-^élre  aurait 
amené  une  civilisation  supérieure  à  celle  d'Athènes  et  de 
Rome. 

On  en  a  vu  d'autres  encore,  au  milieu  d^une  érudition  déré- 
glée, introduire  dans  l'histoire  un  scepticisme  qui  n'a  pas  encore 
fait  grâce  aux  faits  qui  ont  le  plus  influé  sur  rimmanité.  Eich- 
hom  et  Spittler,  l'auteur  de  V Histoire  eeelésieuiiqueel  de  celle 
des  Étais  européens,  suivirent  les  traces  deGatterer.  Woltmaon 
et  Menzel  ont  continué  Y  Histoire  du  monde  de  Becker ,  avec 
plus  de  solidité  ;  Schlosser  les  a  surpassés  pour  la  connaissance 
des  faits  et  l'élévation  des  idées.  Les  vues  philosophiques  et 
politiques  émises  par  Pôlitz,  Hapfer,  Mayer,  de  Eggers,  Jeniscb, 
Gruber,  Carus,  Breyer,  Luden,  Schneller  et  autres,  ont  été  re- 
cueillies par  Heeren.  Rotteck ,  dans  son  Histoire  unioerseile , 
réimprimée  tant  de  fois ,  considère  la  vie  des  peuples  au  point 
de  vue  du  droit  naturel  et  des  réformes  politiques ,  c'est-à-dire 
de  la  liberté  et  du  bien  public;  mais  il  est  plein  de  sécheresse 
et  de  préjugés.  Comme  Dahlmann,  il  veut  le  trône  héréditaire, 
mais  avec  des  assemblées  délibérantes.  Beaucoup  ont  remué  le 
moyen  âge  :  Wilken  s'est  attaché  aux  croisades  ;  Ranke,  aux 
peuples  germains  et  tudesques  du  seizième  et  du  dix-septième  siè- 
cle ;  Raumer,  aux  Hohenstaufen  et  a  l'Europe  depuis  le  seizième 


HI8TOIBE.  331 

âèek.  Lliîsloire  modcnie  a  été  traitée  par  Saalfeld,  Hormayr, 
Mâaeh;  la  Rérofailion  française  et  les  évéDements  oontenipo- 
nîDsoot  fourni  la  matière  de  beaaeoap  de  travaux.  Les  An* 
■afes  emnpéemÊeê  depuis  179â,  publiées  par  Posset,  fonda- 
tnr  de  la  Ga%etU  wUverâeiie  d*Augsbourg,  et  supprimées 
par  b  diète  eu  1813,  mériteat  d'être  citées  comme  documents 
hatoriqoes;  de  même  la  Chratiique  de  Venturini,  la  Mi^ 
iKmr,  le  Jourmai  hisioriquê  et  polUique  de  Buchloz,  le 
AToarfe  primiii/  par  Malten ,  les  Mélanges  sur  Tétat  présent  du 
moade  par  Zschokke ,  suivis  des  TradMom  sur  notre  époque. 
Miefael  Selimidt  (1 786)  manque  de  solidité  et  de  portée  dans  sa 
iiMJiimincinr  iiUioire  des  JUemandSt  aussi  bien  que  Krause, 
RidMck,  Henrich,  Westenrieder,  quelque  reoommandablesqu'ils 
loient  dans  eertaines  parties.  Mais  après  la  réaction  qui  suivit  le 
despolisaie  de  Napoléon,  on  cessa  de  s'occuper  exclusivement  de 
U  hiiarre  constitution  de  TEmpire  et  de  la  gàiéalogie  des  maisons 
régnant»,  pour  éttidier  la  vie  du  peuple  sous  ses  divers  aspects; 
ce  qui  ranima  l'esprit  national  allemand.  L'histoire  de  Wolfang 
Meaid,  qm  respire  la  baine  des  Français,  est  vive,  mais  décla- 
naloire.  Le  verbeux  Lnden  pousse  l'exagération  patriotique  jus- 
qu'à trouver  tout  parfoit.  Pfister,  qui  dans  son  Histoire  de  Suéde 
révnit  un  jot^enent  droit  h  de  grandes  recherches,  n'a  pas  aussi 
faim  lénssi  dans  son  Histoire  d^AUemagne,  où  il  vise  trop  à 
remeigacment.  11  n'y  a  pas  de  villes,  de  villages  même,  de  ebâ- 
lemx,  de  corporations,  qui  n'aient  leur  historien.  Juste  Moser, 
mctaéiant,  dans  son  Histoire  dOsnahiÊek,  un  petit  pays,  diri- 
gn  d'abord  sm  recherehm  sur  le  droit  national.  V Histoire  de 
iaComfêiiUruUomstrissef  entreprise  par  Jean  Mûller,  réunit,  au 
ploi  patient  examen  d«  sources,  une  grande  richesse  d'idées  et 
«a  Boble  amour  de  la  liberté.  Zschohke,  écrivain  populaire,  a 
tnîté  aussi  le  même  sujet,  et  nous  a  donné  une  histobre  de  Ba- 
vière qui  a  été  continuée  par  Monard  et  Guilleroln.  VHistoire 
^Ai  JliàaaedeSanorius,celiedela  Prusse  par  Voigtel  et  par 
lansind,  celle  de  l'origine  des  différents  États  germaniques 
(laOQ,  rUstoire  de  la  finmation  des  ligues  libres  du  moyen  âge 
(  1837)  par  Kortum,  et  beaucoup  d'autres,  nous  révèlent  la  condi* 
«iongénéiile  des  vittea  ou  ceUe  de  quelq|iies««nesen  particulier. 


232  HISTOIRE. 

Des  archéologues  fumeux  ont  interprété  Pantiquité,  surtout 
les  deux  Pîiebuhr,  dont  l'un  nous  a  fait  connattre  T Arabie, 
Tautre  la  constitution  primitive  des  Romains,  il  n'y  a  pas  de 
nation  étrangère,  pas  d*époque  que  les  Allemands  n'aient  prise 
à  partie  et  étudiée;  pas  de  question  d'art,  pas  d'inventîen  sur 
lesquelles  ils  ne  se  soient  exercés  ;  et  ils  ont  dans  les  monogra- 
phies la  supériorité  qui  revient  aux  Français  dans  les  mémoires. 
L'histoire  ecclésiastique  a  une  importance  particulière  là  où  se 
trouvent  chaque  jour  aux  prises  des  universités ,  des  peuples , 
des  lois ,  qui  appartiennent  à  des  cultes  différents. 

Les  matériaux  historiques  et  diplomatiques  abondent  en  Al- 
lemagne, aidés  encore  par  des  Hegesia  qui  mettent  à  la  p(Hrtée 
de  l'historien  tous  les  faits  mémorables  d'un  temps,  d'une  &• 
mille,  ou  d'un  pays.  S'il  est  des  écrivains  qui  se  noient  dans 
de  menus  détails  par  affection  de  clocher  ou  par  curiosité  archéo- 
logique. Tes  historiens  généraux  sont  là  pour  juger  du  parti  que 
l'on  en  peut  tirer.  Mais  l'esprit  rêveur  et  systématique  de  l'Ai* 
lemagne  a  fait  plus  d'une  fois  évaporer  la  valeur  positive  des 
plus  laborieuses  recherches  en  abstractions  et  en  chimères. 
*  Et  maintenant  que  resterait-il  à  souhaiter?  C'est  que  de  tant 
de  travaux  partiels^  il  pût  sortir  une  histoire  vraiment  univer- 
selle, où  le  chemin  que  l'humanité  a  parcouru  se  déroulât  tout 
entier  ;  c'est  qu'à  travers  tant  d'événements  on  découvrit  la  loi  qoi 
donne  l'impulsion  au  progrès,  et  celle  qui  lui  sert  de  giAÎde;  que 
l'on  dégageait  l'idée  éternelle  de  l'idée  passagère ,  la  justice  im- 
muable  des  mille  formes  Tsriables  sous  lesquelles  elle  ixNis  ap- 
paraît; en  un  mot,  que  l'on  nous  donnAt  enfin  la  vraie  philosa- 
phie  de  l'histoire.  C'était  une  opinion  universellement  répandue, 
dans  les  siècles  qui  nous  ont  précédé,  que  la  décadence  de  l'hu- 
manité allait  toujours  croissant*:  de  là  le  devoir  de  remonter 
au  passé,  de  se  reporter  aux  principes  des  choses,  de  rétrogra- 
der vers  notre  berceau.  A  cette  croyance  a  succédé  aujourd'hui 
celle  du  progrès,  qui  ne  conduit  point  à  mépriser  ce  qui  a  été , 
puisque  ce  fut  uue  amélioration  sur  un  état  antérieur,  mais 
qui  nous  donne  la  certitude  de  continuelles  conquêtes  en  frit 
de  bonheur  et  de  liberté. 
Chez  les  peuples  arriérés ,  rétrogrades,  morcelés  oa^ompri- 


/ 


HISTOlftB.  2S3 

aéipr  ia  force,  plongés  dans  un  bien-être  matériel  sans  di- 
gnlé,  chez  Its  nations  où  l'exercice  de  Tautorité  est  le  pri- 
Ton  maître,  l'amélioration  an  monopole,  et  rabaissement 
on  système ,  où  les  erreurs  de  rintelligenoe  ne  sont 
mais  pnnies,  où  Ton  inflige  à  des  gens  avides 
ifactîQB  le  suppliée  de  l'oisiveté ,  c'est  une  difficile  conquête 
9»  «elle  de  la  liberté.  Là,  l'enthoMSiasme  ne  s'enflamme 
qoepovles  dansauis  et  les  eantatrioes.  Malheur  aux  peu- 
pis  fâ  plaisantent  avec  leurs  chaînes,  ^i  ne  savent  pas  op- 
poKT  le  droit  an  pouvoir  oppresseur,  et  4|ui  ne  savent  protester 
i|it  par  une  raillerie  frivole  ou  par  une  soumissîott  hargneuse! 
Uifoir  n'est  pas  pour  eux.  Les  peuples  corrompus  appar* 
tieBDcnt  à  la  tyrannie,  comme  les  cadavres  aux  corbeaux. 
Llâitotre  n'aura  à  raconter  que  leurs  humiliations.  Les  gens 
de  ooBor  qui  se  rencontrent  dians  une  société  pareille ,  injuriés 
«néeonnus  parce  qu'ils  sont  austères  et  convaincus,  ne  se 
nagusnt  pas  au  joug  du  despotisme ,  par  cela  qu'ils  respectent 
lo  boas  gouvernements;  ils  savent  se  soumettre  à  l'ostracisme , 
«  repliant  sur  eux-mêmes  comme  le  fort  resté  sans  appui  ; 
ih  avcnt  comblai  il  £sut  d'efforts ,  de  vertu ,  d'héroïsme  pour 
cm  et  perpétuer  un  peuple  ;  combien  il  est  difficile  de  con- 
serter  le  désinléresBement  au  milieu  des  calculs  de  la  vie  ma- 
(oidie,  l'amour  du  travail  au  milieu  de  la  pasçion  des  jouis- 
aoecs,  la  vie  du  cœur,  de  Fintelligence,  de  l'imagination ,  au 
Qiiiai  de  la  préoccupation  absoloe  des  affaires  et  des  plaisirs. 
Ibsafent  que  les  grandes  choses  ne  s'improvisent  pas;  ils  mo- 
derau  Timpatience  fébrile  qui  aspire  au  mieux.  Dans  la  lutte 
des  principes  absolus  avec  des  faits  inévitables ,  ils  cherchent  à 
foitificr  le  sentiment  moral  et  cehii  de  la  dignité  personnelle, 
(S  seatiment  qui  porte  à  connaître,  à  vouloir  son  droit,  et  à 
sâerer  vers  le  but  suprême  ;  enfin  ils  sont  convaincus  que  le 
soleil  dore  le  nuage  même  qui  intercepte  ses  rayons. 


^0. 


384  rBARGB. 


FRANCE.  —  LA  B  ESTAI!  RATION. 


La  Révolution  s'était  faite  au  profit  do  tiers  état.  Bésirem  de 
garder  ses  conquêtes^  il  était  devenu  hostile  à  l'Empire ,  et  avait 
prêté  les  mains  à  la  restauration  des  Bourbons.  ]]  avait  obtenu 
d^eux  une  charte  qui  consacrait  tout  ce  que  89  avait  promis, 
puisqu'elle  déclarait  tous  les  privilèges  abolis.  La  royauté  était' 
rétablie  comme  une  magistrature  héréditaire;  mais  la  noblesse 
que  la  Révolution  avait  firappée  demeurait  abolie  comme  insti* 
tution. 

La  charte  proclamait  tous  les  Fkunçais  égaui  devant  la  loi , 
et  admissibles  à  tous  les  emplois;  elle  consacrait  la  liberté  indi- 
viduelle, la  liberté  de  la  presse  et  des  cultes ,  tout  en  déetoraot 
la  religion  catholique  religion  de  TlCtat;  elle  garantissait  finvio- 
labilité  des  propriétés,  Toublides  opinions  et  des  votes,  Tabo- 
lition  de  la  conscription.  Le  roi ,  diaprés  la  charte  de  16f  4 ,  eit 
inviolable;  il  a  le  pouvoir  exécutif:  chef  de  l'État  et  désarmées, 
il  déclare  la  guerre,  ftit  les  traités,  nomme  aux  emplois.  H  pro- 
pose les  lois;  pois,  lorsqu'elles  ont  été  discutés  et  votées  parles 
chambres,  il  les  sanctionne  et  les  promulgue.  Ilfaitlesrèg^ements 
et  les  ordonnances  nécessaires  à  leur  exécution,  ainsi  qu*à  la  sd- 
reté  de  TÉtat.  Il  a  des  ministres  qui  répondent  de  ses  actes ,  et 
qui  doivent  se  conformer,  dans  leur  politique,  aux  décisions  da 
parlement.  Les  pairs  sont  nommés  par  le  roi  ;  leur  nombre  n'est 
point  limité  ;  ils  sont  héréditaires.  Les  membres  de  la  fiunille 
royale  siègent  de  droit  dans  la  chambre  des  pairs;  les  crimes  de 
haute  trahison  loi  sont  déférés.  Les  députés  sont  nommés  pour 
cinq  ans ,  et  renouvelés  chaque  année  par  cinquième.  Ils  doi- 
vent être  âgés  de  quarante  ans ,  et  payer  mille  francs  de  contri- 
butions directes.  11  faut,  pour  être  électeur,  avoir  trente  ans 
révolus,  et  payer  trois  cents  francs  de  contributions  directes. 
Aucun  impôt  ne  peut  être  perçu ,  s'il  n'est  consenti  par  les  deux 
chambres  et  sanctionné  par  la  couronne.  Les  deux  chambres 


LA  BSSTAUBATIOIf.  235 

eooTOfaéa  chaque  année  et  en  même  tempe  par  le  roi.  Il 
pnlifsoudFe  la  ehamlira  dee  députés ,  c'est-^-dire  la  renvoyer 
émot  «s  Joges  nalnréb;  mais  il  doit  en  convoquer  une  non- 
Tcfledans  les  trois  mois. 

L'aolorité  royale  se  trouve  ainsi  tempérée,  mais  en  conservant 
la  pléutnde  du  pouvoir  ezécmif,  exercé  par  des  ministres  res- 
posMWw  L*one  des  deux  chambns^  est  héréditaire,  l'autre  élec- 
tive. A  la  difféience  de  TAnglelerre,  Tinitiative  appartient  au 
roi  i0Dl<  Les  minietres  siègent  et  4>pinent  dans  les  chambres.  Ils 
panent  être  mis  en  accusation  par  les  députés,  et  traduits  de- 
vant les  pairs  pour  trahison  ou  concussion.  Le  système  Judi> 
éàn  et  le  code  civil  de  TEmpire  sont  mainlenus ,  ainsi  que  les 
lois  qui  ne  sont  pas  contraires  à  la  diaite.  La  confiscation  est 
abolie;  le  droit  de  grâce  appartient  à  la  cooronne. 

fJbeée  comme  institution,  la  noblesse  conservait  pourtant 
an  prestige  sur  l'opinion  et  son  influence  sur  les  basses  ckisses. 
Le  deigé  aussi  avait  perdu  son  existence  politique  collective; 
mail,  sorti  du  peuple  généralement,  il  restait  en  commmiauté  de 
Kotiments  avec  lui,  tandis  que  son  éducation  le  rapprochait 
de  la  bourgeoisie,  et  ses  opinions  politiques  de  la  noblesse.  Les 
dasns  inférieures  n'avaient  point  de  part  aux  affaires  publi« 
qoes;  mais  la  voie  par  où  l'on  s'élève  était  ouverte  enfin  devant 
elles. 

La  charte  avait  été  octroyée  en  pur  don  par  Louis  XVllI  ; 
mais  ce  qui  était  un  présent  à  ses  yeux,  la  nation  le  considérait 
ttome  on  droit.  La  mise  en  pratique  de  cette  charte  devait 
reoeontrer  de  grandes  difficultés  dans  un  pays  qui  n'était  ha- 
bitaé  ni  aux  formes  constitutionnelles  ni  à  la  publicité,  et  où  se 
heurta  sans  cesse  une  liberté  nouvelle  contre  un  despotisme 
invétéré.  Ceux  qui  croyaient  encore  aux  bienfÎDÎts  de  l'abaolu- 
tisme  accueillirent  b  Restauration  comme  un  retour  à  l'ancien 
n^me;  mais  ib  s'aperçurent  bientdt  qu'aucun  des  débris  du 
passé  ne  pouvait  revivre.  Les  disciples  de  V  Eneyelopédie^  d'un 
c^  voyaient  partout  un  retour  vers  le  moyen  âge;  les  jacobins 
et  In  bonapartistes,  qui  s'étaient  alliés  pendant  les  Gent-Jours , 
regardaient  de  mauvais  oeil  un  tréne  qui,  quelque  désarmé  qu'il 
ftlt  de  la  poissancequi  brise  ce  qui  lui  fait  obstacle,  faisait  échec 


236  VBANCB. 

aux  idées  répubUcnnes.  Ce  trône  était  sans  éclat  aux  jreox  du 
vulgaire,  parce  qu*il  ne  se  montrait  pas  entouré  de  drapeaux 
victorieux.  La  Restauration  enfin  privait  en  partie  les  gens  de 
finance  de  ces  bénéfices  énormes  dont  ils  avaient  été  redevables 
aux  prohibitions  et  aux  monopoles. 

Les  roydistes,  d'un  autre  edté,  revenus  avec  des  idéeade  ven* 
geanee  et  de  réaction ,  réolafflaient ,  en  récompense  de  leur  fidé- 
lité oisive  on  de  leurs  intrigues  d'émigrés ,  des  emplois  pour 
eux,,  des  cbâtiments  et  des  rigueurs  contre  les  auleuis  «  des  pr^ 
miers  for&its  et  des  derniers  désastres.  »  Comme  ils  doaûoaieot 
dans  la  chambre  de  1815«  ils  exigèrent  la  mise  en  jugement  du 
maréchal  Ney,  dont  la  condamnation  «  ne  fut  pas  juste  «  parce 
que  la  défense  ne  fut  pas  libre.  «  Les  cours  prénétales  rétabli- 
rent, par  des  exécutions  sanglantes  «  la  tranquillité  partout  où 
elle  fut  compromise.  L'amnistie,  cette  première  mesure  de  tout 
gouvernement  qui  n*a  point  le  vertige,  éprouva  de  Topposition, 
et  fiit  limitée  par  des  exceptions.  L'Institut  vit  exclure  plusieurs 
de  ses  membres  ;  on  traita  la  science  comme  une  faction  enne- 
mie. La  tribune  retentit  de  déclamations  furieuses  contre  la  Ré- 
volution, bien  souvent  de  la  part  de  ceux  qui,  n'ajrant  pas  eu 
à  souffrir  de  ses  violences,  profitaient  de  ses  bienfiadts;  puis, 
comme  le  gouvernement  se  montrait  plus  modéré  que  la  faction 
qui  le  soutenait ,  celle-ci  constitua  une  opposition  qui  travailla 
à  ressusciter  la  prépondérance  ecclésiastique  et  le  vieil  esprit 
provincial. 

11  se  forma  donc,  hors  des  chambres,  une  congrégation  de 
royalistes  forqenés,  qui  chercha  à  recruter  tous  ceux  qui  pouvaient 
agir  sur  les  masses  par  la  science ,  par  les  richesses ,  par  la  pa- 
role ou  par  les  prières.  Ils  avaient  des  assemblées ,  des  confé- 
rences ,  sous  le  patronage  du  comte  d'Artois,  depuis  Charles  X, 
et  d'autres  princes ,  qui  voyaient  avec  répugnance  les  limites  ap- 
portées au  pouvoir  royal.  Louis  XVIII  lui-même  cjberciiait  vo- 
lontiers à  faire  montre  de  son  autorité,  en  laissant  de  côté  ces 
foraws  constitutionnelles  qui  voilent  le  roi  pour  ne  laisser  pa- 
rattre  que  le  ministre.  Mais  les  vrais  amis  du  trône  s'attadnîent 
à  la  charte  ;  Chateaubriand  voyait  en  elle  la  seule  ancre  de  salut  ; 
le  général  Foy  disait  :  «  Quiconque  veut  plus  que  la  charte , 


LA  aSSTAUAATlON.  237 

moiii  que  la  cbarte,  autremeot  que  la  eharte ,  manque  à  tes 


Qwces  luttes,  que  ees  conflits  nous  servent  d'enseignement 
àjKNB  étrangers;  appliquons-nous  à  les  bien  comprendre, 
pinqae  nous  les  voyons  se  reproduire  partout  où  commence  la 
TïeeoDstitHtionnelle.  Pious  prenons  la  France  pour  modèle,  et 
00»  œ  sav<ms  pas  profiter  de  ses  fautes  et  les  éviter. 

Ce  pajs  avait  de  larges  plaies  à  cicatriser.  Les  alliés  avaient 
nmiase  £ure  indemniser  de  leurs  frais  de  guerre  et  de  leurs 
fnstan.  La  déplorable  invasion  de  1815  coâta  cinq  cents  mil- 
lions. II  fallut  en  payer  sept  cent  cinquante ,  en  trois  ans ,  pour 
Toccupation  étrangère,  puis  deux  cent  quatre- vingts  plus  tard. 
Leseiéaocesmr  le  gouvernement,  réclamées  surtout  parles  pays 
abaDdonués  sur  le  Rbin ,  s'élevaient  à  un  milliard  six  cents  mil- 
IkNis;  la  oiédiation  de  Wellington  les  fit  réduire  à  deux  cent 
quraote.  La  dette  publique  monta  ainsi  d*un  milliard  deux  cent 
ioiiaate  miUious  à  trois  milliards  sept  cent  soixante  millions. 
Cétaitime  rude  punition  infligéeà  la  gloire,  mais  qui  manquait 
ài^ndeoce  de  la  part  de  ceux  qui  professaient  Tamour  de  la 
paix;  car  ils  forçaient  par  là  le  gouvernement  à  des  mesures 
oppmnves  et  irritantes.  Ce  qui  indignait  surtout  la  nation , 
c'était  la  joie  insultante  des  étrangers;  c'était  de  voir  flotter  sur 
ks  TîUes  les  drapeaux  qui  portaient  encore  la  trace  du  pied  de 
ia  France  victorieuse.  L'armée  d'occupation  fut  réduite,  en  1817, 
^  trente  mille  hommes  ;  puis  les  souverains  alliés  décidèrent  à 
Aix-iaCbapelle  l'évacuation  complète  (septembre  1817).  Alors 
le  SDafemement  devint  libre,  et,  comme  tel,  il  entra  aussi  dans 
laSaiate-Allianoe;  mais  la  France  en  fut  blessée,  comme  d'une 
meDaee  qui  montrait  un  retour  plus  marqué  vers  les  idées  ab- 
solatiates. 

Ces  idées  avaient  soulevé  contre  elles  l'opposition  parlement 
^ire;  mais  il  en  existait  une  aussi  hors  des  chambres.  Vingt  mille 
officiers,  rqetés  du  bivouac  dans  l'oisiveté,  tournaient  leurs 
fcgvds  vers  Sainte-Hélène ,  ou  vers  l'enfant  qui  grandissait  sous 
la  nain  de  F  Autriche;  ils  espéraient  que  cette  puissance  leur 
vieodrait  en  aide,  soit  pour  élever  au  trône  le  fils  d'une  archi- 
doehesse,  soit  pour  satîsfiûre  à  d'andennes  jalousies  dynasti- 


238  rflANCE. 

gues.  lyautret  rêvaient  la  répubtique  :  eeui-ei,  a?ee  la  Fayette, 
la  voulaient  paisible  et  casanière,  à  Faméricaine;  ceux-là  ,  se 
reportant  vers  93,  la  demandaient  vigoureuse,  extrême,  con- 
férant les  droits  les  plus  larges,  se  faisant  la  terreur  des  rois  et 
l'espoir  des  peuples.  Un  troisième  parti,  les  yeux  anétés  sur  la 
révolution  d'Angleterre,  se  rappelait  que  ce  pays,  pour  la  oora- 
pléter,  s'était  vu  contraint  de  renverser  la  dynastie  restaurée, 
pour  lui  en  substituer  une  autre  n'ayant  ni  regrets  du  passé, 
ni  vengeance  à  exercer,  et  devant  tout  à  la  Révolution.  Tous  ces 
partis  s'appelaient  libéraux ,  et  cberchaient  à  gagner  la  classe 
moyenne  en  excitant  ses  craintes  ou  ses  espérances,  en  accuefl- 
lant  tous  ceux  que  les  Bourbons  mécontentaient ,  en  se  servant 
des  journaux  et  des  caricatures,  en  battant  en  brèche  les  mis- 
si(Hinaires  et  les  jésuites.  Ce  dernier  nom  servait  à  désigner  le 
clergé  et  son  parti. 

L'opposition  légale  s'exerçait  au  scindes  chambres,  à  qoi 
la  charte  attribuait  un  rôle  important.  Depuis  deux  siècles ,  la 
politique  se  fait  au  grand  jour  en  Angleterre  ;  d'où  il  résulte  que 
l'opinion  la  surveille ,  et  l'oblige  à  se  régler  d'après  Tintérét  do 
pays.  En  France ,  cela  était  nouveau  :  la  politique  y  était  dès 
lors  mobile  comme  les  ministres,  pilotes  novices  qui  prenaient 
le  moindre  vent  pour  une  tempête ,  et  qui  dès  lors  croyaient 
tout  perdu.  Le  peuple  aussi  n'étsdt  point  fait  à  de  telles  diseus- 
sions ,  et  son  imagination  fiidle  s'enflammait  aux  débats  de  la 
tribune  et  aux  accents  de  ses  orateurs  favoris. 

L'opposition  surtout  s'attachait  à  deux  points  :  la  loi  Recto- 
rale et  la  censure.  11  ne  saui'ait  y  avoir  de  gouvernement  repré- 
sentatif sans  la  liberté  de  la  presse  ;  aussi  était-elle  défendue 
même  par  des  royalistes,  tels  que  Chateaubriand,  qoi  semblait 
dire  aux  Bourbons  :  Je  soutiendrai  votre  sceptre ,  pourvu  qoe 
vous  respectiez  le  mien.  «  Je  ne  veux  pas ,  s'écriait-il,  que,  s'il 
«  naissait  des  Copemics  et  des  Galiiées,  un  censeur  pût,  d'un 
«  trait  de  plume,  replonger  dans  l'oubli  un  secret  que  le  génie  de 
«  l'homme  aurait  surpris  à  l'omniscienee  de  Dieu.  •  «  Lacensure, 
«  ajoutait  Daunou,  est  essentiellement  partiale,  et  le  fut  toe- 
«  jours,  il  lui  est  impossible  de  ne  pas  Tétre,  comme  il  est  im- 
«  possible  à  l'arbitraire  de  s'arrêter...  •  Royer^Gollanl ,  qui 


LA  miSTADAATlOSf.  2Z9 

ma  auBà  demsidé  des  restrietioDS  à  la  liberté  de  la  presse , 
dûat» afee une  amers  ironie  :  «Ce lut  une  grande  impré. 
«  maoee,  au  grand  jour  de  la  création^  de  laisser  rbomme  s'é- 

•  dnpper  libre  el  intelligent  au  milieu  de  Tunivers.  De  là  le 
«  ni  et  rerrear.  Une  sagesse  plus  baute  vient  réparer  la  faute 

•  éela  Providenoe,  restreindre  son  imprudente  libéralité,  et 
«  raidie  à  l'humanité,  sagement  mutilée ,  le  service  de  l'élever 
«  à  la  bienheureuse  innocence  des  brutes.  • 

Quant  auxéleetîons,  base  du  gouvernement  représentatif,  le 
fwieiuement  cherchait  à  les  dominer.  La  lutte  s'établit  d'abord 
cBirt  les  ultra-royalistes  et  les  royalistes  modérés  ;  puis  entre  les 
Biodâés,  les  ministériels  et  les  doctrinaires,  et  enfin  entre  les 
illraet  les  libéraux. 

Roycr-Collard  avait  combattu  le  taisualisme  de  G>odillac  » 
esauDe  cause  de  Tasservissement  des  esprits  sous  Napoléon, 
et  eu  despotisme  brutal  de  la  Terreur  ou  des  baïonnettes.  II  pui- 
sutsao  âoquenee  dans  la  contradiction  et  dans  sa  baiue  contre 
m  système  faieD  plus  que  dans  l'amour  du  peuple,  qu'il  voulait, 
aieontraife,  laisser  en  dehors  de  la  constitution;  car  il  avait 
été  désabusé  de  la  souveraineté  populaire  par  le  terrorisme ,  et 
i  eoosidérait  la  chambre  comme  élective,  plutôt  que  comme 
mptésentative.  Pour  lui,  les  députés  étaient  avant  tout  les 
eooseiUcrs  du  roi.  Royer-Collard  acquit  une  grande  impor- 
linee  en  parlant  peu,  et  en  écrivant  moins  encore.  Comme 
iirésomait  d'ordinaire  le  débat  sous  une  forme  dogmatique, 
en  répétant  souvent  le  mot  doUrine,  son  parti  reçut  le  nom 
dedbdrinairey  mot  vague  du  reste,  comme  toutes  les  désigna- 
tions de  parti,  et  que  chacun  interprétait  à  son  gré.  C'était  une 
léottion  aases  nouvelle  de  littérateurs  et  de  publicistes,  qui  s*é- 
tiient  fiût  certaines  maximes ,  d'après  lesquelles  ils  prétendaient 
icgicr  la  politique.  Par  opposition  cepeiMiant  aux  esprits  ab- 
solus, qui  n'envisagent  qu'un  seul  côté  des  choses ,  les  doctri- 
aaires  tenaient  compte  de  tontes  ces  puissances  de  fait  qui  ré- 
iolteot  de  la  propriété,  de  la  richesse,  et  autres  avantages  de 
positioo  ;  se  proposant  d'aoeorder  entre  elles  ces  puissances  so- 
ciales à  Faide  de  transactions  :  contraires  en  cela  aux  libéraux , 
qui  amraioit  vouhs  restreindre  leur  action,  et  nous  y  soustraire  le 


240  FRANCE. 

plus  possible  S  jusqu'à  isoler  l'existence  privée  delà  vie  sociale, 
et  faisant  eonsister  toute  la  politique  dans  les  intérêts  de  la 
classe  moyenne. 

Benjamin  Constant  peut  être  considéré  comme  le  poblieiste 
du  libéralisme  d'alors.  Asservi  aux  idées  protestantes  en  reli- 
gion comme  en  politique,  intelligence  vigoureuse,  tempéremeot 
faible,  cœur  froid,  il  introduisit  en  France  la  littérature  alle- 
mande, et,  dans  la  philosophie,  la  morale  du  sentiment,  soumise 
aux  oscillations  de  la  conscience  individuelle.  Par  les  idées,  par 
les  sentiments,  par  son  tour  d'esprit,  par  la  légèreté  deses  moeurs, 
son  cuite  de  Voltaire ,  ses  habitudes  satiriques,  il  appartenait  à 
cette  école  anglaise  dont  Mounier  fut  l'orateur,  Necker  le  ûoan- 
cier,  madame  de  Staël  l'héroïne,  et  dont  l'empereur  Alexandre 
devint  l'adepte.  Il  fit  de  Topposition  à  Napoléon,  sans  voir  ea  lui 
le  représentant  de  la  nation  française.  Il  se  rapprocha  de  lui  en 
1815,  mais  en  lui  conseillant  de  créer  des  pairs  héréditaires  comme 
en  Angleterre.  Sous  la  Restauration,  il  devint  le  chef  de  ce  li- 
béralisme bourgeois  en  hitte  avec  la  souveraineté  nationale, 
appliqué  seulement  à  garantir  l'indépendance  individuelle  contre 
l'action  du  pouvoir. 

Dans  ce  système  constitutionnel  qui  ne  vit  que  de  fictions  et  de 
contre-poids,  et  engendre  tant  de  complications,  l'avantage  est 
pour  les  natures  souples  sur  les  âmes  simples  et  énergiques  :  pai 
son  entraînement  vers  la  jeunesse  et  ses  goûts  de  popularité, 
Benjamin  Constant  devint  chef  de  parti,  quoiqu'il  n'ait  jamais  dé> 
ployé  de  vigueur,  et  que  sa  mobilité  sceptique  se  soit  trahie  par  de 
flagrantes  contradictions.  Comme  protestant^  il  était  l'ennemi  do 
clergé;  écrivain  facile  et  ingénieux  dans  les  journaux  et  à  la 
tribune,  il  réunit  ses  articles  sous  le  titre  de  Cours  de  poiUig^f 
consfitutionncUe,  La  liberté  individuelle  y  est  offerte  comme  bol 
de  toute  association  humaine,  et  garantie  par  la  liberté  politique. 

'  ««  J*aspirais  avec  enthousiasme  vers  un  avenir ,  je  ne  savais 
trop  lequel;  vers  une  liberté  dont  la  formule,  si  Je  lui  en  dowaii 
une,  était .ceUe'Ci  :  Gouvernement  quelconque,  avec  la  plus  gaande 
somme  poeeible  de  garanties  iDdividuella ,  et  le  moins  poeaibie  d'aclioB 
admintetratlve.  •  Thiburt,  Préface  aux  Dix  ans  d'études  kistoriques- 


LA  BESTAUBATIOIf.  :24l 

Cdaic  la  tttidanœ  des  gouvernements  antiques  défaire  partici- 
pa tous  les  dtoyeos  au  pouvoir  social  ;  celle  des  modernes  est 
d'assarer  la  sécurité  aux  jouissances  privées.  Les  institutions 
pofa'ciques  sont  des  contrats  par  lesquels  les  hommes  renoncent 
a  la  moindre  part  possible  de  leur  indépendance  primitive  ;  en 
oooaéqDeoce  de  quoi  la  société  n'a  de  juridiction  sur  les  indifi- 
dus  que  pour  les  empêcher  de  se  nuire  réciproquement. 

Quant  à  nous ,  nous  protestons  contre  ces  idées ,  et  nous 
croyons  que  Tindividu  et  la  société  existent  pour  Fhumanité,  afin 
qoelle  devienne  de  plus  en  plus  parfaite,  que  les  nations  ac- 
qiiiérent  le  plus  grand  développement  possible ,  et  que  les  in- 
difidns  doivent  tous  y  apporter  le  tribut  de  leurs  focultés  per- 
soimelles,  de  leur  amour  pour  tous. 

Selon  les  doctrines  stériles  de  Benjamin  Constant,  la  concur- 
itnoe  industrielle  est  de  droit  absolu ,  et  toute  intervention  de 
la  puissance  sociale  est  une  usurpation,  de  même  que  tout  im- 
pôt qui  n^est  pas  commandé  par  une  nécessité  impérieuse.  11 
ioteidit  toate  direction  sociale  dans  Tordre  matériel,  et  plus  en- 
rore  dans  Tordre  moral.  La  religion  doit  être  conforme  au  sen- 
timent de  chacun,  et  Téducation  des  enfants  être  abandonnée 
aux  familles.  L'indépendance  de  Tindividu  une  fois  prise  pour 
bot  de  Tassodation,  ceux-là  seuls  eu  seront  membres  qui  y  ap- 
jioftent  cette  indépendance,  c'est-à-dire  les  propriétaires.  C'est 
ainsi  qu'en  combattant  les  privilèges  de  l'aristocratie,  il  conso- 
lidait ceux  de  la  bourgeoisie ,  et  réprouvait  en  conséquence  Té- 
lectioD  a  deux  degrés.  S'il  n'y  a  d'intérêt  réel  que  celui  des  in- 
dîvidtts,  et  si  Tintérêt  général  consiste  dans  une  transaction 
entre  eux,  la  nationalité  disparaît,  et  tout  se  réduit  à  l'existence 
municipale  ;  il  n'y  aura  plus  de  gouvernement  que  l'administra- 
tion oonununale,  et  Tautorité  centrale  se  bornera  à  vider  les  dif- 
fiéfends  qui  peuvent  naître  des  prétentions  respectives  des  lo- 


^  Benjamin  Constant  déduisait  de  là  sa  théorie  de  la  monarcliie 
constitutionnelle,  réduite  à  un  rôle  neutre  et  purement  modéra- 
teur au  milieu  de  principes  actiâ.  Le  pouvoir  exécutif  appar- 
tieol  au  ministre ,  indépendant  du  roi ,  dont  la  prérogative  se 
borne  à  maintenir  les  autorités  dans  leur  sphère,  soit  en  chan- 

21 


2ê1  FRARCB. 

géant  le  ministère,  soit  en  dissoWant  les  diambres  ;  oe  qui  s'ot 
traduit  depuis  par  cette  formule  célèbre  :  «  Le  roi  r^e,  et  ne 
gouverne  pas.  >• 

La  Religion  considérée  dans  ses  formes  et  dans  ses  déoehp- 
pements,  de  Benjamin  Constant,  le  Polythéisme  romain,  du 
même  auteur,  prtentent  la  religion  comme  progressive,  ainsi 
que  la  civilisation  entière.  Elle  ne  se  fonde  pas  sur  la  no- 
tion nécessaire  de  Dieu  et  de  renchatnement  des  choses  ;  ce 
n*est  qu^une  disposition  instmctive  de  notre  esprit,  un  sentiment 
revêtu  àe  dogmes  arbitraires ,  pour  satisfaire  au  besoin  de  la 
logique,  Cesl  un  théisme  vague,  sans  autre  autorité  que  la  cons- 
cience individuelle.  Les  collèges  sacerdotaux  et  les  mystères  an- 
ciens ne  renfermaient  point,  selon  lui,  de  traditions  plus  pures, 
dont  le  culte  vulgaire  ne  fot  qu'un  reflet.  Il  ne  voit  dans  les 
théogonies ,  dans  la  mythologie,  que  des  absurdités ,  des  aberra* 
tiens,  ou  des  artiûces  de  prêtres. 

Ce  composé  de  V Encyclopédie  et  de  la  doctrine  de  Kant  peot 
être  offert  comme  l'expression  du  système  qui  s'appelait  alors 
libéral,  et  qui,  s*il  faisait  peur  aux  rois ,  ne  pouvait  néanmoins 
inspirer  aux  peuples  une  grande  conflance. 

Louis  XVI II,  qui ,  comme  chef  des  émigrés,  avait  dû  rappor- 
ter de  l'exil  une  haute  idée  de  l'autorité  monarchique,  se  mon* 
tra  jaloux  de  relever  l'honneur  de  la  nation  vis-à-vis  des  étran- 
gers, et  aussi  de  consolider  la  charte.  Il  congédia  cette  chambre 
dite  introuvable,  qui  était  plus  royaliste  que  le  roi  ;  et  des  non- 
velles  élections  sortirent  des  hommes  tels  que  la  Fayette,  Ma* 
nuel,  etc.  Il  fallut  que  le  nouveau  ministère,  dont  M.  Decazes, 
le  favori  du  roi,  était  l'âme  sinon  le  chef,  se  protêt  h  quelques 
concessions;  mais,  contrecarré  par  les  royalistes,  il  ne  marclia 
qu'en  tâtonnant,  et  sans  montrer  un  systènie  arrêté.  La  censure 
fut  abolie,  les  délits  de  la  presse  soumis  au  jury  ;  les  éditeurs  de 
journaux,  obligés  à  un  cautionnement,  devinrent  responsables 
de  leurs  publications ,  et  ils  furent  considérés  comme  complice 
des  crimes  auxquels  ils  pourraient  provoquer. 

Mais  déjà  les  libéraux  modérés  étaient  dépassés,  et  la  nomi- 
nation à  la  chambre  de  l'évêque  Grégoire  fut  presque  une  in- 
sulte à  la  dynastie  restaurée.  Aussi,  à  Touverture  des  chambres 


LA    BESTAUBATION.  243 

âe18t9,  le  roi  s^exprima  en  ces  termes:  «  Une  inquiétade 

•  n|gie«  mais  réelle,  préoccupe  les  esprits  ;  chacun  demande 

•  «  présent  quelques  gages  de  durée  ;  la  nation  ne  goûte  qu*im> 

•  IHiiaiteoient  les  avantages  de  Tordre  légal  et  de  la  paix  ;  elle 

■  fraiDt  de  se  les  voir  arrachés  par  la  ylolenoe  des  fiictions,  et 
<  s'effiaye  de  rexpreasion  trop  claire  de  leurs  desseins.  » 

CTéUit  ifouer  (chose  nouTelle)  la  distinction  entre  la  nation 
et  sn  goufemement  :  celui-ci  opérant  à  la  snrûiee ,  l'autre  s*a* 
gitutau  fond ,  où  continuait  à  vivre  la  Révolution.  Mais,  au  lieu 
(lèse  mettre  à  la  tête  du  mouvement  social,  dont  il  sentait  les 
frésrànoients,  ce  gouvernement  s*obstina  à  le  faire  rétrogra- 
der derant  la  volonté  d'un  petit  nombre.  Cétait  en  vain  qu'il 
étûtaTcrti  par  ses  amis  et  par  ceux  qui  voulaient  le  détourner 
de  mesores  illégales.  Talleyrand  s'écriait  :  «  Ce  qui  est  proclamé 

•  utile  et  Ikmi  par  tous  les  hommes  éclairés  d'un  pays ,  sans 

■  Tariations  pendant  des  années ,  doit  être  considéré  comme 

■  ne  nécessité  de  temps.  Cest  le  cas  de  la  liberté  de  la  presse. 

•  n  a*eit  pas  facile,  de  nos  jours,  de  tromper  longtemps.  C'est 
«  ne  6ute  que  d'entreprendre  une  lutte  h  laquelle  un  peuple 

•  atier  prend  part,  et  toute &ute  politique  entraîne  des  périls.» 
EtMaDwl  disait  :  «  Où  teiylent  ces  répressions  intempestives? 

•  A  éteindre  le  volcan  ?  Mais  ne  savez- vous  pas  que  la  flamme 
<  nigit  sous  vos  pieds,  et  que  si  vous  ne  lui  donnez  une  large 
'  îssoe,  elle  éclatera  pour  votre  ruine  ?  > 

Ces  débats  des  chambres  entretenaient  au  dehors  une  agita- 
tion que  rinquiétude  populaire  et  la  polémique  des  journaux 
potaicnt  au  comble.  Le  souffle  de  la  haine  circulait  dans  les  as- 
semblées électorales,  dans  les  écoles,  dans  les  places  publiques; 
^t  le  gouvernement  se  roidissait  d'autant  plus  que  des  insur- 
MàoùM  contre  les  rois  éclataient  au  dehors. 

Ce  fiit  dans  de  telles  circonstances  que  le  due  de  Berry,  héri- 
tier présomptif  de  la  couronne,  fut  frappé  par  le  poignard  de 
1^^  (  IS  février  1830  ).  Ce  coup  fut  imputé  à  la  maison  d'Or- 
Itaos,  aux  bonapartistes,  au  ministre  Decazes  lui-même,  aux  li- 
*)énnx  surtout;  mais  c'était  uniquement  l'œuvre  directe  d'un 
^me,  exalté  peut-être  par  les  articles  de  journaux,  mais  sans 
npporti  avec  aucun  parti ,  et  qui  subit  le  supplice  avec  impas- 


344  FBANCB. 

sibilité.  La  désolation  dé  la  famille  royale  et  de  ses  partisans 
fttt  adoucie  par  la  grossesse  de  la  duchesse  de  Berry.  MaisKé- 
vénement  servit  de  texte  aur  ultra- royalistes  pour  dédamer 
contre  la  faiblesse  du  gouvernement  Les  deux  chambres  expri- 
mèrent leur  indignation  servile  en  demandant  la  répression  des 
«  doctrines  perverses  qui  menaçaient  d'un  bouleversement  com- 
plet la  religion ,  la  morale,  la  monarchie ,  la  liberté.  »  On  en- 
chaîna la  presse  et  la  liberté  individuelle,  punissant  ainsi  la  na- 
tion d'un  forfait  qu'on  ne  voulait  pas  croire  isolé.  La  chambre 
élue  sous  ces  influences  entraîna  le  roi  hors  des  voies  de  la  mo« 
dération  et  le  nouveau  ministre,  M.  de  Villèle,  résolut  d'étouf- 
fer lentement  la  Révolution. 

Les  esprits  les  plus  ardents,  réduits  au  silence  par  les  entraves 
apportées  à  la  presse,  concentraient  leur  haine  dans  les  sociétés 
secrètes,  et  propageaient  le  carbonarisme.  Dès  1820,  une  cons- 
piration s'étendit  de  Paris  sur  différents  points.  Cinq  insurrec- 
tions édatèrent  en  1833,  et  elles  échouèrent,  n'ayant  ni  la  forre 
que  donne  la  prudence,  ni  celle  qui  naft  de  l'audace.  Les  diefsde 
la  conjuration  de  la  Rochelle  portèrent  leurs  têtes  sur  1  echafaud  ; 
le  géuéral  Berton  mourut  à  Saumur  avec  ses  compagnons,  en 
criant  ^ive  la  répubUque!  Mais  le  peuple  laissa  faire ,  car  ces 
trames  ne  regardaient  que  la  bourgeoisie,  et  non  le  peuple  entier  ; 
et  la  monarchie,  poursuivant  la  réaction ,  se  crut  plus  forte  en 
punissant. 

La  Fayette,  Manuel,  Benjamin  Constant,  le  général  Foy,  le 
banquier  Laffitte ,  étaient  désignés  dans  les  procès  politiques 
sous  le. nom  d'archimandrites;  et  l'on  croyait  qu'une  main  si 
élevée  que  personne  n'aurait  osé  l'atteindre ,  répandait  des  en- 
couragements et  de  l'argent.  D'un  autre  coté,  on  dénonçait  a  la 
tribune  le  comte  d'Artois  conmie  chef  d'un  gouoememefU  oc- 
cuUe^  qui  envoyait  de  tous  côtés  des  agents  royalistes  pour  réta- 
blir la  monarchie  absolue. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  l'expédition  contre  les  libéraux  d'Es- 
pagne, des  faciles  triomphes  que  l'on  voulut  exagérer  en  France 
pour  en  faire  une  auréole  au  duc  d'Angouléme,  et  donner  an 
pacifique  drapeau  blanc  une  couronne  de  lauriers.  C'est  en  vain 
que  Chateaubriand  voudrait  abuser  les  contemporains  et  la  pos- 


LA  BESTAIIRATION.  24fr 

térilê,cfi  «ppelanl  eette  expédition  «  Taete  le  plus  politique  et 
le  fkm  vigoorem  de  la  Restauratioii.  «  Les  libéraux  oe  vou- 
teent  j  Toir  qu^ime  basse  condescendance  pour  la  politique  des 
alliés,  et  le  désir  d'établir  le  despotisme  de  l'autre  côté  des  Py« 
KBées  pour  le  ramener  en  France,  et  imiter  ce  que  les  étrangers 
avaient  &it  avee  la  France  en  révolution.  Manuel  alla  jusqu'à 
dire  :  •  L^esprit  de  révolution  est  dangereux  ;  mais  celui  de 
«  flOBtre-révolution  l'est  aussi.  Les  révolutions  qui  marchent  en 
<  avant  peuvent  commettre  des  excès  ;  mais  au  moins  en  allant 

•  es  avant  on  arrive.  Si  vous  croyez  que  Ferdinand  soit  en  pé* 

•  lil,  ne  renouvelez  pas  les  eirooostaoces  qui  entraînèrent  à  l'é* 

•  chafiind  ceux  qui  voua  inspirent  un  si  vif  intérêt.  C'est  parce 

•  que  les  étrangers  intervinrent  dans  la  Révolution  française, 
«  que  Louis  XYI  fut  précipité  du  trône...  »  Ces  parole»  pro* 
ooneées  avee  une  froide  impassibilité  excitèrent  l'indignation  des 
royalistes;  et,  sans  respect  pour  rindépendaoce  des  représen- 
tants du  peuple,  Manuel  fut  entraîné  hors  de  la  chambre  par 
des  gendarmes  (mars  1833).  Après  avoir  réprimé  la  presse,  on 
vwlait  aussi  enchaîner  la  parole.  Le  droit  était  foulé  aux  pieds 
par  la  force  ;  il  devait  se  relever  victorieux. 

Cependant  la  victoire  et  des  coups  énergiques  donnèrent, 
eonme  il  arrive  toujours,  quelque  popularité  au  gouvernement, 
et  an  ministre  Yillèle  l'espoir  de  ramener  la  France  à  l'absolu- 
tisme.  Il  se  décida  à  dissoudre  la  chambre,  aQn  d'en  avoir  une 
a  sa  dévotion.  Les  manœuvres  des  royalistes  eurent  un  plein 
sweès  ;  mais  tous  ceux  qui  se  trouvèrent  exdus  formaient  un 
corps  d'ennemis  nombreux  et  redoutables. 

La  nouvelle  loi  électorale  qui  portait  à  sept  années  la  durée 
de  la  légisUture,  dont  le  renouvellement  devait  se  faire  intégra- 
lement, parut  une  violation  de  la  charte;  car  le  droit  électoral 
est  la  légitimité  des  peuples,  et  ceux  qui  y  attentent  les  poussent 
a  attenter  à  la  légitimité  des  rois, 

Iâ»  intérêts  religieux  venaient  se  mêler  aux  intérêts  politi- 
ques, il  n'avait  guère  été  possible ,  sous  Napoléon ,  de  discu- 
ter sur  les  privilèges  de  l'Ëglise  et  sur  ses  rapports  avec  l'État. 
I^  charte,  en  déclarant  la  religion  catholique  religion  de  l'Etat, 
a^ec  protection  accordée  à  tous  les  cultes ,  enlevait  au  catho- 

21. 


246  FRANCB. 

iîcisme  la  liberté  qu'elle  laissait  aux  autres,  et  ralliance  du  trdne 
avec  Tautel  rabaissait  le  dernier,  au  lieu  de  relever.  Le  eon- 
eordat  avec  la  France  coâta  plus  de  peine  à  la  eonr  de  Rome 
que  jamais  traité  passé  avec  les  autres  puissances.  Le  gouver- 
nement penchait  du  côté  religieux;  mais  il  n'osait  se  dédarer 
franchement.  En  même  temps  qu'il  lui  arrivait  de  répriman- 
der les  évéques  comme  d'abus  au  sujet  de  leurs  pastorales,  et 
qu*il  les  obligeait  à  se  disculper,  il  tolérait  des  livres  noo-seo- 
lement  irréligieux,  mais  immoraux,  qui  répandaient  l'incrédu* 
lité  et-  le  libertinage  plus  qu'on  n'eût  osé  le  faire  au  temps 
même  des  encyclopédistes.  De  1817  à  1824,  il  fut  publié  douze 
éditions  de  Voltaire  et  treize  de  Rousseau  ;  2,74t  ,400  volumes 
de  ces  doctrines  furent  mis  en  circulation  ;  et  le  philosophe 
Jouffroy  écrivait,  en  1825,  un  article  intitulé  Comment  ks 
dogmes  finissent,  où  il  soutenait  que  cette  recrudescence  du 
caûiolicisme  était  une  pure  affidre  de  mode ,  et  que  bientôt 
il  retomberait  dans  l'oubli. 

Les  consciences  timorées  s'effrayaient  ;  on  essaya  de  neutra- 
liser l'effet  de  ces  publications  avec  des  missions  ou  des  asso* 
dations  pour  propager  les  bons  livres.  Tant  de  bouleverse- 
ments, qui  avaient  jeté  dans  les  esprits  le  découragement  ou  la 
haine ,  conseillaient  d'élever  la  jeunesse  dans  des  idées  diffé- 
rentes, avec  d'autres  habitudes  que  celles  qui  avaient  enfanté  le 
désordre  au  milieu  duquel  elle  était  née.  Or,  comme  on  n'avait 
pas  su  accorder  l'éducation  publique  avec  les  besoins  de  l'intei- 
iigence  et  du  cœur,  un  grand  nombre  de  familles  envoyaient 
leurs  enfants  aux  collèges  tenus  par  les  Pères  de  la  Foi  :  c'é- 
tait sous  ce  nom  que  se  cachaient  les  jésuites ,  qui  cherchaient 
a  recouvrer,  à  l'ombre  des  libertés  nouvelles,  leur  influence 
sur  l'éducation  et  dans  l'Ëtat,  et  qui  se  répandaient  partout, 
jusque  dans  les  prisons ,  pour  s'ouvrir  accès  dans  les  âmes.  La 
haine  conçue  contre  le  clergé  se  tourna  tout  entière  snr  ceux 
qui  étaient  ses  représentants  les  plus  zélés  ;  et  tout  ce  qui  se 
faisait  dans  le  sens  religieux  était  attribué  aux  jésuites.  Leur 
nom  était  devenu  une  injure ,  et  on  l'appliquait  à  quiconque 
était  haï  ou  redouté  ;  on  faisait  aux  jésuites  les  reprodies  les 
plus  divers.  La  peur  d'encourir  celte  terrible  accusation  ren- 


LA  BBSTAUBATION.  247 

diil  liiDkle  à  professer  les  Yërités  catholiques ,  et  beaucoup  dts 
ciircfîeiis  sincères  se  tenaient,  pour  y  échapper,  dans  une  pé- 
niUe  irrésolution. 

Qadqiies  scènes  de  ce  temps  parurent  arrangées  pour  reporter 
la  tspnts  Ters  un  passé  dont  on  ne  voulait  plus.  Un  nommé 
Martin,  de  Chartres,  eut  des  révélations  dont  il  fit  part  au  roi. 
Une  croix  apparut  dans  l'air  à  Migné.  Ce  n'était  partout  que 
missions  et  litanies;  aussi  l'irréligion  parut-elle  un  moyen  de 
résistance.  Quelques-uns  réveillaient  les  traditions  parlemen* 
Dires,  quoique  la  Révolution  les'  eût  effacées,  pour  demander 
rintervention  de  l*État  dans  certains  faits  de  discipline  reli» 
gieuse.  D'antres,  aux  yeux  de  qui  c'était  lâcheté ,  sinon  men* 
songe,  que  cette  crainte  des  progrès  et  des  envahissements  du 
dei^,  quand  on  avait  liberté  complète  de  le  contredire  et  de 
le  bafouer  à  Taide  de  la  presse,  soutenaient ,  au  nom  de  la 
liberté,  qu'il  fallait  laisser  aux  prêtres  des  divers  cultes  une 
indépendance  entière  dans  leur  discipline  ecclésiastique;  que 
frétât  aux  fidèles  à  régler  leur  croyance ,  selon  l'impression 
prtMiirite  en  eux  par  les  dogmes  et  par  la  discipline  ;  et  de  là  une 
opposition  religieuse.  Louis  XVIII  crut  donner  satisfaction  à  cette 
o|ûiion  en  nommant  au  ministère  des  cultes  l'évéque  d'Hermo- 
poiis,  Frayssinous.  Ce  prélat,  qui  appartenait  à  l'ancienne  école, 
vénérait  les  libertés  gallicanes ,  d'après  lesquelles  le  jubilé  de 
ia2S  ne  put  être  publié  sans  Tautorisation  du  gouvernement. 
Une  nouTelle  Sorbonne  fut  créée ,  pour  servir  de  centre  aux 
«^tudes  ecdésiastiques  dans  le  sens  gallican,  et  Frayssinous  vou- 
lut la  soustraire  à  la  juridiction  du  pape  et  de  l'archevêque; 
mais  oe  dernier  (de  Quélen)  fit  valoir  ses  droits  en  menaçant 
de  rexcommunîcation ,  et  ce  projet  fut  abandonné.  Quand  le 
cardinal  de  Clermont-Tonuerre ,  archevêque  de  Toulouse ,  dé- 
nonça l'incrédulité  du  siècle,  qui  tournait  en  ridicule  toute 
question  religieuse,  et  demanda  le  rétablissement  des  synodes 
diocésains  et  provinciaux,  et  de  divers  ordres  religieux,  Tindé- 
pendanee  des  ministres  de  la  religion,  de  plus  des  lois  sévères 
«xmtre  les  sacrilèges ,  enfin  la  restitution  des  livres  de  l'état 
civil  au  clergé,  sa  pastorale  fut  supprimée,  comme  entachée 
d*abus  ;  le  parti  religieux  en  poussa  les  hauts  cris  ;  et  de  ce 


3-IS  FBAMCE. 

moment  devint  tout  à  £ait  un  parti  ;  tous  les  intérêts  de  la  foi 
se  mêlèrent  aux  intérêts  politiques.  Le  clergé ,  qui  se  rappelait 
son  ancienne  position ,  la  préférait  de  beaucoup  à  une  protec- 
tion qui  ne  lui  attirait  que  des  embarras  du  côté  de  ses  protec- 
teurs, et  des  attaques  furieuses  de  la  part  de  ses  ennemis.  Pen- 
dant qu'il  se  plaignait  de  ses  entraves,  Ton  se  récriait  contre  ses 
progrès,  contre  sa  tendance  à  s*arroger  sans  cesse  une  plus 
grande  autorité.  Les  chambres ,  les  tribunaux  même  retentis- 
saient de  censures  amères  contre  «  cette  épée  dont  la  poignée 
est  à  Rome,  et  la  pointe  partout.  »  Montlosier  fourbissait  ses 
vieilles  armes  pour  combattre  les  jésuites  renaissants,  Tultra- 
mont^i^îsme,  les  corporations,  qui  osaient  encore  se  réunir  dans 
la  solitude  pour  la  prière  et  la  pénitence,  contre  l'outrecui* 
danoe  desévéques,  qui  prétendaient,  dans  leurs  pastorales, 
mettre  leur  troupeau  sur  ses  gardes  ;  et,  tandis  que  les  sociétés 
secrètes  s'étendaient  impunément,  Ton  surveillait,  avec  Tinquié- 
tude  de  la  défiance,  les  frères  de  la  Doctrine  chrétienne  et 
œux  de  Saint- Vincent  de  Paul ,  livrés  à  renseignement  ou  à  la 
bienfaisance. 

« 

Tout  devenait  ainsi  instrument  de  haine  et  de  résistance. 
Les  opposants,  ne  songeant  qu*à  démolir,  n'avaient  rien  de 
prêt  pour  le  lendemain  de  la  victoire.  Leur  tactique  se  réduisait 
à  rexclusion,  à  la  haine,  à  la  raillerie,  sans  amour,  sans  aspira- 
tion, sans  lien  fraternel. 

La  part  qu'y  prit  la  littérature  fut  grande  et  active.  Napoléon  ^ 
tout  en  la  tenant  enchaînée ,  avait  habitué  les  journalistes  à 
faire ,  eux  aussi,  la  guerre  aux  gouvernements  étrangers  et  à  ses 
ennemis,  ils  se  formèrent  ainsi  ;  puis,  à  peine  libres  d'entraves, 
ils  déployèrent  une  grande  hardiesse,  et  constituèrent  véritable- 
ment un  quatrième  pouvoir  dans  l'État.  On  cherchait  avec  ar- 
deur tout  ce  qui  pouvait  déplaire  aux  Bourbons  ;  Napoléon,  na- 
guère maudit,  r^evint  populaire.  Les  chansons  de  Béranger, 
véritables  armes  de  combat  <,  rappelèrent  l'intérêt  et  Tadmira- 
tion  sur  ces  vieux  soldats ,  qui  ne  pouvaient  plus ,  hélas  !  ui 
tuer  ni  se  faire  tuer.  Vemet  représentait  leurs  types ,  repro* 

'  Combien  ta  musc  a  fabriqué  de  poudre  ! 


h\  RESTAU BATIOIV.  249 

dttitsâ  milliers  par  la  lithographie,  moyen  incomparable  pour 
répandre  le  ridicule  et  le  mépris.  Les  Messéniennes  de  Dela- 
f^nie  ranimaient  Fhéroîsme  tombé ,  et  cet  amour  fle  la  patrie 
qui  f'enilamme  lorsqu'elle  est  menacée,  et  qui  s'endort  lorsque 
son  repos  est  assuré.  Paul-Louis  Courier,  qui  s'était  fait  pam- 
phlétaire après  de  sévères  études ,  comme  Pascal  et  Montes- 
quieu V  assaisonnait  d'une  causticité  charmante  les  préjugés  et 
les  passions  de  son  parti,  et  criblait  de  ses  traits  les  aristocrates,. 
les  eourtîsans  et  les  oisifs. 

Tout  ce  que^la  littérature  comptait  d'illustre  finit  par  se 
tovmer  contre  les  Bourbons.  Chateaubriand  lui-même,  ce  che- 
valier du  drapeau  blanc,  sitôt  qu'il  fut  jeté  hors  du  ministère 
par  Vlllèle ,  se  rangea  dans  l'opposition  ;  et  s'il  ne  fit  pas  une 
guerre  à  outrance ,  il  ne  manquait  pas  de  dire  :  yoici  ce  que 
îauraU  conseillé  au  gouvernement* 

Des  gens  de  lettres  qui  n'aspiraient  qu'à  des  succès  de  presse 
ou  d*enseignemerit,  finirent  par  porter  ombrage  au  gouver- 
Dément,  qui,  se  voyant  impuissante  rétablir  la  censure,  se  mit 
à  sévir  contre  les  délits  de  presse ,  et  en  attribua  le  jugement 
aux  tribunaux  correctionnels.  Plusieurs  feuilles  furent  suspen- 
dues, d'autres  achetées;  des  professeursfurent  expulsés  de  leur 
chaire. 

n  ne  faut  point  se  mettre  à  dos  les  gens  d'esprit  dans  un 
pays  où  D  n^est  pas  permis  de  les  ensevelir  au  fond  d'une  tour, 
attendu  que,  si  on  les  abat,  ils  se  relèvent  plus  redoutables.  Ces 
professeurs,  offensés  ou  mécontentés  par  le  gouvernement,  fai- 
saient tourner  en  polémique  leurs  enseignements  ;  toute  histoire 
devenait  allusion.  La  louange  on  le  blAme  étaient  distribués 
en  sens  inverse  des  sympathies  d'en  haut  ;  la  question  politique 
se  traduisait  en  théories  philosophiques  sur  l'origine  du  pouvoir  : 
vient-il  de  l'homme  ou  de  Dieu ,  d'un  contrat  social  ou  d'une 
révélation  ?  Le  langage  même  a-t-il  été  révélé  à  l'homme.'  ou 
Dieu  ne  lui  a-t-il  donné  que  la  faculté  de  parler?  L'homme 
a-t-il  commencé  par  parier  ou  par  penser?  L'idée  est-elle  anté- 
rieure à  la  parole  ? 

Bonald,  champion  de  Técole  renaissante  de  de  Maistre,  sou- 
tenait la  théorie  d'une  langue  révélée ,  ainsi  qu'une  loi  prinii- 


2.Î0  FBANCB. 

tive ,  dont  découlait  l'absolutisme  ;  il  battait  en  brèdie  le  jury, 
la  liberté  de  Ja  presse,  renseignement  populaire,  le  droit  de  pé- 
tition ,  le  divorce ,  l'abolition  de  la  peine  de  mort.  Ballanche, 
partant  des  mêmes  principes,  soutenait  que  Thomme  est  né 
poUr  la  société ,  au  sein  de  laquelle  seulement  il  se  complète. 
Ainsi  riiomme  dot  parler  dès  l'origine,  et  la  parole  lui  fut  com- 
muniquée avec  ridée ,  et  non  pas  seulement  comme  signe  de 
l'idée.  Cette  parole  règne  avec  une  autorité  suprême  ;  mais  la 
pensée  tend  à  se  dégager  de  cette  tradition,  qui  Tenchaîne 
jusqu'à  ce  qu'elle  se  produise  libre  et  spontanée.  C'est  alors  que 
la  raison  individuelle  apparaît;  à  la  fatalité  succède  la  liberté; 
un  contrat  se  fait  à  l'aide  des  lois  écrites;  c'est  la  pensée  qui 
alors  gouverne  la  parole ,  compromis  entre  le  droit  divin  et  le 
droit  bumain.  Dans  cette  succession  de  formules  sociales,  l'a- 
venir se  dégage  toujours  du  présent;  la  restauration  elle-même 
n*est  n  qu'une  formule,  dont  l'inconnue  se  dégagera.  » 

Une  jeunesse  pleine  d'ardeur,  qui  venait  de  voir  déjouer  ses 
complots  révolutionnaires,  se  jeta  dans  Tétude  avec  toute  la 
flamme  qu'elle  avait  apportée  aux  questions  politiques,  mais  sans 
oublier  ses  premiers  projets.  Cette  jeunesse  faisait  donc  par  la 
plume  une  opposition  en  sens  divers  :  tels  étaient  de  Broglie  et 
de  Barante,  parmi  les  doctrinaires  ;  Villemain ,  qui  faisait  ap- 
plaudir dans  la  littérature  ancienne  les  idées  que  la  censure 
effaçait  dans  la  nouvelle;  Guizot,  qui  suivait  à  travers  les  dé- 
bris du  passé  les  traces  de  la  liberté  constitutionnelle;  Laromi- 
guière,  qui  restait  sensualiste  avec  Locke;  Royer-Collard,  qui 
répudiait ,  au  contraire,  le  joug  du  sensualisme ,  et  voulait  ré- 
former la  philosophie  dans  un  but  pratique,  positif  et  social, 
aGn  de  rendre  à  la  France  sa  dignité  morale ,  à  l'intelligence 
ses  prérogatives,  régénérer  l'esprit  public,  et,  par  ce  moyeo, 
le  gouvernement  ;  Cousin ,  qui  remaniant  la  philosophie  alle- 
mande, semblait  donner  une  certaine  vigueur  aux  pensées  etàla 
volonté,  et  inaugurait  un  éclectisme  qui  savait  trouver  pour 
chaque  opinion  l'excuse  de  Topportunité.  Les  historiens,  pleins 
d'allusions ,  laissaient  voir  l'espérance  et  la  possibilité  d'iin 
état  de  choses  meilleur.  Augustin  Thierry  disait  :  «  Hommes 
de  liberté,  nous  sommes  avaut  tout  la  nation  des  libres  ;  et  ceux 


LA   RESTAURATION.  25 1 

qû,  ioio  de  notre  pays,  luttent  pour  Tindépendance  et  meurent 
pour  ëkf  sont  nos  frères ,  nos  héros  ' .  »  Beaucoup  ne  soup- 
cooiiàient  pas  ce  que  Ton  gagne  en  force  à  être  modéré ,  et  les 
lois  eurent  à  réprimer  plus  d*une  fois  Topiniâtreté  et  la  vio- 
lenee.  Mais  quoi  !  les  procès  de  presse  devenaient  de  nouvelles 
occasions  de  scandales.  Un  mélange  d'idées  de  l'Empire  et  de 
réraigralion ,  avec  ce  qui  s'y  rattachait  d'espérances  ;  des  rêves 
de  gloire  militaire  associés  à  des  calculs  de  prospérité  agricole 
H  îndusIiieUe  ;  des  passions  tout  ensemble  chevaleresques  et 
mercantiles ,  donnent  à  cette  époque  une  physionomie  drama- 
tique, assez  rare  dans  l'histoire  moderne. 

Ccst  RU  milieu  d'une  pareille  fermentation  que  mourut 
Louis  XVin  (16  septembre  1824}  ^  en  s'attribuant  le  mérite 
(Tavoir  so  louvoyer  entre  les  factions.  Charles  X,  son  suc- 
eesseur,  était  désigné  dès  longtemps  comme  le  moteur  caché  de 
toutes  les  mesures  illibérales  de  son  prédécesseur.  La  sainte 
ampoule  se  retrouva  pour  son  sacre,  où  il  toucha  des  scrofu- 
\eai  :  ce  fut  un  sujet  de  risée  pour  le^ibéraux.  Mais ,  pour  la 
première  fois,  il  ne  fut  pas  question ,  dans  cette  cérémonie ,  de 
Taotique  serment  d'expulser  les  hérétiques ,  de  respecter  les 
Jinnraaités  ecclésiastiques,  de  ne  pas  faire  grâce  aux  duellistes. 
Charles  X  jura  «  de  consolider,  comme  roi,  la  charte  qu'il  avait 
promis  de  maintenir  comme  sujet;  »  et  il  supprima  la  censure. 
Mais  il  ne  tarda  pas  à  montrer  quel  était  son  système  de 
goafeniement. 

'  Cnueur  ettropéetk,  17  avril  1S20.  11  écrit  ailleurs  :  «  Une  as- 
locialioQ  secrète,  empruntée  à  l'Italie,  réunit  et  organisa,  sous  des 
ebefi  pUcéa  haut  dans  l'estime  du  pays,  une  grande  partie  et  la  partie 
la  plus  éclairée  de  la  jeunesse  des  classes  moyennes.  Mais  nous  ne  tar- 
dSoMs  guère  à  nous  convaincre  de  Tinutilité  de  nos  efTorts  pour  amener 
4cs  événements  qui  n'étaient  pas  mûrs;  et  alors  les  amiiés,  renonçant 
a  radion,  retoumèrent  à  leurs  comptoirs  ou  à  leurs  livres.  Ce  Ait  un 
acte  de  bon  sens  et  de  résignation  civique  ;  et,  chose  remarquable,  le 
phn  bcea  mouvement  d'études  sérieuses  succéda ,  presque  sans  iBter-» 
vaUe ,  à  cette  efTervesoence  révolutionnaire.  Dès  Tannée  1823 ,  un  souffle 
de  réaovation  commença  à  se  faire  sentir,  et  à  raviver  simultanément 
loates  les  branches  de  la  littérature.  »  Dix  ans  d'éludés  historiques. 


252  FRANCE. 

Une  indemnité  fut  votée  aux  émigrés  pour  leurs  biens  confis- 
qués par  ia  Révolution,  malgré  les  efforts  de  Toppositioii  libérale, 
«  aGn  de  récompenser  la  fidélité  malheureuse,  et  de  montrer  que 
les  grandes  injustices  obtiennent,  avec  le  temps,  de  grandes  ré- 
paratious.  »  Un  milliard,  en  rente  trois  pour  cent,  fut  affecté  à 
cet  objet  :  c'était  condamner  la  Révolution  à  rembourser  ceux 
qui  l'avaient  désertée.  La  répartition  qu'il  y  eut  à  faire  entre  les 
intéressés  mit  à  la  disposition  du  parti  royaliste  de  nombreux 
emplois.  Cette  mesure  accrut  sa  force,  en  même  temps  que  la 
valeur  des  propriétés  immobilières.  Ce  fut  aussi  un  habile  ex- 
pédient financier,  qui  créa  des  rentes  trois  pour  cent  destinées  h 
rembourser  les  autres.  Mais  la  classe  très -nombreuse  des  reu- 
tiers ,  habitant  Paris  pour  la  plupart ,  à  qui  Ton  enlevait  d'un 
coup  de  filet  environ  cent  vingt  millions  de  revenu,  en  fut  très* 
mécontente. 

Les  idées  nobiliaires  se  réveillèrent  de  plus  en  plus  :  on  alla 
jusqu'à  proposer  de  rétablir  le  droit  d'aînesse  et  les  substitu- 
tions, alors  que  le  code  civil  consacrait  l'égalité  de  partage  entre 
les  enfants.  M.  de  Barante  avait  raison  de  dire  :  «  Les  lois  qui 
ne  sont  pas  en  rapport  avec  les  habitudes  et  les  opinions  d'un 
peuple  ne  sont  que  des  mots,  et  rien  de  plus.  »  Les  commu- 
nautés de  femmes  fiirent  rétablies ,  ce  qui  était  un  achemi- 
nement vers  les  couvents  d'hommes.  Des  lois  furent  votéei 
contre  le  sacrilège  ;  et  Chateaubriand  ayant  rappelé  que  «  la  r^ 
ligion  chrétienne  aime  mieux  pardonner  que  punir  ;  qu'elle  doit 
ses  victoires  à  ses  miséricordes,  et  n'a  besoin  d'échafauds  qu6 
pour  ses  martyrs,  »  M.  de  Ronald  lui  répondit  :  «  Si  les  bons 
doivent  leur  vie  à  la  société  comme  service,  les  méchants  la  lui 
doivent  comme  exemple.  Oui,  la  religion  ordonne  à  l'homme  de 
pardonner;  mais  elle  enjoint  au  pouvoir  de  punir.  Le  Sauveur 
demanda  grâce  pour  ses  bourreaux ,  mais  son  Père  ne  l'exauça 
pas;  auoontraire,  il  étendit  le  châtiment  surtout  un  peuple. 
Quant  au  sacrilège,  par  la  sentence  de  mort  vous  l'envoyez  de* 
vaut  son  juge  naturel.  »  C'est  dans  le  siècle  de  l'indifférence 
que  l'on  osait  proférer  de  telles  paroles  ! 

Ainsi  se  discréditait  le  gouvernement;  et  l'aversion  se  mani- 
festait en  toute  circonstance,  lors  dfs  processions  du  jubilé i 


LA   BESTAUAATIO?r.  2^3 

les  eérânoDies  funèbres.  Quand  le  général  Foy,  Adèle  à 

flw  opposition  ennemie  de  tout  désordre ,  vint  à  mourir,  ne  lais- 
OBt  d^aotre  héritage  qu'un  nom  glorieux,  la  souscription  ouverte 
a£neiirde  ses  enflants  produisit  un  million.  La  garde  natio- 
nale eria ,  pendant  une  revue  :  A  bas  les  ministres  î  à  bas  les 
jésMUes  !  Le  roi,  irrité ,  licencia  la  garde  nationale.  Cétait  un 
eoop  hardi  dirigé  contre  la  classe  moyenne,  mais  qui  supprimait 
00  intermédiaire  utile  entre  le  roi  et  un  peuple  insurgé. 

Il  n'était  pas  possible  de  continuer  à  marcher  de  ce  pas  avec 
la  liberté  de  la  presse  :  on  proposa  donc  d'y  mettre  un  frein 
SB  nom  de  la  religion,  de  la  pudeur,  de  la  vertu ,  de  la  vérité 
(avril  1827).  Un  frémissement  s*éleva  parmi  les  écrivains  ;  la  pai- 
sible Aeadémie  elle-même  protesta,  et  Charles  X  frappa  plu* 
lieurs  de  ses  membres;  ce  qui  ne  lit  qu'irriter  davantage,  et 
ajouter  aux  difficultés.  Lorsque  ensuite  le  projet  de  loi  fut  retiré, 
ce  triomphe  de  Topinion  fut  célébré  par  toute  la  France  avec 
■ne  joie  bruyante  ;  et  des  milliers  de  brochures  circulèrent, 
dévmant  le  blâme  sur  tous  les  actes  du  gouvernement.  Vil- 
Ide  alors  se  décida  à  dissoudre  la  diambre  septennale,  et  à  faire 
appel  au  pays  légal  (6  novembre  1827). 

Il  s'était  formé,  en  regard  de  Tadministration  publique,  une 
soeiécé  ayant  pour  devise  Aide^toi,  le  ciel  f  aidera  :  c'était  un 
BKlaiige  de  libéraux  et  de  royalistes ,  qui  se  proposaient  de  com- 
battre les  intrigues  du  gouvernement  et  de  révéler  ses  fraudes. 
Celte  sodélé  travailla  les  élections,  qui  envoyèrent  à  la  chambre 
les  principaux  chefs  du  libéralisme.  Alors  le  ministère  fut  at- 
taqué de  tontes  parts  ;  il  y  en  eut  qui  poussèrent  ouvertetnent 
le  due  d'Orléaus  •  à  échanger  son  blason  ducal  contre  une  cou- 
rumc. . .  civique.  »  •  Courage,  prince  !  lui  disait-on  ;  il  reste  dans 
Dotre  monarchie  un  beau  poste  à  prendre,  le  poste  que  la  Fayette 
occuperait  dans  une  république,  celui  de  premier  citoyen  de  la 
France '•  » 

D'autres  livres  étaient  pleins  de  la  même  pensée;  et  Armand 
Carrel»  dans  son  Histoire  de  la  Révolution  d' Angleterre,  fai^it 
évidemment  allusion  à  la  nécessité  d'un  nouveau  1688  :  c'est- 

'  Caocbois-Leinaire ,  Lettre  à  Af.  le  duc  d'Orléans 

l>e  CEXT  AM.  —  T.    III.  22 


2.>4  FBANGE. 

à -dire,  à  remplacer  un  roi  qui  considérait  la  charte  comme  une 
concession,  par  un  autre  qui  se  reconnaîtrait  redevable  du 
trône  à  la  charte  et  à  la  chambre. 

Le  ministère  y  illèle  devait  succomber,  et  il  ne  laissait  à  celui 
qui  lui  succédait  que  des  armes  émoussées,  avec  la  nécessité 
de  concessions  qui  devaient  paraître  autant  de  faiblesses.  Au  lieu 
de  s'appuyer  franchement  sur  un  parti  quelconque,  Charles  X 
se  confia  à  M.  de  Martignac,  plein  de  bon  vouloir,  mais  ir- 
résolu ,  et  n'ayant  derrière  lui  aucune  influence  puissante ,  pas 
même  le  roi.  Il  démontra  la  nécessité  de  proposer  des  garaaties 
administratives  et  constitutionnelles ,  pour  recouvrer  la  cou- 
fiance  perdue,  et  de  substituer  la  loyauté  à  Tintrigue.  La  loi  sur 
la  presse  fut  modifiée  ;  le  droit  de  fonder  des  journaux  fut  rétal)li, 
en  même  temps  que  leurs  délits  encoururent  des  punitions  sé- 
vères. Le  ministre  lui-même' eut  Tart  de  s'entourer  de  gens  de 
lettres.  Des  ordonnances  hostiles  aux  jésuites  et  à  Tenseii^Df*- 
ment  religieux  furent  de  nouvelles  concessions  à  l'esprii  du 
temps  :  aux  termes  de  ces  ordonnances ,  le  nombre  des  éle- 
vés fut  limité  dans  les  petits  séminaires ,  avec  défense  d'y  re- 
cevoir des  externes.  Ce  fut  une  faiblesse  dont  les  pères  de  fa- 
mille eurent  droit  de  se  plaindre.  Les  évéques  s*en  plaigiiirrnt 
aussi,  comme  d'un  triomphe  pour  les  philosophes  et  d*une  cause 
de  ruine  pour  l'Église  catholique  :  quant  aux  jésuites,  ils  ne  vou- 
lurent pas  se  soumettre  à  l'université,  ni  subir  Tobligation  im- 
posée aux  professeurs  de  déclarer  qu'ils  n'appartenaient  à  aucune 
congrégation  ;  et  ils  demeurèrent  exclus  de  renseignement.  Ainsi 
un  roi  plein  de  scrupules  se  trouva  exposé  aux  anathèmes  sa- 
cerdotaux. Le  ministère ,  sans  amis ,  se  traîna  languissant  au 
milieu  des  ambitions  des  deux  partis  extrêmes,  jusqu'au  jour  où 
Charles  X  le  congédia,  pour  appeler  à  son  aide  le  prince  de  Po- 
lignac. 

Le  nouveau  cabinet  (1829)  chercha  franchement  à  reformer 
une  majorité  monarchique,  non  pas  en  détruisant  la  constitu- 
tion ,  mais  en  la  confiant  aux  royalistes  :  ce  que  Wellington 
avait  fait  en  Angleterre.  La  bourgeoisie  ne  vit  dans  le  nouveau 
cabinet  que  le  vengeur  des  émigrés,  et  protesta  bruyamment 
de  toutes  parts  en  faveur  des  idées  de  1789.  On  songea ,  tout 


LA   BXSTAUBATIOR.  2&Sf 

en  restant  dans  les  voies  légales,  a  réduire  le  gouvernement  à 
l'atrânité,  par  le  refus  de  TimpÂt.  Les  journaux  jetèrent  feu 
et  flamme,  la  déflance  entra  dans  tous  les  esprits;  le  gouverne- 
BMot  7  vit  un  outrage  que  les  tribunaux  refusèrent  de  punir  ; 
et  le  minisière  se  crut  dans  Timpossibilité  de  se  soutenir  autre- 
flient  qu*en  violant  la  charte. 

L'opposition  légale,  en  quelque  sens  que  oe  fût,  se  repor- 
tait toujours  à  la  charte.  On  lisait,  en  juin  1830,  dans  le 
fititkmal,  le  journal  le  plus  hardi  du  temps,  dont  M.  Thiers 
était  ondes  fondateurs,  cette  phrase  signiGcalive  :  «  Les  peuples 

•  iODt  le  plus  souvent  contraints  de  s'insurger  pour  avoir  la 
«liberté;  aujourd'hui,  grâce  à  la  charte,  qui  met  la  légalité  de 
>  ootre  côté,  e^est  an  pouvoir  de  se  révolter  et  de  s*exposer  aux 
«  risques  de  TinsuRection ,  s'il  veut  nous  arracher  la  liberté.  » 

Ce  fut  dans  de  telles  dispositions  que  s'ouvrirent  les  chambres  ; 
et  la  discussion  de  l'adresse  révéla  l'état  des  esprits.  Le  roi  avait 
dit  :  «  Si  des  manœuvres  coupables  suscitaient  à  mon  goover- 
«  oenent  des  obstacles  que  je  ne  puis,  que  je  ne  veux  pas  prévoir, 

•  je  trouverais  la  force  de  les  surmonter  dans  ma  r^lution  de 

•  maintenir  la  paix  publique ,  dans  la  juste  conûance  des  Fran- 

•  çais,  et  dans  l'amour  qu'ils  ont  toujours  montré  pour  leur  roi.  » 
Paroles  imprudentes ,  qui  fournirent  à  la  chambre  une  oc» 

casion  de  déployer  son  drapeau;  elle  dit,  dans  sa  réponse  : 
Le  concours  permanent  des  intentions  politiques  de  votre 
gouvernement  avec  les  vœux  de  votre  peuple,  est  la  condition 
indispensable  de  la  marche  régulière  des  affaires.  Sire ,  notre 
loyauté  nous  condamne  à  vous  dire  que  ce  concours  n'existe 
pas.  Une  défiance  injuste  des  sentiments  et  de  la  raison  de 
la  France  est  aujourd'hui  la  pensée  fondamentale  de  l'admi* 
nistration...  Entre  ceux  qui  méconnaissent  une  nation  si 
fidèle ,  et  nous  qui  venons  déposer  dans  votre  sein  les  dou- 
leurs de  tout  un  peuple  jaloux  de  l'estime  et  de  la  confiance 
de  son  roi,  c'est  à  la  haute  sagesse  de  Votre  Majesté  qu'il  ap« 
partient  de  décider.  > 
Uo  grand  débat  s'éleva  dans  la  chambre;  on  alla  aux  voix , 
et  deux  cent  vingt  et  un  membres,  sur  quatre  cent  deux,  se 
prononcèrent  contre  le  ministère  Poiignac.  Ce  chiffre  de  deux 


256  FBÀNCB. 

cent  vingt  et  un  devint  la  terreur  du  cabinet  et  la  joie  du 
peuple.  Mais  Charles  X  répondit ,  du  haut  de  son  trdne  :  •  Je 
«  comptais  sur  le  concours  des  deux  chambres  pour  faire  le  bien 
u  que  je  méditais  ;  je  regrette  d'entendre  les  députés  déclarer 
«  que  ce  concours  n'existe  pas.  Mes  résolutions  sont  immua- 
«  blés.  »  Et  la  chambre  fut  dissoute.  Les  événements  se  préci- 
pitaient vers  une  solution  ;  tous  le  sentaient,  et  la  couronne  es- 
péra  un  instant  la  retarder,  en  portant  Tattention  ailleurs. 

Nous  avons  dit  le  rôle  que  le  cabinet  français  avait  joué  dans 
la  politique  extérieure  :  voulant  mettre  un  terme  au  long  diffé- 
rend de  la  France  avec  Haïti ,  il  y  expédia  une  forte  escadre, 
mais  en  proposant  de  reconnaître  Tindépendance  de  111e  moyen- 
nant un  traité  de  commerce  avantageux  et  une  indemnité  pour 
les  colons.  En  effet ,  la  convention  fut  conclue  (juillet  1835  ) ,  et 
150  millions  furent  promis  à  la  France. 

Uîle  Bourbon  lui  avait  été  restituée  à  la  paix  :  dès  lors  die 
fit  de  nouveaux  efforts  pour  consolider  son  établissement  de 
Madagascar;  mais  elle  y  fut  traversée  parles  Anglais,  qui 
avaient  gardé  Tîle  de  France  ;  et  les  choses  allèrent  si  loin ,  que 
la  France  fut  forcée  d'y  faire  une  expédition  en  1829. 

Dans  les  affaires  de  la  Grèce ,  la  France  s'était  montrée  à  la 
hauteur  des  autres  puissances  ;  et ,  dans  le  remaniement  de 
territoires  qui  semblaient  devoir  résulter  de  cette  guerre ,  elle 
était  peut-être  à  la  veille  de  recouvrer  ses  frontières  du  Rbin. 

L'expédition  d'Alger  vint  lui  offrir  une  nouvelle  occasion  de 
déployer  ses  forces.  Les  remèdes  dont  on  fit  l'essai  après  le  con- 
grès de  Vienne  contre  la  piraterie  des  Barbaresques ,  n'avaient 
point  réussi.  Le  dey  d'Alger,  Hussein,  réclamait  de  la  France 
une  dette  qui  remontait  à  l'expédition  d'Egypte  ;  et  le  gou- 
vernement entendait  en  retenir  une  partie  destinée  à  rembou^ 
ser  les  négociants  de  Marseille ,  créanciers  de  sujets  algériens. 
Pendant  la  négociation ,  Hussein  irrité  frappa  au  visage,  avec 
son  éventail,  le  représentant  de  la  France.  Celui-ci  s'embarqaa 
aussitôt ,  et  la  France  envoya  une  escadre  devant  le  port  d'Al- 
ger. Le  blocus ,  trèSHliffîcile  à  maintenir  sur  des  côtes  souvent 
battues  par  la  tempête ,  dura  deux  ans ,  un  débarquement  pa- 
raissant aux  hommes  du  métier  présenter  de  trop  grands 


LA  BESTAUBATION.  367 

rai|KS.  Eofio,  Ja  France  somma  le  dey  de  se  décider  entre 
we  Rparatioo,  ou  la  guerre  (août  1S29).  Comme  Hussein  ré* 
pondit  à  coops  de  canon,  il  ne  resta  plus  qu*à  faire  de  même. 
Cette  expédition  plaisait  fort  au  cabinet;  elle  donnerait  de  l'oc- 
cQpition  aox  braves,  un  texte  de  discussion  à  tous,  et  la  France 
ic  laisserait  prendre,  comme  toujours,  au  prestige  de  la  victoire. 
LeeoBitede  Bourmont,  ministre  de  la  guerre,  obtint  le  com- 
maodeinent;  et  cent  trente  bâtiments  armés,  auxquels  on  joi- 
^it  cinq  cent  trente-deux  navires  de  charge,  partirent  de  Tou- 
loB  sous  les  ordres  de  Tamiral  Duperré ,  avec  trente-sept  mille 
iHNnoies,  quatre  mille  chevaux,  et  soixante-dix  pièces  d*artillerie. 
Ai^  fut  contraint  de  capituler  (  5  juillet  1830  )  :  c'était  le  plus 
beau  fait  d*annes  assurément  que  Ton  eût  vu  depuis  quinze  ans. 
Charles  X  crut  avoir  trouvé  dans  ce  triomphe  Toccasion  la 
plos  propice  pour  effectuer  ce  qu*il  méditait  depuis  quelque 
temps,  et  pour  affermir  la  monarchie,  en  sortant  des  voies  lé- 
cales.  11  était  incapable  de  juger  des  progrès  de  Topinion, 
dont  les  lîbéraax  ne  se  rendaient  pas  compte  eux-mêmes.  Ce 
0niTemement  n*avait  d'attention  que  pour  les  deux  partis 
aristocratique  et  bourgeois,  et  ne  s'était  point  préoccupé  du 
poiple;  les  libéraux ,  de  leur  c6té,  n'avaient  pas  fait  davantage. 
Le&  royalistes  avaient  toujours  foi  dans  l'éternité  de  la  dy- 
oasliede  saint  Louis,  et  croyaient  le  moment  venu  d'extirper 
les  pousses  menaçantes  de  l'arbre  révolutionnaire.  Les  mécon- 
tents ,  associant  la  prévoyance  à  l'irritation  de  la  disgrâce ,  s'é* 
taieot  serrés  autour  du  duc  d'Orléans,  qui ,  sans  tramer  avec 
eux,  proGtait  des  erreurs  du  gouvernement.  Les  doctrinaires, 
qui  Toiriaient  la  légalité ,  et  dont  il  ne  tenait  qu'à  la  couronne 
de  se  ÎBire  des  serviteurs  dévoués ,  s'étaient  aussi  jetés  du  côté 
des  libéraux. 

Mais  le  libéralisme  n'avait  songé  qu'à  la  classe  commerçante 
et  à  celte  des  propriétaires;  ses  progrès  ne  profitaient  pas  aux 
masses.  Par  ses  attaques  systématiques,  justes  ou  non ^  par 
rrtte  défiance  obstinée  qui  ne  permet  ni  le  bien  ni  le  mal ,  ni 
h  ^blesse  ni  l'énergie ,  il  avait  enlevé  au  pouvoir  la  force  né- 
cessaire pour  se  faire  respecter.  Pour  se  rendre  un  certain  parti 
favorable,  il  mit  la  religion  sous  ses  pieds.  L'économie  poli- 

21. 


268  LES  TB0I8  JOtlBllÉES  DE  JUILLET. 

tique  ne  se  préoccupait  que  de  ^augmentation  et  non  de  la  ré- 
partition des  richesses.  Quelque  cliose  de  plus  sérieux  et  de  plus 
efficace  allait  se  substituer  aux  doctrines  boiteuses  du  libéra- 
lisme. 

L'opposition  laissa  paraître  son  déplaisir  de  la  prise  d'Alger, 
qui  rendait  de  l'éclat  aux  armes  françaises.  Comme  l'An- 
gleterre n'en  cachait  pas  non  plus  son  mécontentement,  ja- 
louse qu'elle  était  de  ne  pas  dominer  sur  la  Méditerranée,  on 
pressentait  une  guerre,  sur  laqudle  les  banquiers  spéculaient 
déjà.  Mais  la  guerre  était  au  dedans,  où  rirritatîon  grandis^ 
sait  à  mesure  que  le  gouvernement  paraissait  s'opiiiiâtier  da- 
vantage dans  sa  marche  anti-libérale.  Les  deux  puissances  mo- 
narchique et  parlementaire  se  préparèrent  donc  à  une  bataills 
décisive. 


LES  TROIS   JOURNEES  DE  JUILLFf. 


L'épreuve  de  la  dissolution  de  la  cliambre  ayant  UNuné 
contre  le  ministère ,  il  en  conclut  qu'il  n'était  pas  possible  de 
régner  avec  la  charte,  et  se  décida  à  la  violer  par  ordonnances. 
Mais,  tyrans  tout  au  plus  pour  faire  un  coup  d'État,  ils  ne  pri- 
rent que  des  précautions  frivoles ,  au  lieu  d'employer  l'armée 
tout  entière,  ri'ayant  toujours  eu  en  face  d'eux  que  des  gens 
de  lettres,  des  négociants  et  des  doctrinaires,  ils  ne  s'attendaient 
qu'à  des  paroles  :  illusions  funestes,  qui,  en  tombant,  ne  pou- 
vaient laisser  aller  après  elles  que  le  découragement.  Les  or- 
donnances qui  parurent  le  25  juillet  touchaient  deux  points  que 
nous  avons  dit  capitaux  pour  l'oppontion  :  l'élection  qu'elles 
modifiaient  au  profit  du  privilège,  et  le  journalisme  qu'elles  sou- 
mettaient à  la  censure.  C'était  frapper  à  la  fois  la  puissance  poli* 
tique  dans  la  législature,  et  la  puissance  morale  dans  la  presse; 
c'était  blesser  tous  les  intérêts  que  la  presse  faisait  vivre,  jeter 
dans  l'inquiétude  les  spéculateurs,  et  mettre  en  mouvement 
tous  ceux  qui  espéraient  tirer  quelque  chose  du 


IMS  TB018  JOUBNKES  DE  JUILLET.  3S^ 

A  la  première  nouvelle  des  ordonnances ,  Paris  fut  consterné. 
Tlwn,  Châtelain  et  Cauchois-Lemaire  rédigèrent  une  protesta- 
two  eootre  la  violation  des  libertés  publiques.  Les  bureaux  des 
JDuniani  devinrent  des  centres  de  résistance.  En  dépit  des  or* 
doBBaoces,  qui  soumettaient  leurs  articles  à  une  censure  pré- 
tentife,  ib  forent  publiés ,  et  raotorité  fat  ainsi  obligée  de  re- 
courir à  b  force  pour  les  supprimer. 

Les  boimnes  compromis  s'efforçaient  de  propager  la  résis- 
tance. Les  imprimeurs  fermèrent  leurs  ateliers,  et  répondirent 
aai  euvricn  qui  vinrent  pour  travailler,  que  c'en  était  fait  de 
la  liberté;  que  le  gouvernement  avait  décrété  la  tyrannie  et 
tooles  ses  conséquences.  La  rente  baissa ,  des  faillites  devin- 
rent  imminentes;  la  fermentation  s*accrut  jusqu'au  tumulte 
(27  juillet  1830). 

La  cour,  étrangement  abusée,  s'était  retirée  à  Salnt-Cloud  , 
saDsméme  donner  avis  de  rien  au  corps  diplomatique.  Outre 
ks  Suisses,  il  n'y  avait,  pour  protéger  Paris,  que  peu  de  troupes, 
ajant  à  leur  tête  Marmont,  sur  qui  pesaient  les  souvenirs  de 
1814.  La  garde  nationale  avait  été  dissoute;  et  ce  peuple,  à  qui 
Ton  n'avait  pas  songé,  se  souleva  terrible.  Les  mouvements 
oairaeneèrent  le  soir  du  37  juillet.  Les  élèves  de  l'École  po- 
irtechnique  se  jetèrent  dans  ce  tumulte ,  et  ces  officiers  impro- 
visés dirigèrent  Félan  désordonné  de  gens  qui  n'avaient  d'autres 
araies  que  celles  que  le  basard  leur  fournissait ,  principalement 
les  pavés  des  mes.  Les  barricades  s'élevèrent  de  toutes  parts  ;  le 
drapcBU  tricolore  fut  arboré,  et  l'action  s'engagea  aux  cris  de 
ficeia  Charte!  Chaque  détour  devint  une  embuscade,  chaque 
fenêtre  une  meurtrière,  d'où  les  tirailleurs  abattirent  les  lanciers 
et  les  gendarmes;  des  actes  de  oourage,  de  férocité,  de  dé- 
I,  de  générosité,  de  sang«froid ,  se  produisirent  péle-méle, 
il  arrive  au  sein  d'une  foule  passionnée  qui  n'a  d'autre 
guide  que  sa  fiireur.  Bien  des  victimes  tombèrent  de  part  et 
d'autre.  lLa  colère  du  peuple  se  tourna  sur  la  religion ,  qui 
était  représentée  comme  l'instrument  du  despotisme.  Les  croix 
furent  abattues,  des  églises  dévastées  ;  l'archevêché  fui  saccagé. 
Les  troupes,  trop  peu  nombreuses,  n'opéraient  qu'avec  hésita- 
tion: et  la  révolution  en  peu  de  temps  fut  maîtresse  du  terrain. 


300  LES  TROIS  JOURNÉES   DE  JUILLBT. 

Le  peuple  triomphait  ;  un  parti  voulait  la  république  ;  mais  les 
baoquiers,  les  gens  de  lettres  ,  les  propriétaires,  effrayés,  ga- 
gnèrent du  temps  :  beaucoup  d'entre  eux  voulaient  que  Ton  trai- 
tât avec  la  cour,  la  charte ,  que  Ton  invoquait,  déclarant  le  roi 
inviolable  ;  mais  il  était  trop  tard.  La  Fayette,  Thonnéte  homme, 
créé  tout  exprès  pour  venir  après  toutes  les  insurreetions  et  les 
couvrir  de  son  nom,  retrouva  sa  popularité  d'autrefois;  il  dé* 
claraà  Thôtel  de  ville  que  Charles  X  avait  cessé  de  régner. 

Le  banquier  Laffitte  s'était  fait  un  grand  renom  de  probité  : 
gouverneur  de  la  Banque  dans  les  dernières  années  de  Tempire, 
il  refusait  un  traitement  de  cent  mille  francs;  Napoléon,  en  par- 
tant pour  Texil ,  avait  remis  ses  capitaux  entre  ses  mains;  les 
Bourbons  dans  les  Cent-Jours  en  avaient  fait  autant:  Louis  X Vlll 
lui  avait  àù  des  adoucissements  pendant  son  exil  ;  Paris  lui 
avait  été  redevable  de  pareils  services  pendant  l'occupation.  Il 
avait  résisté  aux  oppressions ,  contribué  à  restaurer  les  finances 
publiques;  il  voulait  rendre  le  pays  plus  éclairé  et  plus  libre. 
Défenseur  de  la  charte  contre  l'arbitraire,  il  avait  fait  de  sou 
hôtel  le  quartier-général  de  l'opposition;  les  exilés,  les  perse* 
cutés  trouvaient  près  de  lui  des  secours.  Louis-Philippe  d'Or- 
léans, à  qui  il  avait  fait  passer  des  fonds  en  1815,  lors  de  $a 
fuite,  étiit  devenu  son  ami.  Ce  fut  donc  dans  son  liAtel  quelles 
champions  du  libéralisme  se  réunirent  pour  décider  du  sort  de 
la  France,  qu'ils  avaient  soulevée;  et,  devenus  des  héros  quand 
le  courage  avait  cessé  d'être  un  danger,  ils  songeaient  à  s'ap- 
proprier la  victoire  du  peuple  ;  et,  se  plaçant  entre  lui  et  Tordre 
de  choses  qu'ils  avaient  renversé,  ils  firent  passer,  selon  leur 
habitude,  un  parti  moyen.  Louis-Philippe  d'Orléans  avait  noble- 
ment soutenu  l'adversité  ;  il  était  éclairé,  libéral.  Depuis  sa  ren- 
trée en  France,  il  était  le  but  des  espérances  et  des  intrigues 
du  parti  qui,  triomphant  enfin,  le  pressa  de  prendre  la  ooo- 
ronne.  Le  peuple  et  la  jeunesse,  qui  par  instinct  vont  droit, 
au  fond  des  choses,  et  mettent  de  côté  les  transactions  pour 
arriver  à  la  réalité  des  situations  politiques,  ne  voulaient  pas 
seulement  quelque  chose  de  mieux  que  ce  qui  venait  de  périr, 
mais  bien  quelque  chose  de  nouveau;  non  pas  de  simple 
changements  de  personnes ,  n^-'^is  la  consécration  du  gouverDe« 


LE»  TROIS  JOUEIfÉBS  DB  JUILLET.  S61 

représentatif.  Us  se  serraient  à  Tbôtel  de  ville  autour  de 
b  FflfeCle ,  pour  avoir  la  république. 

Les  libéraux,  déjà  effrayés  de  leur  hardiesse,  n'avaient  pas 
soo§é,  en  renversant  le  gouvernement  de  Charles  X,  aux 
noveos  d*en  constituer  un  nouveau  ;  ils  flnirent  par  triompher 
des  hésitations  de  Louis-Philippe,  qui  se  décida  à  monter  à  che- 
val, et,  s'avançant  à  travers  les  rues  dépavées,  se  rendit  à  Thôtel 
de  nlle.  La  Fayette  l'embrassa  ;  et  cet  embrassement  rétablit 
le  trône  des  Bourbons  au  lieu  même  où  l'on  venait  de  com- 
battre pour  le  renverser.  La  France,  accepta  cette  royauté 
noavelle  comme  symbole  d'un  principe.  La  Fayette  avait  rédigé 
on  programme  tout  aussi  vague  que  la  déclaration  des  droits, 
de  89;  diargé  de  le  présenter  à  Louis*Philippe>  il  lui  dit  : 

•  Tous  savez  que  je  suis  républicain,  et  que  je  regarde  la  cons- 

•  titDtion  des  États-Unis  comme  ce  qui  existe  de  plus  parCût. 

•  Elle  ne  convient  pas,  quant  à  présent,  à  la  France;  ce  qu'il 
«  toi  6ut ,  c'est  un  trône  populaire ,  entouré  d'institutions  ré- 

•  poblicaines.  »  La  phrase  eut  du  succès.  Huit  jours  après  la 
rérolntion ,  Louis-Philippe  d'Orléans  était  déclaré  roi  par  une 
chambre  des  députés  qui  n'avait  pas  reçu  ce  mandat;  et  il 
promit  que  «  la  Charte  serait  désormais  une  vérité.  » 

Charles  X  et  son  fils  envoyèrent  leur  abdication,  et  l'ancienne 
dynastie  s*achemina  vers  Cherbourg  pour  quitter  la  France;  le 
peuple  la  regarda  passer  d'un  air  indifférent  et  digne,  montrant 
par  li  combien  sa  condition  morale  s*était  améliorée  depuis  la 
fuite  de  Varennes.  Paris  se  mit  à  repaver  ses  rues ,  et  se  trouva 
de  nouveau  monarchique;  la  France,  habituée  à  ne  vivra  et  à 
ne  penser  que  d'après  Paris,  applaudit  à  la  royauté  nouvelle, 
comme  elle  avait  détesté  l'autre,  toujours  à  Finstar  de  Paris. 

Ceux  qui  expliquent  dynastiquement  l'histoire  de  France 
comme  une  lutte  continue  entre  les  deux  branches  de  Bour- 
bon, crurent  que  le  triomphe  de  la  dernière  supprimait  la 
cause  des  agitations.  Les  libéraux  s'applaudissaient  de  leur 
sucfès  :  ils  avaient  obtenu  la  garde  nationale,  le  jury  pour  1m 
déKude  presse,  la  responsabilité  des  ministres,  l'intervention 
des  citoyens  dans  la  formation  des  administrations  départe- 
mentales  et  municipales,  la  réélection  des  députés  promus  à 


362  AEVOLUTION  BB   1830. 

desfonetions  publiques.  Ce  trône,  érigé  au  Palais-Royal,  au  mi- 
lieu des  boutiques  qui  garnissent  ses  galeries,  était  salué  comme 
le  triomphe  de  la  bourgeoisie  et  de  la  classe  moyenne  sur  Taris- 
tocratie.  Mais  on  tremblait  de  reconnaître  la  souToraineté  po- 
pulaire en  donnant  à  la  nourelle  monarchie  la  légitimation  du 
suffrage  national,  et  Ton  s'en  tint  à  une  quasi4égUimité  de  fait 
accompli.  Le  peuple,  qui  avait  été  le  hâros  de  la  bataille  dont 
la  bourgeoisie  recueillait  les  fruits,  le  peuple  resta  encore  sans 
consistance  et  sans  représentation. 


REVOLUTION   DE  1850. 


Le  ministère  qui  fut  constitué  après  les  trois  jours  fut  une 
confusion  de  volontés  disparates  :  entre  les  républicains,  les 
impérialistes,  les  monarchistes  de  juillet,  les  légitimistes,  il 
était  difficile  de  marcher,  comme  il  arrive  toutes  les  fois  que 
l'autorité  est  renversée,  que  le  pouvoir  est  sur  la  place  publique, 
et  qu'un  parti  est  triomphant,  mais  sans  bien  savoir  encore  où  il 
veut  se  diriger,  et  sans  pouvoir  juger  des  obstacles.  Le  parti  mo- 
déré ,  ne  pouvant  suffire  à  la  tâche,  se  retira.  Alors  se  forma  le 
ministère  Lafiitte  (  3  novembre  ) ,  «  qui  voulait  à  l'intérieur  un 
a  trône  entouré  d'institutions  républicaines;  au  dehois,  sou- 
«  tenir  en  tous  lieux  la  liberté ,  et  venger  la  France  des  bon- 
«  teux  traités  de  1815.  »  Mais,  en  voulant  contenter  tout  le 
monde ,  il  ne  satisfit  personne;  et  le  banquier  sortit  ruiné  d'un 
ministère  où  d'autres  savent  s'enrichir.  Alors  on  se  tourna  vers 
ces  hommes  qui  tiennent  compte  des  faits  et  non  des  idées  ;  et 
Talleyrand ,  l'un  de  ces  politiques  qui  trouvent  que  la  première 
nécessité  est  de  gouverner,  entreprit  de  maintenir  la  paix  et  de 
rétablir  l'ordre. 

Restait  à  effacer  Taffront  des  traités  de  1815.  Les  rois, 
fidèles  au  dogme  de  la  Sainte- Alliance ,  s'armèrent  de  toutes 
parts}  et  déjà  les  Cosaques  montaient  à  cheval  pour  inonder  de 
nouveau  les  rives  du  Khin  et  de  la  Seine.  La  France ,  presque 


BÉTOLDTION  DB   1830.  98) 

,  ^tée  de  plus  par  les  secousses  récentes  d*une  révo- 
lotMO,  D*avail  que  deux  partis  à  prendre  pour  conjurer  le  péril  : 
M  s'allier  sioeèrement  aux  peuples  décidés  à  Fimiter,  en  ex« 
ptsaot  rSurope  entière  à  un  bouleversement  radical  ;  ou  se 
Inraer  à  ûivoriser  les  soulèrements  partout  où  ils  éclateraient , 
autant  qu*il  le  faudrait  pour  occuper  ses  ennemis,  et  se  garantir 
elle-roéôie  en  sacrifiant  les  autres.  Cest  à  ce  dernier  parti  qu*elle 

La  Russie  s'étendait  alors  vers  TAsie ,  et  convoitait  avide- 
oKBtle  Bosphore.  Le  mécontentement  de  Tltalie  et  Tambition 
de  la  Prusse  tenaient  TAutriche  en  éveil.  L'Angleterre  décli- 
nait en  Orient  par  les  agrandissements  de  la  Russie,  et  à  Tinté- 
mor  avait  peine  à  contenir  une  population  affamée.  En  Es- 
pagne, Ferdinand  VU  avait  mécontenté  le  parti  absolutiste, 
qm  jusqu'alors  avait  fait  sa  force,  en  épousant  Marie-Cbristine 
ée  Btmrboa ,  et  plus  encore  en  abolissant  la  loi  saiique,  ce  qui 
écartait  du  trône  don  Carlos,  espoir  de  cette  faction.  En  Por* 
tDgal,  la  couronne  était  aussi  disputée  entre  dona  Maria,  fille 
iledon  Pedro,  et  son  frère  don  Miguel.  La  Belgique  était  irritée 
contre  le  roi  Guillaume  pour  motifs  religieux,  et  à  raison  de 
ses  préférences  pour  les  Hollandais.  En  Pologne,  la  noblesse 
anit  tenté  plusieurs  soulèvements.  La  Prusse  luttait  avec  les 
(itmaces  rhénanes;  partout,  en  un  mot,  les  peuples  deman- 
daient une  réforme. 

Us  tournaient  avec  angoisse  leurs  regards  vers  la  France , 
^  admiration  devant  ce  qu'elle  s'était  donné  :  la  liberté  de  cens» 
eienee,  et  la  délégation  conditionnelle  du  pouvoir,  faite  par  les 
^vemés  aux  gouvernants;  on  supposait  qu'elle  porterait  au 
(leboisrardeurdont  elle  était  enflammée,  qu'elle  proclamerait  la 
ttiote-alliance  des  peuples,  comme  Alexandre  avait  proclamé  la 
saiste-alliance  des  rois,  et  qu'à  la  garantie  mutuelle  des  usur- 
pations elle  substituerait  la  garantie  mutuelle  des  droits. 

Mais  le  libéralisme  propriétaire  et  savant  était  intéressé  à  la 
paix  ;  et  là  encore,  cherchant  sa  voie  dans  un  juste  milieu  et  n'o- 
sant proclamer  la  solidarité  des  peuples,  il  inventa,  comme  sym- 
liole  de  sa  nouvelle  politique,  la  non-intervention,  La  Sainte- 
AUiaiice  avait  proclamé  que  les  rois  pourraient  se  mêler  du 


264  BÉVOLUTION   DE   1830. 

gouveniement  intérieur  de  chaque  État,  poar  y  barrer  le  passage 
aux  institatioDS  libérales  :  une  révolution  faite  au  nom  de  la 
liberté  pouvait-elle  faire  moins  que  de  proclamer  un  principe  op- 
posé à  celui  qui  Tavait  comprimée  jusque-là?  Mais  la  France,  en 
mettant  en  avant  ce  principe,  répudiait  le  noble  rôle  de  protec- 
trice des  peuples.  En  reconnaissant  néanmoins  à  chacun  le  droit 
de  régler  ses  aiïiaires  intérieures  comme  il  Tentendait,  c*était 
prendre  un  engagement  contre  quiconque  voudrait  y  porter 
obstacle. 

Les  libéraux  du  dehors  suivaient  avec  une  attention  inquiète 
les  débats  de  la  tribune  française ,  pour  connaître  comment 
serait  expliquée  la  non-intervention;  puis,  Tentendant  procla- 
mer telle  qu'ils  la  désiraient ,  ils  se  mirent  à  déchirer  avec  le 
glaive  cette  carte  deTEurope  que  le  glaive  avait  tracée  en  1814. 
Aussi  la  révolution  de  Paris  s'étendit-elle  bien  plus  rapidement 
que  celle  de  1789,  attendu  qu'elle  était  politique ,  tandis  que  la 
première  était  sociale. 

Au  temps  où  Napoléon  distribuait  aux  siens  peuples  et  cou* 
ronnes,  la  Hollande  avait  été  donnée  comme  fief  à  Louis 
Bonaparte,  puis  réunie  à  Tempire  comme  complément  de  terri- 
toire. Mais,  à  la  chute  de  Napoléon,  à  peine  Molitor  sortait-il 
d'Amsterdam,  que  les  autorités  françaises  prirent  la  fuite;  on 
abattit  les  signes  de  la  domination  étrangère  et  du  blocus,  et 
Guillaume  d'Orange-Nassau  se  proclama  prince  souverain  par 
la  grilcede  Dieu.  Il  paria  en  monarque,  et  au  nom  de  ses  hauts 
alliés  ;  en  un  mot,  il  transforma  Tantique  république  en  monar- 
chie, promettant  toutefois  une  constitution ,  comme  tous  le 
faisaient  alors. 

Et  en  effet  on  en  proclama  une ,  par  laquelle  le  roi  s*attri- 
buait  le  pouvoir  constituant  et  une  grande  partie  delà  puissance 
législative.  Les  communes  et  les  provinces  se  virent  réduites  à 
l'administration  de  leurs  intérêts  particuliers  ;  les  états  provin- 
ciaux furent  chargés  de  les  réprimer  au  besoin.  Ceux-ci  devaient 
élire  les  membres  des  états  généraux,  mais  sans  pouvoir  ni  dicter 
leurs  votes,  ni  leur  donner  des  instructions.  Point  de  jury,  du 
reste,  point  de  responsabilité  ministérielle,  point  de  liberté  de 
la  presse  ;  Tinstruction  publique  était  dans  la  main  du  gouver- 


BBTOLUTION  DB   1830.  *  265 

Goîllanme,  pendant  les  Cent-Jours,  prit  le  titre  de  roi 
dciftjs-Bas,  donna  à  son  héritier  celui  de  prince  d*Orange, 
etnaïaiiia  la  constitation  :  il  établit  deux  chambres,  se  réser* 
nnt  la  nomination  à  la  chambre  haute  ;  il  laissa  aux  états 
provinciaux  le  droit  d*élire  h  la  chambre  basse;  tous  les  cultes 
forent  déclarés  égaux,  et  les  emplois  accessibles  à  tous,  sans 
distinction  de  religion. 

Les  Belges,  que  Napoléon  avait  réunis  à  la  France,  s*en 
étaient  détachés  en  1814,  et  ne  s*en  rapprochèrent  pas  dans 
lesCent  Jours.  Ainsi  la  France,  comme  jadis  rAutriche,les  avait 
eus  avec  la  victoire,  et  elle  les  avait  perdus  avec  elle.  Us  n'a- 
nient  point  de  dynastie  dont  on  put  invoquer  la  légUimité;  ils 
o'araieot  point  songé  à  se  constituer  en  république.  S'il  survi- 
vaitqnelques  regrets  de  Tancienne  administration  autrichienne, 
on  se  rappelait  les  bouleversements  apportés  dans  le  pays  par 
^phll.  En  conséquence,  la  Belgique  fut  donnée  à  la  maison 
d'Orange  à  titre  d augmentation  de  territoire  y  avec  le  grand- 
docbé  de  Luxembourg,  qui  fait  partie  de  la  confédération  ger- 
utoiqoe. 

U  constitution  hollandaise  dut  s'appliquer  aussi  aux  Belges  ; 
oiais  les  Wallons  et  les  Flamands  ne  s'étaient  jamais  fondus 
sTee aucun  des  peuples  qui  les  avaient  subjugués;  ils  n'étaient 
devenus  ni  Espagnols,  ni  Autrichiens,  ni  Français.  La  prépondé- 
rance donnée  si  imprudemment  à  deux  millions  de  Hollandais  sur 
quatre  millions  de  Belges  n'en  fut  que  plus  lourde  à  ceux-ci , 
^la  difiBérenœde  religion;  un  roi  protestant  ayant  à  gouver- 
Ber  un  pays  où  l'idée  politique  était  depuis  longtemps  identifiée 
avec  ridée  religieuse.  Ils  jurèrent  donc  fidélité  à  Guillaume  I^'', 
•  taof  les  articles  qui  pouvaient  être  contraires  à  la  religion 
ealboUque.  »  Puis  les  évéques  de  Gand ,  de  Namur  et  de  Tour- 
Bay  firent  paraître  un  Jugement  doctrinal  contre  l'esprit  de  la 
constitution ,  touchant  laquelle  Rome  fit  aussi  des  réclamations. 
Le  roi ,  irrité ,  persécuta  les  réclamants ,  et  remit  en  vigueur 
^  articles  organiques  promulgués  par  Napoléon  à  la  suite  du 
concordat  :  ilexigeaque  la  nomination  des  curés  fût  approuvée  par 
le  gouvernement;  que  des  prières  publiques  fussent  faites  pour 
le  roi  ;  que  tes  juges  prétassent  un  serment  absolu  à  la  consti- 

23 


366  BéVOLUTION  DB   1830. 

tution.  Ceux  qui  s*y  refusèrent  ou  qui  y  apportèrent  des  res- 
trictions furent  destitués  sans  forme  de  procès.  L*abbé  Foere, 
rédacteur  du  Spectateur  befge,  journal  ecclésiastique,  fut  tra- 
duit devant  une  cour  spéciale.  La  création  de  nouvelles  univer- 
sités supprimait  aussi  le  droit  des  évéques  sur  renseignement 
théologique,  ce  dont  ils  se  plaignirent.  L'évéque  de  Gand  notam- 
ment fut  poursuivi  «  pour  avoir  entretenu  une  correspondance 
sur  des  matières  religieuses  avec  une  cour  étrangère,  •  c*est-à- 
dire  avec  le  pape.  Il  fut  condamné  à  la  déportation  et  au  carcan. 
Il  prit  la  fuite ,  et  son  nom  fut  placardé  au  pilori,  entre  ceux  de 
deux  malfaiteurs.  Le  roi  exigea  que  ses  vicaires  généraux  con- 
tinuassent à  administrer  le  diocèse;  sur  leur  refus,  ils  furent 
suspendus.  Les  prêtres  qui  censuraient  les  actes  du  gouvernement 
furent  sévèrement  atteints;  des  curés  et  des  chanoines  virent 
leurs  traitements  confisqués ,  et  les  voeux  irrévocables  lurent  dé- 
fendus. 

Depuis  la  réforme ,  les  catholiques  hollandais  étaient  en  re- 
lation avec  le  nonce  apostolique  résidant  à  Bruxelles,  qui  en- 
voyait les  dispenses  et  conférait  leurs  pouvoirs  aux  archiprétres. 
Guillaume  voulut  intenter  un  procès  à  celui  d'Amsterdam, 
parce  qu'il  avait  correspondu  avec  le  représentant  pontifical;  et 
ce  fut  à  peine  si  l'émotion  qui  se  répandit  parmi  les  catholiques 
put  le  décider  à  y  renoncer.  Il  favorisait  au  contraire  Tancienne 
Église  janséniste  hollandaise ,  et  les  élections  schismatiques  des 
évéques  d'Utrecht,  de  Deventer  et  de  Harlem.  La  publication 
du  jubilé  fut  interdite  ;  le  clergé  eut  défense  de  s'assembler  pour 
des  exercices  dans  des  lieux  de  retraite,  et  de  partir  pour  les 
missions;  les  sièges  furent  laissés  vacants  ;  une  partialité  si  mani* 
feste  exaspéra  toutle  clergé  catliolique.  Guillaume  alla,  en  1825* 
jusqu'à  prétendre  que  toutes  les  écoles  et  tous  les  professeurs 
fussent  autorisés  parle  gouvernement;  que  ceux  qui  faisaient  j 
leurs  études  au  dehors  ne  seraient  point  admissibles  aux  em- 
plois; puis  11  abolit  les  petits  séminaires,  cherchant  à  foire  passer 
dans  les  mains  des  protestants  la  direction  des  collèges  nouveaux 
et  de  l'enseignement  philosophique ,  attendu  que  les  clercs  ne 
pouvaient  entrer  au  séminaire  qu'après  avoir  passé  par  le  col- 
lège philosophique. 


BBVOLCTIOn  J>B  1830.  167 

GaUaome  <f  Orange  fiiîsait  donc  revivre  en  grande  partie  les 

jiRiatioDs  de  Joseph  II,  sans  en  redouter  les  suites;  et  ceux 

9»  avent  que  toutes  les  libertés  se  tiennent  par  la  main ,  s'ef- 

hmaa  de  le  voir  s*attaquer  aux  plus  sacrées ,  celles  qui  tou* 

dient  à  la  conscience  et  au  droit  domestique.  Qu*en  résulta- 

t-il?e'est  que  les  libéraux  s'allièrent  aux  catholiques,  qui,  sans 

s'inqniéler  de  l'épithète  de  jésuites,  reconnurent  ce  qu'il  y  avait 

de  noble  et  dlmportant  pour  tous  dans  cette  résistance  à  l'aiiii-^ 

tnire.  On  voyait  en  outre  de  très-mauvais  œil  la  dette  publique 

s'Mcrottre,  en  même  temps  que  les  richesses  du  roi  de  Hollande 

ngmeotaient  Puis ,  un  pays  que  sa  nature ,  sa  langue ,  ses  in- 

loto  rattachent  étroitement  à  la  Fran<se,  prenait  naturellement 

oemple  sur  elle;  tranquille  quand  la  France  était  en  repos, il 

>'4gitait  aussitôt  qu'elle.  Ainsi  la  Belgique  portait  ce  joug  en 

inoiissaat.  Dans  les  dernières  années  elle  était  irritée,  de  plus, 

delà  disproportion  qui  existait  entre  la  représentation  nationale 

^  ics  contributions,  et  de  ce  que  le  roi,  qui  se  défiait  d'elle,  la 

saoiiait  à  la  prospérité  des  Hollandais,  qu'elle  détestait  autant 

qD'eDe  en  était  méprisée. 

Ia Journaux ,  surtout  le  Courrier  des  Pays-Bas,  servaient 
d^orgnes  à  ces  mécontentements;  mais  le  gouvernement  y  ap-' 
P^aa  une  v^ression  rigoureuse ,  car  le  jugement  par  jury  n*é- 
t>it  pas  accordé  aux  délits  de  presse. 

DuM  la  seconde  chambre  des  états  généraux  il  s'était  formé 
■M  majorité  onx>sée  au  gouvernement;  de  toutes  parts  pleu- 
rent des  pétitions  pour  obtenir  le  jugement  parjurés ,  l'indé- 
P^oduee  des  magistrats,  la  responsabilité  des  ministres,  la  li- 
^de  la  presse  et  de  renseignement,  la  pleine  et  entière 
cxéoition  du  concordat  en  faveur  de  l'Église  catholique. 

Il  avait  été  établi,  en  1819,  que  les  chambres  voteraient  l'im- 
Pôt  pour  dix  ans,  après  quoi  un  nouveau  budget  serait  réglé  pour 
^  niéaie  laps  de  temps  par  les  états  généraux.  Mais  les  catho- 
%Ks,  alliés  aux  libéraux  dans  la  seconde  chambre ,  refusèrent 
^  1628  d'accorder  les  impôts,  s'il  n'était  fait  droit  aux  récla- 
"^^lioBs  générales.  Le  peuple  battit  des  mains ,  et  le  gouveme- 
nentfoteoBtraiat  de  céder,  mais  il  destitua  touslesmagistrataqui 
avaient  |rô  part  au  vote.  DePotier,  mOmxvà'iamHiitoirêpkèio' 


268  BÉVOLUTION  DE   1830. 

sophique  des  conciles,  avait  fini  par  reconnaître  dequel  cAté  était 
la  liberté,  et  par  rire  de  ta  peur  quMnspiraient  les  jésuites  lors- 
que la  servitude  était  imminente  :  il  se  mit  à  la  tête  des  catholi- 
ques libéraux,  et  proposa  une  souscription  nationale  pour  indem- 
niser ceux  qui  souffraient  pour  la  liberté  du  pays.  Il  en  résulta 
une  confédération  qui  bientôt  fut  assez  forte  pour  repousser  les 
ordonnances  au  nom  de  la  loi,  et  qui  publia  une  espèce  de  ma- 
nifeste (22  février  1880).  Le  procès  intenté  contre  Potter,  Tiel* 
mans  et  Barthels,  ouvrit  Tarène  à  des  débats  très-fâeheox 
pour  le  gouvernement,  et  Texil  infligé  aux  prévenus  (  30  avril  ) 
fut  regardé  comme  un  affront  national. 

La  matière  ainsi  préparée,  il  ne  manquait  que  Tétincelle  pour 
Tembraser,  et  la  révolution  de  Paris  la  communiqua.  Le  26  août, 
après  une  représentation  de  la  Muette  de  Fortici,  les  Bruxellois 
se  soulevèrent,  demandant  leur  séparation  de  la  Hollande,  et 
un  prince  de  la  maison  d'Orange  pour  roi.  Un  mois  se  passa  en 
pourparlers  avec  la  cour  de  la  Haye  ;  puis  le  prince  Frédéric,  se- 
cond fils  de  Guillaume,  crut  trancher  la  question  en  marchant 
sur  Bruxelles.  Là  une  bataille  s^engagea  dans  les  rues  (  27  sep- 
tembre) ;  Tennemi  succomba,  et  la  place  des  Martyrs  rappelle 
encore  le  sang  qui  fut  versé  dans  ces  journées. 

L'insurrection  s'étendit  dans  tout  le  pays;  partout  les  troupes 
hollandaises  furent  battues,  et  Timplacable  maison  de  Nassau 
fut  renversée. 

Un  parti  poussait  la  Belgique  à  se  déclarer  en  république,  et 
à  donner  ainsi  l'exemple  à  l'Europe  ;  mais  les  modérés  pensèrent 
que  le  premier  besoin  du  pays  était  l'indépendance  ;  qu'il  ne  fal* 
lait  pas  se  mettre  en  hostilité  avec  l'Europe,  mais  profiter  au  con- 
traire du  moment  favorable  pour  obtenir  une  monarchie  natio- 
nale. Gerlach,  Nothomb,  Yan-de- Veyer,  Lebeau  et  Rogier,  dont  la 
révolution  vint  mettre  en  scène  le  caractère  et  les  talents,  soutin- 
rent ce  qui  convenait  au  pays,  surent  résister  à  des  exagérations 
généreuses ,  et  firent  adopter  la  monarchie  constitutionnelle, 
l'exclusion  de  la  maison  d'Orange,  l'indépendance  de  l'autorité 
ecclésiastique  vis-à-vis  le  pouvoir  civil ,  en  abolissant  le  ptacet, 
les  investitures  royales,  les  concordats,  et  en  proclamant  la  li- 
berté de  l'enseignement,  delà  prédication, de  la  oousdence.!^ 


BBVOLOTlOIf  DB   1880.  969 

t,  qm  avaient  pris  une  si  grande  part  à  la  régéné- 
mioD  de  leur  patrie,  furent  admis  à  siéger  dans  les  chambres. 

Cependant  la  Hollande  redemandait  ses  provinees  révoltées; 
h  Fnnee  leur  ouvrait  ses  bras  pour  les  absorber,  eomme  sous 
l*En^.  La  confédération  germanique  et  la  Prusse  se  croyaient 
neoaeées,  à  cause  du  Luxembourg  et  du  Limbourg  ;  et  ce  petit 
pays  6it  au  moment  d'embraser  TEurope.  Les  puissances  qui 
miat  consommé  la  réunion  de  la  Belgique  et  de  la  Hollande 
sint«poaèrent.en  proposant  un  armistice,  et  la  médiation  se 
eoafcrtiten  un  arbitrage  qui,  traînant  en  langueur,  n'amena 
pas  moins  de  quatre-vingts  protocoles. 

La  révolution  polonaise  coûta  plus  de  sang,  parce  qu'eHe 
naît  pour  cause  des  maux  plus  profonds.  C'était  avec  raison 
qi'cB  1816  les  vieux  Russes,  voulant  avant  tout  la  grandeur 
et  lenr  empire,  murmuraient  de  voir  donner  à  la  Pologne  une 
eoartitntion  particulière.  Mais,  d'un  côté,  les  puissances  au- 
ràtnt  vu  de  mauvais  oeil  sa  réunion  à  la  Russie,  et  demandaient 
poordledes  formes  légales  ;  de  l'autre,  Alexandre,  qui  était 
alon  dans  la  ferveur  des  idées  libérales,  voulut  constituer  ce  pays 
ca  Eut  particulier  (  27  septembre  1815).  Le  nouveau  royaume 
fut  proclamé  à  Varsovie  dans  oneassemblée  solennelle,  par  un  hé- 
nataux  aimes  de  Pologne,  ainsi  que  lestatutde  1791 .  Le  serment 
ée  fidélité  fut  prêté  au  nouveau  roi  avec  l'enthousiasme  de  l'es- 
pérance ;  partout  flottèrent  et  l'aigle  et  les  étendardsde  Sobieski  ; 
chaque  palatin  parut  au  couronnement  avec  sa  bannière  et  ses 
eouleurs.  «  Je  sais,  leur  dit  Alexandre,  combien  le  royaume  a 
souffert;  mais  des  institutions  libres  pourront  le  relever.  •  Il 
chai|cea  des  patriotes  illustres  du  soin  de  préparer  sa  constitn- 
tioo ,  qui  fut  rédigée  en  cent  soizante-dnq  articles ,  et  qui  oon- 
aéra  rindépendance  du  royaume.  L'impôt  et  les  lois  durent 
être  volés  par  la  représentation  nationale,  les  lois  et  les  actes 
&lts  en  langue  polonaise,  la  religion  catholique  maintenue  avec 
Ks  propriétés ,  les  juifs  tolérés ,  le  clergé  luthérien  salarié  par  le 
trésor  public,  les  paysans  affranchis  graduellement,  les  juges 
inamoribles  ;  l'armée  polonaise  conservée  comme  corps  distinct, 
sans  pouvoir  être  employée  hors  de  l'Europe.  Une  commission 
de  rinstruction  publique  fut  chargée  de  protéger  la  liberté  de  la 


w. 


270  RÉVOLUTION   DB   1830. 

(«esse,  et  d'en  empêcher  les  abus.  Une  diète  de  fioixante-qoatn 
sénateuffs  à  vie  fut  nommée  par  le  roi  ;  de  plus,  une  chambre  de 
soixante-dii-sept  nonces  fut  élue  parles  assemblées  des  nobles, 
avec  cinquante  et  un  députés  des  assemblées  communales,  for* 
mées  de  propriétaires  non  nobles,  de  chefs  de  fobriques,  de  gros 
marchands,  d'instituteurs  et  d'artistes.  Tous  les  emplois  de- 
valent  appartenir  aux  seuls  Polonais.  Mais  bientôt  des  pétitions 
réclamèrent  le  jnry,  la  liberté  de  la  presse;  on  demanda  qae  les 
décrets  fussent  contre-signes  par  un  ministre  responsable. 
Alexandre,  prenant  pour  des  actes  de  désobéissance  la  reven- 
dication de  droits  légitimes)  flt  clore  la  session  ;  il  répondit  (1823) 
aa  conseil  de  Varsovie,  qui  avait  laissé  percer  des  inqulétiides 
quant  au  maintien  de  la  constitution  :  «  Faites  compreiidre  aux 
habitants  que  la  patience  et  la  tranquillité  sont  les  seols  moyens 
deconduire  la  nation  à  la  félicité  ;  »  et,  «  pour  arrêter  les  abstrae^ 
tiens  insensées  de  la  .philosophie  moderne,  »  qui  troublèreot 
tant  d'États ,  il  prohiba  les  sociétés  secrètes  et  les  loges  maçon- 
niques. 

Alexandre ,  qui  venait  de  renier  la  révolution  grecque,  uni- 
quement parce  que  c'était  une  révolution  contre  ses  intéréu, 
était  tout  à  fait  conséquent  eu  cherchant  à  étouffer  chez  loi 
tout  foyer  de  libéralisme.  Quatre  ans  se  passèrent  sans  qu'il 
assemblât  la  diète*,  et,  lorsqu'il  vmt  à  la  rouvrir,  il  supprima 
la  publicité  des  discussions,  «  pour  faire  jouir  ses  sqjets  de  tons 
les  bienfaits  que  \eut  assurait  la  charte.  » 

Toute  la  noblesse  polonaise  est  sur  le  pied  de  l'égalité  ;  si  qœi- 
qves  nobles  possèdent  des  titres ,  Us  les  tiennent  de  l'étranger, 
ou  les  possédaient  avant  de  devenir  Polonais.  Cette  égalité  était 
un  moyen  d'union  et  de  force;  la  Russie  songea  à  la  détruire 
en  rendant  réels  les  titres  honoriflques,  et  l'on  enregistra  douze 
familles  de  princes,  soixante>quinze  de  comtes,  vingt  de  Larons; 
ce  qui  fit  naître  des  jalousies ,  des  ambitions ,  et  procura  à  la 
Russie  le  moyen  de  récompenser  la  servilité  et  de  surexciter 
toutes  les  vanités. 

La  constitution  polonaiso  portait  que  «  la  religion  catholique 
professée  par  le  plus  grand  nombre  sera  l'objet  de  la  sollicitude 
particulière  du  gouvernement ,  sans  préjudicier  à  lu  liberté  des 


BÉVOLUTION  DB  1880.  S7t 

eoltes,  dom  la  différenoe  ne  noira  pas  àla  jouiaianoedef 
Mis  chrils  et  polhiqaes.  Les  propriétés  du  clergé  romain  ou 
gRO-vii  sont  inaliénables.  U  siégera  dans  le  sénat  autant  d'é? é- 
qÊa  c8dM>lk|Bes  romains  qu'il  y  a  de  palatinats ,  et  un  évéque 
éo  coite  gree-nni.  Le  roi  nomme  les  évéques  et  les  arcbevéqôes 
écsdifférenta  cultes,  les  prélats  et  les  dianoines.  » 

Le  ezar  en  usa  pour  s'arroger  sur  le  clergé  catholique  une 
ioqnetioa  qu^il  fit  exercer  par  une  commission  des  cultes  et  de 
rnstmctioa  publique  ;  il  détermina  une  nouvelle  cireoascrîptioB 
écsdiocèacs,  entrara  les  rapports  avec  Rome,  et  bientdt  ne 
iiiiiinin  phm  son  rœa  de  rteiir  tous  ses  sujets  en  une  seule 


Cependant  la  Pologne  reeueillait,  elle  aussi,  les  bienfaiis  de 
la  paii  :  les  soutes,  les  édifices,  les  canaut,  s'étaient  multipliés  ; 
le  commerce  et  i*agriculture  avaient  prospéré  ;  la  dette  publique 
cuit  éteinte;  psrtooton  travalUait  la  laine ,  le  colon ,  le  Un;  on 
exploitait  les  mines  de  fer,  les  salines,  les  carrières  de  marbre; 
les  filles  s'embellissaient,  et  Tm^ersité  de  Varsofie  était  fio* 
rinDle.  Mais  la  pensée  de  la  nationalité  perdue  ne  meurt  pas, 
et  les  sociétés  secrètes  travaillaient  à  détruire  Tœuvre  de  Catbe- 
riae  ;  toes  se  r^pelaient  les  promesses  d'Alexandre ,  alors  que 
ce  prince  croyait  qu'il  était  de  son  droit  de  les  reprendre 
comme  il  les  avait  données,  en  vertu  de  la  même  autorité.  Il 
en  résulta  d'un  cdté  des  complots ,  et  de  l'autre  des  châtiments» 
Défense  lut  Hûte  aux  jeunes  gens  de  se  rendre  aux  universités 
d'Allemagne  ;  la  presse  fut  enchaînée;  on  accueillit  les  delà* 
lloos ,  on  persécuta  les  écrivains  *.  Le  prince  Constantin,  qui 
eonaumdait  Tamiée,  pouvait  ce  qu'il  voulait,  et  ses  volontés 
étaient  absohies.  A  la  mort  d'Alexandre,  envers  qui  les  Pok>* 
sais  conservaient  de  la  reconnaissance  pour  la  constitution  qu'il 

'  Le  célèbre  poêle  Mlbhtewits  fat  transporté  en  Rassie;  mais  là  aussi 
il  ndta  des  sympathies  dangereuses.  L^exil  loi  donna  de  nouvelles 
faites  ;  et,  ayant  vu  de  loin  soceomber  sa  patrie,  il  chanta  les  Pèlerins 
polMols  CB  style  biUiqoe,  et  coaserva  une  ici  imperturbshie  dsm  le 
trioaylie  de  la  liberté.  Il  a  cra  deraièremcat  Tapercefoir  dam  une  ré- 
vâÉliea  et  oae  reUgioa  nouvelle. 


373  BKVOLUTION  DB   18S0. 

leur  avait  donnée,  Nieoias  se  fit  couronner  rot  de  Pologne;  et, 
en  recevant  le  sceau,  la  bannière,  Tépée,  le  manteau,  le  sceptre 
et  la  couronne ,  Il  jura  «  de  régner  pour  le  bien  de  la  natioo 
polonaise,  conformément  à  la  charte  donnée  par  son  prédéeesr 
seur.  « 

La  nouvelle  de  la  révolution  de  Paris  produisit  aussi  une 
vive  impression  dans  ce  pays,  et  les  préparatife  de  Tempereur 
contre  la  France  accélérèrent  Texplosion.  La  frano-maçoo- 
nerie,  introduite  en  Pologne  par  Dombrowski,  s^était  pro- 
pagée dans  Tarmée,  dans  les  universités  et  parmi  les  ci- 
toyens V  et  faisait  voir  de  très-mauvais  œil  une  guerre  contre  la 
France.  Les  généraux  eux-mêmes  y  répugnaient,  persuadés 
qu'ils  n'avaient  qu*à  y  perdre.  On  avait  de  Targent ,  des  armes, 
riiabileté  nécessaire  pour  s*en  servir  ;  et  Tavant^i^rde  de  la 
Russie  Gt  voile-face  contre  elle ,  comme  on  Ta  dit  avec  raison. 
La  police,  qui  avait  connaissance  de  trames  secrètes,  fit  de 
nombreuses  arrestations  ;  mais  Constantin  ne  se  montrait  pis  ef- 
frayé. La  révolte  éclata  le  39  novembre  1830,  et  il  y  eut  de  noffl- 
breuses  victimes;  Constantin  vit  cette  belle  armée,  dans  la- 
quelle il  sejcomplaisait,  se  tourner  contre  lui.  L'aigle  blanche 
fut  arborée  partout ,  au  chant  national  :  a  Non,  Pologne,  ta 
ne  manques  pas  de  défenseurs  !  »  et  après  une  bataille  sang^te 
Varsovie  fut  délivrée.  Les  Polonais  ûrent  un  dictateur  deChlo- 
picki ,  ancien  soldat  de  Napoléon ,  «lors  en  disgrâce ,  qui  n'avait 
pas  pris  part  à  la  lutte.  Sans  foi  ardente,  et  croyant  surtout  aux 
gros  bataillons ,  il  songea  à  négocier  plutôt  qu'à  combattre. 
Alais  tout  accord  était  impossible,  et  bientôt  ce  fut  à  qui  offriraii 
son  or  et  son  sang.  Les  femmes  firent  appel  à  la  valeur  de  leun 
parents  ;  des  jeunes  gens  riches  renoncèrent  à  leur  patrimoiae, 
lesofllciers  à  leur  solde;  des  propriétaires  partagerait  leais 
terres  avec  leurs  métayers ,  pour  leur  faire  prendre  les  armes  ; 
les  clochers  fournirent  du  bronze  pour  les  arsenaux ,  et  les  sa- 
cristies de  l'argent  pour  battre  monnaie.  Les  propriétaires  de  mai- 
sons.situées  dans  les  faubourgs  de  Varsovie  y  mirent  eux-mêmes 
le  feu,  pour  qu'elles  ne  pussent  pas  gêner  la  défense.  Biais 
tandis  que  le  peuple  voulait  rétablir  la  Pologne  et  marcher  sur 
la  Lilbuanie ,  Chlopicki ,  (  ui  avait  accepté  la  dictature  sans 


BiVOLUTIOir  DB  1630.  278 

croife  à  la  rév<rfution ,  la  renfeniiait  dans  les  huit  palatinats. 
Cat  aiasi  que  les  hommes  da  juste  milieu  entraraient  la  encore 
eetâan  qui  pouvait  seul  assurer  la  yictoire. 

Lltalte,  qui  avait  tenté  en  I82t  de  remuer  sous  les  baïon- 
nettes, était  retomba  sous  le  joug.  L'Autriche  poursuivait  Pao 
eomplissement  de  ses  projets ,  sans  gêner  la  prospérité  maté- 
rielle des  fertiles  pays  qu'elle  occupe.  Le  Piémont  cicatrisait 
les  plaies  ;  et ,  à  la  mort  de  Charles-Félix,  la  branche  de  Savoie- 
Cirignan  *  s*était  vue  appelée  au  trône ,  où  monta  un  jeune  roi 
âeré  an  milieu  des  armes,  des  études  et  des  espérances  (  27 
ami  1891  ).  A  Naples,  Ferdinand  If,  jeune  aussi,  commençait 
soB  règne  sous  les  meilleurs  auspices,  donnait  une  amnistie,  et 
promettait  de  remédier  aux  maux  du  passé. 

Mais  les  févolutiens  laissent  toujours  après  elles  de  longs  res- 
KBtimeats  et  des  pensées  de  vengeance  chez  ceux  qui  ont  souf- 
f«ft,  comme  chez  ceux  qui  ont  triomphé,  un  désir  de  repré- 
aiihsinntiles  après  les  répressions  nécessaires.  Un  grand  nombre 
de  r£fegiés  épiaient  du  dehors  la  moindre  lueur  d'innovations , 
pRMnpcs  à  aocDeillir  tout  ce  qui  flattait  leurs  espérances;  ils 
«MtaaieDt  des  intelligences  dans  le  pays ,  soit  avec  les  débris 
des  aneiras  carbonari ,  soit  avec  les  nouveaux  mécontents.  La 
fo&ot  partout  était  aux  aguets;  et  en  1829  le  pape ,  sur  les 
iostanees  de  rAutriche,  après  avoûr  renouvelé  l'exoommuni* 
atàaa  contre  les  sociétés  secrètes,  institua  une  commission 

'  Généalogie  de  Carignan  : 

Ctiarles-CinmaDoèl  I. 

Thomas- François,  marié  avec  Marie  de  Boiirboo. 

I 
Emmanoel-Philiberi-Aniédée. 

Vlctor-Ainédée.  Eugène-Maurice, 

ï  marié  a? ec  Olynpe  Mancinl. 

Looia-yictor-Amédée.  I 

1  Le  célèbre  prince  Eugène  de  Savoie. 

GI«ilei.Albert ,  né  en  1798 , 
ni  le  17  avril  1S31 ,  mort  en 
1S49. 


374  MnrOI.IITIOK  PB  1810. 


spéciale,  qviit  le  proeès  à  vingt-û  eaibniari.  Dès  qu'ils  ap- 
prireot  les  éfénemcBts  de  Pvis,  les  gouvcrnemeali  se  mlreot 
en  défense,  sans  bien  prévoir  enoore  contre  qui  ils  «unûent  à 

agir. 

En  effet,  à  cdté  des  Kbéraox,  qui  projetaient  des  înnoTa* 
tions  dont  le  peuple  devait  être  Tinstniment,  il  y  avait  les  San- 
fédistes,  qui  voulaient  auaa  Tindépendance  italienne,  mais 
aree  Tappui  des  princes  nationaux.  Certain  chef  libéral  traita , 
dilron ,  avec  le  due  de  Modène  pour  mettre  la  haute  Italie  sous 
son  sceptre;  négociation  sans  bonne  foi  de  part  ni  d'autre. 

Rome  rendue  au  pape  en  1814,  avec  toutes  ses  posseasions, 
tressaillit  de  revoir  dans  ses  muis  le  Laocoon,  TApoUon  du 
Belvédère,  la  cour  pontificale,  les  solennités  religieuses,  et 
cette  pluie  d'or  qu'y  lépandaient  les  touristes  étrangers.  Pie  VII, 
grâce  aux  conseils  du  ministre  d'État  Gonsaivi ,  promulgua  un 
motu  proprio,  où  il  était  qnestbn  de  centralisation  des  pouvoirs, 
d'unie  de  sjrstème ,  d*indépendance  de  l'autorité  judiciaire ,  de 
reqwnsabilité des  fonctionnaires;  mais  les  règlements  Tinrent 
démentir  ces  préambules,  et  les  codes  promis  ne  parurent  ja- 
mais. L'État  resta  divisé  en  dix -huit  dâégatirais,  comprenant 
quarante-quatre  districts  et  six  cent  vingt-six  commîmes  à  la 
française;  de  même  pour  l'administration  des  finances,  pour 
les  hypothèques,  pour  le  timbre  et  l'enregistrement.  Hais  les 
emplois  ne  furent  pas  sécularisés;  on  ne  fixa  pas  de  terme  aux 
appels;  il  ne  fut  plus  question  de  municipalités  ni  des  autres 
améliorations ,  d'autant  plus  désirées  qne  la  domination  précé- 
dente en  avait  &it  connaître  ou  du  moins  pressentir  les  avan* 
tages. 

Léon  XII ,  après  Pie  VII ,  fit  examiner  par  des  jurisconsultes 
ce  même  motu  proprio,  et  se  proposa  d*all^er  par  l'économie 
les  charges  qui  pesaient  sur  le  peuple  :  il  nomma  même  une 
congrégation  d'État  ;  mais  il  s'en  repentit  ou  on  l'en  fit  repentir 
aussitôt,  et  il  en  fit  une  assemblée  consultative.  Alors  Farbitraire 
que  Gonsalvi  avait  corrigé  reparut  de  toutes  parts.  L'organi- 
sation des  délégations  et  des  tribunaux  fut  aussi  changée. 
Les  droits  des  communautés  furent  étendus;  b  noblesse  y  resta 
distincte  :  la  juridiction  épiscopale  fut  rétabtie,  et  iea 


SBTOLUTION  DB  1830.  37& 

furent  chargés  d*instraire  et  déjuger  les  procès  des  laî- 
;,  ainsi  que  de  diriger  renseignement.  Le  saint  office  re- 
ses  attributions;  les  privilèges  de  mainmorte  s*aecnirait; 
la  tnbanaux  de  district  furent  abolis.  Le  collège  romain  fut 
doofflé  am  jésoites,  et  des  commissions  ecclésiastiques  semèrent 
rcffimi  dana  les  lestions,  sous  l'administration  de  Rivaroia. 

Les  bandits  qui  infestaient  Tanden  pays  des  Volsques,  «itve 
les  Apennins  «  les  marais  Pontins ,  les  monts  d*Albana  et  de 
,  étaient  la  ruine  et  la  honte  de  l*État  pontifical.  Cette 
avait  appartenu  jusqu^en  1816  à  la  ùmille  Colonne,  qui 
ât  appris  aux  habitants  qu*à  se  servir  des  armes ,  à  cause  de 
ses  démêlés  avec  les  Orsini  et  les  papes.  Les  papes  y  étaient  sans 
poatair;  tout  au  plus  donnaient-ils  aux  honnêtes  gens  un 
bievet  de  derc /pour  les  soustraire  à  la  juridiction  territoriale. 
Les  Français  bouleversèrent  cet  état  de  choses;  mais  les  excès 
delaeooseription,  en  1818,  firent  reprendre  les  armes  à  la  pu- 
polalioB  ;  et  des  bandes  de  polUiquet  entreprirent  des  excursions 
eoBbe  Joaehim  Murât.  Ils  s'enhardirent  encore  plus  sous  le 
ftîMe  guuf  ernement  qui  lui  succéda  :  n'obéissant  qu'à  un  seul 
dieC,  chargés  d'armes  etde  reliques,  ils  parcouraient,  au  nombre 
pÊtêm  de  cent  hommes,  la  campagne  dépeuplée,  et  rendaient 
cxtrâmement  dangereuse  la  route  de  Rome  à  Naples.  Personne 
n'ooit  refuser  le  gîte  et  des  vivres  à  ces  brigands  redoutables, 
ei  la  gouferaemcnt  fut  maintes  fois  forcé  de  s'abaisser  jusqu'à 
tiaiter  arec  eux  :  heureux  lorsque  quelqu'un  d'entre  eux,  venant 
à  résipiscence,  allait  suspendre  à  la  chapelle  de  la  Madone  son 
poignard  ensanglanté!  Gonsalri  travailla  à  les  détruire;  il  s'en* 
tendit  avec  le  gouverneur  napolitain  pour  que  tout  refuge  leur 
^  fermé  sur  ce  territoire  ;  il  fit  mettre  le  feu  aux  maisons , 
aax  villages  où  ils  se  retiraient;  et  l'on  établit  une  fête  en 
BiéaMiie  de  leur  extermination.  Mais  il  resta  encore  beaucoup  à 
fûn  an  gouvernement  de  Léon  XII. 

On  connaît  l'aspect  mélancolique  de  la  campagne  de  Rome, 
oe  désert  empesté  de  deux  cent  mille  hectares,  où,  pour  épargnei 
Tiatervention  des  hommes  et  les  frais  de  culture ,  les  proprié- 
taires se  contentent  de  la  production  naturelle,  c'es^à-dire  du 
pâturage,  méthode  qui  réduit  Thomme  à  rien.  Les  mesures  par- 


276  BBTOLUTION  DE  ISSO. 

tielles,  les  décrets  du  gouvernement  n'aboutirent  à  rien,  faute  de 
plan.  En  1839,  une  compagnie  étrangère  proposa  d'afiermer  toute 
la  campagne  romaine,  à  la  charge  d*une  annuité  au  gouverne- 
ment, et  à  chaque  propriétaire  d*une  somme  égale  à  ce  qu^il  tirait 
alors  de  son  fonds  ;  au  bout  de  cinquante  ans  chacun  serait 
rentré  en  possession  de  ses  terres  améliorées.  Dans  cet  intervalle 
la  société  aurait  défriché  la  campagne ,  desséché  les  marais 
Pontins ,  ceux  de  Macarele  et  d'Ostie  ^  rendu  le  Tibre  et  le  Te- 
verone  navigables  dans  tout  leur  cours,  offirant  ainsi  un  débou- 
ché aux  produits  delà  Sabine;  elle  aurait  construit  des  villages 
avec  des  églises,  des  écoles,  des  hospices,  des  routes  ;utiiisé 
les  eaux  minérales  et  sulfureuses;  formé  des  fermes  modâes 
pour  rintroduetion  de  produits  nouveaux,  tels  que  Findigo,  la 
canne  à  sucre.  Tous  ces  travaux  n*auraieat  empl<Mré  que  des 
gens  du  pays,  logés  dans  des  lieux  salubres ,  et  congédiés  pen- 
dant les  mois  les  plus  pestilentiels. 

Pie  VIII  (Xavier  Castiglioni),  le  successeur  de  Léon  XU 
(31  mai  1829),  accueillit  avec  joie  cette  proposition;  mais  il 
existait  des  gens  qui  avaient  intérêt  à  y  mettre  obstacle,  et  on  la 
laissa  tomber.  Pie  VIII  mourut  (30  novembre  1830  ),  et  la  ra« 
cance,  quise  prolongea,  fut  tumultueuse;  les  ambassadean 
excluaient  ou  commandaient  tels  ou  tels  choix  pendant  les  opé- 
rations du  conclave  ;  puis  la  ville,  de  plus,  tenta  de  se  soulever 
pour  changer  le  gouvernement.  Grégoire  XVI  arriva  au  trôae 
au  nùHeu  de  ces  agitations,  «  s'engageant  librement,  à  la  faee 
de  TEurope,  à  faire  ce  qui  serait  nécessaire  pour  associer  les 
intérêts  du  trône  et  ceux  de  la  nation  '.  « 

Pendant  ce  temps  la  France  prodiguait  les  promesses  et  les 
encouragements  ;  il  lui  importait  que  la  puissance  qui  prédo- 
minait en  Italie  s'y  trouvât  occupée,  pour  empêcher  qu'elle  ne 
tournât  ses  forces  contre  elle.  Le  ministre  Laffitte  avait  dit  à 
la  tribune  (  1^'  décembre  )  :  «  La  France  ne  permettra  pas  que  le 
principe  de  la  non-intervention  soit  violé;  »  et  Dupin  ajoatait 
(6  décembre)  :  «  Si  la  France,  se  renfermant  dans  un  froid 

'  Réponse  de  Tambassadeur  Lutzow  à  lord  Sojmour,  12  septembre 
tS32. 


CONFVBENCE  DE  LONDBSS.  —  RÉACTIONS.  277 

é9Mflie,aTaitdit  qu'elle  n'interviendra  pas,  c'eût  été  de  la 
léehelé;  mais  dire  qu'elle  ne  souffrira  pas  qu'on  intervienne, 
e'ot  Ja  plus  noble  attitude  que  puisse  prendre  un  peuple  fort 
et  géoéreux.  »  Les  patriotes  italiens  crurent,  en  conséquence, 
que  1  origine  démocratique  de  la  nouvelle  monarchie  la  porte- 
nità  iouteoir  une  révolution  démocratique  qui  ne  pouvait  s'ac- 
eofflplir  que  par  les  armes,  puisqu'ils  n'avaient  oi  représentation, 
oi  droit  de  pétition,  puisque  les  simples  vœux  étaient  consi- 
dérés oMome  rébellion.  Tout  était  prêt  à  Modène  pour  unsoulè- 
îeioeDt;  mais  le  duc  le  prévint  :  il  attaqua  les  conjurés  dans  la 
n»on  de  Ciro  Menotti ,  et  les  fit  prisonniers  (3  février  1831  ). 
Cependant,  en  apprenant  le  lendemain  que  Bologne  s'était  in* 
srrgée,  il  s'enfuit  dans  le  Mantouan,  emmenant  avec  lui  ce 
chef,  qu'il  livra  à  l'Autriche  ;  et  il  laissa  son  pays  en  feu.  Bologne 
^^t  accompli  sa  révolution,  pure  d'excès  comme  les  autres  ;  et 
clie  se  propagea  dans  toute  la  Romagne.  Le  cardinal  légat  Ben- 
feooti  tomba  entre  les  mains  des  insurgés  ;  Ancâne  se  rendit 
îttx  colonels  Sercognani  et  Armandi.  Le  drapeau  italien  flotta 
à  Otricoli,  à  quinze  lieues  de  Rome  ;  Marie-Louise  s'éloigna  de 
f^vme  et  de  Plaisance ,  également  soulevées.    . 

Aiasi  une  conflagration  générale  était  imminente  :  la  Grèce 
fie  tentait  renaître  ;  l'Espagne  et  le  Portugal  relevaient  leur  ban- 
Dîère  abattue  ;  FAlleroagne  voyait  le  moment  venu  d'obtenir  ce 
^i  lui  avait  été  promis  ;  la  Suisse  avait  déjà  commencé  à  réformer 
K9  institutions  dans  un  sens  populaire.  En  Angleterre ,  se  mé- 
hJt  la  voix  terrible  de  la  multitude,  qui  demandait  du  pain  au 
^  da  radicaux  qui  demandaient  la  liberté. 


CONFERENCE  DE  LON  DRES.  —  RÉACTIONS. 


Tous  ces  peuples  soulevés  avaient  leurs  regards  tournés  sur 
France,  comme  sur  une  libératrice.  C'était  de  ce  côté  qu'un 
detnisiècle  avant,  était  venue  cette  grande  secousse  qui  avait 
<^u  moins  brisé  les  chaînes  de  ceux  qui  n'avaient  pas  su  garder 

24 


379  CONFÉUBIfCB  DB  LOIIDRBS. 

leur  liberté.  Tous  se  rappelaient  les  victoires  de  Napoléon  :  et 
comment  douter  que  le  drapeau  tricolore  eût  moins  de  succès, 
porté,  non  plus  par  un  conquérant,  mais  par  la  liberté  elle-même  ; 
non  plus  pour  menacer  Tindépendance  des  peuples ,  mais  pour 
la  leur  rendre  ? 

Telles  étaient  les  espérances  dont  les  esprits  se  repaissaient; 
mais  la  France  n'était  pas  gouvernée  par  une  convention  :  avec  un 
roi  couronné  de  la  veille,  elle  se  trouvait  isolée  au  milieu  de  ri- 
vaux qui  épiaient  ses  fautes,  pour  en  tirer  parti  ;  les  arsenaux  en- 
nemis étaient  mieux  pourvus  que  les  siens,  af&iiblie  qu'elle  était 
au  dedans  par  la  nécessité  d'écarter  des  emplois  les  créatures 
de  la  dynastie  déchue ,  c*est-à-dire  d'interrompre  la  marche 
du  gouvernement ,  alors  qu'il  avait  le  plus  besoin  de  prompti- 
tude et  de  force.  Il  était  naturel,  dans  la  première  secousse ,  que 
le  parti  du  mouvement  l'emportât.  Tout  ce  qui  souffrait  trouvait 
des  sympathies  assuréesdans  ce  pays  :  prisonniers  du  Spielberg, 
exilÀ  de  la  Sibérie,  peuples  privés  de  leur  nationalité  ou  trompés 
dans  leurs  espérances.  On  rêvait  de  porter  la  France  aux  Alpes 
et  au  Rhin,  ce  qui  aurait  entraîné  la  guerre,  et  la  nécessité  de 
s'appuyer  sur  l'affection  des  peuples.  Les  clubs,  bruyants,  ir- 
rités, hardis  comme  qui  n'a  rien  à  compromettre ,  avides  d*une 
popularité  qui  ne  pouvait  s'obtenir  que  par  l'exagération  et  le 
bruit,  voulaient  effacer  les  affronts  de  1815  et  promettre  as- 
sistance aux  peuples,  en  proclamant  entre  eux  une  sainte-al- 
liance en  opposition  à  celle  des  rois.  Mais  si  les  uns  considé- 
raient cette  révolution  comme  un  retour  aux  principes  de  1789, 
d'autres  n'y  voyaient  qu'une  modification  de  la  restauration, 
et  croyaient  qu'il  allait  conserver  sinon  les  personnes,  au  moins 
les  choses. 

Il  importait  à  Louis-Philippe  de  se  faire  reconnaître  par  les 
autres  rois,  et  de  consolider  sa  dynastie.  Au  lieu  donc  de  réunir 
dans  un  intérêt  européen  toutes  ces  résistances  éparses,  il  prit 
à  tâche  de  les  apaiser,  au  profit  de  la  France  et  de  sa  maison; 
et  personne  ne  saurait  nier  qu'il  n'y  réussit  parfaitement.  Casi- 
mir Périer,  appelé  au  ministère,  affronta  les  orages  de  la  chambre, 
annonça  la  volonté  de  dompter  les  factions  et  de  ne  pas  tendre 
la  main  aux  insurgés.  «  Le  sang  français,  dit-il,  n'appartient 


IBACTIONS.  279 

qu*à  la  France.  Le  principe  de  la  révolution,  c'est  la  résistance 
à  oœ  agression  do  pouvoir,  et  non  Tinsurrection  ;  ce  serait 
fouler  aux  |Heds  le  respect  à  la  foi  jurée  et  au  droit,  que  de  £adre 
appel  ao  dedans  à  la  violence,  et  au  dehors  à  Finsurrection.  La 
politique  extérieure  se  lie  à  la  politique  intérieure  :  le  mal,  des 
deux  c6tés  c'est  la  défiance ,  et  il  ne  peut  y  avoir  également 
qu'oo  remède.  » 

La  Sainte-Alliance,  en  dépit  de  ses  éléments ,  devait  résister 

œoce  longtemps ,  parce  que  TEurope  était  lasse  de  la  guerre. 

Qoelqae  jugement  que  Ton  en  porte,  cette  espèce  de  congrès 

peraiaoent  renfermait  les  germes  hétérogènes  d'un  nouveau 

dnii  public.  Occupée  d*abord  de  la  tâche  facile  de  conserver  des 

troues  entourés  de  baïonnettes,  elle  en  trouva  après  1830  une 

autre  pins  épineuse  :  ce  fiit  de  concilier  des  intérêts  opposés,  des 

principes  hostiles.  Cest  dans  ce  but  que  s'ouvrit  à  Londres  une 

csejerâoce  d'hommes  qui ,  représentant  non  les  nations,  mais 

k%  rois  hostiles  à  la  France  et  aux  dogmes  qu'elle  répandait 

sur  le  immde,  s'apprêtèrent  à  remettre  les  choses  sur  l'ancien 

pied.  La  diplomatie  reprit  donc  le  dessus ,  et  le  congrès  de 

Vienne  se  continua  à  Londres  :  la  Prusse  y  était  représentée  par 

lluk)w,  FAngleterre  par  Aberdeen,  la  Russie  par  Matuszewich, 

l'Aotriche  par  £sterhazy,  la  France  par  Talleyrand.  Le  choix 

de  ee  dernier  serviteur  de  toutes  les  fortunes  nouvelles,  apostat 

de  la  liberté,  îndlquaitrintention  de  perpétuer  les  traités  de  1815. 

Le  sort  des  peuples  était  déjà  décidé  du  moment  où  la  France, 

après  avoir  favorisé  les  révoltes  tant  qu'elles  lui  profitaient 

comme  diversion  contre  des  ennemis  menaçants,  s'était  mise  à 

«1  aider  la  répression.  Des  réfugiés  espagnols,  qui  s'étaient 

soustraits  à  la  tyrannie  de  Ferdinand  Vil ,  préparaient,  sur  les 

eocooragements  qu'on  leur  avait  donnés,  une  invasion  dans  la 

Péninsule ,  avec  le  général  Mina  à  leur  tête.  Mais  à  ce  moment: 

ia  Ferdinand  ayant  reconnu  Louis-Philippe,  cette  expédition  ne 

fit  que  des  martyrs,  et  ils  furent  fusillés  au\  cris  de  f^ioe  le  roi 

Q(w>iu!  Des  Italiens,  qui  avaient  préparé  avec  le  général  Pepe 

00  débarquement  dans  le  royaume  de  Naples,  furent  arrêtés  et 

dispenés  par  ces  mêmes  autorités  qui  jusqu'alors  avaient  favo* 

nié  leurs  projets. 


280  CONFÉRENCE  DE  LONDBES. 

L*Âutriche,  inébranlable  dans  sa  politique,  avait  toujours  dé- 
claré qu'elle  regardait  la  cause  de  tous  les  gouvernements  ita- 
liens comme  la  sienne  propre;  et  quand  on  voulut  lui  opposer 
le  principe  de  la  non-intervention,  elle  n*en  tint  aucun  compte, 
et  ne  tarda  pas  un  instant  à  diriger  des  troupes  sur  les  pa}'s 
révoltés,  en  même  temps  qu*elle  serrait  davantage  le  frein  à  ses 
provinces.  Comme  elle  se  montrait  décidée  à  envahir  le  Piémont 
si  les  révolutionnaires  venaient  à  y  dominer,  ce  fut  pour  ce  der- 
nier une  question  d'existence  que  de  maintenir  Tltalie  dans  cet 
état  que  Ton  décore  du  nom  de  tranquillité. 

Les  légations  et  toute  TOmbrie  avaient  suivi  le  mouvement  in- 
surrectionnel ;  et  les  députés  des  villes  s'étant  réunis ,  déclarè- 
rent le  pape  déchu  de  sa  domination  temporelle,  et  formèrent 
un  seul  État  avec  un  président,  un  conseil  des  ministres,  et  une 
consulte  législative.  L'infortune  a  aussi  ses  flatteurs  ;  mais  nous 
ne  saurions  justifier  tous  les  actes  de  ces  nouveaux  gouverne- 
ments italiens.  On  ne  fit  pas  assez  comprendre  au  peuple  le 
but  de  la  révolution  :  ses  souffrances  n'étaient  pas  de  celles  qui 
poussent  au  désespoir;  il  ne  se  trouva  pas  de  chefs  capables  d'en- 
traîner par  leur  résolution  ou  par  l'éclat  de  leur  renommée  les 
indifférents ,  qui  sont  toujours  en  majorité.  Sans  expérience  des 
choses  politiques ,  ils  se  perdirent  dans  des  difficultés  de  détail  ; 
honnêtes,  loyaux,  pleins  de  cette  modération  qui  honore  mais 
qui  ne  sauve  pas,  ils  hésitèrent,  par  peur  de  compromettre  une 
patrie  qu'ils  aimaient,  une  paix  dont  ils  sentaient  la  nécessité.  Se 
reposant  sur  la  promesse  de  non-intervention  des  étrangers ,  ils 
ne  voulurent  pas  s'immiscer  dans  l'es  affaires  de  leurs  voisins,  con- 
sidérant aussi  des  frères  comme  des  étrangers  ;  et,  au  lieu  d*aller 
en  avant  en  secondant  l'ardeur  populaire,  d'assaillir  Rome,.d*en- 
'flammer  les  Piémontais,  les  Lombards,  les  Toscans,  ils  recom- 
mandaient la  tranquillité  comme  garantie  d'inviolabilité,  sans 
songer  qu'on  a  pitié  du  faible ,  mais  qu'on  ne  s'allie  qu*avec  le 
fort.  Nous  ne  dirons  rien  de  ces  jalousies  réveillées  de  ville  à 
ville ,  ni  des  désordres  inséparables  de  gouvernements  qui ,  nés 
d'une  victoire  populaire,  restent ,  par  nécessité ,  esclaves  de  la 
multitude  qui  ne  prend  pour  guides  que  ceux  qui  crient  le  plus, 
exagèrent  le  plus ,  et  promettent  le  plus.  Les  deux  fils  de  la 


KEACTIOffS.  2S1 

reioeHorteiise,  Louis  et  Napoléon  Bonaparte ,  étaient  accoun» 
pour  prendre  part  aux  dangers  de  la  révolution  romagnole  : 
nooreau  prétexte  dont  on  se  servit  pour  &ire  croire'  que  Findé- 
pendance  italienne  était  menacée,  comme  sMl  eût  été  question 
d€  rriever  le  drapeau  napoléonien. 

Il  ii*élait  pas  besoin  de  prétextes  là  où  l'hostilité  s'était  fran* 
rbement  déclarée  :  TAutriche  Gt  marcher  ses  troupes  sur  Fer- 
rare  ;  elle  rétablit  le  duc  de  Modène  <9  mars  ) ,  ainsi  que  Marie- 
Lmiise  (13  mars);  et  le  général  modénois  Zuccbi ,  passé  du 
serriee  autrichien  à  la  tête  de  la  révolution  de  son  pays,  se  re* 
Un  avec  ses  troupes  sur  le  territoire  de  Bologne  :  mais  ce  gou« 
reroement ,  respectant  le  principe  de  non-intervention,  alors 
qoH  n'était  plus  qu'une  dérision ,  ne  consentit  à  recevoir  des 
frères  que  désarmés. 

Cependant  la  cour  de  Rome  avait  été  rassurée ,  non-seule- 
ment  par  TAutriche ,  mais  par  la  France  aussi;  et  le  ministre 
Sébastiani  arrêtait  les  hommes  et  les  munitions  destinés  à  l'Ita- 
lie. H  est  vrai  que  la  France  avait  fait  entendre  des  protestations 
sévères  à  Vienne  :  si  des  liens  de  famille  autorisaient  l'Au* 
triche  à  intervenir  à  ^odène  et  à  Parme,  jamais  la  France  ne 
Moffriniit  qu'elle  entrât  dans  la  Romagne;  mais  Mettemich 
voyant  là  une  question  de  vie  ou  de  mort ,  la  conservation  des 
provinces  austro-lombardes,  répondit  qu'il  ne  reconnaissait  point 
a  la  France  le  droit  d'empêcher  l'Autriche  desétablir  l'autorité 
do  pape  :  «  S'il  faut  mourir,  dit-il ,  autant  vaut  une  apoplexie 
-  qu'une  mort  à  petit  feu.  £h  bien!  ce  sera  la  guerre  *.  »  Et 
fAotriche  entra  sur  le  territoire  pontifical.  Les  Français,  In- 
dignés ,  8*écrièrent  que  c'était  une  honte  pour  la  dignité  natio* 
aaie,  une  trahison  envers  les  patriotes  italiens,  et  demandèrmt 
vengeance;  le  maréchal  Maison,  ambassadeur  à  Vienne,  con- 
seillait de  tirer  l'épée  et  de  jeter  une  armée  en  Piémont  ;  mais 
I^s»Pbilippe  avait  d'autres  vues. 

Bologne  une  fois  prise  (  31  mars  ) ,  les  Romagnols ,  se  voyant 
aUndonnés,  se  retirèrent  pas  à  pas  devant  Tarmée  autrichienne. 
Après  lui  avoir  tenu  tête  à  Rimini  (25  mars)  assez  pour  l'Iton- 

'  CAriTiccE,  Us  Diplomates  modetnes. 

1%. 


3S2  CONFÉBENGE  DE  LONDRES. 

neur  d'un  drapeau  qui  fut  vaincu  mais  non  souillé,  ils  compri- 
rent la  nécessité  de  renoncer  à  une  résistance  aussi  désastreuse 
qu'inutile.  Le  gouvernement  romagnol  se  retira  à  Ancône ,  y 
délivra  le  cardinal  Benvenutr,  naguère  légat  dans  cette  province, 
et  traita  avec  lui.  Ce  prélat  promit  Toubli  du  passé ,  et  signa  un 
passe-port  pour  les  chefs  de  Tinsurrection,  qui  s'embarquèrent 
Ancône  fut  en  conséquence  rendue  pacifiquement  par  le  général 
Armandi  (27  mars).  Mais  la  convention  fut  déclarée  nulle  à 
Rome  ;  T  Autriche  arrêta  le  bâtiment  qui  portait  les  chefs,  les  jeta 
dans  les  prisons  de  Venise.  Quelque  temps  après ,  die  remit  en 
liberté  ceux  qui  appartenaient  à  d'autres  États;  Zucchî  compa- 
rut devant  tune  commission  militaire ,  d'autres  devant  on  tribu* 
liai  civil ,  où  ils  furent  condamnés  aux  fers.  Le  jeune  Napoléon 
Bonaparte  était  mort  des  suites  de  ses  fatigues  ;  Menotti  avait  été 
conduit  ausuppliceà  Modène.  Sercognani,  qui  s'était  avancéjus- 
q  u'à  Ri^i,  informé  de  ces  désastres,  gagna  la  Toscane  et  se  réfugia 
en  France ,  où  arrivèrent  en  foule  les  Italiens  fugitifs ,  pour  y 
recevoir  une  hospitalité  bienveillante ,  de  faibles  subsides,  et  de 
trompeuses  promesses.  Les  Autrichiens  occupèrent  ainsi  les 
duchés  de  l'Italie  centrale,  ainsi  que  les  l^ations;  ils  effrayèrent 
la  Lombardie  par  des  procès  rigoureux,  mais  sans  effusion  de 
sang  ;  et  de  nouvelles  décorations  furent  octroyées  au  prince  de 
Mettemich,  «  pour  avoir  si  fort  contribué  à  maintenir  l'indé- 
pendance des  États  italiens.  » 

En  Piémont,  quelques  exécutions  militaires  prévinrent  un 
soulèvement  qui  aurait  pu  compromettre  l'indépendance  du  pays, 
en  provoquant  une  nouvelle  invasion  autrichienne.  Une  irrup- 
tion tentée  plus  tard  en  Savoie  par  les  réfugiés  coûta  encore  du 
sang,  et  n'amena  aussi  que  des  déceptions  >.  En  effet,  tandis  que 
les  révolutions  de  1831  s'étaient  faites  à  ciel  ouvert,  en  se  con- 
fiant dans  les  déclarations  du  gouvernement  français,  les  nova- 
teurs furent  réduits  alors  à  comploter  en  secret  en  s'appuyant  sur 
les  radicaux.  Ciro  Menotti  s'était  écrié,  en  mourant  à  Modène  sur 
réchafaud  :  u  Ne  vous  fiez  pas  aux  promesses  des  étrangers!  > 

'  On  y  vil  figurer  le  général  Ramorino,  qui  devail  servir  (3liis  tard  <k 
victime  expiatoire  k  la  défaite  de  Novare,  en  1849. 


BÉACTIONS.  388 

Ce  imvDeDt  fat  recueilU  par  use  société  qui  se  forma  alon  sous 
le  nom  de  Jeune  Italie ,  sous  la  direction  da  Génois  Blazzinî  ; 
fodélé  que  Ton  peut  à  peine  dire  secrète,  attendu  qu'elle  pu* 
h&H  par  la  presse  ses  déclamations  et  ses  projets.  Elle  s'adres- 
a  à  «  tous  ceux  qui  sentaient  la  puissance  du  nom  italien,  et 
h  honte  de  ne  pouvoir  le  porter  dignement.  »  Elle  repoussa 
de  son  sein  tout  bonune  dHin  âge  mûr,  mit  tout  espoir  dana 
rmsBnrcetioD  année,  parla  d*nne  n^g^n  à  substituer  au  ca- 
tiioËcianie,  qui  awt  fidt  son  temps;  et,  d'accord  avec  les  car- 
booari  pour  chasser  l'étranger  de  l'Italie,  die  dififérait  d'eux 
CD  ce  qu'elle  ne  voulait  plus  une  constitution  mais  une  répu- 
blique ,  renverser  tout  privilège  et  se  confier  dans  le  peuple ,  au- 
quel les  autres  n'avaient  pas  fait  appel .  Cette  sodété  sembia  faite 
piat6l  pour  engendrer  des  martyrs  que  pour  assurer  la  victoire. 
Le  résultat  était  donc  diamétralement  opposé  à  ce  que  les 
libéraux  avûent  espéré ,  puisqu'il  avait  encore  accru  l'influence 
de  r  Autriche  sur  la  Péninsule.  Ses  troupes  occupèrent  Bologne 
imqQ'au  17  juillet,  époque  où  les  ambassadeurs  des  diverses 
paissanees  à  Rome  s'engagèrent,  au  nom  de  leurs  gouveme- 
Dients,  à  maintenir  la  domination  tempordie  du  saint-siége. 
Les  puissances  toutefois,  et  surtout  l'Angleterre,  pensant  qu'il 
serait  impossible  d'assurer  jamais  la  tranquillité  dans  la  Ro- 
avgne,  a  moins  de  concessions  conformes  à  l'esprit  du  temps, 
demandèrent  an  saint-siége  que  les  assemblées  communales 
A  provinciales  eussent  l'élection  pour  base;  qu'une  junte  cen* 
tiale  contrôlât  les  actes  de  l'administration  ;  que  les  laïques  fus- 
fcnt  admis  aux  emplois  publics,  et  qu'on  établtt-  un  conseil 
d'État  composé  de  notables  citoyens  ■.  Ces  promesses  sourirent 
ans  Romagnols;  mais  l'édit  du  5  juillet  1831  fut  bien  loin  de 


'  Mémorandum  du  21  mai  l8.ll.  —  «  L'empereur  d'Autriche  n*a 
ftmé  d'imister  de  la  manière  la  plus  presaanle,  auprès  du  aouveraln 
poaUfe ,  sur  la  néoenUé  non-eeulement  de  donner  une  exéeatlon  oom- 
«tHeaox  ditposilioiis  législatives  déjà  publiées,  maisenooie  de  leur 
oa  caractère  de  sUbllité  qui  les  mtt  à  Tabri  de  tout  rltqne  de 
nitors,  sans  empêcher  des  améliorations  otitas.  »  yotê  d» 
Mtsce  de  Bleilernich  à  sir  F.  Lamb,  2S  juillet  1832. 


284  CONFÉ&ENCB  DE  LOND&ES. 

les  réaliser  :  Grégoire  XVI  y  déclara  que  la  dominatioii  des 
conseils  apparteuait  au  chef  de  chaque  province;  que  rien  n'y 
serait  discuté  sans  avoir  été  d'abord  soumis  à  Tautorité  supé- 
rieure; qu'il  dépendrait  du  chef  de  la  province  d'approuver  ou 
non  le  procès-verbal  des  séances;  que  les  séculiers  n'auraieot 
point  de  part  au  gouvernement  des  légations.  Il  refusa  surtout 
d'admettre  l'élection  populaire  pour  les  conseils  communauiet 
provinciaux,  et  d'adjoindre  au  sacré  collège  un  conseil  d'État 
laïque  >.  L'édit  de  justice  du  S  octobre  laissa  au  clergé  sa  part 
dans  les  attributions  judiciaires. 

Cependant  la  garde  urbaine  restait  sous  les  armes  pour  pro- 
téger la  tranquillité  publique;  et  une  députation  de  citoyens 
honorables  était  envoyée  vers  le  pontife , .  pour  réclamer  les 
améliorations  pour  lesquelles  le  pays  paraissait  mûr.  Loin  de 
l'écouter,  ia^^uvemement  accrut  les  impôts,  pour  payer  les 
frais  de  la  guerre  et  subvenir  à  la  solde  d'un  corps  de  troupes 
suisses;  et,  au  moment  où  les  plaintes  s'augmentaient,  où  les 
pétitions  pleuvaient  de  tous  côtés,  Rome  ût  un  emprunt,  leva 
des  corps  de  volontaires  recrutés  comme  elle  put,  et  voulut 
dissoudre  les  gardes  urbaines. 

Le  peuple  était  en  fermentation,  et  lea  réactions  commen- 
çaient :  le  cardinal  Albani,  commissaire  extraordinaire,  informa 
les  représentants  des  puissances  (10  janvier  1839)  que  les  troupes 
pontiGcales  allaient  procéder  au  désarmement  des  légations. 
Toutes,  à  l'exception  de  l'Angleterre,  accédèrent  à  cette  mesure; 
mais  elle  ne  s'exécuta  pas  sans  opposition  (  21  janvier  ).  Il  y  eut 
des  escarmouches  sur  différents  points,  et  un  véritable  combat 
s'engagea  h  Césène  (18  janvier)  ;  l'Autriche  en  pnt  occasion 
d'envahir  de  nouveau  le  pays,  où  les  réformes  commencées 
restèrent  suspendues.  Mais  voilà  que  trois  bâtiments  français 

'  «  Le  cabinet  autrichien  a  été  obligé  de  céder  sur  ce  point  taati  U 
résistance  légitime  du  pape  qn^aux  protestations  unanimes  des  aatrei 
goiivemements  d'Italie,  qui  voyaient  dans  de  semblables conoeMÎoBs  oa 
danger  imminent  pour  la  tranquillité  de  leurs  États,  aux  institoUoiii 
desquels  le  principe  de  1  élection  populaire  est  tout  h  fait  étranger.  • 
Âiéme  note. 


BEACTIONS.  385 

qui  aTsient  franchi  le  détroit  de  Messine  avec  une  rapidité  ioac- 
coflOiiiMe ,  s'emparèrent  d'Ancône  (  25  février  ) ,  pour  contre- 
bahneer  raetion  envahissante  de  TAutriche.  Le  pape,  surpris 
d'aiwrd,  consentit,  après  une  longue  hésitation ,  à  cette  occu- 
[latioo,  tant  que  les  Autrichiens  occuperaient  la  Romagne. 

Cet  acte  de  vigueur  était  une  concession  que  le  ministère  fran- 
çais avait  faite  au  parti  du  mouvement,  qui  frémissait  de  voir 
ritalieà  la  merci  des  Autrichiens.  Et,  bien  que  les  Français  eus- 
sent moins  l'air  de  libérateurs  ou  de  protecteurs  que  de  sbires 
assistant  au  châtiment  des  patriotes,  néanmoins  ce  drapeau  tri- 
colore, flottant  en  Italie,  restait  comme  un  symbole  d*espérance 
poar  beaucoup  de  patriotes  qui  n'étaient  pas  encore  désabusés 
des  étrangers. 

Les  incendies  de  la  Belgique  et  de  la  Pologne  ne  devaient 
pas  s'éteindre  aussi  aisément.  La  dernière  avait  une  résolution 
héroïque,  la  vertu  du  sacriflce,  l'habitude  des  armes,  et  un  renom 
de  courage  qui  manquait  aux  Italiens  :  et  cependant  elle  ne 
prodimit  pas  non  plus  de  ces  chefs  résolus ,  et  convaincus  que 
dans  les  insurrections  il  ne  faut  pas  commencer  par  des  demi- 
mesures.  Tandis  que  tons  s'écriaient  avec  un  ardent  enthou- 
siasme :  En  IMhuanie!  appelant  de  leurs  vœux  cette  fraternité 
de  la  révolte,  qui  la  rend  invmcible,  le  dictateur  Chlopicki  ne 
s'occupait  qu'à  modérer  l'élan  ;  il  fortifiait  Varsovie,  y  attendant 
drja  un  ennemi  qu*il  ûillait  plutôt  aller  chercher  hors  des  fron- 
tières;  il  ferma  les  conventicules ,  fit  arrêter  le  républicain  Le» 
level,érudit  célèbre,  chéri  de  la  jeunesse,  et  empêcha  de  pu- 
blier la  proclamation  pleine  de  dignité  dans  laquelle  la  Pologne 
retraçait  ses  misères. 

Cëtait  un  moment  critique  pour  la  Russie ,  épuisée  comme 
elle  rétait  par  la  guerre  avec  la  Porte ,  ayant  à  redouter  dans  In 
mer  Noire  les  bâtiments  de  la  France  et  de  l'Angleterre ,  et  de 
divers  côtés  la  Perse,  lesTartares,  les  habitants  du  Caucase 
({ui  rongeaient  leur  frein ,  la  Suède  toujours  épiant  l'occasion  de 
moQvrer  la  Finlande.  Ajoutez  le  choléra,  ce  mal  terrible  qui, 
dffNBS1817,  ravageait  l'Asie  et  l'Afrique.  L'armée  russe,  qui 
lavait  contracté  dans  la  guerre  de  Perse,  l'avait  rapporté  dans 
a  patrie,  puis   en  Pologne,  d'où  il  se  propagea  dans  tout* 


2S6  CONFÉRENCE  DE  LONDBSS. 

rtilurope  par  Berlio  et  Vienne  (septembre  1831),  et  pénétra  par 
Hambourg  en  Angleterre,  se  mêlant  d'une  manière  effrayante 
a  toutes  les  vicissitudes  du  moment.  La  force  indomptable 
de  ce  mal,  nouveau  pour  les  médecins,  ses  symptômes ,  si  sem- 
blables  à  ceux  de  Tempoisonnement,  la  mauvaise  foi  de  quel- 
ques gouvernements  qui ,  selon  leur  intérêt ,  cherchaient  à  le 
faire  passer  pour  contagieux  ou  pour  épidémique ,  tout  contri- 
buait à  frapper  Timagination  des  masses  :  aussi  presque  partout 
fut-il  accompagné  de  soulèvements ,  de  meurtres  excités  par 
une  folle  croyance  h  des  empoisonneurs.  Il  servit  toutefois  les 
gouvernements,  en  obligeant  de  recourir  à  la  force  pour  obvier 
au  fléau ,  ou  pour  y  remédier  ;  les  cordons  sanitaires  forent  em- 
ployés en  même  temps  contre  les  idées,  et  l'attention  se  dé- 
tourna des  questions  politiques  pour  s'occuper  du  salut  indivi- 
duel. 

Les  Français,  qui  dans  les  chambres  discutaient  plus  sur  le 
dehors  que  sur  le  dedans ,  se  passionnaient  pour  ceux  qu'on  a 
appelés  les  Français  du  Nord.  Mais  comment  secourir  une  nation 
si  éloignée,  et  qui  n'avait  pas  même  un  port  ouvert  sur  la  mer? 
On  proposait  de  soutenir  son  courage  en  la  reconnaissant,  et 
en  lui  envoyant  des  cheft  pour  diriger  le  parti  démocratique , 
ou  de  faire  une  puissante  diversion  en  sa  faveur  en  suscitant  la 
Turquie  contre  les  Russes.  Mais  la  France,  pour  secourir  la  Po- 
logne, avait  à  déclarer  la  guerre  à  toutes  les  puissances,  à  laisser 
ses  frontières  dégarnies,  tandis  que  les  factions  frémissaient  à 
l'intérieur. 

L'Autriche,  si  opposée  qu'elle  fût  à  toute  révolution,  re- 
connaissait combien  la  nationalité  polonaise  lui  servirait  de 
barrière  contre  la  Russie  ;  mais  la  conséquence  de  l'ancien  par- 
tage pesait  sur  elle ,  et  elle  tremblait  pour  sa  Gallicie.  Elle  trem- 
blait plus  encore  pour  la  ^ongrie,  qui  voulait  faire  passer 
des  vivres,  des  munitions  et  des  .hommes  à  une  nation  soeur, 
dont  l'exemple  était  un  encouragement  pour  .elle  a  réclamer 
aussi  ses  anciens  droits.  L'Angleterre  ne  voulait  pas  se  brouiller 
avec  la  Russie,  et  elle  conservait  contre  la  France  les  vieilles 
rancunes  de  Pitt.  La  Pologne  resta  donc  abandonnée  à  elle- 
même. 


&EÀCTIONS.  2S7 

EDedestitua  alors  Chlopicki,  supprima  la  dictature,  élut  Rad- 
xiwâl  génénlissîme ,  et  prononça  la  déchéance  des  Roraanov  ; 
mais  le  pays  était  au  dedans  déchiré  par  la  discorde  et  la  misère, 
H  û  était  trop  Êieile  de  prévoir  qu'il  succomberait  ;  car  la  lutte 
Q'était  pas  entre  le  peuple  et  le  roi,  mais  entre  le  peuple  et  Ta- 
listocratie.  Il  suffirait,  pour  le  prouver,  de  la  défense  qui  fut 
faite  de  parler  de  TafFranchissement  des  paysans.  ] 

Cette  eontrée  guerrière  ne  comptait  pas  plus  de  soixante-^lix  1 
odle  soldats  réguliers  sous  les  armes,  contre  cent  vingt«neuf 
mille  Russes  aguerris  par  des  victoires  récentes,  traînant  quatre 
eeotspièees  de  canon,  approvisionnés  par  T  Autriche  et  par  la 
,  qui  veillaîent  sur  les  frontières  pour  en  repousser  les 
L  Le  choléra,  marchant  avec  Tarmée  russe,  semait  de 
la  route  qu'elle  suivait.  Diebitch,  qui  la  commandait, 
M  paraîasait  pas  suffisamment  résolu  ;  il  montraitdes  scrupules, 
au  repeotir  :  il  mourut*  G^nstantin  ainsi  que  sa  femme  mouru- 
rent presque  en  même  temps.  Orlof,  expédié  de  Saint-Péters- 
bourg, entra  en  arrangement  avec  la  Prusse ,  afin  que ,  sans 
prendre  une  part  active  à  la  guerre ,  elle  devînt  une  base  sâre 
pour  les  opérations  stratégiques  que  devait  diriger  Paskewitch, 
le  vainqueur  des  Perses. 

Tandis  que  la  Russie  opérait  si  résolument,  les  Polonais  al- 
Imeot  s'afTaiblissant  par  les  hésitations  de  leur  gouvernement. 
Les  plus  intrépides  voulaient  brûler  Varsovie,  poursuivre  les 
RatMS  partout,  soulever  la  Lithuanie  et  les  provinces  turques; 
Radsiwil,  au  contraire,  homme  honnête  mais  indécis,  concen- 
tra les  troupes  sous  la  capitale,  et  rendit  inutiles  les  prodiges  de 
valeur  qui  se  firent  de  tous  côtés.  Skrzinecki,  qui  le  remplaça, 
se  défia  aussi  de  la  victoire  ;  il  négocia,  et  attendit  dans  Varso- 
vie Paskewitch  qui  s^avançait.  Dembinski  n*avait  pas  réussi  à 
soDlever  la  Lithuanie,  et  par  là  à  diviser  Tarmée  russe.  Le  répu- 
blicain Dwemiski  arrivait  victorieux,  lorsque,  contraint  de  faire 
un  détour  sur  le  territoire  autrichien,  il  y  fut  fait  prisonnier. 

Les  démagogues  alors  poussèrent  le  peuple  contre  les  nobles, 
au  moment  où  Ton  avait  le  plus  besoin  d'union.  Déjà  la  multi- 
tode ,  irritée  des  désastres ,  se  livra  jdans  Varsovie  à  des  excès 
sanguinaires ,  provoqués  peut-être  par  Krukowicki ,  à  qui  ces 


28S  CONFéRE?)CE    DE  LO^iDBES. 

excès  valurent  le  pouvoir  suprême.  Déjà  Paskewiteh  était  sous 
les  murs  ;  au  lieu  de  concentrer  les  forces,  on  envoya  des  déta- 
chements considérables  çà  et  là  pour  se  procurer  des  approvi- 
sionnements. Les  Russes  eurent  le  dessus,  grâce  à  la  supérîorké 
de  leur  artillerie  ;  et  Varsovie  succomba  le  jour  de  la  Nativité 
de  la  Vierge,  jour  consacré  par  Tantique  dévotion  des  Polonais 
à  la  reine  des  anges ,  et  par  la  victoire  qu^ils  remportèrent  à 
Vienne  ce  jour-là  sur  les  Turcs.  La  Pologne  croisa  ses  bras 
sur  sa  poitrine,  et  se  recouclia  dans  son  sépulcre  ensanglanté. 
Le  ministre  Sébastian!  annonça  aux  chambres  françaises  que 
tordre  régnait  h  Varsovie. 

Nonobstant  les  stipulations  du  congrès  de  Vienne  et  les  pro- 
testations des  cabinets  français  et  anglais ,  le  royaume  de  Po- 
logne fut  incorporé  à  l'empire  russe,  à  titre  de  conquête.  Aux 
termes  des  mêmes  traités,  Cracovie  devaitrester  libre  sans  qu'au- 
cune puissance  pût  y  tenir  des  troupes;  elle  fut  néanmoins  oc- 
cupée  en  1831  par  les  Russes,  et  les  Autrichiens  s'en  emparèrent 
iléflnitivement  en  1846.  L'Angleterre  protesta  encore,  mais  elle 
ne  crut  pas  devoir  aller  plus  loin. 

Les  Polonais,  rencontrant  partout  la  sympathie,  allèrent 
mettre  leur  valeur  au  service  de  tous  les  insurgés  d'Europe  et 
d'Amérique,  en  proclamant  que  «  la  Pologne  n'était  pas  morte  ;  » 
d'autres  expièrent  en  Sibérie  le  crime  d'avoir  voulu  être  une 
nation. 

Mais  qui  sait  si  la  Providence  ne  prépare  pas  par  la  voie  de 
l'oppression  même  cet  affranchissement  des  serfs ,  qui  aurait 
fait  bénir  éternellement  la  révolution  p^onaise ,  si  elle  eût  osé 
le  prononcer.' 


CORSTITUTION  DE  L^BTAT  BELGE.  289 


cONSTrruTiox  de  letat  belge. 


La  fatale  issue  de  rinsurrection  polonaise  venait  de  montrer 
cooMen  il  est  difficile  de  briser  par  la  foroe  le  jong  d'an  gon* 
renieinent  régulier,  si  abhorré  qu'il  puisse  être.  L'intérêt  des 
gouvernements  devait-il  être  un  moyen  phn  sûr  de  dé- 
La  justice  parviendrait-elle  à  arracher  quelque  ré- 
ionne  à  ceux  qui  avaient  re&it  l'Europe  en  1815  ? 

Loraqoe  le  pontife  romain  lança  le  blâme  d'une  encyclique 
nr  la  révolution  polonaise,  sorte  d'anathème  jeté  sur  un  ca- 
daire,  les  catholiques  belges,  craignant  de  trouver  aussi  le  pape 
pour  adversaire  dans  une  cause  entreprise  au  nom  de  la  religion, 
renvoyèrent  consulter;  mais  le  saint-père  établit  une  distinction 
cnieor  âiveur  :  ils  avaient  été  poussés  à  l'iosurrection  par  les 
obstades  apportés  à  leur  religion ,  ce  qui  justifiait  la  révolte. 
Cette  révolution  est  en  effet  la  seule  qui  ait  réussi,  et  d'où  soit 
sortie  une  constitution ,  une  dynastie  nouvelle ,  un  nouveau 
peuple  même,  et  cela  sans  guerre  ni  au  dedans  ni  au  dehors. 

Ia  conférence  de  Londres  déclara  (30  décembre  1880)  que 
Its  puissances  avaient  réuni  la  Belgique  à  la  Hollande  en  vue  de 
Téquilibre  européen,  et  avec  la  confiance  qu'elles  se  fondraient 
otfcmble  ;  mais  Texpérience  venait  de  prouver  que  cette  fusion 
était  impossible  :  dies  devaient  donc»  dans  l'intérêt  de  la  paix , 
chercher  d'autres  arrangements.  On  accueillit  les  envoyés  du 
gonTemement  provisoire,  ce  qui  plaça  tout  à  fait  la  Belgique 
àata  le  ressort  de  la  diplomatie. 

Mais  quelles  bases  donner  à  la  séparation,  et  quel  gouver- 
naient B^férer? 

Les  hommes  sages  voyant  bien  que  si  l'on  tentait  une  républi- 
que, l'Europe,  effrayée  d'un  tel  exemple,  lesaurait  bientôt  écrasés, 
<^  que  s'ils  se  décidaient  pour  un  roi,  il  leur  serait  imposé  de 
1  étranger;  ils  peiisèrent  donc  que  mieux  valait  se  réunir  à  la 

BttT.   OR  CEHT  ANS.   —  T.    III.  25 


290  CONSTITUTION   DE  l'BTÀT   BELGE. 

France  que  de  végéter  sous  une  demi-indépendance  faible,  ea 
butte  h  des  intrigues  continuelles. 

Si  la  France  avait  agi  librement,  elle  aurait  du  moins  ache- 
miné les  choses  vers  cette  future  réunion  qu'elle  n*osait  encore 
accepter;  mais,  en  marchant  d'accord  avec  la  conférence, 
Louis-Philippe  refusa  formellement;  et  Ton  prit  le  parti  de 
fonder  une  dynastie  nouvelle.  Les  négociations  traînèrent  ea 
longueur,  et  les  protocoles  contradictoires  qui  se  succédèrent  t*;- 
moignèrentdes  incertitudes  d*une  politique  qu'aucun  motif  su- 
périeur ne  dirigeait.  Knfin  I^opold  de  Cobourg  fîit  nommé  par 
cent  cinquante-deux  voix  contre  quarante-trois,  et  salué  roi  des 
Belges  (4  juin  f831  ).  Mais  le  roi  des  Pays-Bas  s^obstina  à  r^ 
pousser  tout  arrangement,  et  prit  les  armes.  Alors  la  France, 
violant  elle-même  la  non-intervention  qu'elle  avait  proclamée, 
fait  marcher  cinquante  mille  hommes  sous  le  commandement 
du  maréchal  Gérard,  et  \a  prise  d'Anvers  démontra  quels  pro- 
grès l'artillerie  avait  faits  depuis  les  dernières  guerres.  Le  roi 
Guillaume  retira  ses  troupes,  et  les  Français  évacuèrent  à  leor 
tour  le  territoire  belge. 

Restaient  à  régler  les  conditions  de  la  séparation.  Les  Pa}^ 
Bas  prétendaient  obtenir  les  limites  de  1790  et  la  dette  publique 
de  1830;  la  Belgique  voulait  au  contraire  la  dette  de  1790  et  les 
frontières  de  1830  :  de  là  une  nouvelle  série  de  protocoles.  La 
Belgique  n'obtint  ni  le  Luxembourg,  ni  le  Limbourg,  ni  la  rin 
gauche  de  l'Escaut,  tandis  que  seize  trente  et  unièmes  de  la  dette 
néerlandaise  furent  mis  à  sa  charge. 

Ce  furent  alors  de  nouvelles  colères,  de  nouvelles  invasions 
à  main  armée  ;  et  l'arrangement  définitif  n'eut  lieu  que  le  19 
avril  1839.  La  Belgique  pendant  ce  temps  s'était  donné  Tune  des 
constitutions  les  plus  libres  d'Europe.  L'Église  y  est  indépen- 
dante de  TÉtat,  bien  qu'elle  en  reçoive  un  subside  ;  liberté  do 
culte,  de  la  presse,  de  renseignement.  Les  droits  dévolus  aui 
conseils  municipaux  et  provinciaux  et  au  pouvoir  légîiiatif,  re- 
présenté par  deux  chambres  électives ,  y  sont  autant  de  freins 
pour  le  pouvoir  exécutif.  Quiconque  âgé  de  quapante  ans  paye 
deux  miHe  florinâ  de  contributions,  y  compris  la  taxe  des  pa- 
tentes, peut  faire  partie  du  sénat;  la  chambre  basse  est  corn- 


CONSTITUTIOR  BB  L*ÉTAt  BELGB.  291 

posé  de  repfésentaDts  rétribués,  sans  conditions  d*él^ibi- 

lilé. 

ti  n'y  a  point  en  Belgique  d'aristocratie  capable  de  résister 
«pcople;  point  de  lutte  entre  la  monarchie  constitutionnelle 
edaiépabliqQe.  La  toi  électorale  a  établi  un  cens  variable  plus 
âerépoar  les  habitants  des  villes,  où  le  clergé  a  moins  d'in- 
Ûoenee,  et  plus  bas  pour  ceux  des  campagnes;  d'où  il  suit  que 
io  deux  tiers  des  élections  appartiennent  à  celles-ci.  Le  clergé 
a done beaucoup  d'influence  sur  les  nominations;  il  en  résulte 
que  les  catholiques  ont  la  prépondérance  sous  un  roi  protestant. 

Dans  les  premiers  temps  les  partis  ne  se  dessinèrent  point; 
{catholique  tempérait  l'audace  du  libéral,  en  affermissant  le 
litQ  religieux;  mais  tous  voulaient  Tindépendance ,  ceux-ci  par 
^  guerre,  ceux-là  pacifiquement  ;  les  uns  voulant  tenir  tête  aux 
Féteotions  de  la  diplomatie,  les  autres  s'y  soumettre.  La  ques- 
tion extérieure  vidée,  le  conflit  recommença  ;  le  parti  catholique 
derena  triomphant  ehercha  à  conserver ,  et  se  vit  bientôt  qua- 
lifié de  rétrograde  par  les  libéraux,  qui  Taccusèrent  d'aspirer 
à  ooe domination  exclusive,  de  vouloir  mettre  l'Église  an-dessus 
de  l'État,  d'accaparer  les  emplois,  renseignement,  de  rêver  jus- 
qii^ao  rétablissement  de  la  censure.  Et  cependant  personne  ne 
saurait  nier  qu'il  n'y  a  pas  en  Europe  de  pays  où  la  presse 
jooisK  de  plus  de  liberté.  Ces  noms  de  catholiques  et  de  libé- 
r3Qi  s^appjiquent  donc  à  des  questions  étrangères  à  la  religion  ; 
elles  indiquent  la  démarcation  habituelle  entre  les  idées  de 
eoosenation  et  de  progrès. 

Pendant  dix  ans  les  catholiques  conservèrent  l'avantage.  En 
1S40 ,  après  le  ministère  de  Thom ,  les  libéraux  gagnèrent  du 
terraia;  il  en  résulta  des  luttes  que  le  ministère  Nothom|) 
ehercha  à  calmer,  en  ramenant  «  les  questions  de  parti  à  des 
qoestionsd'affiaire;  »  mais  il  finit  par  succomber  (1845). 

I^  lait  est  qu'en  peu  de  temps  et  avec  de  faibles  moyens  la 
^giqoeest  parvenue  à  un  degré  de  prospérité  dont  il  y  a  peu 
dnemples  dans  l'histoire;  et  cependant  cet  enfant  de  la  di- 
plomatie, faible  au  milieu  de  voisins  puissants ,  est  sans  poids 
dans  la  balance  européenne.  Le  commerce  belge  essuya  une 
nide  secousse  après  la  séparation ,  ses  manufactures  se  trouvant 


292  CONSTITUTIOK-  DB  L^KTAT  BBUÏB. 

alimeptées  par  la  Hollande,  qui  en  expédiait  les  produits  dans 
ses  colonies;  mais  il  chercha  des  dédommagements  en  se  tour* 
nant  vers  ralliance  douanière  de  TAllemagne,  dont  Anvers 
pourra  devenir  le  principal  port.  Comme  il  fallait  en  attendant 
occuper  à  des  travaux  puhlics  les  bras  que  nnterraption  du 
commerce  laissait  oisi& ,  six  cents  kflomètres  de  chemins  de  fei- 
furent  construits  aux  frais  du  gouvernement,  et  la  liberté  du 
commerce  raviva  les  manufactures. 

La  Hollande  resta  l'ennemie  de  la  Belgique  jusqu*à  Tabdica- 
tlon  de  Guillaume  (  1840  )  ;  son  successeur  rentra  dans  le  con- 
cert européen,  en  se  résignant  aux  faits  accomplis,  et  en  renouant 
des  relations  avec  le  pays  qui  s'était  détaché  de  sa  couronne. 
Il  mit  également  fln  au  conflit  qui  s'était  élevé  entre  son  père 
et  les  états  généraux,  se  montra  plus  juste  envers  les  catholiques, 
qui  forment  les  deux  cinquièmes  de  la  population,  et  renouvela 
le  concordat  avec  le  saint^siége;  il  sid)stitua  la  politique  d'ia- 
térét  à  la  politique  de  sympathie ,  donna  une  constitution  au 
Luxembourg  (  1841  ) ,  et  s'occupa  réellement  de  remplacer  le 
gouvernement  personnel  par  le  gouvernement  parlementaire. 
L'impdt  s'élève  en  Hollande  à  trente-huit  francs  par  tête ,  sans 
compter  le  droit  de  consommation  des  villes  et  les  autres  taxes 
locales.  L'armée,  maintenue  si  longtemps  sur  le  pied  de  guerre, 
finit  par  obérer  les  finances.  Les  routes  sont  très-coûteuses  sur  un 
sol  marécageux,  de  même  les  digues;  on  a  aussi  dépensé  énor- 
mément pour  conserver  les  anciens  canaux,  si  nombreux,et  pour 
en  ouvrir  do  nouveaux.  11  a  été  employé  douze  millions  de  flo- 
rins à  celui  du  Nord,  qui  ouvre  à  la  grande  navigation  le 
port  d'Amsterdam ,  et  huit  millions  au  dessèchement  de  la  mer 
de  Harlem  :  grande  entreprise  qui  offrira  de  nouveaux  champs 
à  cultiver,  et  de  la  houille  en  abondance.  La  marine  marchande 
a  beaucoup  déchu  ;  la  flotte  militaire  est  très-réduite ,  mais  le 
nouveau  système  qui  s'est  introduit  dans  les  colonies  d'Asie 
tend  à  les  faire  prospérer.  La  dette  publique,  qui  est  énorme,  n'a 
j)our  garantie  que  les  revenus  de  la  Malaisie,  qui,  sur  85  millions 
de  florins  hollandais ,  n'en  coûte  que  50.  Que  deviendrait-elle 
donc  si  elle  venait  à  les  perdre?  et  elle  peut  les  perdre  au 
moindre  mouvement  de  l'Augleterre. 


IBS  MIlfISTEBES  ET  LES  PAKTIS  EN  FBÂNCE.         393 


LES  HIKtSTÈRES  ET  LES  PARTIS  EN  FRANCE. 


La  France,  dont  les  secousses  avaient  déterminé  celles  des 
antres  États,  ressentait,  comme  autant  d'événements  intérieurs, 
le  trioroplie  ou  la  défaite  des  révolutions  du  dehors.  La  poli- 
tique de  sentiment  et  celle  de  système  y  étaient  aux  prises,  et 
la  discorde  agitait  tous  ces  partis,  au  milieu  desquels  il  y  avait 
à  asseoir  une  constitution,  à  rétablir  l'ordre,  cette  première  né- 
cessité de  tout  gouvernement. 

La  charte  de  1830  assurait  mieux  que  l'autre  les  grands 
principes  de  la  liberté  :  la  pensée ,  la  presse ,  la  conscience ,  le 
culte,  renseignement,  étaient  libres  et  à  l'abri  de  tout  attentat  ; 
nncompéteoce  de  TÊtat  en  fait  de  doctrines  était  formellement 
dédaiée. 

Hais  sur  quelles  bases  établir  la  loi  électorale,  pour  que  la 
chambre  des  députés  pût  être  considérée  comme  représentation 
nationale?  Le  droit  d'élire  appartiendra  t  il  encore  au  principe 
féodal  de  la  propriété  foncière?  Préférera- t-on  la  souveraineté  de 
Fintelligence  à  celle  du  nombre  et  à  celle  de  la  richesse?  Et  à 
quel  signe  reconnaître  Tindépendance  et  la  capacité  des  électeurs? 

On  semblait  d'accord  pour  rendre  la  vie  aux  provinces,  qui 
en  avaient  été  privées  par  l'excès  de  la  centralisation.  Afln 
d*eDlever  le  monopole  aux  bourgeois  et  aux  légistes ,  on  de- 
manda le  suffrage  universel  ;  les  légitimistes  voulaient  l'élec- 
tion à  deux  degrés  :  finalement  on  se  contenta  d'abaisser  le 
cens  d'éligibilité  de  mille  à  cinq  cents  francs ,  et  le  cens  élec* 
toral ,  de  trois  cents  à  deux  cents  1  Dans  une  révolution  faite 
par  des  avocats  et  des  écrivains,  on  refusa  une  représentation  à 
la  pensée  ;  les  membres  de  Tlnstitut  eux-mêmes  eurent  à  payer 
cent  francs  de  contributions  directes  pour  être  électeurs.  £t  ce- 
pendant Ton  assurait  à  la  chambre  qu'une  nation  où  le  cens 
Rectoral  est  fixé  à  deux  cents  francs  est  la  plus  libre  du  monde. 

Ainsi  se  fondait  de  nouveau  le  pouvoir  de  l'argent,  sous  la 

25. 


294         LES  MINISTÈRES  ET   LES  PARTIS   EN  FKANCE. 

protection  d'une  garde  nationale  composée  de  bourgeois  dési- 
reux de  conserver.  L'hérédité  de  la  chambre  des  pairs  serait-el!e 
maintenue?  La  jeunesse,  au  nom  des  principes  abstraits,  le 
peuple,  par  aversion  pour  ce  reste  d'aristocratie»  demandaient 
qu'elle  fût  abolie.  L'hérédité  fut  combattue  dans  les  chambres 
par  ceux  qui  avaient  le  sentiment  de  la  dignité  populaire  ;  les 
hommes  d'État  et  les  publicistes  la  défendirent  ;  et  comme  les 
doctrinaires  avaient  jugé  nécessaire  de  conserver  rhérédité  dans 
le  pouvoir  suprême,  ils  devaient,  pour  être  conséquents,  Tad- 
mettre  aussi  dans  la  pairie,  afin  de  fortifier  la  couronne.  Ils 
eurent  le  dessous ,  et  la  chambre  haute  elle-même  vota  pour 
rélection  ;  mais  comme  cette  élection  fut  abandonnée  au  roi , 
cela  aboutit  à  faire  de  la  pairie  un  collège  royal ,  n*ayaot  sa 
base  ni  dans  le  privilège  héréditaire,  ni  dans  la  propriété ,  ni 
dans  le  vote  populaire,  et  qui  se  trouverait  dépouillé  même  de 
ces  traditions  que  donnent  la  pratique  des  affaires  et  Tindépen- 
dance.  Le  principe  de  la  souveraineté  nationale  fut  cependant 
substitué  au  droit  divin. 

Ainsi  la  constitution  resta  dégagée  de  ses  entraves,  et  la  ii:o- 
narchie  se  combina  avec  le  plus  haut  degré  possible  de  liberté. 
Mais  il  n'est  pas  de  tempête  qui  ne  laisse  les  flots  longtemps 
agités.  «  Le  gouvernement  de  Juillet,  a  dit  M.  de  Broglie,  est 
né  au  sein  d'une  révolution  populaire.  C'est  sa  gloire ,  c'est  son 
danger.  La  gloire  fiit  pure ,  parce  que  la  cause  était  juste  ;  le 
péril  est  grand ,  attendu  que  toute  insurrection  heureuse ,  légi- 
time ou  non,  produit,  par  l'effet  de  son  succès,  des  insurrections 
nouvelles.  » 

La  chute  de  l'ancienne  dynastie  avait  froissé  les  sentiments 
et  les  intérêts  de  bien  des  gens  ;  beaucoup  d'autres,  dont  la  nou- 
velle ne  pouvait  contenter  les  espérances ,  n'étaient  pas  moins 
mécontents  ;  puis  le  conflit  est  inévitable  là  où  coexistent  trois 
pouvoirs  ;  car  lorsqu'une  majorité  a  prévalu ,  reste  une  minorité 
qu'il  faut  satisfaire  ou  comprimer.  La  révolution  de  1830  na- 
vait  pas  adopté  la  république,  parce  qu'elle  ne  pouvait  manquer 
d'entratner  la  guerre  étrangère  :  mais  sufïisait-il  d'élire  un  roi 
pour  échapper  à  ce  péril  et  à  celui  de  la  guerre  civile?  Les  dcmi- 
résolulions  ne  pouvaient  convenir  à  la  multitude,  ni  à  ceux-là  qui 


LES  MIKISTÈRES  ET  LES  PARTIS  EIT  FRANCE.         2Ui 

avaient  combattu.  Le  gouvernement  n'ayant  pas  la  main  assez 
forte  pour  réprimer  Fanarchie ,  il  en  sortit  les  émeutes ,  le  dé- 
duioenient  des  passions  personnelles ,  et  l'étemel  courroux 
de  ceta  qui  n'ont  rien  contre  ceux  qui  possèdent  :  c'était  une 
oj)potition  sauvage  qui  déshonorait  l'opposition  légale. 

LjoQ  fiit  le  centre  d'un  soulèvement  où  la  faim  eut  plus  de 
part  que  la  politique  ;  le  gouvernement  y  répondit  par  des  coups 
de  canon  et  des  fortifications.  La  Fayette,  qui  faisait  son  mé- 
tier de  républicain  avec  la  candeur  et  la  générosité  d'un  enfant, 
était  incapable  de  se  plier  à  tous  les  artiGces  qu'entraîne  la  pra- 
tîqQedes  afEaires  ;  et  Ton  pouvait  dire  de  lui ,  comme  des  Bour- 
bons, qu'il  n'avait  rien  appris  ni  rien  oublié.  Chef  des  gardes 
utîooales  du  royaume ,  il  se  trouvait  le  véritable  maître  de 
Paris  :  il  était  donc  à  propos  de  lui  enlever  cette  autorité  exor- 
bitante; mais  on  vit  là  un  premier  pas  contre  la  révolution. 

Cependant  les  républicains  dépassaient  de  toutes  parts  les 
coDstitationnels  :  Armand  Carrel  par  ses  écrits,  Garnier-Pagès  à 
la  tribune,  Philippon  avec  la  Caricature,  Barthélémy  avec  la  Né- 
màu,  bien  d'autres  au  moyen  des  journaux,  battaient  en  brèche 
le  système  ;  et  le  nom  du  roi  ne  fut  pas  épargné  dans  des  procès 
scandaleux.  Une  foule  d'associations  tendaient  à  la  république  ; 
mais  on  y  trouvait  plutôt  les  sentiments  que  les  opinions  du 
républicanisme;  on  y  voyait ,  comme  trop  souvent  dans  ce  siè- 
cle ,  une  critique  sans  but ,  habile  à  détruire,  mais  ne  sachant 
pas  édifier.  La  Gazette  de  France,  organe  des  légitimistes , 
avait  proposé  le  suffrage  universel  ;  les  républicains  l'adoptèrent  ; 
et  ce  principe  donna  quelque  unité  et  un  symbole  à  ce  parti, 
qui  n*en  avait  aucun. 

Des  idées  religieuses  se  mêlèrent  aussi  à  ces  luttes  :  Tabbé 
Cbâtel  prétendit  fonder  une  Église  française,  avec  une  liturgie 
dans  la  langue  nationale.  Mais  Lamennais  eut  une  bien  autre 
influence.  Dans  son  livre  du  Progrès  de  la  révolution  et  de  la 
guerre  contre  V Église  (  1 826  ) ,  il  avait  signalé  comme  ses  enne- 
niis  le  libéralisme  et  le  gallicanisme.  Il  sentait  bien  que  l'œuvre 
de  Dieu  ne  peut  s'appuyer  sur  des  dynasties  périssables,  mais 
qw  Vidée  religieuse  doit  se  greffer  sur  la  démocratie.  La  ré- 
solution faite,  il  la  salua  comme  «  un  avenir  de  grâces  célestes 


29G         LES  MINISTERES  ET  LES  PARTIS  EN   FRANCK. 

et  de  miséricorde  infinie,  »  comme  Tévénement  le  plus  prospère 
pour  les  institutions  sociales  et  religieuses.  Il  fonda  alors  le 
journal  l'Avenir,  avec  cette  épigraphe  :  Dieu  et  la  liberté!  l\ 
eut  pour  collaborateurs  des  hommes  d'une  grande  inlelligence 
et  d'un  grand  cœur,  radicaux  en  politique,  papistes  en  religioD, 
qui ,  du  même  principe  d'où  de  Maistre  avait  fait  découler  le 
pouvoir  absolu,  faisaient  dériver  la  liberté ,  et  s'élevaient  eontre 
les  entraves  apportées  par  l'Église  gallicane  au  pouvoir  pontifical. 
Les  concordats  n'étaient  que  des  schismes  déguisés  :  le  prêtre, 
disaient-ils,  ne  doit  vivre  que  des  offrandes  des  fidèles;  l'État 
n'a  à  s'ingérer  ni  directement  ni  indirectement  dans  les  choses 
ecclésiastiques.  Liberté  absolue  de  conscience ,  d'association , 
de  presse;  suffrage  universel  dans  les  élections;  plus  de  cen- 
tralisation ,  plus  d'intervention  de  l'État  dans  les  affaires  de 
la  commune,  des  cantons,  du  département  ;  en  un  mot,  libertfi 
entière  et  pour  tous.  Ces  novateurs  ouvrirent  une  école  au 
nom  du  libre  enseignement,  prochimé  par  la  charte  ;  elle  fut 
fermée  par  la  police,  et  ils  se  virent  traduits  en  justice;  le  tri- 
bunal retentit  de  discours  antigallicans  qui  respiraient  la  li- 
berté, et  où  figurait  le  Christ  coiffé  du  bonnet  républicain. 

11  s'agissait  donc  de  ressusciter  Grégoire  VU ,  le  patriarche 
du  libéralisme ,  disaient  ils ,  qui  vit  le  véritable  moyen  d'insti- 
tuer même  ici-bas  le  royaume  de  Dieu  :  il  s'agissait  de  faire  du 
pape  le  tuteur  des  nouvelles  libertés  des  peuples,  de  mettre  le 
saint-siége  à  la  tête  de  tout  le  progrès  moderne,  et  d'en  faire  le 
centre  delà  politique,  comme  il  l'est  de  la  religion.  Mais  le  pape 
accepterait-il  ce  rôle  nouveau  ?  Le  trouverait-il  selon  la  mission 
qu'il  tient  de  Celui  dont  il  est  le  vicaire  ?  L'auditoire  se  deman- 
dait :  «  Est-ce  là  vraiment  la  religion  catholique.'  »  comme  le 
disait  Lacordaire  dans  sa  défense. 

Et  beaucoup  disaient  que  non.  Aussi  les  rédacteurs  de  VJ- 
venir,  qui  cherchaient  de  bonne  foi  à  fonder  la  liberté  au  nom 
du  Christ,  déclarèrent-ils  qu'ils  suspendaient  leur  publication, 
pour  aller  à  Rome  interroger  l'oracle  infaillible.  Ils  s'y  rendirent 
en  effet  comme  des  députés  du  peuple ,  pour  offrir  au  pape  cette 
nouvelle  suprématie;  mais  il  réprouva  leurs  doctrines  quant  à  la 
liberté  de  conscience  et  de  presse ,  q«iant  à  la  restauration  de 


LIS  XIHISTSRB8  BT  LES  PARTIS  EN  FRANCE.        397 

fÉ^te,  déclarant  que  la  soumission  au  prince  est  de  foi ,  que 
toale  asBodatioQ  est  interdite  entre  hommes  de  religion  dififé- 
RBie,  et  que  la  séparation  de  l'Église  et  de  TÉtat  est  contraire 
M  bien  de  tous  deux'. 

Vjévenir  se  tut  de?ant  cette  condamnation  inattendue.  Mon* 
tilembert  s^  soumit,  et ,  entré  par  Thérédité  à  la  chambre  des 
paiis,  il  j  derint ,  au  nom  du  christianisme  et  dans  les  limites 
de  la  foi ,  le  champion  ardent  de  la  liberté.  Lacordaire ,  après 
de  longues  épreuves,  se  fit  dominicain  et  prédicateur,  laissant 
soof  ent  percer  le  Tieil  homme  sous  Tobédience  et  l'orthodoxie, 
en  traitant  du  haut  de  la  chaire  des  rapports  de  TÉglise  et  de 
FÉtat,  bien  qu'il  subordonne  la  raison  individuelle  à  Tautorité. 
T^mwinaMi  hésîta  uu  pctt  avant  d'adhérer  à  l'encyclique,  voulant 
faire  des  réserves  pour  ce  qui  lui  paraissait  d'ordre  purement 
temporel  :  il  se  résigna  pourtant,  à  la  fin.  Mais  il  éclata  bientôt 
dans  les  Paroles  cTun  croyant,  pleines  du  courroux  que  lui 
mspiraient  les  gémissements  de  la  Pologne  et  de  l'Italie  :  pre- 
DÛer  anneau  d'une  chaîne  d'écrits  dans  lesquels  cet  esprit  puis- 
saat,  cet  écrivain  admirable  sortit  du  christianisme.  Celui  qui 
atait  soutenu  l'infaillibilité  dans  le  pape,  comme  le  représentant 
de  la  raison  générale,  transféra  cet  attribut  à  la  souveraineté 
populaire ,  et  se  fit  Tapôtre  de  la  démocratie  absolue.  Plus  ré- 
Tolutîonnaire  que  rénovateur,  il  peint  les  souffrances  des  peu- 
ples, les  désordres  de  la  société,  avec  une  éloquence  sans  égale  ; 
mais  des  remèdes  efficaces ,  il  n'en  propose  pas;  car  ce  n'est  pas 
là  an  remède  que  dédire  au  peuple  :  «  Soyez  unis,  armez-vous, 
anacbez  des  mains  de  ceux  qui  sont  rassasiés  le  pain  dont  vos 
eo£uits  ai&més  ont  besoin.  » 

liusieurs  sectes,  conduites  par  d'autres  motift,  prêchaient 
ose  réforme  sociale,  et  parlaient  de  substituer,  au  système  né- 
gatif et  destructeur  du  libéralisme ,  des  idées  organiques  qui, 
an  lieu  de  diviser  et  d'affaiblir  les  forces  sociales,  pussent  les 
combmer  dans  leur  ensemble  :  il  en  résulta  de  grandes  pensées 
et  des  folies.  Au  moment  où  le  corps  social  se  trouvait  attaqué 
par  la  concurrence  individuelle  dans  l'économie  commerciale , 

'  Sncfclique  du  IS  septembre  1832, 


398        LES  HIMISTERBS  Et  LES  PARTIS  EN  FfiÂNCS. 

par  le soepUdsine  dans  la  morale,  par  l'anarchie  dans  la  poli- 
tique, les  saint-simoniena  proclamèrent  le  principe  de  Tauto- 
rite,  une  religion  sociale,  Fassociation  des  intérêts  et  Torgani- 
sation  de  l'industrie.  Il  ne  s'agissait  donc  plus  de  questions 
politiques ,  mais  sociales  :  abordant  les  problèmes  les  plus  dé- 
licats et  les  plus  profonds,  ils  prirent  pour  principe  :  «  Rétribuer 
chacun  selon  sa  capacité,  et  chaque  capacité  selon  ses  oeuvres.  > 
En  conséquence  ils  nièrent  non-seulement  tout  droit  héréditaire, 
mais  jusqu'à  la  famille;  ils  firent  la  guerre  à  la  coneurrence, 
et  donnèrent  aux  passions  un  libre  cours. 

De  l'élan,  un  apostolat  chaleureux,  des  sacrifices  pécuniaires, 
des  efforts  gratuits,  le  culte  de  la  firatemité  et  de  la  suprématie 
du  père,  voilà  ce  qu'offrirent  les  saint-simoniens.  Les  chefs 
néanmoins  n'étaient  pas  d'accord  entre  eux  :  Bazard  n'arrivait 
qu'à  une  conclusion  politique  ;  Enfantin  voulait  une  religion , 
c'est-à-dire  embrasser  tous  les  problèmes ,  et  refondre  la  so- 
ciété, non  avec  les  éléments  qu'elle  fournit,  mais  en  créant 
au  milieu  de  nous  des  mœurs  et  des  habitudes  nouvelles.  La 
question  do  mariage  et  du  sacerdoce  divisa  l'école;  la  morale 
s'effraya  lorsqu'on  osa  parler  de  la  communauté  des  femmes; 
puis  arrivèrent  les  excentricités  fanatiques  et  les  scènes  ridi- 
cules. Rodrigues  prétendait  être  l'Esprit-Saint  incarné  ;  Elnfantin 
soutenait  qu'il  n'appartient  qu'aux  mères  de  déclarer  la  pater- 
nité des  nouveau-nés  ;  et  la  secte  tomba  au  milieu  du  ridicule 
et  de  l'indignation.  Mais  toutes  les  idées  qu'elle  avait  émises  ne 
périrent  pas  avec  elle  ;  ses  prosélytes  s'adonnèrent  principalement 
à  l'économie  politique  et  h  l'industrie.  La  dignité  de  riiomme 
avait  été  hautement  proclamée  ;  l'attention  se  porta  davantage 
sur  la  classe  inférieure ,  et  l'on  commença  à  croire  qu'il  peut  y 
avoir  quelque  chose  de  plus  sérieux  que  l'opposition  politique 
systématique,  et  de  plus  profitable  que  l'émulation  mercantile 
abandonnée  à  une  liberté  désordonnée. 

Le  pays,  agité  par  ces  doctrines ,  ne  pouvait  dejneurer  en  re- 
pos ;  le  mouvement  et  la  résistance  étaient  oilx  prises  :  Laflitte 
était  tombé;  Dupin  et  Sébastiani,  les  chefs  de  la  chambre, 
étaient  impopulaires.  Le  ministre  Casimir  Périer,  Tun  des  plus 
fermes  qui  ait  gouverné  la  France ,  effraya  les  républicains  et 


LES    MI^IISTÈRES   ET   LES  PAQTIS  EN   FfiAKCB.         299 

dissipa  les  associations.  Cet  bomme  d'État  fut  Tune  des  notabi- 
lités que  le  choléra  moissonna  dans  Paris.  On  rendit  à  sa  dé- 
(lywille  de  grands  honneurs,  auxquels  le  peuple  ne  s'associa  pas; 
et  ee  dont  Royer-Collard  le  loua  principalement,  ce  fut  de 
n  afoir  ni  provoqué  ni  désiré  la  révolution  de  juillet 

Od  vit  alors  des  républicains  traduits  en  justice  contester  à 
leurs  juges  le  droit  de  les  condamner,  étant  redevables  de  leur 
poste  à  une  révolution  victorieuse.  Dans  ce  procès  et  dans  c^Iui 
des  saint-sîmoniens  la  foule  entendit  soulever,  devant  elle, 
ks  questions  sociales  les  plus  brillantes. 

Un  mécontentement  qui  se  traduisait  par  des  émeutes  et  des 
tentatives  de  régicide  encouragea  les  légitimistes,  et  la  Vendée 
pit  Us  armes  en  faveur  du  duc  de  Bordeaux ,  proclamé  sous  le 
Dom  de  Henri  Y  ;  la  duchesse  de  Berry ,  sa  mère,  s'y  montra 
elle-même,  et  enflamma  le  zèle  de  ses  partisans.  Le  ministère 
Thiers,  plein  de  ressources  et  d'expédients,  réussit  à  éteindre  la 
goerre  civile  par  l'arrestation  de  la  duchesse,  qui  fut  livrée  par 
»  traître.  Un  soulèvement  républîoein  ayant  éclaté  à  Lyon ,  il 
le  réprima ,  et  refusa  une  amnistie.  11  demanda  cent  millions 
aux  chambres  pour  les  travaux  publics,  et  Gt  terminer  l'église 
de  la  Madeleine,  l'arc  de  l'Étoile,  et  d'autres  monuments;  il  flt 
replacer  la  statue  de  Napoléon  au  faîte  de  la  colonne ,  pour 
ressusciter  le  culte  de  la  force,  moins  redouté  que  celui  du 
droit.  La  prise  d'Anvers  le  mit  à  même  de  conduire  à  fin  la 
question  belge. 

11  voulait  aussi  que  la  France  intervint  en  Espagne,  afln 
d>mpécber  les  puissances  du  Nord  d'y  prévaloir  ;  mais  Louis- 
Philippe  s'y  refusant,  Thiers  déposa  son  portefeuille  (15  avril 
1837).  Le  roi  trouva  plus  de  condescendance  dans  Blolé,  son 
successeur,  qui  faiblit  dans  les  questions  extérieures  d'Orient , 
d'Espagne,  de  Cracovie  et  de  Belgique.  11  évacua  même  An- 
côoe,  et  laissa  ainsi  sans  contre-poids  la  puissance  qui  était  pré* 
pondérante  en  Italie  (décembre  1838). 

Ce  ministère  succomba  sous  une  coalition  ;  après  la  courte 
présidence  du  maréchal  Soult  (12  mai  1839),  le  roi  fut  con- 
traint, bien  qu'à  regret,  de  rappeler  Thiers  (  l^*"  mars  1840  ).     * 

Guizot  était  resté  le  représentant  du  parti  doctrinaire  ;  il  avait 


300         LSS  HINISTÈBES  ET  LES  PARTIS  EN  FBAIIC£. 

combatta  sous  la  restauration  avec  l*opposition  conservatrice. 
Il  voulait,  dans  Tintérét  de  la  liberté,  de  la  dignité  nationale, 
de  l'ordre  publie,  que  le  gouveroement  s'affermît,  le  pouvoir 
n'existant  qu'à  la  condition  d'être  respecté.  Il  avait  en  consé- 
quence préparé  cette  loi  sévère  qui  fîit  rendue  contre  la  presse, 
et  exercé  la  censure  avec  Royer-Gollard  ;  mais  il  avait  combattu 
le  miaistère  Villèle,  parce  qu'il  compromettait  rautorité  en  pro- 
voquant la  réaction.  La  révolution  de  juillet  accomplie ,  il  s'em- 
ploya à  en  modérer  la  fougue ,  à  rétablir  l'ordre ,  comme  pour 
faire  oublier  que  c'était  l'émeute  qui  l'avait  mb  au  pouvoir.  De 
ce  moment,  Guizot  et  Tbiers  représentèrent  les  deux  idées  du 
progrès  et  des  faits  accomplis;  et  la  politique  intérieure  se  ré* 
duisit  presque  au  gouvernement  alternatif  de  ces  deux  iiommes. 
Aucun  d'eux  ne  sortit  toutefois  des  limites  convenues;  aussi  se 
trouvèrent-ils  d'accord  sûr  les  questions  importantes,  principa- 
lement sur  ce  qui  était  à  leurs  yeux  l'objet  capital ,  l'affermis- 
sement de  la  nouvelle  dynastie. 

La  lutte  engagée  entre  les  bourgeois  et  l'aristocratie ,  entre  le 
gouvernement  représentatif  et  le  vieux  système  monirchique,  en 
un  mot  entre  la  constitution  et  Fabsolutisme,  se  transforma,  à 
partir  de  1830,  en  un  conflit  entre  le  gouvernement  représen- 
tatif et  la  république ,  entre  la  {>oui^eoisie  et  la  démocratie  tur- 
bulente, qui  plus  d'une  fois  en  vinrent  aux  mains.  Une  fois  la 
victoire  obtenue ,  grâce  à  la  fermeté  souple  déployée  par  le  roi, 
il  ne  resta  plus  qu'à  équilibrer  la  monarchie  avec  les  dasses 
moyennes,  toutes  également  désireuses  de  repos.  L'agriculture 
et  l'industrie  prirent  donc  un  essor  qui  ne  s'était  jamais  vu,  et 
la  France  put  recouvrer  sa  liberté  d'action  au  dedans  et  au  de 
hors.  Les  rois  lui  pardonnèrent  sa  liberté,  en  voyant  de  quel  poidf 
pesait  Louis-Philippe  pour  maintenir  l'assiette  de  l'Europe,  en 
dépit  de  tant  d'occasions  de  guerre,  qui  se  multiplièrent  plus 
en  dix  ans  que  dans  tout  le  siècle  passé.  Les  grandes  puissances 
purent  donc  remanier  à  leur  gré  les  petits  Ëtats ,  et  tout  rentra 
dans  le  cercle  de  l'ancienne  diplomatie. 

Quanta  l'intérieur,  la  faction  légitimiste  dut  se  croire  perdue, 
du  jour  où  les  hommes  religieux  professèrent  une  liberté  plus 
étendue  que  ne  la  formulent  les  constitutions  :  celle  des  crovances 


us  ■miSTBBBS  ST  LES  PABTlfl  BR  FBAffCX.         101 

Cl  «le  de  renae^nemeiit,  par  exemple.  La  charte  de  1830 ,  eu 
lapprimaiit  la  nlîgloii  de  TÉtat^  isaugiarait  la  liberté  des  cultes  : 
fegovreniem«Dt  voulut  poortaul  encore  y  mettre  la  main ,  et, 
poar  eourtûer  le;  vieux  libéralisme,  il  renouvela  les  défenses 
portées  eo&tre  certains  ordres  religieux;  il  mit  des  entraves  à 
ee droit  sacré,  qui  appartient  à  chacun,  de  £aire  élever  ses  en- 
âimcomaie  il  Tentend.  C'étaient  là  les  questions  vitales,  et  peu^ 
léeW  seules  importantes  qui  eussent  été  agitées  depuis  plu- 
Mnamiées  dans  les  chambres  françaises;  et  c'estlà  que  se 
portait  rattention  de  ceux  qui  voyaient  dans  la  politique  quelque 
dans  de  mieux  que  la  charte  et  la  frontière  du  Rhin ,  et  que 
lu  déplofables  tracasseries  de  Popposition  systématique,  qui  s*en 
sfiasoulever  tout  un  pays,  pour  une  nidemnité  donnée  à  un  pré- 
tkmr,  ani^aii  au  fond  de  TOcéanie. 

Un  antre  soin  du  gouvernement  fut  de  consolider  la  con- 
quête d'Alg^.  On  hésita  d'abord  à  la  conserver  malgré  TAngie- 
tene,  et  cette  hésitation  fit  perdre  du  temps  et  des  hommes,  et 
laisn  s'effacer  l'impression  de  la  victoire  sur  ces  races  barbares. 
Sa  conservation  une  fois  décidée ,  c'est  alors  qu'apparut  Tinha- 
Uilé  des  Français  à  rien  fonder  au  dehors.  Le  sang  et  les  tré* 
son  y  furent  dépensés  à  profusion  ;  toutes  les  expériences  de 
eolonisation ,  de  civilisation,  d'utopies  même,  n'ont  eu  pour 
réndtat  que  de  transporter  plus  ou  moins  de  Français  dans  les 
vite  afrieaiiies ,  sans  tirer  d'autre  parti  d'une  contrée  si  vaste 
st  riehe  en  ressources,  sans  autre  avantage  que  d'ouvrir  un 
éânoehé  aux  ardeurs  militaires,  d'exercer  l'armée  pendant  la 
paix,  et  de  luire  briller  la  marine.  Si  Alger  n'est  rendu  un  jour 
eomme  l'a  été  Saint-Jean  d'Acre,  attestant  une  nouvelle  recru- 
descence de  l'islamisme,  une  guerre  pourrait  bien  la  &ire  tom- 
btf  dans  les  mains  de  l'Angleterre  ;  et  les  Français  n'auraient 
Mrvilà  encore  qu'à  leur  frayer  la  voie,  comme  dans  les  Indes. 

Les  pays  le  plus  spécialement  travaillés  par  l'influence  fran* 
eâse  étaient  les  trois  péninsules  méridionales,  tant  à  cause  du 
voisinage  que  par  sympathie.  PIous  verrons  plus  loin  comment 
h  Grèce  se  constitua.  En  lulie,  le  drapeau  tricolore,  après  avoir 
flotté  quelques  instants  dans  Ancône,  finit  par  s'éclipser  (  dé* 
cembre  1S38  ) ,  en  livrant  de  nouveau  le  pays  au  protectorat  de 

26 


303    LES  MINI8TBBKS  ET  LES  PASTIS  EN  FBAHCB. 

r  Autriche.  La  Lombardie  avait  repris  ses  ehatoes ,  Unée  qii*eUe 
était  sans  la  moindre  garantie  à  la  domination  antridiîeone. 
Son  roi,  œ  fut  Tempereur  lui-même,  soumis  à  la  seule  obli- 
gation de  se  faire  couronner  à  liiian;  à  lui  la  nomination  à  tous 
les  emplois,  la  6xation  de  l'impôt,  Tadministration  desfinanees, 
de  rinstruction  publique.  11  fallut  que  tout  arrivât  de  Vienne, 
malgré  tous  les  inconvénients  qui  pouvaient  résulter  de  la  len- 
teur ou  de  rignorance.  Une  congrégation  centrale  devait  repré- 
senter le  pays;  mais  le  gouvernement  lui-même  en  nommait  les 
membres ,  lui  seul  les  convoquait  ;  et  leurs  délibérations  n'a- 
boutissaient qu'à  un  vote  consultatif.  Un  admirable  système 
communal,  reste  des  anciens  municipes,  était  resté  debout  an 
milieu  de  tant  de  ruines;  c'était  assez  pour  conserver  la  vie  et 
sauvegarder  la  prospérité  de  cette  opulente  province.  Bien  que  ré- 
duite à  une  pure  bureaucratie,  radministrationcbemiDait  enoore 
régulière  et  forte  ;  la  justice,  intègre  et  prompte  toutes  fois  qoe 
la  raison  d*État  ne  la  ûiisait  point,  était  rendue  d*après  la  loi 
autrichienne,  qui  avait  remplacé  le  code  français. 

La  Lombardie  pouvait  aervir  d'exemple  au  reste  de  l'Italie 
en  ce  qui  est  de  Tadministration  ,'pour  peu  que  ses  dominateaiSi 
comprenant  leurs  intérêts  et  ceux  du  pays ,  eussent  consenti  à 
laisser  fonctionner  librement  cette  organisation  municipale  qui 
dispense  les  rois  de  la  tyrannie ,  remplit  les  coffres  des  goaver* 
nants,  tout  en  apportant  aux  sujets  la  satisfaction  de  titevailler 
au  bien  de  leur'patrie.  Mais,  sans  respect  pour  les  snseeptibilités 
nationales ,  pour  les  promesses  qui  avaient  été  faites,  tout  alli 
se  concentrer  à  Vienne  ;  et  cela  non  pas  d'un  seul  coup,  aimi 
HuMl  arrive  le  lendemain  d'une  conquête ,  mais  lentement ,  avec 
calcul.  Les  hautes  magistratures  furent  occupées  par  des  Alle- 
mands ,  sans  expérience  du  caractère  et  des  mccurs  italienns* 
La  foule  des  employés  en  fut  réduite  à  instrumenter,  à  ap- 
pliquer  des  ordonnances  tombées  d'en  haut ,  sans  permission 
d^examiner,  sans  voix  pour  rien  exposer  :  le  silence  fut  com- 
mandé sur  toutes  choses.  Cette  unité  de  Tempire,  qui  était  le  rêve 
de  l'empereur  François ,  imposait  à  l'Italie  les  mêmes  lois  qu*à 
la  Gallicie  et  aux  Croates,  jusqu'à  enlever  la  publicité  aux  juge- 
ments, supprimer  le  droit  de  défense  que  l'Italie  possédait, 


LES  HlHISTkAES  BT  LBS  FJkBTIB  EN  FEARGB.  308 


In^B'à  expédier  de  Vienne  un  règlement  sur  les  eaux  à  cette 
Lflolierdîa  qui  avait  inventé  l'irrigation  artffieielle.  Elle  avait 
oae  belle  armée  «  et  bientôt  Ton  vit  ses  conscrits  incorporés 
dans  les  r^ments  allemands,  sous  des  officiers  autrichiens; 
MOI  rit-on  s'éloigner  de  l'armée  tout  ce  qui  gardait  quelque 
ffodoient  de  dignité  nationale  et  put  acheter  un  rempla- 
çffit  Le  système  communal  se  rit  entravé  et  désorganisé 
^  jonr  en  jour;  et  la  oongrégation  centrale,  composée  de  gens 
à  gagn ,  se  trouva  sans  voix  pour  hasarder  des  réclamations , 
M  sias  courage  pour  exiger  une  réponse.  L'Église  elle-même 
vit  peser  sur  elle  le  même  joug,  grâce  au  système  introduit  par 
Joieph  II  :  il  fallut  que  les  curés  prétassent  serment  de  fidélité 
m  louvenân  ;  les  évéques,  nommés  par  l'empereur,  eurent  dé- 
fieaM  de  correspondre  avec  Rome ,  et  ne  purent  conduire  leur 
liwpeatt  sans  se  voir  exposé  à  la  censure  de  quelque  employé 
aabiitenie. 

Lesmetlleores  choses  se  trouvèrent  gâtées  par  Taction  de  la 
po&ce,  arbitre  de  tout.  Une  police  aulique,  ime  police  du  vice- 
nâ,  ime  police  générale,  une  police  communale,  une  police  du 
gouverneur,  une  autre  de  la  présidence,  se  firent  la  guerre  réci- 
proquement ;  tous  les  emplois,  tous  les  honneurs,  toutes  les  posi- 
lioQS,  jusqu'aux  chaires  et  aux  fonctions  ecclésiastiques,  tombè- 
raat  sous  l'action  de  cette  police  ;  il  ne  put  se  frire  de  nomina- 
tions que  d'après  ses  enquêtes  et  ses  notes  secrètes,  dont  le  coup 
étaitiiiéroédiable.  Elle  éplucha  lespasse-ports,  empoisonna  toutes 
Icsrdations  cirileset  domestiques ,  en  semant  mille  soupçons 
de  trahison  entre  amis  et  parents ,  dans  le  but  d'affaiblir  ainsi 
Tesprit  public  par  la  haine  et  la  discorde  ;  elle  se  mit  sur  la  piste 
de  tous  les  secrets ,  pour  les  divulguer,  et  jeter  le  blâme  ou  le 
déshonneur  sur  ceux  qu'elle  voulait  atteindre.  Faute  de  rien  dé- 
couvrir, elle  inventait;  elle  mettait  en  évidence  un  homme 
obscur,  pour  porter  ombrage  ou  préjudice  à  quelque  mérite  so- 
lide, à  quelque  caractère  indépendant.  Elle  violait  sans  nulle 
pudeur  le  secret  des  lettres,  elle  emprisonnait  sur  les  plus  légers 
soupçons,  q^tteà  relâcher  ensuite,  sans  même  articuler  un 
pourquoi  à  ceux  qui  rentraient  de  l'exil  ou  sortaient  des  cachots. 
EUe  disait  tout  bas  :  «  ITavez-vous  pas  assez  souffert?  Pour- 


(04        US  milIBTÈBBS  BT  U»  PÂBTI8  BIT  VlÂlfCl. 

quoi  tantdewmd  des  sfihins  publiques?  Joiiisnz  delà  fk,te 
gouyeraeineDt  n'y  met  point  obstacle;  soyes  fîdie8«  wja 
heureux.  »  Ceâ  ainsi  que  rAntricbe  s'efforce,  au  moyen  des 
jouissances,  à  étouffer  tout  souvenir  d'honneur,  et  à  fafae  tour- 
ner en  un  moi  embonpoint  tout  ce  qui  derrait  servir  à  forti- 
fier les  muscles;  puis ,  montrant  du  doigt  h  TEurope  cette  vie 
nonchalante,  ces  brillants  équipages,  cettecampagne  florissante, 
elle  s*écrie  :  «  Voyez  comme  la  Lombardie,  mon  esclave,  est  hoi- 
reuse!  » 

Il  ne  manque  pas  d'hommes  assurément  qui ,  poussés  par  le 
besoin  ou  par  le  vice ,  s*o£frent  à  lui  vendre  leur  âme,  eenx-d 
pour  des  jouissances,  ceux-là  par  ambition,  d'autres  par  veo- 
geance.  La  police  a  su  accréditer  le  bruit  que  cet  espionnage 
était  à  la  fois  très-mystérieux  et  très^étendu;  des  patriotes 
menteurs ,  des  patriotes  sincères ,  répétait  cette  calomnie,  qm 
en  fait  dispense  la  police  d'une  vigilance  dispendieuse,  et  qui 
déshonore  le  caractère  moral  du  pays.  En  l'ofôrant  sous  ce 
honteux  aspect,  elle  réussirai^  peut-être  à  éterniser  les  chaînes, 
si  ce  n'était  pas  Tinévitable  destinée  de  la  police  de  fiiirehûr 
plutôt  que  de  sauver  les  gouvernements. 

L'empereur  François  1^  disait  au  congrès  de  Leybach  :  «  Je 
veux  des  sujets  obéissants ,  et  non  des  citoyens  éclairés.  »  Selon 
ce  programme,  on  réduisit  les  écoles  à  ne  donner  que  des  sujets 
médiocres,  en  refoulant  toute  supériorité;  on  borna  l'iastnie* 
tion  popuhûre  à  ce  qu'il  faut  pour  changer  les  intérêts  récalei* 
trants  en  résignation  et  en  obéissance  ;  on  s'embamasa  peo  de 
mettre  renseignement  classique  enharmonie  avec  les  positîoni 
et  les  besoins  sociaux  :  un  savoir  littéraire  superficiel  engendra 
des  esprits  à  la  fois  légers  et  dogmatiques;  il  en  résulta  la  va- 
nité des  petites  choses,  le  goût  de  la  parole  et  du  bruit  ;  il  en 
sortit  des  journalistes  et  non  des  gens  lettrés,  des  bureauerattt 
et  non  des  penseurs.  Vienne  se  réserva  d'expédier  les  lirre8,et 
souvent  aussi  les  professeurs  ;  on  les  nommait  au  concours,  de 
façon  h  écarter  les  grandes  capacités,  et  faire  pasaertoute  une  race 
de  charlatans  bien  dressés  à  ces  exercices.  Quant  aux  esprits 
d'élite,  ils  avaient  la  prison  pour  les  soumettre,  et  les  journaux 
du  pouvoir  pour  les  décrier  ;  on  les  faisait  difEvner,  pour  ait>ir 


LE9  XIN1STE££S  ET  LES  PABTI8  BU  FEÀNCE.         305 

moios  à  les  craindre.  Une  pareille  guerre  déclarée  à  toutes 
les  forées  vives ,  à  la  moralité  et  à  rintelligenee  d*un  pays^  ne 
suffirait-elle  pas  pour  déshonorer  un  gouvernement?  £t  ee 
goavcmement,  qui  dispose  de  la  terreur,  de  l'éloge,  des  emplois, 
des  hooiieoiB ,  des  décorations  n*a  jamais  pu  trouver  pour  le 
louer  un  homme  d'un  véritable  mérite.  L'avenir  tiendra  compte 
à  la  Lombardie  de  cette  indépendance  incorruptible  de  ses 
esprits  d*élîte  ;  et  ceux-là  pourtant  ont  été  en  butte  à  biçn  des 
attaques  envieuses  et  frivoles  ;  car  dire  aux  peuples.  Soyez  sages, 
qoaod  on  ne  peut  dire  aux  rois,  Soyez  justes ,  c'est  paraître  de 
eoBplidté  avec  ceux-ci. 

Les  grandes  voix  faisant  silence,  ee  fut  le  règne  de  cette  foule 
qui  trafique  de  louanges ,  d'annonces ,  de  camaraderie  ;  qui  fait 
échange  de  plats  éloges  et  d'odieux  outrages,  comme  il  advient 
partoot  où  les  amitiés  sont  sans  lien  et  les  inimitiés  sans  respect. 
La  sonorité  du  ride  résonnait  dans  les  journaux,  autre  plaie 
de  la  littérature  italienne;  journaux  qui  encensent  la  médio- 
crité, idolâtrent  la  négation,  et  surveillent  avec  l'inquiétude  de 
la  défiance  quiconque  prend  un  certain  essor;  critique  futile  el 
sans  conclusion,  car  elle  n'enseigne  jamais  comment  il  faudrait 
faire,  et  qui,  servile  et  emportée,  réussit  à  faire  détester  la 
franchise  en  la  séparant  de  la  dignité.  C'est  la  dernière  misère 
d'un  peuple,  lorsqu'il  a  perdu  toute  foi  en  lui-même ,  que  de  ne 
plus  savoir  employer  le  peu  de  liberté  qui  lui  reste  qu'à  se  dé- 
chirer et  s'arilir  ;  misère  d'autant  plus  déplorable,  qu'une  nation 
à  qui  toute  autre  voie  est  fermée  n'a  plus  que  sa  gloire  littéraire 
et  morale  qui  puisse  attester  à  l'avenir  que  la  génération  présente 
n*a  pas  été  complètement  rile. 

Le  faux  patriotisme  ne  nous  pardonnera  pas  de  mettre-  à  nu 
de  pareilles  plaies;  nous  savons  qu'il  ne  nous  fera  point  grâce  : 
mais,  pour  avoir  le  droit  de  dire  la  vérité  à  nos  ennemis,  il  faut 
que  nous  n'ayons  pas  peur  de  nous  la  dire  à  nous-mêmes, 

A  François  1*'  succéda  en  1835  Ferdinand,  son  fils,  qui  inau- 
gura son  règne  par  le  pardon,  ainsi  que  peut  le  faire  tout  prince 
qui  n'est  point  un  insensé.  Mais  le  vice-roi  et  le  ministre  diri- 
geant chicanèrent  ce  projet  d'amnistie ,  et,  de  générale  qu'elle 
devait  être  «  la  réduisirent  à  des  proportions  étroites  et  illusoires. 

2G. 


306         LES  MINISTÈBES  ET  LES  PARTIS  EN  FBÀNCB. 

Mais  c*était  chose  si  nouvelle  qu*un,tel  acte  de  pardon,  que  l'em- 
pereur fut  accueilli  à  Milan  par  des  transports  et  des  fêtes, 
quand  il  s'y  rendit  pour  ceindre  la  couronne  de  fer.  Soit  eni- 
vrement causé  par  ces  fêtes ,  ou  lassitude  de  maudire ,  ou  bonté 
native  du  caractère  italien ,  il  y  eut  un  entratnement  inouï  vers 
le  prince.  Beaucoup  qui  la  veille  exhalaient  leur  courroux  ou 
partageaient  l'espoir  des  patriotes,  apparurent  travestis  en 
gardes ,  en  chambellans  ;  il  y  eut  une  pluie  de  décorations ,  de 
dignité  de  cour ,  et  une  recrudescence  d'aristocratie. 

Tandis  qu'un  patriotisme  sans  portée,  engourdi  dans  ses 
souvenirs ,  et  qui  s*adore  lui-même ,  restait  à  l'écart  de  toute 
réalité  ;  tandis  que  la  haine  d'un  pouvoir  oppresseur  rendait 
indocile  même  aux  institutions  tutélaires ,  les  esprits  sages  étu- 
diaient le  pays,  et  avant  tout  s'étudiaient  eux-mêmes.  Sans  fer- 
mer les  yeux  sur  des  maux  trop  réels,  ils  savaient  qu'il  est  plus 
aisé  de  les  dénoncer  que  de  les  guérir;  c'était  moins  encore 
leurs  adversaires  qu'eux-mêmes  qu'ils  surveillaient.  Ils  savaient 
que  les  espérances  d*un  peuple  sont  de  longue  durée;  que  le 
succès  demande  autant  de  prudence  dans  le  dessein  que  de  vi- 
gueur dans  l'exécution;  que  les  longues  souffrances  retrempent  les 
nations.  Mais  il  est  bon ,  dans  le  malheur  même ,  d'éviter  les 
aTortements  ridicules,  et  de  se  souvenir  qu'une  révolution,  en 
Italie  surtout,  est  aussi  facile  à  faire  qu'il  y  est  difficile  d'en  faire 
surgir  une  société  capable  de  se  défendre,  de  s'ordonner,  et  de 
se  gouverner  elle-même.  Ceux  qui  tenaient  un  pareil  langage 
étaient  naturellement  bafoués  et  vilipendés. 

C'est  de  la  Lombardie  que  nous  parlons ,  car  c'est  elle  qui 
nous  est  le  mieux  connue;  elle  a  été  et  sera  longtemps  encore 
le  pivot  des  destinées  italiennes.  Mais  ce  que  nous  disons  d'elle, 
nous  pourrions  le  répéter  du  reste  de  l'Italie,  qui  croyait  tou- 
jours à  l'efficacité  de  l'ordre  matériel,  telle  que  l'Autriche  la  re- 
présente ;  aussi  se  résignait-on  plus  ou  moins  à  recevoir  ses  ins- 
pirations ou  ses  commandements. 

Les  petits  duchés ,  situés  sur  le  P6 ,  n'étaient  en  quelque 
sorte  que  des  fiefs  impériaux.  Parme  était  en  viager  dans  les 
mains  d'une  archiduchesse  qui  sut  ménageries  finances  de  ce 
petit  État,  en  s'aidant  de  sa  fortune  particulière.  Le  duché  de 


us  mniSTÈBBS  BT  les  PÂBTI8  BN   FfiAlfCB.        307 

LoqiMs  était  administré  temporairement  et  avec  insouciance 
par  on  Boorbon,  qne  ni  le  passé  ni  l'avenir  ne  rattachaient  à  ce 
pajfs.  Le  docile  de  Modène  représentait  le  régime  absolu ,  ca- 
raetérisé  par  les  supplices  des  patriotes,  par  les  monopoles  et 
rborreur  de  toute  e^>èee  de  progrès. 

La  Toscane,  plus  heureuse^  vivait  dans  un  accord  paisible  sous 
on  gouvernement  patriarcal  par  tradition,  et  qui  n*eut  point, 
peadant  longtemps,  de  révolutions  à  combattre.  Les  beaux-arts 
et  le  climat  y  attiraient  les  étrangers  ;  les  étudiants  affluaient  à 
Pi»,  dont  Tuniversité  comptait  tant  de  maîtres  habiles.  Les 
BHoes  de  Tlle  d*Ëlbe ,  Texcellent  acide  boracique  qui  se  tire 
des  Lagunes,  les  chemins  de  fer  et  la  liberté  du  commerce, 
teaîent  la  richesse  de  ce  pays,  qui  voyait  s'accroître  sa  popula- 
tion grâce  au  dessèchement  des  maremmes ,  entreprise  mieux 
conçue  toutefois  qu'exécutée.  Mais  nul  esprit  d'ihitiative  n'ani- 
mait le  goaTemement,  dont  la  douceur  n'était  que  négligence, 
comme  le  repos  du  pays  n'était  que  sommeil.  Aux  deux  bouts 
de  la  Péninsule  deux  jeunes  monarques  semblaient  vouloir  le 
bien,  sans  trop  savoir  le  chemin  pour  y  arriver.  Nous  parlerons 
phs  loin  de  Charles-Albert,  au  moment  où  il  sembla  tout  prêt 
de  réaliser  les  vœux  de  l'Italie.  Quant  à  Naples,  trois  révolu- 
tions lui  avaient  coûté  beaucoup  d'or  et  de  sang,  et  elles  avaient 
laissé  après  elles  bien  des  plaies  et  bien  des  ressentiments. 
Arrivé  an  tidne  sans  avoir  rien  à  venger,  Ferdinand  II  n'épar- 
gaa  pas  les  promesses,  et  en  réalisa  quelques-unes.  Ce  que  les 
Françtts  avaient  laissé  de  bon  après  eux  fut  en  partie  conservé , 
leon  eodes  entre  autres,  qui  furent  modifiés  selon  les  besoins 
du  pays.  Les  titres  de  noblesse  perdirent  beaucoup  de  leur  pres- 
tige dans  un  temps  où  tant  de  choses  plus  solides  s'en  sont  allées 
en  poussière.  Les  ordres  religieux  furent  réduits  au  tiers  de  ce 
qu'ils  étaient  avant  la  Révolution.  Le  clergé,  en  rapport  avec  les 
besoins,  perdit  cet  esprit  d'hostilité  à  l'égard  de  Rome,  qui  dans 
le  siècle  dernier  l'avait  inféodé  au  pouvoir  civil.  La  marine 
marchande  et  l'armée  ont  pris  des  accroissements  considérables; 
mats  la  pèche  du  corail,  si  importante  naguère  qu'il  fallut  pu- 
blier à  son  usage  le  code  Coralin ,  tomba  en  décadence.  Les 
^ufires ,  qui  sont  Por  de  la  Sicile ,  furent  l'occasion,  en  1880, 


308    LES  MINISTàRÏS  ET  LES  PARTIS  EN  FRINCB. 

d*ttn  démêlé  avec  T  Angleterre,  qui  faillit  amener  la  guerre  :  le 
gouvernement  napolitain  prétendait  conserver  ses  privilèges, 
tout  en  respectant  les  contrats  existants.  Cet  incident  fit  com- 
prendre la  nécessité  d^augmenter  la  marine  militaire  et  de  pro* 
téger  la  capitale,  trop  exposée  aux  agressions  du  dehors. 

Chez  ce  peuple,  qui  s'achemine  aussi  vers  les  innovations,  le 
pittoresque  du  costume  s^en  va  comme  le  reste  ;  c*est  à  peine  si  le 
voyageur  curieux  y  trouve  elicore  ces  lazzaronîs  nus  et  ces  ban- 
dits qui  abondent  dans  tous  lea  voyages  romantiques.  Le  peuple, 
s*il  est  toujours  bruyant ,  est  moins  insubordonné;  il  y  est  resté 
joyeux,  quoique  moins  dissolu.  L'instruction  et  le  travail  ooiri- 
geront  à  la  longue  ses  autres  défauts.  Le  gouvernement  et  les 
commissions  provinciales  se  sont  efforcés  de  doter  ragricul- 
ture  de  nouvelles  méthodes  et  de  nouveaux  produits ,  de  Taf- 
franchir  des  servitudes  territoriales,  de  rem  dier  h  la  plaie  des 
fidéicommis,  de  la  mainmorte  et  des  biens  communaux.  Où 
ne  pourrait  point  arriver,  s*il  le  voulait  bien ,  un  pays  de  six 
millions  d'habitants,  et  qui  peut  payer  cent  millions  d'impôts? 

Mais  il  y  a  toujours  la  grande  plaie  d*un  gouvernement  qui 
associe  sur  la  même  tête  la  souveraineté  temporelle  et  rero- 
pire  des  consciences.  Les  haines  que  fait  naître  une  administra- 
tion vicieuse  retombent  sur  le  pontife ,  et  la  politique  suscite  à 
l'organisation  catholique  de  nombreux  ennemis,  quoique  l'Italie 
lui  doive  ce  privilège  de  suprématie  unique  qu'elle  a  conservée 
dans  les  temps  modernes.  Ce  qu'elle  a  à  craindre,  ce  sont  moins 
les  excès  du  fanatisme  ou  les  abus  de  la  science ,  que  le  dissol- 
vant de  la  paresse  et  de  la  volupté ,  et  ce  lâche  découragement 
qui  arrête  tous  les  essais,  ou  cette  résignation  volontaire  à  des 
maux  auxquels  on  n'a  pas  le  courage  de  chercher  les  vrais  re- 
mèdes. 

Au  nombre  de  ces  remèdes,  il  faut  compter  assurément 
ceux  de  Tordre  matériel,  tels  que  l'accroissement  de  la  richesse 
publique  et  sa  meilleure  répartition.  L'Italie  compte  vingt-quatre 
millions  d'habitants,  tous  catholiques,  parlant  à  peu  de  choses 
près  la  même  langue,  quoique  fractionnée  en  quinze  États, 
iont  sept  sont  soumis  à  des  princes  étrangers.  Elle  posséda 
d'excellentes  lignes  en  fait  de  topographie  militaire ,  des  for- 


us  MniUTSABS  BT  LES  PABTI8  EN  FBANCE.        800 

leroKS  inexpugnables ,  de  bons  ports,  des  canaux  et  des  fleu- 
ves giû  ne  gèlent  jamais  ;  les  fers  de  Hle  d*£ibe,  les  cuivres 
«fAgordo  et  de  la  Toscane,  les  chanvres  du  Pô  inférieur,  les 
forêts  des  Alpes  et  de  TApennin,  fourniraient  tout  ce  qu*il  faut 
pour  donner  une  excellente  marine  à  ce  pays,  qui  est  assis  sur 
dem  mers,  en  vue  de  la  France,  de  TAlgérie  et  de  la  Grèce. 

C^eadant  sa  marine  est  insuffisante ,  bien  que  Naples  et  les 
Étals  sardes  aient  fait  de  notables  progrès  pour  porter  directe- 
ment snr  les  marcbés  lointains  les  huiles,  les  soies  et  les  fruits 
de  la  Péninsule.  Uesprit  militaire  manque  aux  troupes,  comme 
Tesprit  d'entreprise  au  négoce.  L'instruction  peu  répandue  y 
est  soperficielle ,  si  bien  qu'à  quinze  ans  les  jeunes  gens  savent 
tout;  mais  à  quarante-cinq  ans  ils  en  sont  au  même  point  qu'à 
quinze.  Les  idées  pratiques,  manquant  de  publicité,  opt  peine  à 
but  leur  chemin  ;  les  forces  ne  tendent  point  à  rassociation  { 
point  d'aKiatanee  mutuelle ,  nul  sentiment  de  la  légalité;  nui 
respect  pour  le  travail;  nulle  tolérance  pour  l'opinion  d'au* 
tmi; point  de  dignité  ni  dans  les  actes,  ni  dans  les  discours; 
point  d'union  entre  les  intelligences  ;  chacun  ne  trouve  que  la 
désaffection,  si  ce  n'est  même  la  persécution,  sur  le  coin  de  terre 
qu'il  appelle  sa  patrie. 

L'uniformité  manque  dans  les  lois  civiles  et  pénales,  comme 
ranité  dans  les  poids,  les  mesures,  les  monnaies;  l'égalité 
n*exisle  pas  non  plus  dans  les  droits  de  douane  ;  tant  de  fron- 
tières sBBurent  l'impunité  à  la  contrebande  en  même  temps 
qu'elles  multiplient  les  entraves  et  les  dépenses  de  percep- 
tioo.  La  Lombardie  voit  croître  sa  richesse  agricole  et  sa  popu- 
latioû,  tandis  qu'elle  diminue  dans  les  contrées  du  midi ,  qui 
pourraient  offrir  tant  de  ressources  de  colonisation,  et  des  re- 
fuges à  tant  de  familles  de  l'Italie  supérieure  et  de  la  Suisse  qui 
émipent  vers  les  régions  transatlantiques.  Aujourd'hui  que  la 
Véditerranée  reprend  son  antique  importance,  c'est  le  moment 
pour  ritalie  de  se  mettre  en  mesure,  et  de  ne  point  se  laisser 
ravir  par  d'autres  le  bénéfice  de  ces  nouvelles  communications 
qui  seraient  pour  son  activité  un  champ  si  favorable,  et  où  elle 
trauveraitces  pacifiques  conquêtes  auxquelles  Tinsoucianoe  et  la 
pnessd  seules  ne  sauraient  prétendre. 


SIC  PfimifSlIIJI  IBBRIQUB. 


PENUSULE  UEEIQUE. 


La  France  de  1830  n'était  pas  sans  se  douter  que  la  Sainte- 
AlUanee,  dissimulant  par  nécessité,  n*en  gardait  pas  moins  ran- 
cmie  à  son  hameur  turbulente,  si  fatale  au  repos  de  l'Europe  ; 
qu'elle  guettait  l'occasion  d*y  rétablir  sinon  l'absolutisme,  au 
mmnsoe  vieux  système  bourbonnien,  qui  ne  donne  ni  inquiétude 
aux  rois,  ni  espérance  aux  peuples.  Il  était  donc  de  son  intérêt  de 
fidre  que,  dans  le  midi  de  l'Europe ,  les  constitutions  prissent 
racine  de  ûiçon  à  balancer  le  système  monarchique  pur  du  nord. 
Ifous  yerrons  pins  loin  comment  la  constitution  bétlénique  se 
consolida.  L'Italie,  sitAt  qu'eut  disparu  le  drapeau  tricolore  qui 
avait  flotté  un  instant  sur  Ancône ,  retomba  sous  le  proteetoiat 
de  l'Autriche,  qui ,  bien  résolue  à  repousser  toute  innovatiOA, 
veillait,  du  haut  de  ses  forteresses  lombardes,  sur  le  veste  de  H- 
talie,  sans  réussir  pourtant  à  enrayer  ces  espérances  que  nous 
venons  éclater  bientôt,  et  toudier  presque  au  succès. 

£n  Portugal  le  roi  avait  repris  le  pouvoir  absolu ,  et  choisi 
pour  ministre  le  marquis  de  Palmella.  Don  Miguel  son  fils,  resté 
le  chef  des  absolutistes  fougueux  et  ennemi  juré  des  firaoes- 
maçons ,  comme  on  appelait  les  libéraux ,  excita  les  soldats  de 
la  Foi  à  finir  l'œuvre  commencée.  Il  fit  arrêter  beaucoup  de  gens 
(avril  1824)  sous  prétexte  d'une  conjuration ,  entre  autres  Pal- 
mella, et  voulut,  on  le  croit,  forcer  son  père  à  abdiquer.  I^ 
roi,  avec  l'aide  de  la  diplomatie,  reprit  le  pouvoir,  pardonna 
à  don  Miguel  son  usurpation ,  et  l'envoya  à  Vienne  pour  y  ap- 
prendre à  abhorrer  les  constitutions,  en  attendant  le  moment 
opportun.  Il  donna  cependant  une  amnistie  et  quelques  insti- 
lutions.  Les  factions,  au  milieu  de  tout  cela,  s'agitaient  avec  fa- 
reur;  l'Angleterre  était  jalouse  de  la  France,  et  elle  réussit  à 
décider  le  roi  à  reconnaître  l'indépendance  du  Brésil. 

On  ne  voulut  pas  même  prévoir  le  cas  où  les  deux  couionnes 
viendraient  à  se  réunir  sur  la  même  tête.  En  effet,  Jean  VI 


PÉNlNSUtB  IBBBIQUB.  311 

BMwnit  (  19  mars  1836) ,  et  la  qoestîoD  6it  de  savoir  qui  Iqî 
sneeéderait.  Don  Pedro,  son  fils  aîné,  possédait  daus  le  Brésil , 
OB  empire  indépendant  ;  ce  qui  n*enipécha  point  son  père  de  le 
ncomiattre  aussi  pour  héritier  du  Portugal.  Il  s'en  déclara  roi 
sBBtôt,  et  y  envoya  une  constitution  ayant  pour  bases  une 
fflonarchie  héréditaire ,  avec  une  chambre  deà  pairs  dont  les 
mcflilves  sont  désignés  par  le  roi,  d*après  certaines  conditions; 
etmiecfaamhre  des  d^tés  nommés  par  des  électeurs  provin- 
dsox,  nommés  eux-mêmes  par  des  électeurs  de  paroisses  jouis- 
sant d*uo  revenu  de  six  cents  francs.  Cette  constitution  ressem- 
blait doncà  la  charte  française,  sauf  que  l'élection  y  était  à  deux 
éegrés,  et  basée  sur  le  suffrage  universel ,  à  peu  de  chose  près. 
Homim  de  cœur  et  ambitieux  de  gloire ,  don  Pedro  suivait  en 
eda  les  idées  du  libéralisme  ;  mais  il  foulait  aux  pieds  les  vieilles 
frachiscs  nationales,  ce  qui  amena  le  trouble  et  la  confusion 
dans  le  pays.  Craignant  rinfluence  du  parti  absolutiste,  il  dé- 
clara qu'auffiitôt  le  serment  à  la  charte  prêté ,  il  abdiquerait  en 
ûvesr  de  sa  fille  dona  Maria  da  Gloria,  que  son  intention  était 
dejBsrier  à  don  Miguel. 

la  eonstitation  fut  jurée;  mais  beaucoup  de  gens  se  réfugié- 
lent  nr  le  territoire  espagnol,  et,  appuyés  par  Ferdinand  VII, 
ils  la  repoussèrent  comme  opposée  aux  institutions  nationales. 
Le  comte  d*  Amarante  se  mit  à  la  tête  de  ceux  qui  se  levèrent 
fnannes;  les  uns  proclamèrent  don  Miguel,  les  autres  divers 
princes,  jusqu'à  Ferdinand  VU  lui-même;  et  le  sang  coula, 
malgré  Tintervention  des  cours  étrangères.  Don  Miguel,  sur 
Tuvitation  de  son  frère,  arriva  de  Vienne,  et  jura  la  cliacte 
(  MNesabre  1827  )  ;  mais  il  seconda  sous  main  les  absolutistes  et 
t*appuya  sur  la  multitude.  A  peine  les  troupes  anglaises  furent- 
eUes  parties ,  à  peine  eut-il  reçu  le  montant  d'un  emprunt  né- 
gocié en  Angleterre,  qu'il  abrogea  la  constitution  et  la  loi  élec* 
lorale,  pour  réunir  les  anciennes  certes  des  trois  états  du 
royaume.  La  question  de  succession  y  fut  soulevée;  on  y  dé- 
clara don  Pedro  étranger,  et  don  Miguel  s'empara  du  pouvoir 
absolu  (juillet  1828).  Cependant  une  partie  de  l'armée  refusa  de 
sovirruBurpation  ;  les  con^tutionnels  proclamèrent  dona  Maria, 
et  mirent  Pahuella  à  la  tête  de  la  régence  ;  la  guerre  civile  éclau, 


813  PBNIIISULB  IBÉBIQVB. 

•  les  coDStitutionnéls  furent  dispersés ,  et  rédaits  à  s'enfiiir;  la 
supplices  fuient  le  prix  de  la  fidélité;  et  TAngleterre  dierda 
vainement  à  arranger  les  choses,  en  foisant  épouser  à  doo  Mi- 
guel sa  nièce  dona  Maria. 

La  révolution  de  1830  n'Ata  pas  l'inflaenee  aux  absolutistes; 
et  les  patriotes,  qui  avaient  espéré  obtenir  des  secours  du  deiiors, 
reconnurent  qu'ils  ne  devaient  compter  que  sur  eux-méoMs. 
Une  révolution  s'était  accomplie  au  Brésil ,  et  don  Pedro  me- 
nait en  Europe ,  après  avoir  abdiqué  en  faveur  de  son  fils.  Ac- 
cueilli en  roi  par  l'Angleterre  et  la  France,  il  rassembia  les 
émigrés  portugais,  à  la  tête  desquels  se  mit  Saldanha.  L'armée 
libératrice,  partie  des  Açores ,  arriva  à  Porto;  mais  elle  fîitit- 
poussée  par  le  peuple.  Ce  fut  une  guerre  acharnée,  que  les  pis- 
sions rivales ,  la  famine ,  les  persécutions,  rendirent  misérable- 
ment désastreuse.  Don  Miguel ,  don  Pedro ,  se  virent  rédaits 
à  lutter  par  i'épée  des  étrangers  :  le*  premier  employa  ceHe  du 
Français  Bourmont ,  l'autre  celle  de  l'Anglais  Napier.  Palmeili 
réussit  à  négocier  un  emprunt  en  Angleterre,  procura  à  son  parti 
des  vaisseaux  et  des  munitions,  et  décida  enfin  le  triomphe 4ie 
dona  Maria.  La  mort  de  don  Pedro  (4  septembre  1834),  qui  sur- 
vint peu  de  temps  après,  donna  le  pouvoir  à  cette  reine  de  téx 
ans ,  dans  un  pays  épuisé  et  peu  tranquille  encore.  EHe  accorda 
sa  confiance  à  Palmella.  Au  milieu  des  graves  embarras  causés 
par  l'état  des  finances ,  les  cabales  firent  une  guerre  iDCCSsante 
aux  ministres;  enfin  un  soulèvement  (1835)  éclata,  et  Ton  de 
manda  leur  renvoi,  avec  la  constitution  de  1833.  Les  cortèseo 
rédigèrent  une  nouvelle  qui  amena  une  guerre  civile  entic  les 
constitutionnels  et  les  chartistes,  ce  qui  ruina  les  finances  et 
conduisit  à  la  banqueroute.  Le  trône  de  dona  Maria  se  maiatiot 
pourtant  à  travers  tant  de  vicissitudes ,  et  les  conslitutioBoeis 
modérés  eurent  le  dessus  jusqu'en  1847,  où  une  nouvelle  iosor- 
rection  éclata  à  l'improviste  et  menaça  le  gouvernement  Oo 
l'accusait  d'avoir  violé  la  constitution,  et  la  guerre  civile  forra 
ce  malheureux  pays  à  subir  encore  l'intervention  étrangère. 

En  vertu  d'anciens  privilèges  concédés  par  la  maison  deBra* 
gance,  au  temps  de  ses  révoltes  contre  l'Espagne  ;  enrecounais- 
sance  aussi  des  secours  qu'ils  lui  accordèrent  depuis,  les  Anglais 


PiNnCSOLB  IBBBIQOB.  ZiZ 

ant  obcena ,  pour  leur  oommeree  en  Portogal,  des  avantages 
que  n*y  ont  pas  les  natkmaax.  La  compagnie  anglaise,  qui  a 
le  monopole  des  vins  de  Porto,  dissoute  par  don  Pedro,  a  été 
retablie  depais^  grâce  à  l'extrême  besoin  que  l'on  avait  de  se 
pcocnier  des  subsides  par  anticipation.  Les  dettes  contractées  et 
la  QÊccssité  de  s'assurer  une  protection  lient  ce  pays  à  l'An- 
gletcm,  qui  y  donne  et  y  reprend  la  couronne  à  son  gré.  Il 
ten  biea  difficile  au  Portugal  de  conserver  Goa,  et  plus  encore 
Haeao.  Cette  lie,  pendant  la  dernière  guerre  contre  la  Chine, 
lot  oocopée  par  les  Anglais,  qui  s'arrogent  tous  les  privilèges 
de  navigation  dans  les  comptoirs  portugais  de  TAfrique  orien- 
tale. Us  88  montrent  peu  disposés  à  restituer  Ceylan ,  et  à  per- 
mettre qa»  >  le  Tage  verse  ses  eaux  dans  l'Océan  sans  leur- 


Quoi  qu'il  en  soit,  ce  petit  pays,  qui  a  été  riche  de  tant  de  gloire 
et  «MBblé  de  tant  de  ressources,  reprendra  de  l'importance ,  s'il 
s'y  forme  une  opinion  publique;  si  le  peuple  apprend  à  con- 
n^hie  ses  intérêts  politiques,  et  s'habitue  à  l'agriculture  et  à  l'in- 
dustrie; si  les  majorais  cessent  de  rendre  les  propriétés  inalié- 
nables, même  les  petites;  si  le  souva*ain  accepte  sincèrement 
la  eonstitution,  et  s'applique  à  la  développer  au  lieu  de  t'entra- 
ver;  si  la  représentation  nationale,  prenant  plus  de  dignité,  vote, 
noo  dans  des  intérêts  de  faction ,  mais  dans  l'intérêt  public  ;  si 
les  Portugais  enfin  apprennent  h  subsister  par  eux-mêmes ,  sans 
^*aiie  autre  nation  vienne  cultiver  et  commercer  pour  eux.  . 

En  Espagne,  Ferdinand  VII,  redevenu  absolu,  forcé  de  céder 
aox  conseils  de  la  France,  avait  accordé  une  amnistie  ;  mais  trop 
d*exceptions^  l'avaient  rendue  dérisoire.  Détestant  les  libéraux 
encore  plus  que  le  libéralisme ,  il  avait  produit  une  telle  irrita- 
tion, qu'il  s'était  trouvé  forcé  de  demander,  pour  sa  sûreté, que 
1  occupation  filt  prolongée,  ce  qui  enraya  la  fougue  des  abso- 
lutistes. Le  désordre  était  partout  :  les  impôts  n'étaient  pas  payés  ; 
des  bandes  armées  se  montraient  de  tous  côtés,  et  les  cours  al- 
liées renversaient  les  ministres  selon  leur  caprice.  La  terreur 
peut  bien  réduire  au  silence  un  peuple  faible  qu'une  grande  puis- 
sance tient  sous  ses  baïonnettes;  mais  un  gouvernement  indigène 
aurait-il  réussi  à  maintenir  la  tranquillité  dans  un  pays  où  les 

27 


314  PÉNINSULE  IBilIQUB. 

agitations  sont  chroniques,  où  Tasage  des  armes  est  général, 
si  la  population  ne  fût  pas  restée  étrangère  à  ees  mécontentements 
des  hantes  classes?  En  effet,  la  révolution  est  partie,  en  Espa- 
gne, de  la  noblesse  et  de  la  bourgeoisie  aisée  ;  Pabsolntismey 
était,  comme  une  démocratie  royaliste  et  religieuse,  eninsor- 
rection  contre  les  constitutions  de  Franee  et  d'Angleterre,  yive 
le  roi  absolu  !  fut  souvent  le  cri  du  peuple  ;  et  Ferdinand  dut 
protester  très-haut  contre  Tintention  qu*on  lui  prétait  de  poser 
des  limites  à  l'autorité  royale.  Les  absolutistes ,  méiuige  de 
monarchiques ,  de  théocratiques,  de  chefis  de  la  multitude  qui 
s'intitulaient  apostoliques,  trouvaient  que  Ferdinand  n'opénit 
pas  avec  assez  de  résolution  ;  et  ils  mettaient  leurs  espéranees 
dans  rinfant  don  Carios,  son  frère.  On  put  voir,  à  la  révohi- 
tîon  de  1880,  combien  les  idées  révolutionnaires  étaient  pe&ré- 
pandues  au  delà  des  Pyrénées.  On  eût  dit  qu'un  trdne  qui  n'a- 
vait plus  pour  soutien  les  Bourbons  de  France  allait  éenmler. 
Cependant  le  libéralisme  trouva  si  peu  d'échos,  que  TinvasioD 
de  Mina  échoua  du  premier  coup,  et  que  ce  général ,  qui  s'était 
vu  deux  fois  porté  en  triomphe  comme  un  libérateur,  ne  trouva 
pas  une  cabane  pour  s'y  réfugier,  alors  qu'il  était  traqué  comme 
une  béte  fauve. 

Mais  tous  ceux  qu'un  gouvernement  absurde  avait  fini  par 
s'aliéner  se  réunirent  aux  libéraux.  Les  apostoliques ,  à  force 
d'accuser  Ferdinand  de  trahir  la  monarchie  et  la  religion,  finirent 
parle  dégoûter  lui-même;  et  il  s'aperçut  qu'un  roi  doit  être  quel- 
que chose  de  plus  que  l'homme  d'un  parti.  Ses  trois  mariages 
ayant  été  stériles,  il  voulut  essayer  d'un  quatrième,  et  épousa 
Marie-Christine  de  Sicile.  Les  réjouissances,  les  fêtes  qtii  ac- 
jCueiHirent  une  Jeune  reine  pleine  de  vivacité,  changèrent  l'as- 
pect de  ce  pays,  que  tant  de  misères  avaient  assombri.  Les  roya- 
listes fougueux  prirent  en  aversion  Christine ,  qui ,  se  voyant 
entourée  d'ennemis  puissants ,  s'appuya  sur  le  parti  constitu- 
tionnel. En  effet,  le  libéralisme  reprit  faveur  partout;  Ferdi- 
nand lui-même  retrouva  de  la  gaieté,  surtout  lorsqu'il  se  vît 
père  d'une  princesse;  et  il  porta  la  condescendance  pour  sa 
femme  (81  mai  1880)  jusqu'à  promulguer  la  loi  des  cortès  de 
1789,  qui  avait  aboli  la  loi  salique,  et  rendu  aux  fenunes,  con- 


PÉmiISULB  IBBftlQUK.  815 

foraénent  à  l'ancicDiie  coutume,  le  droit  de  succéder  au 
trûae'..ËtraDge  abus  du  despotisme,  qui  fait  et  défiait  tant  de 
kà,  dans  tm  siède,  une  loi  aussi  importante  que  celle  qui  règle 
Hérédité  royale! 

D*apiès  la  eoostitation  de  1813,  le  trône  était  également  dé- 
loio  anx  ^nés,  mâles  ou  femelles.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  1a 
CMslitatîoo  subsistait,  la  loi  salique  était  abolie;  sinon,  le  roi 
afanla  poaTait,  à  son  gré,  changer  cette  loi.  Don  Carlos  se 
timifaît,  de  cett^  ia^n,  écarté  du  trône.  La  France  et  Naples 
ndanièrent,  au  nom  des  droits  éventuels  que  leurs  princes 
itaieat  à  cette  couronne.  Les  apostoliques,  qui  ayaient  compté 
ar  riféDement  de  Tinfant ,  se  récrièrent  et  s'agitèrent.  Calo- 


'  PMppeT  avait  AJt  modifier,  par  les  certes  de  17 13,  Tordre  de  soo 
fuàm  aa  trôoe  de  Gsstllle ,  en  ce  sens  que  les  femmes  ne  succéderaient 
fi'kprèi  reitiDCtIon  des  lignes  masculines,  le  droit  de  représentation 
étant  unii^é  dans  ces  dernières.  (Test  donc  à  tort  que  cet  acte  de 
PWliffe  V  a  été  eoefoudii  assez  généralement  avec  la  loi  salique,  qui 
exdoC  caaaplélenienl  les  femmes  da  trône  ;  loi  qui  est  encore  en  vigueur 
€■  Fraaee,  dans  les  anciens  électoratsaUemands,  dans  les  pays  où  la 
accession  dérive  de  droits  féodaux  ou  de  pactes  héréditaires,  comme 
daas  les  maisons  de  Saxe,  de  Hesse ,  de  Brandebourg  (  moins  la  Prusse 
iMtelbis).  Dans  la  succession  en  ligne  cognatique  pure  y  les  deux 
ieies  jouissent  d*un  égal  droit,  sauf)  pourtant  qu*à  un  même  degré  les 
Mres  seot  préférés  aux  sœurs,  se  réglant,  du  reste,  sur  le  droit  de  re- 
iwéscBlatioB  tel  qu'il  existe  dans  le  droit  romain;  de  sorte  que  la  fille 
d^B  mftie  est  préMrée  à  ronclè ,  s'il  est  cadet  de  son  père.  Cest  ce  qui 
a  lien  ca  Angleterre,  en  Portugal ,  comme  jadis  en  Castille,  en  Ara- 
pn,  en  Navarre,  qui,  pour  cette  raison,  changèrent  plusieurs  fois  de 
dynastie.  Philippe  Y,  en  modifiant  Pancien  ordre  de  succession,  voulut 
ispècher  que  le  royaume  ne  passât  dans  des  mains  étrangères;  et  if 
introduisit ,  non  pas  la  loi  salique,  comme  on  Ta  t)eaocoup  répété ,  mais 
U  fseeession  cognatique  mixte,  qui  n'admet  le  droit  des  femmes 
<|M  knquH  n*y  a  plus ,  dans  une  ligne ,  de  mAle  issu  de  m&le.  Ce  fut 
cette  M  de  Philippe  V  que  Ferdinand  VU  abolit  par  sa  pragmatique 
d«  19  onrs  1830,  pour  assurer  la  couronne  à  sa  fille  Isabelle,  au 
^étiiflMnt  de  son  frère  don  Carlos^  Du  reste,  il  ne  faisait  que  rétablir 
randea  droit  de  snecessioo,  et  le  conformer  à  ce  que  les  cortès  de  1 789 
avaient  rédamé  de  Charles  IV. 


3i6  PENINSULE  IBÉBIQUB. 

marde  et  Alcudia  furent  renvoyés  du  ministère;  leurs  par- 
tisans furent  destitués.  Les  esp^nœs  des  progressistes  se  por- 
tèrent de  plus  en^plus.sur  Christine,  nommée  rég^ite,  et  les 
diverses  nuances  libérales  se  confondirent  sous  le  nom  de  chriS' 
tinos.  Le  ministère  qui  se  forma  alors  sous  Zéa-Bermndès  s'at- 
tacha à  réparer  les  maux  causés  par  le  précédent  :  il  amena  le 
roi  à  quelques  concessions,  et  Gt  prêter  aux  corlès  le  serment  de 
fidélité  à  la  reine  Isabelle  (juin  1833).  Il  rouvrit  les  univer- 
sités, que  Calomarde  avait  fait  fermer  ;  Tamnistie ,  en  même 
temps  qu'elle  était  une  réaction  contre  l'absolutisme  passé, 
tira  de  Texil  ou  des  prisons  beaucoup  d'hommes  distingués  et 
de  riches  propriétaires ,  disposés  à  soutenir  la  régente  contre 
don  Carlos.  Ce  prince  protestait,  retiré  en  Portugal,  sous  le  pa- 
tronage de  don  Miguel.  C'est  ainsi  que  Ferdinand  emporta  aa 
tombeau  la  certitude  délaisser  son  royaume  en  proie  à  la  guerre 
civile,  qui  ne  tarda  guère  à  éclater. 

Marie-Christine  prit  alors  le  gpuvernement(3  octobre  1833); 
et  Zéa-Bermudès ,  à  qui  le  portefeuille  fut  conservé,  fit  paraître 
en  son  nom  une  proclamation  célèbre.  Les  nouveaux  actes,  vus 
de  mauvais  œil  par  les  apostoliques,  étaient  d'autant  mieux  re- 
çus des  libéraux.  Entre  eux  toutefois  il  y  avait  un  parti  moyen, 
qui,  ennemi  de  la  tyrannie,  mais  aussi  de  la  révolution,  se 
composait  de  gens  d'affaires  influents ,  et  désireux  de  réaliser 
des  bénéfices.  Puis  on  avaft  en  face  le  peuple ,  fidèle  à  la  reli- 
gion et  à  la  monarchie ,  à  qui  il  fallait  faire  entendre  que  ai 
l'une  ni  l'autre  n'étaient  compromises  par  les  mesures  nou- 
velles, et  que  le  gouvernement  ne  livrait  pas  l'Espagne  aux  périls 
de  l'esprit  d'innovation.  Pour  cela,  Zéa-Bermudès  annonçait, 
au  nom  de  la  régente,  l'intention  de  maintenir  le  système  de 
("erdiusud,  et  de  pratiquer  un  despotisme  éclairé.  En  faisant  ce 
sacrifice  aux  idées  monarchiques  du  pays ,  il  détacha  certains 
partisans  de  don  Carlos ,  jeta  de  l'indécision  parmi  les  autres, 
et  rassura  le  peuple ,  détrompé  de  ces  constitutions  tant  de 
fois  tombées,  remises  au  jour  et  changées.  Mais,  comme  il  ar 
rive  d'ordinaire  au  premier  ministère  d'un  nouveau  gouverne- 
ment,  Zéa-Bermudès  ne  put  contenter  personne.  Martinez  delà 
Rosa,  qui  lui  succéda ,  tailla,  sur  le  patron  anglais ,  un  statut 


PBJRIRSULB  IBBBIQUB.  SI) 

rvp^Ênc  une  chambre  des  pairs,  moitié  héréditaire ,  moitié 
viagère.  Cette  constitution ,  qui  ne  dérivait  ni  du  droit  ni  des 
antiques  contâmes,  répugna  aux  franchises  du  pays ,  et  fut  mal 
acoidUie.  Ce  fut  alors  que  commença  rjnsurrection  cariiste; 
il  Mot  armer  le  peuple,  il  fallut  loi  complaire,  en  donnant  une 
eonstitntion  au  moment  où  le  choléra  exerçait  ses  ravages. 
On  opposa  Mina  aux  carlistes  de  Zumalacarregui  ;  à  sa  mort , 
E^aitero,  qui  avait  £ait  la  guerre  en  Amérique  (1836),  devint 
le  héros  des  christinos.  Il  réorganisa  l'armée,  et  finit,  après  six 
ans  de  vicissitudes  et  de  petits  combats,  par  repousser  sur  le 
tifritoire  français  Cabrera,  chef  des  insurgés  du  centre,  ainsi 
qoe  don  Carlos  (juin  1840  ),  qui  resta  prisonnier  en  France  jus- 
qu'au moment  où  il  renonça  à  ses  prétentions  en  faveur  de^on 
Bb  (  1845  }.  Les  provinces  basques  avaient  prospéré  dans  fin* 
dépendance ,  et  trouvaient  honteuses  ces  révolutions  de  palais; 
dia  opposèrent  donc  une  résistance  énergique,  préférant 
leurs  anciens  privilèges  aux  avantages  chimériques  d'un  sys* 
tème  unitaire.  Forcées  de  mettre  bas  les  armes,  elles  ne  furei  t 
pomtant  pas  vaincues,  attendu  qu'elles  conservèrent  leurs//<4?- 
rot,  c*est-à-dire  l'indépendance  municipale,  le  droit  de  fixer 
leur  impôt  elles-mêmes  et  d'administrer  leurs  biens,  de  n'avoir 
garnison  que  dans  les  forteresses,  d'être  affranchies  du  recrute* 
ment,  de  jouir  de  la  liberté  du  commerce ,  et  de  n'obéir  aux 
actes  du  pouvoir  exécutif  et  législatif  qu'autant  qu'elles  les  ap- 
prouveraient 

Christine,  débarrassée  de  ses  ennemis,  se  trouva  bientôt  aux 
prises  avec  ses  amis  :  le  plus  puissant ,  Espartero ,  se  trouvant 
en  dace  d*un  gouvernement  fhible ,  devint  le  véritoble  maître. 
£lle  se  décida  à  abdiquer,  et  passa  en  Italie,,  puis  en  France. 
L^agitation  continua  après  elle  :  apostoliques,  constitutionnels, 
rojalistes ,  se  montrèrent  également  conspirateurs  et  anarchie 
qws.  Le  peuple  soupirait  après  l'absolutisme  ne  comprenant 
la  liberté  que  sous  la  folrme  de  privilèges  historiques.  Les  li- 
béiaux,  classe  aisée,  instruite,  voulaient. transplanter  dans  le 
pays  des  systèmes  étrangers  ;  aucun  esprit  public  n'y  mûris- 
sait à  côté  des  idées  de  provinces  et  de  privilèges.  On  obéis- 
sait par  force  à  quiconque  disposait  de  l'armée   Mois  le  vain-» 

17. 


318  PENINSULE  IBÉBIQUE. 

queuY  d'aujourd'hui  sera  à  coup  sûr  renversé  demain,  sans  qu'on 
puisse  dire  par  qur.  Cette  flère  nation  espagnole  a  trop  long- 
temps vécu  sans  émulation  ;  les  classes  nobles,  surtout  dépos- 
sédées par  les  princes  de  la  maison  d'Autriche,  ont  perda  le 
'  point  dMiouneur  et  Fambltion ,  pendant  que  le  clergé  s'abais- 
sait à  servir  les  passions  royales  ;  le  commerce  et  tout  ce  qu'il 
y  avait  de  forces  dans  le  pays  s'est  éteint,  faute  de  moyens  de 
les  exercer  avec  liberté.  De  là  cette  grande  uniformité  que  nous 
présente  l'histoire  de  l'Espagne,  où  depuis  trois  siècles  le  roi 
seul  paraît  agir  ;  aussi  est-ce  à  lui  seul  que  la  révolution  devait 
s'attaquer.  11  ne  reste  plus  de  véritable  aristocratie  dans  le  plus 
aristocratique  de  tous  les  pays,  attendu  que  le  despotisme  d'une 
part,  mais  plus  encore  le  sentiment  catholique ,  puis  les  ancien- 
nes guerres  soutenues  en  commun,  les  moines  enfin,  dont  le 
nombre  était  si  grand,  y  ont  enraciné  partout  les  Idées  d*égaiité. 
Le  procès  ne  put  donc  être  décidé  là  par  la  guillotine,  comme 
en  France  :  il  devait  traîner  en  longueur,  entre  gens  dont  chaque 
homme  comptait. 

La  centralisation  répugne  dans  ce  pays,  façonné  à  la  division 
des  anciens  royaumes;  et,  tandis  qu'en  FVance  les  mouvements 
procèdent  de  la  capitale  au  reste  du  pays,  en  Espagne  ils  partent 
des  provinces  pour  envelopper  la  capitale.  Dans  un  pareil  état 
de  cboses,  les  crimes  et  les  délits  abondent  >  ;  l'agriculture  et 
le  commerce  sont  nuls.  Au  fond,  cependant,  la  nation  est  plus 
morale  qu'on  ne  le  croit  en  Europe;  elle  est  arrivée  à  une  li- 
berté plus  réelle  et  plus  logique  que  les  autres  ;  les  municipa- 
lités, très-anciennes  et  très-enracinées ,  ont  en  Espagne  une 
force  morale  extrême;  on  n'y  comprend  guère  ces  libertés 
écrites  uniquement  dans  une  diarte;  et  l'on  y  traite  de  tyrans 
cet  libéraux  qui  dépouillent  les  gens  de  privilèges  véritables, 
pour  leur  offrir  en  échange  des  droite  fantastiques,  qui  n'ont 
rien  à  faire  avec  le  caractère  national.  Les  libéraux  eux-mêmes 


^  En  1841 ,  raudience  de  Barcelone  a  eu  à  juger  3,681  proeès  crimi- 
nels, dont  160  assassinats,  1  parricide,  24  suicides,  6  infanticides,  5 
attentats  contre  la  vie,  S3  meurtres  involontaires,  318  blessures  graves, 
49  incendies,  404  vols,  et  315  cas  de  contrebande. 


pAiiiivsdle  ibébiqob.  819 

tout  dmés  en  exaltés  et  en  modérés  :  les  premiers,  sous  les 


noms  de  oommnneros ,  de  carbonari ,  de  jeune  Espagne , 
de  centre  onivecsel,  de  Sainte-Hermandad ,  se  recrutent  dans 
les  sodélés  secrètes  sorties  de  la  frane*maçonnerie  de  l*empire, 
et  s'appuient  snr  TAngleterre  ;  les  autres,  amis  de  la  France , 
sont  à»  nobles,  des  riches,  des  gens  d'af&dres,  qui  s'appuient  sur 
la  couronne. 

Q  n'est  donné  qu'à  l'épée  d'imposer  un  maître  à  un  pays  dé- 
smi  à  ee  point  :  Espartero,  a?ee  la  sienne,  semblait  devoir 
saipnire  ao  moins  la  discorde.  Tous  ceux  qui  depuis  Napo* 
léoD  avaient  gardé  le  culte  de  la  force,  attendaient  de  lui,  à  dé- 
bnt  d'antre  résultat,  la  tranquillité,  ce  premier  besoin  du  pays. 
Ksis  ce  général ,  inconcevable  mélange  de  férocité  etd'indéci- 
âoD,  vint  à  bout  de  Barcelone  soulevée  en  la  bombardant  ;  puis 
0  n'osa,  pea  de  temps  après,  employer  la  force  contre  une  au- 
tre insurrection;  il  s'enfuit  en  Angleterre,  insulté,  pour  sa 
conardise,  de  cenx  qui  avaient  maudit  sa  rigueur.  Alors  Isabelle 
fot  déclarée  majeure  (  1844  )  ;  Christine  fut  rappelée,  avec  Mar- 
tina  de  la  Rosa  et  les  modérés  ;  mais  la  trauquillité  ne  revint 
ps.  Le  mariage  de  la  reine  devint  une  affaire  d'État ,  dont 
imites  les  puissances  se  mêlèrent  ;  et  ce  perpétuel  va-et-vient  de 
oiinstères  et  départis  atteste  bien  qu'aucun  d'entre  eux  n'avait 
son  point  d^appul  dams  le  peuple. 

La  seule  unité  du  pays,  l'unité  catholique,  cette  force  de  la 
monarchie  espagnole,  a  reçu  une  forte  atteinte  de  la  conGsca- 
tkm  des  biens  du  clergé,  de.l'abolition  du  tribunal  de  la  noncia* 
tare,  et  du  droit  de  nommer  aux  évécbés,  réservé  à  Rome.  Ces 
acsnrcs,  destinées  à  pourvoir,  d'un  autre  côté,  à  la  dette  publi- 
que, ont  produit  de  grands  changements  dans  les  propriétés  et 
les  intérêts  locaux  :  telle  est  la  richesse  du  sol ,  qu'il  sufGrait 
de  peu  d'années  de  tranquillité  pour  ramener  une  situation 
prospère.  De  bonnes  lois  sur  les  mines  ont  déjà  produit  des 
résultats  avantageux  à  l'industrie  du  fer  ;  et  Ton  ne  retire  pas 
mon»  de  60,000  kilogrammes  d'or,  par  an,  des  mines  de  Gre* 
nade  et  de  Murcie.  Gibraltar,  il  est  vrai,  est  un  entrepôt  de 
produits  anglais ,  destinés  à  être  introduits  en  Espagne  par 
contrebande  ;  le  cours  des  fleuves  aussi  est  interrompu  par  la 


320  PBNINSULE  IBKBIQUE. 

douane  do  Portogal ,  dont  ils  triTenent  le  territoire  pour  m 
rendre  à  la  mer  ;  mais  on  pourra  y  remédier  en  modifiant  k 
système  de  prohibition,  dont  aooim  pays  n*a  eu  plus  à  soui&ir 
que  l'Espagne.  Si  le  mouvenient  d'absorption  des  petites  natio- 
nalités dans  les  grandes  se  poursuit,  la  Péninsule,  réunie  en  oo 
seul  eorps,  retrouvera  la  prépondérance  qu'elle  a  eue  jadis  panni 
les  nations  européennes. 

L'Espagne  n'a  pas  trouvé,  après  la  perte  de  ses  colonies,  les 
avantages  que  l'Angleterre  a  reeueillis  après  raffranchissemenl 
des  siennes.  Trop  faible  et  trop  malheureuse  alors  pour  eoo* 
dure  des  traités  de  commerce  à  son  profit,  elle  n'a  pas  ménie 
obtenu  plus  tard  quelques  indemnités  pour  les  propriétés  con- 
fisquées de  ses  sujets,  ni  pour  les  domaines  de  la  couronne  ;  elle 
n'a  pu  davantage  mettre  à  la  charge  de  l'Amérique  émancipée 
une  partie  de  la  dette  qui  l'écrase. 

Il  lui  reste  pourtant  assez  de  possessions  pour  figurer  eocore 
parmi  les  puissances  coloniales.  Cuba  est  l'Ile  que  la  nature  a  )e 
plus  richement  dotée  ;  et  la  Havane,  qui  domine  la  double  en- 
trée du  golfe,  est  l'un  des  meilleurs  ports  du  nouveau  monde. 
Depuis  que  le  gouvernement  a  renoncé  au  monopole  de  son 
excellent  tabac ,  la  culture  s'en  est  considérablement  accrue. 
Indépendamment  du  coton  et  des  rayons  de  miel ,  on  exporte 
de  la  Havane  autant  de  sucre  et  de  café  que  de  toutes  les  An- 
tilles anglaises  et  de  Tlle  Maurice.  Porto-Ricoo,  qui,  en  160S, 
manquait  de  sucre  pour  sa  consommation ,  est  arrivé  à  en  pro- 
duire plus  d'un  million  de  quintaux.  Mais  l'Angleterre,  qui  con- 
naît Timportance  de  ces  positions,  travaille  à  rattacher  les  habi- 
tantsà  ses  propres  intérêts;  et  si  une  guerre  survenait, l'Espagne 
pourrait-elle  les  défendre?  Le  pourrait-elle  contre  les  États- 
Unis? 

Les  Philippines  offrent  aussi  en  Asie  un  beau  champ  h  Tac- 
tivité  espagnole,  situées,  comme  elles  le  sont,  de  la  manière  la 
plus  favorable  au  grand  commerce.  Manille,  assise  au  fow 
d'une  vaste  baie  où  se  jettent  les  grands  fleuves  qui  la  meUeat  | 
en  communication  avec  toute  111e  de  Luçon,  fut  comme  oubiiéi  | 
par  les  Espagnols ,  après  sa  fondation:  c'était  l'époque  de  leuTS 
guerres  avec  les  Pays-Bas  et  l'Angleterre;  mais  quelques  cok)0& 


SliÈDB  ET  DANÉHABK.  321 

restes  là,  soutenus  par  Ténergie  de  don  Juan  d'Antricbe  et 
par  ks  missionnaireB ,  fiDirentj>ar  donner  Tessor  à  sa  prospé- 
rité. L'industrie  et  le  eommerce  y  ont  pénétré  aussi  avec  les 
Chinois;  mais  ces  hôtes  turbulents  ont  besoin  d'être  sévèrement 
coDtenos.  Les  établissements  européens,  les  sociétés  commer- 
ciales s'y  sont  multipliés  depuis,  grâce  aux  émigrations,  à  tel 
point  que  la  population  espagnole  y  a  doublé  depuis  le  eom- 
roencemeot  du  siècle.  Mais  ce  sont  là  aussi  des  possessions 
pncaires;  la  marine  espagnole  ne  suffirait  pas  pour  les  pro- 
tfser>  contre  les  Anglais,  ni  même  contre  la  piraterie  des 
Ilbnos. 


SUEDE  ET  DANEUARIL 


De  tous  les  soldats  de  la  Révolution  devenus  souverains , 
Bernadette  seul  a  su  conserver  le  trône  et  fonder  une  dynastie. 
Volontaire  dans  le  régiment  de  Royal -Marine,  il  était  sergent- 
major  lorsque  arriva  la  Révolution  qui  devait  faire  de  lui  un 
prince,  puis  le  porter  enfin  sur  les  marches  du  trône  de  Suède. 
Vieux  soldat  républicain ,  il  sut  conserver  sa  personnalité  in- 
tacte, quand  tant  d'autres  étaient  absorbés  dans  celle  de  Napo% 
Icon  :  ce  fut  par  là  qu'il  attira  sur  lui  les  regards  d'un  peuple  qui 
cherchait  un  roi  parmi  les  satellites  de  cet  astre  resplendissant. 
Alors  il  comprit  que  son  devoir  était  de  préférer  les  intérêts  de 
la  Suède  à  tous  autres;  et,  comme  elle  n'avait  point  de  raisons 
poar  détester  les  Anglais  et  ne  pouvait  vivre  sans  commerce, 
il  refusa  de  se  prêter  au  blocus  continental.  De  là  les  dissenti- 
ments qui  firent  à  Napoléon  un  dangereux  ennemi  de  son  an- 

'  En  1764,  TEftpagne  comptait  cent  soixante-dix-huit  bâtiments  de 
PKrre,  savoir  :  soixante-sept  vaisseaux  de  ligne ,  quarante-sept  frégates, 
i«iaile*qiiatre  bâtiments  plus  petits.  Elle  n'avait  plus,  en  1646,  que 
lr«s  TSÉaseaux  de  bant  bord ,  six  frégates ,  cinq  corvettes,  sept  bricks 
(ie  fisgt ,  et  quelques  bâtiments  moindres  encore. 


392  SUÈDB  ET   DANEMARK. 

cien  général.  Les  uns  veulent  que  Beroadotte  lui-même  ait  ir- 
rité la  haine  des  rois  contre  le  maître  de  la  France;  d*autres, 
qu*ii  ait  ambitionné  le  rôle  de  médiateur  entre  eux  et  Napoléon  ; 
ceux  •ci,  qu*il  ait  songé  à  lui  succéder;  ceux-là,  quHl  se  soit 
entendu  avec  les  vieux  jacobins  pour  rétablir  la  république 
française.  Tout  cela  8>st  dit,  et  plus  encore.  Le  fiait  est  qu^il 
fut  maintenu  par  le  congrès  de  Vienne. 

La  Poméranie  devait  être  cédée  au  Danemark,  aux  termes 
du  traité  de  Kiel,  en  échange  de  la  Norwége;  mais  cette  puis- 
sance ayant  manqué  à  ses  engagements  en  1814,  la  Suède  oc- 
cupa la  Norwége  à  main  armée,  et,  le  fait  une  fois  accompli, 
elle  le  fit  accepter  sans  indemnité;  puis ,  n'espérant  guère  con- 
server la  Poméranffe  et  Tlle  de  Rugen  en  cas  de  guerre,  elle 
les  vendit  à  la  Prusse  pour  5  millions. 

Deux  royaumes  de  constitutions  différentes  se  trouvèrent  ainsi 
réunis.  Une  assemblée  constituante,  en  1814,  rédigea  dans  quatre 
jours  la  constitution  norwégienne,  que  le  congrès  de  Vienne 
approuva  sans  beaucoup  d'attention.  Elle  ressemble  fort  à  celle 
des  États*Unis  :  c'est  une  démocratie  sous  un  roi,  selon  Tanti- 
que  esprit  d'un  pays  où  la  féodalité  n*a  jamais  pris  pied ,  oiir  le 
paysan  a  toujours  été  libre ,  et  où  la  propriété  est  très-divisée. 
Tout  Norwégien  âgé  de  vingt-cinq  ans ,  propriétaire ,  .usufrui- 
tier ou  fermier  à  vie  d'un  fief,  tout  habitant  d'une  ville  est  élec- 
teur; à  trente  ans  il  devient  éligible,  pourvu  qu*il  ne  tienne 
ni  à  la  cour  ni  à  quelque  ministère  ;  qu'il  n'ait  ni  pension,  ni 
emploi  subalterne  dans  une  maison  de  commerce.  Le  vote  est 
public;  le  parlement  («tor/Atn^)  triennal  se  convoque  lui-même, 
et  une  loi  adoptée  dans  trois  législatures  n'a  point  besoin  de  la 
.sanction  royale.  Ce  fut  ainsi  que  passa  l'abolition  de  la  noblesse 
héréditaire.  Il  p'y  a  point  de  profession  honorable  qui  ne  soii 
représentée  dans  le  parlement;  aussi  y  voit-on  des  gens  de  toute 
condition.  Le  président  et  le  vice-président  sont  renouvelés  tous 
les  huit  jours ,  et  au  commencement  de  la  session  un  quart  dn 
iiorihing  est  choisi  pour  former  la  chambre  haute  {^lagthingh 
rjui  délibère  sur  les  propositions  de  la  chambre  des  communes 
(  odeUfhing  ),  et  juge  les  ministres  accusés  par  elle.  Ceux  fi 
n'assistent  point  aux  discussions.  Non-seulement   la  presse 


SOÈDE  ET  BAHBMABE.  323 

«ififaR,  ma»  le  gouvernement  favorise  les  jonrnaax  en  les 
aeqptant  du  droit  de  poète.  La  peine  de  mort  est  ineonnue 
en  Aerwége.  L'émancipation  des  eàtboliqoes  a  été  décrétée  en 
jaitt  I84&,  tandis  qu'en  Suisse  on  £nt  eneore  le  procès  à  ceux 
qà  dnadocmcnt  TÉglise  luthérienne.  Tontes  les  cérémonies  qaà 
entaient  avant  le  luthéranisme  ont  été  conservées.  Ainsi  ce 
pays  goûte  tons  les  firuita  des  mœurs  simples  de  la  liberté. 

La  féodalité  pénétra  en  Suède  vers  Tan  840 ,  lorsque  Brand- 
twaad  distribua  à  ses  sqjets  le  sol  déboisé  pour  le  cultiver, 
soos  robiigation  du  service  militaire  ou  d'un  tribut  équivalent. 
La  eoaroone  aliéna  plus  tard  sa  propre  souveraineté ,  et  trans* 
■it  à  des  seigneuv  tons  les  droits  qu'elle  avait  sur  le  sol  ;  mais 
eoame  il  n'existait  ni  loi  de  substitution,  ni  droit  de  priroogé* 
aiime»  oe  n*était  point,  à  vrai  dire,  une  aristocratie.  Eric,  fils  de 
GastBve  Wasa ,  créa  le  premier  des  titres  de  noblesse ,  dont  le 
s'aœrut  dans  les  guerres  qui  se  succédèrent  depuis  : 
on  ne  trouva  là  que  des  officiers  nobles ,  dépendants  de  la 
,  et  qui  ne  formaient  point  un  corps;  tandis  que  le 
deigé,  proporiétaire  d'immenses  domaines  '  inaliénables,  jouissait 
d'une  graBde  puissance.  La  bourgeoisie  était  sans  force  dans 
un  pays  pauvre  et  sans  industrie;  les  paysans  formaient  la 
■nan  de  la  popubtion  :  libres^  ils  fournissaient  des  troupes  au 
roi,  mais  non  aux  leudataires  ;  et»  toujours  armés  pour  la  chasse, 
ils  ne  furent  jamais  asservis.  La  couronne,  élective ,  se  confé- 
rait sous  des  restrictions  de  plus  en  plus  sévères.  Dès  le  treizième 
siècle,  un  sénat  souverain,  nommé  par  le  roi,  mais  que  les 
états  généraux  pouvaient  déposer,  discutait  les  af&ires  du  gou- 


La  constitution  donnée  sous  le  ministère  d'Oxenstiem  fut 
abolie  jgu  Gustave  111;  et  lorsque  Gustave  IV  fi|t  déposé  par 
ledne  de  Sudemianie(juin  1809)  *,  les  états  s'assemblèrent  pour 
à  la  bâte  une  nouvelle  charte.  Gomme  on  ne  visait  qu'a 
l'autorité  royale,  chaque  député  y  apporta  quelque 
article  qui  fut  adopté  après  discussion,  sans  qu'on  s'inquiétât 
de  Tien  coordonner  ;  aussi  oette  charte,  qui  ressemble  en  partie 

•  Voy.  I.  Il,  p.  r 


324  SUÈDE  ET  DAIfEUARK. 

à  rœavre  d^Oxeostieni,  pèche-t-clle  pnr  la  confusion.  Les 
états  généraui  sont  composés  de  quatre  chambres ,  la  noblesse, 
le  clergé,  les  bourgeois,  et  les  paysans.  L*ordre  du  clei^é,  dont 
le  roi  est  le  chef  visible,  se  compose  de  rarchevéque  d*Upsa), 
.de  onze  évéques,  et  des  députés  élus  par  les  ecclésiastiqueg  de 
chaque  diocèse.  Le  luthéranisme  n^a  guère  modifié  un  peuple 
qui  n*y  était  pas  préparé;  le  clergé  y  est  très-riche ,  et  le  culte 
très-pompeux.  La  secte  des  illuminés  de  Swedenborg  a  trouvé 
dans  ce  pays  de  nombreux  adeptes.  Deux  mille  quatre  cents  fa- 
milles environ  ont  été  anoblies  par  le  roi  et  inscrites  dans  le 
livre  d'or  ;  ce  nombre  est  demeuré  invariable.  Le  chef  de  eba- 
cune  de  ces  maisons,  méritant  ou  non ,  est  membre  effectif  de 
TËtat.  Les  terres  nobles  sont  exemptes  d*impôt.  I^  bourgeoisie 
est  représentée  par  les  élus  des  quatre-vingt-cinq  villes,  qui 
comptent  plus  de  280,000  habitants;  les  repr^entants  des 
paysans  sont  élus  par  district,  et  doivent  être  propriétaires; 
point  de  représentation  pour  les  non-propriétaires ,  qu'ils  soient 
savants,  chefs  de  manufactures,  jurisconsultes.  L'ordre  des  pay- 
sans compte  2,600,000  âmes ,  possédant  les  deux  tiers  du  ter- 
ritoire. Les  états  se  réunissent  tous  les  cinq  ans  pour  airéter 
les  comptes  et  voter  Timpôt;  le  vote  a  lieu  par  ordre  séparé- 
ment, ce  qui  peut  rendre  nul  le  dernier,  attendu  que  si  les  trois 
premiers  adoptent,  le  veto  du  quatrième  est  sans  valeur.  L*u* 
nanimité  n'est  exigée  que  pour  les  lois  fondamentales;  et  il 
faut  que  la  proposition  se  discute  sur-le-champ;  mais  elle  n'est 
votée  que  dans  la  session  suivante ,  c'est-à-dire  cinq  ans  après, 
ce  qui  rend  les  délibérations  très-difflciles.  Le  roi  gouverne  selon 
les  formes  établies,  avec  un  conseil  d'État  de  neuf  membres 
nommés  par  lui ,  ainsi  que  tous  les  fonctionnaires  ;  s'il  s'absente 
pendant  tme  année,  le  trône  est  déclaré  vacant. 

Les  états  généraux  nomment  un  procureur  général  de  la  jus- 
tice, pour  veiller  à  la  stricte  observation  des  lois,  ainsi  quun 
comité  de  constitution ,  qui  peut  se  faire  communiquer  les  pro- 
cès-verbaux du  conseil  d'État,  et,  le  cas  échéant,  mettre  les 
ministres  en  accusation.  La  presse  est  libre;  cependant  le  chan- 
celier peut  non-seulement  réprimer,  mais  même  supprimer  les 
journaux.  T^  jury  nVxiste  que  pour  tes  délits  de  presse. 


SUEDB  ET  IMNEHARK.  335 

Le  tribunal  de  ropinion  {opinions  namud )e&t  une  institu- 
tioolOQte  particulière  à  la  Suède;  c*est  une  sorte  d^ostradsme 
qni  peut  renverser  le  pouvoir  exécutif.  La  législation  a  conservé 
beaoeoap  de  vieilles  coutumes,  et  le  code  ordonné  par  le  roi 
co  1833  n*a  pas  été  promulgué. 

{.Inégalité,  comme  on  le  voit,  est  consacrée  par  la  eonstitu* 
tioa.  L'ordre  le  moins  nombreux  possède  les  emplois  et  la  ma- 
joriié  des  votes  dans  la  diète;  il  dédaigne  le  commerce,  qui 
périrait  s*il  n'était  ravivé  par  les  étrangers.  Toutes  les  industries 
laeiœntpar  privilèges,  sauf  Fagriculture  :  source  d'entrave 
etffisDlement.  La  vanité  s'attache,  en  outre,  à  ces  faveun;  et 
i'espril  de  corps  amoindrit  le  sentiment  de  la  moralité  person- 
nelle. 

Le  système  militaire  est  bon,  et  l'armée  indella  mérite  d'être 
eilée  en  particolier.  Jadis  les  propriétaires  étaient  obligés  de 
nine  le  roi  à  la  guerre,  avec  un  nombre  d*faommes  propor- 
tioimé  à  leurs  possessions;  Y  élection  et  la  noblesse  furent  con- 
férées aux  plus  riches,  qui  servaient  à  cheval.  Charles  XI, 
voyant  que  les  finances  de  l'État  ne  sufBsalent  pas  à  l'entretien 
<l*iiiie  armée  permanente ,  fit  revenir  à  la  couronne,  par  l'acte  de 
rédtKtkm  de  1680 ,  un  grand  nombre  de  propriétés.  On  eut 
alors  des  régiments  soldés  {va€rfcade)'y  une  partie  des  biens 
fanot  assignés  en  guise  de  solde  aux  officiers  et  aux  sous-qfQ- 
ficfs  {botteile  ).  Les  provinces  n'en  restèrent  pas  moins  obli- 
gées de  fournir  un  contingent  de  troupes  qui,  sauf  les  cas  de 
l^esoin ,  vivent  dans  des  cabanes  séparément  et  cultivent  un 
petit  terrain,  au  lieu  de  paye:  troupes  essentiellement  natio- 
nales ,  et  qui  ne  s'amollissent  point  en  temps  de  paix.  Beaucoup 
d'oflfeiers  remplissent  d'ailleurs  des  fonctions  civiles. 

Lon  de  la  mort  de  Charles  XIII,  en  1818,  Beroadotte  eut  à 
réprimer  on  soulèvement  momentané  en  Morwége,  et  fut  ensuite 
eooronné  dans  les  deux  royaumes.  Qabile  à  passer  d'une  religion 
a  r»tre,  d*une  politique  à  une  autre,  à  sacrifier  l'idée  au  fait, 
îl  KHitint  sa  dignité  en  face  de  la  Sainte-Alliance,  qui  ne  lui 
épargnait  pas  ses  conseils  contre  les  libertés  du  pays.  Durant  sa 
Wigoe  vie,  qui  ne  finit  qu'au  8  mars  1844 ,  il  se  consacra  à  la 
prospérité  de  sa  patrie  adoptive  ;  il  sut  conserver  la  paix,  malgré 

■IW.  M  CBRT  ANS.  —  T.  III.  28 


336  SUÈDE  ET  DANEMARK. 

les  intrigues  de  la  dynastie  déchue ,  et  avec  la  liberté  <fe  b 
presse;  il  opéra  des  merveilles  économiques;  et,  en  dépit  des 
catastrophes  répétées  qui  frappèrent  le  pays,  il  éteignit  à  pai 
de  chose  près  la  dette  suédoise ,  et  réduisit  de  moitié  celle  de 
la  Norwége.  La  Suède  a  beaucoup  amélioré  son  état  agricole, 
et,  au  lieu  dMmporter  des  blés,  comme  jadis,  die  en  exporte 
aujourd'hui.  De  1805  à  1828,  la  population  s*est  aoeroe  de 
dix-huit  pour  cent;  mais  les  pauvres  y  sont  toujours  nom- 
breux. 

La  Suède  est  riche  surtout  en  mines  d'alun,  de  cobalt,  d'étain  ; 
on  travaille  activement  aux  mines  d'argent  de  Kongsberg,  et  le 
fer  suédois  est  le  meilleur  de  l'Europe.  Sa  marine  est  devenue 
excellente  :  ce  qui  devait  être  dans  un  pays  dont  les  frootière^ 
touchent  par  les  neuf>dixièmes  à  la  mer,  et  qui  produit  les  meil- 
leurs bois  de  construction.  On  a  ouvert  entre  les  lacs,  en  fS33, 
les  canaux  de  Trollhatta  et  de  Gothîe,  qui  font  communiquer 
les  deux  mers,  et  abrègent  le  trajet  entfe  la  Russie,  r Angletem 
et  l'Amérique.  En  1835 ,  une  grande  route  a  été  pratiquée  à  tra- 
vers les  Alpes  norwégiennes.  Une  banque  qui  remonte  à  fS57, 
Indépendante  du  roi ,  émet  du  papier  monnaie,  et  prête  à  l'agri- 
culture et  au  commerce  au  taux  de  trois  pour  cent.  T^  ba- 
teaux à  vapeur  se  croisent  de  tous  cdtés ,  et  il  est  question  au- 
jourd'hui de  chemins  de  fer  qui  relieraient  à  Stockholm  les 
principaux  ports  situés  sur  le  Cattégat ,  le  Sund ,  la  Baltique  et 
le  golfe  de  Bothnie;  ce  qui  affranchirait  la  Suède  da  péage  do 
Sund,  qui  la  rend  tributaire  du  Danemark. 

La  noblesse  cependant,  investie  par  privilège  de  tous  les  em- 
plois civils  et  militaires,  s'appauvrit ,  pendant  que  la  classe  6fs 
négociants  s'élève;  et  les  immeubles,  dont  un  tiers  était  «icore 
il  y  a  peu  de  temps'  dans  ses  mains ,  ont  passé  dans  celles  des 
bourgeois  et  des  payàins,  ou  sont  grevés  d'hypothèques.  Les 
dignités  ecclésiastiques  passent  aussi  à  des  roturiers,  ee  qui  leur 
donne  entrée  dans  un  des  quatre  corps  qui  votent  à  la  diète. 
Mais  la  prospérité  n'existera  que  quand  le  clergé  et  les  paysans 
auront  diangé  de  rôle,  et  lorsque,  par  la  liberté  du  commerce,  la 
Suède  pourra  subvenir  à  la  disette  de  bois  et  de  fer  qui  com- 
mence à  se  faire  sentir  en  Europe. 


SUEDE  ET   DANEMARK.  ^27 

Dqà  feiemple  de  la  Norwége ,  et  le  mouvement  imprimé 
am  tspntB  par  tous  les  événements  de  ce  siècle,  se  font  sen- 
tir ni  Suède  ;  aussi  aspire-t-elle  à  améliorer  ses  institutions , 
i  étendre  à  tous  le  droit  électoral.  Accorder  un  nombre  égal 
(Tâeeteoisaax  quatre  ordres,  en  former  une  seule  chambre  vo- 
tant par  tête  et  élisant  les  membres  de  la  chambre  hante ,  tel 
est  le  Tsn  général.  Cependant  deux  peuples  différents ,  réunis, 
comme  bien  d'autres,  par  le  congrès  de  Vienne,  s'accordent 
mal  entre  eux  ;  et  la  route  que  Bemadotte  a  ouverte  h  grands 
frais  à  travars  les  Alpes  Scandinaves  ne  suffit  pas  pour  joindre 
la  ?ïorw^  à  la  Suède ,  quand  la  mer  et  la  communauté  de 
bope  la  rapprochent  du  Danemark. 

Im  traités  de  Vienne  ont  accablé  le  Danemark ,  ils  ont  amoin- 
drisoQ  territoire.  11  n*est  pas  riche,  et  une  grande  partie  de  la 
dette  qu'il  a  contractée  pour  rester  fidèle  à  la  France  pèse  eu* 
eore  sur  ce  petit  État.  Sa  marine  marchande  excelle  non-seu- 
lement dans  la  pèche  du  Nord,  mais  elle  fréquente  aussi  la  Ma- 
laise et  les  mers  de  la  Chine»  bien  que  la  perte  de  la  Norwége 
loi  ait  enlevé  des  matelots  d'élite.  Le  Danemark  a  vendu  der- 
nièrement à  la  Grande-Bretagne  ses  possessions  d'Afrique. 
L'Islande  a  acquis  une  telle  importance,  que  Ton  ne  songe  plus 
ramme autrefois  à  délaisser  ce  volcan  éteint,  et  à  transporter 
dans  le  Jutland  ses  quelques  centaines  d'habitants. 

Le  péage  du  Sund  est  une  des  compensations  accordées  au 
Danemark  pour  la  perte  de  la  Norwége,  lors  des  distributions 
de  territoire  faites  à  Vienne.  C'était  peu  de  chose  alors;  mais 
le  iModnit  s'est  accru  avec  les  progrès  du  commerce ,  jusqu'à 
devenir  le  principal  revenu  du  royaume  ' .  Mais  les  étrangers 
élèvent  des  réclamations  continuelles  contre  cette  servitude  ab- 
surde imposée  à  la  mer;  et  ils  étudient  les  moyens  de  l'éluder, 
&  ils  De  réussissent  pas  à  la  détruire. 

Les  monarques  danois ,  absolus  depuis  que  le  peuple ,  eu 
IM,  renonça  en  leur  faveur  à  tous  ses  privilèges,  n'avaient 

'  Ea  1S44»  ce  péage  rapporta  presque  six  milUons.  11  y  passa  4,463  na- 
«voasglais»  3,78S  suédois,  2,979  prussiens,  2,005  hanovriens  et 
Bdtlemboorgeois,  1,267  hollandais,  763  russes,  302  français,  etc. 


328  SUÈDB  ET  DAllEMARK. 

lien  fait  depuis  pour  ce  peuple  généreux.  Aussi  tout  y  était-il  à 
réclamer;  il  n'y  avait  point  dMnstitutions  existantes;  on  de* 
manda  donc  un  statut  parlementaire  :  mais  les  uns  le  voulaient 
conforme  aux  anciennes  coutumes ,  les  autres  approprié  aux 
idées  modernes.  Frédéric  Vf  (  1808-1839  ) ,  élevé  dans  la  rigi- 
dité des  vieux'  usages,  n'avait  pointftippris  la  modération  dans 
sa  malheureuse  alliance  avec  la  France ,  mais  il  comprenait  que 
des  libertés  profiteraient  au  pays.  11  fiivorisa  les  bourgeois  en 
haine  de  Taristocratie ,  fit  des  grades  académiques  la  coodition 
des  emplois ,  auxquels  il  attacha  les  privilèges  nobiliaires.  H 
avait  promis  depuis  1815  des  états  provinciaux;  mais  il  n'arait 
rien  fait  encore ,  quand  la  révolution  de  juillet  vint  enflammer 
les  esprits.  C*est  alors  qu'il  se  vit  forcé  d'accorder  la  cons- 
titution promise,  avec  assemblées  provinciales,  consulta- 
tives seulement,  et  non  pas  générales  :  du  reste,  point  de  par- 
lement législatif,  point  de  publicité,  point  de  vote  de  l'impôt, 
ni  de  liberté  de  la  presse.  D'après  ce  statut,  le  royaume  est  di- 
visé en  quatre  parties  :  les  lies  danoises,  le  Jutland ,  le  duché  de 
SIeswig ,  le  duché  de  Holstein  ;  chacune  d'elles  possède  une  as- 
semblée biennale,  dont  les  membres  sont  élus  directement  par 
des  propriétaires  payant  une  certaine  taxe. 

Ces  concessions,  si  minces  qu'elles  fussent,  furent  aceneil- 
lies  avec  transport  :  cependant  l'opposition  libérale  se  fortifie  ; 
elle  est  toujours  monarchique,  mais  avec  des  bases  démocra* 
tiques  dans  le  Jutland,  tandis  que  dans  le  Holstein  elle  tend  à 
l'aristocratie.  En  général,  la  constitution  de  la  France  y  est 
moins  enviée  que  celle  de  la  Norwége,  fondée  sur  le  droit  com- 
mun ,  ^ans  privilège  social  ni  politique.  Christian  VIII  avait 
donné  lui-même  cette  constitution  aux  Norwégiens.  On  assura 
donc,  lorsqu*il  prit  la  couronne  de  Danemark  (1839),  qu'il 
rappliquerait  à  ce  pays,  lui  qu'on  avait  vu  prendre  parti  en  Italie 
pour  les  libéraux.  Mais  il  n*en  fût  rien ,  et  il  s'en  tinta  l'exemple 
paternel  ;  il  chercha  même  h  faire  aux  provinces  allemandes 
une  aussi  petite  part  de  liberté  qu'aux  autres.  Cependant  les 
gens  avisés  lui  représentaient  que  le  droit  divin  allait  s'afiai- 
blissant,  et  que  le  meilleur  moyen  de  consolider  son  trdne  était 
de  le  populariser.  Frédéric  VII ,  son  successeur,  à  peine  sur  le 


SniDE  ET  DANEMARK.  329 

troDe  (janTîer  1848  ),  accorda  cette  constitution  qui  devait  être 
bicoiôt  une  source  de  discorde  et  de  guerre. 

Depuis  1460,  le  ducbé  de  Sleswig,  c'est-à-dire  le  Jutland  mé- 
ndiooaJ ,  et  le  duché  de  Holstein,  État  de  l'empire  germanique, 
se  sont  trouvés  réunis  au  Danemark ,  sous  la  maison  d*01den- 
iNwrg.  L*union  est  telle  cependant  que  les  deux  principautés , 
iDdissoInblement  liées  entre  elles,  ne  sont  qu'une  dépendance 
do  DaDemark.  La  maison  d'Oldenlîourg  s'étant  divisée  en  deux 
brandies ,  Tune  a  régné  en  Danemark  ;  l'antre ,  celle  de  Uols« 
tao-Gottorp,  a  possédé  la  majeure  partie  des  deux  duchés 
raiDffle feudataire  du  Danemark,  tandis  que,  pour  une  autre 
partie  et  pour  certaines  affaires  de  haute  importance ,  le  gouver- 
iMment  était  exercé  par  les  deux  branches  en  commun.  Il  en 
résulta  des  difficultés  inextricables.  Les  ducs  de  Gottorp ,  par 
la  paix  de  Roskil  (1C68  ),  obtinrent  d'être  déclarés  souverains  ; 
mais  les  rois  de  Danemark  eurent  toujours  l'oeil  ouvert  sur  eux  ; 
et  en  1720  ils  se  rendirent  maîtres  du  Sleswig ,  puis  du  Hols- 
teioen  1773,  qu'ils  échangèrent  contre  les  pays  d'Oldenbourg 
et  de  DelmenhoTSt.  Cependant  les  deux  duchés  eurent  toujours 
noe  existence  distincte;  les  traités  de  Vienne  consacrèrent  cette 
séparation ,  et  le  roi  de  Danemark ,  comme  duc  de  Holstein, 
devint  membre  de  la  confédération  germanique,  et,  de  plus,  il 
obtint  le  Lauenbourg,  en  compensation  de  la  Norwége. 

Aujourd'hui  que  la  dynastie  de  Danemark  parait  prête  à 
s^éteindre,  c'est  une  question  grave  que  celle  de  la  succession  : 
eette  succession  n*est  pas  soumise  aux  mêmes  règles  en  Dane* 
mark,  dans  le  Sleswig,  et  dans  les  duchés  de  Holstein  et  de 
Uoenbourg.  En  Danemark,  la  primogéniture est  établie;  et, 
àdéfaut  d'héritiers  mâles,  le  droit  passe  à  la  ligne  féminine 
de  mâle  en  mâle  ;  ce  qui  porterait  au  trône  Frédéric  de  Hesse , 
qui  est  issu  d'une  sœur  du  feu  roi.  Le  privilège  des  mâles  sub- 
siste au  contraire  dans  les  duchés  ;  mais  l'on  ne  s'accorde  pas  sur 
ti  manière  de  l'interpréter.  La  maison  impériale  de  Russie,  qui 
prétend  l'emporter  sur  les  UolsteinrSonderbourg ,  attache  une 
importance  extrême  à  une  acquisition  qui  lui  donnerait  entrée 
àm  la  diète  germanique. 
En  juillet  1846;  le  roi  de  Danemark  déclara  que  les  duchés 

28. 


330  SUÈDB  ET  DANEMARK. 

allemands  continuaient  de  faire  partie  du  royaume  de  Daue- 
mark ,  en  se  prononçant  moins  formellement  quant  au  Hols- 
tein.  Il  s*éleva  à  oe  sujet  force  protestations,  surtout  quand 
la  mort  de  Christian  VIll  avança  le  cas  éventuel  d'une  suc- 
cession étrangère.  Frédéric  VII  convoqua  une  assemblée  cons- 
tituante où  le  Holstein  et  le  Sleswig  obtinrent  un  nombre 
égal  de  représentants.  On  croyait  ainsi  que  la  liberté  les  rap- 
procherait ;  mais  c'était  l*beure  des  révolutions  :  les  duché 
se  levèrent  en  armes  en  protestant  et  en  invoquant  le  parle- 
ment germanique  qui  venait  de  s'assembler.  Le  Danemark 
voulut  réprimer  cette  révolte;  mais  la  Prusse  prit  fait  et  cause 
pour  les  duchés,  comme  exécutrice  des  décrets  de  l'assemblée 
germanique  ;  il  s'en  est  suivi  des  batailles ,  des  dévastations» 
des  armistices;  et  ces  pauvres  pays,  enjeu  de  iadi^[Nite,  sont 
demeurés  en  suspens  jusqu'à  ce  jour  >. 

Le  fait  est  que  les  populations  tudesques  adjugées  au  Dane- 
mark ont  peine  à  s'assimiler  avec  la  population  Scandinave  ;  oo 
sent  au  delà  de  l'Elbe  cette  tendance  des  peuples  à  se  rappro- 
cher selon  leur  race,  leur  langue,  leur  religion.  Aussi,  dans 
la  Péninsule,  ne  voit-on  pas  de  mauvais  oeil  les  habitants  des 
duchés  repousser  la  langue  et  les  coutumes  danoises,  pour 
chercher  à  se  rattacher  à  l'Allemagne.  Cette  force  secrète  qui 
pousse  les  nations  européennes  à  se  grouper  selon  les  affinités 
de  langue,  de  race  et  de  religion,  s'augmente,  dans  oe  pays,  de 
la  crainte  de  voir  le  Danemark  absorbé  par  le  colosse  russe. 
Il  y  existe  des  sociétés  secrètes  qui  ré  vent  la  .réunion  des  trois 
royaumes  Scandinaves,  et  des  associations  d'étudiants  font  ser- 
ment d'y  travailler,  dans  l'espoir  que  l'union  Scandinave  serait 
une  barrière  entre  la  Russie  et  la  mer  du  Nord,  qu'elle  convoite. 

I  Par  un  acte  eigoé  à  Varsovie  le  24  mai  1851 ,  entre  les  souverains 
de  Russie  et  de  Danemark ,  la  succession  danoise  se  tronverail  réglée 
comme  il  suit  :  Tempereur  de  Russie  renonoerait  aux  droits  éventoeU 
qui  lui  appartiennent,  comme  chef  de  la  branche  atnée  de  Holstdn-Got- 
torp ,  en  faveur  du  prince  Chrétien  de  Gluksboorg,  et  de  son  épouse, 
Louise  de  Hesae,  lesquels  à  Textinction  de  la  lignée  mAle  actnellemeBl 
régnante  réuniraient  en  eux  tous  les  droits  d^hérédité  propres  à  maia- 
tenir  la  monarchie  danoise  dans  son  intégrité.       (  Am.  R.  ) 


COMFKDÉAATION   SUISSE.  331 


CONFEDERATION  SUISSE. 


La  constitution  unitaire  que  Napoléon  donna  aux  Suisses 
{ 1803)  ne  répondait  ni  aux  traditions  ni  aux  besoins  d*un  pays 
façonné  depuis  des  siècles  à  Tindépendance  cantonale  et  coii>- 
Biuale.  Cétait  une  fédération ,  où  les  bourgmestres  de  Fri* 
boorg,  de  Berne,  de  Soleure,  de  Bâle,  Zurich  et  Luceme,  de- 
vacnt  être,  à  tour  de  rôle  et  pendant  une  année,  landamann  et 
chargés  des  rapports  diplomatiques.  Il  y  eut  entre  les  villes  et 
les  campagnes  égalité  de  droite  politiques  ;  les  juridictions  ec- 
désastiqaes  disparurent  ;  chaque  canton  eut  son  grand  et  son 
petit  conseil;  partout  Pesprit  démocratique  vitson  action  enrayée. 

La  Suisse  éprouva  dans  les  guerres  de  ce  temps  tous  les 
maux  auxquels  le  faible  est  réservé  :  territoire  et  constitution 
furent  violés  tantôt  par  une  puissance ,  tantôt  par  une  autre. 
Genève  et  le  Valais  avaient  été  réunis  à  la  France,  et  le  canton 
eu  Tésin  occupé  par  les  troupes  italiennes. 

Cependant  la  Suisse  vit  TAutricbe,  son  ennemie  séculaire , 
rrjetée  loin  d'elle  par  les  vicissitudes  de  la  guerre;  et  elle 
parut  recouvrer,  au  mUieu  de  tant  de  secousses,  la  vie,  les  arts, 
Tesprit  d'association.  ^Lors  de  la  catastrophe  napoléonienne , 
elle  fut  de  nouveau  foulée  par  les  armées  étrangères,  et  elle  eut 
sa  part  de  ces  promesses  de  réintégration  et  d'indépendance 
dont  on  était  prodigue  alors.  Située  dans  la  partie  la  plus  éle- 
vée de  l'Europe,  comme  une  citadelle  qui  domine  les  princi- 
paux États ,  occupant  le  versant  oriental  du  Jura ,  couvrant 
cette  grande  étendue  de  la  frontière  française,  et  pénétrant,  par 
les  hautes  vallées  de  l'Inn,  du  Tésin  et  du  Rhin,  dans  les  bas- 
sins du  Danube,  du  Pô  et  du  bas  Rhin,  la  puissance  qui  y  do- 
minerait pourrait  à  l'improviste  verser  sur  les  autres  des  forces 
écrasantes.  Aussi  trouva-t-on  qu'il  importait  à  la  paix  de  l'Eu- 
rope de  la  déclarer  neutre,  à  la  condition  qu'elle  conservât  les 
formes  extérieures  de  son  organisation  et  son  ancien  territoire. 


333  CONFEDEBATIOll  8D1SSB. 

En  conséquence,  les  cantons,  après  plus  d*un  orage,  jurèrent  une 
éternelle  alliance  (  17  août  1815  );  et  la  confédération  fut  re- 
constituée ,  en  y  ajoutant  Genève  et  le  pays  de  Vaud,  partie 
du  pays  de  Gex,  et  tout  le  Léman  ;  de  sorte  que  le  Jura  devint 
sa  limite  avec  la  France.  Du  côté  de  la  Savoie,  une  ligne  neutre 
fut  tirée  du  lac  d*Annecy  à  celui  du  Bourget  et  au  Rhône.  Une 
partie  de  Tévéché  de  Bâle  fut  attachée  au  canton  de  ce  nom ,  et 
le  reste  à  celui  de  Berne.  Les  Grisons  ne  recouvrèrent  pas  les 
vallées  italiennes,  ni  les  cantons  montagnards  les  bailliages  du 
Tessin,  dont  il  fut  formé  un  canton  ;  Tévéque  de  Constance  per- 
dit tout  pouvoir  sur  la  confédération.  La  Suisse  s'obligea  à  tenir 
sur  pied  une  armée  de  trente  mille  hommes,  dont  chaque  canton, 
en  cas  de  péril,  serait  en  droit  de  réclamer  le  secours.  L'empereur 
Alexandre,  sous  Tinspirationdu  général  la  Harpe,  son  ancien  pré- 
cepteur, se  réserva  la  réorganisation  de  ce  pays  ;  il  y  eonserra 
beaucoup  de  bonnes  choses  «  et  accorda  peu  a  ceux  qui  deman- 
daient la  souveraineté  absolue  de  chaque  canton,  et  des  garanties 
pour  empêcher  Tun  d'entre  eux  de  prévaloir  sur  les  autres.  Les 
députés  des  vingt-deux  honorables  cantons ,  réunis  alternative- 
ment  chaque  année  à  Zurich,  Berne  et  Luceme,  délibèrent  sur 
les  affaires  communes ,  votant  à  raison  d*une  voix  par  canton , 
selon  les  instructions  qu'ils  ont  reçnes,  et  décidant  à  la  majorité. 
C'est  la  diète  qui  décide  de  la  paix  et  de  la  guerre,  et  qui  a 
mission  d'aplanir  les  différends  intérieurs.  Cette  espèce  d'unité, 
qui  empêche  les  cantons  de  contracter  des  alliances  particu- 
lières ,  ne  détruit  pas  l'indépendance  de  chacun  ;  mais  la  diète 
fut  déclarée  puissance  souveraine,  quoique  liée  par  les  instruc- 
tions que  chaque  canton  donne  à  son  député;  comme  si  les 
puissances  qui  dictèrent  le  pacte  fédéral  avaient  eu  pour  but 
d^affaibiir  le  principe  démocratique  de  l'individualité  canto- 
nale ,  et  de  diminuer  en  même  temps  l'indépendance  du  pays. 
Enfin,  l'égalité  de  vote,  entre  des  cantons  si  différents  en  force, 
empêche  les  plus  importants  de  prévaloir  ;  mais  les  résolutions 
en  sont  souvent  retardées. 

En  dépit  de  cette  influence  étrangère  dont  le  pacte  fédéral 
porte  le  cachet,  et  de  la  précipitation  inévitable  dans  tous  les 
actes  de  cette  époque,  la  Suisse  y  trouva  un  progrès  incontes- 


COnrÉDBBATlON  SUISSE.  833 

taUe.  £a  efTel,  tout  en  s'intituJant  république,  elle  n*étalt,  a?aiit 
la  B^rolution,  qu'une  oligarehie  (heimaioibsen  ),  avec  des  sujets, 
atee  une  raœ  proscrite,  espèce  de  zingaris  ou  de  parias,  sans 
inUs  ni  lois.  L'absurdité  des  pays  si^jets  disparut,  avec  la 
eomiptîMi  qQ*y  apportait  la  vénalité  des  charges;  toute  hié- 
larchie  entre  les  cantons  fut  supprimée.  Le  cas  où  Ton  verrait 
les  Suisses  combattre  contre  les  Suisses  avait  été  prévu  ;  et  ce- 
pendant le  pays  n*en  continua  pas  moins  de  fournir  des  régi- 
ments  aux  Bays-Bas,  à  la  France,  à  Naples,  à  TEspagne,  d'autant 
pitas  condamnable  en  cela  que  ces  troupes  mercenaires  jae  se 
bornent  plus  à  parader  devant  les  cours,  mais  sont  enrôlés  pour 
servir  contre  les  peuples. 

Chacun  des  cantons  se  donna  sa  constitution  particulière,  mo- 
dèle sur  la  constitution  générale ,  restreignant  aussi  les  droits, 
fortifiant  les  s&ats  aux  dépens  des  bourgeois,  qui  à  leur  tour 
furent  mieux  partagés  que  les  habitants  de  la  campagne.  Uri, 
Scbwitz,  Glaris,  Zug, Appenzell,  Unterwald,  démocraties  pures, 
éliient  leurs  magistrats  en  assemblées  générales,  et  délibèrent 
vraimentsur  leursintéréts.  Chez  les  Grisons,  le  pouvoir  suprême 
réside  dans  l'ensemble  des  conseils  et  municipalités  des  vingt- 
dnq  communes,  qui  peuvent  être  considérées  comme  autant  de 
petites  républiques ,  qui  forment  trois  ligues.  Dans  les  autres 
cantons,  la  souveraineté  est  exercée  par  un  grand  conseil,  nommé 
par  le  peuple  à  Sain^Gall,  Argovie,  Thurgovie,  dans  le  Tésin , 
le  pays  de  Vaud,  et  à  Genève  ;  tandis  qu'à  Fribourg,  Berne,  So- 
lenre,Luceme,  Schafifouse,  Zurich  et  Bâle,  cette  élection  est 
à  peu  près  dans  les  mains  des  bourgeois. 

Les  communes  embarrassent  le  pouvoir  législatif  par  des  ré- 
sistances locales,  et  perpétuent  des  préjugés  et  des  abus;  elles 
se  refusent  à  toute  imposition  nouvelle,  ce  qui  force  à  conserver 
les  anciennes ,  lors  même  qu'elles  sont  absurdes  ;  elles  confon- 
dent les  pouvoirs ,  suscitent  des  jalousies ,  oublient  la  natioi» 
pour  le  clocher.  Le  roi  de  Prusse  ne  put  ^  en  1815 ,  abolir  la 
torture  à  Neufchâtel  que  par  une  ordonnance  inconstitutionnelle.- 
L'une  des  plaies  de  ces  pays,  c'est  qu'ils  n'ont  ni  unité  d'origine, 
ni  unité  de  foi,  de  langue,  d'éducation.  Dans  la  Suisse  romane, 
qui  comprend  le  versant  oriental  du  Jura ,  le  lac  de  MeufebAtel-, 


S34  GOHFÉDÉBATION  SUISSE. 

• 

la  rite  nord  du  lac  de  Genève,  la  vallée  du  Rhône  au-dessus  de 
SkNif  la  partie  orientale  est  réformée,  Fribourg,  ardente  calho- 
liqoe,  et  rindustrîeose  Neufcbâtel,  protestante.  Les  Allemands 
y  sont  très-peu  nombreux,  tandis  qu*ils  forment  le  fond  de  la 
Suisse  allemande,  où  rè^ne  la  religion  réformée.  Quant  à  Ge- 
nève, elle  n*est  plus  la  ville  d'autrefois ,  calviniste  ardente  et 
exclusive;  et  les  catholiques,  en  assez  grand  nombre,  y  vivent 
sous  la  protection  des  puissances  étrangères.  La  Suisse  italienne 
est  toute  catholique.  Le  canton  des  Grisons ,  le  plus  étendu  et 
le  moins  peuplé,  est  un  mélange  original  de  roman  et  de  teu- 
tonique. 

Lacantons,  à  Tépoque  delà  paix,  se  donnerait  des  codes  ;  celui 
duTésin  fut  modelé  sur  le  code  italien.  Celui  de  Genève,  ouvrage 
du  professeur  Belot ,  est,  en  fait  de  procédure ,  ce  que  Ton  con- 
naît de  meilleur.  Les  menaces  de  la  Sainte-Alliance  ont  souvent 
forcé  les  Suisses ,  soit  à  repousser  de  leur  sol  hospitalier  des  ré- 
fugiés politiques,  soit  à  conserver  des  règlements  intérieurs  re- 
connus mauvais ,  tandb  que  diez  leurs  voisins  ils  se  sont  vus 
enlever  certaines  franchises  commerciales  dont  ils  jouissaient 
autrefois.  La  civilisation  cependant  a  pénétré  chez  eux  avec  la 
richesse;  les  cantons  de  Tonest  et  du  nord  ont  prospéré  par 
rmdustrie;  Genève,  Neufcbâtel ,  et  Bâle,  sont  comptées  parmi 
les  places  de  commerce  les  plus  solides;  des  routes  à  travers  les 
montagnes  sont  venues  fiiciliter  .le  transit,  qui  est  la  richesse  de 
certains  cantons;  Téducation  s'y  est  perfectionnée  par  de  nou- 
veaux systèmes,  et  la  réforme  pénitentiaire  y  a  trouvé  aussi  des 
exemples  dont  on  a  profité. 

Les  loges  maçonniques ,  que  le  général  la  Harpe  et  Tbisto- 
vïea  Zschokke  avaient  propagées,  poussèrent  beaucoup  à  ces  in- 
novations., Les  illuminés  d*  Allemagne  s*y  réunirent,  à  Fiosti- 
gation  du  Prussien  Just  Griiner,  qui  avait  contribué  activement 
à  constituer  en  Prusse  la  Tugenbund;  enfin  les  carbonari 
dltalie  et  de  France,  réfutés  en  foule  dans  le  pajs  après 
leurs  revers,  établirent  des  ventes  sur  la  frontière.  A  leur  suite, 
il  se  forma  des  sociétés  pour  le  chant,  pour  les  arts,  surtout 
pour  le  tir  de  la  carabine  (schûtsen-gesetischafl)^  mais  imites 
au  fond  ayant  pour  but  des  changements  politiques,  |dttsd*une 


COnVÉDÉBATIOH  SUISSE,  885 

des  changements  sodaux,  on  Êdsant  consister  le  progrès 
à  rendre  de  noareau  la  Soisse  unitaire. 

Ces  éléments  fermentaient  déjà,  lorsque  la  révolution  de  1830 
vint  y  mettre  le  feu.  On  invoqua  bientÂt  les  droits  du  peuple  ; 
des  milliers  de  pétitioqs  demandèrent  des  réformes.  Quant  au 
parti  aristocratique,  il  ne  pouvait  guère  compter  sur  les  rois 
étrangers,  occupés li  se  défmdre  eux-mêmes ,  ni  sur  les  troupes 
aotriehîeones»  employées  à  surveiller  le  Tyrol  et  Tltalie.  Partout 
s*or|^nisait ,  au  dehors,  un  corps  avec  lequel  on  marchait  sur 
leebef-lieu;  et  bientôt  la  constitution  était  changée ,  les  pri- 
vilèges de  naissance  et  de  localité  étaient  mis  a  terre  du  même 
coup;  et,  de  proche  en  proche,  il  se  répandait  une  pluie  de 
constitutions  où  l'égalité,  la  liberté  de  la  presse  et  des  personnes 
étaient  proclamées.  Neufchâtel  voulut  s*afiranchir  de  la  Prusse; 
mais  elle  essuya  une  répression  sanglante.  A  Bâle,  ce  fut  une 
hme  adiamée  entre  la  ville  et  la  campagne ,  et  toute  la  Suisse 
y  prit  part  ;  c'était  à  qui  remporterait  du  grand  nombre  ou  du 
petit;  enfin  la  campagne  de  Bâle  resta  séparée  de  la  ville. 

Les  mêmes  foits  se  passèrent  dans  d'autres  cantons,  augmen- 
tant de  plus  en  plus  le  morcellement  Tous  les  privilèges  de 
nanssance  tombèrent;  il  fut  interdit  d'accepter  à  l'étranger  des 
titres,  des  pensions,  des  fidéieommis;  les  jugements  furent 
rendus  pubKcs,  les  juges  indépendants  du  pouvoir  exécutif; 
le  droit  de  pétition  fut  donné  à  tous,etla  presse  se  trouva  affran- 
chie tout  i  &it.  Hais  on  fàt  moins  pressé  de  réaliser  d'utiles  pro- 
positions, telles  que  l'uniformité  de  mesures  et  de  mminaie,  l'ex- 
tradition des  crimmels,  et  la  création  d'une  université  fédérale  ; 
aussi  étère-t-on  la  jeunesse  suisse  dans  des  établissements  dont 
ks  doctrines  sont  tout  à  fait  opposées.  Quant  à  l'administration, 
exercée  gratuitement  par  les  familles  riches ,  elle  est  devenue 
coûteuse  avec  la  démocratie.  11  restait  à  refondre  le  pacte  fédé- 
ral, qui,  fait  à  la  hâte  comme  tous  les  actes  de  1815,  avait 
mal  déterminé  les  rapports  des  cantons  entre  eux.  Ils  s'étaient 
alliés  dans  l'origine  par  l'unique  besoin  de  la  défense,  mais  ils 
n'avaient  jamais  conçu  l'idée  d'une  confédération  forte  et  gé* 
Bcrale  ;  et  l'ardeur  qu'ils  mirent  à  se  dégager,  dès  qu'ils  le  pu* 
rent,  de  celle  que  Napoléon  leur  avait  imposée,  attestait  com*^ 


896  CONFÉDÉRATION  SUISSE. 

bien  le  sentiment  de  rautonoroie  dominait  partout  Mais,  après 
1830 ,  les  démocrates ,  qui  rencontraient  dans  la  diète  Topposi- 
tion  des  petits  cantons,  proclamèrent  qu'il  était  étrange  que  des 
pâtres  et  des  paysans  comptassent  autant  que  des  hommes  ins- 
truits et  pratiques  ;  les  ambitieux  auraient  aimé  les  grands  em- 
plois ,  qui  ne  peuvent  exister  que  dans  une  vaste  république  ; 
les  gros  cantons  auraient  voulu  resserrer  Tunité,  surtout  Berne, 
qui  serait  devenue  capitale ,  et  eût  possédé  le  gouvernement  et 
le  trésor  national.  Les  cantons  primitifs,  menacés  dans  leur 
souveraineté  particulière,  et  exposés  à  être  réduits  à  une  véri- 
table nullité,  s'y  opposèrent  résolument;  les  cantons  radieanx 
et  les  cantons  aristocratiques  y  répugnèient,  par  des  motifs  op- 


Depuis  lors  la  Suisse  a  été  travaillée  par  des  discordes  conti- 
nuelles, assiégée  qu'elle  est  de  tous  côtés  par  les  passions  dé- 
magogiques. Des  utopistes  qui  n'ont  rien  à  perdre,  des  réfugiés 
qui  haïssent  toute  institution  conservatrice,  s'y  confondent  avec 
les  vrais  patriotes;  et4es  exagérés  de  liberté  y  ont  été  jusqu  à 
vouloir  que  toute  comnume  fût  indépendante. 

La  liberté  en  Suisse  n'exista  plus  que  de  nom,  dès  que  l'on 
vit  la  force  prendre  le  rôle  décisif.  La  formation  des  corps 
francs  vint  en  efifet  détruire  toute  indépendance  dans  les  éleo 
tiens  et  dans  les  délibérations.  Chaque  canton  se  souilla  de  sang, 
soit  sur  le  champ  de  bataille,  soit  par  l'échafaud.  Genève,  cette 
capitale  de  Tindustrie  et  de  l'intelligenoe,  fit  trois  révolutions 
violentes  dans  le  sens  libéral  et  protestant  ;  d'autres  cantons  se 
fractionnèrent,  de  telle  sorte  qu'on  peut  dire  aujourd'hui  qu*ii 
y  en  a  vingt-sept;  même,  dans  le  Valais,  cliacune  des.treize 
décuries  se  sépara  des  autres.  Les  constitutions  diangent  de 
l'été  à  l'hiver. 

Aux  questions  politiques  se  mêlent  les  questions  religieuses. 
lÀ ,  comme  ailleurs ,  le  congrès  de  Vienne  ne  songea  guère 
aux  consciences.  Il  donna  à  Fribourg  catliolique  Morat  pro- 
testant; l'évéché  de  Bâle  écliut  comme  indemnité  à  la  proles- 
tante Berne.  lies  évéques  suisses  n'ont  pas  de  métropolitain ,  et 
dépendent  du  nonce.  La  catholique  Lucerne  n'en  est  pas 
moins  radicale;  les  trois  cantons  primitifs  sont  catholiques, 


COIlFÉoéBATIOK  SjDISSS.  837 

déttocntigues  et  conservateurs.  A  Berne,  raristocratie  dé- 
chue ec  le  libéralisme  qui  lui  a  succédé  sont  protestants.  Les  li- 
bénox  de  Zurich,  Yoyaut  le  sentiment  religieux  renaître»  cher- 
dièrent  à  le  battre  en  brèche  en  appelant  le  professeur  Strauss, 
qai  nie  Tenstenee  du  Christ;  mais  le  peuple  le  chassa,  et 
renversa  on  gouvernement  qui  le 'comprenait  si  peu.  Des  trois 
cantons  directeurs ,  il  n*y  a  que  Luceme  de  catholique ,  bien 
que  la  majorité  des  cantons  appartienne  à  cette  croyance;  aussi 
D  a-t-îl  pu  tenir  contre  les  deux  autres.  Le  canton  de  Berne, 
qui,  par  sa  population  (  386,000  âmes)  et  ses  richesses,  est  le  plus 
couidérable  de  beaucoup,  et  qui  voudrait  devenir  le  centre  de 
teste  la  Suisse,  s*est  efforcé  d'attirer  à  lui  les  catholiques.  Il  y 
réussit,  lorsque,  devenu  le  représentant  du  parti  radical,  il  dé- 
cida sept  cantons  protestants  ou  catholiques,  et  Luceme  même, 
à  fanner  une  alliance.  Dans  une  assemblée  qui  se  tint  alors  à 
Baden,  on  adopta  des  mesures  contre  les  catholiques  ;  Rome  ré- 
clama, et  finit  par  lancer  Tanathème. 

Quand  Argovie,  de  sujette  qu'elle  étaiii  devint  canton  indé- 
pendant ,  il  n*y  avait  ni  ancienne  noblesse  ni  ville  importante 
qui  pât  devenir  un  foyer  de  brigues  politiques  ;  aussi  ce  canton 
&*eat-il  pas  de  peine,  en  1830,  à  se  constituer  populairement; 
foais  comme  il  compte^  sur  cent  soixante-dix  mille  âmes,  quatre- 
Tingt-dix  mille  protestants,  les  catholiques  eurent  le  dessous, 
et  en  pâtirait;  ils  réagirent  à  leur  tour,  en  s'appuyant  sur  les  ri- 
ches couvents  du  pays.  Mais  lorsque,  après  dix  ans  d'expérience, 
la  constitution  fut  révisée  en  1840,  l'égalité  des  droits  fut  re- 
fusée aux  catholiques.  Luceme,  au  contraire,  leur  fut  favo^ 
rable  lorsqu'elle  révisa  aussi  son  pacte  constitutionnel  ;  puis 
elle  se  détacha  de  la  ligue ,  et  rejeta  les  articles  de  Baden.  Le 
parti  opposé  devint  furieux;  Berne,  Argovie,  Soleure,  Bâie 
campagne,  et  les  autres  protestants,  se  réunirent  en  armes; 
ils  envahirent  le  bailliage  de  Mûri  (1841),  chassèrent  violem- 
ment les  moines ,  déclarèrent  les  couvents  abolis ,  leurs  biens 
confisqués,  et  exécutèrent  leur  sentence  parle  meurtre  et  la 
terreur. 

Le  pacte  fédéral  de  18t5  garantit  «  l'existence  des  couvents 
tX  des  chapitres ,  ainsi  que  leurs  propriétés.  »  C'était  pour  la 

29 


338  CONFÉOÉBATION  SUISSE. 

ocMifédéntion  ^  il  nous  semble ,  le  cas  d*einpécher  une  pareille 
violence.  Biais  le  gouvernement  central  n'avait  pas  assez  de 
forces  pour  &ire  exécuter  ses  décrets;  de  plus,  Berne,  alors 
canton  dirigeant,  avait  pris  parti  pour  Argovie ,  et  les  protes- 
tants s^appuyaient  sur  Fartide  qui  autorise  chaque  canton  à  régler 
ses  affaires  intérieures.  La  diplomatie  s*en  mêla,  et  rAutricbe 
par  ses  menaces  ne  fit  qu*îrriter  les  esprits. 

Lneeme,  sous  Tadministration  du  parti  protestant,  avait  sup- 
primé  deux  couvents  de  franciscains  ;  les  catholiques  qui  vinrent 
après  demandèrent  au  pape  de  sanctionner  la  suppression  de 
ces  couvents,  jugeant  quMl  n'y  avait  pas  lieu  de  lesTétablir.  Le 
pape  y  consentit,  à  la  condition  que  leurs  biens  fussent  em- 
ployés à  ériger  un  séminaire  communal,  exprimant  le  désir  qu*ll 
IQt  confié  aux  jésuites,  qui  déjà  exerçaient  dans  d'autres  can- 
tons. On  en  fit  donc  venir  sept  de  Fribourg  ;  mais  le  parti  en- 
nemi jeta  feu  et  flamme.  Luceme,  qui  voyait  son  indépendance 
attaquée ,  tint  énernquement  tête  à  cette  bourrasque.  Les  au- 
tres cantons  virent  la  une  belle  occasion  de  se  venger,  d'écraser 
cette  ville,  d'assouvir  leur  haine  contre  les  jésuites,  et  d'ét^ 
blir  la  république  unitaire.  Un  complot  se  forma  pour  égorger 
les  magistrats  de  Luceme  ;  mais  il  échoua ,  malgré  le  défaut  de 
ressources  de  ce  gouvernement.  Alors  les  corps  firancs  enva- 
hirent le  pays  à  main  année  (  8  décembre  1844  )  ;  mais  ils  fo- 
rent battus  et  dispersés.  Le  docteur  Steiger,  chef  de  TexpéditioD, 
fut  condamné  à  mort  ;  il  implora  sa  grâce ,  et  réussit  à  s'évader. 
Que  ses  partisans  l'aient  glorifié ,  c'était  chose  naturelle;  mais 
que  certains  gouvernements  aient  applaudi  à  sa  condiûte,  c'est 
un  outrage  à  la  moralité,  qui  n'a  qu'une  manière  ie  voir  sor 
celui  qui  recourt  à  la  force  pour  violenter  sa  patrie.  Bientôt 
après,  le  docteur  Leu,  chef  du  parti  catholique  à  Lnceroe, 
fut  assassiné  dans  son  lit.  Des  factions  qui  emploient  de  pareils 
moyens  se  jugent  elles-mêmes.  La  diète  n'osa  violer  ni  le  prin- 
cipe de  tolérance,  ni  l'indépendance  d'un  des  cantons  ;  maison 
n'épargna  pas  les  menaces,  et  la  guerre  couva  dans  les  cceurs. 

A  quoi  servent  désormais  les  luttes  de  paroles,  les  questions 
de  légalité,  les  discussions  fédérales,  quand  on  a  l'arme  an 
poing,  quand  la  conscience  et  le  raisonnement  sont  subordonnés 


GOUFÂDÉAÀTION  SUISSB.  339 

diaque  jour  soi  décisions  de  la  force  ?  Lueeroe  Ait  envahie  de 
noeren  (  1^'  avril  1845  )  par  un  corps  qui  avait  pour  chef 
OehKobein  ;  le  gouvernement  de  Genève ,  qui  devait  son  exis- 
teBce aa sofirage  universel , fut  renversé  (8 octobre  1846 ) ;  et 
hriolenee  imposa  une  constitution  nouvelle  d*une  démocratie 
ilfifflitée,  avec  une  assemblée  unique  à  qui  appartient  Télection 
de  magistnits.  Alors  on  exclut  ou  Ton  expulsa  quiconque 
l'était  étefé,  quiconque  possédait,  quiconque  pouvait  servir  le 
^  gratis  ;  on  attenta  jusqu'aux  fondements  de  Texistence 
note.  Les  puissances  voisines  armèrent,  effrayées  et  mena- 
çâmes; les  .cantons  catholiques  de  Lucerne,  de  Fribourg,  du 
Valais,  de  Schwitz ,  dUri ,  de  Zug  et  dTnterwald >  furent  con- 
duits, par  le  besoin  de  la  défense,  à  former  une  ligue  (5im- 
Mimd)\  et  ils  se  virent  jeter  la  pierre,  comme  coupables  d*il- 
M'té;  Ton  demanda  à  grands  cris  à  la  diète  la  dissolution  de 
tttte  figue  séparée.  Pour  se  procurer  le  nombre  de  voix  sufG- 
antes,  on  opéra  de  petites  révolutions  dans  différents  cantons 
(^nllet  1847).  Bientôt  Ochsenbein,  dMenu  président  de  ta 
<iKte,  ne  parla  plus  des  jésuites  ni  de  la  ligue,  mais  de  Funité 
de  la  Suisse;  et  Ton  vit  bientôt  un  gouvernement  helvétique  se 
<^ûQititaer  à  Berne.  Les  cantons  catholiques  repoussèrent  des 
décrets  qui  attentaient  à  leur  indépendance,  et,  avec  le  courage 
lianartfre,  ils  se  mirent  en  devoir  de  défendre  par  les  armes  la 
l'iwrté  de  conscience,  et  le  droit  que  leur  garantissait  le  pacte 
oatio&al,  de  r^i^ler  leurs  institutions  intérieures.  La  diète,  de 
^côté,  décréta  que  Tarmée  fédérale  marcherait  pour  dissoudre 
^  ligue;  et  le  sang  arrosa,  dans  cette  lutte  fratricide  et  mégale, 
les  tranquilles  vallées  (novembre  1847).  L*arméedu  Simder- 
^  fut  vaincue  et  dispersée  partout. 

Oq  mit  alors  la  main  à  une  nouvelle  constitution ,  que  la 
<&te  adopta  le  13  septembre  1848.  Voici  les  bases  de  ce  non* 
^eaastauit  :  L'assemblée  fédérale  se  compose  d'un  conseil  na- 
^oal  et  d'un  conseil  des  états  ;  le  premier  est  élu  pour  trois 
^  par  les  cantons,  dans  la  proportion  d'un  membre  sur  deux 
mille  habitants;  l'autre  se  compose  de  deux  membres  par  canton. 
UaoqDseil  exécutif  et  fédéral  de  sept  membres  est  élu  par  l'as- 
'to^  nationale;  il  dure  trois  ans,  et  se  renouvelle  intégra- 


340  COIfFBDBBATlON  GCaHÀRIQDB. 

lement;  son  président ,  qui  est  celui  de  la  confédération  tout  en- 
tière, est  annuel,  et  n*est  rééligible  qu'après  un  an  d'intervalle. 
Les  questions  de  guerre,  d'alliance,  de  traités,  de  rapports 
diplomatiques,  deptstes,  de  péages,  sont  du  ressort  de  rassem- 
blée fédérale.  Enfin  il  y  a  un  tribunal  fédéral  composé  de  onze 
membres  et  autant  de  suppléants,  qui  est  élu  pour  trois  ans  par 
rassemblée ,  et  qui  juge ,  en  matière  civile ,  entre  les  cantons , 
ou  entre  ceux-ci  et  la  confédération,  ou  entre  les  cantons,  b 
confédération  et  les  particuliers. 

Plaise  à  Dieu  que  la  Suisse  arrive  à  réconcilier  désormais  la 
force  avec  la  liberté ,  et  qu'après  avoir  pu  subsister  oomme 
elle  Ta  fait  dans  le  relâchement  fédéral ,  elle  ne  se  désorganise 
pas  en  essayant  d'un  système  plus  vigoureux  ;  qu'elle  attire  le 
pouvoir  au  centre,  sans  attenter  à  l'existence  individuelle  des 
canUAis ,  et  à  ses  formes  traditionnelles  de  gouvernement  et 
de  droits  !  c'est  alors  qu'elle  servira  d'exemple  aux  amis  des  cons- 
titutions républicaine^ 


OONFBDBBATIO?!  GBBMAtflOUS* 


Autrefois  les  deux  rives  du  Rhin  étaient  regardées  oomme 
allemandes  ;  mais  la  France  peu  à  peu  prit  pied  sur  la  rive  gauche, 
et  Onit  même  par  traverser  le  fleuve.  En  1652,  elle  enleva  à  PEin- 
pire  Metz ,  Toul  et  Verdun  ;  à  la  paix  de  Westphalle,  le  Sondgau, 
Brisach  et  la  suzeraineté  des  dix  villes  impériales  de  l'Alsace, 
qu'elle  conquit  plus  tard  en  1672;  elle  prit  Fribourg  en  1679, 
Strasbourg  en  1681 ,  la  Lorraine  en  1785,  le  cercle  de  Bourgo- 
gne en  1797.  En  1801 ,  la  France  acquit  toute  la  rive  gaoehe 
du  fleuve  ;  en  1808,  elle  occupa  Kehl,  Cassel  et  Wesel  ;  en  I8t0, 
les  villes  hanséatlques,  le  Lauenbourg,  et  les  pays  qui  touchent 
à  la  mer  du  Nord.  Les  traités  de  1815  rendirent  à  chacon  ce 
qu'il  avait  obtenu  à  la  paix  de  Lunéville  ou  lors  de  U  confédé- 
ration du  Rhin  :  toutefois  la  France  conserva  une  belle  position 
sur  la  gauche  du  Rhin ,  entre  Huningue  et  Lauterbourg  ;  et  à  la 


CONFBDÉRATIOII   GEAHANIQUB.  341 

noioéie  crise  Ton  TOît  se  réveiller  son  arabitîon  de  ressaisir 
toute  Ja  ligne  du  Rhis,  tandis  que  les  Allemands  parlent  en- 
core de  leurs  droits  sur  les  pays  de  la  Moselle  et  des  Vosges, 
anisa  ImperiL  Ces  prétentions  placent  la  France  dans  une 
position  hostile  vis-à-vis  de  rAllemagne;  mais  si  la  France, 
en  s'altiant  jadis  à  la  Bavière,  a  pu  sans  grande  peine  pénétrer 
en  Allemagne,  ces  facilités  lui  manqueraient  aujourd'hui,  que 
la  Bavière  a  pris  pied  sur  la  rive  gauche  du  Rhin. 

Cependant,  au-dessus  de  ces  questions  territoriales  sans  cesse 
renaissantes  il  y  a  la  question  morale.  Une  domination  étrangère, 
si  courte  qu*elle  ait  été,  jette  toujours  au  milieu  d*un  pays  des 
germes  de  dissolution  et  d'innovations,  qu*il  est  difficile  d'ex- 
tirper après.  L'Allemagne  a  été  le  berceau  des  libertés  de  l'Eu- 
rope; mais  sa  vénération  filiale  pour  ses  princes  laissa  s'établir 
ffaezellela  monarchie  absolue  indigène,  généralement  douce 
et  paternelle,  secondée,  plutôt  que  tempérée,  par  des  états 
provinciaux.  Le  despotisme  à  nu  de  Nanoléon  et  de  ses  soldats 
révdila  le  sentiment  national,  qui  s'étudlm  remettre  en  honneur 
et  à  rechercher  les  vieux  monuments  de  la  gloire  et  de  la  gran- 
deur de  la  patrie. 

En  proclamant,  dans  l'acte  de  la  confédération,  la  souveraineté 
des  princes  allemands.  Napoléon  n'avait  voulu  qoe  les  soustraire 
à  Pancien  empire,  pour  les  soumettre  au  sien  ;  mais  ils  interpré- 
tèfvnt  cet  acte  comme  les  affranchissant  de  tout  respect  pour 
les  privilèges  du  peuple  :  en  conséquence,  ils  abolirent  partout 
les  étals;  et ,  en  combinant  ce  nouveau  système  de  souveraineté 
absolue  avec  l'ancien  régime  patrimonial ,  ils  ajoutèrent  la  ser- 
vitude publique  à  la  servitude  particulière  :  absolutisme  envers 
lenn  peuples ,  et  dépendance  vis-à-vis  de  l'étranger.  Le  peuple 
en  accusa  moins  les  princes  eux-mêmes ,  que  le  dominateur 
dont  ib  étaient  lesmstruments  ;  les  peuples  se  trouvèrent  prêts , 
lorsqu'ils  voulurent  secouer  son  joug.  On  sait  quelles  pro- 
messes furent  alors  prodiguées,  et  comment  la  guerre  des  peuples 
s'engagea  au  nom  de  la  liberté  et  de  l'indépendance.  Les  peuples 
triomphèrent  ;  mais  les  princes  en  profitèrent  seuls,  dressés  par 
Napoléon  à  ce  dœpolisrae  adminisUatif  qui  supprime  toute  résis- 
tance à  la  volonté  du  maître. 

su. 


84S  CONFEDBBATION  GEBMANIQUB. 

Nous  avons  vu  '  comment  on  reQt  de  F  Allemagne,  en  1814 , 
une  fédération  sans  chef.  L'Autriche  obtint  la  présidence  de  la 
diète,  qui  siège  à  Francfort,  et  qui  est  chargée  des  loisfondamen- 
taies  delà  confédération,  ainsi  que  de  ses  relations  intérieures, 
extérieures  et  militaires.  Les  États  allemands  sont  unis  contre 
toute  espèce  d'agression  du  dehors,  et  fournissent  à  cet  effet  un 
homme  par  cent  habitants  à  l'armée  fédérale.  Ils  ne  doirent 
jamais  tirer  l'épée  entre  eux ,  et  c'est  la  diète  qui  est  juge  de 
leurs  contestations.  «  $  18.  Dans  tous  les  pays  il  y  aura  une 
constitution  représentative.  $  16.  I^es  différences  de  religioa  n'en 
apporteront  aucune  dans  la  jouissance  des  droits  civils  et  po- 
litiques. »  Ces  deux  paragraphes,  par  leur  déCnit  d*exécatioD, 
ont  jeté  le  trouble  en  Allemagne. 

Quand  la  diète  de  1818  déclara  qp»  la  confédération  n^était 
pas  une  simple  alliance,  mais  une  association  d*Ëtats  formant 
un  tout ,  c'était  pour  combattre  le  sentiment  d^indépendance 
qui  se  réveillait  dans  les  petits  États  dominés  par  1*  Autriche  el 
la  Prusse,  qui  allaient fksqu'à  prétendre  nommer  le  généralisr 
sime  de  l'armée  fédérale.  UÂllemagne  fut  ainsi  considérée 
comme  une  puissance  européenne,  ayant  son  existence  et  sa 
langue  propre.  Mais  quant  à  ce  besoin  d*iinité  nationale  si  vi? 
vement  manifesté,  on  n'y  songea  guère,  puisqu'on  ne  fit  rien 
pour  la  liberté  du  commerce  et  de  la  navigation ,  et  qu*on  laissa 
le  pays  morcelé  en  une  trentaine  de  gouvernements ,  sans  s'oc- 
cuper d'autre  chose  que  des  droits  historiques  ou  diplomatiques 
des  princes.  Au  congrès  devienne,  le  professeur  Thibaut  pro* 
posa  d'élaborer  un  code  obligatoire,  établissant  le  droit  commun 
de  toute  l'Allemagne,  pouvant  être  modifié  toutefois  par  les 
différents  souverains.  Il  est  toujours  dangereux  d'imposer  une 
loi  unique  à  des  pays  soumis  à  des  princes  divers;  et  un  Mvre 
qui  eût  montré  les  rapports  comme  les  différences  que  peut 
offrir  la  législation  de  ces  divers  États,  aurait  mieux  aidé  aux 
progrès  de  ces  diverses  législations.  Beaucoup  d'Allemands,  et 
notamment  Savigny,  combattirent  cette  proposition  comme  ua 
attentat  tyrannique ,  un  renouvellement  de  ce  droit  fi|F0UclM 

I  Tome  U,  Congrès  de  Vieiuie,  page  369. 


CONFBOBAATION  G£BH4N1QUE.  343 

ê 

en  fota  duqud  les  Français  vîctorieiix  imposaient  partout  leur 
code.  De  là  na^t  une  école  historique  qui  en  viut  à  affirmer 
qoe  les  lois,  essentiellement  progressives  «  ne  doivent  pas  être 
enfhatnées  par  un  texte  écrit  «  et  qu*il  fiiut  s'en  tenir  aui  qpu- 
taoKS,  qui  se  modifient  avec  les  temps  '. 

Ainsi  il  ne  resta  entre  les  différents  États  aucun  intérêt,  an- 
coae  forme  de  gouvernement  qui  leur  fut  commun  ;  les  peuples  se 
troamcnt  abandonnés  aux  souverains  et  aux  institutions  qu'il 
plotà  coux-d  d*octroyer.  On  confirma  aux.princes  médiatisés  c«r- 
fnaiilmits  féodaux  qui  r^ugnalent  à  l'esprit  du  temps  et  aux  es- 
pénaecs  dont  on  s'^it  bercé  ;  tous  ces  princes  de  divers  degrés 
lîmiènBat  une  biétarehie  d'oppressions,  appuyées  Tune  sur  Tan* 
cienne  eonstitation  de  l'empire,  une  autre  sur  la  confédération 
da  Rlûn,  une  troisième  sur  Talliance  fédérale  actuelle.  On  en 
sealit  d^antant  plus  le  mal  que  l'on  voyait ,  par  contraste , 
les  habitants  de  la  rive  gauc&e ,  à  qui  leur  réunion  temporaire 
à  la  France  avait  valu  l'exemption  des  dîmes ,  des  corvées  et 
de  toute  autre  prestation  servùe,  garder  tous  ces  avantages, 
qanque  redevenus.  Allemands.  La  diète  elle-même  se  montra 
laen  moins  une  assemblée  représentative  qu'une  souveraine 
impérieuse  :  son  temps  se  passait  à  discuter  des  affaires  pri- 
vées, des  intérêts  seigneuriaux  et  des  prétentions  de  familles, 
aa  détriment  des  choses  véritablement  importantes.  Lors  de 
la  famine  de  1817,  on  en  était  encore  aux  premières  enquê- 
tes ,  lorsque  arriva  la  moisson  nouvelle.  L'organisation  mili- 
taire, le  travail  des^fortifications,  auxquelles  étaient  affectées 
les  contributions  de  guerre  imposées  â  la  France ,  ne  furent  pas 
poussés  plus  activement;  et  Ton  s'occupait  encore  moins  d'ao- 
ooidcr  les  libertés  réclamées  par  les  peuples. 

Cependant  les  patriotes  déçus  entretenaient  chaleureusement 
ce  vieil  esprit  qu'on  cherchait  à  éteindre  après  l'avoir  utilisé  ;  et 
Us  rmtroduisirent,  faute  de  mieux ,  dans  les  costumes  et  dans 
la  littérature.  Dans  les  provinces  rhénanes  surtout,  régnaient 

■  Ob  trouve  une  habile  classiOcatioii  de  lois  reUtives  aux  commones 
aUemaiides  dans  Touvrage  de  Grech,  AnUic}^Un  iiber  Staatsund  qf* 
feniUeher  Uben.  Uorienbcrga,  18U. 


3*14  CONFÊDÉGATION   GEBMAIVIQUB. 

des  théories  philosophiques  et  des  doctrines  de  souveraineté 
populaire.  On  y  avait  changé  de  mattres,  ce  qui  avait  beau- 
coup  altéré  Tanden  dévouement  traditionnel.  Le  clei^é,  dé- 
pouillé de  ses  domaines  et  soumis  aux  princes ,  y  était  mé- 
content; un  grand  nombre  dlntéréts  locaux  étaient  blessés ,  et 
tout  cela  formait  une  oppontion  à  qui  d*ailleurs  la  presse,  assez 
libre,  servaitd*organe. 

Les  gouvernements,  trouvant  fort  difficile  de  satisfaire  à  tout, 
préférèrent  ne  rien  accorder.  Ils  traitèrent  comme  conspiration 
toute  manifestation  de  vœux.  Les  associations  des  universités,  et 
les  démonstrations,  plus  joyeuses  qu*hostiles,  qui  eurent  lieu 
ir  la  Wartbourg  (  1 8  octobre  1817)  pour  le  troisi^e  jubilé  de  la 
réforme  et  Tanniversaire  de  la  bataille  de  Leîpsick ,  décidèrent 
tout  à  fait  la  réaction.  Le  meurtre  de  Rotzebue  *  et  d'autres  at- 
tentats firent  craindre  des  tentatives  régicides  et  la  résurrection 
des  tribunaux  wehmiques.  La  nobfesse  immédiate,  voyant  ses 
prétentions  et  ses  droits  j^aux  menacés  par  la  démocratie ,  se 
ligua  contre  elle ,  et  déclara  la  guerre  au  régime  représentatif, 
comme  au  fruit  de  la  révolution  et  de  Tinvasion  étrangère.  Les 
()ersécutions  commencèrent  donc  (  18t8),  et  les  rois,  réunis  en 
congrès  à  Carlsbad  ',  se  proposèrent  de  dompter  cet  esprit  de 
résistance,  et  de  faire  triompher  à  tout  prix  les  principes  conser- 
vateurs. Une  commission  fut  chargée  de  poursuivre  dans  toutes 
leurs  ramifications  les  trames  démagogiques  { 1819);  lestmi- 
versités  furent  surveillées  plus  activement ,  et  l'on  fit  avorter 
la  Société  générale,  qui  devait  servir  de  lien  à  toutes  les  autres. 
La  liberté  de  la  presse  fut  supprimée ,  et  Ton  rendit  les  gouver- 
nements responsables  de  tout  ce  qui  serait  publié  dans  chaque 
pays.  C'est  ainsi  que  la  situation  politique  del' Allemagne  se  trouva 
changée. 

Au  congrès  de  Vietme  qui  vint  après ,  on  traita  des  rapports 
de  chaque  souverain  avec  les  peuples ,  et  de  ceux  des  divers 
princes  avec  l'Autriche  et  la  Prusse.  Où  commence  l'autorité  de 
la  diète?  Comment  fah-e  exécuter  ses  décisions?  Quelle  étendue 

'  Voy.  tome  II,  p.  433. 
*  Voy.  tome  11,  p.  434. 


CORFÉDÉBATIOlf  GEBHANIQUEI  315 

donner  à  Tart  13  de  Tacte  fédéral  ?  T  aura-t-il  des  assemblées 
d'étals  dans  chaque  pays  de  la  confédération? 

Les  deux  premières  questions  furent  résolues  contrairement 
i  llndépendance  et  des  princes  et  des  peuples  :  la  diète  fut 
dédirée  Torgane  de  la  Tolonté  et  le  bras  de  la  confédération 
alière,  Finterprète  de  Tacte  fédéral ,  chargée  de  venger  les 
atteintes  portées  à  la  paix ,  d*écraser  la  révolte  dans  tout  pays 
confédéré,  sans  y  être  même  appelée  par  le  gouvernement  lo- 
cal, cl  de  lui  prescrire  Texécution  des  décrets  émanés  de  ras- 
semblée. On  n'osa  toucher  aux  constitutions  existantes ,  mais 
on  dédara  qu'elles  ne  pourraient  être  changées  que  par  les  voies 
cQostîtationneiles  ;  et  que  le  principe  fondamental  de  l'union 
exigeait  que  tous  les  pouvoirs  de  la  souveraineté  fussent  con- 
centrés  dans  l'autorité  suprême.  Une  fois  ces  bases  arrêtées,  et 
sons  prétexte  de  sûreté  intérieure,  la  diète  s'ingéra  dans  toute 
espèce  de  conflit  entre  les  gouvernants  et  les  sujets. 

La  commission  centrale  établie  à  Mayenne  (  1822  )  pour  re- 
cberefaer  et  juger  ces  menées  démagogiques,  fit  trente-deux 
rapports  sur  l'extension  et  sur  le  but  des  sociétés  secrètes  ;  mais 
à  elle  constata  les  doctrines  pernicieuses  de  la  jeunesse  alle- 
mande, elle  ne  parvintii  découvrir  aucune  conspiration  contre 
les  gouvernements  établis,  ni  à  prouver  que  le  poignard  de  Sand 
eôt  été  dirigé  par  les  sociétés  secrètes.  La  diète  en  profita  pour 
rassurer  les  citoyens  bien  intentionnés,  leur  disant  «  que  ces 
agitations  étaient  isolées;  qu'ils  s'en  reposassent  donc  sur  leurs 
gouremements ,  même  à  l'endroit  des  mesures  qui  leur  paraî- 
traient des  entraves  inutiles  à  la  liberté  de  penser,  d'écrire  et 
d'enseigner  '.  » 

A  l'cipiietion  des  cinq  années  qui  étaient  le  terme  des  lois  con- 
nt  la  liberté  de  la  presse  (16  août  1824),  la  diète  les  renouvela, 
sans  fixer  un  terme  nouveau  ;  elle  conserva  aussi  à  Mayence  la 
commission  d'enquête,  qui  plus  tard  (1828  )  déclarait ,  en  se  sé- 
pvant,  n'avoir  rien  déoouvertd'important.  L'Autriche  avait  pro- 
clamé, par  l'organe  deMettemjch,  que  son  but  était  ■  la  conser- 
vation de  l'ordre  établi  ;  »  et  l'empereur  s'était  plaint  aux  députés 

da  oomilé  de  la  diète. 


346  CONVÉDBBATIOlf  GEBMANIQDB. 

de  Pe8th  •  que  tout  le  monde  avaitle  vertige  en  rejetant  les  vieUIct 
constitutions  pour  en  demander  de  nouvelles  ;  •  puis  le  cabinet 
de  Vienne  rappela  que,  le  20  septembre  1819 ,  «  on  avait  décidé 
qu*il  serait  interdit  aux  assemblées  d*états  de  chaque  pays  d'é- 
mettre aucune  expression  de  principes  ou  de  doctrines  dange- 
reuses pour  les  droits  ou  le  pouvoir  monarchiques.  »  La  diète, 
toujours  prête  à  céder  aux  vœux  de  T  Autriche,  décidaque  Tinter- 
diction  serait  maintenue ,  et  qu*il  Mait  un  remède  à  Fabus 
des  discussions  publiques  :  dernier  coup  porté  à  cet  esprit  na- 
tional et  populaire  que  les  gouvernements  avaient  eux-mêmes 
surexcité. 

Ainsi  les  États  secondaires  étaient  tout  à  fait  asservis  aux 
grands,  puisqu'ils  permettaient  à  la  diète  des  actes  de  cette  im- 
portance; ils  toléraient  un  joug  qui  les  protégeait  contre  leors 
sujets ,  et  il  en  résulta  une  ligue  des  princes  contre  toute  idée 
libérale. 

Les  constitutions  germaniques  n*ont  point  pour  base  la  sou- 
veraineté populaire ,  mais  le  principe  historique  de  la  souverai- 
neté du  prince;  les  chambres  y  sont  des  représentations  d'É- 
tats ,  et  non  des  représentations  nationales  :  d'où  il  suit  que  le 
prince  ne  connaît  d'autres  limites  que  les  réserves  exprimées  par 
la  loi  écrite,  ou  bien  les  droits  historiques  des  sujets;  tandis 
que,  dans  les  pays  de  souveraineté  populaire,  le  gouvemeoMOt 
ne  possède  que  ce  qui  lui  est  attribué  d*autorité. 

Cependant,  dans  les  États  du  midi  qui  avaient  obtenu  des 
constitutions ,  ainsi  que  nous  l'avons  vu ,  l'opposition  s'exerçait 
dans  les  limites  légales.  On  ne  put  donc  les  dompter  tout  à 
fait  ;  on  travailla  xseulement  à  restreindre,  autant  que  faire  se 
put,  cette  action,  et  à  empêcher  la  contagion,  en  déclarant  que 
les  États  provinciaux  n'avaient  rien  de  commun  avec  les  assem- 
blées démocratiques ,  incompatibles  avec  les  gouvememeots 
monarchiques ,  qui  composaient  seuls  la  confédération  ;  et  que 
les  peuples  s'étaient  grandement  abusés  slls  avaient  cru  qa'oo 
leur  promettait  de  telles  garanties,  et  la  participation  de  tous  au 
droits  constitutionnels. 

L«  roi  de  Wurtemberg ,  cependant ,  prit  sur  lui  d'élai:gir  ks 
bases  de  sa  constitution;  le*  alliés  s'en  offensèrent,  etiap- 


CONFBDBHATION  GBBMANIQUB.  S47 

pdèmt  leurs  ambassadeurs;  mais  il  tint  bon.  Les  paissances, 
ptr  eontre ,  tressaillirent  de  joie  lorsque  le  due  de  Bade  se  fit 
supplier  par  quelques  munieipalités  d*aboIir  la  sienne,  et  de 
D^pier  sekm  les  inspirations  de  son  cœur  paternel.  La  Bayière 
restait  fidèle  à  la  monarchie  tempérée.  Louis,  le  roi  poète,  lui 
doona  toutes  les  apparences  d'une  grande  prospérité,  attirant  les 
neOlcars  profesBeuis  dans  son  université,  où  légnait  le  libre  en- 
KÉgnement;  fiùsant  de  sa  ca|ntale  l'Athènes  de  rAllemagne  s 
esécmant  aussi  de  grands  travaux ,  parmi  lesquels  il  suffit  de 
dier  le  canal  du  Rhin  au  Danube ,  c'est-à-dire  de  la  mer  Noire 
•  la  mer  du  Nord» 

Tenue  en  survelllanoe  a  Tlntérieur  par  les  polices  locales ,  et 
m  dehors  par  celle  de  rAutriche  ;  ne  pouvant  plus  discuter  ses 
liroptfes  aflfisires ,  l'Allemagne  porta  toute  son  attention  sur  la 
France ,  et  tourna  du  côté  des  sodétés  secrètes  son  activité,  qui 
De  trouvait  plus  d'issue  dans  la  presse.  Aussi,  la  révohition  de 
IfiiO  eut-elle  un  contre-coup  presque  immédiat  de  l'autre  côté 
du  Rhin  :  quelques  mouvements  partiels  furent  réprimés,  d'au* 
très  amenèrent  des  changements  intérieurs. 

Le  dudié  de  Brunswick ,  réuni  quelque  temps  au  royaume  de 
Westphalie,  ptiis  rétabli  en  1814 ,  avait  été  donné  à  Frédéric- 
Guillaume,  qui  fbt  toé'peu  de  jours  avant  la  bataille  de  Waterloo. 
George  IV  d'Angleterre  prit  la  tutelle  de  son  fils  Charles,  et  donna 
en  laao  une  constitution  à  ce  pays.  Mais  Charles,  dès  qu'il  fut 
■Bjeur  (18S7  ),  désapprouva  l'administration  de  son  oncle ,  et 
Rfaaa  de  convoquer  les  états.  Le  roi  d' Angleterre  en  porta 
plainte  à  la  diète,  qui,n*ayant  pu  par  d'autres  voies  amener  le  duc 
à  —mt^w  la  constitution,  envahit  le  duché  ;  Charles  l'aban- 
donna,  et  s'en  alla  vivre  à  Paris.  Il  rerint  après  la  révolution 
de  18S0  ;  et  se  montra  plus  hautain  et  plus  despotique  que  ja- 

*  U  canal  iauU  comneBoe  à  Bamberg,  et  de  là  te  dirige  vers  le 
DiDobe,  en  fraochisMnt  on  plateau  élevé  de  109  mètres  :  puis  Usait 
Ib  direction  projetée  par  Charlemagne,  où  s'aperçoivent  encore  des  traces 
«TeicavatioDS ,  appelées  Fosse  Caroline,  Enfio ,  le  canal  dârancbe  par 
rAltmûIi]  dans  le  Danobe  à  Kehlheim.  Il  a  23  milles  de  long;  l'on  y 
coiapCe  cent  cinq  ponts;  le  travail  a  duré  douze  ans ,  et  la  dépenie  t'est 
teée  i  33  mUlions  environ. 


848  CONFED^BATION  GEBUANIQUB. 

mais ,  ce  qui  le  fit  chasser  irrévocablemeut  ;  on  lui  donna  poor 
successeur  (6  septembre  1830)  Guillaume ,  son  frère  cadet,  qui 
rétablit  Tordre  et  donna  une  constitution. 

L'électeur  de  Hesse,  Guillaume  V^^  rétabli  en  1813 ,  voulut 
remettre  toutes  choses  sur  Tancien  pied,  jusqu'aux  costumes 
et  au  cérémonial ,  comme  si  Jérôme  Bonaparte  n'eût  point  passé 
là;  il  restreignit  autant  qu'il  le  put  les  libertés  de  ses  sujets. 
Guillaume  H,  son  fils,  marcha  sur  ses  traces  (  1821  )  ;  et  une 
relation  scandaleuse  le  fit  démériter  de  la  morale  comme  de  la 
politique.  Fuyant  devant  une  insurrection ,  il  remit  le  gouver- 
nement à  son  fils  Frédéric-Guillaume  (80  septembre  1831). 

Le  Hanovre,  qui  se  souleva  aussi  en  1881 ,  fut  apaisé  par  la 
promesse  d'un  statut  constitutionnel  que  Guillaume  IV  d^ An- 
gleterre réalisa  bientôt  par  la  loi  du  26  septembre  1883.  A  sa 
mort,  son  frère  Auguste-Ernest ,  duc  ^e  Cumberland ,  qui  lui 
succéda,  déclara  qu'il  voulait  faire  le  bonheur  de  ses  sujets 
sans  entraves ,  et  convoqua  les  états  d'après  le  mode  de  1819 , 
donnant  le  triste  exemple  d*effacer  d'un  trait  de  plume  les  cons- 
titutions. On  écrivit  donc,  on  protesta;  les  collèges  électoraux 
refusèrent  de  procéder  aux  nominations;  la  diète  ne  voulut  pas 
rendre  justice,  pour  ne  pas  donner  tort  au  roi ,  qui  promulgua 
en  1840  une  charte  toute  monarchique.  Le  peuple  la  refusa,  et 
la  lutte  continua  longtemps. 

La  Saxe,  nation  plus  éclairée,  réclamait  des  réformes  à  ses 
anciennes  institutions;  elle  prétendait  en  outre  que  les  catho- 
liques étaient  l'objet  d*une  faveur  choquante.  La  Saxe,  en  con- 
séquence ,  eut  aussi  sa  révolution,  et  le  roi  Antoine  abandonna 
le  pouvoir  à  son  neveu  Frédéric.  Une  nouvelle  constitution  fut 
promulguée  (13  septembre  1830).  Lapresse  obtint  plus  de  liberté, 
et  les  livres  ecclésiastiques  furent  dispensés  de  la  censure  civile. 

D'autres  États  constitutionnels  cherchaient  aussi  à  soustraire 
la  presse  aux  tracasseries  de  la  diète ,  à  obtenir  des  institutioDS 
plus  larges ,  h  se  donner  une  véritable  représentation.  Des  as- 
sociations se  formèrent  :  une  assemblée  se  tint  à  Hambacb,  qui 
domine  la  belle  vallée  du  Rhin.  On  y  parla  avec  chaleur  de  la 
liberté  et  de  l'unité  de  l'Allemagne,  ce  qui  causa  dans- les  pro- 
vinces rhénanes  beaucoup  de  fermentation. 


COnrÉDBBATlON  GEBHANIQUE.  349 

Les  rois  d'abord  s'étaient  arrêtés,  quand  la  France  menaçante 
ne  parlait  que  de  venger  Topprot^re  de  1815  et  de  recouvrer  le 
Rbio;  mais  quand  ils  virent  cette  puissance  rentrer  dans  Tan- 
riea  ordre  de  choses ,  ils  songèrent  à  rétablir  l'autorité  absolue, 
prétextèrent  quelques  désordres  survenus  à  Hambach,  pour 
s'armer  de  toute  la  rigueur  des  lois  (1832).  Ils  décidèrent  donc 
que  toute  demande  des  chambres  contraire  à  l'acte  de  Vienne 
serait  repoussée,  et  que,  si  elles  refusaient  l'impôt ,  la  force  in- 
terviendrait. La  diète  chargea  une  commission  d'examiner  de 
près  les  propositions  des  diverses  chambres  ;  et  les  gouverne- 
ments s'obligèrent  réciproquement  à  réprimer  tout  empiétement 
des  assemblées  d'états  contre  la  diète.  Puis  on  interdit  les  réu- 
oioDS  politiques,  les  cocardes,  les  arbres  de  liberté.     ' 

Ce  n'était  donc  pas  seulement  le  parti  révolutionnaire,  c'était 
encore  le  parti  constitutionnel  que  l'on  essayait  de  comprimer. 
Tous  deux  tentèrent  de  résister  ;  mais  ils  échouèrent.  Les  deux 
sociétés  principales ,  TArminienne  et  la  Germanique,  qui  aspi- 
raient également  à  l'unité  allemande,  firent  à  Francfort  un 
mouvement  (1833)  qui  avorta,  et  tourna  au  profit  de  leurs  ad- 
versaires. Les  puissances  étrangères ,  qui  élevèrent  la  voix  en 
faveur  des  libertés  germaniques,  ne  furent  point  écoutées;  et 
là,  comme  ailleurs,  on  perdit  les  anciennes  franchises  pour 
<*u  avoir  rêvé  de  nouvelles. 

L'abaissement  des  petits  États  assurait  la  prédominance  des 
(Itux  grands.  L'Autriche  se  posa  ouvertement  comme  l'impla- 
fable  adversaire  des  prétentions  libérales,  et  n'admit  de  réforme 
dans  aucun  de  ses  États.  Avec  ses  populations  d'origine ,  de 
langue  et  de  traditions  diverses,  comment  aiu'ait-eUe  cette 
unité  qui  fait  la  force  des  autres  puissances?  Touchant  à  dlx- 
boit  États,  elle  a  des  relations  extérieures  très-compliquées ,  el 
se  trouve  obligée  à  de  grands  armements  du  côté  de  la  Turquie; 
«eseolonies  militaires,  féodalité  armée,  ne  lui  permettent  guère 
de  tirer  parti  de  ces  pays  fertiles ,  jusqu'au  jour  où  la  chute  des 
Ottoroamiui  donnera  un  voisin  moins  turbulent. 

I^  revenus  de  l'Autriche,  qui  à  l'avènement  de  François  II 
ne  dépassaient  pas  8G  millions  de  florins  (198  millions  de  fr.), 
^Viaient  élevés,  à  sa  mort,  à  136  millions  C302  millions  de  fr.)* 

30 


850  CONFÉDÉBATION  GEBHANlQnB. 

I^  mines  de  sel ,  de  mercure ,  d'argent ,  lui  rapportent  beau- 
ooup,aiDsi  que  les  mines  d*orde  la  Transylvanie  etdela  Hongrie, 
si  mal  exploitées  qu'elles  puissent  être.  Son  littoral  s^est  beau- 
coup étendu  ^  mais  cette  vieille  alliée  de  TAngleteire  craint 
d'exciter  sa  jalousie.  Le  silence  règne  aujourd'hui  dans  les  fa- 
meux arsenaux  de  Venise  ;  un  vaste  arsenal  militaire ,  dans  le 
beau  port  de  Pola,  est  resté  en  projet.  Cattaro  et  Ragusé  suc- 
combent, sous  les  faveurs  dont  on  comble  Trieste,  qu'une  im- 
mense prospérité  attend,  lorsque  le  chemin  de  fer  qui  doit  la 
mettre  en  communication  avec  Vienne  et  Varsovie  sera  terminé. 
Cest de  ce  côté  que  l'Autriche  tourne  ses  efforts.  Elle  et  la  Russie, 
par  leur  traité  du  25  juillet  1840,  ont  proclamé  libre  la  navigation 
sur  le  Danube,  parcouru  aujourd'hui  par  les  bateaux  à  vapeur, 
depuis  Ralisbonne  jusqu'à  Constantinople  et  à  Trébizoode. 
Le  système  protecteur  des  douanes  a  été  modiûé  ;  des  tarifs 
ont  été  réduits.  Il  s'est  créé  beaucoup  d'établissements  utiles,  et 
le  gouvernement  est  dans  la  voie  des  améliorations  matérielles. 
Mais  l'Autriche  porte  le  poids  d'une  dette  publique  énorme , 
qui  s'est  beaucoup  accrue  pendant  la  paix  *!  et  il  est  difficile 
d'y  remédier  avec  ime  grosse  armée,  une  diplomatie  coûteuse, 
un  empire  composé  de  trois   masses  hétérogènes,   divisées 
entre  elles  par  des  lignes  dédouanes ,  et  réclamant  des  lois  dont 
le  but  est  différent». 
François  T",  tout  en  soupirant  aussi  après  cette  centralisa- 

^  La  dette  autrichienne  est  <1e  1,014,000,000  de  florins  (1  f.  37  c), 
c*est-è-dire  de  sept  fois  environ  le  revenu  ;  et  la  rente  annuelle  à  piyer 
s^élève  à  67  millions  de  florins. 

*  Sur  les  456  millions  de  livres  antrieliiennes  (304,696,000  fr.)  qm 
forment  le  revenu  total  de  TAutridie,  la  taxe  de  la  Honisrie,  qui  tint 
lien  d'impôt  foncieMie  s'élève  qu'à  13,165,7»)  (11,112,956  fr.  ).  Elle 
a  poortant  plus  de  douze  millions  d'habitants,  tandis  que  la  Lombaniie, 
qui  n'en  a  qœ  deux  millions  et  demi,  paye  pour  Timpôt  foncier  tea- 
lement  72  millions  de  livres  antrieliiennes ,  et  pour  droits  de  oonson- 
mation,  y  compris TÉtat  vénitien,  13,200,000,  s&ns  compter  les  ooa- 
tributions  indirectes.  Ainsi ,  en  additionnant  le  tout ,  on  paye  dais  ks 
provinces  iUliennes  22  livres  (  19  f.  74  c.)  par  tête  (Tggoborskv). 
tandis  qu'en  Hongrie  on  ne  paye  qu'un  peu  plus  d*unc  livre. 


A 


COKFÉDBBATION  GEBMANIQUE.  Sût 

tkmiêfée  par  Joseph  II ,  ne  pouvait  se  flatter  de  soumettre  des 
élâiieDissidiTeis  à  un  mode  uniforme  :  il  se  borna  à  conserver  ; 
tandis  que  le  monde  marchait,  il  s'arrêta.  11  n'y  avait  de  bon  à 
tts  jenx  que  ce  qui  avait  été  bon  autrefois.  Il  voulait  que  les 
peuples  eussent  foi  dans  leur  empereur,  et  le  laissassent  faire. 
Ce  fut  «ree  cette  politique  simplifiée  qu'il  gouverna  jusqu'en 
183&,  refusant  tout  à  des  peuples  qui  chaque  jour  prétendaient 
à  un  régime  plus  indépendant.  François  mit  donc  tout  son  ra- 
eouis  dans  la  force  ;  il  augmenta  son  armée ,  et  mourut  en  lé- 
SoaDt  son  eœor  à  ses  soldats.  Il  n'y  avait  «  en  ÀUemagne, 
qa*un  seul  moyen  de  tenir  tête  à  l'Autriche ,  c'était  d'y  prendre 
€Q  main  la  cause  de  la  liberté,  de  la  nationalité,  de  l'intelli- 
^eoee  ;  tel  était  le  rôle  qui  convenait  à  la  Prusse. 

Lngrands  revers  qu'elle  avait  éprouvés  sous  Napoléon  avaient 
eontranié  à  l'instruire  et  à  la  régénérer.  Sa  politique ,  dès  le  dé- 
but de  la  Révolution ,  lui  commandait  de  se  rallier  à  la  France 
pour  balancer  l'Autriche;  mais  l'intérêt  d'équilibre  céda  à  Tin* 
icfêl  de  principes,  et  Frédéric-Guillaume  II  se  fit  le  champion 
des  émigrés.  Mal  soutenu  par  ses  alliés,  il  fut  ba^u  ;  puis,  lors- 
que Catherine  II  lui  jeta  quelques  lambeaux  de  la  Pologne ,  il 
hii  £iUnl  songer  à  les  contenir.  Enfin,  il  se  réconcilia  avec  la 
France,  qui,  à  l'aide  de  la  Prusse,  crut  rendre  le  parti  pro- 
testant prépondérant  en  Allemagne ,  et  pacifier  l'Europe' 

Frédéric  Guillaume  III,  qui  lui  succéda  à  vingt-septans  (1797), 
penchait  vers  la  France;  mais  il  n'osa  se  brouiller  avec  la 
RoKîe ,  et  conserva  la  neutralité  durant  les  premiers  revers  des 
Francis ,  de  même  qu'il  résista  aux  séductions  menaçantes  de 
Napoléon.  Cependant  le  ministre  Stein  (1807)  comprit  que, 
pour  amener  le  peuple  à  des  sacrifices,  les  intrigues  ne  suf- 
fisent pas;  et  il  mit  la  main  aux  grandes  réformes.  Il  abolit 
le  vasselage,  la  servitude  de  la  glèbe,  et  toutes  les  juridic- 
tions héréditaires;  étendit  aux  bourgeois  et  aux  paysans  le 
droit  de  posséder  des  biens-fonds,  et  déclara  que  le  commerce 
H  l'industrie  ne  dérogeaient  pas  à  la  noblesse  ;  il  compléta 
Tafi&andiissement  (1818),  en  proclamant  que  tout  vassal  héré- 
ditaire pourrait  devenir  propriétaire  légal  des  deux  tiers  du  do- 
maine exploité  par  lui,  le  surplus  demeurant  au  seigneur.  Il 


853  CORFBDBBATION  GBBMAIIIQUB. 

établit  aussi  le  système  des  municipalités  électives ,  où  tout  ci- 
toyen ,  quelle  que  soit  sa  naissance  ou  sa  croyance,  peut  choisir 
ses  magistrats.  Après  avoir  supprimé  le  privilège  des  grades  mi- 
litaires ,  réservé  aux  nobles  par  Frédéric  II ,  il  demanda  à  la 
conscription  une  armée  nationale,  et  exerça  la  jeunesse  au  ma- 
niement des  armes  :  transitions  prudentes,  pour  passer  du 
gpuvemement  militaire  de  Frédéric  II  à  une  nouvelle  constitu- 
tion. 

Napoléon  força  Frédéric-Guillaume  à  congédier  Stein;  mais 
les  idées  de  ce  ministre  étaient  déjà  entrées  dans  la  politique  du 
roi ,  qui  s'appliqua  aux  réformes,  guidé  par  Tamonr  du  peuple 
et  de  la  justice,  substitua  aux  anciennes  taxes  un  impôt  uni- 
forme, et  abolit  corporations  et  privilèges.  En  181  S,  la  royauté 
prussienne  se  trouva  effacée  au  milieu  de  Fenthousiasme  bel- 
liqueux du  peuple  et  de  Tinfluence  prépondérante  de  la  Russie. 
Ia  peuple  entier  courut  aux  armes  sans  qu*il  fût  besoin  de  Vy 
pousser,  et  il  se  trouva  à  la  paix  vainqueur,  et  riche  de  toutes 
sortes  de  promesses.  Il  était  plus  facile  de  les  faire  que  de  les 
tenir,  dans  un  royaume  créé  par  l'épée  et  par  la-  diplomatie, 
sans  frontières  naturelles ,  sans  unité  de  races,  de  langue,  de 
civilisation ,  de  croyance ,  de  législation,  de  souvenirs  ;  dans  un 
royaume  où  le  droit  féodal  régit  encore  les  contrées  orientales, 
taudis  qu*à  Toccident  le  voisinage  de  la  Firance  et  son  admi- 
nistration ont  introduit  jusque  dans  la  loi  des  principes  démo- 
cratiques. Frédéric-Guillaume  crut  qu*il  n*y  avait  que  le  gou- 
vernement absolu  qui  pût  engendrer  la  coh^on;  et,  pour  avoir 
ses  coudées  franches,  il  se  rapprocha  étroitement  de  ses  alliés. 
Les  patriotes  s'en  irritèrent,  et  le  traitèrent  d'imposteur  et  de 
tyran.  Ces  ressentiments  ne  firent  qu'accroître  chez  ses  alliés 
la  nécessité  de  rester  unis  pour  y  faire  face.  Cependant,  lors- 
qu'en  1823  le  succès  les  encouragea  à  abolir  toutes  les  libertés, 
Frédéric-Guillaume  accorda  les  états  provinciaux ,  mais  avec 
des  attributions  très-restreintes. 

En  1830,  la  révoJbtion  de  Belgique  renversa  la  maison  d'O- 
range ,  si  étroitement  liée  à  la  Prusse ,  et  lui  enleva  les  positions 
qui  flanquaient  son  grand-duché  du  Bas-Rhin,  où  le  mécon- 
tentement se  propageait.  Le  roi  eût  bien  voulu  écraser  cette  ré- 


CONFBDBBATION  GBBM>ANIQUB.  353 

TolotioQ  bdge  ;  mais  les  intérêts  diplomatiques  lie  permirent 
pas  que  la  paix  fût  troublée. 

La  Prusse  n*a  point  de  frontières  :  elle  peut  être  attaquée  au 
nordmr  tous  les  peints;  elle  ne  possède  ni  les  sources  de  l'O- 
der, de  la  Yistnle ,  du  Iliéraen ,  ni  celles  du  Rhin  et  de  l'Elbe , 
fleures  qui  lui  donnent  tant  de  vie;  il  lui  fallut  en  conséquence 
rhertbersa  force  dans  les  positions  militaires  plus  que  dans  les  po- 
sitions géographiques,  et  mieux  enosre  dans  la  puissance  morale. 
Elle  doit  aux  meilleures  forteresses  la  sécurité  que  sa  configura- 
tioDet  ses  fleuves,  trop  souvent  gelés,  ne  sauraient  lui  donner; 
sabodwehrlul  assure  une  réserve  de  trois  millions  d'hommes  et 
demi,  qui  coûte  peu,  sans  enlever  ni  bras  ni  intelligences  à  ra&- 
tintéoatkmale  ;  ce  qui  lui  permet  de  n'avoir  sur  pied  que  cent 
Mngt-deox  mille  hommes  de  troupes ,  et  encore  en  lalsse-t-on 
un  dixième  dans  leurs  foyers.  La  population  s'est  augmentée 
considtfabiement  en  Prusse  ( comme  dans  toute  l'Allemagne, 
sansoompter  l'Autriche  );  et  depuis  vingt  ans  elle  a  augmenté  de 
tnws  imlKons  d'âmes.  Ses  rois  se  sont  appliqué  avec  persévérance 
à  donner  quelque  unité  à  des  populations  divergentes ,  et  à  rap- 
procher d*eux  les  petits  États,  en  se  faisant  les  représentants  de 
TAltemagne.  Après  la  chute  de  l'Empire  surtout,  Frédério-Guil- 
laame  caressa  les  intérêts  et  les  idées  d'alors;  il  avait  pour  sujets 
onze  millions  d'Allemands ,  le  plus  grand  nombre  qui  jamais  se 
Suit  trouvé  réuni  sous  un  même  sceptre  ;  et  il  sembla  offrir  un 
i-eatre  à  TAlIemagne  entière. 

A  peine  le  blocus  continental  eut-il  été  levé,  que  l'Angle- 
terre inonda  toute  l'Allemagne  de  ses  produits;  car  on  y  avait 
toujours  négligé  les  manufactures  pour  les  armes.  Parmi  les  in- 
térêts auxquels  lé  congrès  de  Vienne  n'avait  pas  pourvu,  se  trou- 
vaient les  relations  commerciales  intérieures ,  qu'il  avait  réser- 
vées à  la  diète.  Les  anciennes  barrières  furent  donc  conservées  ; 
et  les  tarife,  les  prohibitions,  les  rivalités,  vinrent  encore  en- 
traver Tunité.  La  Prusse  surtout  avait  besoin  d'un  bon  système 
financier,  d*une  administration  unitaire  et  forte;  les  impôts  di- 
rects ne  pouvant  plus  être  accrus ,  il  ne  restait  plus  que  \9  res- 
source des  contributions  indirectes.  Mâts  là  apparut  ce  que  le 
système  des  douanes  avait  de  vicieux.  L'expérience  (It  bientâv 


354  CONFÉDÉBATION  GfifiMANIQUB, 

voir  que  le  meilleur  moyen  d^augmenter  les  recettes  était  la  li- 
berté, et  on  en  fit  Tessai  à  rintérieur.  Tout  put  donc  entrer  et 
sortir;  on  substitua  la  taxe  au  poids  et  à  la  mesure  à  la  taxe 
basée  sur  la  nature  des  produits;  Févaluation  et  la  surveillaoce 
devinrent  faciles.  On  en  ressentit  aussitôt  l'avantage  ;  et  les  ma- 
nufactures prospérèrent,  par  l'effet  de  mesures  qui,  aux  yeux  de 
bien  des  gens,  devaient  les  étouffer.  Les  autres  États,  qui  soui- 
fraient  de  leur  isolement  et  4i  leurs  douanes  multipliées,  recon- 
nurent bientôt  ce  qu'ils  gagneraient  à  se  procurer  un  marché  plus 
étendu,  au  moyen  de  concessions  réciproques.  La  Uesse-Damas* 
tad  t  traita  à  ce  sujet  avecla  Prusse  (  1 835  ),  oe  qui  conduisit  à  des 
idées  plus  larges  encore,  telles  que  d^écbanger  librement  tous 
leurs  produits  sans  lignes  de  douanes  entre  elles,  ehaeon  per- 
cevant les  droits  sur  sa  frontière,  pour  les  partager  entre  elles 
en  raison  de  leur  population. 

De  telles  idées  contre-carraient  toutes  les  habitudes,  mais 
l'expérience  donna  un  démenti  à  toutes  les  prévisions  sinistres 
(  1828  ).  La  Bavière  et  le  Wurtemberg  en  avaient  déjà  fait  au- 
tant, et,  à  leur  exemple,  la  Hesse  électorale  s'unit  avec  le  Ha- 
novre et  la  Saxe ,  le  Brunswick  avec  Brème  et  Francfort.  La 
Prusse ,  visant  alors  à  s'assurer  la  suprématie  en  Allemagne  k 
l'aide  du  commerce,  fondit  les  deux  unions  en  une  seule;  et,  à 
partir  de  1830,  la  Prusse ,  la  Hesse ,  la  Bavière  et  le  Wurtemberg 
jouirent  de  la  franchise  réciproque  pour  leurs  produits  et  leur 
industrie. 

La  réussite  fut  tdie,  qu'en  1846  ï^union  douanière ,  ou  ZoUve- 
rein,  embrassait  8,807  milles  allemands  carrés  (  de  8  kOomè- 
tres  et  demi  chacun  )  et  39  millions  d'habitants,  c'est-à-dire  toute 
l'Allemagne  centrale  et  méridionale,  à  Texceptiondes  possessions 
de  l'Autriche  «  qui  s'en  tint  isolée ,  à  cause  de  ses  provinces  ita- 
liennes et  de  la  Hongrie.  Ce  système  a  pour  base  primitive  l'union, 
à  laquelle  les  autres  sont  considérées  comme  ayant  accédé.  Le 
tarif  en  est  très-modéré  ;  mais  on  a  cru ,  en  grevant  les  mar- 
chandises étrangères,  favoriser  l'industrie  indigène.  La  piodue- 
tion  des  cotonnades,  des  étoffes  de  laine,  des  soieries,  s'est  en 
effet  prodigieusement  accrue,  au  point  qu'on  put  cesser  d'en 
tirer  de  l'étranger;  la  valeur  des  immeubles  Vest  augmentée; 


CONFBDBBAXION  GBBUANIQUE.  365 

ks  csfitanx  ont  irouTé  un  emploi  plus  avantageux  ;  les  pauvres 
y  est  gagué  du  travail,  et  tous  plus  ou  moins  d*aisaace.  Il  en 
est  rcnlté  pour  les  gouvernements  une  grande  économie  d'ad- 
iiiiiiialntion«  car  la  ligne  des  douanes  s'est  trouvée  réduite  de 
plvs  de  moitié;  la  contrebande  et  par  suite  Timmoralité  ont 
mm  dtminiié ,  dd  même  que  la  nécessité  de  payer  des  juges  et 
des  geôliers. 

Un  grand  port  de  mer  manque  au  Zollverein  pour  faciliter 
les  déboudiés  au  dehors.  La  Baltique  est  éloignée  et  fermée , 
par  le  péage  établi  sur  le  Sund  ;  le  dtfiovre  reste  attaché  à  FAn- 
gMenre,  le  Holstein  an  Danemark  ;  Brème  et  Hambourg  ne 
v«lent  pas  renoncer  au  profit  qu'elles  tirent  du  concours  de 
tint  de  marehandises  étrangères;  elles  se  tiennent  donc  à  Té- 
cart  \  el  le  Zollverein  ne  peut  parvenir  à  la  mer.  Le  2^11verein 
tt  trouve  bloqué  par  la  F^ce,  la  Hollande,  la  Russie,  et  par 
rAulricbe,  qui  est  devenue  étrangère  à  TAllemagne;  il  doit 
donc  se  borner  à  des  traités  de  commerce ,  au  lieu  de  procla- 
mer cette  liberté  qui,  selon  les  doctrines  du  fondateur  de  ce 
système* ,  ne  peut  exister  qu'à  la  condition  d'être  réciproque. 

L'union  douanière  est  une  nouvelle  expression  du  besoin  d'u« 
nité.  U  a  été  question  de  donner  à  tous  ses  navires  marchands 
on  même  pavillon,  et  de  lui  prêter  pour  appui  une  marine  de 
guerre  fédérale;  d'établir  une  colonie  fédérale  pour  recevoir  les 
condamnés,  et  les  vingt  ou  trente  mille  individus  qui  émigrent 
tous  les  ans,  soit  au  service  de  l'étranger,  soit  dans  les  colonies 
des  autres  États.  Ce  qui  serait  plus  facile  à  réaliser  encore,  ce 
serait  Punité  de  mesures,  de  monnaies,  et  de  code  commercial. 
L'industrie  allemande  fait  déjà  peur  à  l'Angleterre;  elle  a  des 
foires  incomparables,  des  fabriques  de  machines  et  d'instru- 
ments d'optique,  des  universités  renommées  par  leurs  études 
profondes ,  des  presses  typographiques  très-actives ,  des  chemins 
de  fer  qui  réunissent  les  pays  que  la  politique  sépare.  La  culture 
de  la  vigne  s'étend  ;  les  bains  attirent  tant  de  monde ,  que  la 
taie  payée  par  les  étrangers  est  dans  certains  pays  une  grande 

*  Hambourg  est  entré  dans  ranocialioD  depuis  1847. 
>  Flédéric  Uit ,  qui  8*est  tué  en  1847« 


356  GONFBDÉBATION  GERMANIQUE. 

partie  du  revenu  public  ;  euGn,  le  commerce  exiérieur  y  gran- 
dit. La  race  germanique  prend  le  dessus  de  plus  en  plus  sur  ta 
race  slave;  déjà  elle  se  Test  assimilée  sur  la  rive  gauche  de  rElbe 
de  même  que  sur  la  rive  gauche  de  TOder,  et  les  colonies  alle- 
mandes s'avancent  du  littoral  vers  Tintérieur. 

L'importance  que  l'union  douanière  a  déjà  donnée  à  la  Presse 
atteste  de  quel  poids  elle  est  dans  les  destinées  de  l'Allemagne. 
Moins  florissante  peut-être  par  ses  recettes  que  par  l'économie 
qu'elle  a  introduite  dans  les  douanes  et  l'armée  (1),  elle  at- 
tire dans  ses  universités  les  hommes  les  plus  marquants ,  et  ne 
craint  pas  de  les  introduire  dans  le  conseil  des  rois.  Elle  réunit 
en  ce  moment'  TEms  au  Rhin ,  et  par  conséquent  à  la  mer 
Noire  au  moyen  de  la  Lippe;  fait  capital,  qui  la  rendra  la  ri- 
vale de  la  Hollande.  ^ 

L'émancipation  des  basses  classes  et  raffranchlssaroent  de 
la  propriété  y  marchent  d'un  pas  rapide  ;  les  majorats  dispa- 
raissent, la  propriété  se  morcelle.  Le  mouvement  intellectuel  ne 
peut  se  ralentir  dans  un  pays  que  sa  positiou  et  que  tant  d*hom- 
mes  d'élite  exposent  aux  regards  de  l'Europe.  Il  reste  à  souhaiter 
qu'une  bonne  organisation  des  états  fasse  un  corps  politique 
de  ce  qui  n'a  été  jusqu'ici  qu'une  aggrégation  de  provinces. 

Lors  du  couronnement  de  Guillaume  IV  (  1840),  les  députés 
de  ces  provinces  lui  rappelèrent  les  engagements  que  son  père 
avait  pris ,  de  donner  une  constitution  «miforme  au  pays.  Il 
repoussa  l'idée  d'un  système  de  représentation  générale,  et  con- 
sentit seulement  à  ce  que  les  états  publiassent  leurs  délibéra- 
tions et  leurs  votes.  Mais  à  peine  eut  on  conquis  ce  eommence- 


'  Tegoborski  (Des finances  de  l'Autriche  ^  1843)  a  écrit  deux  ^ 
volumes  pour  combattre  les  nombreuses  publications  où  Ton  a  éUbli 
rinfériorité  de  l'Autriche  par  rapport  à  la  Prusse.  11  y  pcrcA  toutefois 
des  faits  d'autant  plus  importants  quMls  sont  moins  connus.  Selon  lai, 
la  Prusse  avait,  en  1843, 2,399,000  livres  autrichiennes  de  revenu,  c'est- 
à-dire  qu'on  y  paye  16  I.  30  par  léte;  l'Autriche,  420,000,000,  ce  qui 
fait  11 1.  65;  la  France,  3,635,655,000,  c'est-à-dire  40  I.  50  par  tète. 

L'armée  dePAutriehe  lui  coûte  153  milUonsde  livres;  oeUe  de  U  Prusse, 

99  nii]lio-)s. 


BUSSIB.  357 

meDt  de  liberté,  que  Too  eo  demanda  davantage  :  liberté  de  la 
presM,  eoostîtution  avec  des  garanties  sérieuses,  permission  au 
dergt  catholique  de  communiquer  avec  Rome,  libre  accès  pout 
les  catholiques  et  les  israélites  à  toutes  les  fonctions  de  FËtat. 
3ious  verrons  plus  loin  ce  qui  s'ensuivit.  Cet  exemple  entraîna 
le  reste  de  l'Allemagne.  De  toutes  parts  on  réclama  des  états 
potioctaux  ou  généraux.  La  Bavière  détendit  son  frein  ;  d'autres 
petits  États  firent  de  même.  Mats  l'enthousiasme  de  la  liberté 
y  dégénéra  trop  souvent  en  une  fureur  de  bouleversement  qui 
voulut  abattre  la  famille,  la  propriété,  et  Dieu  ;  aussi  Heine,  qui 
attisait  de  loin  cet  incendie,  s'écriai^il  que  quand  la  révolution 
édatoait  en  Allemagne,  celle  de  France  ne  paraîtrait  plus 
9i*inie  idylle. 


RtSSUS. 


Mais  que  sont  ees  États  allemands ,  si  on  les  compare  à  la 
Russie  et  à  l'Angleterre?  La  Russie  est  organisée  militairement 
jusque  dans  sa  hiérarchie  civile.  Celui  qui  n'a  pas  retrempé. 
800$  les  drapeaux  la  gloire  de  ses  aïeux,  voit  ses  enfants  dé- 
chus de  noblesse.  La  longue  durée  du  service  produit  une  cava- 
lerie et  une  artillerie  excellentes  ;  on  iite  des  officiers  de  T Alle- 
magne et  de  l'Angleterre.  Quaut  au  peuple ,  il  y  est  façonné 
^  une  prodigieuse  obéissance;  aussi,  dans  de  pareilles  conditions, 
la  modération  est*e.lle  difficile. 

Ce  qui  frappe  surtout  à  Theure  présente ,  c'est  l'étendue  tou- 
joois  croissante  de  la  Russie.  En  vain  la  géographie  ou  la  diplo- 
matie lui  assignent  des  frontières  :  depuis  un  siècle  elle  s'est 
augmentée  à  chaque  traité.  £lle  a  pris  à  la  Suède  la  Finlande 
tant  convoitée,  l'Ile  d'Abo,  Wiburg,  la  Livonie,  Riga,  Revel, 
Hune  portion  de  la  Laponie;  à  l'Allemagne,  la  Courlande  et 
laSamogitie;  à  la  Pdlogne,  la  Lithuanie, la  Volhinie,tm  lambeau 
de  la  Gallicie;  puis  elle  a  pris  la  Pologneelle-mème.  A  l'em- 
pire ottoman ,  elle  a  enlevé  une  portion  de  la  petite  Tartarie, 


3â8  BUSSIfi. 

la  Crimée ,  la  Bessarabie  ;  à  la  Perse,  la  Géorgie,  la  Cireasae, 
le  Schirvan  ;  puis  elle  est  parvenue  à  arradier  à  la  nature  elle- 
même  les  régions  polaires  qui  joignent  TAsie  à  l'Amérique  et 
aux  fies  voisines.  Désormais  la  mer  Caspienne  ne  vmt  flotter 
d'autre  pavillon  de  guerre  que  le  sien  ;  elle  enserre  la  mer  Koire 
et  la  Baltique  ;  tous  les  vingt  ans ,  elle  envahit  des  territoires 
qui  fiurent  occupés  tour  à  tour  par  des  peuples  divers  :  ce  forent 
d'abord  les  rives  du  Don ,  puis  la  Plouvelle-Russie,  le  long  du 
Dnieper;  puis  la  fertile  Crimée;  puis  la  contrée  qui  s'éleod 
entre  le  Bug  et  le  Dnieper  ;  puis  celle  qui  est  entre  le  Dniester 
et  le  Pruth ,  Budeak  et  la  Bessarabie.  A  cette  heure,  elle  s'ins» 
talle  sur  le  delta  du  Danube ,  et  le  fortifie  ;  d'Aland,  elle  menace 
Stockholm  ;  de  Sdina,  Constantinople.  Ses  frontières  indéte^ 
minées ,  comme  ces  royaumes  envahisseurs  du  moyen  âge,  lui 
facilitent  chaque  année  de  nouvelles  acquisitions  ;  d'un  côté  elle 
assujettit  à  des  établissements  fixes  les  nomades  de  l'Asie  cen- 
trale, de  l'autre  elle  s'ouvre  les  glaces  du  I^ord  :  d'autant  plus 
menaçante,  que  ses  opérations  sont  environnées  de  ténèbres. 

L'empereur  Alexandre  a  joué  un  grand  r^le  dans  l'histoire 
contemporaine  :  deux  fois  l'Europe  Fa  salué  comme  un  libéra- 
teur. Il  semblerait  que  le  mot  par  lequel  il  inaugura  son  règne 
ait  été  le  programme  de  toute  sa  vie  :  Que  rkorreur  de  ce  pre- 
mier jour  soft  effacée  par  la  gloire  de  ceux  qui  Muxcrontl 
Ceint  de  la  couronne  ensanglantée  des  czars ,  il  éprouva  le  be 
soin  d'une  expiation,  et  il  la  cheroha  dans  des  pratiques  de 
piété,  dans  la  conviction  qu'il  était  rinstrument  choisi  parla 
Providence  pour  délivrer  d'abord  son  peuple  de  l'invasion  étran- 
gère ,  la  Grèce  de  la  barbarie  des  Ottomans,  puis  l'Europe  du 
despotisme  du  glaive,  et,  dans  les  derniers  temps,'de  la  dé- 
magogie. Il  poursuivit  l'exécution  des  desseins  de  Pieire  le 
Grand  et  de  Catherine  :  fortifier  sa  puissance  à  l'intérieur,  éten- 
dre vers  l'Occident  ses  possessions  et  son  influence ,  profiter 
des  colonies  russes,  au  nord-ouest  deTAmériquCy  pour  commo- 
niquer  avec  le  Japon.  Sa  lutte  contre  la  France  n'interrompit 
pas  ses  conquêtes  en  Orient,  cherchant  toujours  à  enlever  quel- 
que nouveau  lambeau  de  territoire  à  la  Turquie  et  à  la  Pêne. 

Secondé  par  sa  fortune  et  par  les  fautes  d'un  grand  homoM) 


RUSSIE.  3â9 

U  le montra  généreux.  A  Pans,  la  Fayette  le  trouvait  «  poli, 
aimable,  et  sortout  libéral,  »  8*affligeant  de  ce  que  l'on  rendait 
àrEarope  les  hommes  d'autrefois,  au  lieu  de  bonnes  institu- 
tions; et,  arec  cinquante  millions  de  sujets  et  un  revenu  de 
300  millions  de  roubles  (  l  ,500  millions  de  fr.  ) ,  à  la  fleur  de 
rage,  il  remit  son  épée  dans  le  fourreau ,  lorsque  tant  d'illu- 
MU  s'offraient  à  ses  regards. 

A  la  nouvelle  des  grandes  solennités  qui  se  préparaient  pour 
soo  retour  dans  sa  capitale ,  il  écrivit  :  y  ai  toujours  répugné 
àcts  pompes,  et  maintetuint  plus  que  jamais.  Les  événements 
9»  ctU  mis  fin  aux  guerres  sanglantes  de  V Europe  sont 
Fctwre  du  Tout-Puissani,  et  c'est  à  lui  qu^il  faut  en  rendre 
grâces,  U  refusa  le  titre  de  Béni;  et  lorsque  dans  son  conseil  il 
nilKissait  quelque  difficulté  grave,  il  se  mettait  à  prier.  11  s'ap- 
pliqu  à  réunir  toutes  les  sectes  religieuses  de  l'empire ,  se- 
condant à  cet  effet  les  eCfiiAls  de  la  Société  biblique  de  Londres, 
^ij répendait  des  Bibles  par  milliers,  ce  qui  semblait  devoir 
introdnire  le  protestantisme  en  Russie. 

Qmuid  madame  de  Staël  visita  la  Russie ,  Alexandre  lui  dit  : 
fous  serez  choquée  de  voir  le  servage  du  paysan.  J'ai  fait 
tt  Que  je  pouvais  y  j*ai  a/franchi  les  serfs  de  mes  domaines  ; 
^ois  je  dois  respecter  les  droits  de  la  noblesse  comme  si  nous 
urUms  une  constitution  f  quimallieureusement  nous  manque, 
--Sire,  votre  caractère  est  une  constitution  y  lui  répondit-elle. 
"En  ce  cas,  repnt-il,7e  ne  serais  qu'un  accident  heureux. 

Il  avait  donné  une  constitution  à  la  Pologne,  malgré  la  résis- 
tance des  aristocrates  opiniâtres;  constitution,  il  est  vrai,  sans 
prantie  de  durée ,  et  qu'il  modifia  Ini-méme.  Mais  les  paroles 
citées  plus  haut  indiquent  bien  l'erreur  de  ceux  qui  croient  que 
l^aatocrate  peut  chez  lui  tout  c^  qu'il  veut.  La  résistance  san- 
guinaire des  boyards,  qui  se  laissèrent  égorger  par  Pierre  V*  et 
^oair  par  Catherine ,  renaît  de  temps  à  autre  avec  une  fierté 
bronche.  Celui  qui  examine  de  près  les  dernières  expéditions 
CD  Pologne ,  en  Grèce  et  en  Perse,  y  démêle  des  actes  ou  des 
impulsions  qui  ne  partaient  point  du  souverain.  La  richesse  se 
compte,  en  Russie,  par  les  têtes  de  paysans  qu'on  possède  ;  un 
seigneur  en  a  des  milliers  qui  dépendent  de  sa  justice,  ou  plutôt 


3G0  RUSSIE. 

de  son  caprice;  ces  seigneurs  forment  la  cour  du  czar;  or 
s*ils  ne  peuvent  agir  directement  sur  lui,  ils  le  peuvent  sui 
sa  mère,  sur  son  frère,  sur  sa  femme;  ils  commandent  les  ar- 
mées recrutées  de  leurs  paysans,  qui,  en  sortant  du  service ,  re< 
tomberont  dans  le  servage.  U  est  donc  facile  de  comprendra 
qu'un  prince,  même  désireux  du  bien ,  ménage  une  aristocratie 
entêtée  du  passé  et  opiniâtre  de  ses  privil^es. 

Alexandre  se  montra  zélé  pour  Tinstruction  du  peuple  :  il 
voulut  des  écoles ,  des  académies ,  la  libre  introduction  des  )i^ 
vres,  peu  dangereuse,  à  la  vérité,  dans  un  pays  où  le  peuple  ne 
lit  pas,  où  il  n*y  a  pas  de  classe  moyenne,  et  où  l'aristocratie  est 
bien  plus  tyrannique  que  le  souverain.  Après  avoir  aboli  le 
knout  et  la  torture,  établi  un  sénat  conservateur  des  lois, 
avec  droit  de  remontrance ,  il  exigea  de  l'économie  dans  sa  cour« 
et  se  montra  lui-même  sous  les  dehors  les  plus  modestes.  Mais; 
les  idées  généreuses  et  désintéressées  qui  déconcertaient  la  po- 
litique furent  bientôt  étouffées  par  la  peur  des  révolutions  et 
par  la  défiance  qu'inspiraient  au  czar  ses  propres  conseillers  ^  si 
bien  qu*il  croyait  devoir  s'occuper  de  détails  qu'un  grand  mo- 
narque abandonne  d'ordinaire  à  des  subalternes.  Mettemidi 
réussit  à  lui  inspirer  l'horreur  des  révolutions;  les  rigueurs 
contre  les  livres  augmentèrent  ;  il  réforma ,  il  exclut  les  Bibles, 
et  il  s'apaisa  à  l'égard  de  la  Porte,  en  même  temps  qu'il  devenait 
soupçonneux  envers  la  Pologne  et  la  liberté. 

Les  sociétés  secrètes  s'étaient  propagées  durant  la  campagne 
de  1813,  surtout  celles  de  V Union  du  salut,  ou  des  vrais  et 
fidèles  enfants  de  la  patrie;  mais,  au  lieu  de  se  composer* 
comme  parmi  nous,  de  Içi  classe  moyenne,  elles  se  recrutaient 
dans  la  classe  supérieure ,  surtout  des  cadets  et  de  la  jeunesse. 
Elles  étaient  distribuées  en  trois  classes  :  les  frères ,  les  nomroci» 
et  les  boyards  ;  elles  se  proposaient  de  changer  les  institutions, 
de  faire  cesser  les  concussions  et  autres  abus  de  l'administra- 
tion.  C'était  aussi  le  but  où  tendait  la  Société  des  chevaliers 
et  V  Union  du  bien  public.  Avec  une  organisation  centrale  et 
des  ressources  considérables ,  elles  projetaient  une  république 
qui ,  formée  de  semblables  éléments ,  n'aurait  pu  se  résoudre 
qu'en  oligarchie.  Celle  des  Slaves  réunis  espérait  réunir  en  con- 


BUSSIB.  361 

fiédéntion  huit  États  slaves,  savoir,  la  Russie,  la  Pologne,  la 
Bohême,  la  Moravie,  ta  Dalmatie,  la  Hongrie,  la  Servie  et  la 
Tnuttjlvanie,  avec  la  Moldavie  et  la  Valachie.  Pestel,  Torga* 
BÎsatear  des  sociétés  secrètes,  avait  préparé  un  code  russe  que 
Ton  devait  publier  après  la^ictoire  que  Ton  se  promettait.  Ces 
sodéces  prirent  plus  d'une  fois  la  résolution  de  tuer  Alexandre  ; 
et  cda  sans  avoir  étudié  le  pays ,  ni  examiné  si  une  révolution 
de  principes  était  compatible  avec  un  pareil  état  de  civilisation. 

Les  sociétés  qui  travaillaient  à  Findépendance  de  la  Grèce 
agissaient  au  contraire  ouvertement,  et  obtenaient  toute  la  bien- 
mllaiMe  d'Alexandre,  qui  n'était  retenu  que  par  les  frayeurs 
de  ses  alliés.  Cependant,  en  1825 ,  il  était  au  moment  de  prendre 
aoe  décision  sérieuse  en  faveur  de  la  Grèce  :  il  partit  alors  pour 
b  Oimée ,  qu'il  parcourut  pour  connaître  les  frontières  de  ses 
immenaes  États.  Mais  il  tomba  malade  à  Taganrog,  et  rendit  le 
dernier  soupir  en  fixant  ses  regards  sur  son  médecin,  et  s'écriant  : 
O  crime!  L'impératrice  ne  tarda  guère  à  le  suivre  au  tombeaijf. 
Comme  dans  tous  les  événements  imprévus ,  les  conjectures  ne 
manquèrent  pas.  Ceux-ci  attribuèrent  le  coup  à  ses  frères, 
ceux-là  aux  libéraux  ;  d'autres,  à  FAutriehe,  contrariée  de  l'in- 
térêt qu'Alexandre  montrait  pour  les  Grecs.  La  situation  se 
eomi^iqua  encore  lorsque  dans  les  papiers  de  l'empereur  on 
trouva  une  dépêche  scellée,  dans  laquelle  le  prince  Constantin 
déclarait  renoncer  au  trône,  «  ne  se  sentant  ni  la  volonté ,  ni  la 
capacité,  ni  la  force  nécessaires  pour  régner.  »  En  conséquence 
la  couronne  passait  à  son  jeune  i^ère  Nicolas. 

Les  conjurés ,  surpris  àl'improviste  par  la  mort  d'Alexandre, 
songèrent  au  moins  à  obtenir  une  constitution ,  et  se  soulevé- 
rent,  en  proclamant  que  Constantin  n'avait  pas  renoncé  à  la 
eouroDue.  Ils  propagèrent  la  révolte  parmi  les  troupes ,  et  mar- 
chèrent contre  le  palais ,  après  s'être  donné  pour  dictateur  le 
prioee  Trubetxkoî.  Mais  Nicolas ,  après  avoir  invoqué  le  Sei- 
gneur, sortit  intrépidement  à  leur  rencontre,  parcourut  le  front 
des  troupes  mutinées,  et  les  subjugua  par  sa  fermeté.  Quelques 
coups  de  canon  dispersèrent  les  rebelles,  et  la  Sibérie  fit  le  reste. 

Cela  ne  pouvait  se  terminer  autrement  dans  un  pays  où  il 
existe  un  si  vaste  abîme  entre  la  classe  noble  et  la  multitude; 

am.   DC  CENT  Ans,  — •  T.  111.  31 


363  BUSSIE. 

les  soldats  ne  s*étaieiit  laissé  émouvoir  que  par  Tidée  de  sou- 
tenir les  droits  de  Constantin  et  de  la  consiiiuiion,  qu'ils  pre- 
naient pour  la  femme  de  ce  prince. 

Nicolas  trouva  opportun  de  rétablir  par  la  guerre  la  disci- 
pline de  rarmée  ;  et,  moins  docile  que  son  frère  aux  suggestHms 
de  Mettemicb,  il  reprit  les  projets  contre  TOrient. 

La  Perse  embrasse  quatre  peuples  différents  :  les  tribus  in- 
digènes qui  vivent  en  nomades  dans  les  montagnes  entre  le  golfe 
Persique  et  T  Arménie  ;  elles  n*ont  jamais  été  soumises ,  mais 
elles  sont  tenues  en  respect  par  les  tribus  des  Tartares  et  des 
Turcomans,  qui  ont  successivement  conquis  cette  eontrée. 
Enfin  les  tribus  arabes,  qui  habitent  le  pays  découvert,  traCqnent 
sur  le  golfe,  et  ne  sont  sujettes  que  de  nom. 

Dans  le  siècle  dernier,  la  Perse  fut  déchirée  parles  factions  des 
Kurdes  et  des  Kadyiars,  jusqu*au  jour  où  ceux-oi  eurent  le  des- 
sus; et  Aga-Mohammed-Khan  resta  le  seul  maître  de  la  Perse, 
eh  1794.  Elle  était  tombée  dansTétatle  plus  déplorable ,  sans 
commerce ,  sans  agriculture,  réduite  à  dii  millions  d'habitants, 
sur  un  sol  capable  d'en  nourrir  quatre  fois  davantage. 

Mohammed,  justicier  implacable  et  cruel  par  caprice,  réussit, 
plus  encore  par  sa  tête  que  par  son  bras ,  à  y  rétablir  la  tran- 
quillité. Il  fut  assassiné  à  Tâge  de  soixante-trois  ans ,  au  mois 
de  novembre  1796.  Feth-Ali,  son  neveu  etson  successeur,  fut 
bientôt  en  guerre  avec  la  Russie  pour  la  Géorgie. 

Ce  dernier  pays,  en  1795,  était  retombé  sous  le  joug  de 
la  Perse-,  mais  le  czar  Paul  le  déclara  incorporé  à   Tem- 
pire,  préludant  ainsi  à  la  conquête  de  toute  la  péninsule  qui 
s'étend  de  la  mer  Caspienne  à  la  mer  Noire.  Cependant  le  gou- 
vernement qu'il  y  établit  fut  tellement  dur,  que  les  populations 
irritées  s'insurgèrent.  Alexandre ,  pour  s'assurer  le  pays  par  de 
meilleures  frontières ,  fit  occuper  les  rives  du  lac  Goktka ,  en 
offrant  des  indemnités  à  la  cour  de  Téhéran.  Napoléon,  qui  pro- 
jetait de  traverser  la  Perse  pour  aller  attaquer  l'Inde  anglaise, 
envoya  à  Feth-Ali  des  ambassadeurs  et  des  officiers,  qui  for- 
mèrent ses  troupes  à  la  tactique  européenne  ;  mais  les  Anglais 
surent  déjouer  l'influence  française ,  et  se  firent  médiateurs  de 
la  paix  entre  la  Russie  et  la  Perse  (I813).  Par  cette  paix,  qui  fut 


BUS3IB.  363 

BgDée  à  Gulistan,  Alexandre  se  fit  céder  par  la  Perse  plusieurs 
proTînees  du  Caucase  :  le  Kouban,  le  Daghestan ,  la  Mingrélie 
(Colchide)f  le  Derbend^  le  Cbirvan  et  la  Géorgie.  De  plus^  en 
l'oUigeaDt  à  soutenir  le  prince  que  Feth-Ali  désignerait  pour 
800  sueeesseur,  il  s'assurait  une  ingérence  permanente  dans 
les  af&ires  intérieures  du  pays.  Les  frontières  avaient  été 
mil  délenninées  :  aussi  les  Russes  ayant  occupé  un  pays  qui 
donnait  accès  dans  la  province  d'Érivan ,  les  Persans  s'en  ému- 
rent,  el  les  mollahs,  ainsi  que  les  grands ,  poussèrent  Feth-Ali 
à  la  guerre.  En  effet,  à  la  mort  d'Alexandre,  croyant  l'armée 
rosse  entièrement  désorganisée,  les  Persans  coururent  aux 
armes;  le  midi  de  la  Géorgie  s'insurgea ,  ainsi  que  la  Mingrélie 
et  rimirette;  et  Abbas-Mirza,  fils  du  roi,  s'avança  avec  cin- 
qiBDie  mille  combattants  (1825).  Mais  les  Russes  les  mirent 
en  déroute  sur  les  bords  du  Djébam ,  et  le  général  Paske- 
witch  porta  le  carnage  jusque  sur  la  droite  de  l'Araxe.  Il 
passa  ce  fleuve  sur  un  pont  formé  d'outrés  gonflées ,  battit 
eomplétement  les  Persans  (17  juillet  1837),  prit  la  forteresse 
d^Érifan  (13  octobre),  boulevard  avancé  de  l'Asie,  et  assiégea 
Taoris.  Alors  Abbas-Mirza ,  à  qui  il  restait  à  peine  trois  mille 
soldais  pour  défendre  cette  place,  se  décida  à  traiter.  Mais 
ayant  cherché  à  se  soustraire  aux  conditions  qui  lui  pesaient 
pendant  que  fticolas  était  aux  prises  avec  Gonstantinople ,  il  fut 
contraint,  à  la  paix  de  Turcmancial  (28  février  1829),  de  céder 
à  la  Russie  les  provinces  d'Érivan  et  de  Nakchivan,  de  payer 
vingt  millions  de  contributions  de  guerre ,  et  de  consentir  à  la 
libre  navigation  delà  mer  Caspienne.  La  Russie  acquit  ainsi  une 
frontière  excellente  pour  se  défendre  elle-même  et  pour  in- 
qoiéter  ses  ennemis  ;  car  de  là  elle  peut  à  volonté  marcher  sur 
b Turquie  d'Asie,  sur  la  Perse,  ou  sur  l'Inde.  Elle  agit,  en 
outre,  sur  les  provinces  limitrophes  de  la  Perse ,  en  intervenant 
dans  les  actes  de  ce  gouvernement,  en  protégeant  les  habitants 
qui  veulent  recouvrer  leur  nationalité ,  en  étudiant  les  voies  et 
les  besoins  du  commerce.  Si  la  Russie  s'est  arrêtée  aux  fleuves 
Arpason  et  Araxe,  ce  n'a  été  que  pour  reprendre  haleine  avant 
de  se  lancer  dans  une  nouvelle  campagne  qui  peut  la  conduire 
jusqu'à  rindus.  Déjà  elle  menace  toute  FArménie  turque  de  la 


364  BUSSIE 

vaste  forteresse  d'Aiexandropol.  Puis,  ayant  en  sa  possession 
l'Ararat,  le  mont  Sacré ,  et  le  siège  patriarcal  d'Etchemiatzin, 
elle  travaille  à  gagner  à  sa  cause  les  Arméniens,  en  exploitant 
à  son  proflt  leurs  sympathies  nationales,  et  en  exerçant,  avec 
cette  habileté  qu'on  lui  connaît,  son  prosélytisme  religieux. 

On  dit  que  ces  deux  guerres  ont  coûté  à  la  Russie  cent  qua- 
rante mille  hommes  et  cinquante  mille  chevaux  :  perte  peu  sen- 
sible, après  tout,  dans  ce  populeux  empire.  La  Perse,  si  floris- 
sante jadis,  n'était  plus  qu'un  désert ,  comme  tous  les  pays  ma- 
sulmans  :  elle  possédait  à  peine  cinq  à  six  millions  d'âmes,  et 
son  revenu  ne  s'élevait  qu'à  cinquante*buit  millions;  elle  n'avait 
ni  industrie ,  ni  marine ,  ni  instruction  ;  car  les  célèbres  univer- 
sités d'iapahan,  de  Schiraz,  de  Mesched ,  se  bornent  à  enseigner 
l'arabe,  le  Koran  et  ses  commentateurs.  Le  gouvernement 
semble  avoir  renoncé  à  ces  violences  instinctives  qui  sont  le 
symptôme  de  la  force  parmi  les  musuhnans.  La  Russie  et 
l'Angleterre,  rivales  jalouses,  tâchent  d'asseoir  leur  domination 
sur  les  contrées  voisines  du  golfe  Persique.  Lors  donc  que 
Abbas-Mirza,  héritier  désigné,  eut  précédé  son  père  dans  la 
tombe,  et  que  Mohammed-Schah  fut  monté  sur  le  trône  C1S33}, 
l'Angleterre  se  hâta  d'envoyer  en  Perse  des  officiers ,  et  pro- 
mit monts  et  merveilles  au  nouveau  souverain  pour  le  déta- 
cher de  Talliance  russe ,  sans  lui  demander  aucune  cession  de 
territoire.  Grâce  aux  efforts  du  grand  visir  Mirza- Agassi,  l'ordre 
se  rétablit  en  Perse,  l'agriculture  s'y  releva,  l'administration 
reprit  une  certaine  régularité.  On  vit  renaître  la  discipline  dans 
l'armée,  qui  fut  portée  à  120,000  hommes;  l'Hérat,  leCau- 
dahar,  le  Caboul  reconnurent  la  souveraineté  de  la  Perse;  on  fit 
venir  d'Europe  des  officiers  instructeurs,  et  l'on  envoya  de 
jeunes  Persans  faire  leur  éducation  en  France  ;  c'était  peu  de 
chose  pour  un  empire  en  pleine  décadence  ,  tant  déchu  de  son 
antique  splendeur,  resserré  étroitement  entre  lea  possessions  de 
la  Russie  et  de  T Angleterre,  et  devenu  un  cliamp  d'intrigues 
pour  ces  puissances,  qui  en  feront  bientôt  peut  être  un  champ 
de  bataille. 

1^  paix  avec  la  Perse  avait  laissé  le  champ  libre  à  la  Russie 
pour  se  jeter  sur  la  Turquie ,  qu'elle  eût  subiuguée ,  sans  Tinter- 


BUS8IB.  365 

veoiioi  des  puissanees  rivales.  Forcée  de  conclure  un  arrai^e- 
iMotiTccles  Turcs,  la  Russie  s'en  dédommagea  en  attaquant 
les  tribus  do  Caucase,  dont  elle  s'était  frayé  le  passage  en  s*em- 
pnnt  de  la  Géorgie  ;  si  bien  que  de  Tiflis  elle  peut  longer 
tonte  la  dntoe  de  TArarat. 

La  Adigbes ,  que  les  Russes  appellent  Circassiens ,  habitent 
le  pays  qui  s'étmd  au  nord  jusqu'au  Kouban ,  h  l'orient  jusqu'à 
laUba,  à  l'occident  jusqu'à  la  mer  Noire,  et  au  midi  jusqu'au 
pindesAbazes;  c'est-à-dire,  b  majeure  partie  de  la  région 
noDliieiise  qui  sépare  la  mer  Noire  de  la  mer  Caspienne,  en 
tnrenaat  diagonalemtint  l'isthme  caucasien.  Chasseurs  toujours 
vn^i  aventurien  intrépides ,  ils  mènent  aux  combats  même 
les  enfants  et  les  femmes.  Le  Koran  est  toute  leur  science.  Chez 
nx  lesseigoeurs  féodaux  ont  succombé  depuis  deux  sièdes;  et 
il  ne  reste  plus  dans  le  pays  que  deux  classes ,  les  hommes  11- 
lira  et  les  serfs.  Ceux-ci  sont  humainement  traités  ;  les  hommes 
libres  foraient  des  confréries  héréditaires  depuis  vingt  jusqu'à 
^  et  trois  mille,  qui  sont  présidées  par  un  ancien,  et  dans  les- 
quelles tous  les  membres  sont  égaux.  Ils  accueillent  sous  leur 
toit  rétraoger,  épousent  la  veuve  de  leurs  frères,  et  se  chargent 
df  leurs  rengeances;  ils  payent  en  commun  les  amendes  et  la 
composition  pour  les  crimes  commis  par  l'un  d'eux  ;  une  partie 
de  ces  usages  leur  viennent  de  l'islamisme  ;  le  reste  provient 
do  christianisme,  qu'ils  ont  pratiqué  avant. 

U  teadance  de  la  Russie  vers  la  mer  Noire  l'entratna  à  se 
j^ter  sor  ces  populations;  et  la  paix  d'Andrinople,  en  repous- 
suit  la  Turcs  des  pays  du  Caucase,  lui  a  livré  tout  le  rivage 
orie&tal  de  la  mer  Noire  ;  de  sorte  qu'elle  s'avance  sans  inter- 
"iptioD,  par  l'istbme  caucasien,  jusqu'au  cœur  de  la  Turquie 
d'Asie.  Mais  les  Circassiens  ne  se  croient  pas  enchaînés  envers 
^  Rusne  par  les  traités  qui  les  liaient  à  la  Perse  auparavant. 
1« Tares,  les  Guèbres,  les  chrétiens,  la  race  métée  du  Da- 
st)«stan  et  de  la  Cireassîe,  refusent  de  lui  obéir.  Les  habitants 
i^iachaloe  orientale  sont  soumis  à  un  chef  redoutable,  Chamill  ; 
iisprofeasent  le  muridisme,  doctrine  venue  de  la  Perse  il  y  a  trente 
ans,  laquelle  se  réduit  aune  sorte  de  méthodisme  musulmam,  qui 
fait  une  obligation  du  martyre.  La  Russie  s'évertue  à  plier  ces 


266  nussifi. 

peuples  a  la  servitade  ;  mais  elle  n*a  enoore  abouti  qu'à  mnn  van- 
ter ses  victoires,  et  à  sacriQer  en  même  temps  one  année  tous 
les  ans.  Peut-être  réossirait*elle  mieux  en  disséminant  des  garni- 
sons dans  le  pays.  Les  Caucasiens,  slis  se  sentaient  protégés  par 
elles,  pourraient  s'y  habituer,  et  subir  paisiblement  la  domination 
russe.  En  procédant  par  la  violence,  au  contraire ,  on  les  éloi- 
gne; et  la  Russie  ne  reste  maîtresse  que  des  places  fortes ,  qui 
ne  peuvent  communiquer  entre  elles  que  par  mer,  et  à  Taîde  de 
forts  détachés  que  protège  le  canon  de  la  flotte  ;  elle  surveille 
une  étendue  de  cent  soixante  lieues  géographiques,  pour  empe- 
clier  le  traQc  des  armes  et  des  esclaves  avec  la  Turquie ,  le- 
quel pourtant  n*en  a  pas  moins  d'activité;  aussi,  après  avoir 
essayé  de  tous  les  genres  d'attaque,  du  blocus,  de  la  défense, 
de  la  civilisation,  la  Russie  s'aperçoit-elle  que  la  nationalité  de 
ce  peuple  est  aussi  résistante  que  le  premier  jour. 

L'Angleterre  voit  s'avancer  lentement  vers  la  Perse  la  seule 
puissance  capable  d'inquiéter  ses  possessions  en  Asie.  Déjà  la 
Russie  a  tenté  de  s'emparer  de  Kiva  (  18S9)  ;  et  Tinsucoès  de 
cette  expédition  a  paru  venir  de  l'Angleterre ,  qui  a  encouragé 
la  résistance  des  chefs  tartares.  Mais  la  Russie  reviendra  à  la 
charge;  déjà  les  Anglais  rencontrent  ses  ambassadeurs  et  ses 
généraux  dans  les  cours  de  tous  les  raîas,  leurs  ennemis;  et 
c'est  en  vain  qu'ils  stipulent  dans  leurs  traités  l'exclusion  du 
commerce  et  des  armes  russes  :  le  colosse  moscovite  ne  tardera 
pas  à  s'avancer  jusqu'à  Uérat,  à  cinq  cents  milles  du  Caucase 
et  à  sept  cents  milles  de  l'Indus. 

Du  côté  de  l'Europe ,  le  traité  de  Kainardji  (  1774  )  n'accorda 
à  la  Grimée  qu'une  indépendance  éphémère  et  illusoire;  car, 
neuf  ans  après,  Catherine  II  la  réunit  à  ses  États.  Par  la  paix 
de  Jassi,  l'empire  s'étoulit  jusqu'au  Dniester;  le  traité  de  Bo- 
charest,  en  1813,  détacha  la  Bessarabie  de  la  Moldavie;  eo 
1829,  celui  d'Andrinople  rendit  momentanément  Tindépendance 
à  la  Moldavie  et  à  la  Valachie;  en  18SS,  celui  d'UnkiamScbe- 
lessi  reaserra  de  plus  en  plus  l'empire  turc  Appuyée  sur  ces 
traités,  la  Russie  occupe  le  triangle  du  Danube  avec  des  laza- 
rets ,  qui  en  réalité  sont  des  casernes  «t  des  forteresses  ;  déjà 
elle  domine  ce  fleuve  de  l'tle  deSolina.  Elle  ne  signe  point  de 


RUSSIE.  367 

traité  qui  ne  laisse  percer  de  sa  part  Tintention  de  se  rendre 
h  suzeraine  de  la  Porte ,  et  de  la  tenir  privée  de  tout  moyen 
d«  résistance  sérieuse,  jusqu'à  ce  que  vienne  le  jour  de  la  sub- 
jo^rtoutà  fait. 

Ao  nord ,  la  Russie  a  consolidé  sa  domination  dans  TEstho* 
oie,  la  Livonie  et  la  Courlande.  Les  paysans,  traités  en  serfs 
depuis  la  conquête ,  voulurent  revendiquer,  par  les  armes,  les 
droits  qu'on  lui  refusait ,  mais  ils  furent  vaincus  ;  on  commença 
pourtant  en  1817  à  améliorer  leur  position,  et  ils  furent  af- 
franchis en  1831.  A  rheure  présente,  ce  sont  les  Russes  qui 
oDt  le  dessus  dans  toute  la  Baltique,  où  la  race  allemande 
«tait  seule  naguère  en  possession  de  l'industrie  et  de  la  science. 
Noos  avons  déploré  la  révolution  polonaise,  qui  a  eu  pour 
eoioéquence  la  destruction  de  ce  royaume.  La  hache  ou  la  Si- 
tnie  ont  décimé  la  noblesse  ;  le  reste  languit  dans  l'exil,  et  rêve 
dfs  insurrections  qui  n'auront  pour  dénoûment  que  du  sang 
rtdn  mines.  A  la  diète  de  1835,  Nicolas  dit  aux  Polonais  : 

•  Je  désire  que  votre  discours  ne  me  soit  pas  lu ,  pour  vous  épar- 

•  pKTun  mensonge,  persuadé  que  vous  ne  sentez  pas  ce  que 

•  vous  dites.  11  faut  des  faits,  et  non  des  paroles;  le  repentir 
'  doit  venir  du  coeur.  De  deux  choses  l'une  :  ou  persister  dans 

•  fos  illusions  d'une  Pologne  indépendante,  ou  vivre  sujets  fi- 

•  ilèles  sous  mon  gouvernement.  Si  vous  vous  obsthtex  dans 

•  les  rfves  d^une  nationalité  distincte,  j'ai  fait  élever  une  cita- 

•  délie,  et,  au  moindre  mouvement ,  je  détruirai  Varsovie.  Au 
'  milieu  des  désordres  de  toute  l'Europe,  la  Russie  seule  de- 

•  meure  intacte  et  forte...  Croyez-moi,  c'est  un  bonheur  vé- 
«  ritable  d*appartenir  h  ce  pays.  Si  vous  vous  comportez  bien , 

•  mon  gouvernement  songera  h  votre  prospérité,  quoi  qu'il  soit 

•  arrivé.  » 

Cependant  la  Providence  semble  conduire ,  même  par  ces 
Toies  douloureuses,  la  nation  vers  un  avenir  de  progrès,  en  dé- 
iniisant  cette  caste  aristocratique  qui  sut  remplir  au  moyen  âge 
une  noble  tâche  de  résistance  et  de  civilisation,  mais  qui  doit  dis- 
[tarahre  devant  le  peuple,  devant  cette  plèbe  dont  nul  ne 
devuit  proposer  raffranchissement,  ainsi  que  le  décréta  encore 
I3  dernière  révolution  polonaise.  A  travers  les  jalousies  mal  dé- 


36S  RUSSIE. 

guisées  des  puissances  copartageantes,  peut  briller  l'espoir  d'une 
réuDÎOD  ;  déjà  ce  vœu  a  été  exprimé  en  termes  clairs  là  où  il 
pouvait  rétre,et  ailleurs  par  un  retour  aux  coutumes  nationales, 
par  le  rapprochement  des  seigneurs  et  des  paysans,  par  des  ten- 
tatives d'amélioration  morale  pour  ces  derniers,  et  leur  parti- 
cipation à  tous  les  droits.  Bien  des  projlbsitions  ont  été  faites 
au  czar  pour  rétablir  la  Pologne  entière,  et  grouper  autour  d'elle 
toute  la  famille  des  Slaves;  ce  qui  placerait  pour  barrière  entre 
la  vraie  Russie  et  l'Allemagne  un  grand  peuple,  un  peuple  nou- 
veau, et  par  là  réservé  peut-être  à  de  hautes  destinées. 

La  guerre  avec  la  France  avait  laissé  à  la  Russie  une  dette 
éuQrme,  et  une  armée  qu'il  fallait  occuper.  On  y  pourvut  a  Taide 
des  colonies  militaires,  dont  le  plan  fut  proposé  en  1819  par  le 
général  Araktchéief  :  c'est  à  la  fois  une  milice  et  une  popula- 
tion agricole.  L'empereur  désigne  les  villages  destinés  à  la  re- 
cevoir. Ceux  des  habitants  qui  ont  passé  soixante  ans  deviennent 
patrons  des  colons.  Chaque  patron  reçoit  une  certaine  quan- 
tité de  terrain ,  sous  la  condition  d'entretenir  un  soldat  avec  sa 
famille  et  son  cheval  ;  de  son  côté ,  le  soldat  cultivateur  doit 
l'aider  dans  ses  travaux  quand  il  n'est  pas  retenu  par  le  service. 
Les  autres  habitants  constituent  uue  hiérarchie  militaire,  en  vue 
de  laquelle  les  enfants  sont  élevés  ;  en  même  temps  que  la  lec- 
ture ,  l'écriture ,  le  calcul,  on  leur  apprend  le  maniement  des 
armes  et  l'équitation.  Ainsi  Ton  substitue  la  troupe  à. la  fa- 
mille ;  on  décompose  celle-ci  pour  recevoir  des  hommes  acct- 
dentellement  ;  les  liens  naturels  se  relâchent  ;  et  l'iostruction  oe 
sert  qu'à  faire  sentir  davantage  la  servitude. 

En  1847,  la  Russie  comptait  82,000  soldats  soumis  à  ce 
mode  de  colonisation.  La  population  de  ces  colonies  militaires 
ainsi  que  leur  production  s'étaient  notablement  accrues  ;  mais 
œ  qui  importe  davantage,  c'est  que  l'empire  russe  possède  par 
ce  moyen  une  belle  armée,  prête  à  tout,  et  qui  cependant  ne  lui 
coûte  rien.  L'Autriche  aussi  a  établi  des  colonies  militaires, 
qui  ont  pour  but  de  protéger  sa  frontière  contre  les  incursioas 
des  Turcs  ;  mais  elles  convertissent  l&paysan  en  soldat.  Sous  le 
régime  russe,  au  contraire,  un  régiment  est  placé  dans  une  co- 
lonie qiU  le  fait  vivre,  sans  que  le  soldat  s'y  transforme  jamais 


BUSSIE.  869 

en  rentable  laboureur.  Ajoutez  à  cela  que  toutes  ces  forces 
militaires  stationnent  sur  les  frontières  occidentales  et  mé- 
ridionales, c'est-à-dire  qu'elles  menacent  TEurope. 

Le  territoire  russe  offre  les  débris,  on  pourrait  dire  les  sédi- 
ffleots,  de  toutes  les  révolutions  de  F  Asie  moyenne;  dans  le 
gomremement  d'Astrakhan  surtout,  les  populations  qui  s'y 
lODt  iroorées  aux  prises  ont  perpétué  les  usages  et  les  croyan- 
ces cliques  :  Russes,  Slaves,  Cosaques ,  Circassiens,  Grecs, 
Tores,  Kirghiz,  Tchérémisses,  Arméniens,  Géorgiens,  Persans, 
Indiens,  Huns  ou  Avares,  Mongols,  Finnois,  Baskirs,  se  trou- 
vant en  eontact  sur  cette  frontière  de  l'Asie  et  de  l'Europe ,  et 
«transforment  par  degrés  sous  la  pression  de  la  Russie.  Les 
gooremements  de  Kasan  et  d'Orenbourg  sont  mêlés  aussi  de 
populations  diverses;  il  en  est  de  même  de  la  Sibérie,  où  la 
pnpnlation  elair-semée  est  mahométane,  boùdhiste,  idolâtre, 
c^véticnne,  et  parle  le  russe,  le  finnois,  le  turc,  le  mongol,  le 
t^M^gonse;  elle  est  néanmoins  entièrement  subjuguée. 

la  Russie  poursuit  sans  cesse  ce  grand  projet  d'attacher 
ao  (ol  et  à  la  civilisation  les  populations  de  cette  contrée  de 
l'Asie  centrale  appelée  autrefois  Grande  Tartane.  Elle  com- 
OKoceà  lui  assigner  les  limites  qu'elles  ne  doivent  pas  outre- 
passer, mi  en  été,  soit  en  hiver  :  s'il  s'élève  des  différends  entre 
^«1  elle  en  profite  ;  elle  attire  au  cœur  de  l'empire  leurs  chefs 
h  plus  influents,  et  leur  inspire  le  goût  des  titres  et  des  hon- 
nems,  ainsi  que  le  désir  de  rester  attachés  à  la  cour.  Les  fonc- 
^naires  qu'elle  envoie  4]ans  ces  contrées  asiatiques  y  ont  des 
f^idenees  fixes,  avec  une  église,  un  hôpital,  une  école,  une 
'^seroe,  qui  deviennent  le  noyau  de  nouveaux  villages  dépen- 
dais de  Il  Russie,  et  des  rudiments  de  civilisation.  Sauf  le 
inoQopole  du  sel  et  de  l'eau-de-vie,  le  gouvernement  n'impose 
point  de  taxes  ;  mais  ce  que  les  habitants  ne  tirent  pas  de  leur 
P<^pre  fonds ,  comme  les  fruits  et  les  mines ,  lui  appartient. 
^>ux  qui  améliorent  les  terres  ont  des  récompenses.  De  cette 
"^ière  les  steppes  se  sont  rapidement  converties  en  campa- 
^ci;  les  tribus  nomades  et  les  Turcs  s'en  sont  éloignés;  les 
îartares  Nogaïs  ont  péri  dans  les  guerres,  ou  se  sont  retirés  en 
Asie  ;  quelques-uns  encore  se  sont  faits  agriculteurs  dans  la  Crimée 


870  Bussis. 

etsur  la  mer  d'Azof.  Des  Russes,  des  Cosaques,  des  Allemaud!», 
des  Juifs,  des  Bohémiens,  se  sont  répandas  sur  le  pays  conquis, 
où  ils  sont  tous  respectés,  mais  tenus  de  travailler.  Les  Armé- 
niens y  ont  apporté  les  yers  à  soie;  les  Allemands,  les  métiers 
à  tisser  et  les  pioches;  les  Italiens  et  les  Français ,  la  culture  de 
la  vigne.  Aussi  la  Crimée  devint-elle  bientôt  le  jardin  de  Saint- 
Pétersbourg,  le  vignoble  de  Moscou ,  le  grenier  de  Tltalie  et  de 
l'Angleterre. Odessa,  Taganrog,  Kertsch,  Ismaîl ,  ontgnfbdij 
vue  d*œil  ;  d'autres  villes  se  sont  fondées.  Les  Russes  se  sont  civi- 
lisés de  même  au  nord  du  Caucase,  de  la  mer  Caspienne,  du  la' 
Aral,  du  Pont-Euxin,  procédant  avec  mesure  et  patience,  alter- 
nant la  force  et  la  persuasion,  les  conversions  et  la  tolérance,  et 
adaptant  les  institutions  à  la  nature  de  chaque  pays.  Les  Kir- 
ghiz  mahométans  ont  transporté  leurs  tentes  dans  le  vaste  terri- 
toire qui  s'étend  entre  la  rive  gauche  de  l'Irtyche,  la  côte  orien- 
tale de  la  mer  Caspienne ,  et  l'Iaxarte.  Les  Kalmouks,  qui  leur 
ressemblent ,  grossiers  sectateurs  du  lama ,  relèvent  des  ^u- 
vernements  d'Astrakhan  et  du  Caucase;  ils  ont  vingt  mille 
tentes  dans  les  plaines  situées  entre  le  Caucase  et  la  mer  Cas- 
pienne. 

La  Russie  s'assimile  de  plus  en  plus  les  Cosaques;  elle  com- 
mença à  les  organiser  en  troupes  légères,  du  moment  où  elle 
eut  subjugué  les  Tartares.  Les  premières  lignes  cosaques  dont 
elle  s'entoura  s*étendaient  du  Volga  au  Don ,  et  de  ce  fleure  a» 
Dnieper,  autrefois  les  limites  de  l'Ukraine.  Après  la  conquête 
de  Kasan  et  d'Astrakhan ,  ces  nomades  s'en  éloignèrent,  et 
maintenant  ils  entourent  le  Caucase  et  les  steppes  des  Kirghiz. 
En  1804 ,  les  Cosaques  de  la  mer  Noire  furent  organisés  comme 
ceux  du  Don ,  mais  avec  plus  d'indépendance  et  avec  le  droit 
d'élire  leur  chef.  Ceux  du  Dnieper  et  de  l'Ukraine  sont  déjà  sou- 
mis à  un  gouvernement.  Ce  peuple,  qui  se  modèle  facilement  sur 
ceux  au  milieu  desquels  il  vit  et  fait  la  guerre ,  fournit  une 
avant-garde  légère  et  hardie ,  dont  la  rapidité  contribue  effica- 
cement h  tenir  dans  l'obéissance  des  populations  disséminées 
sous  des  climats  très-différents.  Mais  si  cette  ligne  de  circon- 
vallation  préserve  la  Russie  du  danger  d'être  envahie,  elle  pour 
rait  aussi  se  retourner  contre  le  centre;  de  là  la  nécesâté  de 


BOSSIE.  371 

famoser  par  des  guerres,  dontle  mauvais  succès  même  tourne 
aa  profit  de  Tempire. 

AiDGÎ  eet  empire  russe  est  semblable  au  Pô,  qui  menace 
tosjoDis  d'inonder  les  campagnes  qui  l'environnent;  et  TEu* 
npe  civilisée  est  toujours  contrainte  dans  ses  progrès  d'avoir 
rcÊil  tourné  de  ce  côté,  dans  la  crainte  que  des  hordes  enne- 
mies ne  se  mettent  en  marche  pour  étouffer  les  mouvements 
qne  pourraient  tenter  soit  la  Pologne,  soit  JNaples,  soit  l'Es- 

Avee  ee  qu'il  a  gagné  même  au  sein  de  la  paix,  l'empire  russe 
embrasse  261,000  lieues  en  Europe,  684,000  en  Asie ,  72,400 
n  Aosérique;  et,  au  moment  où  nous  parlons,  il  s'accroît 
encore.  Moseou ,  sortie  de  ses  cendres ,  compte  trois  cent  du- 
ipianle  mille  habitants;  bien  mieux  située  que  Sain^Péte^s- 
booig,  elle  est  toujours  considérée  comme  la  capitale  réelle  et 
sationale  ;  et  s'il  arrive  qu'un  Jour  le  colosse  se  partage  en  deux, 
Bae  Russie  moscovite  restera  attachée  au  Kremlin  ;  une  autre , 
finnoise  et  allemande,  s'appuiera  sur  la  Baltique,  avec  la  Cour- 
lande,  FEsthonie,  la  Livonie,  la  Finlande,  dont  les  autres  pro- 
^iaeesenvient  les  privilèges  politiques,  ainsi  que  les  droits  muni- 
cîpna  ^ ,  conservés  depuis  le  moyen  âge  à  travers  tant  de  con- 
quêtes. Les  colonies  russes  ne  sont  pas,  comme  celles  des  autres 
nations ,  détachées  du  territoire  de  la  métropole ,  bien  qu'elles 
s'étendent  de  l'Autriche  à  la  Chine,  de  la  mer  Glaciale  au  Ka- 
boul. La  nature  a  prodigué  bien  des  richesses  à  ce  vaste  em- 
pire ;  ronral,  qui  abonde  en  fer,  en  cuivre ,  en  platine ,  fournit 
miintcnant  de  Tor  en  abondance;  l'Altaï,  des  porphyres  pré- 
cieax;  le  Caucase ,  a  peine  conquis ,  du  plomb  et  du  cuivre;  et 
pem-^tre  y  trouvera-t-on  bientôt  l'argent  et  l'or  dont  la  Sibérie 
aussi  abonde.  Depuis  1823,  la  Russie  a  tiré  plus  de  400  millions 
<le  ses  mines. 

Beaucoup  de  terres  sont  encore  couvertes  de  forêts;  d'autres 
mtent  en  friche  et  en  marais;  mais  la  Russie  n'en  possède  pas 
moins  de  deux  cent  cinquante  mille  lieues  carrées,  aussi  fer- 

*  Cilow  en  particulier  eekl  qui  exdut  de  la  bourgeoiaie  tout  individu 
fiénwe. 


373  BOSSIB. 

tiles  que  les  meiUeares  terres  de  la  Pologne  :  aussi  expone-t- 
elle  un  quart  de  leurs  produits. 

La  capitation ,  qui  est  de  quatre  à  cinq  francs  par  homme 
libre,  figure  pour  70  millions  dans  les  finances  rosses  ;  Vahrok^ 
cens  annuel  de  dix  francs  environ  par  chaque  serf  mâle  de  la 
couronne,  pour  75  millions;  pour  100  millions,  le  monopole  de 
Teau-de-vie,  qui  n*atteint  que  les  pauvres,  attendu  que  ks  sei- 
gneurs peuvent  en  distiller  pour  la  consommation  de  leur  fa- 
mille; pour  15,  les  mines  ;  les  douanes,  pour  50.  Mais  Tannée 
de  terre  seule  coûte  160  millions;  la  marine,  40;  et  Tadminis- 
tration ,  325. 

Les  manufactures  se  sont  multipliées  dans  ces  derniers  temps; 
rimportation  des  machines  s^est  accrue  de  cent  cinquante  poor 
cent  ;  les  matières  premières  tirées  du  dehors  pour  les  fabriqua 
étaient  évaluées,  en  1833,  à  90  millions  de  roubles;  elles  s^élè- 
vent  à  présent  à  130  ;  et  l'on  croit  favoriser  Tindustrie  nationale 
par  des  prohibitions  rigoureuses  qui  écartent  la  concurrence, 
mais  n'imposent  pas  la  nécessité  d'améliorer.  Le  commerce  in- 
térieur est  facilité  par  d'innombrables  canaux,  à  l'aide  desquels 
vont ,  de  la  mer  Caspienne  h  Saint-Pétersbourg,  sur  Un  parcours 
de  1,434  milles,  des  produits  tels  que  le  thé  de  la  Chine,  Topium 
de  Perse,  les  fers  et  les  pelleteries  de  Sibérie.  La  Russie  fait 
un  trafic  immense  avec  l'empire  chinois ,  bien  que  certaines 
lois  restrictives  ne  le  permettent  pas  sur  tous  les  points  de  con- 
tact des  deux  États,  mais  seulement  par  KJecbta  :  ce  quelle 
ambitionne  aujourd'hui,  c'est  de  pouvoir  remonter  le  fleuve 
Amour,  pour  y  débiter  ses  fourrures.  Que  sera-ce  quand  tout 
l'empire  sera  sillonné  de  chemins  de  fer.' 

La  Russie  manque  de  débouchés  extérieurs;  aussi  lui  im- 
porte-t-il  d'acquérir  des  mers  qui  la  mettent  en  communicatioD 
avec  l'Europe.  Il  y  a  un  siècle  à  peine  qu'elle  était  encore  en- 
tourée d'ennemis;  et  le  port  d'Arkhangel,  sans  cesse  bloqué 
par  les  glaces,  ainsi  qu'Astrakhan  sur  la  mer  Caspienne,  étaient 
les  seuls  points  maritimes  de  ses  relations  extérieures.  Ce  fut 
en  vue  de  les  étendre  que  Pierre  le  Grand  s'opiniâtra  dans  ses 
guerres  avec  la  Suède  ;  et  la  paix  de  Piystad  lui  donna  le  littoral 
des  golfes  de  Livonie  et  de  Finlande ,  puis  toute  la  Finlande  et 


BU8SIE.  873 

la  Goorlciide;  et  il  plaça  sa  nouvelle  capitale  de  numîère  h  do- 
miDer  b  Baltique.  Mais  cette  mer  est  encore  trop  éloignée ,  et 
b  moitié  de  Tannée  obstruée  par  les  glaces;  aussi  ses  succès- 
sans  ont-ils  tourné  leurs  Yues  sur  la  mer  I9oire.  De  là  leurs 
guerres  toujours  renaissantes  contrôla  Porte.  Biais  quoique  ces 
beaux  pa}'s  touchent  à*deux  mers,  dont  Tune  communique  avec 
fEurope,  l'autre  avec  la  Perse,  et  que  de  grands  fleuves  s'y 
jeUeat,  ces  mers  n'ont  point  la  liberté  du  commerce,  et  les 
fleures  ni  les  routes  ne  sont  appropriés  aux  communications  ; 
c'est  ce  qui  fait  qu'Astrakhan  dépérit,  et  que  la  prospérité  d'O- 
dessa est  tout  artificielle.  Puis,  ni  la  mer  Caspienne  ni  la  mer 
5olre  ne  peuvent  avoir  d'importance  qu'à  la  condition  de  pos- 
séder les  Dardanelles  et  le  golfe  Persique.  Aussi  est-ce  vers  ces 
deux  points  que  se  dirige  surtout  le  génie  militant  de  la  Russie, 
qoi,  de  même  que  l'Angleterre,  ne  vit  qu'à  la  condition  de  con- 
quérir. 

La  Russie  n'est  point  en  dehors  du  mouvement  des  études 
européennes  :  ses  universités  et  ses  académies  s'appliquent  à 
^ciaircr  des  points  épineux  d'histoire  et  de  philologie  ;  ses  expé- 
ditions au  nord,  ses  explorations  de  la  Sibérie,  des  steppes  ver- 
doyantes des  Kii^hiz ,  de  l'Altaï,  de  Tlénisseî,  ont  agrandi  le 
domaine  de  la  géographie.  La  Russie  possède  les  meilleurs  ob- 
Mrratoires  du  monde;  elle  y  attire  des  savants  et  des  artistes  de 
tous  les  pays,  tandis  que  les  nationaux  vont  chercher  la  science 
au  dehors. 

Cest  une  pensée  gigantesque  que  celle  de  réunir  sous  une  loi 
unique  et  sous  une  constitution  identique  tant  de  pays  et  de 
peuples  si  divers ,  mais  dont  le  succès  n'est  ni  souhaitable  ni 
possible.  Cest  le  côté  faible  de  la  Russie  que  de  manquer  d'u- 
oiié  politique,  nationale  et  religieuse  ;  elle  veut  y  substituer 
Tuoité  administrative  :  c'est  dans  ce  but  qu'elle  détruit  les  fran- 
chises nationales,  comme  celles  des  Cosaques,  et  les  francliises 
municipales ,  comme  celles  dont  jouissaient  les  mille  colonies 
de  la  partie  méridionale. 

Mais  sa  prétention  d'arriver  à  l'unité  religieuse  a  produit  de 
plus  grands  maux.  Les  czars  avaient  fiait  plus  d'une  tentative 
pour  se  réunir  à  l'Ëglise  romaine,  dans  le  désir  de  se  montrer 

32 


374  BUSSIE. 

Européens  ;  et,  lors  même  qu'ils  y  eurent  renoncé,  Ds  aoeordè* 
rent  du  moins  leur  protection  aux  catholiques.  Catherine  II  avait 
promis,  après  le  démembrement  de  la  Pologne,  de  respecter 
rËglise  rutène  (I);  mats  elle  était  trop  philosophe  pour  cda, 
et  les  vexations  ne  tardèrent  guère ,  msjgré  Tintenrention  da 
pape  et  de  Marie-Thérèse.  Elle  avait,  dès  1774,  enlevé  aux  Grecs- 
unis  douze  cents  églises,  pour  les  donner  aux  schismatiqoes. 
Employant  tour  à  tour  la  ruse,  les  menaces,  la  séduction,  la  lé- 
gislation, elle  abolit  le  métropolitain  de  Halicz ,  puis  toos  les 
évéques grecs  unis;  et  en  1791  on  ne  comptait  pas  moins  de 
145  couvents,  9,316  paroisses,  et  huit  millions  de  fldèles  enlevés 
à  rÉglise-unie.  Alexandre  rétablit,  de  sa  propre  autorité,  le 
titre  de  métropolitain  de  Halicz  (  1807  ),  mais  comme  in  parti- 
bus,  de  même  que  les  évéques  de  Polotsk  et  de  Luck  ;  il  consem 
dans  le  royaume  de  Pologne  Tévéché  grec-uni  de  Chelm  :  et  en 
1817  il  nomma  un  métropolitain  de  PÊglise  grecque-unie  eo 
Russie  :  le  pape  constitua  en  outre  cet  évéque  légat  apostolique, 
avec  des  pouvoirs  très-étendus. 

Mais  l'empereur  Nicolas  réduisit,  en  1889,  tous  ces  sièges  à 
deux  seulement ,  les  diocèses  de  la  Lithuanie  et  de  la  Russie 
blanche;  il  supprima  231  couvents  du  rit  latin ,  et  tous  lesBasi- 
liens,  qui  seuls  fournissaient  des  évéques  aux  églises  ;  puis,  rt- 
prenant  les  errements  de  Catherine,  il  exhuma  en  1833  Tordoo- 
iiance  qu'elle  avait  ren^lue  en  1795,  et  qui  enjoignait  <  de  punir 
comme  rebelle  tout  catholique,  prêtre  ou  laïque,  de  conditioa 
obscure  ou  élevée,  qui  se  sera  opposé  par  paroles  ou  par  actions 
au  progrès  du  culte  dominant,  ou  qui  aura  détourné  un  antre 
catholique  de  se  réunir  à  TÉglise  grecque.  ■  Les  biens  des 
jésuites,  qu'Alexandre  avait  promis,  en  supprimant  cet  ordre t 
de  conserver  aux  catholiques,  furent  appliqués  à  d'autres  usages; 
le  nombre  des  églises  et  des  paroisses  fut  réduit  ;  on  défendit 
toute  commimication  entre  le  clergé  nomain  et  le  clergé  grée* 
uni,  qui  auparavant  se  prêtaient  assistance,  vu  l'énorme  dis- 
tance des  élises  ;  il  fiit  interdit  de  réfuter  publiquement  les 

'  Manifeste  de  Saint-Pétersbourg,  5  septembre  1773  ;  traité  de  Grodoo, 
13  juillet  1793. 


BU88IB.  875 

objections  fûtes  contre  le  catholicisme;  il  fut  prescrit  d'élever 
dani  b  religion  grecque  les  en&ntB  nés  des  mariages  mixtes  ; 
la  dhedion  des  écoles  fut  remise  aux  mains  des  laïques,  et  les 
élèifi  le  virent  forcés  d'aller  achever  leurs  études  dans  des  uni- 
icnitéi  sdûsmatiques;  on  prodigua  toutes  sortes  de  faveurs 
an  prêtres  apostats,  et  ceux  qui  persévéraient  dans  leur  foi  se 
îÎRot  molestés.  Le  catéchisme  des  catholiques  russes,  imprimé 
à  WÛDà  en  1833,  s'exprime  ainsi,  en  expliquant  le  quatrième 
préeepte  du  Déealogue  :  «  L'autorité  de  l'empereur  procède 
ononaoe  directement  de  Dieu.  On  lui  doit  culte ,  soumission, 
«riee,  prindpalement  amour,  actions  de  grâces,  prières;  eu 
BBOMit,  adoration  et  amour.  Il  £aut  l'adorer  en  paroles,  en  si- 
gna, en  actions ,  dans  le  fond  de  son  cœur.  Il  faut  respecter 
la  aotorités  qa'il  nomme,  parce  qu'elles  émanent  de  lui. 
Griee  à  l'ineffiEdile  action  de  ces  autorités,  l'empereur  est 
partout  L'autocrate  est  une  émanation  de  Dieu  ;  il  est  son  vi- 
caire  et  ion  ministre.  »  Enfin ,  le  gouvernement  finit  par  ob- 
teoirqne  tout  le  haut  clergé  apostasiât;  et,  malgré  les  fortes 
résstaoces  d'en  bas ,  le  très-saint  synode  déclara  que  «  la  soi- 
disDt  union  effectuée  depuis  1596  dans  les  provinces  occiden- 
taks  de  la  Russie,  par  la  désertion  d'une  partie  du  clergé  de 
CCS  contrées,  et  qui  avait  déchiré  pendant  deux  siècles  la  famille 
nnse,  avait  cessé  en  1839,  par  l'acte  synodal  de  Polotsk.  » 

£q  beaucoup  d'endroits,  les  nobles,  même  schismatîques, 
protestèreot  contre  la  violence ,  disant  que  c'était  porter  le 
trouble  dans  la  conscience  des  paysans ,  que  de  les  contraindre 
«Tadoptcr  un  rit  qu'ils  détestent  ;  et  qu'en  les  atteignant  dans  la 
religion,  on  sapait  chez  eux  la  base  de  toute  vertu  civile.  Dès 
que  les  plaintes  des  catholiques  opprimés  eurent  retenti  à 
Borne,  le  pontifo  se  fit  l'interprète  éloquent  et  sévère  des  cons- 
cienoes  tourmentées;  et  l'allocution  de  Grégoire  XVI,  du  22 
juillet  1843,  restera  comme  l'un  des  monuments  les  plus  mémo- 
raUes  de  l'histoire  ecclésiastique  :  «  c'est  le  tableau  lamentable 
<fe  tous  les  maux  sous  lesquels  gémit  la  religion  catholique 
<lsQs  la  vaste  étendue  des  possessions  russes,  ainsi  que  des  ef- 
forts incessants  et  toujours  inutiles  du  saint-père  pour  en  arrêter 
le  cours,  et  pour  y  remédier.  »  Quoique  le  pape  y  parlât  plutôt 


376  jtussn. 

le  langage  d*iiiie  profonde  tristesse  que  celui  de  rautorilé,  qo*il 
lui  appartenait  de  prendre  en  élevant  la  voix  au  nom  d*im 
peuple  opprimé,  cette  allocution  n*eut  pour  résultat  que  d'aug- 
menter les  rigueurs  impériales.  Cependant  quand  le  czar  se  rendit 
à  Rome  en  décembre  1845,  il  eut  un  entretien  avec  le  pontife, 
et  montra  une  modération  qui  rendit  Tespoir  aux  catholiques  et 
laissa  respirer  rÉglise. 

Ce  fut  aussi  en  vue  d'établir  cette  unité  religieuse  que  b  per- 
sécution se  tourna  aussi  contre  les  juifs.  Plus  d'une  tentative  a 
été  foite  dans  ces  dernières  années  pour  réunir  cette  nation.  On  a 
songé  même  à  relever  le  royaume  et  le  temple  de  Jérusalem, 
comme  une  barrière  entre  TÉgypte  et  la  Turquie.  Mais  on  a 
cru  recoonaftre  que  tout  effort  pour  réorganiser  la  société  juif  e 
serait  inutile  avant  sa  conversion.  La  Pologne  compte  deux 
millions  d*israélites.  Depuis  Casimir  (1834) ,  ils  ont  étédédarés 
idonei  et  fidèles ,  avec  de  grands  privilèges,  peu  respectés  de- 
puis, par  les  antipathies  populaires.  Ils  ont  pris  une  grande 
part  aux  derniers  mouvements  de  la  Pologne ,  car  ils  avaient 
de  bonnes  raisons  pour  déplorer  la  cbuté  de  ce  royaume.  En 
conséquence,  Nicolas  les  a  forcés  au  service  militaire,  doot 
Alexandre  les  avait  exemptés  moyennant  une  certaine  contri- 
bution ,  tout  en  prenant  leurs  enfants  de  douze  à  quatorze  ans 
pour  la  marine.  Une  école  qu'ils  avaient  à  Varsovie  a  été  sop- 
primée  à  la  révolution.  Depuis  lors  Nicolas  a  obligé  aussi  les 
juifs  à  la  loi  religieuse  de  Tempire  (1844);  on  dit  même  que  son 
projet  serait ,  s'il  est  maître  un  jour  des  provinces  occidentales 
de  l'Asie,  de  les  transférer  tous  audelà  du  Taurus,  sur  quelque 
point  de  leur  ancienne  patrie. 

Ces  maux  intérieurs ,  et  la  guerre  interminable  du  Caucase, 
sont  la  plaie  d'un  empire  qui  joint  à  tant  de  ressources  maté- 
rielles les  liens  inrisibles  dont  il  enveloppe  la  conscience  des 
Grecs ,  des  Arméniens ,  des  Bulgares ,  des  Serves ,  et  raflfeetion 
de  toute  la  race  slave ,  qui  vénère  dans  le  czar  le  futur  rédemp- 
teur de  sa  nationalité  :  ce  sont  ces  embarras  qui  rendent  moins 
effrayantes  les  menaces  que ,  du  fond  de  ses  frimas,  la  Russie 
fait ,  de  temps  à  autre ,  gronder  sur  l'Allemagne  et  la  France. 


AKrAlBES  ]>*0BIB1VT.  377 


AFFAIRES  D'OaiBNT. 


La  diplomatie  n'avait  rien  arrêté  quant  an  sort  de  la  Grèce, 
qui  restait  encore  en  suspens,  quoique,  depuis  la  bataille  de 
Navarin ,  elle  eût  perdu  Tespoir  de  rajuster  les  chaînes  mu- 
solnaanes  à  ce  peuple  baptisé.  Après  la  mort  d'Alexandre, 
qui,  après  avoir  provoqué  Tinsurreetion  des  Grecs,  les  aban- 
donna par  ecMidescendance  pour  ses  alliés,  Nicolas  les  soutint, 
en  vue  de  les  aonmettre  h  un  protectorat  semblable  à  celui  qu'il 
tarait  sur  les  principautés  du  Danube.  L'Angleterre  se  sou- 
ctût  pea  de  voir  se  constituer  cette  nation  nouvelle ,  qui  pour- 
rait un  jour  rivaliser  avec  elle.  Cependant,  entraînés  par  l'o- 
pinion et  craignant  que  l'entreprise  ne  réussît  sans  eux ,  les 
Anglais  lui  tendirent  la  main,  mais  sous  la  condition  oue  le  nou- 
vel ttat  fût  assez  fiiible  pour  se  voir  obligé  de  rechercher  leur 
appui.  La  France,  amie  désintéressée,  soit* par  caractère,  soit 
qn  elle  ne  fût  dirigée  par  aucune  espérance  immédiate,  voulait 
ea&ire  un  État  indépendant,  qui  n'eût  à  subir  la  tutelle  ofB- 
ànte  de  personne. 

Cape  d'iatria,  habile  administrateur,  mit  fin ,  durant  sa  pré- 
sidence, à  la  piraterie,  organisa  les  Rouméliotes,  et  propagea 
rinslnietîon  publique;  mais  les  patriotes  le  considéraient  ton-* 
jouis  comme  le  prête-nom  de  la  Russie ,  et  ambitionnant ,  d'ac* 
tord  avee  cette  puissance  et  avec  la  Porte ,  de  se  faire  le  chef 
du  Péloponnèse.  Les  anciens  chefs,  après  avoir  versé  généreu- 
sement leur  sang,  en  étaient  récompensés  par  la  prison  ou  par 
lexil,  La  révolution  de  Juillet  vint  encore  enflammer  toutes  ces 
hunes;  plusieurs  journaux  s'emportèrent  si  loin,  qu'il  fallut  les 
supprimer.  Quelques-uns  des  mécontents,  s'étant  réfugiés  à 
Hydn,  j  domràrent  le  signal  de  la  guerre  civile.  Constantin  et 
George  Mauromicali ,  frère  et  fils  de  Pierre,  détenu  alors  en 
prison,  égorgèrent  le  président  dans  une  église.  Conuntin  fut 
Uiésnr  la  placé,  et  George  périt  sur  Téchaûiud.  La  Grèce  s'ap* 

32. 


378  AFFAIABS   D*OftlBNT. 

p]audit  d*étre  délivrée  de  celui  qu*elle  avait  regardé  si  longtemps 
comme  soq  libérateur  ;  elle  lui  donna  néanmoins  pour  saccesseur 
sonfrère  Augustin,  qui  déclara  criminels  d*État  le  général Goletti 
et  les  autres  cbe£s  opposés  à  la  Russie.  Pendant  ce  temps,  la  con- 
férence de  Londres ,  qui  statuait  sur  le  sort  des  peuples  sans 
les  entendre,  appelait  au  trône  de  la  Grèce  le  prince  Othon, 
fils  du  roi  de  Bavière  (  février  1833  \  qui  arriva  aviec  une  flotte, 
de  l'argent,  et  des  conseillers  étrangers. 

Cest  ainsi  que  se  trouva  constitué  en  Europe  un  État  nou* 
veau,  simulacre  de  royaume,  que  la  diplomatie  substituait  à 
Tespoir  d'un  empire  grec  ressuscité.  Il  a  cela  de  particulier,  que 
le  royaume  y  porte  le  même  nom  que  PÉglise,  quoique  les  Grecs 
ne  veuiUent  pas  rester  dépendants  du  patriarche  grec,  pour 
écarter  tout  péril  de  suprématie  russe.  Pourvu  de  bonnes  for* 
tîGcations  et  d'une  excellente  marine,  le  pays  compte  douze  mil- 
lions d'acres,  dont  un  neuvième  appartient  aux  particuliers,  et  le 
reste  à  l'État ,  qui  a  succédé  aux  anciens  maîtres  ;  les  proprié- 
taires eux-mêmes  sont  presque  des  fermiers ,  car  ils  ont  à  payer 
une  dlme  eÎ!  nature,  dont  la  perception  est  vexatoire  et  péoible. 
Les  terres  laissées  en  friche  depuis  si  longtemps,  les  anciens 
aqueducs  étant  détruits,  les  marécages  et  les  landes  se  sont 
multipliés  (  on  dirait  que  la  nature  elle-même  a  diangé.  Le 
Cépbise,  qui  arrêta  l'armée  de  Xerxès,  sufQt  a  peine  a^joll^ 
d'htti  à  l'arrosement  des  jardins;  c^t  à  peine  si  l'tnachus  et 
rUissus  reparaissent  à  la  saison  pluvieuse  dans  leur  lit  desséché. 
Des  bois  du  mont  Lycabettus ,  où  se  cachaient  les  oon ,  il  ne 
reste  plus  que  quelques  arbustes;  avec  l'insouciaooe  ottomane 
et  le  découragement  de  la  servitude,  THymette,  le  Pentéliqne, 
le  Parnasse ,  ont  perdu  leurs  abris  ;  et  la  terre  végétde  est  des- 
cesdue  dans  la  plaine,  qui  en  s'exhanssani  a  enseveli  les  édifices 
antiques.  Dans  la  Morée,  on  compte  à  peine  soixaote-dix-sept 
hommes  par  mille  carré;  vingt-six  sur  le  continent,  treote-ciiiq 
dans  les  Iles. 

Cependant  la  Grèce  est  envoie  de  progrès,  comme  un  pays  doq- 
veau  ;  et  lorsqu'on  1 886  elle  n'avait  pas  plus  de  76 1 ,077  habîtaols, 
elle  en  comptait,  dès  1840, 856,470. 1.es  oliviers  et  les  mûrieis  y 
croissent  spontmément  ;  le  coton  y  est  très-abondant  Au  lieu 


AFrAIAES  O'OIISIIT.  379 

<fu  lieu  proploe  pour  y  bâtir  une  capitale  nouvelle,  par  respect 
pour  les  souvenirs  historiques,  ou  fit  choix  d'Athènes,  ville 
ariëe,  malsaine,  et  où  de  mesquines  constnictîoos  modernes 
caotnsleDt  avee  Tancienne  magnificence;  elle. renferme  au- 
jwrdliQi  vingt-six  mille  habitants.  Le  territoire  est  divisé  en 
oonuDimes  de  trois  classes,  selon  que  Ton  y  compte  dix  mille, 
daa  mille  ou  deux  cents  habitants;  quiconque  est  âgé  de 
nn$^-cîiii|  ans  se  trouve  électeur  ;  les  communes  répondent  des 
îioicaoes  et  des  vols  commis  dans  leur  juridiction,  mesure  in- 
(Hipeasable  pomr  contenir  une  population  habituée  aux  coups 
de  mala.  Un  tiers  de  la  population,  vit  de  petit  commerce  ;  les 
pu  négodants  ont  des  maisons  au  dehors.  Les  affaires  les 
plus  importantes  se  font  avec  Trieste  ;  mais  jusqu*à  présent  les 
cspitamc  sont  rares ,  et  il  ne  s^est  point  encore  ouvert  de  nou- 
rfiilei  voies.  Une  banque  nationale  a  été  fondée  en  1841  ;  la  mer, 
U  fertilité  du  sol^  une  activité  extrême,  promettent  un  bel  avenir 
à  eepeople  r^énéré. 

La  renaissance  des  études  avait  devancé  en  Grèce  la  révolu- 
lion.  La  langue  grecque  avait  cessé  d*étre  employée  dans  la 
littérature;  FoscoloetMustoxidi  se  servirent  de  Titalien.  Il  faut 
dter  avee  reconnaissance  Coray,  médecin  de  Smyme,  qui  tra- 
duisit d'abord  Beccaria  en  grec  moderne,  puis  s'associa  avec  les 
frères  Zozimos  pour  composer  une  Bibliothèque  grecque  et  des 
dictionnaires.  Greco  Ducas  voulait  que  l'on  fît  revivre  Tan- 
cienae  langue  :  ce  serait  vouloir  ramener  les  Italiens  au  latin. 
Cataisdy  prit  parti  pour  Tidiome  populaire,  et  d*heureuses  ten- 
tatives,  tdles  que  les  poésies  lyriques  de  Cbristopoulos,  le  mi- 
rent en  faveur.  Coray,  tenant  le  milieu  entre  le  purisme  des 
éradits  et  Tinstinet  populaire,  voulait  purger  la  langue  parlée 
des  locutions  étrangères,  partout  où  Ton  pouvait  y  suppléer 
par  des  formes  anciennes  correspondantes  :  principe  arbitraire 
dont  on  abusa ,  comme  il  arrive  toujours.  Il  en  résulta  qu*on 
ne  fut  ni  compris  dû  vulgaire  ni  approuvé  des  érudits;  et  Rigo 
se  moqua,  dans  une  comédie,  du  nouveau  jargon  den  doctes. 
Mais  le  gouvernement  parlementaire  donnera  i  la  langue  le 
so^e  et  la  vie,  et  la  question  se  trouvera  décidée  par  le  fait. 
Quoi  de  plus  beau  que  le  spectacle  d'un  peuple  qui  se  régé- 


360  AFFAIBSS  D*ORTERT. 

nère  ?  Mais  la  liberté  ne  naît  pas  sur  nn  lit  de  rote.  Le  géoie 
de  ia  discorde  ne  tarda  pas,  comme  toujours,  à  diviser  les  Grées. 
Les  emprunts ,  résultant  de  la  guerre  ou  de  rétablissement 
de  la  monarchie,  pèsent  lourdement  sur  le  pays;  et  les  puis- 
sances ,  qui  s'en  sont  portées  garantes ,  s'en  font  un  prétexte  pour 
s'immiscer  dans  le  gouvernement.  La  forme  d'abord  en  fot 
absolue,  et  Ton  donna  au  roi  enfant  un  conseil  de  régence; 
l'administration  fut  entièrement  dans  les  mains  dra  Bavarois.  Il 
en  vint  d'abord  quatre  mille  avec  le  roi;  d'autres  aocourureot 
pour  foire  fortune  aussi  et  avoir  leur  part  des  grandes  charges, 
grassement 'rétribuées.  Armansperg,  tuteur  d'Otbon,  appuyé 
par  les  puissances,  voulait  maintenic  l'absolutisme;  de  sortie  que 
les  anciens  patriotes,  exclus  non-seulement  du  commandement, 
mais  encore  de  la  représentation ,  dont  ils  avaient  joui  pendant 
l'insurrection,  subissaient  en  frémissant  le  joug  de  ces  étrangers. 
Le  roi.  renvoya  Armansperg,  et  prit  en  main  le  gouvernement; 
mais  cette  administration  imposée  et  despotique,  tout  en  faisant 
quelque  bien,  ne  put  se  réhabiliter  aux  yeux  du  pays.  Le  mo- 
ment étant  venu  où  les  troupes  bavaroises  devaient  quitter  la 
Grèce,  les  idées  qui  fermentaient  se  produisirent  au  grand  jour; 
et,  en  dehors  de  toute  influence  étrangère,  par  l'énergie  du  seo- 
timent  national ,  le  roi  fut  amené  à  accepter  une  constitution 
fondée  sur  la  séparation  des  pouvoirs ,  avec  les  garanties  habi- 
tuelles (  septembre  1S44  ).  Tout  ce  qu'elle  offre  de  particulier, 
c'est  l'obligation,  pour  les  rois  à  venir,  de  professer  la  religion 
nationale. 

Ainsi  la  Grèce  recouvrait  toutes  les  libertés  qui  lui  avaient 
été  enlevées ,  avec  les  assemblées  délibérantes ,  pour  lesquelles 
et  à  Taide  desquelles  elle  avait  combattu.  L'esprit  de  nationalité 
y  fut  même  poussé  si  loin,  qu'après  avoir  déclaré,  dans  la 
première  assemblée  révolutionnaire ,  que  tous  ceux  qui  croient 
en  Jésus-Christ  et  parlent  la  langue  grecque  $ont  Grecs ,  on  en 
vint  à  exclure  plus  lard  des  fonctions  publiques  tous. ceux  qui 
n'étaient  pas  nés  dans  les  limites  du  royaume  actuel  (  hétéro' 
efUhones),  Coletti ,  principal  auteur  de  la  révolution,  et  repré- 
sentant du  parti  français  en  face  de  Mai^pcordato,  chef  da 
parti  anglais ,  s'opposa  vainement  à  cet  autochtkonwne  :  c'était 


AFFAIBBS  D*OBIENT.  381 

mie  léaetîon  non-sealement  contre  les  Bavarois,  mais  aussi 
coDtre  les  riches,  et  snrtoat  contre  les  Phanariotes,  qui,  sans 
avoir  pris  part  à  la  lutte,  étaient  accourus  à  la  cuféB  >.  Les 
innées  de  l'Europe  reconnurent  la  nouvelle  constitution ,  à  la 
condition  que  ce  royaume  renoncerait  à  s'étendre;  voyant  bien 
que  le  reste  de  la  Grèce  et  l'Asie  Mineure  ont  les  regards 
tooroés  fers  un  pays  auquel  ils  seront  un  jour  réunis ,  bon  gré 
mal  gré.  Hais,  de  ce  moment,  tous  ceux  qui  s'y  étaient  râ^- 
giéi  tombèrent  dans  la  plus  triste  position ,  et  durent  songer  à 
abaDdonner  l^ir  nouvelle  patrie.  Les  émigrés  d'Ipsara  s'éloi- 
guèrent;  el  aussi  ceux  de  la  Crète  (  Candie  ),  tle  qui  ne  cesse 
de  s'agiter,  au  grand  contentement  de  l'Angleterre,  qui  con- 
voite les  belles  rades  de  la  Suda  et  de  la  Canée. 

Les  Russes ,  dès  le  dernier  siècle ,  s'étant  aperçus  qu'ils  ne 
poonraieot  rien  contre  la  Turquie  sans  la  Valachie ,  s'attachè- 
rent à  fiivoriser  les  mouvements  de  ce  pays,  où  ils  entrèrent 
en  1837  comme  libérateurs.  Le  traité  d'Andrinople,  qui  constitua 
b  Moldavie  et  la  Valachie ,  confirma  tout  ce  qui  y  avait  été  fait 
par  les  Russes ,  et  soumit  ces  provinces  à  un  tribut  annuel  de 
s  millions  de  piastres  envers  la  Porte.  Il  fut  établi  des  constitu- 
tions distinctes  pour  ces  deux  pays ,  avec  approbation  de  la 
Russie.  Le  principe  représentatif  y  domine  à  ce  point  que  le  chef 
de  rÉtat  lui-même  y  est  éki  par  une  assemblée  formée  de 
cent  vingt  boyards,  des  évéques,  de  trente-six  députés  des  dis- 
tricts ,  et  de  vingt-cinq  délégués  des  corporations  de  la  capitale, 
n  partage  le  pouvoir  avec  l'assemblée  nationale ,  qui  se  com- 
pose d^on  métropolitain  président,  de  trois  évéques,  de  vingt*cinq 
boyards,  de  dix-huit  députés  des  districts  ;  elle  n'a  point  à  s'oc- 
coper  d'affaires  politiques ,  que  les  deux  puissances  se  sont  ré- 
serrées. L'abolition  de  la  servitude  y  a  été  prononcée ,  et  tout 
iodividu  peut  maintenant  acheter  des  terres  et  devenir  noble  ; 
mais  il  feut  du  temps  pour  que  le  peuple  s'y  habitue.  Le  général 
russe  Kisselef ,  qui  fut  longtemps  président ,  donna  pour  prince 
au  pays  Démétrius  Ghika  ;  mais  ces  provinces ,  travaillées  par 
rintxigue  étrangère,  sont  le  théâtre  de  fréquentes  révolutions. 

*  GokKi  est  mort  en  «^lembre  1647. 


383  iPFAlBES  D'OBIERT 

On  compte  dans  la  Servie  douze  mille  mahométans  disséminés 
au  milieu  de  neuf  cent  mille  chiétiens ,  peuple  pieux ,  déroué  à 
ses  prêtres ,  et  qui  espère  voir  toujours  rétablir  sa  religion;  vif 
dans  ses  attachements,  plein  de  respect  pour  les  femmes,  qui , 
effrayées  de  la  brutalité  des  Turcs,  excitèrent  plus  d'une  fois  le 
courage  des  hommes  de  leur  nation.  Le  soulèvement ,  qui  date 
des  premières  années  du  siècle,  eut  pour  chefii  George  le  Koir, 
puis  enfin  Milosch ,  que  la  Porte  reconnut  pour  prince  iadépea- 
dant  en  1833,  en  se  r^rvant  la  citadelle  de  Belgrade.  Le  premier 
pas  vers  la  vie  civile  fut  de  rendre  aux  prêtres  les  registres  de 
l'état  civil  ;  car  avant  il  n'était  pris  acte  ni  des  naissances,  ni  des 
mariages,  ni  des  décès,  Milosch  établit  des  fabriques,  des  ponts, 
des  hôpitaux,  des  quarantaines,  des  postes,  un  lycée,  une  impri- 
merie, des  écoles  pour  la  langue  nationale,  des  prisons  péniten- 
tiaires :  peut-être  même  niareha-t-il  dans  cette  voie  avec  trop  de 
rapidité.  Mais  sa  férocité  fit  éclater  une  révolution  (1840),  qui  lui 
substitua  son  fils  Michel ,  repoussa  Tinfluence  russe  et  les  em- 
ployés étrangers ,  croyant  par  là  donner  satisfaction  à  la  natio- 
nalité. Aujourd'hui  le  pays  profite  des  franchises  qu'il  a  acqui- 
ses ;  et  il  y  a  déjà  à  Belgrade  des  journaux ,  une  académie ,  et 
un  code  y  a  été  promulgué  (  1844  ). 

La  prépondérance  russe  va  se  fortifiant  toujours  en  Moldavie. 
Prenant  pour  prétexte  la  fermentation  produite  par  les  événe- 
ments de  1848,  le  czar  a  fiiit  pénétrer  dans  les  principautés  une 
armée  d'occupation,  déclarant  qu'elle  n'en  sortirait  qu'alors 
que  la  tranquillité  serait  tout  à  fiiit  rétablie.  Quoi  qu'il  en  soit, 
voilà  des  tribunes  de  politique  libérale  et  d'émancipation  chré- 
tienne élevées  aux  portes  de  la  Turquie. 

Les  anciens  oppresseurs  des  Grecs  et  des  Slaves  ont  suivi  une 
autre  voie.  Ceux  même  qui  exhaltent  Mahmoud  comme  réfor- 
mateur peuvent-ils  approuver  le  temps  qu'il  clioisit  et  la  ma- 
nière dont  il  s'y  prit,  faisant  consister  avant  tout  sa  réfoimeà 
remplir  le  sérail  de  femmes  grecques ,  et  à  s'enivrer  tous  les 
jours  ?  D'une  volonté  ferme,  faible  d'esprit,  point  guerrier  comme 
doivent  l'être  les  réformateurs ,  il  dénatura  son  empire.  Il  établit 
des  imprimeries  ,  des  papeteries ,  une  gazette;  détruisit  sans 
songer  au  lendemain  ;  et  il  arriva  qu'après  avoir  mis  basFancieo 


APFAIBBS  D*OBIKIfT.  383 

éfifiee ,  il  n'élera  rien  pour  le  remplacer.  Il  ccmtinaa  ses  ré- 
fbnnesaprà  la  paix  d'AndrinopIe  ;  il  institua  de  nouyelles  mi- 
liees régulières  et  une  décoration;  il  renonça  à  l'isolement 
séculaire  de  la  Turquie ,  il  envoya  des  ambassadeurs  près  des 
poisanees  étrangères;  il  voulut  qu^on  vénérât  son  eiBgie, 
comme  celles  des  autres  rots  de  TEurope;  il  fit  construire  des 
baleiox  à  Tapeur,  prit  des  mesures  de  précaution  contre  la 
peste,  liistitoa  des  commissions  pour  le  commerce,  Findustrie, 
pour  la  révision  du  code.  On  vit  à  Péra  un  théâtre  et  un  cabinet 
de  leeUire.  Mahmoud  s*occupa  même  des  belles-lettres;  mais 
plus  il  crut  faire  pour  elles,  et  plus  elles  déclinèrent,  car  la  ma- 
Bière  européenne  s'y  introduisit  comme  dans  tout  le  reste.  Les 
calligrapbes  turcs  ont  perdu  leur  habileté  vantée ,  depuis  l'in- 
trodadion  de  la  presse  ;  les  poètes  croient  avoir  bien  mérité 
de  la  patrie  lorsqu'ils  ont  composé  des  chronogrammes ,  c'est-à- 
dire  des  sentences  énonçant  quelques  faits  historiques,  dont  ils 
indiquent  la  date  è  l'aide  de  certains  signes  alphabétiques.  Mir- 
Alemsade ,  fils  du  porte-étendard,  est  l'auteur  d'un  millier  de 
strophes  historiques  non  moins  exactes  quant  aux  chififres  que 
pMvres  de  pensées.  Au  milieu  de  tant  d'écoles,  de  tant  de  let- 
trés, Constantinople  n'a  pas  un  nom  à  citer;  les  ulémas,  hié- 
rarchie seientifique,  unique  symbole  ottoman  de  Tintelligence, 
restent  cramponna  au  passé.  Il  s'imprime  des  journaux ,  mais 
ils  ne  sont  lus  que  par  quelques  Francs;  les  livres  ne  se  ré- 
pandent pas;  à  côté  d'une  histoire  de  commande,  on  ignore  les 
investigations  historiques,  et  la  liberté  qui  en  est  l'essence  ;  l'al- 
manach  impérial  ne  consiste  guère  qu'en  astrologie ,  et  en  dis- 
tinction des  jours  propices  ou  climatériques.  On  fait  apprendre 
par  cœur  aux  en&nts  des  sentences  qu'ils  ne  comprennent  pas , 
ce  qui  paralyse  leur  intelligence  avant  tout  développement.  Dans 
les  colites  (madrassahs)  de  Boukhara,  dont  l'université , 
type  de  toutes  les  universités  musulmanes ,  peut  donner  la  me- 
sure du  haut  enseignement  de  Vislam,  on  compte  annuellement 
neuf  à  dix  mille  étudiants  de  l'Arabie ,  de  l'Afghanistan,  delà 
Turquie,  de  l'Afirique,  de  l'Inde.  Chaque  collège  a  un  nombre  fixe 
d^étndiants,  sous  un  ou  deux  professeurs.  Chaque  étudiant  achète 
de  quelque  autre,  en  arrivant,  la  place  qu'il  occupait  dans  le  ma- 


384  AFFAIRES  d'OBIBNT. 

drassah;  et  il  y  peut  rester  toute  sa  vie ,  pourvu  qu'il  ne  se 
marie  pas.  Ils  se  préparent  aux  leçons  des  maîtres  par  la  lecture, 
et  des  discussions  sous  les  portiques.  Les  ouvrages  classiques 
sont  au  nombre  de  cent  trente-sept  :  le  professeur  £iit  lire  d*abord 
par  un  bachelier  quelques  sentences  sur  le  thème  proposé; 
il  invite  les  élèves  à  discuter  entre  eux  les  opinions  qu*ils  oat 
émises;  puis  il  critique ,  corrige ,  et  finit  par  donner  sa  propre 
décision.  Les  sciences  enseignées  sont  le  droit  et  la  théologie, 
la  langue  et  la  littérature  arabes;  la  sagesse,  c*est-à-dire  la  lo- 
gique, réthique,  et  la  métaphysique;  mais  tout  se  réduit  atu 
éléments  et  à  des  définitions.  Voilà  cependant  Tunique  source 
de  la  théologie  musulmane  actuelle,  de  la  littérature  et  de  la 
philosophie.  Les  Persans  ont  seuls,  comme  schyytes,  leur  uni- 
versité particulière.  Ainsi  tout  se  borne  à  des  questions  de  théo- 
logie casuiste ,  qui ,  préjudiciables  au  sens  commun ,  ne  sont 
bonnes  qu*à  faire  des  sophistes,  des  fanatiques,  des  esprits 
stationnaires.  Les  gens  d'étude  ne  sortent  pas  des  classiques, 
non  pour  y  puiser  des  idées  nouvelles,  qiais  pour  les  surcharger 
de  notes ,  d'appendices ,  de  scolies  et  de  commentaires. 

Ainsi  les  réformes  ne  devaient  avoir  pour  résultat  en  Tur- 
quie que  défaire  perdre  aux  musulmans  leurs  qualités  originales, 
sans  leur  en  donner  d'autres.  On  parlait  aux  femmes  d'éman- 
cipation, mais  les  harems  ne  s'ouvraient  pas,  et  ce  qu'on  leur 
concéda  de  liberté  n'était  propre  qu'à  amener  du  scandale  et 
à  augmenter  la  corruption.  Les  musulmans  ne  pouvaient  donc 
voir  dans  Mahmoud  qu'un  renégat;  et  les  cadavres  flottant  sur 
le  Bosphore  révélaient  à  la  fois  et  le  mécontentement  et  le 
châtiment.  Un  derviche ,  vénéré  comme  saint ,  alla  un  jour 
apostropher  le  sultan  en  ces  termes  :  Infidèle,  rCes-tu  pas  ras- 
sasié (f  abominations?  Tu  rendras  compte  devant  Allah  dt 
ton  impiété,  TU  détruis  les  institutions  de  nos  pères,  to 
ruines  Fislam ,  tu  attires  la  vengeance  du  prophète  sur  toi 
et  sur  nous.  Dieu  me  commande  de  te  déclarer  la  vérité,  d 
il  ni'a  promis  la  couronne  du  martyre.  Il  ne  manqua  pas  de 
l'obtenir  en  effet,  et  Ton  vit  son  cadavre  entouré  d'une  lumière 
éthérée. 

Sur  la  fin  de  sa  vie ,  Mahmoud  proclama  la  tolérance  envers 


AFFAIBBS  d'orient.  385 

ks  ebrétiens ,  autorisant  l'archevêque  Maxime  Mazlum  à  gou* 
verner  les  catlSoliques  des  provinces  d'Antioche ,  d'Alexandrie 
et  de  Jérusalem,  et  à  exercer  librement  les  fonctions  spirituelles. 
Il  défendit  à  tout  musulman  de  dire  aux  catholiques  :  Pour» 
quoiiisez-vous  les  saintes  Écritures?  Pourquoi  aliumez'vous 
des  cierges f  Pourquoi  avez-vous  des  chaires,  des  images? 
Pourquoi  brûlez-vous  de  C encens,  exposez-vous  des  croix? 
Il  interdit  aux  chrétiens  toutefois  de  pratiquer  en  public.  11 
pmnit  de  les  entendre  comme  témoins,  et  lit  défense  de  les 
eoQtratndre  sous  aucun  prétexte  à  se  faire  musulmans;  Tar- 
ehevéque  fut  autorisé  à  porter  son  costume  distinctif,  ainsi  que 
la  croix  ;  à  avoir  des  mulets  et  des  chevaux ,  et  chacun  fut  tenu 
de  respecter  ses  décisions  en  fait  de  religion  et  de  discipline. 

Mahmoud  laissa  amsi  un  royaume  a^aibli  à  son  Gis  Abdul- 
Medjid,  qui  lui  succéda  bien  jeune  (1^'  juillet  1839),  et  se 
trouva  environné  de  dangers  extérieurs.  Le  hatti-schérif  >  de 
Gulhané  (3  novembre),  qu'il  publia  aussitôt,  fut  pris  pour  une 
coQstitution  par  ceux  qui  croient  possible  de  régénérer  un 
peuple  avec  une  charte.  Cet  acte  réformait  le  vieux  système 
d'administration,  en  garantissant  à  tous  sujets  la  vie,  les  biens  et 
rbonneur;  promettait  de  répartir  et  de  percevoir  régulièrement 
ks  impôts ,  et  de  procéder  de  même  pour  la  levée  des  soldats; 
il  ordonnait  en  outre  la  publicité  des  jugements  rendus  selon 
la  loi  divine  avec  sentence  régulière,  et  défendait  de  faire 
mourir  personne  en  secret.  Il  voulait  que  les  biens  fussent  pos- 
sédés paisiblement  et  transmis  aux  héritiers,  même  ceux  des  con- 
damnés. Ces  dispositions  étaient  applicables  à  tous  les  sujets  de 
Tempire,  sans  distinction  de  religion.  Enfin  le  jeune  sultan  pro- 
mettait des  codes  et  des  lois  sur  toutes  les  matières.  £n  y  re- 
gardant bien,  peut-être  trouvera-t-on  que  ce  fut  là  un  acte  im- 
prudent, car  il  diminua  Tautorité  des  magistrats,  sans  accroître 


<  Le  feiwa  est  nne  décision  religtease  on  juridique,  émanée  du 
mufti,  ou  do  ministre  de  la  loi;  le  firman  est  une  décision  politique 
ou  administrative,  émanée  do  divan  suprême.  le  hatiischér\f  on  katti- 
tckérifeU  un  acte  de  la  volonté  personni-Ue  du  souverain,  signé  le 
{tlus  souvent  de  sa  main.    (  An.  R.  )    . 

33 


S86  AFFÀIBES  D  ORIENT. 

la  sécurité  des  sujets.  Il  confessa  qu*il  existait  de  graves  désor- 
dres avec  la  volonté  d*y  remédier,  mais  en  même  temps  avec 
l'impuissance  d*y  réussir.  Il  enleva  aux  Turcs  les  privilèges  de 
la  conquête,  sans  leur  réconcilier  pour  cela  les  raîas.  C'est  une 
œuvre  qui  ne  peut  s'accomplir  que  bien  lentement,  et  seulement 
peut-être  par  la  ruine  de  Fun  des  deux  peuples. 

Cep^dant  les  regards  des  croyants  se  tournaient  d^un  autre 
côté,  et  ils  voyaient  dans  Méhémet'Ali ,  vice-roi  d*]tgypte,  le 
restaurateur  futur  de  l'islam.  Nous  avons  déjà  parlé  de  ses 
progrès,  et  dit  comment  il  avait  songé  à  relever  l'Egypte.  Ce 
fut  en  despote  aussi ,  sans  s'adresser  aux  éléments  nationaux, 
mais  à  la  civilisation  européenne.  Il  lui  fallait,  pour  y  parvenir, 
n*avoir  à  redouter  ni  la  violence  au  dehors,  ni  la  désobéissance 
au  dedans  ;  mais,  en  vrai  Turc,  il  ne  connaissait  d'autre  moyen 
que  la  force,  et  pour  se  la  procurer,  l'argent. 

L'Egypte,  cette  grande  vallée  africaine  dont  le  Nil  a  fait  le 
plus  fertile  de  tous  les  pays,  est  placée  dans  de  telles  conditions 
naturelles ,  que  la  propriété  y  a  toujours  été  réglée  par  des  sys- 
tèmes particuliers.  Quand  PArabe  Amrou  conquit  l'Egypte, 
peu  de  temps  après  la  venue  de  IMahomet,  les  droits  précédem- 
ment établis  y  ilireut  maintenus ,  et  les  premières  transmissions 
de  propriété  se  firent  moyennant  une  rétribution  au  prince; 
usage  qui  continua  sous  les  khalifes  et  les  mamelouks.  Sé- 
lim  r%  sultan  ottoman,  voulant  abaisser  les  hautes  classes, 
décréta  que  les  terres  déjà  concédées  par  les  princes  appartien- 
draient au  souverain  :  en  conséquence,  les  propriétaires  ( motr/- 
tezim  )  ne  furent  plus  que  des  usufruitiers,  a  la  mort  desquels 
les  terres  faisaient  retour  an  fisc  ;  mais  les  héritiers  les  rache- 
taient d'ordinaire  à  un  prix  fixé  arbitrairement.  L'usufruitier  ne 
pouvait  vendre  son  domaine ,  s'il  était  accablé  de  dettes  ;  le  fonds 
retournait  au  fisc,  qui  en  investissait  un  autre.  Soliman  H,  en 
confirmant  toutes  ces  dispositions,  confia  l'administration  des 
terres  à  un  deflerdar,  lequel  en  tint  registre,  sous  l'inspection 
d'un  pacha  siégeant  au  Caire,  qui  donnait  un  firman  provisoire 
au  nouvel  investi  pour  les  propriétés  du  fisc,  institutions  con- 
formes à  la  nature  du  pays ,  et  qui  se  maintinrent  par  ce  motif. 
Les  terres  qui  appartiennent  au  gouvernement  sont  cultivées 


AFFAIfiES  D*OBIENT.  387 

par  des  fellahs ,  auxquels  il  fournit  les  instruments  et  le  bétail, 
en  les  payant  à  la  journée  ;  ce  sont  les  terres  les  mieux  cultivées, 
grâce  à  la  TÎgilance  du  maimour  de  chaque  canton,  qui  en  pres- 
crit le  mode  de  culture.  Après  la  récolte ,  ce  qui  n*est  pas 
destiné  à  la  consommation  est  livré  au  gouvernement  à  des  prix 
fixes,  et  transporté  par  les  fellahs  dans  les  magasins  établis 
pour  chaque  canton.  On  laisse  le  cultivateur  disposer  des  cé- 
réales moyennant  une  rente.  Les  villages  avaient  beaucoup  de 
terres  provenant  de  fellahs  morts  sans  héritiers,  et  de  ceux  qui, 
inhabiles  à  les  cultiver,  les  cédaient  pour  de  Targent.  D'autres 
étaient  affectées  à  des  établissements  publics  et  à  des  mosquées. 
Lm  terres  dont  Tadministration  était  confiée  de  temps  immé- 
niorial  aux  Cophtes  ne  changèrent  point  de  régime ,  parce  que 
toQt  changement  aurait  préjudicié  à  leur  intérêt  et  à  leur  répu- 
tation. Les  Cophtes  remplissaient  aussi  les  fonctions  de  géomètres 
et  de  notaires  ;  mats ,  sur  la  fin  du  règne  des  mamelouks ,  leurs 
«oies  furent  fermées,  et  il  fut  défendu  d'enseigner  leur  langue. 
Quand  Bonaparte  parut  en  Egypte,  les  biçns  des  émigré  fu- 
rent confisqués ,  mais  il  respecta  ceux  des  habitants  inoffensifs  ; 
les  impôts  vexatoires  furent  abolis,  et  les  biens  passèrent  aux 
héritiers,  moyennant  un  droit  d'enregistrement. 

Sous  Mébémet-Ali,  à  mesure  que  les  mamelouks  s'étei- 
gnaient, leurs  propriétés  passaient  dans  les  mains  du  pacha, 
qui  accorda  des  pensions  aux  moultezims  survivants.  Plus 
tard  il  fit  rentrer  au  fisc  les  propriétés  des  mosquées  et  des  éta- 
Uissem^ts  publics  ;  il  n'eut  besoin  pour  cela  que  de  les  con- 
traindre à  produire  les  documents  authentiques  qui  prouvaient 
la  propriété.  11  renouvela  ainsi  l'opération  de  l'Hébreu  Joseph  ', 
K  faisant  l'unique  propriétaire  du  sol ,  et  ne  laissi.nt  posséder  à 
titre  particulier  que  les  maisons.  Cependant  il  concéda  à  de^ 
particuliers  certaines  terres  en  friche,  à  la  charge  de  les  mettre 

'  Joceph ,  diaprés  la  traditîoo  biblique,  avait  conseillé  au  pharaon 
de  prélever  à  son  profit  le  cinquième  du  produit  des  terres  pendant 
^  années  d^abondance  :  quand  les  temps  de  disette  furent  arrivés,  les 
cQltîTateurs  abandonnèrent  le  sol  au  roi  pour  obtenir  du  blé. 

(  Am.  R.  ) 


388  AFFAIBES   I>*OBIENT. 

en  culture ,  avec  exemption  dlmpôts  pour  un  temps  déterminé  : 
et  moyennaut  redevance.  Il  substitua  à  Tancien  mode  la  grande 
culture,  plus  convenable  pour  les  inondations  ;  il  multiplia  les 
canaux,  appela  des  agriculteurs  et  des  jardiniers  d*£urope.  La 
garance,  le  coton,  Fmdigo,  Topium,  le  riz ,  le  maïs,  le  froment, 
les  mûriers ,  les  meilleurs  fruits,  prospérèrent  sur  ce  sol  si  fer- 
tile ,  et  les  manufactures  s*y  multiplièrent. 

Mais  le  peuple  y  gagna- Ml  quelque  cbose?  non  :  ce  fîit  un 
monopole  tout  au  profit  du  vic«-roi,  qui  revendit  au  feibh 
toutes  les  choses  nécessaires  à  la  vie,  et  au  prix  qu*il  voulut.  En 
même  temps  il  répandait  Tinstruction ,  fondait  des  écoles  et  des 
académies,  mais  dirigées  toujours  par  des  Francs,  et  dans 
le  seul  but  de  former  son  armée.  Les  soldats  albanais,  qui 
avaient  été  les  instruments  de  son  élévation ,  devenant  indo- 
ciles à  la  discipline ,  furent  ramenés  à  Tobéissance  par  les  pro- 
cédés habituels  ,*  et  le  colonel  français  Sève  forma  ses  troupes 
aux  manœuvres  européennes.  11  porta  ses  troupes  de  ligne  à 
cent  trente  mille  hommes;  et  en  y  joignant  les  Bédouins  irré- 
guliers, les  ouvriers  des  ports,  la  milice ^  les  élèves  des  écoles 
militaires,  il  en  eut  jusqu*à  deux  cent  soixante  mille.  Marseille 
et  Livoume  fournirent  à  Méhéroet-Ali  les  premiers  bâtiments 
dont  il  se  servit  contre  la  Grèce.  Lorsque  Ibrahim  eut  évacué 
la  Morée,  son  père  Taccueillit  après  sa  défaite  avec  une  rési- 
gnation toute  musulmane,  et  le  traita  presque  en  triomphateur; 
puis,  s*appliquant  à  réparer  ses  pertes,  il  forma,  avec  Taide 
d^ofGciers  francs ,  une  cavalerie ,  une  flotte  et  un  corps  d'artil- 
lerie. Sur  le  promontoire  d'Alexandrie ,  qui  était  encore  désert 
en  1D28,  on  vit  s'élever  dès  1834  un  arsenal  vaste  et  bien  or- 
ganisé, d'où  sortirent  dix  vaisseaux  de  ligne  de  cent  canons, 
et  force  bâtiments  d'un  raug  inférieur,  quoique  le  pays  ne 
fournît  ni  fer,  ni  bois,  ni  cuivre,  ni  ouvriers,  ni  officiers  enûn 
pour  diriger  cette  armée  navale. 

Aujourd'hui  l'Egypte  possède  tous  les  établissements  dfs 
pays  civilisés ,  jusqu'aux  télégraphes  :  grand  argument  contre 
ceux  qui  mesurent  la  civilisation  sur  les  chiffres  de  la  statistique 
et  sur  les  institutions  gouvernementales.  Méhémet-Ali  ne  s'est 
servi  des  ressources  de  l'Europe  que  pour  organiser  le  despo- 


AFFAIRES   D*ORIEMT.  38» 

tisme  asiatique;  et  Ton  ne  saurait  trouver  une  pire  condam- 
nation de  la  civilisation  musulmane,  que  Tessai  tenté  par  Mali- 
mood  et  par  Méhémet  :  tout  y  est  matériel ,  fictif,  superficiel, 
iofractaeux.  Liberté  de  pensée,  dignité,  légalité,  humanité  égale 
répartitioQ,  tout  ce  qui,  en  un  mot,  est  la  gloire  ou  Tespérauce 
des  pays  chrétiens,  est  ignoré  en  Egypte  comme  en  Turquie  :  le 
peuple,  pareil  aux  bétes  de  somme  achetées  pour  le  service,  ne 
travaille  que  pour  un  seul  ;  la  conscription  y  est  une  chasse 
d'hommes  ;  Tadministration ,  une  hiérarchie  d*oppressions  ;  le 
bâton  y  est  la  loi  et  le  châtiment  universel ,  quand  il  n'y  va  pas 
delà  tête.  Les  habitants  sont  entre  eux  solidaires  de  l'impôt  :  si 
le  paresseux  ne  paye  pas,  le  vice-roi  tombe  sur  le  sujet  labo- 
rieux; il  s*en  prend  à  la  bourgade  entière,  afin  que  son  fisc  ne 
le  trouve  pas  en  déficit.  Ajoutez  à  cela  qu*il  paye  annuellement 
3  millions  de  pensions  à  des  femmes  sorties  de  sop  harem , 
mariées  à  des  personnages  du  premier  rang ,  aux  grands  digni- 
taires de  rÉtat. 

Cest  ainsi  que  les  revenus  du  trésor  se  sont  élevés  en  Egypte 
jusqu'au  sextuple  ;  mais  la  population  y  a  diminué  d'un  tiers ,  et 
œ  qui  reste  y  est  misérable,  ignorant,  sans  jouissances,  comme 
nos  pensées  et  sans  dignité.  Il  y  a  là  des  fabriques  d'armes ,  et 
point  dliopitaux  ;  des  écoles  de  génie ,  et  point  d*écoles  pour 
apprendre  à  lire;  des  palais  éclairés  au  gaz,  et  point  de  réver- 
bères dans  les  rues.  Les  premiers  venus  que  Ton  peut  saisir  sont 
enrôlés  de  force  pour  creuser  un  canal  ou  élever  un  fort,  pour  y 
travailler  des  mois  entiers  sans  salaire,  quelquefois  même  sans 
nourriture.  Là  où  le  peuple  ne  meurt  pas,  il  s'enfuit;  et  le  pacha 
d'Acre  ayant  refusé  de  rendre  six  mille  fellahs  qui  s'étaient 
réfugiés  chez  lui ,  il  en  résulta  une  guerre  qui  faillit  envelopper 
l'Europe  entière. 

La  Syrie  se  trouve  liée  à  l'Egypte  par  son  origine,  sa  langue , 
son  histoire  ;  de  telle  façon  que  qui  possède  l'une  doit  aussi  pos- 
séder fautre.  Méhémet  comprit  de  bonne  heure  le  parti  qu'il 
tirerait  de  ce  pays,  pourvu  des  ports  et  des  forêts  dont  le  sien 
manque,  et  qui  lui  ouvrirait  une  route_vers  la  Turquie.  Il  eom- 
men(^a  par  s'assurer  l'amitié  d'Abdallah ,  ^  .«re,  et  do 

Ternir  Beschir,  souverain  du  Liban ,  en  leur  obleu^  t  le  pardon 

30. 


3U0  AFFAIBES  O^ORIENT- 

de  la  Porte  pour  leur  rébellion.  Mais  Abdallah  ne  se  prêtant 
pas  à  ce  qu^on  exportât  du  Liban  des  bois  pour  la  flotte  égyptienne, 
favorisant  en  outre  la  contrebande  et  accueillant  les  fugitifs 
égyptiens,  Méhémet  envahit  la  Syrie.  Le  choléra,  qui  moissonoa 
des  centaines  de  mille  hommes  dans  TArabie  et  TÉgypte,  dé- 
sorganisa Tarmée  et  retarda  l'expédition;  mais  elle  fut  reprise  : 
Ibrahim  attaqua  Saint-Jean  d*Acre  et  8*en  empara  (27  mai  1832), 
malgré  cette  réputation  d*inexpugnable  qu'elle  avait  acquise 
depuis  que  Bonaparte  échoua  devant  ses  murs. 

Une  telle  victoire  ouvrit  les  yeux  au  Grand  Seigneur,  qui 
arma  aussitôt  pour  réduire  un  vassal  devenu  si  menaçant.  Ainsi, 
deux  armées  turques ,  disciplinées  à  Teuropéenne,  se  trouvèrent 
en  présence.  Vainqueurs  à  Konieh ,  les  Égyptiens  se  trouvaient 
libres  de  marcher  sur  Constantinople,  où  Thorreur  des  réformes 
de  Mahmoud  faisait  désirer  Méhémet ,  comme  le  représentant 
de  Torthodoxie  musulmane.  Mais  alors  une  flotte  russe  parut 
dans  le  Bosphore  pour  prendre  en  main  la  cause  du  Grand 
Seigneur,  qui,  pressé  en  outre  par  les  Français  et  les  Autrichiens, 
finit  par  conclure  la  paix  de  Koutayeh  (  14  mai  1633),  paria- 
quelle  il  accorda  le  pachalik  de  Syrie  au  vice-roi  d*Égypte ,  qui 
Be  reconnut  vassal  de  la  Porte. 

C'était  consacrer  Tagrandissement  de  TÉgypte  au  détriment 
de  la  Turquie  :  toutes  deux  s'épiaient  d'un  œil  soupçonneux  et 
avide,  la  main  sur  le  cimeterre.  Les  deux  pays  eurent  à  subir 
de  nouveaux  sacriûces ,  et  plus  encore  la  Syrie ,  déchirée  des 
deux  côtés  à  la  fois.  Méhémet  ne  se  voyant  d'autre  garantie, 
pour  la  conservation  de  ses  États,  que  la  diplomatie  européenne, 
sentit  plus  que  jamais  le  besoin  d'une  grosse  armée.  Il  en  usa 
pour  épuiser  la  Syrie ,  où  il  déploya  une  rigueur  pire  que  celle 
des  Turcs,  et  Gt  naître  une  collision  entre  les  Druses  et  les  Ma- 
ronites ,  afin  de  dominer  les  uns  et  les  autres.  Au  lieu  d'exciter 
l'enthousiasme  musulman,  il  n'employa  que  des  hordes  armées, 
composées  de  chrétiens,  d'Albanais,  de  Turcs.  Son  vaste  mono- 
pole parut  d'autant  plus  lourd  que  le  commerce  était  toujours 
demeuré  libre  dans  l'empire  ottoman.  La  Syrie,  frémissante 
sous  un  pareil  joug,  finit  par  s'insurger;  et  les  hostilités  du- 
rèrent jusqu'à  la  fin  de  1839,  avec  une  horrible  destruction 


AFFAIRES  D*0R1BNT.  391 

d'hommes,  et  au  grand  contentement  de  la  Porte,  qui  voyait 
ses  emiemis  s*af£aiblir  réciproquement.  L'Égyptien  devenait* 
iJ  menaçant?  la  Porte  se  tournait  alors  vers  la  Russie,  qui  finit 
par  lui  arraeher  le  traité  d'Unkiar-Sckelessi,  très-dommageable 
pour  l'intérêt  turc.  S*efiFrayant  bientôt  des  pas  que  cette  alliée 
Êûsait  vers  elle,  la  Porte  la  conjura  de  s'arrêter;  puis,  croyant 
le  moment  Tenu  de  reprendre  les  armes  contre  son  vassal  re- 
belle, elle  prononça  la  déchéance  de  Méhémet-Ali.  La  défaite 
de  Mézib  anéantit  presque  Tarmée  impériale,  tandis  que  le  capi- 
tan-pacha,  en  haine  du  grand  vizir,  faisant  voile  vers  Alexan- 
drie, allait  livrer  la  flotte  turque  au  pacha(juillet  1839). 

Ce  fut  pendant  cette  guerre  que  Mahmoud  mourut  ;  et  le 
jeune  Abdul-Medjid  se  vit  près  d'être  détrôné  par  le  vice-roi 
d'Egypte ,  dont  la  dynastie  nouvelle  semblait  faite  pour  régé- 
nérer rÉtat  turc ,  en  y  versant  Télément  arabe.  Si  les  musul- 
man* s'accommodaient  de  ce  changement ,  laRussie  s'inquiétait 
de  voir  la  conquête  de  Constantinople  reculée  indéfiniment 
pour  elle;  l'Angleterre,  de  voir  surgir  un  nouveau  con- 
canrent  à  ses  possessions  d'Asie  ;  les  libéraux^  de  voir  grandir 
un  nouveau  représentant  du  principe  despotique;  Metternioh, 
de  ee  qu^une  occasion  s'offrait  à  la  Russie  d'intervenir  comme 
protectrice.  L'Autriche  déclara  donc  qu'elle  entendait  qu'on  ne 
détachât  de  l'empire  ottoman  que  le  moins  possible,  et  qu'elle 
serait  pour  quiconque  fonderait  un  empire  fort ,  grec  ou  turc. 
Hais,  pour  en  finir  avec  ces  rivalités  jalouses,  on  s'arrêta  à  l'idée 
de  conserver  la  Porte  faible  avec  des  vassaux  puissants,  et  de 
restreindre  Méhémet-Ali  à  l'Egypte ,  dût-on  employer  la  force 
an  besoin.  C'est  dans  ce  but  qu'une  alliance  fut  signée  à  Londres 
(  16  juillet  1S40  )  entre  les  grandes  puissances,  à  l'exclusion  de 
la  France.  Déjà  en  dissentiment  avec  elles  pour  les  affaires 
de  la  Grèce,  de  l'Espagne  et  du  Portugal,  la  France,  au  mo- 
ment où  elle  balançait  entre  l'Angleterre  et  la  Russie ,  se 
trouva  insultée  par  les  rois  et  isolée  des  peuples,  elle  qui  était 
la  terreur  des  première  et  l'espoir  des  seconds. 

Cétait  la  première  question  grave  qui  se  fût  élevée  entre  les 
princes  depuis  1815,  et  tout  le  monde  crut  que  l'Europe  allait 
être  en  feu.  La  Russie  visait  à  Consuntinople ,  l'Angleterre  à 


393  AFFAIRES  D^ORIEKT. 

Alexandrie  :  malheur  donc  si  elles  se  mettaient  d'accord  !  Il  est 
établi  par  les  documents  officiels,  que  rAutriche  et  la  Prusse,  pour 
troubler  la  bonne  intelligence  de  TAngleterre  et  de  la  France , 
firent  cet  outrage  à  la  dernière,  compromettant  ainsi  la  paix 
et  leurs  propres  intérêts.  Les  whigs  anglais,  qui  pendant  on 
demi-siècle  avaient  proclamé  Talliance  avec  la  France ,  se  mi- 
rent à  la  renier,  pour  la  traiter  en  rivale.  Les  révolutionnaires 
crurent  le  moment  venu  de  donner  une  meilleure  solution  aux 
af&ires  de  Tltalie,  de  la  Pologne ,  de  la  Belgique,  et  de  la  Grèce. 
Les  esprits  sages  accusaient  les  cabinets  d^avoir  lancé  rétincelle 
sur  la  mine,  et  croyaient  la  France  en  état  de  se  présenter  di- 
gnement en  lice  pour  une  si  bonne  cause,  sans  avoir  besoin  de  ré- 
veiller les  passions  révolutionnaires. 

Mais  pensant  qulbrahim  s'attendait  à  des  secours  de  la 
France ,  qui  était  plus  forte  dans  la  Méditerranée  i|ue  FAngle- 
terre,  et  qu*il  venait  de  s*engager.au  delà  du  Taurus  (29  octo- 
bre), un  ministère  d'action  était  remplacé  à  Paris  par  un  minis 
tère  de  réflexion  ;  et  la  paix  de  FKurope,  compromise  par  les 
cabinets ,  fut  rétablie  par  deux  faits  inattendus ,  Tinaction  de  la 
France  et  la  faiblesse  du  vice-roi.  Après  avoir  sommé  le  pacha 
d'abandonner  la  Syrie,  les  puissances  Tattaquèrent  par  les  ar- 
mes et  par  les  révoltes.  Elles  prirent  Beyrouth  de  vive  force; 
et  la  flotte  anglaise ,  se  présentant  devant  Alexandrie ,  donna 
vingt-quatre  heures  à  Méhémet  pour  accepter  Vultîmafum, 
c'est-à-dii^e  se  contenter  de  TÉgypte.  Le  pacha,  qui  dominait 
du  ^il  au  Taurus,  se  résigna  à  recevoir  son  pardon  et  le  gou- 
vernement héréditaire  de  rÉgypte;  à  payer  10  millions  de  tribat; 
à  ne  pas  garder  plus  de  dix-huit  mille  hommes  sous  les  armes; 
à  renoncer  à  son  drapeau,  à  ne  nommer  que  jusqu'au  grade  de 
colonel;  à  ne  point  construire  de  vaisseaux  de  guerre  sans  per- 
mission expresse  :  restrictions  ridicules,  quand  le  vaincu  peat, 
dès  qu'il  le  voudra,  battre  le  vainqueur  ;  mais  derrière  ces  deux 
fantômes  il  y  avait  deux  puissances  réelles,  l'Angleterre  et  k 
Russie. 

Le  !3 juillet  1841 ,  les  ministres  d'Angleterre,  de  Russie,  de 
Prusse,  d'Autriche  et  de  Turquie,  déclarèrent  que  les  Darda- 
nelles resteraient  en  temps  de  paix  fermées  à  tout  bâtiment  de 


AFFAIRES   D^OBIENT.  303 

guerre  étranger;  et  que  les  motifs  de  leur  alliance  ayant  cessé, 
ih  déclaraient  nul  le  traité  du  mois  de  juillet  précédent.  La 
France  reprit  sa  place  dans  Taréopage  européen ,  mais  avec  un 
affront,  et  après  s*étre  bien  convaincue  qu*elle  restait  isolée ,  et 
que  le  concert  de  ses  ennemis  pourrait  toujours  faire  échec  à 
ses  projets. 

Hébénaet-Ali ,  rejeté  de  ces  provinces  qu*il  croyait  si  bien  à 
lut,  continua  de  civiliser  tyranniquement  TÉgypte ,  et  tourna 
ses  regards  vers  TArabie,  impatient  d'y  fonder  un  empire  qui  le 
dédomnoageât  de  ce  qu'il  avait  perdu  dans  TAsie  Mineure.  Mais 
si  Mébémet-Ali  fut  écrasé,  le  Levant  ne  fut  pas  paciGé  pour 
ce'a ,  ni  Fempire  rajeuni  ;  et  les  provinces  abandonnées  par  le 
vice  roi  ne  retournèrent  pas  à  la  Porte ,  mais  à  Fanarcbie.  Il  y 
eut  partout  des  soulèvements  :  la  Thessalie  et  la  Macédoine  ré- 
damèrent  les  droits  des  Grecs  ;  la  Bulgarie  se  souleva  contre 
des  exactions  violentes,  et  les  Amantes  envoyés  pour  les  réduire 
y  portèrent  le  carnage.  Candie  et  la  Syrie  furent  tout  en  feu , 
et  les  puissances  se  virent  obligées  d*employer  la  force  pour 
abattre  la  croix,  qui  osait  se  dresser  sur  rida  et  sur  le  Liban. 
l^  Porte  D*y  put  rétablir  sa  domination  qu*en  entretenant  la 
ciscorde  entre  les  peuples  du  Liban  ;  et  la  lutte  intestine ,  les 
irassacres  réciproques  deces  races  chrétiennes,  seraient  pour  les 
paissances  deFEurope  un  spectacle  lamentable,  si  la  politique 
avait  des  entrailles. 

IjCs  Maronites  et  les  Druses  sont  les  principaux  peuples  de  la 
Sjrie  :  les  premiers  habitent  les  vallées  du  centre,  et  les  chaînes 
les  plus  élevées  du  Liban,  depuis  le  voisinage  de  Beyrout  jusqu'à 
Tripoli  ;  les  Druses  occupent  le  Liban  méridional ,  sur  le  revers 
de  TAoti-Liban  et  du  Gobelsceik.  Les  Maronites  n*ont  de  loi 
qiie  b  coutume  ;  leurs  villages  sont  indépendants  les  uns  des 
autres ,  les  matières  religieuses  exceptées.  Le  peuple  vit  d'agri  • 
culture;  les  propriétés  sont  Gxes  et  respectées.  Laborieux, 
Itospitalters ,  ils  sont  restés  fidèles  à  FÉglise  romaine,  qui  s*est 
montrée  envers  eux  très-conciliante,  leur  accordant  le  mariage 
des  prêtres,  la  liturgie  en  langue  vulgaire,  la  communion  sous 
les  deux  espèces.  Le  patriarche  est  nommé  par  le  clergé,  il  est 
confirmé  par  le  iégat  pontifical  qui  réside  dans  le  couvent  d'As- 


394  AFFAIRES   I>'OBIENT. 

toura^  leurs  évéques,  nombreux  et  respectés,  demeurent  dans 
les  monastères.  On  compte  dans  le  pays  beaucoup  de  moines, 
soumis  à  une  règle  très-rigoureuse  ;  et  comme  ils  ont  de  Tios- 
truction ,  ils  servent  de  secrétaires  à  des  Turcs  même  et  à  des 
Druses.  Attachés  à  Rome ,  ils  ont  en  aversion  les  Grecs  schis- 
matiques.  Le  besoin  d'opposer  Tastuce  au  despotisme  explique 
leur  fourberie,  comme  la  franchise  des  musulmans  vient  de  ce 
qu'ils  sont  les  maîtres  depuis  des  siècles.  Les  Druses  sont  une 
tribu  arabe  qui  s*est  réfugiée  dans  ces  nrontagnes  à  Tépoque 
du  grand  schisme  musulman  ;  plus  guerriers  et  moins  nombraax 
que  les  Maronites ,  ils  cultivent  le  mûrier  pt  la  vigne ,  le  coton, 
les  grains.  L*émlr,  qui  réunit  Fautorité  civile  et  militaire, 
reçoit  Tinvestiture  du  pacha  turc,  et  perçoit  le  tribut  que  la 
Porte  s'adjuge  sur  les  vignobles,  les  mûriers,  le  coton  et  les 
grains;  en  cas  de  guerre,  c'est  lui  qui  fait  appel  à  toute  la  po* 
pulation.  Les  Druses  passent  pour  un  peuple  très-hardi,  et 
extrêmement  jaloux  de  l'honneur.  Ils  n'ont  qu'une  seule  femme, 
dont  l'infidélité  est  punie  de  mort  par  ses  propres  parents  :  le 
mari,  dans  ce  cas,  la  leur  renvoie  avec  le  poignard  qu'il  a  reçu 
d'eux  le  jour  des  noces  ;  le  père  et  les  frères  lui  coupent  la  tête, 
et  font  passer  au  mari  une  mèche  ensanglantée  de  ses  cheveui. 

Hospitaliers,  mais  pleins  d'orgueil,  ils  ont  en  horreur  lescao' 
dale;  peu  leur  importe  la  faute  qui  n'a  pas  eu  de  témoins,  lli 
ont  greffé,  sur  un  fond  d'islamisme ,  des  pratiques  idolâtres  il 
toutes  sortes  de  superstitions  empruntées  aux  croyances  des 
différents  peuples  parmi  lesquels  ils  vivent.  Chez  eux,  pointai 
prières,  poiut  déjeunes  ni  de  circoncision ,  comme  chez  les  mu*, 
sulmaus;  ni  interdictions,  ni  fêtes.  Ceux  qui  en  sont  jugés  cat* 
pables  passent  au  rang  A^akkal,  c'est-à-dire  dMnitiés,  tandis 
que  les  ignorants  restent  diael.  Les  akkals  de  premier  d^rési 
distinguent  par  des  turbans  blancs,  symbole  de  pureté;  ils  fuient 
tout  contact  avec  les  étrangers,  et  se  réunissent  secrètenieot 
dans  certains  oratoires  élevés  (  kalné  ),  fermés  aux  profane 
Ils  paraissent  adorer  le  veau,  et  ont  une  grande  foi  dans  lei 
amulettes  :  du  reste,  toujours  prompts  à  se  faire  chrétiens  m 
musulmans,  mais  en  demeurant  Druses  au  fond. 

Après  avoir  vaincu  Fakreddin  (en  1600),  les  pachas  turcs 


▲PFAIAES  d'OAIENT.  ^7 

fendml  les  lottes  de  la  Grèce ,  se  laissèrent  séduire ,  en  18)8 , 
par  des  promesses  étrangères  ;  mais  iks  se  trouvèrent  aban- 
donnés à  la  paix.  Les  beys  chrétiens  indigènes  furent  détruits 
ai  1830,  ce  qui  permit  aux  rajas  de  respirer.  Comme  le  pacba 
#Égyple  les  poussait  à  la  révolte,  ppur  Caire  une  diversion, 
les  Turcs  firent  sauter  tons  les  forts^  et  ils  introduisirent  dans  le 
pays  ee  gouvernement  bâtard,  appelé  réforme  à  Constantinople. 
En  1835,  ils  se  soulevèrent  en  arborant  la  croix;  et,  comme 
les  astres  insuigés  de  ces  eontrées,  ils  réclamèrent  la  fraternité 
rdigieusedes  Grecs,  et  leur  réunion  à  cet  État  naissant;  mais 
la  diplematie  s*y  opposa.  Aujourd'hui  les  Albanais  du  nord 
ont  une  tendance  vers  llUyrie,  tandis  que  ceux  du  sud  se 
mêlait  aux  Grecs  :  tous  repoussent  le  joug  qu'ils  ont  porté  tant 
de  sièdes  en  frémissant. 

Les  Bulgares  sont  aussi  à  la  veille  de  se  relever,  maintenant 
que  le  Danube  et  la  mer  Noire  deviennent  un  moyen  d'agir 
sur  TAsie.  Cette  race,  moins  connue  que  les  Turcs,  ses  maîtres, 
parce  que  peu  de  gens  portent  leur  attention  sur  les  vaincus,  et 
parée  que  la  crainte  de  la  peste  Tisole  du  monde  civilisé,  comme 
les  antres  sujets  de  la  Turquie ,  ne  dépend  que  nominalement 
du  synode  de  Constantinople ,  et  chaque  évéque  y  agit  de  son 
chef;  et  son  influence  sociale  ne  peut  qu'en  souffrir.  £n  1812^ 
après  la  guerre  avec  la  Russie,  les  Bulgares  furent  replacés 
avee  la  Servie  sous  le  joug  ottoman.  Eu  1821,  les  heiduques 
bulgares,  s*éveillant  au  bruit  de  la  révolution  grecque,  coururent 
aux  armes  ;  Botzaris  était  un  des  leurs  :  mais  ils  ne  voulurent 
paseorobattre  avee  les  Russes  en  1828,  comprenant  qu*ils  ne 
fmâent  que  changer  de  maîtres.  Ils  formèrent  depuis  une  asso- 
ciatioD  libérale  à  Tomow  ;  mais  ils  furent  découverts,  et  mas- 
sacrés. De  nouvelles  associations  s'organisent,  et  le  frémissement 
de  Findépendanee  s'y  propage,  sans  rien  qui  puisse  Tarrréter. 

Toute  la  Bulgarie  fut  émue,  en  1840,  d'une  prophétie  qui  lui 
promettait  l'affranchissement.  En  1841,  la  violence  exercée 
sur  unejemie  fille  souleva  les  Balkans;  une  guerre  de  dévos- 
utkNi  s'ensuivit,  et  la  Porte  répandit  son  or  pour  corrompre 
les  lâches  ;  beaucoup  cherchèrent  un  refuge  dans  les  moulagues 
on  en  Macédoine,  parmi  les  Klephtes  grecs.  Aujourdhui  les 

BIST.  DE  CEirr  AR8.   —  T.   III.  »*'• 


898  AFPÀIBES  D^OBIBIIT. 

Bulgares,  qai  forment  une  population  de  quatre  milttoDS  d 
demi,  se  ressentent  fortement  de  l'influence  de  la  (kèee;  Hs 
sont  poussés  aussi  par  les  Russes ,  qui  voudraient  prendre  pied 
dans  leur  beau  pays. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  le  Monténégro  sentit  le 
souffle  révolutionnaire  pénétrer  au  fond  de  ses  vallées;  le  grand 
vladika  Pierre,  qui  lutta  contre  Napoléon ,  et  mourut  octogé- 
naire en  1840,  fit  de  longs  efforts  pour  constituer  son  pays. 
Pierre  II,  qui  lui  succéda  dans  la  série  des  prêtres  héros,  fit 
des  réformes  dans  le  même  esprit  ;  et ,  s*étant  rendu  iodépeo- 
dmit  de  TAutriche  et  de  la  Russie,  il  assouplit  les  mceois  de 
ee  peuple  et  le  fit  renoncer  aux  vengeances  héréditaires,  rem* 
plaçant  les  vengeances  par  des  procès.  Il  réussit  à  établir  l'im- 
pât.  L'Autriche  s*étant  refusée  à  faire  atu  Monténégrins  de 
légitimes  concessions,  ils  sont  devenus  ses  ennemis,  et  ib  in- 
quiètent Cattaro,  dont  TAutriche,  de  peur  de  nuire  à  Tiieste, 
B*a  pas  voulu  développer  la  prospérité. 

Parmi  les  populations  slaves  soumises  à  la  Turquie ,  les  Bos- 
niens seuls  sont  catholiques,  comme  les  Croates,  aux  moave- 
méats  desquels  ils  s'assodent  Llmpulsion,  partie  d'Agrane, 
arrive  à  eux  par  les  rapports  de  race  et  de  religion;  et  ils  ne 
sont  jamais  sourds  à  ces  appels.  Le  pays  qu'ils  habitent  est 
bouleversé  comme  par  la  lave  d*un  volcan  en  éruption,  et  Too 
prétmidrait  en  vain  déterminer  comment  ils  se  trouvent  ainsi 
jetés,  et  encore  moins  ce  quMIs  deviendront  Pour  que  des  mil- 
Hons  de  chrétiens  continuent  à  obéir,  aux  portes  de  TEurope  et 
avec  l'exemple  de  la  Grèce,  h  une  bande  armée  et  à  un  gouve^ 
nement  inepte  et  avili ,  il  faut  la  protection  des  cabinets  euro- 
péens; or  le  Turc  compromet  cette  protection  par  ses  propres 
imprudences,  qui  font  éclater  à  chaque  instant  de  nouvdiff 
insurrections.  Les  deux  partis  ennemis  sont  donc  continuelle- 
ment aux  prises.  I^s  populations  gréco-slaves  soupirent  après 
le  drapeau  qui  .flotte  sur  le  Pirée,  et  qui  peutiétre  est  destiné  à 
réunir  tout  le  Levant  européen.  Mais  que  de  difflcultés  dans 
cette  entreprise-là,  où  des  conquêtes  séculaires  ont  tellement 
mêlé  les  populations! 

Le  vieil  Orient  est  devenu  le  point  de  mire  de  la  diplomatie; 


AFFAIBES  D*OBIENT.  399 

plnsieura  fois  il  a  été  au  moment  de  mettre  aux  prises  les  puis- 
ances  européennes  :  ce  sont  elles  qui  dictent  au  divan  ses  dé- 
dsioiis,  qui  décident  Pélévation  ou  la  chute  des  ministres  de  Sa 
Haotesse.  La  Russie  a  la  griffe  toujours  allongée  sur  cette  proie 
qni  lui  est  désignée  ;  l'Angleterre  cherche  à  s'établir  sur  Tisthme 
de  Suez,  et  à  acquérir  une  espèce  de  patronage  sur  les  pachas 
et  les  émirs  de  Syrie,  afin  que  Toccupation  de  Constantinople 
par  la  Russie  ne  soit  pas  toute  au  profit  de  cette  puissauce.  Elle 
a  même  installé  un  évéque  anglican  h  Jérusalem ,  comme  poui 
babituer  les  Orientaux  à  la  considérer  comme  leur  protectrice. 
La  France,  qui  ne  voudrait  pas  rester  déshéritée  dans  ce  par- 
tage, concentre  ses  forces  dans  la  Méditen*anée.  L'Autriche 
a  les  yeux  fixés  sur  les  bouches  du  Danube ,  dont  elle  convoite 
aussi  les  sources.  Il  y  en  a  enfin  qui,  dans  ledéchirement  de  Tem- 
pireture,  entrevoient  la  possibilité  d'un  remaniement  européen 
qoi  remplacerait  la  division  arbitraire  des  territoires ,  par  la 
démarcation  naturelle  des  nationalités. 


TABLE. 


I 


Pig» 

Empire  turc f 

Régénération  de  la  Grèce. < 5 

Amérique.  —  Les  Étatt-Unls 53 

Colonies  en  Amérique '.  Si 

Émancipation  de  1* Amérique  espagnole... • $5 

Littérature;  —  L'École  romantique 417 

Beaux-Arts. no 

Musique 193 

Érudition.  —  Ardiéologie 203 

Histoire - 2» 

France.  —  La  Restauration 2Si 

Les  Trois  Journées  de  Juillet • <  258 

Révolution  de  IWO 2CT 

Conférence  de  Londres.  —  RéactioiM 277 

Constitution  de  l'État  belge 299 

Les  Ministères  et  les  Partis  en  France 29S 

Péninsule  it>érique 3lo 

Suède  et  Danemark 521 

Confédération  misse '. ...  531 

Confédération  germanique 310 

Russie ,...537 

A  ffaires  d*Orient • ^77 


FIN  DU  TROISIÈME  VOLUME. 


HISTOIRE 


DE 


CENT  ANS 


TOME    IV 


TYiniGRAPIIIE  DE  H.   PIRIUA   DIOOT.   »  HISniL  (BURE). 


HISTOIRE 


nE 


CENT    ANS 

1750-1850 

(onroiius,  sciences,  littérature,  beaux- arts) 

PAR  CÉSAR  CANTU 

XrAdttit  de  IHiaBen,  «veo  noies  et  ohterratîon» 

PAR  AMÉDÉE  RENÉE 

coimilUAtiVR  DE  VHMoirê  deg  Frunçais  de  Sismondt 


TOME  QUATRIÈME 


PARIS 

LIBRAIRIK  DE  FIRMIN  DJDOT  FRÈRES,  FILS  ET  C* 

IMPRIMEURS  Ùt  l'institut,  RUE  JACOB,   56 

1860 


HISTOIRE 


DE  CENT  ANS. 


EMPIRE    BRITANNIQUE. 

La  vraie,  la  plus  constante  ennemie  de  la  Révolution  française 
fiit  rAi^leterre;  et  les  torys  conquirent  dans  cette  lutte  persé- 
rém&te  Tadmiration  de  tous  ceux  qui  sont  à  genoux  devant  le 
saceès.  Napoléon  espéra  triompher  de  son  ennemie,  en  défen- 
dant à  FEurope  de  recevoir  ses  navires  et  ses  marchandises  ;  et 
son  ennemie  au  contraire  n*en  prospéra  que  mieux  :  sans  rivale 
nr  les  naen»  elle  s'empara  de  ce  trident  de  Neptune  que  l'on  a 
appelé  avec  raison  le  sceptre  du  monde.  Les  énormes  emprunts 
contractés  par  le  gouvernement  enrichissaient  les  particuliers. 
La  prospérité  de  Tagriculture,  de  la  marine,  des  manufactures, 
la  construction  des  canaux,  de  ces  docks  admirables,  capables 
de  recevoir  les  plus  grands  vaisseaux,  tant  d'entreprises  dispen- 
dieuses, prouvèrent  combien  le  capital  national  s'était  accru. 
Seule  à  Tabri  des  armées  ennemies ,  la  Grande-Bretagne  four- 
nissait un  refuge  aux  capitaux ,  ^éme  à  ceux  de  Napoléon  ;  le 
blocus  continental  lui  procura  les  énormes  profits  de  la  contre- 
bande, et  réduisit  l'Europe  à  la  nécessité  de  s'adresser  à  elle 
pour  obtenir  lés  matières  premières  elles-mêmes.  Le  coton, 
qui  valait  2  f.  50  à  Londres  et  à  Manchester,  se  payait  le  triple 
à  Hambourg,  le  quadruple  à  Paris;  et  les  produits  manufac- 
turés que  r Angleterre  offrait  sur  le  continent  s'y  vendaient  de 
se  à  300  pour  cent  de  plus  que  dans  l'tle  :  gain  énorme,  qui 
faisait  braver  tous  les  risques  de  l'introduction. 

niST.  DE  cairr  ans.  _  t.  iy.  i 


2  EMPIBE   BRITARNIQUK. 

L'Angleterre  sortit  victorieuse  de  la  lutte,  mais  greyée  de 
lourdes  charges.  Pendant  le  règne  de  George  III  jusqu'en  1816, 
les  revenus  accumulés  s'étaient  élevés  à  1,386  millions  ster- 
ling ■ .  Cependant  on  contracta  une  dette  de  581  millions sterl  ;  et, 
quoique  beaucoup  de  dépenses  eussent  été  supprimées,  Thitérét 
de  la  dette  absorbait  42  millions  de  livres  sterling  de  revenu 
ordinaire,  sur  46.  Si  T Angleterre  eut  à  souffrir ,  dans  la  pre- 
mière année  de  In  paix,  une  disette  comme  jamais  elle  n'en  avait 
éprouvé  durant  le  blocus ,  c'est  qu'elle  avait  cessé  d'être  l'uni- 
que maîtresse  des  mers  depuis  qu^elles  étaient  redevenues  libres. 
Les  torys  ne  jouirent  donc  pas  d'un  triomphe  qui  était  leur  ou- 
vrage; des  idées  de  réformes  surgirent  successivement,  intro- 
duites, l 'une  par  Canning  dans  les  relations  extérieures ,  une 
autre  par  Huskisson  dans  la  politique  commerciale,  et  la 
troisième  par  Gray  dans  la  constitution. 

La  politique  anglaise  est  avant  tout  commerciale  :  elle  con- 
siste à  accroître  les  produits  de  l'industrie ,  ou  du  moins  à  les 
soutenir,  en  leur  ouvrant  de  nouveaux  marchés.  Cette  politique 
engendre  des  traités  de  commerce  et  des  conquêtes  au  dehors, 
nu  dedans  mille  problèmes  à  débattre  entre  le  gouvernement 
et  l'opposition.  Cette  continuelle  et  ardente  lutte  entre  le  patri- , 
ciatdes  propriétaires  et  la  plèbe  laborieuse,  est  pour  riiomiiie  i 
d'État  un  champ  d'études  aussi  fécond  que  peut  l'être  l'histoire  i 
de  la  république  romaine.  i 

La  dynastie  de  Hanovre,  qui  dut  son  triomphe  aux  vrighs,  et  i 
eut  contre  elle  d'abord  l'aristocratie ,  favorisa  le  commerre. 
Walpole  chercha  en  conséquence  à  dégrever  les  propriétés,  à 

>  Avant  1816,  la  livre  sterling  valait  24  fr.  75;  depuis,  elle  a  <H>' 
de  23  tt.  25.  Elle  se  divise  en  20  schellings,  ceux-ci  en  doute  pences, 
et  un  penny  en  quatre  farthlngs.  Avant  1616,  la  monnaie  d*or  se 
comptait  par  gainées  de  26  Ir.  47;  depuis  1816,  par  souverains  àt 
75  fr.  21;  la  monnaie  d^argent  par  couronnes,  rancienne  couronne 
valant  G  fr.  16,  la  nouvelle  5  fr.  81.  Le  dollar,  ou  écu  de  banque"» 
vaut  5  fr.  41  ;  la  livre  de  poids,  453  grammes.  Le  gallon,  mesure <J^ 
«.apacilc  pour  les  liquides,  contient  3  litres  785,  et  4  litres  405  povr 
les  firatns.  Le  pie<l  a  0,304.  Le  mille  est  de  1,609  kilomètres;  la  liene 
marine,  de  5,'»n'ï. 


EMPIRE  BBITANNIQUB.  3 

étendre  le  négoce  ;  et  il  basa  Tassiette  de  rimpot^ur  les  coniri- 
butioDS indirectes  {excise).  La  guerre  contre  Napoléon  força 
de  reconrir  à  Yincome  iax  sur  les  revenus  qui  n*ont  pas  de 
apitaJ  apparent,  comme  les  pensions  et  les  emplois,  et  à  la 
property  fax  sur  les  revenus  de  capitaux  mobiliers  ou  immo- 
biliers, comme  loyers,  fermages,  intérêts  '.  La  paix  rétablie, 
00  aonit  bien  voulu  maintenir  cette  contribution  ;  mais  le  par- 
lement s'y  refusa. 

Les  manufactures  anglaises  cessèrent  de  fournir  des  armes  et 
des  vêtements  à  l'Europe  entière,  où  surgirent,  au  contraire,  des 
oooeurrents  partout;  et  il  s'établit  jusque  dans  l'Inde  des  fila- 
tures et  des  machines  à  tisser.  Heureusement  pour  l'industrie 
britannique,  lès  colonies  américaines,  en  se  rendant  indépen- 
dantes, vinrent  lut  offrir  de  nouveaux  consommateurs  ;  et  Tins- 
tmment  puissant  de  la  vapeur  lui  permit  d'inonder  le  monde 
de  ses  fers  et  de  ses  cotons  ',  d'occuper  ainsi  ses  populations 
affamées. 

Mais  cette  guerre  retentissante  que  Napoléon  lui  avait  faite, 
ses  alliés  la  continuaient  sourdement,  en  opposant  les  douanes 
aux  marchandises  anglaises,  et  en  rétablissant  dans  les  colonies 
le  monopole,  que  la  guerre  avait  interrompu.  L'empereur 
Alnandre  lui-même  fut  amené,  par  l'exemple,  à  «  renoncer  à 
celte  libre  circulatioa  qu'il  avait  considérée  en  1815  comme 
un  remède  aux  maux  de  l'Europe  ',  et  il  recourut  au  tarif  pour 
protéger  les  intérêts  de  l'industrie  nationale. 

Le  prix  élevé  des  denrées ,  au  temps  où  le  continent  était 
fermé,  avait  engagé  les  propriétaires  h  des  dépenses  énormes 
sardes  terrains  ingrats;  mais  à  peine  commençaient-ils  à  rap- 
porter,  que  la  paix  rouvrit  les  mers  ;  la  valeur  des  denrées  baissa, 

'  Avant  1&43,  en  prenant  la  moyenne  de  dix  années ,  le  produit  des 
tlooanes  était  de  587  millions  et  demi  ;  celui  de  Vexcise  sur  les  objets 
>W  consommation  immédiate,  de  375  millions;  celui  du  timbre,  de 
177  millioa<i  et  demi  ;  tandis  que  Vincome  and  property  iax  ne  don* 
tiûit  alors  que  12  millions. 

'  De  1 803  à  1 8 1 3 ,  l'Angleterre  en  exporta  annuellement  pour  42  mil- 
•)  ms  de  livres  sterling  ;  et  pour  54,  de  1815  à  1822. 

^  Molib  du  nouveau  tarif  de  douanes;  Annuaire  à»  1822,  page  317. 


4  EMPIRE   BRITANNIQUE. 

et  de  nombreux  capitaux  se  trouvèrent  compromis.  Ces  |»oprié- 
taires  Grent  mettre ,  comme  remède,  de  lourdes  taxes  sur  les 
grains  étrangers,  c'est-à-dire,  décréter  la  famine;  Té^ilibre 
n'existant  plus  entre  les  besoins  des  consommateurs  et  les  exi- 
gences des  producteurs,  ce  fut  le  peuple  qui  en  soufirit.  Ces 
maux  intérieurs,  que  la  guerre  avait  assoupis,  venant  à  se  ré- 
veiller. Te  parti  qui  demandait  la  réforme  du  parlement,  en  ad- 
mettant au  vote  tout  travailleur  et  tout  producteur,  gagoa  du 
terrain  ;  les  radicaux  Grent  entendre  tout  haut  que  ceux  qui 
n'avaient  pas  le  droit  au  scrutin  ne  devaient  pas  être  soumis  à 
l'impôt. 

Déj^  la  société  des  Spencéens  conspirait  dans  un  but  de 
nivellement  (1817);  chaque  ville,  chaque  village  ouvrait  uo 
club  de  Uampden ,  dont  le  mot  d'ordre  était  :  f^eiUe,  et  sois 
prêt!  Le  projet  des  conjurés  était  de  s'emparer  de  la  Tour,  de 
faire  sauter  les  ponts  de  la  ville,  d'incendier  les  casernes^  et 
d'arriver  ainsi  h  la  réforme  radicale  du  parlement.  U  fallut, 
|X)ur  les  atteindre,  suspendre  i'y^a6ea5cor/7tf«,  c'est-à-dire  pro- 
clamer la  loi  martiale. 

Un  peu  plus  tard  (aoilt  1819) ,  ce  n'étaient  plus  des  conju- 
rations, c'était  la  faim  qui  armait  les  prolétaires  à  Birmingham 
et  à  Manchester,  au  cri  :  le  suffrage  vniversei,  la  réforme^  ou 
la  mort!  Les  assemblées,  échauffées  par  Hunt  et  par  Wolselej. 
se  mirent  partout  à  délibérer.  Un  corps  de  cavalerie  lancé  sur 
une  de  ces  réunions  tua  un  millier  de  personnes.  Il  en  résulta 
une  explosion  de  malédictions  contre  le  ministre  Castlereagh; 
Hunt,  délivré,  fut  porté  en  triomphe.  Mais  le  gouvernement 
défendit  les  armes ,  les  exercices,  les  écrita  incendiaires  ;  il  as- 
sujettit au  timbre  les  journaux  et  les  pamphlets  politiques;  et 
FEurope  s'attendit  à  voir  l'Angleterre  bouleversée. 

Le  9  janvier  1820  mourut  ce  vieux  roi,  qui,  fou  par  inter- 
valles, toujours  faible  d'esprit,  avait  prouvé  le  mérite  des  lus* 
titutions  représentatives  (puisque  le  pays  avait  pu  soutenir  sous 
son  règne  la  lutte  la  plus  terrible  et  devenir  la  première  nation 
du  monde)  ;  le  prince  régent  lui  succéda  sous  le  nom  de 
George  IV.  Ce  prince,  qui  déjà  s'était  fait  connaître  par  le  scan- 
dale de  ses  mœurs,  apprêta  im  ignoble  spectacle  à  ses  sujets  dans 


EMPIBE  BBITAKNIQUE.  5 

Je  procès  qu*il  intenta  à  la  princesse  de  Galles,  sa  femme.  Ca- 
rolioe  avait  affiché  ses  amours  en  Europe  et  en  Asie.  Lorsque 
100  époui  fut  monté  sur  le  tiône ,  elle  demanda  que  son  nom 
fut  inséré  dans  la  liturgie ,  comme  reine.  Elle  essuya  un  refus  ; 
on  loi  proposa  50,000  livres  sterling  par  an ,  pour  renoncer  au 
titre  de  reine  etdemeurer  sur  le  continent,  en  la  menaçant  d*un 
procès  si  elle  venait  en  Angleterre.  Elle  y  aborda  néanmoins,  et 
le  roi  demanda  que  le  mariage  fût  dissous,  et  qu'elle  fûtdécla* 
lée  indigne  de  régner.  L'opposition  prit  fait  et  cause  pour  la 
piiocesse,  parce  que  le  roi  et  Castlereagh  Taccusaient;  elle 
m  pour  défenseurs  Canning  et  Brougham.  Ce  dernier,  membre 
des  communes,  s'était  fait  de  son  esprit  une  arme  redoutable  : 
tantôt  violent,  tantôt  sarcastique,  il  excellait  à  tenir  la 
cbambre  en  baleine  des  heures  entières.  Extrêmement  actif, 
même  hors  des  chambres,  il  était  à  la  tête  de  diverses  associa- 
tions :  dans  les  meetings,  il  maltraitait  la  foule,  il  injuriait  ses 
adTcnaires;  il  haranguait  jusqu'à  sept  fois  dans  un  jour  dans 
des  lieux  différents,  pour  vaincre  Tor  par  la  parole. 

L*appui  de  ce  célèbre  avocat  vint  en  aide  à  la  princesse,  mais 
plos  encore  la  &veur  populaire.  La  pruderie  anglaise  fut  ou- 
trageusement blessée  par  Tindécence  de  certaines  révélations. 
Les  jurés  n'en  déclarèrent  pas  moins  que  le  délit  n'était  pas 
certain  ;  et  le  procureur  général  fut  contraint  de  dire  a  Caro- 
line :  jéUez,  et  ne  péchez  plus.  Les  trois  royaumes  se  livrèrent 
a  des  transports  de  joie»  parce  qu'une  femme  coupable  res- 
tait impunie.  Cependant  le  roi  ne  voulut  pas  l'admettre  à  la 
eérémonie  du  couronnement;  elle  fut  repoussée  de  Westmins- 
ter,et  en  mourut  de  chagrin  (7août  182t).  Ses  funérailles  furent 
une  véritable  ovation  ;  et  George  IV  s'écria  :  f  oi/Sdr  un  des  plus 
beaux  jours  de  ma  vie  ^l 

La  mort  de  cette  princesse  comme  celle  de  Napoléon,  qui 
arriva  presque  en  même  temps,  furent  attribuées  au  poison  par 

*  Un  autre  procès  scandaleux  avait  été  intenté,  en  1809»  au  doc 
d^York ,  accusé  de  vendre  des  places  dans  Tarinée  par  Tintermédiaire 
de  miss  Clarke,  sa  roattresse;  et,  bien  qu^absous  à  nne  faible  majo- 
rité, il  tùi  contraint  de  se  démettre  du  commandement  en  chef. 

1. 


6  EMPIBE  BBITANNIQUE. 

la  multitude^  on  prétendit  que  le  gouvernement  avait  voulu 
se  délivrer  de  ses  embarras  en  présence  de  Forage  qui  le  mena- 
çait. Il  est  certain  qu'alors  le  parti  tory,  tout-puissant  depuis 
la  chute  de  Napoléon,  dut  baisser  la  tête  devant  Topinion  po- 
pulaire, que  ce  dernier  débat  avait  enflammée. 

Dans  le  parlement,  on  accusait  le  ministère  de  marchera  la 
remorque  de  la  Sainte- Alliance,  ce  qui  avait  empêché,  disait-oo, 
que,  dans  les  révolutions  survenues  depuis  1820,  la  nation  se  fdt 
montrée  avec  la  dignité  convenable.  L'Angleterre,  caressée  par 
les  rois  tant  qu'elle  avait  paru  nécessaire  pour  abattre  renoemi 
communale  péril  une  fois  passé,  causait  de  l'ombrage  aux  cabi- 
nets, dont  la  politique  était  revenue  à  l'absolutisme.  L'opinion 
publique  voulait  qu'on  intervint  en  Espagne  en  faveur  d'une 
constitution  déjà  reconnue  en  1812  par  l'Angleterre;  Grey  et 
Brougham  reprochaient  au  ministère  de  laisser  écraser  la  liberté 
par  une  prétendue  neutralité  :  et  comme  les  Anglais ,  même  les 
moins  libéraux ,  n'admettent  guère  l'absolutisme  des  rois,  lord 
Castiereagh  soutint  au  congrès  deTroppau  et  de  Laybach  que  les 
peuples  ont  le  droit  de  régler  seuls  leur  organisation  intérieure. 
Mais  ce  ministre  avait  perdu  sa  popularité;  et  lorsqu'il  se  donna 
la  mort  de  sa  propre  main  (9  août  1823  ),  le  peuple  y  vit  un 
remords  de  s'être  fait  l'instrument  de  la  Sainte-Alliance.  Can- 
ning  son  successeur,  ennemi  de  la  démocratie ,  mais  propaga  ^ 
leur  des  idées  libérales,  s'efforça  de  rendre  à  son  pays  Hn- 
fluence  suprême  qu'il  avait  perdue.  U  prit  parti  pour  les  op- 
primés, afin  de  diminuer  la  puissance  des  oppresseurs,  prêt  à 
se  rallier  à  ceux-ei  toutes  les  fols  qu'il  voyait  à  y  gagner;  il 
louvoya  selon  les  événements,  et  non  selon  les  principes;  il 
combattit  en  Europe  ceux  qu'il  soutenait  en  Amérique ,  parée 
que  tel  était  l'intérêt  de  l'Angleterre.  Pitt  l'avait  fait  entrer  à 
vingt-deux  ans  au  parlement  (1793),  où  il  attaqua  la  Révolution 
française  et  les  idées  qu'elle  semait  en  Europe;  et  il  mérita  par 
son  habileté,  sa  facilité,  par  l'à-propos  de  ses  réminiscences  clas- 
siques, et  aussi  par  un  vif  sentiment  de  la  réalité,  quelqbefois 
par  la  majesté  et  l'énergie ,  d'être  compté  parmi  les  meillews 
orateurs.  Les  principaux  actes  de  son  ministère  furent  la  vio- 
lation de  la  neutralité  danoise,  et  son  alliance  avec  l'insunectioo 


EMPIRB  BAITANMIQUB.  7 

rspagnole.  On  l'avait  tu  sortir  du  cabinet  en  J809,  par  TefTet 
d'une  rupture  avec  Casdereagb,  qui  alla  jusqu'au  duel;  et  il 
B'aiait  pris  aucune  part  à  la  reconstruction  européenne  qui  fut 
iœuvre  de  ce  dernier.  Devenu  son  successeur,  il  chercha  à  di- 
minuer la  prépondérance  des  monarchies  absolues,  à  dégager 
son  pays  de  leur  alliance;  et  il  opposa  au  triumvirat  des  puis- 
sances sa  neuircUUé,  tout  prêt  à  se  tourner  du  côté  des  peuples, 
Si  les  rois  ne  renonçaient  à  leurs  projets  de  surveillance  sur 
r^arope.  «  A  Theure  qu'il  est,  disait-il,  une  lutte  ouverte  ou 

•  sourde  est  engagée  entre  l'esprit  de  la  monarchie  absolue  et 

•  celui  de  la  pure  démocratie.  Aucun  siècle  n'offre  une  plus 

•  grande  ressemblance  que  le  nôtre  avec  celui  delà  Réforme;  et 
«  l'exemple  d'Elisabeth  est  là  pour  conseiller  à  l'Angleterre  de 
«  se  mettre  à  la  tête  des  nations  hbres  contre  le  pouvoir  arbi- 

>  traire.  Mais  Elisabeth  était  elle-même  au  nombre  de  ceux  qui 
«  s'étaient  insurgés  contre  l'autorité  romaine,  tandis  que  nous, 

•  nous  combattons  la  monarchie  absolue,  vaincue  depuis  long* 

•  temps  dans  ce  pays.  Prêts  à  porter  secours  aux  opprimés  dans 

•  les  deux  partis  extrêmes,  il  n'est /pas  de  notre  politique  de 
«  nous  associer  à  qui  que  ce  soit.  Qu'avons-nous  de  commun 
■  avec  les  peuples  qui  se  soulèvent  pour  posséder  ce  dont  nous 

>  jouissons  déjà  depuis  longtemps  ?  Nous  observons  toutes  les 
«  phases  de  ces  querelles  de  la  hauteur  où  nous  sommes  par- 

•  venus ,  non  pas  avec  cet  égoïsme  cruel  qui,  selon  le  poêle,  re- 
«  garde  tranquillement  du  rivage  ceux  que  bat  la  tempête,  mais 

•  avec  un  désir  sincère  d^apaiser,  d'éclairer,  de  réconcilier,  de 

•  sauver  :  toujours  en  nous  offrant  comme  exemple,  et  même 
«  en  y  joignant  au  besoin  nos  efforts.  Notre  position  est  donc 

•  la  neutralité ,  non-seulement  entre  les  nations  belligérantes , 
«  mais  encore  entre  les  principes  contradictoires  '.  » 

Indifférence  égoïste,  en  vertu  de  laquelle  Canning  laissa  en- 
vahir l'Espagne ,  content  d'empêcher  que  la  Sainte- Alliance  y 
fignrât  comme  corps  solidaire.  L'opposition  lui  reprocha  de 
laisser  triompher  sur  le  continent  les  maximes  de  la  Sainte- Al- 
liance, pour  réagir  contre  la  liberté  anglaise  et  la  restreindre. 

'  Séance  du  28  avril  1822. 


8  EVPIBE  BAITAIÏNIQUE. 

Les  réfugiés  d*Espagne  et  d'Italie  trouvèrent  sur  le  sol  britanni- 
que protection  et  secours  ;  on  réclama ,  on  plaignit  le  sort  de 
leur  patrie.  Ganning  répondait  aux  reproches  :  Faut-il,  parce 
que  les  Français  ont  occupé  V Espagne^  mettre  le  blocus  devant 
Cadix  f  Non,  jamais  !  J'ai  cherché  une  compensation  dans 
un  autre  hémisphère.  Si  la  France  occupe  l'Espagne,  fe  n'ai 
pas  voulu  que  ce  fût  avec  les  Indes  ;  et  j'ai  appelé  le  nouveau 
monde  à  C existence^  pour  rétablir  l'ancien  équilibre, 

£n  effet,  TAngleterre  grandit  avec  ce  système,  qui  était  d^ac- 
cord  avec  les  convoitises  de  son  commerce.  En  Amérique,  les 
nouveaux  États,  devenus  libres,  ouvrirent  un  vaste  champ  à  la 
spéculation,  que  les  canaux  et  les  chemins  de  fer  élargirent  en- 
core plus  tard.  Dans  Tlnde,  les  Anglais  entamèrent,  avec  les 
Birmans  et  les  Mahrattes,  des  hostilités  qui  devaient  aboutir  à 
la  conquête  du  pays  tout  entier. 

Les  opérations  de  bourse  en  Angleterre  passaient  toujours  aux 
yeux  du  public  pour  une  espèce  d'usure.  En  1802,  quand  l38  énor- 
mes emprunts  contractas  par  le  gouvernement  vinrent  donner 
à  ce  Jeu  une  extension  nouvelle ,  on  construisit  un  vaste  palais, 
où  il  fut  établi  des  règlements  et  tout  un  cérémonial  d'admis- 
sion ;  ce  fut  le  centre  d'une  société  politique ,  toute-puissante 
dans  les  affaires  de  l'Europe,  qui  ne  put  entreprendre  aucune 
opération  financière  sans  consulter  la  bourse  de  Londres.  Le 
système  des  emprunts  remonte  à  Guillaume  de  Nassau,  qui 
Tavait  appris  en  Hollande,  et  qui  emprunta,  pour  fonder  la  ban- 
que, 1,200,000  livres  sterling  à  huit  pour  cent,  et  se  trouva 
avoir  contracté,  de  1688  à  1702,  une  dette  de  44,100,795  livres 
sterling.  Une  des  deux  compagnies  des  Indes  offrit  au  gouver- 
nement 2  millions  de  livres  sterling  à  huit  pour  cent,  à  la  con- 
dition que  le  capital  serait  remboursé  avant  1711,  conditioo 
qui  ne  fut  pas  remplie.  Le  chancelier  Blontaigu  imagina  en  1096 
les  billets  de  Téchiquier,  de  20  livres  sterling,  qui  devaient 
être  reçus  4ans  le  payement  de  Timpdt,  et  qui,  ne  pouvant  en- 
suite être  remboursés,  furent  consolidés  à  six  pour  cent.  Ce  fut 
l'origine  de  la  dette  publique  consolidée.  Les  opérations  Gnan- 
cières  se  multiplièrent  tellement  sous  la  reine  Anne,  que  la  dette 
s'éleva  à  60    millions  sterling,  tandis  que  le  revenu  ne  dé- 


EMPIBB  BBITANNIQUC.  9 

pusttt  pgs  62  millions.  George  I*%  sous  le  règne  duquel  il  8*ë- 
leraà  80  millions»  réduisît  la  dette  àS3,  grâce  aux  moyens  d*é- 
ranooiie  qui  furent  alors  pratiqués  ;  mais,  à  la  paix  d*Aix-la- 
QupeUe,  elle  était  remontée  à  76  millions,  et,  lors  de  la  guerre 
en  Canada,  à  160.  Plus  de  503  millions  sterling  vinrent  s'ajou- 
ter à  la  dette  dans  les  quinze  premières  années  du  siècle,  si 
bien  qu^  la  paix  de  Paris  elles'élevait  à  884,622,454  livres  ster- 
liog.  On  profita  de  l'abondance  des  capitaux  pour  convertir 
le  doq  pour  cent  en  quatre,  puis  le  quatre  en  trois  et  demi  ; 
ce,  plus  tard  en  trois.  Aujourd'hui  le  capital  consolidé,  évalué  en 
fraDcç,  s'élève  à  près  de  19  milliards,  dont  la  rente  est  de  plus 
de642niiliioDS. 

La  banque  étant  devenue  une  annexe  du  gouvernement,  grftce 
a  il  communauté  d'intérêts,  le  ministère  put,  en  s'entendant  avee 
elle,  étendre  ses  propres  opérations.  Elle  augmenta  ses  béuéflces 
à  mesure  que  la  dette  s'accrut  ;  si  bien  que,  depuis  sa  fonda- 
tioo  jusqu'en  1790,  les  actionnaires  se  partagèrent  51,546,666  li« 
Très  sterling;  en  1783,  son  capital  s'élevait  à  8,900,000  livres 
sterling,  et  en  1816  à  14,955,000.  Pendant  les  guerres  de  l'em^ 
pire,  le  gouvernement  emprunta  toute  la  réserve  métallique  de 
cet  établissement  ;  son  crédit  chancela  bientôt,  et  les  demandes 
de  remboursement  se  multiplièrent  à  tel  point,  que  la  banque 
De  se  trouva  plus  en  mesure  de  les  satisfaire.  Le  cabinet  alors 
anoma  une  grave  responsabilité ,  en  autorisant  la  banque  a 
saspendre  ses  payements,  et  à  donner  cours  forcé  a  ses  billets. 
Le  papier  remplaça  donc  tout  à  fiiit  les  métaux  précieux  qui 
avaient  passé  sur  le  continent.  La  banque ,  contrainte  de 
faire  de  nouveaux  prêts,  fiit  forcée  d'émettre  d'autre  papier,  ce 
qui  fit  hausser  le  prix  de  tous  les  objets.  Au  retour  de  la  paix,  la 
banque  s'appliqua  avec  prudence  à  relever  la  valeur  de  ses  bil- 
lets d^HTéci^;  mais  ce  ne  fut  qu'en  1819  qu'elle  reprit  les  paye* 
oKnts  en  numéraire  et  limita  l'émission  du  papier-monnaie. 
U  c(mvoltise  a  changé  de  formes  en  Angleterre ,  selon  les 
temps.  A  l'époque  guerrière,  elle  s'emparait,  le  fer  en  main, 
des  iHfins  des  vaincus.  Lors  de  la  réforme,  elle  se  substitua 
am  moines  oisi/s;  elle  exploiu  ensuite  les  colonies  de  l' Amé- 
rique, puis  elle  s'élança  sur  les  Indes.  La  conquête  de  l'Asie 


10  BMPIBE  BBITANNIQUE. 

uuefois  consommée,  elles'y  transforma  ea  nabab  ;  elle  lit  le  mé- 
tier de  contrebandier  pendant  la  guerre  contre  Napoléon  ;  après 
sa  chute,  elle  spécula  sur  les  actions  et  sur  Tagiotage.  Elle  s'in- 
téressa, pour  des  sommes  considérables,  dans  les  emprunts  des 
nouvelles  républiques  d'Amérique,  dans  ceux  de  la  Grèce  et  de 
Naples,  dans  des  exploitations  de  mines  ;  deux  cent  soixaûte- 
treize  compagnies  s'étaient  constituées  pour  la  pèche ,  pour  la 
navigation,  la  culture ,  pour  des  fabriques,  des  constructions, 
des  routes, des  pêcheries,  des  canaux,  des  distributions  de  gaz, 
d*eau ,  de  lait.  Quatre  milliards  ainsi  employés  obligèrent  a 
émettre  du  papier  en  abondance ,  et  il  en  résulta  une  aisance 
apparente  ;  mais  elle  était  artificielle,  et  la  disette  de  numéraire 
ne  tarda  pas  à  se  faire  sentir  ;  les  porteurs  de  billets  demandè- 
rent à  les  réaliser,  et  de  là  la  baisse  des  fonds,  la  diminution  des 
fermages,  la  clôture  des  ateliers,  et  Tébranlement  du  crédit.  Nous 
ne  dirons  pasles  expédients  mis  en  œuvre  pour  conjurer  cette  pa- 
nique. Une  seule  maison  paya  1,700,000  livres  sterling,  et  finit 
pourtant  par  tomber.  La  monnaie  ne  cessa  pendant  plusieurs  se- 
maines de  frapper  des  espèces ,  avec  la  rapidité  qui  résulte  des 
machines.  La  chute  de  la  maison  Goldsmith,qui  avait  fait  les  em* 
prunts  pour  trois  républiques  américaines,  en  amena  la  déprécia- 
tion. On  prétend  qu*il  y  eut  alors  deux  mille  faillites,  c*est-à-dirB 
plus  que  dans  les  trente  années  précédentes.  Des  milliers  d'ou- 
vriers restèrent  sans  travail  ;  le  salaire  fut  diminué.  La  fureur 
des  basses  classes  se  déchaîna  contre  les  machines  à  tisser,  et  U 
charité  publique  dut  s'imposer  d'immenses  sacrifices. 

Cette  crise ,  dont  le  monde  entier  se  ressentit ,  fut  attribuée 
à  la  trop  grande  extension  du  crédit ,  aux  spéculations  exagé- 
rées, soit  en  importations,  soit  en  exportations,  surtout  dans 
rAmérigue  méridionale  ;  à  la  transition  rapide  d'une  guerre 
universelle  qui  assurait  le  monopole  à  l'Angleterre;  à  une  paix 
qui  lui  suscitait  une  concurrence  universelle  ;  enfin  aux  prohi- 
bitions qui  détournèrent  les  capitaux  de  leur  destination  natu- 
relle. 

Pour  apporter  remède  au  mal ,  le  ministère  fit  supprimer  les 
billets  d'une  livre  sterling ,  émis  par  les  banques  provinciales; 
celles-ci  furent  consolidées  par  l'institution,  dans  les  provinces, 


EMPIBE  BRITA1ITIIQUE.  Il 

debaoques  dépendantes  de  eelle  de  Londres.  La  banque  royale 
mit  3  millions  sterling  à  la  disposition  des  manufacturiers,  à  rai- 
son de  cinq  pour  cent ,  avec  caution  ;  on  facilita  Tintroduction 
des  blés  étrangers,  ainsi  que  Témigration;  et  peu  à  peu  se  releva 
le  crédit. 

Le  39  août  1833 ,  un  nouveau  statut  fut  donné  à  la  banque  ; 
son  capital  est  aujourd'hui  de  350  millions  de  francs ,  le  fonds 
de  réserve  compris ,  et  elle  a  onze  succursales  dans  les  villes 
mano&cfurières.  Elle  prête  ce' capital  à  FÉtat  ;  elle  émet  le  pa- 
pier-monnaie destiné  à  faciliter  les  affaires  au  public,  elle  offre 
aox  capitaux  ses  caisses,  comme  lieu  de  dépôt  ;  puis  elle  remplit 
en  outre  différents  services  de  Gnance ,  tel  que  celui  de  caisse 
ceotrale  du  trésor  et  de  la  dette,  service  qui  lui  vaut  par  an 
€,300,000  firancs.  Ses  escomptes  sont  assez  limités,  et  à  un  taux 
élevé;  mais  elle  émet  beaucoup  de  papier  qui  a  cours  forcé. 

Cet  établissement  est  sans  concurrence  dans  un  rayon  de  cent 
cinq  kilomètres;  hors  de  cette  limite,  plusieurs  banques  et 
même  de  simples  banquiers  ont  la  faculté  d*émission.  Mais  la 
crise  de  1836  en  a  montré  les  inconvénients,  attendu  que, 
lorsque  la  banque  juge  à  propos  de  diminuer  rémission,  les  au- 
tres agissent  en  sens  contraire.  En  1844,  le  parlement  voulut  y 
remédier  ;  et  Robert  Peel  soutint  que  l'émission  des  billets  était 
im  droit  régalien,  comme  celui  de  battre  monnaie  ;  qu'il  ne  pou- 
vait appartenir  qu'à  la  banque,  à  qui  on  l'avait  concédé;  qu'il 
faudrait  néanmoins  distinguer  en  elle  deux  établissements  :  l*un 
agissant  simplement  comme  banquier,  l'autre  émettant  des 
billets ,  mais  seulement  pour  la  valeur  du  capital  prêté  au  gou- 
vernement. Il  fut  interdit  de  créer  des  banques  nouvelles ,  mais 
on  n'osa  toucher  à  celles  qui  existaient  ;  on  limita  l'obligation 
des  actionnaires  à  leur  souscription  personnelle ,  en  Içs  astrei- 
gnant à  publier  leurs  comptes  chaque  semaine  et  à  restreindre 
leurs  émissions  ;  et  en  les  menaçant  de  leur  enlever  ce  dernier 
privilège,  on  les  amena  à  entrer  en  arrangement  avec  la  ban- 
que. C'est  là  encore  un  pas  vers  la  centralisation  administrative. 

Des  maux  d'une  nature  bien  plus  grave  accablent  l'Irlande , 
ee  royaume  de  la  misère,  où  Tancienne  race  endure,  avec  l'ap- 
parence d'un  gouvernement  libre,  une  servitude  inhumaine  sous 


12  ElfPIBE  BRITANNIQUE. 

rinfluenee  d*une  poignée  de  conquérants.  En  effet,  c'est! 
titre  de  conquérants  et  comme  protestants  que  les  Anglaii 
possèdent  les  propriétés,  si  bien  que,  de  1640  à  t788,  ja 
mais  un  indigène  ne  put  posséder  des  terres.  Gomme  les  Irlati' 
dais  expropriés  luttaient  résolument  contre  les  nouveaux  mal' 
très,  ceux-ci ,  n*osant ,  pour  leur  sûreté ,  habiter  le  pays ,  loué 
rent  leurs  terres  à  des  spéculateurs,  qui  les  affermèrent,  ave< 
le  droit  de  les  sous-diviser  encore.  II  en  résulta  un  morcelle 
ment  qui  rendit  extrêmement  précaires  et  la  récolte  et  la  sul^ 
sietance  d*une  population  entière. 

Tout  lé  territoire  appartient  donc  aux  fils  des  conquérants 
(  land-lords  ) ,  qui  résident  ailleurs.  Des  étrangers  et  protêt 
tants  y  rendent  la  justice  ;  d'avides  entrepreneurs  exploitent 
la  famine ,  qui  s*y  renouvelle  chaque  année.  Il  ne  reste  aoi 
vaincus  d*autre  ressource  que  de  labourer  la  terre;  et  é 
u*ont  pas,  comme  en  Angleterre,  le  commerce  et  Tindustrie. 
pour  pouvoir  pénétrer  dans  la  société  aristocratique.  Aoss 
voit-on  là  des  friches  immenses  à  côté  de  jardins  les  mieiD 
entretenus  ;  des  châteaux  magnifiques ,  au  milieu  de  hotM 
et  de  véritables  tanières.  Le  peuple  reste  sans  instruction;! 
n'y  a  de  routes  que  d*un  château  à  Fautre.  Des  pommes  à 
terre  d*une  espèce  grossière ,  d'un  transport  dificile ,  et  qi 
se  gardent  peu ,  sont  Tunique  aliment  du  malheureux  Irltt , 
dais;  d'informes  haillons  sont  tout  son  vêtement,  et  il  aV 
pour  abri  qu'une  hutte  de  paille  :  souffrances  augmentées  pi . 
le  spectacle  du  luxe  et  de  toutes  les  jouissances ,  et  dans  i| 
pays  où  tout  parle  de  droits  et  de  liberté.  On  prit  d'abord  poi 
un  roman ,  pour  un  amas  d'exagérations ,  les  dix  volumes  if 
folio  que  publia  la  commission  de  183S,  ce  récit  interminabi 
d'une  série  de  maux  variés  à  l'infini.  '^/ 

Le  gouvernement  anglais,  à  l'époque  de  la  réforme,  am^^ 
nommé,  aux  trente-deux  diocèses  et  aux  treize  cent  quatre-vingj 
cinq  bénéfices  qui  existaient  en  Irlande,  des  évéques  et  des  chl 
noines  anglicans.  Comme  les  catholiques  ne  voulurent  pas  af '^ 
cepter  leur  direction,  il  en  résulta  que  chaque  siège  et  cba(i^7^ 
paroisse  eurent  deux  titulaires  :  le  ministre  protestant,  riciH._'- 
heureux,  entouré  d'une  nombreuse  famille ,  mais  bien  souvcl  , 


EMPIBB  BBITAflNIQUE.  13 

ne  troQYant  pas  dans  le  peuple  on  seul  paroissien  ;  et  le  curé 
eatholique ,  lauguissant  dans  l*indigenoe  comme  tout  son  trou- 
peau, et  qui  n*a  pour  subsister  que  les  aumônes  de  gens  qui 
manquent  de  pain.  Cliose  étrange  que  d*avoîr  pu  conserver  la 
rdigion  et  la  nationalité  attaquées ,  poursuivies  comme  elles 
le  sont  jusque  dans  le  foyer  de  la  famiUe  et  dans  les  replis  de 
la  eonadence! 

Diaprés  Tenqnéte  faite  en  1833 ,  sur  les  sept  millions  d*habi- 
tmts  que  contient  111e,  cinq  millions  sept  cent  cinquante  mille 
étaient  catholiques,  cinq  cent  mille  anglicans ,  cinq  cent  mille 
presbytériens,  et  deux  cent  cinquante  mille  protestants  dissi- 
dents. L*Êglise  ofGcielle  y  percevait  plus  de  sept  cent  mille  li- 
vres sterling  de  dîmes  ;  de  plus,  la  cx)uronne  nommait  à  six  cent 
quatre-vingt-quatre  bénéGces,  et  cinq  cents  bénéGciers  au  moins 
ne  repaient  pas  dans  le  pays. 

En  résumé,  il  y  a  en  Irlande  six  millions  de  pauvres,  à  tel 
point  que  celui  qui  peut  manger  trois  fois  par  jour  des  pommes 
de  terre  de  qualité  inférieure  est  réputé  à  son  aise ,  et  que 
tnris  millions  d'entre  eux  sont ,  pendant  trois  ou  quatre  mois 
chaque  année,  exposés  à  mourir  de  faim ,  depuis  le  moment  où 
CCS  tubercules  viennent  à  se  gâter,  jusqu'à  la  récolte  nouvelle. 
Que  les  publicistes  nous  expliquent  comment  les  mêmes  institu- 
tions ont  produit  des  fruits  si  différents  dans  les  deux  pays  ; 
comment  il  en  est  résulté  chez  Tun  la  dignité  légale  jusque  dans 
rhomme  qui  meurt  de  faim  ;  chez  l'autre,  ce  dernier  degré  de  la 
misère  ou  Fhomme  cesse  de  lutter  contre  le  malheur,  et  se 
résigne  à  la  malpropreté ,  au  vice ,  à  l'avilissement  et,  à  la  bes- 
tialité. 

La  malheureuse  Irlande  se  venge  de  l'Angleterre  en  versant 
sur  elle  ses  flots  de  mendiants  lui  offrent  leurs  bras  à  meilleur  . 
marché  que  Fouvrier  anglais  ;  c'est  le  châtiment  de  l'injustice  '  ! 

*  «  L«  Irlandais  ont  donné  une  funeste  leçon  anx  classes  laborieuses 
de  PAngleterre...  Ils  learoot  enseigné  à  limiter  leurs  besoius  au  strict 
entretien  de  la  vie  animale,  et  de  se  contenter,  comme  les  sauvages,  du 
nniiodre  des  moyens  qui  suffisent  à  prolonger  la  vie...  Instruites  du  fatal 
Merci  de  subsister  avec  le  uét-essaire  anûnal,  les  familles  laborieuses, 

1 


14  EMPIBE   BBITANNIQUB. 

La  faction  orangiste  n*en  continue  pas  moins  de  câébrer  tous 
les  ans  avec  solennité  Tanniversaire  de  la  bataille  de  la  Boyiie, 
qui  fut  le  dernier  soupir  de  Tlrlande,  aigrissant  ainsi  les  haines 
d*un  peuple  humilié  et  affamé ,  qui  n'a  pas  encore  pardonné  à 
ses  vainqueurs. 

Nous  avons  vu  comment  Pitt  entreprit  de  réduire  le  rojaomc 
à  Tunité ,  en  enlevant  à  Tlrlande  son  parlement  (1800).  Par  là 
elle  redevint  tranquille ,  c*est-à-dire  que  la  tyrannie  des  riches 
sur  les  pauvres ,  des  protestants  sur  les  catholiques ,  y  fut  affer- 
mie. L'Angleterre  avait  promis  alors  d'abroger  les  lois  qui  frap- 
paient les  catholiques  d'incapacité  civile;  mais  elle  ne  tint  pas 
sa  promesse ,  et  le  pays  se  plaignait  en  vain  que  le  commerce 
des  colonies  tournât  exclusivement  au  profit  de  Ttle  dominatrice, 
tandis  que  l'Irlande  n'en  recueillait  aucun  avantage  pour  son 
agriculture.  L'eiaspération  des  Irlandais  leur  fit  prêter  Toreille 
aux  sollicitations  de  la  république  française  et  de  Napoléon; 
mais  le  mauvais  succès  de  leurs  efforts  empira  leur  condition , 
et  les  orangistes  se  réunirent  pour  résister  à  ceflx  qui  voulaient 
troubler  une  oppression  à  laquelle  ils  donnaient  le  nom  de  paix. 
Castlereagh ,  nommé  secrétaire  général  de  Tlrlaude ,  réprima 
avec  vigueur  et  inflexibilité  les  petits  mouvements  qui  y  écla- 
tèrent encore,  de  telle  sorte  que  Ton  put  enfin  proclamer  une 
amnistie.  Mais  après  la  paix  les  plaintes  se  renouvelèrent,  com- 
pliquées de  la  question  religieuse. 

Les  Irlandais,  reconnaissant,  par  expérience,  que  toute  ac- 
tion directe  ou  indirecte  du  gouvernement  dans  la  nomination 
des  évêques  est  nuisible  à  la  religion ,  s*abstenaient  des  assem- 
blées électives. 

Le  pape  consentit  que  la  liste  des  candidats  proposés  fdt  pré*   ' 
sentée  au  gouvernement,  et  qu'il  en  pût  effacer  ceux  qui  ne  lut 
conviendraient  pas.  Ce  qui  le  décidait  à  cette  concession,  c*étatt  | 

cédant  en  partie  à  la  nécessité,  en  partie  à  Texemple,  ont  perdu  c( 
louable  orgueil  qui  les  poussait  à  meubler  convenablement  leurs  mai* 
sons ,  à  multiplier  autour  d^elles  ces  commodités  décentes  qui  contri- 
buent au  bonheur.  »  Docteur  Kat,  De  la  condition  des  classes labo* 
rieusfs  dans  les  manufactures  de  coton  de  Manchester, 


SKPIBB  BRITANNIQUE.  15 

Fe^ir  d'obtenir rémancipationdes  catholiques  etrabelitiondes 
lob  pénales  ;  mais  quand  le  parlement  fut  saisi  de  ces  questions ,  il 
les  rejeta.  La  longue  patience  des  Irlandais  était  à  bout;  ils  devln- 
rôit  Âirieux,  se  réunirent  en  bandes  années;  les  arrestations,  les 
châtiments  ne  Grent  qu'augmenter  la  résistance.  On  ne  rêva  plus 
seulement  de  se  maintenir  dans  la  grande  unité  catholique,  maïs 
de  se  séparer  de  TAngleterre ,  et  de  se  constituer  en  républi- 
que ,  selon  les  idées  qui  avaient  cours  alors  ;  les  whUe-bays 
(  e  est  le  nom  que  se  donnaient  les  contuitiaces  )  se  répandirent  au 
nombre  de  quatre  ou  cinq  mille ,  dévastant  et  brûlant  les  maisons 
des  protestants  (  1829  ).  L'Irlande  alors  fut  mise  hors  la  loi ,  et 
tout  habitant  rencontré  hors  de  son  domicile  avant  le  lever  ou 
après  le  coucher  du  soleil ,  courait  le  risque  de  se  voir  déporté 
pour  sept  ans. 

Les  voies  légales  devaient  mieux  réussir  à  l'Irlande  que  les  insur- 
rections ;  et  elle  se  mit  à  réclamer  l'émancipation  des  catholiques 
au  moyen  de  la  presse ,  des  pétitions  et  des  associations.  Il  s'était 
ronstitué,  depuis  1810,  une  association  catholique ,  dans  le  but  de 
diriger  les  efiforts  nationaux;  son  premier  chef  fut  un  ouvrier  en 
soie,  JeanKeogh  ;  et  après  lui  vint  O'Gonnell,  l'un  des  hommes  les 
fias  extraordinaires  de  ce  pays.  Avocat  des  plus  experts ,  il  cel- 
lait  à  fouiller  dans  l'énorme  amas  de  lois  britanniques,  cet  arsenal 
d*ane  tyrannie  fondée  sur  la  loi.  Déclamateur  bruyant ,  agitateur 
ÎD&tigable,  rustique  aussi  bien  que  courtisan,  il  n'était  pas  moins 
capable  de  s'élever  aux  accents  les  plus  nobles  que  de  vociférer 
dans  des  tavernes.  Dans  le  même  jour  on  le  voyait  Ggurer  dans 
des  lieux  très^oignés,  diriger  des  élections,  faire  nommer  celui- 
.ci, exclure  celui-là,  toucher  la  main  calleuse  du  manant  comme 
celle  du  vice-roi  ;  il  allait  s'agenouiller  devant  la  reine  lorsqu'elle 
visitait  l'Angleterre.  Ayant  tué  en  duel  un  adversaire  qui  l'avait 
provoqué,  il  fit  serment  de  ne  plus  accepter  aucun  cartel  ;  ce  qui 
le  nûtà  l'aise  pour  dénigrer  et  insulter  ses  adversaires.  Caressant 
et  impétueux,  grossier  et  pathétique,  raisonneur  et  inspiré,  il 
soulevait  et  maîtrisait  les  passions  populaires,  bravant  l'opinion 
comme  le  pouvoir.  Les  violences  que  l'indignation  semblait  lui 
irndua  étaient  calculées  d'avance  ;  il  mesurait  de  sang-froid  jus- 
qu'où il  pouvait  pousser,  sans  la  compromettre,  le  peu  d'indépen- 


16  SMPIBB  BBITAJfNIQUB. 

dance  qui  restait  à  son  pays,  et  qu'il  youlait  obtenir  complète. 
Il  parlait,  il  écrivait, il  imprimait,  il  intriguait,  associant  des 
id^s  qui  semblaient  incompatibles,  Tinsurrection  constitution- 
nelle et  Fagitation  réglée.  Pour  trouver  quelqu'un  à  comparer  au 
grcmd  agitateur^  Il  faut  se  reporter  à  ces  mâles  époques  où  un 
Pierre  l'Ermite,  un  saint  Bernard,  un  saint  Antoine  de  Padooe, 
entraînaient  à  leur  suite  des  cent  mille  auditeurs. 

Sous  sa  gouverne,  l'association  catholique  se  fortifia  ;  elle  eut 
ses  magistrats,  son  trésor,  ses  journaux;  elle  scmta  tous  les 
actes  du  gouvernement  britannique.  Grâce  à  son  autorité  mo- 
rale, elle  fit  sortir  l'ordre  de  son  propre  désordre;  dissoute ,  elle 
se  reconstitua  sous  une  autre  forme.  Sa  hardiesse  s'accrut,  et 
elle  ne  demanda  plus  seulement  Témancipation  des  catholiques, 
mais  la  séparation  des  deux  pays ,  le  rappel  de  l'union  (  repeal). 
Elle  répartit  les  affaires  entre  trois  comités  particuliers,  perçut 
des  contributions  dans  chaque  paroisse  par  Tintermédiaire  des 
curés,  sous  la  surveillance  des  évéques,  et  concentra  les  plaintes 
et  les  vœux  des  Irlandais,  pour  les  faire  parvenir] usqu'au  trône. 
Mais  six  millions  d'opprimés  ne  se  réunissaient  pas  sans  faire 
trembler  le  sol,  etlesoufOe  qui  remuait  la  Grèce  et  l'Amérique 
du  sud  se  faisait  aussi  sentir  parmi  eux. 

Un  bill  de  répression  fut  alors  proposé  au  parlement  (1836}  ; 
on  voulait  frapper  l'agitation  au  lieu  d'en  détruire  les  causes, 
l'oppression  des  catholiques.  Canning,  poussé  par  l'opinion,  de- 
vint alors  chef  du  cabinet  ;  les  libéraux  l'emportèrent,  et  les  ca- 
tholiques espérèrent  recouvrer  leurs  droits  politiques,  surtout 
depuis  la  mort  du  duc  dTork,  héritier  présompt^  de  la  cou- 
ronne, et  leur  adversaire  implacable.  Mais  Canning  lui-même, 
étant  venu  à  mourir  (8  août  1827),  fut  remplacé  par  un  minis- 
tère composé  de  torys  et  de  whigs,  Wellington  et  Robert 
Peel,  qui  dominait  la  chambre  des  communes,  s'étant  entendus. 
L'émancipation  des  catholiques  fut  repoussée.  Ce  fut  alors  qu^on 
siège  au  parlement  étant  devenu  vacant ,  O'Connèll  s'y  fit  élire 
lui-même  (juillet  1838),  avec  des  démonstrations  populaires 
qu'un  gouvernement  libre  ne  saurait  dédaigner.  Les  débats  en- 
gagés sur  cette  élection  firent  connaître  à  Finlande  ses  propres 
forces.  0*Conneli,  qui  déjà  avait  exposé  aux  communes,  dans  on 


BMPIRB  BH1TANRIQUB.  17 

adninble  diseoun,  les  misères  de  rirlaode,  réclama  alors  l'é- 
ilUDcipation  parlementaire  de  son  pays.  Il  éleva  la  voix,  il  tonna 
tant  qu'il  pat  ;  mais  il  ne  s'associa  pas  avec  les  radicaux  du  par- 
koieiit,  parce  qu'il  réclamait  la  séparation  législative  :  «  Savez- 
Toos,  s'écriait-fl,  ce  que  signifie  le  cri  de  justice  pour  llrlande? 
D*abordrabolition  totale  de  la  rente  féodale  qui  sert  à  payer  les 
ëua;  la  protection  de  l'industrie  irlandaise  ;  la  stabilité  des 
biiix,  de  manière  à  encourager  l'agriculture,  et  à  assurer  au  fer- 
mier un  profit  équitable  pour  son  travail  et  pour  son  capital  ; 
ose  représentation  complète  du  peuple  dans  la  chambre  des 
commuoes,  par  la  plus  grande  extension  possible  du  droit  de 
suffrage,  et  l'établissement  du  scrutin  secret  ;  l'abolition  ou  une 
rtforme  radîcalede  la  loi  des  pauvres  ;  enfin  le  rappel  de  l'union, 
qui  est  l'unique  moyen  d'obtenir  le  reste  '.  » 

Ses  adversaires  s'effrayèrent  de  ces  menaces  :  des  oontre-asso- 
ôatioDs  se  formèrent;  on  vit  les  loges  orangistes  et  des  clubs 
brenswîckois  se  cotiser  pour  solder  l'élection  des  protestants. 

Depuis  longtemps  le  parlement  était  divisé  en  deux  camps  hos- 
tiles sur  cette  question  ;  qui  était  devenue  comme  un  brandon  de 

'  TooB  les  avantages  qu'O'Conoell  se  promettait  da  rappel  de  Tunlon 
Mat  éoumérés  dans  one  lettre  de  janvier  1843,  adressée  à  ses  compa- 
triota: 

«  Roos  nous  administrerons  noos-méroes:  la  conscience  sera  libre, 
il  religion  de  même  ;  l'enseignement  sera  libre ,  et  s'étendra  à  toutes 
l<B  dasses;  la  presse  sera  libre;  nous  aurons  un  système  de  ferroa;;e 
fiuetdéierminé;  notre  dette  publique  sera  réduite  aux  proportions 
primitives  ;  les  manufactures  irlandaises  deviendront  prospères  et  m6me 
Mpérieores;  on  verra  les  impôts  diminuer,  et  ils  ne  pèseront  que  sur' 
lo  produits  exotiques  qoe  notre  patrie  ne  fournit  pas.  On  abolira  en* 
tièrement  Todieuse  dlme;  les  impôts  extraordinaires,  qui  s'élèvent  jus- 
qh^  1  millions  do  livres  sterling,  ne  seront  plus  une  prime  offerte  par 
rirlande  à  Tambitlon  de  T Angleterre,  et  celle-ci  ne  nous  contraindra' 
piiu  i  payer  pour  soutenir  des  guerres  auxquelles  elle  nous  oblige  à 
l^endre  part.  Quatre  millions  de  livres  sterling,  qu'on  lève  aujourd'hui 
(R  Irbnde  pour  les  dépenser  en  Angleterre  ou  au  dehors,  resteront 
^os  le  pats  pour  salarier  nos  ouvriers,  encourager  nos  manufactures, 
dfndre  notre  commerce.  » 

O'Connell  mourut  à  Genève  en  mai  1847. 

2. 


18  SKPiaB  BfilTANNIQUB. 

guerre  civile.  Les  torys,  voyant  qu'ils  ne  réomraieQt  pas  à  étiouf- 
fer  ce  germe  de  discorde,  et  que  mieux  valait  accorder  législa- 
tivement  rémancipation  que  de  se  la  laisser  arracher  par  la  ré- 
volte, voulurent  en  enlever  Thonneur  aux  wbigs  :  en  conséquence, 
elle  fut  proposée  par  Peelet  Wellington  (mars  1839).  Fut  reconnu 
électeur  et  éligible  tout  catholique  qui  jurerait  Gdélité  au  loi  et  à 
la  ligne  protestante;  qui  s'engagerait  par  serment  à  ne  pas  tra- 
vailler contre  FÉglise  établie  ;  à  ne  plus  regarder  les  rois  excom- 
muniés comme  pouvant  être  licitement  déposés  ou  tués  ;  ^  à  re- 
noncer à  cette  croyance  qu'aucune  juridiction  temporelle  ou 
civile  appartînt  au  pape  dans  le  royaume.  Tout  catholique  était 
déclaré  admissible  aux  emplois  civils  ou  militaires,  sauf  quel- 
ques hautes  fonctions.  Ils  étaient  néanmoins  exclus  de  toute  di- 
gnité ou  fonction  dans  les  Églises  d'Angleterre  et  d'Ecosse, 
dans  les  cours  de  judicature  et  les  universités. 

La  chambre  des  communes  était  toute  disposée  à  voter  ces 
mesures  ;  les  lords  cédèrent  ensuite,  après  avoir  longtemps  ré- 
sisté. Cependant  ils  élevèrent  le  cens  électoral,  de  40  schellings 
h  10  livres  sterling.  Ce  coup,  habilement  calculé,  enlevait  le 
droit  de  suffrage  à  la  foule  des  paysans,  qui  auraient  voté  sous 
rinfluence  du  clergé.  Les  Irlandais  se  plaignirent  qu*on  n'a- 
vait pas  fait  assez  ;  les  protestants,  de  ce  que  Ton  avait  fait  trop. 
Wellington,  accusé  d'avoir  cherché  par  l'émancipation  une  po- 
pularité dangereuse,  et  compromis  la  haute  Église  et  la  consti- 
tution de  1688,  se  vit  forcé  de  se  battre  en  duel  avec  le  comte 
de  Winchelsea. 

C'était  folie  de  croire  que  l'émancipation  dût  guérir  tant  de 
plaies  'par  enchantement.  Un  grand  pas  était  fait  ;  mab  Fin 
justice  primitive  continuait  de  subsister  en  Irlande,  où  elle  est 
peut-être  ineffaçable  à  moins  d'une  seconde  expropriation.  Les 
land-lords  cherchent  à  améliorer  la  condition  des  paysans  et  des 
fermiers  ;  ils  tâchent  de  remédier  à  cette  subdivision  sans  fin. 
Mais  il  est  fort  difficile  de  mettre  d'accord  deux  races  bostfles  : 
les  manufactures,  les  chemins  de  fer,  ou. autres  progrès  maté- 
riels, les  grandes  villes,  la  propreté  et  toutes  les  aises  de  la  vie,  la 
fondation  d'écoles,  la  défense  de  contracter  des  mariages  préco- 
ces et  de  se  livrer  à  la  mendicité,  ce  n'est  point  dans  toutes  ces 


KMPIBB  BHITAMNIQUX.  19 

choses  que  peut  consister  le  remède:  il  ne  consiste  point,  en  un 
mot,  à  transformer  les  Irlandais  en  Anglais,  quand  le  maigtt 
pffdsément  dans  cette  prétention.  On  agit  sur  TAnglais  par  la 
téie,  en  flattant  chez  lui  Tambition,  les  idées  ]ibérales,4*ainour 
éa  confortable.  Llrlandais  suit  les  élans  de  son  cœur  ;  il  a  be- 
soin de  croire  à  une  idée,  à  un  homme,  et  de  s'y  abandonner 
SUIS  réflexion.  11  faudrait  que  le  propriétaire  crût  avoir  non- 
teoleaient  des  droits,  mais  des  devoirs  ;  qu'il  habitât  au  milieu 
des  paysans  >,  qu'il  les  disciplinât,  qu'il  fût  pour  eux  un  père  ; 
tandis  qa'au  contraire  il  est  aussi  éloigné  d'eux  par  la  différence 
de  religion  et  de  languequepar  sa  résidence  habituelle  en  Angle- 
tene.  Voilà  pourquoi,  après  avoir  obtenu  l'émancipation,  les  Ir- 
landais réclamèrent  le  rappel,  c'est-à-dire  qu'on  restituât  à 
l'Irlande  son  parlement  distinct. 

L'émancipation  catholique  avait  rendu  les  torys  soupçonneux 
envers  le  ministère  ;  les  whigs  le  soutenaient,  mais  seulement 
autant  qu*il  le  fallait  pour  le  faire  subsister,  et  se  conserver  une 
part  du  pouvoir.  George  IV  mourut  (2Gjuui  1830)  un  peu  avant 
b  révolution  de  Juillet;  et  Wellington,  qu'on  avait  cru  le  seul 
capable  de  refréner  les  caprices  de  ce  prince  et  sa  condesoen* 
danee  pour  ses  favoris ,  semblait  devenir  moins  nécessaire.  Ce- 
pendant Guillaume  IV,  qui  prit  la  couronne  à  l'âge  de  soixante* 
quinie  ans,  conserva  ce  cabinet.  Les  whigs  alors  passèrent  dans 
Topposition  ;  déjà  elle  avait  rejeté  le  budget,  qui  présentait  un 
déficit  de  560,000  livres  sterling,  et  en  exigeant  que  les  traite* 
ments  fussent  réduits,  et  surtout  que  la  représentation  du  pays 
dans  la  chambre  élective  fût  répartie  plus  également. 

La  réforme  parlementaire  avait,  en  1790»  été  appuyée  par  Pitt 

'  Xortbon,  dans  ton  ouvrage  sur  l'Irlande,  attribue  les  maux  du  pays 
à  Tabsence  des  propriétaires.  Selon  lui,  111e  rend  400  millions  de  francs  : 
too  millions  forment  le  revenu  des  propriétaires  absents  ;  37  millions 
rt  demi,  celui  du  clergé,  dont  plus  de  la  moitié  ne  réside  i>as  ;  122  et 
<1emi  passent  ep  taxes  et  en  dîmes;  l'armée  en  absorbe  82,  pour  main- 
tenir Tordre  dans  le  pays.  11  reste  ainsi  par  jour,  à  six  millions  d^babi- 
tants,  3ô  centimes  par  tête.  Les  inégalités  inévitables  d'une  pareille 
répartition  ne  laissent  au  plus  grand  nombre  que  la  misère. 


20  EtfPIRB  BaiTANNIQUB. 

lai-méme,  qui  Tabandonna  ensuite  quand  la  peur  inspirée  par  la 
révolution  française  eut  fait  prévaloir  les  oonsenratears  torys. 
Ces  torys  tremblaient  de  voir  toucher  à  ce  yidl  édifice,  auquel 
Saxons,  Normands,  catholiques ,  protestants,  Hanovriens,  la  li- 
berté et  la  tyrannie  avaient  ajouté  quelque  pierre,  et  dont  on  avait 
surchargé  les  fondements  au  point  qu'il  était  facile  de  Tébranler. 
Les  libéraux  croyaient  qu*il  fallait  le  saper  par  la  base,  en  res- 
pectant la  représentation  nationale,  mais  la  régénérant  par  des 
élections  libres,  pures  de  corruption,  et  faites  au  scnitîn. 

Les  anciens  droits ,  comme  il  arrive  toujours,  s'étaient  accu- 
mulés et  répartis  d*une  manière  absurde  ;  les  avantages  accor- 
dés aux  comtés,  à  l'époque  de  leur  réunion ,  avaient  rendu  dif- 
férents pour  chacun  d'eux  le  nombre  des  votes  et  les  conditions 
d'éligibilité.  On  avait  essayé  en  1801  de  régulariser  œ  chaos,  en 
fixant  à  six  cent  cinquante-huit  le  nombre  des  députés;  quatre- 
vingt-quatre  pour  les  comtés  d'Angleterre ,  vingt-cinq  pour  les 
grandes  villes ,  cent  soixante-douze  pour  les  bourgs ,  huit  pour 
les  ports  de  mér,  quatre  pour  les  universités  de  Cambrigde  eC 
d'Oxford,  vingt-quatre  aux  comtés  et  aux  villes  du  pays  de  Galles, 
trente  aux  comtés  et  soixante- cinq  aux  villes  et  bourgs  d'Ecosse, 
cent  à  l'Irlande.  Outre  la  très-grande  inégalité  de  cette  réparti- 
tion, beaucoup  de  localités  autrefois  très-peuplées  se  trouvaient 
réduites  à  rien,  tandis  que  de  faibles  villages,  devenus  des  villes 
très-populeuses,  restaient  sans  représentants.  Edimbourg  n'avait, 
sur  une  population  de  centmilleâroes,  qu'un  seul  député,  nommé 
par  trente-trois  électeurs;  tandis  que  certains  lords,  seigneurs 
4e  bourgs  pourris  (rotten-borough) ,  disposaient  de  beaucoup  de 
sièges  au  parlement  :  un  mur  en  ruine  y  envoyait  un  représen- 
tant, un  petit  coteau  en  avait  deux.  Le  duc  de  Norfolk  disait 
nommer  onze  députés;  les  ducs  de  Ruthland  et  de  Newcastle, 
sept  ;  cent  quarante-quatre  pairs  et  cent  vingt-quatre  gros  proprié- 
taires avaient  dans  leurs  mains  l'élection  de  quatre  cent  soixante 
et  onze  députés.  Enfin,  trois  cent  trente  membres  de  la  chambre 
'des  communes  étaient  élus  par  quinze  mille  électeurs,  et  la  ma- 
jorité leur  était  ainsi  asst^rée  au  milieu  de  cette  prétendue  r^ré- 
sentatlon  du  pays. 

L'aristocratie  était  donc  arrivée  à  inféoder  la  députatton  dans 


BMPIBB  BBITANNIQUB.  21 

Rs  mains ,  et  elle  en  faisait  Tapanage  des  cadets.  Ces  bourgs 
podirris  se  donnaient  en  dot,  et  se  transmettaient  par  héritage. 
Gelai  de  Gatton  fut,  en  1795,  vendu  2,750,000  francs  ;  ainsi  un 
âége  dans  le  parlement  s^achetait  comme  un  immeuble.  Les 
aagneors  en  usèrent  parfois  pour  faire  arriver  d'emblée  à  la 
diambre  des  sujets  qui  sont  devenus  plus  tard  des  hommes 
dtM  Ulustres.  Mais  était-il  possible  de  dire  que  la  nation  y 
fdt représentée?  Le  pays  voulait  qu'un  pareil  système  fût  re- 
muiié,  de  telle  sorte  que  la  représentation  se  trouvât  réelle. 

A  l'ouverture  du  nouveau  parlement  (  3  novembre  1830  ), 
en  sous  rînllnence  de  la  révolution  de  Juillet ,  le  mécontente- 
oHot  édata  au  point  que  l'on  reconnut  que  la  question  de  la 
léfonne  ne  pouvait  être  déclinée  plus  longtemps  ;  l'efiferves- 
cenee  populaire  se  manifesta  par  des  incendies.  De  nombreux 
pamphlets  excitaient  Londres  à  imiter  Paris;  on  reprochait 
anx  ministres  d'avoir  imaginé  un  complot  pour  s'entourer  de 
baïonnettes.  Wellington,  en  butte  aux  huées  et  poursuivi  à  coups 
de  pierres,  céda  le  portefeuille  aux  whigs;  et  lord  Grey,  qui  lui 
locoéda,  prit  pour  chancelier  Brougham ,  chef  de  l'opposition, 
et  composa  son  cabinet  avec  des  hommes  d'opinions  diverses. 
Lord  Russeli,  qui  avait  proposé  dès  1819  la  réforme  parlemen- 
taire, lut  alors  dans  le  parlement  un  bill  tout  à  fait  radical.  Tout 
bourg  au-dessous  de  mille  habitants  perdait  la  représentation, 
ce  qui  excluait  cent  soixante-dix-huit  membres  ;  elle  était  attri- 
buée au  contraire  à  vingt-sept  villes,  et  à  quelques  nouveaux 
quartiers  de  Londres.  Le  nombre  des  députés  devait  être  pro- 
portionné à  Fimpêt  des  terres ,  et  surtout  à  celui  des  maisons  ; 
cinq  cent  mille  nouveaux  électeurs  devaient  en  outre  s'ajouter 
am  anciens ,  et  le  nombre  des  députés  devait  être  réduit. 

L'opposition  tory,  non  moins  forte  que  brillante,  retarda  le 
triomphe  de  ses  adversaires  ;  mais  l'émotion  croissante  démon- 
trait qu'on  ne  voulait  plus  s'arrêter.  Les  assemblées  politiques 
se  répandaient  des  villes  dans  les  campagnes  :  on  parlait  de 
droits  de  l'homme ,  de^ufifraga  universel,  de  l'abolition  de  la 
pairieel  de  tous  les  privilèges  héréditaires  ;  il  fut  question  de  re- 
fuser les  subsides  à  la  couronne.  On  préparait  des  drapeaux  trico- 
lores, et  des  soulèvements  éclataient  sur  divers  points.  11  fallut 


24  BMPIRB  BRITANNIQUE. 

heure  aux  affaires,  elle  perd  la  fiaituité  insolente  qui  distiDgae 
ailleurs  raristocratie.  Disons  en  outre  que  la  pairie ,  qui  confère 
cette  haute  position,  apanage  de  la  naissance  en  d'aatres  pays, 
peut  se  conquérir  en  Angleterre  par  le  mérite.  La  couronne  a 
la  faculté  de  créer  autant  de  pairs  qu'il  lui  convient,  tandis  qu'elle 
ne  peut  créer  un  seul  bourg. 

Le  pouToir  judiciaire  est  exercé  par  douze  juges ,  qui  font 
chacun  quatre  tournées  par  an ,  en  tenant  le^  assises  dans  la 
circonscription  qui  leur  est  assignée.  L'un  d'entre  eux  préside 
le  jury ,  qui  décide  seulement  les  questions  de  fait.  Legrandjury, 
qui  prononce  sur  la  mise  en  accusation ,  est  formé  de  douze 
citoyens;  le  petit  jury  après  cela  rend  son  verdict  sur  la  culpa- 
bilité. On  peut  en  appeler  devant  la  chambre  des  lords;  mais 
cela  entraîne  tant  de  frais,  que  bien  peu  de  gens  y  ont  recours. 

La  répression  des  délits  appartient  aux  juges  de  paix,  magis- 
trature locale  et  gratuite ,  attribuée  à  la  noblesaei  inférieure. 
Brougham  s'efforça  d'introduire  quelque  réforme  dans  le  chaos 
de  la  législation  anglaise.  Dans  un  discours  qui  ne  dura  pas 
moins  de  sept  heures,  il  passa  en  revue  (  7  février  1828)  le  sys- 
tème judiciaire ,  et  montra  les  absurdités  qu'il  contient.  Trois 
tribunaux  suprêmes ,  dit -il ,  existent  à  Londres  avec  des  attribu- 
tions presque  identiques ,  et  pourtant  très-différents  quant  à  la 
forme  et  aux  frais.  L'un  (King's-bench)  est  surchargé  de  tra- 
vail ;  les  deux  autres  {Common-piaids  et  Exchequer)  n'ont  pres- 
que rien  à  faire,  attendu  le  petit  nombre  d'avocats  qui  ont  droit 
d'y  plaider.  Les  juges  de  paix ,  institution  si  vantée ,  sont  nom- 
més parles  lords  lieutenants  des  comtés,  et  rien  ne  contre-balance 
leur  action.  Les  lois  sur  les  biens-fonds  et  sur  les  suooesioss 
varient  de  comté  à  comté.  La  propriété  immobilière  est  teiie- 
ment  privilégiée,  que  le  créancier  ne  peut  jamais  la  saisir;  et 
pourtant  le  débiteur  failli  est  frappé  très-sévèrement.  Les  affaires 
des  colonies  sont  renvoyées ,  avec  des  frais  énormes,  au  eonseil 
privé  du  roi,  qui  n'est  point  au  fait  des  législations  très-variées 
d'après  lesquelles  elles  sont  régies.  Le  pays  manque  d'un  régime 
hypotliécaire  régulier  et  uniforme. 

Lorsque  Brougham  devint  lord  chancelier,  c'est-à-dire  prési- 
dent de  la  chambre  des  pairs,  et  en  même  temps  premier  juge 


EMPIRE  B1|ITANNIQUE.  3â 

d'appel,  il  se  mit  à  réformer  autant  qu'il  le  put.  Il  proposa  d'éta- 
blir plusieurs  degrés  de  tribunaux ,  au  lieu  de  cette  concentra- 
tîQD  gênante  de  la  justice  qui  contraste  avec  la  séparation  admi- 
nistrative du  royaume,  puisque  les  arrêts  sont  rendus  par  des 
joges  supérieurs  qui  résident  dans  la  capitale ,  et  qui  statuent 
arec  précipitation ,  dans  leurs  tournées  annuelles,  sur  d'innom- 
biaUes  a£ûiires,  tandis  qu*un  labyrinthe  de  juridictions  secon- 
daires, féodales  ou  municipales,  juge  arbitrairement  les  petites 
affaira,  selon  des  règles  entièrement  différentes  '.  Riais  les  avo- 
«ats,  les  juges,  et  tous  les  gens  intéressés  à  cet  orde  défectueux, 
qui  rend  les  procès  aussi  longs  que  ruineux ,  se  mirent  à  la  tra- 
urw  pour  faire  échouer  ce  projet;. et  la  ehambre  des  pairs  le 
rejeta.  Les  mêmes  motifs  firent  avorter  la  tentative  de  Brou- 
gham  pour  séparer  les  fonctions  politiques  du  chancelier  de  ses 
foiietioos  judiciaires. 

£n  résumé,  il  n'y  a  en  Angleterre  ni  concentration  de  pouvoirs, 
ai  police  générale ,  ni  ministère  public.  Les  intérêts  de  la  société 
y  sont  sacrifiés  au  respect  pour  l'individu.  Chaque  commune  est 
indépendante  pour  son  administration  intérieure ,  et  jamais  on 
0  y  voit  apparaître  l'intervention  du  gouvernement.  Cependant 
Texemplede  la  France,  adopté  par  toute  l'Europe,  s'y  est  fait 
sentir  aussi  quelque  peu.  Peel  a  remplacé  les  gardes  urbaines 
de  chaque  paroisse,  par  les  hommes  de  police ,  corps  spécial t 
dont  l'action  est  plus  prompte  et  d'organisation  uniforme.  11  sim- 
pli6a  quelques  complications  de  la  procédure ,  imprima  au  sys- 
tème municipal  et  à  la  hiérarchie  administrative  une  apparence , 
de  àéçenâojfice  ;  ei  l'inspection  établie  sur  les  chemins  de  fer  et 

'  Là  partie  écrite  de  la  loi  anglaise  consiste  dans  les  jugements  rendus 
(  reports  0/  cases),  qui  forment  déjà  tfçis  cent  cinquante  volunies 
in  folio  ;  et  chaque  année  il  8*en  publie  huit  volumes.  Aussi  est-il  peu 
de  DiétierB  aussi  lucratifs  que  celui  d'avocat.  JLe  cabinet  de  sir  Samuel 
Romllly  loi  rapportait  400,000  francs  par  an.  Le  traitement  des  juges 
est  en  proportion  ;  et ,  en  comptant  leurs  honoraires  (/eea»  aUcwance  ), 
îl  s*élève  de  100  à  400,000  francs.  Celui  du  lord  cliancelier  est  de 
100,000  francs;  mais  ses  honoraires  le  portent  jusqu'à  4  à  500,000. 
AjoQloQs  qu'il  eiiste  entre  les  coutumes  des  différentes  provinces  une 
complète  diversité. 

3 


2d  EMPTRE   BRITANNIQUE. 

sur  la  taxe  des  pauvres  est  un  pas  dans  la  voie  d'une  eentrali- 
sation  future  de  l*administration. 

Cependant  le  règne  exclusif  des  torys ,  ces  conservateurs  par 
excellence ,  ces  champions  de  la  couronne,  était  clos  avec  la  ré- 
forme ,  ^t  toute  la  politique  européenne  s'en  ressentit  Sous 
le  ministère  Grey,  qui  réunit  les  whigs  les  plus  capables,  te 
pays  s'achemina  rapidement  au  progrès.  On  étendit  la  repré- 
sentation ,  on  convertit  les  dîmes  en  rente  foncière,  et  l'on  ren- 
dit cette  mesure  permanente  et  obligatoire  ;  on  prépara  la  ré- 
forme des  lois  municipales  et  l'abolition  de  l'esclavage. 

L'Ecosse,  après  l'entreprise  du  Prétendant  en  1745 ,  vit  abolir 
ses  juridictions  patrimoniales  et  ses  clans;  c'était  le  moyen  de 
dissoudra  à  jamais  ces  bandes  armées,  toujours  promptesa  répon- 
dre à  l'appel  d'un  chef  héréditaire.  Mais  ce  fut  la  destruction  des 
mœurs  et  du  caractère  national  ;  les  champs,  surtoat  les  monta- 
gnes ,  se  dépeuplèrent  ;  la  foule  afflua  dans  les  villes.  Le  com- 
merce et  l'industrie  multiplièrent  à  l'infini  les  relations  avec  l'An- 
gleterre, et  ouvrirent  la  porte  aux  idées  et  aux  usages  étrangers. 
Dans  l'ancien  système  du  clan,  qui  veut  dire  parenté ,  le  ehef 
était  un  père  pour  tous  ;  il  n'eât  jamais  songé  à  hausser  le  taux 
des  fermages,  ni  à  chercher  des  bras  hors  de  la  tribu.  Une  fois  ce 
lien  brisé ,  au  lieu  de  subdiviser  les  terres  à  l'infini ,  pour  les 
donner  à  bas  prix  et  augmenter  par  là  le  nombre  des  vassaux  et 
des  soldats ,  il  se  forma  de  grandes  fermes;  on  congédia  tout  ce 
qui  n'était  pas  en  état  de  payer ,  pour  donner  la  préférence  b 
des  fermiers  de  la  plaine  qui  s'établirent  ainsi  dans  les  hautes- 
terres.  La  valeur  des  biens-fonds  s'y  accrut  à  ce  point  que  tel 
propriétaire  qui  en  t750  touchait  cinq  ou  six  mille  livres  sterling, 
en  eut  quatre-vingts  ou  cent  mille  dès  la  fin  du  siècle.  Les  for- 
tunes devinrent  donc  colossales ,  mais  les  anciens  fermiers  du 
pays  se  trouvèrent  ruinés  ;  la  campagne  dépeuplée  d'hommes  se 
couvrit  de  troupeaux,  et  ce  fut  le  Canada  et  la  Nouvelle-Ecosse 
qui  donnèrent  asile  à  ces  vieilles  familles  écossaises. 

L'Angleterre ,  qui  avait  prévu  ce  désastre,  laissa  h  FÉeosse, 
comme  un  dédommagement,  ses  lois  municipales ,  et  quelques 
autresprérogatives  honorifiques.  Mais  tout  ce  que  les  agriculteurs 
perdirent,  Tindustrie  le  regagna  bien.  Glasgow,  qui  en  1707 


EMPI&B  bbitaunique.  17 

eoo4rtait  à  peine  quatorze  mille  habitants,  en  avait  cent  cinquante 
mille  à  la  fin  du  siècle;  elle  en  possède  aujourd'hui  deux  cent 
qoatre-fiogt  mille.  La  douane  de  son  port  produisait  en  1840 
Deof  cent  mille  livres  sterling,  taudis  qu'aux  temps  de  Tunion 
les  douanes  du  royaume  tout  entier  n*en  produisaient  pas  trente- 
quatre  mille.  Cette  prospérité  manufacturière  et  commerciale 
offre  cela  de  remarquable,  c*est  que  tous  les  habitants  savent 
lire;  le  savoir  y  est  solide,  et  Tbomme  de  talent  est  sûr  de  se 
faire  un  nom.  Il  y  a  à  Edimbourg  et  à  Glascow  une  foule  de 
sociétés  scientiGques  et  littéraires.  VEdimburg'RevieWy  fondée 
eo  1804,  compta  bientôt  douze  mille  abonnés,  et  conquit  beau- 
eoop  d^influenoe  sur  Topinion. 

dtaque  paroisse  a  une  école,  sous  Tinspection  du  prêtre-,  les 
quatre  universités  aussi  sont  dirigées  par  des  ministres  presby- 
tériens; rintolérance  y  régna  longtemps;  mais  elles  se  ^ont 
émancipées  depuis,  et  aujourd'hui  on  y  accueille  des  étudiants 
détente  religion. 

Si  TAngleterre  fait  l'admiration  du  monde  par  la  supériorité 
de  son  aristocratie,  par  ses  machines ,  par  ses  colonies ,  par  sa 
liberté ,  et  si  elle  est  la  terreur  des  autres  nationalités ,  elle  porte 
dans  ses  entrailles  un  ulcère  qui  la  ronge.  11  ne  fut  plus  possible 
aax  ministres  qui  arrivèrent  au  pouvoir  à  la  suite  de  la  réforme, 
de  négliger  les  classes  inférieures.  Le  choléra  fit  pénétrer  les 
r^3Fds  au  fond  des  habitations ,  lieux  horribles ,  même  dans  les 
principales  villes;  et  les  enquêtes  qui  furent  ordonnées  en  1833 
sur  Tagriculture, rindustrie  et  la  moralité  publique ,  resteront 
au  nombre  des  documents  les  plus  singuliers  de  Thistoir^  Le 
nombre  des  poursuites  criminelles  avait  quintuplé  en  Angleterre 
etdansle  pays  de  Galles,  il  avaitsextuplé  en  Irlande  et  en  Ecosse  '. 
Le  clergé  anglican  possède  un  revenu  de  236  millions  de  francs, 
^  la  totalité  du  territoire  appartient  à  cinq  ou  six  cents  fa- 
milles. Six  cent  douze  pairs  reçoivent  de  TÉtat  96,598,000 

'  Ed  France,  de  1832  à  1836,  il  y  eut  trente  exécutions  capitales; 
vingt-sept,  de  1 836 à  1841.  £a  Angleterre,  malgré  rangmentation  ef- 
Irayantedes  crimes,  il  n'y  eut  que  cinquante-huit  exécutions  de  1805 
^  1811,  et  onze  seulement  de  1837  à  1841. 


28  EMPIBB  BBITANNIQUB. 

francs;  le  duc  de  Cleveland  légaa  encore  à  son  fils,  qu'il  dés- 
héritait, un  revenu  de  2  millions.  Le  duc  de  Bedford  laissa 
une  fortune  de  180  millions;  le  duc  de  Northumberland  jouit 
d^un  revenu  de  8,600,000  francs. 

L*excès  de  la  richesse  exprime  Texcès  de  la  misère.  Le  sol 
est  insuffisant  pour  nourrir  la  population  ;  aussi  le  nombre  des 
laboureurs  est-il  moindre  de  plus  de  moitié  de  celui  des  ou- 
vriers. Mais  les  machines  remplacent  chaque  jour  les  bras  ;  et 
dans  les  manufactures  où  travaillaient  naguère  cent  personnes, 
il  suffira  bientôt  de  deux  ou  trois  enfants  pour  aider ,  par  des 
mouvements  matériels,  Faction  d*une  immense  machine. 

Que  reste-t-il  donc  au  peuple.'  A  mourir  de  faim ,  comme  il 
arrive  tous  les  ans,  daps  Londres  même,  à  celui  à  qui  Taumônt* 
légale  fait  défaut.  La  taxe  des  pauvres,  qui  en  1748  ue  dépas- 
sait pas  730,135  livres  sterling,  s^éleva  en  1817  à  9,320,440; 
elle  était  de  7,803,465  en  1827.  A  partir  de  cette  époque  »  on 
songea  à  diminuer,  non  pas  les  causes  de  la  misère ,  mais  le 
nombre  de  ceux  qui  recevaient  des  subsides  publics,  en  les 
réservant  à  ceux  qui  se  résignent  à  être  enfermés  dans  les 
workhotises  ou  maisons  de  travail ,  pour  y  vivre  séparés  de 
leur  famille ,  à  la  manière  des  forçats. 

Voilà  où  en  est  l'Angleterre,  grâce  à  la  complète  séparation 
qui  existe  dans  ce  pays  entre  les  deux  éléments  de  la  produc- 
tion ,  le  capital  et  le  travail.  Le  paysan  qui  jadis  possédait  un 
porc ,  une  vache ,  un  jardin ,  ne  les  a  plus  aujourd'hui  ;  et  un 
seul  fermier  a  absorbé  ce  qui  était  réparti  entre  trente  mé- 
tayers. La  plèbe  gît  entassée  dans  de  misérables  bougés ,  à  dix 
et  douze  par  chambre;  les  caves,  les  hangars ,  où  les  chiffon- 
niers déposent  les  guenilles  qu'ils  ramassent  par  la  ville ,  de- 
viennent un  asile  envié  pour  des  malheureux  de  tout  sexe. 
D'autres  ne  vivent  que  des  os  qu'ils  ramassent  à  la  porte  des 
hôtels, jusqu*au  moment  où  ils  sont  décimés  paries  fièvres 
pernicieuses ,  si  fréquentes  à  Londres ,  malgré  le  vent  d*oue>t 
qui  la  balaye  si  fréquemment.  On  sait  ce  que  souffrent  ceui 
qui  travaillent  aux  machines,  dans  les  mines  de  fer  et  de 
houille,  véritables  animaux,  qui  n'ont  plus  de  la  noble  nature 
de  l'homme  que  la  faculté  de  sentir  leur  déaradalion. 


EMPIBE  BRITANNIQUE.  29 

Donoer  à  manger  »  c*est-à-dire  du  travail  à  cette  population , 
tel  est  le  grand  problème  du  gouTemement  ;  et  malheur  à 
loi  le  jour  où  il  ne  trouverait  plus  de  débouchés  pour  les  pro- 
duits toujours  croissants  des  manufactures  !  L'Angleterre  a 
subi,  dans  ces  dernières  années,  plus  d*une  crise  de  cette  na- 
ture ;  mais  elles  résultèrent  toutes  d'événements  extraordinaires, 
jusqu'à  celle  de  1842,  qui  fut  produite  uniquement  par  la  di- 
minution des  exportations ,  et  qui  résultait  du  progrès  de  l'in- 
dastrie  étrangère,  surtout  de  l'union  allemande,  laquelle  éleva 
ses  tarife  sur  les  marchandises  anglaises  ;  car  les  autres  pays  se 
iroQtrent  peu  disposés  à  accepter  cette  liberté  commerciale  ab- 
solue que  proclame  l'Angleterre. 

UEurope ,  quand  toutes  les  communications  se  rouvrirent 
eDt8l4,  s'était  prise  d'admiration  pour  la  prospérité  de  ce 
pars,  et  y  vit  le  résultat  des  lois  restrictives  rigoureusement 
mrintenueS)  en  dépit  de  la  liberté  proclamée  par  Adam  Smith. 
Malgré  Fempire  des  préjugés ,  beaucoup  d'Anglais  cependant 
étaient  revenus  de  ce  système  des  prohibitions,  qui  engageait  les 
autres  États  à  l'imiter;  Ton  songea  donc  h  dégrever  l'industrie, 
ainsi  qu'à  permettre  la  libre  introduction  des  marchandises  et 
denrées  étrangères. 

Cette  nouvelle  politique  fut  inaugurée  par  Huskisson,  homme 
pratique,  qui  Gt  en  Angleterre  ce  que  Turgot  avait  fait  en 
France,  en  introduisant  les  spéculations  de  la  science  dans  le 
gouvernement.  Ami  de  Canning  et  secrétaire  d'Ëtat,  il  avait  eu 
put  aux  affaires  pendant  la  lutte  contre  la  France ,  et  profité 
les  expériences  Gnancières  faites  dans  ce  pays.  En  1819,  il  pu- 
>iia  un  tableau  des  Gnances  de  l'Europe ,  insistant  sur  la  né- 
sessité  des  payements  en  numéraire  ;  il  s'appliqua  aux  réformes, 
^utenant  les  intérérs  agricoles,  tout  en  combattant  les  pri- 
iiiéges  de  la  propriété  foncière ,  s'élevant  contre  Vacte  de  na- 
vigation, qui  repoussait  les  produits  apportés  sous  pavillon 
tranger.  Il  réussit  à  faire  adopter  un  bill  pour  l'admission  des 
âtiments  étrangers,  à  charge  de  réciprocité  (juin  1822);  puis  un 
Qtre  pour  la  libre  introduction  de  la  soie  ;  et  par  là  il  ouvrit 
ne  ère  nouvelle  dans  la  politique  commerciale  de  la  Grande- 
•lelagne:  modèle  à  suivre  pour  tous  ceux  qui  ont  à  triomphtj? 


30  EH PIBE  BRITANNIQUE. 

d'erreurs  et  d'abus  soutenus  par  les  classes  les  plus  puissantes. 

Mais  la  misère,  qui  dispose  les  peuples  à  écouter  les  agitateurs 
ou  les  rêveurs ,  donne  une  importance  redoutable  à  la  question 
des  céréales.  Ce  n'est  pas  une^  question  politique  entre  les  do- 
minateurs ;  elle  est  entre  le  peuple  et  ceux  qui  l'oppriment. 

Pendant  le  règne  de  la  féodalité,  on  ne  voit  pas  que  la  pro- 
duction des  grains  en  Angleterre  soit  restée  au-dessous  des  be- 
soins de  la  population  ;  le  producteur  alimentait  alors  le  con- 
sommateur qui  relevait  de  lui.  Lorsque  Henri  VU  eut  affisibli 
le  système  féodal ,  les  seigneurs,  n'ayant  plus  besoin  de  tant 
de  vassaux ,  demandèrent  au  sol  non  le  produit  le  plus  utile, 
mais  le  plus  avantageux.  On  préféra  donc  les  prairies  poar 
avoir  des  laines,  qui  se  vendaient  très-cher  à  la  Fiandie. 
Aussi,  les  grains  augmentèrent  d'autant  plus  sensiblement  que 
l'argent  diminuait  alors  de  valeur;  et  tandis  qu'au  commen- 
cement du  règne  de  Henri  Vlli  un  quarter  de  froment  valait 
6  schellings  et  demi,  sous  Charles  l^'  il  en  coûtait  de  33  à  40, 
puis  sous  Cromwell  jusqu'à  88.  L'abondance  étant  revenue  avec 
la  paix  au  retour  des  Stuarts,  causa  la  ruine  des  fermiers, 
qui  avaient  fait  des  baux  durant  la  cherté.  Les  propriétaires, 
alors  tout-puissants ,  obligèrent  donc  le  parlement  à  protéger 
les  denrées  nationales  par  des  taxes  progressives  sur  le  blé 
étranger,  et  a  faire  payer  même  une  prime  à  l'exportation  da 
blé  national.  Il  résulta  de  ce  double  expédient  que  le  blé  resta 
toujours  cher  et  le  peuple  afTamé,  en  même  temps  que  le  goa- 
vemement  payait  en  primes  aux  exporteurs,  à  partir  de  16S8, 
jusqu'à  7  millions  de  livres  sterling.  L'accroissement  extraor- 
dinaire de  l'industrie  et  de  la  -population  contribua  aureocbé* 
rissement  du  grain,  et  la  faim  des  pauvres  enrichit  les  proprié- 
taires. Mais  les  industriels  avalent  aussi  acquis  de  l'inflaence 
nu  parlement,  et  ils  firent  rendre  la  loi  libérale  de  1773,  qui  per- 
mettait d'introduire  des  grains  étrangers  moyennant  un  simple 
droit,  dès  que  les  prix  dépasseraient  18  schellings  le  quarter. 

En  1790,  on  se  relâcha  des  vieilles  entraves  du  commerce 
des  grains  à  Tintérieur.  Mais  bientôt  les  producteurs,  cest-à- 
dire  Taristocralie ,  devenue  plus  puissante  par  la  guerre  contre 
la  France,  obtinrent  de  nouvelles  restrictions;  et  la  difficulté 


EMPUB  BRITARRIQVB.  ai 

des  communications  venant  s'y  joindre ,  les  grains  valurent , 
de  1809  à  1814,  le  double  de  ce  qu'ils  coûtaient  de  1789  à  ]  794. 
Une  perspective  si  séduisante  attira  la  spéculation  sur  le  sol  au- 
quel on  demanda  tout  ce  qu'il  pouvait  produire ,  sans  épargner 
les  dépenses,  dont  on  espérait  être  si  richement  recompensé. 

Mais  la  pafz  revenue  tout  à  coup,  les  mers  furent  rouvertes, 
et  le  blé  étranger  afQua  en  Angleterre.  Tout  ce  qui  avait  été  dé- 
pensé sur  le  sol  en  améliorations  se  trquva  dès  lors  compromis, 
et  les  fermiers  se  refusèrent  à  exéeuter  les  baux  signés  dans 
des  conditions  si  différentes.  Les  riches,  en  perdant  l'espoir  de 
soutenir  le  haui  prix  du  pain,  réclamèrent  des  mesures  rigou- 
reuses contre  l'introduction  du  grain  étranger,  comme  si  les 
qiiders  du  reste  de  l'Europe  avaient  voulu  maintenir  le  sucre 
et  le  café  au  prix  élevé  sur  lequel  ils  avaient  spéculé  durant  la 
pierre.  En  effet,  il  fut  interdit  d'introduire  des  grains  du  de- 
hon  à  moins  que  le  prix  ne  fût  à  80  schellings  le  quarter  en 
Angletoie  (36  francs  riiectolitre);  cherté  impossible  à  main- 
teotr  lorsque  se  f nt  évanoui  l'espoir  de  nouvelles  disettes , 
eimmie  celles  de  1816.  La  clémence  du  ciel  triompha  de  la  cu- 
pidité des  hommes  et  le  pain  (  malheur  horrible  pour  l'aristo- 
cratie )  devint  à  bon  marché  ' . 

Cependant  la  rigueur  des  taxes,  jointe  à  ce  qu'il  y  a  d'incertain 
dans  la  production  du  grain  indigène ,  exposait  les  cours  à  des 
soubresauts  monstrueux.  Les  disettes  se  renouvelèrent  souvent, 
eu  en  pareil  cas,  c'était  une  opération  violente  et  coûteuse  que  de 
faire  venir  des  grains  par  des  voies  qui  ne  leur  étaient  pas  habi- 
tuelles. La  population  pauvre  et  la  classe  manufacturière  souf- 
fraient donc,  pour  enrichir  les  propriétaires*  le  nombre  de  ceux 
qui  souffraient  augmentant  ainsi  que  Timportance  des  industries, 
ils  en  vinrent  à  demander  l'abolition  des  lois  sur  les  céréales  *. 


'  Si  dénaturée  que  l'on  suppose  rarislocraiie  an;;laise,  on  aura  peine 
à  admettre,  ici  avec  l'auteur,  qu'elle  ait  pu  révor  le  retour  d'une  fa- 
mine comme  celle  de  181 6 ,  où ,  toutes  les  récoltes  ayant  manqué,  les 
fermiers  ne  purent  payer  leurs  maîtres,  qui  eurent  par  là  leur  part  du 
Hém.    (Aii.R.) 

*  L'Angleterre,  pauvre  en  blé ,  craint  qu'on  n*en  introduise,  et  qu'il 


8)  EUPIBE   1IB1TANN1QUB. 

Le  mal  fut  à  son  comble  en  1822;  mais  le  parlement  ne  vou- 
lait pas  en  avouer  la  cause  véritable.  Canning  proposa  de  pei^ 
mettre  Fintroduction  quand  le  grain  valait  60  sehellings ,  et 
de  le  soumettre  néanmoins  à  un  droit  de  20  sehellings  le  quarter 
à  rentrée,  en  augmentant  ou  eu  diminuant  de  2  sehellings, 
selon  que  le  blé  indigène  augmentait  ou  diminuait  d'autant.  Il 
combinait  ainsi  la  taxe  dans  la  proportion  du  produit  ;  mais  les 
lords  repoussèrent  son  plan ,  et  il  en  mourut  de  chagrin. 

La  question  se  réveilla  sous  le  ministère  whig  de  lord  !^f  el- 
boume;  et  tandis  que  Tlrlande réclamait  le  rappel,  les  char- 
tistes  le  suffrage  universel ,  le  peuple  portait  en  procession  deux 
pains  du  même  prix  :  Tun  tout  petit ,  tel  qu*on  le  vendait  dans 
la  libre  Angleterre;  Tautre  énorme,  comme  ceux  de  la  Pologne 
esclave.  C'était  un  raisonnement  qui  parlait  aux  yeux.  La  ligue 
contre  la  loi  des  grains  (anti-corn'law  league)^  qui  se  constitua 
alors,  afDcha  la  modération ,  professant  le  respect  de  la  constitu- 
tion, en  même  temps  qu'elle  sapait  une  de  ses  principales  basess. 
a  Le  peuple,  disait-elle,  a  besoin  de  pain  et  de  travail  ;  il  ne  peut 
se  procurer  ni  Tun  ni  Tautre,  alors  que  les  seigneurs  s'engraissent 
dans  l'oisiveté.  Dans  les  magasins  des  États-Unis  pourrissent 
le  blé  et  les  salaisons,  qu'on  échangerait  volontiers  contre  nos 
tissus  et  nos  ustensiles,  dont  ce  pays  manque.  De  cette  manière 
nos  classes  inférieures  vivraient  à  meilleur  marché ,  et  auraient 
plus  de  travail.  Ainsi,  abolition  du  système  douanier,  point  de 
tarif  protecteur,  point  d'impôts  indirects ,  point  de  droits  sur 
les  matières  premières;  excepté  seulemiht  sur  le  thé,  le  café, 
le  cacao,  le  tabac,  les  liqueurs,  les  vins,  les  fruits  secs.  Point  de 
privilèges  en  faveur  des  colonies  ;  les  colonies  sont  une  affiiire 
ruineuse  qui  chaque  année  coûte  au  pays  tant  de  millions,  qu'il 
épargnerait  en  s'approvisionnant  partout  où  se  présente  le  meil- 
leur marché.  Il  n'est  pas  même  besoin  de  demander  la  récipro- 
cité aux  étrangers  :  nos  manufactures  produisant  à  meilleur  mar- 
ché, les  étrangers  auront  intérêt  à  s'adresser  à  nous,  et  Texeinple 
agira  eûicacement.  »  A  l'appui  de  ce  système  on  présenta  un 

ne  tombe  à  trop  bas  prix;  la  fertile  Lombardie  craiiit  qu'on  n'ea  a- 
portCi  et  qu'il  n'en  résuHe  la  disette.  Voilà  deux  systèmes  rérélés. 


EMPIRB  BRITANNIQUE.  33 

budget  OÙ  les  frais  de  perception  étaient  réduits ,  et  où  la  re- 
cette atteignait  à  peu  près  celle  de  Tannée  courante,  moyennant 
DM  ûible  augmentation  de  l'impôt  direct  sur  les  terres  et  sur 
les  rerenus. 

Des  souscriptions  produisirent  des  sommes  considérables , 
qà  defaient  servir  à  seconder  la  réfonne  par  des  journaux,  des 
«ojiges ,  des  subventions ,  des  livres ,  et  à  se  procurer  (  tout 
deraat  être  légal  dans  les  efforts  à  tenter  )  cette  majorité  qui  dis- 
pense d'avoir  raison,  en  favorisant  Télection  des  réformistes,  en 
promettant  partout  des  routes,  des  secours ,  des  débouchés  pour 
les  produits  manufacturés.  Richard  Cobden  se  plaça  à  la  tête  du 
oiOQvement,  et  il  fut  secondé  par  des  membres  du  parlement,  par 
im  grand  nombre  de  fermiers  qui  en  attendaient  une  diminu- 
UoDdans  le  prix  des  baux,  par  les  chefs  d'établissements,  qui  es- 
péraient avoir  des  ouvriers  à  plus  bas  prix,  et  par  là  se  trouver  eu 
état  de  soutenir  avec  plus  d'avantage  la  concurrence  étran- 
gère. 

L'aristocratie,  comme  nous  l'avons  vu ,  avait  fait  attribuer, 
dans  la  réforme  de  1831 ,  le  droit  électoral  aux  locataires  et  aux 
fermiers  :  or,  en  faisant  Ggurer  comme  associés  les  Gis,  les 
frères  et  les  parents  des  fermiers  véritables ,  ils  étaient  arrivés  à 
^  rendre  maîtres  des  élections  des  comtés.  Leslibres-échangistes, 
de  leur  coté,  tâchèrent  de  tirer  parti  de  cette  autre  disposition 
gui  rendait  électeur  tout  propriétaire  d'un  immeuble  produisant 
<uschellings  (50  francs)  de  revenu  ;  et  ils  poussèrent  tous  ceux 
qui  avalent  quelque  argent  h  acheter  une  bicoque  ou  un  coin  de 
tfrre.  Ainsi  les  l^urgeois ,  après  avoir  fait  la  guerre  aux  privi- 
1^^  politiques  de  l'aristocratie ,  se  mirent  à  la  faire  aussi  à  ses 
propriétés. 

U  £iat  louer  ceux  qui  demandent  les  réformes  et  en  proclament 
l'opportunité  ;  mais  il  faut  réserver  son  admiration  pour  ceux 
1^  les  effectuent.  Ce  fut  encore  aux  torys  qu'échut  la  tâche  de 
proposer  la  réforme  des  tarifis,  en  présence  d'immenses  meetings 
«loQtle  mot  d'ordre  était  :  A  bas  le  monopole  l  le  pain  à  bon 
mrchéî 

T^  budget  ordinaire  de  l'Angleterre,  sans  compter  la  taxe  des 
l»uvres,  les  dépenses  du  culte ,  l'entretien  des  routes  et  des  ca- 


3t  EMPIBE  BRITÀNRIQUJS. 

naux ,  ainsi  que  les  dépenses  communales  et  provineiales,  s'é- 
lève à  près  de  1,800  millions.  Pour  y  subvenir,  Timpôt  foncier 
ne  figure  que  pour  une  faible  partie,  et  tout  le  reste  provient 
des  taxes  sur  la  consommation.  Ce  fut  en  1798,  pour  la  pre- 
mière fois,  que  Ton  songea,  afin  de  subvenir  aux  frais  de  la 
guerre,  à  une  taxe  sur  le  revenu  (income-tax).  Elle  fut  Gxëe 
à  dix  pour  cent  ;  et  ceux  qui  avaient  moins  de  cinquante  livres 
sterling  de  rente  en  furent  exempts.  Après  avoir  été  rédiiite , 
puis  supprimée  à  la  paix  ,  elle  fut  rétablie  par  Robert  Peel  lors- 
qu'il rentra  au  ministère,  afin  de  combler  un  déficit  de  cent  vingt- 
cinq  millions  ;  mais  il  la  réduisit  toutefois  à  trois  pour  cent ,  et 
ne  la  fit  peser  que  sur  ceux  dont  le  revenu  dépassait  cent  cin- 
quante livres  sterling  (  3,750  fr.  ).  Les  fermiers  payant  moins 
de  trois  cents  livres  de  loyer  en  sont  exempts;  les  antres  sont 
taxés  à  raison  de  la  moitié,  et  en  Ecosse  d*un  tiers.  L'impôt 
tombe  donc  en  entier  sur  les  propriétaires.  Il  y  est  suppléé  en 
Irlande  par  le  papier  timbré  et  la  taxe  sur  les  liqueurs.  Pour  le 
commerce  et  pour  les  arts  libéraux,  les  contribuables  sont 
tenus  d'affirmer  par  écrit  le  montant  de  leurs  bénéfices. 
Cela  fait,  Uobert  Peel  diminua  ou  supprima  les  droits  sur  la 

viande ,  le  poisson ,  le  houblon ,  les  pommes  de  terre ,  le  riz , 
le  blé ,  les  bois  de  construction ,  et  sur  d'autres  objets  de  con- 
sommation ou  matières  premières  :  hardiesse  Immense ,  et  toute 
en  faveur  du  peuple  et  du  commerce.  Ces  réformes,  qui,  tout  en 
comblant  le  déficit,  donnèrent  un  nouvel  élan  à  l'industrie , 
faisaient  triompher  des  principes  économiques  diamétralement 
opposés  à  tout  ce  qu'on  avait  pratiqué  jusque  -là,  et  qui  peu  de 
temps  auparavant  auraient  passé  pour  des  utopies.  ^Angleterre 
avait  pour  règle  d'inonder  de  ses  produits  les  autres  contrées,  et 
de  n'en  rien  recevoir.  Tout  est  changé  à  cette  heure  :  celui  qui 
veut  vendre  doit  acheter,  et  réciproquement.  Tout  peuple  qui 
entrave  chez  lui  la  production ,  ou  y  rend  le  travail  moins  lu- 
cratif, doit  nécessairement  déchoir  :  en  conséquence ,  liberté 
absolue  d'échanges  avec  tous ,  sans  même  s'inquiéter  de  la  ré- 
ciprocité. Les  autres  nations  ne  veulent-elles  pas  nous  imi^ 
ferf  tant  pis  pour  elles,  dit  Robert  Peel  ;  le  contrebandier  ré-^ 
tablira  Céguilibre.  L'^ingleterre  entend  acheter  à  bon  marché 


BMPIBB  BBITANNIQCB.  35 

Un/t  ce  dont  eUe  a  besoin  ;  si  les  autres  veulent  acheter  cher. 
Us  en  sont  bien  les  maîtres» 

ToBS  les  tari&  prohibitif  furent  donc  abolis ,  et  les  taxes  ré- 
dnites  à  dnq  pour  eent  pour  les  matières  premières ,  à  vingt 
pmr  les  produits  manu&cturés.  Le  succès  fut  tel,  que  les  doua- 
nes, qui  avaient  donné  500  millions  de  francs  en  1841 ,  après 
la  réforme,  rapportèrent  600  millions  en  1844'.  Un  pareil 
icsuUat  suffit  pour  assurer  à  Robert  Peel  une  place  parmi  les 
gnnds  nonrteurs. 

Il  ne  s'en  tint  pas  là  :  en  1845,  il  exempta  de  tout  droit  les 
oHtièreB  premières  les  plus  importantes ,  telles  que  les  laines , 
la  eotans^  le  tin«  le  vinaigre  ;  il  abolit  toutes  les  taxes  d'exporta- 
tiffii,  même  sur  les  machines  et  sur  le  charbon  de  terre.  Quant 
an  Ué,  qui  est  le  monopole  de  Taristocratie ,  et  au  sucre,  qui 
eoastitiie  la  ridiesse  des  planteurs ,  il  n'osa  alors  ou  ne  put  sup- 
primer oitièrement  les  taxes.  Mais  la  loi  du  28  janvier  1847 
vint  compléter  son  œuvre ,  en  déclarant  :  V*  Tabolition  entière 
des  droits  sur  les  céréales;  2^  un  dégrèvement  total  ou  partiel 
nr  les  matières  premières  et  les  denrées  alimentaires  ;  3*^  la  ré* 
dnction  à  quinze  pour  cent  du  droit  sur  les  soieries  ;  4"*  l'affran- 
chittemeot  des  objets  manufacturés  les  plus  communs  ;  5""  la  ré- 
éoetioa  à  dix  pour  cent  des  droits  sur  les  objets  d'un  travail 
pbis  fin ,  et  en  outre  de  notables  améli<»rations  quant  aux  char- 
ges qui  pesaient  sur  Tagriculture.  Cest  ainsi  que  Robert  Peel 
a  su  faire  entrer  dans  la  pratique  du  gouvernement  le  principe 
delà  vie  à  bon  marché.  Cest  un  des  résultats  les  plus  décisifs 
de  t*histoîre  contemporaine;  car  la  liberté  commerciale  sera  le 
iien  Tîsible  de  la  confédération  universelle  des  peuples. 

Déjà  la  richesse,  c'est-à-dire  le  hien*étre,  descend  de  plus  en 
pins  dans  les  couches  inférieures  de  la  société.  En  1727 ,  on  ac- 
courait d*Édimbourg  à  une  campagne  voisine  pour  assister  au 
^wetade  encore  nouveau  d'une  moisson  de  blé  ;  aujourd'hui  la 
coltare  en  est  générale  dans  le  pays;  les  chevaux,  les  bœufs,  les 
montons ,  se  multiplient  dans  Hle  entière  ;  le  nombre  des  voi- 

^  L'Angleterre  exporta  en  1830  pour  1,340  millions  de  francs ,  et  en 
1^4  pour  1,470,  c'est^<dire  130  millions  de  plus. 


36  SMPIRB  BBITANNIQUE. 

tares  a  plus  que  doublé  à  Londres  >.  La  eonsofnination  du  thé, 
du  café ,  du  sucre,  s'élève  chaque  année  ;  Tai^enterie  est  deve^ 
nue  commune  ;  remploi  du  fer  a  procuré  une  inCnité  de  com^ 
modités.  Robert  Peeï,  pour  démontrer,  dans  la  discussion  soi 
Vincome-tax ,  combien  la  propriété  mobilière  était  accrue  d« 
valeur ,  établit  que  le  revenu  annuel ,  qui  est  la  base  de  la  taxe  ^ 
avait  été  en  1812  de  5^,784,533  livres  sterling,  et  qu*en  184S 
il  s*était  élevé  à  73,800,000;  que  le  capital  représenté  était  en 
1812  de  1,391,613,325  livres  sterling,  et  qu'il  était  en  1842  dei 
1 ,830  millions 

Au  nombre  des  machines  de  guerre  employées  par  les  libéraux 
contre  Taristocratie ,  il  faut  compter  Téducation  du  peuple*. 
Brougham  se  signala  en  particulier  dans  cette  campagne,  en  re* 
pendant  par  milliers  les  livres  élémentaires  à  très^bas  prix;  eo 
fondant  des  écoles  pour  les  enfants ,  d'autres  pour  les  ouTrien 
adultes  (  mechanics  institutions  ) ,  et  l'université  libre  de  Lon- 
dres, la  première  qui  ait  admis  toutes  les  communions.  Il  con- 
sidérait Tinstruction  comme  le  boulevard  le  plus  solide  contre  i 
la  tyrannie  du  clergé^  de  l'aristocratie  et  du  canon.  Luttant  une  i 
fois  avec  sa  fougue  accoutumée  contre  le  ministère  Wellington, 
il  s'écria  :  Le  maître  décote  y  pourvoira  ;  mot  qui  est  devenu  \ 
proverbial.  La  taxe  uniforme  des  lettres,  et  le  prix  réduit  des 
frais  de  ti*ansport ,  en  a  accru  le  nombre  à  l'inGni  ;  les  biblio- 
ihèques  circulantes ,  introduites  d'abord  en  Ecosse ,  répandent 
les  connaissances  jusque  dans  les  villages  les  plus  éloignés. 

Ceux  qui  voudraient  que  les  conquêtes  populaires  se  oomplé* 
tassent  d'un  seul  coup  ont  peine  à  se  résigner  à  ces  voies  obli> 
ques,  qu'il  faut  admettre  dans  un  pays  de  traditions,  et  où  les 
principes  économiques  ne  peuvent  cheminer  qu'à  la  remorque  , 
des  événements  politiques.   Les  deux  partis  whig  et  tory  ont 


'  Il  y  en  avait  49,426  en  1812;  en  tS40 ,  on  en  comptait  104,476. 

^  La  France,  pour  rinstruction  publique,  dépensait  en  1840  14,77^,660 
francs,  dont  1,000,000  fr.  étaient  payés  par  PÉtat,  4, 658,281  parlcsdé- 
partemenls,  le  reste  paries  communes.  En  Angleterre  on  demanda  en 
1839,  pour  la  première  fois,  30,000  liv.  sterl.  pour  renseigncraûnt,  rt 
on  les  obtint  par  275  voix  contre  273. 


KHPIBR   BBITANNIQUK.  37 

conservé  leurs  noms  ;  de  même  fue  dans  les  républiques  itn- 
Ueones  on  restait  guelfe  même  en  combattant  contre  le  pape, 
et  vice  versa.  Mais  en  réalité  le  symbole  des  torys  a  péri,  et 
aojoard'hui  ils  e£feotuent  ce  que  les  whigs  avaient  proposé,  il  y 
a  quinze  ans,  de  plus  bardi  et  de  meilleur.  Ces  derniers  à  tout 
prendre  sont  des  oouservateurs,  tandis  qu'en  dehors  des  torys  et 
deswhigs  existe  Topposition  grandissante  des  radicaux,  des  char- 
tistes  et  des  socialistes.  Car  TAngletêrre  a  aussi  et  depuis  long- 
temps ses  socialistes.  L'un  d*eux,  Robert  Owen,  qui  a  cru  que  la 
société  pouvait  se  constituer  sans  Dieu,  et  que  tout  devait  être 
rœavre  du  peuple,  asemélecommunisme  par  des  journaux  répan- 
dus à  vil  prix,  où  il  prêche  entre  autres  choses  la  destruction  des 
grandes  villes  et  des  beaux-arts;  il  veut  de  grands  hospices  natio- 
naux, où  chacun  puisse  trouver  du  travail  ;  il  veut  que  les  voyages 
soient  obligatoires;  il  dit  que  «  la  religion,  le  mariage  et  la  pro- 
•  priété  sont  le  véritable  Satan  de  ce  monde,  triade  monstrueuse, 
«  source  inépuisable  de  crimes  et  de  maux.  »  Ses  adeptes,  qui 
comptaient  en  1840  soixante  et  une  sociétés  affiliées,  déclinent 
maintenant,  tandis  que  les  chartistes  font  des  progrès.  Ceux-ci 
sont  Texpression  la  plus  directe  et  la  plus  générale  de  la  démo- 
cratie moderne  ;  démocratie  hostile  aux  propriétaires  et  à  la 
grande  industrie,  aux  gros  fermiers,  aux  boutiquiers  et  qui  se 
recrute  surtout  parmi  les  masses  entassées  dans  les  grands  cen- 
tres manufacturiers ,  artisans  sans  ouvrages,  existences  précai- 
res ou  déclassées.  «  La  réforme  électorale  de  1831,  disent-ils,  n*a 
fait  qu'admettre  la  classe  moyenne  aux  distinctions  aristocrati- 
ques, et  la  classe  pauvre  reste  toujours  déshéritée.  Ce  que  nous 
voulons  maintenant,  c'est  ime  charte  pour  celle-ci,  qui  ne  se  sou- 
mettra qu'autant  qu'elle  participera  au  droit  électoral.  »  Ils  ré- 
clament doue  suffrage  universel,  vote  au  scrutin,  parlements 
annuels,  abolition  de  tout  cens  d'éligibilité  ;  ils  veulent  que  les 
membres  des  communes  soient  rétribués  ;  que  les  collèges  élec- 
toraux soient  divisés  en  nombre  égal  d'électeurs,  et  non  plus- 
par  vflles  et  par  comtés.  Quelques  chartistes  réclament  aussi 
pour  les  femmes  le  droit  de  voter. 

Le  parti  modéré  a  pour  chefs,  parmi  les  chartistes,  Lovett  et 
Vincent,  simples  ouvriers,  le  journaliste  O'Brien;  et  pour  organe 

■ItT.   DE  CBirr  ANS.  —  T.   IV.  4 


8S  EMPIRE  BBITÀNNIQUE. 

clfins  le  parlement,  le  fougueux  Feargus  0*Connor.  Ils  ont  sou- 
vent déclaré  qu'ils  n'aspiraient  point  à  la  république,  ce  qui  ne 
les  empêcha  pas  d'y  pousser  directement,  en  voulant  substituer 
la  force  du  nombre  aux  trois  pouvoirs  conclues ,  en  attaquant 
le  monopole  non-seulement  dans  les  chambres,  mais  dans  b 
presse,  qu'ils  veulent  affranchir  de  toute  espèce  de  taxe.  Il  y  en 
a  de  plus  avancés  qui  veulent  réglementer  le  salaire,  et  le  con- 
server tel  qu'il  était  en  1835,  ce  qui  serait  la  ruine  des  manu- 
factures anglaises. 

Ce  parti,  loin  de  s'affaiblir  par  Teffet  des  réformes  philanthro- 
piques, n'en  est  devenu  que  plus  hardi.  «  Les  réformes,  disent- 
il$,  ne  sont  que  des  concessions  arrachées  aux  aristocrates,  en 
vue  de  leur  conservation  :  tout  le  mal  gît  dans  la  distribution 
trop  inégale  de  la  richesse  sociale.  Le  peuple  parle  de  justice,  et 
Jes  grands  seigneurs  lui  répondent  charité  ;  ils  fixent  les  heu- 
res du  travail,  établissent  des  bains,  des  écoles,  des  récréations  ; 
aumônes  déguisées ,  que  Ton  jette  à  ceux  qui  invoquent  le 
droit.  »  En  1842,  ils  réclamèrent,  appuyés  de  8,317,703  signa- 
tures, la  réforme  du  parlement,  le  vote  au  scrutin  secret,  Tcga- 
lité  des  collèges  électoraux.  Le  clergé  seul,  disaient-ils,  reçoit 
de  l'État  assez  pour  secourir  les  classes  laborieuses;  les  privilè- 
ges exorbitants  d'une  classe  peu  nombreuse  sont  inconciliables 
avec  le  bien  de  la  multitude  >. 

Enfin  les  socialistes  et  les  chartistes,  voyant  les  entrepreneors 
ligues  pour  exploiter  les  ouvriers,  se  liguèrent  à  leur  tour  con- 
tre eux  ;  et  il  en  résulta  des  collisions  menaçantes,  surtout  dans 
le  pays  de  Galles  et  dans  les  cantons  manufacturiers,  jusqu'à 
faire  croire  que  l'Angleterre  était  à  la  veille  d'un  bouleversement, 
llebecca,  personnage  idéal,  qui  voulait  dire  la  démocratie,  com- 
mença par  renverser  les  barrières  des  douanes,  puis  refusa  les 
dîmes  aux  prêtres  anglicans  ;  elle  voulait  que  la  législation  fût 
réformée,  que  la  justice  fût  rendue  moins  coûteuse;  et  tout  cela 
dans  le  style  des  allusions  bibliques  méthodistes.  Elle  traînait  à 

■  On  a  calculé,  en  1831 ,  que  le  clergé  anglais  jouit  de  230,439.1  7â 
francs  (le  revenus,  tandis  que  tout  le  reste  du  clergé  chrétien  n'e»  a 
que  224,975,000. 


EMPIUE   BBITANNIQUE.  39 

sa  suite  des  masses  de  pauvres  et  d*artisans.  Cependaut  tout  ce 
désordre  s*apaîsa  presque  sans  effusion  de  sang,  et  avec  moins 
de  forces  qu'il  n'en  faut  ailleurs  contre  une  poignée  d'étudiants. 
La  révolution  de  1848  vint  relever  les  espérances  des  diartistes  ; 
ib  crurent  que  leurs  plans  allaient  enfln  se  réaliser  ;  ils  convo- 
quèrent les  masses,  pour  porter  au  parlement  d'énormes  péti- 
tions ;  mais  le  tumulte  qu'ils  soulevèrent  tomba  devant  Tattitude 
delà  population. 

Quoique  l'Angleterre  soit  réellement,  comme  on  le  dit ,  un 
pays  d'intérêts  matériels,  la  question  religieuse  y  prime  tou- 
jours; et  c'est  un  fait  certain  que  les  révolutions  n'y  réussissent 
qu*â  Tombre  de  la  religion.  En  face  des  dissidents  et  des  catho- 
liques, dont  le  nombre  croît  chaque  jour,  les  anglicans  sont  en 
minorité  dans  la  Grande-Bretagne;  eux-mêmes  sont  divisés  en 
deux  sectes,  la  haute  et  la  basse  Église,  de  même  qu'en  Ecosse 
rassemblée  générale  et  les  bénéficiers.  De  là  l'irritation  et  la 
peur;  delà  aussi  ces  fureurs  que  la  populace  déploie  contre  les 
papistes  ;  et  quand  les  chambres  retentissent  contre  eux  de  cris 
iotolérants  et  même  homicides,  ce  n'est  pas  l'effet  d'une  colère 
sincère  dans  les  hautes  classes,  c'est  l'expression  du  vœu  de  la 
multitude.  Pour  preuve,  il  sufïlt  de  voir  la  plèbe  de  Londres  sor- 
t.r  de  son  flegme  taciturne,  de  son  calme  famélique,  pour  traîner 
par  les  rues  un  mannequin  représentant  le  pontife  romain,  et 
le  brûler  sous  le  Monument,  en  hurlant  :  Malédiction  sur  le 
pape! 

La  plaie  religieuse  est  surtout  à  nu  en  Irlande ,  où  la  loi  dis- 
tingue encore  parfaitement  la  condition  de  chacun.  Les  pau- 
vres y  sont  catholiques,  les  propriétaires  protestants.;  ceux-ci 
gouvernent,  ceux-là  n'ont  qu'à  obéir  ;  l'orgueil  paraît  naturel 
atu  uns,  conune  aux  autres  la  soumission  '.  Si  l'émancipation 

'  Aojoard'boi  PÉglise  anglicane  ne  compte  plus  en  Irlande  que  sept 
cent  mille  individus,  c'est-à-dire  à  peine  un  dixième  des  catholiques. 
£Ue  est  divisée  en  quatre  provinces  ecclésiastiques  :  celle  d'Armagli  (où 
Ton  compte  plus  de  la  moitié  des  anglicans  ) ,  celle  de  Dublin ,  de  Ga- 
Ad,  deToam,  avec  trente-deux  diocèses,  1,387  bénéfices,  2,450  p<i- 
rai«es.  La  moyenne  du  revenu  d'un  évèquc  s'élève  à  I75|000  francs.  Il 


40  BMPIfiB  BBITANIIEQUB. 

a  corrigé  la  lorpolitique,  la  base  féodale  de  TédiOce  subsiste  en- 
core, outre  que  la  longue  habitude  de  servir  fait  que  le  catho- 
lique  n*exerce  ni  ne  connaît  bien  ses  propres  droits,  comme  tout 
esclave  émancipé  de  la  veille,  O'Connel  fut  le  premier  lord  maire 
catholique  (  1841  )  :  et  on  le  vit,  comoie  premier  magistrat  de 
la  cité  de  Dublin,  en  vertu  du  bill  des  corporations ,  se  rendre 
en  pompe  à  une  messe  solennelle  célébrée  dans  Tégiise  catiioii- 
que,  en  exprimant  son  espoir  de  l'entendre  un  jour  dans  Tab- 
baye  de  Westminster. 

£spérait-il  tout  ce  qu'il  demandait?  Il  faut  demander  beau- 
coup pour  obtenir  quelque  chose  «  et,  dans  les  questions  de 
nationalité,  le  temps  ne  compte  pas.  Ceux  qui  veulent  rendre 
rirlande  digne  de  la  liberté,  en  la  façonnant  aux  bonnes  mœurs, 
tendent  au  même  but  qu*Û'Connel.  Cest  ce  que  fait  entre  au- 
tres le  père  Mathew,  par  ses  sociétés  de  tempérance.  Mais  le 
découragement  s'empare  des  âmes,  quand  on  voit  dans  ce 
malheureux  pays  tous  les  remèdes  tourner  à  mal.  C'est  ainsi 
que  lors  de  la  disette  de  1846 ,  où  des  milliers  d'individus  pé- 
rissaient littéralement  de  faim ,  on  proclama  la  liberté  du  com- 
merce des  grains.  Aussitôt  les  seigneurs  de  l'Irlande,  habitant 
pour  la  plupart  l'Angleterre,  firent  sortir  le  blé  de  ce  pays  pour 
le  mieux  vendre ,  et  affamèrent  de  plus  en  plus  la  population , 
ne  faisant  que  trop  ressortir  la  nécessité  d'une  loi  agraire.  Le 
gouvernement  dépensa  les  millions  par  centaines  pour  pro- 
curer au  peuple  des  travaux  publics;  le  peuple  y  courut,  et 
laissâtes  champs  sans  culture; en  sorte  que.  Tété  venu,  la  mois- 
son manqua.  Il  fallut  acheter  des  blés  au  dehors,  ce  qui  nt 
sortir  de  Tlle  le  numéraire  ;  d*oii  il  résulta  une  inûnité  de  fail- 
lites. Depuis,  on  en  est  venu  à  un  remède  héroLiue  :  on  a  appli- 
qué à  l'Irlande  la  taxe  des  pauvres;  c'est  là  un  grand  pas,  qui 
constitue  presque  une  révolution. 

y  a  telle  paroisse  où  il  n*y  a  qu'un  seul  anglican  contre  1,500  ealMi* 
qucs;  dans  d'autres,  12  anglicans  se  trouvent  e«  présence  de  5,393  ca- 
tholiques; et  pourtant  les  catholiques  sont  obligés  de  payer  ladlme 
aux  prêtres  anglicans. 


COLONIES  ANGLAISES.  •—  INDE.  ^f 


COLONIES  ANGLAISES,  —  INDE. 


Pour  se  feire  one  idée  de  la  puissance  colossale  où  TAngle- 
terre  est  parvcDue,  il  ne  faut  pas  regarder  seulement  sa  pré- 
pondérance dans  tous  les  événements  européens,  mais  encore 
l'incessante  activité  avec  laquelle  elle  se  répand  dans  le  monde 
entier,  et  y  propage  son  industrieuse  civilisation.  Il  n'y  a  pas 
depeufrie  moderne  qui  ait  eu  en  partage,  à  ce  degré,  rambition 
petieote  et  hardie  de  conquérir  et  de  conserver.  En  voulant  de- 
meurer Tunique  maîtresse  du  sol,  raristocratie  anglaise  a con* 
tneté  tacitement  Tobligation  d*assurer  au  peuple  tous  les  profits 
(feniidustrie,et  en  conséquence  de  lui  procurer  des  débouchés, 
et  le  nrayen  de  verser  sans  cesse  dans  des  pays  nouveaux  Ta- 
bondance  crmssante  de  ces  produits.  Tout  peuple  nu  que  Ton 
décide  à  se  vêtir  vide  les  magasins  de  Manchester  ;  les  marchands 
•Y  emploient  pour  désencombrer  leurs  maisons,  comme  les  mis- 
tionnaires  par  zèle  religieux. 

Les  Anglab  se  sont  toujours  hâtés  de  reconnaître  Tindé- 
peodanoe  des  colonies  étrangères  soulevées  contre  les  mé- 
tropoles, pour  y  porter  au  plus  vite  armes,  denrées,  tissus, 
et  se  trouver  en  mesure  les  premiers  d*y  faire  des  traités  de 
commerce  avantageux.  Mais  la  civilisation  leur  doit  la  plus 
notable  partie  de  ses  conquêtes  au  delà  des  mers.  Ce  génie 
colonisateur  de  l'Angleterre  s*est  révélé  sur  tous  les  points  du 
globe;  mais  c'est  dans  Tlnde  qu'il  nous  apparaît  avec  une 
grandeur  tout  à  fait  inconnue  dans  les  fastes  de  rhumanité. 
Portons  nos  regards  en  arrière  sur  ce  vaste  pays  que  la  science 
signale  comme  le  berceau  de  la  civilisation  du  monde,  et  dont 
le  riche  idiome  (  le  sanscrit  )  passe  pour  la  souche  commune 
de  toutes  les  langues  européennes.  Ce  qui  caractérise  l'état  so- 
aal  de  cette  contrée,  c'est  sa  religion  panthéistique,  sa  foi  à 
I3  métempsycose;  c'est  sa  division  en  castes,  et  ce  caractère 
dlmmobilité  qui  &it  qu'à  cette  heure  il  est  à  peu  près  tel  que 

4. 


4i  COLONIES  A9IGLA1SBS. 

le  virent  les  Grecs  quand  Alexandre  y  pénétra.  Cependant  son 
histoire  fdt  marquée  plus  tard  par  une  révolution  importante  : 
ce  fut  la  conquête  de  Tlnde  par  les  musulmans  au  IX^  siècle. 
Vainqueurs  et  vaincus,  depuis  cette  époque,  ont  vécu  sans  se 
mêler. 

L'islamisme  ne  s'était  répandu  que  dans  la  partie  septentrio- 
nale, parmi  les  Afghans,  grâce  aux  déhris  qu\  avaient  laissés 
les  armées  des  dynasties  tartares,  et  au  grand  nombre  de  Per- 
sans et  d'Arabes  appelés  à  la  solde  des  princes  conquérants. 
Cétait  dix  millions  environ  de  mahométanSy  un  dixième 
peu^étre  de  la  population.  Distincts  des  naturels,  ils  habitaient 
les  capitales,  les  villes  de  commerce  et  les  places  fortes;  ja- 
mais la  campagne  ni  l'intérieur  du  pays,  où  Tlndien  conservait 
sa  foi  à  Brama  ou  à  Boudha ,  ses  castes ,  ses  prescriptions  in- 
finies ,  et  la  haine  des  étrangers. 

Chacune  des  grandes  divisions  de  l'empire  était  gouvernée 
par  unêubadar,  représentant  l'empereur.  Après  lui  venaient 
leafousdars ,  qui  l'accompagnaient  dans  toutes  les  expéditions 
militaires,  et  qui  s'honoraient  du  titre  de  nabads  ou  lieute- 
nants que  leur  donnèrent  les  Européens,  et  qui  plus  tard  devint 
synonyme  de  vice-roi  musulman ,  tandis  que  le  nom  de  radjah 
s'appliquait  aux  vice-rois  indiens.  Ces  charges  étaient  révoca- 
bles, et  les  empereurs  avaient  soin  de  changer  souvent  les  titu- 
laires, de  peur  qu'ils  ne  devinssent  trop  puissants.  Mais  le  lien 
s'étant  relâché ,  les  nababs  s'enhardirent  jusqu'à  se  rendre  in- 
dépendants ,  et  à  transmettre  leurs  charges  h  leurs  héritiers. 
Nous  ne  suivrons  pas  toute  la  série  des  ofUciers  subalternes. 
Tandis  que  les  décisions  judiciaires  pour  les    musulmans 
étaient  rendues  par  le  cadi,  aux  termes  du  Koran ,  les  Indiens 
s'en  rapportaient  à  des  arbitres ,  choisis  le  plus  souvent  parmi 
les  brahmes.  Dans  certaines  contrées ,  les  princes  indigènesse 
maintinrent  en  payant  tribut ,  quelques-uns  même  sur  des  ré- 
gions très-vastes ,  comme  les  rois  de  Mysore  et  de  Tanjore,  où 
rien  ne  fut  changé  au  gQuvernement  intérieur. 

La  conquête  ne  détruisit  pas  non  plus  l'im  des  éléments  es- 
sentiels de  l'ancienne  constitution,  le  village  :  là,  le  poiail 
veille  aux  affaires  générales  et  au  bon  ordre;  le  karnoum  en- 


INDE.  43 

registre  les  dépenses  de  culture  et  les  produits  ;  le  tailler  ia- 
fomie  sur  les  délits.  Ces  villages  existaient  de  temps  imniérnoo 
rial,  sans  avmr  subi  ni  altération  de  limites,  ni  déplacement 
de  Dunilles,  et  sans  que  les  changements  politiques  eussent 
booleversé  leur  économie  intérieure  :  petites  républiques  im- 
muables, sous  les  vastes  monarchies  si  variables  de  TOrient. 
Dans  la  plupart  se  perpétue  une  sorte  de  communauté  de  biens 
et  de  travaux ,  d^où  il  résulte  que  chacun  profite  de  l'assistance 
de  tous.  L'impôt  prélevé,  le  reste  de  la  récolte  est  réparti  à 
proportion  du  terrain  que  chacun  a  cultivé;  celui-ci  va  au  mar- 
ché, celui-là  s'adonne  à  quelque  industrie.  Dans  certains  vil- 
hs^es,  les  terres  changent  chaque  année  de  maîtres. 

L*impAt  était  réparti  et  levé  de  diverses  manières ,  en  esti- 
maot  la  moisson  lorsqu'elle  était  encore  sur  pied.  Un  dewan 
prenait  à  ferme  toutes  les  terres  d'une  province;  le  zemendar 
sous-traitait  pour  les  divers  districts  qu'il  distribuait  entre  les 
niltivatenrs  (ryofs)  ou  entre  les  villages;  il  devenait  percepteur 
des  impôts ,  et  se  trouvait  revêtu ,  en  conséquence ,  de  certains 
pouvoirs,  même  du  commandement  des  troupes  de  son  district. 
Il  taisait  figure  de  prince,  avec  juridiction  civile  et  criminelle. 

On  pourrait  donc  assimiler  un  tel  régime  a  la  féodalité ,  sauf 
que  nos  feudataires  avaient  réellement  la  propriété  des  terres 
et  percevaient  les  taxes  à  leur  profit ,  tandis  que  dans  l'Inde 
Tempereor  était  considéré  comme  l'unique  propriétaire.  Il  est 
irai  que  le  ryot  jouissait  pleinement  des  droits  de  propriété , 
puisqu'il  n'en  était  dépouillé  que  lorsqu'il  manquait  à  ses  obli- 
gations, et  qu'il  pouvait  la  transmettre  à  d'autres. 

Ao  sommet  de  l'échelle,  le  Grand  Mogol,  descendant  de  Ta- 
merlan,  était  le  dépositaire  ou  le  titulaire  d'une  autorité  illimi- 
^.  Les  provinces  étaient  administrées  en  son  nom ,  comme 
B008  Tavons  dit,  par  les  subadars,  qui  souvent  s'en  rendaient 
■ultres.  A  côté  d'eux  existaient  beaucoup  de  princes  indigènes, 
ADdens  dominateurs  de  la  contrée.  Au-dessous  de  cette  hiérar- 
chie aristocratique  et  administrative ,  venait  le  village.  Ainsi 
se  trouvaient  ràints  le  despotisme  au  sommet,  l'aristocratie  et 
la  féodalité  au  milieu,  le  rounicipe  et  la  république  à  la  base. 

Akbar  le  Grand  (t&&5-t605) ,  sixième  descendant  de  Tamcr* 


44  COLONIES   ANGLAISES. 

lao,  acheva  la  conquête  musulmane  de  l*Inde  en  f^oumettant  les 
Afp^hans,  et  fut  le  véritable  fondateur  de  Tempire  mogol.  Après 
lui  la  discorde  régna  entre  les  princes  ;  Fanarchie  et  les  guerres 
civiles  durèrent  jusqu^à  AurengZeb  (1659),  qui  se  signala  par 
ses  victoires.  Il  avait,  sous  le  masque  de  la  dévotion,  fait 
périr  ses  frères  et  emprisonné  son  père  ;  il  resta  le  maître  de 
Tempire,  dont  il  porta  la  grandeur  à  son  comble.  Son  trésor  se 
composait  d'énormes  lingots  d*or  et  de  pierreries,  dont  un  dia- 
mant de  deux  cent  quatre-vingts  carats,  trouvé  au  sac  de  Gol* 
conde  '.  Ce  dont  on  s'émerveillait  surtout,  c^étaitde  son  trûne 
de  paon,  ainsi  appelé  de  l'oiseau  qui  le  surmontait,  tout  en  or 
massif,  semé  de  pierres  précieuses,  avec  un  énorme  rubis  à  la 
poitrine ,  d*où  pendait  une  perle  de  cinquante  carats.  Douze 
colonnes  inenistées  de  perles  supportaient  le  baldaquin.  Aureog- 
2Seb  séjournait  rarement  dans  les  villes ,  il  habitait  le  plus  sou- 
vent des  cnmps  mobiles  :  trois  immenses  palais  de  bois  léger, 
dont  les  pièces  se  démontaient,  étaient  transportés  par  deut 
cents  chameaux  et  cinquante  éléphants ,  à  un  jonr  dUntervaUe 
l'un  de  l'autre;  il  trouvait  ainsi  un  palais  construit  partout  où  il 
stationnait.  Des  centaines  de  chameaux  qui  portaient  ses  tré- 
sors, des  chiens,  des  panthères  dressées  à  atteindre  la  gazcHe, 
des  taureaux  pour  chasser  le  tigre ,  puis  cinq  cent  mille  hom- 
mes employés  pour  la  cuisine,  la  garde-robe,  les  archives,  les 
armes,  la  réparation  des  routes,  formaient  sa  suite.  Lorsqu'on 
était  arrivé  dans  quelque  vaste  plaine,  ce  demi-million  de  vova* 
geurs  campait  autour  du  palais  du  Grand  Mogol ,  et  des  files 
innombrables  de  tentes,  dressées  en  un  clin  d'œil  et  enlevées  de 
même ,  se  prolongeaient  en  ligne  droite  vers  ce  palais. 

L'empire  mogol  embrassait,  à  la  mort  d' Aureng-Zeb  (1706), 
quarante  provinces,  s'étendant  du  85*  au  10^  degré  de  lati- 
tude; et  il  en  tirait  dix  milliards,  bien  que  les  produits  valus- 
sent un  quart  du  prix  qu'ils  auraient  eu  en  Angleterre,  liais 
après  lui  l'empire  marcha  vers  son  déclin.  Plusieurs  prétendants 

'  Ce  cdlèbre  d. amant  est  anjourdMiul  la  propriété  de  la  ooarcine 
britannique,  et  a  Rguré  parmi  les  merveilles  de  TcxpositlDa  deLoadres 
«a  ts&l.    (Ah.  R.  } 


1ZIDE.  45 

se  dispatèrent  le  tr6ne  et  se  renversèrent  tour  à  tour  ;  le  luxe  et 
b  débaudie  marchaient  de  pair  avec  la  cruauté,  qui  faisait 
rouler  le  sang  entre  frères.  Pendant  ce  temps,  les  radjahs  et 
kssubadars  se  rendaient  indépendants ,  tellement  que  la  puis- 
iiDoe  du  Grand  Mogol  se  réduisit  à  peu  près  à  conGriner  le  suc- 
cesseur du  nabad  défunt ,  en  lui  délivrant  fa  patente  impériale. 

Daos  les  provinees  du  nord,  entre  Tlndus  et  le  Djommah, 
éuit  mort  en  odeur  de  sainteté ,  vers  1539 ,  près  de  Lahore ,  un 
oertaio  Nanek,  au  tombeau  duquel  affluaient  les  dévots  et  les 
^ples  qu'il  avait  recrutés  de  diverses  nations  et  réunis  sous 
le  nom  de  seîkhs,  qui  veut  dire  écoliers.  Argiounmal ,  son 
SQccessenr,  recueillit  la  doctrine  du  maître  dans  le  Pothi  ou 
Bible,  et  de  là  naquit  la  secte  des  selkhs.  Cette  secte ,  rejetant 
les  traditions  brabminiques,  adore  un  Dieu  unique  et  invisible, 
et  fait  de  Tamour  du  prochain  la  base  de  la  morale  ;  elle  re- 
omnnande ,  du  reste,  de  pratiquer  la  tolérance  et  d*éviter  les 
coatroverses,  abolit  les  castes,  en  conservant  néanmoins  la 
<listinetiun des  tribus,  ainsi  que  la  séparation  des  sectaires  avec 
la  étrangers;  elle  permet  de  manger  de  la  viande ,  à  l'exception 
de  la  chair  de  vache;  les  idoles  et  toute  espèce  d'images  sont 
ndoes  de  ses  temples;  les  femmes  jouissent  d'une  sorte  d'é- 
naodpation.  On  donne  à  chaque  initié  un  sabre ,  un  fusil ,  un 
vCfUne  Oèche  et  une  lance,  et  de  plus  une  tasse  d'eau,  où  l'on 
to  fondre  le  sucre  avec  la  pointe  d'un  poignard. 

Cette  secte  forma  bientôt  une  nation  guerrière  sous  ses  gou- 
'i^t  diefs  spirituels  qui  luttèrent  souvent  contre  le  Grand 
Mogol,  se  mêlèrent  aux  guerres  civiles,  mais  perdirent  en- 
suite tout  pouvoir  séculier.  Le  pays  se  divisa  alors  entre  plu- 
sieurs sirdars  ou  chefs ,  surnommés  singhs  ou  lions.  Ce  sont 
^  qui  avaient  élevé,  sur  le  trône  du  Grand  Mogol,  Moham- 
"M^-Sebah,  qui  régnait  en  1739,  quand  II  fut  attaqué  par  Na- 
<lir-Schah,  le  restaurateur  de  l'empire  persan.  Après  avoir  dé- 
vasté Delhi,  Nadir  laissa  le  trône  à  Mohammed  ;  mais  il  lui 
«aleva  les  provinces  situées  sur  la  rive  occidentale  de  l'indus. 

A  peine  s'était-il  éloigné,  que  la  province  de  Bérar  se  détacha 
^  Teropire  des  Mahrattes.  Aoud  se  rendit  aussi  indépendant 
^tis  Achmed-Schah,  successeur  de  Mohammed  (1747);  il  en 


46  COLONIES  A!IGL4ISES. 

fut  de  même  du  Bengale.  Le  Mogol  se  trouvait  ainsi  réduit  a 
une  partie  des  provinces  de  Dellii  et  d*Agra.  Sous  le  règne 
d'Allemghir  II  (1753),  Hamed,  roi  des  Abdallis,  nation  af- 
ghane du  Candahar,  assaillit  Delhi ,  pilla  tout  ce  qui  y  était 
resté,  et  renversa  jusqu*aux  murailles  pour  en  enlever  les 
pierres.  Cette  ville  Tut  dévastée  une  troisième  fois  par  les  Mah- 
rattes  ,  sous  Djiban-Shaw;  ils  fouillèrent  jusqu*aax  tombeaux; 
mais  le  roi  de  Candahar  les  ayant  attaqués ,  en  tua,  dit-oo, 
cinq  cent  mille.  Parmi  les  gouverneurs  musulmans  qui,  après 
riuvasion  de  Kouli-Khan,  aspirèrent  à  se  rendre  indépendants, 
Dawoust  Ali-Kbau,  nahab  de  la  province  d* A  rkot,  où  étaient 
situées  Pondichéry  et  Madras,  se  rendit  tellement  redoutable, 
que  les  radjads  implorèrent  le  secours  des  Mahrattes. 

Cependant  des  puissances  plus  redoutables  grandissaient  sur 
ces  rivages  :  c'étaient  les  Portugais ,  les  Hollandais  et  les  Fran- 
çais. Les  premiers  y  avaient  pris  pied  après  la  découverte  du 
cap  de  Bonne- Espérance;  mais  ils  n*y  avaient  pas  gagné  de  ter- 
rain ;  et  s'étaient  vus  dépossédés  par  les  Hollandais ,  qui  avaient 
alors  les  plus  vastes  établissements  de  TAsie,  des  tles  de  bi  Sonde 
aux  côtes  de  Malabar.  Dès  le  règne  de  François  F^ ,  les  Fran- 
çais avaient  tenté  de  8*établir  dans  Tlnde;  mais,  repoussés  par 
les  tempêtes,  ils  ne  franchirent  pas  le  cap  de  Bonne-Espéraooe. 
Henri  IV  établit  en  Bretagne  une  compagnie  des  Indes  orien- 
tales (1604),  qui,  après  y  avoir  expédié  sans  succès  quelques 
navires,  ne  tarda  pas  à  se  dissoudre.  D*autres  tentatives  échouè- 
rent encore,  ce  qui  engagea  les  armateurs  français  à  se  porter 
plutôt  yers  Madagascar.  Richelieu,  voulant  ranimer  le  com- 
merce des  Indes ,  forma  une  nouvelle  compagnie  avec  de  larges 
privilèges  ;  cependant  elle  ne  put  prospérer.  Une  autre,  instituée 
par  Colbert,  avec  une  dotation  de  quinze  millions  et  un  priri- 
iége  de  cinquante  ans,  grandit  rapidement;  mais  elle  était  déjà 
en  proie  au  désordre  quand  Law  songea  à  la  relever,  en  lui  ad- 
joignant les  compagnies  d'Occident,  de  la  Chine  et  de  TAfrique, 
sous  le  nom  de  compagnie  perpétuelle  des  Indes.  Nous  avons 
vu  (tome  P^,  page  26]  le  succès  non  moins  brillant  qu'épbé- 
mère  de  cette  entreprise  :  la  compagnie  survécut  au  naufrage 
de  Law ,  et  porta  ses  vues  sur  Pondichéry,  qui  avait  prospéré  ^ 


INDE.  47 

griee  à  des  efforts  parttculien.  Dumas,  qui  y  fut  envoyé 
comme  gouverneur  (  173â),  la  rendit  florissante  par  son  admi- 
Distntion  tout  à  la  fois  habile  et  vigoureuse.  11  obtint  du  Grand 
Mogol  Mohammed-Schah  le  privilège  très-avantageux  de  battre 
monnaie;  Tacquisition  de  Karikal  et  de  son  territoire,  acheté 
d'un  prétendant  au  royaume  de  Tanjare  (1739)  moyennant  une 
faiblesomme  et  des  promesses  de  secours ,  fut  encore  plus  utile. 

Les  Français  avaient  formé  d'autres  établissements  dans  la 
pnsqulle  Indieune.  lis  s'étaient  assuré  le  commerce  du  poivre 
m  les  côtes  du  Malabar  ;  ils  transportaient  à  Surate  les  tissus  et 
les  bijouteries  de  Lyon  ;  on  pouvait  croire  qu'ils  allaient  rivaliser 
avec  les  colonies  des  grandes  nations  maritimes ,  d'autant  qu'ils 
fwmt  à  la  tête  de  leurs  établissements  trois  hommes  d'un  grand 
nêrite,  Dupleix ,  la  Bourdonnais  et  Bussy. 

A  rarrivée  de  Dupleix  (  1742 } ,  les  Européens  n'étaient  con* 
sidérés  dans  l'Inde  que  comme  des  marchands;  mais  lorsqu'il 
eot  étudié  le  pays,  il  conçut  le  projet  d'y  dominer,  et  dissimula 
cette  pensée  tant  qu'elle  ne  pouvait  paraître  que  folle  ou  témé- 
nire.  Son  plan ,  extrêmement  simple,  consistait  à  mettre  des 
corps  européens  au  service  des  princes  indiens,  persuadé  que 
bientôt  ils  y  acquerraient  de  la  prépondérance.  C'est  ainsi  qu'il 
parvint  à  dominer  dans  le  pays  de  Ramate,  puis  dans  le  Décan, 
Hir  trente^nq  millions  d'habitants ,  c'est-à-dire  sur  presque  la 
iwiiiéde  l'empire  du  Mogol,  créant  ou  détruisant  à  volonté  les 
établissements  étrangers.  Les  Anglais  voyaient  d'un  œil  d'envie 
<*nx  des  Français  ;  ces  derniers  n'avaient  qu'à  favoriser  un  na« 
^b,  pour  que  leurs  rivaux  le  prissent  en  inimitié  :  aussi  conti- 
Boaient-ils  de  se  faire  la  guerre  dans  ces  contrées ,  alors  même 
qo^ils  étaient  en  paix  en  Europe.  Après  la  paix  d'Aix-laOïapelle 
(174S),  Dupleix  reprit  ses  vastes  projets,  dans  la  conviction  où 
il  était  que  la  compagnie  française  ne  pourrait  lutter  contre  sa 
râle,  à  moins  de  prendre  pied  sur  le  continent  indien.  Mal- 
iicureusement  les  chefis  étaient  en  désaccord  et  jaloux  l'un  de 
^'antre;  la  Bourdonnais,  à  qui  Ton  devait  la  prospérité  des  Iles 
^  France  et  de  Bourbon,  au  lieu  de  s'unir  à  Dupleix ,  qui  mé* 
ditait  la  conquête  de  Madras,  voulut  se  donner  la  gloire  d'enlever 
«^laux  Anglais  leur  plus  riche  ctablissempot  dans  leCoromandel. 


48  COLONIES  ANGLAISES. 

(  1746  ).  Madras  était  divisée  en  ville  blancbe  des  Européens, 
et  eo  ville  noire  des  Juifs,  des  Banians,  des  ArméniciB,des 
mahométans,  idolâtres,  nègres,  rouges,  cuivrés.  La  Bourdon- 
nais  avait  Tordre  de  son  gouvernement,  qui  ne  connaissait  poim 
le  pays,  de  ne  conserver  aucune  des  conquêtes  qui  seraient  fai- 
tes :  en  conséquence,  il  accepta  dix  millions  de  livres  pour  la 
rançon  de  cette  ville.  Mais  Dupleix ,  qui  en  appréciait  rimpor- 
tance ,  cassa  la  capitulation,  saccagea  et  brûla  la  ville,  et  j  fit 
exécrer  le  nom  français.  Puis  il  suscita  tant  d*obstacles  aux  oo»- 
velles  expéditions  de  son  rival,  que  la  Bourdooiiais  se  retira; 
il  rentra  en  France ,  où  il  fut  mis  à  la  Bastille. 

n  ne  pouvait  arriver  rien  de  plus  à  souhait  aux  Anglais, 
qui ,  ayant  réuni  des  forces ,  non-seulement  recouvrèrent  Ma- 
dras, mais  assiégèrent  encore  Pondichéry.  La  belle  défense  à 
Dupleix ,  qui  contraignit  les  Anglais  à  battre  en  retraite,  oou 
vrit  les  torts  qu  il  avait  pu  avoir. 

Madras  une  fois  perdu ,  Dupleix  dirigea  ses  efforts  sur  le  Dé- 
can.et  le  Kamate,  où  plusieurs  prétendants  étalent  aux  prises. 
Au  milieu  de  leurs  discordes,  il  parvint,  après  des  exploits 
comme  ou  n*en  voit  que  dans  les  romans  ' ,  à  donnt^r  le  trône 
du  Décan  à  Mousa-Fersing,  son  protégé,  qui  agrandit  consi- 
dérablement les  territoires  de  Pondichéry  et  de  Karikal,  ethii 
donna  Masulipatnam  avec  ses  environs.  Mais  bientôt  la  ccxnpa* 
gnie  anglaise ,  sans  déclarer  ouvertement  la  guerre ,  vint  en  ai<ie 
dans  le  Kamate  à  Tadvenaire  de  Dupleix,  qui ,  mal  sotfteoti 
par  ses  alliés  et  par  le  cabinet  pusillanime  de  Versailles,  fiait 
par  succomber.  Plein  de  hardiesse  au  milieu  des  difficultéSi  iné- 
puisable en  expédients ,  il  sut  se  relever.  Ses  victoires  avaient 
excité  un  enthousiasme  inexprimable  en  Europe  :  on  disait  que 
les  seules  terres  obtenues  de  Chandasaeb  rapportaient  39  mil* 
lions  ;  on  comptait  déjà  annuellement  sur  un  revenu  net  de  60 
millions  :  chimères  comme  celle  de  Law.  Tons  comptes  tttSi 

'  On  raconte  qu'an  officier  français,  nommé  de  Latoocba, coloti^ 
par  quatre- vingt  mille  ennemis,  pénétra  de  nuit  dans  leur  camp  tvec 
trois  centade  aes  compatnotes,  en  tua  douse  cents,  èponvaaUlcsi'' 
1res 9  et  les  dispersa  sans  avoir  perdn  plus  de  deux  soldats. 


IPiDB.  49 

la  ooiii|Miigiiie  se  trouva  en  perte  de  3  millions,  et  on  inculpa 
Dupleix ,  coname  si  Ton  n*avait  pas  dû  prévoir  que  ses  vastes  en- 
treprises devaient  coûter  beaucoup ,  et  qu*ii  faudrait  dépenser 
eoeore  pour  en  recueillir  ultérieurement  les  fruits.  Irrités  donc 
de  se  voir  déçus  dans  leurs  spéculations  (  1753  ) ,  les  directeurs 
résolorent  de  lui  donner  un  successeur  ;  et  le  ministère  s*y 
prêta  d'autant  plus  que  les  Anglais  demandaient  son  rappel, 
Tacoisant  ë'attiser  la  discorde  en  Asie  (  1754  ].  Les  cabinets  de 
Fnaoe  et  d'Angleterre  s'unirent  alors  pour  réconcilier  les  deux 
compagnies,  et  les  mettre  sur  un  pied  d'égalité  parfaite  de  for* 
ces ,  de  territoire  et  de  commerce  sur  les  côtes  de  Goromandel 
etd'Orissa,  voulant  qu'elles  pussent  jouir  cbacune  en  paix  de 
ses  pofisessioois,  sans  se  mêler  aux  querelles  des  princes  indi- 
gènes. 

Dupleix  sUndignait  que  scm  successeur  eût  négocié  avec  les 
Anglais,  au  lieu  d'employer  les  troupes  qu'il  amenait  pour  as- 
siéger Tridnapali,  dont  l'acquisition  aurait  assuré  aux  colonies 
fraïu^aiaes  et  la  domination  et  des  avantages  immenses.  Lors- 
qu'on voit  oe  que  les  Anglais  ont  effectué  depuis,  on  est  porté 
à  croire  qu'il  conseillait  le  meilleur  parti  ;  mais  il  lui  fallut  obéir. 
U  avait  avancé  13  millions  de  ses  deniers,  plein  de  confiance 
qu'il  était  dans  k  victoire ,  et  elle  lui  était  arracliée.  Ce  fui 
donc  en  versant  des  larmes  qu'il  abandonna  le  théâtre  de  sa 
gloire. 

A  son  retour  en  France,  on  refusa  de  lui  tenir  compte  de  ses 
avances,  et  l'on  intenta  un  procès  à  celui  qui  avait  été  sur  le 
point  de  donner  l'Asie  à  la  France.  Après  avoir  dépensé  ce  qui 
^  restait  à  solliciter  une  audience  de  ses  juges,  il  mourut  dans 
^  misère  (  1768  ),  cet  homme  qui  avait  eu  dans  sa  main  les 
trésoisde  l'indel 

Ia  compagnie  française  possédait  alors,  sur  les  côtes  d'Orissa 
^l  de  Goromandel,  Masulipatnam  avec  quatre  districts ,  Pondi- 
^^  entouré  d'un  vaste  territoire,  Karikal  et  l'île  de  Chéringam  ; 
P<>sKttions  considérables,  mais  trop  écartées  pour  se  soutenir 
"^tttiieUenient.  Le  marquis  de  Bussy,  lieutenant  de  Dupleix, 
avait  soutenu  l'influence  française  dans  le  Décan,  et  il  eût  été 
^n  de  confier  les  choses  à  son  expérience.  Au  lieu  de  cela,  le 


£0  COLONIES  ANGLAISES. 

cabinet  firançais  envoya  le  comte  de  Lally  (  1 7&6  ),  Irlandais,  of5- 
cier  plein  d'Iionneur  et  de  courage,  mais  imprudent,  et  qui 
n*avait  ni  le  liant  ni  la  modération  nécessaire  dans  des  contrées 
éloignées,  et  au  milieu  de  circonstances  difficiles.  Par  hutinet 
national,  il  abhorrait  les  Anglais ,  et  disait  que  sa  politique  coo- 
sistait  dans  ces  quatre  mots  :  Pius  d Anglais  dans  la  Péninr 
suie!  Mais  il  ignorait  les  lois,  les  intérêts,  la  politique  de  rinde, 
ets^obstinaîtà  ne  pas  écouter  ceux  qui  aucaîentptt  Ton  instruire. 
Son  adversaire  Coote,  au  contraire,  homme  froid,  résolu  et  mo- 
déré, savait  agir  suf  tout  ce  qui  Tentourait,  et  profitait  des  mtms 
de  Tennemi. 

Les  premiers  actes  de  Lally  réussirent  bien;  il  reponoa  Ici 
Anglais  de  toute  la  côte  de  Coromandel.  Mais,  toujours  à  court 
de  ressources ,  il  ne  tira  point  parti  de  ses  succès  ;  il  s'aUésa 
par  la  rigueur  et  par  les  menaces  les  administrateurs,  et  cette 
tourbe  d^employés  à  qui  les  abus  profitaient  :.  Tannée  elle- 
même  se  révolta  contre  lui ,  et  les  Anglais  bloquèrent  Pondi- 
ehéry.  Les  castes  supérieures  dans  cette  contrée  répugnent 
au  travail  ;  les  castes  inférieures  ont  des  professions  déter- 
minées, et  se  croiraient  déshonorées  eu  se  livrant  à  une  autre  : 
ainsi  le  portefaix ,  sMI  lui  fallait  tenir  sous  son  bras  un  iardean 
qu*il  est  dans  ses  habitudes  de  charger  sur  sa  tête;  le  soldat, 
s*i1  creusait  la  tranchée  qui  doit  Tabriter;  le  cavalier,  s*il  Cra- 
chait rherbe  pour  son  cheval.  Il  faut  donc  qu'une  population 
innombrable  suive  les  armées.  Lally,  n'ayant  pu  réunir  assez  de 
monde,  enrôla  par  force,  sans  égard  pour  les  castes  et  la  dis- 
tinction  des  travaux,  les  habitants  de  Pondichéry,  leur  im- 
posant les  mêmes  fardeaux,  foulant  aux  pieds  tout  à  la  fois  (ce 
qui  était  sans  exemple)  Tordre  social  et  Tordre  religieux.  Ao 
milieu  de  la  discorde,  des  révoltes,  de  la  famine,  Lally  résista  à 
des  forces  vingt  fois  supérieures  aux  siennes  ;  mais  enfin,  réduit 
aux  dernières  extrémités,  il  rendit  la  place,  et  fut  conduit  pri- 
sonnier  en  Angleterre.  La  prise  de  Pondicbéry  porta  le  dernier 
coup  à  la  domination  des  Français  dans  Tlnde,  où  ils  ne  eonse^ 
vèrent  que  des  factoreries  insignifiantes ,  tandis  que  le  Coro- 
mandel et  le  Bengale  firent  la  colossale  grandeur  de  TAngletene. 
A  la  paix  de  1763,  Pondichéry  fut  restitué  à  la  France,  mais  eo 


raine  et  avec  an  territoire  iosigniGant.  La  France  recouvra  aussi 
Kvikal,  Cbandeniagor  et  ses  autres  comptoirs  dans  le  Bengalo 
(1769),  mais  à  la  condition  qu'elle  n'y  élèverait  pas  de  fortiGca- 
tioos.  La  France  avait  aussi  perdu  en  dix  ans  ses  établissements 
d'Afrique,  une  partie  de  ceux  d'Amérique,  et  tout  le  Canada. 
Il  eo  résulta  une  grande  irritation;  et  comme  il  fallait  s'en 
prendre  à  quelqu'un ,  on  se  déchatna  contre  Lally,  dont  tous  les 
Ides  forent  interprétés  le  plus  mal  possible,  et  qu'on  accusa 
même  de  trahison.  Informé  de  ces  accusations,  il  obtint  de  venir 
d'Angleterre  pour  se  disculper  ;  et  il  écrivit  à  M.  de  Choiseul  : 
f apporte  ma  iéte  et  mon  innocence.  Cetteaffaîre  (chose  absurde) 
lit  portée  devant  le  parlement  :  il  s'agissait  de  campagnes,  de 
si^es,  dans  un  pays  et  dans  des  circonstances  qu'il  ignorait 
complètement.  Lally,  absous  du  crime  de  lèse-majesté,  fut  con- 
damné comme  coupable  d'avoir  trahi  les  intérêts  du  roi  et  de  la 
eompognîe,  et  abusé  de  son  autorité.  Il  fut  en  conséquence  con- 
damné à  mort  ;  il  fut  conduit  à  l'échafaud  à  l'âge  de  soixante-six 
•B8  (1766),  avec  un  bâillon  dans  la  bouche.  L'arrêt  fut  plus  tard 
cassé  par  Louis  XVI,  et  la  mémoire  de  Lally  fut  réhabilitée. 

Mais  revenons  aux  affaires  de  l'Inde.  Souîa-al-paoula,  qui  ré- 
gnait dans  le  Bengale,  à  Behar  et  à  Orissa,  ennemi  déclarédes  Au- 
rais, surprit  Calcutta,  leur  principale  factorerie,  peut-être  à 
riostigatÎQn  des  Français  ;  et  cette  place  fut  obligée  de  se  rendre 
(  17$6).  Comme  il  y  trouva  peu  d'or  et  de  marchandises,  il  crut 
qa'on  les  avait  cachés  ;  et,  pour  forcer  les  prisonniers  à  lui  dé- 
couvrir leurs  trésors»  il  les  enferma  dans  un  cachot  privé  d'air 
et  de  lumière ,  qu'on  appelait  V Enfer  noir,  et  où,  dans  l'espace 
dedooze  heures,  cent  vingt-trois  périrent  étouffés.  Les  Anglais 
de  Madras  frémirent  à  cette  nouvelle;  et  l'amiral  Charles  Wat- 
ton,  dirigeant  aussitôt  sa  flotte  dans  le  Gange ,  fondit  sur  Cal- 
oitta  qu'il  emporta  d'assaut. 

Robert  Clive  (1735-1774),  fils  d'un  petit  gentilhomme  du 
Shropshire ,  avait  comme  tant  d'autres  passé  aiu  Indes ,  où  il 
NDcontra  toutes  les  contrariétés  réservées  aux  caractères  ^er- 
(iques.  Ce  nouveau  Cortès  possédait ,  comme  le  conquérant  du 
Mexique,  la  force  de  résolution,  la  promptitude  à  prendre  un 
parti ,  la  rapidité  à  exécuter  ;  il  savait  Inspirer  son  enthousiasme 


h7  COLONIES  AGLAISES. 

âax  soldats ,  imposer  aux  étrangers ,  agir  de  son  propre  mouve- 
ment, et  pourtant  faire  don  à  sa  patrie  de  ce  qu*il  avait  conquis 
sans  elle.  Parvenu  au  commandement  deFarmée,  //  ne  convient 
pas  de  se  tenir  sw  la  défensive ,  dit-il  ;  attaquons  !  et  il  livra 
bataille  au  farouche  nabab,  qui  périt  dans  Faction.  Son  généra) 
Mir-DjafQer,  qui  devint  son  successeur,  paya  deux  millions  de 
livres  sterling  aux  Anglais  > 230,000  à  lord  Clive,  avec  une  pen- 
sion de  60,000.  Mais  les  vainqueurs  ne  s^arrétèrent  pas  là  ;  et 
la  faiblesse  du  nabab  amenant  de  leur  part  de  nouvelles  exi- 
gences, il  fut  réduit  à  leur  abandonner,  pour  sûreté  des  paye- 
ments auxquels  il  s'était  obligé ,  trois  districts  voisins  de  Cal- 
cutta, qui  formèrent  le  noyau  de  leur  futur  empire.  Puis, 
lorsqu'il  en  vint  à  résister  a  leurs  prétentions ,  ils  le  renversè- 
rent, et  mirent  à  sa  place  Cossim- Ali -Khan,  qui  leur  aban- 
donna deux  autres  districts ,  et  récompensa  largement  les  fau- 
teurs de  la  révolte.  Humilié  aussi  de  sa  position,  il  voulut  se 
soustraire  au  joug  :  il  augmenta  son  armée,  et,  tombant  à  Tim' 
proviste  sur  les  Anglais ,  il  en  fît  un  grand  massacre.  La 
France  et  TAngleterre  venaient ,  à  cette  époque ,  de  reprendre 
les  armes  (  1767)  ;  mais  la  compagnie  française,  an  lieu  de  s'u- 
nir aux  princes  du  Bengale  contre  leurs  communs  adversaires, 
adopta  une  neutralité  pusillanime  ;  elle  refusa  des  secours  à 
Souîa-al-Daoula.  Ce  nabab  ayant  donc  succombé ,  les  Anglais, 
devenus  riches  et  puissants,  poussèrent  vivement  la  guerre, 
pour  effacer  Thumiliation  où  Duplelx  les  avait  réduits;  et  l'on 
vit  avec  étonnement  quelques  bataillons  européens  triompher 
des  immenses  armées  de  deux  confédérations  (1760). 

Le  Grand  Mogol  Schab-Alepi  II  avait  été  chassé  par  1*^ 
Mahrattes  de  Delhi  même,  la  dernière  ville  qui  lui  fût  restée, 
ils  avaient  mis  sur  le  trône  son  61s  Dejwan-Boukt.  Le  Mogol 
déposé  proposa  à  la  régence  de  Calcutta  ,  si  elle  le  rétablissait 
dans  Delhi,  de  lui  donner  Gazipore  et  Bénarès,  qui  ouvraient 
le  Bundelcond,  dont  les  diamants  étaient  un  objet  de  convoitise. 
Il  n'en  fut  pas  tout  à  fait  ainsi.  Mais  Clive  négocia  un  traité 
de  paix ,  par  suite  duquel  les  Anglais  consolidèrent  et  accrurent 
leurs  possessions,  et  obtinrent  du  Grand  Mogol  Vinvestilure 
des  devantes  du  Bengale,  de  Behar,  d'Orissa,  qui  comptaient 


IKDE.  Ô3 

dix  jDillioos  dlialMtants,  et  donnaient  un  revenu  net  de  3C  mil- 
lions de  firancs. 

Cii?e,  s'étant  transporté  à  Madras  (  1761  ),  comprit  que 
rhoire  était  arrivée  pour  T  Angleterre  de  se  rendre  maîtresse 
du  pays;  et  il  écrivit  à  la  compagnie  :  «  Voici  le  moment  de 
décider  si  nous  prendrons  ou  non  le  pays  tout  entier  pour 

notre  compte L'empire  du  Grand  Mogol  (je  n'exagère 

pas)  peut  être  demain  en  notre  pouvoir.  Ces  peuples  n'ont 
d'amour  pour  aucun  gouvernement;  leurs  armées  ne  sont  ni 
payées  comme  les  nôtres,  ni  commandées,  ni  disciplinées.  Une 
poignée  de  troupes  européennes  suffira  non-seulement  pour 
nous  défendre  contre  tout  prince  indigène ,  mais  pour  nous 
nodre  maîtres,  et  redoutables  au  point  que  ni  Français,  ni 
Hollandais ,  ni  aucun  autre  ennemi ,  n'osera  s'attaquer  a  nous. 
Tout  nabab  dont  nous  prendrons  le  parti  deviendra  infail- 
liblement jaloux  de  notre  puissance,  ou  envieux  de  nos  pos- 
iesaions;  Tambition,  la  cruauté,  l'avarice,  ne  cesseront  de 
nojoier  notre  raine.  Chaque  victoire  ne  nous  vaudra  qu'une 
trêve  momentanée;  tout  nabab  déposé  sera  remplacé  par 
an  antre  qui,  dès  qu'il  pourra  entretenir  une  armée,  fera 
coaune  son  prédécesseur,  c'est-à-dire  deviendra  notre  en- 
nenu...  Il  fout  donc  que  nous  soyons  les  nababs  au  moins 
de  tait,  sinon  de  nom...  peut-être  même,  sans  déguise» 
ment ,  de  nom  comme  de  fak.  » 
Ce  n*est  donc  pas  seulement  au  machiavélisme  des  Européens 
QQ'ii  faut  attribuer  leurs  succès  rapides  en  Asie,  mais  à  Tempire 
presque  immédiat  qu'une  volonté  bien  arrêtée  acquiert  sur 
^'^gens  flottants  et  désunis  comme  l'étaient  ces  nababs,  ces 
*(^babs,  ces  radjahs,  qui,  après  avoir  obtenu  à  prix  d'or 
^n  possessions  d'un  despote  imbécile,  avaient  besoin  du  cou- 
ine et  de  l'avidité  de  soldats  étrangers  pour  se  détruire  en- 
^^  eux.  Les  Anglais  eurent  l'art  de  masquer  leur  domination 
sous  de  vieilles  formes  indigènes,  en  maintenant  un  soubob 
oational;  de  sorte  que  les  lodous  croyaient  recevoir  du  Grand 
Uogol  les  ordres  qui ,  en  réalité ,  venaient  de  Calcutta. 

Mais  les  Anglais  ne  s'étaient  point  mesurés  encore  avec  leurs 
adreisaires  les  plus  redoutables.  De  Delhi  à  Tomboudra  s'é* 

6. 


54  COLOiMES  ANGLAISES. 

tendait  la  confédération  des  Malirattes  :  c*esl  ainsi  que  l*on 
appelait  une  ancienne  tribu  du  Décan ,  originaire  des  monta- 
gnes du  Hahrat ,  dans  le  Visapour;  c*est  à  cette  tribo  qu'appar- 
tenaient peut-être  les  pirates  qui ,  dès  le  premier  siècle  de  Tére 
vulgaire,  infestèrent  les  mers  de  Tlnde.  Population  de  bandits, 
ils  fournissaient  de  cavalerie  excellente  les  princes  de  la  Pé- 
ninsule, et  appartenaient  à  la  caste  des  vaithyas  ou  marchands; 
mais  le  père  de  Sevadji ,  soldat  d'aventure  au  service  du  roi 
de  Visapour,  qui  avait  reçu  de  ce  prince  un  jaghir  dans  la 
Karnate,  avec  le  commandement  de  dix  mille  hommes,  sor- 
tait de  celle  des  khatriya»  ou  guerriers  (1645).  Le  jeune  Se- 
vadji ,  ayant  attiré  près  de  lui ,  par  sa  valeur,  un  grand  nombre 
de  braves ,  sortit  avec  eux  de  Pounah ,  son  pays  natal  ;  la  con- 
trée montueuse  qui  s*étend  des  frontières  du  Guzarate  jusqu'à 
celle  du  Kanara,  pays  moins  civilisé,  lui  fournit  aussi  des  bandes 
intrépides  qu*il  lî^unit  en  corps  de  nation.  Il  conquit  une  pa^ 
tie  du  Visapour,  ainsi  que  la  forteresse  de  Sultana  ;  et  Aureng- 
Zeb  ne  lui  ayant  pas  opposé  des  forces  suffisantes ,  il  se  pro- 
clama radjha-majah  ou  souverain  (1674);  puis  il  occupa  toas 
les  ports  de  la  côte  occidentale  du  Décan,  à  Texception deeeox 
qui  appartenaient  aux  Portugais  ou  aux  Anglais.  Aureng-Zeh 
fit  la  paix  avec  son  fils ,  en  accordant  aux  Mahrattes  le  dixième 
de  tous  les  revenus  du  Déc^n ,  qu'ils  furent  autorisés  à  faire 
percevoir  par  des  fermiers  héréditaires  préposés  par  eux.  Ja* 
hon ,  petit-fils  de  Sevadji ,  étant  devenu  vieux ,  abandonna  le 
gouvernement  (1717)  à  son  premier  ministre  {pelschwah)^ 
qui  de  ce  moment  devint  une  espèce  de  majordome  bérédi 
taire. 

Les  troupes  indigènes  n'étant  pas  payées ,  les  princes  du  pa}*} 
confiaient  certaines  contrées  à  des  chefs  militaires ,  avec  Fobli- 
gation  de  pourvoir  à  l'entretien  des  troupes  :  quiconque  jouissait 
donc  d'une  réputation  de  valeur  trouvait  facilement  des  me^ 
cenabnes  »  dont  l'appui  l'encourageait  à  usurper  Tautorité;  bien- 
tôt il  était  en  mesure  de  renverser  l'ancien  roi ,  ou  de  se  ivs^ 
céder  par  lui  l'exercice  du  pouvoir. 

C'est  ainsi  que  s'éleva  HalderAli  (  1718-1782),  qui  d'une  oon- 
dition  des  plus  humbles  parvint  au  gouvernement  de  MysorVt 


1JIOI.  55 

ctemHle  à  la  soaTeraineté;  on  le  surnomma  à  cette  époque 
k  MdMe  de  tOrUni. 

Ainsi,  à  la  guerre  que  s'étaient  faite  entre  eux  les  Européens 
sméda  (1747)  la  lutte  dès  Anglais  contre  l'Inde  musulmane. 
Hvder-Ali,  avide  d'entreprises,  se  rendit  maître  du  Bengalore , 
et  iaisn  ce  pays  an  radjah  de  Mysore  dont  il  fit  son  vassal,  et  qu'il 
ëéfeadît  eontre  les  Mahrattes.  Mais,  soit  pour  sa  propre  sdreté, 
loit  psr  motif  d'ambition,  il  s'empara  deSéringapatnam,  capitale 
do  Mjpsore.  11  se  trouva  posséder  un  revenu  de  cent  dix  mil* 
iioas ,  deox  eent  mille  soldats ,  dont  vingt*cinq  mille  cavaliers, 
et  un  corps  de  douze  cents  Français.  Avec  un  art  admirable, 
aidé  par  son  fils  Tippoo-Saîb,  il  conclut  un  traité  aux  portes 
da  Madras  même,  et  aux  termes  duquel  le  nabab  d'Arkot, 
créature  des  Anglais,  dut  abandonner  la  ville  d'Oscotta  avec  sa 
forteresse,  et  lui  payer  un  tribut  de  1  million  400,000  livres 
piraa. 

Les  Anglais  eurent  à  coeur  d'effacer  cette  honte,  en  faisant 
dans  rindostan  des  expéditions  heureuses.  Ils  s'y  rendirent  mal* 
tm  en  effet  de  Cora  et  d'Allahabad,  qu'ils  cédèrent,  comme 
noverains,  au  nabab  d'Aoud,  en  l'obligeant  à  un  tribut  de 
35  nûllions.  Avec  l'or  de  ce  nouveau  vassal ,  ils  firent  la  guerre 
à  Eohilkenda,  et,  Tayant  soumis,  réunirent  son  territoire  'à 
cdai  du  nabab  d'Aoud,  en  augmentant  son  tribut  de  4  mil* 
lions,  et  en  se  réservant  la  province  de  Bénaràs,  ville  sainte, 
dont  la  possession  leur  permit  de  s'étendre  Jusqu'à  l'extrémité 
du  Bei^le. 

De  tels  succès  les  enhardirent  de  plus  en  plus  ;  et,  ne  dis- 
limulant  plus  la  conquête ,  ils  imposèrent  leur  volonté  pour 
loi ,  donnèrent  aux  indigènes  leurs  nationaux  pour  juges  et 
pour  administrateurs;  enlevèrent  toute  autorité  au  soubab, 
qoi,  tributaire  de  la  compagnie 'et  placé  sous  sa  dépendance, 
fut  dépouillé  du  droit  de  faire  la  paix  et  la  guerre,  de  nommer 
ses  ministres ,  de  commander  ses  troupes ,  d'administrer  les 
finances,  de  rendre  la  justice  à  ses  sujets.  Considérant  le  pa3*8 
comme  une  mine ,  le  peuple  comme  une  marchandise,  les  An- 
glais ne  visèrent  qu'à  exploiter  à  fond  leur  conquête.  Mais  la 
t}Tanme  porta  ses  fruits  :  un  grand  nombre  de  cultivateurs, 


66  COLONIES   ▲>GLAISBS. 

ruinés  par  les  extorsioos,  laissèrent  dépeapléset  ea  friche  des 
terrains  fertiles  ;  beaucoup  de  tisserands  en  soie  s*€Stropiaieat 
ou  se  mutilaient ,  plutôt  que  de  subir  les  avanies  auxquelles  les 
exposait  leur  industrie.  Les  métiers  restèrent  oisiâ ,  et  la  récolte 
diminua.  Le  monopole  de  la  société  avait  détroit  Tindustrie  natio- 
nale, qui  produisait  ees  belles  étoffes  recherchées  en  Oocide&t 
depuis  des  siècles  ;  et  le  pays  fut  appauvri,  tout  en  absorbant 
l*argent  de  r£urope  et  de  rAmérique.  De  toutes  les  marehandi» 
ses  anglaises  apportées  dans  le  Bengale,  les  munitions  de  guerre 
furent  les*  seules  qui  éprouvèrent  de  Taugmentation.  Les  fami- 
nes, les  épidémies  étaient  provoquées  par  l'insatiable  avidité  des 
monopoleurs  ;  on  en  dte  un  qui,  arrivé  nu  dans  le  pays,  envoya 
14  millions  en  Europe.  Une  corruption  ignoble  sMntroduisit  par- 
tout; elle  se  noélait  à  la  politique,  avide  de  ces  présents  clan- 
destins qui  toujours  ont  joué  un  grand  rdle  dans  la  diplomatie 
orientale,  et  que  la  loi  put  restreindre, mais  non  prohiber. 

11  n^existait  point  de  lois  qui  protégeassent  les  personnes,  point 
d'autorité  qui  pût  se,  faire  respecter.  L'en&nce  de  Tindustrie 
empédiait  tout  développement  de  la  richesse  publique;  et  ua 
peuple  qui  diffiérait  tant  de  l'Européen  par  la  langue,  les  usa- 
ges, la  religion,  était  rançonné  pardes  gens  que  l'éloignement  de 
leurs  mandataires  mettait  à  Tabrl  de  toute  responsabilité.  On 
cherchait  à  se  procurer  un  emploi  dans  l'Inde,  pour  amasser  à  la 
hâte  quelques  centaines  de  mille  Uvres  sterling,  et  retourner 
épouser  en  Angleterre  la  fille  d'un  pair,  acheter  un  bourg-pourri^ 
et  faire  figure. 

Qu'eût  pu  faire  unchef  honnête  en  pareille  situation  ?,Cepen- 
dant,  sous  son  apparente  richesse,  l'Inde  s'appauvrissait  tou- 
jours; l'argent  se  trouvait  dans  la  main  d'un  petit  nombre  de 
gens  qui  approchaient  les  Anglais ,  et  qui  ne  songeaient  qu'à 
pressurer  de  plus  en  plus  le  pays.  Une  sécheresse  désastreuse 
détruisit  la  récolte  du  riz,  principale  nourriture  de  ces  contrées, 
et  les  spéculateurs  accaparèrent  le  reste  ;  si  bien  que  les  plus 
riches  eurent  peine  à  se  procurer  de  quoi  vivre.  Au  milieu  de 
cette  horrible  famine  >  les  liens  de  la  société  furent  brisés ,  mais 
ceux  de  la  superstition  résistèrent  ;  car  on  n'osa  tuer  les  ani- 
maux ,  et  le  bœuf ,  la  vache  disputèrent  impunément  leur  pâture 


IMDB.  67 

à  des  /sens  qui  mounuent  de  fiedm*  Trois  ou  quatre  millions  d'iia* 
faîtanis  périrent  au  Bengale. 

Avec  un  terriloire  si  riche  et  si  vaste,  avec  le  privilège  du 
eommeree  de  TOrient  et  des  exactioDsiasatiables,  la  compagnie 
fat  eependant  obligée  de  solliciter  un  secours  d'un  million  et  de* 
mi  sterling ,  au  lieu  de  payer  à  ses  actionnaires  le  dividende  de 
douse  et  demi  pour  cent  qu'elle  leur  avait  promis. 

Elle  avait  pendant  dix  ans  tiré  annuellement  du  Bengale  3G 
ndllioDS,  sans  compter  200  millions  pillés  parles  exacteurs.  Mais 
la  sooiee  de  tant  de  richesses  était  épuisée  par  les  guerres,  les  ré- 
volntioiis,  les  extorsions;  les  habitants  échappés  à  la  famine  étaient 
dans  la  dernière  misère  ;  et  pourtant  les  directeurs,  dont  l'intérêt 
bien  entendu  eût  élédechercher  k  remédier  à  de  tellesextrémités, 
déclarèrent ,  dans  leur  lettre  générale  de  mars  1771 ,  «  que  c'était 
le  bon  moment  pour  profiter,  par  tous  les  moyens  possibles ,  des 
avantages  que  promettait  la  possession  du  Bengale.  »  Tant  il  ffst 
vrai  que  la  spéculation  mercantile  est  sans  entrailles  l 

Ces  misères  étaient  ignorées  en  Angleterre,  où  ne  parvenait 
que  le  bruit  des  victoires  de  Clive,  d'autant  plus  vantées  qu'elles 
eootnstaient  avec  les  revers  éprouvés  en  Amérique. 

I#ai«  dans  rinde  des  bruits  horribles  couraient  sur  son  compte; 
il  passait  pour  fiiire  un  ignoble  monopole  du  bétel  et  du  tabac , 
du  riz  même ,  Tunique  aliment  du  pays,  et  pour  commettre  les 
de  pouvoir  les  plus  révoltants.  Burgoyneen  porta  plainte 
lui  en  Angleterre,  où  Clive ,  qui  avait  gouverné  la  moi- 
d^un  monde  à  son  gré ,  sans  compte  à  rendre  à  qui  que  ce 
fât,  titt  eontraiot  de  s'expliquer  tout  haut  comme  citoyen.  Sa 
en  fut  altérée,  et,  retiré  de  la  société,  consumé  par  une 
de  foie ,  il  mourut  à  quarante-neuf  ans.  C'est  un  nom 
a  périra  pas;  car,  sans  autre  mattre  que  le  besoin  et  le  péril , 
sot  devenir  grand  général,  grand  administrateur,  et  s'ar- 
léter  à  temps.  L'histoire  est  encore  dadb  le  doute  sur  ses  torts. 
Ce  fut  à  cette  époque  que  le  parlement  songea  à  modifier  la 
eoostitutiott  de  la  compagnie ,  dont  il  convient  de  parler  ici.  Les 
adionBairM,  à  l'origine,  se  réunissaient  de  temps  à  autre  pour 
leurs  intérélB,  et ,  en  se  séparant,  ils  chargeaient  un  comité 
d'expédier  Icsafïaires  courantes.  Les  moindre  intéressés  y  avaient 


68  GOLONIBS  ANGLAISBS. 

aoeès  comme  les  autres;  mais,  après Taete  d'unioii,  il  iittot 
un  capital  de  500  livres  sterlÎDg  pour  assister  h  rassemblée  des 
actiomiaires,  et  de  2,000  pour  faire  partie  du  comité.  Un  pré- 
sident et  un  vice-président  dirigeaient  les  délibérations,  où  Ton 
élisait  les  directeurs  annuels.  Des  convocations  général» 
avaient  lieu  en  mars ,  juin ,  septembre  et  décembre ,  et  en  outre 
toutes  les  fois  qu'il  en  était  brâoin ,  même  à  la  requête  de  neuf 
actionnaires.  La  cour  des  vingt-quatre  directeurs  se  réonissiit 
quand  elle  le  jugeait  bon ,  et  la  présence  de  treize  de  ses  membres 
suffisait  pour  valider  ses  opérations.  La  compagnie  était  doue 
modelée  sur  la  constitution  anglaise.  Les  propriétaires  d'actions 
correspondaient  à  la  nation,  leurs  assemblées  au  corps  électoral; 
et  le  président ,  assisté  des  directeurs ,  au  roi  et  au  parlemoit. 
Les  directeurs.se  partageaient  en  dix  comités  de  correspon- 
dance ,  de  procédure,  du  trésor,  de  magasinage ,  de  comptabi- 
lité, d'achats ,  de  navigation ,  de  commerce  ;  il  y  en  avait  un  es 
outre  pour  Pintérieur  et  un  autre  pour  la  surveillance. 

Dans  les  trois  présidences  de  Bombay,  de  Madras  et  de  Cal- 
cutta,  indépendantes  les  unes  des  autres,  l'autorité  suprême  ap- 
partenait à  un  gouverneur,  assisté  d'un  conseil  dont  les  membres 
étaient  pris  à  l'ancienneté ,  parmi  les  employés  civils  de  la  com* 
pagnie  :  chaque  décision  était  adoptée  à  la  majorité  des  «Dix. 
Gomme  le  président  et  les  conseillers  pouvaient  cumuler  pis- 
sieurs  charges,  ils  se  réservaient  les  plus  lucratives.  La  compa- 
gnie entretenait  une  armée  recrutée  en  Angleterre  ou  panai 
les  déserteurs  des  autres  colonies,  et  composée  aussi  d'indigènes 
(elpayes) ,  qui  se  plièrent  à  obéir  à  des  officiers  européens. 

Quant  au  commerce ,  celui  des  tissus ,  qui  fut  toujours  le  prin- 
dpal ,  avait  pour  agent  un  secrétaire  (banyan  ) ,  qui  se  transptv* 
tait  sur  les  lieux  avec  un  caissier  et  quelques  serviteurs  anaéL 
Il  prenait  un  certain  nombre  d'employés  subalternes  qui ,  se  dis- 
tribuant dans  les  différents  postes,  s'y  installaient  avec  des 
domestiques  armés  et  autres  gens  de  service.  Gesagents  traitaient 
avec  les  courtiers,  et  ceux-ci  avec  les  pkart^  qui  enfin  négo- 
ciaient avec  les  tisserands  ;  ainsi  il  y  avait  entre  ceux-ci  et  la 
compagnie  cinq  intermédiaires.  Le  tisserand,  comme  il  airiv* 
toujours ,  hors  d'état  d'acheter  les  ustensiles  et  les  matiètee,  rt 


IKDB.  S^ 

de  le  Bourrir  duriot  le  travail ,  cherchait  des  avances  à  grot 
ÎBlérfti  :  ionqull  avait  fini  sa  fHèee,  il  la  portait  au  banyan, 
qnils  déposait  dans  un  magasin,  ta  campagne  terminée,  le 
bnjan  et  ses  agents  examinaient  diaque  pièce,  et  la  payaient 
aa  ttswraod ,  avec  un  rabais  de  quinze,  vingt  ^  vingt-cinq  pour 
eem  nr  le  prix  convenu  :  en  un  mot,  le  banyan  était  Fannean 
4t  comnnmieation  entre  les  deux  peuples.  Les  riches  Indiens 
xbetaicittce  titreà  grand  prix  ;  c'était  un  moyen  de  trafiquer  pour 
kur  compte  sous  le  nom  anglais.  Les  marchands  libres,  c'est* 
à-iiiit  eeux  de  la  compagnie,  avaient  le  privilège  de  trafiquer 
(fans  k  pays  sous  leur  propre  nom ,  mais  en  prêtant  serment  d'ha- 
liilereBx  et  leurs  familles  dans  le  lieu  désigné  par  la  compagnie , 
et  de  n'écrire  ni  faire  écrire  rien,  touchant  le  commerce  de  la 
cMBKBÎe  dans  PInde,  à  d'autres  qu'à  la  cour  des  directeurs. 

Le  ^tène  judiciaire,  organisé  en  1726 ,  comprenait  quatre 
eipèoes  de  tribunaux  :  chaque  présidence  eut  une  cour  de  maire 
[mt^or't  court) ,  une  cour  d'appel,  une  de  première  instance , 
MoB tribunal  des  quatre  sessions,  qui  réunit  les  attributions 
teJQges  de  paii  et  autres  juridictions  inférieures.  Deux  tribunaux 
'CBdâent  en  outre  la  justice  aux  indigènes  selon  leurs  lois ,  l'un 
an  criminel  et  l'autre  au  civil  ;  le  président  nommait  ou  desti- 
tuait les  juges,  à  sa  volonté.  La  compagnie  voulut  étendre  son 
poQvoir  sur  tous  lessujets  britanniques  établis  dans  l'Inde,  qu'ils 
fiBseBt  ou  non  ses  agents;  elle  obtint  h  la  fin  que  quiconque  y 
^l^Nderaitsana  son  autorisation  pût  être  renvoyé  comme  infrac^ 
tev  de  la  loL  On  avait  déjà  débattu  en  Angleterre  la  question 
<^sivoir  si  une  compagnie  privilégiée  pour  le  commerce  pou- 
^  excreer  la  souveraineté ,  et  si  ses  acquisitions  ne  revenaient 
P«à  la  nation.  Il  paraissait  étrange,  en  eàet,  que  la  qualité  d'ac- 
tûuiaire  dans  ime  société  conférât  le  droit  de  se  faire  conque- 
'^t  et  législateur.  Le  parlement  ne  décida  rien,  moyennant 
^'obligation  prise  par  la  compagnie  de  payer  400,000  livres 
sterling  de  plus  que  par  le  passé. 

Cependant  les  guerres  mineuses  et  la  mauvaise  administration 
'Pûnient  la  compagnie  :  chacun  ne  songeait  qu'à  piller.  La 
dette  s'éleva  à  330  millions  de  francs,  sans  compter  les  dettes 
P^rtieulières  des  quatre  présidences,  tandis  que  le  capital  ne  dé- 


$0  COLONIES  ANGLAISES. 

passait  pas  en  tout  130  millions.  Le  parlement  vînt  à  son  aide 
(1773)  en  réduisant  les  dividendes  à  six  pour  eent,  et  il  eliangea 
en  outre  l*organination  intérieure  de  la  société.  Un  gouverneur 
général ,  nommé  pour  cinq  ans ,  dut  résider  au  Bengale ,  arec 
un  conseil  de  einq  membres  désignés  par  la  compagnie  et  insti- 
tués par  la  couronne.  Les  autres  présidences  relevèrent  de  ce 
fonctionnaire,  et  ne  purent  faire  ni  guerre  ni  traités  sans  son 
assentiment  Tout  porteur  d^une  action  avait  d^abord  droit  d« 
voter  dans  rassemblée  générale  :  il  fut  restreint  à  ceux  qui  en 
possédaient  deux.  Les  directeurs  furent  nommés  pour  quatre 
ans,  et  durent  être  renouvelés  annuellement  par  quart. 

Un  tribunal  suprême ,  formé  de  magistrats  anglais  et  indé* 
pendants  du  gouverneur,  fut  institué  pour  décider  en  dernier 
ressort,  d*après  les  lois  et  coutumes  britanniqiAs  :  contradictioo 
fondamentale  avec  le  droit  national.  Les  Bengaliens  voyaient  des 
gens  armés  traverser  leur  pays  pour  prêter  main-forte  à  Texé- 
cution  de  sentences  fondées  sur  des  lois  qu'ils  n'entendaient  pas, 
et  pour  opprimer  les  mindars^  c*e8t-à<dire  les  anciens  fermiers 
héréditaires,  devenus  depuis  grands  propriétaires,  et  révéréi 
comme  les  derniers  restes  des  princes  nationaux.  Blessés  dans 
leur  religion  et  dans  leurs  coutumes ,  les  Indous  s'opposaient 
souvent  par  la  force  à  ces  exécutions,  et. le  sang  coulait;  en 
sorte  que  le  parlement  se  détermina  a  changer  cet  ordre  de 
choses. 

Le  privilège  fut  continué  à  la  compagnie  pour  un  temps  limité 
à  la  charge  de  payer  à  TÉtat  400,000  livres  sterling ,  et  de  son* 
mettre  tous  ses  actes  au  gouvernement» 

Les  trafiquants  s'en  revenaient  en  Europe  avec  des  rieliess» 
immenses,  quels  renommée  grossissait  encore;  aussi  lesaetions 
montaient-elles  énormément.  Mais  lorsqu'on  veut  que  Tarbre 
donne  des  fruits,  il  ne  faut  pas  en  dessécher  les  racines.  Le  Ben- 
gale, épuisé,  ne  produisit  plus  le  revenu  habituel.  Aussi  la  com- 
pagnie aurait-elle  fait  faillite,  si  le  gouvernement  ne  lui  edt 
avancé  81  millions  et  demi. 

Warren  Hastings,  devenu  gouverneur  général  (1773),  essava 
d*opérer  quelques  réformes.  Frappé  du  désordre  des  finances,  il 
chercha  à  les  rétablir,  en  supprimant  les  dépenses  inutiles  H 


INDE.  61 

ks  charges  excessives ,  en  dimmuant  les  frais  de  perception ,  en 
centralisant  Tadministration  davantage  ;  enfin  en  instituant  des 
coius  provinciales  pour  s'opposer  aux  abus.  Il  fut  contrarié  par 
ceox-là  dont  il  voulait  réprimer  les  excès;  les  expédients  auv 
quds  il  recourut  convenaient  peut-être  au  caractère  indien, 
mais  répugnaient  aux  idées  anglaises  ;  cela  le  rendit  impopulaire , 
et  tous  ses  actes  furent  pris  en  mauvaise  part.  On  voulait 
conserver  Tintégrlté  du  territoire,  et  on  lui  interdisait  la  guerre  ; 
pois  on  lui  en  imputait  les  résultats  :.on  lui  demandait  sans  cesse 
4e  Targent ,  et  Ton  désapprouvait  les  moyens  immoraux  à  Taide 
desquels  il  s'en  procurait,  comme  en  vendant  ralliance  et  les 
armes  de  la  Grande-Bretagne  à  des  tyrans  ou  à  des  ambitieux. 
Le  parlement  anglais,  par  son  intervention  continuelle  dans  des 
afiaires  qu'il  ne  connaissait  pas,  augmentait  le  mal.  Hastings  sut 
limiter  la  conquête  et  Tagglomérer;  mais  il  n'y  avait  rien  alors 
de  stable  »  aucune  idée  arrêtée  ni  sur  la  politique  extérieure ,  ni 
sur  la  constitution  intérieure.  11  n'y  avait  point  d*argent ,  point 
de  pouvoir»  surtout  point  d'opinion  publique.  Soit  donc  pour 
ion  profit  particulier ,  soit  pour  n'avoir  plus  à  lutter  contre  les 
mécootents,  ilastings  laissa  les  chopes  retomber  dans  leur 
ancien  état. 

Enfin ,  les  plaintes  des  malheureux  Indous  furent  entendues 
en  Angleterre  (1783).  Charles  Fox,  alors  ministre,  proposa  à  la 
chambre  une  réforme;  mais  tous  les  moyens,  bonsou  mauvais,  fu- 
rent mia  en  œuvre  pour  la  faire  échouer.  Pitt,  arrivé  après  lui  au 
ministère,  parvint  à  faire  passer /e  bUl  de  l'Inde^  qui  attribua 
au  rai  la  nomination  des  directeurs,  avec  six  conseillers  sous 
la  présidence  d'un  secrétaire  d'État ,  auxquels  la  cour  des  direc* 
teurs  eut  à  transmettre  toute  sa  correspondance  avec  l'Inde.  Le 
gouvernement  central  fut  composé  d'un  gouverneur  général  et 
de  trois  conseillers,  que  le  roi  pouvait  destituer.  Toute  conquête 
ou  ag^randissement,  toute  alliance  offensive  ou  défensive  avec 
les  princes  indiens ,  furent  déclarés  contraires  à  l'honneur  et  à 
la  politique  ;  du  reste ,  une  grande  liberté  fut  laissée  au  gouver* 
neur  général,  sous  sa  garantie  personnelle.  Mais  si  un  pareil 
accroissement  de  force  portait  remède  à  certains  maux ,  on  re* 
connut  plus  tard  qu'il  avait  de  graves  inconvénients. 

6 


€3  COLONIBS  AKGLAI8BS. 

Les  sajeCs  anglais  relevaient  des  cours  d'Angleterre  pour  la 
délits  commis  dans  l'Inde,  et  les  dirers  gouTcroeurs  pouvaient 
&ire  arrêter  et  transporter  en  Angleterre  tout  individu  suspect. 
Une  nouvelle  cour  de  Justice  fut  instituée  à  Londres  pour  eoo> 
nattre  des  concussions,  des  exactions  et  des  actes  de  violenee 
commis  dans  Tlndostan.  Hastings  fut  cité  devant  cette  cour,  et 
son  procès  est  resté  au  nombre  des  monuments  judiciaires  les 
plus  curieux.  Sheridan,  orateur  déjà  fameux  de  la  cfasmbre 
des  communes,  attaqua  le  nouveau  Verres  dans  un  discours  im- 
provisé qui  parut  le  comble  de  Féloquence  (  7  octobre  1785),  et, 
contrairement  à  Tusage,  il  fut  salué  perdes  applaudissements 
redoublés.  Burke,  Fox,  Pitt,  s'accordèrent  à  dire  que  jamaii 
on  n'avait  vu ,  dans  les  temps  anciens  ni  modernes ,  un  exemple 
pa^il  de  la  puissance  du  génie  et  de  Faft  pour  agiter  et  dominer 
les  esprits.  La  mise  en  accusation  d'Hastings  devant  la  diambre 
des  lords  fut  donc  votée,  et  la  parole  de  Sheridan  Ty  poursuivit 
avec  moins  de  fougue ,  mais  avec  plus  d'insistance.  Burke ,  es 
développant  lescbarges,  retraça  l'histoire  de  l'Inde,  de  ses  cou- 
tumes, et  des  horribles  souffrances  qu'elle  avait  subies.  Ao 
moindre  retard  de  payement,  les  propriétaires  étaient  jetés  en 
prison,  et  réduits  à  emprunter  à  usure  pour  rembourser  les  billeti 
qu'i|$  avaient  été  forcés  de  souscrire  :  ils  payaient  ainsi  jusqu'à 
six  eents  pour  cent.  Ceux  qui  ne  pouvaient  s'acquitter  étûeot 
appréhendés  ;  on  leur  serrait  les  doigts  avec  des  cordes,  et  Toa 
y  enfonçait  des  clous  et  des  épines.  D'autres  étaient  liés  deux  à 
deux  par  les  pieds  et  suspendus  la  tête  en  bas  ;  puis  on  leur  ap- 
pliquait la  bastonnade  sur  la  plante  des  pieds ,  Jusqu'à  ce  que  les 
ongles  s'en  détachassent  ;  on  les  frappait  sur  la  tête ,  à  td  point 
que  le  sang  leur  coulait  par  la  bouche  et  par  les  oreilles;  enGo, 
lorsque  leur  corps  était  déchiré  par  les  coups,  on  les  firottait 
avec  le  suc  d'herbes  vénéneuses.  Tels  étaient  les  traitements  que 
Devi-smg (c'est  ainsi  que  les  indigènesdésignaient  Hastings)  fai- 
sait éprouver.aux  Indous,  sans  parler  des  angoisses  morales  que  le 
pèreetle  flls  éprouvaient  lorsque,  liés  ensemble  pourétie  fouettés, 
l'un  ne  pouvait  se  garantir  des  coups  sans  y  exposer  l'autre.  Le 
sort  des  femmes  était  pire  encore,  arrachées  qu'elles  étalent  à  leur 
chaste  retraite,  pour  être  exposées  nues  à  des  violences  brutales. 


INDE.  68 

Un  lirétniiiiMiiml  d'indignation  et  de  pitié  se  propagea  de 
I^ADgletore  à  toute  l'Europe,  et  retentit  jusqu'en  Asie;  mais 
les  enquêtes  demandèrent  tantde  temps,  que  ce  procès  était  déjà 
de? CDU  impopulaire  quand  Hastîngs  prononça  sa  défense  :  il 
dura  de  1786  h  1795 ,  et  se  termina  par  Tacquittement  d*Has- 
tingn.  Indemnisé  de  ses  pertes  et  délivré  de  ses  longs  tourments, 
il  acbem  aes  jours  fort  paisiblement . 

Beaucoup  de  personnes  contestaient  non-seulement  à  la  com- 
pagnie, mais  à  T Angleterre  elle-même,  le  droit  d'envahir  l'Inde, 
et  principalement  Fox,  Burke,  Sheridan  :  c'était  la  conséquence 
des  principes  philanthropiques  qui  retentissaient  partout  alors. 
Pitt  avait  donc  à  défendre  les  conquêtes  par  la  parole,  en  même 
tempe  que  d'autres  les  armes  à  la  main  ;  et  les  héros  marchands, 
en  rentrant  dans  leur  patrie,  y  trouvaient,  au  lieu  du  triAm- 
phe,  une  accusation.  Le  ministère  lui-même  condamna  à  plu* 
sieufs  r^rises  les  agrandissements  de  territoire  ;  mais  pouvaiu 
il  en  être  autrement  ?  Chaque  pays  soumis  avait  un  État  voisin 
qui  devenait  son  ennemi,  et  attaquait  s'il»  n'était  attaqué; 
battu  «  il  réunissait  d'autres  troupes,  et  revenait  à  la  charge  : 
de  là  la  nécessité  de  le  détruire ,  et  on  se  mettait  ainsi  en 
contact  avec  un  nouveau  voisin ,  qui  devenait  rfn  nouvel  en- 


Oiaries  Gomwallis  (  1802  ) ,  successeur  d'Hastings,  partit  avee 
la  résolution  déclarée  de  rétablir  la  paix  et  de  la  conserver; 
mais  son  administration  fut  en  contradiction  perpétuelle  avec 
les  sentiments  et  les  idées  qui  l'avaient  rendu  populaire,  et  avec 
les  siennes  aussi.  Au  lieu  d'obéir  en  tout  au  parlement,  il 
s'alliranehit  de  son  autorité  ;  au  lieu  d'économies,  il  fit  d'énor- 
mes dépenses  ;  au  lieu  de  ramener  la  paix ,  il  s'agita  dans  une 
guerre  incessante.  Mais  comme  on  gouverne  plus  par  le  carac- 
tère que  par  l'intelligence,  il  se  concilia  les  esprits  :  tout  de  sa 
part  paraissait  juste;  et,  bien  qu'il  manquflt  de  grandes  qua- 
lités tant  militaires  qu'administratives,  il  fit  voir  comment 
l1)onnéteté  peut  aller  de  pair  avec  la  politique.  On  lui  vota  une 
statue,  et  une  pension  de  cinq  mille  livres  sterling. 

A  la  fin  du  siècle  dernier,  le  gouvernement  des  Indes  offrait 
une  situation  extérieure  très-brillante;  mais  l'administration 


64  COLONIES   ANGLAISES. 

intérieure  était  dans  un  état  effrayant'.  Là,  comme  dans 
toute  r Asie ,  le  territoire  appartient  au  souverain  :  celui-ci  le 
concède  au  cultivateur,  moyennant  une  contribution  qui  ali- 
mente les  caisses  du  gouvernement  îndo-britannique,  héritier 
lies  anciens  maîtres  du  pays.  Point  donc  de  division  en  grands 
domaines ,  comme  dans  la  féodalité  ;  mais  un  morcellement  en 
petites  tenures ,  que  le  fermier  subdivise  encore  entre  de  pau- 
vres gens. 

Le  gouvernement  établit  un  împ^t  sur  le  premier ,  le  premier 
sur  le  second ,  et  celui-ci  sur  le  troisième,  qui;  accablé  par  le 
poids,  n'a  pas  même  de  quoi  acheter  une  poignée  de  riz  dans 
un  pays  si  fertile  ;  et  tous ,  comme  en  Irlande ,  meurent  de  &im. 
A  c4téde  ces  classes  malheureuses  il  en  est  de  privilégiées  :  les 
brahmes,  qui  ne  font  rien;  les  fermiers  de  certaines  terres 
exemptes  d'impôt  (  lakhiradjars  )  ;  les  marchands  des  villes; les 
grandes  familles  musulmanes ,  et  ce  qui  reste  de  noblesse  in- 
digène.  Ce  sont  autant  de  corps  divers  sans  lien  commun; 
ajoutez-y  en  outre  ceux  qui  sont  issus  de  sang  ajiglais  et  de  sang 
indien ,  et  qui  forment  encore  une  classe  à  part. 

Les  sujets  britanniques  vivent  encore  plus  séparés  da  reste, 
ne  pouvant  ni  acquérir  la  bienveillance  des  populations  îadoue 
et  musulmane,  ni  changer  les  habitudes  qufprotégent  leur  indo- 
lence et  leur  apathie.  Les  parents  refusent  d'envoyer  leurs  en- 
liants  à  l'école ,  et  font  plus  de  cas  du  dernier  pundit  que  de 
tous  les  savants  de  la  Société  asiatique.  Le  petit  nombre  din- 
dons qui  étudient  savent  mille  choses  inutiles ,  le  calcul  des 
slokes,  les  minuties  de  la  grammaire,  de  la  prosodie,  des  cé- 
rémonies des  temples  et  de  leurs  divinités  ;  mais  ils  n'ont  aucune 
science  applicable.  Les  brahmes  et  les  khiradjars  sont  trop  in- 


■  En  1793  et  1794  ,  les  revenus  des  Indes  étaient  de  8»276,770  U- 
vres  sterl.  ;  les  dépenses,  de  6,633,931  ;  mais  cet  état  prospère  ne  dora 
pas;  et,  en  1798,  les  revenus  étaient  de  S,0ô9,8S0;  les  dépenses,  de 
8,178,620.  A  la  fin  de  l'administration  de  lord  Wellesley  en  1806,  les 
revenus  étaient  de  15,403,409;  les  dépenses,  de  15,672,017.  Ainsi  la 
dette,  qui  en  1793  était  de  15,962,743,  s'élevait,  en  1797,  à  17,059,f9î, 
et,  en  1806,  k  81,638,827  lîv.  «tcrl. 


INDE.  €5 

Céressés  à  tes  maintenir  dans  leur  ignorance  et  dans  leur  cou- 
délion  d'autrefois. 

A  ion  les  Anglais,  près  de  terminer  fa  conquête  commerciale 
et  politique  de  Tlndoustan ,  n*étaient  pas  plus  avancés  qu'aux 
premiers  jours  dans  la  conquête  morale  et  religieuse.  Eu 
Toyant  cette  haine  des  races  indigènes  pour  ses  conquérants , 
Haîder-Ali,  qui  depuis  deux  ans  faisait  inutilement  la  guerre 
aux  Mahrattes,  conclut  la  paix,  et  s*allia  contre  Tennemi  com- 
mun avec  le  nidzam  de  Décan  et  avec  les  Français,  que  la  guerre' 
d*  Amérique  avait  mis  aux  prises  de  nouveau  avec  TAngleterre. 
La  compagnie  se  sauva  par  sa  promptitude  dans  ces  circons- 
tances critiques.  Elle  attaqua  (  1778)  les  établissements  français 
de  Chandemagor,  Karikal  et  Masulipatnam  ;  elle  réduisit  Pon- 
dichérv  à  capituler,  et  en  même  temps  elle  réveilla  adroitement 
les  vieilles  haines  des  Mahrattes  et  du  nidzam  contre  Tusurpa- 
tenr  du  Mysore.  Cependant  Haîder  ne  se  montra  pas  effrayé  : 
il  dévasta  le  pays  de  Kamate,  et  prit  Arkot;  mais  il  fut  forcé  de 
battre  en' retraite  devant  de  nouvelles  forces,  et  du  même  coup 
il  se  vit  arracher  Calcutta  et  Mangalore  ;  sa  flotte  fut  détruite. 
I.e  général  anjf^ais  Eyre  Coote  lui  fit  essuyer  plusieurs  défaites , 
mais  sans  le  dompter,  et  des  renforts  français  relevèrent  sa 
fiMlime. 

Tlppoo-Saïb ,  son  successeur,  continua  la  guerre  avec  des 
sneeès  mêlés  de  revers.  Puis,  lors  de  la  paix  entre  la  France  et 
TAngleterre  (1783),  la  première  recouvra  Pondichéry,  Ka- 
rikal, Chandemagor;  et  la  ffollande,  ses  anciennes  possessions, 
moins  Négapatnam  qui  resta  aux  Anglais. 

Tippoo-Saîb,  demeuré  seuf,  désira  la  paix,  qui  fut  signée  en 
rffet  (  1784)  avec  la  compagnie  anglaise  à  Mangalore;  les  con- 
quêtes et  les  prisonniers  furent  restitués  des  deux  parts.  Mais 
Tippoo-Salb  haïssait  les  Anglais  autant  que  son  père  :  plus  fier 
et  moins  kitelligent  que  lui ,  il  se  crut  choisi  par  le  pro- 
phète pour  exterminer  dans  l'Inde  les  Nazaréens,  et  les  pour- 
suivre jusqu'aux  enfers.  H  répétait  qu'il  aimerait  mieux  vivre 
deux  jours  tigre  que  deux  siècles  agneau.  Le  tigre  était  son  sym- 
bole; il  le  mettait  partout,  et  il  en  avait  plusieurs  apprivoisés 
autour  de  lui.  11  aimait  la  guerre  pour  elle-même,  surtout  con- 

6. 


6B  COLONIES  ANGLAISES. 

tre  les  Européens ,  par  fanatisme  religieux.  Prodigue  et  avare, 
astucieux  et  violent ,  indolent  et  énergique ,  il  D*était  eonslaitt 
que  dans  son  courage  et  dans  son  amour  pour  ses  enûmts. 

Tippoo-Saîb,  pour  atteindre  son  but,  se  servit  de  Taide  des 
Français ,  qui ,  au  fort  de  la  Révolution ,  cherchaient  partout  des 
ennemis  à  TAngleterre.  Il  trouva  des  officiers  français  pour  dis- 
cipliner ses  troupes  et  diriger  son  artillerie.  11  avaK  sur  pied 
soixante  mille  hommes  et  un  grand  nombre  drailles.  Bonaparte 
fit  passer,  du  Caire  dans  l'Inde,  de  pompeuses  proclanaations ,  où 
il  annonçait  qu'il  allait  venir  pour  y  briser  la  tyrannie  britan- 
nique. Lorsque  ensuite  la  bataille  d'Aboukir  eut  fait  avorter 
ces  espérances  gigantesques  et  les  grands  desseins  que  Napoléoo 
se  croyait  destiné  à  accomplir  en  Asie,  lord  Momington,  gouver- 
neur de  rinde ,  cessa  de  ménager  Tippoo-Saîb,  et  ne  manqua  pas 
de  prétextes  pour  marcher  sur  le  Mysore.  La^  lutte  fut  ardeate, 
mais  ne  resta  pas  longtemps  douteuse. 

Les  premières  défaites  abattirent  Tâme  superstitieuse  de  Tip* 
poo-Saîb,  qui,  renfermé  dansSéringapatnam,  fut  tuéeneom- 
battant  comme  un  soldat  (  1799).  Alors  tout  le  Mysore  subit  le 
joug  des  Anglais ,  et  la  seule  puissance  qui  pût  7  seconder  U 
France  se  trouva  anéantie. 

Ils  prirent  dans  la  famille  dépossédée  par  Haîder  un  fantôme 
de  prince  dont  ils  firent  un  radjah ,  pour  déguiser  l'usurpa- 
tion. Mais  l'Angleterre  n'en  avait  pas  fini  avec  toutes  les  résis- 
tances de  l'Inde.  La  confédération  des  Mahrattes  occupait  neuf 
cent  soixante-dix  milles,  du  nord  au  midi ,  et  neuf  cents,  de  il 
baie  du  Bengale  au  golfe  de  Cambodje  ;  elle  comprenait  qua* 
rante  millions  d'âmes ,  dont  un  dixième  de  musulmans ,  le  reste 
d'Indiens,  distribués  en  cinq  Etats,  sous  la  souveraineténominale 
du  radjah  de  Sattara.  Nous  avons  dit  plus  haut  comment  le  pes- 
ciiua,  espèce  de  majordome,  s'était  substitué  en  fait  à  ce  radjah; 
mais  lui-même  fut  subjugué  par  Maadji-Scindia.  Le  père  de  ee 
dernier  était  chargé  de  garder  les  babouches  que  le  peschua 
laisse  à  la  porte  en  entrant  chez  ses  femmes.  Son  maître,  sor- 
tant  un  matin  de  leur  appartement,  le  trouva  endormi,  mais 
tenant  les  pantoufles  serrées  sur  son  sein.  Ce  dévouement àsoo 
devoir  lui  valut  de  l'avancement;  et  son  fils,  qui  lui  succéda 


niDB.  67 

dam  m  charge ,  affecta  longtemps  de  porter  à  sa  ceinture  une 
paire  de  iiabouches,  en  souvenir  de  son  origine.  Il  grandit  sous 
une  humilité  feinte,  et  flnit  par  être  assez  puissant  pour  lever  une 
grooe  armée ,  disciplinée  par  un  officier  savoyard ,  nommé  de 
Soigne.  li  convoitait  Delhi,  quand  il  y  fut  appelé  par  Schah- 
Aiem,  dernier  héritier  d'Aureng-Zeb,  pour  se  délivrer  de  la  ty- 
raooie  de  son  ministre  Goulam ,  qui  Tavait  dépouillé  et  rendu 
areagle.  Scindia  courut  à  son  aide,  et  fit  périr  l'usurpateur  dans 
m  cage,  après  ravoir  mutilé.  Mais  il  retint  l'autorité,  et  ne 
laissa  au  monarque  aveugle  que  la  ressource  de  vivre  d'aumônes. 

Son  successeur,  Daouiet-Aaa-Scindia ,  marcha  sur  ses  traces, 
et  se  confia  entièrement  aux  Français.  S*il  eut  le  tort  de  laisser 
OMsommer  la  mine  de  TippooSaïb,  il  refusa  de  partager  ses 
liépouilles.  Les  Anglais  comprirent  par  laquelle  n'avaient  rien  à 
opérer  de  lui;  ils  firoit  donc  savoir  au  peschua  qu'ils  lui  préte- 
nient  assistance,  s'il  voulait  s'affranchir  du  joug  de  son  puis- 
laot  sujet.  Le  colonel  Wellcsley,  qui  s'était  déjà  signalé  dans 
^  gouvernement  de  Séringapatnam,  et  qui,  sous  le  nom  de  lord 
Wellington,  devait  tant  aider  un  jour  à  la  restauration  des  Bout- 
Iwns,  fut  envoyé  pour  rétablir  ce  peschua.  Excellent  général  et 
politique  habile  dans  ces  contrées  où  cliaque  conquête  mettait 
l'Angleterre  aux  prises  avec  un  nouvel  ennemi ,  il  poussa  la 
goerre  contre  les  Mahrattes ,  dont  la  puissance  fut  écrasée  dans 
la  plaine  d'Argam  (29  octobre  1803);  et  l'Angleterre,  maîtresse 
des  Indes,  ayant  transféré  du  sud  au  nord  le  centre  de  son  aor 
lorité ,  s'étendit  jusqu'au  territoire  des  SéUibs. 

Les  deux  chambres  cependant  ne  cessaient  de  blâmer  le  sys- 
tème des  conquêtes  ;  il  fallut  y  substituer  celui  du  protectorat  et 
des  alliances;  mensonge  qui  contraignit  délaisser  aux  vaincus 
leurs  mauvaises  administrations,  sans  toutefois  éviter  la  guerre. 
Les  successeurs  de  Wellesley,  lord  Gornwallis  (  1804),  puis 
George  Barlow  (1805),  se  promettaient  de  ne  pUis  conquérir,  de 
eonsoilder  la  paix,  et  pourtant  furent  toujours  entraînés  à  la 
itKnpre.  Lord  Hinto  (  1813)  revint  à  la  politique  active  de  Wel- 
k%.Hastings,  son  successeur  (1823),  répétait  qu'il  fallait  con- 
servtt  à  force  ouverte  ces  sources  de  richesses.  A  peine  arrivé 
dans  rinde ,  il  prévit  une  crise  prochaine,  et  s'y  prépara.  Les 


68  COLONIES   ANGLAISES. 

Gourkas  menaçaieotlafroDtière  orientale  des  possessions  britan- 
niques ;  les  Pîadarris  la  partie  septentrionale  ;  les  Mahrattes  et 
les  Radjepontes  épiaient  Toccasion  de  secouer  le  joug.  Hastln^ 
anéantit  les  Pindarris ,  réduisit  un  grand  nombre  de  radjas  à  se 
soumettre  à  l'Angleterre;  et  la  confédération  mahratte  tomba  du 
même  coup.  La  compagnie  ainsi  régna  directement  sur  les  deux 
tiers  de  la  Péninsule,  et  sur  le  reste  par  voie  dMnfluence.  On  re- 
Tôt  du  pouvoir  nominal  quelque  famille  souveraine;  mais  il  est 
exercé  de  fait  par  un  résident  anglais ,  qui  commande  un  corps 
de  troupes  recruté  parmi  les  naturels,  sous  les  ordres  d'officiers 
européens.  Juge  des  contestations  internationales ,  comme  le 
Grand  Mogol  dans  ses  beaux  jours ,  il  ne  rend  compte  qu'à  son 
gouvernement. 

A  peine  lord  Amherst  eut-îl  succédé  à  Hastlngs ,  qu'il  lui  fal- 
lut porter  la  guerre  dans  le  Birman ,  vaste  empire  despotique, 
formé  de  ceux  d'Ava ,  de  Pégou ,  de  Mounnipoar,  d'Arakan  et 
de  Ténassérîm  ;  situé  entre  le  Thibet  au  nord ,  la  Chine  etSiam 
à  l'est,  la  baie  de  Bengale  et  les  établissements  anglais  au  cou- 
chant, Malacca  au  midi.  Les  Birmans  vaincus  virent  bient^ 
leurs  frontières  largement  entamées  (  1826  ). 

L'empire  indo-britannique  une  fois  poussé  si  loin,  il  fallut  ^o^ 
ganiser.  Bentink  s'y  appliqua  (  1828  )  sans  recourir  aux  moyens 
extraordinaires  de  la  guerre ,  6n  luttant  contre  les  difficultés 
intérieures,  et  contre  un  déflcit  de  plus  de  13  millions  sterling. 
Il  fit  tout  examiner  publiquement;  il  régla  Tadministration, 
réprima  les  bandits,  combattit  les  coutumes  barbares,  telles  que 
le  sacrifice  des  veuves;  fit  des  conquêtes  dans  Flnde  centrale, 
voyagea  beaucoup,  introduisit  ta  navigation  à  vapeur  et  la  li- 
berté de  la  presse. 

Au  milieu  de  ces  vicissitudes  on  arrivait  â  mieux  comiaftre 
le  pays;  et  la  relation  de  Hoiwell  détruisit  une  partie  des  pré- 
ventions qui  existaient  contre  ces  populations.  Les  philosophes 
s'en  emparèrent ,  pour  montrer  la  supériorité  du  culte  indien 
sur  le  nôtre.  On  exagéra  l'antiquité  des  livres  sanskrits;  oo  dé- 
clama contre  la  civilisation,  qui  porte  ses  ravages  au  milieu  des 
nations  voisines  de  cet  état  de  nature  tant  préconisé ,  et  qoi , 
disait-on,  jouiraient  d'un  bonheur  parfait,  si  la  superstitiott  n^araii 


IMDE.  Q9 

aussi  iatroduit  parmi  elles  ses  atrocités.  D'autres  se  mirent  à 
étudier  ces  peuples  avec  une  intelligence  patiente.  Ou  découvrit 
une  langue  extrêmement  ancienne,  riche  en  monuments  inesti- 
mables, qui  vinrent  partager  la  vénération  vouée  exclusivement 
aux  classiques  grecs  et  latins  ;  des  édiOces  admirables  par  leur 
antiquité  et  par  leur  beauté;  des  doctrines  qui  devançaient  de 
piuaiears  siècles  les  inventions  dont  FEurope  se  glorifie  Je  plus. 
En  1784,  l^illiam  Jones  fonda  à  Calcutta  la  Société  asiatique, 
pour  publier  les  ouvrages  originaux  des  peuples  de  l'Inde,  appro* 
foodir  leur  histoire  et  leurs  croyances.  Il  y  eut  bientôt  des  impri- 
oMries.  des  journaux,  ainsi  qu'une  académie  de  médecine  et  un 
jardin  botanique,  dans  la  colonie  danoise  de  Serampour,  à  cinq 
lieues  de  Calcutta,  résidence  de  missionnaires  qui  s'occupent  de 
la  conversion  des  Indous.  Il  a  été  publié  des  éditions  de  la 
Bible  dans  les  difTérents  dialectes  de  l'Inde ,  sans  compter  les 
auteurs  classiques  de  l'Angleterre. 

Les  Anglais  ne  sont  point  allés  dans  Tlnde  pour  y  trouver  la 
liberté  religieuse,  comme  dans  l'Amérique  septentrionale,  ou 
pour  y  faire  des  conversions,  mais  pour  y  chercher  la  richesse. 
Ils  y  portent  leur  roideur  de  marchands,  et  des  habitudes  cho- 
quantes pour  ce  pays.  Leurs  femmes ,  au  lieu  des  vêtements 
pompeux  de  l'Orient,  y  portent  des  toilettes  passées  de  n;ode 
en  Europe,  et  qui  sont  dans  l'Inde  incommodes  et  ridicules. 
Les  hommes  mangent  et  fument  tout  le  jour,  vivent  isolés , 
pour  se  dispenser  des  convenances;  et  ils  se  livrent  à  ces  fan- 
taisies excentriques,  déjà  communes  dans  leur  patrie.  Ils  exi- 
gent le  respect  des  indi)$èuos,  tandis  qu'eux  ne  respectent  rieu 
dans  leur  conduite  extérieure.  Ils  mangent  des  mets  défendus, 
laîaent  leur  femme  sortir  au  bras  d'un  autre,  dansent  pendant 
rété,  chantent  à  table,  et  se  livrent  à  toutes  sortes  d'actes  qui 
font  autant  d'abominations  aux  yeux  de  ces  peuples. 

Au  milieu  de  cette  nature  exubérante  qni  fait  que  tout  se 
trouve  chez  eux  dans  la  proportion  de  notre  cheval  à  leur  élé- 
phant, les  Indiens  aiment  l'extraordinaire.  H  leur  faut  des  ca- 
nons énormes,  une  poésie  immense,  une  mythologie  à  millions 
de  dieux,  des  fêtes  de  peuples  entiers.  Les  Anglais  ont,  au  con« 
trairOv  un  culte  prosaïque,  des  airs  compassés,  des  habitudes 


70  COIiOllIBS  ANGLAISE?. 

sans  grandeur,  une  économie  étroite,  des  qualités  louables,  miii 
minutiettses. 

^esclavage  subsiste  encore  de  fait  dans  rinde.  Le  monopole 
du  sel  pèse  lourdement  sur  des  populations  qui  ne  vivent  que  de 
végétaux.  Le  pays ,  d'industriel  qu'il  était ,  est  devenu  agrieole; 
on  lui  envoie  des  tissus  d'Europe,  et  on  lui  demande  du  soere,  du 
coton ,  surtout  de  l'opium ,  dont  la  culture  est  imposée  par  for» 
et  rapporte  très-peu.  Aussi ,  loin  d'absorber  l'argent  de  l'Europe 
c'est  l'Inde,  au  contraire,  qui  en  exporte.  Le  gooveroemeot  an- 
glais ne  fait  point  de  travaux  publics  pour  le  bien  de  tous  :  il 
en  résulte  que  des  ruines  remplacent  les  palais ,  et  que  les  chs- 
cals  errent  aux  lieux  que  les  hommefront  désertés. 

L'Indou  est  encore,  comme  il  y  a  un  siècle,  comme  il  y  en 
a  vingt,  paresseux,  insouciant,  routinier.  On  ne  troufe  pas  en- 
core dans  sa  demeure  une  chaise ,  une  table ,  une  cuiller,  une 
fourchette.  Il  couche  sur  une  natte,  et  c'est  à  peine  s'il  a  assa 
de  linge  pour  en  changer  une  fois  :  nous  parlons  des  riches.  Us 
autres  n'ont  que  la  terre  pour  lit,  et  vont  à  peu  près  nus.  I/or- 
févre  se  sert  encore  des  instruments  les  plus  grossiers  pour  finir, 
grâce  à  une  patience  incroyable,  des  ouvrages  qui  font  l'admi- 
ration de  l'Europe.  Le  laboureur  brise  la  glèbe  avec  une  béefae 
longue  à  peine  de  deux  pieds ,  ce  qui  l'oblige  à  se  tenir  courbé. 
11  blanchira  continuellement  sa  maison ,  mais  ne  balayera  pas 
la  poussière  sur  l'aire  où  il  dépose  sa  récolte;  et  ce  n'est  qu'après 
avoir  terminé  cette  toilette  de  son  habitation  qu'il  aura  qœl- 
que  soin  de  l'intérieur.  Il  ménagera  un  fliet  d'eau  pour  son 
champ  de  riz ,  et  il  ne  s'occupera  pas  du  conduit  qui  le  lui 
amène  ;  il  tremblera  à  l'idée  de  périls  imaginaires,  et  8'eDdo^ 
mira  sur  le  chemin  où  passent  le  tigre  et  le  serpent.  Il  épargnera 
sur  sa  nourriture  et  celle  de  sa  famille ,  puis  il  vendra  les  bi- 
joux de  sa  femme  et  de  sa  fille  pour  s'engager  dans  un  procès, 
pour  acheter  témoins  et  juges,  seul  moyen  qui  lui  semble  <^- 
cace.  Mats,  tandis  qu'il  soutiendra  un  procès  sans  fin  pour  la 
valeur  d*un  centime ,  il  verra  sans  s'émouvoir  son  voisin  assas- 
siné à  ses  côtés.  Lorsqu'il  viendra  à  marier  sa  fille,  celui  qoi  s*é- 
tait  réduit  à  l'eau  et  à  la  ration  de  riz  prodiguera  tout,  inviter} 
parents  et  amis,  musiciens  et  danseurs.  Il  se  procurera di 


IHDI.  71 

rargrai  à  trois  pour  eent  par  inoii  pour  régaler  ses  convives, 
les  bAergpr  tous  pen^t  quinze  Jours ,  el  les  renvoyer  habillés 
ée  Bcof  de  la  téta  aux  pieài  :  l'usage  de  la  caste  le  veut  ainsi. 

Ijes  enfants  vont  à  Fécole  tout  nos ,  et  écrivent  encore  sur  la 
poussière  devant  la  porte.  Celles  que  les  Anglais  ont  établies 
n*enaeigoeot  que  leur  théologie  et  leurs  lois  nationales ,  afin  de 
§9fiiier  des  magistrats  ;  mais  sans  les  préparer  à  une  réforme  fon- 
daaaiitale ,  qui  exigerait  la  suppression  des  castes.  Or,  les  An- 
glais oat  résolu ,  au  contraire,  de  les  respecter.  Lord  Bentiock 
affraneiiît  les  Indeus  de  la  peine  du  fouet ,  alors  qu'il  la  main- 
tenait poor  les  Européens,  ce  qui  dut  augmenter  chez  les  pre« 
miers  rergueil  de  leur  supériorité.  Quand  des  troupes  indigènes 
et  aBgMMs*ont  embarquées  ensemble,  il  est  trte-sévèrement 
prracrit  à  eeiles-d  d'éviter  tout  contact  avec  les  cuisines  des 
ladous.  On  laisse  chaque  caste  préparer  s^arément  ses  ali- 
oMota.  Jusque  dans  les  chapelles  des  missionnaires  protestants, 
le  brshmine  et  le  khatiya  sont  séparés  du  soudra  et  du  paria; 
et  Ton  dirait  qu'à  ceux-ci  il  n'est  edseigné  du  christianisme 
que  robligatkm  de  s'humilier,  et  de  pardonner  les  injures.  Or, 
qu'est-ee  que  le  christianisme  sans  son  dogme  fondamental  de 
régalHé? 

Cependant  les  Anglais  sont  arrivés  à  bire  cesser  les  sacrifices 
de  venves,  l'Infanticide,  l'association  meurtrière  des  Tadjis 
Le  nombre  des  métis  va  croissant,  et  des  aventuriers  européens 
épooaent  des  princesses.  Il  y  a  peu  de  temps  que  lord  Ebirdinge 
déclaïaît  que  les  emplois  seraient  donnés  au  concours,  à  ceux 
qui  aonient  le  mieux  profité,  dans  les  écoles,  des  cours  de  langue 
et  de  littérature  anglaises.  Leslndous  consentent  à  s'embarquer, 
BMlgré  leur  préjugé  contre  la  mer,  et  à  se  laisser  transporter  au 
delà  da  Gange.  Pourquoi  donc  n'entreprendrait-on  pas  de  dé- 
truire le  préjugé  bien  plus  funeste  de  la  séparation  des  castes  ; 
de  les  aoamettre  au  même  code ,  aux  mômes  tribunaux  ;  de  les 
mâer  dans  les  écoles ,  dans  l'armée ,  dans  les  emplois  ;  de  les 
admettre  surtout  sur  le  même  pied  à  la  communion  de  la  paioie 
eéleste  et  du  pain  consacré? 

Sans  eèla,  les  Indous  seront  à  jamais  incapables  d'émanei* 
pation;  et  si  par  aventure  ils  étaient  arrachés  à  FAngislBiia» 


72  COLONIES  ANGLAISES. 

elle  les  aurait  laissés  dans  llmpossibiliié  de  se  gouverner  eux* 
mêmes.  Les  enfants  qui  naissent  dans  l'Inde  de  parents  aoglaif 
meurent  presque  tous;  il  s'ensuit  qu'il  ne  pourra  jamais  se 
former  une  Inde  anglaise.  Nous  avons  vu  que  la  guerre  contre 
Hyder-Ali  et  contre  la  France  avait  obligé  la  compagnie  de 
Indes  de  réclamer  du  gouvernement  un  prêt  de  900,000  livres 
sterl.  On  avait  songé  alors  à  réformer  son  statut  :  on  créa,  soqs 
le  ministère  Pitt ,  le  bureau  du  contrôle  pour  les  affairée  da 
Indes ,  composé  de  six  membres  du  ministère  auxquels  furent 
soumis  tous  les  actes  militaires  et  civils,  quoique  la  compagnie 
restât  encore  souveraine  quant  au  commerce.  La  dette  ne  dimi- 
nua pas  pour  cela;  et,  en  1799,  la  compagnie  se  trouvait  en 
déficit  de  1,319,000  livres  sterling.  Lorsqu'elle  se  fut  agnn- 
die  des  États  de  Tippoo-Saïb  et  de  ceux  des  Mahrattes,  le 
revenu  territorial^  qui,  en  1797,  était  de  S  millions  de  livres 
sterling,  s'éleva  à  15  millions  en  1805;  la  dette  augmenta 
en  proportion,  car  le  déficit  monta  à  3,269,000  livres  ster- 
ling, et  ne  fit  que  croître  depuis.  Le  privilège  de  la  compagnie 
expirant  au  mois  de  mars  1814,  on  accorda ,  sous  certaines 
réserves ,  la  liberté  de  Uafiquer  dans  l'Inde  à  tout  bâtiment 
moindre  de  350  tonneaux ,  en  laissant  à  la  compagnie  la  domi- 
nation du  pays  et  le  commerce  avec  la  Chine  jusqu'en  1831. 
I^a  compagnie  n'éprouva  nul  préjudice ,  et  ses  affaires  prospé- 
rèrent alors  :  elleavait  encaissé,  en  1824, 13,215,300  livres  ster- 
ling, et  elle  n'en  avait  dépensé  que  9,490,777  :  ainsi  elle  se 
trouvait  en  bénéfice  de  3,724,523  livres  sterling ,  malgré  la 
guerre  des  Birmans. 

Robert  Peel  soumit  à  la  chambre  des  communes,  en  1830, 
les  arrangements  pris  entre  le  ministère  et  la  compagnie  «  pour 
garantir  aux  habitants  de  ces  régions  lointaines  la  jouissance 
de  leurs  droits ,  de  la  liberté  individuelle  et  des  fruits  de  leur 
industrie;  les  dédommager  des  souffrances  et  des  injures  pas- 
sées ,  les  consoler,  à  foree  de  bienfaits,  de  la  perte  de  leur  iodé 
pendance.  » 

Parle  statut  de  1833,  la  patente.de  la  compagnie  fut  pro- 
longée dé  vingt  ans  ;  non  plus  toutefois  comme  association 
commerciale ,  mais  comme  société  du  gouvernement ,  autorise» 


INDE.  73 

àpenevoir  les  impôts  jusquVn  1864,  et  à  régler  les  revenus  de 
soo  ancienue  conquête  au  moyen  d*une  cour  composée  de 
^ingt^uatre  directeurs ,  sous  la  surveillance  du  conseil  d^État. 
Ses  propriétés  mobilières  et  immobilières  furent  attribuées  à  la 
onurooDe,  mais  rusufruit  eu  fut  laissé  à  la  société  peiiduiit 
(otite  ia  durée  du  privilège.  Sou  capital  de  G  millions  de  li- 
ues  sterling  est  divisé  en  actions,  que  chacun  peut  acheter  et 
vendre, 

là  se  termine  l'histoire  de  la  compagnie  des  Indes ,  mais  non 
tons  les  embarras  que  ses  conquêtes  ont  causés  à  T Angleterre. 
Us  déclamations  contre  son  esprit  envahisseyr  sont  devenues 
uo  lieu  commun.  Cependant  en  aucun  pays  on  n*opéra  avec 
autant  de  publicité  ;  tous  ses  actes  ont  été  d*abord  exposés  aux 
attaques  de  l'opposition,  puis  soumis  à  des  enquêtes.  Son  his- 
toire nous  révèle  comment  un  premier  pas  entraîna  inévitable- 
ment à  un  second ,  et  comment  chaque  conquête  donna  un 
nouveau  voisin  qui  bientôt  devint  un  ennemi  qu'il  fallut  com- 
lattre ,  jusqu'à  ce  que  sa  chute  mit  le  vainqueur  en  présence 
<l'un  ennemi  nouveau. 

Les  Anglais  espéraient,  il  y  a  peu  de  temps  encore,  que  l'In- 
dus,  sur  lequel  ils  croient  avoir  le  droit  que  la  Providence  donne 
à  1  intelligence  et  à  la  justice  sur  Tignorance  et  la  force  brutale, 
pourrait  devenir  pour  leurs  possessions  une  limite  et  une  bar- 
^re,  en  même  temps  qu'une  voie  commerciale  ;  on  supposa 
qu'il  traversait  des  contrées  riches  et  paciûques.  Aûn  de  re- 
connaître son  cours  et  de  l'ouvrir  à  la  navigation  européenne , 
il<  y  envoyèrent  une  expédition,  dont  Alexandre  Burnes  nous 
tnee  le  récit. 

Sitoé  entre  l'Himalaya,  l'Indus  et  la  Perse ,  l'Afghanistan  a 
^  la  route  choisie  par  tous  les  conquérants.  Les  peuples  qui 
l'habitent  se  donnent  pour  les  descendants  des  huit  tribus 
juives  transportées  dans  ce  pays  par  les  Perses.  Le  système 
asiatique  se  conserve  chez  eux ,  et  Bûmes  y  a  connu  lui  prince 
<pû  avait  eu  soixante  enfants,  et  ne  pouvait  se  rappeler  com- 
^  il  lui  en  restait  de  vivants.  Les  Afghans  avaient  conquis  la 
Kactriane  et  le  Hérat  jusqu'aux  rives  de  l'Oxus,  et  poussé  au  midi 
jusqo'à  rOcéan  ;  après  avoir  franchi  l'Indus ,  ils  soumirent  le 

BIST.  Dfi  «HT  ANS.    —  T.  IV.  7 


74  COLONIES  il  NG  LAI  s  ES. 

Knchemire,  et  firent  des  excursions  dans  le  Pendjab.  L'Aigle- 
nislan  compte  au  plus  quinze  millions  d'habitants;  caria  popu- 
lation y  va  décroissant  comme  dans  tous  les  pays  maliométaus; 
on  nV  trouve  que  cinq  villes  :  Peschauer,  rapprochée  de  Tlndus; 
Kandahar,  capitale  de  la  partie  occidentale;  Kaboul ,  de  eelle 
du  nord;  Hérat,  près  des  frontières  du  nord-ouest;  Ghazoah, 
qui  donna  naissance  a  Mahmoud  Gaznévide,  le  premier  musul- 
man qui  envahit  Tlnde.  Les  tribus  des  Ghilzis  et  des  Doura- 
Dis  sV  disputaient  la  prééminence  dans  le  siècle  passé.  Cestâ 
la  dernière  qn*appartenait  Hamed-Schah ,  compagnon  de  Nadir, 
qui ,  ayant  conquis  tout  le  pays ,  se  couronna  roi  à  Kandabar, 
«*t  transmit  à  son  fils  Timour  Tempire  qui  fut  appelé  des  Dou* 
rnnis.  Cétait  le  plus  puissant  de  TAsiè,  après  la  Chine;  car  il 
avait  364  lieues  du  nord  au  sud,  sur  480  de  Touest  à  Test.  L'In- 
(Jus ,  à  l'est,  le  sépare  de  l'Indoustan  ;  il  est  joint  à  la  Perse  par 
une  langue  de  terre  cultivée  à  traver?  un  désert  de  sable.  Us 
quatre  fits  de  Timour  se  disputèrent  ce  royaume ,  qu'ils  perdi- 
rent; et  Mahmoud  Kamram  conserva  seulement  Hérat  Tandis 
que  Dost- Mohammed ,  chef  des  Barouksis ,  s^établissait  àKa- 
i)Oul ,  un  de  ses  frères  prenait  possession  de  Ghaznab,  un  autre 
de  Kandahar,  et  tous  trois  restaient  ennemis. 

La  ruine  des  ISÎahrattes  et  de  Tempii^  mogol  (1763)  profit 
non-seulement  à  Ifamed,  mais  encore  aux  Séikhs.  Ayant  attaqué 
les  Afghans,  ils  en  vinrent  à  s^emparer  deLahore,  qui  leur  assu- 
rait la  possession  de  tout  le  Pendjab  ;  ils  firent  de  leurs  conqoéta 
douze  principautés  indépendantes  (  misait)  sous  êes  chefs  par- 
ticuliers (  sirdars  ),  qui  se  réunissaient  deux  fois  Pan  en  assem- 
blée générale,  pour  délibérer  sur  les  intérêts  communs.  On  s«ntit 
bientôt  les  inconvénients  de  cette  organisation  dans  les  guerres 
qu'ils  se  firent  entre  eux,  et  auxquelles  Randjit-Sing  {roifio^) 
dut  son  agrandissement.  Voyant  l'Afghanistan  en  proie  aux  dis- 
cordes et  ce  qu'une  volonté  ferme  y  aurait  de  chances  de  saccès, 
il  fit  de  Lahore  le  centre  de  ses  opéra  lions,  et  s'entendit  avec  lord 
,T^ke,  gouverneur  général  des  Indes,  qui  fut  trop  heureux  de 
s'assurer  au  moius  de  sa  neutralité  au  moment  où  il  avait  I& 
Mahrattf  s  sur  les  bras.  Randjit-Sing  s'empara  alors  de  quelques 
territoires  des  Afghans,  et  il  introduisit  dans  son  armée  Torga 


INDE.  75 

DÎsalioo  miliUiFe  des  cipoyes.  Il  put  ainsi  s'ériger  en  protecteur 
des  autres  sirdars,  et  réduisit  sous  son  obéissance  tontes  les 
provinces  situées  sur  la  rive  gauche  de  l'indus,  entre  autres  le 
ftfoultan  etleKachemire.  L'Italien  Ventura  et  le  Francis  Allard^ 
sDdeDsolBders  de  Napoléon,  initièrent  ses  troupes  à  la  tactique 
européenne. 

Secondé  de  la  sorte ,  il  proflta  du  moment  où  les  Anglais 
eombanaient  les  Birmans ,  pour  passer  l'Indus;  et  lorsque  la 
djnastiedes  Douranis  venait  d*étre  renversée  par  les  Barouksis, 
après  une  guerre  civile  qui  avait  épuisé  les  Afghans ,  se  jetant 
au  milîea  de  ce  conflit,  il  leur  porta  le  dernier  coup  par  hi>prise 
èe  Peschauer. 

Si  nous  en  croyons  les  généraux  Allard  et  Ventura,  l'armée  de 
Randjit-Siog  fut  portée  de  8,(X)0  hommes  à  84,000,  dont  20,000 
de  troupes  régulières,  avec  376  pièces  de  canon  et  370  escarpi- 
nés,  transportées  à  dos  de  chameau.  Les  revenus  étaient  évalués 
à  125  millions  de  francs,  sans  compter  un  trésor  particulier  de 
2^0  millions.  Il  n^y  avait  ni  institutions  politiques,  ni  lois 
écrites,  ni  système  d*administration  et  de  justice  :  tout  y  dépen- 
dait du  caprice  du  souverain  et  de  la  fortune.  Il  avait  pour  lui 
le  prestige  qui  entoure  la  puissance;  quant  au  peuple,  il  crou- 
pissait dans  la  superstition  et  l'ignorance,  avili  par  Texemple  de 
Randjit-Sing,  qui  ne  connaissait  ni  probité  ni  pudeur,  et  ne  met- 
tait point  de  bornes  à  ses  passions. 

A  sa  mort  (  1 889  ),  le  trônç  fut  occupé  par  Shere-Sing,  sou  fils 
illégitime,  homme  résolu,  mais  sans  frein.  Le  ministre  Dhyan- 
Sing,  rayant  fiiit  assassiner,  extermina  la  famille  détrônée; 
mais  il  lot  tué  lui-même  par  Adjet-Sipg,  dont  la  main  avait 
consommé  tous  ces  meurtres. 

Sous  lessuccesseurs  chancelants  de  Randjit-Sing,  les  Afghans 
aoniient  pu  s'avancer  jusqu'à  Delhi,  s'ils  n'eussent  été  tenus  en 
respect  par  les  Anglais,  qui  avaient  réuni  aux  trois  présidences 
de  Bombay,  de  Madras  et  du  Bengale,  celle  d'Agra,  beaucoup 
plus  voisine  du  Pendjab.  Les  Sétkhs,  grands  amateurs  de  procès, 
>  portent  souvent  leurs  contestations  à  juger.  Dans  la  crainte 
que  leurs  ennemis  ne  s'emparassent  d'un  territoire  fertile  qui 
leur  appartenait,  et  qui  forme  la  limite  orientale  du  Pend- 


76  COLONIES   AKGLAISES. 

jab,  ils  cliargèrent  les  Anglais  de  le  défendre,  leur  abandoD* 
nant  en  retour  la  succession  de  tous  ceux  qui  mourraient  sans 
liéritiers.  L'opium  et  Teau-de-fie  multiplièrent  bientôt  les 
décès,  à  ce  point  que  les  Anglais  ne  tardèrent  guère  à  se  trouver 
les  maîtres  du  pays.  Ils  y  établirent  un  fort ,  avec  un  surinten- 
dant, et  prirent  une  influence  dominante  sur  les  Séikhs ,  au 
grand  déplaisir  de  Itost-Mohammed ,  qui ,  à  la  tête  des  forces 
réunies  de  la  Perse  et  de  l'Afghanistan ,  épiait  le  moment  de 
tomber  sur  les  Séikhs,  détestés  des  Afghans^  tant  par  motif  de 
religion  qu'à  raison  de  leur  indépendance. 

L'intérêt  des  Anglais  est  évidemment  qu'aucune  antre  puis- 
sance ne  prenne  pied  dans  l'Asie  centrale,  bien  que  lear  but 
ne  soit  point  d'y  étendre  leurs  conquêtes  ;  mais  les  intrigues  de 
la  Russie  les  obligèrent  à  passer  l'indus  en  1833 ,  pour  remet- 
tre. Scbab-Soudja  sur  le  trdue  afghan.  Il  commirent  une  faute 
en  voulant,  non  pas  conquérir  l'Afghanistan,  mais  lui  imposer 
un  prince  méprisé,  et  en  s'aliénant  ainsi  Dost-Mohammed, 
qu'ils  auraient  dû  plutôt  fortifîer  comme  barrière  contre  les 
Russes.  Mahommed  alors  se  tourna  vers  la  Russie,  qui  envo)ii 
des  ofQciers  a^^c  Taide  desquels  les  Persans  mirent  le  siège 
devant  Hérat  (1838).  L'Angleterre  se  vit  contrainte  de  prendre 
les  armes  et  de  renverser  Dost-Mohammed ,  contre  le  voeu  du 
pays» 

Guidés  par  Burnes ,  héros  infatigable ,  le  premier  Européeo 
qui  ait  remonté  l'indus,  les  Anglais  conquirent  le  Sind  (1839;; 
mais  les  montagnes  du  Bosan  leur  opposèrent  de  graves  diflicui- 
tés  et  un  froid  meurtrier.  Les  Hindous,  chez  qui  se  réveilla  le 
fanatisme  religieux,  firent  comme  les  Russes  à  Moscou  :  ils  se 
retirèrent  en  détruisant' tout,  et  entraînèrent  ainsi  les  Anglais 
dans  rintérieur.  Fiers  d'une  première  conquête  qui  servait  d'ei* 
cuse  a  leur  témérité,  ils  prirent  pied  dans  le  Kaboul,  point  d'io- 
tersection  des  deux  grandes  routes  qui  joignent  la  Perse  à 
rindoustan. 

La  chute  des  valeureux  afghans  déeouragea  toute  l'Asie  cen- 
trale; mais,  trois  ans  après,  Kaboul  se  souleva  (3  novembre 
1842)  :  Burnes  fut  massacré  :  pendant  deux  mois,  cinq  mille 
hommes  sans  feu ,  sans  vivres  et  sans  munitions  résistèrent  à 


IlfDB.  77 

cinquante  mille  insurgés  ;  ce  fut  à  peine  si  quelques  individus 

épors  purent  s'échapper. 

Le  pire  de  cette  défaite ,  ce  fut  la  nécessité  de  se  venger, 
de  conquérir,  de  s'étendre.  Lord  EUenborough ,  en  prenant 
le  gouTememenl  des  Indes ,  avait  désapprouvé  son  prédéces- 
Bcor  lord  Aukland  et  sa  politique  agressive,  et  il  avait  annoncé 
la  ferme  résolution  de  se  renfermer  dans  les  limites  du  terri- 
toite.  Il  Êillut  pourtant  foire  la  guerre  aux  Afghans  pour  relever 
le  prestige  tombé.  Le  drapeau  anglais  flotta  bientôt  de  nouveau 
à  Kaboul ,  puis  il  se  retira  volontairement.  Mais  quelle  fron- 
tière donner  à  l'Inde  anglaise  ?  Fallait-il  s'arrêter  aux  déserts 
qui  séparent  le  Sind  de  l'Indostan  ?  Cependant  ce  pays  domine 
IVmbouchure  de  l'indus  et  le  commerce  de  toute  l'Asie  centrale. 
EHeoboroug  reconnut  donc  la  nccossilé  de  le  réunir  à  reiu- 
pire.  Le  Sind ,  situé  entre  l'Afghanistan,  le  Pendjab ,  le  stérile 
Békmcliîatau  et  la  mer,  était  gouverné  par  des  émirs  indépen- 
dants ,  protégés ,  depuis  1838 ,  par  des  traités  avec  les  Anglais. 
Ellenborough  chercha  donc  des  prétextes,  chicana  les  émirs, 
et  réduisît  les  traités  à  des  stipulations  de  servitude  ;  enfin ,  il 
réunit  le  Sind  aux  possessions  britanniques  (  1844  ).  Des  accu« 
catians  graTes  s'élevèrent  à  ce  siget  contre  lui,  et  il  fut  rap* 
pelé  pour  avoir  à  se  justifier  devant  des  juges  ;  mais  il  semble  que 
la  Grande-Bretagne  soit  obligée  fatalement  de  s'agrandir  malgré 
die  dans  ces  contrées.  A  peine  se  fut-elle  retirée  de  l'Afghanistan, 
que  Dost-Mohammed  rétablit  dans  le  Lahore  tout  ce  qu'elle 
avait  détruit;  il  en  exclut  ses  monnaies,  et  réorganisa  Tarmée. 

A  peme  un  nouveau  gouverneur,  lord  Hardinge,  eut-il  mis  le 
pied  dans  l'Inde  avec  les  intentions  les  plus  pacifiques,  qu'il 
eut  à  recommencer  la  guerre.  Tant  que  l'Angleterre  espéra 
trouTcr  parmi  les  Sdikhs  un  chef  capable  de  réunir  les  débris 
du  seeptre  de  Randjit-Sing,  elle  s'abstint  d'envahir  leur  pa>'8. 
Mais  vojant  le  désordre  s'accroître,  et  le  despotisme  militaire 
s'établir,  elle  passa  l'indus,  assujettit  le  Pendjab  après  une  ba- 
taille où  elle  essuya  peu  de  pertes,  et  conclut  une  paix  glorieuse. 
Aux  termes  de  la  convention  de  Koussour  (18  février  1846)  et 
des  modifications  postérieures,  le  royaume  de  Pendjab  fut 
maintenu  ;  mais  tout  le  territoire  entre  le  Bedjab ,  l'indus  et 


/ . 


8a  L4  CHINE. 

les  mettre  h  mort  par  caprice,  par  plaisir,  se  vantant  d'être 
dans  Feinpire  eequ^est  le  soleil  dans  le  monde,  et  indestructibles 
comme  lui. 

Il  eu  est  qui  ont  attribué  uniquement  à  ce  despotisme  do- 
mestique la  durée  de  ce  grand  empire  :  il  aurait  bien  plmôt 
hâté  sa  ruine ,  sans  la  grande  institution  des  lettrés,  qui  ûit  de 
la  science  Téchelle  qui  conduit  à  toutes  les  grandeurs.  L'enfant 
le  plus  obscur  peut,  en  étudiant,  se  rendre  capable  de  subir  les 
examens  annuels  dans  son  village,  et  se  présenter  à  ceux  qui  ont 
lieu  tous  les  trois  ans  dans  les  grandes  villes ,  où  s'obtient  le 
premier  degré.  G*est  au  chef-lieu  de  la  province  qu'il  faut  aller 
chercher  le  grade  supérieur  qui  conduit  à  de  certains  emplois: 
mais  c'est  dans  la  capitale  de  l'empire  et  bous  les  yeux  du  mo- 
narque qu'on  accorde  le  troisième  degré  :  c*est  alors  qu'on 
monte  sur  le  coursier  d'or  et  qu^on  s'assied  dans  la  saOe  de 
jaspe  t  ce  qui  veut  dire  qu'on  entre  à  l'académie  et  qu'on  peut 
prétendre  aux  plus  hauts  emplois.  Ces  examens  sontannonrésà 
l'avance  avec  une  grande  solennité  ;  à  peine  un  candidat  a-t-il 
cueilli  le  rameau  d'olivier  odorant,  qu'il  trouve  des  pères  em- 
pressés de  lui  donner  leurs  filles,  et  des  ministres  pour  lui  ouvrir 
la  carrière.  La  vénération  des  Chinois  pour  les  lettrés  reo)onte 
aux  temps  les  plus  anciens  ;  elle  est  si  bien  enracinée,  que  mal* 
heur  à  qui  foulerait  sous  ses  pieds  un  papier  écrit  !  Mais  ce  ne 
fut  qu'au  septième  siècle  que  se  régularisa  cette  admirable  ins- 
titution des  concours.  Il  en  résulta  cette  aristocratie  littéraire  « 
unique  dans  le  monde,  et  qui  eut  pour  base  non  point  la  posses^ 
sion  de  la  terre,  mais  les  examens.  Ces  lettrés  firent  contre- 
poids à  l'autorité  royale  ,  comme  les  prêtres  dans  l'Inde,  eo 
Egypte ,  en  Chaldée.  Le  Fils  du  Ciel ,  devant  qui  personne  ne 
se  présente  sans  frapper  neuf  fois  la  terre  de  son  front,  ne  peut 
conférer  de  son  chef  aucun  pmivoir,  aucune  dignité  qu'à  ceux 
qui  lui  sont  désignés  par  les  lettrés.  Ils  ont  dans  leurs  mains 
tous  les  emplois;  ils  restent  debout  à  coté  des  dynasties  q'ii 
croulent.  La  loi  leur  attribue  le  droit  de  dire  la  vérité  ;  aussi 
leur  arrive -t-il  parfois  de  lever  la  tête,  et  de  frapper  de  bléoiele 
despotisme  au  nom  de  la  doctrine  écrite  et  des  traditions  de^ 
premiers  temps,  qui  commandent  au  roi  de  semer  de  fleurs  la 


LA  CHINE.  81 

route  par  laquelle  le  sage  vient  le  rappeler  à  son  devoir  et  h  la 
réparation  de  ses  fautes;  elles  lui  enseignent  que  Tamour  du 
pmpie  donne  le  sceptre,  que  son  courroux  le  brise;  qu*élever 
au  honneurs  un  homme  universellement  odieux ,  au  détri- 
ment de  celui  que  désigne  le  vœu  public,  c'est  aller  contre  la 
Justice,  provoquer  les  plaintes;  c'est  entrer  dans  le  nuage  où 
dort  la  foudre  qui  réduit  en  cendres. 

Il  est  vrai  que  ces  avertissements ,  ces  préceptes ,  s'adressent , 
Don  à  la  personne  céleste  de  l'empereur,  mais  à  ses  ministres  ; 
car  les  Chinois  usent,  depuis  bien  des  siècles,  de  ce  procédé  que 
FEurope  moderne  croit  avoir  découvert,  lequel  donne  pour  base 
aux  eoostitatîoos  une  fiction  qui  tient  les  rois  pour  infaillibles, 
et  Eût  les  ministres  seuls  responsables. 

L'empereur,  fils  du  ciel ,  unique  gouverneur  de  la  terre , 
grand-père  de  son  peuple, est  en  conséquence  adoré;  et,  comme 
il  est  inadmissible  que  deux  empereurs  puissent  exister  en  même 
temps  sur  la  terre,  toute  ambrâade  est  considérée  comme  un 
hommage  de  vassal  à  souverain.  Quand  rempereur  adresse  la 
parole  à  un  seigneur  de  la  cour,  il  doit  se  prosterner,  et  at- 
tendre ainsi  les  ordres.  Lorsqu'il  sort,  toutes  les  maisons  se  fer- 
ment; et  tous  ceux  qui  le  rencontrent  doivent  détourner  le 
visage  ou  se  jeter  à  terre,  sous  peine  de  oiort.  L'empereur 
marche  précédé  de  deux  mille  satellites  qui  portent  des  chaînes, 
des  haches,  et  autres  instruments  propres  à  châtier  ses  enfants.  En 
somme,  c'est  une  idolâtrie  politique  de  l'État,  personnifié  dans 
le  souvecain  ;  ce  qui  n'empêche  pas  qu'au  fond  de  son  palais 
il  ne  soit  souvent  dominé  par  les  femmes  et  par  les  eunuques. 

Comme  le  maître  sert  toujours  d'exemple  aux  inférieurs ,  les 
mandarins  et  les  magistrats  font  peser  leur  despotisme  sur  les 
provinces.  Ils  font  leurs  tournées  précédés  de  bourreaux  toujours 
hurlants,  qui,  au  moindre  signe,  arrêtent  ou  assomment  le  pas- 
sant qui  a  le  malheur  de  déplaire,  ou  qui  tarde  à  se  ranger  contre 
la  muraille. 

A  l'exemple  encore  de  l'empereur,  qui  n'est  pas  seulement 
pontife  pour  sacrifier ,  roi  pour  gouverner,  mais  encore  maître 
pour  enseigner,  les  mandarins,  qui  le  représentent,  doivent,  au 
commencement  et  au  milieu  de  chaque  mois,  réunir  leurs  su- 


82  LA  CHl^E. 

l)ordonnés,  et  leur  faire  une  instruction  sur  quelques  points  que 
la  loi  détermine. 

Il  n*jr  a  ni  emplois  ni  titres  qui  soient  héréditaires,  sauf  oeioi 
des  princes  du  sang  et  des  descendants  de  Confîicius.  L'empereur 
confère  la  noblesse,  non  à  un  individu,  maïs  à  ses  aïeux.  Tout 
le  peuple  est  divisé  en  six  ordres  :  mandarins,  guerriers,  lettrés, 
agriculteurs,  artisans,  marchands. 

La  justice  est  gratuite;  les  affaires  se  discutent  publiquement; 
chacun  y  plaide  sa  cause ,  sans  assistance  d'avocats ,  profession 
dont  ils  n*ODt  pas  Tidée.  En  matière  civile,  la  procédure  est  très- 
expéditive ,  et  se  résout  le  plus  souvent  en  bastonnade ,  parfois 
pour  les  deux  parties.  La  justice  criminelle  a  plusieurs  degrés; 
toute  condamnation  capitale  doit  être  approuvée  par  Tempe- 
reur.  Tous  les  supplices  ont  lieu  en  automne  et  à  la  fois. 

La  législation,  chinoise  remonte  de  dynastie  en  dynastie  jus- 
qu'à la  plus  ancienne,  et  forme  soixante-quatorze  volumes;  les 
missionnaires,  de  qui  nous  tenons  les  informations  les  plus 
exactes  sur  ce  pays,  ont  donné  l'analyse  d'un  code  chinois  qui 
embrasse  toute  la  matière,  et  constitue  un  document  précieox 
sur  le  caractère  de  cette  nation.  L'ordre  en  est  clair,  le  style 
simple,  tempéré;  on  n'y  reconnaîtrait  point  l'origine  orientale; 
mais,  selon  l'esprit  qui  préside  à  tous  les  règlements  chinois,  il 
descend  à  des  détails  puérils  et  aux  exceptions  les  plus  rares  ;  sa 
tendance  est  de  tout  régler,  de  faire  intervenir  la  loi  dans  tout, 
et  de  ravaler  la  vertu  même  en  la  commandant.  Il  y  a  punition 
pour  celui  qui  ne  visite  pas  de  temps  en  temps  la  tombe  de  ses 
aïeux;  le  mâle  a  droit  à  part  entière  dans  un  héritage,  la  femme 
à  une  demi-part,  l'hermaphrodite  à  une  part  mixte.  Les  termes 
de  la  loi  sont  parfois  des  plus  vagues  :  ainsi  celui  qui  se  conduit 
avec  inconvenance  et  contre  l'esprit  des  lois ,  sans  cependant 
en  enfreindre  auc^n  article ,  est  passible  de  quarante  coups 
de  bâton.  Le  crime  de  haute  trahison  est  puni  avec  une  atroee 
sévérité  ;  et  les  descendants  du  coupable  sont  déclarés  infimes 
jusqu'à  la  neuTÎème  génération.  Un  criminel  qui  attenta  à  la  vie 
de  l'empereur,  en  1803,  fut  condamné  au  supplice  le  plus  lon^ 
qu*on  put  inventer,  et  ses  enfants  en  bas  âge  furent  étranglés. 

Le  châtiment  le  plus  commun  est  celui  du  bambou;  puis  vient 


LA   CHINE,  83 

te  kîa ,  OU  eollier  de  bois,  qui  se  porte  un  mois  de  suite  dans 
fpftains  eas;  et  enfin  Texil.  La  série  des  châtiments  décrétés  en 
Chine  en  1837  contre  les  fumeurs  d*opium ,  montre  combien 
Feiil  y  est  une  punition  grave.  Le  coupable  est  pour  la  pre- 
mière fois  marqué  au  front  avec  un  fer  rouge  ;  la  seconde,  il 
nçoit  cent  coups  de  bâton  sur  les  épaules ,  avec  trois  annéds 
d'exil  ;  il  est  décapité  à  la  troisième  :  Texil  est  donc  un  châti- 
ment plus  grave  qu'une  marque  ineffaçable  sur  le  front.  Les  au- 
tres peines  sont  le  carcan ,  les  soufDets,  le  hallage  des  bateaux, 
I  uis  la  strangulation,  et  la  décapitation,  qui  est  réservée  aux  plus 
^nds  crimes.  De  très*longues  détentions  ont  lieu  dans  des 
raefaots ,  qui  ont  le  nom  d'enfer  et  qui  le  méritent  ;  les  femmes 
sont  remises  à  la  garde  de  leurs  parents  les  plus  proches.  Le 
serment  n*est  point  admis  ;  mais  on  a  recours  à  la  torture  qui 
coDsiste  à  presser  les  ongles  du  patient  dans  un  triangle.  Si 
Tacoisé  ne  s*avoue  point  coupable,  il  est  immédiatemenf  mis 
a  la  question,  qui  augmente  jusqu*à  ce  que  le  malheureux  écrive 
ou  signe  la  confession  du  crime.  On  en  dresse  alors  procès- 
verbal ,  et  on  Texpédie  à  l'empereur,  qui  ordonne  la  poursuite. 
Si  par  extraordinaire  le  tribunal  déclare  un  accusé  innocent, 
il  succombe  bientôt  aux  tourments  qu'il  a  soufferts.  Tous  les 
châtiments  sont  aggravés  pour  les  esclaves. 

U  vol  simple  est  puni  par  le  bâton  ou  par  l'exil ,  selon  la 
^Tîté  du  cas.  Le  traître,  le  parricide,  le  sacrilège,  sont  coupés 
par  morceaux;. le  père  qui  tue  son  fils  n'est  puni  que  de  la 
Ittstonnade.  L'homicide  simple  se  rachète  à  prix  d'argent;  mais 
ii'il  a  lieu  dans  une  émeute,  le  coupable  est  étranglé,  toute 
espèce  de  tumulte  étant  diâtié  avec  la  dernière  rigueur.  Aussi 
l«s  Chinois  se  querellent-ils  des  heures  entières  sans  porter  la 
nuin  Tun  sur  l'autre  ;  -car  toute  voie  de  fait  est  chose  grave. 
I^  paroles  outrageantes  sont  également  punies  ;  car  elles  por- 
tent atteinte  à  la  paix  intérieure,  que  la  loi  veut  assurer  à 
tout  prix. 

Ainsi  ce  dont  la  loi  chinoise  s'occupe  le  moins,  c'est  de  faire 
nurclier  de  pair  avec  le  bien  public  la  liberté  individuelle  :  on 
pourrait  la  définir  un  bon  système  de  police,  avec  accompagne- 
ment de  prédications  morales.  A  en  croire  ces  belles  maximes , 


84  LÀ  CUIKE. 

on  dirait  que  Fâge  d*orr^e  dans  ce  pays.  Le  ChouKtng 
recommande  auK  magistrats  la  justice,  le  désintéressement,  û 
redierche  de  la  vérité.  «  Après  que  les  parties  ont  produit  leurs 
preuves,  les  juges  écoutent  ce  qu'elles  ont  à  dire.  è'W  n'y  a 
point  de  doute ,  ils  appliquent  Tun  des  cinq  supplices  <.  S'il  y 
a'doule ,  il  faut  recourir  aux  cinq  modes  de  rachat.  Dans  le  cas 
où  Ton  pourrait  hésiter  sur  l'opportunité  du  rachat,  il  convient 
de  juger  selon  les  cinq  sortes  de  fautes.  Celles-ci  ont  pour  causes 
la  crainte  d'un  homme  en  place ,  la  vengeance  ou  la  reconnais- 
sance ,  la  séduction  des  femmes ,  l'amour  de  Targent ,  les  re- 
eomoMindations.  Ces  foutes  peuvent  être  commises  par  les  ju- 
ges ou  par  les  parties  :  pensez-y  bien,  et,  s'il  y  a  doute,  il  faut 
pardonner.  Quand  un  homme  est  accusé,  il  faut  regarder  aux 
circonstances  et  aux  motifis.  Ce  qui  ne  peut  être  vérifié  ne  sau- 
rait offrir  matière  à  procès.  Il  fout  être,  selon  le  cas,  indul- 
gent ou  sévère.  Ceux  qui  savent  faire  de  beaux  discours  ne  valent 
rien  pour  juger  des  procès;  il  faut  pour  cela  des  hommes  doux 
et  sincères ,  droits ,  et  d'une  modération  éprouvée.  Expliquez 
et  publiez  le  code  des  lois.  Que  dans  le  procès  on  n'ait  point 
égard  à  l'intérêt.  Les  richesses  ainsi  amaissées  sont  un  trésor 
de  fautes  qui  attirent  malheur.  » 

C'est  ainsi  que  le  code  abonde  en  belles  maximes,  mais  qui 
malheureusement  se  perdent  dans  l'application,  par  rignoraocc 
de  l'interprète  ou  la  vénalité  des  organes  de  la  loi. 

La  religion  se  réduit  à  peu  près  à  un  règlement  d'État  et  de 
discipline.  Trois  religions  sont  en  présence  dans  ce  pays,  grioe 
à  un  esprit  de  tolérance  qu'il  conviendrait  mieux  d'appeler 
apathie  :  celle  des  savants,  qui  est  la  loi  de  Confucius,  se  réduit 
en  somme  au  déisme  et  à  l'indifférence  :  ils  considèrent  qu'à 
la  mort,  l'âme  passe  en  d'autres  corp^^  ou  se  décompose  dans 
l'air,  sans  qu'il  reste  autre  chose  de  l'homme  que  son  sang  dans 
ses  enfants ,  et  son  nom  dans  sa  patrie.  Dieu  seul  est  imioor- 
tel.  Les  tao-tsées  suivent  la  religion  des  esprits,  avec  toutes 
sortes  de  superstitions.  Confucius  ayant  déclaré  qu'il  n'avait 

'  La  aiarqiie  sur  le  visage,  PampuUtion  du  nez ,  des  pieds,  rériit- 
lion,  la  mort. 


LA  CHI^iE.  8& 

pour  tâche  que  de  relever  les  doctrioes  primitives,  et  qu'il  n*é- 
lait  que  le  précurseur  d*un  graad  personnage  qui  viendrait  de 
rOccident ,  le  roi  Minet  envoya  une  flotte  à  la  rencontre  de  ce 
Hesie. 

L*expédition  s*engagea  assez  loin ,  mais  n'osa  pourtant  pro- 
looger  le  voyage  ;  elle  aborda  dans  une  île,  où  on  trouva  une  sta- 
tnede  Boudha,  qui  fut  rapportée  en  Chine  trente-trois  ans  avant 
le  Christ.  Son  culte  se  répandit  dans  les  basses  classes  qui,  Tado- 
rèreat  sous  le  nom  de  Fo  ;  mais  il  fut  repoussé  des  savants. 

Les  Chinois  sont  donc  tout  à  fait  libres  dans  le  choix  de  leurs 
opini<Hi8  religieuses  ;  mais  la  loi,  comme  dans  tout  le  reste,  sans 
s'occuper  des  choses  intimes,  règle  minutieusement  les  rites. 
les  formes  jeitérieures ,  les  cérémonies.  Tout  cet  ensemble  de 
oMeors  caractéristiques  ;  ce  cérémonial  compassé  et  invariable , 
ettte  hiérarchie  sans  fin  ;  cet  amour  du  beau,  plutôt  puéril  que 
grand;  cette  gravité  pédantesque  des  lettrés;  tout  ce  grand  vide« 
recouvert  d'uoe  élégance  mesquine,  a  cependant  résisté  à  Tac- 
tioo  des  siècles  >  et  a  fini  par  absorber  les  conquérants  barba* 
res.  De  la  vivacité  grecque  et  méridionale ,  on  n*en  trouve  pas 
Toffibre  dans  ce  pays,  où  on  affecte  de  faire  tout  avec  calme , 
temps  et  mesure.  Les  Chinois  savent  adroitement  profiter  de  la 
vivacité  des  Européens  pour  les  faire  tomber  dans  tous  les  pièges 
que  leur  imagination  inveute  ;  si  bien  qull  n^est  point  de  mar- 
chands assez  adroits  pour  y  échapper.  Ils  savent  cacher  sous 
des  dehors  tranquilles  la  haine  et  la  colère  la  plus  violente  : 
offensez  les,  et  ils  vous  paraîtront  ne  rien  sentir;  mais  leur  ven- 
geance vous  atteindra  quand  vous  y  penserez  le  moins. 

La  seule  passion  qu'ils  laissent  éclater  est  celle  du  jeu,  dont 
ks  émotions  conviennent  si  bien  à  une  société  vieillie  :  riches 
et  pauvres  s'y  abandonnent  malgré  toutes  les  défenses  de  la  loi, 
et  ils  jouent  sur  un  coup  de  dé  leur  fortune,  leurs  maisons, 
jusqu'à  leurs  enfants  et  leurs  femmes. 

Comme  tous  les  peuples  iguorants  les  Chinois  sont  fatalistes  : 
les  incendies  fréquents  dévorent  leurs  villes  sans  qu'ils  cessent 
pour  cela  de  brûler  des  papiers  et  de  Tencens ,  de  fumer,  de  tirer 
des  feux  d'artifice  au  milieu  de  leurs  maisons  de  bois  et  de  paille. 
Le  feu  une  fois  allumé,  ils  regardent  la  maison  comme  destinée 


88  LA   CHINE. 

nouveau  mattre,  connue  sous  Tancien.  Les  enyaliisseurs  triom- 
phent doue,  et  s'accommodeBt  on  ne  peut  mieux  des  traditio::s 
despotiques  de  Tempire.  Ils  prennent  pour  eux  les  richesses, 
partagent  le  pouvoir  avec  les  lettrés,  a6n  qu'ils  lesaident  à  main- 
.'tenir  le  peuple  dans  Tobéissance.  Gelui*ci  travaill^d*abord  pour 
enrichir  ses  maîtres,  et  pour  subsister,  si  le  cas  se  trouve 
possible. 

Aiosi  il  y  a  la  paix  sans  la  justice,  des  richesses  sans  rémula* 
tion,  des  cérémonies  sans  amour,  une  morale  sans  pratique. 
Aux  frontières  toujours  la  guerre  imminente,  au  dedans  les 
séditions. 

En  164S,  la  Chine  fut  conquise  par  les  Tartares,  qui 
adoptèrent  tous  ses  usages  et  la  forme  de  son  gouvernement. 
Cette  dynastie  décréta  que  tout  corps  militaire  dans  les  provin- 
ces serait  composé  par  moitié  de  Chinois  et  de  Tartares;  ainsi 
des  tribunaux  :  de  façon  que  ces  deux  peuples  se  tiennent  réci- 
proquemeut  en  respect  ;  ni  Tun  ni  Tautre  n^est  entièrement  privé 
du  pouvoir  civil  et  militaire;  et  le  peuple  conquérant  peut  sV 
tendre  ainsi  sans  s'affaiblir,  et  faire  téta  aux  troubles  civils 
comme  aux  invasions  étrangères. 

Les  missionnaires,  et  principalement  les  jésuites ,  formèrent 
le  premier  lien  de  communication  entre  la  Chine  et  TRurope; 
ces  derniers  nous  ont  fourni  les  meilleurs  documents  que 
nous  ayons  jusqu^à  ce  jour  sur  ce  pays.  Ayant  eu  Tadresse  de 
capter  les  bonnes  grâces  de  Tempereur  et  des  mandarins,  il 
leur  fut  permis  d*en  espérer  les  plus  grands  avantages  pour  la 
religion  et  pour  la  civilisation.  Mais  les  jésuites  avaient  en 
Europe  des  ennemis  puissants  alors  et  implacables  qui  les  atta- 
quèrent auprès  du  saint-siége,  leur  reprochant  de  tolérer  de 
certaines  superstitions  inhérentes  aux  coutumes  chinoises  :  de 
là  une  lutte  qui  entama  leur  crédit  près  de&  Chinois,  désireux 
par-dessus  tout  de  la  tranquillité,  et  qui  aboutit  à  leur*expul- 
sion.  Avec  eux  disparut  de  la  Chine  le  christianisme,  qui,  dans 
les  siècles  précédents,  y  avait  déjà  été  apporté  par  les  Arméniens. 

L*empire  russe  a  une  telle  étendue ,  qu*il  touche  aux  couCas 
de  la  Chine  :  ce  qui  décida  Pierre  le  Grand  à  y  envoyer,  en 
1730,  une  ambassade  dont  fit  partie  le  voyageur  anglais  Beil 


LA  CHINE.  80 

d*AnfeniiODg,  qui  nous  en  a  laissé  la  description.  Ce  fut  un  spec- 
tacle inouï  pour  les  Chinois  que  ce  cortège ,  vêtu  à  l^européenne, 
et  disant  son  entrée  dans  Pékin.  L'étiquette  exigeait  que  tout 
amba^deur  se  prosternât  en  frappant  neuf  fois  la  terre  de  son 
front  {Kou'tou);  et  cela  non-seuleroent  devant  Tempereur ,  mais 
encore  devant  les  princes  du  sang,  les  vice-rois,  les  mandarins, 
et  les  ministres.  L'ambassadeur  Ismaîlof  redoutait  d'un  cdté  le 
courroux  du  czar  s^il  se  prêtait  à  cette  humiliation,  et  il  pouvait 
ëe  Faotre ,  en  s'y  refusant ,  mettre  la  mésintelligence  entre  les 
deux  empires,  et  faire  manquer  ainsi  le  but  de  sa  mission.  Mais 
Fempereur  heureusement  désirait  que  ces  étrangers  fussent 
témcnns  des  fêtes  que  Ton  allait  célébrer  pour  le  soixantième 
anniversaire  de  son  règne;  et  il  aplanit  la  difBcnfté,  en  faisant 
rendre  en  son  nom  un  hommage  semblable,  par  un  mandarin,  à 
la  lettre  du  czar  que  Tambassadeur  était  chargé  de  lui  présenter. 

L'envoyé  russe  accomplit  alors  sans  scrupule  les  actes  de  res- 
pect indispensables. 

La  Russie  demandait  la  liberté  du  commerce  entre  les  deux 
États f  et  à  établir  des  comptoirs;  mais  Kang-hi  n'y  consentit 
que  pour  Pékin  et  quelques  points.  La  Russie  obtint  aussi  de 
laisser  an  agent  dans  cette  capitale  ;  mais  il  y  fut  gardé  comme 
prisonnier,  et  on  te  renvoya  à  la  première  occasion.  Les  négo- 
ciations se  renouèrent  plus  tard  ;  on  régla  la  question  des  fron- 
tières. Pierre  I^',  qui  s'était  agrandi  aux  dépens  des  Rlongols  du 
Raptchak ,  et  avait  envahi  la  Sibérie^  se  trouva  limitrophe  de 
la  Chine,  au  nord  du  pays  occupé  par  les  Mongols  Khalkha. 
D*aotres  Mongols  s'étaot  réfugiés,  après  une  défaite ,  dans  le 
pays  ntué  au  sud-est  du  lac  Baîkal ,  implorèrent  la  protection 
de  la  Russie,  s'offrant  à  elle  pour  vassaux.  Comme  ils  allaient 
en  pèlerinage  à  Ourga,  résidence  de  leur  pontife  suprême 
{KoU'iouk'tou)^  il  en  résultait  des  conflits  fréquents  qui  atti- 
rèrent ^attention  des  gouvernements  russe  et  chinois.  Des  con- 
férences se  tinrent  sur  le  Sclenga  ;  on  marqua  de  nouveau  les 
frontières,  on  éleva  des  colonnes,  et  l'on  posa  des  sentinelles. 
Kiaktft  fut  désigné  comme  marché  commun  au  commerce  des 
deux  nations.  Les  Chinois  ont  gardé  le  monopole  de  la  rhubarbe, 
dont  les  Russes  n'ont  jamais  pu  obtenir  la  vraie  semence;  ils 

8. 


00  LA  CHINE. 

échangent  en  outre  le  thé  contre  de  Targeut,  des  fourrures  et 
des  draperies.  Le  gouvernement  chinois  permet  aux  marchands 
étrangers  de  Kiakta  de  venir  tous  les  trois  ans  à  Pékin,  mais 
point  au  nombre  de  plus  de  deux  cents. 

Le  Portugal  aussi  envoya  en  1722  un  ambassadeur,  don 
Metello,  pour  réclamer  protection  en  faveur  des  Portugais  ré- 
pandus dans  Tempire.  La  cour  admira  la  gravité  de  Tambasta- 
deur,  et  son  exactitude  dans  Taccomplissement  des  cérémonies; 
mais  s'apercevant  qu*il  était  scabreux  de  parler  de  religioD, 
il  évita  d^aborder  ce  sujet.  r..es  Hollandais  envoyèrent  aussi  une 
ambassade  en  1796;  elle  fut  mal  reçue,  Tempire  n*ayant  plus 
besoin  d'eux.  La  même  année,  FAngleterre  y  expédia  lord  Ma* 
cartney,  diplomate  habile,  qui  cependant  ne  put  rien  obtenir. 
£n  1806,  la  Russie  mit  en  campagne  une  nouvelle  légation;  elle 
se  composait,  au  départ,  de  cinq  cents  mdividus  ;  mais,  arrivés 
à  la  grande  muraille,  ils  étaient  réduits  à  soixante-dix,  et,  n'ayaot 
pas  voulu  se  soumettre  au  Aou-tou^  ils  se  virent  fermer  rentrée 
de  la  C4ipitale. 

L'Angleterre  envoya  de  nouveau  une  ambassade  en  1815, 
pour  arranger  les  différends  qui  s'élevaient  chaque  jour  entre  la 
Chine  et  la  compagnie  des  Indes.  £lle  était  conduite  par  kxd 
Amherst,qui  ne  put  se  résigner  au  Kou-iou;  et»  arrivé  omx 
portée  de  la  demeure  impériale,  il  fut  congédié,  aaju  acoirpit 
lever  les  yeux  sur  le  Fils  du  Ciel. 

Cependant  les  marins  qui  portèrent  en  Chine  Tambassadeur 
Amherst  en  étudièrent  soigneusement  les  cdtes;  plusieurs  pé- 
nétrèrent dans  Tintérieur  avec  la  légation.  Ce  ne  sont  point  les 
relations  qui  manquent  sur  ce  pays;  nous  avons  les  voyages 
de  George  Staunton  (1797),  John  Barrow  (  I80i),  de  Gui- 
gnes (1808),  Henry  Eliis  (1817),  Abel  Clarke  (1818},Tim- 
bovski  (1827),  Davis  (1837)  :  mais  les  étrangers  peuvent-ils 
atteindre  h  la  vérité,  trompés  qu^ils  sont  par  les  indigènes,  ett 
ainsi  queTavouait  un  Chinois,  reçus  comme  des  mendiantsf 
traités  comme  des  prisonniers,  renvoyés  comme  des  voleurs* 
La  Chine  passa  d'abord,  sur  la  foi  de  Marco  Polo,  de  Jean  de 
Carpin  et  de  Mandeville,  pour  le  pays  de  Tor  et  des  pierreries; 
puis  les  niissionnakes,  qui  espéraient  la  trouver  docile  à  leurs 


LA  GIllNB.  91 

eueigneoieDts,  en  parlèrenl  favorablement  .-Voltaire  et  son 
éeolen*y  virent  que  des  Mencius  et  des  Gonfueius.  Aujourd'hui , 
sa  contraire ,  les  négociants  de  Macao  et  de  Canton ,  non  moins 
odusifs  dans  leurs  jugements,  et  concluant  sans  doute  du  par- 
licalier  au  général,  nous  donnent  tous  les  Chinois  pour  des 
fourbes  et  des  voleurs.  La  guerre  finira  peut-être  par  déchirer 
le  voile  dont  la  Chine  s'obstine  à  s'envelopper. 

Quant  au  commerce,  pendant  longtemps  il  n'y  eut  que  Canton 
qii  fikt  ouvert  aux  Européens  ;  mais  le  temps  de  leur  séjour  était 
limité,  de  même  que  le  nombre  des  marchands  avec  qui  ils  pou* 
Taient  trafiquer.  Jusqu'en  1793  ces  marchands  n'étaient  qu*au 
nonfarede  douce,  pois  ils  furent  portés  à  dix-huit  :  connus  sous 
le  nom  de  Hanistes ,  ils  servaient  à  toutes  les  transactions  corn- 
oMTcialei,  et  répondaient  de  tous  les  risques  comme  courtiers. 
Les  Chinois  se  répandent,  pour  faire  le  négoce,  sur  toutes  les 
mers  d'Orient  et  dans  les  principaux  ports  de  la  Malaisie  et  de 
rbidetransgangétique.l]s8e  sont  emparés  depuis  quelque  temps 
dacommerce  de  Siam  et  de  l'empûre  d'Annam. 

Lnr  principale  exportation  est  celle  du  thé,  que  laCliine 
lÎDiiniit  seule  à  l'Europe  et  au  resta  du  monde.  Cette  feuille, 
doitt  l'usage  est  très^ancien  parmi  les  Chinois,  fut  apportée 
m  I6t0,  pour  la  première  fois,  en  Europe  par  les  Hollandais. 
Les  ambaesadeurs  moscovites  en  offrirent  au  czar  en  1688,  et 
en  peu  de  temps  le  thé  se  répandit  dans  toute  la  Russie.  Il 
était  à  peine  connu  en  Angleterre  en  1650;  mais  il  y  fut  bien- 
tôt soumis  à  une  taxe,  comme  le  café  et  le  cacao.  La  compagnie 
des  Indes  crut  pourtant  filre  au  roi  Charles  II  un  beau  pré- 
sent, en  lui  en  offrant  en  1664  deux  livres  de  thé.  Dans  le 
eoors  du  siècle  dernier,  il  a  pris  place  en  Angleterre  parmi 
les  denrées  de  première  nécessité.  De  1710  à  1810,  la  compa^ 
gaie  CQ  vendit  à  Londres  760,219,000  livres,  qui  rapportèrent 
129,604,696  livres  sterling;  et,  de  1810  à  1893,  au  moins 
S46,408,000  livres;  elle  en  a  placé  61  millions  de  livres  en  1887; 
et  le  thé  produit  à  l'échiquier  une  recette  annuelle  de  75  mil- 
lions de  francs. 

L*empereur  Kien-long  (  1736-1790)  établit  sa  domination  sur 
les  Êleules,  de  lorte  que  Tempire  s'étendit  jusqu'aux  confins  de 


02  LA  CHINE. 

la  Perse.  Il  soumit  le  Tibet  (1757  ) ,  et  ne  laissa  aa  dalaî-lama, 
chef  sapréme  de  la  religioD  de  Bouddha,  que  Tautorité  reli* 
gieuse,  sous  la  suprématie  du  Fils  du  Ciel.  Kien-long  fut  le  plus 
grand  prince  de  sa  dynastie  :  caractère  ferme,  esprit  pénétrait, 
il  visitait  ses  provinces  et  se  plaisait  à  soulager  ses  peuples.  11 
maintint  la  paix  à  Fintérieur,  et  poussa  ses  conquêtes  an  «lehors. 
11  composa  des  poésies  et  plusieurs  histoires ,  et  recueillit  la 
monuments  littéraires  de  tous  les  siècles. 

Kia-KIng  (1796-1832),  son  successeur,  eut  à  lutter  contre  des 
conjurations  et  des  révoltes.  Ce  prince  disait  que  le  peu  d'intérêt 
que  ses  sujets  lui  avaient  montré  dans  ses  dangers  l'affligeait 
plus  que  les  projets  homicides  des  assassins ,  et  il  promît  de 
se  rendre  plus  digne  de  leur  sympathie.  Les  côtes  méridionales 
furent  alors  ravagées  par  les  pirates,  qui  en  rançonnaient  les  tia- 
bitants  et  les  bâtiments.  Des  sociétés  secrètes  se  formèreiit  au 
dedans  pour  expulser  les  Tartares  et  recouvrer  rindépendanee 
nationale.  En  1816 ,  le  gouvernement  en  devint  plus  rigoureux. 
Toute  réunion  de  cinq  personnes  fut  défendue  ;  on  eut  reeoors 
à  des  tortures  atroces  pour  arracher  des  aveux;  et  10,270  indi- 
vidus, condamnés  à  la  peine  capitale,  attendaient  dans  les  prisons 
la  vie  ou  la  mort,  de  la  volonté  de  Tempereur.  Les  lettrés  ne 
cessaient,  il  est  vrai,  de  rappeler  à  l'empereur  ses  devoirs,  sur- 
tout dans  les  grands  désastres ,  à  Toccasion  d'une  sédieresse 
qui  désola  le  pays,  d'un  débordement  du  fleuve  Jaune  (1818), 
qui  noya  cent  mille  personnes ,  d'un  ouragan  qui  dévasta  Péàio, 
et  poussa  la  mer  sur  une  grande  étendue  des  cites. 

Tao-Kuang,  son  successeur  (1821-1850),  se  montra  très-hostiJe 
au  christianisme,  et  son  règne  fut  agité  par  plusieurs  révolutions. 
La  dynastie  tartare,  attentive  à  empêcher  l'empire  de  se  dis- 
soudre, devait  voir  d'un  œil  jaloux  les  compagnies  européeiuMs, 
qui ,  sous  un  titre  commercial ,  sont  de  véritables  puissaaoes, 
ayant  des  armées  ,  des  possessions ,  des  lois  et  des  ambassa- 
deurs. D^à  lorsque,  dans  le  sièele  passé,  les  Népaulais  con- 
quirent le  Tibet,  le  dalaï-lama  avùteu  recours  à  Rien-long, 
empereur  de  la  Chine,  qui  en  effet  les  chassa,  et  réunit  le 
Tibet  à  ses  États.  Il  passa  même  l'Himalaya,  et  entra  dans  le 
iVépaul.  Mais  la  compagnie  anglaise,  craignant  un  soulèvement 


LA  CHIN£.  93 

dos  rfnde,  dirigea  son  année  eontre  les  Chinois,  et  les  obli- 
gea 4é  battre  en  retraite.  La  mésintelligence  8*augrD«ita  en- 
eore  (1808)  lorsque  l<Hrd  Minto,  sons  prétexte  d'empécber 
qw  la  marine  française  ne  a'emiMurât  de  Macao,  se  jeta  sur 
cette  piaee  :  les  Chinois  finrent  foreés  de  Téfacaer  après  une 
lotie.  Les  Anglais  envabbent  ensuite  leNépaal  (1814-1816),  et 
lucecMifement  se  substituèrent,  dans  TAssam  et  dans  i'Af- 
ghamstan,  à  œs  fiirmans  que  la  Chine  ayait  voulu  conquérir 
ai  1767  ;  ils  se  trouvèrent  ainsi  limitrophes  de  la  Tartane  ehi- 
Boise.  Vers  18S0  ils  eolonisèrent  Smgapour,  dans  le  détroit  de 
Malaeea  ;  et  en  la  déclarant  port  franc  ils  y  firent  affluer  bien- 
tôt les  navires,  du  monde  entier;  mais  cette  ville  est  encore  à 
vingt  degrés  de  la  Chine. 

Nous  avons  vu  que  les  nations  étrangères  ne  peuvent  trafic 
fÊtt  avec  la  Chme  que  par  mer,  à  l'exception  de  la  Russie , 
qui  coamunîqne  avec  ce  pays  par  la  Tartarie ,  et  entretient  à 
Pékin  nu  archimandrite  et  une  légation.  Canton  était  ouvert  aux 
Eoropéens,  mais  avec  force  restrictions  :  ils  ne  pouvaient  entrer 
dans  la  ville,  il  leur  fallait  se  servir  d'intermédiaires  chinois, 
teoir  les  gros  bâtiments  à  douse  milles,  et  se  soumettre  à  la 
sarffillanee  la  plus  minutieuse. 

L'Angleterre  s'en  plaignit  à  plusieurs  reprises  :  en  1816,  elle 
envoya  Macartney  et  Amberst,  puis  Napier  en  1834,  avec  des 
propositioDS  qui  forent  repoussées  :  non  pas  que  lc«  Chinois 
aient  de  réloignement  pour  le  commerce  avec  les  Européens, 
ils  en  sont  même  les  intermédiaires  dans  toutes  ces  mers  ;  on  en 
trouve  par  milliers  dans  la  Malaisie,  surtout  à  Java,  à  Singa- 
pour, à  Calcutta  :  mais  les  histoires  anciennes  et  modernes  ne 
leur  offrent  que  trop  de  moti&  de  se  défier  des  Européens , 
qui  ont  massacré  tant  de  fois  les  Chinois  dans  les  Philippines 
et  dans  les  Moluques,  et  qui  ne  cherchent  qu'à  s'étendre  dès 
quilsy  ont  un  pouce  de  terre. 

Les  Américains  du  nord  font  un  commerce  très^actif  avec  la 
Chine,  sans  toutefois  soulever  de  plaintes,  parce  qu'ils  n'ont  en 
voe  que  l'intérêt  privé.  Les  compagnies  commerciales  politiques 
ées  diffikents  pays  de  l'Europe  inspiraient  peu  de  défiance,  vu 
leur  foiUesse,  et  leur  docilité  à  se  soumettre  à  toutes  les  me* 


sures  prescrites.  Mais  il  en  était  autrement  de  la  oompagnie 
anglaise,  qui  allait  grandissant  toqjoors.  Quand  les  Ab^^ 
eurent  eonquis  le  Kaboul  et  rAmmarapourak ,  les  Chinois  mi- 
rent des  garnisons  dans  le  Tiliet,  comme  ils  enfoyèrent  des 
▼aisseaux  pour  défendre  la  Goohinebine  après  la  conquête  de 
l'empire  birman.  La  Russie,  tiès-attcntive  à  eootreearrer  li 
domination  de  TAngleterre  en  Asie  et  surtout  en  Chine  «  do- 
tait les  craintes  et  Tirritation  deTempereur. 

La  Grande-Bretagne,  qui  tire  des  Indes  orientales  six  mil- 
lions et  demi  de  livres  sterling  (  163,600,000  fr.  ),  aurait  bientôt 
épuisé  le  pays  si  elle  se  Élisait  payer  en  argent.  Elle  préière 
cela  en  opium,  obligeant  les  indigènes  à  semer,  non  du  blé, 
mais  des  pavots,  dont  elle  reçpit  la  graine  en  retour  du  froment 
qu'elle  fournit.  Cet  opium  est  échangé  en  Chine  contre  do  thé, 
que  l'Angleterre  revend  à  l'Europe  moyennant  argent.  De 
plus,  70  millions  de  coton  et  d'objets  manufocturés  dans  l'Inde 
servent  à  payer  d'autres  produits  de  la  Chioe;  et  il  reste  en- 
core 20  ou  26  millions  en  espèces.  Cest  amsi  une  chaUie  per- 
pétuelle d'échaoge  de  blé,  d'ophim,  de  thé,  d'argent,  dont  un 
anneau,  s'il  venait  à  se  briser,  causerait  de  grands  donmiagn. 

L'opium  fut  Introduit  en  Chine  d'abord  comme  simple  médi- 
cament  ;  puis  l'usage  s'en  répandit  au  point  qu'il  devint  un  besoin 
irrésistible.  L'empereur  Kia-King,  en  1709,  en  défendit  Tin- 
troduction  sous  des  peines  sévères,  telles  que  la  strangulatloo, 
l'exil,  la  prison;  mais,  comme  il  arrive  toujours,  l'usage  s'ea 
augmenta  d'autant.  L'opium  ne  sert  qu'au  vice,  c*est-à-dife  à 
enivrer  les  Chinois  :  donc  l'empereur,  qui  se  proclame  le  père 
de  ses  sujets ,  devait  les  prémunir  contre  le  danger,  et  voir  de 
mauvais  œil  les  Anglais  introduire,  malgré  lui ,  un  poison  dam 
ses  États.  Les  Anglais,  au  contraire,  attachaient  une  graade 
importance  à  continuer  ce  trafic,  attendu  que  les  deux  rnooe- 
pôles  du  sel  et  de  l'opium,  comme  le  déclara  lord  Gleneig'à  la 
chambre  des  communes  (juillet  1838),  rapportaient  déjà  plus 
de  80  millions. 

Bien  que  l'Angleterre  eût  à  ménager  un  pays  où  elle  Utaât 
un  commerce  de  400  millions  par  an,  et  qui  lui  fianrnisBait  ce 
thé  qui  est  devenu  pour  elle  d'un  usage  indispeusable ,  cUe 


LA   CHINE.  93 

fottbi  aux  pieds  lois  et  coutumes,  et  s'adonna  à  la  contrebande 
en  bnrant  toutes  les  autorités.  En  J838,  elle  introduisit  en 
Chine  4,376,000  livres  d*opium,  d*une  valeur  de  105  millions 
au  moins,  payée  comptant,  comme  tout  ce  qui  est  de  com-* 
naerce  prohibé.  L*empereur  dut  s^indigner  de  Taudace  de  ces 
barbares,  qui  venaient  sans  pudeur  violer  ses  lois,  ses  fron- 
tières, et  encourager  les  vices  de  ses  sujets  :  en  conséquence  il 
prohiba  le  commerce  de  Topium ,  et  envoya  Lin  à  Canton  en 
qualité  de  commissaire,  avec  de  pleins  pouvoirs  pour  faire  exécu- 
ter ses  ordres  (décembre  1838). 

Les  actes  du  gouvernement  chinois  en  cette  occasion  mon- 
trent autant  d*)gnorance  du  caractère  des  Européens  et  de  leurs 
usages,  que  les  Chinois  en  trouveraient  chez  nous  sur  leur 
eonqite,  s'ils  prenaient  la  peine  de  lire  uos  livres.  Lin  procéda 
avec  vigueur  :  il  ordonna  des  arrestations;  il  reprocha  aux  Eu- 
ropéens tout  ce  qui  avait  été  fait  pour  eux,  et  l'ingratitude  dont 
ils  l'avaient  payé;  il  menaça  de  soulever  le  peuple  contre  eux, 
et  se  fit  livrer  tout  l'opium.  Eliiot,  qui  commandait  la  marine 
britannique  dans  ces  mers,  avait  déclaré  le  commerce  de  i'o- 
piom  illégal ,  et  annoncé  que  l'Angleterre  ne  le  protégerait  pas. 
En  conséquence,  il  en  fut  détruit  20,283  caisses.  Mais  le  gou- 
lemement  anglais  déclara,  que  l'honneur  de  la  nation  était  en- 
gagé, et ,  justice  ou  non ,  qu'il  devait  soutenir  les  négociants. 
Il  désavoua  donc  Eliiot,  qui  leur  avait  garanti ,  au  nom  du 
gouvernement  britannique ,  la  valeur  de  l'opium  livré  à  Lin. 

De  là  des  collisions  :  tous  les  négociants  anglais  s'embar- 
quèrent dans  im  moment  où  il  ne  se  trouvait  pas  même  un 
«aisseau  de  guerre  pour  les  protéger.  Au  commencement  de 
1840  arriva  la  flotte  anglaise ,  forte  de  trois  vaisseaux  de  74  ca- 
oons,  de  deux  frégates  de  44,  de  douze  corvettes  ou  bricks  » 
et  de  quatre  bateaux  à  vapeur.  La  supériorité  de  celle  marine 
rendait  le  succès  non  douteux.  Les  bâtiments  à  vapeur  et  l'ar- 
tillerie européenne  écrasèrent  les  lourdes  jonques  chinoises ,  et 
bravèrent  de  grosses  batteries  mal  servies ,  ainsi  que  des  mu- 
railles de  porcelaine.  Cependant  si  les  Chinois  tombaient  par 
milliers,  U  en  revenait  par  milliers,  et  ils  résistaient  par  le  nom- 
bre. Les  négociations  et  les  attaques  se  succédèrent  jusqu'à 


90  LA  CHINB. 

Tannée  suivante.  Pendant  ce  temps ,  les  Anglais  conlinuèrent 
la  contrebande  de  l'opium ,  d'autant  plus  recherclié  qu*il  était 
.prohibé,  lis  bloquèrent  le  fleuve  de  Canton,  prirent  Itle  de 
Gliusan,  et  pénétrèrent  assez  près  de  la  capitale.  Mais  Tastuce 
diplomatique  des  mandarins  suppléa  à  leur  inexpérience  mili- 
taire. Les  succès  furent  balancés  par  des  revers ,  jusqu'au  mo- 
ment où  l'Angleterre ,  voyant  son  honneur  compromis  visà-vis 
de  barbares ,  objets  de  railleries ,  prit  le  parti  de  s'avancer  jus- 
qu'au cœur  de  l'empire. 

flenri  Pottiiiger  remplaça  avec  de  pleins  pouvoirs  Elliot, 
^ui  fut  rappelé  (août  1841  )  ;  et  il  occupa ,  sans  perdre  plus  de 
vingt  hommes,  trois  grandes  villes  de  la  côte  (juillet  1842), 
ainsi  que  le  canal  Impérial,  en  remontant  la  rivière  Bleue.  Les 
Chinois  se  défendirent  avec  une  valeur  inattendue;  ils  écran- 
glèrent  dans  les  villes  prises  leurs  femmes  et  leurs  enfants,  et 
remplirent  les  puits  de  leurs  eadavres.  Partout  où  l'iotorilé 
cessa  de  les  tenir  en  bride ,  ces  populations  dans  l'enfanoe  se 
livrèrent  à  tous  les  excès.  Des  provinces  qui  depuis  des  siècles 
jouissaient  d'une  paix  profonde  se  trouvèrent  en  proie  à  tous 
les  maux  d'une  guerre  fiilte  à  outrance ,  et  par  des  ennemis 
tout  à  fiedt  inconnus  (29  août  1843).  L'empire  cessa  de  se 
croire  invincible,  et  se  déeidaenfln  à  traiter  de  la  paix.  Ella 
fut  conclue  aux  conditions  suivantes  :  la  Chine  eut  à  payer  31 
millions  de  dollars  ;  elle  dut  ouvrir  à  tous  les  Européens  la 
ports  de  Canton,  d'Amoy,  de  Fo-tchou-fou ,  de  Ning-pou,  de 
Sing-haï;  céder  à  l'Angleterre  Ttle  de  Hon-Kong,  et  donaer 
une  amnistie  à  ses  sujets.  Quant  à  l'opium,  il  n'en  fut  pas  dît 
un  mot. 

Le  commerce  ainsi  ouvert  avec  trois  cents  millions  d*babitaats, 
on  s'Imagina  que  l'on  allait  d'un  seul  coup  verser  dans  le  pays 
l'excédant  des  manufactures  de  Bristol  et  de  liiverpool  ;  mais 
un  peuple  dont  les  habitudes  sont  si  tenaces  n'adopte  pas,  do 
jour  au  lendemain,  les  modes  de  Londres  et  de  Paris,  et  il  ne 
change  pas  ses  étoffes  de  soie  pour  du  coton.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  guerre  de  l'opium,  hideuse  dans  son  principe,  a  eu  pour 
i^ultat  d'affranchir  des  défenses  qui  leur  fermaient  le  Céleste 
Kmpire  tous  les  bâtiments  des  nat  ons  européennes.  Voilà  l'Aa- 


LA  CHlIfE.  97 

gleteiTe  maîtresse  d*une  tle  en  face  de  la  Chine ,  comme  elle  Té- 
tait,  il  7  a  eeot  ans,  d'une  forteresse  sur  la  lisière  de  Tinde. 
Qui  pent  prévoir  les  événements  réservés  à  FOrient? 

Dans  les  quatre  premiers  mois  de  1844,  la  compagnie  a  expé- 
dié en  Chine  huit  mille  cent  qnatre«vingtdix  caisses  d*opium 
pour  DDe  valeur  de  26,252,000  francs,  produit  annuel  d'environ 
78  millions  '.  L'empereur  a  eu  recours  aux  exhortations,  au\ 
défenses,  aux  traités,  contre  une  habitude  meurtrière.  Pottinger 
luiconseillait  d*autoriser  le  commerce  de  l'opium,  et,  en  le  sou- 
mettante un  droit  raisonnable,  de  procurer  à  ses  flnancesd'ation- 
dantes  ressources.  Mais ,  au  lieu  d'adopter  ce  parti  lucratif  et 
IwDteux,  Tempèreur  proposa  h  la  compagnie  une  indemnité 
de  37  millions  et  demi  par  an,  si  elle  voulait  renoncer  à  cul- 
tiver l'opium.  C'était  une  proposition  absurde;  mais  de  quel 
o6té  se  trouvaient  la  noblesse  et  la  moralité  *  ? 

Une  connaissance  plus  exacte  du  pays  et  des  idées  mieux  en- 
tendues de  liberté  ont  fait  voir  combien  s'abusaient  les  savants 
do  siècle  passé,  lorsqu*ils  proposaient  le  gouvernement  chinois 
à  fadmiraticfn  des  hommes.  Véritable  type  du  gouvernement  de 
famille,  prodigue  d'ordres  et  de  promesses,  il  envahit  le  sanc- 
tuaire domestique,  et  enchaîne  par  des  prescriptions  arbitraires 
tout  développement ,  toute  spontanéité;  son  premier  soin ,  c'est 

■  Pendant  la  gnerrede  la  Chine,  on  publia  à  Calcutta  le  bilan  suivant 
do  commerce  du  Bengale  : 

Iroportatioas.  EiportatJont. 

Autfc».  liv.  «lerl.                                    Uv.  iteri. 

1S3&-1836 73,956,000 131,783,892 

1836-1837 93,164,000 167,693,522 

1837-1838 101,748,760 162,616,887 

1838-1839 103,514,375 162,002,012 

1839-1840 111,747,952 176,015,297 

1840-1841 146,698,177 209,223,245 

'  La  France  a  fait  auin  on  traité  de  commerce  avec  la  Chine  le  24 
octobre  1845. 

(Juillet  1847  ),  de  nouvelles  hostilités  furent  près  d'éclater  entre 
la  Chine  et  PAngleterre ,  qui  nourrit  évidemment  l'intentloo  de  s'éta- 
blir dans  ce  pays.  9 


M  LA   CHINE. 

de  réprimer  les  révoltes,  et  de  conserver  un  ordre  qui  n'est  autre 
chose  qye  rim mobilité.  L*éj;alitéde  ce  pays  ii*existe  que  devaot 
le  bambou;  leremède  au  paupérisme  est  Texposition  des  enfants, 
et  la  misère  du  nombre  immense  de  malheureux  réduits  à 
mourir  de  foim.  Les  peines  ont  un  caractère  matériel ,  à  ce  point 
qu*on  peut  s*en  racheter  pour  de  Targent  ou  les  faire  subira  d^au- 
très,  même  le  dernier  supplice.  Les  mandarins  sont  les  agents 
d*une  administration  frivole  et  vexatoire,  qui  assure  l'immobilité 
au  sein  d'une  barbarie  élégante,  issue  d'un  ^oîsme  peureux.  Une 
concurrence  que  ne  limite  aucune  considération  morale ,  et  oon- 
centrée  sur  certains  points,  stimule  l'activité,  et  procure  aui 
arts  une  prospérité  apparente.  Mais  le  goût  du  mesquin  stérilise 
l'imagination;  un  cérémonial  inOexible  enchaîne  toute  affection 
franche  et  cordiale  :  les  traités  de  morale  sont  des  textes  sonores, 
rédigés  par  des  lettrés  panthéistes ,  absolus ,  pédants ,  qui  ne 
s'adressent  qu'à  la  mémoire,  ne  visent  qu'à  Teffet  et  à  l'arran- 
genient  des  paroles,  et  ne  connaissent  point  le  peuple,  qui,  à  son 
tour,  ne  sait  pas  les  lire;  ils  no  s'adressent  ni  à  son  âme  ni  à  son 
imagination.  En  un  mot,  la  civilisation,  l'instruction,  le  gouver- 
nement ,  tout  est  matériel  ;  tout  est  dominé  par  la  nécessité 
terrestre  :  on  ne  sent  nulle  part  l'influence  d*un  principe  spiri- 
tualiste ,  d'une  loi  religieuse,  où  le  mystère  réchauffe  l'imagina- 
tion ,  jusqu'à  ce  que  la  raison  s'éveille  à  son  tour.  En  eifet,  le 
cultede  Bouddha,  tout  grossier  qu'il  est,  a  réussi  beaucoup  mieux 
que  n'avaient  fait  jamais  tous  les  lettrés;  il  a  agi  sur  les  indifi- 
dus;  mais,  dépouillé  de  ce  mysticisme  qui  faisait  sa  force  sur 
le  Gange ,  et  qui  ne  saurait  être  compris  sur  le  fleuve  Jaune , 
où  il  n'a  conservé  que  les  idoles  et  quelques  cérémonies  extérteu- 
res,  le  bouddhisme  a  perdu  toute  valeur  sociale.  Aussi  ne  réussit- 
il  qu'à  engourdir,  en  le  fatiguant,  un  peuple  qui  n'est  initié  à 
aucune  espérance  d'avenir,  et  qui  ne  vit  que  dans  la  vénération 
du  passé. 


KlfCOAB  LANGLBTEBXE.  99 


ENCORE  L'ANGLETERRE. 


On  ne  peut  s'occuper  de  TAngleterre  sans  avoir  h  parler 
d*nne  moitié  du  genre  humain  ;  elle  ressemble  en  cela  à  Fem* 
pire  romain.  Au  milieu  des  vicissitudes  de  ce  siècle,  TAn* 
gieterre  n'a  rien  perdu,  et  elle  a  gagné  énormément.  Elle  a  des 
colonies  où  l'on  parle  français,  allemand,  espagnol;  tandis 
qu'aucune  puissance  n'en  possède  où  l'on  parle  anglais.  Elle 
est  maîtresse,  en  Europe,  d'HeligoIand,  de  Malte,  de  Gibraltar, 
des  Ues  Ioniennes  ;  en  Amérique ,  du  Canada ,  de  l' Acadie ,  des 
Lueayes,  des  Bermudes,  d'une  grande  partie  des  Antilles,  d'une 
portion  de  la  Guyane ,  des  Malouines  et  autres  îles  ;  de  Falkland 
et  de  la  Trinité  :  elle  domine  la  mer  des  Caraïbes.  Elle  a  en 
Afrique  Bathurst ,  Sierra-Leone ,  plusieurs  établissements  sur 
la  côte  de  Guinée ,  les  Iles  de  France,  de  Loss,  de  Rodrigue , 
les  Séchelles,  Socotora,  l'Ascension,  Sainte- Hélène ,  et  le  cap 
de  Bonne-Espérance,  la  plus  importante  de  toutes  ces  positions. 
Elle  a  supplanté  la  France  en  Asie  ;  elle  est  maltresse  de  Ceylan, 
d'un  empire  de  cent  vingt-cinq  millions  d'habitants,  qui  s'ac- 
cnrft  chaque  jour  ;  des  îles  de  Singhapour,  d'une  partie  de  Ma* 
lacca  et  de  Sumatra.  D'Aden ,  station  extrêmement  favorable 
entre  Bombay  et  Suez,  et  jadis  marché  considérable  de  l'Arabie, 
elle  pourra  répandre  dans  l'Yémen  et  dans  l'Hadramant.  les 
productions  de  l'Europe  et  de  l'Inde.  Elle  possède,  dans  le 
grand  Océan,  la  plus  grande  partie  de  l'Australie,  la  Tasmanie, 
les  lies  Norfolk ,  la  Nouvelle-'Calédonie ,  la  Nouvelle-Zélande , 
les  Sandwich.  Ses  conquêtes  vont  toujours  augmentant ,  non 
point  par  ambition ,  ce  n'est  jamais  là  le  défaut  des  gouverne- 
ments bien  pondérés ,  mais  pour  sa  prospérité  intérieure  :  or, 
qu'un  marché  lui  soit  fermé  en  Europe,  il  faut  que  l'Angle- 
terre s'en  dédommage  sur  l'Indus  ou  sur  le  fleuve  Jaune.  Qui 
peut  rivaliser  avec  elle  en  fait  de  colonisation }  qui  s'entend 
mieux  à  choisir  une  position  qui  domine  les  mers  ?  qui  met  plus 


100  ENCORE  L'ANGLBTBRBE. 

de  patience  à  s'y  fortifier  ?  Jersey  et  Guemesey  lui  donaent  les 
clefs  de  la  Manche  ;  Heligcland  lui  assure  les  bouches  de  TElhe 
et  du  Wéser.  De  sou  rociier  de  Gibraltar,  elle  surveille  FEs- 
pagne  et  les  côtes  barbaresques,  et  ferme  la  Méditerranée;  Malte 
et  Corfou  sont  ses  échelles  vers  TOrient;  de  Socotora ,  elle 
domine  la  mer  Rouge,  et  confine  à  la  côte  orientale  d^  Afrique 
et  à  TAbyssinie  ;  Ormus,  Buchir  lui  assurent  le  golfe  Persiqueet 
les  deux  grands  fleuves  dont  il  reçoit  les  eaux.  D'Aden ,  station 
des  plus  favorables  entre  Suez  et  Bombay,  et  jadis  le  plus  grand 
marché  de  l'Arabie,  elle  pourra  répandre  dans  TTémen  et  TA- 
dranàant  les  productions  deTEurope  et  deTlnde.  Pullo-Pînang 
la  rend  mattresse  du  détroit  de  Malacca,   Singapour  du  pas- 
sage de  rinde  è  la  Chine  *,  des  îles  Melville  et  Bathurst ,  elle 
plonge  au  cœur  de  la  Malaisie,  d'où  elle  dispute  aux  Hollandais 
les  épices  des  Moluques.  Le  cap  de  Bon  ne*  Espérance  lui  sert  de 
sentinelle  avancée  dans  l'océan  Indien .  où  elle  trône  sur  les 
Séchelles  et  Itle  de  France.  Sainte  Hélène  sert  de  point  de  relâ- 
che au  commerce  de  l'Inde  ;  Falkland  pourra  devenir  un  jour  le 
Gibraltar  du  grand  Océan;  de  la  Jamaïque  elle  surveille  les  An- 
Jilles,  et  communique  avec  les  deux  Amériques.  Suez  lui  ouvrira 
un  passage  vers  les  Indes.  Elle  travaille  à  s'établir  sur  le  Ail; 
elle  s'évertue  à  pénétrer,  par  le  Niger,  aux  régions  inconnues  de 
l'Afrique  centrale  ;  elle  veut  acheter,  deniers  comptants,  de  l'Es- 
pagne ,  les  fies  Femando-Po  et  Annobon ,  qui  dominent  les 
côtes  de  Guinée.  La  Russie  convoite-t-elle  un  port  sur  la  M«li- 
terrannée  ?  l'Angleterre  s'empare  par  précaution  de  l'île  Sapienza 
pour  surveiller  les  Dardanelles.  Aussitôt  qu'il  fut  question  de 
percer  Tisthme  de  Panama,  elle  en  stipula  le  libre  passage  avec 
les  États-Unis. 

L'Angleterre  a  des  voyageurs  intrépides  pour  explorer,  dans 
tous  leurs  cours ,  l'Indus,  le  Gange,  le  Brahmapoutra,  le  Goda- 
verry,  le  Kisthna ,  le  Cavery ,  chaque  poste ,  chaque  rivage  du 
golfe  Persique ,  du  golfe  Arabique ,  et  surtout  le  trajet  eotre  le 
Cap  et  la  Chine  ;  elle  parcourt  avec  la  vapeur  l'Amazone  et 
le  Niger,  et  s'ooeupe  de  franchir  les  Andes  avec  un  chemin  de 
fer.  Le  canal  de  Pambon  lui  évitera  le  long  circuit  de  Ceyian  ; 
elle  doit  en  ouvrir  un  autre  entre  le  Gange  et  Flndus;  elle  en 


ENCOBR   L'aNGLETERRR.  10 1 

projette  d*autres  à  travers  les  isthmes  de  Suez  et  de  Panama. 
Sa  marine  a  purgé  de  pirates  les  plages  de  Concan,  pour  la  sil- 
retédes  bateaux  à  vapeur  qui  viennent  de  Bombay,  et  rejoignent 
aoi  Laquedives  ceux  qui  rasent  le  littoral  d'Orissa  ,  de  Coro- 
mandel,  de  Ceylan  et  du  Malabar. 

Pays  unique  que  cette  Angleterre,  où  tous  sont  libres  et  où  tous 
obéissent  ;  où  Taristocratie  conservatrice  tient  à  faire  elle-même 
les  réformes  dès  qu'elle  les  reconnaît  nécessaires;  où  les  merveil- 
les se  succèdent  ;  où  les  machines  à  vapeur  suppléent  à  la  force 
de  dnq  cent  mille  chevaux ,  de  deux  millions  et  demi  d'hommes  ; 
où  la  capitale  est  plus  peuplée  que  les  royaumes  de  Grèce ,  de 
Hanovre,  de  Wurtemberg,  de  Saxe,  de  Norwége  ;  où  Ton  jette 
des  ponts,  ou  plutôt  des  chemins  de  fer,  à  travers  des  bras  de 
mer;  où  Ton  creuse  des  passages  sous  de  grands  fleuves,  des 
canaux  pour  des  frégates  sur  la  cime  des  montagnes,  des  bassins 
aussi  spacieux  qu'un  port,  et  revenant  à  des  centaines  de  millions; 
où  un  seul  pont  {Pf^aterloo-brigde)  en  a  coûté  trente,  certaines 
digues  cioqiuinte  ;  où  des  milliards  ont  été  employés  en  chemins 
de  fer! 

Les  deux  compagnies  du  gaz,  à  Londres, possèdent  un  capital 
de  45  millions.  La  marine  marchande,  depuis  1814,  a  construit 
870  navires  à  vapeur,  et  compte  30,000  bâtiments.  Comme  si 
c'était  un  débouché  trop  étroit  à  tant  d'activité  et  de  richesse 
qu'an  empire  qui  comprend  près  d'un  huitième  de  la  surface  du 
globe,  et  auquel  obéit  un  cinquième  du  genre  humain ,  l'Angle- 
terre  n'en  travaille  pas  à  moins  spéculer  chez  les  étrangers.  Éclate- 
t-il  des  révohitions  dans  quelque  partie  du  monde  ?  l'Angleterre 
prêta  ses  guinées,  résigna  à  les  perdre,  parce  qu'elle  est  assurée 
de  s'en  dédommager  par  les  avantages  qu'en  retirera  son  com- 
merce. Ses  compagnies  font  les  chemins  de  fer  et  les  canaux 
de  toute  l'Europe;  elles  exploitent  les  mines  de  l'Amérique. 
EUe  a  versé,  tant  en  prêts  qu'en  spéculations,  400  millions 
dans  l'Amérique  méridionale;  elle  en  a  donné  30  à  la  Grèce, 
SoO  à  l'Autricbe;  sa  bourse  est  une  mer  dont  toutes  celles  de 
rF4irope  semblent  ^tre  des  affluents,  et  cet  immense  amas  de  ca- 
pitaux se  transforme  en  agents  productifs.  Où  ne  la  trouve-t-on 
pas?  Est- il  un  événement  ou  une  situation  dont  elfe  ne  profltc  ? 


102  EKcoas  l'anoletebbs. 

Avec  20  millions  de  livres  sterling,  elle  réprime  la  traite  àcB 
nègres  ;  elle  en  dépense  autant  en  missions  religieuses  et  en  ex- 
péditions scientifiques.  Elle  entreprend  de  coloniser  des  rochers 
arides  avec  une  constance  et  des  dépenses  incroyables ,  dans 
Tespoir  qu'ils  deviendront  autant  de  déboochés  pour  son  indus* 
trie.  A  peine  les  coraux  ont-ils  formé  un  îlot,  qu'elle  7  arbore 
son  pavillon  et  y  installe  une  famille.  Elle  transporte  sur  des 
plages  inliabitées  l'écume  de  ses  prisons ,  et  bientôt  il  s*y  défe- 
loppe  des  colonies  florissantes  ;  beaucoup  de  paroisses,  au  lieu 
(Je  faire  Taumône  à  leurs  pauvres ,  les  transportent  dans  les 
Maldives  et  dans  quelques  autres  des  îles  heureuses  de  FOoéan, 
avec  la  réserve  des  droits  emphytéotiques,  et  ces  tles  devienoent 
bientôt  riches  et  populeuses.  La  vente  seule  des  terres  incultes 
de  TAustralie  méridionale  rapporte  des  millions.  On  peut  re- 
garder enGn  les  colonies  des  autres  peuples  conune  appartenant 
à  la  Grande-Bretagne  ;  car  aussitôt  qu'une  guerre  éclatera,  il  ne 
dépendra  que  d'elle  de  s'en  emparer. 

Des  économistes  à  courte  vue  se  sont  effrayés  de  l'immensité 
de  sa  dette  ;  et  cependant  les  fonds  publics  sont  toujours  r^r- 
dés  comme  le  plus  sûr  et  le  plus  commode  de  tous  les  place- 
ments. Par  l'effet  des  conversions  répétées,  l'intérêt  de  la  dette 
a  été  réduit  de  telle  sorte  qu'en  1860  il  aura  diminué  de 
130,000,000  de  francs,  ce  qui  équivaut  à  une  diminution  dn 
capital  de  4,330,000,000.  La  population  s'est  augmentée,  de- 
puis 1815,  de  près  des  deux  oûiquièmes;  les  impôts,  depuis 
cette  époque,  ont  été  réduits  de  plus  d'un  tiers.  L'armée  étaot 
peu  de  chose,  et  les  fonctionnaires  publies  en  petit  nombre, 
aussitôt  que  la  guerre  cesse ,  la  dette  publique  ne  grossit  plus. 

La  Russie  et  l'Amérique  du  Nord  offrent  seules  une  rivalité 
sérieuse  à  l'Angleterre;  mais  elle  a  l'avantage  sur  ses  rif  aies  par 
la  qualité ,  le  bas  prix  de  ses  produits ,  par  rabondanœ  de  ses 
capitaux ,  par  de  meilleures  stations  maritimes,  par  le  crédit  de 
maisons  colossales  et  de  banques  dans  les  pays  te  plus  éloignés, 
par  sa  sollicitude  à  protéger  son  comnierce  et  son  pavillon  par- 
tout où  il  flotte ,  au  moyen  d'agents  qui  font  e(»uiaîlre  les  be- 
soins avec  une  extrême  rapidité,  et  pai'  sou  habileté  à  approprier 
les  produits  au  goût,  au  caprice  des  étrangers.  Les  autres  os- 


ENCOKB  L*ANGLETBJIRB.  J03 

lions  croient  venir  en  aide  à  leurs  manufactures  en  excluant  soi* 
gneusement  les  Anglais  :  ceux-ci  admettent,  tout  au  contraice, 
toutes  les  marchandises  étrangères,  sans  exception.  Après  avoir 
mncu  la  Chine ,  ils  Tout  obligée  à  ouvrir  quaUre  de  ses  ports , 
Mm  pour  eux  seuls ,  mais  pour  toutes  les  nations. 

Les  débats  parlementaires  de  l'Angleterre  ne  se  rappetissent 
pas  à  une  lutte  d'homme  à  homme ,  en  vue  de  se  renverser  tour 
à  tour  du  ministère  ;  c'est  une  lutte  de  principes  fixes  et  héré* 
ditaires.  Les  torys,  grands  propriétaires  serrés  autour  du  trône, 
hommes  d'État  dévoués  à  l'intérêt  national ,  servant  leurs  sem* 
blable^  parce  qu'ils  ont  besoin  d'eux  ;  les  whigs,  voulant  la  li- 
berté ,  mais  dans  une  certaine  mesure;  les  dissidents,  radicaux 
de  rÉglise  ;  les  anglicans ,  presque  catholiques  :  tous  ont  leur 
plan  arrêté  de  longue  date ,  et  soutenu  avec  constance.  L'union 
la  rend  forts  dans  les  dangers  publics ,  et  tous  ensemble  coin* 
battent  pour  le  bien  du  pays.  En  1828 ,  une  société  de  wighs 
fondait  ruoiverslté  de  Londres.  L'année  suivante ,  une  société 
de  torys  lui  opposait  le  King^s  Collège,  De  là  résultent  des 
hommes  convaincus,  opiniâtres,  et  grands  par  cela  même  : 
William  Pitt,  infatigable  à  l'œuvre  et  tourné  constamment  vers 
son  but,  plein  d'ambition  et  d*orgueil ,  mais  qui  savait  néan«- 
noins  se  conserver  intègre,  refusait  les  ûnécures,  les  titres, 
rordre  de  la  Jarretière ,  et  mourait  presque  pauvre  ;  Wilber- 
force,  qui  ne  se  lassait  pas  de  réclamer  l'aflfrancbissement  des 
esclaves  ;  Romilly ,  qui  poursuivait  la  réforme  de  toutes  les 
lois;  Cobbet,  le  terrible  logicien  popuhiire;  Francis  Burdett, 
gentilhomme  de  la  liberté;  Brougham,  dont  la  verve  ne  reposait 
jamais;  Peel ,  à  la  parole  souple ,  à  l'action  hardie,  qui  ne  rougit 
pas  de  se  dédire,  qui  proclame  qu't7  n'y  a  pas  de  honte  à  pren- 
dre les  leçons  de  fexpérience,  et  à  corriger  ses  opinions  pré' 
unies  d'après  tes  erreurs  passées;  O'Connell  enfin,  l'un  de 
res  hommes  qui  deviennent  une  puissance  par  leur  seule  force. 

La  reine  Victoria  fut  couronnée  (  18S8  )  avec  un  faste  qui  rap- 
pelait le  moyen  Age.  Lorsqu'elle- parcourut  l'Ecosse,  on  lui  pro* 
di^ades  adulations  inconnues  même  dans  les  pays  d'esclavage, 
liffi  salles  de  banquets ,  les  théâtres  ont  retenti  longtemps  des 
hymnes  et  des  hourrah  en  l'honneur  de  cette  jeune  reine.  Mais 


106  ENCORE  L'ANGLETERBE. 

ligence  facile,  sur  le  dogme,  sur  la  constitution  ecclésiastique, 
sur  la  controverse  religieuse;  ils  répandirent  aussi  leurs  idées 
sous  la  forme  d*liistoires  et  de  romans ,  en  proposant  de  croire 
ce  que  TÉglise  croyait  dans  les  premiers  siècles.  Ils  trouvèreot 
à  Cambridge  et  à  Belfast  des  partisans  et  des  contradicteurs. 
Les  puséistes,  ainsi  qu*on  les  appela,  répudient  les  réformateurs 
du  seizième  siècle,  comme  purement  négatifs*  comme  ne  pré- 
supposant aucune  foi ,  et  ne  faisant  autre  chose  que  contredire. 
Ils  déplorent  la  séparation  de  l'Église  anglicane  et  de  l*£glise 
romaine ,  la  seule  qui  possède  la  vertu  de  développer  entièrp- 
ment  le  sentiment  religieux.  L'Écriture  ne  suffit  pas,  selon 
eux ,  pour  règle  de  la  foi  :  il  y  faut  aussi  la  tradition  conserva 
par  TÉglise,  et  d'après  laquelle  l'Écriture  doit  être  interprétée; 
ils  acceptent  en  conséquence  un  certain  nombre  de  dogmes  tn- 
ditionnels  :  quelques-uns  n'hésitèrent  pas  à  proclamer  que  le 
seul  moyen  d'arriver  à  l'unité  ecclésiastique  était  de  se  rat- 
tacher  à  Rome  >.  Quant  aux  formes  légales,  qui  seront  tou- 
jours un  grand  obstacle  h  l'innovation,  ils  s'ingénient  à  démon- 
trer que  les  trente-neuf  articles  de  la  reine  Elisabeth  ne  sont 
pas  en  contradiction  directe  avec  le  concile  de  Trente  ;  tâche, 
h  vrai  dire,  aussi  difiîcile  que  vaine.  Ils  remettent  aussi  les  rites 
en  honneur  ;  et  les  croix,  les  étoles,  les  cierges,  ont  reparu  dans 
leurs  chapelles,  ainsi  que  le  bréviaire  romain,  quelque  peu  mo- 
difié. Toutefois,  ils  n'acceptent  pas  jttsqu  a  présent  Tautoritédu 
pape;  et,  soutenant  que  l'Église  anglicane  est  la  seule  véri- 
table, ils  exhortent  l'Église  romaine  à  se  puriûer,  et  à  se  réunir 
à  elle.  Ainsi  le  puséisme  n'est  pas  encore  un  retour  au  vrai, 
mais  c'est  une  protestation  contre  la  théorie  fondamentale  du 
protestantisme  :  il  relève  la  dignité  morale  du  clergé,  en 
épurant  ses  mœurs;  il  accroît  l'autorité  de  l'épiscopat,  qui 
n'avait  pas  de  pouvoir  sur  le  peuple  et  moins  encore  sur  le 
clergé,  et  qui  se  rédubait  à  Tofiice  de  gentilhomme  ecclésias- 
tique. 

Qui  ne  sent  Timporlance  de  ces  premiers  pas  ?  qui  ne  voit 
surtout  que  ce  retour  vers  les  anciens  temps  doit  affranciiir 

*  Wackcrbalb. 


BNCORS  l'ANGLETERBB.  107 

rÉglise  de  la  tyrannie  du  gouveinement  ?  S*agit-iJ  d'ordonner 
no  jeOne?  cela  regarde  le  parlement.  Les  bénéfices  appartiennent 
à  des  laïques  qui  ne  sont  d'aucune  religion ,  et  la  loi  enjoint 
aox  éféques  de  ne  pas  repousser  le  candidat  du  patron,  sauf  le 
easdlmmoralîté  flagrante.  Le  docteur  Percival  soutenait  «  que 
lesenrerain  peut  suspendre  unévéque  s'il  le  juge  convenable, 
tandis  qu'un  évéque  ne  saurait  changer  un  iota  du  rituel  sans 
Tordre  exprès  de  la  couronne  :  le  conseil  privé  s'assemble,  et 
envoie,  au  nom  de  la  volonté  et  du  bon  plaisir  royal,  une  cir- 
folaire  qui  ordonne  d'introduire  une  nouvelle  prière  dans  le 
service  habituel  *. 

Mais  la  discipline  était  bien  différente  dans  les  premiers  siècles, 
comme  l'attestent,  à  défaut  d'autres  preuves,  les  déclamations 
des  htsiorieDS  encyclopédistes,  qui  lui  reprochent  son  indépen- 
dance. Un  retour  aux  traditions  primitives  briserait  donc  la 
tvnmnîe  de  la  haute  Église,  et  avec  la  liberté,  comme  toujours, 
le  triomphe  de  la  vérité  serait  assurée  Le  catholicisme  lui-même 
s'étend.  Sans  parler  de  l'Irlande,  que  seul  il  console  de  tant  d'a- 
baissement et  que  seul  il  pourra  relever,  les  conversions  se  mul- 
tiplient :  Peel  a  fait  restituer  aux  collèges  les  dotations  catholi- 
<|iKs  enlevées  par  la  Réforme  :  le  nombre  des  églises  et  des 
chapelles  augmente,  et  l'espoir  d'arriver  à  l'unité  se  fait  entre- 
voir*. Cest  cet  espoir  qui  décida  Pie  IX,  en  septembre  1850, 
à  instituer  un  archevêque  catholique,  et  à  rétablir  en  Angleterre 
l'antique  hiérarchie^.  L'intolérance  religieuse,  le  libéralisme  in- 

'  l/indon  Gazette  ^  14  décembre  1841. 

>  On  lisait  ce  qui  «lit,  en  1846,  dans  un  journal  catholique  anglais  : 
>  Quand  Rome  comprendra- 1  elle  enfin  que  notre  caractère,  à  nous 
hommes  du  nord ,  est  bien  différent  de  celui  des  méridionaux?  quand 
se  pemadera-t-elle  qu'il  existe  une  démocratie  qui  n'est  pas  hostile*au 
chrnUaaiMiie ,  on  amour  de  rindépeodaoce  qui  n'est  pas  du  jacobinisme  ? 
Quand  die  sera  convaincue  de  ces  vérités,  quand  elle  aura  r^eté  au 
loin  ses  vieilles  habitudes  de  timidité;  quand  un  courage  tout  d'action, 
un  courage  d'homme  aura  remplacé  un  courage  tout  passif,  alors  nous 
n*aarons  plus  à  redouter  un  concordat.  Jusque-là  ce  mot  doit  inspirer 
^  reffrol.  . 

*  En  Angleterre  il  n'y  avait  en  1 79î  que  80  chapelles  catholiques ,  et 


\ 


10S     POPULATIONS  BÀRBAKES,  VOYAGES,  ETC. 

crédule  en  ont  jeté  les  hauts  cris  ;  nnais  qui  connaît  les  voies  de 
riiumanité  sait  que  ce  qui  est  artîGciel  ne  se  perpétue  pas;  et  il 
faudra  que  tôt  ou  tard  la  véritable  liberté  germe  sur  le  sol  bri- 
tannique, que  l'aristocratie  et  la  religion  de  FÉtat  y  disparaissent 
avec  rédifice  gothique.  S*il  est  sorti  de  ce  pays  tant  de  doctrines 
et  tant  d'exemples,  combien  plus  devra-t-il  en  offrir  lorsque 
auront  cessé  les  inégalités  qui  ne  profitent  qu'à  une  minorité 
privilégiée? 

Si  l'Angleterre  a  tant  fait  au  profit  de  la  civilisation  sous  une 
oligarchie  sans  entrailles  et  avec  une  religion  officielle,  à  quoi  ne 
pourrait-elle  pas  réussir,  une  fois  arrivée  à  la  démocratie  et  re- 
venue à  l'unité  catholique?  A  coup  sûr  la  conversion  de  l'An- 
gleterre  serait  le  fait  le  plus  important  de  l'ère  moderne  :  car 
elle  détruirait  la  cause  première  des  maux  intérieurs,  du  pau- 
périsme et  de  la  servitude  irlandaise  ;  elle  rendrait  efficaces  les 
missions  en  Asie,  aussi  stériles  que  dispendieuses,  et  contribue- 
rait  puissamment  à  propager  la  civilisation,  à  laquelle  la  nation 
anglaise  travaille  plus  que  toutes  les  autres. 


POPULATIONS  BARBARES,  VOYAGES,  COMMERCE,  INDUSTRIE. 

COLOIillES,  GÉOGRAPHIE 


Cette  grande  variclé  de  peuples  que  nous  venons  de  passer  en 
revue,  après  avoir  accompli  chacun  ses  destinées  à  part,  devaient 
se  trouver  subjugués  successivement  parla  forte  unité  delà  race 
blanche,  et  par  celle  de  r£urope  principalement.  Ayant  la  cons- 
cience de  sa  supériorité,  jalouse  de  l'exercer  et  de  constater  ses 

il  n'y  existait  aucun  collège.  Maintenant  on  y  compte  519  chapeUes. 

43  églises,  10  ':olléges,  60  séminaires. 

En  Irlande  il  y  avait  : 

Ea  I7tl.  ed  im. 

Protestants. 700,451         1,515,111 

Catholiques 1,309,768        6,427,711 

Total.  .  .  .  2,010,219         7,942,933 


COMMBBGB,  INBUSTfilE,  COLONIES,  GBOGAiLPttIB.     109 

propres  forces,  rEorope  a  entrepris,  de  nos  jours,  des  voyages, 
des  aplorations,  avec  une  ardeur  pareille  à  celle  du  15^  siècle*, 
moins  dans  le  but  peut-être  de  découvrir  des  terres  nouvelles, 
que  pour  explorer  mieux  les  découvertes  antérieures,  y  répan- 
dre la  civilisation,  en  rapporter  des  connaissances,  en  induire 
des  conséquences  philosophiques,  religieuses,  scientifiques,  et 
fournir  des  armes  à  tous  les  partis.  Byron,  Wailis,  Carteret, 
sortirent  des  ports  anglais  pour  visiter  les  mers  du  Sud.  Le  duc 
de  Cboiseol  envoya  Bougainville  dans  Tocéan  PaciGque,  où  il 
SQipaaa  en  audace  et  en  exactitude  les  Anglais  ses  rivaux  ;  où 
il  découvrit  Tarchipel  des  Navigateurs ,  et  traça  les  premiers 
tableaux  de  Fétat  social  et  des  mœurs  de  ces  peuplades  incon- 
nues. Les  compagnons,  puis  les  imitateurs  de  Cook  observèrent 
les  phénomènes  variés  de  la  nature ,  Venfajice  ou  la  décrépi- 
tude des  sociétés,  la  formation  d*lles  nouvelles  ou  leur  réunion 
au  continent  au  moyen  des  isthmes  de  corail  ;  et,  rapprochant 
les  mœurs  et  les  idiomes ,  constatèrent  les  émigrations  des  an- 
ciennes races  :  heureux  quand  ils  n'avaient  point  affaire  à  des 
peuplades  assez  sauvages  pour  repousser  les  présents  qu'ils 
leur  apportaient ,  tels  que  le  blé,  la  vigne,  les  légumes,  les  ani- 
maux domestiques  !  Ce  fut  alors  que  l'Allemand  Damberger ,  au 
serrice  de  la  compagnie  hollandaise,  traversa  l'Afrique  depuis 
le  cap  de  Bonne-Espérance  jusqu'au  pays  de  Berbères  (1781- 
1 797),  dont  les  côtes  furent  décrites  par  Desfontaines.  L'Anglais 
Peuerson  pénétra  chez  les  Hottentots  ;  BoufQers  et  Golbery,  dans 
d autres  parties  de  l'Afrique;  Bruce,  dans  l'Abyssinie;  Iserre, 
dans  la  Guinée  et  chez  les  Caraïbes  (  1773  ).  Barrow  explora  le 
Cap,  ainsi  que  le  Hollandais  Stavorinus  ;  Sparrman  et  Levaillant 
partirent  également  du  Cap  à  la  poursuite  d'animaux  encore  in- 
connus à  la  sciencQ.  Les  académiciens  de  Pélersbourg  parcou- 
raient de  leur  côté  l'immense  empire  du  pôle  jusqu'au  Caucase, 
etapportaientà  la  science  le  contingentdes  régions  septentriona- 
les (Gmelin,Pallas,  Steller,  Gueldanstadt,  Georgy,  etc.).  Les  so- 
ciétés scientifiques  de  l'Inde,  de  l'Amérique  du  nord,  firent  mieux 
connaître  aussi  des  peuples  anciens  ou  nouveaux.  Le  Danemark 
envoya  Wieburk explorer  l'Arabie;  la  Russie  y  envoya  Pallas, 
et  6t  partir  Gnielin  pourla  Sibérie,  et  le  Danois  Hoest  pour  le  Ma- 
imT.  DE  ccirr  anb.  —  t.  iv.  10 


110  POPULàTlOIfS  BAHBàBBS,  VOYAGES, 

roc.  Richard  Modier  parcourut  FAsie  Mineure  et  la  Grèce;  Cou 
publia  la  relation  des  découvertes  des  Russes  et  de  leur  com- 
merce avec  la  Chine  (  1781).  Ce  dernier  empire  avait  été  décrit 
surtout  par  les  jésuites,  dont  les  Lettres  édifiantes  [  1717-1774) 
sont  encore  une  source  précieuse  pour  tout  ce  qui  concerne  le 
pays. 

Le  dévouement  à  la  science  poussait  en  même  temps  Stedman 
dans  la  Guyane,  Charlevoix  au  Japon  et  au  Paraguay,  Boyie 
au  Tibet,  le  major  anglais  Rooke  sur  les  cdtes  de  FArabie  et 
en  Egypte  (  1781  ),  Kerquely  dans  les  mers  Australes  (1782), 
Forster  dans  le  nord ,  le  conimodore  Billurgs  dans  la  Russie 
asiatique,  Samuel  Tumer  au  Tibet  et  au  Boutan.  Chaodler 
visita  TAsie  Mineure;  Lechevalier,  la  Troade.  Cboîseul-Goof- 
fier  réveillait  les  sympathies  en  foveur  de  la  Grèce,  en  dé- 
crivant ses  ruines  et  en  révélant  ses  longues  misères  ;  Volnej 
allait  chercher  dans  les  ruines  de  TÉgypte  et  de  la  Syrie  des  Ids- 
pirations ,  des  plaintes  él^aques  et  des  arguments  d'impiété. 
En  retranchant  de  tous  ses  récits  la  partie  romanesque,  on 
trouve  de  la  vérité  dans  les  descriptions.  Le  voyage  pittoresque 
dans  rinde  de  TAnglais  Hodget  vint  offrir  des  spectacles  nou- 
veaux; on  cessa  de  regarder  comme  des  fables  les  merveilles  de 
Balbek  et  de  Palmyre;  en  lisant  le  voyage  de  Wood  et  Dawkios 
(1 753*1757).  Le  baron  de  Tott  leva  les  cartes  de  Tempire  ottomao, 
dontil  avait  organisé  la  défense.  Anquelil-Duperron,  Legestfl  et 
Sonnerat  interrogeaient  les  Guèbres  et  les  Brahmes  sur  les  restes 
d*une  grande  civilisation  perdue.  Legentil,  quis*était  rendu  dans 
les  Indes  pour  y  observer  le  passage  de  Vénus ,  y  prolongea  son 
séjour  au  profit  de  la  science,  étudiant  les  courants,  les  marées, 
les  moussons,  les  trajets  les  plus  courts,  et  aussi  les  usages  et  les 
opinions  du  pays  ;  il  examina  surtout  l'astronomie  des  bnb- 
mes,  alors  si  vantée,  et  fit  voir  qu'elle  n'ajoutait  rien  auxocmosb- 
sauces  des  Chaldéens.  Ce  fut  alors  que  Ton  donna  le  noio  de 
statistique  à  la  géographie  politique;  et  Guthrie  publia  un  traité 
complet  de  géographie  (  1770  ). 

Les  Cassini  pendant  trois  générations  travaillèrent  à  roesorer 
le  méridien  qui  traverse  la  France  :  il  en  résulta  de  saraotes 
diseussions  qui  servirent  à  préciser  la  forme  de  la  terre,  l» 


GOMMEACe,  INDUSTBIS,  COLONIBS,  6Ê0G|liLPBII.      lll 

ûusiMistes  s'en  allaient  mesurant  et  décrivant  la  France,  la 
tonnant  d*un  réseau  de  grands  triangles  entre  les  principales 
villes,  auxquelles  des  triangles  plus  petits  rattachaient  les  locali- 
tés secondaires.  François  Cassini  (  1714-1784)  établit  sa  carte 
de  France  dans  la  proportion  d*une  ligne  pour  cent  toises ,  et  il 
se  flattait  de  n*y  dépenser  que  dix  ans  et  quatre-vingt-dix  mille 
ifancs  chaque  année  :  illusions  ordinaires  aux  grandes  entreprises, 
et  preGtables  pourtant  en  ce  qu'elles  empêchent  qu*on  ne  s'ef- 
liraye  en  s*y  lançant.  Les  besoins  de  la  guerre  firent  suspendre  le 
invaU;  Cassini  proposa  de  le  reprendre  au  compte  d'une  société 
qui  aurait,  pour  se  couvrir,  la  propriété  de  la  carte  ;  mais  les  dé- 
penses outre-passèrent  tous  les  calculs;  beaucoup  de  provinces, 
au  lieu  de  s'associer  à  Toeuvre,  s*y  opposèrent  jusqu'à  chasser 
par  la  force  les  ingénieurs  ;  et  Cassini  mourut  sans  avoir  vu  ter- 
miner ce  travail,  qui  lui  avait  coûté  trente-quatre  ans.  Son  fils 
Dominique  venait  de  le  mener  à  fin,  quand  la  Révolution  boule- 
versa les  anciennes  circonscriptions  :  cette  carte  servit  de  base 
aux  nouvelles.  Le  comité  de  salut  public  vint  en  aide  à  la  com- 
pgnie  pour  terminer  l'entreprise  ;  et  ainsi  la  France  put  offrir 
sa  monde  l'exemple  d'une  carte  établie  tout  à  fait  d'après  les 
données  astronomiques,  et  qui  depuis  servit  de  modèle  au  reste 
de  l'Europe. 

Le  nouvel  art  fut  appliqué  aussi  à  l'histoire ,  pour  retrouver 
la  géographie  des  temps  anciens  :  déjà  Delisle  et  les  deux  Sam- 
100  en  avaient  dressé  de  meilleures  cartes,  mais  qui  n'éuientpas 
encore  exemptes  d'erreurs,  ni  conformes  aux  découvertes  récen- 
tes et  aux  données  astronomiques.  D'Anville  (  1697-1782)  établit 
que,  pour  bien  connaître  la  géographie  des  anciens,  il  fallait 
commencer  par  se  rendre  bien  compte  de  leurs  mesures  linéaires. 
11  y  réussit  avec  une  exactitude  merveilleuse  :  il  suffit  de  dire 
qu  il  supprima  plus  de  six  cents  lieues  en  longueur,  dans  une 
mappemonde  de  l'antiquité  publiée  par  Delisle;  de  même  qu'il 
irùta  pas  moins  de  deux  mille  quatre  cents  lieues  carrées  à  la  carte 
d'Italie  de  Delisle ,  et  de  quatorze  mille  à  celle  de  Samson. 

L'ardeur  des  voyages  s'est  tellement  répandue  dans  notre  siè- 
cle, qu'aujourd'hui  la  race  européenne  domine  toutes  les  autres. 
Elle  fourmille  dans  lesllesetles  continents  du  cinquième  monde , 


112  POPULATIONS  BABBARES,   VOYAGES, 

terre  sans  passé ,  dont  personne  ne  peut  prophétiser  Tavenir. 
Dans  TAsie ,  elle  est  au  Bengale  comme  en  Sibérie;  elle  pèche 
les  phoques  du  détroit  de  Behring  et  les  perles  de  Tlnde; 
les  Dardanelles  et  Pékin  s'ouvrent  devant  elle.  Cest  à  elle 
que  revient  Thonneur  de  la  dvilisation  deFAmérique,  qui,  née 
d*hier,  rivalise  avec  sa  mère,  et  grandira  encore  lorsque  l'anar- 
chie politique  aura  cessé  dans  les  contrées  méridionales,  etranar- 
chie  religieuse  dans  celles  du  nord.  Aucun  élément  de  grandear 
ne  manque  au  Brésil.  Dans  les  anciennes  colonies  espagnoles, 
les  bouleversements  empêchent  de  profiter  des  biens  prodigoés 
à  ces  contrées  ;  mais  Tagitation  est ,  alors  même  qu'elle  parait 
funeste ,  un  symptôme  de  vie.Xa  race  anglo-américaine  avance 
dans  rOrégon ,  à  raison  d'un  demi-degré  de  longitude  par  aa  : 
ainsi  elle  s*étendra  bientôt  de  Tocéan  Atlantique  à  Tocéan  Pacifi- 
que. Les  montagnes  Rocheuses ,  déjà  franchies  par  les  missioD- 
naires,  le  seront  bientôt  par  des  colons,  qui  feront  de  ee  paj-s  une 
chaîne  entre  TEurope  et  les  Indes  orientales.  La  race  blanche 
qui  occupe  les  deux  extrémités  de  l'Afrique  y  possède  l'embeih 
chure  de  tous  les  fleuves ,  et  attend  le  moment  de  remonter 
jusqu'à  leur  source;  après  y  avoir  détruit  la  piraterie,  elle  essave 
d'y  abolir  aussi  l'esclavage ,  aussi  ancien  que  le  sol  :  une  fois 
qu'elle  y  aura  détruit  cette  cause  de  guerres  entre  les  indigènes, 
la  barbarie  y  sera  refoulée  de  plus  en  plus,  comme  les  lions  et 
les  hyènes.  Les  voyageurs  européens  ont  pénétré  aussi  en  Abys- 
sinie  ;  et  le  docteur  Ruppell ,  pourvu  de  toutes  les  connaissances 
indispensables  pour  profiter  de  tout  ce  qui  tomberait  sous  ses 
yeux,  entra  dans  ce  pays  (1831)  avec  une  caravane  de  deux 
cents  hommes  bien  armés  et  de  cinquante  cbameaox.  Les  AbjFS- 
sinlens  offrent  un  beau  type,  comme  les  Arabes*Bédoains;  Ils 
observent  quatre-vingts  jours  de  fête  et  deux  cents  joarsdejeâne 
par  an;  ils  regardent  le  travail  comme  un  opprobre.  Les  ma- 
hométans  dans  ce  pays  sont  corroyeurs;  les  Grecs  et  les  Égyp- 
tiens y  sont  orfèvres  et  armuriers  ;  les  Juifs,  maçons  et  gens  de 
peine.  Ruppell  trouva  partout  le  désordre  et  l'anarchie  :  de  1778 
à  1833,  quatorze  souverains  avaient  occupé  le  trône  ;  on  y  avait 
vu  vingt-deux  révolutions  :  quiconque  ne  veut  ^as  se  soumettre 
peut  se  rendre  indépendant ,  s'il  est  assez  fort. 


GOMMBBCB,  IIVDDSTBIV,  COLOIIIBS,  6É00BAPHIB.     113 

En  1840,  le  goaTernement  français  y  envoya  deux  ofBcien, 
Gaiinier  et  Ferret,  qui  dressèrent  une  excellente  carte  du  pays. 
On  doit  aussi  des  renseignements  précieux  au  missionnaire  alle- 
mant  Kraft  (1842),  d*après  lesquels  Zimmermann  décrivit  la 
région  supérieure  du  Nil.  Mais  les  sources  de  ce  fleuve  restent 
toujours  inconnues  :  le  pacha  d*£gypte  envoya  plusieurs  expé- 
ditions pour  les  explorer  ;  ce  fut  en  vain,  bien  qu*on  ail  remonté 
cf  fleuve  jusqu'au  quatrième  degré  de  latitude  méridionale. 

Aujourd'hui  que  les  Anglais  sont  makres  d' Aden  et  d'une  nou- 
velle route  conduisant  de  l'Europe  dans  Tlnde ,  l'Abyssinie  ne 
peut  tarder  à  fixer  les  regards  de  la  politique  et  du  commerce  ; 
lurtout,  si  d'accord  avec  ses  princes,  ils  s'ouvrent  par  le  littoral 
des  communications  à  travers  ce  pays,  queFélévalioa  de  ses  pla- 
teaux et  ses  mœurs  inhospitalières  ont  toujours  rendu  d'un  si 
difUeile  accès.  Déjà  l'Angleterre  s'est  emparée  de  la  route  qui 
conduit  de  la  côte  située  vis-à-vis  d*Aden,  au  royaume  de  Cboa, 
dont  ils  ont  acheté  la  souveraineté  à  des  tribus  arabes,  sans, 
l'inquiéter  si  elles  avaient  le  droit  d'en  trafiquer,  et  si  elles  com- 
prenaient la  valeur  du  marché  '. 

Christophe,  lieutenant  de  la  marine  anglo-indienne,  releva 
tonte  cette  côte  de  l'Afrique,  et  découvrit  au  nord  de  l'équatenr 
un  grand  fleuve,  qu'il  remonta  dans  un  parcours  de  cent  trente 
milles.  Dans  le  même  temps,  Roehet  d'Héricourt  établit  des 
relations  entre  i'Abysinie  et  la  Fr»Mse,  et  rencontra  sur  son 
chemin  les  Amarras,  peuplade  chrétienne  et  très-douce  de 
mœurs. 

■  Adcn  est  nn  grand  port,  qui  n*â  été  fortifié  que  depuis  la  con- 
quête des  Turcs,  au  milieu  du  dix-8e|>tièin«)  siècle.  Jl  appartenait  en 
dernier  lieu  au  suUao  de  Saidja ,  quand  un  négociant  anglais  s^entendit 
a^ec  ce  chef,  en  1830,  pour  faire  naufrager  sur  cette  côte  un  navire 
qu*il  avait  fait  assurer  à  nn  taux  exorbitant.  La  fraude  découverte, 
les  Anglais  saisirent  ce  prétexte  pour  s'emparer  de  cette  place.  Ils  Pont 
occnpée  dqiais,  en  payant -une  redevance  ao  sultan  dépossédé;  ils 
se  sont  liâtes  de  la  fortifier,  sacliant  bien  qu'il  n'y  avait  dans  la  mer 
RonSB  rien  de  pareil  en  tant  que  position  militaire,  outre  les  avantage 
qu'#tt  poHvait  en  titer  pour  le  commerce  des  calés  de  Moka,  et  pour 
les  dépôts  de  houilie  iodIspeasablM  à  la  navigation  de  Tlnde. 

10. 


1 14  POPUbÂTlOHft  BlBBABBS  t  YOYAGBS  , 

Le  Sénégal  etGorée  furent  d'abord  occupés  par  les  Portugais; 
les  Français  s'emparèrentdu  Sénégal,  puisde  l'Ile  de  Saint-Louii. 
En  1815,  la  France  les  recouvra  avec  Portendie,  sauf  le  droit 
laissé  aux  Anglais  d'y  faire  la  traite  de  la  gomme.  Le  contact 
de  ces  deux  nations  rivales,  placées  sur  les  deux  grands  fleuves, 
le  Sén^^  et  la  Gambie,  amena  (Aus  d'un  conflit  entre  elles.  Les 
factoreries  qu'on  y ,  a  fondées  ont  servi  à  foire  connaître  la 
pays  voisins,  et  dû  Jeur  importance  au  commerce  de  la  gomme, 
que  les  créoles,'  en  remontant  les  fleuves,  vont  acheter  aux  na- 
turels en  échange  des  étoffes  de  coton»  pour  les  vendre  ensuite 
aux  négociants  français  dont  les  bénéfices  se  sont  accrus  avM 
la  consommation  de  cette  denrée  en  Europe  *.  Un  produit  non 
moins  riche,  c'est  l'huile  de  palme  que  les  Anglais  tirent  de  la 
Guinée;  ils  expédient  de  trente  à  trente-cinq  navires  chaque 
année,  pour  y  fiiire  leur  chaigement  dans  le  nouveau  Galabar 
et  le  Bonni.  Ils  en  font  du  savon  jaune  à  l'usage  des  Amé- 
riques, après  l'avoir  édiangé  contre  des  barres  de  fer,  des  col- 
liers d'ambre  de  la  Baltique,  des  verroteries,  des  bouteilles,  de 
la  poudre,  du  plomb,  et  des  élofSes  de  coton  et  des  draps. 

Les  Mandingues,  placés  entre  laSénégambie  et  la  Guinée,  nous 
sont  donnés  par  Muago-Park  comme  moins  féroces  que  les  autres 
peuplades  africaines  et  comme  possédant  quelques  formes  de 
gouvernement  civil.  Une  partie  d'entre  eux  ont  adopté  le  mafao- 
métisme.  Au-dessus  de  la  Sénégambie,  on  trouve  les  Sousou, 
qui  forment  une  confédération  où  la  justice  est  exercée  par  les 
Pourrab,  société  secrète,  semblable  aux  Jtcibunanx  vi^estphalieas 
du  moyen  âge  :  il  en  existe  une  par  canton,  où  l'on  n'est  admis 
qu^après  les  épreuves  d^initlatien  les  plus  dures.  Un  individu 
a-t-il  commis  un  délit,  il  voit  arriver  bientôt  un  homme  masqué 
qui  lui  dit  :  »  Le  Pourrab  t'envoie  à  la  mort;  »  et  il  le  tue. 

Les  Foullahs,  répandus  d'abord  des  rives  de  la  Sénégambie 
jusqu'au  Bornou,  et  du  grand  Désert  aux  montagnes  du  Congp, 
ont  formé  des  établissements  fixes  depuis  le  dernier  siècle;  ils 

*  Il  eatre  chaque  année,  dans  le  eommeree,  ao  nMloDS  de  kitegran- 
mes  de  gomme;  dans  les  colonies,  elle  est  échaagèe  oeaUv  les  toilei 
de  Guinée,  étoAes  de  coton  rayéee  qu'on  Mriqoe  espfés  à  Peadieliéry. 


COmiBftGS,  IHDUSTIIB,  COLONlMt  OBOOBAPBIl.      lU 

ont  fondé  dans  l'Oassa  un  empife  qui  menaçait  de  s'étendre  lur 
tout  le  nord-ouest  de  l'Afrique.  Ils  diffèrent  des  nègres  par 
leun  cheveux  lisses,  leur  nés  relevé,  leur  peau  olivâtre,  leur 
visage  ovale ,  et  leur  intelligence  plus  développée  ;  ils  ont  le  sen« 
tifflent  de  la  dignité  personnelle  et  l'entkiousiasme  religieui  aq 
poim  de  se  liiire  les  apôtres  de  Tislam.  Leur  langue  se  rapproche 
de  celle  des  Malais,  surtout  des  habitants  de  Java  et  de  Afadagas* 
car.  tandisqu'ils  en  diffèrent  par  les  caractères  physiques.  Ils  ont 
fondé  des  villes  où  ils  donnent  asile  aux  esclaves  fugitifs,  pourvu 
qulb  adoptent  le  Coran.  Gapperton  décida  le  sultan  Belle  à 
pooMltre  par  lettre  au  roi  d'Angleterre  d*einpécber  ses  sujets 
de  conduire  les  nègres  sur  les  marchés  de  puînée.  Si  cela,  en 
effet,  pouvait  s'obtenir  deschefe  africains,  on  arriverait  enfin  à 
l'aboliticHi  de  la  traite. 

Les  Aehantis,  peuple  de  l'intérieur  sur  le  fleuve  de  Guinée, 
portèrent  la  guerre  en  1607  jusque  sur  le  littoral  ;  ce  qui  décida 
les  Ann^aia  k  leur  envoyer  une  ambassade  qui  traversa,  du  cap 
Gonoi  Koomasy,  une  centaine  demilles,  en  profitant  de  cela  pour 
reeoonaltre  le  pays.  Ils  forment  un  État  souverain  entouré  de 
beaucoup  d'autres,  ses  tributaires  ou  ses  alliés,  sur  une  étendue 
de  huit  mille  lieues  carrées.  Les  Aehantis  sont  nègres,  mais 
pourtant  distincts  des  autres  races  noires»  et  se  rapportant  plu- 
Ut  an  type  abyssinien.  Leur  langue  ne  se  rapproche  d'aucun 
idiome  eonnu  ;  elle  est  uniforme  dans  tout  l'empire  ;  die  abonde 
en  voyelles  :  quant  à  l'écriture,  ils  ne  la  connaissent  point.  On  est 
soldai  dès  que  l'flge  le  permet.  Les  Aehantis  se  sont  rendus  re- 
doutables même  aux  Européens  de  la  côte  ;  ils  sont  très*féroces 
èins  leurs  ^ctoîres  :  leurs  prêtres  arrachent  le  cœur  de  certains 
ennemis,  et  en  font  un  mets  destiné  aux  Inraves  ;  les  dents  et  les 
petits  os  leur  servent  à  ftûre  des  colliers.  Ils  multiplient  dans 
toutes  leurs  fiêtes  les  sacrifices  humains;  et  Hutchinson,  rési- 
dent anglais  dans  ce  pays  depuis  1817 ,  fut  témoin  à  Kounrasy 
d*un  massacre  qm  dura  dix-sept  nuits.  Cette  férocité  de  leurs 
rites  religieux  cède  devant  l'islam,  qui  va  se  répandant  chez  eux 
de  plus  en  plus.  L'or  et  l'ivoire  y  sont  l'objet  d'un^prand  com- 
merce; Ils  savent  tanner,  Uindre,  apprêter  les  peaux,  et  fabri- 
quer des  vases  et  de  l'orfèvrerie.  Le  roi  y  est  matue  des  biens 


116.       POPULATIONS  BARBARES,  VOYAGES, 

et  de  la  vie  de  tous ,  tandis  que  le  conseil  des  grands  vaque  aux 
'  affaires  du  dedans  et  du  dehors.  Par  une  particularité  éûrange, 

*  dans  la  succession  de  la  couronne  comme  des  biens  particulier, 
c'est  le  frère  qui  succède  d*afoord  ;  à  son  défaut,  le  fils  de  la 

'  sœur;  puis  le  fils  du  défunt,  et  après  lui  le  premier  esclare. 
Une  ambassade  danoise  trouva  le  roi  sur  un  trône  Cor 
massif,  sous  un  arbre  à  feuilles  d*or,  le  corps  enduit  de  soif 
saupoudré  d*or,  avec  iin  chapeau  à  l'européenne  tout  galonné 
d*or ,  portant  une  ceinture  d'or,  et  les  pieds  posés  sur  un  bassin 
d'or.  Depuis  les  épaules  jusqu'à  la  plante  des  pieds  il  était  chargé 
de  cornalines,  d*agates  et  de  lapis-laznli.  A  terre  étaient  assis 
les  grands,  la  tête  couverte  de  poussière;  une  oentaine  d*aocttsa- 

'  teurs  et  d'accusés  se  tenaient  dans  la  même  attitude;  derrière 
eux,  une  vingtaine  de  bourreaux,  le  sabre  nu ,  attendaient  le  »• 

*  gnal  de  l'exécution ,  dénoôment  ordinaire  de  tous  les  procès. 

*  L'ambassadeur,  pour  s'approcher  du  roi ,  eut  à  passer  au  nu- 
lieu  d'une  foule  de  têtes  encore  saignantes.  Les  Anglais  étant 
entrés  en  relation  avec  ce  peuple,  en  recueillirent  des  profils  et 

^  y  trouvèrent  des  dangers.  Charles  Mac-Cartey  (  1823  )  gouver- 
neur des  établissements  d'Afrique,  travailla  à  brouiller  ces 
formidables  Achantis  avec  les  autres  peuples  de  la  côte,  qa^il 
souleva  contre  eux,  mais  à  leur  grand  dommage;  puis  il  leur 
déclara  la  guerre,  pour  son  malheur,  puisqu'il  y  fut  vaincu  et 
tué.  Dans  une  nouvelle  bataille  (1826)  la  mitraille  anglaise  allait 
échouer  encore  contre  Tintrépidité  des  Achantis,  quand  les  îa- 
sées  à  laCongrève  décidèrent  la  victoire,  et  déterminèrent  le  roi 

*  Say-Touto-Kuamina  à  demander  la  paix. 

Le  Bénin,  au  fond  du  golfe  de  Gumée  y  dans  le  vaste  delta  da 
Mger,  compte  beaucoup  de  peuplades  industrieuses  et  bospi- 

<  talières ,  mais  rapaces.  Idolâtres  et  superstitieux  «  ces  nègres 
n'accomplissent  jamais  sans  sacrifices  humains  leurs  e&rémm^ 
religieuses  :  il  faut  que  le  sang  consacre  les  colliers  de  corail, 
qui  sont  la  marque  distinctive  des  nobles.  Le  roi  peut  en  vingt- 

-  quatre  heures  appeler  cent  mille  homnles  aux  armes.  Tous 
maintenant  sont  pourvus  de  fusils.  La  loi  n'admet  aucune 
distinction  dans  ses  rigueurs  :  le  marin  Landolpbe  et  le  natu- 

*  raliste  Palissot  s'efforcèrent  en  vain ,  en  1T97,  de  sauver  un 


COMMSBCB,  INDUSTBIB,  GOLONIBS,  OÉOOBAPHIS.      117 

des  fib  do  roi,  condamné  à  mort  pour  avoir  taé  un  homme  par 
accident. 

L'insalubrité  do  climat  a  toujours  été  un  obstacle  aux  éta- 
blissements formés  sur  cette  côte  par  les  Hollandais ,  les  Fran-- 
çais  et  les  Anglais  :  il  serait  fort  à  souhaiter  que  les  empires  de 
rmtérieor,  tels  que  Bornou,  Fellotha,  Bambara,  Tombooc- 
tou,  Achantis,  pussent  s'affermir,  absorber  les  tribus  errantes, 
et  les  préparer  par  Tunion  à  la  civilisation. 

Le  cap  de  Bonne-Espérance  était  une  colonie  hollandaise, 
lorsqu*en  1795  les  Anglais  s*en  rendirent  maîtres;  ils  la  regar- 
dent aujourd'hui  comme  la  position  la  mieux  choisie  pour  do- 
miner l'Atlantique.  Le  territoire  du  Cap  embrasse  aujourd'hui 
9800  lieues  carrées  géographiques ,  avec  une  population  de 
60,000  blancs,  34,000  esclaves ,  et  30,000  Hottentots  déclarés 
libres,  mais  esclaves  par  le  fait  s'ils  demeurent  sur  la  glèbe,  et 
poursuivis  comme  des  sauvages  s'ils  viennent  h  fuir. 

Cette  colonie ,  relevant  de  la  couronne,  n'a  ni  gouvernement 
représentatif,  ni  législation  locale  élective;  le  pouvoir  est  aux 
mains  d'un  gouverneur,  assisté  d'un  conseil  exécutif.  Ainsi 
déchus  du  droit  de  représentation,  si  cher  à  tous  les  Anglais , 
les  descendants  des  vieux  colons  hollandais  élèvent  d'inces- 
santes réclamations ,  et  contrecarrent  en  toutes  occasions  un 
pouvoir  qui  ne  sait  pas  les  protéger  contre  les  Bosjemanns. 

Les  Cafros ,  dont  le  nom  veut  dire  hérétiques,  turent  ainsi 
appelés  par  les  mahométans  de  la  côte  orientale;  de  là  le  nom 
de  Cafrérie  qui  s'est  étendu  à  toute  l'Afrique  intérieure,  et  que 
les  Hol  landais  conservèrent  aux  tribus  qui  touchaient  leur  colonie 
du  Cap,  et  dont  le  vrai  nom  est  Kaussas  :  race  active  et  belle, 
qui  s'abstient  de  la  chair  du  porc ,  de  l'oie  et  du  poisson  ;  elle 
aime  les  longues  courses,  les  chasses  aventureuses,  les  combats  ; 
des  associations  de  dévouement  ou  de  vengeance  sont  com- 
munes dans  ces  tribus. 

Le  Niger  serait  la  plus  naturelle  et  la  meilleore  de  toutes 
les  rootes  vers  les  contrées  intérieures  de  l'Afrique  :  aussi  la 
lodété  africaine  a-t-elle  mis  tous  ses  soms  à  reconnaître  son 
parcours.  Depuis  Bruce,  Clapperton  etLang,  il  était  reconnu 
que  ce  grand  fleuve  coulait  d*orient  en  oecident ,  Joaqu'à  oe 


118  POPULATIONS  BARllAHBS,   VOYAOBS, 

qu'il  se  jette  dans  l'Atlantique;  mais  le  point  de  sonembou* 
cbure  restait  inconnu.  Les  frères  Richard  et  Jean  Landtr  eotre* 
prirent  de  le  remonter  (  1830  ).  Arrivés  à  Buasa  où  périt  Hoago- 
Park ,  ils  suivirent  le  fleuve,  hérissé  d'écueils  à  cet  endroit, 
et  endurèrent  des  souffrances  de  toutes  sortes  :  dépouilla 
par  les  naturels,  retenus  prisonniers,  tantôt  r^;ardés  taam 
des  demi-dieux ,  tantôt  réduits  à  mendier  parmi  des  peopladcs 
qui  ne  connaissent  rien  de  la  civilisation  que  la  cupidité  de  Tor. 
Enfin,  ils  furent  reconduits  prisonniers  à  la  mer.  Il  resta  démon- 
tré pour  eux  que  le  Niger,  que  les  naturels  appellent  Dgolibaoa 
Quorra,  loin  de  se  réunir  au  Nil  ou  de  se  perdre  dans  la  sables, 
se  Jette  dans  TOcéan  sur  la  côte  de  Guinée ,  auprès  do  cap 
Formose,  après  un  parcours  de  huit  cent  cinquante  lieoes. 

Le  commerce  songea  aussitôt  à  tirer  parti  de  cette  eiplori* 
tion,  et  deux  vapeurs  furent  expédiés  pour  le  Niger  (1833); 
mais  leurs  équipages  furent  décimés  par  les.fièvres;  Richard  Lin- 
der  en  fut  atteint  lui-même,  et  succomba.  Les  Anglais  ea  expé- 
dièrent trois  autres  en  1840 ,  sous  le  capitaine  Frotter;  mais 
assaillis  par  d'affreuses  maladies,  il  leur  fallut  rebrousser  chemiBi 
réduits  à  un  seul  officier  et  à  trois  marins ,  après  avoir  eo  pof« 
perte  dépensé  trois  millions  (août  1841).  Mais  combien  d'é- 
checs avaient  précédé  la  réussite  de  Diaz  et  de  Colomb  ! 

Ce  vaste  Sahara  dont  le  nom  seul  effrayait  la  pensée,  ce  désert 
aride,  peuplé  de  lions  et  de  serpents,  offire,  maintenant  aux 
observateurs  plus  sérieux ,  un  archipel  d'oasis,  chacune  ayant 
sa  peuplade,  ombragée  de  palmiers,  de  figuiers ,  de  grenadiers , 
d'abricotiers,  et  de  vignes.  Il  suffit  de  creuser  dans  les  bas- 
fonds  pour  y  trouver  de  Teau,  de  façon  qu'au  moyen  du  forage 
on  pourrait  changer  la  face  du  désert.  Les  habitants  de  ces  oasis 
sont  industrieux,  aiment  passionnément  leur  pays,  ont  des 
troupeaux  sans  nombre,  avec  des  champs  et  des  jardins  bi«i 
cultivés  :  les  uns  restent  pour  le  travail  intérieur,  les  autres  vi- 
vent en  tribus  nomades,  et  vont  échanger  au  loin  les  produits  de 
leur  sol.  Voyageurs  intiépides  de  ces  déserts,  ce  sont  eux  qui 
nous  fieront  connattre  un  jour  les  mystères  de  l'Afrique  centrale, 
et  de  ce  Tombouetou ,  dont  le  voyage  est  si  périlleux  à  tenter 
pour  nous  Européens ,  tandis  que  les  marchands  de  Tunis 


COMMBIOI,  I2IDUSTBII,  COLONISS,  OITOBAPHIB.     110 

et  #Alger  B*y  rendent  deux  fois  Tan.  L'Afrique  ne  Yerra  sans 
doute  pas  comme  rAmérique  périr  toutes  ses  races  indigènes, 
et  pour  elle  l'esdavage  même  pourra  devenir  un  acheminement 
à  la  dTÎtisation.  Dans  le  voisinage  de  Sierra-Leone  se  trouve 
aojourd'hiii  la  eolonie  de  Libéria,  où  sont  conduits  tous  les 
Boiis  que  Ton  peut  arracher  aux  mains  des  traitants. 

Les  colonies  situées  sur  la  côte  orientale  grandiront  sans 
doute  en  importance,  maintenant  que  l'isthme  de  Suex  va  jouer 
UD  â  grand  rôle,  et  servir  de  lien  entre  TAngleterre  et  le  Beu- 
gle. Aujourd'hui  les  Galles ,  nation  douce  et  hospitalière  dans 
b  paix  antant  qu'implacable  dans  la  guerre ,  s'avancent  du  midi 
pour  envahir  le  nord,  et  semblent  près  de  s'emparer  de  l'Abys* 
sinie  épuisée  :  leur  progrès  serait-il  l'histoire  future  de  l'Afri- 
que?  En  même  temps  l'Algérie  française  s'étend  sur  l'Afrique 
do  nord;  l'exemple  des  Européens  améliore  les  civilisations 
hybrides  de  l'Egypte  et  du  Maroc;  les  comptoirs  de  hi  côte  occi- 
dentale ont  renoncé  au  trafic  de  la  chair,  et  deviennent  des  cen- 
tres d*a£bire8  et  d'éducations  religieuses  (1). 

Madagascar,  grande  tle  à  l'entrée  de  l'océan  Indien,  sur 
la  route  de  la  mer  Rouge,  du  golfe  Persique,  de  l'Indostan, 
des  tles  de  la  Sonde ,  voisine  des  tics  Maurice  et  Bourbon ,  foor- 
oit  un  ébène  précieux  et  des  bois  de  construction;  elle  exporte 
disque  année  trente-deux  mille  bœufs  des  seuls  comptoirs  de 
Tawatawa  et  de  Foulepointe.  Mais  les  habitants  ne  connaissent 
ai  Divinité  ni  pudeur;  et  on  les  jugeait  incapables  de  recevoir 
le  diriatianisme,  lorsque  les  missionnaires  parvinrent  à  pénétrer 
parmi  eux  (1818).  Andrianampovine  fonda  la  puissance  des 
Hovas,  peuple  du  centre.  Plus  tard,  le  roi  Radama,  qui  lui 

'  Les  denrien  voyageora  noua  ont  rapporté  d'horriblea  traits  de  bar- 
barie de  l'Afrique  centrale.  Monléoo  et  Broe  »  qoi  ont  visité  le  Dahomey 
ea  IS44,  y  ont  trouTé  le  despotisme  le  plas  bratal.  Le  roi  Guésoh-Apoj 
ttcrifie  des  hommes  aux  dieux,  et  plas  encore  à  ses  passions.  Il  en  fit 
ésor^er  soixantoquatre  devant  sa  porte  en  une  seule  noit ,  et  d*aatres 
dus  des  flMes.  De  plus ,  il  conserve  avec  soio  nne  race  de  cannibales 
pour  manger  les  chefs  de  ses  ennemis»  ainsi  qu'une  troupe  de  lemmes 
sVNrrIea  et  férooes.  La  castration  dea  ennemis  vaincus  est  en  nsaae 
^as  ce  pays,  oonme  dana  TAbyssiaie. 


130  POPULATIOHS  BABBAWBS,  TOTAGBS, 

succéda  en  1810,  éteadit  son  pouvoir  sur  111e  eoUère,  qui, 
aussi  grande  que  la  France ,  n*a  pas  plus  de  cinq  millions  d*lia- 
bitants  de  toute  couleur.  S^étant  converti  à  la  foi ,  mais  sans 
changer  de  moeurs ,  il  abolit  cependant  la  traite  des  esclaves  et 
rinfanticide  superstitieux.  Mais  Ranavalona,  son  successeur 
(  182B],  ayant  renié  la  foi  chrétienne,  exclut  tous  les  étrangen, 
et  principalement  les  Français. 

Pendant  la  guerre  continentale,  TAngleterre  s'est  emparée  de 
presque  toutes  les  possessions  des  autres  nations.  Il  n*est  resté 
aux  Français  que  le  gouvernement  de  Pondichéry  et  Hle  Bour- 
bon, défendue  par  sa  seule  position.  Ils  ont  occupé  depuis 
quelques  années  les  Marquises,  et  Tarchipel  de  Taîti  dans  le 
grand  Océan.  La  compagnie  des  Indes  hollandaises,  si  florissante 
au  seizième  siècle,  alla  en  déclinant,  et  se  trouvait  en  1730  en  dé- 
ficit de  deux  cent  trente-trois  millions.  En  1780,  les  expéditions 
dirigées  sur  la  Hollande  tombèrent  aux  mains  des  Anglais  :  ce 
qui  força  la  compagnie  à  suspendre  ses  payements  ;  si  bien  que 
les  états  généraux  ordonnèrent  une  enquête  sur  sa  situation,  et 
mirent  sa  ruine  en  pleine  évidence  ;  sa  dissolution  fut  pronon- 
cée en  1808.  Le  gouvernement  prit  en  main  Tadministnition  des 
colonies ,  et  y  envoya  comme  gouverneur  général  le  maréchal 
Daendels.  Ferme  et  vigilant,  il  rendit  aux  naturels  la  liberté  du 
commerce,  mais  en  augmentant  les  services  corporels  indispen- 
sables pour  établir  des  routes  et  des  forteresses.  Il  abolit  le  ré* 
gime  ruineux  des  fermes  concédées  à  des  Chinois,  qui  en  tiraient 
d'énormes  bénéfices  par  toutes  sortes  de  vexations.  Il  mit  un 
frein  aiu  exactions  en  assignant  aux  fonctionnaires  des  salaires 
fixes,  et  réorganisa  toutes  les  parties  de  Tadministration,  en 
même  temps  qu'il  disposa  tout  pour  repousser  les  agressions  des 
Anglais.  Mais  les  flottes  anglaises  interceptaient  tous  lesconvoisi 
de  façon  qu'au  lieu  des  bénéfices  sur  lesquels  on  comptait,  on 
se  trouva  en  face  d'un  énorme  déficit  ;  et  les  princes  indigènes, 
que  Ton  avait  trop  peu  ménagés,  en  profitèrent  pour  soulever  le 
pays.  Les  Anglais  finirent  par  s'emparer  de  Java  en  1811 ,  et  y 
organisèrent  un  gouvernement  modelé  sur  celui  que  Comwallis 
avait  établi  au  Bengale,  laissant  debout  le  régime  municipal, 
tel  qu'il  existait  antérieurement  à  Tislamisine ,  et  en  dépouillant 


OOHHEBCB,  I2IDUSTHIB,  COLONIBS,  OBOOBAPHIS.      J3i 

tous  les  princes  iodigènes  de  leur  autorité.  Java  fut  rendue 
en  1814  à  la  Bollandet  qui  y  maintint  le  système  anglais,  nom» 
nuuit  un  chef  pour  chaque  village ,  et  lui  donnant  à  ferme  l'ex- 
ploitation  des  terres. 

Mais  le  gouvernement,  trouvant  le  revenu  insuflQsant,  força 
les  fermieis  de  planter  des  cafiers,  et  retint  à  son  profit  les  deux 
doqoièiiies  de  la  récolte.  U  en  résulta  une  oppression  intolé- 
rable pour  les  naturels,  qui  vendirent  leur  café  en  contrebande 
aux  étrangers,  surtout  aux  Chinois. 

Quand  cette  denrée  vint  à  baisser  de  prix,  le  gouvernement, 
perdant  une  partie  de  son  revenu,  y  suppléa  par  un  gros  em- 
pnmt  M  taux  de  neuf  pour  cent.  Ne  pouvant  plus  soutenir  la 
eoneorreoce  contre  les  Anglais,  qui  inondaient  le  pays  de  leurs 
mardModises  et  accaparaient  le  café,  toutes  les  maisons  de 
comoierae  se  trouvèrent  ruinées.  Une  compagnie,  dont  le  roi 
lui-roéoM  se  fit  le  chef,  se  constitua  en  1824  pour  tenir  tète  à 
une  ooneuirence  si  redoutable;  mais  le  pays  tomba  d'un  mal 
dans  im  autre.  Diépo  Negoro,  l'un  des  cbe£i  indigènes,  leva  Té* 
tmdard  de  la  révolté;  les  naturels  opprimés  coururent  aux 
armes,  et  engagèrent  une  lutte  à  mort  ;  si  bien  que  la  EoUapde, 
après  avoir  dépensé  trois  cents  millions  en  moins  de  cinquante 
ans,  fut  à  la  veille  d'abandonner  la  colonie. 

Mais  le  général  van  der  Bosch,  nommé  gouverneur  en  1830, 
sVmpara  de  Negoro,  termina  la  guerre,  et  sut  asseoir  une 
administration  meilleure  que  celle  dont  on  avait  fait  l'essai.  U 
exigea  que  chaque  commune  abandonnât  au  gouvernement  un 
cinquième  des  rizières,  pour  y  cultiver  les  plantes  les  plus  prisées 
en  Europe;  moyennant  quoi  il  les  exempta  de  tout  impdt  et  de 
toute  corvée ,  et  même  leur  assura  une  part  dans  les  bénéfices 
de  cette  combinaison.  Il  établit  en  outre  des  ateliers  avec  des 
ouvriers ,  pour  faire  la  récolte  et  les  préparations  sous  des  che& 
'  indigènes  ;  il  parvint  à  vaincre  par  l'appât  du  gain  la  répugnance 
des  naturels  pour  le  travail.  L'exemple  les  engagea  bientôt  a 
cultiver  pour  leur  propre  compte,  et  à  vendre  leurs  produits  à 
la  compagnie,  qui  arriva  à  amortir  une  bonne  partie  de  ses 
dettes ,  et  le  transport  des  denrées  ranima  aussi  la  navigation. 
Gr5ce  aux  Chinois,  méprisés  comme  les  juift,  ®t  pourtant  ïwàish 

11 


IM       POPULATIONS  BABBAASS,  TOYAGIS, 

pensables ,  Java  eut  bientôt  une  culture  et  un  eommcree  florii- 
sant.  En  1889 ,  elle  produisit  cinquante-six  millions  de  kilo* 
grammes  de  café»  quarante  millions  de  sucre,  suixante-hoit 
mille  d*indigo;  et  comme  le  monopole  y  est  aboli ,  tout  bâti- 
ment  y  est  admis  en  payant  un  droit.  La  capitale  de  IHe  est 
régulière,  propre,  active  comme  les  dtés tabllandalses,  et  riuti 
de  végétation  comme  celles  de  l'Asie;  mais  le  climat  tœ  oen 
qui  vont  y  chercher  la  richesse. 

Les  deux  extrémités  de  l'Asie  sont  occupées  par  l'empire  indo* 
britannique  et  par  l'empire  russe,  entre  lesquels  s'étend  Hai- 
mense  territoire  central ,  qui,  dirais  la  soumissioii  des  Éleudics, 
appartient  en  totalité  à  la  Chine.  Ainsi,  ces  deux  pays  ne  eom- 
muniquent  que  par  les  basses  régions  de  la  Bactriane  à  l'extrê- 
mité  sud-ouest,  par  les  plateaux  do  lac  Aral  et  le  rivage  erieatal 
de  la  mer  Caspienne.  Les  convulsions  de  l'Asie  centrale  oot 
poussé  jadis  les  peuples  de  ces  contrées  sur  TEurope,  dont  ib 
ont  ebangé  la  fince;  mais  aijyourd'bui  le  péril  n'existe  plus;  sans 
être  arrivée  à  l'unité  social^  l'Asie  commence  à  r^ler  ses  mou- 
vements, elle  est  moins  étrangère  aux  idées  d'ordre  et  de  tn- 
vail ,  elle  perd  de  ses  habitudes  violentes  :  c'est  une  oeuvre  à  la* 
laquelle bi  Rusrie  et  la  Chine  ont  concouru.  Au  Tibet ,  plv  à» 
cent  mille  individus  mâles  vivent  dans  les  couvents  bouddhistes, 
dont  la  règle  est  très-douce  ;  les  autres  adoptent  l'existence  des 
Cosaques  russes;  et  comme  le  voisinage  de  deux  empires  puis- 
sants leur  permet  moins  de  se  livrer  au  pillage,  ils  sont  em- 
ployés à  en  garder  les  frtmtières ,  à  fournir  des  escortes  aux 
caravanes,  à  servir  d'éclaireurs  dans  les  guerres.  Les  tribus  ou 
bandes  qui  se  sont  maintenues  indépendantes  sont  toutes  ea  ri* 
valité  entre  elles,  et  s'affaiblissent  conséquemmenL  Elles  soot 
d'ailleurs  divisées  en  deux  grandes  catégories  par  le  désert  de 
Cobi  :  celles  do  cAté  du  midi ,  qui  gardent  la  frontière  de  la 
Chine  contre  la  Russie,  ont  abandonné  leurs  coutumes  sauva- 
ges; elles  cherchent  à  obtenir  des  fiiveurs,  des  privilèges,  et 
servent  à  maintenir  les  oonununicatlons  commerciales  entre  les 
deux  extrémités  du  Céleste  Empire.  C'est  de  lui  que  dépend  no- 
minalement la  grande  horde  des  Kirgbises,  éublieà  l'oocidcst 
de  la  nxoungarie,  tandis  que  la  petite  et  la  moyenne  relèveal 


OOMMBBCB,  IHIHJSTBIBt  COLOIIIBB,  gAoGBAPHIB.     123 

delaRottie;  des  tempêtes  de  neiges  «  qui  durent  sonrent  trois 
jours  entiers  s  portent  la  désolation  parmi  ces  peuplades. 

Les  oonirées  qui  ont  pris  tour  à  tour,  des  différents  peuples 
qsi  8*y  sont  suceédé  en  si  grand  nombre ,  les  noms  de  Scythie , 
de  Baetriane,  de  Sogdiane,  Transoxiane,  Touran,  Grande-Bon- 
karie,  Tuikestan,  sont  comprises  entre  Fempire  russe,  les  dé* 
peadanees  occidentales  de  la  Chine,  et  les  hordes  des  Kirghises* 
Les  Turcs-Usbeeks,  qui  y  domment,  n*d)éissent  plus  à  un  chef 
amque;  ils  sont  divisés,  sous  une  foule  de  khans  très-inégaux 
ea  forces ,  Turcs  pour  la  plupart.  Nous  avons  vu  récemment  le 
khan  de  KJbiva  causer  de  graves  embarras  à  Tempire  russe.  Le 
khan  de  Boukhara,  le  plus  important  de  tous ,  possède  les  meil* 
leuies  campagnes,  où  croissent  des  mûriers  et  des  céréales  en 
abondance  ;  mais  le  dixième  du  sol  à  peine  est  cultivé.  La  capi* 
taie,  où  se  pressent  péle-méle  des  Turcs,  des  Usbeks,  des  Persans, 
des  A%hans,  des  Kalmouks ,  n'est  plus  ki  florissante  métropole 
des  Sananides ,  mais  c'est  encore  un  des  centres  de  Finstruction 
musulmane;  dix  mille  étudiants  y  consument  leur  jeunesse  sur 
le  Koran  et  sur  ses  commentateurs.  Samarcande ,  Tancienne 
résidence  de  Tamerlan,  est  vide  d'habitants  ;  Balkh ,  sur  l'Oxus , 
autrefois  la  demeure  des  rois  bactriens  et  la  patrie  de  Zoroastre, 
qui  serrait  d'éch^e  entre  l'Orient  et  l'Occident  pour  le  corn- 
nieree  de  la  moyenne  Asie,  compte  à  peine  deux  mille  habitants, 
parce  que  les  eaux ,  amenées  par  dix-huit  aqueducs  magnifiques, 
ioondent  la  campagne  et  y  exhalent  des  vapeurs  méphitiques.  Le 
khan ,  maître  absolu  comme  tous  les  chefs  turcs ,  fût  tour  à 
tour  des  guerres  sans  profit  ou  des  traités  de  paix  avec  la  Chine, 
ainsi  qu'avec  ses  voisins  du  Kaboul ,  de  Khiva ,  de  Kundouz. 
Les  hal>itants  de  ces  vastes  contrées  se  livrent  à  un  commerce 
aedf ,  trafiquant  jusqu'avec  l'Indoustan  par  le  Kachemyr.  Le 
Kaboul  aeul  est  traversé  tous  les  ans  par  plus  de  deux  mille 
chameaux;  d'autres  se  dirigent  par  Balkh,  Kashgar,  Yergend , 

• 

'  Ea  ISS7,  OB  de  œs  oongVM  de  neige,  qv'on  appelle  barantt  chaesa 
nn  Saimtov  les  troupetax  de  la  horde  intérfeiire,  entre  TOural  méri- 
dkwal  ei  le  Volga,  et  il  y  périt  2S0,000  dievaux,  30,000  bète«  à  cornes, 
10,000  chameaux,  et  plus  d'un  million  de  moutons.  (  HcnaouiT.  ) 


124  POPULATIONS  BABBABSS,  T0TAGB8, 

vers  la  Chine,  d*où  Boukhara  seule  tira  en  1SS9,  selon  k 
voyageur  Bûmes,  neuf  cent  cinquante  charges  de  thé.  I>es 
chargements  considérables  d'opium  ,  expédiés  de  Perse  dans  le 
GélesteEmpîre,  traversent  également  Boukhara. 

Ces  grandes  invasions  qui  ont  fait  jadis  trembler  FEorope 
sont  devenues  impossibles  aujourd'hui ,  grâces  aux  divisioiis 
politiques  de  ces  contrées,  où  les  populations  se  sont  raréfiées 
par  le  manque  de  subsistances  :  ainsi  les  difficultés  même  y 
viennent  en  aide  aux  premiers  pas  de  la  civilisation ,  et  aux  re> 
lations  pacifiques  introduites  par  la  Chine  et  la  Russie. 

Les  peuples  occidentaux  de  l'Asie,  ces  guerriers  sans  frein 
naguère ,  prennent,  comme  les  Cosaques ,  des  habitudes  séden* 
taires  :  les  populations  se  groupent  dans  les  villes  et  se  fixent  sur 
le  sol  ;  et  bien  que  ces  Afghans,  ces  Usbecks  et  ces  TurkomaDS 
soient  fort  loin  de  la  discipline  européenne,  ils  ont  renoncé  aoi 
habitudes  désordonnées  des  hordes  primitives.  La  Tartane, 
d'où  sortirent  les  dévastateurs  de  l'Asie  et  de  l'Europe,  reo- 
ferme  maintenant  un  grand  nombre  de  populations  que  le  boud- 
dhisme a  pacifiées.  Des  caravanes  russes  traversent  les  steppes 
des  Kirghlses ,  le  Turkestan  ,'Khiva,  la  Turkomanie  ;  la  Russie 
y  envoie  des  négociateurs,  et,  à  leur  suite ,  des  géomètres,  des 
naturalistes.  Tout  enfin  annonce  que  l'Asie  est  destinée  à  passer 
un  jour  sous  la  domination  ou  au  moins  sous  le  protcetont 
des  Européens.  L'Europe ,  comme  une  souveraine  qui  veut  re- 
connaître les  pays  soumis  à  son  obéissance ,  s'en  va  visiter  ses 
anciennes  conquêtes  et  en  préparer  de  nouvelles ,  parfois  dans 
le  pur  intérêt  de  la  science  et  de  la  vérité. 

L'ère  de  la  navigation  scientifique  fut  inaugurée  par  le  célèbre 
Cook  (1769).  Il  avait  été  choisi  pour  commander  le  na?ire  expé* 
dié  dans  Tautre  hémisphère  à  l'effet  d'observer  le  passage  de 
Vénus  sur  le  disque  du  soleil.  L'expédition  se  rendît  à  Taïti, 
que  l'on  avait  signalé  comme  le  point  le  plus  ftvorable  à  ses 
observations.  Tandis  que  les  savants  contemplaient  le  ciel, 
Cook  portait  ses  regards  sur  la  terre,  reconnaissant  ou  déeoo- 
vrant  de  nouvelles  lies  dans  la  mer  du  Sud.  Ame  de  feu  dans  on 
corps  de  fer ,  hardi  à  concevoir,  résolu  dans  l'action,  fécond  en 
expédients ,  indomptable  dans  les  traverses ,  il  réprimait  la 


COMMEECB,  INDUSTAIB,  C0I.0NIE8,  OtiOOBAPHIB.      I2S 

BMitinerie  de  ses  équipages  avec  un  impérieux  sang-froid,  assez 

Toisin  souvent  de  la  cruauté. 

SùD  voyage  auKHir  de  la  Nouvelle-Zélande  détruisit  l'opiniou 
qa*dle  faisait  partie  d'une  vaste  terre  australe.  Beaucoup  néan- 
moins s'obstinaient  à  croire  à  un  continent  méridional.  Pour 
8*ai  assurer,  une  nouvelle  expédition  fut  entreprise  ;  et  Cook  par- 
tit avec  les  deux  bâtiments  la  Résolution  et  l'Aventure  (1772). 
Ua  întér^  universel  accompagna  ce  grand  voyageur ,  député, 
pov  ainsi  dire,  par  toute  l'Europe  pour  porter  ses  arts  à  ces 
peuplades  sauvais,  et  réparer,  à  Faide  du  christianisme  les 
cnmes  de  Pizarre  et  de  Yalverde.  Grand  nombre  de  savants  rac- 
compagnaient :  Banks,  Green,  Sparrmao,  Solander,  Ander- 
SQu.  C'était  une  académie  qui  tenait  ses  séances  sur  deux 
frégates.  Cook  passa  en  serpentant  à  travers  un  archipel  mal 
imiiqiié  jusqu'alors,  et  qu'il  appela  les  NouveUes-Hébrides;  il 
povsa  ensuite  vers  d'autres  terres  auxquelles  il  donna  le  nom 
de  Sandwich,  les  plus  méridionales  que  Ton  eût  encore  visitées, 
lûBtes  couvertes  de  glace.  Après  avoir  couru  plus  de  vingt  mille 
lieues  marines  au  delà  du  cap  de  Bonne-Espérance,  il  revint 
€Q  Angleterre  après  une  absence  de  trois  ans. 

L'idée  d'un  grand  continent  austral  une  fois  abandonnée  (  à 
moins  de  le  supposer  relégué  à  de  telles  profondeurs  dans  le 
pèle  sud  qu'on  n'en  pourrait  rien  espérer  en  fait  de  richesses  ni 
de  colonies),  il  restait  encore  douteux  s'il  existait  un  passage 
antre  les  mers  au  nord-ouest.  Le  gouvernement  anglais  proposa 
vingt  mille  livres  sterling. à  qui  le  découvrirait.  Cook  s'offrit 
poar  cette  expédition  (1776).  U  chargea  sur  ses  navires  des  bes- 
tiaux qu'il  destinait  aux  îles  du  Sud,  et  reparut  de  nouveau  sur 
(et  aneien  théâtre  de  sa  gloire,  où  il  laissa  ses  présents.  Il  re- 
monta ensuite  vers  le  nord,  pour  y  rechercher  le  passage  :  il  tou- 
cha à  Textrémité  la  plus  orientale  du  contineot  américain,  séparé 
à  peine  de  TAsie  par  une  distance  de  treize  lieues  ;  et  il  vérifia 
la  laigeur  du  détroit  de  Behring*  Il  lui  fallut  reculer  devant  les 
ghees;  et,  toumantses  voiles  vers  le  pôle  antarctique,  il  traversa 
use  moitié  du  g^be ,  visita  de  nouveau  les  lies  Sandwich,  où  il 
reçut  d'abord  lejneilleu^  accueil.  Mais,  voulant  réprimer  l'invin- 
cible penchant  ^  ces  peuples  au  vol ,  il  provoqua  la  colère  de 

u. 


136  POPULATIOKS  BABBABfitf  YOYAGBS, 

ces  fauvages,  qui  regorgerait,  et  oatngèrent  le  cadam  de 
l'homme  qu'ils  avaient  révéré  comme  un  demi-dieu. 

Gook  fut  médiocrement  heureux  en  ftit  de  déoouvertei;  car 
ses  voyages  répondirent  négativement  à  deux  questioiis  que  la 
expéditions  postérieures  ont  résolues  affirmativement.  Sa  re- 
nommée cependant  fut  immense,  et  elle  taX  méritée;  car  il  ex- 
plora plus  de  pays  qu'aucun  de  ceux  qui  Pavaient  devaneé.  Son 
mérite  particulier  fut  le  soin  qu'il  donna  à  la  santé  de  ses  éqai* 
pages,  dans  des  campagnes  où  il  les  transportait  deux  ou  tnà 
fois  de  la  ligne  aux  deux  pôles.  Il  rendit  compte  des  détails  et 
ses  expéditions  dans  des  relations  simples,  qui  poftent  le  cadMt 
de  la  vérité.  On  n*avait  pas  encore  lu  de  roman  qui  attachât 
plus  que  de  semblables  récits,  où  Ton  voit  les  soins  qu'il  preaatt 
de  ses  compagnons,  son  habileté  patiente  pour  adoudr  llrâmeor 
des  sauvages,  et  la  civilisation  européenne  prenant  posseaioB 
d'un  monde  qui  s'élargissait  pour  en  recevoir  les  fruits,  fl  monrot 
sur  le  champ  de  bataille  ;  et  sa  mort  6t  oublier  les  torts  du  sea- 
timent  jaloux  qui  le  poussait  à  changer  la  dénomination  des 
terres  déjà  découvertes  par  les  Français  et  les  Hoibndais. 

Gook  avait  pris  à  eoeur  particulièrement  la  If  ouvelle-HoUaiidi 
comme  une  terre  féconde  et  riche,  ce  qui  engagea  le^gouver- 
nement  anglais  à  y  ft>nder  la  colonie  de  Botany*Bay.  Le«a|ii- 
taine  Philips  (  1783  ),  expédié  dans  ce  but,  trouva  la  position  de 
Port-Jakson  plus  favorable  ;  et  la  colonie,  quoique  composée 
en  grande  partie  de  malftiiteurs ,  ne  tarda  pas  à  prospérer.  I>e 
là  des  explorations  hardies  furent  poussées  sur  les  cdtes  voisinei, 
où  Ton  forma  des  établissements  qui  purent  feamîr  de  l'caaet 
des  havres  pour  la  chasse  aux  phoques. 

Ainsi  l'attention  se  reportait  sur  des  pays  que  pendant  deox 
siècles  l'Europe  avait  oubliés,  et  l'on  donna  le  nom  d^Oeéaaie  à 
cette  cinquième  partie  du  monde,  en  y  comprenant  le  ooiitiDeat 
de  l'Australie  et  les  lies.  Cette  moitié  de  la  surface  du  globe  était 
habitée  seulement  par  25  millions  d'individus  :  moitié  de  la  terre 
très-intéressante  pour  l'étude  de  la  nature  comme  pour  eeHe 
de  Thomme;  où  toutes  les  races  semblent  s'être  donné  readei* 
vous,  depuis  l'albinos  jusqu'au  nègre,  depuis  le  géant  jusqa'ae 
(!>  gmée  ;  où  la  société  patriarcaile  oofodoie  les  trAus  «Qthfo* 


GOMItUIGBY  IHftUftTBIl,  COLOlfIBS,  OBOOBAPRIB.     127 

po|iliagcB;  où  des  natàonB  d^nne  eifilisatioa  aneieDne  toochent 
atepenples  cnfmti.  Lanature,  oomme  une  insulta  à  l'espèce 
famne,  y  •  miBles  idoB  intelligents  des  singes  à  e6lé  des  plus 
idiots  CDtre  les  hommes;  une  riante  fégétation  y  contraste  avec 
1»  miDes  occasionnées  par  les  volcans  ;  on  y  voit  les  animaux 
et  les  végétaux  les  plus  étranges ,  une  mer  tranquille  agitée 
toutàeoop  perdes  ouragans  et  des  trombes  épouvantables;  des 
templea  d*nne  antiiiulté  immémoriale,  et  des  Ilots  sortis  d*hier 
du  sein  des  flots.  Les  formes  de  gouvernement  offrent  la  même 
variété:  id  latrâm,  plus  loin  la  monareUe,  variété  à  laqudle  se 
joint  celle  des  conquérants  qui  y  dominent  ou  y  ont  dominé, 
Anglais,  Portugais,  Espagnols,  Hdlandais,  Américains.  Quant 
à  la  Ptranee ,  qui  a  en  dans  ces  découvertes  une  si  large  part , 
fl  ne  hd  an  reste  rien. 

Hais  ee  qui  est  plus  merveilleux  encore,  s*il  est  possible, 
c'est  de  contempler,  dans  ces  régions,  le  travail  de  la  nature,  à 
Bssnreqa'elleconstrult  de  nouvelles  terres.  Des  coraux  et  des 
madiépoiuB  éèèvent  du  fond  de  la  mer  leurs  noiUe  rameaux,  les 
oitielacent  de  manière  à  en  faire  un  obstacle  Insurmontable  aux 
fipégates  elles*mêines,  et  finissent  par  entourer  d'une  ddture  une 
certaine  étendue  d'eau  qui,  bientôt  remplie  par  les  dép4ts  ma- 
rins et  par  d'autres  polypes,  derient  une  lie.  Cest  ainsi  qu'on 
en  voit  apparaître  de  nouvelles  chaque  année;  quelques-unes 
f^dèventdéjà  mijestueusement  au-dessus  de  la  mer,  changées 
CB  un  eol  fertile  ;  d'autres  se  montrent  à  peine  à  fleur  d'eau, 
revêtues  seulement  du  gracieux  feuillage  du  pondanus  odorant, 
qui  oCfre  aux  naufragés  qui  s'y  trouvent  jetés  le  lit  et  la  nourri* 
ture.  Celles-ci  se  cachent  commeun  piège  sous  les  eaux  ;  celles-là 
se  dressent  perpendiculairement  du  sein  d'abtmes  dont  la  sonde 
tt'aUsHit  pas  le  fond.  Ailleurs  ces  rescift  de  corail  créent  des 
baies  et  des  anses  autour  des  aneiennes  fles,  ou  obstruent  celles 
qui  existent  ;  et  peut-être  le  temps  viendrait- il  qu'étendant  leurs 
tamlflcations  d*!le  en  fie,  ils  transformeront  en  un  vaste  conti- 
nent cet  immoise  drohipel. 

Les  voyages  récents  ont  prouvé  qu'il  existe  dans  les  ties  de 
rooéanîe  un  système  de  langues,  dont  on  a  esuyé  de  rapporter 
à  une  langue  générale  antérieure  les  nombreuses  ressemblances  : 


128      ^  POPULATIONS  BABBABE8,  TOTAOBS, 

langue  qui  aurait  laissé  des  traces  sur  des  pcniits  très-éleigDés 
les  uns  des  autres,  dont  les  Idiomes  offrent  autant  de  rapports 
qu*en  auraient  les  dialectes  de  provinces  cootiguës^  tandis  que 
ceux  des  points  intermédiaires  en  diffèrent  considéiableineDt 
La  linguistique  a  ainsi  rapproché  des  peuples  entre  lesquels  on 
n^aperçoit  pas  d*autre  lien ,  et  qui  se  trouvent  disséminés  sur 
quatre-vingt-dix  degrés  de  longitude.  Le  plus  grand  orientaliste 
de  notre  époque,  Guillaume  de  Humboldt,  a  poussé  très-loîa 
l'étude  de  ces  langues;  et  dans  son  ouvrage  posthume  sur  le 
ka vi ,  langue  liturgique  et  littéraire  des  anciens  Javanais,  il 
poursuit  les  affinités  et  les  développements  de  toutes  les  langues 
océaniennes,  non  par  curiosité  de  grammairien,  mais  pour  ùin 
connaître  toute  la  variété  des  formes  de  la  pensée,  et  ajouter  à 
Tintelligence  des  monuments  et  des  traditions.  Gomme  Guil- 
laume Schlege! ,  son  émule  en  savoir  et  en  sagacité,  il  ne  Unité 
pas  la  comparaison  des  langues  aux  mots  seuls;  mais,  sans  né- 
gliger ceux-ci,  il  examine  tous  les  rapports  des  formes  gran- 
maticales.  Il  arrive  de  la  sorte  à  constituer  cinq  groupes  de 
langues  :  le  malais  et  le  javanais,  Tidiome  des  Gélèbes,  oelui 
•de  Madagascar,  celui  des  Philippines  et  de  Formose;  enfin  le 
dernier,  comprenant  les  langues  de  la  Polynésie  orientale,  dont 
les  dialectes  principaux  sont  ceux  des  ties  Tonga,  Sandvich,  de 
la  Nouvelle-Zélande,  et  de  Taîti. 

La  grande  tle  ou  le  continent  de  la  MouveUe-Hollande  offre  ua 
aspect^  stérile  et  monotone,  habitée  par  une  race  noirAtoeaus 
formes  grêles.  Les  animaux  et  les  plantes  y  semblent  cQntr^ 
•dire  nos  idées  et  nos  classifications.  Là,  daos  un  sable  aride, 
s'élèvent  des  arbres  gigantesques;  les  orties  et  les  fougères  jr 
rivaliseraient  avee  nos  chênes  ;  mais  on  feuillage  rude  et  blaa- 
diâtre  y  remplace  la  riante  verdure  de  nos  forêts.  Là  maoqueat 
tous  les  fruits  qui  sont  ailleurs  la  nourriturcde  TlHunaie;  let 
.Mimaia  qui  vivent  sur  la  terre  y  sont  rares,  tandis  que  les  oi- 
aeaux  et  les  plus  beaux  coquillages  y  abondent,  le  chica  seul  y 
vit  à  rétat  domestique  ;  le  cygne  y  est  noir  ;  un  autre  aniaisl 
{d'ornitk0rinçue)y  tient  tout  ensemble  du  quadrupède,  du  rep- 
tile, du  poisson  et  de  Toiseau.  On  trouve  dans  ce  pays  ua  volein 
qui  jette  des  fiammes,  mais  point  délave;  de  grands  fleuves 


OOMMBBCXt  IRDUSTBIB,  COIiOllIBS,  OÉOOftAPHIB.     129 

ae  préainlmt  des  montagoes,  mais  ilg  se  réduisent  à  un  fliel 
(Teao  avant  d'arri?er  à  la  mer.  Là  les  montagnes  n'ont  point  de 
vallées,  et  sous  ee  elîmat  favorisé  da  ciel  vit  une  race  dégénérée 
qui  mérite  à  peine  Je  nom  d'hommes.  Difformes  et  faibles  de 
eerps,  sans  notion  d'aucun  art  ni  de  la  prosnriété,  ces  naturels 
vifcnt  abandonnés  à  de  grossières  superstitions. 

On  ignore  comment  se  sont  peupléi»  les  innombrables  petites 
Iles  de  la  Iflicronésie  semées  sur  la  vaste  étendue  de  TOoéau  : 
les  uns  en  font  remonter  l'origine  aux  Phéniciens  «  les  autres 
aux  Japonais ,  ceux-ci  aux  habitants  de  Java  ;  ceux-là  les  consi* 
dèreat  comme  les  restes  d'un  grand  continent  submergé.  L'u- 
nité de  leur  origine ,  outre  la  conformité  de  langue  dont  nous 
avons  parlé,  se  trouve  établie  par  certaines  coutumes  générales 
ea  debors  des  besoins  naturels,  et  par  certaines  analogies  de 
euhe.  11  semblerait  qu'à  une  race  primitive  d'autres  sont  venus 
slneorporer,  lesquelles,  possédant  des  droits  à  des  degrés  divers, 
ont  constitué  différentes  castes.  Le  plus  grand  nombre  de  ces 
groupes  obéit  à  des  rois  qui  commandent  à  d'autres  chefs.  Ils 
difièrent  de  religion,  mais  tous  croient  à  la  Divinité,  un  grand 
nombre  d'entre  eux  à  la  trinité>  à  la  vie  future,  et  à  rexpiatioa; 
ils  ont  sur  la  cosmogonie  les  idées  les  plus  bizarres,  et  qui  varient 
à  TinGni.  Quelques-uns  offrent  à  Dieu  les  prémices  des  biens  de 
la  terre;  le  plus  grand  nombre  croit  l'apaiser  par  des  sacri- 
fices humains,  en  torturant  leurs  victimes  sur  les  marches  de 
leur  moral,  autels  et  tombeaux  autour  desquels  ils  se  réunissent 
comme  les  druides  gaulois  autour  de  leurs  dolmens.  Ils  célè- 
brent la  victoire  en  mangeant  leurs  ennemis.  A  la  Nouvelle 
Uollande,  on  sacrifie  des  hommes  au  génie  du  mal.  La  famille 
est-elle  trop  nombreuse?  la  mère  pose  le  doigt  sur  la  fontanelle 
de  son.  nouveau-né,  et  le  tue.  Us  trouvent  naturel  de  se  manger 
eutre  eux  parce  que  les  poissons  et  les  autres  bêtes  en  font  autant  ; 
oiais  ils  dévorent  leurs  ennemis  encore  plus  volontiers ,  parce 
qu'ils  supposent  qu'en  détruisant  le  corps  ils  détruisent  aussi 
l'âme,  qui  vient  alors  augmenter  la  leur.  Tous  ces  effets  de  la 
iopentition  sont  d'autant  plus  étranges,  que  les  Polynésiens  sont 
par  caractère  pacifiques  et  doux.  • 

Le  docteur  Chamisso,  Uuperré,  d'Urville,  ainsi  que  les  Russes 


110  MV0I.ÂTI01IS  BAMBABI8,  TOVIOIB, 

Ltttko  et  Blartins,  portèrent  saeceerivanent  la  himièra  nr  Pv- 
cfaipel  des  Carolines.  Ce  fut  en  rhonneor  du  roi  Gharki  n  qw 
ee  nom  leur  fut  donné  par  rEtpognol  Lorenxo,  qnl  le  preoiMr  dé- 
eouvrit  une  deoes  ttesen  1068;  les  Toyageon  qoi  Tinrent  aprii 
lui  en  virent  d'autres  auxquelles  ils  appliquèrent  le  mtee  non, 
pensant  que  c'était  toujours  la  même.  Bientôt  les  mîssionnaira 
accoururent  de  Manille,  et  firent  mieux  oonnattre  ees  groupa; 
mais  ils  réussirent  peu  dans  leurs  efforts  pouryûiiredesoonw* 
aions.  Cet  archipel  resta  oublié  jusqu'au  moment  où  tÂntUope^ 
navire  de  la  compagnie  anglaise,  commandé  par  Henri  Wifara, 
se  brisa  sur  les  rochers  des  tles  Pelew  (1793).  Quand  la  tempête 
œssa  et  que  le  jour  reparut,  ils  aperçurent  la  terre,  et,  se  jetasl 
dans  les  chaloupes  et  sur  des  radeaux,  ils  Tatteignirent.  Cétait 
une  tie  déserte,  soumise  au  roi  Pelew,  qui  envoya  du  monde  es 
aide  à  ces  naufragés,  si  bien  qu'il  s'ensuivit  des  rapports  d'aailtié, 
au  milieu  de  Tétonnement  qu'ils  se  causaient  réelproquenieot 
Les  Européens  secoururent  ce  roi  contre  ses  ennemis  ;paîi 
ils  réussirent  à  construire  un  bâtiment  sur  lequel  ils  partirent 
Le  fils  du  roi  voulut  les  suivre  ;  il  se  fit  instruire  à  Londrei, 
où  il  mourut  de  la  petite  vérole. 

Le  naufrage  du  Mentor,  bâtiment  américain,  fit  ooooattra 
les  tles  Martz,  Chiangle,  Lord-North  et  des  Martyrs.  Quant  toi 
Carolines  proprement  dites,  Martine,  Morrell  et  dlJrville  ci 
parlent  comme  de  pays  enchanteurs  pour  leur  climat,  peoplâ 
d'une  race  belle,  industrieuse  et  vaillante,  remplie  d'égards  d^ 
lieats  envers  les  femmes,  et  étrangère  à  ces  mœurs  lasctves  qui 
paraissent  générales  dans  l'océan  Pacifique.  Leurs  tissus  se  fout 
remarquer  par  leur  finesse. 

Il  serait  trop  long  de  redire  les  aventures  bizarres  par  suite 
desquelles  tantôt  un  bâtiment  perdu,  tantôt  un  baleinier,  taa- 
tôt  un  naufragé,  amenèrent  la  découverte  de  pays  qui  avaient 
échappé  aux  recherches  attentives  des  expéditions  les  miesK 
combinées.  Ainsi  en  1785  le  capitaine  d'un  navire  de  la  compa- 
gnie des  Indes,  ayant  jeté  l'ancre  au  port  de  Penang  pour  iàtt 
eau,  fîit  aperçu  par  la  fille  du  roi,  qui  s'en  aHa  prier  son  pèn 
de  le  lui  donner  pour  mari,  fille  obtmt  ee  qn*éUe  aoobaitsit; 
rae  luifut  aceordéepour  dot,  et  Theureux  marin  la  vendit  trente 


COMJnBCB»  INDUgnil,  GOLOmiB,  6i06BAPHlJK.     131 

» 

flûfle  lifics  storUng  à  la  compagnie  des  Indes,  qui  lui  donna  lé 
nom  de  Prince  de  Galles,  et  en  fit  son  principal  entrepôt  pour 
la  eommefee  de  ropiam.Bateman,  en  se  rendant  de  la  terre  de 
Tan-Diénien  an  port  Philips,  trouva  chez  les  naturels  certains 
vestiges  de  nos  connaissances  et  de  nos  arts;  il  en  devina  la  cause 
quand  il  rencontra  un  blanc  qui,  abandonné  là  depuis  1808 , 
avait  féea  près  de  quarante  ans  parmi  les  indigènes,  à  qui  il 
avait  ap^is,  nouveau  Robînson,  ce  qu*il  savait  des  arts  de 
PEurope. 

Les  tien  de  la  Société  ont  été  décrites  par  beaucoup  de  voya- 
geon:  la  nature  y  est  riante,  les  mœurs  y  sont  douces  et  aima<* 
blés,  leaol  y  est  fécond.  Les  poètes  et  les  romanciers  ont  célébré 
les  habitiides  enjouées  et  hospitaltères  des  habitants  de  Tafti, 
cette  rdne  de  roeéan  Pacifique,  Les  colons  anglais,  informés 
des  iaoïneiiees  ressources  que  l'arbre  à  pain  pouvait  offrir,  de- 
nandènot  au  gouvernement  de  leur  en  procurer.  Le  lieute* 
natt  Blig  fut  en  conséquence  expédié  à  Taîti  (  1787)  où  il  en 
embarqua  plus  de  mille  pieds ,  avee  autant  d'eau  qu'il  en 
laBaitpoar  les  arroser;  mais  son  équipage  révolté  l'abandonna 
eo  nm  dans  une  chaloupe,  avec  dix-neuf  hommes  qui  lui 
étaientrestés  fidèles.  Sans  perdre  courage,  il  continua  sa  route, 
nt  résister  à  toutes  les  souffiranees  de  sa  position  ;  et  après  un 
tiajet  de  douze  cents  lieues,  il  atteignit  Coupang,  dans  If  le  de 
Timor,  où  le  gouverneur  hollandais  lui  fit  l'accueil  que  méri- 
tttcat  son  infortune  et  sa  constanée.  De  retour  en  Angleterre, 
Blig  y  obtint  justice,  et  fut  promu  au  commandement  d'une 
nouvelle  expédition  qui  arriva  en  huit  mois  à  Talti.  Il  réussit 
à  faire  un  nouveau  chargement;  et  deux  ans  après  il  était  de 
retour  en  Angleterre,  sans  avoir  perdu  un  seul  homme  de  son 
équipage.  Ijbs  colons  anglais  obtinrent  ainsi  cet  arbre  précieux  ; 
mais  ils  n'en  tirèrent  pas  tous  les  avantages  qu'ils  en  espéraient, 
rar  les  esclaves  à  l'alimentation  desquels  ils  le  destinaient  pré- 
fèrent h  son  firuit  celui  du  bananier. 

Vingt  ans  après  le  voyage  de  Gook,  Vancouver  vinta  la  volup- 
toeuse  Taîti  ;  mais ,  au  lieu  de  ses  beaux  et  joyeux  habitants,  il 
n*y  trouva  qu'une  population  livide,  décharnée,  en  proie  aux 
guerres  dviles.  Cest  ainsi  qu'ils  s'étaient  modifiés  par  le  oontact 


193  POPDLlTIOlfS  BASBABBS,  TOYAOSS, 

des  Européens.  Celte  simplicité  naïve  qui  avait  tant  charmé  les 
premiers  navigateurs  avait  dispara  tout  à  fiiit  ;  et  la  feinte,  Ti- 
vidité,  fruits  de  la  civilisation,  s'étaient  introdoites  pmni  eux 
avant  les  vertus  qui  y  mettent  un  frein .  Les  besoins  s'étaient  a^ 
crus,  mais  non  les  moyens  de  les  satisfaire  ;  la  raoe  s'était  altém 
par  l'effet  des  maladies  importées  dans  le  pays  ;  et  lorsque  Cook 
y  comptait  cent  mille  habitants,  Forster  cent  quarante-cinq 
mille ,  les  missionnaires  n'en  portaient  plus  le  nonâbre  qu'à  sept 
mide  en  1828.  Ils  rafifolent  aujourd'hui  des  armes  et  des  W^ 
inents  de  TEurope  :  peu  leur  importe  qu'ils  soient  en  haltloBS, 
usés  ou  neufs,  trop  larges  ou  tropétroits^d'hommeoudefemne, 
de  juge  ou  d'arlequin  :  aussi  les  matelots  mettant  à  cootrilntioo 
nos  boutiques  de  fripiers  pour  le  trafic,  on  a  vu  les  Taitiensseï» 
vaner  dans  l'accoutrement  le  plus  étrange  qu'on  puisse  imagioer. 

L'introduction  du  christianisme  a  aussi  produit  bien  des  chut- 
gements  dans  ce  pays.  Les  missionnaires  avaient  aowné  avec 
eux  un  cheval  qui  émerveilla  les  naturels,  comme  l'avait  déjà 
fait  celui  de  Cook;  ils  firent  aussi  venir  une  presse  ;  et,  en  1817, 
le  roi  en  personne  voulut  tirer  les  premières  feuilles  de  l'Évas* 
gîle  de  saint  Luc,  traduit  dans  la  langue  indigène  :  ce  fiitune 
fête  et  on  étonnement  pour  tout  le  pays.  Taîti,  en  1823,  t'eti 
déclarée  indépendante  des  Anglais  ;  et  elle  est  gouvernée  par  va» 
reine  du  nom  de  Pomaré.  Les  missionnaires  y  ont  conservé  de 
Tinfluence. 

Les  missions  rencontrèrent  plus  d'obstacles  dana  la  NouveHe- 
Zélande ,  en  raison  de  la  discorde  qui  existait  entre  les  cbeft  et 
l'orgueil  qui  caractérise  ces  populations;  elles  sont,  do  reste, 
très-courageuses,  très^actives,  et  très-propres  au  service  à  bord 
des  navires.  Ces  indigènes  font  trafic  de  leurs  boia  de  coBStra^ 
tioQ  et  de  leurs  chanvres,  qui  sont  excellents;  et  l'habitude  du 
travail  finira  sans  doute  par  modérer  leur  humeur  indomptable. 

La  Grande-Bretagne,  impuissante  à  nourrir  hi  populatioD 
de  ses  trois  royaumes ,  prend  soin  de  lui  trouver  des  déboochés 
au  dehors.  Elle  a  déjà  formé  beaucoup  d'établissements,  colonisé 
sur  plusieurs  points  la  Nouvelle-Zékmde ,  les  divers  archipels 
de  la  Polynésie;  elle  travaille  à  se  rendre  mattvesse  de  toute 
In  Nouvelle  Hollande.  Une  compagnie  sud-australiCDoe  s'est 


COMMEBCB,  llfOUSTBIS,  COLOfilBS,  GÉOG^APHIB.     1S3 

■ 

fonnée  dans  ce  but;  elle  a  fait  choix  pour  ses  opérations  d'un 
territoire  aux  environs  de  Port-Lincoln,  qui  n*a  pas  moins  de 
quatre  eent  vingt  milles  carrés ,  et  où  les  transports  sont  faciles. 
Afin  de  prévenir  les  désordres  qui  auraient  pu  résulter  d'une 
mauvaise  répartition  des  terres,  le  sol  entier  a  été  déclaré  pro- 
priété publique  :  personne  ne  peut  en  obtenir  à  titre  gratuit  ; 
ehaam  ainsi  n'en  prend  que  ce  qu'il  peut  exploiter,  et  l'argent 
que  produisent  les  ventes  sert  à  payer  le  passage  des  émigrants. 

An  lieu  d'enfermer  les  délinquants  dans  des  prisons  où  ils 
achèvent  de  se  corrompre,  on  a  reconnu  que  mieux  vaut  les 
transporter  sur  des  rivages  éloignés,  où,  cette  déplorable  tra- 
ditioQ  de  crime  et  d'infamie  qui  conduit  quelquefois  à  de  nou- 
veaux méfaits  une  fois  rompue,  on  y  voit  le  voleur,  le  meurtrier, 
l'impudique  devenir  lescheCs  d'une  famille  honnête.  Les  Russes 
ont,  pour  cela,  la  Sibérie;  l'Espagne,  les  Présidios  d'Afrique; 
le  Portugal  et  la  Hollande  ont  le  Mozambique  et  les  Indes.  En 
Angleterre,  où  le  roi  jure  à  son  couronnement  de  faire  exécu" 
ter  la  justice  avec  miséricorde,  la  peine  de  mort  peut  toujours 
être  commuée  ;  il  est  donc  important  d'avoir  un  lieu  de  dépor- 
tation. Lorsque  l'Angleterre  perdit  l'Amérique ,  on  songea  à  le 
chercher  en  Afrique  ;  mais  Banks  fit  préférer  Botany-Bay ,  dans 
la  Nouvelle-Hollande  :  onze  bâtiments  y  portèrent  sept  cent 
soixante  convicts  ou  condamnés ,  un  certain  nombre  de  colons 
libres ,  quelques  soldats ,  des  magistrats ,  avec  les  approvision- 
nements nécessaires.  Mais  on  ne  trouva  pas  dans  ce  lieu  tout 
ce  que  promettait  la  richesse  végétale  du  sol  ;  la  colonie  fut 
doue  transférée  à  Parramata  (1784),  et  bientôt  le  port  Jackson 
et  la  ville  de  Sidney  acquirent  une  grande  prospérité.  Le  gou- 
vernement transporte  à  ses  frais  des  condamnés ,  qui ,  dans  ce 
pays  lointain ,  n'ont  ni  à  rougir  en  présence  les  uns  des  autres, 
ni  l'espoir  de  déserter.  Arrivés  là ,  ils  sont  mis  au  service  des 
colons  libres;  les  uns  se  comportent  bien ,  et  se  relèvent  mora- 
lement; d'autres  se  mettent  à  battre  les  bois  {bushrranger)i 
cependant  une  espèce  d'opprobre  pèse  sur  ces  condamnés,  même 
après  l'expiation  de  la  peine  ;  aussi  ne  vont-ils  jamais  de  pair 
avec  les  autres  habitants. 

Les  progrès  de  la  Nouvelle-Galles  méridionale  furent  plus 

Î2 


1S4  FOraLàTIORt  BAlBABia,  TOTAfttt, 

rapides  que  ne  le  ftirent  JamaiB  ceux  d'auomi  empire*  Fondée  n 
1788,  mise  aussitôt  en  culture,  elle  avait  des  représentatioDi 
théâtrales  en  1706.  Elle  avait  un  founial  en  1808;  un  reecDie- 
ment  y  fut  ûdt  en  1810,  et  Ton  donna  des  noms  aux  rues  de 
Sidney,  qui  compte  déjà  seize  mille  âmes  >.  Le  pays  a  dei 
routes ,  des  bateaux  à  vapeur',  des  foires ,  cent  mille  tâes  de 
gros  bétail ,  deux  cent  mille  moutons ,  plusieurs  millieis  de  che- 
vaux, des  brasseries,  des  pompes  à  feu ,  une  société  d*agnciil- 
ture,  et  un  commerce  acdf.  On  y  a  établi  (35  mai  1843)  Té- 
clairage  au  gax,  qui  manque  à  tant  de  capitales  de  rEarope, 
et  que  ne  possède  encore  aucune  ville  de  1*  Asie  et  de  rOoésaie  ; 
et  cependant  il  existe  encore  des  gens  qui  se  souvienneot  d'j 
avoir  vu  construire  la  première  cabane. 

L*  Angleterre  établit  partout  dans  ce  monde  nouveau  des 
comptoirs,  en  attendant  le  moment  d*en  devenir  maîtresse.  Lo 
voyages  de  Flinders  (H08-1808) ,  qui  dépassèrent,  en  fait  d*au- 
daceet  d*aventures,  tout  ce  que  Timagination  peut  inventer, 
firent  connaître  tout  le  contour  de  la  terre  de  Van^DîéflieD ,  qui 
est  peuplée  aujourd'hui  de  condamnés  :  ce  sont  des  cultivateon 
infatigables,  qui  en  moins  de  quarante  années  ont  fût  ftdre  à  li 
culture  de  grands  progrès.  Ils  ont  réussi  de  même  en  soixante 
dix  années  dans  la  NouveUe-Galles ,  dans  cette  tâche  à  laquelle 
n^aurait  pas  suffi  le  double  de  travailleurs  ordinaires. 

En  1818 ,  le  commandant  William  Smith  trouva,  sous  le  63* 
de  latitude  sud,  une  cAte  où  abondaient  les  veaux  marins,  dont 
on  allait  précédemment  chercher  les  peaux  dans  le  nord.  Elle 
reçut  le  nom  de  Nouvelle-Shetland  ;  et  Ton  estime  qu*îl  y  fut 
tué,  dans  les  années  1821  et  1832 ,  trois  cent  vingt  mille  de 
ces  phoques ,  dont  on  tira  quelques  milliers  de  banques  d*bnile. 
Ils  étaient  si  tranquilles  qu'ils  ne  bougeaient  pas  tandis  qa*0B 

*  La  ville  de  Sidaey  compte  aDjoiird'Iiui  60,000  Ames  ;  quoi  aox 
troupeau Xy  le  nombre  en  est  devenu  incalculable;  et  les  moutons, doal 
les  laines  sont  enrore  le  commerce  le  plus  important  de  ces  régioBs»  s'y 
comptent  à  cette  beure  par  millions.  La  découverte  récente  (  1851  )  de 
mines  d*or  dans  P Australie  y  a  porté  la  perturlMtion  dans  rindusirie 
agricole  et  dans  toutes  les  branches  de  commerce ,  que  les  tnvaiUeert 
ont  déserté,  pour  se  Jeter  vers  la  contrée  aurifère.    (  A«.  B.  ) 


COMMIICI,  IUDUSTUS,  COLOAIBS,  QAooaAPBII.      135 

en  tuait  d'aatns  auprès  d'eux;  mais  on  ne  rot  pas  mime 
épatgoer  les  femelles ,  de  sorte  que  ee  riche  produit  fut  bientôt 
épuisé. 

La  Géorgie ,  où  Gook  aborda  en  1771 ,  après  d'autres  usTiga- 
teurs,  procura  aussi  de  grands  profits  au  commerce  anglais.  On 
calcule ,  en  effet ,  qu'on  en  tira  vingt  mille  bariques  d'huile  et 
1,300,000  peaux  de  phoques.  11  faut  citer  également  llle  du  Dé- 
sespoir. Plus  de  trois  cents  marins  furent  employés  chaque 
année  dans  les  seuls  parages  de  ces  deux  pays  ;  mais  elles  ne 
tardèrent  pas  non  plus  à  être  épinsées  oitièrement. 

La  Russie  cherche  à  ri?aliser  avec  l'Angleterre  et  à  s'établir 
dans  les  parties  élevées  de  l'Australie  «  d'où  ses  bâtiments  font 
voile  pour  les  États-Unis,  le  Japon  et  la  Chine.  Les  Américains 
do  nord  se  montrent  aussi  fréquemment  dans  les  mers  austra- 
les ,  où  ils  échangent  contre  des  perles  l'huile  de  coco,  les  ra- 
cines de  iaro,  des  chiens ,  des  porcs  et  des  volailles,  des  tissus 
decotooi  des  quincailleries  et  des  ustensiles  enfer. 

Aujourd'hui  les  îles  de  la  Polynésie  sont  fréquentées  sajrtout 
pour  la  pèche  de  la  baleine ,  pour  le  bois  de  sandal  et  les  pelle- 
teriea  de  la  cdte  nord-ouest  d'Amérique  ;  les  marchands  sont 
dans  rhabitude  d'hiverner  dans  ces  lies  et  de  s'y  ravitailler, 
pour  retourner  à  la  belle  saison  en  Amérique ,  afin  de  complé- 
ter  leur  voyage.  Voyant  les  armes  à  feu  recherchées  des  Poly- 
nésiens, ils  en  apportèrent  à  foison  pour  les  échanger  contre 
des  denrées,  sans  songer  aux  conséquences.  Il  en  résulta  que  ces 
inrolaires  devinrent  redoutables;  ils  ont  déjà  capturé  quelques 
bâtiments;  ils  se  comportent  avec  plus  d'audace  et  de  violenoe, 
tandis  qulls  inclinaient  auparavant  vers  les  améliorations  so- 
ciales. 

Gomme  la  pêche  des  phoques  ne  suffirait  pas  toujours  pour 
couvrir  les  dépenses  des  expéditions,  les  patrons  anglais  passent 
des  marchés  avec  le  gouvernement  pour  transporter  dans  ces 
contrées  les  condamnés  et  les  émigrants.  Us  déposent  leurs  pê- 
cheon  sur  quelque  tle  déserte ,  débarquent  les  déportés ,  et  re- 
vivent le  prix  de  leur  fret  en  traites  sur  Londies;  et,  après 
avoir  fait  quelques  afibires  avee  les  insulaires  du  Sud ,  ils  vont 
reprendre  les  pécheuis  où  ils  les  ont  laissés,  font  voile  pour 


136  POPULlTIOHtf  BABBABBS,  TOTAOBS, 

Canton,  où  ils  Tendent  leurs  pelleteries,  négocient  les  traites 
qu'ils  ont  reçues  sur  Londres ,  et  chtf|;ent  pour  l'Europe  d» 
marchandises  de  la  Chine. 

Les  Français ,  sous  Louis  XVI ,  jaloux  de  rivaliser  avee  TAn- 
gleterre  dans  le  vaste  champ  des  découvertes,  et  de  donner  la 
solution  du  problème,  confièrent  à  Tintrépide  et  généreux  la 
Pérouse  la  tâche  de  dissiper  les  nuages  qui  couvraient  encore 
la  géographie  maritime  ■;  ce  fut  le  roi  lui-même  qui  traça  de 
sa  propre  main  les  instructions  pour  ce  voyage  :  les  sollicitudes 
philanthrophiques  de  ce  temps  sont  admirablement  caractérisées 
par  le  passage  suivant  :  «  Si  des  circonstances  impérieuses, que 
«  la  prudence  ne  peut  prévoir,  contraignaient  M.  de  la  Pérouse 

>  La  navigation  aussi  payait  son  tribal  de  découvertes  à  ce  siècle,  en- 
traîné sur  toutes  les  pentes  de  Tlnconnu.  La  Pérouse  faisait,  oomise 
marin ,  ce  que  faisaient  Turgot  dans  la  politique,  Mongolfier,  LaTobiêf 
dans  la  science ,  et  Mesmer  lui-même,  tout  en  s'égarant  :  il  étût  poussé 
par  Tesprit  du  temps  au  fond  des  mers  lointaines...  Ce  mouvement, 
plus  fort  que  les  hommes,  va  les  prendre  dans  tous  les  postes  qn^ils  oc' 
cupent ,  il  les  emporte  en  tout  sens.  Cette  unité  de  tendaDoes  te  vA 
partout;  c'était  Phenre  d'entreprendre,  de  réformer,  de  recommeneer 
toutes  clioses,  tant  les  choses  existantes  étaient  peu  dignes  des  spécQ- 
lalions  et  de  TambUion  des  esprits.  Nobles  efforts  souvent  déjouée! 
ambition  féconde,  mais  pleine  de  déceptions I  Bien  des  idées  manquè- 
rent à  Tessai,  bien  des  hommes  moururent  à  la  peine;  dans  ce  grand 
ébranlement  de  la  vie  Immaine,  il  y  eut  de  l'aventure  partout,  et,  commue 
la  Pérouse  beaucoup  ne  revinrent  pas!  Ce  courageux  marin ,  déjàUlu^ 
Iré  dans  la  guerre  d'Amérique,  partit,  en  août  1785,  pour  un  voyage 
autour  du  monde-Il  devait  explorer  le  grand  Océan;  on  en  attendait 
de  belles  découvertes ,  dans  Témulalion  qui  régnait  alors  entre  les  na- 
tions maritimes.  L'Angleterre  venait  d'avoir  les  grandes  exploratioBs 
^e  Cook.  La  Pérouse  découvrit  dea  lies,  des  baies,  des  détroits  nou- 
veaux, mais  sa  navigation  f^t  traversée  par  toutes. sortes  d'accideots; 
il  donna  de  ses  nouvelles  pour  la  dernière  fois  en  février  1788,  et  le 
dénouement  de  sa  triste  expédition  resta  longtemps  caché  an  milieu 
des  mers.  Le  roi  avait  pris  grand  intérêt  à  cette  entreprise,  dont  il  arait 
écrit  de  sa  main  les  Instructions.  On  dit  qne  le  souvenir  de  sa  cruelle 
isaue  lui  revint  souvent  en  mémoire,  comme  un  pressentiment  de  sa 
propre  destinée.  >    (  Au.  RmÉs.,  ffisL  de  LtnUs  XVi.  ) 


COMMBfiCB,  mDDSTBIB,  COLONIES,  GBOGBAPRIB.      137 

à  Caire  usage  de  la  sapériorité  de  ses  forces  sur  celles  des  sau 
rages  pour  se  procurer  les  choses  nécessaires  à  la  vie ,  il  en 
usera  avec  la  plus  grande  discrétion ,  et  punira  avec  une  ex- 
trême rigueur  ceux  des  siens  qui  transgresseraient  ses  ordres. 
Dans  tout  autre  cas,  s'il  ne  peut  obtenir  l'amitié  des  sauvages 
par  de  bons  traitements,  il  cherchera  à  les  contenir  par  la 
crainte  et  par  les  menaces  :  il  n'aura  recours  à  la  force  que 
dans  un  besoin  extrême  et  pour  sa  propre  défense  «  ou  quand 
la  sûreté  des  bâtiments  et  la  vie  des  Français  qui  lui  est  coniiée 
se  trouveraient  compromises.  Le  meilleur  résultat  de  l'expédi- 
tioo  t  BOX  yeux  de  Sa  Majesté ,  sera  de  n'avoir  coûté  la  vie  à 
aucun  homme.  » 
Ce  fiit  à  qui  parmi  les  marins  et  les  savants  s'embarque- 
rait sur  les.  itères  ia  Boussole  et  r Astrolabe  (1786).  Cette 
grande  entreprise  fut  préparée  aseo  un  soin  et  des  précautions 
extrêmes.  La  PârousCt  après  avoir  exploré  les  archipels  de  To- 
céan  PaciGque  en  vérifiant  on  en  rectifiant  les  observations  des 
Anglais,  fit  voile  vers  la  cdte  nord-ouest  de  l'Amérique;  sur  la 
côte  de  Tartane ,  il  découvrit  le  détroit  qui  porte  son  nom , 
et  qui  sépare  ces  côtes  de  l'tle  de  Sakhalien.  Il  expédia  du  Kamt- 
chatka en  France,  avec  les  cartes  et  la  description  des  pays 
explorés,  Lesseps,  qui  traversa  le  premier  l'ancien  continent 
dans  toute  sa  longueur.  De  ce  moment ,  on  n'eut  plus  de  nou- 
velles de  Texpédition".  Bien  que  la  France  fût  agitée  alors 

'  Ce  ne  fat  point  14,  aor  ces  oôles  de  la  Tartarie ,  qve  s'arrêtèrent 
les  Bouvelies  de  la  PérooM  ;  les  dernières  sout  postérieures  de  dnq  mois. 
Après  sa  relâche  au  Kamtcbatka ,  dans  le  bavre  de  Saint-Pierre,  le 
7  novembre  I7S7 ,  où  Catherine  avait  donné  Tordre  de  le  recevoir  avec 
bonneuTt  la  Pérouae  descendit  de  nooveau  vers  Hiémisplière  austral , 
coupant  la  ligne  pour  la  troiirième  fois.  Après  avoir  visité  Tarcliipel 
des  Haf  igaieups  dont  il  compléta  la  reconnaissance,  il  relftcba  à  Maoïma 
le  98  décembre.  C'est  dans  cette  Ile  que  fut  massacré  le  vicomte  de 
Uaele»  capitaine  de  V Astrolabe  ^  dent  le  chevalier  de  Ckmard  prit 
après  loi  le  commandement.  L^expédition ,  après  avoir  découvert  ou 
r«ooonu  plusieurs  lies  dans  Tarchipel  des  Amis  »  mouilla  à  Botany-Uay 
le  se  janvier  I7SS.  C'est  de  là  que  furent  datées  les  dernières  nonvell^, 
16  février  17S8.  L'anûral  d'Entrecasteaox^  envoyé  è  la  recherche  ri# 


198  POPUlkÂTIOnS  BABBAIBS,  V0Y4GBS, 

de  tempêtes  plus  terribles  que  celles  de  IX)eéaii,  elle  expédia 
à  la  recherche  de  la  Pérouse  des  bâtimeDts  sons  les  ordrès  de 
ramiral  d'Entreeasteaux  ;  mais  ils  ne  forent  gaère  plus  heureox 
que  ceux  dont  ils  suivaient  les  traces. 

Les  compagnons  de  Gook  avaient,  pendant  leur  séfour  an  ni- 
lieu  des  mers  australes,  ramasBé  une  grande  quantité  de  fourre* 
res  très-abondantes  dms ces  parages,  plutôt  pour  leur  uige 
que  dans  un  antre  but;  mais  comme  ces  fourmres  élaient  très- 
recherchées  des  Chinois ,  ils  ne  demandèrent  pas  mieux  qoe 
de  les  vendre ,  et  réalisèrent  ainsi  de  gros  bénéfloea.  On  conprit 
alors  avec  quel  avantage  le  commerce  pourrait  se  Cure  entre  le 
nord-ouest  de  rAmérique  et  la  Chine,  où  les  pelleteries  n'arri- 
vent qu'après  avoir  traversé  de  longues  distances  et  passé  paraoe 
foule  de  mains,  en  commençant  par  les  Russes»  qui  les r^ 
çoivent  du  Kamtchatka;  et  ce  nouveau  commerce  attira 
dans  Tocéan  Paciûque  autant  de  navires  qu'autrefois  celui  des 
épiées. 

Les  ports  de  Noutica,  qui  en  devinrent  le  marché  général ,  fo- 
rent bientôt  enlevés  aux  Espagnols  par  les  Anglais,  qui  com- 
prirent comment  le  cominerce  des  fourrures  pouvait  de.là  se 
faire  directement  avec  la  Chine. 

I^  capitaine  Vancouver  fut  chargé  de  relever  la  ctte  nord- 
ouest  depuis  le  80<*  Jusqu'au  60<»  de  latitude  (1791-1794),  d'où 


la  Péroute  en  septembre  179t ,  ne  réussit  point  dans  cette  pirtie  4e 
M  tniittlaà;  bmIs  les  beilei  découvertes  dont  la  seienoe  géoi^pliiqM 
lui  AH  redevable,  l'ont  placé  an  rang  des  plus  mustres  navl^iteerf;  a 
périt  dn  scorbut  à  Java,  au  miMeu  de  sa  eampagae ,  en  Jnlllet  179t. 
Oe  ae  fut  que  plus  de  trente  ans  après,  en  ISM ,  que  le  capihriBe  ao' 
glals  Dilton  découvrit  par  hasard,  sur  les  rèdfe  de  Mie  Vaaihoro,  dd 
débris  de  naurnige  qui  lui  semUèrent  se  rapporter  à  fespédition  de  ta  Pé- 
roose.  Le  capitaine  Dumont  d'Drvilfe  AK  chargé  par  le  graveraesMl 
fhia^is  de  visiter  ces  lieux,  et  le  réeulUt  de  son  explorstion  eooflroii 
rtaaetitnde  des  Mis  avMoés  par  le  capitaine  Dilion.  Les  nooil»«i& 
débris  qa'il  rapporta,  tels  que  ancres,  canons,  instiUBMnts  naafiqssi* 
qui  te  voient  anjonrdlini  dans  le  Musée  naval  du  Louvre,  étsWiun* 
rotame  un  Mt  désormais  liers  de  doute  que  les  IM^ates  de  la  PéiooM 
ae  aatat  perdues  sur  les  côtes  de  Vanikmno.    (An.  R.) 


OOMMSBGB,  IHDIÏSTBll,  GOLOIIIBS,  OfiO«UPHIB.      1S9 

fémlu  le  plus  beau  travail  bydrographîqiie,  exécuté  sur  neuf 
oiiUe  lieues  de  côtes. 

A  partir  de  cette  époque ,  les  coonaissances  relatives  au  nord- 
ouest  de  rAmérique  ne  firent  point  de  progrès  jusqu'en  1816 , 
oà  akm  le  comte  de  Romanzov  fit  partir  à  ses  finis  le  capl- 
taine  Rotzebue,  qui  découvrit  dans  le  détroit  de  Bering  une 
anae  pofor  alnriter  les  vaisseaux ,  et  lui  donna  son  nom;  mais  il 
ne  profita  pas  du  temps  favorable  pour  pénétrer  dans  les  mera 
polaires.  La  côtenord-ouest  de  F  Amérique  appartient  ai:gour- 
d*bfri  à  r  Angleterre ,  à  la  Russie  et  aux  États-Unis,  qui,  à  peine 
émancipés,  sentirent  rimportance  du  commerce  des  pelleteries, 
le  aeiri  objet  de  trafic  redierohé  par  les  Chinois.  Il  s*accrut 
considérablement  par  Tacquisîtion  de  la  Louisiane  (  1804  ) ,  que, 
sans  en  eoom^tre  llroportance,  Napoléon  leur  vendit  pour  six 
milUona.  ils  étaient  à  portée  de  jogerde retendue  deson  territoire 
sur  la  rive  occidentale  du  Mississipi,  et  de  sa  fertilité;  aussi 
s'appliquèrent-ils  à  en  tirer  tout  le  parti  posstt>le.  Jefferson  pro- 
posa une  expédition  qui  remonterait  le  Missouri  jusqu'à  sa  souroe, 
afin  de  trouver  un  passage  entre  les  montagnes  à  l'ouest,  et  de 
descendre  par  la  Colombie  dans  l'océan  Pacifique  ;  peu  de  temps 
après.  Lavis  et  Clarke  traversèrent  les  pramlen  l'Amérique 
septeotrionale ,  des  États-Unis  jusqu'à  la  mer  Pacifique.  D'au- 
tres Toyageun ,  remontant  le  Mississii» ,  reconnurent  plosieun 
de  ses  afDuents;  d'autres  encore  traversèrent  les  montagnes 
Roebeuse^enfin,  en  1818,  le  gouvernement  lui-même  entreprit 
une  reconnaissance  de  ses  possessions  à  l'est  de  ces  montagnes 
en  vue  de  les  fortifier  et  de  les  coloniser.  L'expédition  fat  con- 
duite par  le  major  Long,  accompagné  du  botaniste  James  ;  et  Ile 
en  rapportèrent,  avec  des  notions  précieuses ,  de  nouvelleset- 
pèees  d'animaux  et  de  végétaux.  Le  général  Cass  en  dirigea 
une  autre,  dont  te  but  était  d'éindier  les  contrées  qui  bordent 
les  possessions  britanniques  vers  la  source  du  Mississipi  :  ce  qui 
compléta  la  reconnaissance  des  vastes  possessions  des  États- 
Unis. 

Quant  à  la  région  située  an  nord  du  lac  Supérieur  et  de  la 
source  du  Mississipi ,  elle  est  moins  connue  ;  mais  les  Anglais , 
en  fiâsant  le  commerce  de  pelleteries ,  y  pénètrent  chaque  jour 


140  '  POPULATIONS  BABBiJUM,  VOYAGES, 

plus  avant  :  déjà  ils  sont  parveous  à  cette  région  des  lacs  dans 
lesquels  se  déversent  les  eaux  qui  descendent  des  mont^;Des 
Rocheuses.  Ils  y  ont  trouvé  on  fleuve,  et  lui  ont  donné  le  nom 
de  Mackeosie,  ainsi  appelé  du  voyageur  qui  s*aventura  le  pre- 
mier à  le  remonter  au  milieu  des  difficultés  d'un  pays  inoonnu  et 
sauvage. 

On  doit  aux  cfaasseursla  reconnaissance  de  certaines  contrées; 
d'autres  découvertes  proviennent  de  la  guerre  de  Tindépen- 
dance,  ou  des  frères  moraves,  qui  répandent  la  civllisatioD  an 
Groenland  et  dans  Je  Labfador.  Ce  fut  l'Italien  Beltrami  qui 
découvrit,  dans  le  lac  de  Julie,  la  souroe  du  fleuve  Sanguin. 
Au  commencement  de  ce  siècle ,  Malaspina  explora  le  nouveau 
monde  depuis  le  Rio  de  la  Plata  jusqu'au  cap  Hom ,  et  de  là 
jusqu'aux  tles  du  Prince  Guillaume,  avec  les  instruments  Ifs 
plus  parfaits,  les  méthodes  les  plus  exactes. 

Des  reconnaissances  scientifiques  ont  été  poussées  dans  la 
partie  méridionale  de  l'Amérique.  £n  1781 ,  le  gouvernement 
d'Espagne  chargea  don  Félix  d'Azaraet  autres  officiers  de  dé- 
terminer les  limites  entre  le  Brésil  et  les  possessions  espagno- 
les :  ce  fut  l'occasion  de  se  proourer  des  renseignements  impor- 
tants et  de  bonnes  cartes.  L'histoire  et  l'hydrographie  des  pays 
situés  au  sud  de  Buenos-Ayres  étaient  restées  fort  obscur», 
quand  le  capitaine  Head  nous  fit  connaître  les  Pampas,  vastes 
plaines  à  l'ouest  et  au  midi  de  la  Plata ,  qu'il  traversa  pour  aller 
lisiterles  mines. 

£n  1782,  les  Espagnols  relevèrent  exactement  les  côtes  delà 
Pafeagoiiie  et  le  détroit  de  Magellan  ;  on  sut  alors  que  la  Terre 
de  Feu  est  un  groupe  de  plusieurs  Iles.  Le  capitaine  King  en  fit 
ensuite  tm.relevé  exact,  malgré  de  grandes  difficultés  (1896),  ce 
qui  profita  beaucoup  à  la  navigation  dans  ces  parages;  elle  y 
avait  été  considérée  jusque-là  comme  très-périlleuse.  Enfin  la  dis- 
tance entre  l'Europe  et  l'Amérique  n'était  pas  bien  détemùnée  ; 
-et  il  y  a  peu  d*années  encore  que  l'Atlantique  passait  pour  moins 
large  qu'elle  ne  Test  en  effet  de  soixante  et  même  de  cent  qua- 
itaste  lieues,  tandis  qu'on  supposait  le  grand  Océan  plus  vaste. 

A  partir  du  moment  où  les  Anglais  eurent  pris  pied  dans 
l-Uide,  il&  étudièrent  géographiquemeat  la  contrée.  Webb  et 


COMMBBCB,  INDUSTETB,  COLOlfIBS,  GBOOEÀPHIE.      141 

Mooreroft,  qui  gravirent  THimalaya  en  1808  pour  découvrir 
la  source  du  Gange,  la  reconnurent  pour  la  chaîne  de  monta- 
gnes la  plus  élevée  du  globe.  La  navigation  en  grandissant  vit 
diminuer  ses  périls  par  la  rectification  des  erreurs  géographi- 
ques ,  et  Ton  redressa  ce  qui  avait  été  altéré  à  dessein  par  la 
ruse  de  concurrents  jaloux.  Les  relations  des  voyageurs  per- 
dirent cet  air  de  charlatanisme  qui  laissait  subsister  le  doute , 
même  lorsqu*on  acceptait  la  vérité.  Au  lieu  d'impressions  per- 
sonnelles, au  lieu  d*aventures  bizarres,  ils  racontèrent  ce  qui 
importe  à  Thistoire  de  la  terre  et  de  Thomme.  Les  raretés  et 
les  monstres  firent  place  aux  classifications,  à  Tétudo  des 
mcBors,  au  redressement  des  erreurs  commises. 

Ainsi  la  géographie  donne  la  main  à  Ffaistoire  naturelle ,  à 
Tethnographie ,  à  la  physique ,  lorsque  surtout  surgit  une  de 
ces  vastes  intelligences  qui  en  embrassant  diverses  sciences  les 
fortifient  Tune  par  Tautre.  Tel  fut  Alexandre  de  Humboldt , 
qui ,  après  avoir  tout  étudié  dans  sa  jeunesse,  notamment  la 
physique  et  l'électricité  animale,  put,  riche  qu'il  était,  perfec- 
tionner ses  études  par  les  voyages.  En  relation  avec  les  natu- 
ralistes célèbres  de  son  temps ,  il  se  trouva  porté  vers  Tétude 
des  mystères  de  la  nature  ;  et,  s'associant  avec  ruiustre  botaniste 
Aimé  de  Bonpiand,  il  entreprit  un  grand  pèlerinage  scientifique. 
il  obtint  de  l'Espagne  l'autorisation  de  visiter  ses  colonies ,  où 
jamais  ne  s'était  arrêté  le  regard  d'un  savant  (1799-1804  )  :  il 
y  porta  partout  l'observation  du  botaniste  et  du  géologue.  Il 
monta  sur  les  plus  hautes  cimes ,  pénétra  dans  des  plaines  in- 
franchissables, observa  les  mœurs  et  les  langages  des  hommes 
en  même  temps  que  l'aspect  des  forêts  et  des  végétaux.  Toujours 
ses  instruments  à  la  main,  il  trouva  partout  où  il  passait  quel- 
ques améliorations  à  tenter,  et  il  sut,  par  une  prodigieuse  variété 
de  connaissances,] tirer  des  inductions  de  toutes  sortes  de  phé- 
nomènes et  de  faits.  H  fit  faire  de  grands  pas  à  la  géographie 
physique,  et  les  théories,  les  hypothèses  qu'il  émit  furent  en 
grande  partie  adoptées  par  Télite  des  savants. 

Restait  toujours  la  question  de  savoir  s'il  existait  un  passage 
au  nord-ouest  entre  l'Amérique  et  les  régions  polaires  ;  malgré 
tant  de  persévérance  à  le  chercher,  elle  n'était  pas  résolue.*  A 


14$  POPULATIONS  BABBAAKS,  VOTAOBS, 

peine  sortis  de  leor  lutte  contre  Mapotéoo,  les  Anglais  eovovè- 
rent  le  eapiuine  Ross  explorer  la  baie  de  BafiBn  (  18 18  ).  Ce  as- 
vigateur  observa  de  près  les  Esquimaux  an  delà  du  Groêoland, 
et  les  trouva  plus  grossiers  enoore  que  les  autres  ;  mais  fl  n*ap 
porta  pas  un  soin  suffisant  aux  vériûcations  géographiques, 
poursuivant  sa  route  ou  s*arrétant  selon  son  caprice  ;  ansai  re- 
vint-il avec  de  médiocres  fruits,  affirmant  que  la  mer  do  Baffin 
était  fermée.  Ses  officiers  ne  dissimulèrent  pas  cependant  qu'on 
aurait  pu  obtenir  de  meilleurs  résultats  si  on  Teât  roula,  cl 
que  la  proéminence  d*un  cap  avait  pu  faire  prendre  eetia  mer 
pour  une  baie.  En  conséquence  «  l'amirauté  fit  partir  le  capi- 
taine Parry  (  1819  )qois*avança  au  milieu  des  glaces  à  traven  de 
grands  périls.  Ils  virent  dans  un  seul  jour  plus  de  quatre-ringts 
baleines  énormes.  IMeios  d'espoir  de  trouver  enfin  la  mer  Po- 
laire, ils  pénétrèrent  au  delà  de  toutes  régions  connues,  dé 
passèrent  le  1 10^  méridien  occidental,  calculé  de  GreeDwIch,  et 
gagnèrent  ainsi  le  prix  proposé  en  vue  de  ce  résultat  Surpris  là 
par  les  gelées  ,  ils  restèrent  trois  mois  privés  de  soleil ,  avec  un 
froid  de  80  à  60  degrés,  et  dans  le  silence  funèbre  d'une  nature 
morte.  Pour  obvier  à  l'abattement  moral ,  cause  la  plus  immé- 
diate du  scorbut ,  ils  montèrent  des  théâtres,  s'occupèrent  de 
métiers ,  et  rédigèrent  un  bulletin  de  semaine ,  où  étaient  rap- 
portés les  accidents  peu  nombreux  de  cette  vie  monotone ,  les 
pensées  sérieuses  ou  gaies  qui  pouvaient  naître  dans  cette  péni- 
ble situation.  Le  7  février,  le  disque  du  soleil,  qu'ils  avaient 
perdu  depuis  le  6  novembre,  reparut  ;  mais  le  froid  devint  plus 
intense ,  et  le  mercure  gela.  Enfin,  le  1**^  août, ils  parvinrent  à 
se  mouvoir  au  milieu  de  périls  que  la  plus  extrême  vigilance 
était  seule  capable  de  conjurer. 

Parry  revint  avec  la  certitude  qu'il  existait  des  bras  de  com- 
munication avec  la  mer  Polaire,  et  qu'ils  se  rouvriraient  lors  de 
ia  rupture  des  ^aces.  On  lui  donna  un  vaisseau  pour  tenter 
une  expédition  nouvelle;  on  y  apporta  toute  la  prévoyance, 
toutes  les  améliorations  que  l'expérience  d'un  premier  voyage 
avait  dû  suggérer,  tant  pour  la  sûreté  que  pour  les  moyens  pro- 
pres à  maintenir  la  chaleur  durant  ce  terrible  hivernage  (  18Sf  }.It 
partit  alors  pour  gagner  ce  passage  tant  désiré  du  nord-ouest.  La 


GOMMSBCB,  mOOSTBIB,  COLONIBS,  «BOaBAPHlB.     143 

RiiHie  j  irait  en  raîn  expédié  en  1819  le  lieétenant  Lazareff, 
et  ea  1831  Lotke,  qui,  dans  les  deux  années  suivantes,  reeonnut 
le  détroit  de  Blutochin,  qui  coupe  en  deux  la  Nouvelle-Zemble. 
Parry  trouva  dans  le  détroit  de  Davis  et  dans  la  baie  de  BaflQn 
eette  énorme  quantité  de  gros  cailloux  «  de  sable,  de  coquillages 
déjà  signalés  par  les  anciens  voyageurs,  et  transportés ,  on  ne 
sait  eomoient ,  sur  ces  glaces.  Il  commença,  d'après  ses  instruc- 
tions ,  à  reeonnsltre ,  à  partir  du  cercle  polaire  arctique ,  toutes 
les  edles  et  les  anses  du  nord-est;  et  il  continua  pendant  plus  de 
deux  cents  lieues,  jusqu'à  ce  que  l'hiver  fût  venu.  Il  le  passa  plus 
rapproché  de  huit  degrés  du  p61e  que  dans  le  voyage  précédent, 
en  ayant  recoursaux  mêmes  expédients  et  aux  mémesdistractions 
pour  son  équipage.  Mais  ce  qui  s'offrit  de  nouveau,  ce  fut  la  dé» 
cuaverte  d*une  cinquantaine  d'Esquimaux  qui  vivaient  là  dans 
des  cabanas  de  neige  régulièrement  construites.  Parry  et  ses  com- 
pagnonas'étant  remis  en  marche  sur  les  indications  recueillies  de 
ces  saavages,  comptaient  plus  que  jamais  trouver  le  passage 
eherebé ,  quand  ils  se  virent  arrêtés  par  une  barrière  iosurmon- 
tible  de  glaces.  Ils  passèrent  leur  nouvel  hivernage  entre  des 
murailles  de  neige,  et  la  mer  ne  dégela  qu'à  la  moitié  d'aoât. 
Ils  revinrent  alors,  n'ayant  perdu  que  cinq  hommes  sur  cent 
dix ,  durant  deux  hivers  d'une  telle  âpreté. 

11  restait  démontré  que  le  continent  américain  ne  s'étendait 
pas  au  delà  du  70^  de  latitude ,  et  que  l'Atlantique  communiquait 
avec  la  mer  Maire  par  des  canaux  obstrués  de  glaces,  dont  pour- 
rait triompheruneplus  grande  chaleur  ou  quelque  accident  natu- 
rel. Mais  on  ne  trouva  point  qu'il  fût  digue  du  courage  anglais 
de  s*arréter  sans  avoir  réussi  ;  et  Parry  obtint  de  faire  une  troi- 
sième expédition.  Il  fut  contrarié  par  de  tristes  accidents,  et  se  vit 
obligé  de  retourner  sans  s'être  avancé  plus  loin  que  les  autres 
fois.  Il  voulut  néanmoins  risquer  une  nouvelle  tentative ,  et  Gt 
(1837  )  eonstruiredescfaariots  propres  a  voyager  sur  la  glace,  ainsi 
que  des  bateaux  à  la  fois  légers  et  solides,  destinés  à  être  traî- 
nés par  des  rennes.  Mais ,  au  lieu  de  la  surface  polie  que  nous 
offre  la  glace  dans  nos  contrées,  il  la  trouva  raboteuse  et  iné- 
gale, telle  qu'une  mer  qui  se  serait  congelée  soudain  pendant 
la  tempête.  ITayant  pu  se  servir  des  rennes,  ils  se  mirent  eux- 


144        POPULATIONS  BABB4BBS,  VOYAGES. 

mêmes  a  traîner  les  chaloupes ,  les  mettant  à  Teau  quaDd  ih  en 
trouvaient.  Ils  avancèrent  avec  des  peines  inGnies  «  voyageant 
de  nuit  pour  éviter  riodammation  des  yeux  produite  par  la  blan- 
cheur éclatante  de  la  neige ,  et  pouvoir,  le  jour,  profiter  d*uoe 
température  moins  rigoureuse  durant  les  heures  de  repos.  La 
nuit  pour  eux  ne  se  distinguait  du  jour  qu*à  Taide  des  mon* 
très  ;  une  humidité  continuelle  pénétrait  leurs  vêtements*  Au  mi- 
lieu de  cette  monotonie  du  del  et  des  glaces,  tantôt  une  mon- 
tagne de  neige  plus  haute  que  les  autres,  tantôt  la  bizarrerie  de 
sa  forme ,  étaient  un  événement  qui  fournissait  un  sujet  d'en- 
tretien pour  la  journée  entière,  lis  atteignirent  ainsi  jusqu'au 
82^  41'  de  latitude  ;  puis ,  désespérant  de  pousser  plus  k>în ,  ils 
revinrent  sur  leurs  pas. 

Vers  le  même  temps  (  1819) ,  le  capitaine  Franklin  avait  été 
expédié  pour  explorer  par  la  voie  de  terre ,  avec  le  naturaliste 
Richard  son,  le  fleuve  de  Cuivre.  Après  avoir  fait  voile  jusqu*à 
la  baie  d'IIudson,  ils  prirent  leur  route  par  terre,  et  dieminè- 
rent ,  T^^pace  de  huit  cent  cinquante  sept  milles,  par  un  froid 
qui  alla  jusqu'à  50  degrés. 

Surpris  dans  ces  parages  par  un  second  hiver,  Fianklin  s'a- 
vança jusqu'au  68^  parallèle,  et  aux  environs  du  fleuve  de  Cuivre. 
On  ne  saurait  se  figurer  les  souffrances  qu'on  endure  à  des  points 
si  élevés.  Quoiqu'ils  eussent  pris  soin  de  s'approvisionner  de 
rennes  et  de  poisson ,  leur  provision  s'épuisa,  et  ils  se  virent  me- 
nacés de  mourir  de  faim.  Back  eut  alors  le  courage  de  faire  à 
pied,  pour  chercher  des  vivres,  quatre  cent  trente-quatre  lieues, 
toujours  sur  la  neige,  par  un  froid  qui  s'éleva  jusqu'à  57*.  Pea- 
dant  ce  temps,  la  plupart  de  ses  compagnons  périrent  de  faim  ;  et 
Franklin  lui-même  ne  vécut  durant  un  mois  qu'en  rongeant  les 
os  restés  de  l'année  précédente.  Mais  les  damiers  d'entre  eux  al- 
laient expirer,  quand  Back,  devançant  le  convoi  de  provisions 
qu'il  leur  amenait,  fut  l'ange  sauveur  qui  leur  conserva  la  vie. 

Ils  avaient  reconnu  un  espace  de  deux  mille  lieues  environ, 
et  avaient  eu  tout  le  temps  d'étudier  les  phénomènes  électriques, 
magnétiques  et  atmosphériques  de  l'aurore  boréale ,  de  même 
q  ue  tous  les  accidents  d'un  climat  où  cesse  toute  vie  animale 
cl  végétale.  L'intérêt  de  la  science  est  si  vif,  que  les  hardis 


COMMBBCS,  IllDUSTBIB,   COLORIBS,   OBOGBAPHIB.      145 

Toyageurs  ne  farent  pas  découragés  par  tout  ce  qu*ils  avaient 
souffert.  Franklin  proposa  au  gou?ernement  d*aller  reconnaître 
la  edte  à  Tooest  du  Mackensie.  L*expérience  de  la  première  expé- 
dition fiit  mise  à  proût  dans  la  seconde,  et  on  laissa  en  dépAt 
sur  la  baie  d'Hudsonune  réserve  de  provisions.  Franklin  arriva 
au  fort  de  Bonne-Espérance,  dernier  poste  des  hommes  civilisés  * 
que  respoîr  du  gain  pousse  jusque  sous  le  60^  parallèle;  et,  en 
descendant  le  fleuve,  lui  et  ses  compagnons  eurent  la  joie  de 
voir  rOoéan.  Ils  passèrent  l*hiver  sur  le  bord  du  grand  lac  Ours; 
puis,  bien  approvisionnés,  ils  se  partagèrent  en  suivant  les  deux 
bras  du  Mackensie.  Franklin,  ayant  rejoint  TOcéan,  parcourut 
en  deux  mois,  toujours  menacé  par  les  glaces,  sept  cents  lieues, 
en  relevant  cent  quarante  lieues  de  côtes. 

Richardson  ne  fut  pas  moins  heureux  sur  Tautre  bras  du 
fleure  ;  il  explora  plus  de  deux  cents  lieues  entre  le  Macken- 
sie et  la  rivière  de  la  Mine-de-Cuivre  ;  presque  toute  la  lisière 
septentrionale  de  TAmérique  se  trouva  ainsi  connue.  11  résulta 
du  voyage  de  Franklin  la  certitude  que  les  Esquimaux  qui 
habitent  à  cette  hauteur  ont  la  même  Jangue  et  offrent  les 
mêmes  caractères  que  ceux  du  Groenland,  et  que  dés  lors  les 
régions  polaires  sont  occupées  par  une  même  race,  mais  ceux-ci, 
ayant  quelque  organisation  civile  et  des  édifices,  étaient  un  peu 
moins  grossiers  que  ceux  qui  errent  dans  la  presqulle  de  Mer- 
ville.  Comme  ils  prenaient  tous  les  Anglais  pour  des  femmes,  à 
la  nuance  délicate  de  leur  teint,  ils  les  abordaient  sans  crainte. 

Le  capitaine  Ross,  désfareuxde  réparer  dans  une  nouvelle 
expédition  la  maladresse  qui  avait  fait  échouer  la  première,  arma 
par  souscription  la  f^icioria,  navire  à  vapeur ,  et  se  dirigea  vers 
la  baie  de  BafBn,  sur  les  traces  de  Parry  (  1829  ).  Pendant  quatre 
ans  on  n'entendit  plus  parler  de  lui;  et  déjà  Ton  associait  son  nom 
à  celui  de  la  Pérouse,quand  il  reparut  enfin.  Ayant  déplissé  le 
point  où  Parry  était  arrivé,  il  avait  éprouvé  les  hivers  les  plus 
rigoureux,  et  des  souffrances  monotones  comme  la  contrée  elle- 
même. 

Enfermé  par  les  glaces,  Ross  se  mit  en  relation  avec  les 
Esquimaux  qui  habitent  jusque-là;  et,  avec  leur  aide,  il  continua 
à  pied  ses  excursions  jusqu'au  delà  du  69®  degré:  des  cabanes 

BlST.   DB  CBRT  ANS.   *  T.  IV.  11 


14fi  POPULATIONS  BABBÀBES,    VOTA.GBS  , 

de  glace,  des  grottes  creusées  dans  la  neige,  tel  était  Fabri  où 

ils  se  reposaient.  Ils  attelaient  des  chiens  à  leurs  traîneaux.  Lo 

noms  de  Boothie  et  de  Félix  éterniseront  dans  ces  régions  le  sou- 

venir  de  Tbomme  généreux  (  Félix  Booth  )  qui  avait  fourni  les 

moyens  de  réaliser  cette  expédition.  Ross  pensa  alors  qu'il 
'  n  existe  point  de  passage  au  nord-ouest,  mais  que  la  langue  de 

terre ,  s*étendant  entre  le  détroit  du  Régent  et  la  mer  au  nord, 
qui  est  étroite  et  entrecoupée  de  lacs,  rendrait  facile  d'y  ouvrir 
un  canal  :  nuiis  à  quoi  servirait  une  pareille  entreprise ,  quand 
les  périls  de  la  navigation  remportent  tellement  sur  les  avan- 
tages qu'on  en  pourrait  espérer. 

L*été  suivant  Ait  tellement  court,  que  ia  Fietoria  pot  à  peine 
avancer  de  trois  milles  au  milieu  des  glaces.  Alors  Ross  se  mit 
à  la  recherche  du  pdie  magnétique,  c'est-à-dire  du  lieu  où  Pai- 
iniille  ne  dévie  aucunement  de  la  ligne  perpendiculaire  :  11  le 
trouva  à  70^  5' 17"  de  latitude  et  99*  4(^46"  de  longitude  ouest 
de  Paris.  Le  bâtiment  restant  emprisonné  dans  les  glaces,  mal- 
gré Tété  de  183 1,  il  foliut  Tabandonner,  pour  gagner,  sur  des 
traîneaux  tirés  à  bras,  rendrait  où  ils  avaient  laissé  les  embar- 
cations sur  lesquelles  ils  espéraient  passer  à  la  baie  de  Baffin; 
mais  ils  furent  surpris  par  un  autre  hiver  encore  plus  âpre  et 
plus  tempétueux  que  les  précédents.  Heureusement  la  pécbe 
amena.  Tété  suivant,  un  bâtiment  qui  les  recueillit  et  les  rendit 
à  leur  patrie. 

Ils  y  rapportèrent  des  reconnaissances  plus  précises  des 
hautes  terres  Isabelle  et  «Alexandre,  et  Topinion  i|u'il  n*était 
pas  possible  de  passer  au  nord-ouest  par  le  détroit  du  Régent, 
ni  au  sud ,  à  la  latitude  de  74^.  lis  avaient  en  outre  détermiDf 
la  position  véritable  du  pôle  magnétique,  fait  des  observations 
thermométriques  très-importantes,  et  établi  une  nouvelle  théo- 
rie d^  aurores  boréales. 

Ce  George  Back,  qui  avait  accompagné  Franklin  dans  son 
voyage,  avait  été  expédié  par  terre  sur  les  traces  de  Ross  (  1833  ). 
Malgré  le  retour  de  ce  dernier,  on  l'engagea  à  pounuifre  sa 
route,  pour  se  livrer  à  des  études  géographiques  qui  eurent  de 
bons  résultats.  On  l'envoya  ensuite  par  mer  pour  tenter  de  nou- 
veau le  passage,  mais  sans  succès  (1835)  .Pierre  William,  Dease 


COmiBBCB,  I1IDU8TB1B,  COLOIfIBS,  GBOOBAPHIB.      147 

et  Thomas  Simson  forent  plus  heareux  (  1887  ).  Envoyés  par  la 
compagnie  de  la  baie  d'Hudson  sur  la  rivière  de  Cuivre,  ils  re- 
montèrent le  fleuve  Riehardson ,  découvert  en  1838,  et  rencon* 
trmnt trente  Esquimaux,  dont  ils  ne  parenttirer  aucun  ren- 
seignement. Poursuivant  leur  route ,  ils  touchèrent  les  caps 
Barrow,  Franklin,  Alexandre,  arrêtés  à  chaque  instant  par  les 
nomlireases  langues  de  terre  qui  y  forment  des  baies,  et  ren- 
eontrant  partout  des  Esquimaux,  qui  vivent  là  de  rennes  et  de 
thons.  Après  avoir  doublé  aussi  le  cap  Hay,  le  dernier  que 
Back  eât  reconnu,  ils  en  touchèrent  un  autre  qu'ils  appelèrent 
Bretagne;  et, du  côté  occidental  du  fleuve  des  Poissons,  ainsi 
nommé  par  Back,  ils  s'assurèrent  que  Boothie  était  entièrement 
séparée  du  continent  américain. 

De  ce  voyage,  le  plus  lointain  qui  ait  été  fait  dans  les  mers 
polaires,  ils  rapportèrent  donc  la  certitude  que  FAmérique  est 
séparée  de  Tancien  continent;  mais  en  même  temps  les  difficul- 
tés de  oe  passage  détruisirent  Tillusion,  longtemps  caressée  par 
nos  pères,  de  pouvoir  ouvrir  par  là  une  nouvelle  route  au  com- 
merce vers  la  mer  Pacifique.  Et  pourtant  les  entreprises  ne  ces- 
sèrent point  pour  cela  :  Franklin  partît  pour  la  troisième  fois 
en  1845,  avec  les  bâtiments  l*Érèbeel  la  Terreur^  pour  s'assurer 
de  oouveau  de  la  réalité  de  ce  passage  ;  mais  ils  n'ont  point  re- 
paru, et  plusieurs  expéditions,  envoyées  depuis  lors  à  leur  re- 
cherche, n'ont  rien  appris  sur  leur  sort. 

On  fut  plus  heureux  du  côté  des  mers  du  Japon  et  des  îles 
Roariles,  toujours  difficilement  explorées,  soit  par  les  dangers 
de  la  navigation ,  soit  par  la  jalousie  des  Japonais.  La  côte  de 
la  Tartarie  avait  été  bien  reconnue  par  la  Pérouse;  le  capitaine 
Brovgbton  en  compléta  l'exploration. 

Le  commerce  des  pelleteries  appela  de  nouveau  l'attention 
»nr  le  Japon  :  les  Hollandais  seuls  avaient  pu  y  conserver  quel- 
ques relations  en  s'avilissent  eux-mêmes  et  en  dénigrant  les 
autres  nations,  qui  en  restaient  exclues.  Ce  fut  donc  avec 
peiue  que  l'Allemand  Ksmpfer  et  le  Suédois  Thunberg  purent 
obtenir  d'accompagner  l'ambassade  hollandaise,  ce  qui  nous  a 
valu  quelques  détails  sur  ce  pays.  Il  est  probable  néanmoins 
qu'il  y  pénétrait  quelques  bâtiments  russes.  Un  navire  japonais 


148       POPULATIONS  BABBAEES,  TOYAGBS, 

s^étant  brisé  contre  une  des  tles  Aléoutieones,  réquifuige  fat 
sauvé  par  les  Russes,  et  retenu  dix  ans  en  Sibérie  (n93).  Ao 
bout  de  ce  temps,  Catherine  n  les  renvoya  avec  un  négociateur  et 
des  présents,  non  pas  en  son  nom,  pour  ne  pas  paraître  se  reii> 
dre  tributaire  de  Tempire,  mais  au  nom  du  gouverneur  de  1? 
Sibérie.  Il  fut  reçu  avec  des  égards  ;  mais  il  ne  put  rien  obtokir 
de  plus  pour  le  commerce  que  rentrée  du  port  de  Nangasaki, 
le  seul  accessible  aux  étrangers.  Ce  ne  fut  que  di^  ans  après 
(1803)  que  Bisanoffiit  envoyé  au  Japon  en  qualité  d^ambûsa- 
deur,  aveodeuX'bâtiments,  par  le  cap  de  Bonne-£spéraDee:c*é- 
tait  la  première  fois  que  le  pavillon  moscovite  se  montrait  dans 
rhémisphère  austral.  Mais  lorsque  les  Russes  touchèrent  à  NaD- 
gasaki,  on  ne  voulut  pas  les  recevoir  à  terre,  et  il  ne  leur  fut 
permis  de  communiquer  ni  avec  les  indigènes  ni  avec  les  Hol- 
landais. L*empereur,  au  lieu  de  les  admettre  dans  sa  capitald 
envoya  un  plénipotentiaire,  devant  qui  Fambassadeur  russe  fut 
obligé  de  quitter  son  épée  et  sa  chaussure,  et  se  tenir  accroupi 
les  pieds  sous  lui,  pour  s'entendre  refuser  et  ses  dons  et  rentrée 
de  Tempire. 

Krusenstern,  habile  marin  qui  commandait  cette  expédition, 
objet  de  grandes  espérances,  tourna  ses  voiles  vers  le  Kamt- 
chatka. Après  avoir  exploré  les  cotes  de  Tlle  Sakhalien  et  de  la 
Tartane,  il  rapporta  d'utiles  renseignements.  Plus  tard,  le  capi- 
taine Golownin  fut  expédié  par  le  gouvernement  pour  explorer 
les  mêmes  côtes  et  les  lies  Kouriles  (1811);  mais  il  fut  arrêté 
par  les  Japonais ,  et  retenu  prisonnier  avec  son  équipage,  lis 
réussirent  à  s*enfuir;  puis  s*étant  laissés  reprendre,  ils  furent 
enfermés  dans  des  cages,  et  n'obtinrent  leur  liberté  que  deux  ans 
après,  par  échange.  Leur  délivrance  fut  fêtée  par  les  Japonais, 
qu'ils  trouvèrent  extrêmement  humains  et  polis,  aimant  la  lec- 
ture, l'instruction  et  les  commodités  de  la  vie  ;  mais  ils  ne  pu- 
rent se  procurer  de  connaissances  sur  le  pays. 

On  continuait  avec  non  moins  d'ardeur  les  explorations  des 
terres  antarctiques,  surtout  après  la  paix  de  1815,  qui  permit  de 
poursuivre  les  recherches  avec  plus  de  sécurité.  Le  capitiine 
Philip  Parker-King  étudia  les  côtes  de  rhémisphère  austral 
entre  les  tropiques;  Bothwell  trouva^  en  1820,  le  Sud^OriuND'^; 


COMMBRCE,  IRDUSTDIB,  COLOlftCS,  OBOOBAPHIB.      149 

Palnier  et  autres  chasseurs  de  phoques  virent  de  loin  les  terres 
qui  recurent  le  nom  de  Palmer  et  de  la  Trinité.  Bougainville, 
le  fils  du  célèbre  navigateur,  et  du  Camper  parcoururent  en  1823 
rOcéanie.  Le  capitaine  Bellingshausen,  en  poussant  jusqu'au 
70®  30'  de  latitude  sud,  découvrit  en  1819,  avec  des  vaisseaux  rus- 
ses, plusieurs  fies  nouvelles,  entre  autres  Ttle  de  Pierre  1^*^, 
la  plus  méridionale  que  l'on  connaisse;  et  auprès,  celle  d'Alexan- 
dre I^.  L'Anglais  Weddell  pénétra,  en  1824,  de  S""  5'  dans  lecer- 
cle  antarctique,  c'est-à-dire  de  deux  cent  quatorze  milles  plus 
avant  qu'aucun  autre  voyageiu*;  il  trouva  dégelée  la  mer  à  la- 
quelle il  donna  le  nom  de  George  IV,  et  constata  que  la  boussole 
y  faiblissait,  comme  au  p4le  arctique. 

Hais  n'y  a-t-il  véritablement  que  des  glaces  sous  le  pôle?  ou 
y  existe-til  un  continent? 

Quelques  navigateurs  avaient  remarqué ,  en  s'approchant  au 
sud,  des  indices  de  terres.  Le  capitaine  Biscoe  en  aperçut  une 
en  1830,  sans  pouvoir  l'atteindre  à  cause  des  vents  contraires. 
L'Américain  Morrell  en  1830,  et  Kœmpfer  en  1833,  confir- 
mèrent le  fiait,  et  pensèrent  qu'en  franchissant  la  première  bar- 
rière déglaces,  on  pourrait  arriver  aux  terres  antarctiques.  Cette 
découverte  fit  naître  une  nouvelle  ardeur;  et  la  France  expédia 
le  capitaine  Dumout-dlJrville,  l'Angleterre  le  capitaine  Ross, 
et  les  États-Unis  Wilkes ,  pour  tenter  d'y  parvenir. 

Dumont-d'Urville  explora  avec  rÀstroiabe  (1826-1828) 
quatre  cents  lieues  de  c6te^  de  la  Nouvelle-Zélande,  et  une  infi- 
nité d'autres  Iles;  il  en  rapporta  de  nombreux  renseignements. 
Il  y  fut  envoyé  de  nouveau  en  1837,  pour  vérifier  les  découvertes 
de  Weddell ,  et  s'assurer  si,  en  dedans  d'une  ceinture  de  glaces 
formée  le  long  des  Iles  entre  le  50<*  et  le  70^  de  latitude ,  il  existait 
one  mer  libre,  dans  laquelle  une  baleinière  anglaise  eût  pu  ga- 
gner jusqu'au  70*  15'.  Repoussé  d'abord  parles  glaces,  il  atteignit 
en  1840  la  plus  haute  latitude  australe  où  l'on  fût  encore  parvenu. 
Cerné  par  les  glaces,  il  réussit  toutefois  à  déterminer  la  position 
de  quelques  ties  qu'on  n'avait  vues  jusque-là  que  de  très-loin; 
et  il  aperçut  la  terre  à  laquelle  il  donna  le  nom  d'Adélie,  au 
60*  80  de  latitude  sud,  et  au  iSS*"  21'  de  longitude  orientale. 
Elle  fut  vue  aussi ,  le  même  jour,  par  l'Américain  Peacock ,  qui 

13. 


150  POPULATIONS  BABBARES,  Y0Y4GES, 

la  côtoya.  D'Urvîlie ,  à  qui  les  Anglais  contestent  tout  mérite, 
allait  entreprendre  une  nouvelle  campagne  et  recueillir  de 
nouvelles  informations  ;  mais  celui  qui  était  revenu  sain  et  sauf 
de  voyages  si  périlleux  périt,  brûlé  misérablement,  sur  le  cbe- 
min  de  fer  de  Versailles  it  Paris. 

Cependant  un  navire  baleinier,  expédié  en  1839  sous  le  com- 
mandement du  capitaine  Balleny,  vint  apporter  de  nouveaux  faits 
à  Tappui  de  la  donnée  en  question ,  bien  qu*il  eût  été  arrêté  aussi 
par  les  glaces,  après  avoir  poussé  jusqu'au  69**.  Wilkes  affirma 
s'être  approché  à  la  distance  de  quelques  milles,  sous  le  67*  4' de 
latitude  sud  et  le  140''  30'  de  longitude  orientale  de  la  terre  qu'il 
appela  Continent  Antarctique  ;  mais  il  ne  recueillit  que  des 
pierres ,  seul  tribut  qu*il  pût  arracher  à  cette  nature  glacée. 

Le  29  septembre  1839,  le  capitaine  Ross  partit  pour  un  nou- 
veau voyage  au  pôle  austral  avec  rÉrébe  et  la  Terreur,  en 
faisant  route  par  Sainte-Hélène,  aûn  de  déterminer  le  minimum 
d'intensité  magnétique  sur  le  globe,  il  aborda  (janvier  1840  ; 
à  la  terre  la  plus  méridionale  qu'on  eût  encore  touchée ,  à  70*47' 
de  latitude  sud,  et  174"  16',  de  longitude  est,  de  Greenvich; 
puis  s'avança  jusqu'au  78®  de  latitude  et  187  de  longitude.  Des 
glaces  de  cent  cinquante  pieds  de  hauteur,  sur  une  éteodue 
de  trois  cents  milles,  Tobligèrent  à  s'arrêter  pour  se  remettre 
en  marche  l'année  suivante.  Après  avoir  navigué  longtemps 
où  Wilkes  et  les  cartes  américaines  avaient  placé  la  terre 
ferme,  le  22  février  1841,  il  se  trouvait  a  cent  milles  du 
pôle  magnétique.  Il  crut  pouvoir  affirmer  que  s'il  existe  au 
nord  deux  pôles  magnétiques  verticaux  «  il  n'y  en  a  qu'un  seul 
dans  l'hémisphère  austral.  L'Angleterre  vit  donc  flotter  sou 
pavillon  tout  près  du  pôle  ;  et  le.nom  de  sa  jeune  reine  sera  éter- 
nisé par  la  terre  Victoria,  à  l'extrémité  de  laquelle  s'élève  le 
volcan  Érèbe,  comme  un  phare  naturel  pour  les  futurs  naviga- 
teurs. 

Les  Anglais  sont  toijyours  ceux  qui  profitent  le  plus  des  dé- 
couvertes et  des  colonies  nouvelles.  Une  partie  des  conquête 
qu'ils  avaient  faites  pendant  les  guerres  de  la  Révolution  furent 
restituées,  il  est  vrai ,  en  1 81 5  ;  mais  ils  conservèrent  la  pénin- 
sule de  Malaca  et  nie  de  Singapour,  qui,  placée  à  l'extrémité 


COMMBBCS,  INDUSTRIE,  COLONIES,  OBOGBAPRIE.      151 

de  cette  péninsule,  oororoande  le  détroit  que  traversent  les  bâti> 
ments  expédiés  dans  les  mers  de  la  Chine.  Singapour,  fondée 
par  Raflles,  savant  orientaliste  qui  a  écrit  Thistoirede  Java, 
s*accrut  avec  une  telle  rapidité,  que  des  navires  de  tous  les  pays 
abordent  aujourd*hui  où  n'existait  en  1819  qu'une  poignée  de 
pécheurs  et  des  pirates  malais.  En  1825,  TAngleterre  partagea 
entre  elle  et  la  Hollande  la  domination  de  l'archipel  d'Asie  et 
de  la  péninsule,  les  Hollandais  conservant  toutefois  les  îles  les 
plus  riches  en  productions,  telles  que  Sumatra ,  Java,  les  Mo- 
laques;  tandis  que  les  Anglais  se  réservaient  les  positions  les 
plus  importantes  pour  l'établissement  d'un  commerce  d'échanges 
entre  l'Asie  orientale,  l'Inde,  et  l'Europe.  11  en  est  résulté 
que  les  colonies  de  Singapour  et  du  Prince  de  Galles  sont  de- 
venues le  centre  des  nouvelles  relations  entre  l'Occident  et  les 
contrées  les  plus  reculées  de  l'Orient,  relations  qui  maintenant 
s'étendent  jusqu'à  la  Chine. 

Nous  ne  connaissons  pas  exactement  le  revenu  des  colonies 
hollandaises;  mais  le  produit  minéral  y  est  immense,  s'il  est 
vrai  que  Sumatra  produise  10  millions  de  livres  sterling  de 
poudre  d'or;  Bornéo,  pour  13  millions  de  francs;  Banca, 
S  millions  de  livres  d'étain.  RafiDes  estime  à  100  millions  de 
francs  ce  que  rapporte  annuellement  Java  ;  et  Ton  peut  cal* 
culer  à  30  millions  ce  que  donnent  les  Moluques. 

L'Europe  n'avait  jadis  rien  à  échanger  avec  l'Asie;  mais 
aujourd'hui  ses  manufactures  lui  fournissent  des  objets  de 
trafict  surtout  des  étoffes  de  coton,  si  convenables  à  ces  climats 
bHllants,  où  l'on  ne  s'habille  pas  autrement. 

Voilà  pourquoi  les  colonies  sont  essentielles  à  l'existence  de 
l'Angleterre;  car  c'est  par  elles  seulement  qu'elle  peut  fournir 
un  débouché  à  ses  manufactures,  et  soutenir  cette  foule  de  pro- 
létaires qui,  exclus  de  la  propriété,  lui  demandent  du  pain.  La 
Chine  seule  n'a  pas  besoin  de  ce  que  lui  offrent  les  Anglais; 
mais  ils  ont  réussi  à  lui  rendre  l'opium  nécessaire,  en  dépit  des 
kns  impériales;  et  aussitôt  ils  ont  supprimé  dans  l'Inde  la  cul- 
ture du  blé,  pour  lui  substituer  celle  du  pavot.  En  échange  de 
ce  narootique,  ils  reçoivent  des  Chinois  le  thé,  qu'ils  revendent 
avec  grand  profit  à  l'Europe,  d'où  ils  tirent  du  blé,  que  les 


153  POPULATIONS  B4BBABES,  VOYAGES, 

Indiens  sont  obligés  de  payer  d'autant  plus  cher  qu'il  vient 
de  plus  loin.  Cette  longue  chaîne  d'opérations  en  partie  mer- 
cantiles ,  en  partie  fiscales,  se  briserait  tout  à  coup  si  la  Chine 
réussissait  à  exclure  Topium ,  et  à  faire  cesser  cette  cause  d'a- 
brutissement et  de  mort  pour  ses  populations. 

L'Angleterre,  quand  il  s'agit  de  coloniser,  laisse  bien  loin 
tous  ses  rivaux,  soit  dans  le  choix  des  positions  les  plus  favo- 
rables pour  dominer  les  mers  et  pour  assurer  le  débit  de  ses 
marchandises,  soit  dans  sa  persistance  à  les  obtenir.  Partout, 
en  un  mot ,  elle  cherche  des  marchés  qui  lui  assurent  de  nom- 
breux consommateurs  sans  aucune  concurrence;  et  rien  n'é- 
chappe aux  efforts ,  à  l'attention ,  à  la  hardiesse ,  à  la  persévé- 
rance de  cette  nation. 

liCS  voyages  de  circumnavigation  ont  aujourd'hui  beaucoup 
de  détracteurs;  car  tout  étant  désormais  découvert,  ils  ne 
peuvent  fournir  que  quelques  observations  aux  astronomes, 
ou  certains  détails  soit  sur  le  magnétisme  terrestre ,  soit  sur  U 
température  sous-marine;  mais  d'autres  les  croient  encore  utiles 
pour  faire  respecter  le  pavillon  des  puissances  qui  manquent  de 
colonies  dans  des  pays  barbares  qui  par  malheur  sont  armés, 
et  pourront  devenir  bientôt  des  États  redoutables» 

Les  derniers  voyages  ont  contribué  aux  progrès  d'une  science 
nouvelle,  l'anthropologie.  Blumenbach  avait  fondé  la  distinction 
des  races  sur  l'organisation  et  principalement  sur  la  confor- 
mation du  crâne.  Il  en  distinguait  cinq ,  d'après  une  dirision 
plus  géographique  que  scientifique.  A  cette  étude  s'associèrent 
celles  de  la  linguistique  et  de  l'histoire.  Enfin,  de  nos  jours  on 
a  constitué  cette  science  en  lui  donnant  pour  première  base 
les  caractères  physiques,  comme  les  plus  stables  et  les  moins 
arbitraires,  mais  en  les  confrontant  avec  l'histoire. 

C'est  dans  cet  esprit  qu'ont  été  conçus  le  travail d'Edwardscl 
les  recherches  sur  Thistoire  physique  de  l'espèce  humaine,  du 
docteur  Pritchard.  Les  peuples  de  l'Amérique  méridionale  ont 
été  étudiés  de  près  par  d'Orbigny.  En  1817,  Louis  de  Freycinet 
fut  envoyé  dans  rhémisphère  austral ,  pour  y  observer ,  outre 
les  phénomènes  magnétiques  et  météorologiques ,  les  langues  et 
les  mœurs  ;  Dumont-d'Urville ,  dans  ses  voyages  d'Océanie ,  a 


OOMMBBCB,   IUDUSTRIB,   C0L01IIB8,  6B00BAPHIB.      Iô3 

reeoalli  des  cadavres,  des  modèles,  des  empreintes,  des  reu- 
seignements  sur  les  caraetères  physiques  et  moraux  des  races 
nombreuses  qui  se  trouvent  mêlées  dans  ces  contrées.  Il  rapporta 
huit  cent  soixante-six  dessins  d'hommes,  d*armes,  d*liabi« 
tatîo&s ,  d'ustensiles;  quatre  cents  de  cites  et  de  paysages ,  cin« 
quante- trois  cartes  terminées;  puis  des  esquisses  de  cotes  :  de 
ports,  de  rades;  car  s'il  suffisait  autrefois,  lorsqu'on  avait 
trouvé  une  tle,  d'en  déterminer  la  position  en  se  tenant  en  rade, 
on  veut  aujourd'hui  en  oonnattre  chaque  anse,  tous  les  fonds, 
tous  les  passages  ;  et  il  est  nécessaire  de  joindre  aux  indications 
astronomiques  des  notions  de  physique  et  d'histoire  naturelle. 

Ainsi  l'Europe  a  répandu ,  dans  l'espace  de  trois  siècles,  sa 
population  sur  le  monde  entier,  sans  s'appauvrir  elle-même; 
tandis  que  les  autres  races,  exclues  selon  toute  apparence  de 
cette  grande  loi  de  progrès ,  déclinent  en  nombre  et  en  puis- 
sance*. En  Amérique,  même  dans  les  pays  à  esclaves,  les 
nègres  disparaissent,  soit  par  la  mort,  soit  par  le  mélange  *  ;  et 
les  tribus  indigènes  se  retirent  devant  les  semeurs  de  grains  ^ 
qui  avancent  toujours.  Désormais,  quelle  que  soit  la  contrée  du 
monde  dont  on  parle,  c'est  d'Européens  qu'il  s'agit  ;  nos  inté- 
rêts déterminent  les  alliances  ou  les  guerres  de  l'Inde  ;  ce  sont 
les  ambassadeurs  européens  et  les  chambres  européennes  qui 
parient  au  nom  de  la  cour  de  Perse,  et  qui  dictent  les  firmans 
du  Grand  Seigneur.  La  destinée  des  nègres  et  celle  des  races 
jaunes  ou  des  peaux  rouges  dépendent  du  scrutin. 

Dans  rOeéanie,  où  près  de  vingt-cinq  millions  d'hommes  si 
différents  s'agitent  sur  un  espace  de  plus  de  six  cent  mille  lieues 
carrées ,  le  christianisme ,  les  sciences ,  le  commerce  introdui* 
sent  une  vie  nouvelle ,  à  tel  point  que  les  vicissitudes  de  ce 

"  On  a  dterché  dernièrement  à  expliquer  pbysiologiquemeot  le  dépé* 
risccment  des  races  indigèoes,  en  affirmant  que  lorsqu'une  femme  de 
eoalear  a  engendré  d'un  blanc,  elle  n'est  plus  susceptible  d'être  fé- 
condée par  un  individu  d'une  race  inférieure  ;  d'où  il  résulte  que  le 
nombre  des  enfonts  de  couleur  diminue,  et  que  les  nuances  se  multi- 
plient. 

*  Il  en  fiiut  excepter  les  États-Unis,  où  la  population  noire  s'est  con* 
ùdérabiement  accme,  depuis  l'abolilion  de  la  traite.     (Av.  R.) 


154  ^POPULATIONS  BABBABBS,  VOYAGES, 

monde  loiptain  influent  déjà  sur  celles  de  I*Ëurope.  Cette  iiiG- 
nité  de  côtes  facilite  partout  l'alx>rdage,  autant  que  la  masse 
compacte  de  1* Afrique  le  rend  difQcile  ;  désormais  les  nations 
anciennes  se  raniment  au  contact  des  nouvelles ,  et  elles  profi- 
tent de  Tactivité  que  vont  exercer  au  ioin  le  zèle  du  missioo- 
naire,  Taviditédu  négociant. 

Le  collège  de  la  Propagande  est  assurément  une  des  insti- 
tutions les  plus  surprenantes  du  catholicisme  :  une  armée 
de  missionnaires  part  de  Rome  pour  se  répandre  dans  le 
monde  entier  :  gens  qui,  par  la  seule  force  de  la  doctrine ,  de 
la  persuasion ,  de  la  charité,  ne  redoutent  ni  la  distance ,  ni 
le  péril,  pour  attirer  des  âmes  à  la  religion,  c*est-à-dire  à  b 
société  civile ,  aux  mariages  légitimes,  aux  idées  de  propriété, 
aux  espérances  immortelles.  La  philosophie  la  plus  raiUeuse  ue 
peut  se  refuser  à  admirer  ces  frères  héxoïques. 

Le  protestantisme  n*a  pas  cette  unité ,  cet  esprit  d*exclusiun 
qui  fait  la  force  du  catliolicism«;  mais  il  tient  aussi  à  bien  mé- 
riter de  rhumanité  en  s'emploVant  à  adoucir  les  barbares.  I>e- 
puis  cent  cinquante  ans,  les  différentes  communions  protestaates 
d'Angleterre,  d'Amérique  et  du  continent  européen,  principale- 
ment les  méthodistes,  ont  formé  des  sociétés  pour  la  propagation 
du  cliristianisme;  ils  y  dépensent  des  millions  chaque  année, 
et  répandent  par  centaines  de  mille  des  Bibles,  qui,  en  véritii 
ne  sont  pas  le  livre  le  plus  propre  à  faire  éclore  et  à  consolider 
la  foi  des  peuples  nouveaux.  Dans  les  seuls  comptoirs  de  Cantoo, 
Malacca ,  Batavia ,  Penang  et  Singapour ,  il  a  été  imprimé,  soie 
en  malais,  soit  en  chinois,  plus  de  quarante-quatre  mille  ou- 
vrages touchant  îa  doctrine  chrétienne.  Les  missionnaires  an- 
glais qui  abordèrent  à  Taîti  en  1 799  réussirent  fort  peu  jusqu*en 
1807,  oùPomaré  se  déclara  leur  protectrice,  et  promit  de  mettre 
de  côté  son  dieu  Oro,  pourvu  qu'on  lui  donnât  en  retour  on 
peuple  vêtu  et  surtout  armé,  outre  le  nécessaire  pour  écrire  et 
imprimer.  Le  marchéfut  bientôt  accepté,  et  les  Taitiens  cessèrent 
de  se  tatouer,  d'aller  nus  ;  leur  langue  se  perfectionna,  et  llle  fut 
bientôt  comme  une  sorte  de  séminaire  d*où  sortirent  des  mai 
1res  nombreux,  qui  répandirent  les  idées  chrétiennes  dans  les 
pays  voisins. 


COMMBBCB,  IllDirSTBIB,  COLOIflES,  6É(M3BAPH1£.     155 

Aux  Iles  Sandwich,  que  Cook  avait  trouvées  en  pleine  barba- 
rie,  les  missionnaires  américaios  débarquèrent  en  1830,  avec  de 
jeunes  indigènes  devenus  chrétiens  qui  avaient  été  élevés  aux 
États-Unis.  Quoique  repoussés  d*abord,  ils  flnirent  par  s'impa- 
troniser  dans  le  pays,  surtout  après  la  mort  du  roi  Liholibo, 
violent  et  ivrogne,  qui  alla  mourir  en  Angleterre  en  1830.  Sa 
veuve  se  fit  chrétienne,  et  beaucoup  de  chefs  suivirent  son  exem- 
ple. A  cette  heure  un  tiers  de  la  population  sait  écrire  :  on  y 
trouve  des  écoles  nombreuses,  quatre  imprimeries,  une  infinité 
de  manufactures  ;  les  haches  de  fer  ont  remplacé  les  haches  de 
pierre;  ils  construisent  des  barques,  des  tables,  toutes  sortes 
d*ustensiles  domestiques  ;  et  autour  de  ces  autels  quMls  inon- 
daient de  sang  humain,  ils  se  réunissent  aujourd'hui  pour  le 
sermon  et  la  prière.  Ces  rois,  dont  Tun  faisait  tuer  quiconque 
s'offrait  à  ses  yeux  mieux  orné  que  lui,  et  dont  un  autre  entourait 
son  palais  d*un  mur  de  crânes,  ont  aujourd'hui  des  lois  et  une 
administration.  Mais  le  prédicateur  s*en  va  avec  femme  et  en- 
fants; il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  s*il  manque  de  résolution  pour 
braver  le  martyre,  et  s'il  prêche  une  morale  avec  des  intentions 
plutôt  droites  que  généreuses.  Des  gens  qui  savent  à  peine  lire 
interprètent  souvent,  de  la  manière  la  plus  étrange,  les  récits 
mystiques  de  la  Bible.  Les  catholiques  n*ont  pas  encore  pu  réus- 
sir beaucoup  chez  ces  peuples  nouveaux.  La  congrégation  de  la 
Propagande  confia  en  1833  les  missions  de  TOcéanie  orientale 
aux  prêtres  de  Picpus ,  qui  ont  converti  les  îles  Gambier; 
en  1837  ,  seize  cents  insulaires  avaient  déjà  reçu  le  baptême. 
Cestdelà  que  partent  ces  sentinelles  avancées  de  la  vérité,  fran- 
ciscains et  augustins,  dans  l'Amérique  méridionale  et  dans  l'Asie 
inférieure;  capudns,  dans  l'Asie  supérieure  et  en  Afrique; 
fermes,  en  Palestine;  lazaristes,  dans  l'Amérique  septentrionale; 
pères  de  l'Oratoire ,  à  Ceylan.  Mais  les  revenus  de  la  congréga- 
tion ne  dépassent  pas  trois  cent  soixante  mille  francs,  somme 
bien  insuffisante  pour  envoyer  des  ouvriers  sur  tous  les  points 
au  globe.  On  s'est  efforcé  d'y  subvenir  par  quelques  institutions 
récentes,  comme  le  séminaire  des  Missions  étrangères  h  Paris, 
la  société  I^poldine  en  Autriche,  mais  surtout  par  l'œuvre  de 
^^  Propagation  de  la  foi,  instituée  à  Lyon  en  1822  :  tous  les 


166  P0P1U.ATI0N8  BABBAHSS,  YOYAGBS, 

catholiques  sont  appelés  à  s'associer  h  cette  pieuse  tâche,  moyen- 
nant la  modique  contribution  d'un  sou  par  semaine.  Cette 
faible  aumône ,  multipliée  par  le  grand  nombre  des  sooscrip- 
teurs,  rapporte  chaque  année  des  sommes  considérables  qui 

viennent  en  aide  aux  missions,  et  servent  à  imprimer  et  à  ré- 
pandre le  récit  des  généreuses  entreprises  de  ces  hères  de  la 
foi  et  de  la  charité. 

On  a  reconnu  qu'il  y  avait  plus  d'avantage  à  former  dans  )e^ 
pays  nouveaux  des  prêtres  indigènes,  dont  l'influence  surpasse 
celle  qu'y  pourraient  prendre  des  étrangers.  Cest  sur  ce  pied-là 
que  les  missions  sont  établies  aujourd'hui.  Vingt  év^^és  ou  u* 
cariats  apostoliques  ont(été  institués  de  1840  à  1844,  et  de  nom- 
breux vicaires  indigènes  ont  été  établis  à  Ceylan  et  dans  1? 
péninsule  au  delà  du  Gange.  L'Australie,  qui  en  1820  n'avait  pas 
un  seul  prêtre,  a  maintenant  un  archevêque  à  Sidney .  Un  vicain 
apostolique  dirige  le  travail  des  missions  chez  les  misérables 
nègres  de  la  Guinée.  Dans  l'Amérique  du  Nord,  où  rien  n'en- 
trave l'autorité  ecclésiastique,  il  n'y  avait  d'autre  évêque  en  1790 
que  celui  de  Baltimore  ;  on  en  comptait  dix  en  183 1 ,  seize  en  \SU, 
vingt-cinq  en  1846,  et  l'on  a  demandé  depuis  trois  nouveaux 
sièges.  De  l'évêché  de  Québec  sont  sortis  plusieurs  autres  dio- 
cèses dans  les  contrées  entre  la  baie  d'Hudson  et  l'Orégon  ;  le 
sain^sîége  a  divisé  ce  dernier  pays  en  dix  diocèses,  et  y  a  nommé 
un  archevêque  et  deux  évêques. 

Dans  l'Inde,  à  Hong-Kong,  à  Tonkin,  dans  la  Corée,  oo 
compte  des  séminaires  plus  ou  moins  nombreux.  Le  brahma- 
nisme et  le  culte  rationaliste  de  la  Chine  ont  peine  à  résister  ê 
Fexemple  européen  et  aux  missionnaires ,  ces  précurseurs  paci- 
fiques de  la  lumière;  et  le  Céleste  Empire  vient  d'abroger  les  lois 
qui  prohibaient  le  culte  chrétien.  L'islamisme  ne  £Eiit  plus  de 
conversions  en  Asie  et  dans  la  Malaisie  ;  son  apostolat  cesse,  et 
fait  place  tout  à  fait  à  celui  de  l'Europe.  Ainsi,  l'Occident  renvoie 
à  la  haute  Asie  la  civilisation  qu'il  en  a  reçue  jadis  et  il  ut  se 
contente  pas  d'envoyer  aux  barbares  ses  marchandises,  son  luxe 
et  ses  vices. 

L'éducation  du  genre  humain  procède  aussi  par  les  voies  pa- 
cIGques  du  commerce.  L'homme  continue  en  Orient  à  vivre  de 


COMMBHCB,  IRDDSTBIB,  C0L0NIB8,  GBOOBAPHIB.      167 

eetle  Tîe  qui  loi  est  particulière;  et  il  y  reste  statlonoaire,  parce 
qo*il  est  errant.  Le  passage  des  grosses  caravaaes  garantit  à 
chaque  pays  qu'il  recevra,  à  une  époque  fixe,  telles  et  telles 
denrées;  en  conséquence,  personne  ne  s'inquiète  d'aller  les 
cbercber,  et  attend  leur  arrivée  comme  on  attend  que  le  soleil 
mûrisse  les  fruits.  Si  le  commerce  européen  vient  à  reprendre  la 
route  qu'il  suivait  avant  de  doubler  le  cap  de  Bonne-Espérance , 
les  caravanes  redeviendront  importantes  ;  et  les  pèlerinages  à  la 
ville  sainte,  que  les  riches  musulmans  ne  pratiquent  plus  au« 
jourd'hui  que  par  représentants ,  au  détriment  du  commerce 
lui-mêiiie,  contribueront  peut-être,  en  se  renouvelant,  à  Caire 
pénétrer  dans  l'Afrique  intérieure  une  civilisation  imparfaite , 
qui  frayera  la  route  à  une  autre  civilisation  plus  avancée. 

Il  y  a  des  pays  qui  excluent,  par  crainte,  tout  commerçant 
étranger.  De  ce  nombre  est  le  Japon,  où ,  depuis  1637,  il  est  dé 
fendu  aux  habitants  de  sortir  du  royaume.  Le  seul  port  de  Nan- 
gasaki  est  ouvert  aux  navires  de  la  Chine,  de  la  Corée  et  de  la 
Hollande ,  en  nombre  déterminé  ;  et  ils  y  sont  assujettis  à  une 
surveillance  rigoureuse.  Il  paraît  que  le  commerce  à  l'intérieur 
est  très-favorisé ,  et  que  tout  y  abonde;  mais  nous  nous  défions 
des  éloges  prodigués  aux  États  qui  s'enveloppent  de  mystère. 

Les  Chinois  vont  trafiquer  au  dehors,  surtout  dans  l'archipel 
indien,  dans  l'Inde  transgangétique,  et  dans  la  Papouasie;  ils 
font  seuls  le  commerce  des  royaumes  de  Siam  et  d'Annam.  Les 
Européens  sont  exclus  aussi  de  l'Inde  au  delà  du  Gange ,  à  l'ex- 
ception de  l'empire  Birman  et  de  quelques  petits  royaumes  de  la 
péninsule  de  Malacca.  Mais  quelles  barrières  pourront  résister 
aux  machines  à  vapeur,  qui  centuplent  la  puissance  productrice, 
et  qui  nous  conduisent  de  l'Europe  dans  l'Inde  en  si:^  semaines, 
et  à  la  Chine  en  deux  mois? 

Avant  et  depuis  la  découverte  du  Cap ,  l'Inde  avait  été  cons- 
tamment le  gouffre  où  allait  s'engloutir  tout  Tor  du  monde  : 
c*est  là  que  s'écoulait  celui  que  les  Espagnols  tiraient  d'Amé- 
rique; les  vaisseaux  de  la  Hollande,  de  l'Angleterre,  du  Portugal, 
portaient  les  marchandises  indiennes  au  Pégou ,  à  Siam ,  à  Cey« 
lan ,  à  Achem,  à  Macassar,  aux  Maldives ,  à  Mozambique ,  dans 
toutes  les  parties  de  cette  mer,  et  en  rapportaient  l'argent 

14 


158       POPULATIONS  BABBABBS,  YOYAGBS, 

dam  riiid«;  là  refluait  aussi  celui  que  les  Hollandais  tinîeiit  da 
Japon.  Quoique  Tlnde  eût  besoin  de  girofle ,  de  cuivre ,  de  can- 
nelle, de  noix  muscade  (qu'elle  recevait  par  rîntemiédiaire  des 
Hollandais),  de  Tétain  de  l'Angleterre,  des  chevaux  de  la  Perse 
et  de  FArabie ,  du  musc  et  des  vases  de  la  Chine ,  des  fruits  do 
Caboul ,  des  perles  de  Bahraln ,  elle  échangeait  tous  ces  produits 
contre  ceux  de  son  sol. 

Les  choses  ont  bien  changé  depuis  la  conquête  de  Tlnde  par 
les  Anglais,  et  surtout  depuis  que  l'homme  a  mis  la  vapeur  à 
son  service.  L'Europe  envoie  en  Orient,  non  plus  son  ai^K 
seulement,  mais  les  produits  de  ses  fabriques,  et  même  des 
tissus  qu'autrefois  oi^  demandait  à  la  Chine  et  à  l'Inde.  Les 
Anglais,  en  épuisant,  comme  ils  le  font,  cette  dernière  contrée, 
ont  réduit  l'indigène  à  leur  acheter  ce  dont  il  a  besoin  pour  se 
nourrir  ;  tandis  qu'il  voit  ses  champs  envahis  par  la  culture 
exclusive  du  pavot,  qui  fournit  la  denrée  destinée  à  empoisonier 
la  Chine,  afin  que  celle-ci  donne  en  retour  son  thé  h  l'Angle- 
terre,  qui  s'en  fait  encore  de  l'argent. 

Et  cependant,  tant  qu'exista  le  monopole  de  la  compagnie  des 
Indes ,  le  commerce  anglais  fut  enchaîné  dans  des  opérations 
que  l'industrie  privée  aurait  seule  pu  rendre  profitables;  la  na- 
tion payait  plus  cher  les  marehandises  qui  provenaient  de  1X> 
rient,  et  la  compagnie  des  Indes  néanmoins  se  trouvait  en 
décadence.  Mais  à  peine  le  monopole  fut-il  aboli  en  1814,  que 
nous  vîmes  ces  mers  se  couvrir  de  spéculateurs  entreprenants; 
l'activité  et  les  bénéfices  s'accrurent ,  la  consommation  aug- 
menta ,  l'importation  des  tissus  anglais  devint  cinquante  fois 
plus  considérable  :  et  tout  cela  en  épargnant  à  l'État  les  dépenses 
énormes  que  lui  coûtait  le  maintien  du  monopole. 

Nous  savons  les  motifis  que  l'on  allègue  en  faveur  de  l'ancien 
monopole  colonial  et  des  colonies  elles-mêmes,  l'exereice  qu'el- 
les procurent  à  la  marine ,  le  respect  qui  en  rejaillit  sur  le  pavil- 
lon de  la  métropole;  enfin,  la  gloire  de  garder  sa  conquête.  Mais 
l'Asie  n'est  plus  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  au  temps  de  Vaseo 
deGama,  d'Albuquerque  ;  et  il  n'est  plus  à  craindre  que  le 
croissant  vienne  à  reprendre  le  dessus.  De  son  côté,  l'AroériqBe 
ne  songe  certainement  pas  à  conquérir  l'Europe  ;  elle  tend  plu- 


eOMMIBCS,  INDUSTBIB,  001X>NIB8,  GB00BAPH1B.      169 

tôt  à  consolider  son  afifranchissement,  et  à  noas  fournir  des 
eiemples  de  liberté,  comme  uniqae  vengeance  des  coups  que 
loi  ont  portés  nos  pères. 

Cependant  les  budgets  de  tous  les  États  montrent  combien  les 
colonies  sont  T>néreiises  ;  ainsi,  la  Martinique  et  la  Guadeloupe 
doivent  à  la  France  130  millions,  tandis  que  la  valeurde  toutes 
les  propriétés  immobilières  n'y  est  pas  estimée  plus  de  300  mil- 
lions. On  ne  foit  donc,  avec  les  colonies,  que  restreindre  le 
nond»re  des  consommateurs  et  des  vendeurs.  La  législation  se 
trouve  pouaiée  à  des  mesures  absurd<^  pour  soutenir  un  ordre 
de  choses  qui  répugne  à  la  nature.  Puis  la  morale  s'élève  con- 
tre Teselavage ,  inévitable  avec  ce  système ,  qui  succombera  tdt 
00  tard  par  Teffet  de  raffranehiasenient  des  noirs.  Les  colonies 
du  novd  de  TAmérique  oot  pu  s'émanciper  parce  qu'elles  sont 
agricoles,  et  devenir  presque  aussitôt  une  grande  nation,  ne 
rdevant  que  d*eDe-ménie  ;  m^  il  en  est  autrement  des  Indes,  et 
des  posisesaionB  de  l'Espagne  et  du  Portugal.  Des  événements 
extraordinaires  comme  la  révolution  française  et  les  guerres 
dTspagne  ont  pu  créer  une  république  de  nègres  à  Hàiti,  et  des 
constitutions  dans  la  Colombie  ;  mais  rien  ne  met  les  colonies 
en  voie  naturdie  d'émancipation,  sauf  te  cas  où  les  Européens 
se  décident  à  les  abandonner,  pour  aller  demander  les  mêmes 
produits  à  des  pays  {dus  rapprochés. 

En  effet,  on  se  demande  pourquoi  l'on  va  foire  dans  ces  lies 
lointaines  des  plantations  qui  prospéreraient  en  Sicile,  en  Espa- 
gne, et  surtout  sur  les  côtes  d'Afrique,  où  croissent  spontané- 
ment le  coton,  la  canne  à  sucre,  le  café,  et  où  sont  à  peu  près  à 
rétat  indigène  les  nègres  que  Ton  transporte  à  si  grands  frais  en 
Amérique  ?  Puis  la  science  demande  à  son  tour  pourquoi  nous 
allons  chercher  le  sucre  à  la  Guadeloupe  et  à  la  Havane,  quand 
OD  peut  le  tirer  chez  soi  du  maïs  et  de  la  betterave  ? 

Nous  savons  les  réponses  que  l'on  fait  à  ces  questions  ;  mais 
elles  ne  paraissent  pas  décisives,  et  nous  ne  pensons  pas  qu'elles 
aient  beaucoup  de  force  dans  l'avenir. 

Si  la  civilisation  a  marché,  pendant  tant  de  siècles,  d'orient 
en  occident,  on  est  frappé  de  sa  tendance  constante  à  retourner 
vers  sa  source ,  et  de  cette  idée  qui  a  préoccupé  tous  les  em- 


leO       POPULATIONS  BABBAB18,  YOTAGBS, 

pires  dans  \em  plus  grande  prospérité ,  de  s'emparer  des  lieux 
qui  donnent  passage  vers  F  Asie.  Alexandre  fondait  sa  cité  là  où 
risthme  de  Suez  touche  les  mers  qui  conduisent  aux  extrémités 
derorient;  Constantin  choisissait  sur  le  Bosphoreremplaoemeat 
de  sa  nouvelie  capitale,  que  deraient  se  disputer  plus  tard  les 
croisés,  les  Mongols,  les  Turcs  et  les  Russes.  Les  caliles  trans- 
portèrent  de  1*  Arabie  leur  berceau,  soit  à  Bagdad»  soit  à  Bas- 
sora,  le  siège  de  leur  puissance  et  le  grand  comptoir  de  leur 
commerce;  les  Francs  s'efforcèrent  de  planter  la  croix  en  Pa- 
lestine et  sur  les  câtes  de  Syrie  ;  Colomb  et  Vasco  de  Gama  s'en 
allaient  par  un  chemin  opposée  la  recherche  des  contrées  asia- 
tiques, et  c'est  pour  y  trouver  un  passage  plus  court  que  Ton 
s'obstine  encore  contre  les  glaces  étemelles  du  pôlearetiqoe. 
Nous  voyons  aujourd'hui  même  l'Angleterre  et  la  Russie,  seules 
puissances  conquérantes  de  notre  époque  > ,  s'étendre  continuelle- 
ment vers  l'Orient,  l'une  par  le  Caucase,  l'autre  par  l'Inde,  taa- 
dis  qu'elles  jettent  un  regard  de  convoitise  sur  l'isthme  de  Suez 
et  sur  le  Bosphore.  L'Angleterre  règne  despotiquement  sur  ces 
pays  de  l'Inde  dont  l'antiquecivilisation  formait  une  barrière  de- 
vant nous.  La  Russie  occupe  le  versant  septentrimial  del'ancieo 
continent  jusqu'au  Kamtchatka  et  à  la  mer  de  Bering;  et, en  as- 
sujettissant les  peuplades  errantes  qu'elle  forme  à  la  rie  agricole, 
elle  s'apprête  à  pousser  sur  la  Chine  les  hordes  qui  la  conquirent 
jadis,  mais  après  les  avoir  cirilîsées.  En  attendant,  les  contrebaii  • 
diers  se  jouent  de  la  grande  muraille;  iIspénètreotdanssespoKs 
au  méprisdes  lois,  et  uneexpédltionde  quelques  milliersd' Anglais 
ose  attaquer  un  empire  de  350  millions  d'hommes.  Peut-être 
cette  tle  de  Hong-Kong  deviendra-t-elle  aux  mains  des  Anglais 
un  autre  Gibraltar,  qui  fera  la  loi  sur  le  fleuve  de  Canton. 

On  peut  faire  aujourd'hui  en  deux  ans  le  tour  du  globe,  ce 
n'est  plus  qu'un  voyago  d'agrément  ;  on  a  vu  même  unetroope 
de  chanteurs  italiens  l'entreprendre  pour  Caire  entendre  sucees- 


■  Est-ce  que  la  France  et  les  États-Unis  ne  mériteraient  pas  aosô 
l'honneur  d*6tre  nommés  ?  L'Afrique  française,  aussi  Irien  que  les  vasta 
acquisilions  des  États-Unis,  peurent  cependant  oompler  |Muiuf  les 
quêtes  de  ce  siècle.    (An.  B) 


COMMBBCB,  IRDIISTHIB,  COLONIES,  OBOOBAPHIB.      161 

n?eiiieat  les  chefe-d*œuvre  de  Rossini  au  Cap,  à  Goa,  à  Calcutta, 
et  à  Haeao. 

L'Amérique  est  impatiente  de  franchir  l*isthme  de  Panama, 
et  de  joindre  les  deux  mers  qui  baignent  ses  rivages;  déjà  les 
nations  européennes  attendent  le  moment  où  la  route  des  An- 
tilles conduira  aux  Marquises.  Les  bateaux  à  ?apeur  remontent 
FEophrate,  le  Tigre,  Tlndus,  le  Niger  ;  il  y  a  des  traversées  ré- 
gulières de  rAngleterre  à  FAmérique  du  Nord  et  aux  extrémi- 
tés de  rinde.  La  route  du  cap  de  Bonne-Espérance  n'est  plus 
la  seule  qui  conduise  en  Orient  ;  on  y  arrive  par  les  grands 
fleuves  de  la  Mésopotamie,  par  Alexandrie,  le  Caire-,  on  expé- 
die par  Suez  les  lettres  et  les  marchandises  d'un  faible  volume, 
en  attendant  le  moment  où  cette  langue  de  terre  s'ouvrira  pour 
les  vaisseaux. 

Cétait  beaucoup  naguère,  à  ce  qu'il  semblait  pour  les  cour- 
riers, de  parcourir  seize  kilomètres  à  l'heure;  aujourd'hui 
hommes  et  marchandises  en  font  cinquante  et  plus.  On  re- 
monte dans  un  parcours  de  huit  et  neuf  cents  lieues  les  fleuves 
les  plus  rapides,  pour  fonder  des  États  dans  des  lieux  qui  sem- 
blaient devoir  rester  éternellement  séparés  des  pays  policés. 
Qui  peut  dire  ce  qui  résultera  des  chemins  de  fer  quand  ils  sil- 
lonneront tout  notre  continent,  quand  ils  toucheront  à  Cons- 
tantinople,  à  Trébizonde,  d'où  s'ouvrent  déjà  des  communica- 
tions par  Erzeroum  et  Tauris  avec  Aboukir  sur  le|(olfe  Persique, 
et  de  là  avec  Bombay  ? 

Cest  un  devoir  sacré  pour  chaque  peuple  que  de  contribuer 
aux  découvertes,  puisqu'elles  tendent  à  procurer  aux  besoins  de 
l'homme  une  plus  grande  satisfiiction ,  à  étendre  sa  domination 
sur  les  parties  encore  incultes  de  la  création  terrestre,  à  accroî- 
tre et  à  perfectionner  l'espèce  humaine,  à  rapprocher  les  hom- 
mes et  les  nations ,  afin  qu'ils  puissent  de  concert  dompter  tt 
eipknter  la  nature. 

Du  temps  de  Colomb  et  de  Gama,  les  nations  étaient  condui- 
tes par  Tenthousiasme,  caractère  dominant  de  cette  époque  ; 
auiourd*hui  tout  est  objet  de  réflexion  et  de  calcul.  On  recou- 
rait à  la  force  pour  convertir  ;  aujourd'hui  l'Angleterre  pousse  la 
tolérance  dans  l'Inde  jusqu'à  laisser  encore  les  veuves  se  brûler. 

14. 


163  POPULATIONS   BàaBARBS,  V0YAOB8,  BTC. 

|)ar  oentaines,  chaque  année, /Sur  les  bâchera  de  leurs  maris. 
L*homme  le  moins  dépravé,  il  y  a  quelques  siècles,  se  pennellatt 
des  actes  d'oppression  envers  ces  races  conquises,  dans  la  persua- 
sion orgueilleuse  qu'il  était d*unenature supérieure;  aujourd'hui 
le  plus  pervers  s'abstient  d'en  commettre,  par  respect  pour  ce 
droitde  l'humanité,  qui  trouve  dans  la  presse  un  organe  si  redou- 
table  à  toute  iniquité.  La  science  et  la  philanthropie  sont,  auvi 
bien  que  l'intérêt,  les  mobiles  de  toutes  découvertes;  ^  si  les 
anciens  vantaient  ce  roi  de  Sidle  qui  imposa  pour  unique  coq- 
dîtion  aux  Carthaginois  vaincus  de  cesser  les  sacrifices  humains, 
à  l'heure  qu'il  est  on  ne  fait  pas  un  traité  avec  les  nègres  de 
l'intérieur  de  l'Afrique,  aussi  bien  qtt*avec  les  princes  européens, 
sans  stipuler  l'abolition  d*un  traâc  infâme,  pour  la  suppression 
duquel  les  abus  même  paraissent  excusables. 

A  la  vieille  politique  de  haine,  d'exclusion,  succédera  la  politi- 
que d'association,  de  réciprocité  :  l'homme,  étant  créé  pour  une 
vie  de  lutte,  continuera  de  combattre,  non  plus  pour  soumettre 
des  hommes,  mais  bien  pour  dompter  la  nature;  ce  n'est  que 
lorsqu'il  connaîtra  ce  globe  toutentier,  qu'il  pourra  espérer  d'im- 
primer à  la  civilisation  sou  caractère  de  grandeur  et  de  généro- 
sité. 

Eh  bien  )  il  reste  encore  à  explorer  le  centre  de  l'Asie  et  ds 
l'Afrique, celui  de  la  Chine,  et  la  Nouvelle-Hollande;  l'ardear 
réfléchie  qui  nous  porte  aujourd'hui  vers  ces  contrées  semble 
tenir  à  des  circonstances  semblables  à  celles  qui  existaient  au 
temps  de  Colomb;  il  s'ensuivra  peut-être  des  eifets  pareils.  La 
poudre  à  canon  et  l'imprimerie  venaient  alors  d'être  découver- 
tes, comme  aujourd'hui  la  machine  à  vapeur  et  l'électro-niag&é- 
tisme.  Alors  tombait  en  Espagne  la  puissance  ntusulmane, 
comme  elle  se  dissout  ou  se  transforme  maintenant  à  Constan- 
tinople;  alors  renaissaient  les  études  classiques,  comme  aujour- 
d'hui celles  des  langues  orientales;  alors  naquit  la  Réforme  et 
se  consolidèrent  les  nationalités  européennes.  Ce  qui  commence 
aujourd'hui,  nos  fils  le  verront;  mais  à  coup  sâr  les  héros  de 
l'avenir  ne  seront  ni  des  Luther,  ni  des  Charles-Quint,  ni  (es- 
l^ns-le  )  des  Cortex  et  des  Pizarre.  Le  continent  une  fob 
sillonné  de  chemins  de  fer,  nous  aurons  pour  voisins  les  pays  du 


SCfKlICBS.  —  MATHÉMATIQUBS  ET  PHYSIQUE.        163 

Levant;  la  mer  sera  plus  sûre  que  ne  Tétait  la  terre  il  Q*y  a  pas 
eneore  Imigtemps.  Maintmant  que  les  douanes  et  les  quaran- 
tsiiics  sont  supprimées  ou  modifiées ,  que  la  piraterie  des  Bar- 
baraques  est  détruite,  que  les  oo]<A)ies  sont  afiranchies,  que  la 
Grèce  et  l*Égypte  recommencent  à  vivre,  une  révolution  aussi 
grande  que  cdle  du  quinzième  siècle  vient  changer  ritinéraîre 
do  commerce  et  détrôner  le  Cap,  pour  remettre  en  honneur  ces 
nmtea  où  Tantiquilé  et  le  moyen  âge  ont  imprimé  leui^s  pas.  La 
Méditenanée  devient  ^n  lac  européen,  où  Tltalie  et  la  Grèce 
s*aUoBgent  comme  des  sentinelles  avancées.  Verront-elles  arra- 
cher de  leurs  mains  enchaînées  un  sceptre  que  la  nature  leur 
destina  ?  Quelques  années  encore ,  et  la  grande  révolution  sera 
aeeomplie;  et  les  nations  qui  n'auront  pu  ou  su  en  profiler  se- 
ront condamnées  encore  à  un  long  abaissement. 


SCIENCES.-  MATIIEUATIQUES  ET  PHYSIQUE. 


L*csprit  humain  avait  voulu ,  dans  son  orgueil ,  dresser  dans 
X Encyclopédie  le  catalogue  de  ses  propres  richesses  ;  il  y  voulut 
montrer  le  progrès  continu  de  la  science  au  moment  où  il  re- 
niait le  passé,  et  s'efforçait  de  briser  la  chatne  des  traditions. 

Au  sortir  de  la  Révolution,  les  consuls  demandèrent  enFan  x, 
à  l'Institut,  un  rapport  sur  les  travaux  accomplis  dans'cbaque 
iciencedepuisl789.  Cuvier  et Delambre,  l'un,  vaste  intelligence, 
Tautre,  esprit  méthodique ,  étaient  rapporteurs  pour  les  sciences 
pbyaiqueB  el  naturelles  ;  Dader,  pour  l'histoire  et  la  littérature 
MKàemie;  Lebreton ,  pour  les  beaux-arts  ;  Joseph  Chénier,  écri« 
Tsio  d'un  goût  sévère,  pour  la  langue  et  la  littérature  française. 
Us  sciences  morales  avaient  été  écartées  de  ce  programme.  Ki^ 
polé^n,  qui  aimait  les  sciences  positives  autant  qu'il  avait  en 
aversion'  les  philosophes,  dit,  en  recevant  ce  rapport  :  i'a< 

*  U  est  très -vrai  que  Napoléon  goûtait  peu  les  philosophes  do 
^  iMWps,  el  surtout  ces  adeptes  de  Técoie  matérialiste  qu'il  désignait 


104  SCIENCES. 

voulu  avoir  votre  avis  concernant  les  progrés  de  fesprii  hu- 
mai» dans  ces  dernières  années^  afin  que  oos  paroles  fusseni 
entendues  de  toutes  les  nations. 

En  efifet,  il  n*est  point  d*époque  où  les  sciences  aient  pris  un 
si  grand  essor.  Jusqu^alors  les  observateurs  avaient  été  isolés  et 
en  petit  nombre  ;  à  cette  heore  ils  afDuent  partout;  ib  étudient 
sur  les  lieux  mêmes,  communiquent  entre  eux  à  l'aide  des  joor- 
naux  et  des  procès-verbaux  académiques.  Des  Instruments  pré- 
cieux, tels  que  le  goniomètre  réflecteur,  des  balances  sensibles 
à  la  millionième  partie  de  la  quantité  pesée ,  des  cbrooomètres 
capables  d'évaluer  des  millièmes  de  seconde,  assurent  la  con- 
naissance et  la  mesure  exacte  des  données  physiques,  et  per- 
mettent d'apprécier  le  soin  apporté  aux  expériences,  de  corriger 
les  erreurs  des  résultats.  Le  sphérômètre,  capable  de  diviser  irn 
centimètre  de  longueur  en  vingt  mille  parties,  substitue  le  sens 
du  toucher  à  celui  de  la  vue  pour  les  menus  objets  ;  le  levier  de 
contact  est  plus  puissant  encore;  la  balance  de  torsion  de  Cou- 
lomb mesure  avec  précision  les  degrés  d'une  force  impercep- 
tible :  il  en  est  de  même  du  galvanomètre.  Arago  et  Fresnelont 
enseigné  à  calculer  les  pouvoirs  réfractifs  des  milieux  transpa- 

sous  le  nom  d'idéologues;  quant  aux  liltérateurs ,  c*eil  autre  ehoK  : 
l'empereur  avait  un  goût  très-pronoacé  pour  le  théâtre ,  pour  nos 
grands  poôtea,  dont  il  aimait  fort  à  s'entretenir.  Il  disait  que  si  Cor- 
neille eût  vécu  de  son  temps ,  il  Taurait  fait  prince.  S'il  exila  madame 
de  Staël,  on  sait  pour  quels  motifs  :  ce  ne  fut  point  la  littérature  qui! 
combattit  en  elle,  mais  la  politique.  S'il  sMrrita  tant  de  l'IiosUlité  cachée 
ou  publique  de  quelques  écrivains  en  renom,  c'est  qu*il  y  attachait 
beaucoup  d^importance. 

Peu  de  souverains  ont  été  plus  sensibles  que  Napoléon  aux  idois- 
sances  littéraires.  Il  avait  trop  d^imaginatlon  pour  y  être  tndilKKBt  11 
avait  débuté  lui-même  par  des  vers ,  des  essais  de  romans,  dlwtoirp, 
des  compositions  académiques.  A  Sainte-Hélène,  Il  s'amusait  à  retoucher 
et  À  modifier  le  dénoûment  de  certaines  tragédies;  ses  conversaliooi 
roulaient  fréquemment  sur  ces  matières-là.  On  conoall  le  ton  poétique 
de  ses  proclamations,  et  le  langage  qu'il  parlait  dans  toutes  les  occa- 
sions solennelles.  Les  manuscrits  de  ses  Mémoires  indiquent  aussi, 
par  leurs  ratures,  toute  l'importance  qu'il  attocbait  à  l'excellence  du 
style.    (An.  R  ) 


MAT^éMATlQDBS  BT  PHYSIQUB.  165 

rents,  aa  moyen  de  la  diffraction;  la  sonde  a  fait  oonnattre  la 
constitution  géologique  du  sol;  le  microscope  d*Ehrenberg  ré« 
vêle  la  vie  cachée  partout  dans  la  matière,  en  découvrant  des 
animaux  infusoiressiliceux  jusquedans  le  tripoli  et  dans  Topale  ' . 

Les  trayaux  des  différents  analystes  du  continent  triomphèrent 
enfin  des  préjugés  nationaux  dû  Anglais,  et  excitèrent  parmi 
eux  une  glorieuse  émulation.  Le  métaphysicien  Berkeley  opposa 
an  système  des  fluxions  et  au  principe  des  limites  des  objections 
déduites  de  Timperfection  du  lanpge;  enfin  d'Alembert  dé- 
BMMitra,  dans  le  sens  le  plus  simple,  Tapplication  de  cette 
théorie  des  limites,  et  assigna  des  principes  généraux  au  mou- 
vement des  solides  et  des  liquides. 

Lacroix  résuma  et  coordonna  les  nombreux  travaux  relatifii 
au  calcul  différentiel  et  intégral.  L*Huillier  essaya  d*en  établir  la 
métaphysique,  en  ramenant  tous  les  détails  de  ce  calcul  à  la 
doctrine  des  limites  ;  enfin  Louis  Lagrange,  de  Turin ,  donna 
sa  Théorie  des  fonctions  analifUques  (  1736-1813  ).  Il  n'avait 
que  dix-neuf  ans,  lorsqu'on  examinant  l'ouvrage  d'Euler  sur 
les  isopérimètres ,  il  répondit  au  désir  de  ce  savant,  qui  cherchait 
en  vain  une  méthode  de  calcul  indépendante  de  toute  considé- 
ration géométrique.  Il  sut  aussi  donner,  à  son  théorème  concer- 
nant une  nouvelle  propriété  du  mouvement  des  corps  célestes, 
un  principe  applicable  à  tous  les  problèmes  de  mécanique 
{Rrineipe  de  Faction  minime).  Euler  proclama  la  découverte 
de  son  jeune  émule,  à  laquelle  il  donna  le  nom  de  méthode  des 
variations.  Admiré  alors  de  toute  r£urope,  Lagrange  multiplia 
ses  travaux  sur  les  parties  les  plus  élevées  des  mathématiques. 
Homme  tenc  et  simple ,  philosophe  sans  bruit,  comme  l'appe- 
lait Frédéric,  il  contraignit  l'envie  à  le  respecter,  sinon  à  l'ai- 
mer. Après  un  séjour  de  vingt  ans  en  Prusse,  il  se  rendit  à 
Paris,  où  il  traversa  la  révolution  sans  être  inquiété,  et  se  vit 
appelé  à  Organiser  l'École  normale  et  l'École  polytechnique.  Il 

*  Certaines  pierres  à  paver,  examinées  au  microscope,  ne  sont  qu'un 
amas  de  myriades  de  petites  carapaces  semblables  à  celles  de  nos  tor- 
tues. Il  y  a  des  montagnes  entières  qui  ne  sont  qoe  des  débris  d'aai- 
malcoles  microscopiques. 


166  SCIENCES.    '         % 

se  remit  à  la  géométrie,  et  composa  sa  Théorie,  où,  s*appli- 
quant  toujours  à  généraliser  les  principes,  il  arriva  à  la  méta- 
pbysiqne  des  fonctions  {nrimitives  et  dérivées ,  ramenant  font  à 
une  investigation  algébrique  élémentaire,  écutant  de  Panalyse 
toute  idée  d'infiniment  petits ,  de  fluiions  et  de  limites,  comme 
il  écartait  de  l'appareil  des  solutions  les  constructions  compli- 
quées, qui  nuisaient  à  l'élégance  et  à  runiformité.  Aussi  fut-il 
surnommé  le  Racine  des  mathématiciens,  pour  avoir  associé  Té* 
légance  des  formes  à  la  généralité  de  la  méthode  et  à  l'unité  des 
pensées.  Son  style  est  demeuré  classique  dans  Tanalyse.  Gain 
ayant  publié  (1801)  ses  DisquisitUmei  ariihmetieœ,  en  y  ajou- 
tant une  méthode  originale  pour  résoudre  les  équations  d*nii 
degré  exprimé  par  un  premier  nombre,  Lagrange,  tout  en  ad- 
mirant son  ouvrage,  revint  sur  les  règles  qu'il  avait  établies  an- 
térieurement pour  la  solution  générale  des  équations  ;  et  il  rendit 
la  théorie  du  mathématicien  allemand  indépendante  des  équa- 
tions, ainsi  que  de  l'inconvénient  des  racines  ambiguës.  L'tf  û- 
Mre  des  mathémaligues  de  Montuda  est  un  beau  monument, 
malgré  ses  défauts  et  ses  lacunes.  On  trouve  surtout  dans  h 
préface  des  idées  saines.  Les  erreurs  relatives  à  lltalie  ont  éii 
rectifiées  par  Pierre  Gosali,  de  Vérone  (  1748-1815),  dans  VHiS" 
tùire  de  l'origine  et  deêprogrét,  de  talgébre,  ouvrage  laborieux, 
mais  qui  fatigue  par  la  rudesse  du  style  et  par  des  diseussions 
étrangères  au  sujet. 

Herschell  (1753-1882)  donna,  dans  la  trigonométrielsphéroï- 
dale,  une  solution  entière  au  problème ,  jusqu'alors  insoluMe, 
qui  se  proposait  de  trouver  tous  les  rapports  possibles  entre  les 
six  éléments  de  tout  triangle  sphéroïde. 

Laurent  Mascheroni,  de  Bergame,  conçut  l'idée  de  ramener 
au  seul  compas  toutes  les  questions  de  la  géométrie  élémentaire. 
Il  présenta  ainsi  un  ensemble  de  propoôtions  tout  à  £aiit  neuf, 
où  celles  qui  se  rapportent  à  la  dirision  du  cercle  sont  partiea- 
lièrement  remarquables  *.  Ses  recherches  sur  Téquilibre  des 
voûtes  sont  aussi  estimées. 

'  nonaparte,  qui ,  avide  de  tous  les  genres  de  gloire,  s*était  Cûtad- 
mcUre  à  l'JnsUtut ,  et  assistait  parfois  aux  séances  de  P Académie  M 


MATHEMATIQUES  ET  PHYSIQUE.  167 

U  semblait  que  le  hasard  tout  du  moins  échappait  aux  règles 
matbématiqiies,  et  pourtant  ces  r^es  prétendaient  le  dominer. 
1)^  Pascal  et  Fermât  l'avaient  essayé  à  propos  des  jeux  ;  et  après 
eux  Huyg^ns,  en  déterminant  les  combinaisons  d'après  Tanalo- 
gie.  Jacques  Bemoulli  traita  avec  détail  cette  matièto  ;  Laplace 
le  réduisit  à  un  calcul  applicable  à  ces  nombreux  objets  de  con* 
naissances  qui  sortent  de  la  sphère  d'une  certitude  absolue,  et 
parmi  lesquds  il  sert  de  guide  pour  embrasser  les  contingences 
futures.  Laplace  crut  pouvoir  soumettre  au  cakul  la  probabi- 
Hté  de  to«8  les  événements  en  la  dégageant  de  l'accident,  nom 
qui  exprime  uniquement  l'ignorance  des  causes  ou  de  tous  les 
^ets.  Au  moyen  de  dix  principes,  il  veut  calculer  les  espé- 
rances, démontrer  la  fausseté  de  certaines  illusions  et  des  pré- 
jugés vulgaires,  surtout  dans  les  jeux ,  et  faire  voir  que  la  pru- 
dence est  un  calcul,  dans  lequel  on  tient  compte  même  de  ces 
particularités  fugitives  que  nous  ne  nous  rappelons  plus  lors- 
qu'elles ont  déterminé  notre  choix.  Fourier  y  ajouta  le  calcul  des 
conditions  d'inégalité.  Condorcet  l'appliqua  aux  opinions  dans 
les  jugements  criminels;  d'autres,  a  la  loterie  de  Genève;  puis 
aux  paris,  dont  s'occupèrent  particulièrement  les  Anglais;  aux 
tontines  pour  les  emprunts  publics,  aux  annuités  et  aux  rentes 
viagères,  aux  Sections;  aux  assurances,  enfin  à  une  foule  de 
problèmes  politiques  et  économiques. 

Il  faut  citer  les  noms  deCauchy,  qui  détermina  les  intégrales 
définies, «t  la  manière  d'en  user  pour  résoudre  les  équations 
algébriques  ou  transcendantes;  de  Poisson,  qui  calcula  les  va- 
rianteset  les  conditions  d'intégrabilité  des  formules  diiférentiei- 
les;  de  Gau^,  de  Babbage,  de  Fourier.  Prony,  consulté  par  Na- 
poléon pour  les  grands  ouvrages  destinés  à  signaler  son  règne,  fit 
beaucoup  pour  l'Italie;  il  a  laissé  un  ouvrage  sur  l'architecture 
hydraulique,  et  des  leçons  pour  l'École  polytechnique;  on  lui 
doit,  pour  le  cadastre,  des  tables  trigonométriques  qu'un  simple 

science»,  avait  eu  connaisnoce  en  Italie  de  la  Géométrie  du  campai* 
nioore  ignorée  en  France;  et  il  s'amusa  un  jour  à  embarrasser  Lagrange 
par  les  problèmes  curieux  dont  ce  livre  donne  des  solutions  neuves  et 
pleines  de  sagacité. 


fG8  SCIBNCVS. 

ouvrier  peut  appliquer.  'Wronski ,  matbématiden  origiiial  (/» 
iroduction  à  ia  phiiosophie  des  mathématiques ,  philosophie 
de  ta  technicité),  posa  le  premier  le  théorème  géi^éral et  le  pro- 
blème final  des  mathématiques,  et  fit  consister  leur  caractère 
distînctif  dlans  la  certitude  d*un  principe  unique,  transcendant' 
absolu;  il  embrassa  toute  la  science  dans  une  loi  suprême,  «ni- 
que, d*où  dérivent  toutes  les  lois  possibles  de  la  généralion  da 
quantités.  Cest,  après  la  découverte  du  calcul  infinitésimal,  le 
progrès  le  plus  important  qui  se  soit  accompli  dans  les  mathé- 
matiques. 

Monge,  se  basant  sur  le  principe  qui  rapporte  à  trois  coordon- 
nées la  position  d*un  point  dans  l'espace,  fut  ainsi  Tinventenr 
de  la  géométrie  descriptive,  c'est-à-dire  de  celle  qui,  partant  des 
notes  géométriques,  s'applique  aux  constructions  graphiques,  à 
Taide  desquelles  elle  détennine  les  rapports  de  position  des 
lignes  et  des  surfaces,  prises  isolément.  Ce  nouveau  langage  hni- 
tatif  donnait  la  faculté  d'écrire  avec  l'algèbre  tous  les  mouve* 
ments  imaginables  dans  l'espace,  et  d'en  rendre  fixe  le  qieetaek 
changeant  Hachette  mit  en  ordre  les  leçons  de  son  cours,  et  les 
développa  surtout  par  les  solutions  de  la  pyramide  triangulaire, 
réduites  à  de  pures  constructions  géométriques;  de  plus,  il 
poussa  la  géométrie  descriptive  jusqu^à  des  recherdies  qui  sem- 
blaient réservées  à  l'analyse  transcendante. 

On  vit  au  commencement  du  siècle  le  cas,  fort  rare  parmi  les 
mathématiciens,  d'une  discussion  sur  les  principes  att  sujet  des 
forces  vives,  c'est-à-dire  touchant  le  mode  à  employer  pourappré- 
eier  la  force  des  corps  en  mouvement.  L'Allemagne,  l'Italie,  la 
Hollande,  restèrent  avec  Leibnitz  et  Bemoulii  ;  l'Angleterre  s'en 
tint  aux  anciennes  méthodes;  et  comme  des  deux  côtés  le  ré- 
sultat était  le  même,  on  pouvait  ne  voir  là  qu'une  pure  question 
de  métaphysique,  et  penser  qu'il  était  possible  d'estimer  les 
forces  soit  par  le  carré  de  la  vitesse,  soit  par  les  vitesses  simples. 
D*Alembert  en  1743  mit  fin  aux  dâ)ats  sur  la  mesure  des  forées, 
en  ramenant  les  questions  les  plus  compliquées  de  dynamique 
à  de  simples  problèmes  de  statique. 

Un  autre  débat  s'éleva  touchant  le  principe  de  la  moindre 
action  proclamé  par  Maupertuis,  mais  que  d'autres  attribuèrent 


MATHEMATIQUES  ET  PHYSIQUE.  1G9 

ù  Leibnitz  ou  à  Konig.  La  Mécanique  d'Euler  est  le  travail 
d'investigation  analytique  le  plus  profond  qu'on  eût  encore  vu. 

Lagrange  montra  toute  la  fécondité  du  principe  des  vitesses 
virtudles  trouvé  par  Galilée,  en  le  prenant  pour  base  de  sa  Mé- 
cmUque  analytique  (  1788  ),  où  il  le  combine  avec  celui  de  d'A- 
kmbeit,  et  rapplique,  à  Taide  du  calcul  des  variations,  à  toutes 
les  droonstances  de  Féquilibre  et  du  mouvement.  II  en  ramène 
la  théorie  à  des  formules  générales,  dont  le  simple  développe- 
ment ofifre  les  équations  nécessaires  pour  résoudre  toutes  les 
questions  qui  s*y  rapportent. 

Bélidor  prétendit  ramener  tous  les  problèmes  de  la  balistique, 
dans  son  Bombardier  français,  à  la  théorie  de  la  parabole.  Ben- 
jamin Robins  le  réfuta  {Anewtkeoryofgunnery^  1842),  en  cal- 
culant mieux  la  résistance  de  Tair  *.  Huton  donna  plus  de  pré- 
dsioa  à  ces  calculs,  en  déchargeant  des  canons  contre  des  peu* 
dules  balistiqaes.  Ce  problème  fut  un  des  plus  agités  comme  des 
plus  difficiles.  Le  chevalier  Bordé  essaya  de  résoudre  tous  les 
proMèmes  de  la  balistique ,  en  déterminant  surtout  la  véri« 
table  portée  des  différentes  pièces  d*artillerie. 

Lorsque  Lahire  eut  mesuré  par  des  expériences  la  force  de 
rhomme  et  celle  de  ses  dififérents  muscles,  Lambert  et  Coulomb 
étendirent  ces  recherches,  en  donnant  la  quantité  d*action  de 
rhomnie  et  des  chevaux. 

Jaeqoes  Vancanson,  célèbre  par  ses  automates,  inventa  et  per- 
fectionna les  machines  à  filer  la  soie.  Les  ouvriers  de  Lyon, 
ayant  appris  qu'il  songeait  à  simplifier  le  métier  à  tisser,  Tassail- 
lirent  à  coups  de  pierre  ;  et,  pour  se  venges  d'eux,  il  inveuta  une 
raadiine  qui,  mue  par  un  âne,  faisait  des  étoffes  à  fleurs.  On 
sait  que  le  problème  fut  plus  tard  complètement  résolu  par  Jac« 
quard. 

Newton  n'avait  pas  bien  expliqué,  d'après  les  lois  de  l'hydros* 
tatique,  pourquoi,  dans  l'eau  poussée  par  un  étroit  orifice  au 
fond  d'un  cylindre,  le  jet  est  à  peine  des  cinq  huitièmes  de  celui 

'  11  démontra  que,  lonqn'im  boulet  se  meut  avec  une  rapidité  qui 
dépane  quatre  cent  onze  mètres  par  seconde,  le  vide  se  forme  derrière 
lui,  de  telle  «sorte  qu'il  doit  vaincre  toute  la  pression  de  Tatmoephère. 

13 


170  SCIENCES. 


que  la  théorie  indiquerait  Ce  pioblènie  fut  étudié  par  Daniel 
Bemoullif  d* Alembert,  Euler  et  Lagrange  ;  mais  ils  ne  parrin* 
rent  pas  à  mettre  le  calcul  d*aocord  aiec  l'expédence.  • 

On  réussit  mieux  à  appliquer  les  doctrines  hydroslatiqiies 
à  rarchitecture  navale.  Duhamel  publia  un  ouvrage  sur  la  ooos- 
tmctlon  des  navires  (175S),  et  Ot  établir  en  France  une  école 
d^ingénieun  constructeurs.  Olivier  perfectionna  tous  les  genres 
de  construction,  changea  la  forme  de  la  carène  et  la  distributioa 
des  batteries  dans  les  frégates,  et,  bien  qu'il  ignorât  les  mathé- 
matiques, simplifia  les  théories  hydrauliques,  et  démontra  on 
problème  d'une  grande  utilité  sur  le  centre  de  flottaison  (mé* 
iacentre).  V Architecture  hydrauiique  de  Bélidor  est  un  trésor 
de  recherdies. 

Smeaton  étudia  TactioD  des  fluides  sur  les  moulins;  ses 
théories  furent  ensuite  complétées  par  Lagerhjelm  et  pai 
Forselles  (1811-1815).  Coulomb  évalua  les  frottements,  et  ses 
théories  furent  confirmées  par  les  expériences  de  Tredgold,  et 
plus  récemment  par  celles  du  capitaine  Morin.  Bossut  étudia  la 
résistanse  de  Teau  dans  les  canaux  étroits.  Laplace  avait  donné 
une  formule  compliquée  pour  Tattraction  capillaire  ;  maislvory 
la  simplifia  plus  tard,  et  Pessuti  la  rendit  intelligible  même  pour 
les  débutants. 

Bouguer,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  reprit  la  théorie  des 
hauteurs  mesurées  avec  le  baromètre.  Deluc  reétifia  les  défauts 
des  instruments,  et  Ramon  détermina  le  coefficient  constant, 
qui  a  gardé  son  nom. 

L'Italie  eut  Thonnmr  de  quelques  bonnes  applications.  Le 
Bolonais  Guglielmini  fit  avancer  la  pratique  de  rhydrométrie 
par  son  ouvrage  De  la  nature  des  fleures,  et  on  eat  maintes  fois 
recours  h  lui  pour  régler  le  cours  des  rivières,  et  décider  des 
contestations.  Le  Sicilien  Ximenès  fut  consulté  par  les  Véni- 
tiens pour  tous  leurs  travaux  hydrauliques,  et  il  publia  à  Flo- 
rence un  nouveau  Recueil  des  auteurs  ayant  traité  du  minut' 
ment  des  eaux  (JIM).  Zendrini,  deBrescia,  suggéra  aux  Véni- 
tiens ridée  de  construire  leurs  célèbres  mi/rassî;  il  leur  indiqua 
en  outre  les  ihoyensd*améliorer  le  port  ainsi  que  Tair  de  Viar^ggio 
et  de  Ravenne.  H  soutint  Ferrarc  dans  une  contestation  avec 


MATHÉMATIQUES  ET  PHYSIQUE.  171 

Bologne  sor  la  direction  à  donner  au  Reno.  Eustache  Manfredi, 
poète  et  astronome,  s'occupa  aussi  beaucoup  de  cette  question. 
Les  calculs  de  ces  quatre  volumes  à*Épkémérides  sont  Poivre 
de  ses  sœurs  Madeleine  et  Thérèse.  Le  Milanais  Antoine  Lecchi 
éerifit  sur  les  canaux  navigables;  il  évita  les  calculs  pour  s'en 
tenir  à  la  pratique  dans  P Hydrostatlqve  examinée  dans  ses 
ffrincipes  (  1 765),  ouvrage  le  plus  complet  qu'il  y  ait  en  ce  genre. 
Paul  Frisi,  son  compatriote,  qui  traita  divers 'points  d'astrono- 
mie et  de  mathématiques,  se  livra  avec  succès  à  l'hydrosta- 
tique. Les  Riccati,  de  Venise,  émules  de  Bemoulli,  de  Leib- 
nitz  et  de  Vallisnieri ,  appliquèrent  les  études  mathématiques 
aui  i^vières  et  aux  lagunes.  Jean  Polenus,  commenta  Frontin 
De  aqusedMcMus,  et  Vitnive  ;  il  fut  l'un  des  premiers  qui  trouvè- 
rent expérimentalement  les  lois  de  l'écoulement  des  eaux  ;  il  dé* 
termina  la  relation  entre  les  tubes,  les  orifices,  et  la  hauteur  du 
liquide. 

L'électricité  est  Tune  de  ces  forces  universelles  répandues 
dans  toute  la  matière  qui  nous  environne,  et  que  la  nature  semble 
employer  dans  ses  opérations  les  plus  secrètes  et  les  phis  impor- 
tantes. 

Les  anciens  avaient  observé  que  Velectrtêm  ou  ambre  jaune 
acquiert,  par  le  frottement,  la  propriété  d'attirer  les  corps 
légers,  et  de  les  repousser  ensuite  après  quelques  instants  d« 
contact.  On  reconnut,  au  seizième  siècle,  que  ce  phénomène 
pouvait  être  produit  par  d'autres  corps,  et  on  l'appela  élec- 
trieUi.  Othon  Guéricke  et  Hauskbee  construisirent  en  1736 
la  première  machine  électrique.  Les  premières  considérations 
scientifiques  puUiées  sur  ce  sujet  sont  de  l'Anglais  Etienne 
Grey,  qui  (1766)  distingua  les  corps  en  conducteurs  et  en 
wn-condueteurs.  Il  reconnut  aussi  que  ^électricité  se  perd 
ou  peut  se  communiquer  à  de  grandes  distances  par  le  moyen 
<les  corps  conducteurs,  et  qu'on  peut,  au  contraire,  l'accu- 
muler sur  un  point,  en  l'isolant  à  l'aide  d\in  corps  non 
conducteur. 

Dafoy  (  1783)  démontra  que  les  corps'oonducteurs  eux-m/fmes 
pouvaient  étre-électrisés,  pourvu  qu'ils  fussent  isolés.  11  distingua 


f7S  SCIBNCES. 

réiectrieité  en  vitrée  et  en  vésinenseY  ou  en  positive  et  en  né- 
gative, et  constata  qne  les  corps  chargés  d'électridté  de  même 
nom  attirent  ceux  qui  sont  chargés  d*électricité  de  nom  op- 
posé ,  et  qu*ils  se  repoussent  au  contraire,  s'ils  sont  électrisés 
identiquenient.  Cuneus,  Muschenbroeck  et  Allemand,  obser- 
vant que  les  corps  électrisés,  exposés  à  Tair,  perdent  cette  pro- 
priété, pensèrent  qu'en  les  faisant  terminer  par  des  corps  éle^ 
triques ,  ils  poufraient  recevoir  une  plus  grande  charge  et  b 
retenir  :  ainsi  fut  trouvée  la  bouteille  de  Leyde  (1746).  Franklin 
reconnut  que  Télectricité  se  dissipe  par  les  pointes,  et  que  la 
foudre  est  le  résultat  de  Faccumulatlon  du  fluide  électrique  dans 
Tatmosphère.  En  combinant  ces  deux  faits,  il  rendit  sensibie 
réiectrieité  atmosphérique  à  Taide  de  pointes.  Gela  le  conduisit 
à  rinvoition  des  paratonnerres  (  t753).  Épino  démontra  com- 
ment les  lois  de  l'équilibre  de  l'électricité  peuvent  se  soumettre 
à  une  rigoureuse  étude  mathématique.  Le  père  Becearia ,  de 
Mondovi,  professeur  à  Turin,  expliquait  les  théories  de  Franklin 
en  montrant  Tanalogie  de  l'électricité  artiGcielle  et  de  l'électricité 
atmosphérique;  il  traita  aussi,  d'apirès  Symmer  et  Cigna, des 
atmosphères  électriques,  et  de  ce  qu'il  appelait  électricité  Teng^ 
resse.  Lôrd  Mahon  flt  une  observation  plus  importante  en  faisant 
voir  que,  dans  le  phénomène  de  la  foudre,  le  fluide  électrique  peut 
passer  non*seulement  du  ciel  vers  la  terre,  mais,  d^une  manière 
diverse,  de  la  terre  vers  le  ciel  (  foudres  terrestres  ).  Coulomb, 
ayant  construit  une  balance  très-délicuteau  moyen  de  la  tonton 
d'un  fil  métallique,  démontra  ces  trois  vérités,  savoir  :  que  les 
attractions  et  les  répulsions  des  corps  électriques  varient  en  rai- 
son inverse  du  carré  des  distances;  que  les  corps  isolés,  chargés 
d'électricité,  la  perdent  selon  une  proportion  déterminée;  enfin 
que  toute  l'électricité  réside  dans  la  superficie,  et  qu'elle  ne  pé- 
nètre jamais  à  l'intérieur. 

Tels  étaient  les  résultats  de  la  sdenee  :  de  son  coté  le  beau 
monde  s'en  faisait  un  amusement  ;  l'irrital^lité  hallérienneet 

l'électricité  défravaient  toutes  les  conversations.  Chacun  vou- 
lait avoir  éprouvé  la  secousse  électrique,  et  cette  récréation  coâta 
la  vie  à  beaucoup  de  gens.  Les  matérialistes  s'en  fiiisaient  un  ar- 
gument pour  expliquer  à  leur  gré  ce  mystère  qu'on  appelle  l'âme. 


HATHBMATIQUES  ET  PHYSIQUE.  173 

Cependant  réleetrieité  apparaissait  encore  comme  Tun  de  ces 
nombreux  problèmes  de  la  philosopbie  expérimentale  qui  restent 
isolés  du  reste  de  la  science,  et  qu*on  ne  peut  étudier  que  dans 
leurs  rapports  intérieurs  ;  mais  le  contraire  fut  démontré  par 
Alexandre  Volta,  de  Gdme  (  1745-182G) ,  qui  devait  peu  à  peu , 
en  se  servant  plus  de  l'expérience  que  de  la  théorie,  arriver  à 
one  grande  découverte.  Après  avoir  d'abord  inventé  Vélectro- 
phare  perpétuel  et  \t  condensateur,  puis  perfectionné  Télectro- 
mètre,  il  porta  ses  investigations  sur  Télectricité  atmosphérique, 
et  rechercha  comment  se  forment  la  grêle,  les  aurores  boréales\ 
et  autres  phénomènes  météorologiques.  Mais,  quoique  expéri- 
mentateur exact,  il  n'eut  pas  l'esprit  assez  philosophique  pour 
établir  des  doctrines  précises ^  et  atteindre  à  la  rigueur  mathé- 
matique. 'Jamais  il  ne  rapporta  à  leur  véritable  théorie  Télec- 
trophoreet  le  condensateur  :  il  ne  vit  pas  la  véritable  cause  du 
développement  de  l'électricité  par  l'évaporation  de  l'eau ,  et  ses 
deux  hypothèses  n'obtinrent  pas  la  sanction  des  faits. 

Ce  fut  dans  le  même  temps  que  Louis  Galvani  (  1737-1795) 
remarqua,  à  Bologne,  un  mouvement  musculaire  qui  se  produi- 
sait dans  les  grenouilles  mortes,  soumises  à  l'action  d'un  cou- 
rant électrique.  Anatomiste  et  non  pas  physicien ,  il  se  per- 
suada à  lui-même  et  aux  autres  qu'à  existait  une  électricité 
animale  différente  de  l'autre.  Les  matérialistes  croyaient  y 
trouver  l'agent  physique  au  moyen  duquel  les  corps  extérieurs 
agissent  sur  le  cerveau ,  et  ils  espéraient  par  là  arriver  à  la 
connaissance  des  mystères  de  la  sensibilité.  Les  philosophes 
créèrent  des  systèmes  pour  expliquer  le  fait;  mais  Volta,  re- 
nouvelant ses  expériences ,  se  douta  que  les  parties  animales 
étaient  seulement  passives,  et  que  les  métaux  opéraient  sur 
elles  comme  stimulant  extérieur.  Il  varia  les  modes  d'expéri- 
mentation, sépara  les  muscles  et  les  nerfs,  auxquels  il  stibs- 
titua  des  feutres  qu'il  plaça  entre  des  disques  de  cuivre  et  de 
zinc, et  il  en  obtint  les  phénomènes  électriques (1794);  il  mul- 
tiplia ces  couples  métalliques,  et  ainsi  fut  découverte  la  pile  qui 
porte  son  nom,  l'instrument  le  plus  puissant  de  l'analyse  chi- 
mique. Volta  survécut  près  de  trente  ans  à  sa  découverte,  saus 
y  rien  ajouter,  sans  même  l'appliquer.  Pendant  ce  temps  Ritlcr, 

la. 


174  SC1BNCB8. 

Carlisie,  Davy  l^employaient  à  la  décomposition  de  Tean,  de  la 
potasse,  de  la  soude,  de  la  chaux,  etc. ,  et  la  chimie  prit  un 
nouvel  essor. 

L*é]ectricité  fit  dès  lors  de  grands  progrès.  Les  notions  im- 
parfaites de  FrankUn,  de  Volta,  de  Saussure,  sui  Téleetrieité 
atmosphérique,  furent  complétées  par  des  savants  plus  hardis, 
comme  Lecoq,  qui  osa  se  transporter  au  milieu  d'un  nuage 
chargé  de  grêle,  pour  y  voir  les  gréions  se  former;  oorome 
Pothier,  qui  démontra,  par  des  observations  pleines  de  perspi- 
cacité ,  que  les  nuages  sont  de  simples  conducteurs  isolés  dans 
l'atmosphère,  et  que  chacune  de  leurs  parcelles  est  chargée  d'é- 
Jectricité,  et  non  pas  seulement  leur  surface ,  comme  on  le 
croyait  auparavant.  Marianini,  fidèle  aux  idées  de  Volts,  sou- 
tint Torigine  physico- mécanique  de  Pélectricifé  Contre  ceux 
qui  y  voient  une  action  chimique.  Mateuoci  étudia  le  pas- 
sage des  courants  à  travers  les  liquides;  Zamboni  se  crut  à  la 
veille  de  résoudre  la  problème  du  mouvement  perpétuel  avec 
la  pile  sèche.  Cette  science  prit  un  nouvel  essor,  lorsque  les 
phénomènes  du  magnétisme  entrèrent  dans  son  domaine. 

L'action  directrice  (déclinaisons  et  inclinaisons)  que  le  globe 
exerce  sur  Taiguille  aimantée  fut  étudiée  en  ce  qu'elle  a  de  plus 
surprenant.  Graham ,  Barlow  et  Christie  en  examinèrent  les  va* 
riations  journalières ,  l'attribuant  à  l'action  du  soleil.  La  thâ>ne 
de  Hallcy,  qui  assimilait  le  globe  à  un  grand  aimant  avec  quatre 
pôles ,  deux  au  nord  et  deux  au  sud ,  fut  adoptée  par  Hansteto 
de  Christiania,  qui  la  modifia ,  en  avançant  que  Tun  des  pâles 
nord  et  l'un  des  pôles  sud  sont  plus  faibles  que  les  autres,  et 
qu'un  des  pôles  nord  tourne  autour  des  pôles  de  la  terre  en 
dix-sept  cent  quarante  ans,  l'autre  en  huit  cent  soixante, 
et  que  de  là  résulte  la  variation  dans  la  déclinaison  de  Tai- 
guille. 

L'examen  comparatif  de^  la  tension  magnétique  du  globe 
avec  la  tension  électrique  de  l'atmosphère  fut  l'objet  d'ooe 
étude  particulière.  Le  Danois  Oerstedt  constata  le  premier  l'action 
d'un  courant  électrique  opérant  sur  l'aiguille  aimantée  (1819).  A 
la  même  époque ,  Arago  et  Davy  annonçaient  que  le  fil  métal- 
lique conducteur,  en  activité  électrique ,  attire  la  limaille  de 


MATHBMATIQUBS  BT   PHYSIQUE.  175 

fer,  qui  tombe  aussitôt  que  le  cercle  est  interrompu.  Faraday 
remarqua  que  les  effets  se  trouvaient  extrêmement  modiflés 
par  la  position  de  Taiguille  magnétique  relativement  au  fil 
eondttcteur,  et  que  les  attractions  et  les  répulsions  étaient  pro- 
duites du  même  côté  du  fil  métallique,  selon  qu'il  se  trouvait 
plus  ou  moins  près  du  pivot  de  raigiiille  :  il  en  conclut  que  le 
eentre  de  Taction  magnétique  ne  résidait  pas  à  Textrémité  de 
raiguille,  mais  à  son  axe.  Les  propriétés  magnétiques,  que 
Ton  croyait  appartenir  au  fer  seul,  furent  trouvées  aussi  dans  le 
nickel,  dans  le  cobalt,  dans  le  titanium;  puis  Ck>olorob  et 
Araga  démontrèrent  que  toute  substance  quelconque  peut 
donner  des  signes  d*action  magnétique  à  un  degré  différent, 
quand  elle  opère  comme  conducteur;  et,  depuis  Oerstedt,  on 
peut  communiquer  avec  les  courants  d'induction  toutes  les 
propriétés  d'un  aimant  à  un  faisceau  de  fils  métalliques.  La 
conclusion  fut  que  le  principe  électrique  et  le  principe  DfUh 
gnétique  n*en  font  qu*un,  et  que  les  pôles  magnétiques  de  la 
terre  sont  des  effets  de  courants  électriques.  Or,  les  phénomènes 
de  polarité ,  d'attraction  et  de  répulsion  ont  été  ramenés  à  ce 
fait  général,  savoir,  que  deux  courants  électriques  qui  s'avan- 
cent dans  la  même  direction  se  repoussent,  et  qu'ils  s'attirent, 
an  contraire ,  s'ils  vont  en  sens  opposé. 

Les  principes  de  l'électricité ,  du  galvanisme ,  du  magné- 
tisme, se  trouvèrent  réduits  à  un  seul  dans  rélectro-magné- 
tisnll.  La  sdence  de  l'électro-magnétisme  fut  développée  par 
Davy ,  Faraday,  Ampère,  Arago,  Christie,  Barlow.  Ensuite  See- 
beck  et  Gumming  ont  rattaché  un  autre  agent  impondérable  aux 
faits  nombreux  de  la  thermo-électricité  et  du  thermo*magné« 
tisme.  Faraday  signala,  il  y  a  peu  de  temps  (1846),  l'action 
de  rélectricité  sur  la  lumière.  C'est  ainsi  que  l'expérience  laisse 
entrevoir  l'identité  des  quatre  agents  impondérables  (électricité, 
magnétisme,  chaleur,  lumière). 

Arago,  Babbage,  Herschell  et  Barlow  trouvèrent  que  des 
disques  de  cuivre  et  d'autres  substances ,  lorsqu'on  les  foit  tour- 
ner rapidement  sous  une  aiguille  magnétique,  la  font  dévier, 
et  finissent  par  l'entraîner  avec  eux.  En  conséquence  de  ce  fait, 
des  expérimentateurs  ont  déterminé  le  différent  degré  d'aptitude 


176  SCIENCES. 

magnétique  des  corps  ;  et  il  en  est  résulté  la  science  électro^yna- 
mique,  dont  Ampère  a  exposé  la  théorie. 

On  a  multiplié ,  sur  différents  points  du  globe  «  les  stations, 
pour  observer  les  perturbations  magnétiques,  leur  simultanéité, 
la  fréquence  des  orages  magnétiques  j  et  pour  arriver  à  la  cause 
de  ce  phénomène,  qui  est  un  élément  nouveau  de  la  météoro- 
logie. Dansie  premier  congrès  des  savants  italiens  (Pise,  1840), 
Antinori  démontra  Timperfection  des  observations  météorolo- 
giques, résultant  de  Tinsuffisance  des  instruments ,  de  la  ma- 
nière d*observer,  et  du  langage  usité;  d*où  il  suit  que  cette 
science  d*une  si  haute  importance  serait  la  moins  avancée  de 
toutes,  et  hors  d'état  encore  de  rendre  compte  des  phénomènes 
atmosphériques  et  de  les  prévoir.  Les  expériences  deSchùbler 
et  d'Arago  ont  réduit  à  de  justes  limites  Tinfluenoe  de  la  lune 
sur  les  pluies  et  sur  le  baromètre,  quoique  les  données  soient 
encore  assez  vagues. 

Ainsi  donc.rélectricité  se  trouve  aujourd'hui  en  contact 
avec  toutes  les  sciences  physiques,  et  semble  les  dominer.  La 
chimie  doit  aussi  beaucoup  à  Télectricité  ;  elle  lui  doit ,  entre 
autres ,  la  découverte  de  la  plupart  des  corps  simples.  Lorsque, 
il  y  a  un  siècle,  Tétude  de  rélectricité  débuta,  en  quelque  sorte, 
par  la  découverte  de  la  bouteille  de  Leyde,  qui  aurait  prém 
que  la  météorologie  demanderait  à  cet  agent  impondérable  la 
cause  des  grands  phénomènes  de  l'atmosphère  :  la  physique 
rooléeuJaire ,  la  révélation  de  la  construction  intime  des  corps; 
la  chimie,  les  théories  les  plus  plausibles  et  les  moyens  d'ana- 
lyse les  plus  puissants  ;  la  minéralogie  et  la  géologie ,  Torigine 
des  cristaux  et  des  roches;  la  physiologie,  la  connaissance 
intime  des  forces  qui  régissent  la  matière  organique,  et  le  secret 
d'opérer  sur  elle  presque  comme  sur  la  vie  ;  la  médecine ,  un 
remède  à  des  maladies  incurables;  la  métallurgie ,  des  procédés 
nouveaux;  la  mécanique ,  une  force  indépendante  du  temps  et 
de  l'espace?  Nous  l'avons  vu  fournir  aussi  Tinstrument  le  phis 
délicat  pour  découvrir  dans  les  rayons  caloriOques  des  pro- 
priétés analogues  à  celles  des  rayons  lumineux.  On  avait  trouvé 
dans  les  décharges  électriques  d'autres  sources  de  lumière ,  œ 
qui  faisait  pressentir  un  moyen  de  mieux  opnnattre  le  soleil,  qui 


.     MATHEMATIQUES  ET  PHYSIQUE.  177 

eo  est  la  source  naturelle.  Grâce  aux  travaux  de  Becquerel ,  la 
phosphorescence  vient  se  joindre  à  la  lumière  électrique.  Le 
daguerréotype  a  appelé  Tattention  sur  les  effets  chimiques  de 
la  lumière  ;  et  le  galvanomètre  est  encore  Tinstrument  le  plus 
apte  à  en  faire  découvrir  les  traces  les  plus  minimes,  ainsi  que 
l'influence  du  passage  de  la  lumière  à  travers  des  ohstacles  de 
diverse  nature. 

Becquerel  obtint,  par  Taction  prolongée  de  très-petites  forces 
électriques,  des  cristaux  que  la  nature  seule  avait  produits  jus- 
qu'alors. Le  carbone  seul  (qui se  serait  converti  en  diamant)  ne 
put  se  cristalliser.  L*idée  d'expliquer  Télectricité  par  la  stratifica- 
tion du  globe  se  présentaà  Davy  ;  et,  bien  qu'on  Tait  combattue, 
elle  a  donné  l'explication  de  divers  phénomènes ,  et  principale* 
ment  du  magnétisme  terrestre,  ainsi  que  des  produits  accidentels 
qui  se  trouvent  au  milieu  des  roches  ignées  et  des  sédiments 
neptuniens. 

Cest  en  vain  qu'on  a  voulu  attribuer  à  l'électricité  les  phé- 
nomènes physiologiques.  Mateucd  soutient  que  les  phénomè- 
nes électro- physiologiques  ne  se  rattachent  qu*indirectement 
aux  fonctions  des  nerfs,  et  qu'ils  résultent  plutôt  d'actions 
chimiques  et  de  changements -de  température. 

La  doctrine  de  rémission  des  rayons  lumineux ,  base  de  la 
physique  depuis  Newton,  est  remplacée  actuellement  par  la 
théorie  des  ondulations,  qui  suppose  qu'un  fluide  infiniment 
subtil  (  réther  )  est  répandu  dans  l'univers. 

La  science  du  plus  beau  et  du  plus  merveilleux  des  agents 
impondérables  a  fait,  en  peu  de  temps,  des  progrès  rapides. 
Descartes,  Euler,  Huyghens  avaient  déjà  pensé  que  la  lumière 
n'était  pas  lancée,  comme  une  flèche,  du  corps  lumineux  jus- 
qu'à nous  ;  mais  qu'elle  résultait ,  comme  le  son  dans  l'air,  de 
l'ondulation  d'un  fluide  universel.  Cette  idée  fut  accueillie 
sur  les  démonstrations  d'Young;  et  l'on  établit  pour  les  cou- 
leurs une  gamme  comme  pour  les  sons,  d'après  l'agitation 
plus  ou  moins  grande  des  molécules  incandescentes ,  dont  le 
mouvement  vif  produirait  le  violet,  et  le  mouvement  lent ,  le 
rouge. 

Certains  cristaux,  comme  le  diamant,  ne  réfractent  le  rayon 


178  SCIENCES. 

qu'une  seule  fois  ;  d^autres  le  réfractent  deux  fois  comme  le 
cristal  d^rslande.  Mais  que  Ton  mette  Pun  sur  l'autre  deux  cris- 
taux dislande ,  et  le  rayon  De  se  réfractera  pas  quatre  fois  dans 
le  second.  Si  la  section  principale  du  second  est  dirigée ,  non 
du  nord  au  sud,  mais  de  Test  à  Touest,  Feffet  est  différent.  Cest 
à  raison  de  ce  fait  que  Malus  afGrma  qu'un  rayon  solaire  a  un 
pôle  nord-sud  et  un  pôle  est-ouest. 

Les  rayons  peuvent  dans  certaines  conditions  s'éteindre  alter- 
nativement, de  manière  que  deux  rayons  de  couleur  et  de  ré- 
frangibilité  égales ,  tombant  sur  un  corps  blanc ,  au  lieu  d'aug- 
menter la  lumière ,  l'effacent  (interférence)  :  or  cet  effet  n*est 
explicable  par  aucune  hypothèse  de  parcelles  matérielles,  mais 
bien  par  la  théorie  des  ondulations.  II  arrive  quelquefois  que  les 
rayons  ne  s'élident  pas ,  mais  se  combattent,  en  produisant 
les  nuances  irisées  d'une  bulle  de  savon.  Ce  fut  par  leur  faculté 
de  généraliser,  et  par  la  hardiesse  de  leur  imagination,  qu'Arago 
et  Fresnel  parvinrent  à  ces  admirables  découvertes.  Ce  dernier, 
enlevé,  jeune  encore,  à  la  science,  essaya  de  déferminer  b 
quantité  de  lumière  réfléchie.  Hamilton  appliqua  un  nouveau 
système  à  la  théorie  des  ondes ,  et  arriva  à  prédire  la  forme  en- 
tièrement nouvelle  que  prendrait  un  rayon  dans  des  circons- 
tances données.  Arago  trouva  que  le  rayon  réfléchi  n'est  jamais 
blanc  comme  le  rayon  incident ,  mais  d'une  couleur  ou  d'une 
autre ,  selon  l'angle  sous  lequel  le  miroir  est  présenté  ;  ce  qui  est 
un  moyen  de  décomposer  la  lumière  par  réflexion.  Il  reconnut 
aussi  la  propriété  singulière  de  la  tourmaline,  qui  sépare  en 
deux  tout  rayon  qui  vient  la  traverser.  Si  ce  rayon  émane  d'un 
corps  opaque ,  la  lumière  est  identique;  si  c'est  d'un  corps 
gazeux ,  il  se  réfléchit  en  deux  couleurs  diffîrentes.  Cette  expé- 
rience appliquée  aux  corps  célestes  le  conduisit  à  affirmer  qw 
les  comètes^  n'ont  pas  de  lumière  propre ,  et  que  le  soleil  est 
un  amas  de  gaz  aggloméré  dans  l'espace. 

Le  calorique  se  propage  aussi ,  comme  la  lumière,  par  ondu- 
lations ;  il  a  sa  polarisation  et  son  interférrtice.  Seebeck  réus- 
sit, en  1823 ,  à  démontrer  que  la  simple  application  de  la  cha- 
leur à  certains  points  d'un  cercle  entièrement  métallique  peut 
y  développer  un  courant  électrique.  Becquerel  généralisa  ce 


UATRBMATtQUBS  ET  PHYSIQUE.  179 

fait,  jusqu'au  point  d'afRrmer  que  la  transmission  de  la  cha- 
leor  est  toujours  accompagnée  d'un  développement  d'électricité. 
Léopold  Nobili  profita  de  cette  découverte  pour  inventer  la  pile 
tenno-âectrique,  plus  sensible  que  tous  les  thermoscopes.  Mel- 
loni,  qui  la  perfectionna,  trouva  dans  le  calorique  des  rayons  de 
nature  différente.  Il  reconnut  qu'ils  étaient  transmis  par  certains 
corps  et  interceptés  par  d'autres  ;  que,  tandis  que  la  chaleur  ordi- 
naire se  propage  lentement  et  par  des  v\)ies  diverses  i  il  y  a  une 
chaleur  rayonnante  qui  ne  se  communique  pas  par  le  contact , 
mais  toujours  en  ligne  droite,  et  instantanément  comme  la  lu- 
mière. Si  elle  rencontre  un  verre  noir,  elle  le  traverse ,  comme 
la  lumière  dans  un  cristal  limpide ,  en  exceptant  toutefois  les 
Terres  de  certaines  nuances  vertes  séparées  par  une  couche  d*eau  ; 
l'eau  et  Talcool  lui  livrent  passage,  mais  eu  la  décomposant, 
comme  les  verres  prismatiques  décomposent  la  lumière.  Les 
plaques  métalliques  polies  la  réverbèrent ,  le  noir  de  fumée 
TalBOibe  ;  le  papier  et  la  neige  reflètent  quelques-uns  de  ses 
éléments,  et  absorbent  les  autres. 

Ce  fut  à  l'aide  de  ces  instruments  que  Becquerel  détermina 
la  manière  dont  la  chaleur  se  répartit  entre  deux  corps  en  frot- 
tement. Fourier,  soumettant  au  calcul  les  phénomènes  du  ca- 
lorique, qu'on  y  avait  crus  jusque-là  rebelles,  essaya  de  trouver 
combien  il  aurait  fallu  de  temps  pour  que  le  globe  parvînt ,  de 
rétat  d'incandescence,  à  sa  solidité  actuelle,  en  admettant 
Thypothèse  du  feu  central  de  la  terre.  Il  voulut  aussi  évaluer 
la  température  qui  résulterait  de  l'irradiation  de  tous  les  corps 
de  l'univers,  en  supposant  que  l'espace  dans  lequel  la  terre 
toorne  est  à  quarante  degrés  au-dessous  de  zéro  ;  ce  qui  expli- 
querait pourquoi  la  variation  de  chaleur  entre  le  jour  et  la 
Doit,  comme  entre  l'hiver  et  l'été ,  n'est  pas  plus  grande  et  plus 
sabite.  Il  crut  avoir  établi  parla  que  le  feu  central  n'élève  plus 
la  température  de  la  surface  du  globe;  et  il  avança  que  la  cha- 
leur des  pôles  diffère  peu  de  celle  des  espaces  planétaires  et  de 
lasur&ce  des  grandes  planètes  situées  à  l'extrémité  de  notre  sys- 
tème solaire ,  que  Buffon  avait  supposées  encore  à  l'état  incan- 
descent pour  des  milliers  d'années.  Fourier,  avec  le  thermomètre 
de  contact,  détermina  pour  les  différents  corps  le  degré  de  trans- 


180  ASTIIONOIIIB. 

missibilité  de  la  chaleur,  et  appliqua  sa  théorie  à  divers  usages 
pratiques.  D^autres  après  lui  ont  étudié  la  forme  du  calorique 
ou  combinée  ou  développée  dans  les  corps,  et  la  oondition  de 
son  rayonnement.  Quand  les  conditions  de  la  chaleur  latente 
seront  mieux  connues ,  elles  pourront  apporter  une  immense 
économie  dans  les  machines  h  vapeur.  Les  recherches  sur  la 
chaleur  spécifique  ont  été  agrandies,  après  Lavoisier  et  Laplaee, 
par  Crawford,  puis  par  Delaroche,  Bérard,  Dulong,  Petit,  et 
par  Avogadro. 

La  physique  avait  soumis  à  des  procédés  analytiques  impor- 
tants les  phénomènes  de  la  chaleur  (  la  dilatation  et  la  chaleur 
spécifique)  et  ceux  de  la  lumière  (  la  double  réfraction  et  la  po- 
larisation). A  ces  progrès  il  faut  ajouter  ceux  que  Savart  fit  faire 
à  Tacoustique,  en  étudiant  les  sons  qui  résultent  des  vibrations. 


ASTRONOMIE. 


L*astronomie,  la  seule  science  dans  laquelle  les  aoeiens 
'  eussent  fait  de  véritables  progrès,  prit,  grâce  aux  instruneots 
d'optique  et  à  la  multiplication  des  observations,  le  développe- 
ment le  plus  rapide.  L'observatoire  de  Greenwich  a  pour  rivaox 
ceux  d'Edimbourg,  de  Cambridge,  d'Oxford,  de  Dublin,  et 
d' Armagh.  Les  Anglais  en  ont  érigé  au  cap  de  Bonne-Espéraoee, 
à  Sidney,  à  Madras ,  à  Sainte-Hélène ,  au  cap  Comorin  :  œs 
derniers  établissements  ont  contribué  à  nous  faire  connaître 
l'hémisphère  austral.  L'observatoire  de  Paris  se  recommande 
par  des  hommes  qui  joignent  pour  la  plupart  à  une  observation 
attentive  la  puissance  d'analyse  et  de  conception.  Ceux  de 
Bruxelles  et  de  Genève  vont  de  pair  avec  les  meilleurs  observa- 
toires. Indépendamment  de  celui  de  Palerme,  illustré  par  Piaz- 
zi,  Naples  en  possède  un  autre  sur  une  des  hauteurs  qui  la  do- 
niioent  ;  et  ou  vient  encore  d'en  élever  un  sur  le  Vésuve.  I^^ 
observatoires  de  Turin ,  Parme,  Milan,  Florence,  Padoue, 


▲8TB01IOM1B.  181 

Vienne,  Altont,  Munich,  Gôttingue ,  Hambourg,  ont  aussi  droit 
à  des  éloges.  Ceux  de  Prusse,  de  Russie  possèdent  ce  qu*il  y  ji  de 
plus  pariait  en  instruments. 

La  Société  royale  astronomique,  fondée  à  Londres  en  1830, 
distribue  des  prix,  et  publie  un  recueil  extrêmement  riche  en 
documents.  Les  observations  faites  simultanément  aux  extrémi- 
tés d*un  grand  arc  terrestre  sont  utiles  pour  connaître  exacte- 
ment la  parallaxe.  Halley  proposa  d'observer,  des  points  les  plus 
éloignés,  le  passage  de  Vénus  en  1761  et  en  1769.  On  envoya, 
en  conséquence ,  des  astronomes  vers  la  ligne  et  vers  les  pôles  ; 
et,  bien  que  diverses  circonstances  eussent  contrarié  Tobserva- 
tion  du  phénomène ,  on  put  atteindre  à  la  précision  voulue  : 
on  détermina  Téloignement  moyen  du  soleil  à  82,695,535  mil- 
les (  15,313,981  myriamètres).  L'abbé  de  la  Caille  fut  aussi  en- 
voyé au  cap  de  Bonne-Espérance  pour  observer  la  parallaxe 
de  la  lune,  tandis  que  Lalande  l'observait  à  Berlin;  et  Ton  dé- 
duisit de  leurs  calculs  la  distance  précise  de  cette  planète  à  la 
terre.  Déjà  la  Condamine  et  les  autres  martyrs  de  la  science 
avaient  mesuré  le  méridien ,  et  vérifié  la  figure  de  la  terre.  L'ap- 
pui que  les  gouvernements  prêtèrent  à  ces  opérations  permit 
d^étendre  les  réseaux  trigonométriques,  et  de  mesurer  les  arcs 
du  méridien  à  des  latitudes  différentes.  Maskelyne  et  le  ba- 
ron de  Zach  déterminèrent  l'attraction  exercée  par  les  grandes 
oKintagnes;  Cavendish,  la  depsité  moyenne  de  la  terre.  Mai- 
ran  essaya  d'expliquer  les  aurores  boréales  (1754),  et  l'abbé  de 
la  Caille  assigna  des  noms  aux  étoiles  de  l'hémisphère  aus- 
tiai. 

Lorsque  Bradley  eut  découvert  l'aberration  des  étoiles,  qui 
fut  démontrée  plus  tard  dans  les  essais  de  Simpson ,  et  la  nu- 
tstion  de  l'axe  de  la  terre,  il  parut  impossible  d'arriver  à  de 
aouvelles  découvertes  qui  eussent  pour  résultat  de  changer  la 
scienee ,  laquelle  se  borna  à  en  préciser  la  vérité. 

En  appliquant  à  la  matière  universelle  la  loi  de  gravitation, 
OD  démontra  que  les  planètes  n'étaient  pas  seulement  attirées 
par  le  soleil,  mais  qu'elles  s'attiraient  réciproquement;  et,  en 
présence  de  ces  causes  perturbatrices,  les  astronomes  virent  que 
les  lois  de  Kepler  ne  suffiraient  point  à  représenter  exactement 

HlftT.    DE  CENT  ANS.   .  T.   IV.  tS 


182  ASTRONOMIE. 

les  mouvements  conçus  avec  une  extrême  régularité  par  Pastro- 
noniie  ancienne. 

Halley,  qui  se  servit  des  formules  newtoniennes  pour  calculer 
les  évolutions  des  vingt-quatre  comètes  les  plus  notables,  dé- 
montra qu'elles  ne  décrivent  pas  toutes  des  paraboles ,  qu'il 
y  en  a  qui  décrivent  des  ellipses  très-allongées,  et  qn^elles  re- 
paraissent périodiquement  ;  mais  il  s*y  trouvait  une  variation 
qui  allait  jusqu'à  deux  ans  sur  soixante-six.  Le  calcul  difGrile 
de  ces  mouvements  fut  établi  par  Clairaut,  qui  détermina  le 
temps  et  le  lieu  où  apparaîtrait  la  comète  de  1758,  après  les 
retards  occasionnés  par  l'attraction  de  diverses  planètes;  et, 
à  rétonnement  du  monde  savant,  il  tomba  juste  à  une  diffé- 
rence de  douze  jours  seulement.  Dès  lors  une  ère  nouvelle  s'ou- 
vrit pour  l'astronomie  ■. 

Si  un  astre,  la  lune  par  exemple,  gravitait  seul  vers  le  centre 
de  la  terre,  il  décrirait  une  ellipse;  mais  s'il  est  aussi  attiré  par 
le  soleil ,  il  tendra  soit  à  augmenter,  soit  à  diminuer  les  dimen- 
sions de  son  premier  orbite ,  et  il  en  résultera  une  complica- 
tion qui  paraîtra  du  désordre  h  la  première  vue.  Cest  ainsi  que 
surgit  le  problème  des  trots  corps  y  que  Newton  n'avait  pas 
même  essayé  de  résoudre  analytiquement ,  et  qin  le  fut  pour  la 
première  fois  par  Clairaut  (1747)  :  solution  qui  embrassait  toos 
les  mouvements  subordonnés  de  la  lune ,  confirmait  de  plus  m 
plus  la  loi  de  gravité  simple ,  et  développait  le  principe  des  per- 
turbations. Euler,  en  ayant  en  connaissance,  reprit  les  mêmes 
investigations  avec  une  méthode  différente  ;  et  il  obtint  le  même 
résultat,  de  même  que  d'Alembert,  Mayer  et  Simpson.  D'A- 
lembert  démontra  ce  que  Newton  n'avait  fait  qu'émettre  sur  la 
précession  des  équinoxes ,  et  ramena  à  l'attraction  jusqu'aux 
perturbations  découvertes  par  Bradiey  dans  la  précession  et 

'  En  1773,  Lalaodc  annonça  qu^une  comète  s^approclierait  asseï  près 
de  la  terre ,  et  Teffroi  fut  grand.  Cette  annonce  donna  occasion  de  cal- 
ciiler  les  effets  que  produirait  une  comète  en  s^approchaht  de  la  terre  à 
douze  on  treize  mille  lieues,  et  Ton  prétendit  qu'il  en  résulterait  n» 
titn  tellement  violent ,  que  les  eanx  de  la  mer  conTrîraient  les  ««• 
tagnes. 


▲8TBONOM1B.  183 

roadllatîoD  de  Taxe  de  la  terre  pendant  une  période  de  dix-huit 
ans,  joste  l'espace  de  temps  que  met  la  lune  pour  revenir 
aux  mêmes  points  d'intersection  du  plan  de  !*écliptique. 

Ainsi  l'espace  infini  ouvert  par  Newton  fut  conquis  jusque 
dans  ses  parties  les  moins  accessibles  par  les  savants  du  dix- 
huitième  siècle  f  puis  par  Lagrange,  par  Laplace,  et  d'autres 
encore ,  qui  «  à  mesure  que  s'étendirent  et  se  généralisèrent  les 
procédés  du  calcul  analytique,  complétèrent  la  théorie  de  Tat- 
tractioo,  qui  embrassa  les  inarées,  les  inégalités  lunaires,  le 
mouTement  des  comètes,  la  détermination  de  la  figure  de  la 
terre;  et  la  loi  de  l'attraction  resta  victorieusement  démontrée. 

La  complication  des  mouvements  célestes  et  des  forces  qui 
les  déterminent,  avait  conduit  Newton  et  Euler  à  rec(mnaltre 
nécessairement  l'intervention  d'une  main  toute-puissante  pour 
en  réparer  de  temps  en  temps  les  pertui^tions.  Laplace  (1749- 
1827)  entreprit,  au  contraire,  d'en  signaler  l'ordre  inalté- 
rable ,  et  de  faire  voir  qu'au  milieu  du  dérangement  apparent 
des  éléments  planétaires ,  il  y  en  a  un  qui  demeure  constant,  le 
grand  axe  de  chaque  orbite,  et  par  conséquent  le  temps  de  1« 
révolution  de  chaque  planète;  de  telle  sorte  que  l'attraction 
universelle  suffit  pour  maintenir  le  système  solaire.  Cette  inva* 
riabîlité  des  mouvements  moyens  fut  démontrée  dans  la  Méca* 
niquecéleste  (1773);  puis  Laplace  prouva  (1784)  que  la  stabilité 
des  autres  éléments  du  système  venait  de  la  petite  masse  des  pla^ 
nètes,  de  la  fiiibleellipticité  de  leurs  orbites,  et  de  leur  direction 
semblable  dans  leur  rotation  autour  du  soleil. 

Ce  savant  ayant  établi  les  lois  dynamiques,  qui  devinrent 
la  base  de  tout  le  système  analytique  des  forces,  les  appliqua 
au  système  du  monde,  et  posa  les  principes  d'où  devait  résulter 
l'invariabilité  des  distances  moyennes  des  planètes.  Après  avoir 
assuré  les  méthodes  d'approximation,  il  put  donner  une  théorie 
mathématique  des  inégalités  des  satellites  de  Jupiter ,  qui  jus- 
que-là n'étaient  connues  qu'empiriquement  ;  il  imagina  des  mé- 
thodes variées  pour  calculer  les  perturbations  des  comètes , 
ainsi  que  les  mouvements  des  noeuds  et  des  inclinaisons  des 
Qlfcites  planétaires.  Il  appliqua  sa  théorie  de  la  variation ,  à 
l'aide  de  laquelle  il  avait  reconnu  que  la  variation  de  l'excen- 


f8t  ASTmOHOMIB. 

Incité  de  Jupiter  doit  altérer  le  moareineiit  des  satellites,  à  la 
libratioa  de  la  hme ,  ensemble  de  phénomènes  singuliers  décou- 
verts par  Cassini ,  qui  offraient  un  accord  inexplicable  entre  des 
éléments  très-disparates,  jusqu'à  ce  que  Lagrange  sût  aussi  le  ra- 
mener à  rattracti<m  universelle,  en  démontrant  la  modification 
que  la  lune  a  subie  en  se  solidifiant,  par  suite  de  l'attraction  de 
la  terre;  et  il  expliqua  pourquoi  elle  tourne  toujours  la  même 
face  de  notre  côté.  Il  détermina  ainsi  la  véritable  théorie  de  Té- 
quation  séculaire  de  ce  satellite ,  résultant  du  diangemeot  de 
Texcentricité  de  Torbite  de  la  terre  par  l'action  des  grandes 
planètes  :  il  trouva  ensuite  que  cette  équation  séculaire  ne  se 
rencontrait  ni  dans  Jupiter  ni  dans  Saturne,  et  il  introduisit 
enfin  (1808)  dans  la  âiécanique  cUesU  la  fonction  dite  pertur* 
batrioe ,  diaprés  laquelle  fanalyse  qui  s^applique  à  un  nombre 
indéterminé  de  corps  devient  simple,  comme  si  elle  ne  considé* 
rait  qu*un  seul  corps. 

Lalande  (1792-1807)  compléta  le  système  parfaitement  mé« 
canique  et  dynamique  du  mécanisme  céleste;  il  rassembla  et 
combina  dans  une  vaste  généralité  tout  ce  qui  était  connu  avaat 
lui;  il  remonta  aux  conséquences  les  plus  éloignées,  et  fit  eo* 
trer  dans  le  domaine  de  Tanalyse  une  foule  de  vérités  ph}*siques. 
Il  mania  habilement  le  calcul ,  et  si  parmi  ses  procédés  il  en  est 
qui  ont  vieilli,  on  en  compte  cependant  dont  la  science  fera 
longtemps  usage. 

Lalande  trouva,  sans  se  déplacer,  le  moyen  de  déterminer 
cette  distance  moyenne  du  soleil  que  l'observation  était  allée 
chercher  dans  les  régions  les  plus  éloignées  :  il  la  détermina  au 
moyen  des  perturbations  de  la  lune,  dans  lesquelies  il  constata 
aussi  les  effets  de  l'aplatissement  du  sphéroïde  terrestre.  Des 
effets  d'attraction  de  la  lune,  il  déduisit  encore  des  arguments 
pour  combattre  la  théorie  du  refroidissement  successif  de  notre 
globe ,  que  Buffon  et  Bailly  avaient  ingénieusement  supposé; 
et  il  démontra  que,  dans  l'espace  de  deux  mille  ans,  la  tempe* 
rature  moyenne  de  la  terre  n'avait  pas  varié  de  la  centième 
partie  d'un  degré  du  thermomètre  centigrade. 

Jamais  l'analyse  mathématique  n'avait  atteint  des  vérités  aupi 
profondément  enveloppées  dans  les  actions  complexes  de  forées  ; 


ASTRONOMIE.  185 

jamais  on  n*avait  démontré  si  péremptoirement,  parTapplica- 
tion  de  règles  inflexibles,  que  la  même  loi  de  gravitation  main- 
tient Tordre  dans  la  variété;  jamais  on  n'avait  prouvé  d*une 
manière  aussi  évidente  la  stabilité  du  système  solaire.. 

Lalande  porta  aussi  dans  les  problèmes  des  longitudes  une 
précision  gue  la  science  n'aurait  osé  espérer ,  en  ramenant  à 
ime  exactitude  mathématique  les  nombreuses  perturbations  des 
satellites  de  Jupiter,  perturbations  que  Galilée  avait  prévues, 
et  qui  occupèrent  trois  générations  de  géomètres.  Grâce  à  lui, 
les  marées  furent  soumises  à  une  théorie  analytique,  où  pour 
la  première  fois  apparaissent  les  conditions  physiques  du  pro- 
blème; de  sorte  que  les  calculateurs  peuvent  prédire,  plusieurs 
années  à  l'avance ,  Theure  précise  des  marées,  en  la  déduisant 
des  actions  attractives  du  soleil  et  de  la  lune. 

De  même  que  Montucla  avait  écrit  l'histoire  des  mathémati- 
ques, Bailly  (1736-1793)  écrivit  celle  de  Tastronomie.  Il  donna 
trop  carrière  à  son  imagination  dans  ce  qui  regarde  la  science 
de  rOrient,  et  regarda  l'astronomie  indienne  comme  étant 
d^une  haute  antiquité ,  se  fondant  sur  des  observations  d'une 
valeur  contestable.  Il  est  impartial  à  l'égard  de  l'astronomie 
moderne  ;  mais  on  voudrait  y  voir  les  découvertes  capitales  plus 
nettement  exposées ,  et  leur  marche  graduelle  mieux  éclaircîe. 
11  fut  extrêmement  goûté ,  grâce  à  son  style  élégant  et  à  son 
enthousiasme  pour  la  science. 

Beaucoup  de  savants  s'appliquaient  alors  à  perfectionner  les 
instruments  de  précision.  Halley  étudia  la  dispersion  inégale 
de  la  lumière  en  passant  dans  les  divers  milieux,  aOn  de  corriger 
la  couleur,  par  la  combinaison  de  verres,  au  foyer  objectif  des 
télescopes  :  idée  reprise  par  Jean  Dollond,  qui  perfectionna  le 
télescope  achromatique.  Rochon  appliqua  le  prisme  aux  lunettes 
pour  décomposer  la  lumière  des  étoiles,  et  trouva  le  moyen  de 
mesurer  exactement  les  lois  de  la  réfraction  et  de  la  diffraction. 
L*lnvention  du  cadran  d'HalIey ,  en  173 1 ,  permit  de  foiro  des 
observations  sur  les  navires.  Leroy,  Berthoud  et  Harrison  fa- 
briquèrent d'excellentes  montres  marines.  Fergusson  trouva 
It  roue  astronomique  pour  observer  les  éclipses  de  lune  (1776). 
Le  mécanicien  anglais  Ramsden  dut  à  la  perfection  de  ses 

16. 


186  ÀSTBONOMIB. 

instrumeats  astronomiques  d'être  compté  parmi  les  savants. 

Les  télescopes  à  réflexion  furent  perfectionnés  en  Angleterre; 
mais  les  télescopes  catadioptriques  de  William  Herschell  (1738- 
1822)  donnèrent  des  résultats  jusqu'alors4iiQUinusuUa'^Mis- 
tait  point  avant  lui  qui  grossissent  au  delà^  quatre  cents  fois; 
il  arriva  à  six  mille,  en  abandonnant  les  procédés  en  usage  poor 
la  fabrication  des  miroirs,  et  rendit  en  outre  ses  télescopes  d'un 
maniement  commode.  Il  passa  des  années  sans  se  coucher  une 
seule  nuit,  toujours  en  plein  air,  et  pensant  que  c'était  la  mé- 
thode la  meilleure  pour  les  observations.  Il  employait  des  jours 
entiers  à  poUr  ses  miroirs.  Il  commença  ses  observations  eo 
1774,  avec  un  télescope  de  vingt  pieds  ;  puis  il  en  termina  en 
1787  un  de  quarante ,  ayant  quatre  pieds  d'ouverture,  à  Taide 
duquel  il  vit  la  nébuleuse  d'Orion  étinceler  d'une  vive  clarté. 

Aucun  des  instruments  dont  se  servit  Galilée  ne  dépassa  Taug- 
menfation  linéaire  de  trente-deux  fois.  Huygliens  et  Cassini  Tob- 
tinrent  de  cent  fois,  en  portant  à  huit  mètres  la  longueur  focale 
du  télescope.  Anzout  fit  un  objectif  capable  de  rapprocher  de 
six  cents  fois  les  distances  ;  mais  comme  il  avait  quatre-vingt-dix 
mètres  de  longueur,  il  était  extrémementdifûcile  à  manier.  (Test 
pourquoi  Ton  préféra  les  télescopes  à  réflexion,  jusqu'au  moment 
où  Dollond  fabriqua  des  lentilles  achromatiques,  qui  rivalisent, 
pour  les  résultats  qu'elles  procurent  dans  leur  petite  dimension, 
avec  ces  interminables  objectifs.  L'Angleterre  les  répandit  partout 
et  en  conserva  le  privilège,  grâce  à  la  perfection  de  son  cristal, 
jusqu'à  l'époque  où  Frauennhofer  à  Munich  trouva  le  moyen  de 
les  faire  sans  stries.La  plus  grande  lentille  achromatique  connue 
u'a  que  trente- huit  centimètres  d'ouverture;  mais  on  se  propose 
d'en  faire  qui  aient  jusqu'à  un  mètre.  Barlow  voulut  suppléer 
à  la  difficulté  de  se  procurer  de  grands  morceaux  bien  purs  de 
fliniglass  au  moyen  de  minces  lentilles  remplies  d'un  fluide  io- 
colore  et  transparent.  Amici,  de  Modène,  construisit  des  té- 
lescopes qui  ne  le  cédaient  en  rien  à  ceux  d'Herschell  ;  il  en  fi- 
briqua  un  nouveau,  composé  d'un  miroir  concave  et  d'un  autre 
à  surface  plane,  troué  au  milieu;  il  fit  aussi  des  microscopes  à 
réflexion  et  des  chambres  lucides. 

I^rebours  et  Cauchois  apportèrent  une  nouvelle  perfection 


ASTRONOMIE.  117 

aux  instruoieiite  d'optique.  Arago,  qui  a  su  rendre  populairr 
une  science  qui  semble  n'être  le  partage  que  de  matbématicmt 
profonds,  a  inventé  des  instruments  ingénieux  pour  obvier  aux 
erreurs  produites  par  l'irradiation,  dans  le  calcul  des  diamètres 
des  planètes.  Trougbton  a  perfectionné  de  plus  en  plus  les  ins- 
truments vantés  de  Ramsden  ;  et  Gambey  a  construit  un  équa- 
torial  avec  lequel  on  suit  très-exactement  les  mouvements  cé- 
lestes. 

Les  efifets  ont  été  proportionna  aux  efforts ,  sinon  en  impor- 
tance ,  du  moins  en  étendue.  Delambre  et  Mécbain,  à  Faide  du 
cercle  répétiteur  inventé  par  Borda,  tracèrent  Tare  terrestre  en- 
tre Dunkerque  et  Barcelone  ;  Btot  et  Arago  allèrent  le  continuer 
jusqu*aax  fies  Baléares  ;  les  Italiens  le  tirèrent  dans  toute  la 
longueur  de  leur  péninsule;  l'Allemagne  et  l'Angleterre  accep- 
tèrent les  points  trigonométriques  ;  à  Theure  qu'il  est,  plusieurs 
savants  s'occupent  de  la  triangulation  de  l'Inde.  Delambre 
(1769-1822)  voulut  refaire  le  calcul  de  toutes  les  tables  as- 
tronomiques, projet  qui  fut  repris  par  des  astronomes  de  Ber- 
lin. Ce  fut  au  milieu  des  fureurs  de  la  Révolution,  et  exposé  à 
des  soupçons  que  tant  d'autres  expièrent  sur  l'échafaud,  qu'il 
exécuta  la  mesure  de  l'arc  de  méridien  dont  une  fraction  (  la 
dix-millionième  )  devait  servir  d'unité  fixe  au  nouveau  système 
métrique.  Veccbio  unit,  dans  son  Histoire  de  tAstrmomiey 
rérudition  à  la  pratique,  pour  traduire  les  opérations  antiques 
dans  le  langage  moderne. 

L'Académie  de  Berlin  a  convié  les  astronomes  les  plus  renom* 
mes  à  former  un  atlas  céleste  complet,  assignant  à  chacun  d'eux 
une  des  vingt-quatre  heures  équatoriales. 

Lorsqu'une  fois  les  instruments  furent  perfectionnés,  et  que 
toute  chose  eut  été  soumise  au  calcul,  le  ciel  sembla  réeompen- 
ser  tant  d'efforts,  en  révélant  d'autres  corps  perdus  dans  son 
immensité.  Dans  la  nuit  du  13  mars  1781 ,  Maskelyne  avait  ob- 
servé une  étoile  mobile,  que  l'on  crut  pendant  quelques  mois 
être  une  comète.  Enfin  son  orbite  ne  se  dessinant  pas  en  para- 
bole, Uersehell  acquit  la  certitude  que  c'était  nue  planète  :  il 
lui  donna  le  nom  A^ Astre  géorgien,  et  Bode  celui  d'Uranus, 

Kepler,  ^idé  par  l'idée  de  Tharmonie  avec  laquelle  le  Créa- 


18S  ASTBOÏVOHIE. 

tear  a  disposé  Funivers,  avait  va  que  les  planètes  sont,  par  rap- 
port au  soleil,  à  des  distances  représentées  par  les  séries  4,7, 
10, 16,  28,  62,  100.  Toutefois  il  manquait  celle  qui  aurait  dû 
se  trouver  au  nombre  28 ,  entre  Mars  et  Jupiter.  Or  Piazzi,  à 
qui  Ton  doit  Tobservatoire  de  Palerme,  ayant  fait  construire  par 
Ramsden,  non  plus  un  quart  de  cercle  mural,  avec  lequel  on 
peut  se  tromper  de  quatre  ou  cinq  secondes,  mais  un  cercle  ai- 
lier qui  ne  permet  pas  même  Terreur  d'une  seconde,  porta  jus- 
qu'à 6,748  le  catalogue  des  étoiles;  puis,  le  1*' janvier  I80t,  il 
aperçut  une  petite  planète  qu*il  appela  Gérés.  Une  autre,  Pallas, 
HÛt  signalée  à  Brème  par  Olbers  le  28  mars  1802;  ensuite  Junoo, 
par  Harding,  le  1*''  septembre  1804  ;  et  Vesta,  le  29  mars  1807. 
Plus  tard,  Astrée  fut  découverte  par  Henke  le  8  décembre  1845; 
Iris  et  Flore,  le  13  août  et  le  18  octobrel847,  ainsi  que  Victoria, 
furent  signalées  par  Hind  à  Greenwich;  Mitis  le  fut  par  Graham 
le  25  avril  1848;  Hygie  et  Parthénope,  le  14  avril  1849  et  le  il 
mai  1850,  furent  découvertes  à  Naples  par  Gasparis.  Ce  sont  de 
très-petites  planètes,  dont  les  orbites  sont  plus  inclinés  qae  les 
autres  par  rapport  au  plan  de  l'écliptique,  et  que  Ton  suppose 
être  des  débris  de  la  grande  planète  qui  devait  occuper  la  place 
vacante  dans  la  progression  de  Kepler.  Mais  le  monde  fdt  plas 
frappé  d'étonnement  lorsque ,  dans  le  cours  de  Tannée  1846, 
Leverrier  indiqua,  par  la  seule  puissance  du  calcul ,  Tendroitpré- 
ois  où  devait  se  trouver  une  planète  au  delà  d'Uranus;  et ,  par 
une  coïncidence  singulière,  elle  fut  découverte  par  Gall,  à  Ber- 
lin ,  presque  le  même  jour  où  Leverrier  Pavait  trouvée  à  Paris 
h  Taide  du  calcul.  L'immense  télescope  que  lord  Rose  a  fû\ 
construire  pour  son  usage  particulier  révélera  sans  doute*  de 
nouveaux  secrets  dans  le  ciel;  déjà  il  a  servi  à  fairb  reconnaître 
une  infinité  d'étoiles  distinctes  dans  le  vaste  amas  des  nâ»- 
leuses. 

C'est  à  Scbrôter  que  l'on  doit  la  description  la  plus  exacte  de 
la  lune,  et  les  meilleurs  travaux  sur  l'atmosphère  de  cette  pla- 
nète. D'autres  y  ont  établi  par  la  pensée  leur  observatoire  pour 
décrire  les  phénomènes  qu'ils  apercevraient  de  là  :  Lahire  a  cal- 
culé que,  pour  y  apercevoir  une  tache  grande  comme  Paris ,  il 
sufGt  d'une  lentille  d'un  puissance  focale  représentée  par  cent, 


ASTBONOIIIB.  189 

et  qu'il  en  fiuil  une  de  soixante  mUle  pour  distinguer  un  corps 
ayant  une  toise  d'étendue.  Delambre  et  Zach  ont  dressé  les  meil- 
leures taUes  du  soleil;  Berschell ,  à  la  fois  sagace  et  hardi , 
sonda  le  premier  les  profondeurs  du  ciel ,  pour  déterminer  la 
forme  et  les  limites  de  la  couche  d'étoiles  dont  notre  monde  fait 
partie.  A  peine  eut-il  rompu  les  barrières  des  cieux  >  en  décou- 
vrant Uranus,  qu'il  en  calcula  l'orbite  et  les  éléments.  Après 
avoir  signalé  aussi  les  astéroïdes,  il  sentit  la  nécessité  de  réformer 
les  connaissances  des  anciens  relativement  aux  inégalités  et  aux 
pertorbatioDS  des  planètes.  Moins  à  l'aide  du  calcul  que  par  la 
poiasance  des  instruments  qu'il  avait  composés ,  il  vérifia  que 
l'anneau  de  Saturne  tourne  rapidement  autour  de  la  planète,  et 
il  j  dîscema  les  deux  satellites  intérieurs  ;  il  en  trouva  six  à 
Uranns;  il  porta  son  attention  sur  les  étoiles  doubles  et  sur  les 
nébuleuses;  il  détermina  les  moindres  diamètres  de  Gérés  et 
de  Pallas;  enfin,  il  fixa  ses  regards  sur  le  soleil  ,'et  établit  que 
la  lumière  n'émanait  pas  de  cet  astre,  mais  des  nuées  phospho- 
reseentea  de  son  atmosphèris. 

Piazzi,  tirant  parti  d'une  idée  de  Galilée  adoptée  par  Hers- 
chell,  observa  le  petit  anglefbrmé  entre  une  étoile  brillante  et  une 
moindre  qui  l'accompagne;  et,  par  la  variation  d'ouverture 
qu*il  supposait  devoir  se  produire  tous  les  six  mois,  il  essaya , 
mais  sans  succès,  de  calculer  les  distances  des  astres.  11  étudia 
mieux  l'obliquité  de  l'édiptique,  bien  que  l'irrégularité  de  la  ré- 
fraction que  le  soleil  éprouve  en  hiver  l'eût  empêché  de  noter 
avec  précision  les  deux  solstices.  Cette  réfraction  fut  ensuite 
soumise  au  calcul  par  Lalande;  et  sa  formule  fut  trouvée  exacte, 
même  pour  la  zone  torride,'  par  Humboldt  et  par  Delambre.  Le 
Milanais  Oriani  précisa  les  éléments  d'Uranus^  et  résolut  des 
difficultés  déclarées  invincibles  par  Euler,  en  trouvant  tous  les 
rapports  possibles  entre  les  six  éléments  d'un  triangle  sphéroldal 
quelconque*  Poisson  calcula  les  perturbations  planétaires,  l'in* 
variabilité  des  grands  axes,  et  la  distribution  de  l'électricité  en 
repos  à  la  surface  des  corps.  Le  Florentin  Ingbirami,  dans  les 
Ephémérides  de  l'occultation  des  petites  étoiles  par  la  lune,  ré- 

'  On  ut  sur  son  épiUpbe  à  Upfton  :  Cœlorum  perrupit  dausira. 


100  ASTmONOllU. 

daiiit  à  des  additions  et  à  des  soiistradioiis  des  ealeiils  eitréme- 
roent  difficiles:  méthodes  déclarées  menreilleoses  par  PAradé- 
mie  de  Londres.  Plana,  qui  développa  par  une  profonde  analne 
les  idées  de  Laplaee ,  traita  de  la  constitutkMi  atmosphériqne  de 
la  terre,  et  constata  les  vicissitudes  lunaires. 

Tous  ces  travaux  ont  agrandi  le  domaine  de  noa  conoais- 
sonces  sur  les  forces  primitives  de  tous  les  corps,  et  ont  fait 
mieux  ressortir  les  preuves  de  Funiversalité  de  la  loi  d'attiaf- 
tion.  La  périodicité  domine  tout  le  système  solaire,  quelle  que 
soit  la  différence  dans  la  vitesse  de  projection ,  ou  dans  la  quan- 
tité de  matière  agréée;  et  elle  a  été  constatée  jusque  dans  des 
comètes  quarante-quatre  fois  plus  éloignées  que  ne  Test  Ura- 
nus.  Reste  à  vérifier  ce  qui  a  été  affirmé  par  Bessel ,  savoir, 
que  la  force  attractive  ne  se  mesure  pas  seulement  par  la  quan- 
tité de  matière,  mais  qu*il  y  a  aussi  des  attractions  spédfiqoes, 
qui  ne  sont  point  proportionnées  à  la  masse. 

Lalande  a  porté  de  dix  mille  à  cinquante  mille  le  nombre  des 
étoiles  observées;  Piazzi  en-  a  ajouté  trois  mille  autres;  puis 
Bessel  a  préparé  les  éléments  d'un  catalogue  d*étoiles  compre- 
nant celles  de  huitième  grandeur,  et  distribué  par  zones  de  dé- 
clinaison. Ceux  qui  sont  venus  après  lui  y  ont  apporté  une  pré» 
cision  plus  grande  encore.  On  a  déterminé  les  déplacements 
annuels  de  plus  de  cent  cinquante  étoiles,  qualifiées  d'étoiles 
fixes.  Argelander,  d'Abo,  a  perfectionné  les  travaux  d*Hers- 
chell  et  de  Prévôt ,  et  émis  Tliypothèse  ingénieuse  que  le  soleil 
avec  tout  son  cortège  de  planètes  s^avance ,  par  un  mouvement 
de  translation  général ,  vers  la  coiistellation  d*Hercu1e;  et  il  a 
essayé  de  montrer  par  le  calcul  que  notre  système  planétaire 
fiitt  ainsi  par  jour,  comme  aussi  Ta  de  la  liyre  et  la  6i^  do 
Cygne,  884  mille  lieues  de  vingt-cinq  au  degré.  On  aéliidié 
d*autres  étoiles  inobservées  encore  à  raison  de  leur  petitesse; 
et  Ton  estime  qu'il  en  existe  dans  la  Voie  lactée  dix-buit  mil- 
lions de  télescopiques ,  que  Ton  distingue  sans  nébulosité,  tandis 
que  dans  l'étendue  des  deux  il  en  est  à  peine  huit  mille  de  vi- 
sibles à  l'œil  nu.  D'après  une  autre  hypothèse,  les  étoiles  filantes 
forment  un  anneau  d'astéroïdes  qui  coupe  probablement  Torbite 
de  la  terre,  et  se  meut  avec  une  célérité  planéuire.  La  lune  a 


ASTBONOMIE.  101 

ététovinise  à  des  calculs  d'une  précision  lemarquable*  On  espère 
reoonnâtire  ratmosphère  de  Vénus,  les  taches  neigeuses  de  Uùn^ 
les  vents  périodiques  de  Jupiter,  l'anneau  de  Saturne ,  qui  est 
éloigné  de  trente-deui  mille  kilomètres  de  sa  planète,  et  qui  a 
quarante-huit  milles  de  largeur;  les  changements  de  forme 
eontiniieis  des  comètes  ;  les  montagnes  de  la  lune  '  et  ses  vol- 


Non  contents  d'avoir  déterminé  d'une  manière  précise  la 
masse  du  soleil ,  comparée  à  celle  de  la  terre ,  les  astronomes 
s'efforcent  de  déterminer  celle  des  étoiles  (soleils  d'autres  sys- 
tèmes planétaires  )  qui  n'ont  aucune  grandeur  appréciable  pour 
les  plus  fortes  lunettes.  L'attention  s'est  portée  sur  les  étoiles 
doubles;  Herscheil  et  Struve  en  ont  enregistré  3,057.  Elles  sont, 
en  général,  d'une  couleur  différente  Tune  de  l'autre;  et  la  plus 
petite  tourne  autour  de  la  plus  grande,  d'après  les  mêmes  lois 
d'attraction  qui  régissent  notre  système.  Herscheil  crut  pou- 
voir, à  l'aide  de  son  instrument,  plonger  497  fois  plus  loin  que 
Sirius  :  en  conséquence  il  calculait  que  1 16,000  étoiles  passaient 
par  le  champ  visuel ,  ce  qui  supposait  un  angle  de  quinze  mi- 
nutes. La  voûte  entière  du  ciel  contiendrait  doue  plus  de  S  bil- 
Kom  d^étoiles;  or,  si  chacune  est  un  soleil  entouré  de  planètes, 
et  si  cellesHd  sont  entourées  de  satellites,  quelle  immensité  pro- 
digieuse s'ouvre  aux  regards  de  l'homme,  pour  lui  faire  admirer 
de  plus  en  plus  la  gloire  de  Celui  qui  fait  tout  mouvoir  par  des 
lois  d'une  si  grande  simplicité! 

Les  nébuleuses  n'excitent  pas  moins  la  curiosité.  Herscheil , 
le  père,  admettait  que  la  lumière,  qui,  d'après  les  dernières  ex- 
périences de  Struve,  fait  4 1,5 18  milles  géographiques  dans  une 
seconde,  mettait  plus  de  deux  millions  d'années  pour  arriver, 
des  nébuleuses  les  plus  éloiguées  qui  apparussent  à  son  miroir 
de  quarante  pieds.  Or,  à  cette  distance  qui  effraye  l'imagination, 
rastronome  croit  apercevoir  dans  les  nébuleuses  d'Orlon  et 
d'Andromède  une  intensité  croissante  de  lumière ,  qui  indique- 
rait une  augmentation  de  solidité.  Faut-il  y  voir  les  éléments  de 

'  On  Us  porte  à  1093,  dont  "71  surpassent  le  mont  lllMie  en  liaateur, 
€t  dont  une  s^élève  4  7,600  mètres. 


19)  CHIMIE. 

«ystèmes  planétaires  fotan?  Peut-être  que  dans  rimaMosité 
nage  line  matière  cosmique  qui  se  con^nse  annukûremeot, 
et  dont  les  étoiles  filantes  semiileraient  n*étie  qu\in  produit  mi- 
nime, identique  avec  les  aérolithes,  dont  la  périodidté  a  été 
déterminée  *  ;  en  même  temps,  que  de  cette  matière  se  forme- 
raient, sur  une  plus  vaste  échelle,  les  planètes,  qui^*arrondi- 
raient  peu  à  peu,  leur  noyau  centrai  se  montrant  d*abord  lumi- 
neux, et  leur  nébulosité  finissant  par  disparaître.  Que  de  millien 
de  siècles  n*aurait  pas  exigés  la  création  du  monde ,  qui  se 
transforme  sans  cesse! 


CHIMIE. 


La  chimie,  science  des  lois  qui  régissent  la  constitution  élé- 
mentaire des  corps,  est  un  instrument  d*anaiyse  par  escellenoe  : 
il  était  donc  naturel  qu'elle  vînt  après  les  autres  sciences;  car 
elle  ne  révèle  pas  seulement  une  série  de  faits  nouveaux ,  mais 
un  ordre  nouveau  d*agents  dont  la  puissance  s'exerce  sur  tous 
les  feits  connus.  La  chimie  n'était  encore  qu'un  recueil  d'obser- 
vations plus  ou  moins  exactes,  lorsque  Paracelse,  Van  Hel- 
mont,  Boyle  et  surtout  Stahl  essayèrent  d'en  faire  une  science. 

Scheele,  pharmacien  suédois,  expérimentateur  habile,  con- 
tribua plus  que  tout  autre  à  faire  connaître  les  acides,  et  il  en 
décrivit  onze  nouveaux ,  entre  autres  l'acide  pmssique.  Il  trouia 
le  chlore  (1774)  en  étudiant  le  manganèse,  et  le  eonsidén 
comme  un  acide  murialîque  privé  de  phlogistique,  c*est-À-dire 
de  gaz  hydrogène  ;  théorie  qui  fut  combattue  d'abord,  puis  re- 
mise en  honneur  de  nos  jours  par  Davy.  Bla^,  d'Edimbourg, 

*  Surtont  après  la  nuit  du  12  au  18  octobre  tsa3,  dans  laquelle 
Obnsted  et  Palmer  observèrent  en  Amérique  240,000  étoiles  filantes  eu 
neuf  heures.  On  connaît  jusqu*à  présent  les  deux  périodes  du  12  octo- 
bre et  du  10  août.  Sclireibers  spppose  qu'il  tombe  chaque  année,  sur 
la  surface  de  la  terre,  700  aéroulbes. 


CHIMIB.  193 

élèf6  de  Cullen,  professeur  à  Glaseow,  qui  avait  popularisé  la 
chimie,  fit  mieux  conoaitre  la  nature  et  la  formation  de  Tacide 
carbonique,  appelé  air  fixe,  et  il  remarqua  que  la  causticité  de 
la  chaux  tenait  à  la  soustraction  de  cet  air  de  la  pierre  calcaire  ; 
Woodward  découvrit  le  bleu  de  Prusse;  Bergmann,  les  eaux 
minérales  factices.  Fahrenheit  obtint  un  grand  abaissement  de 
température  en  versant  de  Tesprit  de  nitre  sur  de  la  glace  pilée; 
Boerfaaave  prit  pour  but  de  ses  travaux  opiniâtres  le  feu ,  la  cha- 
leur, b  lumière,  l'analyse  végétale.  D'autres  marchèrent  sur  ses 
traces,  redressant  ses  erreurs,  reconnaissant  la  combustibilité 
du  diamant,  le  phosphore,  le  cobalt,  le  nickel ,  le  manganèse , 
le  platine ,  venant  en  aide  aux  arts ,  et  cherchant  à  donner  à  la 
chimie  une  forme  scientifique,  c'est-à-dire  le  classement  systé- 
matique des  faits. 

Vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle,  l'attention  des  chimis* 
tes  se  fixa  particulièrement  sur  l'étude  des  gaz.  En  1774,  et 
presque  en  même  temps,  Priestley  en  Angleterre,  Lavoisrer 
en  France  et  Scheele  en  Suède,  découvrirent  l'oxygène,  et 
inaugurèrent  la  chimie  moderne.  Cavendish  démontra  le 
premier  anaiytiquement  que  l'eau  est  une  combinaison  d'oxy* 
gène  et  d'hydrogène ,  à  la  même  époque  où  Berthollet  trouve  la 
véritable  composition  de  l'ammoniaque  (combinaison  d'azote  et 
d'hydrogène);  enfin,  les  découvertes  les  plus  importantes  se 
succédèrent  avec  une  rapidité  dont  il  n'y  a  peut-être  pas 
d'exemple  dans  l'histoire  '. 

Lavoisier,  aidé  de  Guyton  de  Morveau,  délivra  la  chimie 
du  jargon  scolastique,  et  proposa  une  nouvelle  nomenclature 
r^ulière,  donnant  ainsi  à  la  science  des  instruments  et  un  lan- 
gage nouveaux.  D'autres  savants  firent  sur  le  chlore  et  sur  le 
soufre  ce  qu'il  avait  fait  sur  l'oxygène  ;  on  connut  mieux  la  com- 
position des  corps  quaternaires  appela  sels,  et  les  rapports  des 
composés  entre  eux. 

Berthollet  (  1748-1823  ),  observateur  habile,  se  hâu  trop 
de  conclure,  de  ses  recherches  sur  les  produits  organiques , 
que  les  substances  animales  se  distinguent,  par  l'azote,  de* 

•  Voy.  F.  Hœfer,  Hist.  de  la  Chimie,  U  JI. 

17 


194  CHIMIB. 

substaneos  végétales.  Il  reconnot  pour  inexaeie  ToiNmoii  de 
Lavoisler,  que  l'oxygène  est  le  générateur  universel  des  addes , 
puisque  Facide  muriatique  et  Tacide  prussique  (exempts 
d'oxygène  )  jouent  le  même  rôle.  Il  étudia  les  dilorates,  sds 
explosibles,  dangereux  à  manier,  et  obtint  Targf^nt  fulmi- 
nant en  combinant  Tammoniac  avec  Poxyde  d'argent  ;  il  appli- 
qua la  propriété  décolorante  du  chlore  au  blanchissage  des 
t«iles.  Aussitôt  de  Bom  s'en  servit  pour  la  cire  ;  Cl^ptal , 
pour  les  chiffons  à  papier,  pour  le  nettoyage  des  estampes  et 
deis  livres  tadiés.  Il  reconnut  aussi  la  véritable  composition  de 
l'alun,  et  fiacilita  la  fabrication  de  ce  sel  important.  Bientôt  non- 
seulement  l'alun ,  mais  encore  les  acides  sulfurique,  nitrique, 
muriatique,  le  sel  de  Saturne  et  autres  préparations,  ne  vin- 
rent plus  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande,  et  il  ne  fut  plus 
besoin  de  tirer  d'Andrinople  le  rouge  de  garance. 

D'Arœt  chercha  la  meilleure  méthode  pour  faire  la  poreelaiDe. 
il  trouva  que  Pargent  est  oxydable  et  volatil,  augment» con- 
sidérablement la  liste  des  nûnéraux  fusibles,  et  prouva  aussi 
que  le  diamant  se  volatilise,  il  s'aperçut,  en  exammant  les  Pt- 
rénées,  que  leurs  cimes  s'abaissent,  et  proclama  que  leur  fàs- 
tdireest  celle  de  foutes  les  montagnes  de  la  terre ,  et  que  pv* 
fout,  au  dedans  comme  au  dehors,  la  nature  désorganise  et  te- 
eampose.  Brugnatelli,  de  Pavie,  crut  qu'un  supplément  était 
néoessaire  à  la  théorie  de  Lavoisier,  attendu  qu^ellJ'lie  rendait 
pas  raison  du  calorique  et  de  la  lumière  qui  se  dévetoppent 
dans  certaines  eiroonstances  ;  il  en  fit  donc  une  théorie  paràeu* 
Mère,  appelée  thermorygéne. 

La  science  étendit  ses  limites  en  employant  h  pife.  Klèboi- 
son  et  Carltsle  avaient  découvert  son  action  décomposante  sur 
l'eau.  Berzelius  et  Hisinger,  y  soumettant  avec  sagacité  unesé» 
rie  variée  de  subsUuices,  avaient  vu  les  seh  soumis  h  Taetion 
de  la  pile  se  décomposer  toujours  de  telle  sortie  que  les  aiei- 
des  étaient  portés  vers  lé  fil  positif,  et  les  bases  ters  té  fil  n^fa- 
tif;  et  dons  les  oxydes,  ils  virent  l'oxygène  se  diriger  au  pôle 
po^tif ,  tandis  que  le  radical  se  portait  au  pôle  négatif 

(  1718-1839).  Davy,  devinant  que  la  pile  servirait  très-puis- 
samment à  sonder  les  mystères  de  la  dilmie,  imagina  de  Ttm- 


CHIMIE.  105 

ployer  sur  des  substanoes  iadéeomposées  jusque-là,  comine  les 
alcalis  et  les  terres.  Il  soumit  la  potasse  à  raction  de  la  pile,  et 
▼H  Toxyg^ie  se  porter  an  pdie  positif  et  un  nouveau  métal  en 
globolea  semblables  à  ceux  du  mercure  se  diriger  vers  le  pôle 
négatif  11  le  nomma  potassium,  métal  tellement  avide  d'oxygène 
quil  décompose  Teau.  En  démontrant  ainsi  la  véritable  compo- 
sition des  alcalis  et  des  terres,  Davy  prouvait  contre  Lavoisier 
que  Toxygène  n*est  pas  seulement  acidifiant,  mais  qu'il  est  ie 
principe  constituant  de  ces  bases  ;  et  que  les  oxydes  sont  des 
combinaisons  variées  de  Toxygène  avec  les  métaux.  Il  trouva 
aussi  1  oxygène  tians  Tacide  oxymuriatique  de  Lavoisier  (  acide 
ehlorique);  et  il  reconnut  Tacide  muriatique  (  hydrocblorique) 
pour  un  bydradde. 

Seul  parmi  les  alcalis  Tammoniac  se  compose  d'hydro-* 
gène  et  d'azote;  Davy  soutint  cependant  qu'il  renferme  un 
principe  médillique  analogue  à  celui  des  autres  alcalis.  S'aven- 
tumot  même  au  delà  des  limites  tracées  par  Lavoisier,  ilsoup* 
eoiuia  que  les  métaux  n'étaient  pas  des  corps  simples ,  mais 
qu*il8  résultaient  de  l'union  de  l'bydrogène  avec  des  bases  in- 
connues. En  conséquence ,  les  alcalis  proviendraient  tous  de  la 
eombinaison  de  ces  bases  avec  une  certaine  proportion  d'eau, 
et  renfermeraient  de  l'hydrogène  aussi  bien  que  de  l'ammoniac. 

Dans  sa  Philosophie  chimique,  Davy  renversa  la  théorie  de 
Lavoisier  sur  la  combustion*  en  démontrant,  par  des  expériences 
décisives,  que  l'oxygène  n'est  pas  l'nnique  principe  de  la  combus* 
tioD,  mais  que  celle-ci  provient  de  l'action  chimique  intense  et 
routnelle  des  corps;  que  même  d^autres  corps  produisent  des 
aâdes,  et  qu'il  n'est  pas  exact  de  dire  que  le  développement  de 
la  chaleur  et  de  la  lumière  dans  la  combustion  ne  puisse  naître 
que  de  l'oxygène.  Or  comme  tous  les  corps  d'une  forte  action 
réciproque  se  trouvent  toujours  dans  des  états  électriques  oppo- 
sés, il  inclinait  à  croire  que  la  chaleur  et  la  lumière  sont  engen- 
drées par  la  neutralisation  des  deux  électricités  contraires. 

Davy  appliqua  aussi  ses  recherches  à  la  géologie;  et,  en  exa- 
minant l'can,  le  gas,  et  les  substances  bitumineuses  contenues 
dans  les  cavités  du  quarts,  il  fortifia  l'hypothèse  du  platonisme 
de  Playfair  et  de  Hall. 


196  CHIMIB. 

I^es  hostilités  qui  existaient  alors  entre  la  Franee  et  l*  Angle- 
terre n*empéohèreDt  pas  rinstitut  de  lui  décerner  uo  prix  ;  et  il 
put  visiter  les  volcans  de  TAuvergne  et  ceux  du  royaume  de  Na- 
ples*.  Il  flt  à  Maples  des  expériences  curieuses  sur  les  col- 
leurs employées  par  les  peintres  anciens,  et  chercha  un  procédé 
pour  dérouler  les  papyrus  exhumés  ;  mais  son  |Hrooédé  ae 
prévalut  pas  sur  celui  qui  était  en  usage. 

Berzelius  conclut,  de  la  doctrine  de  Davy,  que  le  caiactère 
électro-chimique  dans  les  corps  où  entre  Toxygène  n^appartieat 
pas  à  celui-d ,  mais  à  la  base  ;  et  que  les  phénomènes  de  cha- 
leur et  de  lumière  produits  par  la  combinaison  chimiquis  soat 
de  même  nature  que  Péclair  et  la  secousse  éle<^ique.  Il  pro- 
posa donc  la  classification  chimique  des  substances  en  électro- 
négatives (acides  et  oxygènes)  et  en  électro-positives  ( bydn^ 
gène ,  alcalis ,  bases  salifiables).  Il  vit  en  Egypte  le  carbonate 
de  soude  se  produire  par  la  décomposition  du  sel  maria  sous 
l'action  des  roches  calcaires  qui  entourent  les  lacs  du  désert, 
et  il  en  déduisit  sa  Statique  chimique,  où  les  lois  de  rafGuité 
sont  fortement  posées,  bien^qu'il  ne  s'aperçût  pas  de  la  stabilité 
des  proportions  dans  la  plupart  des  combinaisons. 

Les  poids  atomiques  des  divers  éléments  chimiques  furent 
déterminés  par  Berzelius  avec  un  soin  admirable;  des  savants 
suédois  et  allemands  le  suivirent  dans  cette  voie.  Gay-Lussac 
et  Dalton  firent  de  beaux  travaux  sur  la  condensation  des  g» 
et  des  vapeurs.  Haûy  et  Vauquelin  montrèrent  le  lien  intime 
qui  existe  entre  la  composition  chimique  et  la  forme  cristal- 
line, où  Mitscherlich  et  Rose  apportèrent  l'exactitude.  Biot  fit 
servir  la  polarisation  de  la  lumière  comme  un  moyen  d'analyse 
délicat. 
Les  acides  et  les  bases ,  c'est-Mire  les  oxydes  métalliques^  oat 

'  On  B*égaya  beaucoup  à  Parte  de  son  Insensibilité  pour  le  beau.  Il 
ne  prenait  aucun  plaisir  à  la  musique.  En  voyant  le  musée  du  Loorret 
qui  était  alors  le  plus  riche  du  monde,  il  s'écria  :  Quelie  magn^^ 
collection  de  cadres!  et,  devant  rAntinoûs  :  QmdU  superbe ilaiot^ 
titef  ll8*eiitâsîa  au  contraire  devant  le  modèle  de  i'èléphaat»  destiaé 
au  monument  de  la  Bastille. 


CUIIIIB.  197 

entre  em  une  affinité  extrême  ;  et ,  en  se  combinant,  ils  pro- 
duisent des  sels  dans  lesquels  un  métal  peut  directement  pren- 
dre la  place  d'un  autre.  Ainsi ,  si  vous  mettez  une  lame  de  cuivre 
dans  du  nitrate  d'argent ,  le  cuivre  se  dissout ,  tandis  que  l'ar- 
gent renaît  à  l'état  métallique,  et  tout  le  nitrate  d'argent  se 
transforme  exï  nitrate  de  cuivre.  Ici  donc  le  cuivre  se  combine 
en  même  temps  avec  l'oxygène  de  l'oxyde  d'argent,  et  avec  l'a- 
cide nitrique;  mais,  tandis  que  le  premier  sel  contient  treize 
cent  cinquante  parties  d'argent,  le  second  n'en  contient  que 
trois  cent  quatre-vingt-seize  de  cuivre.  11  faut  donc  beaucoup 
moins  de  cuivre  que  d'aiigent  pour  former  un  sel  avec  une  égale 
quantité  d'oxygène  et  d'acide  nitrique  :  ce  fait ,  qui  se  vérifie 
dans  beaucoup  d'autres  cas,  prouve  que  la  capacité  de  saturation 
a  des  rapports  fixes  pour  chaque  corps ,  et  variables  de  l'un  à 
l'autre.  L'étude  de  ces  rapports,  ou  de  ces  équioaients,  comme 
on  les  appelle,  est  aujourd'hui  très-avancée;  et  on  les  apprécie 
en  considérant  l'oxygène  comme  représentant  cent ,  et  en  y  rap- 
portant les  autres  corps. 

Wenzel  annonça,  en  1777,  que  les  sels  se  composaient  d'un 
acide  et  d'une  base  généralement  binaire ,  et  que  deux  sels 
pouvaient  échanger  leurs  bases  et  leurs  acides,  de  manière  à  se 
transformer  exactement  en  deux  autres.  Il  considéra  comme 
une  particularité  des  sels  ce  qui-était  la  grande  loi  de  la  ciiimie. 
On  y  fit  attention  lorsque  le  système  de  Lavoisier  se  fut  conso- 
lidé ;  mais  BerthoUet  soutenait  que  deux  corps  peuvent  se  com- 
biner, en  quelque  proportion  que  ce  soit,  entre  deux  limites 
extrêmes  ;  selon  Proust,  ils  ne  se  combinent  que  dans  la  propor- 
tion de  1,2, 3,4,  ou5auplus,sans  intermédiaire.  L'Anglais  Dal- 
ton  généralise  cette  loi  des  proportions  définies,  par  l'ingénieuse 
théorie  atomique,  qui  fut  soutenue  par  Gay-Lussac.  Il  vit  que, 
pour  former  de  l'eau,  il  fallait  un  litre  d'oxygène  pour  deux 
litres  d'hydrogène.  Guidé  par  cette  donnée,  il  constata  que  les  vo- 
lumes des  corps  gazeux  qui  se  combinent  sont  dans  les  rapports 
simples  de  1 :  1 ,  1  :  2,  2  :  4,  etc.  Et  comme,  à  une  tempéra- 
ture suffisante ,  tout  liquide  peut  se  réduire  en  vapeur,  on 
établit  que  les  équivalents  des  corps  divers  représentaient  des 
volumes  égaux ,  ou  des  volumes  exactement  multiples  les  uns 

17. 


198  CHimB. 

des  autres.  Nous  trouvons  donc  encore  ici  on  nouveau  moti 
d*admirer  rarrangemeot  du  monde  en  nomlNre  et  en  mesure. 

Si  les  corps  se  combinent  tous  dans  des  proportions  pemia- 
aentes  s  et  si  dans  les  réactions  chimiques  un  équi  valent  est  tou 
JQOfS  ceniplacé  eiactement  par  un  autre,  on  peut  découvrir 
d'autres  nombres  à  l'aide  du  calcul ,  du  moment  où  Ton  eo 
connaît  quelques-uns ,  dont,  par  suite,  il  importe  beaucoup  que 
la  détermination  soit  exacte.  Dumas  entreprit  en  conséquence 
de  mieux  préciser  les  équivalents  de  Vhydrc^ène  el  du  carbone. 

Dulong  et  Petit ,  en  cherchant  la  mesure  de  la  chaleur  spé 
cifique  dans  les  divers  corps  simples,  ou  la  proportion  du  csdo- 
rique  différente  à  poids  égal ,  et  nécessaire  pour  que  la  tempé- 
rature s'élève  d'un  degré,  reconnurent  qu'elle  est  en  raison 
inverse  des  poids  par  lesquels  les  équivalents  sont  représentés  ; 
c'està-dire  qu'un  corps  dont  l'équivalent  pèse  le  double  d'oa 
autre  a  la  moitié  moins  de  chaleur  spécifique.  Suivant  Faïaday 
la  quantité  de  force  électrique  nécessaire  pour  décomposer  des 
corps  pris  en  quantité  correspondante  à  leurs  équivalents,  est 
fixe  et  invariable. 

L'un  des  faits  chimiques  les  plus  étonnants  qu'on  ait  obser- 
vés ,  c'est  l'isomérisme.  On  regardait  comme  un  axiome  que 
deux  corps  de  composition  identique  (  iioméret  ) ,  dans  des  ci^ 
constances  semblables,  doivent  avoir  les  mêmes  propriétés.  Il 
n'en  est  rien  cependant.  Mettez  dans  le  creuset  une  quantité 
donnée  d'oxyde  de  chrome,  qui  est  d*un  vert  sombre;  diauiïé, 
il  brillera  d'une  vive  lumière,  comme  s'il  était  embrasé;  puis 
après  le  refroidissement,  il  se  trouve  devenu  d'un  beau  vtft,  et 
il  n'est  plus  soluble  dans  l'acide,  il  a  donc  changé  de  propriétés 
chimiques  et  physiques;  cependant  ni  la  balance  ni  l'analyse  n'y 
trouvent  la  moindre  altération  ;  et  si  vous  le  plongez  dans  de 
l'acide  sulfurique  chaud,  il  reprend  son  premier  état.  11  en  est 
de  même  du  verre  ordinaire  :  si  on  le  tient  longtemps  en  fusioii 
tranquille ,  il  devient  opaque,  infusible,  dur  au  point  défaire 
jaillir  des  étincelles  de  l'acier;  et  pourtant  il  ne  8*y  manifeste 
aucun  changement.  En  multipliant  l'analyse ,  on  trouve  que 
certains  corps ,  composés  de  la  même  manière ,  peuvent  différer 
en  dureté,  en  poids  spécifique,  et  en  action  sur  la  lumière.  Chet 


CHIMll.  19) 

quelques-lins  il  n'j  a  de  changement  que  dans  les  propriétés 
physiques  {dimorphes)  ;  chez  d'autres,  il  j  en  a  aussi  dans  les 
propriétés  chimiques  (isomères)  :  c^est^à-dire  que  dans  les  pre- 
miers les  molécules  composées  restent  les  mêmes ,  en  se  grou- 
pant d*une  manière  différente  ;  dans  les  seconds,  les  atomes  sont 
disposés  différemment  dans  la  molécule  composée.  Parmi  les 
dimorphes,  le  carbone  à  Tétat  de  diamant  a  des  propriétés 
très-difTérentes  du  charbon.  Le  soufre  cristallisé  par  la  nature, 
ou  dans  le  sulfure  de  charbon ,  forme  des  octaèdres  à  bases 
riiomboîdales  ;  lorsqu'on  le  laisse  se  refroidir  peu  à  peu  après 
qu'il  a  été  fondu,  il  donne  des  prismes  obliques  ;  si,  après  qu'on 
Va  cfaauflë  à  cent  cinquante  degrés,  on  le  fait  couler  dans  l'eau 
froide ,  il  reste  mou,  brun,  élastique,  transparent,  pendant  plu- 
sieurs jours.  Il  serait  donc  polymorphe.  Mais  toutes  ces  ques- 
tions ont  encore  besoin  d'être  éclaircies. 

Il  serait  trop  long  de  suivre  dans  leurs  travaux  Yauquelin , 
Tbénard ,  Ampère,  en  France;  Dalton  et  Wollaston,  en  An- 
gleterre; Wenzel,  Rlchter,  AYœhler,  Lîebig,  RIitscherlich ,  en 
Allemagne;  par  leurs  découvertes  relatives  aux  substances 
isomères  et  dimorphes,  ils  ont  donné  Tessor  a  la  théorie  des 
formes  primitives,  posée  par  Haûy. 

La  nature  emploie  quatre  forces  distinctes  et  une  soixantaine 
de  corps  simples  pour  créer  et  modifier  la  matière,  tandis  que 
b  force  de  gravité  lui  suffît  pour  régler  les  mouvements  des 
atomes  et  des  mondes.  Est-il  possible  qu'elle  ait  abandonné  ici 
cette  économie  qui  constitue  une  de  ses  merveilles?  Cest  là 
ce  que  le  sage  a  de  la  peine  h  croire;  et  il  accepte  les  résultats 
présents  comme  l'expression  des  faits  actuellement  connus, 
mais  non  comme  vérité  dernière.  Cette  unité  que  les  physiciens 
ont  reconnue  dans  les  impondérables ,  les  chimistes  tendent  à 
la  trouver  aussi  dans  la  matière  pondérable  '  ;  et  depuis  que  les 
études  sur  les  corps  organiques  ont  conduit  à  la  théorie  des  ra- 
dicaux, plusieurs  savants  se  sont  appliqués  à  décomposer  les 
corps  appelés  simples,  et  les  résultats  ont  été  tels,  que  la  science 
a  dû  aussi  en  tenir  compte. 

*  Expéricnoes  de  Proust  et  de  Souligny. 


900  CHIMIB. 

Alors  qu'on  admirait  la  simplicité  desrapport?  entre  les  pesan- 
teurs deséléments  qui  entrent  dans  la  composition  de  la  substance 
minérale,  on  ne  croyait  pas  qu*il  existât  une  relation  simple 
entre  les  éléments  des  combinaisons  organiques.  Mais  CheTreul 
Vy  démontra  dans  son  travail  remarquable  sur  les  corps  gras 
d*ongine  animale ,  qu'il  assimila  à  des  sels,  attendu  que  la  base 
et  Tacide  sont  des  composés  ternaires ,  analogues  à  ceux  de  la 
nature  inorganique.  Davy  prouva  Tinfluence  de  Télectriciié 
sur  la  végétation ,  comme  d'autres  ccmstatèrent  aussi  celle  de  la 
lumière.  Les  végétaux ,  en  décomposant  l'acide  carbonique  et 
l'eau,  Gxent  le  carbone  et  l'hydrogène,  et  rejettent  Toxygèoe 
dans  l'atmosphère;  et,  tantôt  en  réduisant  l'oxyde  d'ammonium, 
tantôten  enlevant  directement  l'azote  à  l'air,  ils  s'jissimilent  cet 
élément.  L'azote  et  le  carbone,  dont  vivent  les  plantes,  sont 
tirés  de  l'atmosphère;  d*où  il  suit  que  la  fertilité  d'ua  temin 
dérive  d'éléments  inorganiques  qui  conviennent  à  une  plante 
plus  qu'à  une  autre.  En  étudiant  donc  les  cendres  de  l'une  d'elles, 
on  peut  connaître  quels  éléments  inorganiques  un  sol  doit  pos- 
séder pour  qu'elle  y  prospère  ;  quel  assolement  y  établir,  de  quels 
engrais  l'aider.  Juste  Liebig,  professeur  à  Giessien  »  appliqua  spé- 
cialement la  chimie  organique  à  l'agriculture  et  à  la  physiologie. 
II  croit  que  l'engrais  est  profitable,  parce  qu'il  fournit  beaucoup 
plus  d'ammoniac  que  l'air,  et  celui  qui  est  liquide  bien  plus  que 
le  solide.  Boussingault ,  qui  démontra  que  les  plantes  décom- 
posent Teau  pour  en  fixer  l'hydrogène,  a  enrichi  de  travaux  im- 
portants la  chimie  appliquée  à  Tagriculture.  Payen  et  d*aatre5 
ont  étudié  Tamidon,  la  cellulose,  et  la  présence  des  matières 
azotées  dans  les  tissus  végétaux. 

Dumas ,  Boussingault  et  Payen  portèrent  principalement  leur 
attention  sur  les  opérations  mystérieuses  qui  s^accomplisse&t 
sous  Tinlluence  de  la  vie  ;  ils  établirent  que  les  matières  ternai- 
res accumulées  dans  le  tissu  animal,  comme  la  graisse  et  les 
matières  azotées  neutres ,  qui  constituent  la  trame  de  Toi^sa- 
nisation  animale,  sont  élaborées  parles  végétaux.  Le  règne  vé- 
gétal serait  donc  un  immense  appareil  d'extraction  ;  le  règoe 
animal  un  appareil  de  combustion  :  les  plantes  et  les  animaui 
ne  seraient  en  quelque  façon  que  de  l'air  condensé. 


CHIMIE.  Sai 

Ob  s'achemine  ainsi  à  une  prodigieuse  simplification  $  plus 
grande  encore  dans  les  corps  organiques  »  car,  bien  que  doués 
de  principes  spéciaux,  ils  consistent  en  un  très-petit  nombre 
d'éléments,  carbone,  oxygène,  hydrogène,  azote,  qui,  combinés 
aTec  une  douzaine  au  plus  d'éléments  secondaires ,  produisent 
une  immense  variété. 

Mais  d'où  la  nature  tire-t-eUe  cette  profusion  d'oxygène, 
d*hydrogène,  de  carbone,  d'azote?  S'épuisera-t-elle?  corn* 
ment  se  répare-t-elle?  Et  quand  l'animal  ou  le  végétal  revient  à 
l'état  de  matière  informe,  qu'advient-il  de  tous  le»  produits 
de  la  vie  ?  Cest  à  résoudre  ces  problèmes  que  s'appliqua  Dumas 
{Essai  de  statique  chimique  des  êtres  organisés)^  en  établis- 
sant que  les  végétaux  produisent  les  principes  immédiats ,  que 
les  animaux  s'mi  servent  et  les  décomposent,  et  que  l'atmosphère 
est  le  réservoir  d'où  la  nature  tire  ses  richesses. 

L'atmosphère  est  composée  de  23  parties  d'oxygène  sur 
77  parties  d'azote,  sans  compter  la  vapeur  aqueuse,  un  peu 
d'adde  carbonique  et  un  peu  de  gaz  de  marais  :  on  y  trouve 
accidentellement  quelques  produits  ammoniacaux  et  une  petite 
quantité  d'acide  azotique, qui,  solublesdans  l'eau,  sont  en- 
traînés  par  les  pluies  dans  les  terres,  qu'ils  engraissent.  Dans 
le  jour,  sous  l'influence  de  la  lumière ,  les  plantes  exhalent  de 
leurs  feuilles  de  l'eau  et  de  l'oxygène  «  et  la  nuit,  de  l'eau  et  de 
l'acide  carbonique,  outre  qu'elles  absorbent  de  l'hydrogène ,  de 
l'oxygène, du  carbone, de  l'azote  et  un  (nni  de  cendre,  ce  qui 
les  fait  augmenter  de  poids.  La  terre  ne  leur  sert  donc  que  de 
point  d'appui,  et  toute  leur  nutrition  dérive  des  éléments  at- 
mosphériques, à  tel  point  que  certains  arbustes  ont  crû  et  fleuri 
même  dans  du  verre  pulvérisé.  I^s  feuilles  décomposent  à  froid 
un  des  corps  les  plus  stables,  l'acide  carbonique,  dont  elles  déga- 
gent Toxygène  et  retiennent  le  carlione,  pourvu  qu'elles  soient 
aidées  par  la  lumière.  Puis  les  végétaux  tirent  l'azote  en  partie 
de  l'air,  en  partie  des  substances  organiques  en  décomposition. 
Ici  la  chimie  touche  de  nouveau  à  un  des  points  les  plus  impor- 
tants de  l'économie,  les  engrais;  car  il  importe  de  bien  connaître 
les  fourrages  qui  fournissent  le  plus  d'azote  dans  le  fumier, 
et  d'en  faire  usage  pour  nourrir  les  animaux    dont  les  excré- 


SOS  CHIMIB. 

ments  doivent  rendre  à  la  terre  Tatote  destiné  à  alimenter  les 
plantes  qai  en  ont  le  plus  besoin  *,  c*est-à-dire  celles  auxquelles 
r azote  de  Tair  ne  suffit  pas,  mais  pour  lesquelles  il  fiiut  qu'il  soft 
combiné  avec  d'antres  coips  à  l'état  d'ammoniac,  d'acide  azoti- 
que et  d'azote. 

Les  matières  premières  élaborées  par  les  végétaux  sont  asâ- 
milées  par  les  animaux,  an  moyen  de  la  digestion.  Ceux-ci  dé- 
gagent incessamment  de  l'acide  carbonique  et  de  l'eau ,  an  point 
de  pouvoir  être  considérés  comme  des  fourneaux  de  carixme  et 
d'hydrogène.  De  là  la  chaleur  animale;  un  homme  brûle  dis- 
que jour,  en  moyenne,  par  la  respiration,  deux  cent  quatr^ 
vingt-huit  grammes  de  carbone  ou  l'équivalent  en  hydrogène. 
Ainsi,  dit  Dumas,  les  plantes  cèdent  aux  animaux  tout  ce  qu'el- 
les ont  tiré  de  l'air,  auquel  les  animaux  le  restituent;  cercle 
éternel  dans  lequel  la  vie  s'agite  et  se  manifeste,  mais  où  Is 
matière  ne  fait  que  se  déplacer. 

Si  l'action  viciante  des  animaux  et  l'action  purifiante  des  vé- 
gétaux cessaient  de  s'équilibrer,  l'harmonie  de  la  vie  sersit 
troublée;  mais  le  péril  est  si  éloigné,  qu'il  dépasse  toute  longé- 
vité calculable  *. 


'  Expériences  de  Tbaér  et  de  Boussiaguilt 

'  L'atmosplière  a  vingt  lieues  de  iiaatear  environ,  et  pèse  à  poi 
près  5«2a9,000  trilIioBS  de  kilogrammes;  Toxygène  iièse  1,206,000  tril- 
lions,  et  l'acide  carbonique  2,08S  billions.  Or,  pour  réduire  le  toot  à 
des  itnages  sensibles,  en  admettant  des  cubes  de  cuivre  ayant  no  kilo- 
mètre de  chaque  cOté,  581,000  représenteraient  par  leur  poids  Pat- 
mosphère;  134,000,  son  oxygène;  116,  Tacide  carbonique.  Un  honune 
consomme  en  une  heure  40  grammes  d'oxygène  ou  350  kilogrammes 
par  an ,  et  35,000  en  un  siècle.  Si  l'on  suppose  la  population  animale 
du  globe  représentée  par  4,000  millions  dliommes,  ils  auront  esa- 
sommé  dans  un  siècle  140  trilllons  de  kilogrammes  d'oxygène*  eeqai 
ferait  15  des  cubes  d-dessns,  e'esl-à-dire  une  quantité  miniflae  »  qnaad 
même  elle  ne  serait  pas  réparée. 

Quanta  Tadde  carbonique,  un  homme  brOle  13  g^anunasde  caikoas 
par  heure,  et  prodoit  44  grammes  d'acide  earbonîqoe,  cTcst-àdire en- 
viron un  kilogramme  par  Jour,  et  365  par  an.  En  conséquence,  les 
4,000  maiions  d'hommes  produisent  en  un  an  1,460  billoos  de  kilo- 


HISTOIU  HATOBKLLB.  908 


BinOlRB  !f  ATOEBU.& 


L*hi8loire  niturelle  dut  «e  reoonttitiier  d'après  ces  grandes 
déeoiiferles  el  aller  bieDldt  de  pair  avec  lea  autres  seîences. 
George  Bsffon  (  1707*1788  ) ,  appelé  à  la  dîreotîon  du  Jardin  des 
pbnles ,  songea  à  se  rendre  digne  de  ee  poste.  Il  Toulutque  cet 
aablisBement,  qui  jusqu'alors  n*avait  été  affecté  qu'à  la  méde- 
etoe,  embrassftt  TensemUe  de  la  science  ;  et  il  conçut,  à  trente- 
cinq  ans,  ridée  de  son  HUMre  naimreUe.  Écrivain  purement 
descriptif  dans  le  principe,  il  devint  plus  tard  zoologiste,  mais 
il  ne  Ait  jamais  anatomisie,  bien  qu'il  comprit  la  nécessité  de 
eotoipHrer  la  stmctoreintérieiire  desanimaux,  et  qu'il  ait  éclairé 
par  quelques  vues  lumineuses  la  route  que  devait  suivre  son 
compatriote  Daubenton ,  dont  il  avait  fait  choix  pour  l'aider 
à  pareeurir  vn  si  vaste  champ  et  suppléer  à  la  foiblesse  de  sa 
vue,  en  la  chargeant  de  décrire  les  détails.  Mais  tandis  que 
Daubenton  opérait  sor  les  faits  particuliers,  et  dès  lors  à  l'abri 
d'eirenra,  BttCfon  s'élevait  aux  généralités,  et  quand  l'expérience 
hii  manquait,  il  y  suppléait  par  la  vigueur  de  l'esprit,  en  pré- 
voyant ee  qu'il  appdait  les /aite  nécessatres  :  procédé  basar« 
deux  pour  qui  n'a  pas  la  force  d'embrasser  tous  les  rapports  de 
Fonlven.  Et  en  effet  il  se  trompa  souvent.  Il  croit  à  la  généra- 
tion spontanée  ■  ;  il  dédaigne  les  méthodes,  parce  qu'il  ne  les 


gramoies  d*«dde  carboniqDe,  c^ert-ë-dire  rhz  ^  ^l*>i  V^  cootient  l'àt* 
nMMphère.  Il  faudrait  donc  1 ,5C0  ans  poar  dovbler  la  proportieo  actuelle 
de  Taclde  caiboniqtie  de  Tair.  Quand  mène  le  rèspe  végMal  esiseralt 
•es  roDcUons ,  quand  les  volcans»  qui  lancent  des  torrenCs  d^aeide  car- 
bonique, ainsi  que  les  foudres,  sous  lesquels  se  combinent  l'azote  et 
Toxygène  de  Tair,  et  se  forment  facide  afotique ,  Taiotate  d'ammonia* 
que,  etc.»  viendraient  à  ne  plus  ëgir,  la  \éRélation  serait  reprodnito 
par  les  cadavres  mêmes  de»  animaux  que  «a  cessation  aurait  faH  yérir. 
Ces  calculs  sont  dos  fc  M.  Dumas 
«  Cependant,  la  doctrine  delà  Kénéralioo  spontanée Iroiive «sors 


204  HISTOIBB  NATUIBLLB. 

connaît  pas  :  «  La  véritable  méthode,  diaait-il,  est  la  descriptioD 
complète  et  Thistoire  exacte  de  chaque  chose  en  parlicnlier.  • 
En  conséquence,  il  décrirait  les  individus  Tun  après  l'autre.  Il 
censure  la  classification  de  Linné,  déduite  des  objets  eux-mêmes  ; 
tandis  que  lui ,  sans  approfondir  les  parUcularités ,  s'en  tient  à 
des  divisions  générales  et  arbitraires  :  animaux  servant  à 
l*homme,  animaux  sauviq^  européens,  animaux  étrangeis. 

Parvenu  à  la  maturité  de  son  génie.  Il  vit  mieux  les  ressem- 
blances et  les  disparités,  de  méaie  que  Tadmirable  uniformité 
de  la  nature,  la  gradation  dans  les  variétés,  le  perfeetionnenicnt 
successif  desespèces,  et  la  prééminence  relativedesorganes  dans 
les  diverses  espèces.  Mais  on  lui  reprochera  toujours  cette  ma- 
nière vague  de  philosopher,  sans  calculs  ni  expériences,  et 
d'après  des  théories  préétablies,  en  dissimulant  les  difficultés 
sous  la  majestueuse  circonspection  des  mots.  Le  mérite  que  la 
postérité  lui  reooimatt,  c'est  d'avmr  fondé  la  partie  historique 
et  descriptive  de  la  science.  Ce  qui  lui  valut  avant  tout  l'adoû* 
ration  de  ses  contemporains,  ce  lut  l'éclat  du  style  '.  Oo  dit 
qu'avant  de  se  mettre  à  éerfre,  il  s*habillait  en  grand  oosturae. 
Sa  théorie  de  la  terre  était  un  véritable  succès  :  une  oomèie  heu^ 
tant  le  soleil,  en  détache  des  fragments  tncandesoents,  qui  ss  le- 
fW>idissent  par  degrés  et  deviennent  les  planètes  ;  des  toes  o^ 
ganisés  naissent  sur  leur  surface  à  mesure  que  leurtempcnture 
se  modère  à  travers  des  milliers  de  siècles.  Cette  expositk»  lit- 
téraire de  faits  immenses ,  ces  époques  de  la  nature  antéhistori- 
que,  cette  divination  hardie  qui  invitait  à  réfléchir,  et  à  rap- 


aojourd'liai  d6«  partisans  parmi  les  Dainralistes  les  plus  distiogaés;  et 
en  effet ,  il  y  a  des  faits  qui»  s'il»  ne  viennent  pas  directement  k  Tappoi 
de  celle  qusUoo  si  cealroTersée ,  la  laissent  au  moins  dans  le  doole. 
-  <  L'aolenr  ne  rend  point  suOipammeot  justice  à  BufTon ,  à  U  fois 
savant  et  écrivain  (double  qualité  bien  rare  en  tout  temps).  BnfToo, 
par  ses  belles  deseripUons,  qaiaont  aiyourd'hui,  quoi  qu'en  dise  M.  Cantu, 
4te  vrais  modèles  de  style»  a  l'un  des  premiers  lait  aimer  la  science; 
el,  en  ta  popolarisani  ainsi ,  il  a  plus  contribué  à  ses  progrès  que  les 
nslnrsllstes  qui  découvrent  des  espèces  non  Telles  dont  ils  ne  donnest 
qn*mie  aride  noneneiabiie. 


HISTOIBB  If  ATDBBLLK.  205 

prodier  des  phénomènes  disparates  en  apparence,  devaient 
plaire  à  un  siècle  épris  de  la  science  et  du  talent. 

De  même  que  Buffon,  Linné  naquit  en  1707;  mais  l'un  vint 
au  monde  dans  un  pauvre  village  de  la  Suède,  où  l'érudition 
était  inconnue;  l'autre,  au  sein  d'une  riche  et  noble  famille 
boQi^ignonne,  dans  la  France  de  Louis  XIV .  Linné  fut  contraint 
de  Élire  des  souliers  pour  vivre,  et  de  lutter  contre  de  longues 
traverses  ;  Buffon  n'eut  qu'à  résister  aux  séductions  d^une  vie 
molle  et  nonchalante.  Linné  se  montre  patient  et  sagace-dans 
Hovestigation  des  faits,  autant  qu'ingénieux  dans  leur  coordi- 
nation ;  il  est  précis  et  rigoureux  daus  l'exposition,  au  ^int  de 
repousser  toute  élégance,  à  moins  qu'elle  ne  résulte  de  la  sim- 
plicité des  moyens  et  de  Félévation  des  idées.  Circonspect  dans 
ses  déductions,  il  procède  toujours  des  faits  positif  et  d'après 
des  raisonnements  rigoureux  :  sachant  créer  des  hypothèses  vrai- 
semblables sans  les  prendre  pour  des  vérités  absolues  ;  appréciant 
avec  justessechaque  fait,  chaque  idée,  il  ne  dédaigne  pasde  suivre 
patiemment  les  détails,  pour  se  lancer  ensuite  dans  des  régions 
plus  élevées.  Buffon  n'est  pas  moins  ingénieux ,  mais  dans  un 
autre  ordre  d'idées  ;  il  ne  cherche  pas  tant  à  créer  et  à  rnuUi*- 
plier  par  lui-même  les  &its  d^observation ,  qu'à  en  saisir  toutes 
les  conséquences  ;  et  il  élève,  sur  une  base  étroite  en  apparence, 
un  édifiée  grandiose.  Il  ne  ^arrête  pas  à  des  détails  techni* 
ques,  ni  à  des  divisions  systématiques  ;  et,  dans  son  vol  hardi  à 
travers  des  espaces  inconnus,  il  s'égare  parfois,  mais  il  sait 
tirer  la  vérité  de  ses  erreurs  mêmes  ;  il  n'achève  rien ,  mais  il 
rommenee  tout.  Linné ,  avant  de  réformer  les  idées,  réforma 
le  langage,  en  donnant  une  nomenclature  claire  et  simple,  où  le 
genre  est  indiqué  par  le  nom ,  et  l'espèce  par  l'adjectif.  Outre 
la  dénomination  deâ  végétaux,  il  fallait  offrir  un  moyen  simple 
et  commode  de  trouver  le  nom  d'une  plante  décrite,  et  de 
ciaBser  un  végétal  nouveau  ;  c'est  à  quoi  il  arriva  par  le  sys- 
tème sexud  t  système  artificiel ,  qu'il  avouait  lui-même  n'être 
pas  celui  delà  nature;  mais  il  excita  tant  d'étonnement,  que 
personne  ne  s'aperçut  que  sa  classification  zoologique  reposait 
sur  des  principes  différents.. La  classification  zoologique  qui  fut 
éublie  en  1797,  et  complétée  en  1818  par  Geoffroy  Saint- 

18 


Î06  HfSTOIBB  11 ATUBELLI. 

Hibîre  et  ptr  Covier,  ne  fit  que  leeiifier  et  défeloppereelle  dn 
natoraliste  suédois.  Son  sysièîne  de  botaniqneest  encore  anjoar- 
driini  soin,  eoneommment  avee  eelui  de  Laurent  de  Jussiea. 

Dès  1758,  Bernard  de  Jussiea  étabtiasaità  Trianonun  jardio 
où  les  plantes  étaient  classées  par  groupes  natarels ,  d'après 
lesquels  il  cberdiait  à  résoudre  le  problème  final  de  la  natnie. 
Après  lui,  Laurent  de  Jossieu  appliquait  à  tout  le  règne  végétal 
le  système  de  son  oncle ,  dans  Touvrage  intitulé  Genres  des 
plantes  (1789),  en  faisant  consister  la  râleur  des  genres  et 
des  espèces  dans  la  réunion  de  plusieurs  caractères  naturels. 
Adansçn ,  élève  de  Jussiea  et  de  Réaumur,  fit  V Histoire  natu- 
relle du  Sénégal.  Il  donna  la  première  description  exacte  da 
liaobab ,  et  des  arbres  qui  fournissent  la  gomme  arabique.  11 
disposa  les  familles  des  plantes  d'après  un  systènoe  <^»po6é  à 
celui  de  Linné,  en  se  fondant  sur.Fobservation,  non  pas  de  quel- 
ques caractères  seulement,  mais  de  leur  ensemble  :  bientôt  il 
8*aperçat  que  ce  système  pouvait  s*appliqoer  k  tous  les  éties, 
et  former  une  encyclopédie  de  la  nature.  H  présenta  donc  à  FA* 
eadémie  (1775  )  le  projet  de  son  ouvrage ,  qui  devait  renfermer 
en  vingt-sept  volumes  «  l'ordre  universel  de  la  nature,  ou  mé- 
thode naturelle  comprenant  tous  les  êtres  connus,  leurs  qualités 
matérielles  et  leurs  facultés  spirituelles,  ainsi  que  leurs  rap- 
ports. »  On  Tadmira,  mais  Ton  jugea  rentreprise  impossible; 
Il  resta  donc  paavre  et  à  Técart  avec  ses  projets  ;  et  lorsque  le 
nouvel  Institut  national  rappela  dans  son  sein ,  il  répondit  qu*il 
ne  pouvait  se  rendre  aux  séances,  firate  de  souliers. 

Cliarles  Bonnet  (  1730*1793),  croyant  que  rien  ne  se  fait  par 
bond  dans  la  nature  ',  s'appliqua  à  saisir  l'enchaînement  des 
faits  :  mais  il  prétendit  le  trouver  dans  des  formes  apparentes, 
au  lieu  de  l'entrevoir  dans  ces  transitions  dont  la  nature  se  ré- 
serve le  secret. 

A  la  fin  du  siècle,  la  botanique  fîit  étudiée  avec  passion.  Des 
fleurs  et  des  arbres  de  latitudes  lointaines  enrichirent  les  jar- 
dins et  les  forêts.  L'arrivée  d'un  arbuste  ou  d'une  fleur  était 

'  C'est  Linné  qui  avait  dit  avant  M.  Bonnet  :  in  natnra  mm  dater 
saitus. 


UISTOIIB   NATOBBLLK.  307 

fêtée  eomme  autrefois  celle  des  galions  chargés  de  Tor  da  Mexi- 
que. La  Société  Unaéeane  fut  fondée  en  Angleterre,  et  ne  se 
montra  pas  indice  de  son  nom.  Smith,  son  président,  trouTa 
irfuneurs  espèces  nouvelles;  Acton,  beaucoup  plus  encore.  Les 
classes  riches  prirent  du  goût  à  cette  science.  L'Allemand 
Hedwig,  et  après  lui  Micheli,  reconnurent  les  organes  sexuels 
des  cryptogames  ;  Roth  trouva  ceux  des  cryptogames  aquati- 
ques, et  Hoffmann  ceux  des  algues,  dont  le  Suédois  Acarius 
compléta  Thistoire.  Bostcm  et  Dickson  étendirent  la  connais- 
sance  des  cryptogames;  l'Espagnol  Cavanilles  donna  un  beau 
travail  sur  les  plantes  monadelphes.  La  chimie,  grâce  à  ses  pro* 
grès,  fut  appliquée  à  la  botanique  ;  et  Priestley,  Senehier,  In- 
genhous,  Théodore  de  Saussure,  Crell,  Lavoisier,  Duhamel,  ex- 
pliquèrent, a  l'aide  d'expériences  suivies,  la  respiration  des 
feuilles,  comment  elle  purifie  l'air,  et  augmente  dans  la  plante 
la  masse  de  carbone  soustraite  à  l'atmosphère.  Duhamel  fit 
une  découverte  très-féconde,  en  reconnaissant  que  les  nouvelles 
couches  s'ajoutent  dans  les  arbres  entre  le  vieux  bois  et  Té- 
eoroe.  Dupetit-Thouars  soutint,  au  contraire,  que  la  plante 
^accroît  dans  le  sens  vertical,  et  que  son  germe  est  le  bouton, 
véritable  indiridu  qui  pousse  ses  racines  jusqu'à  celles  de  la 
plante  ;  théorie  reprise  et  développée  par  M.  Gaudichaud.  D'au* 
très  étudièrent  l'organisation  végétale;  et  Schuize  a  prétendu 
démontrer  l'analogie  entre  l'impulsion  circulatoire  des  liquides 
dans  les  plantes,  et  le  système  nerveux  central  dans  les  animaux 
supérieurs.  On  constata  aussi  la  fécondation  des  plantes  qui 
n'ont  en  apparence  ni  fleur  ni  fruit  ;  et  d'importantes  monogra- 
phies, des  recherches  ingénieuses  sur  la  géographie  végétale, 
éterniseront  les  noms  de  Schow ,  de  Brown ,  de  Morren ,  de 
Moris,etc. 

Il  était  cependant  réservé  à  un  poète  de  fiiire  connattre  les 
loB  intimes  de  l'organisation  des  êtres.  Selon  Goethe,  la  feuille 
est  l'organe  fondamental  de  la  plante;  les  bractées,  le  calice , 
la  corolle,  les  étamines  et  le  pistil  n'en  sont  que  des  modifies* 
tious.  Au  moment  de  la  germination ,  la  plupart  des  végétaux 
présentent  deux  feuilles  sàninales  ou  cotylédons,  qui,  destinés 
à  nourrir  la  plante,  disparaissent  bientôt  ;  mais  les  organes  qui 


208  IIISTOIRB  NATUBBIXB. 

se  développeul  ensuite  si  variés  ne  sont  que  des  cotylédons 
transformés.  Ils  se  déploient  d*abord  en  feuilles  qui  aspirent, 
en  manière  de  poumons,  Tair  qui  modiOe  les  sucs  distribués 
dans  leur  intérieur.  Mais,  vers  le  sommet  de  Taxe  ou  des  ra- 
meaux ,  les  feuilles  diminuent  de  volume  ;  elles  se  contractent, 
et  se  transforment  en  bractées.  Celles-ci,  tantôt  isolées,  tantôt  en 
cercle ,  se  modîGcnt  en  formant  le  calice  ;  puis  les  pétales  de 
la  corolle  en  proviennent ,  et  se  réduisent  ensuite  en  étaraines. 
Le  pistil  lui*méme  est  une  nouvelle  métamorphose  de  la  feuille  ; 
et,  à  son  état  de  développement  complet,  il  constitue  le  fruit 
Enfin  Tembryon  8*entoure  dans  la  semence  d*enveIoppes  qui , 
selon  Goethe,  sont  encore  des  feuilles  modifiées.  Personne  n'a- 
vait fait  attention  à  cette  théorie  du  poète,  jusqu'au  moment 
où  le  Genevois  de  Candolle,  dans  le  mois  où  mourut  Linné,  la 
démontra  scientifiquement;  et,  sans  connaître  son  ouvrage,  il 
le  compléta  en  trouvant  la  loi  de  symétrie.  Au  système  artificiel 
de  Linné,  de  Candolle  préféra  celui  de  Jussieu ,  plus  rationnel 
et  plus  naturel,  en  se  fondant  non  plus  sur  la  ressemblance 
d'une  seule  partie  de  l'organisme,  mais  sur  les  caractères 
essentiels  des  plantes,  et  en  démontrant  que  les  propriétés 
médicinales  sont  communes  dans  les  individus  de  la  mène 
famille  >.  La  nature  a  créé  tous  les  êtres  d'après  un  plan 
symétrique,  bien  qu'elle  le  conserve  rarement.  Elle  a  varié  les 
fleurs,  dont  le  nombre  est  si  grand,  pour  des  motifs  qui  nous 
sont  inconnus. 

Ces  lois  ont  été  appliquées  à  la  botanique  par  Nées  d'Ésem- 
beck,  Rœper,  Martins,  Auguste  de  Saint-Uilaire,  et  Gaudi- 
chaud;  à  la  zoologie,  parOlien,  Carus,  Geoffroy  Saint-Uilaire, 
et  Serres. 

Abraham  GottliebWemer  passe  pour  le  fondateur  de  la  géo- 
logie. 11  érigea  en  tliéorie  la  formation  de  la  croûte  terrestre,  et 

■  De  Candolle  ajouta,  dans  la  réimpression  de  la  Flore  françmse de 
Iiamarck,  2,000  espèces  aux  2,700  déjà  enregbCrées,  en  expliqoiDt, 
dans  une  introdocUon  fort  utile ,  les  réoentes  conquêtes  et  les  géaértli- 
Mtions  de  la  Bcience.  Dans  le  Prodromus  spsiemaiis  vefetaiit,  il 
étudie  la  distribution  des  végétaux  sur  le  globe. 


UUTOIBB  NATDBBLLB.  209 


disthinia  le  premier  les  terrains  selon  leur  antériorité  relative  : 
terrains  primitifs  sans  vestige  de  corps  organisés,  terrains  de 
transition,  roches,  terrains  d*alluvion.  Il  les  attribue  à  la  préci- 
pitation dans  un  liquide ,  sans  en  excepter  les  marbres  et  les 
basaltes.  De  là  Fécoie  des  neptuniens,  combattue  par  les  vul- 
caniens,  qui  finirent  par  triompher,  lorsque  Desmarets  eut  dé- 
montré que  les  montagnes  de  FAuvergne  sont  volcaniques. 
Cronstedt,  Bergmann,  Ignace  Bom,  KJrwan,  classèrent  les  fos* 
siles  selon  la  décomposition  chimique. 

Carburi,  de  Céphalonie ,  inventa  la  meilleure  manière  de 
fondre  le  fer,  et  s'en  servit  pour  les  canons  avec  lesquels 
Ëmo  boo^barda  Tunis;  il  enseigna  aussi  l'emploi  d'un  papier 
incombustible,  pour  Tartillerie.  Jean  Arduino,  de  Vérone,  se 
mit  à  travailler  dans  les  mines  de  Ciausen,  pour  étudier  la 
métallurgie  et  la  minéralogie.  Mais  on  manquait  de  guides , 
et  ses  Observations  sur  la  constitution  physique  des  Jlpes 
vénitiennes  furent  le  premier  ouvrage  géologique.  Il  y  établit 
la  bîsection  des  roches  ignées  et  sédimentaires,  et  distingua 
celles  qui  sont  calcinabtes  ou  de  sédiment ,  et  celles  qui  sont 
vUrifiables  ;  il  indiqua  que  les  dépôts  de  métaux ,  qu'il  re* 
gardait  comme  des  sublimations  qui  accompagnent  la  formation 
des  porpbjrres  et  des  autres  productions  ignées,  se  trouvaient 
le  plus  communément  sur  la  limite  entre  ces  deui  espèces. 
Le  poète  Boecaoe  avait  observé  que  la  montagne  de  Certaldo, 
son  pays  natal,  abondait  en  coquilles  marines.  Targioni,  se 
trouvant  en  cet  endroit,  se  mit  à  recueillir  des  testacés  fossiles, 
et  se  prit  de  goût  pour  cette  science,  dont  il  s'occupa  beaucoup 
dans  son  Voyage  en  Toscane.  Hamilton,  ambassadeur  d'An- 
gleterre à  Naples,  étudia  aussi  avec  passion  les  phénomènes 
naturels,  si  nombreux  dans  le  midi  de  lltaHe,  et  en  rendit 
compte  à  la  Société  royale  de  Londres  (  1766-1779  ),  puis  dans 
des  ouvrages  à  part  (  Campi  PMegrxi,  1776).  11  eut  pour  col- 
laborateur Joseph  Gioeni,  de  Catane,  qui  publia  la  Uthoiogie 
tésuvienne^  pleine  de  théories  et  d'hypothèses  qui  furent  alors 
très-applaudies.  Dolomieu(]7â0-I801)  examina  la  conforma- 
tion des  montagnes  de  l'Italie  depuis  le  phare  de  Messine  jusque 
dans  la  Rbétie,  ainsi  que  les  divers,  matériaux  employés  dans 

is. 


210  HISTOIRE  NATUIBLU. 

les  monuments  dont  Tltalie  est  couverte.  Il  aeeompagna  Bona- 
parte en  Egypte  ;  et,  foit  prisonnier  à  son  retoar ,  il  éaiTÎl,  «Uns 
les  horribles  cachots  de  Naples,  la  Philosophie  minémlogiq^. 

Les  anciens  avaient  entrevu  que  certaines  substances  natu- 
relles sont  disposées  à  revêtir  constamment  certaines  formes; 
et  Pline  déciît  celles  du  quartz  et  du  diamant.  On  fit  peu;de 
cas  de  cette  observation,  et  ce  ne  fut  qu*après  de  longs  sièeks 
que  Linné  vint  indiquer  les  formes  cristallines  de  plusieurs 
substances;  et  il  en  crut.le  caractère  tellement  absolu,  qu'il  admit 
pour  chaque  sel  ime  forme  particulière.  Rom^  de  Tlsle  (  Traité 
de  CrittaUofraphSe^  1772  )  constata  la  constance  des  angles  des 
cristant  ;  et  il  conçut  l'idée  de  réduire  les  diverses  formes  dis- 
tallines  à  une  seule,  appropriée  à  chaque  substance,  et  modifiée 
par  des  lois  géométriques  rigoureuses.  Quand  Bergmann  eut 
découvert  qu'au  moyen  du  clivage,  on  pouvait  mécanique» 
ment  dégager  la  forme  primitive  et  fondamentale  des  miné- 
raux, la  minéralogie  cessa  d'être  une  liste  de  noms,  on  catalogue 
de  pierres  ;  elle  devint  une  science  extrêmement  féconde  en 
faits  et  en  applications.  Bergmann  n'en  déduisit  pas  de  règles 
générales  ;  mais  dans  le  même  temps  Hauy,  en  essayant  de  r^ 
juster  un  cristal  qui  s'était  brisé  en  tombant,  parvint  h  déter- 
miner les  règles  constantes  de  la  superposition  des  lamelles, 
de  telle  sorte  que,  les  formes  primitives  une  fois  connues,  il  est 
possible  d'indiquer  les  formes  dérivées.  En  s'aidant  de  la  chi- 
mie, il  approfondit  la  connaissance  des  molécules  primitives,  et 
arriva,  au  moins  en  grande  partie,  à  déterminer  un  solide  qui, 
ajouté  à  lui-même  selon  trois  dimensions  et  avec  certaines  lois, 
reproduirait  le  cristal  avec  toutes  ses  modifications. 

Dès  lors  on  eut  une  règle  sûre  pour  distinguer  un  Aainéni 
d'un  autre.  Le  goniomètre  réflecteur  de  WoUaston  pcnnit  de 
vérifier  sur  im  fragment  la  forme  d'un  cristal;  Toptique  dé- 
montra que  la  lumière  se  modifie  h  travers  les  formes  cristal- 
Unes;  enfin,  l'analyse  chimique  fournit  le  moyen  de  classer  les 
minéraux  plus  rigoureusement  que  la  cristallographie. 

Piesque  à  la  même  époque  que  Wemer,  Lehman  et  Roudie 
avaient  distingué  les  premiers  les  terrains  en  primitifo,  c'est-i- 
dire  en  roches  où  abondent  les  métaux,  et  en  secondaires,  dé- 


H1ST0IIKB  HATUBBLLE.  211 

pots  des  eaox  et  débris  organiques.  Cette  classification  fut  en- 
suite développée  parles  travaux  de  Deluc,  Saussure,  Dolo- 
mîeu,  etc. 

Brocchî,  de Bassano, examina rétat  physiqnedu  sol  de  Rome, 
et  décrivit  quelques  localités  de  Tltalie,  surtout  les  collines  con* 
cfayliacées  subapennines.  Il  prépara  ainsi  une  donnée  certaine  à 
ses  saecessears  pour  établir  la  formation  contemporaine  des 
terrains  tertiaires,  non  d'après  leur  gisement,  mais  d'après  la 
ressemblance  des  corps  organiques  qu'ils  contiennent.  Nicolas 
Covelli  fit  d'importantes  découvertes  sur  la  nature  des  produc- 
tions volcaniques,  La  doctrine  wernérienne  de  l'origine  neptu- 
nienne  fut  combattue  par  Ardouin  et  par  Mara^ri,  qui,  en  exa- 
minant le  Tyrol,  prouva  l'origine  volcanique  des  granits,  ainsi 
que  leur  apparition  postérieure  aux  calcaires  secondaires  et 
même  à  la  craie,  et  démontra  le  passage  graduel  des  granits  au 
syénite  et  au  porpbyre  pyroxénite.  Les  observations  faites  près 
du  rillage  de  Predazzo  devinrent  un  sujet  d'étude  pour  tous  les 
géologues;  et  Humboldt  leur  trouva  des  analogues  jusque  dans 
la  Mongolie.  Saussure,  qui  fonda  la  science  de  l'hygrométrie, 
et^  établit  des  stations  météorologiques  eut  les  plus  grandes 
hauteurs,  traversa  quatorze  fois  les  Alpes,  pour  réduire  la  géo- 
logie à  l'état  de  science  d'observation  >.  Léopold  de  Buch  intro- 
duisit dans  la  géologie  l'idée  de  formations  locales  et  générales  ; 
il  considéra  chaque  accident  local  selon  les  qualités  internes  et 
externes,  et  selon  la  relation  avec  le  tout.  Alex,  de  Humboldt 
appi-la  l'attention  sur  l'idée  d'une  loi  de  direction  uniforme  dans 
toute  la  structure  de  la  terre,  en  indiquant  la  polarité  des  diffé- 
rentes roches. 

I^Iais  le  grand  pas  de  cette  science  consista  dans  la  théorie  des 
soulèvements,  déjà  pressentie  par  quelques  savants  * ,  puis 

'  U  faut  ajouter  à  ces  travaux  ceux  de  Pallas,  de  Lamarck,  Patrin, 
Oreeoough,  Granville  Penn,  Conybeare,  Phillips,  Buckland,  Murchi- 
3on,  Forbes,  Fleming,  etc. 

'  On  peut  cooslater  cliez  Vallisnieri  à  quel  point  la  géo|^îe  en  était 
arrivée.  En  pjirlant  «  des  corps  marins  qui  se  trouvent  sur  les  monta- 
gaes ,  et  de  Télat  du  monde  avant,  pendant  el  après  le  déluge,  »  il  s'a- 


213  HISTOIBB  !IATUR£LLE. 

exposée  par  de  Buch,  et  réduite  en  formule  par  M.  JÉJie  de 
Beaumont.  L*ordre  dans  lequel  les  couches  de  sédiment  ont  été 
superposées,  la  stratiGcation,  la  nature  des  terrains  trayersés  ou 
réunis  par  les  roches  en  éruption,  les  débris  organiques  qui  S¥ 
trouvent  disséminés  dans  certains  terrains,  révèlent  Tépoque 
des  formations  successives.  L'application  des  preuves  botaniques 
et  zoologiques  imprime  à  la  géologie  une  direction  scientifique. 
C'est  à  Taide  de  la  théorie  du  feu  central  que  Ton  expliqua  les 
soulèvements. 

Cependant  la  chaleur  centrale  est  aujourd'hui  contestée,  et 
Ton  explique  autrement  la  formation  de  la  croûte  du  globe. 
De  même  que  dans  le  siècle  passé  on  s'était  servi  des  lois  de 
la  physique  pour  arriver  à  l'histoire  primitive  du  globe  et  à  sa 
transformation  future,  de  même  on  y  applique  aujourd'hui  les 
lois  de  la  chimie,  tout  en  respectant  davantage  la  cause  première. 
Le  feu  et  l'eau  avaient  cessé  d*agir,  et  la  croûte  terrestre  se  con- 
solidait en  renfermant  le  feu  central  ;  mais  une  mer  sans  limites 
la  couvrait,  quelques  îles  seulement  s'y  dressaient  cà  et  là,  et  ti- 
raient leur  chaleur,  non  du  soleil  voilé  de  brouillards,  mais  de  la 
flamme  intérieure.  Sous  cette  atmosphère  brûlante,  surchargée 
de  vapeurs  aqueuses  et  d'acide  carbonique,  déchirée  à  chaque 
instant  par  la  foudre,  dénuée  d'oxygène,  aucun  animal  n'aurait 
pu  vivre,  à  l'exception  des  polypes,  des  mollusques,  etc.,  daos 
la  mer.  Mais  la  végétation  déploie  une  activité  immense;  et  les 
tles  asséchées  se  couvrent  de  plantes  vasculaires  d'une  organisa- 
tion simple  et  d'une  croissance  rapide,  de  prêles  colossales,  de 
fougères  arborescentes,  de  palmiers  luxuriants,  etc.  Leur  vie 
décompose  une  énorme  quantité  d'acide  carbonique  et  d'eau, 
pour  en  fixer  l'hydrogène  et  le  carbone;  enfin,  l'air  se  puriGe 

perçoit  que  les  diflérentes  hypothèses  sur  la  manière  dont  les  débris  kSf 
sites  auraient  été  abandonnés  par  les  eaux  sur  les  hauteurs,  ne  peuvent 
se  soutenir;  mais  il  ne  sait  en  donner  une  explication  satislkisaote.  Il 
soupçonne  cependant  que  la  cause  en  doit  être  attribuée  à  d'autres 
déluges  qu*à  celui  de  Noé,  si  surtout  il  est  vrai  qu^on  ne  trouve  pas, 
parmi  ces  débris,  d*08sements  humains.  Il  croit  que  ces  débris  sont  plus 
abondants  dans  les  montagnes  voisines  de  la  mer,  et  de  peu  d*élévatioft 


UISTOIBB   NATUBELLB.  213 


en  t'emparant  de  l'oxygène,  et  Tapparition  des  animaux  devient 
possible.  Alors  survient  une  révolution  sur  la  face  de  la  terre, 
et  les  dépôts  immenses  de  ces  végétaux  sont  ensevelis  et  con- 
vertis en  charbon  fossile  (  houille  ),  par  la  pression  des  couches 
superposées  et  par  la  chaleur  du  globe  *.  A  cette  révolution 
succèdent  d*autres  âges  géologiques,  d'autres  journées  de  la 
création  :  les  Iles  s*agrandissent,  la  surface  du  globe  se  peuple 
d*abord  de  reptiles  gigantesques,  vivant  dans  une  atmosphère 
encore  impore,  qui  s*assainit  peu  à  peu  par  la  précipitation  des 
calcaires ,  et  par  Taction  incessante  des  végétaux.  Enfin  appa- 
raissent les  insectes,  les  oiseaux,  les  mammifères,  se  rappro- 
chant, à  chaque  nouvelle  révolution,  de  leurs  formes  actuelles; 
et  en  dernier  lieu  Thomme,  roi  de  la  création. 

Mais  comment  Thomme  fut-il  produit?  quand  et  comment 
naquirent  les  autres  animaux  >  Toutes  les  espèces  furent-elles 
formées  tout  à  coup,  ou  provinrent-elles  d'un  germe  unique  qui 
se  serait  graduellement  transformé  en  un  nombre  infini  d'es- 
pèces? 

Ces  questions  sont  du  domaine  de  la  zoologie  »  sdence  qui 
dut  beaucoup  au  Modénais  Spallanzani,  qui  étudia  la  généra- 
tion, la  respiration  et  particulièrement  la  reproduction  de 
quelques  membres,  dans  les  animaux  à  sang  froid.  Il  étudia  les 
animaux  infusoires,  et  démontra  qu'ils  provenaient  aussi  de 
germes.  Linné,  Fabricius,  Mûller,  le  Sicilien  Poli,  avaient 
donné  rimpulsionà  la  zoologie  systématique  ;  Daubenton,  Vicq- 
d'Azyr,  Camper,  Lyonnet,  Tremblay,  avaient  étudié  l'orga- 
nisation  des  animaux;  Bonnet,   Réaumur,  Buffon .    leurs 


*  On  a  calculé  que  la  Pensylvanfe  seule  contient  600  billions  de  ki- 
logrammes de  houille.  En  supposant  que  le  reste  du  monde  en  con- 
tienne seulement  mille  fois  autant ,  nous  aurons  600,000  billions.  Si 
le  carbone  entrait  pour  deux  tiers  seulement  dans  la  composition  de 
ce  charbon ,  Il  y  en  aurait  400  billions  de  kilogrammes.  Il  Tandrait  pour 
le  transformer  en  adde  carbonique,  un  trillion  de  kilogrammes  d'oxy- 
f(ène,  et  le  gaz  acide  carbonique,  produit  pèserait  un  trillion  4,000,000 
billions  de  kilogrammes.  L'importance  attribuée  à  Taction  des  végétaux, 
dans  les  premières  journées  de  la  création  »  n^est  dojic  pas  exoesnve. 


3N  HISTOIRE   KATlIBELLlft. 

mœvffi;  Buffou,  Linoé,  Bonnet,  avaient  formé  une  zoologie  gé- 
nérale. Les  idées  de  Vicq  d*AXyr,  aussi  solides  que  bien  ex* 
primées,  s'élevèrent  parfois  Jusqu'à  l'anatomie  philosophique. 
Pallas  répandit  sur  tous  ces  objets  une  grande  lumière  par  sa 
nombreux  voyages ,  et  par  ses  beaux  travaux  sur  la  dassificatioo 
des  infusoires  et  des  loophytes,  sur  Tanatomie  des  ▼ertâ>rés, 
sur  la  paléontologie.  Le  nombre  des  espèces  connues  depuis 
Linné  fût  plus  que  quadruplé.  L'Australie  en  fournit  d'étranges, 
même  des  dasses  entièrement  nouvelles,  comme  les  marsu- 
piaux ;  et  les  admirables  descriptions  données  par  les  An^ais 
Gould,OweD,  Waterhoose,  Jardin,  Lowe,  Smith*  Darwin,  ainsi 
que  les  aequisitionBContiDuellesdesmuséeSs  accrurent  tellemeut 
le  domaine  de  la  science,  qu'il  fallut  former  des  genres  nouveasi 
et  modiOer  les  classifications.  Force  fut  donc    d'étudier  la 
conformation  intérieure  des  animaux  et  de  s'appuyer  ainsi  sur 
l'anatomie  comparée,  unique  moyen  de  connaître  la  véritabie 
nature  des  débris  des  espèces  qui  ont  péri.  Adoptant  la  mé- 
thode physiologique ,  on  étudia  les  développements  sucoessifi 
des  animaux,  ainsi  que  la  série  des  modifications  par  lesquelles 
Porganisine  se  simplifie  dans  les  êtres  inférieurs  :  ce  ne  fut 
point  sur  des  cadavres  que  l'observation  s'exerça,  mais  sur  les 
êtres  vivants,  les  insectes,  les  mollusques  et  les  annélides.  Les 
travaux  de  Lacépède  sur  les  cétacés ,  les  reptiles  et  les  poissons, 
ont  encouragé  la  science.  Éverard  Home  porta  ses  recherches  sur 
l'anatomie  comparée;  Meckel  le  surpassa  comme  xootomistei 
et  fonda  la  tératologie,  développée  par  Isidore  Geoffroy  Saint* 
Hilaire.  Rudolphi, indépendamment  de  l'anatomie  comparée, 
mit  au  jour  un  ouvrage  immortel  sur  les  entozoaires  ;  Huher, 
de  Genève,  prit  rang,  quoique  aveugle,  parmi  les  meilleurs  ob- 
servateurs. On  doit  à  Latreille,  le  prince  des  entomologistes, 
la  partie  relative  aux  insectes  du  Règne  animal  de  Cuvier  ;  rien 
de  plus  admirable  que  les  travaux  d*  Ehrenberg  sur  les  infusoires. 
George  Cuvier  (1769-1 832),  observateur  infatigable,  doué  de 
connaissances  encyclopédiques,  créa,  à  l'aide  dé  l'anatomie  eoni' 
parée,  la  paléontologie,  et  fonda  une  classification  nouvelle. 
Dans  la  première ,  il  mit  à  profit  le  grand  principe  de  la  8ubo^ 
dination  des  organes  ;  il  s'en  tint  toujours  aux  laits  positift  plus 


H18T0IHE  NÂTUBfcLLE.  215 

q«*Mniiriiieipes«et  dédaigna  les  hypothèses.  Il  détacha  Fana- 
Bomie  comparée  de  la  physiotogie  :  il  en  augmenta  la  précision 
et  la  régularité,  et  cela  non-seulement  en  trouvant  des  faits 
nouveaux,  mais  en  examinant  de  plus  près  les  anciens.  Ainsi,  il 
prit  pour  bases  de  la  zoologie  philosophique  la  structure  ana^ 
tomique  et  les  fonctions  physiologiques,  en  fondant  les  grandes 
dirisioos  sur  les  caractères  génératix  de  l'organisation  <. 

Cuvier  considère  tout  être  vivant  comme  créé  ponr  une  fin , 
et  pourvu  d'organes  propres  à  Fatteindre,  il  en  résulte  pour  lui 
que  chaque  animal  forme  un  système  complet  en  sol,  et  que 
toutes  ses  parties  sont  tellement  liées  entre  elles,  que  l'une 
déciles  ne  saurait  se  modifier  sans  que  les  autres  ne  s'en  res« 
sentent.  En  établissant  celte  loi  de  la  corrélation  des  parties,  il 
nia  la  continuité  admise  par  d'autres  dans  l'échelle  des  êtres , 
et  marqua  des  limites  précises  entre  les  quatre  grandes  classes 
des  vertébrés.  Avec  quelques  os,  Cuvier  parvint  à  reconstruire 
des  espèces  perdues,  et  révéla,  pour  ainsi  dire,  tout  un  monde 
d*êti«8  nouveaux  (antédiluviens),  à  formes  gigantesques,  éhran- 
ges.  Ses  Recherches  sur  îes  ossements  fassUes  et  son  Discours 
sur  les  révohttions  du  globe  sont  des  monuments  impérissables. 
Eo  rapprochant  de  l'ostéologie  des  espèces  vivantes  celle  des 
espèces  éteintes,  Cuvier  réussit  à  recomposer  cent  soîxante^huit 
animaux  vertébrés  qui  constituent  cinquante  genres,  dont 
quinze  sont  nouveaux;  Manteil,  Buckland,  Hibbert,  Agassiz, 
Brongntart ,  ont  augmenté  ce  tiombre  depuis ,  au  point  de  fiiire 
croire  que  les  espèces  éteintes  n'étaient  pas  en  moindre  quantité 
que  celles  qui  existent  aujourd'hui. 

Les  végétaux  fossiles  furent  étudiés  d'après  la  même  méthode. 
Brongniart  en  donna  l'histoire  générale;  Stemberg  publia  la 
Phredu  monde. primitif  ;  Lindley  et  Hutton,  la  Flore  fosstiê 
d'Angleterre;  Cotta,  les  Fougères  de  Chemnitz,  en  Saxe,  etc. 

Lamarck,  que  la  botanique  conduisit  à  enseigner  la  zoologie, 
après  avoir  donné  la  Flore  française,  publia  le  Système  des 
invertébrés  et  la  Philosophie  géologique  :  dans  le  premier  ou- 

•  SoivaalGeoffroy  Salnt-Hilaire,  l*unité  de  eoinpoAftion  et  rioég»Hté  du 
défdoppgmeat  sont  lei  devx  grandes  lois  de  la  sooidgie. 


21 6  HISTOIBE .  N  ATOBELLB. 

vrage ,  il  ofTre  une  classiGeation  inéthodique  des  groupes  ia- 
f  erieurs  du  règne  animal,  et  traite  scientiCquemeat,  dans  Tautn, 
la  question  suprême  de  la  variabilité  des  espèces. 

Déjà  Aristote  avait  signalé  le  développement  du  germe  dans 
Tceuf ,  et  les  anatomistes  s'étaient  attachés  à  suivre  Taeeroisse- 
ment  successif  de  Tembryon  et  du  fœtus.  Harvey  dit  que  tout 
animal  provenait  d'un  œuf  :  tous  les  efforts  s'appliqiàreat  à 
découvrir  comment;  et  Hunter  démontra,  par  ses  études  sur 
le  placenta,  l'utérus  et  le  cliorion,  que  Fovologie  humaine  ri- 
valise d'intérêt  avec  celle  des  oiseaux. 

On  comprit,  en  avançant,  que  les  animaux  inférieurs  poii< 
valent  servir  à  expliquer  la  structure  de  l'homme  ;  et  quand 
Gleichen  et  Ehrenberg  eurent  trouvé  moyen  d'injecter  les  in- 
fusoires  en  colorant  le  liquide  dont  ils  se  nourrissent ,  on  put 
étudier  ces  insectes*  En  partant  de  ce  degré,  on  établit  un  pa- 
rallèle entre  le  perfectionnement  graduel  de  l'organisation  des 
embryons  dans  les  animaux  supérieurs ,  et  les  transformatioDS 
correspondantes  dans  les  invertébrés;  évolutions  passagers 
dans  le  premier  cas,  devenues  fixes  dans  les  autres. 

Cest  en  généralisant  les  faits  nombreux  recueillis  pareesdivers 
observateurs,  que  l'on  parvint  à  fonder  la  partie  philosophique  de 
l'anatomie,  autrement  dit  Torganogénie  animale.  Cette  scieocti 
n  pour  objet  de  recherciier  eomment  l'homme  se  forme  de  Tœuf, 
en  passant  par  des  états  intermédiaires  d'organisation  qui* 
transitoires  dans  les  animaux  supérieurs,  sont  permaoeott 
chez  les  animaux  inférieurs  de  l'échelle  zoologique.  Genffm 
Saint-Hilaire  rechercha  les  ressemblanoes ,  et  entreprit  de 
longs  travaux  dans  le  but  d'arriver  à  une  formule  nouvelle  des 
caractères  généraux  des  êtres ,  en  portant  son  attention  sur  les 
diverses  périodes  de  développement  des  organes,  et  en  s'stta- 
chant  à  démontrer  qu'avant  d'être  différents,  ils  étaient  analo- 
gues. Il  en  déduisit  l'unité  de  composition  organique,  le  prin- 
cipe du  développement  inégal,  et  la  loi  de  l'évolution  centripète, 
opposée  à  la  persistance  du  germe  :  théorie  qui  avait  prérala 
dans  le  siècle  précédent.  Une  série  d'espèces  animales,  de  fœtus 
h  des  âges  différents,  d'états  anormaux  et  pathologiques  de 
l'organisation,  sont  ramenés,  dans  ee  système,  à  des  lob  géo<* 


MBDBClfffi.  217 

raies  et  à  l'unité  fondamentale  de  la  zoologie.  Ici  donc  Tinva- 
riabilHé  des  espèces  zoologiqoes  fait  place  à  la  mutabilité.  En 
résumé,  Torganogénie  est  raDatomie  comparée  des  formes 
transitoires ,  comme  Tanatomie  comparée  est  en  quelque  sorte 
Tembryonogénie  des  formes  permanentes. 

Ainsi  la  science  s'appUya  sur  une  loi  fondamentale  applicable 
aox  di?erses  parties  de  la  zoologie  :  c'est-à-dire  la  progression 
lioéaire,  non  pas  simple,  mais  provenant  d'une  double  série, 
dont  les  deux  éléments  viennent  se  rencontrer  en  suivant  une 
direction  opposée.  En  même  temps  que  Lamarck  annonçait 
cette  loi  de  continuité  ou,  pour  mieux  dire,  dégradation,  Fiscber 
proclamait  la  môme  chose  en  Russie,  sans  savoir  qu'il  edt  été 
devancé.  Blae  Leay  la  mit  plus  en  évidence  dans  les  Hùrm  .enr 
tomoiofficx  (1819);  enûn,  le  botaniste  allemand  Fries  rencon- 
trait la  même  loi  dans  le  règne  végétal.  Or  ce  concours  spon- 
tané de  quatre  savants  célèbres  donnerait  à  croire  que  la  loi 
universelle,  dans  l'ordre  de  la  nature,  est  désormais  trouvée, 
et  que  la  zoi^ogie  doit  être  placée  au  rang  de  science  démons* 
trative  ;  c'est  ainsi  que  Blainville  a  pu  établir  la  série  animale. 
Puisse-t-on  en  écarter  toute  tendance  au  matérialisme,  et  y  ren« 
contrer  un  nouveau  sujet  de  gratitude  pour  cette  sagesse  su- 
prême qui  a  tout  disposé  par  ordre  et  par  mesure! 


UfiOECUfB. 


La  médecine  s'est  ressentie  successivement  de  tous  les  feux 
pas  comme  de  tous  les  progrès  des  sciences  naturelles  :  astro- 
logique avec  Paracelse  ;  chimique  et  mystique  avec  Van-Hel- 
mont;  exclusivement  chimique  avec  Sylvius  ;  mécanique  avec 
Borelli  et  Boerhaavc;  enOn,  spiritualiste  avec  Stahl.  Ce  fut  l'o- 
rigine de  la  lutte  entre  les  anciennes  théories  et  les  nouvelles, 
entre  le  système  psychologique  et  le  système  mécanique  et  chi- 
mique. 

»I«T.    DE  CEflT  ANS.   —  T.   IV.  |J 


218  MéDBCINB. 

Frédéric  Hoffimami  (  1660-1742)  fut  le  premier  q[Qi  la  soomit 
à  une  foroe  plus  appropriée  à  sa  nature  avec  le  soUdisme  orga- 
nique.  Mais  comme  la  philosophie  d'alors  radiait  oe  qui  était 
surnaturel,  on  reconnut  Texistence  d*un  principe  qui  n*est  m 
matière  ni  âme ,  et  qu'on  appela /orœ  viiak.  Sa  nature  restait 
à  Tétai  de  mystère  ;  il  suflBsaitde  l'étudier  dans  ses  effets  seosi* 
blés.  Les  expériences  se  multiplièrent  sur  Texistence  et  Tin- 
llueuce  de  ce  fluide  qui  circule  dans  les  nerfs.  George  Bagliri, 
de  Raguse ,  observateur  attentif,  en  arriva  au  solidisme,  diri- 
sant  les  maladies  en  trois  classes  :  celles  où  les  solides  ont  uoe 
énergie  excesmve  ;  celles  où  ils  en  ont  peu  ;  enCn,  celles  où  il  y  a 
exubérance  dans  les  uns  et  relâchemoit  dans  les  autres.  Ce 
théories  manquaient  de  précision,  mais  elles  donnaient  l'impol- 
sion  à  ces  vues  élevées  sans  lesquelles  on  n'embrasse  pas  Teo- 
semble  d'une  science. 

Une  certaine  force  fondamentale  des  Qbres,  agissant  indépen- 
damment des  esprits  vitaux ,  avait  déjà  été  admise  par  quelquor 
uns  comme  hypothèse  ;  elle  fut  réduite  en  système ,  dit  de  fir^ 
ritabUité,  par  Albert  Haller,  de  Berne  (1708-1777)  ;  ce  fut  le 
dernier  coup  porté  aux  théories  mécaniques  de.  Bœrhaave.  H 
trouva,  après  de  longues  expériences,  que,  dans  les  organes  eom* 
posés  de  Âbresmusculaires,  l'ifritabiltté  opère  incessamment;  et 
il  en  exclut  les  nerfs,  dont  la  force  est  subordonnée  à  la  volonté. 
Il  nia  que  ceux-ci  transmettent  les  sensations  en  vibrant  comme 
une  corde  de  clavecin ,  attendu  qu'ils  sont  mous,  et  que,  pussent- 
ils  osciller,  ils  en  seraient  empédiés  par  les  ganglions.  Il  admet 
au  contraire  un  fluide  vital,  dont  l'existence  était  en  quelque 
sorte  rendue  probable  par  les  expériences  de  Hill,  de  Lœven- 
hoeck  et  de  Ledermuller. 

Cest  ainsi  que  Haller  appela  l'attention  sur  les  forces  fonda- 
mentales de  la  nature  animale,  et  les  trois  systèmes  se  trou- 
vèrent en  présence  :  l'un  niait  l'irritabilité,  l'autre  la  sensibilité; 
un  troisième  niait  leur  nature  distincte.  L'insensibilité  des  ten- 
dons fut  soutenue  par  Tissot  de  Lausanne,  Moscati  de  Milan,  et 
Borsieri  de  Trente,  qui,  le  premier  parmi  les  modernes,  appliqua 
avec  exactitude  l'irritabilité  de  Haller  à  la  théorie  de  l'inflam- 
mation, en  écartant  les  anciennes  hypothèses  de  l'obstruction. 


MBDEËINB.  219 

disciples  de  Haller  s'étalent  fondés  principalement  sur  ce 
qull  ne  se  trouve  pas  de  nerfs  daibs  le  cœur,  qui  pourtant  est 
rorgane  le  plus  irritable;  mais  Antoine  Scarpa  les  y  montra , 
et  fit  voir  que  les  muscles  du  coeur  ne  diffèrent  en  rien  des 
antres  muselés  soumis  à  la  volonté. 

Collen,  professeur  à  Edimbourg,  après  avoir  ramené  à  un 
véritable  système  Tétude  des  nerfs,  assigna  pour  cause  à  la  fiè- 
vre et  à  rinflammation  les  altérations  de  rirritabtlité.  De  TËecsse 
et  de  rirlande ,  cette  doctrine,  qui  exclut  les  maladies  humo- 
rales, se  répandit  dans  toute  FEurope,  Vacca  Berlinghieri  ré* 
fute  en  partie  Cullen,  en  soutenant  que  les  humeurs  en  mouve- 
ment rie  peuvent  être  soumises  à  la  corruption  que  hors  des 
vaisseaux ,  et  que  les  altérations  des  corps,  salubres  ou  nuisi- 
bles, viennent  de  la  réaction  des  solides  sur  les  fluides,  suscitée 
par  une  nécessité  physique. 

Théophile  Bordeu(  1722-1777)  établit  les  bases  de  la  vita- 
lité dans  Torganisme,  en  ouvrant  la  voie  à  Fécole  physiologique, 
qui  devait  tant  grandir  en  France.  «  Le  corps  animal ,  dit-il , 
est  le  résultat  d*un  concours  d^organes  et  de  parties  qui  cons* 
pirent  au  même  but  :  ainsi  la  vie  qui  en  dérive  est  l'ensem- 
ble des  vies  spéciales  des  organes  particuliers;  leur  mutuelle 
harmonie  donnera  l'état  normal;  son  dérangement  produira 
rétat  morbide.  Le  cerveau,  le  cœur,  Testomac,  sont  les  trois 
fondements  de  la  vie;  le  pathologue  doit  donc  porter  son 
attention  sur  les  fonctions  de  ces  organes,  sur  leurs  vices  et 
leurs  perturbations.  »  Bordeu  devan4^  ainsi  Broussais.  Paul 
Barthez  (1784-1806)  reporta  la  m^ecine  vers  le  principe 
vital ,  parce  qu'il  voyait  partout  des  forces  sensitives,  des  for* 
ces  toniques  et  des  forces  motrices.  L'action  des  médicaments 
résulte  du  mouvement  imprimé  à  ces  forces;  la  chaleur  natu- 
relle est  produite  par  ce  mouvement;  la  santé  est  l'exercice 
relier  des  forces  vitales,  et  la  maladie  vient  de  leur  défaut 
d'équilibre. 

Cependant  les  découvertes,  la  mode  aussi  donnèrent  naissance 
à  de  nouveaux  systèmes.  Lorsque  la  chimie  se  fut  renouvelée  « 
la  chimiatrie  reprit  vigueur,  et  Ton  voulut  faire  servir  cette 
science  de  base  a  la  théorie  des  maladies.  Mais ,  bien  qu'elle 


320  mAdbcinb. 

éclairctt  Tadion  de  la  nature  sur  les  êtres  virants  et  sur  Ici 
eorps  inorganiques ,  c'était  aller  trop  loin  que  de  prétendre 
lui  &ire  expliquer  la  vie.  Les  progrès  de  la  chimie  parurent  au- 
tant d'arguments  à  la  Mettrie  pour  soutenir  le  matérialisme. 
Le  Genevois  Tronchin ,  vanté  par  les  encyclopédistes,  consulté 
par  le  beau  monde,  inclina  aussi  au  matérialisme;  il  défendit 
Tinoeulation  et  favorisa  l'hygiène  populaire  :  il  voulait  de  la  pra- 
tique, et  non  des  théories.  L'ouvrage  de  Cabanis  (  1757-1809) 
(HapporU  du  Physique  et  du  Moral  de  f  Homme  )  fîit  coocu 
dans  le  même  esprit.  Voyant  les  philosophes  négliger  le  ph}'si- 
que  et  les  médecins  le  moral,  il  crut  pouvoir  les  concilier.  «  Arec 
un  verre  de  bon  vin,  disait-il,  vous  rendez  un  homme  courageux  : 
si  donc  la  nature  extérieure  était  toujours  une  mère  prévoyante, 
nos  fÎBCultés  acquerraient  un  grand  développement,  comme  nos 
mœurs,  modiflées  par  le  sexe,  par  l'âge,  par  le  tempérament,  par 
l'alimentation,  pourraient  devenir  excellentes  à  l'aide  de  l'habi- 
tude. »  Voilà  donc  l'homme  réduit  à  l'état  d'animal ,  à  l'état 
de  plante ,  comme  l'avaient  prêché  les  encyclopédistes,  préten- 
dant le  rendre  par  là  à  sa  dignité  primitive. 

Sitôt  qu'on  eut  découvert  l'électricité,  plusieurs  médecins  rap- 
pliquèrent à  la  physiologie ,  et  lui  attribuèrent  les  fonctions  dont 
on  avait  gratifié  autrefois  les  esprits  vitaux.  La  médecine  en  cs- 
pérabeauooup,  et  le  Vénitien  Pivati  alla  jusqu'à  eroûrequ'oo 
pourrait  à  l'aide  de  l'électricité  employer  des  médicaments  sans 
les  introduire  dans  le  corps ,  rien  qu'en  les  mettant  dans  les 
bouteilles  de  Leyde.  D'autres  l'employèrent  avec  raison  dans  la 
paralysie,  contrairement  à  l'avis  de  Haller.  Girt^nner  voulut 
expliquer  l'irritabilité  musculaire  par  l'action  de  l'oxygène  du 
sang  artériel  et  d'un  double  courant  électrique,  dont  les  nerfs 
sont  les  conducteurs.  Dutroehet  demanda  aussi  aux  appareils 
électromoteurs  l'explication  des  mystères  de  l'économie  animale. 

A  mesure  qu'on  reconnut  l'importance  del'anatomie  patho- 
logique, elle  fut  étudiée  avec  plus  de  circonspection  et  d'impar- 
tialité. Portai,  dans  V^énatomie  médicale,  avait  ajouté  à  la 
description  des  organes  dans  l'état  naturel ,  celle  de  leurs  al- 
térations. C'est  ce  que  fit  encore  mieux  McNrgagni  de  Forli 
(  1683-1771  ),  professeur  à  Padoue.  Il  rechercha  le  siège  et  Ton- 


MtoBCINB.  321 

gine  des  RMRn  les  plus  cachés  ;  et,  malgré  4a  prolixité  de  ses  his- 
cires,  personne  n'avait  encore  aussi  bien  associé  que  lui  l'ana- 
tomie  à  la  pathologie  «. 

L^anatomie  ne  fit  pas  de  médiocres  progrès.  Le  Hollandais 
Camper,  qui  périt  dans  la  révolution  de  1787,  démontra  Texis- 
teoce  de  Tair  dans  les  cavités  du  squelette  des  oiseaux;  il  si- 
gnala aussi  les  variétés  naturelles  de  Tespèce  humaine ,  et 
les  caractères  tirés  de  la  conformation  des  os  de  la  tête  et  de 
Tangle  facial,  d*après  lesquels  Blumenbach  classa  ensuite  les 
races  humaines.  Tylor  fit  de  belles  observations  sur  la  structure 
de  Toeil  et  sur  la  cataracte;  TËcossais  Hunter,  sur  Tutérus  dans 
Tétat  de  grossesse.  Blanchi,  de  Turin,  opposé  à  Haller,  étudia 
le  foie,  et  engagea  à  ce  sujet  une  controverse  avec  Mascagni. 
Malacame,  de  Saluces,  porta  son  attention  sur  le  cervelet  hu- 
main, et  reconnut  l'un  des  premiers  Timportance  de  l'anatoroie 
comparée,  science  à  laquelle  s'appliqua  aussi  Rezia,  professeur 
à  Pavie.  Une  école  pratique  de  chirurgie  fot  instituée  dans  cette 
ville  par  Antoine  Scarpa  (1767*1852),  du  Frioul.  Il  se  lia  à  Paris 
avec  frère  C6me,  le  célèbre  lithotome  ;  à  Londres  avec  les  deux 
Uunter,  avec  Pott  ;  et  il  observa  les  injections  opérées  alors  dans 
cetle  capitale  sur  les  sujets  lymphatiques.  Félix  Fontana,  qui 
étudia  le  venin  de  la  vipère,  suggéra  au  grand-duc  Léopold 
ridée  du  musée  physique  de  Florence;  et  il  fut  appelé  en  Au- 
triche pour  établir  celui  de  Vienne ,  dont  on  admire  encore  les 
préparations  en  dre. 

Beaucoup  de  médecins,  à  la  fin  du  dix*huitième  siècle,  pour- 
suivaient les  investigations  physiologiques  de  Haller.  Les  travaux 
de  Sœmmeringet  de  Monro  sur  le  cerveau  et  la  moelle  épinière, 
de  Vicq-d'Azyr  et  de  Scarpa  sur  l'ouïe  et  l'odorat,  sont  classi- 
ques en  ce  -genre.  Duvemey,  Rezia ,  Cruikshank  et  Mascagni 
s'occupèrent  du  système  des  vaisseaux  lymphatiques ,  découvert 
par  Aselli;  Rndbeck  et  Bartolino  prouvèrent  qu'ils  existent 
dans  tout  le  corps,  qu'ils  absorbent  le  chyle  et  la  lymphe.  On 

■  Le  sénat  de  Venise  porta  sa  pension  jusqu'à  2,200  seqnins.  On  troiiv« 
dans  le  cours  de  ce  siècle  d'antres  exemples  de  rémunérations  géné> 
renies,  surtout  de  la  part  de  la  république  vénitienne. 

I9b 


32)  MBDXCIIIB. 

publia,  après  la  mort  de  ce  denûer,  son  jénaiomie  k  Tvsage  de 
ceux  qui  étudient  la  sculpture  et  la  peinture,  ausi  que  le  Pro- 
drome de  la  Grande  Anatomie,  où  il  représenta  avec  exactitude, 
et  de  grandeur  naturelle,  toutes  tes  parties  du  corps.  L'exposi- 
tion succincte  de  Tanatomie  de  Langenbeck  mit  cette  sôeace  à 
la  portée  de  tout  le  monde;  les  planches  de  Sœmmering,  de 
Rosenmûller,  de  Mascagni,  offrirent  tout  Fensemble  de  la  vie 
animale  ;  les  travaux  de  Blumenbacfa ,  de  Cuvîer,  de  Geofifroy 
Saint-Hilaire,  établirent  le  principe  rationnel  sur  lequel  se  fon- 
dent les  rapports  des  animaux  entre  eux.  .Berzeliua  examina 
chimiquement  les  parties  constitutives  du  sang ,  et  Bichat  dé- 
montra que  le  sang  se  colore  par  le  contact  avec  Tair  respiré; 
Bréra,  Duméril,  Alibert,  étudièrent  la  médecine  iatrolepiSque, 
fondée  sur  la  faculté  absorbante  de  la  peau  ;  et  Richerand  si- 
gnala Faction  des  vaisseaux  artériels  et  veineux  sur  les  mou- 
vements du  cerveau.  Les  ExereUationes  palhohgicx  de  Pa- 
letta  sont  riches  de  foits  et  de  vues  nouvelles.  L'Écossais  Charles 
Bell  fit  des  découvertes  remarquables  sur  les  fonctions  du  sys- 
tème nerveux.  Ainsi,  on  vit  se  développer  d'abord  la  pbysido- 
gie  générale  avec  Haller;  puis  l'anatoroie  descriptive,  l'anato- 
mie  pathologique;  ensuite Tanatomie comparée,  après  laquelle 
vinrent,  comme  conséquence ,  la  paléontologie  et  Torganogra- 
phie. 

Jttsqu*au  siècle  dernier  on  n'avait  observé  les  phénomènes 
que  dans  leur  généralité,  sans  descendre  aux  détails;  et,  ne 
sachant  point  fouiller  profondément  le  tissu  organique  de 
l'homme,  on  se  contentait  d'observer  en  lui  la  manifestation  vi- 
tale. Le  regard  pénètre  plus  avant,  et  même  dans  ce  sublime 
magistère  on  prétend  trouver  une  unité  d'action  qui  tient  de 
la  mécanique.  Les  Annales  de  la  médecine  de  F.-J.-G.  Sebel- 
ling,  et  le  Traité  de  la  vie  de  J.-F.  Schelling ,  méritent  de  figu- 
rer en  première  ligne  dans  la  philosophie  naturelle.  Oken  fonda 
un  système  panthéiste,  en  faisant  du  monde  une  sorte  d'animal  ; 
mais  ni  la  chimie  ni  Tanatomie  ne  sauraient  donner  l'homme  : 
il  y  faut  la  pensée  et  la  réflexion.  Bichat  (  1771-1806}  distin- 
gue la  vie  animale  et  la  vie  végétative  ou  organique,  et  prétend 
établir  la  physiologie  sur  la  tliéorie  des  propriétés  vitales;  il 


'MiDBCIRI.  333 

volt  entre  les  phénonièDes  vitaux  et  les  phénomènes  physio- 
ehimiques,  non-seolement  des  dissemblances ,  mais  encore  de 
ropposition.  On  lui  doit  les  plus  adnûrables  observations  sur 
les  ionisants,  dans  lesquelles  il  décrit  la  manière  dont  cessent 
les  fonctions  des  ileux  vies.  Dans  Fanatomie  générale,  il  pei- 
gnit àgrandstraitsles  caractères  des  êtres  organiques;  etlorsqu'il 
a  établi  les  caractères  anatomiques  d'un  tissu ,  il  le  suit  dans 
tooles  ses  transformations ,  tant  que  les  procédés  d'une  inves- 
tigation sévère  peuvent  lui  suffire.  En  s'appliquent  à  observer 
les  lois  normales,  il  les  voit  se  produire  même  irrégulièrement  ; 
d'où  il  résulte  que  les  propriétés,  et  en  conséquence  les  fonc- 
tioos,  en  restent  modifiées;  de  là  les  maladies.  Celles-ci  sont 
done  attaebées  aux  transformations  de  l'organisme  ;  et ,  oonsi- 
dérées  en  elles-mêmes  ou  par  rapport  aux  modifications  des 
fonctions,  elles  produisent  Fanatomie  pathologique,  science 
préparée  par  Linné  et  par  Morgagni,  et  élevée  par  Bayle,  Cor- 
mart,  Mackel,  Otto,  Gruveilher,  Serres,  Abercrombie,  Andral, 
LoQÎs«  et  Isidore  Geoffroy  Saint-Hilaire. 

Dupaytren  (1775-lgi5),  qui  écrivit  peu,  pratiqua  beaucoup 
comme  chirurgien  en  chef  de  l'Hôtel-Dteu,  eton  lui  est  redeva- 
ble d'an  grand  nombre  de  méthodes  nouvelles  d'opérations.  Il 
a  légoé,  en  mourant,  300,000  francs  à  la  &culté  de  Paris ,  pour 
la  fondation  d'une  chaire  d'anatomie  pathologique.  Boyer  (  1 757- 
1833)  publia,  sur  les  leçons  de  Desault,  son  maître,  un  traité 
complet  deehururgie.  Moins  orné  que  Bichat,  il  résuma  et  com- 
pléta les  travaux  de  l'Académie  royale  de  chirurgie  :  ce  ne  fut 
pas  un  inventeur,  mais  un  grand  anatomiste  et  un  sage  opéra- 
teur. Le  traitement  des  blessures  et  le  r^me  des  hdpitaux  s'a- 
méliorèrent pendant  les  guerres  de  la  république,  et  le  nom  de 
Larrey  sera  béni  partout  où  l'ambition  et  la  nécessité  de  se  dé- 
fendre mettront  des  armées  aux  prises. 

Le  système  des  humoristes  allait  toujours  dédmant ,  depuis 
que  les  découvertes  anatomiques  et  physiologiques  avaient  paru 
frire  résider  l'action  vitale  dans  les  parties  solides,  et  en  £aire 
dépendre  la  circulation  do  sang  ainsi  que  la  sécrétion  des  hu- 
menrs.  Ce  système  donna  naissance  à  la  doctrine  du  docteur 
Bfown  t  d'ËiÛmbourg  ^  que  Christophe  Girtanner  répandit  sur  le 


324  MiDBCtlIB. 

continent,  en  le  faisant  passer  ponr  son  ouvrage.  La  santé,  seloD 
Brown,  consiste  dans  une  quantité  réglée  de  force  vitale ,  dont 
Texoès  on  le  défaut  produisent  les  maladies.  Celles-ci  sont  donc 
de  deux  espèces  seulement  :  les  maladies  sthéniques  (  produites 
par  un  excès  de  force  vitale),  et  les  maladies  asthéniques 
(produites  par  le  défaut  contraire  ) ;  Popium  est  vanté  pour  ces 
dernières  comme  un  remède  souverain.  Conâdérant  la  plupart 
des  maladies  comme  générales,  et  provenant  de  Texcès  on 
de  rinsuffisance  du  principe  vital  ou  d'irritabilité ,  oe  praticien 
bornait  le  traitement  à  observer  jusqu'au  point  où  le  malade 
pouvait  supporter  le  remède  opposé.  Rasori  (  1766-1887)  connut 
à  Florence  la  doctrine  de  Brown  dix  ans  après  sa  publication 
(  1 788  ),  tant  les  communications  étaient  lentes  à  cette  époque; 
et  il  commença  sa  réputation  en  traduisant  cet  ouvrage  (1792), 
puis  en  prenant  sa  défense  contre  ceux  qui  Tattaquaient.  Vacei 
Berlinghieri  le  réfuta  par  des  arguments  de  bon  sens;  mai; 
Rasori  opposa  la  déclamation  et  Temportement  à  tous  ceux 
qui  prédisaient  la  chute  de  cette  doctrine.  Il  la  modifia  pour- 
tant lui-même  par  sa  théorie  du  contre-stimulant ,  d'après  la- 
quelle l'excitabilité  et  Faction  des  puissances  extérieures  seraient 
le  principe  même  de  la  vie;  à  td  point  que  le  sentiment,  la 
contraction  musculaire,  les  phénomènes  de  l'esprit  et  de  la  pa» 
'sion,  ne  seraient  plus  que  des  modes  d'excitation.  Les  remèdes, 
selon  Rasori,  se  distinguent  en  stimulants  et  en  contre-stimu- 
lants, et,  comme  tels,  ils  s'appliquent  aux  maladies  qui,  à 
l'exception  de  celles  qui  naissent  d'irritations,  proviennent  tou- 
tes d'un  excès  ou  d'un  défaut  de  stimulant.  La  couenne  du 
sang  est  produite  pat  la  phlogose  et  constituée  par  la  fibrine.  Or, 
la  phlogose  résulte  d'un  développement  des  vaisseaux  veineux 
qui  sont  engorgés ,  et  elle  ne  détruit  ni  n'engendre  de  parties 
organiques.  La  théorie  du  contre-stimulant  fut  modifiée  par 
Tomasini  (1769-1846),  qui  voulut  l'intituler  Nouvelle  DoetriM 
médicale  italienne 

Déjà  Rasori ,  Tomasini  et  Pinel  avaient  sapé  la  doctrine  de 
Brown,  et  substitué  le  solidisme  local  au  solidisme  général, 
de  manière  qu'on  étudiait  Taction  vitale  de  chaque  organe 
tout  en  recherchant  le  siège  particulier  des  maladies.  Bioussais 


MÉDECINE. .  225 

|Mrt  de  rirritâbilîté  de  Haller,  et  c'est  sur  elle  qà*ii  fonde  la 
physiologie,  la  pathologie,  la  thérapeutique,  et  jusqu'à  la  pbi- 
kwophie  médicale  :  cette  unité  de  ivîncipe  flatta  les  esprits  par 
une  apparence  scientifique.  Une  force  vitale  préside  à  la  for- 
mation primitive  des  tissus  et  à  leur  conservation,  qui  s'opère 
au  moyen  de  rirritabilité ,  mise  enjeu  par  les  agents  extérieurs, 
et  consistant  en  un  mouvement  de  contraction  qui  appelle  les 
liquides  oiganiques  sur  le  point  excité.  Si  ce  stimulant  est  ex- 
cessif ou  insuffisant,  les  fonctions  des  organes  sont  troublées, 
et  la  maladie  en  résulte  :  la  mairie  est  donc  ou  Teffetde  l'irri- 
tation et  inflammation,  ou  d'un  défaut  contraire.  Elle  commence 
par  un  organe,  et  peut  s'étendre  à  tous,  et  entraîner  U  mort  ;  or, 
le  plus  exposé  de  tous  est  le  viscère  digestif,  siège  des  princi- 
pales irritations.  Le  traitement  consiste  à  accroître  et  bien  plus 
soaTcnt  à  diminuer  rirritabilité,  à  l'aide  de  stimulants  ou  de 
débilitants.  //  faliait,  dit-il, /Mrr^ir  (Tun  point  quelconque  pour 
étudier  iet  maladies  internes  ;  etfai  pris  mon  point  de  départ 
dans  la  chirurgie.  Vit^flammation  doit  être  à  l'intérieur  du 
corps  ce  qu'elle  est  à  r extérieur.  De  là  ses  théories  delà  loca- 
lisation primitive  de  toutes  les  maladies ,  de  leur  caractère  sthé- 
nique  presque  général,  de  rioflammation  des  organes  digestiis 
substituée  à  tant  de  maladies  diverses,  enfin  de  l'emploidu  traite- 
ment semblable  à  celui  qu'on  dirige  contre  les  inflammations 
externes  :  savoir,  les  saignées,  les  sangsues,  les  boissons gom- 
meuses.  Il  triompha;  mais  bientôt  sa  théorie  fut  examinée ,  et 
comparée  avec  les  résultats  obtenus.  Or,  si  on  lui  reconnut  le 
mérite  d'avoir  étudié  les  inflammations,  et  d'y  avoir  fait  admet- 
tre aussi  comme  telles  les  mahidieschroniques,  d'avoir  rendu  le 
diagnostic  plus  sûr  en  le  localisant,  et  mieux  observé  l'appareil 
digestif,  on  lui  reprocha  de  n'avoir  établi  qu'un  seul  genre  de 
i/ialadies,  une  seule  opération  oi^;anique,  un  seul  traitement 
Broussais  étendit  son  système  aux  faits  intellectuels  en  trai- 
tant de  la  folie ,  et  combattit  l'ontologie  pour  faire  revivre 
l'expérience  matérielle  :  il  fit  de  la  sensibilité  un  produit  ner- 
veux, de  la  passion  un  acte  des  viscères,  de  l'intelligence  une 
sécrétion  cérébrale,  du  moi  une  propriété  générale  de  la  na- 
ture vivante,  de  la  liberté  des  déterminations  humaines  une 


226  MBOBCtNB. 

ehimère  ^  n'y  foyant  rien  que  le  résultat  ùtal  d'une  eieitation 
dominante. 

Les  anatomistes^tholosBtes  et  Téonle  de  Broussais  dirigè- 
rent entièrement  leurs  recherches  sur  la  matière  orpniqoe.  Ce- 
pendant cette  école  vit  bientiit  s*éiever  contre  elle  l'école  vita- 
liste,  qui  vient  de  se  retremper  dans  l'étude  de  l'embryogénie. 

La  localisation  des  maladies  eut  alors  pour  elle  la  localisation 
des  facultés  du  cerveau.  Gall  (1758-1828  ),  fondateur  de  la  cra- 
niologie^  soutient  que  les  facultés  et  les  dispositions  de  rhomme 
sont  lunées  en  lui ,  et  que  leur  manifestation  dépend  de  l'orga- 
nisation spéciale  de  l'encéphale.  A  un  cerveau  général,  à  Fiotri- 
ligence  générale  unique ,  il  en  substitue  une  foule  d'individuels, 
et  autant  d'organes  qu'il  y  a  de  facultés  :  celles-ci ,  en  se  dére- 
loppaut,  opèrent  sur  les  portions  de  l'encéphale  qui  leur  cor- 
respondent, et  produisent  certaines  protubérances  ou  sinuo- 
sité du  crâne  auxquelles  leur  énergie  est  proportionnée  ;  de 
manière  que  nos  ùcultés  fondamentales  peuvent  être  focile- 
ment  reconnues.  Le  nombre ,  selon  lui,  s'en  élève  à  vingt-sept, 
chacune  ayant  la  Êiculté  de  percevoir,  de  se  souvenir ,  déjuger, 
dlmagîner,  etc.;  mais  elles  n'agissent  que  concurremment  avec 
les  focultés  générales  de  la  perception  et  de  la  mémoire.  Gail 
chercha  à  se  disculper  de  l'accusation  de  matérialisme  et  de  fa- 
talisme, et  à  tirer  de  son  système  une  idée  de  la  perfectibilité 
humaine,  ainsi  qu'une  tolérance  illimitée  pour  toutes  les  opi- 
nions, comme  étant  le  résultat  de  Torganisme. 

Personne  ne  refusera  à  l'école  phrénologique  le  mérite  d'une 
observation  sagace  du  système  nerveux.  George  Combe ,  d'E- 
dimbourg, fit  faire  des  progrès  à  la  doctrine  de  Gafl ,  en  si- 
gnalant à  la  surface  du  crflne  le  siège  positif  de  chaque  là- 
culte,  et  en  inventant  le  craniomètre.  Quelques-uns  ont  voulu 
appliquer  cette  science  naissante  à  l'éducation  des  enfants  et  la 
reconnaissance  des  criminels.  Us  disent,  pour  échapper  à  la 
conséquence  de  la  doctrine  des  fatalistes,  que  les  prédispositions 
naturelles  et  innées  peuvent  se  vaincre  à  l'aide  de  la  volonté, 
et  en  s'effor^nt  d'en  faire  prévaloir  d'autres.  ^ 

L'honuBopathie,  l'hydropathie,  et  d'autres  systèmes  eneofe^  • 
sont  portée  aux  nues  par  quelques-uns ,  tandis  que  d'autres 


HÉDBCIIIB.  fï7 

leur  nient  jnsqu^à  la  qualification  de  scientifiques.  Or ,  8*il  Ait 
jamais  permis  de  révoquer  en  doute  Tautorité  de  Texpérienra, 
à  regard  de  ces  doctrines ,  dont  les  partisans  et  les  dé- 
tracteurs se  sont  appuyés  sur  les  mêmes  faits.  Les  esprits  sages 
les  recueillent ,  et  attendent  leur  explication  du  temps. 

Le  magnétisme  animal,  que  les  adeptes  de  Mesmer  laissèrent 
tomber  dans  le  ridicule ,  se  releva  en  1813  avec  Thistoire  de  De- 
leuxe,  ouvrage  écrit  avec  mesure  et  avec  esprit.  On  affirme  qu'un 
homme  peut  opérer  matériellement  de  loin  sur  d*autres  indivi- 
dus, par  le  seul  intermédiaire  d'un  fluide  différent  des  impon- 
dérables connus.  Ce  n*est  donc  pas  la  théorie  physique  de  Mes- 
mer, mais  une  théorie  physiologique,  puisqu'elle  n'a  besoin 
que  de  Faction  libre  de  la  volonté ,  et  de  ce  qu'on  appelle  des 
passes;  ce  qui  ne  produit  pas  de  convulsions ,  mais  un  chan- 
gement de  circulation,  le  somnambulisme,  la  lucidité  de  Tin** 
telligence.  Le  magnétisé  derient  insensible  aux  impressions  ex« 
tériesres ,  à  moins  qu'elles  ne  soient  produites  par  la  personne 
avec  laquelle  il  est  mis  en  communication;  il  obéit  au  magn^» 
tiseur  :  doué  d'une  seconde  vue,  il  perçoit  l'intérieur  de  son 
propre  corps  et  de  celui  d'autrui ,  la  nature  des  maladies  et  les 
remèdes  qui  leur  conviennent;  puis,  une  fois  réveillé,  il  ne  se 
aoamnt  de  rien.  On  cite-à  l'appui  les  somnambules ,  les  aca« 
taleptiques,  les  logMs,  les  trembleurs,  les  devins;  et  comme  on 
trouve  à  toutes  les  époques  de  la  société  des  miracles,  des  vi- 
sions ,  des  prophéties,  qu'on  ne  saurait  nier  sans  abolir  toute 
eertitade  humaine,  on  espère  les  expliquer  physiquement  par  le 
magnétisme. 

Noos  ne  sommes  que  trop  habitués  à  la  guerre  que  la  science 
ofllcidle  livre  à  celle  qui  apparaît  nouvelle  et  excentrique,  à 
l'eaprît  déliant  et  servlle  à^a  savants  de  profession.  Ceux  qui 
admettent  uniquement  ce  qu'ils  comprennent,  et  rejettent  ce 
qui  ne  peyl  ni  se  manier  ni  se  tailler ,  trouvant  les  théories 
physiologiques  impuissantes  à  embrasser  et  à  expliquer  les 
frits  magnétiques,  les  nient  résolument;  mais  cette  science, 
«S|ui  peut-être  est  destinée  à  jeter  une  grande  lumière  sur  l'ae» 
>  ^mm  nerveuse ,  est  plus  compromise  par  les  exagérations  de  ses 
partisans  que  par  ses  ennemis  eux-mêmes. 


138  MBDKCIIIE. 

Qaelle  que  soit  la  valeur  des  doctrines,  la  plupart  croiat 
toiyours  que  la  médecine  doit  procéder  de  préférence  par  ks 
voies  expârimentales.  On  a  vu  en  Italie  Geroroini  attribuer  à 
Tuntologisme  les  erreurs  de  cette  science,  Giaeomini  combattre 
la  doctrine  diétésique ,  et  Pucinotti  prêcher  la  médecine  hif • 
pocratique,  qui  se  confie  à  la  nature,  comme  le  meillenr  do 
médecins. 

«L'étude  de  la  nature,  en  faisant  des  progrès,  a  mis  de  mw- 
veaux  médicaments  à  la  disposition  de  Fart  de  guérir,  et  la 
mécanique  en  a  perfectionné  les  instruments.  Les  moyens  d*a- 
nalyse  multipliés  sont  venus  s'offrir  à  Tanatomie,  qui  a  eu 
grandement  à  profiter  des  sections  et  des  injectimn  des  cadavres, 
des  expériences  sur  la  nature  vivante,  de  l'usage  du  microscope 
et  des  analyses  chimiques.  La  stéthoscopie  aida  à  suivre  la 
série  des  maladies  des  organes  de  la  circulation  et  de  la  respi- 
ration; des  vies  entières  ont  été  consumées  laborieusement  à 
étudier  une  seule  maladie.  Le  système  nerveux  a  été  étudié 
avec  riwportance  qu'il  mérite,  et  l'on  a  recherché  comment, 
par  la  loi  de  réflexion ,  des  maladies  locales  deviennent  géné- 
rales. L'action  des  agents  pondérables  ou  impondérables,  me- 
surée et  dirigée  à  l'aide  d'ingénieux  appareils,  a  donné  naissanoe 
À  la  nouvelle  chimie  organique  et  animale; et  Foo  esfèn  qœ 
cette  science  répandra  la  lumière  sur  les  affections  psychiqueSi 
point  de  contact  de  la  médecine  avec  les  sciences  morales. 

Déjà  le  système  brownien  avait  simplifié  les  méthodes  con- 
tives;  et  cette  simplifications  été  pousée  encore  plus  loin  par 
l'hydrothérapie,  Thomoeopathie  et  la  doctrine  de  Broussais;  et 
non-seulement  la  polypharmacie,  se  trouve  aujourd'hui  con- 
damnée, mais  la  chimie  a  rendu  les  médicaments  supportables  et 
plus  e£Bcaces;  en  outre,  la  série  des  remèdes  héroïques  s'en 
étendue.  À  peine  Sertnemer  eut-il  découvert  la  morphine,  rua 
des  principes  essentiels  de  l'opium,  que  Pelletieret  Carentou  trou- 
vent une  quantité  d'alcalis  végétaux,  au  nombre  desquels  la  qsi- 
nine  tient  le  premier  rang  :  c'est  une  véritable  quintessence  des 
substances  végétales,  et  la  réalisation  scientifique  du  scmge  de 
Paracelse.  Les  miasmes  délétères  sont  décomposés  par  les  chlo- 
rures alcalins  ;  les  méthodes  désinfectantes  sont  non-seulement 


APPLICATIONS.  fiO 

aux  hôpitaux ,  d*où  disparaissent  les  fièvres  nosoco-' 
miales,  mais  on  voudrait  en  tirer-  parti  pour  abréger  les  quaran- 
taines ,  si  nuisibles  à  la  rapidité  du  commerce.  De  même  que  la 
ehimie,  la  chbrnrgie  vient  en  aide  à  la  médecine  interne,  en 
coordonnant  ses  opérations  avec  la  physiologie  et  Tanatomie 
pathologique.  La  section  des  nerfs  et  des  tendons ,  les  ligatures 
des  artères,  l'art  de  pénétrer  profondément  dans  les  chairs  pour 
en  extraire  des  os  cariés,  en  extirper  des  tumeurs  ou  en  dégager 
des  liquides,  la  cure  radicale  des  hernies,  l'extraction  ou  le 
broiement  de  la  pierre,  Tobslétrique  régularisée.  Part  de  l'ocul iste 
perfectionné ,  sont  autant  de  services  rendus  par  la  chirurgie. 
£ofln,  elle  est  parvenue  à  diminuer  ou  à  supprimer  les  douleurs 
par  rinbalation  de  Téther  ou  du  chloroforme.  On  8*est  occupé 
de  la  santé  des  équipages  marifiraés  et  de  celle  des  armées ,  on 
a  remédié  au  péril  des  sépultures  précipitées  ;  bien  des  maux 
ont  été prérenus  par  la  police  médicale;  des  mesures  ont  été 
prises  pour  assainir  les  logements  des  classes  pauvres.  L*art 
vétérinaire  s'exerce  avec  lèle  sur  les  animaux  qui  partagent  et 
allègent  ks  travaux  de  Thomme.  On  a  donné  une  attention 
seniiMilease  aux  maladies  des  enâints;  une  multitude  de  faits 
ont  été  recueillis,  foits  qui  éclairent  une  pratique  sage,  s'ils 
ne  fondent  pas  eneore  de  nouvelles  doctrines. 


appucahons. 


L'un  des  caractères  les  plus  saillants  dé  la  science  contempo- 
raine ,  c'est  son  application  aux  besoins  et  aux  jouissances  de  la 
vie.  La  chimie,  à  son  enfance,  s'était  appliquée  à  faire  de  Tor, 
et  à  découvrir  le  secret  de  {Hrolonger  la  vie  ;  c'est  encore  le  but 
qu*elle  se  propose  aujourd'hui  par  les  applications  usuelles. 
Jusqu'à  Lavoisier,  elle  avait  cherché  des  notions  dans  les  pro- 
cédés empiriques  des  arts  techniques  ;  à  partir  de  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  elle  ouvrit  des  routes  inconnues  aux  vieilles  in- 
dustries, et  en  créa  de  nouvelles.  L'extension  des  manufactyres 

20 


2S0  APPLICATIOIIS. 

de  produits  chimiques  mootra  qu'elles  ne  senraieiit  plos  uni- 
quement à  la  médecine.  Pendant  les  guerres  de  la  Révolutioii, 
la  potasse  étant  devenue  rare,  on  y  substitua  la  soude,  eitraite 
du  sel  marin.  Lorsque  le  blocus  empêcha  le  sucre  d'anirer, 
on  y  suppléa  par  la  betterave. 

Chaptal  (1756- 1833)  rendît  populaire  cette  scioioe,  rdéguce 
naguère  dans  les  pharmacies,  il  établit  des  fabriques,  introdsi- 
sit  des  manufactures,  encore  ignorées,  d*acide  sulfuriqoe,  dV 
lun,  de  nitre,  et  de  soude  artiOcielle  ;  il  enseigna  à  fiibriqucr  IV 
cétate  de  cuivre  «  à  teindre  les  cotons,  à  employer  les  sds  de 
1er.  Appelé  en  vain  par  le  roi  d'Espagne  et  par  Washington,  il 
ne  voulut  pas  abandonner  sa  patrie,  et  il  lui  vint  en  aide  dans  les 
liesoins  de  la  Révolution.  Sous  le  Directoire,  il  rédigea  des  rè- 
glements pour  les  fabriques,  fit  établir  une  chambre  de  coib* 
merce,  des  conseils  d*arts  et  manufactures,  etc.  Il  fit  venir  dM 
ouvriers  anglais  avec  leurs  machines,  encouragea  les  nationaiii 
par  des  concours,  créa  au  Conservatoire  des  arts  et  métiers  une 
icole  spéciale  de  chimie  appliquée  aux  arts  ;  il  s'occupa  des  fon- 
deries, des  mines,  des  salines,  des  tourbières,  de  la  eirculatk» 
des  grains,  des  méthodes  pour  la  culture  de  la  vigne,  pour  la 
fabrication  do  vin ,  pour  l'élève  des  mérinos  ;  il  introduisit  dans 
ses  propriétés  les  procédés  nouveaux  de  la  scteoee,  el  ne  disrin»- 
lait  ni  ses  gros  bénéfices ,  ni  les  moyens  à  l'aide  desquds  il  la 
obtenait  '• 

BerthoUct  exposa,  dans  VJrt  de  teindre,  des  vues  et  des  ap- 
plications nouvelles.  Il  étudia  les  phénomtoes  de  la  manipula- 
tion du  sel  de  nitre,  trouva  le  chlorate  de  potasse,  et  tenta  de  le 
substituer  au  nitre  dans  la  fabrication  de  la  poudre;  mais  ce 
chlorate,  trop  explosif,  ne  s'emploie  plus  que  pour  la  pr^- 
ration  des  allumettes  chimiques.  Le  Blanc  et  Dizé  trouvèrent 
le  moyen  de  fabriquer  la  soude,  qui  remplaça  la  potasse  d'A- 
mérique, ce  qui  délivra  les  verreries,  les  blanchisseries,  les  pa* 

'  Aytnt  donné  sa  démission  lors  dn  coaronneroent  de  Napoléon, 
Chftptâl  revint  aux  aflkires  en  1813,  aux  jours  ôe»  revers;  et  en  I815 
U  signala  à  Napoléon  la  nécessité  de  donnet  des  instilvtions,  ga^ 
d'une  mutuelle  confiance. 


AVPLtCATlOlia.  9S1 

fMterici,  les  MTOiineries,  da  danger  de  rester  en  diômage  par 
fratemiption  des  eommonvcations.  Dartigiies  parvint  à  extraire 
le  soufre  des  pyrites  ;  d*autres  chimistes  perfectionnèrent  la  fil*- 
Ivncatîon  de  Tacide  snifurique  et  de  l'ahin.  La  science  trooya 
encore  le  secret  de  préparer  des  fomiers  qui  convertirent  en  ri- 
chesses les  déhris  organiques  ;  elle  ninitiplia  les  moyens  les 
plus  commodes  et  les  moins  dispendieux  d*allumer  le  feu  ;  elle 
perfectionna  la  poudre  et  les  procédés  pour  faire  partir  les  ar- 
mes à  feu. 

A  peine  Chevreul  eut-il  fait  connaître  la  véritable  nature  des 
corps  gras,  que  les  bougies  stéariques  remplacèrent  celles  de 
cire,  beaucoup  plus  coûteuses.  Les  lampes  d'Argand  furent 
perfectionnées  en  1801  par  Carcel  et  Carreau,  qui  firent  monter 
rhulle  de  manière  qu'elle  arrivât  froide  à  la  mèche,  et  Timbi- 
bât  continuellement;  depuis  lors,  on  y  apporté  de  nouveaux 
perfectionnements.  Dans  le  thermolampe,  imaginé  en  1800  par 
le  Français  Lebon,  le  gaz  hydrogène  carboné,  produit  par  la  dis- 
tilMmi  du  bois,  servait  déjà  comme  moyen  d'éclairage  ;  mais 
il  ne  devint  d*un  usage  général  qu'à  dater  de  1806,  époque  où 
fi  lut  employé  dans  les  fonderies  de  Watt  et  Bulton.  D'autres 
perfectionnèrent  cette  invention,  qui  se  répandit  bientôt ,  à  tel 
point  qu'elle  fournit  aujourd'hui  l'éclairage  à  des  villes  entières. 

La  physique  a  trouvé  aussi  des  applications  utiles  :  les  presses 
hydrauliques  de  Bramah  tassent  sur  les  bâtiments  les  fourrages 
militaires ,  les  étoffes  de  laine  et  de  coton;  d'autres  foulent  la 
tourbe  pour  en  fiidliter  la  combustion.  On  doit  à  Philippe  de 
Girard  la  filature  mécanique  du  lin  h  Leistenschneider,  à  Ro- 
bert et  h  Didot  la  machine  pour  fabriquer  le  papier.  Les  perfec- 
tionnements  apportés  aux  moulins,  aux  charrues,  au  fléau  à  battre 
le  grain,  égalèrent,  en  Angleterre  surtout,  l'invention  du  tis* 
sage  mécanique.  Les  théories  de  Fourier  ont  été  appliquées  à 
améliorer  les  voies  de  communication;  celles  de  Rumford,  à 
ralimentation  des  classes  pauvres  ;  les  progrès  de  l'astronomie, 
è  faciliter  la  détermination  des  longitudes  ;  ceux  de  la  mécanique, 
à  perfectionner  les  vaisseaux. 

Les  lois  de  la  catoptriqûe  ont  été  appliquées  aux  phares.  D'à* 
bord  la  lumière  y  fut  concentrée  au  moyen  de  mûoirs  parabo* 


239  APPLICATIOHS. 

ligues  en  métal  ;  mais  il  en  résultait  qu'on  ne  la  voyait  qsa  dans 
les  directions  des  rayons  parallèles  aux  axes  de  lames  paraboli- 
ques ,  et  de  grands  espaces  en  restaient  privés.  Bordier  ocMTÎgiea 
ce  défaut  au  Havre  en  1807,  en  faisant  tourner  Tappareil;  et 
récUpse  qui  en  résulte  sert  en  outre  à  faire  distinguer  cette  la- 
nûèreile  toute  autre.  Mais  comme  cette  espèce  de  miroir  peid 
facilement  son  poli,  on  songea  à  y  substituer  la  réfraction,  à 
Taide  de  laquelle  la  lumière  se  dirige  à  volonté.  C'est  à  quoi 
réussit  Fresnel  en  se  servant  des  lampes  Garcel  améliorées,  et  de 
lentilles  décroissantes  entourant  comme  d*anneaux  la  flamme, 
qui,  en  se  réfractant,  se  trouve  dirigée  le  plus  convenablement 

Davy  appliqua  Tune  des  particularités  du  pliénomène  de  la 
combustion  à  la  lanterne  des  mineurs,  en  Tentourant  d'une 
toile  métallique,  pour  les  garantir  des  explosions  produites  par 
le  contact  de  la  flamme  avec  les  gaz  inflammables.  11  cberdu 
aussi  à  préserver  de  Toxydation  le  revêtement  en  cuivre  des 
navires,  en  ôtant  à  ce  métal,  au  moyen  de  clous,  la  tensioa 
électrique  produite  par  le  contact  avec  Teau  de  la  mer.  Mais  Té- 
lectricité  négative  y  fiait  déposer  une  croûte  de  carbonate  cal- 
caire, sur  lequel  s'attachent  des  zoophytes  et  des  mollusques,  au 
point  de  rendre  cette  doublure  inutile.  La  galvanoplastique  est 
venue  offrir  de  nouveaux  procédés  de  dorure,  surtout  depuis  le 
perfectionnement  apporté  à  cette  découverte  par  Ruolz  et  El- 
kington.  On  s'en  est  servi  pour  frapper  des  médailles;  et  dans 
les  établissements  de  Saint-Pétersbourg  on  a  vu  exécuter,  par  oe 
procédé ,  des  statues  n'ayant  pas  moins  de  trente  pieds. 

L'électricité  a  été  appliquée  aussi  à  la  médecine  ;  elle  l'est 
aujourd'hui  à  la  métallurgie.  Wheatstone  l'a  employée,  à  Taide 
de  mécanismes  très-ingénieux,  à  transmettre  des  signaux  à  une 
grande  distance,  avec  la  rapidité  de  la  pensée.  Un  tél^raphe 
électrique  vient  de  s'établir  à  travera  la  Manche,  et  l'on  ne 
désespère  pas  d'en  voir  un  prochainement  entre  Londres  et 
Kew-York.  L'électro-magnétisme  met  le  feu  à  une  mine,  même 
sous  l'eau,  et  peut-être  le  verrons-nous  éclairer  nos  villes.  Bon- 
sen ,  dans  ses  recherches  sur  la  lumière  hydro-électrique ,  a  dé- 
montré qu'avec  800  grammes  de  zinc,  466  d'acide  sulfurique 
et  606  d'acide  azotique,  on  produit  pendant  une  heure,  pour  un 


APPLICATIONS.  233 

prix  minime ,  mie  lumière  égale  à  573  bougies  de  stéarine. 

Toutes  les  barrières  parurent  s'abaisser  devant  Taudace  hu- 
maine, quand  les  frères  MontgoUier  traversèrent  l'espace  dans  ces 
imitons,  où  ilsraréOaientTair  à  Taided'un  brasier  attaché  au-des- 
soos.  Le  physicien  Charles  et  le  mécanicien  Robert  y  adaptèrent 
un  gaz  plus  léger,  Thydrogène,  et  substituèrent  le  taffetas  à  la 
toile  :  lors  de  leur  ascension  auCharop-de-Mars,  les  canons  annon- 
cèrent à  la  capitale  de  la  France  que  la  science  venait  de  prendre 
possession  des  champs  de  Pair.  En  1785,  Pilâtre  et  Romain 
diercbèrent  à  combiner  les  deux  systèmes  de  la  fumée  et  de 
rhydrogène  ;  mais  Thydrogène  prit  feu ,  et  les  deux  aéronautes 
furent  précipités  du  haut  de  l'atmosphère.  Arnold  et  son  fils 
firent  une  ascension  à  Lmidres;  la  machine  s'étant  inclinée»  le 
père  lut  lancé  dans  l'espace  ;  le  fils  se  retint  aux  cordes  jusqu'à  ce 
qtt*elle  se  fût  redressée  :  elle  se  releva  enfin  ;  mais  le  feu  y  prit, 
et  il  tomba  dans  la  Tamise  «  dont  il  gagna  le  bord  à  la  nage. 
Ces  expériences  malheureuses  firent  considérer  alors  cette  décou- 
verte  comme  un  jeu  périlleux  ;  si  quelque  sceptique  demandait  : 
A  qvoi  tii<e  bon  f  Franklin  repondait  :  A  quoi  est  bon  r enfant 
qui  vient  de  naUre  ?  Et  aujourd'hui  même,  malgré  la  fin  déplo- 
rable de  Blanchard,  Zembeccari,  Garnerin ,  Gale,  et  de  tant 
^e  hardis  aéronautes ,  nous  voyons  les  savants,  les  mécaniciens 
poursuivre  le  secret  de  diriger  les  ballons  ;  le  temps  n'est  peut- 
être  pas  éloigné  où  ce  jeu  téméraire  réussira  à  bouleverser 
toutes  les  conditions  de  la  guerre  et  de  nos  systèmes  de  douanes. 

Mais  aucune  application  n'est  comparable  à  celle  de  la  vapeur. 
Les  anciens  n'ignoraient  pas  que  l'eau,  en  se  transformant  en 
vapeur,  se  dilate,  et  acquiert  une  grande  force  élastique  :  en  effet, 
Aristote  et  Sénèque  attribuent  les  tremblements  de  terre  à  une 
évaporation  subite  de  ce  liquide,  produite  par  la  chaleur  terres- 
tre. Un  siècle  avant  J.-G.,  Héron  d'Alexandrie  décrivait  une 
machine  correspondante  à  nos  machines  à  réaction;  et  c'est  peut- 
être  h  la  connaissance  de  cette  force  qu'il  faut  attribuer  quel- 
ques-uns des  prodiges  à  l'aide  desquels  les  prêtres  païens  abu- 
saient delà  crédulité  du  vulgaire.  Salomon  de  Gaus,  ingénieur 
normand,  a  décrit  une  machine  où  la  force  élastique  de  la  vapeur 
servait  à  soulever  l'eau  (les  Raisons  des  forces  mouvantes,  Frano- 

20. 


334  APPUCATIOHS. 

fort,  1615).  Maisdéjà,  auparavant,  JeaU'BaptislePortaantt  traité 
de  la  maniera  d*évaluer  lea  voiiHnesrelati&  de  poids  égaux  d*eaii 
etdevapear,falen  qu'on  n'y  voie  pas  rintentiond'oiytfloirune force 
motrice.  Un  nommé  Branca  proposa,  à  Rome,  de  diriger  sur  les 
aubes  d'une  roue  horisontale  le  courant  de  vapeur  développée 
par  unéolipyle  ;  et,  en  1663,  le  marquis  de  Worcester,  d'âerer 
l'eau  à  l'aide  de  la  vapeur.  En  1690,  François  Papîn  décrivit,  dans 
les  Jctei  de  F  Académie  de  Leip^iekf  la  première  machine  oà 
un  piston  s'élevait  et  s'abaissait  par  l'expansion  et  la  condensa- 
tion alternative  de  la  vapeur,  à  l'aide  du  frmd.  U  ne  l'appliqnsit 
qu'à  puiser  de  l'eau  ;  mais  il  comprit  combien  elle  pouvait  avoir 
de  puissance,  et  exposa  la  manière  de  l'utiliser  pour  faire  mou- 
voir un  axe  ou  une  roue.  Il  inventa  la  machine  à  double  effet , 
et  il  en  fit  l'anilication  à  la  balistique,  à  la  navigatioD,  à  d'au- 
tres usages  encore.  Il  avait  imaginé  avant  1710  la  naehinei 
haute  pression  sans  condensateurs,  la  ciavelte  à  quatre  fini,  la 
digeeteur^  si  précieux  pour  l'industrie,  et  la  soupape  de  sârelé. 
Savery,  capitaine  anglais,  exécuta  en  grand,  en  1696,  une  raa- 
clune  à  puiser,  dans  laquelle  la  vapeur  se  précipitait,  au  moyen 
du  jet  d'eau  froide  lancé  sur  les  parois  extérieures  du  vase  ntel- 
lique.  Le  serrurier  Newoomen ,  s'étant  associé  à  lui  et  an  vitrisr 
Cawley,  apporta  quelques  perfectionnements  à  la  mafthine  de 
Papin ;  et,  dans  celle  qu'il  exécuta  en  1705,  la  condensation 
était  effectuée  par  un  jet  froid  dans  le  corps  même  de  la  pompe. 
La  soupspe  destinée  à  obtenir  l'alternative  d'expansion  et  de 
condensation  se  fermait  et  s'ouvrait  encore  à  la  main.  Henri 
Potter,  jeune  gai'eon  employé  à  cette  manœuvre  ûistidieuse, 
ajouta  des  verges  de  fer  au  balancier,  servant  à  ouvrir  et  à  fermer 
la  soupape  au  moment  opportun;  ce  qui  donna  k  l'ingénieur 
Brighton  l'idée  du  triangle  vertical  se  mouvant  avec  le  balan- 
cier, tel  qu'il  est  usité  aujourd'hui  dans  les  grandes  machines. 
Le  volant,  inventé  par  Fitzgerald,  rint  compléter  les  moyens 
proposés  par  Papin  pour  changer  en  circulaire  continu  le  mou- 
vement rectiligne  de  va-et-vient  La  nécessité  de  refroidir  le 
cylindre  à  chaque  condensement  de  la  vapeinr  entraînait  en- 
core une  grande  déperdition  de  chaleur.  Enihi,  Watt  songea 
à  ajouter  au  corps  de  pompe  une  chambre  où  passe  la  vapeur, 


▲PPLICATI0H8.  335 

mptès  avoir  produit  son  effet  et  reça  le  jet  froid,  sans  que  la  tem- 
pérature s'abaissât  dans  le  eorps  de  la  pompe.  En  1799,  il 
iMint  un  breret  pour  cet  appareil  essentiel  du  condensateur 
isoléf  et  il  construidt  ainsi  les  machines  à  effet  simple;  puis  la 
maehine  à  double  effet  en  un  seul  corps  de  pompe.  En  1784 , 
il  inventa  le  parallélogramme  détaché  pour  la  madiine  à  double 
cfTet,  et  y  appliqua  le  régulateur  à  force  centrifuge.  Lorsque  en- 
suite Murraj  exécuta,  en  1  ROI ,  les  tirants  mus  par  une  ezcen* 
trique,  les  organes  mécaniques  de  cet  appareil  se  trouvèrent 
complets. 

Tout  cela  ne  servait  encore  qu*à  des  machines  fixes,  lorsque, 
qoarant^eux  ans  après  que  la  première  idée  s'en  était  offerte 
à  Papln,  Jonathas  Hull  (  1737)  obtint  un  brevet  pour  construire 
on  bûteau  remorqueur  avec  la  machine  de  Newcomen.  Ce  projet 
n*mn  pas  de  résultat  Mais  le  Français  Perrier  en  1775 ,  et  le 
marquis  de  Jouffroy  en  1778,  construisirent  des  bateaux  de  ce 
genre  :  ce  dernier  en  établit  même  un  sur  la  Sadne,  ayant  qua- 
ranle-six  mètres  de  long  sur  quatre  mètres  cinquante  de  large, 
et  mû  par  deux  machines.  La  Révolution  l'ayant  forcé  d*émi- 
grtr,  les  Anglais  prirent  les  devants;  et  MAler  en  1791 ,  lord 
Stanhopeen  1795,  Symenton  en  1801,  continuèrent  les  tenta- 
tives avec  succès. 

Dès  Tannée  1548,  le  capitaine  Blasco  de  Garay  avait  offert  à 
Charles-Quint  une  machine  destinée  adonner  Flmpulsion  aux  na- 
vires sans  le  secours  du  vent  et  des  rames.  L'empereur  en  auto- 
risa une  expérience  qui  (ht  faite  dans  le  port  de  Barcelone  Bien 
que  Fauteur  ne  voulût  pas  publier  son  important  secret*  on  sait 
que  Tappareil  consistait  en  une  chaudière  d'eau  bouillante,  qui 
faisait  mouvoir  deux  roues  sur  les  flancs  du  bâtiment  On  loua 
le  résultat  obtenu;  mais  le  trésorier  Ravago  objecta  qu'un  na- 
vire de  cette  espèce  ne  pouvait  feire  plus  de  deux  lieues  en  trois 
heures  ;  qu'il  coûtait  beaucoup,  et  qu'il  y  avait  en  outre  le  danger 
de  l'explosion  de  la  chaudière  '.  Les  hommes  pratiques  émirent 

*  Les  documents  à  ce  sujet  ont  été  publiés  par  Navarrète.etparDeios 
de  la  Roquette,  Recueil  des  vojfagei  et  déeouverteê  de$  Espagnole 
depuis  taJUidu  q^n%ième  sfèeU. 


33(1  APPUCATIOHS. 

une  opinion  toute  oontraire;  mais  Charles-Quint,  oeeopé  à 
ses  guerres,  n'avait  pas  le  temps  de  songer  à  une  invention  qui 
aurait  hâté  de  deux  siècles  et  demi  la  révolution  dont  nous 
sommes  les  témoins  dans  Tart  de  naviguer. 
.  Un  autre  mécanicien  se  présenta,  de  nos  jours,  à  on  empereur 
animé  des  idées  de  Charles-Quint ,  et  lui  proposa  aussi  des  ba- 
teaux pouvant  marcher  contre  le  vent  parla  force  de  la  vapeur. 
Or  ce  guerrier,  qui  pourtant  cherchait  tous  les  moyens  d'abat- 
tre T  Angleterre,  méconnut  celui  qui  lui  aurait  donné  une  su- 
périorité infaillible.  Napoléon,  malgré  son  génie,  ne  comprit  pas 
ï'ing^ieur  Fulton,  et  il  dut  le  regretter  amèrement  aux  jours 
de  ses  revers. 

I^  liberté  accueillit  ce  qu'un  conquérant  avait  dédaigné  : 
cette  Amérique,  que  nous  appelons  encore  le  nouveau*monde , 
et  qui  asphre,  comme  un  vaillant  élève,  à  surjpasser  son  maître, 
appliqua  à  la  navigation  cet  agent,  qui  |Hroduit  d'incalculables 
effets;  et,  grâce  à  la  vapeur,  les  mers  sont  aujourd'hui  traver- 
sées avec  sécurité  et  avec  une  rapidité  jusque-là  inconnue. 
Robert  Fulton  (1765-1815),  né  de  parents  irlandais  en  Pea- 
sylvanie,  fit  naviguer  en  1807  le  premier  bateau  à  vapeur  sur 
l'Hudson  ;  à  peine  obtint-il  deux  lieues  à  Theure.  Cependant  sa 
découverte  se  propagea.  L'Angleterre  eut  en  1812  ses  premieis 
bateaux  réguliers,  la  France,  en  1816;  les  autres  nations  les 
suivirent.  Ce  ne  fut  qu'en  1841  que  l'océan  Pacifique  fut  sillonné 
pour  la  première  fois  par  des  bateaux  à  vapeur  {ie  Pérou  et  k 
Chili) j  construits  en  Angleterre  pour  un  service  régulier  entre 
Valparaiso  et  Lima. 

^  L'Angleterre  et  ses  colonies,  qui  ne  possédaient  en  1814  que 
deux  bateaux  à  vapeur  de  456  tonneaux,  en  comptaient  en  1834 
cent  vingt-six,  jaugeant  ensemble  15,739  tonneaux  ;  en  1834, 
quatre  cent  soixante-deux ,  du  port  de  50,734  tonneaux.  lU 
dépassent  aujourd'hui  mille.  Le  premier  bâtiment  de  guerre  à 
vapeur  anglais  fut  construit  en  1828,  et  la  marine  anglaise  en 
compte  aujourd'hui  plus  de  cent.  Les  théoriciens  et  les  prati- 
ciens avaient  déclaré  cepeadant  qu'il  serait  impossible  d>n 
faire  usage  pour  traverser  TOcéan;  mais  le  Great-JVes» 
tern,  parti  de  Bristol  au  mois  d'avril  1838,  arriva  à  New- 


APPUGATIORS.  287 

York  €n  qalDie  jours,  après  avoir  Ml  donase  cents  lieaes. 

Ce  fol  alors  que  Voa  songea  à  siibstitaer  au  bois  le  fer,  qui 
.est  pin»  fort,  plus  léger,  et  qui  n'a  rien  à  craindre  des  insectes. 
DoU  imagîtta  en  1818  les  cales  à  plusieurs  compartiments,  sys- 
tèoie  qai«  si  l'une  fait  eau,  laisse  les  autres  intactes  ;  C.-W .  Wil- 
liams mit  cette  découYcrte  en  pratique.  On  construisit,  d'après 
ce  système,  ie  Tigre,  i'Eyphratef  l'Jiburkka,  le  Quorra,  CAè- 
beri^  ie  H'Uberforce  et  autres,  pour  servir  à  l'exploration  des 
fleuves.  Ces  navires  purent  pénétrer  plus  avant  vers  les  p6les,  en 
Inisant  les  glaces  et  en  tirant  moinB  d'eau.  On  remonta  des 
fleuves  jusqu'alors  inaccessibles.  Maintenant  l'Orénoque,  Tim- 
roense  Hissouri,  le  mystérieux  Mississipi,  servent,  grâce  à  ces 
pyroaeapbes,  à  rapprocher  les  populations  les  plus  éloignées. 
On  les  emploie  maintenant  à  explorer  le  Niger,  afin  d'arriver  à 
rextirpatîon  entière  delà  traite  des  nègres.  Deux  vapeurs  ont 
remonté  l'Euphrate  jusqu'à  Belès  l'espace  de  plus  de  trois  cents 
lieues  pour  ouvrir  de  ce  odté  une  nouvelle  voie  plus  fevorable 
au  commerce  que  celle  de  Suez  ;  car  l'Angleterre  n'y  serait  en 
conenrreace  ni  avec  les  Arabes  ni  avec  les  Banians. 

Bientôt  après,  le  gouvernement  général  des  Indes  songea  à 
utiliser  la  vapeur  pour  faciliter  ses  relations  avec  la  mère  pa* 
trie.  Ce  projet  fut  longuement  discuté.  Enfin  le  capitaine  John- 
son partit,  le  16  août  1825, de  Falmouth avec V Entreprise^  bâ- 
timent de  460  tonneaux  ;  et,  le  7  décembre,  il  touchait  au  Ben- 
gale. Quand  trois  mois  ne  suffisaient  pas  à  un  navire  ordinaire 
pour  faire  sur  le  Gange  le  trajet  de  Calcutta  à  AllahAbâd,  ceux- 
ci  y  arrivèrent  en  huit  jours,  bien  qu'ils  ne  marchassent  pas 
la  nuit.  D'autres  se  dirigèrent  vers  la  mer  Rouge;  et  en  18S0 
le  Hwg'UMdsay  passa  de  Bombay  à  Suez  en  vingt  et  un  jours. 
Ceux  qui  le  suivirent  y  mirent  moins  de  temps  encore.  Le  par- 
lement résolut  donc  d'établir  des  communications  par  cette 
voie,  et  l'on  espère  que  la  malle  de  Bombay  pourra  arriver  à 
Londres  en  un  mois.  Ainsi  s'effacent  les  distances.  Déjà  la  nou- 
velle Société  anglaise  entretient,  à  l'aide  de  quatorze  steamers  et 
de  trois  goélettes  à  voiles,  le  service  de  la  poste,  à  raison  de  deux 
courriers  par  mois,  entre  la  Grande-Bretagne,  toutes  les  parties 
des  Iodes  occidentales,  la  côte  voisine  de  l'Amérique  méridio- 


Mie,  elHMiAHni;€ll»cip6di6den  Cote  pimoif  tenrira 
à  k  Haivitt,  à  R«HW,  aoz  porte  des  Étai»>Uiiis  nr  r  Atlntiqiie, 
eljaeqa*àHali6z  dms  la  Novfelle-Éeoeee.  Leeerrioe  eHoiga- 
weé  de  manière  à  âdlitar  IcBCOfluiiiioioetioiie  entre  tonlei  Ice 
liée  el  ks  contiiieiiti»  de  SmùÊm  à  Forient»  Joaqa'aa  Men^oe 
à  Toecident,  el  du  golfe  de  Paria  et  de  Chagrèi  jasqo*à  Halito. 
On  vaaineietronrevientenioiianteJonrsderAmériqpeàLon- 
dfce,  après  avoir  tooché  à  la  plupart  des  lies  oeeidentaies,  et 
ràité  les  prineipanz  ports  de  rAmérique,  sor  des  batesnz  oo 
Ton  trouve  tontes  les  eommodités  de  la  vie. 

Le  grand  défimt  des  bsteaox  de  Fnhon  était  de  n'avoir  d'autre 
nioteurquelavapeor,etde  ne  point  profiter  des  gTsudestoecs 
naturelles.  En  effet ,  la  machine  se  trouvant  plaeée  au  centre  et 
sur  les  flancs  do  navire  empêche  éy  élever  une  mâture  pas- 
sante, capable  d'aiTronter  les  plus  grsndes  tempêtes.  On  vient, 
dans  la  construction  du  Gnea^ffrifai»,  de  remédier  à  ce  défaut 
en  remplaçant  les  aubes  des  roues  par  la  vis  d'Ardiimède,  ou 
plutôt  par  une  vis  ordinaire  de  seize  pieds  de  diamètre,  nouvel 
appareil  de  propulsion  que  les  Français  attribuent  à  DeUe ,  et 
les  Anglais  à  M.  Smith.  Ce  mécanisme  allège  le  navire  de  cent 
tonneaux ,  et  donne  au  bâtiment  de  la  eonunodité  et  de  Télé* 
ganoe,  en  même  tempe  qnli  lui  rend  plus  aisée  rentrée  des  es 
naux.  Si  ce  procédé  s'étend,  comme  il  est  à  présumer,  il  focîli* 
tera  beaucoup  les  voyages  dans  l'Inde ,  ralentis  d'ordinaire  per 
les  calinesaltemati£i,  par  les  courants,  et  par  les  tourbillons. 

Tels  sont  les  résultats  que  l'on  a  atteints,  depuis  que  Pea 
n'abandonne  plus  la  construction  dss  pyroscaphes  à  une  prati- 
que aveugle.  La  remonte  d'un  fleuve,  que  Ton  avait  toujoon 
considéré  comme  un  obstacle  au  commerce ,  est  maintenant  ft- 
cile  et  lucrative  par  la  dépense  immense  de  charbon.  Avn 
la  découverte  d'une  mine  de  charbonde  terre  est  plus  eetimée* 
aujourd'hui  qu'au  seizième  siècle  l'était  celle  d'une  mine  d'or, 
et  suffirait  pour  enrichir  quelque  rocher  désert  de  k  Polynésie. 
L'invention  des  pyroscsphes  ne  date  pourtant  que  d'hier;  rasii 
qui  pourrait  calculer  les  perfectionnements  dont  elk  est 
ûble,  et  les  conséquences  qu'elle  aura  P 

Motra  Bièck  a  été  caractérisé  uar  k  moidilé  des  voiei  de  corn- 


APPUCATIORS.  389 

nHaueatîoiis  :  ses  premières  années  ont  tu,  en  effet,  les  an- 
eiennes  routes  s'améliorer  et  de  nouvelles  s'ouvrir,  fMir  ce  besoin 
eroiasant  de  se  communiquer  les  produits  du  sol,  de  la  pensée, 
de  Texpérience;  puis,  dans  une  proportion  extraordinaire,  par 
rétablissement  des  chemins  de  fer.  Les  routes  impraticables  sur 
lesquelles  il  allait  conduire  le  charbon  des  mines  de  Newcastle 
suggérèrent  ridée  de  fixer  dans  toute  leur  longueur  deux  lignes 
de  poutres ,  sur  lesquelles  les  chariol8<»uraient  plus  facilement. 
Vint  ensuite  la  pensée  de  couvrir  ces  madriers  de  lames  de  fer, 
puis  d'y  attacher  des  listeaux  aussi  en  fer  (  1767 },  à  bord  exté- 
rieur relevé,  afin  que  les  roues  ne  pussent  pas  dérayer.  On  en 
eooehnrisît  ainsi  plusieurs;  mais, depuis  1808,  on  cannela  les 
roues  elles-mêmes,  qui  s'emboîtèrent  sur  l'ornière  en  relief,  de 
fer  battu,  soutenue  par  des  coussinets  assiiyettis  sur  des  socles 
en  pierre,  auxquels  on  substitua  ensuite  des  poutrelles  avec  plus 
d'avantage. 

Dès  1769,  Wattavait  conçu  l'idée  de  faire  mouvoir  une  voiture 
par  la  vapeur.  L'année  suivante,  le  Français  Cugnot  en  exécuta 
une  dans  rAisenal  de  Paris  ;  mais  comme  il  ne  connaissait  pas 
la  manière  de  diriger  ni  de  modérer  le  mouvement  de  la  ma* 
diine,  elle  renversa  un  mur.  £n  1805,  Trévithick  et  Virian, 
appliquant  Tidée  bien  connue  d'une  machine  à  haute  pression 
sans  condensateur,  firent  les  premiers  essais  d'une  locomotive 
sur  des  rails  en  fer;  l'invention  se  perfectionna  ensuite  peu  l| 
peu  jusqu'à  George  Stephensou,  qui  établit  en  1814  des  looomo* 
tives  régulières.  La  première  application  en  grand  fut  faite  en 
septembre  1836,  sur  la  route  qui  conduisait  des  mines  de  Dar- 
lington  au  port  de  Stockton,  à  une  distance  de  vingt-cinq  milles 
aurais,  dmnt  une  grande  partie  desquels  les  charrois  descen- 
dent d'eux-mêmes.  Le  chemin  de  fer  construit  entre  Manchester 
et  Uverpool  réussit  mieux  encore.  Ces  deux  villes  communi- 
quaient auparavant  par  deux  canaux  qui,  bien  que  très-incom- 
modes, avaient  rapporté  de  gros  bénéfices  aux  actionnaires.  Les 
nombreuses  difficultés  que  présentait  l'exécution  furent  vain- 
cues, et  l'ouverture  s'en  fit  le  15  septembre  1830 ,  sous  la  direo- 
tion  de  Stephenson  :  les  machines,  dociles  à  l'impulsion  du  con- 
ducteur, faisaient  de  quarante  à  cinquante  kilomètres  par  heure. 


940  APPLICATIONS* 

Sept  années  après,  une  loeomolÎTe  de  Shaq»  et  Roberls  paraos* 
mit  cent  kilomètres  dans  le  même  espaee  de  temps. 

La  France  a  commencé  par  le  chemin  de  Saint-ÉtiflniM  i 
Lyon,  dont  la  longueur  est  de  quarante-ciog  milles;  et  les 
chemins  de  fer  maintenant  sillonnent  toute  la  surfiioe  do  pays. 
La  K<  Igique,  rendue  à  son  indépendance,  a  fail  de  ses  difiéfen- 
tes  villes  autant  de  fieiubourgs  de  sa  capitale;  la  Pman  réunit 
par  un  réseau  du  même  genre  les  États  de  rAllemagiie;  TAu- 
triche  se  rattache  la  Hongrie,  la  Bohême,  le  royaume  lombardo- 
vénitien  ;  la  Russie  s'en  sert  pour  effacer  les  im  menaes  distanees 
de  son  empire.  En  Amérique,  les  chemins  de  fér  auroot  à  la 
fois  facilité  et  ouvert  des  communicatiens  entre  desproviocei 
isolées;  ils  y  ont  été  construits  dans  des  proportions  gigantes- 
ques, comme  sur  un  sol  vierge  ;  et,  depuis  que  les  divenes  oon- 
pagnies  ont  confondu  leurs  intérêts,  une  seule  routa  eondvl 
de  Porismouth  {New-Hampshire  )  à  la  Nouvelle-Orléaas,  sur 
un  espaee  de  dix-huit  cents  milles  sans  interruptioii. 

Depuis  lors,  Stephenson  conçut  le  hardi  projet  d'établir  un 
chemin  de  fer  sur  un  hras  de  mer,  en  le  faisant  passer  au  tra- 
vers  d*un  immense  tube  de  fonte.  En  somme,  il  a  sofli  de 
vingt-cinq  années  pour  créer  une  source  de  cheaninsde  fier  qui 
pourrait  faire  le  tour  du  globe. 

Là  encore  se  manifeste  Tutilité  delà  paix,  de  la  libaité  d'in- 
dustrie, delà  sdreté  des  relations.  Les  États-Unis  ne  ODomien* 
cèrent  qu'en  1817  lepreraier  canal  d'Érié  ;  et  au  cooameooament 
de  1843  ils  avaient  terminé  35,880  kilomètres,  tant  en  canaux 
qu'en  chemins  de  fer.  A  la  fin  de  1841 ,  on  parcourait  llbrancnt 
7,000  kilomètres  de  canaux  et  autant  de  nrtf^iM^a,  distribués 
sur  24,700  myriamètres  carrés,  peuplés  de  dix-huit  raillioas 
d'âmes.  La  Grande-Bretagne,  qui  a  commencé  de|Niis  «a 
siècle  ses  travaux  publics,  a,  sur  3,120  myriamètres  carrés, 
habités  par  vingt-sept  millions  d'Ames,  4,500  kilomètres  de 
canaux  et  4,000  de  chemins  de  fer;  la  France,  4,S50  kilomè* 
très  de  cahaux  et  1,750  de  chemins  de  fer  sur  5,377  myria- 
mètres, avec  une  population  de  trente-quatre  millions  dti^* 
tants.  Ces  deux  pays  ensemble,  avec  la  Belgique  et  la  Hollande, 
n'arrivent  donc  pas  à  égaler  les  travaux  faits  en  vingt«cinq 


APPLICATIONS.  341 

années  par  les  Américains  pour  leurs  voies  de  communication. 
Cependant  le  fer  est  rare  chez  eux,  car  ils  doivent  tirer  les 
barres  d'Angleterre;  la  main  d'ceuvre  est  chère,  et  les  capitaux 
peu  abondants  ;  mais  ils  ont  su  y  apporter  une  économie  extrême, 
et  s'occuper  de  Futilité  beaucoup  plus  que  de  la  beauté  des  cons* 
tructions. 

Les  voitures  à  vapeur  sont  encore  une  intention  récente  ;  on 
peut  donc  y  espérer  des  améliorations  qui  obvieront  aux  dan- 
gers les  plus  graves,  leur  feront  franchir  les  pentes ,  et  parcou- 
rir des  courbes  d*un  faible  rayon  ;  elles  ne  seront  éminemment 
sociales  qu'autant  qu'elles  pourront  être  employées  sur  les  rou- 
tes ordinaires,  et  servir  même  aux  particuliers. 

On  a  fait  beaucoup  de  recherches  sur  l'effet  de  la  vapeur  en- 
gendrée  par  d'autres  liquides,  ou  sur  les  gaz  permanents  soumis 
à  l'action  de  la  chaleur.  Une  machine  mue  par  l'acide  carboni- 
que a  fonctionné  à  Londres,  dans  le  Tunnel,  sous  la  direction  de 
Fingénieur  Brunel;  mais  l'économie  qu'elle  procurait  ne  com- 
pensait pas  même  le  prix  des  métaux  qu'elle  usait.  Il  paraît  en 
outre  que  les  vapeurs  qui  proviennent  des  liquides  exigent  une 
quantité  de  chaleur  égale  pour  produire  la  même  force  motrice, 
et  que,  par  suite ,  ce  n'est  pas  la  peine  de  changer,  du  moins 
en  grand,  le  liquide  qui,  ne  coûtant  rien,  comme  Peau,  est 
commun  partout,  et  généralement  répandu  '. 

Ainsi  l'homme  puise  dans  un  réservoir  intarissable  et  univer- 
sel une  force  motrice  beaucoup  plus  considérable  que  celle  qui 
est  nécessaire  pour  obtenir  le  charbon  et  l'eau  qui  la  produit, 
ce  qui  assure  son  empire  sur  le  globe. 

Que  dire  des  étonnantes  applications  de  la  vapeur  aux  maclii- 
nes  ?  En  1792,  on  calculait  que  toutes  les  machines  qui  existent 
en  Angleterre  faisaient  le  travail  de  dix  millions  d'hommes; 


'  Ceci  n'est  pas  exact  :  les  liquides  dont  le  point  d'ëboIKtion  est  peu 
élevé,  s'ils  sont  plus  cbere  que  l'eaa ,  n'exigent  pas  autant  de  combus- 
tible pour  produire  la  même  force  expansive.  Ainsi ,  on  a  fait  tout  ré- 
cemment à  Tonkm  Fessai  d'an  navire  mn  par  la  vapeur  d'éther,  et  cet 
cKai  a  parfaitement  rénssi  :  il  donne  une  économie  de  plus  d*un  tiers  sur 
le  combustible. 

21 


14S  APPUCATIONS. 

en  I8ST,  es  diiftre  É'âevatt  h  deai  cents  millions;  à  quatre 
eenls,  en  18SS.  Dans  les  filatores,  les  broches  qni  faisaient  cin- 
quante toms  à  la  minute  en  font  aujourd'hui  huit  mille.  Dans 
une  seule  ftibrique«  à  Manchester,  on  en  fait  fonctionner  cent 
trente-six  mille,  qui,  en  travaillant  ensemble,  filent  par  semaine 
un  million  deux  cent  mille  écheveaux  de  coton.  A  New-Lanark, 
Owen  produit  par  jour,  avec  deux  mille  cinq  cents  ouvriers,  au- 
tant de  fil  qu*il  en  ft udralt  pour  fii ire  deux  fois  et  demi  le  tour  da 
globe.  La  /eiuiy-mtitf  tire  d*une  livre  de  coton  un  fil  de  dn- 
quante-trois  lieues  de  longueur,  ce  que  ne  pourrait  ftire  la 
main  la  plus  habile.  Dans  le  seul  comté  de  Lancastre,  on 
fournit  chaque  année,  aux  manufactures  de  calicots,  autant 
de  fil  qu'en  pourraient  préparer  avec  le  fomau  vingt  et  un  mil- 
lions de  fileoscs. 

En  résumé,  la  vapeur  donne  déjà  la  force  de  dix  millions  de 
dievanx  ou  de  soixante  millions  d*hommes;  et  pourtant  elle 
n*est  encore  qu'à  aes  débuts.  Depuis  1814 ,  l'application  en  a 
été  &lle  à  la  presse;  ce  fot  d'abord  pour  l'impression  du  jou>- 
imI  animais  fe  TUnes,  ce  qui  donna  im  tirage  de  10,000  ftnHes 
à  l'heure,  célérité  qui  répond  à  cette  fièvre  impatiente  que  notre 
époque  ressent  pour  les  nouvelles.  Il  est  une  infinité  d'ouvrsf^ 
qui  ne  pourraient  absolument  s'exécuter  sans  la  vapeur.  H 
faut  aux  mines  de  Gomouaillei  cinquante  mille  chevaux  pour 
en  retirer  l'eau,  c'est-à-dire  tnds  cent  mille  hommes  ;  une  seolt 
mhie  de  cuivre  y  emploie  une  machine  à  vapeur  d'une  puis- 
aanee  de  plus  de  trois  cents  chevaux,  et ,  pendant  vingt-quatn 
heures  qu'elle  opère  sans  relâche ,  elle  exécute  le  travail  d'un 
millier  de  chevaux. 

L'homme  est  donc  arrivé  désormais,  avec  l'aide  de  la  vapeur, 
h  dessécher  des  marate,  à  tarir  des  puits  et  des  mines,  à  faire 
jaillir  des  fontaines ,  à  distribuer  Teau,  dans  des  villes  comme 
Paris  et  Londres,  aux  étages  les  plus  élevés.  Il  construit,  il 
domine  les  mers  et  les  vents,  il  parcourt  la  terre  avec  une  vé- 
locité impossible  aux  moteurs  animaux  ;  il  creuse  des  ports  et 
des  canaux ,  et  il  dirige  des  fleuves  ;  il  pourra  couper  des  mon» 
tagnes  et  combler  des  vallées ,  fendre  les  isthmes  qui  joignent 
et  séparent  les  grands  continents,  rattacher  à  de  grands  ccntrfi 


APPtlGATlOHS.  343 

les  populations  dlstéminées.  En  un  mot,  rhomme  se  rappro- 
che chaque  Jour  davantage  de  rhomme,  et  s*empare  de  la  sur- 
fine de  ce  glohe.  Qui  sait  s'il  ne  pourra  point,  par  la  suite,  y 
pénétrer  plus  a?ant  ?  Comme  agent  physique  et  chimique ,  la 
vapeur  est  employée  dans  une  foule  d'opérations ,  comme  le 
blanchiment ,  le  tannage ,  la  teinture,  le  chauffage  des  apparte- 
ments, la  concentration  de  la  gélatine  et  desnrops,  la  purifi- 
cation des  matières  animales  et  des  métaux.  En  un  mot,  elle 
poonra  devenir  l'agent  le  plus  puissant  de  la  technologie  mo- 
derne. 

Source  de  richesse  dans  la  paix,  elle  pourra  être  dans  Ta  guerre 
un  auxiliaire  formidable.  Déjà  les  troupes  peuvent  se  transpor- 
ter rapidement,  ce  qui  diminue  la  nécessité  d'en  entretenir  un 
aussi  grand  nombre  sur  pied  et  de  multiplier  les  garnisons.  Les 
sièges,  et  les  batailles  sur  mer  et  sur  terre,  changeront  peut-être 
de  caractère  au  moyen  de  ces  agents.  Si  Perkins  a  tenté  vaine- 
ment d'appliquer  la  vapeur  aux  projectiles,  son  système  ne 
pouvant  servir  que  pour  des  boulets  pesant  moins  de  quatre 
livres,  Madelaine  a  proposé  de  faire  opérer  des  volants  dont  les 
balles,  à  la  fois  fortes  et  élastiques,  lanceraient  l'un  après  l'autre 
des  projectiles  pesant  jusqu'à  huit  kilogrammes,  pour  repousser 
les  attaques.  Peut-être  parviendra-t-on  à  s'en  servir  pour  donner 
à  rartillerie  l'agilité  qui  lui  est  si  nécessaire,  ou  pour  lancer 
contre  l'ennemi  des  masses  qui  en  rompraient  l'ordonnance, 
comme  les  chars  armés  de  faux  des  anciens. 

L'application  de  la  vapeur  est  la  plus  grande  œuvre  de  notre 
siècle,  et  peut-être  n'est-elle  pas  la  dernière.  L'invention  des 
chemins  de  fer  à  propulsion  atmosphérique ,  par  Samuel  Clegg 
et  Samuda,  (bit  disparaître  les  plus  grandes  difRoultés,  et  écarte 
les  dangers  de  ce  genre  de  locomotion.  Enfin  l'éleclriclté  et  le 
magnétisme  se  trouvent  partout  dans  la  matière  à  l'état  latent, 
et  la  science  cherche  déjà  à  en  tirer  parti  pour  se  créer  un  mo- 
teur  nouveau  et  d'une  extrême  puissance. 


344  PHILOSOPHIE. 


PHILOSOPHIE. 


Depuis  Descartes,  la  philosophie  se  trouvait  avoir  reculé  vers 
le  doute  et  le  niatériaUsme.  L*école  anglaise  de  Locke  devint  po- 
pulaire ,  d'autres  diront  vulgaire,  en  raison  de  cette  confiance 
avec  laquelle  elle  explique  les  &it8  intellectuels,  en  sautant  à 
pieds  joints  par-dessus  toutes  les  difficultés.  Il  n%  a  pas  d*idées 
innées,  nous  dit  Locke;  toutes  dérivent  des  sens  et  de  la  réflexion. 
Mais  comment  l'idée  de  substance  peut-elle  venir  des  sens? 
Locke,  au  lieu  de  s'attacher  à  ce  problème,  nia  l'existence  de 
cette  idée ,  parce  qu'il  ne  pouvait  la  déduire  des  sens. 

Le  vulgaire  accepta  aveuglément  ses  assertions  ;  mais  d'Alem- 
bert ,  qui  pourtant  le  proclamait  le  Newton  de  la  métaphysique, 
s'aperçut  que  deux  choses  restaient  à  expliquer.  SI  les  sensa- 
tions sont  des  modifications  intérieures  de  l'esprit,  comment  se 
fait-il  qu'elles  nous  semblent  être  dans  les  corps  ?  Gomment  pen- 
sons-nous ce  qui  est  en  dehors  de  nous?  Les  sens  nous  offrent 
en  outre  diverses  sensations  indépendantes  :  or,  de  quelle  ma- 
nière l'esprit  les  rapporte-t-il  à  m  sujet  unique?  Lorsque  je 
manie  une  boule  de  neige,  je  sens  le  froid  ,  la  résistance,  la 
pesanteur  :  comment  ces  trois  qualités  distinctes  se  réunissent- 
elles  dans  l'idée  complexe  d'une  boule  de  neige? 

Objections  fondamentales,  devant  lesquelles  on  s'étonne  que 
l'on  ait  pu  nier  l'idée  de  substance,  et  confondre  les  sensations 
extérieures  avec  les  jugements  qui  s'y  mêlent. 

Condillac  (  1715-1780  )  prétendit  expliquer  les  difficultés  sou- 
levées par  d'Alembert  ;  mais  il  ne  les  comprit  même  pas,  parce 
qu'il  prenait  pour  point  de  départ  la  nuitière  de  la  connaîssanee, 
et  non  la  forme.  On  connaît  l'hypothèse  de  la  statue,  à  laquelle 
le  philosophe  attribue  successivement  les  divers  sens.  L'odorat, 
la  vue,  l'ouïe,  le  goût,  ne  suffisent  pas  pour  assurer  la  statue 
qu'il  existe  quelque  chose  en  dehors  d'elle  ;»mais  le  toucher  lui 
donne  le  sentiment  de  solidité,  qui  est  comme  le  pont  à  l'aide 
duquel  Tintelligence  passe  hors  d'elle-même,  et  arriveà  se  rendre 


PHILOSOPHIE  3-15 

compte  de  reûscenee  des  corps.  Condillac  supprima  la  très-pe- 
tite part  que  Locke  avait  laissée  à  la  réflexion,  réduisit  tout  aux 
sens;  la  psychologie  devint  avec  lui  une  branche  de  la  zoologie. 
L'homme  ne  forme  plus  qu'un  anneau  dans  la  chaîne  des  êtres  ; 
ses  facultés  ne  sont  que  le  développement  varié  d*une  pre- 
mière sensation.  L'attention  est  la  perception  de  l'objet  pré- 
senté par  les  sens  ;  si  elle  est  double,  elle  s^appelle  comparaison  ; 
si  Tobjet  de  l'attention  est  éloigné,  c'est  la  mémoire.  Sentir 
la  différence  et  la  ressemblance  de  deux  objets,  c'est  le  juge- 
ment ;  une  suite  de  jugements  constitue  la  réflexion  ;  déduire  un 
jugement  d'un  autre  qui  le  renferme,  c'est  raisonner,  c'est-à-dire 
qu'on  ne  peut  raisonner  sans  sensation  ;  et  l'ensemble  de  toutes 
ces  facultés  se  nomme  entendement.  Si  Ton  considère  les  Sen- 
sations en  tant  qu'agréables  ou  désagréables ,  on  a  la  genèse  des 
facultés  qui  se  rapportent  à  la  volonté,  laquelle  n'est  que  le  désir 
rendu  permanent  par  l'espoir.  La  réunion  de  toutes  les  facultés 
relatives  à  l'intelligence  ou  à  la  volonté  constitue  la  pensée , 
qui,  en  conséquence,  est  engendrée  par  la  sensation. 

Cette  unité  parut  une  merveille.  Il  sembla  que  c'était  chose 
merveilleuse  que  d'effacer  le  sujet ,  et  de  réduire  les  facultés 
même  les  plus  actives  de  l'âme  à  un  seul  principe  passif.  Rai- 
sonneur superûciel,  Condillac  ignore  tout  à  fait  l'idée  de  cause  ; 
il  croit  à  la  sensation ,  mais  il  ne  se  demande  pas  comment  elle 
est  perçue.  U  parle  sans  cesse  des  transformations  que  subit  la 
sensation,  mais  sans  nous  dire  comment  ce  phénomène  s'opère , 
et  d'où  procède  ce  nouvel  élément.  Si  c'est  la  sensation  qui  per- 
çoit, (|uijuge,  abstrait,  se  perpétue ,  ne  serait-elle  pas  synonyme 
à  la  fois  du  mot  dute?  La  naissance  simultanée  de  la  parole  et  de 
la  pensée,  déjà  indiquée  par  Locke,  en  passant,  fut  reproduite 
par  Condillac  :  ce  sont  les  mots  qui,  selon  ce  dernier,  donnent 
naissance  à  la  réflexion,  à  l'abstraction,  au  raisonnement ,  en 
vertu  de  quoi  l'intelligence  de  l'homme  surpasse  celle  des  ani- 
maux. Certes  la  parole  forme  bien  une  condition  essentielle  de 
cette  supériorité,  mais  elle  n'en  est  pas  la  cause  originelle;  et 
Condillac,  qui  attribue  tous  les  progrès  à  l'habileté  avec  la- 
quelle nous  nous  sommes  servis  du  langage,  ne  s'enquiert  pas 
(Lqù  cette  habileté  nous  est  venue. 

21. 


246  PHILOSOPHIE. 

Le  sensualisme  était  porté  en  Angleterre  à  ses  dernières  eonsé- 
quences  avec  plus  d*espnt  et  de  résolution.  L*axiome,  Tout  tffd 
a  une  cause^  est  impossible  à  déduire  de  Texpérience,  qui  nous 
présente  des  &its  isolés,  maïs  jamais  la  connexion  qui  existe  en- 
tre  eux  et  leur  cause ,  encore  moins  leur  nécessité.  Au  lieu  doue 
d*en  conclure  qu*il  existe  en  dehors  des  sens  une  autre  source 
de  connaissances,  Hume  aima  mieux  établir  Paxionne  de  Fha- 
bitude;  et,  pour  ne  pas  douter  du  jugement  arbitraire  d^un  phi- 
losophe, il  supposa  tout  le  genre  humain  en  erreur,  et  supprima 
le  fondement  le  plus  général  de  l'activité  humaine.  L'idée  de 
cause  supprimée ,  tous  nos  jugements  tombent  ;  car  nous  ne  pou- 
vons expliquer  les  phénomènes  qu'en  y  appliquant  cette  notion, 
qui  seule  nous  permet  de  croire  à  l'existence  des  corps  car  nous 
croyons  en  tant  qu'ils  sont  la  cause  de  nos  sensations.  Les  no* 
lions  morales  ne  se  soutiennent  pas  davantage;  car  l'homme, 
d'après  ce  système,  nie  peut  plus  être  mû  que  parllntérêl  per- 
sonnel; et  tout  motif  rationnel  manquant  de  générosUé,  d'ab- 
négation ,  il  ne  reste  plus  que  le  doute.  L'idée  de  liberté  tombe 
aussi  »  car  un  choix  libre  sans  motifs  n'est  pas  possible;  et  le 
motif  ne  pourrait  être  qu'une  sensation  qui  entrafne  irrésisti* 
blement  la  volonté.  D'un  autre  cité,  les  sens  n'offrent  plus  un 
moyen  d'arriver  à  Dieu ,  si  l'on  cesse  de  le  considérer  eomme 
cause  ;  donc  plus  de  religion.  Il  n'y  a  point  de  philosophie  pos* 
sible  sans  connaître  le  rapport  qui  existe  entre  la  cause  et  les  ^• 
fets;  et  l'esprit  humain  est  capable  de  connaître  autre  chose  que 
certains  faits  qui  se  passent  en  lui-même ,  et  dont  il  se  souvient 

Berkeley  était  arrivé  par  une  autre  voie  à  la  même  négation. 
Les  substances  ne  peuvent  nous  être  connues  que  par  les  quali- 
tés qui  leur  sont  inhérentes.  Or,  nous  ne  pouvons  concevoir 
aucune  qualité  comme  inhérente  aune  substance  matéridie; 
le  monde  extérieur  n'est  rien  qu^ln  phénomène,  et  il  ne  nous 
est  donné  de  percevoir  que  des  idées.  Tous  ces  ordres  de  sen- 
sations ne  sont  que  des  signes  conventionnels ,  des  mots  d'une 
langue  dans  laquelle  nous  parle  Dieu,  qui  est  la  seule  cause 
efficiente.  Comme  Berkeley  n'admet  que  les  idées,  son  système 
fut  appelé  idéalisme  ;  mais  il  vaudrait  mieux  le  nommer  idéisme. 

Telles  furent  les  eonséquences  logiquesde  la  doctrine  de  Locke; 


PHILOSOPHIE.  247 

le  lens  comman  s*en  effraya ,  et  se  mit  à  examiner  Ferrear  et  à 
cbereher  un  remède.  L'Écossais  Thomas  Reid  (1710-1790). 
esprit  solide,  y  opposa  la  doctrine  du  sens  commun,  et  les 
pdncipes  indépendants  de  Péducation.  La  philosophie  ne  doit 
pas  prétendre  expliquer  les  causes  et  les  substances ,  attendu 
que  nous  ne  pouvons  connaître  de  la  réalité  que  les  faits  ou  les 
phénomènes  que  nous  obsenrons,  et  que  nous  devons  nous 
contenter  de  bien  décrire.  Parmi  les  faits ,  les  uns  tombent  sous 
les  sens,  d^antres  sont  l'objet  des  perceptions  intimes;  les  pre- 
miers r^ardent  la  physique,  et  les  seconds  la  philosophie; 
il  se  trouve  dans  l'esprit  humain  quelques  vérités  fondamentales, 
indépendantes  de  Texpérience,  d'après  lesquelles,  non^seule- 
ment  le  vulgaire,  mais  les  philosophes  eux-mêmes,  raisonnent 
et  soht  contraints  de  raisonner,  s'ils  veulent  être  compris.  L'un 
de  ces  axiomes  est  la  véracité  du  témoignage  des  sens  ;  l'autre , 
qu'il  n'y  a  point  d'effets  sans  cause  efficiente.  Partant  de  là , 
nous  acquérons  la  notion  des  corps  au  moyen  de  Vfmpresston 
que  ceux-ci  font  sur  nos  organes,  de  la  sensation  qui  en  résulte 
dans  notre  âme,  de  la  perception  de  l'existence,  et  des  qualités 
sensibles  de  ces  corps.  Comme  la  sensation  ne  peut  être  cause 
de  la  perception  de  l'existence  d'un  corps ,  il  fout  bien  admettre 
dans  l'esprit  une  activité  innée  qui  le  porte  à  juger,  par  la  vole 
delà  sensation,  l'existence  du  monde  extérieur. 

Reid  entreprit  donc  de  fortifier  les  principes  du  sens  com- 
mun contre  la  philosophie,  qui  prétendait  l'anéantir.  Mais,  en 
voulant  que  la  sensation  dif^re  de  la  perception ,  il  enlève  la 
certitude  à  la  connaissance,  et  retombe  dans  l'i^/^^me  qu'il 
voulait  combattre.  H  croit  que  la  sensation  est  précédée  par  le 
jugement,  à  l'aide  duquel  on  la  reconnaît  et  on  la  distingue  ;  et 
que  la  première  opération  de  l'esprit  est  la  synthèse ,  et  non 
Tanalyse.  Mais,  s'il  combattait  ainsi  les  partisans  de  locke,  Il 
ne  voyait  pas  que  le  jugement  même  suppose  une  idée  simple, 
générale,  puisqu'on  ne  peut  juger  qu'une  chose  existe  sans 
avoir  une  idée  de  son  existence  ;  si  tel  objet  perçu  existe  dans 
la  réalité,  les  idées  générales  n'ont  d'existence  que  dans  l'espnt  : 
il  manquait  donc  à  Reid  un  moyen  de  les  expliquer.  Dugald 
Çtewart  (1753-1828)  crut  plus  à  propos  4^  les  nier,  et  d'afQr- 


248  PHILOSOPHIE. 

mer  qu'elles  ne  sont  que  des  noiss.  Il  ne  s*aperçut  {mis  que  les 
noms  ne  peuvent  expliquer  Tacte  par  lequel  Tesprit  imagiiie 
des  êtres  possibles ,  et  en  plus  grand  nombre  que  tous  les  êtres 
•qu*il  a  perçus  par  les  sens  :  c'est  à  quoi  ne  suffisent  pas  non  plus 
les  notions  des  qualités  perçues  dans  les  individus  mêmes,  et 
qui  leur  sont  adhérentes  ;  il  faut  que  Tesprit  conçoive  ses  qua- 
lités en  elles-mêmes ,  c'est-à-dire  isolées  des  individus»  et  sim- 
plement comme  possibles.  Les  signes  ne  sont  pas  non  plus 
suffisants  pour  expliquer  comment  on  arrive  aux  vérités  géné- 
rales, lorsqu'on  n'admet  pas  que  ces  vérités  soient  quelque 
chose  de  réel.  Ainsi  le  problème  de  l'origine  des  idées  générales 
n'est  pas  résolu  par  l'école  écossaise. 

En  Allemagne  aussi ,  l'on  vit  les  disciples  de  Leibnitz  et  de 
Wolf  se  laisser  supplanter  par  l'empirisme  de  Locke,  préfé- 
rant la  variété  des  applications  à  l'unité  du  principe.  Mais  ce 
scepticisme  provenait  moius  de  la  conviction  que  du  vide  qu  iis 
trouvaient  dans  le  dogmatisme.  Ils  sentaient  donc  qu'il  était 
temps  de  changer  de  route,  si  l'on  voulait  arriver  à  la  certitude. 
C'est  ce  que  fit  Emmanuel  Kant,  de  Kœnigsberg  (1724-1801), 
qui  réalisa,  avec  plus  de  résolution  que  personne,  cette  idée  des 
modernes,  que  l'objet  unique  de  la  philosophie  est  Fesprit  humaio 
en  lui-même,  isolé  de  tout  ce  qu'il  touche,  réfléchit  et  suppose. 

Mais,  loin  que  la  vérité  ait  brillé  tout  à  coup  à  ses  yeux,  nous 
.trouvons  sa  doctrine  enchaînée  à  celle  de  ses  prédécesseurs, 
dont  elle  semble  un  corollaire.  Lorsque  Descartes  posa  le  pro- 
blème fondamental ,  Puis-je  savoir  quelque  chose  ?  Que  ptas- 
ie  savoir?  il  dit  que  les  sens  nous  trompent  si  bien,  que  nous  qe 
pouvons  ^e  douter  des  choses  extérieures ,  etque  la  seule  cbo6e 
dont  nous  puissions  être  assurés,  c'est  de  n'être  sûrs  de  rieo. 
.  Cependant,  en  même  temps  qu'il  doute  de  tout,  il  ne  peut 
douter  de  sa  propre  existence,  c'est-à-dire  que  l'être  qui  doute 
n'existe.  Il  établit  donc  cet  axiome  fondamental  i  Je  pense, 
donc /existe.  L'existence  de  l'âme  est  donc  plus  certaine  pour 
lui  que  celle  du  corps;  l'idée  de  l'existence  est  nécessairement 
comprise  dans  celle  de  l'être  parfait;  Dieu  existe  donc  ceriai- 
.nement  ;  et  comme  il  ne  peut  être  que  vrai ,  il  n'a  pu  vouloir 
uous  abuser  :  les  corps  existent  donc. 


PaiXOSOPUIB.  219 

CesX  aiDsi  que  ce  grand  apôtre  du  doute  prend  pour  point 
de  départ  un  acte  de  foi;  mais  il  cessa  d'observer  la  conscience, 
après  y  avoir  vu  seulement  la  pensée  ;  et  il  ne  fonda  pas  du 
même  coup  l'autorité  de  la  conscience  et  celle  de  la  raison  pure. 
Alats  ce  qu'il  faut  chercher  de  préférence  dans  les  inventeurs , 
e'est  la  méthode,  qui  survit  même  aux  vices  de  Tapplicatiou. 
Descartes  avait  donné  l'exemple  de  déduire  toute  la  métaphy- 
sique d'une  donnée  psychologique  :  il  fallait  pousser  plus  loin 
que  lui  l'observation  de  la  conscience,  et,  avant  de  tirer  les 
déductions,  reconnaître  toutes  les  croyances  qu'on  nous  pré- 
sente comme  aussi  nécessaires  que  l'existence  de  la  pensée 
même.  Ce  fut  la  tâche  que  se  proposèrent  les  Écossais,  qui 
s'efforcèrent  de  compléter  la  pliilosophie  par  la  méthode  :  ils 
n*inventent  pas,  mais  ils  sapent  Terreur;  ils  nient  comme 
Locke,  mais  ils  arrivent  aussi  à  quelques  afCrmations.  Kant, 
ayant  trouvé  faibles  leurs  arguments,  reprit  le  problème  de  la 
connaissance  au  point  où  l'avaient  laissé  Berkeley  et  d'Alem- 
bert.  Il  commença  par  afûrmer  la  nécessité  d'une  science  qui 
explique  la  possibilité  de  l'expérience  extérieure.  Mais  cette 
science  résultera-t-elle  des  seules  notions  fournies  par  l'expé- 
rience? ou  en  existe-t-il  qui  soient  indépendantes  des  sensations, 
et  qui  ne  soient  produites  que  par  l'intelligence? 

Kant  admit  comme  base  que  toutes  nos  connaissances  ont 
pour  point  de  départ  l'expérience  ;  mais  il  afQrma  que  la  con- 
naissance à  priori  est  nécessaire  et  uni^rselle.  Dans  toute 
proposition  il  y  a  un  élément  général  et  logique ,  et  des  élé- 
ments particuliers,  variables,  accidentels.  Lorsqu'on  dit  un 
assassinat,  on  suppose  un  meurtrier  et  une  victime;  les  cir- 
constances varient,  l'instrument  diffère;  mais  reste  le  principe 
général  que  tout  assassinat  provient  d'un  assassin ,  et  un  plus 
général  encore,  que  tout  accident  a  sa  cause.  Celui  dont  il  est 
question  serait  la  forme,  les  autres  la  matière,  La  matière , 
mais  non  la  forme,  provient  du  dehors;  la  forme  résulte  do 
Tintérieur  du  sujet;  les  connaissances  sont  donc  ou  subjectives 
ou  objectives.  Mais  comme  la  matière  n'entre  dans  la  connais* 
sance  réelle  que  par  la  forme ,  l'objectif  ne  nous  est  connu 
que  par  le  subjectif.  Il  faut  dans  l'étude  philosophique  partir 


9  1 

^  i 

I 


2Ô0  PHILOSOPHIE. 

de  la  pensée,  de  la  forme,  et  non  de  Tobjeelif.  La  métaphy. 
tique  change  donc  de  point  de  départ.  Il  en  résulte  que  ni  te 
sensualisme  ni  Tidéologie  ne  peufent  se  soutenir,  attendu 
qu'ils  vont  de  la  matière  à  la  forme ,  de  Fobjet  au  sujet,  de  Vkn 
à  la  pensée,  de  Pontologie  à  la  psychologie. 

Les  sensations  sont  l'élément  matériel  de  la  sensibnité;  le 
temps  et  Tespace ,  formes  de  nos  perceptions ,  en  sont  rélémnit 
formel.  L'entendement  réunit  les  matériaux  fournis  par  Texpé- 
rlence ,  à  Faide  des  catégories  qui  établissent  le  rapport  de  la 
matière,  aux  eonceptions  Indépendantes  de  l'expérience;  f^ 
ces  catégories ,  réunies  à  la  forme  des  perceptions  sensibles , 
donnent  les  principes  constitutifs  de  l'entendement.  I^otre 
esprit,  ou  divise  l'idée  en  plusieurs  parties,  ce  qu'on  appelle 
analyse,  ou  réunit  ces  parties  en  une  idée,  ce  qui  est  la  syn- 
thèse. Par  les  Jugements  analytiques,  nous  attribuons  au  sujft 
un  prédicament  qui  lui  est  inhérent  et  essmtiel,  comme  lors- 
qu'on dit  :  Le  triangle  est  une  figure  de  trais  côtés;  par  les 
jugements  synthétiques,  le  ^rédicament  est  quelque  chose  de 
plus  que  ce  qui  se  conçoit  dans  le  sujet,  comme  lorsqu'on  dit  : 
Le  ciel  est  serein.  Le  jugement  analytique  suppose  le  jugement 
synthétique  déjà  foit,  attendu  qu'on  ne  décompose  que  ee  qui 
est  déjà  composé.  En  portant  son  attention  sur  les  jugements 
synthétiques,  l'on  trouve  que  les  uns  ont  pour  base  Texpérience 
{empiriqîtes)y  et  que  d'autres  se  forment  a  priori.  Les  pre- 
miers s'opèrent  sans  difficulté,  mais  Fappui  de  Texpérienre 
manque  aux  jugements  a  priori.  Or,  d'où  proviennent  les  pré* 
dicaments  de  ces  jugements  ?  Les  sens  ne  nous  les  fournissent 
pas;  nous  sommes  donc  forcés  de  les  tirer  de  nous-mêmes,  et 
d'admettre  en  conséquence  qu'il  existe  en  nous  une  énergie 
merveilleuse ,  d*où  émanent  les  prédicaments  de  l'espèce  des 
choses.  Ces  prédicaments,  qui  existent  en  nous  a  priori,  doivent 
être  et  nécessaires  et  universels.  La  philosophie  dmt  donc  s'ap- 
pliquer à  énumérer  ces  prédicaments,  sans  lesquels  les  objets 
perçus  par  nous  n'existeraient  pas ,  et  à  décrire  la  manière  dont 
notre  esprit  applique  ces  prédicaments  aux  objets,  et  en  forme 
les  objets  de  ses  connaissances. 
.   Il  fallut  par  conséquent  entreprendre  la  critique  générale 


PHIL080PH».  2Àf 

tant  àé  la  fiiaoD  théorique  que  de  la  rakon  pratique ,  et  d^une 
iroisièfiie  qui  établit  l'aUiance  de  la  première  avec  la  seconde. 
Locke»  voyant  que  eertaines  idées  dérivent  des  sensations ,  en 
conelat  que  les  sensations  étaient  la  source  de  toutes  les  idées  ; 
Kant ,  Toyant  que  quelques-unes  ne  peuvent  en  dériver,  conclut 
que  les  idées  ne  sont  pas  fournies  par  les  sens  :  avec  le  premier 
on  arrive  à  nier  toute  vie  intellectuelle  en  dehors  des  sens,  et 
ToQ  va  droit  an  matérialisme.  Rant,  fusant  une  réaction  puis- 
sante, reeonnatt  une  révélation  de  la  conscience,  indépendante 
des  sens  :  lés  idées ,  selon  lui ,  viennent  toutes  de  Téxpérience; 
mais  l>xpérience  ne  suffit  pas  pour  les  expliquer  toutes.  Après 
avoir  nié  la  causalité,  Hume  arrivait  à  déclarer  la  métaphysique 
impossible  comme  science.  Kant  accepta  cette  décision ,  at- 
tendu que  notre  savoir  ne  s*étend  pas  au  delà  des  limites  de 
Texpérienee;  mais  il  ajouta  que  la  métaphysique  est  un  fait, 
comme  disposition  naturelle  de  notre  esprit.  En  effets  en  voyant 
les  phénomènes  s'enchaîner,  nous  sommes  portés  naturelle- 
ment à  rechercher  si  le  monde  a  eu  un  commencement,  s'il  a 
one  limite  par  rapport  à  l'espace,  s'il  y  a  des  corps  indivisibles? 
L'expérience  n'a  pas  de  réponse  à  ces  questions  :  d'où  il  résulte 
que  notre  esprit  tend  à  en  outre-passer  les  limites.  11  est  certain 
encore  que ,  dans  la  solution  de  pareils  problèmes,  hi  raison 
arrive  à  des  conclusions  contradictoires. 

D'où  provient  donc  cette  iUusion  traïueendantak  ^  par  la- 
quelle la  raison  est  contrainte  d'établir  une  réalité  au  delà  du 
sensible?  D'où  natt  le  conflit  de  la  raison  avec  elle-même,  lors- 
qu'dle  condut  tantdt  que  le  monde  est  limité,  tantdt  qu'il  ne 
l'est  pas;  tantdt  qu'O  est  étemel ,  tantôt  qu'il  est  temporaire? 

Kant  se  met  en  conséquence  à  rechercher  l'origine  de  la  mé- 
taphysique naturelle,  et  montre  que  la  raison  est  la  faculté  de 
déduire  des  conséquences  particulières  de  principes  généraux. 
Or,  la  conséquence  de  tout  raisonnement  peut  être  considérée 
comme  un  condUUmnd  d'où  l'on  remonte  à  un  principe  qui 
est  la  conséquence  d'un  autre  raisonnement,  jusqu'au  moment 
où  Ton  est  forcé  de  s'arrêter  à  un  absolu  ou  à  un  inamdilUmnA 
qui  a  sa  base  dans  l'essence  de  la  raison  même,  et  qui  devient 
le  fondement  de  toute  unités 


952  PHILOSOPHIE. 

Après  avoir  admis  que  la  sensivité n'ocre  que  des  pereepdons 
simples ,  Kant  l'exclut  du  domaine  philosophique;  et  la  raisoD 
pure  se  réduit  par  là  à  de  simples  possibles.  Les  idées  de  Dieu, 
d*âme,  de  bien  et  de  mal,  dépassant  le  cercle  de  l'expérienee, 
sont  donc  destituées  de  valeur  réelle ,  c'est-à-dire  qu'elles  ne 
peuvent  pas  être  contrôlées  expérimentalement  Kant,  se  refu- 
sant à  cette  conclusion ,  fut  contraint  de  s'oriœter  dans  la  na- 
ture, et  de  repousser  les  conséquences  de  son  propre  systènie, 
en  réédifiant  par  la  force  de  la  volonté  ce  qu'il  détruisait  par  la 
force  de  la  raison.  Il  eut  donc  recours  à  la  raison  pratique,  qui 
a  pour  objet  le  bien  et  le  mal;  et,  après  avoir  proscrit  i'absola 
dans  l'intelligence,  il  songe  à  le  réintégrer  dans  la  morale.  La  vo- 
lonté se  détermine  par  un  élément  matériel  et  par  un  élément 
formel,  c'est-à-dire  par  des  motifs  qui  agissent  sur  la  sensibilité, 
et  par  des  motifii  désintéressés  qui  se  rattachent  seulement  à  la 
raison  pure ,  et  qui  se  refusent  à  cet  impérafi/  catégorique  : 
j4gîr  selon  une  régie  qui  puisse  être  regardée  comme  loi  gêné* 
raie  des  êtres  raisonnables. 

Kant  crut  pouvoir  suppléer  ainsi  à  l'imperfectioD  des  mé- 
thodes précédentes;  et,  se  proposant  de  combiner  le  principe 
sensualiste  de  Bacon  avec  le  principe  idéaliste  de  Leibnttz ,  iJ  a 
le  mérite  d'avoir  mieux  distingué  que  tout  autre  philosoplw 
moderne  le  sentiment  de  l'intelligenoe,  la  perception  des  idées, 
etd*avoir  vu  que  toutes  les  opérations  de  l'entendement  peuvent 
se  réduire  à  des  jugements  ;  par  conséquent ,  qu'il  allait  avant 
tout  scruter  les  fonctions  du  jugement.  Il  exposa  ses  idées  dans 
une  forme  bizarre,  hérissée  de  néologismes  et  de  formules.  Mais 
dans  ces  analyses  rigoureuses,  dans  ces  distinctiiNis  infinies, 
véritable  algèbre  de  l'intelligence,  on  aperçoit  plutôt  l'enthoo* 
sîaste  qui  veut  paraître  un  homme  extraordinaire,  que  le  tran- 
quille investigateur  de  la  vérité  ;  on  voit  Tesprit  orgueilleux,  qoi 
se  considère  comme  au-dessus  de  cette  pauvre  humanité,  jouet 
du  hasard  et  de  l'illusion.  Ce  fut  en  vain  qu'il  se  flatta  de  ren- 
verser  par  la  critique  le  véritable  scepticisme.  En  plaçant  la  loi 
suprême  de  la  nature  dans  les  seules  fietcultés  de  notre  intel- 
ligence ,  il  chancelle;  de  plus ,  nos  facultés  ne  peuvent  atteindre 
à  la  connaissance  des  causes  et  des  effets   réservés  à  Tintuition 


PHILOSOPHI^.  3.V3 

eipériineotale.  Esprit  très-pénétrant,  admiré  et  rarement  lu, 
faux  dttus  Tensemble,  il  servit  la  vérité  par  ses  nombreux  aperçus; 
ear  il  repoussa  Tempirisme  mesquin ,  et  dirigea  Tattention  sur 
les  éléments  simples  et  transcendants  de  nos  connaissances. 

U  porta  aussi  sa  pénétration  sur  Thistoire  :  De  même  que 
Copernic  a  trouvé,  a  t-il  dit,  que  le  soleil  est  le  centre  du  sys- 
tème planétaire,  on  finira  par  trouver  que  Thomme  est  le  centre 
du  système  moral.  Il  admettait,  en  effet,  une  loi,  un  but  à 
toutes  les  choses;  et  à  plus  forte  raison  pour  l'homme,  dont 
les  dispositions  Naturelles  doivent  se  développer  pour  une  fin , 
non  toutefois  dans  Tindividu,  mais  dans  l'espèce;  car,  en 
même  temps  que  les  individus  périssent ,  l'espèce  est  immor- 
telle ,  et  profite  des  améliorations  de  chaque  génération.  Or ,  le 
problème  le  plus  important  vers  lequel  la  nature  porte  l'homme, 
est  d'établir  une  société  civile  et  générale  qui  maintienne  le 
droit  et  la  liberté  de  chacun;  et  l'on  pourrait  composer  une 
histoire  universelle  sur  un  plan  de  la  nature  qui  aurait  pour 
objet  d'assurer  une  société  civile  parfaite.  Kant  posa  aussi  des 
limites  rigoureuses  entre  la  jurisprudence  et  les  autres  sciences 
qui  B*y  rattachent ,  et  il  y  introduisit  les  principes  tirés  des  for- 
mes de  la  pure  raison ,  ûisant  d'elle  ainsi  une  véritable  science. 
Mais  les  sopbismes  du  temps  et  les  idées  protestantes  le  con- 
dnisinDt,  comme  bien  d'autres,  à  constituer  le  système  de  la 
force,  c'est-à-dire  un  état  social  où  chacun  pût  être  réprimé 
dans  Tezercioe  de  ses  droits  de  manière  à  ne  pouvoir,  quand  il 
le  voudrait ,  nuire  à  ses  semblables. 

KjDt  resta  inconnu  à  sa  patrie  jusqu'au  moment  où  les  jour- 
naux se  mirent  à  le  prôner.  Reinhold ,  professeur  à  léna,  subs- 
titua à  la  phraséologie  technique  du  célèbre  philosophe  de  Ko« 
nisberg un  langage  plus  populaire.  Alors  une  tourbe  d'écoliers 
se  jeta  sur  les  tracesde  Kant,  et  en  exagérales  défauts.  Beaucoup 
de  philosophes,  sedonnantcommepartisansducH^Jcisme,  devin- 
rent dogmatiques  en  prétendant  analyser  toutes  les  fonctions;  et, 
négligeant  l'expérience,  ils  se  fourvoyèrent  dans  des  hypothèses 
transcendantes  et  ridicules.  Si  Kant,  malgré  sa  critique,  se 
vantait  d'établir  une  nomenclature  exacte  des  facultés  de  l'es- 
prit humain ,  ses  partisans  allèrent  jusqu'à  fixer  les  limites  de 

UI»T.  DE  CENT  ANS.   —  T.  IV.  22 


254  PHILOSOPHIB. 

Vesprit,  indiquèrent  les  bases  des  sciences  à  naflre ,  et  le  poiot 
auquel  il  était  permis  d*aspirer.  S*il  introduisit  des  termes  nou- 
veaux pour  rendre  des  idées.  nouTclies ,  ses  disciples  réduisireot 
la  philosophie  à  des  expressions  techniques,  ce  qui  était  la  saos- 
traire  au  peuple.  Rant  créa  Tidéalisme  critique  transcendant, 
qui  est  devenu  le  caractère  particulier  de  la  philosophie  all^ 
piande;  ses  successeurs  en  ont  déduit  des  systèmes  différents 
du  sien ,  et  en  ont  tiré  des  armes  et  des  matâriauxen  ûiveurdo 
scepticisme,  auquel  il  prétendait  l'opposer. 

Ses  disciples  se  sont  mis  à  la  recherche  de  cette  îneomme 
qui  se  trouve  à  la  base  de  toutes  nos  connaissances ,  et  ils  créent 
des  hypothèses  là  où  les  éléments  positiâ  manquent  sur  des 
questions  qui  surpassent  Texpérience. 

Kants*était  demandé ,  Comment  pouvoni-nous  eomuxUref  et 
il  en  résulta  le  criticisme  ;  Qu'est-ce  qui  estf  et  il  en  résulta  le 
dogmatisme.  En  répondant,  Rant  s*étalt  arrêté  an  doute.  Fîchte 
(1 762- 1 814)  répondit  par  Le  moi,  et  prétendit  établir  un  nouveau 
système  pour  réduire  à  l'unité  la  matière  et  la  forme,  de  même 
que  pour  expliquer  le  rapport  entre  les  représentations  et  les 
objets.  Il  admet  pour  seule  vraie  la  philosophie  critique;  mais 
celte  de  Rant  ne  lui  paraît  pas  une  critique  pure.  Il  entreprit  d'é- 
tablir systématiquement  et  en  elle-même  la  théorie  de  la  con- 
naissance, voulant  découvrir  et  la  science  des  sciences,  et  dans 
cette  science  un  principe  suprême ,  absolu  dans  la  forme  poor 
la  science,  absolu  dans  le  fond  pour  l'être;  principe  et  des 
choses  en  elles-mêmes ,  et  de  la  méthode  qui  le  fait  connaître. 
Ce  principe  est  le  moi  pensant;  or,  tandis  que  dans  l'expression 
de  Descartes  la  pensée  ne  faisait  qu'attester  l'existence ,  àtn 
Ficbte ,  en  pensant  qu'elle  pense ,  elle  se  réalise  elle-inéine  : 
Pexistence  n'est  pas  une  induction ,  mais  une  production  de 
Ja  pensée;  elle  est  cause  et  effet ,  et  affirmer  équivaut  à  eréer. 

Le  non-moi  existe,  mais  le  moi  seul  le  connaît;  e'estdire 
qu'il  n'existe  qu'au  moyen  du  moi  :  on  n'arrive  aux  choses  objec- 
tives qu'en  vertu  des  nécessités  subjectives  de  la  morale.  L'es- 
sence du  moi  consiste  à  avoir  la  conscience  de  soi  :  il  se  erre 
donc  lui-même  par  l'acte  de  sa  conscience,  et  par  suite  il  pense  ce 
If  ni  n'est  pas  moi,  c'est-à-dire  le  monde  extérieur,  et  même  Dieu. 


PHILOSOPHIE.  265 

Le  moi  et  le  tiot^moi ,  votià  le  Ihème  continuel  de  la  philoso- 
phie de  Fichte  :  il  rejette  le  formalisme  des  écoles ,  qui  cache 
souvent  le  vide  du  fond  »  et  aborde  les  questions  capitales,  eu 
les  dédaignant  toutefois  tant  qu'elles  restent  à  Tétat  de  spécula- 
tion. Cest  ainsi  qu*il  construisit  la  morale  et  la  politique  entière 
sur  rindépendance  spirituelle. 

Cet  idéisme  transcendantal ,  qui  servit  de  transition  entre 
ridéaKsme  subjectif  de  Kant  et  Tobjectif  de  Schelling,  éleva  les 
esprits  aux  problèmes  les  plus  sublimes  ;  et ,  tandis  que  le  siècle 
était  plongé  dans  la  matière,  il  présenta  la  vie  de  Tesprit  comme 
la  seule  véritable. 

De  là  chez  Thomme,  enorgueilli  de  la  puissance  de  son  es- 
prit, une  confiance,  une  audace  qui  se  révéla  avec  un  éclat 
voisin  du  ridicule ,  lorsque  Fichte ,  ce  Messie  de  la  raison 
pure  >,  dit,  du  haut  de  sa  chaire  :  Dans  ta  prochaine  leçon,  je 
m'occuperai  de  créer  Dieu. 

Voulant  donc  donner  une  base  au  criticisme  sans  sortir  de 
l'analyse  transcendante,  Fichte  agrandissait  Tabîme  qui  se  trouve 
entre  l'intelligence  et  la  nature  ;  il  absorbait  tout  dans  la  sub- 
jeclirité,  dans  la  conscience ,  de  telle  sorte  que  hors  du  moi 
rien  n'existe,  si  ce  n'est  la  limite  du  moi,  limite  posée  par  le 
moi  lui-même.  Mais,  au  lieu  de  voir  dans  le  non-moi  une 
prodoetiondu  moi,  on  pouvait  voir  dans  le  moi  une  forme  es- 
sentielle et  typique  du  non-moi.  Le  monde  idéal  et  le  monde 
réel  deviendraient  ainsi  identiques ,  et  les  différents  états  dans 
lesquels  nous  concevons  la  réalité  objective  ou  subjective,  ma- 
térielle et  intellectuelle ,  ne  seraient  que  des  degrés  ou  des 
formes  de  Tétre.  Ce  fut  là  la  conclusion  de  Schelling.  Les  pro- 
cédés connus  jusqu'à  présent  n'expliquent  pas  comment  de 
1*101  peut  sortir  le  multiple,  et  vice  versa.  Il  faut  donc  une 
philosophie  dans  laquelle  les  deux  choses  se  réunissent.  Telle 
«t  Videniité  absolue  du  subjectif  avec  l'objectif,  et  cette  iden- 
tité caractérise  l'absolu,  ou  Dieu,  pour  qui  être  et  connaître 
sont  identiques;  de  là  le  parallélisme  constant  qui  se  manifeste 
entre  lee  lois  de  l'intelligence  et  eelles  du  monde. 

*  Cest  ainsi  que  l'appelle  Jacobi»  dans  une  très-belle  réfutation. 


356  PHILOSOPHIE. 

11  n'existe  qu'un  seul  être  identique,  et  les  choses  diffèrent 
en  quantité,  mais  non  en  qualité,  attendu  qu'elles  sont  une 
manifestation  de  l'être  absolu  sous  une  forme  déterminée,  et 
qu'elles  existent  uniquement  en  ce  qu'élles^participent  de  lui. 
Cette  manifestation  de  l'absolu  se  fait  par  lee  rapports  et  les 
oppositions,  qui  se  révèlent  dans  le  développemeni  total,  oà 
prédomine  tantôt  l'idéal ,  tantôt  le  réel.  La  science  qui  étudie 
ce  développement  est  l'image  de  l'univers,  en  tant  qu'elle  dé- 
duit les  idées  des  choses  de  la  pensée  fondamentale  de  l'absolu, 
d'après  le  théorème  de  l'identité  dans  la  variété.  Cestlà  précisé- 
ment ce  qui  forme  l'édifice  de  la  philosophie  :  le  plan  général 
offre  l'absolu  d'abord,  se  manifestant  en  nature  dans  les  dein 
ordres  relatifs,  le  réel  et  l'idéal.  Sous  la  force  de  gravité,  c*est 
la  matière;  le  mouvement,  sous  celle  de  la  lumière;  la  vie, 
sous  celle  de  l'organisme;  la  science,  sous  celle  de  la  Térité;  la 
religion,  sous  celle  de  la  bonté  ;  l'art,  sous  celle  de  la  beauté.  Au- 
dessus,  comme  formes  réfléchies  de  l'univers,  sont  Thomme  et 
l'État ,  le  système  du  monde  et  Phistoire. 

La  diversité  une  fois  supprimée ,  la  religion  et  la  morale  s(mt 
impossibles  :  Schelling  fait  pourtant  de  sa  doctrine  la  base  de  b 
croyance  ù  iin  Dieu.  La  vertu  est  l'état  de  Pâme  se  conformant 
à  In  nécessité  interne  de  sa  nature.  Le  bonheur  n'est  pas  un  ae- 
ddent  de  la  vertu ,  mais  la  vertu  elle-même  ;  et  la  moralité  est 
la  tendance  de  l'âme  à  8*unir  à  son  centre.  L'ordre  social  est  le 
résultat  d'une  existence  commune,  conforme  au  type  divio. 
L'histoire  est  dans  son  ensemble  une  révélation  de  Dieu ,  qni  se 
déroule  dans  une  progression  continue. 

Ainsi  Flchte  avait  dit  que  du  subjectif  natt  Tobjeetif ,  mais 
sans  le  démontrer;  Schelling  croit  qu'on  peut  arriver  an  au» 
en  parlant  aussi  de  la  nature  :  de  là  une  double  philosophie,  li 
philosophie  transcendantale  et  la  phihêophie  de  la  naÙÊre. 
Cette  dernière  prend  son  point  de  départ  du  moi,  libre,  un, 
simple,  pour  en  déduire  la  nature  :  diverse,  nécessaire;  Taiitre 
soutient  le  contraire  :  toutes  deux  tendent  à  expliquer  les  unes 
par  les  autres  les  forces  de  la  nature  et  de  l'âme;  d*où  il  sem- 
blerait résulter  que  les  lois  de  la  nature  se  rencontrent  en  nous 
comme  lois  de  la  conscience,  et  que  celles-ci  se  retrouvent  daos 


PHILOSOPHIE.  267 

le  monde  extérieur  comme  lois  de  la  nature.  Fîchte  a  puisé  daos 
son  système  des  idées  originales  relativement  au  droit,  dont  il 
a  fait  une  science  indépendante,  entièrement  appuyée  sur  le 
principe  de  la  liberté  et  de  Findividualité  ;  et,  en  ce  qoi  toucbe 
à  la  morale,  il  a  remis  en  honneur  les  idées  stoïciennes  du  devoir 
pur  et  désintéressé.  Ce  que  Ton  admira  dans  la  doctrine  de  Ti- 
dentité  de  la  nature  de  Schelling,  ce  furent  la  liaison  des  parties, 
la  largeur  des  applications,  la  manière  dont  elle  embrassait  le 
cercle  entier  des  spéculations  hunfliînes ,  en  effaçant  la  diffé- 
rence entre  les  notions  empiriques  et  les  notions  rationnelles  ; 
aussi  eatrdle  une  grande  influence  sur  la  théologie ,  l'histoire, 
la  médecine,  la  philologie,  Fart,  la  mythologie,  et  principale- 
ment sur  resthéûque,  ce  dont  elle  fut  redevable  aux  Scblegd. 
D'autres  philosophes  en  tirèrent  des  paradoxes,  se  livrèrent  à 
des  extraragances  mystiques;  Schelling  lui-même  proclama 
trois  périodes  religieuses  :  la  doctrine  de  saint  Pierre,  c'est-Mire 
la  doctrine  catholique  ;  celle  de  saint  Paul,  c'est-à-dire  le  protes- 
tantisme; celle  de  saint  Jean,  c'est-à-dire  l'école  mystique. 

George  Hegel,  de  Stuttgart  (I770-18S2),  tenta  une  réac- 
tion aride  etscolastique  contre  la  forme  poétique  et  séduisante 
de  Schelling.  Critique  profond ,  il  ne  se  fia  pas  a  ce  que  Schel- 
ling appelle  l'intuition  intellectuelle ,  qui  conduit  quelquefois 
à  la  vérité,  mais  par  une  voie  peu  sûre;  et  il  réduisit  la  philo- 
sophie à  une  science  que  la  dialectique  peut  embrasser  :  science 
de  la  raison,  qui ,  contenant  en  soi  tous  les  principes  particu- 
liers, acquiert  par  l'idée  la  conscience  d'elle-même  et  de  tout 
ce  qui  est.  Il  distingue  donc  la  philosophie  en  /bgiçtfe,  science 
de  ridée  en  soi  et  pour  soi  ;  en  philosophie  de  la  nature,  science 
de  l'idée  qui  se  retrouve  dle-méme  au  dehors;  et  en  philoso- 
phie de  resprU,  science  de  l'idée  qui  de  Textérieur  rentre  en 
elle-même.  L'Identité  du  subjectif  avec  l'objectif  forme  le  sa- 
voir absolu,  auquel  l'esprit  doit  8*élever,  et  qui  consiste  à  croire 
que  Fétre  n'est  que  l'idée  en  elle-même.  Kant  voudrait  qu'avant 
de  se  livrer  à  des  investigations  métaph}^iques  on  en  examinât 
rinstrument.  Hegel  trouve  là  un  cercle  vicieux ,  attendu  qu'on 
ne  peut  entreprendre  cet  examen  qu'avec  la  pensée  elle-même. 
Il  commence  donc  par  la  logique ,  dans  laquelle  Tabsolu  est 

22. 


2a8  PHILOSOPHIE. 

non-sculenieiit  le  principe ,  mais  la  matière;  et  il  la  divisait  en 
obfeetive,  e*est-à-dire  de  l'être  «  et  en  stAjective,  c^est-à-dire  de 
ridée.  L*obiet  de  la  philosophie  est  b  ▼érité;  Dieu  est  la  seule 
Yéritét  la  srâle  réalité  ;  donc  Tolijet  absolu  de  la  philosophie  est 
Dieu.  Une  connalssanee  parement  snbjectiTe  de  Fêtre  ne  saffit 
pas ,  mais  on  doit  loi  donner  une  valeur  nécessairement  objec- 
tive. Le  but  Anal  de  la  science  est  de  concorder  avec  la  réalité; 
c^est  Texpérience  interne  et  externe. 

Dieu  est  Tessence  générale  des  phénomènes  qui  s^oflGrent  à 
la  pensée.  La  pensée  procède  de  Texpérience,  et  lui  imprime 
le  caraetèrede  nécessité;  elle  s*élève  ainsi  à  l'absolo,  et  elle 
scnite  non  plus  les  phénomènes  présentés  par  rexpérience,  mais 
les  idéeSt  les  catégories,  les  notions  qu'elle  reprtente.  La  phi- 
losophie doit  précisément  enlever  aux  fidis  de  rexpérienee  le 
caractère  de  données  immédiates,  et  leur  imprimer  la  forme  de 
nécessité;  c'e6t*à*dire  ce  qui  n*est  possible  ni  réel  dans  la  rs- 
présentation  ou  dans  le  sentiment,  mais  seulemoit  dans  la  pen- 
sée. Hegel  relie  ainsi  la  philosophie  et  l'histoire  de  la  philo- 
sophie :  Tune,  développement  de  la  pensée  dans  son  propre 
élément,  et  l'autre ,  représentation  de  ce  développement  sous 
la  forme  des  faits. 

L'histoire  de  la  philosophie  est  celle  des  découvertes  de  li 
pensée  sur  l'absolu,  qui  en  est  l'objet.  La  religion  est  la  cons- 
cience de  la  vérité  telle  qu'die  convient  aux  hommes,  quel 
que  soit  leur  degré  de  culture  intellectuelle  :  mais  la  connais- 
sance scientifique  de  la  vérité  est  un  autre  mode  de  conscience, 
qui  exige  un  travail  dont  peu  d'hommes  sont  capables.  La  re- 
ligion ne  peut  subsister  sans  la  philosophie»  ni  celle-ci  sans  la 
première.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  sublime  et  d'intime  a  été  édairci 
dans  les  religions ,  dans  les  philosophies,  dans  les  arts,  sous 
des  formes  plus  ou  moins  pures  et  nettes ,  parfois  même  soos 
des  formes  arides.  Le  contenu,  le  réel,  demeure  toujouis 
jeune;  les  formes  seules  rieillissent.  Les  philosophies  précé- 
dentes sont  donc  les  dépôts  plus  ou  moins  purs  de  toutes  les 
vérités  concernant  le  droit,  la  cité,  la  morale ,  la  religion; notre 
savoir  est  le  fruit  des  siècles  passés  ;  la  tradition  nous  a  fait  ce 
que  nous  sommes  ;  mais,  en  nous  en  assimilant  la  substance  « 


PHILOSOPHIE.  259 

nous  la  tranaformôas ,  à  Taide  d^éléments  nouveaux.  Hegel  at- 
taque en  conséquence  les  catholiques  et  les  piétistes ,  et  il  ensei- 
gne que  le  christianisme  doit  passer  à  Tétat  de  philosophie,  et 
«  prendre  conscience  de  lui-même.  » 

L'idéalisme  objectif  absolu  d*Hégel  tend  à  nier  le  monde  spi- 
rituel, non  moins  que  le  monde  physique.  Dieu  n'est  pas  distinct 
du  monde,  attendu  qu'il  est  la  vie,  l'âme,  l'esprit,  le  mouve* 
ment  universel;  il  n'a  pas  d'existence  personnelle,  et  il  ne  doit 
la  conscience  de  lui-même  qu'à  la  pensée  humaine.  C'est  là  un 
spinosisme  évident;  c'est  du  panthéisme, non  pas  matérialiste, 
mais  spiritualiste.  Il  anéantit  ou  Dieu ,  ou  l'immortalité  de 
l'âme;  et  c'est  renverser  les  principes  de  la  moralité,  que  de 
n'admettre  ni  liberté,  ni  différence  réelle  entre  le  bien  et  le  mal. 
La  moralité  est  une  harmonie  de  l'homme  avec  la  nature.  La 
raison  de  la  volonté ,  pourvue  d'une  activité  extérieure ,  produit 
l'action;  et  l'action  doit  être  déterminée  par  la  connaissance  de 
la  idifférence  entre  le  bien  et  le  mal.  La  volonté  est  donc  sa  fin 
à  elle-même,  et  dans  la  moralité  Tintention  est  distincte  de 
l'acte. 

Hegel  attribue  à  l'homme  les  prérogatives  de  la  Divinité,  non 
toutefois  à  l'mdividu,  mais  à  l'homme  collectif,  au  genre  hu- 
main simultané ,  ordonnateur  de  l'univers,  et  comme  lui  in- 
destructible. Or,  l'homme  collectif  étant  toujours  et  partout 
constitué  en  sociétés  politiques  appelées  États,  il  en  déduisit  sa 
tliéorie  de  l'État-Dieu,  dans  lequel  l'individu  est  absorbé  comme 
les  nations  le  sont  dans  le  monde ,  et  comme  Test  le  monde 
dans  l'esprit.  Le  droit  a  sa  base  dans  rintelligeuce,  et  part  de  la 
libre  volonté,  par  laquelle  nous  lui  attribuons  une  forme  ;  la 
réalité  subjective  a  une  histoire  représentée  par  la  famille ,  par 
la  société  civile,  par  l'État,  par  l'histoire  du  monde.  La  famille 
se  développe  sous  trois  aspects  :  le  mariage,  la  propriété,  Té- 
ducati<m.  La  société,  unie  par  les  besoins,  parle  travail,  par 
les  échanges ,  éublit  la  loi  du  droit ,  c'est-à-dire  la  justice.  L'É- 
tat est  l'expression  la  plus  élevée  de  la  volonté  et  de  la  liberté  ; 
le  monde,  la  formule  la  plus  élevée  du  droit;  et  la  substance 
de  resprit  universe^  sy  développe  dramatiquement,  dans  l'art 
comme  image  et  miroir ,  dans  la  religion  comme  sentiment  et 


260  PHILOSOPHIE. 

représentation,  dans  la  philosophie  comme  pensée ,  dans  Tbis- 
toire  du  monde  comme  résultat  ?ivaiit  et  intelligent  de  tout  ee 
qui  est  extérieur. 

L'histoire  est  le  développement  de  Pesprit  universel  dans  le 
temps  ;  Thistoire  politique  en  particulier  est  le  progrès  de  la 
conscience  de  la  liberté.  Un  peuple  n*existe  dans  rbistoire  do 
monde  qu'autant  qu'il  représente  une  idée  nécessaire  :  temps 
durant  lequel  les  autres  n'ont  ni  force  ni  droit  contre  lui.  Cet 
esprit  du  monde  s'est  réalisé  dans  quatre  principes.  Le  premier 
fut  la  manifestation  immédiate  de  l'esprit  universel ,  forme 
substantielle ,  où  l'imité  gisait  presque  ensevelie  dans  sa  propre 
existence.  Vint  ensuite  la  conscience  de  la  substance,  qui  pro> 
duit  le  sentiment,  l'indépendance,  la  vie,  l'individualité  sous 
la  forme  du  beau  moral.  Puis  parut  le  développement  plus  pro- 
fond de  la  conscience ,  dans  l'opposition  entre  une  universalité 
abstraite  et  une  individualité  plus  abstraite  aussi.  Lorsque  cette 
opposition  a  cessé,  surgit  le  quatrième  principe,  eonsistant  dans 
la  possession  de  la  vérité  concrète  des  choses,  de  la  vérité  mo- 
rale. Telle  a  été  la  série  parcourue  par  les  peuples  orientaux, 
puis  par  les  Grecs ,  par  les  Romains ,  enfin  par  les  Allemands. 

Hegel  donne  à  la  philosophie  du  droit  un  caractère  inconnu 
d'élévation  et  de  rigueur.  Il  dit  que  l'État  est  la  société  ajant 
conscience  de  son  unité  et  de  son  but  moral ,  qu'elle  est  portée 
h  atteindre  par  une  seule  et  même  volonté  :  aussi  c'est  à  Hegel 
que  se  rattache  l'école  historique  de  la  jurisprudence.  Lorsque 
auparavant  on  représentait  la  législation  comme  Porigine  du 
droit  positif,  la  nouvelle  école,  ayant  à  sa  tête  Savîgny,  prodama 
la  soumission  au  pouvoir  de  fait,  et  soutint  que  l'État  ne  doit 
pas  être  édifié,  mais  être  considéré  comme  rationnel.  Chaque 
peuple  a  des  facultés  primitives  et  des  besoins  particuliers,  dlrà 
natt  le  droit  qui  lui  convient  ;  et  comme  le  langage  ne  saurait 
naître  du  hasard,  de  même  les  lois  ne  sauraient  naître  du  ca- 
price du  législateur;  mais  elles  sont  des  expressions  de  la  cons- 
cience rationnelle.  Les  jurisconsultes  doivent  se  borner  à  con- 
naître les  croyances  communes  sur  lesquelles  elles  reposent:  le 
législateur  a  rendu  obligatoire  le  droit  positif,  qui  naît  des 
besoins  intimes  de  la  société.  Les  législations  spontanées  soat 


PHILOSOPUtB.  361 

donc  liréférables  aux  constitutions  rédigées,  et  c'est  un  attentat 
que  de  fiiire  des  codes. 

Penseurs  intrépides  et  concentrés  comme  ils  le  sont,  les  Alle- 
mands, peuple  élu  de  la  philosophie,  associant  la  science  avee 
la  vie,  lorsqu'ils  se  sont  attachés  à  une  idée ,  y  ramènent  tout; 
ils  en  imposent  la  physionomie  à  la  science  et  à  Fart,  et  soutien- 
nent leur  doctrine  à  Taide  d'un  vaste  appareil  de  connaissances 
positives,  surtout  en  ce  qui  concerne  l'histoire,  l'antiquité, 
la  philosophie  ancienne ,  les  sciences  naturelles.  * 

Ainsi  Kant,  comme  jadis  Socrate,  donna  le  jour  à  des  écoles 
bien  différentes.  A  cette  question,  Qu'est-ce  çtU  existe?  il  n'a- 
vait répondu  que  par  le  doute;  Fichte  répondit  Le  moi;  Schel- 
ling.  Le  mot  et  le  non-mot  identifiés,  en  penchant  toutefois 
pour  le  non-moi,  c'est-à-dire  pour  la  nature,  ce  qui  le  condui- 
sît au  panthéisme.  Mais  l'identité  absolue  se  trouvant  irrécon* 
ciliable,  d'autres  se  tournèrent  vers  le  dualisme  de  Kant,  les 
uus  préférant  la  partie  matérielle  avec  Oken,  les  autres  la  partie 
intellectuelle  avec  Hegel.  Kant  nous  dit  que  l'Idée  s'afBrme  seu- 
lement elle-même  ;  Fichte  ajoute  que  seule  l'idée  afQrme  l'être; 
Schelling  proclame  ensuite  que  l'être  produit  l'être  :  enfin  Hegel 
veut  que  l'idée  soit  l'être ,  et  il  arrive  ainsi  au  panthéisme.  Les 
conséquences  de  ce  système,  que  ses  élèves  ne  dissimulent  pas, 
renversent  la  morale  et  révoltent  le  sens  commun,  qui  voudrait 
retourner  à  des  principes  plus  sains  et  plus  solides. 

Gomme  le  criticisme,  entraîné  par  le  pr^ugé  exclusif  de  la 
connaissance  démonstrative  et  médiate ,  paraissait  écarter  toute 
notion  du  supra-sensible,  Jacobi  opposa  à  la  philosophie  systé- 
matique bi  croyance  et  le  sentiment  ;  il  prétendit  fonder  la  con- 
aaissance  philosophique  sur  une  espèce  d'instinct  rationnel,  un 
savoir  de  sentiment  immédiat,  une  perception  directe  delà  vé- 
rité; sentiment  intérieur,  sur  lequel  il  fonde  aussi  la  morale. 
Cette  «  théorie  du  sentiment  et  de  la  croyance  »  (  réatisme  sp^ 
rituel)  trouva  des  partisans  parmi  les  nombreux  esprits  qui 
sentent  le  besoin  d'élever  la  nature  humaine  au-dessus  des  ari- 
dités spéculatives;  mais  elle  conduisit  facilement  au  mystidsme. 
L'école  supra-naturaliste,  s'apercevant  que  la  logique  seule 
aboutit  inévitablement  au  panthéisme,  s'efforça  de  réhabiliter  la 


262  PHILOSOPH». 

liberté  hamaine;  et  elle  soutint,  avec  Biader,  Heiofoth  et  Ks- 
cheninayer,  que  la  religion  est  le  complémeot  indispensable  de 
nos  facultés  naturelles;  que  l'Ame  peut  recevoir  la  notion  de 
Dieu,  mais  non  la  créer;  et  qu'elle  Ta  reçue  lorsque  Dieu  se  fut 
révélé  à  l'homme  pour  sati^aire  les  vagues  et  profonds  désirs 
dont  il  est  tourmenté.  Selon  H.  Wronski,  le  monde,  dans  soo 
dévdoppement  progressif  et  uniforme,  parcourt  deux  époques, 
Tune  physique,  l'autre  rationnelle  ;  et  entre  elles  deux  une  phase 
intermédiaire,  mêlée  de  nature  matérielle  et  de  nature  spiri- 
tuelle, l'une  soutenue  par  l'expérience,  l'autre  par  la  connais- 
sance et  par  le  sentiment;  attendu  que  la  réalité  de  l'homme  ne 
peut  se  manifester  que  par  la  connaissance  et  le  sentiment. 

Ainsi  nous  voyons  fonder  uniquement  la  coonaissance  sur  le 
témoignage  des  choses  extérieures,  et  les  uns  se  borner  à  Texpë- 
rience ,  tandis  que  d'autres  se  basent  seulement  sur  la  coqs< 
dence,  et  s'en  tiennent  à  la  révélation.  Le  premier  système 
identifie  la  pensée  avec  la  matière;  le  langage  alors  n»t 
qu'une  fixation  arbitraire  de  la  pensée  ;  il  n'existe  point  dans  le 
monde  d'intention  finale  ni  d'ordre  providentiel.  La  théorie  du 
sentiment  porte,  au  contraire,  à  croire  que  l'homme  a  été  créé 
immortel  avec  la  conscience,  et  capable  d'un  savoir  absolu  ;  les 
esprits  supérieurs ,  dégénérés,  ont  engendré  le  péché  ;  la  matière 
du  monde  physique  est  une  modification  produite  par  le  Créa- 
teur ;  de  lui  dépendent  tous  les  actes ,  et  le  langage  est  le  moyen 
de  communication  de  la  pensée  humaine  et  le  symbole  de  h  ré- 
vélation. 

Au  premier  système  se  rattache  le  sensualisme  de  Locke  et 
des  Écossais;  le  second  est  l'idéalisme  des  Allemands.  Mais  cer- 
tains principes  de  la  raison  humaine  ne  permettent  ni  à  Tun  oi 
à  l'autre  de  régner  absolument,  et  ils  doivent  se  concUier  dans  le 
vrai  absolu,  c'est-à-dire  en  Dieu.  Ront  a  proposé  le  problème  de 
Vaàsoiu,  pour  la  solution  duquel  il  fout  parcourir  toutes  les  ré- 
gions temporelles  de  la  connaissance  humaine,  afin  de  remonter 
à  la  religion  révélée  (  MesHanUme  ),  qui  seule  peut  expliquer  le 
mystère  de  la  création. 

Ainsi  les  critiques  et  les  idéalistes  tombent  dans  un  excès  pa- 
reil. On  ne  peut  s'y  soustraire  qu'àraide  d'un  réalisme  rationnel 


PHnosoPH».  '  MS 

qui  remette  rinteiligence  en  harmonie  avec  Funivers,  sans  ab- 
sorber Ton  dans  l'autre  :  c'est  dans  cette  voie  qu'il  fiiut  cher- 
cher le  vrai  progrès,  qui  doit  affirmer  et  non  détruire  tout. 

Dans  le  reste  de  l'Europe ,  les  philosophes  se  sont  tratnés , 
partie  sur  les  traces  de  tiOcke,  partie  sur  celles  de  Rant,  en 
crojant  innover  ;  d'autres  se  sont  donnés  pour  créateurs,  en  em- 
pruntant à  toutes  les  sources. 

L'Angleterres'enest  tenue  au  senscommun  de  l'école  de  Reid 
et  de  Stevart.  Cette  école  s'appesantit  beaucoup  sur  les  pré- 
misses, mais  elle  ne  conclut  pas,  ou  ne  le  fait  qu'avec  timidité. 
£lle  observe  ce  qui  est,  au  lieu  de  découvrir  ce  qui  devrait  être  ; 
elle  ne  crée  rien,  mais  elle  prétend  constater,  et  ne  rien  laisser 
sans  explication. 

En  France,  la  Révolution  fbt  le  produit  du  sensualisme.  Aussi 
les  fils  de  cette  révolution  ne  manquèrent  pas  de  le  défendre 
comme  le  dernier  mot  de  la  science.  Yolney ,  qui  conclut  de 
Tétude  des  ruines  au  néant  des  religions,  composa  un  caté- 
chisme dont  les  règles  sont  la  conservation  de  l'individu  et  la 
jouissance.  DestuttdeTracy,  tirant  les  dernières  conséquences 
que  Condillac  avait  esquivées  en  sa  qualité  de  prêtre ,  réduit 
ridéologie  à  la  pensée,  et  celle-ci  à  la  sensibilité,  qui  est  le 
principe  et  la  forme  de  toutes  les  facultés  de  l'Ame,  le  crité- 
rium de  l'esprit ,  enfin  la  règle  du  bien  et  du  mal.  //  faudrait, 
disait-il ,  extraire  de  Cabanis  et  de  moi  un  petit  catéchisme 
populaire,  et  le  répandre  à  profusion,  Cabanis  s'exprimait 
ainsi  :  Jt  n'est  pas  besoin  de  prouver  que  la  sensibilité  physi* 
que  est  la  source  de  toutes  les  idées  et  de  toutes  les  habitU" 
des;  personne  fCen  doute  plus  parmi  les  gens  instruits. 

De  Cabanis  sortit  l'école  des  physiologistes ,  qui  convertirent 
le  principe  de  Factivité  passive  de  Condillac  en  un  principe  pu* 
rement  physique ,  en  faisant  découler  les  idées  et  les  habitudes 
de  la  sensibilité  exercée  au  moyen  des  nerfs  ;  en  expliquant  les 
faits  mélangés  d'intelligence  et  d'organisme ,  à  L'aide  de  la  sim- 
ple économie  animale ,  et  en  réduisant  la  pensée  à  une  opéra- 
tion  cérébrale.  Cabanis  avait  dit  que  le  cerveau  est  un  organe 
spécialement  destiné  à  produire  la  pensée,  comme  les  intestins 
à  opérer  la  digestion  ;  les  Impressions  sont  les  aliments  du 


WÊ4  •  PHILOSOPBIB. 

oerviMiOt  et  eUes  ehemiiieQt  vers  cet  organe  oomme  les  aliments 
Ters  Testomae.  La  nourriture,  en  tombant  dans  Festomae, 
fexcite  à  la  sécrétion  ;  de  même  les  impressions ,  en  arrivant 
au  cerveau,  le  font  entrer  en  activité  :  les  aliments  tombent 
dans  Testomac  avec  leuis  qualités  pro|ires  et  en  sortent  avec 
des  ^pialités  nouvelles,  de  même  les  impressions  arrivent  au 
cerveau  isolées ,  incohérentes;  mais  le  cerveau  réagit  sur  dles, 
et  les  renvoie  transformées  en  idées.  D*où  il  conclut,  avec  ter- 
tUude,  que  le  cerveau  digère  les  impressions,  et  fait  organi- 
quement la  sécrétion  de  la  pensée. 

Cette  théorie  fut  soutenue  parLaroarck,  qui  regardait  Thoamie 
oomme  le  dernier  anneau  d*une  chatne  progressive  d^organisa- 
tion^  et  par  Broussais,  qui,  voulant  établir  le  matérialisme  sur 
la  physiologie,  supposa  que  les  tissus  sont  composés  de  fibres  : 
lorsque  celles-ci  se  contractent,  il  en  résulte  VexcUaUoH;û 
cette  dernière  est  excessive,  elle  produit  VUrUaUan.  L*anato- 
mie  démentait  cette  fibre  contractile  du  système  nerveux; 
Broussais  n*en  prétendit  pas  moins  expliquer  par  elle  les  actes 
intellectuels.  Une  excitation  de  la  pulpe  cérébrale  produit  les 
perceptions  ;  il  déduit  de  la  même  origine  le  jugemoit,  la  eom* 
paraison,  la  volonté.  Les  mots  d*flme,  d'intelligence  et  d'esprit 
lui  échappent  à  chaque  instant;  et  que  £sit-il?  il  y  ajoute  quelques 
points,  comme  un  temps  d'arrêt  ou  une  correction,  et  il  y 
Joint  une  périphrase,  qui  révèle  plutôt  le  désir  que  la  possifai- 
lité  d'échapper  à  une  contradiction  perpétuelle  *.  Il  dit  qu'après 
avoir  reconnu  que  le  pus,  accumulé  à  la  sur&ce  du  cerveau, 
détruit  nos  £scultés ,  et  qu'elles  réapparaissent  lorsqu'il  est  éva* 
eue ,  il  n'a  pu  les  concevoir  que  commme  des  actions  du  ce^ 
veau.  Broussais,  adversaire  violent  des  professeurs  de  métaphy- 
sique, les  déclarait  en  état  d'irritation  cérébrale,  et  soutenait 
qu*il  n'appartient  qu'aux  médecins  d'examiner  tout  ce  qui  se 
rapporte  aux  phénomènes  intellectuels.  Tous  les  adeptes  de  Gall 
se  rattachent  à  cette  école.  Ainsi,  la  science  était  devenue  un 
instrument  d'impiété,  soit  en  construisant  avec  Lamarck  l'hts- 

*  Par  exemple  :  •  Les  objets  sont  perçus  par  notre  iatelligeoce....  je 
veux  dire  que  nous  percevons  les  objets.  » 


PHILOSOPHIB.  966 

toire  naturelie  Bans  Dîea ,  ce  qui  était  un  pur  épicuréisme  ;  soit 
eo  établissant  le  panthéisme  avee  Oken,  et  en  regardant  le 
monde  comme  un  grand  animal. 

Déjà,  au  milieu  des  saturnales  de  la  Révolution,  Saint-Mar- 
tin, le  phUoMophe  inconnu,  avait  jeté  le  gant  aux  doctrines 
matérialistes  :  il  ébranla  le  trAne  de  G>ndillac,  en  proclamant 
qu^on  ne  peut  connaître  les  choses  supra-sensibles  que  par  une 
illumination  d*en  haut;  il  rappela  la  philosophie  à  Tétude  de 
rhomrae,  formé  à  Timage  de  Dieu,  pur  et  innocent,  et  qui  peut 
redevenir  tel  par  la  prière.  Il  soutint  que  les  inégalités  sociales 
sont  le  résultat  de  la  chute  originelle;  il  admettait  dans  le  chris- 
tianisme des  doctrines  exotériques;  et  il  se  crut  sérieusement 
un  voyant,  un  inspiré,  dépositaire  de  vérités  nouvelles. 

De  Maistre  explique  le  gouvernement  temporel  de  la  Provi- 
dence, Texistence  du  mal,  Torigine  des  idées  et  du  langage,  en 
un  mot  les  problèmes  fondamentaux  de  la  philosophie,  en  sup- 
posant une  révélation  primitive  de  la  parole  et  des  idées,  obscur- 
cie ensuite  par  la  chute  de  Thomme.  Il  réduit  la  science  à  la  foi. 

Bonald  rapporte  à  la  théorie  du  langage  jusqu*aux  questions 
qui  paraissent  s*y  rapporter  le  moins.  Les  idées  entrent  dans 
Tesprit  par  la  parole  :  llionune  n*est  donc  que  tradition  et  an« 
torité,  «  intelligence  servie  par  des  organes.  »  L'homme  pense 
sa  propre  parole  ;  il  ne  pourrait  donc  penser  sans  elle  ■  :  il  ne 
pent  la  tenir  que  de  Dieu  seul  ;  et  Dieu  ne  saurait  avoir  voulu 
que  rhomme  demeurât  un  seul  Jour  dans  Tétat  stupide  d*un  être 
muet  En  la  lui  révélant,  il  lui  révéla  aussi  les  idées  qu'elle  ex- 
prime; la  société  s'établit  sur  la  double  base  d'une  règle  de 
conduite  et  d'une  règle  de  croyance,  première  et  indispensable 
révélation  qui  constitua  le  pouvoir  religieux  et  le  pouvoir  poli- 
tique. La  première  vérité  révélée  par  la  parole  fut  :  Tout  a  une 
cause;  puis.  Entre  la  cause  et  C effet  il  y  a  nécessairement  un 
terme  moyen  :  axiomes  fiéconds.  Bonald  voit  partout  la  Trinité, 
et  il  invoque  dans  les  gouvernements  l'unité  de  constitution, 

*  Pour  Piéton  aussi,  la  parole  et  la  pensée  sont  une  seule  et  même 
ciMMe;  sauf  que  la  pensée  est  la  parole  au  dedans  de  l'Ame,  et  qui  n*^t 
pa»  proférée  par  des  sons. 

2a 


266  PHILOSOPHIE. 

runiformité  d^administration,  ranîon  entre  les  hommes.  Cette 
unité  équivaut  pour  lui  à  la  monarchie  absolue ,  où  DieUf  le 
prêtre  et  le  fidèle  constituent  les  trois  personnes  de  la  société 
religieuse  ;  le  père,  la  mère  et  le  fils,  celle  de  la  société  domes- 
tique; le  roi,  le  noble  et  le  peuple,  celle  de  la  société  politique. 
La  loi  est  aussi  pour  lui  Texpression  de  la  volonté  générale  ;  mais 
la  volonté  générale  est  celle  de  Dieu,  manifestée  par  la  religion, 
attendu  que  tout  pouvoir  politique  vient  de  Dieu,  représenté  par 
le  pouvoir  religieux.  La  première  condition  du  pouvoir,  c^est 
d'être  inamovible  ;  le  plus  complet  est  celui  du  pape,  vicaire  de 
Dieu,  et  il  serait  à  désirer  que  sa  suprématie  fût  généraleroentre- 
connue.  Le  dogme  impie  et  inserué  de  la  souveraineté  populaire 
a  été  la  cause  de  la  Révolution.  On  a  retenu  ce  mot  de  Bonald, 
que  la  littérature  est  l'expression  de  la  société* 

Bonald  avait  donc  abattu  le  sensualisme;  dé  Maistre  avait 
appliqué  la  doctrine  à  Tordre  théologique ,  et  voulu  mettre  les 
foudres  de  Grégoire  VII  dans  les  mains  de  ses  paisibles  soc- 
cesseurs;  tâdie  aussi  peu  réalisable  que  de  faire  endosser  Far- 
mure  de  Charlemagne  au  dernier  empereur  d'Allemagne.  Vint 
Lamennais,  qui  combattit  la  religion  individuelle  ;  il  reprocha  à 
la  philosophie  de  n'admettre  d'autre  certitude  que  l'évidence, 
tandis  que  la  théologie  n'accepte  d'autre  évidence  que  celle  de 
l'autorité.  Il  voudrait  les  concilier  toutes  deux,  en  prouvant  à  la 
philosophie  l'évidence  de  l'autorité,  qui  ne  résulte  pas  de  la  rai- 
son privée,  mais  du  sentiment  universel  du  genre  humain.  Or, 
comme  le  genre  humain  a  toujours  cru  les  dogmes  consacrés 
par  l'Église  catholique ,  celui  qui  ne  prétend  pas  donner  sa 
propre  raison  comme  supérieure  à  celle  de  toute  rhumanité 
doit  avoir  foi  en  cette  Église.  Lamennais  abolissait  donc  la  raison 
individuelle  au  nom  de  la  raison  générale ,  et  établissait  Fauto* 
rite  pour  règle  des  jugements. 

Gerbet  joignit  à  ces  idées  la  formule  des  progressistes,  et  con- 
sidéra la  philosophie  comme  une  science  fondamentale  et  infi- 
nie, attendu  qu'elle  aspire  à  la  sagesse  infinie  ;  les  autres  systèmes 
se  condamnent  mutuellement ,  selon  lui ,  parce  qu'ils  opposent 
"'^  au  limité ,  le  doute  au  doute  :  la  religion  seule  offie 
iverselle.  Il  voit  trois  modes  dans  le  mouvement  de 


raiLOSOPtflfl.  367 

rhamuiité  :  le  cycle,  qui  répond  an  panthéisme  ;  le  monTement 
létvogrnde,  aete  de  désespoir  ;  le  progrés ,  qui,  seul  vrai  et  ra- 
tionnel, est  le  propre  du  christianisme  seul,  lequel,  par  le 
dogme  de  la  grftee ,  établit  le  gouvernement  divin  de  la  liberté 
hwname. 

Baatain  nie  aussi  que  la  raison  humaine  puisse  s'élever  à  la 
eonoaissanoe  du  premier  principe  sans  le  langage,  ni  s'exercer 
sans  des  axiomes,  qu'elle  est  obligé^  d'admettre,  sous  peine  de 
s'annihiler.  En  conséquence ,  la  philosophie,  dont  le  but  est  de 
nous  fournir  des  vérités  fondamentales  sur  la  raison ,  l'origine 
et  la  fin  de  l'homme,  ne  peut  être  que  la  parole  de  Dieu  révélée, 
qu'il  faut  admettre  comme  vérité  antérieure  à  toutes  les  autres. 
Les  vérités  métaphysiques  ne  différent  pas  des  vérités  théolo- 
giques «  et  la  science  de  l'homme  est  la  science  de  Dieu. 

Gomme  en  France  on  fait  arme  de  tout,  le  gouvernement 
comme  l'opposition  s'emparaient  de  ces  tliéories.  L'école  théolo- 
giqoe  était  pour  les  législations  spontanées,  pour  l'autorité 
domestique,  pour  les  hiérarchies  du  moyen  flge,  pour  la  va- 
riété :  il  faut  prescrire  les  lois ,  mais  non  pas  les  écrire ,  tant 
qull  i^agit  de  refaire  la  société.  Lorsqu'elle  est  ramenée  à  l'état 
normal ,  il  fiaut  les  écrire ,  mais  non  les  prescrire ,  et  ne  pas  em- 
pédier,  par  la  législation  soientiOque ,  les  développements  de 
la  législation  spontanée.  Pour  l'école  sensualiste,  les  lois  spécu- 
latives a  priori  peuvent  donner  à  la  société  une  physionomie 
et  des  penchants  oj^sés  même  à  son  état  antérieur  :  l'homme 
voit  facilement  ce  qui  lui  est  avantageux,  et  il  peut  se  perfec- 
tionner indéfiniment  ;  ce  n'est  point  le  passé  qui  est  à  consi- 
dérer :  l'avenir  s'ouvre  à  toute  espérance  hardie.  Ces  doctrines 
étaient  regardées,  par  le  libéralisme  négatif  et  destructeur, 
eomme  l'expression  des  idées  généreuses ,  uniquement  parce 
quTelles  étaient  en  oppositioti  avec  les  théologiens  et  avec  le 
gonvemement. 

La  Révolution  avait  proclamé,  des  dogmes  absolus;  elle  fut 
eombattae  de  la  même  manière.  Mais  tout  à  coup  une  troisième 
école  prétendit  s'élever  entre  les  deux  partis  extrêmes,  et  les 
soumettre  au  libre  examen.  Déjà ,  parmi  les  idéologues,  Maine 
de  Bîran  avait  aperçu  quelque  chose  qui  différait  de  la  sensa- 


268  YHILOSOPHIB. 

tioii;  Cottdiliae  avait  nié  Taetivité  penoniMlle  de  l'âme,  b 
concevant  comme  une  table  rase,  qui  ne  £iit  que  recevoir  )m 
empreintes  transmises  par  les  sens.  Mais  comment  et  à  quelle 
condition  nous  connaissons-nous  nous-mêmes,  sinon  comme 
cause  sans  cesse  agissante?  De  quelle  manière  puis-je  me  com« 
prendre  moi-même,  sinon  en  me  distinguant  de  ce  qui  n*est  pas 
moi?  Pour  cette  opposition,  il  est  nécessaire  d'agir  et  de  réa- 
gir; d*où  il  suit  que  tout  fiait  de  conscience  suppose  Taetivilédu 
moi.  Biran  concluait  de  là  que  l'ftme  est  un  principe  essentielle- 
ment libre  et  actif;  il  établit  la  perception  interne  immédiate, 
attribua  à  la  volonté  une  sphère  plus  étendue  que  Teffort  mus- 
culaire ,  et  il  aida  ainsi  à  rétablir  la  philosophie  sur  la  base  de 
la  psychologie.  Laromiguière  aussi ,  bien  que  procédant  de  Con- 
dillac ,  admit  aussi  Tesprit ,  et  distingua  le  sentiment  de  la  pen- 
sée. Royer-Gollard  décrivit  Fintelligence  d'après  Reid ,  et  b 
volonté  selon  Biran  :  quoique  expérimentaliste  et  psydiolo- 
giste,  il  répudia  le  pur  matérialisme.  Mais  tout  en  protestant 
contre  cette  philosophie  dépourvqe  de  vérité ,  de  noblesse  et 
de  grandeur,  contre  cette  idéologie  qui  voulait  réduire  le  iftxX 
à  une  question  de  logique  et  de  grammaire,  ib  ne  parvinrent 
pourtant  à  rien  édifier  sous  ces  ruines. 

Kant  expose  Torigine  des  idées  et  de  notre  oonnaissaiioe  avec 
autant  d'assurance  que  si  lui-même  en  avait  été  le  créateur. 
Mab  vient-il  à  en  rechercher  la  réalité  et  b  certitude,  il  n*a 
plus  que  des  doutes;  de  sorte  que,  partant  de  l'affirmation  b 
plus  positive ,  il  arrive  à  la  négation  universelle.  Faire  dispa- 
raître cette  contradiction ,  c'est-à-dire  ce  qui  est  inconcUbUe, 
telle  fut  la  tâche  entreprbe  par  Téclectbme,  au  nom  de  la  spath 
tanéité  de  VinieUigence,  Cest  ainsi  que  M.  Cousin,  représen- 
tant et  historien  de  cette  école ,  a  appelé  le  développement  de 
la  raison  antérieur  à  la  réflexion,  le  pouvoir  qu'elle  a  de 
en  un  instant  la  vérité ,  de  la  comprendre ,  de  l'admettre , 
savoir  s'en  rendre  compte.  Kn  effet,  nous  ne  commençons  pas 
par  la  science ,  mais  par  la  foi  en  la  raison ,  dans  laquelte  tout 
existe.  Pub ,  en  agissant,  cette  pensée  instinctive  nous  offre 
notre  existence  propre,  celle  du  monde,  celle  de  Dieu ,  et  les 
catégories  de  b  raison.  L'erreur  n'est  qu'une  vérité  incomplèle. 


PHIL080PH1B.  368 

convertie  en  vérité  alMolae  :  aucun  système  n'est  faux  ;  beau- 
coup sont  incomplets.  Ainsi  tout  est  vrai  pris  en  soi ,  mais  peut 
devenir  fiiux,  si  on  le  prend  exclusivement*  L'erreur  a  aussi  son 
utilité  ;  c'est  la  fimne  de  la  vérité  dans  l'histoire.  La  philosophie, 
qm  est  un  produit  nécessaire  de  l'esprit  humain  >  a  pour  tâche 
de  rassembler  ces  parodies  de  vérité. 

L'école  écleotique  se  fonde  donc  sur  l'observation  appliquée 
aux  phénomènes  de  la  consdenoe  ;  elle  ne  prétend  rien  exdure, 
mais,  au  contraire ,  choisir  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  chaque 
système.  Cependant,  pour  distinguer  le  mieux ,  ne  fout-il  pas 
«voir  l'idée  première  du  bien?  C'est  à  ce  système  que  corres^ 
pond  en  politique  le  juste  milieu ,  et  en  histoire  l'école  fataliste. 
En  efTet ,  Phistoire  est  fatale,  ajoute  M.  Cousin ,  et  tout  y  est 
bien;car  tout  mène  au  but  marqué  par  la  Providence.  Le  grand 
homme  est  l'expression  invindble  d^une  pensée  qui  sommeille 
dans  une  nation;  c'est  un  système  ûiit  honmw;  il  doit  expri* 
mer  la  généralité  du  peuple,  qu'il  domine  par  sa  puissante  in^ 
dividualité.  La  gloire  est  le  jugement  de  l'humanité  sur  un  de 
ses  membres,  et  l'humanité  n'a  jamais  tort  Or,  le  caractère  du 
grand  homme  est  de  réussir  :  on  peut  avoir  pitié  du  vaincu, 
mais  on  doit  toujours  se  ranger  do  parti  du  vainqueur  ;  il  est 
juste ,  il  est  moral ,  il  est  le  représôitant  de  la  vérité.  L'école 
éclectique  eut  son  utilité  en  ce  qu'elle  étudia  les  différents  au* 
teurs,  multiplia  les  traductions,  et  olTrit,  sous  un  aspect  plus  vrai, 
la  pensée  de  chaque  époque  historique.  Une  vivadté  ingénieuse, 
de  l'élégance,  la  connaissance  du  monde,  une  piquante  fami- 
liarité ,  rendent  les  philosophes  français  attrayants,  et  ont  po- 
polarisé  leurs  travaux;  mais  ils  manquent  d^origioalité,  et  de 
cette  construction  scientifique  qui  est  le  fait  des  Allemands. 
Ausn  ont-ils  donné,  dans  ces  dernières  années ,  d'excellentes 
histoires  des  philosophies  particulières,  plutôt  que  des  sys- 
tèmes. 

Cependant  la  jeunesse,  fieitiguée  de  doute ,  de  négation,  ap- 
pelait une  réorganisation  :  aussi  à  l'école  théologique  du  passé, 
et  è  J'éeole  édeetique  du  présent,  succéda  cdle  de  l'avenir,  qui 
fit  une  grande  place  aux  idées  religieuses,  après  les  avoir  com- 
battues d'abord.  Les  uns  se  sont  attachés  à  un  christianisme 

3S. 


270  PHIL080PHIB. 

timide,  et  ont  remis  en  homieur  la  soolastîqiie ,  de  préférence 
aux  méthodes  greoqœs.  D'antres,  an  contraire,  attaquent  vi- 
gonreusement  la  psychologie  an  nom  d'une  philosophie  huma- 
nitaire, et  considérait  comme  un  progrès  le  catholicisme,  qui 
p  cqiendant  doit  faire  place  à  un  procès  plus  grand  encore. 
'^  Chateaubriand  a  proclamé  que  «  le  christianisme*  denenditit 
.  philosophique  sans  cesser  d'être  dÎTÎn ,  et  que  son  cercle  flexi- 
ble s'agrandirait  avec  les  lumières  et  la  liberté,  la  crmx  conti- 
nuant toujours  d'en  marquer  le  centre  immuable.  »  Lamartine 
enseigne  «  une  foi  chrétienne ,  fondée  sur  te  religion  générale, 
ayant  pour  organe  la  parole,  pour  apAtre  la  pre&se,  pour 
dogme  Dieu  un  et  parût.  »  Bref,  chacun  s'est  &it  son  sym- 
bole religieux  ;  ce  qui  prouve  que  tous  sentaient  bien  que  la 
pure  raison  ne  suffit  pas  pour  satis&ire  toutes  iesÊMultés  ha- 


D'auties  cependant,  même  après  la  philoaophie  du  progrès, 
oont  restés  sensuallstes.  Charles  Comte,  en  traitant  DelaUgU- 
kttUm ,  aboutit  au  dogme  de  l'utile ,  et  fonde  les  sdenees  mo* 
raies  sur  la  seule  expérience.  Auguste  Comte,  dans  la  PhUo- 
Sophie  positive  t  établit  que  toutes  les  sciences  passent  par  trois 
phases,  théologique,  scientifique,  positive;  que  cette  dernière 
est  la  phase  déflnitiTe  de  Finteiligence  huroaiùe;  et  il  envisage 
tous  les  phénomènes  comme  sujets  à  des  lois  naturelles  invaria- 
bles. Il  a  fiiit  depuis,  de  son  Positivisme,  un  véritable  culte  où 
l'on  adore  l'humanité,  en  place  de  Dieu. 

En  Italie,  Soave  avait  préparé  lesToies  au  sensualisme  de  Gon- 
dillac ,  bien  qu'il  eût  pour  adversaires  des  esprits  plus  sérieux. 
De  ce  nombre  furent  G«tlil,  qui,  partisan  de  Malebranebe, 
soutint  que  l'idée  de  l'être  ne  peut  dériver  des  sens,  et  qu'elle 
est  cependant  une  idée  formée;  Falletti,  qui  substitua  ao 
principe  sensuel  celui  de  la  raison  suffisante  de  Leibnita,  et 
ridée  générale  de  Têtre  déduite  du  moi  pensant;  DraghettI, 
qui  s'éleva  à  une  doctrine  plus  complète  sur  les  facultés  de 
rame,  en  la  fondant  sur  l'instinct  moral  et  sur  la  raison;  Mi- 
<*«li,  qui,  repoussant  Y  Ontologie  de  Wolf,  devança  Schelling 
dans  ridée  d'un  nouveau  système  des  sciences  ;  Pino ,  dont  is 
Protologk  se  propose  la  recherche  d'unpre>/trer,  non  subjeo- 


PHlLOSOPfilS.  27 1 

tif ,  mais  réel ,  et  londenieot  de  la  science.  En  même  temps 
Palmieri  et  Caiii  combattaient  les  conséquences  du  sensualisme 
appliqué  à  la  religion  et  au  droit  public.  Us  furent  peu  écoutés, 
et  ils  n*empéebèrent  pas  les  Italiens  d'accueillir  à  bras  ouverts 
ridéologie  mesquine  de  Traey ,  à  laquelle  le  traducteur  ajouta 
un  catéchisme  moral  tout  à  fiût  empirique.  Pascal  Borello ,  sous 
le  pseudonyme  de  Lalebasque,  soutint,  dans  la  Généalogie  de 
ia  pensée  9  que  la  sensation  était  Tidée.  Il  fout  ranger  Roma* 
gnosi  parmi  les  empiriques,  bien  qu'il  le  fût  dans  un  sens  large, 
en  recherchant  les  causes  assignables;  tellement  qu'il  a  l'air 
d'un  spiritnaliste.  Chez  lui  la  morale  ne  se  sépare  pas  du  droit. 
Il  rendit  à  cette  dernière  science  des  services  remarquables,  en 
résumant  la  doctrine  du  siècle  précédent  dans  la  Genèse  du 
érM  pénal  et  dans  le  Droit  publk  unioerseL 

THnbnrini ,  répudiant  comme  impuissants  le  sensualisme  et 
la  morale  de  l'intérêt ,  fit  dériver  l'obligation  morale  du  besoin 
de  la  perfection;  il  réfuta  le  progrès  indéfini  de  Condorcet  II 
est  oublié  aujourd'hui ,  de  même  que  ses  doctrines  ecclésiasti- 
ques.  Mais  d'autres  ont  tenté  de  concilier  l'eipérience  avec  la 
raison ,  persuadés  que  de  leur  accord  seul  peut  résulter  un  sys* 
t^e  basé  sur  la  vérité.  Pour  Mamiani ,  la  méthode  philoso- 
phique est  tout ,  et  toute  réforme  ne  résulte  que  du  changement 
et  du  progrès  de  ce  procédé  ;  la  différence  entre  la  science  et  la 
vérité  consiste  dans  la  méthode;  la  science  n'est,  en  dernier 
lieu,  que  la  vérité  méthodique;  et  toute  discussion  philosophi- 
que peut  se  réduire  à  une  question  de  méthode.  Le  temps , 
e'est-à-dire  l'esprit  humain ,  fait  toujours  un  choix  ;  et  il  fait 
servir  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  chaque  méthode  à  accroître  ses 
richesses:  le  reste  est  emporté  par  le  temps.  Au  dire  de  Ma- 
miani ,  les  anciens  Italiens  connurent  la  vraie  méthode ,  et 
celui  qui  la  ferait  revivre  restaurerait  la  science  du  même  coup  ; 
d'où  il  faudrait  conclure  que  les  dernières  conséquences  de  la 
philosophie  rationnelle  doivent  se  confondre  avec  les  maximes 
du  aens  commun.  Dans  cette  restauration  du  passé,  il  se  trouve 
d'accord  avec  le  père  Ventura,  qui  veut  ressusciter  la  scolasti* 
que ,  afin  d'identifier  la  philosophie  avec  la  révélation.  L'éclec* 
tisnie  universel  de  Poli  diffère  de  réciectisme  français,  en  ce 


273  PHILOSOPHIE. 

qu'il  n'emprante  pas  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  les  systèmes  op- 
posés, mais  qu'il  met  en  rapport  entre  eux  les  deux  prin- 
cipes extrêmes  de  l'empirisme  et  du  rationalisme.  Il  netroare 
pas ,  comme  Cousin ,  tous  les  systèmes  vrais,  mais  il  les  croit 
tous  imparfeits  ;  il  rejette  l'art  du  syllogisme,  et  il  aspire  à  l'on- 
ginalité  >.  Galuppi ,  philosophe  expérimentalista ,  n'admet  pas 
aeulement'des  éléments  objectifiide  la  connaissance,  mais  en- 
core l'esprit  humain ,  qui  s'élève  par  la  méditation  du  condi- 
tionnel à  l'absolu ,  par  Teffet  de  l'intuition  médiate  du  raison- 
nement établi  sur  les  notions  acquises.  L'identité  et  la  diversité 
sont  les  âéments  subjectifs  de  nos  connaissances.  11  y  a  donc 
des  vérités  primitives  d'expérience  intérieure  ;  ailes  ne  procè- 
dent pas  d*un  pur  empirisme  ni  des  principes  a  priori  de  Kaot, 
mais  de  la  subjectivité  même  de  l'esprit ,  oonune  ses  lois  origi- 
nelles. La  conscience,  la  sensibilité ,  Timagintillon ,  l'analyse, 
la  synthèse ,  le  désir,  la  volonté ,  sont  des  facultés  élémentaires. 
La  conscience  et  la  senâfallité  fournissent  à  l'esprit  TiAjet  des 
pensées  ;  l'imagination  reproduit  les  perceptions  ;  l'analyse  isola 
les  objets  ;  la  synthèse  les  groupe  ;  la  volonté  mène  et  dirige  les 
opérations  synthétiques  et  analytiques,  en  formant  ainsi  l'édi- 
fice des  connaissances  humaines.  Dans  la  doctrine  morale, 
Galuppi  admet  des  jugements  pratiques  apriori,  et  il  place  la 
loi  morale  dans  la  droite  raison ,  qui  dirige  la  volonté  vers  notra 
bien-être ,  en  nous  indiquant  les  actes  qui  peuvent  produire  ou 
empêcher  le  bonheur.  Telle  fut  sa  tentative  pour  renouveler 
parmi  les  Italiens  la  critique  de  l'entendement.  Bien  inférieur 
à  Kant,  il  rencontra  en  outre  des  entrayes  particulières  dans 
son  pays. 

Les  deux  philosophes  les  plus  originaux  de  l'Italie  sont  ri- 
goureusement catholiques ,  et  adversaires  de  l'empirisme  qui 
domine  dans  les  écoles  et  dans  les  sdoDces  appliquées.  Ros- 


*  Les  étrangers  ne  font  pas  à  l'école  italienne  rhonncnr  de  la  nom- 
mer. Poly  a  élevé  la  voix  en  sa  faveur  dans  les  noies  étendoes  qn^  a 
ajoutées  à  satradocUon  deTennemann,  où  il  classe  les  penseurs  mo- 
dernes de  ntalie  son  comme  littérateurs,  mais  d^prèsleor  tendaaoe 
philosophique. 


PSILOSOPH».  378 

mini  renVMe  avee  une  Iogiq[ue  in^sistible  les  systèmes  des 
éerivains  précédents ,  qui ,  eo  recherchant  Toiigine  des  notions 
indispensables  pour  former  un  jugements  ou  refusent  trop  ou 
exigent  trop.  Il  démontre  quUl  n'est  nécessaire  d'admettie 
eomme  innée  que  Tidée  de  la  possibilité  de  Fétre;  que  cette 
idée ,  unie  à  la  sensation ,  suffit  pour  former  toutes  les  autres , 
ainâ  que  rintelligence  et  la  raison  humaine.  Cette  première 
perception  intuitive  de  Tétre  en  général  est  la  source  de  la 
certitude  ;  les  sceptiques  ne  peuvent  supposer  qu'elle  soit  une 
illusion;  c'est  donc  la  vérité  elle-même;  et  elle  engendre  la 
connaissance  des  corps,  celle  de  nous-mêmes ,  celle  de  Dieu, 
celle  de  la  loi  morale,  lien  du  monde  idéal  avec  le  m<mde  réel , 
de  la  vie  théorique  et  spéculative  avec  la  vie  pratique.  Rosmini 
a  fait  des  applications  de  ce  principe  à  l'anthropologie,  à  la 
morale ,  au  droit ,  à  la  théodioée;  et  il  continue  de  les  étendre 
de  manière  à  en  feire  résulter  cet  ensemble  sans  lequel  il  est 
difficile  de  juger  un  système.  Il  mérite  dès  à  présent  la  recon- 
naiasanoe  de  Tltalie  pour  le  mouvement  nouveau  qu'il  a  imprimé 
à  la  pensée  philosophique ,  qu*il  a  dégagée  de  ses  entraves  et  de 
l'empirisme. 

Son  adversaire  le  plus  marquant  est  Vincent  Gioberti.  Celui- 
ci  prétend  substituer  à  la  méthode  psychologique ,  qu'il  regarde 
comme  la  cause  de  la  décadence  actuelle  de  la  phûosophie,  la 
méthode  ontologique  de  Leibnitz,  de  M alehranche ,  de  Yico, 
ces  derniers  philosophes  dont  la  voie  a  été  faussée  par  Des- 
cartes, «  qui,  nouveau  Luther,  a  substitué  le  libre  examen  à 
l'autorité  catholique.  »  En  conséquence,  Gioberti  part  d'un 
principe  ontologique  dans  lequel  sont  comprises  en  puissance 
toutes  les  notiony  possibles  ;  et  il  Texprime  par  cette  proposi- 
tion :  Uétn  crie  les  existeneee.  Dans  cette  proposition ,  le  pre- 
mier membre  est  une  réalité  absolue  et  nécessaire,  le  dernier 
une  réalité  contingente  ;  et  le  lien  entre  eux  est  la  création, 
acte  positif  et  réel ,  mais  libre.  Voilà  trois  réalités  Indépendan- 
tes de  notre  esprit  ;  voilà  l'affirmation  du  principe  de  substance, 
de  celui  de  cause ,  de  l'origine  des  notions  transcendantes ,  et 
de  la  réalité  objective  du  monde  extérieur.  Il  en  déduit  l'ency- 
clopédie entière ,  en  assignant  à  l'être  la  philosophie,  à  l'acte 


S74  SaBHCBS  80CIJLLI8. 

delà  Ciéiltai  les  iiiatliéiiiatiqiie8,€taiix  existmoesb  physiqae. 
L'idée  de  Tétre  comme  pnaiMer  pgychohgi^me  ert  aeeeptée 
par  Giobeili  ;  mais  il  ne  lui  suffit  pas  qu*dle  soit  seofement 
poasilile  :  il  croit,  au  contraire,  qa*il  est  ittogiqoe  de  fidre  naître 
l'idée  de  la  réalité  de  celle  de  la  possibilité;  et,  en  supposant 
que  cdle-ci  eiiste  sans  Tantre,  on  arriverait  au  nihl&me  oa 
an  panthéisme.  La  formule  idéale  de  Gioberti  est  donc  le  pre- 
mier philosophique,  qui  comprend  le  premier  psgfchologique  d 
le  premier  ontologique  :  c*est-à-dire  la  preml^  idée  et  le  pr^ 
mier  être.  11^ supprime  donc  tout  intermédiaire,  dans  l^intm- 
tionderabeolu,  entre  Tesprit  créé  et  Tétre  en  qui  sont  otgedi- 
^rsoMut  tootts  les  idées.  11  veut  que  Tintuition  de  Tesprit  humaixi 
aoit  dans rêtre  divin,  idéal,  réel,  qui  crée;  tandis  que  Roi- 
nini  fini  Thituition  idéale  de  sa  nature,  et  établit  le  léd 
conune  bot  du  soitinient.  Il  en  résulte  que  notre  esprit  n*a  pas 
directement  l'imuition  de  Dieu ,  et  que  Tidée  de  Tétre ,  en  hn 
représentant  Tétre  comme  possible  et  universel ,  ne  lui  £ût 
pas  distinguer  le  nécessaire  du  contingent;  tandis  que  le  senti- 
meot  de  la  réalité  divine  appartient  à  un  état  au-dessus  de  la 
nature,  fl  a  ftit  de  cette  doctrine  des  applications  étendues. 
Mais  on  ne  pourra  juger  en  dernier  ressort  son  q^slème  qae 
quand  il  aura  reçu  les  derniers  développements. 


SCIENCES  SOaALES. 


Mais  le  bul  que  l'homme  se  propose  n*est  pas  seulement  de 
coonattre;  il  veut  aussi  aimer  et  agir.  Les  actes  de  la  raîsoo 
aont  accompagnés  et  souvent  modifiés  par  ceux  de  la  sym- 
pathie; les  œuvres  commencent  sans  attendre  la  démoastn- 
tîon.  C'est  pourquoi,  tandis  que  la  pbîleaophie  théorique  poa^ 
suit  la  recherche  de  la  vérité  absolue,  la  philosophie  pratiqoe 

•Itemi  la  justice  el  la  bonté. 

Quiconque  connaît  rhistoire  sait  combien  la  spéculation  théo- 
rique influe  aur  Tordre  pratique.  Après  avoir  dit  que  toutes  nos 


SCIENCES  SOCIALES.  275 

dérivaient  de  la  sensation,  Locke  et  Gondillae 
anmeot  dû  en  induire  que  le  sentiment  moral  ne  consiste  que 
dans  l'utile,  c'est-à-dire  dans  l'intérêt  ou  le  plaisir.  Ils  ne  le 
disait  pas,  parce  qu'il  fallait  que  toutes  les  croyances  fussent 
apées  avant  d'arriver  à  établir  la  jnorale  sur  l'intérêt ,  eoninie 
le  fit  Jérémie  Bentbam  (1748*1 882),  en  confondaDt  la  raison 
et  le  sentiment,  et  en  prenant  pour  vu  iak  étemel  ce  qui  est 
particulier  au  temps  :  diemier  pasde  féeole  matérialiste ,  en  ré- 
volte contre  l'idéalisme  chrétien. 

Bentbam  n'eut  j«nais  pour  bréviaire  que  le  livre  d'Helvé- 
tins,  et  jamais  il  ne  conçut  un  doute  sur  la  doctrine  de  l'é- 
gcMorae  qu'il  y  puisa,  et  qu'il  prêcha  dans  le  cours  de  sa  longue 
eiislence.  Son  pays  lui  montrait  la  légalité ,  jamais  le  droit;  il 
n'y  avait  donc  pas  moyen  de  le  réfuter ,  lorsqu'il  appliquait  aux 
lois  de  sa  patrie  un  critérium,  quel  qu'il  fût.  Il  combattit 
Blaksbmey  qui  donnait  pour  base  à  cette  l^slation  un  con- 
trat entre  les  nobles,  le  roi  et  le  peuple;  et  il  leur  donna  pour 
règle  suprême  l'utilité,  générale.  Ce  point  une  fois  adopté,  il  se 
trouva  plus  fort  que  ses  adversaires,  et  poursuivit  sa  route  sous 
l'Hifloenoe  du  philanthropisme  et  de  la  misérable  métaphysique 
du  temps.  Bentbam  ne  veut  pas  que  la  justice  se  rende  au  nom 
du  rm,  ce  qui  est  un  reste  de  la  féodalité  ;  chaque  tribunal  doit 
être  compétent  pour  tout;  mieux  vaut  un  seul  juge  que  plu- 
sieurs; point  de  vacances;  des  juges  amovibles;  publicité  de 
l'accosation  et  de  la  défense;  pointde  monopole  d'avocats;  point 
de  jmyen  matière  civile;  des  codes  clairs  et  absolus.  11  prit 
part  à  la  Révolution  française  ;  mais  pouvait-4l  faire  écouter  sa 
doctrine  égoïste  au  milieu  des  admirables  sacrifices  de  ce  grand 
mouvement  ?  11  se  retira  donc  en  Angleterre  ;  et  il  cultiva ,  avec 
non  moins  de  persévérance  que  de  foi ,  ses  doctrines,  qu'it  vit 
se  répandre  surtout  en  Amérique. 

Dans  VlnêroduetUm  aux  principes  de  morale  et  de  UgislU' 
tion,  il  remonte  aux  principes  philosophiques  de  ses  opinions  : 
n'envisageant  les  actions  que  du  côté  social ,  il  perd  de  vue 
leur  cûté  moral  ou  individud ,  et  il  fait  reposer  uniquement 
la  différence  des  actes  sur  leur  plus  ou  moins  d'utilité.  Il  se 
ratuche  ainsi  à  Êpicure  et  à  Hobbes.  La  légitimité  d'une 


976  8CIB1ICK8  SOCIALES. 

tion ,  sa  bonté,  sa  moralité ,  ne  signifleot  rien  qne  son  uâlilé. 
L*iatérêt  de  Tindividu  est  la  plus  grande  somme  de  bonheur 
à  laquelle  il  puisse  atteindre;  Tintérét  de  la  société,  c^est  la 
somme  des  intérêts  de  tous  ses  membres.  A  cet  intérêt  s*oppoce 
etTaseétisrae,  qui  conseille  des  actions  causant  du  déplaisir, 
et  pice  versa,  et  la  sympathie  ainsi  que  Tantipathie,  qui  noos 
font  regarder  une  action  comme  bonne  ou  inauvaise,  pour  des 
raisons  indépendantes  de  ses  conséquences.  L*homme  n*agit 
donc  que  par  calcul^'intérêt,  et  la  science  ne  peut  que  lui  en- 
seigner à  bien  taire  ce  calcul;  la  législation,  à  bien  balancer 
les  plaisirs  et  les  peines  résultant  d'une  loi ,  et  à  combattre  les 
Clauses  qui  dérangent  cette  économie.  11  n*y  a  donc  pas  de  de- 
voir :  «  la  vertu  n'est  un  bien  que  pour  les  plaisirs  qui  en  dé> 
coulent;  le  vice,  un  mal  que  pour  lés  peines  qui  en  résultent; 
le  droit  dérive  simplement  de  la  loi.  » 

Bentham  traita ,  après  Dragohetti ,  de  la  vertu  et  des  récom- 
penses. Mais  les  services  pour  lui  constituent  la  vertu  ;  et  la  peine 
n*est  juste  qu'autant  qu*elle  sert  à  empêcher  le  délit  Lesmaa- 
vais  sigets  sont  des  gens  qui  calculent  mal  ;  et,  pour  rectifier 
réquilibre  de  leur  jugement ,  îl  faut  changer  l'organisation  des 
prisons.  Reniant  l'histoire ,  ne  connaissant  point  de  divenlté  de 
temps  ni  de  nation,  il  croit  à  une  législation  absolue,  fondée  sur 
des  règles  égales  pour  tous  :  en  conséquence,  son  code  est  «  ua 
corps  méthodique  et  immuable  de  toutes  les  règles  d'action.  •  H 
prodame  la  libre  concurrence;  plus  de  colonies,  point  d'en* 
traves  à  l'usure  ;  point  d'écoles  publiques,  liberté  absolve  pour 
les  disoussiotis  des  chambres. 

Mais  comment  fonder  quoi  que  ce  soit  avec  son  sensoa* 
lisme?  Gomment  passer  de  Tintérêt  privé  à  l'intérft  général? 
Plein  d'inconséquences,  il  admit  non-seulement  les  plaisirs  de 
rame,  mais  jusqu'à  ceux  de  la  piété,  et  les  jouissances  reli- 
gieuses t  qui  résultent  de  notre  conviction  de  posséder  la  fyfwr 
de  la  Divinité;  »  et  il  se  figurait  prendre  ainsi  l'honunelelqa'i 
est.  «  Donnez-moi  les  affections  humaines,  joie,  doulear, 
plaisir,  déplaisir,  et  je  créerai  le  knonde  moral;  je  innoduini 
non-seulement  la  justice ,  mais  encore  la  générosité ,  le  patrio- 
tisme, la  philanthropie,  toutes  les  vertus  aimables  ou 


SCIBNCBS  SOCIALES.  277 

dans  leur  pureté  et  leur  exaltation.  »  Comme  si  les  afTections 
étaient  sépû^es  des  pensées!  Sa  confiance  éclate  dans  ces  paro- 
ks;  et  en  effet  il  était  convaincu  que  son  code ,  n*offrant  ni  la- 
cune, ni  obscurités,  ni  difficultés,  deviendrait  universel,  et 
qu'il  serait  le  législateur  de  Tavenir  :  Je  voudrais ,  disait-il , 
çue  chacune  des  année»  qui  fne  restent  à  vivre  fût  transportée 
a  la  fin  de  chacun  des  siècles  à  tenir,  pour  être  témoin  de 
{efficacité  de  mes  ouvrages.  Il  voulut  en  mourant  être  utile  à 
rbumanité ,  et  il  abandonna  son  cadavre  aux  anatomistes. 

Le  droit  ainsi  réduit  au  fait,  il  ne  faut  pas  s^étomier  si  Ben- 
îbam  en  vint  à  proclamer  Tutile  comme  la  mesure  unique  du 
droit.  Il  fonda  sur  cette  base  un  projet  de  paix  perpétuelle.  Un 
souverain  n*a  pas  de  meilleur  moyen  de  régler  sa  conduite  en- 
vers les  autres  nations,  que  de  rechercher  le  plus  grand  avan- 
lage  de  toutes.  La  loi  internationale  aurait  donc  pour  but  l'in- 
térêt général  :  l'^  en  ce  qu'une  nation  ne  serait  à  charge  aux 
autres  qu'autant  qu'il  est  nécessaire  à  son  propre  bien-être; 
2^  en  ce  qu'elle- ferait  aux  autres  nations  le  plus  grand  bien 
compatible  avec  le  sien ,  ce  qui  constituerait  ses  devoirs  à  rem- 
plir; 3°  en  ce  qu'elle  ne  souffrirait  des  autres  nations  aucun 
dommage ,  au  delà  de  ce  que  réclamerait  leur  propre  bien  ; 
4^  en  ce  qu'elle  recevrait  le  plus  grand  bienfait  des  autres ,  leur 
pn>pre  bien-être  une  fois  assuré  :  voilà  en  quoi  consisteraient 
ses  droits^  On  ne  connaît  Jusqu'ici  d'autres  remèdes  aux  viola- 
tions du  droit  que  la  guerre  ;  le  cinquième  but  du  code  inter- 
i^lional  serait  donc  de  pourvoir  à  ce  que  la  guerre  n'entraînât  ! 

que  le  nud  indispensable  pour  arriver  au  bien  qu'on  aurait  en  ' 

vue.  I 

I^  guerre  est  une  espèce  de  procédure ,  à  Taide  de  laquelle 
une  nation  revendique  ses  droits  aux  dépens  d'une  autre.  Les 
causes  qui  l'engendrent  le  plus  ordinairement  sont  :  l'incerti- 
tude dans  les  droits  de  succession  ;  les  agitations  intestines  chez 
des  voisins ,  dérivant  soit  de  cette  source,  soit  de  disputes  sur  le 
droit  constitutionnel  ;  l'incertitude  des  droits  sur  des  pays  nou- 
vellement découverts  ;  les  haine»  et  les  préjugés  religieux  ;  les 
querelles  entre  des  États  limitrophes.  U  conviendrait  donc,  pour 
les  écarter  :  l«  de  réduire  en  code  les  lois  non  écrites ,  mais  qui 

24 


278  SCUBCBS  80GULU. 

font  eonaerées  par  Tusage;  T  de  &ire  de  nooTelles  ooii?ea- 
tiens  et  des  lois  internationales  snr  tous  les  points  non  dém^ 
minés  ;  8^  de  perfectionner  le  style  des  lois  et  des  autres  aeies. 
Mais  comme  ces  choses  dépendent  des  intérêts  et  des  passions 
humaines,  les  remèdes  seraientinsuffisants;  en  conséquence 
Bentbam  imagine  une  paix  perpétuelle,  fondée  sur  deux  points 
essentiels  :  1^  la  réduction  et  la  flxation  des  forces  militaires  et 
navales;  3®  l'émancipation  des  colonies ,  qui  sont  toujours  oné- 
reuses à  leur  métropole ,  contrainte  qu'elle  est  de  les  protéger 
par  une  marine  dispendieuse. 

Un  tribunal  arbitral ,  selon  Bentbam ,  serait  indispensable 
pour  prévenir  les  dissidences  d'opinion  entre  les  négociiteon 
des  deux  puissances  ;  et  la  décision  de  ce  tribunal  sauvegarde- 
rait du  moins  l'honneur  de  la  nation  qui  succomberait.  On  a 
imaginé  diverses  combinaisons ,  comme  la  neutralité  armée,  la 
confédération  américaine,  la  diète  germanique,  la  ligue  suisse. 
L'histoire  nous  montre  ainsi  que  la  confiance  entre  nations  n'est 
pas  un  fait  anormal.  Cest  ainsi  que  l'on  pourrait  former  un 
congrès  général,  où  chaque  puissance  enverrait  deux  dépotés, 
et  qui  aurait  autorité  pour  rendre  sa  décision ,  pour  la  fiûre 
publier  dans  les  deux  États ,  et  pour  mettre  au  ban  de  rEii- 
rope  celui  qui  n'y  obtempérerait  pas.  €omme  dernier  expédient, 
on  pourrait  fixer  le  contingent  de  chaque  État  potur  l'exécutioa 
des  sentences  prononcées.  Mais  on  préviendrait  cette  néœsaîté 
en  autorisant  le  congrès  à  donner  la  plus  grande  publicité  à 
ses  jugements  motivés,  ce  qui  serait  un  appel  solennel  àTopi- 
nion. 

Tel  était  le  rêve  de  Bentham  en  1789 ,  la  veille  de  la  confla- 
gration générale ,  où  l'on  vit  apparaître  la  plus  flagrante  viola- 
tion de  tous  les  traités  positifs.  Elle  avait  d^à  écbté,  quand  un 
autre  philosophe,  Emmanuel  Kant,  imagina  une  paix  perpé- 
tuelle ,  constituée  aussi  sur  une  confédération  de  toute  l'Eu- 
rope ,  représentée  par  un  congrès  permanent.  La  première  eon- 
dition,  c'est  que  les  Etats  soient  républicains ,  c'est-à-dire  que 
chaque  citoyen  concoure,  pair  ses  représentants,  à  faire  les  lois 
et  à  décider  de  la  guerre  ;  car  un  despote  n'hésite  guères  à  re- 
courir aux  armes  :  mais  le  peuple  sait  qu*il  s'expose  à  toutes 


KIBIICBS  80CIALBS.  279 

les  charges  et  à  tous  les  maux  qui  suivent  un  appel  à  la  force. 
Par  constitution  républicaine  il  entend  un  gouvernement  limité 
par  une  représentation  nationale,  où  le  pouvoir  législatif  est 
s^^aré  du  pouvoir  exécutif;  tandis  que  la  démocratie  rend  toute 
représentation  impossible,  et  qu'elle  est  nécessairement  despo- 
tique, attendu  que  la  volonté  de  la  majorité  de  ces  mille  sou- 
verains dont  elle  se  compose  ne  se  trouve  pas  limitée. 

Une  paix  perpétuelle  exigerait  encore  que  l'alliance  se  fon- 
dât sur  une  confédération  d'États  libres;  mais  l'état  naturel 
entre  les  nations  a  été  jusqu'à  ce  jour  celui  de  guerre  déclarée 
on  imminente,  et  leurs  droits  ne  se  débattent  que  sur  les 
cfaamps  de  bataille,  où  la  victoire  tranche  la  question ,  mais  ne 
la  résout  pas.  La  paix  devrait  donc  être  garantie  par  un  pacte 
spécial  qui  ait  pour  but  de  mettre  un  terme  à  toutes  les  guerres, 
et  par  lequel  les  nations  renoncent  à  la  liberté  anarchique  des 
sauvages ,  pour  former  une  civiias  genHum.  Si  par  hasard  un 
peuple  se  constituait  en  république  (gouvernement  qui  tend 
de  sa  nature  à  la  paix  perpétuelle) ,  il  deviendrait  le  centre  de 
cette  confédération,  à  laquelle  d'autres  s'associeraient  pour 
garantir  leur  propre  liberté ,  selon  le  droit  public.  «  Car  s'il  est 
juste  d'espérer  que  le  règne  du  droit  public  se  réalisera  par  des 
progrès  graduels,  mais  indéfinis,  la  pabc  perpétuelle,  qui  suc- 
cédera aux  trêves  appelées  jusqu'ici  traités  de  paix,  n'est  pas  une 
diimère ,  mais  bien  un  problème  dont  le  temps  nous  promet  la 
solution  ;  et  ce  temps  sera  vraisemblablement  abrégé  par  l'uni- 
formité des  progrès  de  l'esprit  humain.  »  {^  tous  cas,  ce  sera  tou- 
jours l'un  des  rêves  les  plus  séduisants  pour  les  cœurs  généreux, 
et  pour  ceux-là  surtout  qui,  s'éeartant  des  dogmes  religieux , 
croient  au  bonheur  sur  la  terre.  L'assemblée  constituante  avait 
proclamé  que  le  peuple  est  un  grand  individu ,  et  que  le  monde 
civilisé  n'est  qu'un  seul  peuple,  dont  les  diverses  nations  sont 
les  provinces;  que  l'humanité  est  une  seule  famille,  qui  doit 
être  gouvernée  par  la  loi  de  justice  et  de  liberté;  que  la  politi* 
que  est  distincte  de  la  morale ,  mais  ne  lui  est  pas  opposée.  Elle 
chercha  cependant  en  vain  à  édifier  un  code  de  droit  interna- 
tional ;  l'ancien  droit  ressuscita  blent  At ,  n'ayant  pour  règle  que 
la  force  et  les  conventions.  Plus  tard,  la  sainte-alliance  se  flatta 


380  SGIBNCBS  SOCtàLBfl. 

de  réaliser  ce  concert  ;  et  quarante  ans  d*une  paix  que  les  ca- 
lamités de  la  guerre  n'ont  point  attristée ,  n'ont  cependant  rien 
détruit  de  ce  qui  pourrait  amener  des  conflits  nouveaux. 

Après  les  dépenses  incalculabies  que  les  guerres  de  l'Empire 
occasionnèrent,  la  gène  que  tous  les  gouvernements  éprouvèrent 
du  système  de  la  paix  armée,  il  fallut  bien  aviser  à  y  trouver 
des  remèdes  :  ce  fut  ce  que  se  proposèrent  ces  congrès  de  la 
•paix,  dont  l'Américain  Burrik  fut  le  propagateur.  Les  gens  les 
mieux  intentionnés  du  monde  se  réunissent  dans  ces  assem- 
-blées ,  pour  déclamer  et  protester  contre  les  horreurs  de  la 
guerre ,  pour  montrer  aux  peuples  et  aux  rois  ce  qu'elle  coûte 
aux  uns  comme  aux  autres;  mais,  au  milieu  de  ces  idylles  en 
l'honneur  delà  paix,  les  peuples,  victimes  de  vieilles  oppressions, 
ne  voient  que  la  force  pour  s'en  affranchir,  de  même  que  les 
rois  n'attendent  que  d'elle  seule  leur  conservation. 

Cependant  la  science  politique  était  l'objet  d'études  théori- 
ques. Dans  sa  Science  du  gouvernement ,  G  aspard  de  Real ,  qui  en 
traite  d'une  manière  plus  pratique  que  Buriamachi  et  Vattel,  vint 
résumer  les  doctrines  des  publicistes  classiques.  Le  fécond  et 
exact  Bynkershoek,  de  Middelbourg,  offrit  le  premier  une 
exposition  critique  et  systématique  du  droit  des  gens  maritime, 
traitant  de  préférence  certaines  questions  particulières  d*une 
application  pratique.  Selon  lui ,  ce  qui  est  conforme  aux  lo- 
mières  de  la  raison  est  obligatoire ,  dès  qu'il  est  observé  par  la 
plupart  des  nations  les  plus  civilisées.  Le  droit  des  gens  est 
donc  une  présomption  fondée  sur  la  coutume  ;  d'où  il  suit  qu'il 
cesse  d'être  en  vigueur  du  Jour  où  apparaît  une  manière  de  voir 
opposée  à  celle  qu'il  consacre.  Son  ouvrage  sur  le  droit  des  am* 
bassadeurs  ebt  d'une  importance  capitale.  Tracy,  dans  le  Com- 
mentaire sur  r Esprit  des  lois  de  Montesquieu,  ne  reconnaît  que 
deux  modes  de  gouvernement,  le  national  et  le  spécial  ;  celui 
où  les  gouvernants  sont  faits  pour  la  nation ,  et  celui  où  la  na« 
tion  est  faite  pour  les  gouvernants  :  distinction  empirique,  et 
pourtant  plus  réelle  que  celle  de  Montesquieu. 

Certains  publicistes  ont  proposé,  en  vue  de  réeoaomie,  les 
gouvernements  h  bon  marché,  supprimant  la  magistrature  hé- 
réditaire suprême.  Dans  ceux  où  le  peuple  est  appelé  à  prendre 


SCIENCES  SOCIALES.  281 

part  à  radmioistration ,  le  grand  problème  du  pouvoir  est  Té- 
ieetion.  Les  répid)Ucaias,  avec  Jean- Jacques  Rousseau,  pla- 
cent la  puissance  dans  le  nombre  >  ;  d'autres  n'accordent  la 
représentation  qu'aux  propriétaires.  Mais  la  foi  dans  Tautorité 
s'étant  trouvée  ruinée,  on  s'est  vu  dans  l'impossibilité  d'é- 
tablir le  dogme  de  la  souveraineté;  et  la  majorité  qu'oa  lui 
a  substituée,  c'est-à-dire  la  moitié  plus  un,  est  une  base  mo- 
bile et  vacillante,  selon  le  caprice  de  cette  majorité.  C.-L.  Hal- 
1er  tenta  une  rettauraUon  de  la  science  polUiquef  où  l'on 
peut  trouver  du  moins  la  réfutation  des  auteurs  précédents. 
Dans  son  TraUé  de  philosophie  polUique,  lord  Brougham  a 
passé  en  revue  cinquante  formes  de  gouvernements.  Il  fait 
dériver,  comme  Bentham,  le  droit  de  commander  et  le  devoir 
d'obéir,  non  d'un  contrat  primitif,  mais  de  l'utilité  du  plus 
grand  nombre  (Expediency)\  de  là  résulte  l'espèce  de  bas- 
cule où  le  peuple  et  le  souverain  se  font  contre>poids,  ainsi 
que  le  droit  réciproque  de  résistance ,  qui,  en  somme,  est  la 
base  des  constitutions  libérales  de  ces  derniers»  temps.  Il  traite 
mieux  les  principales  questions  de  la  société  civile  actuelle , 
le  gouvernement  représentatif,  la  liberté  de  la  presse,  les  ar- 
mées sur  le  pied  de  guerre  ou  de  paix  ;  puis  les  débats  parle- 
mentaires, le  scrutin  secret,  la  répartition  des  droits  électo» 
raux ,  la  durée  du  mandat,  les  incompatibilités  :  tout  cela  au 
point  de  vue  théorique  et  pratique ,  et  toujours  prêt  à  citer  les 
grands  exemples  que  pouvait  lui  fournir  le  gouvernement  de 
son  pays. 

Les  questions  de  droit  politique  ont  été  plus  agitées  par  les 
année  ou  dans  les  conférences  que  par  les  écrivains  ;  et  ces 

• 

'  Fichte  partage  cette  opiaioD  ;  niaiSy  en  reconnaissant  la  forme  ré- 
publicaine comme  la  plas  rationnelle,  il  en  fait  dépendre  l'application 
de  l'esprit  public  des  nalloos,  et  ne  la  croit  possible  que  là  où  le  peuple 
a  appris  à  respecter  la  loi  pour  elle-même.  Toute  constitution  est  lé- 
gitime, pourvu  qu'elle  favorise  le  progrès  général  et  le  développement 
des  facultés  de  diacun.  L'idéal  de  la  perfection  sociale  consiste  dans  un 
accord  de  toutes  les  volontés  à  la  loi  de  la  raison,  de  telle  sorte  que 
clmcun  travaille  au  salut  commun,  et  que  Tactivité  de  tous  aboutisse 
au  bien-être  de  chacun. 


283  SCTBNCES  80CULK8. 

deroiers  temps  n'ont  produit  aucun  auteur  dassique.  Blackin- 
tosh  donna ,  dès  1797,  le  plan  d'un  cours  de  droit  naturel  et 
des  gens ,  et  il  est  fort  à  regretter  qu*i]  ne  Tait  pas  exécuté  lui- 
même.  Il  définit  le  droit  naturel,  la  science  qui  enseigne  les 
droits  et  les  devoirs  des  hommes  et  des  Ëtats;  de  sorte  qu'il 
embrasse  toutes  les  règles  de  morale ,  en  tant  qu'elles  régis- 
sent \t  conduite  des  hommes  entre  eux  dans  les  différeots  rap* 
ports  de  la  vie,  la  soumission  des  citoyens  aux  lois ,  l'autorité 
des  magistrats  dans  la  législation  et  le  gouvernement,  les  rap- 
ports des  nations  indépendantes  en  temps  de  paix ,  et  les  li- 
mites que  doivent  avoir  leurs  hostilités.  Tout  en  louant  Gro- 
tius  et  Puffendorf ,  il  voudrait  un  nouveau  système  de  droit  in* 
ternational ,  attendu  que  le  langage  de  la  science  est  tout  à  6ût 
changé,  et  que  chaque  siècle  exige  un  enseignement  donné 
dans  sa  propre  langue.  Maintenant  une  philosophie  plus  mo- 
deste et  plus  simple  s'est  répandue;  la  connaissance  de  la  na* 
ture  humaine  s'est  accrue;  des  pays  incotmus  ont  été  explorés; 
les  cent  fleuves  de  la  science  se  sont  réunis  en  un  vaste  coq- 
ïant;  lliistoire  est  devenue  un  musée  où  Ton  peut  ândier 
toutes  les  variétés  de  notre  nature.  La  guerre  est  devenue 
moins  cruelle ,  surtout  envers  les  prisonniers  ;  l'instruction  prt- 
tique  s'est  enrichie  des  dernières  expériences  *. 

On  pourra  malheureusement  opposer  à  ces  progrès  vantés 
des  violations  effrontées,  des  guerres  poussées  avec  un  acharne- 
ment fiirouche ,  les  prisonniers  de  guerre  torturés  sur  les  pontons 
anglais  et  dans  les  neiges  de  la  Sibérie ,  le  blocus  et  le  droit  de 
visite  étendus  *. 

Quelques  publicistes  se  sont  occupés  du  droit  des  gens  au 
point  de  vue  purement  positif  et  pratique,  et,  d'après  les  docu- 
ments, ont  établi  les  actes  et  les  règles  qui  devaient  diriger  les 
souverains  et  les  diplomates. 

■  Philosophie  du  droit,  où  tous  les  {systèmes  contemporaif»  ssr 
la  politique  et  le  droit  se  trouvent  exposés.  V.  Stahl. 

*  Les  dentiers  événements  ont  été  étudiés  dans  leurs  rapports  avee  le 
droit  des  gens  par  rAroéricain  H.  Wrbatoiv,  Progris  du  droit  des 
cens  en  Europe,  et  par  Maurice  de  Hauteiiive,  Progrès  que  lé  droU 
des  gens  a  fait  en  Europe  depuis  la  paix  de  Westphalie. 


8C1BNCES  SOCIALES.  283 

Déjà  le  président  Hénault ,  dans  son  DroU  publie  fondé  sur 
les  traités  y  avait  révélé  ce  qui  jusqu'alors  avait  été  considéré 
eomme  les  arcanes  de  la  diplomatie.  Moser  s'occupa  toute  sa  vie 
da  droit  public,  principaîeinent  de  celui  de  l' Allemagne.  Do- 
pais la  mort  de  Charles  VI,  il  ne  marche  qu'appuyé  sur  des 
faits,  rejetant  les  spéculations  philosophiques,  parce  qu'il  voit 
que  les  principes  abstraits  ne  sont  pas  observés  par  les  souve- 
rains. Martens  publia  en  1788  un  Abrégé  du  droit  des  gens  de 
r Europe  moderne  fondé  sur  les  traités  et  la  coutume,  qui  de- 
vint ensuite  un  manuel.  Il  part  de  l'idée  de  Vattel  :  que  ce  droit 
est  une  modification  du  droit  naturel ,  appliqué  à  régler  les  rap- 
ports entre  les  nations.  Kock  et  Schœll  ont  donné  depuis  cette 
Histoire  générale  des  traités  de  paix  entre  les  États  européens, 
depuis  la  paix  de  ff^estphalle;  ouvrage  que  vient  de  continuer 
jusqu'à  nos  jours  le  comte  de  Garden. 

La  science  de  la  législation ,  dégagée  des  misères  et  des  atro- 
cités d'autrefois,  s'est  préoccupée  des  origines  du  droit  pénal  el 
des  applications  de  la  jurisprudence.  Kant  avait  fait  reposer  le 
droit  de  punir  sur  ce  principe  :  Que  chacun  soit  rétribué  selon 
ses  oeuvres  ;  et  il  porta  sa  sévérité  jusqu'à  l'inflexible  talion. 
Zacharie  modéra  cette  sévérité  monstrueuse ,  en  réduisant  toutes 
les  peines  à  la  perte  de  la  liberté,  attendu  que  tout  délit  est  un 
attentat  à  la  liberté  d'autrui.  Mais  bientôt  parut  la  Théorie  de 
l'amendement,  de  Uenke,  qui,  refusant  aux  tribunaux  la  fa- 
culté d'apprécier  la  culpabilité  intérieure,  et  par  suite  de  pro- 
portionner  la  peine  à  la  perversité  du  coupable ,  veut  qu'on  se 
borne  à  l'améliorer.  Après  lui,  Weber  et  Schuize  proposèrent 
pour  but  à  la  société  le  perfectionnement  moral  de  l'homme  : 
d'où  il  résulte  que  l'État  a  le  droit  de  punir  la  violation  des 
préceptes  qui  résultent  d'une  telle  obligation.  Romagnosi  re- 
chercha l'origine  métaphysique  du  droit  de  punir  et  ses  divers 
degrés,  en  s'appuyant  sur  ce  que  la  société  étant  l'état  naturel 
de  l'homme,  sa  défense  en  est  la  conséquence  :  d'où  la  nécessité 
d*infliger  des  peines,  mais  seulement  dans  les  limites  de  cette 
nécessité.  Quelques-uns  vont  chercher  ce  droit  dans  quelque 
nhose  de  plus  élevé,  dans  le  principe  d'expiation,  et  dans  les 
inspirations  d'une  conscience  publique,  inconnues  aux  sen- 


3S4  8C1£NCBS  SOCIALES. 

Bualistes,  ainsi  qUe  dans  Tordre  moral,  doDt  les  perturbations 
doivent  être  prévenues  ou  punies  par  le  pouvoir  social. 

Parmi  les  écoles  modernes  de  Jurisprudence,  Féoole  praii-^ 
qtie,  qui  s'est  étendue  en  Angleterre,  proclame  le  droit  positif, 
en  lui  donnant  les  codes  pour  base,  et  en  réduisant  l'art  à  leur 
application.  L'école  philosophique,  qui  règne  en  Allemagne  « 
examine  avec  Kant  le  droit  comme  quelque  chose  d'absolu  et 
de  pure  raison,  ou  recherche  l'esprit  des  codes,  les  interprétant 
pour  en  trouver  les  motlfis  suprêmes.  Défendue  aujourd'hui  par 
Thibaut  et  par  Hegel,  cette  école  a  trouvé  des  contradicteurs 
dans  Hugo  et  dans  Savigny ,  qui  lui  ont  opposé  l'école  kisiori" 
gtu.  Selon  eux ,  le  droit  n'est  pas  une  libre  création  du  législa- 
teur, mais  un  fruit  naturel  des  mœurs,  des  besomsy  de  tous 
les  éléments  eoostitutift  d'une  natioii;  de  telle  sorte  que  le 
présent  se  trouve  étroitement  lié  au  passé ,  et  qu'il  faut  dès  lors 
recherdier  avec  soin  tous  les  débris  de  l'ancien  droit.  En  con- 
séquence, les  juristes  philosophes  se  sont  proposé  de  faire  ua 
code  pour  toute  l'Allemagne,  persuadés  que  le  droit  est  uni- 
versel ,  et  doit  triompher  de  toutes  les  variétés  de  caractère,  de 
climat,  d'origine,  et  identifier  la  science  avec  la  pratique.  L'é- 
cole historique  a  porté  une  grande  lumière  sur  le  droit  romam , 
considéré  philosophiquement  et  philologiquement,  en  publiant, 
en  coordonnant,  en  critiquant  des  fragments  antérieurs  à  Justi- 
nien,  et  aussi  les  codes  des  barbares^  de  manière  à  iaire  triom- 
pher l'histoire,  et  à  l'associer  à  la  pratique  du  droit.  Sous  oe 
point  de  vue ,  Savigny  considère  le  droit  romain  comme  le  type 
de  la  loi  positive  universelle ,  et  l'aperçoit  partout  dans  la 
codes  modernes;  il  le  regarde  comme  la  base  d'un  autre  code, 
qat  ne  pourra  être  compilé  de  longtemps  :  aussi  faut-îl  se  con- 
tenter, quant  à  présent ,  des  statuts  et  des  coutumes  que  nous 
tenons  du  passé. 

Cette  dernière  école  voudrait  aussi  s'intituler  école  du  pro- 
grès^ parce  qu'elle  fût  le  droit  continuellement  variable,  comme 
un  résultat  de  l'expérience,  selon  les  temps,  les  pays,  les  usages  ; 
oe  qui  fait  qu'on  ne  doit  avoir  en  vue  que  son  application,  tandis 
que  ceux  qui  le  construisent  d'après  des  règles  rationnelles  te 
condamnent  nécessairement  à  Fimmobilité.  De  semblables  di- 


8CIBNCB8  SOCIALES  285 

rergences  prouvent  qu'il  n'existe  pas  encore  une  véritable  sdenœ 
du  droit;  mais  elles  donnent  lieu  aussi  à  de  fortes  études,  à 
des  discussions,  et  tendent  à  éclairdr  l'importante  distinction 
entre  le  droit  et  la  morale. 

Le  premier  code  officiel  fîit  le  Landilagh  de  la  Suède,  dans 
lequel  avaient  été  fondus  les  douze  codes  provinciaux  en  1442, 
et  qui  fiit  imprimé  plus  tard  en  1608.  Dix  ans  après,  Gustave- 
Adolphe  donna  un  nouveau  statut;  et,  en  1731,  Frédéric  II  fit 
rédiger  ce  code  général  que  la  diète  sanctionna  en  1784.  D*au- 
très  essais  eurent  lieu  également  au  dix-huitième  siècle,  parmi 
lesquels  nous  avons  mentionné  déjà  les  codes  de  Frédéric  le 
Grand  et  de  Joseph  II.  Le  cùde  Napoléon ,  qui  est  comme  une 
transaction  entre  les  anciennes  coutumes  et  les  conquêtes- de 
la  Révolution,  fut  porté  dans  toute  l'Europe  par  la  victoire;  et 
il  lui  a  survécu  dans  plusieurs  pays,  où  il  en  a  inspiré  de  nou- 
veaux. Le  code  Bavarois,  ouvrage  de  Feuerbach  (1810),  chan- 
gea le  droit  criminel  allemand  ;  et  on  l'imita  en  corrigeant  ce 
qu'il  avait  de  trop  rigoureux.  Le  Digeste  de  r Empire  a  intro- 
duit en  Russie  l'ordre  et  l'uniformité  (1833)  :  il  contient  les 
statuts  organiques  de  l'État,  les  règlements  concernant  les 
finances,  l'économie  publique,  la  police  intérieure,  indépen- 
damment des  lois  civiles  et  criminelles.  La  Grèce  a  promulgué 
un  code  pénal ,  et  s'occupe  de  substituer  un  bon  corps  de  lois 
civiles  à  l'amas  de  dispositions  empruntées  aux  législations 
romaines  et  byzantines.  Dans  l'Amérique  septentrionale,  les 
codes  se  ressentent  de  l'influence  firançaise.  Celui  que  Li  vingston 
a  rédigé  pour  la  Louisiane  est  extrêmement  remarquable;  les 
délits  et  peines  y  sont  nettement  divisés ,  et  les  limites  des  au- 
torités administratives  et  judiciaires  bien  déterminées  '.  Dans 
le  code  Brésilien  (1836)  »  qui  est  d'une  douceur  extraordinaire, 
la  peine  de  mort  est  réservée  au  meurtre  et  à  llnsuncction 

*  LIvjngBtoB  discute»  dans  son  préambule,  les  trois  bases  que  l'on  a 
allribiiées  tu  droit  de  punir,  eherchaot  à  concilier  ceux  qui  le  font 
dériver  de  la  lëglUme  défense ,  ceux  qni  le  font  dériver  d'un  contrat 
•octal,  et  ceux  qui  le  ratUclient  à  la  justice  divine.  Rossi  aborde  aosri 
cet  examen  dans  son  Traité  du  droit  pénal. 


386  SCIBNCBS  SOCIALES. 

armée  des  esclaves.  Celui  de  la  Bolivie  punit  la  tentative  moins 
que  le  crime  consommé ,  et  traite ,  dans  une  partie,  des  crimes 
publics,  et,  dans  Tautre,  des  délits  privés.  La  Russie  a  promul- 
gué, en  mai  1846,  un  nouveau  code  établi  sur  les  coutumes 
antérieures ,  mais  qui  en  est  cependant  indépendant.  Le  knout 
y  est  aboli,  et  toutes  les  autres  peines  s'y  trouvent  adoucies. 

Le  code  commercial  français  a  emprunté  des  titres  entiers 
à  l'ordonnance  maritime  de  1681.  Napoléon  contribua  beaucoup 
à  le  répandre,  et  plusieurs  peuples  de  TEurope  de  TAmérique 
l'adoptèrent,  même  après  la  chute  de  Tempereur.  Brème,  Ham- 
boui^,  Lubeck  ont  des  codes  particuliers.  L'Édii  poUUque  de 
navigation^  promulgué  par  Marie-Thérèse  pour  les  ports  autri- 
chiens, n'a  trait  qu'à  la  discipline.  Il  paraîtrait  que  le  code  ma- 
ritime de  la  Suède  a  beaucoup  emprunté  aux  vieilles  eoutuoies 
Scandinaves.  Les  autres  peuples  ont  aussi  leurs  codes  de  com- 
merce, sauf  FAngleterre  et  les  États-Unis,  c'cst-à-dhre  les  deux 
nations  les  plus  commerçantes  du  monde  :  elles  préfèrent  s'en 
tenir  aux  jugements  d'Oleron  et  de  Wisby ,  et  aux  précédents  de 
leur  jurisprudence.  Des  écrivains  anglais  nous  ont  fait  coa- 
nattre  le  code  maritime  de  la  Malésie,  dont  lesdi^Msitions  s*é- 
cartent  peu  de  celles  de  la  justice  européenne. 

Tous  les  peuples  demandent  des  améliorations  à  leur  légis- 
lation pénale;  T Angleterre  elle-même,  où  la  loi  est  tout  et  où 
les  principes  ne  sont  rien ,  lutte  pour  rajeunir  les  vieilles  lois. 
La  distinction  s*établit  partout  entre  le  pouvoir  administratif  et 
Je  pouvoir  judiciaire,  que  Ton  rend  indépendant  et  inamovible. 
Le  ministère  public  s'y  introduit  également,  et  Ton  établit  divers 
degrés  d'appel  qui  Gxent  un  terme  aux  procès.  On  distingue 
le  délit  de  la  transgression,  la  tentative  de  l'exécution  ;  ajoutons 
à  ces  améliorations  frappantes  la  publicité  des  débats ,  les  arrêts 
motivés,  les  jugements  par  jurés,  la  rédaction  des  lois  dans  la 
langue  vulgaire,  et  enfin  la  précision  des  châtiments. 

Le  prévenu  dans  les  prisons  n'est  plus  confondu  avec  le  con- 
damné, Tadulte  avecTenfant;  et  celui  qui  a  subi  sa  peine 
n^est  plus  livré  à  Tarbitraire  de  la  police,  mais  confié  au  pa- 
tronage de  personnes  pieuses  et  sages.  On  s'eflbrce  d'enlever  aos 
châtiments  le  caractère  de  vengeance,  pour  leur  donner  celui 


SCIENCES  SOCIALES.  287 

d^expialkm,  en  rendant  aux  coupables  le  sentiment  de  leu» 
dignité.  Beaucoup  de  publicistes  se  sont  élevés  contre  la  peine 
de  mort  ;  et  peut-être  n'est-ce  que  Timperfection  de  nos  moyens 
de  répression  qui  la  fait  conserver.  L'Angleterre  Fa  restreinte, 
en  1837,  à  un  très-petit  nombre  de  crimes;  et,  en  1841 ,  elle 
en  a  excepté  aussi  les  crimes  d*État. 

Dans  les  armées  même,  les  châtiments  échappent  à  Tarbi- 
traire  :  le  soldat  est  soumis  à  un  jugement;  on  abolit  les  châ- 
timents eorporels,  qui  avilissent;  et  la  peine  de  mort  n'est  plus 
prononoée  pour  désertion  en  temps  de  paix.. 

Mais  depuis  la  destruction  des  anciennes  corporations ,  qui 
constîtiiaient  entre  leurs  membres  une  espèce  de  surveillance 
réciproque,  cette  surveillance  a  dû  se  concentrer  dans  la  police. 
Cette  institution  a  donc  pris  une  grande  importance ,  et  em- 
piète parfois  sur  les  attributions  du  pouvoir  judiciaire. 

La  centralisation  du  pouvoir,  et  le  besoin  de  connaître  avec 
certitude  les  ressources  d'un  pays,  ont  donné  naissance  à  la 
statistique,  qui  est  l'énumération  des  faits  qui  peuvent  éclairer 
Fadministration  publique,  l'inventaire  des  forces  d'une  nation. 
Déjà  elle  avait  grandi  sous  Napoléon,  qui  n'en  prit  pas  ombrage , 
attendu  qu'on  peut  faire  dire  à  des  chiffres  tout  ce  qu'on  veut. 
Quelques-uns  en  ont  abusé  depuis,  et  en  l'exagérant  ont  voulu 
constituer  comme  essence  de  la  science  économique  ce  qui 
n'en  était  que  Finstrument;  ils  sont  tombés  dans  le  frivole  et 
dans  le  ridicule.  On  appuya  d'un  grand  appareil  de  chiffres  les 
maximes  les  plus  absurdes  ■  ;  ce  qui  est  venu  en  aide  au  maté» 
riallsnie  de  l'administration ,  pour  qui  l'homme  n'est  pas  un 
être  intelligent,  mais  une  machine  qui  produit  ou  ne  produit  pas. 

Melchior  Gioia,  collecteur  infatigable  de  faits  arbitraires, 
dont  il  ne  vérifiait  pas  la  source,  exposa,  dans  la  Philosophie 
de  la  statistique,  des  tableaux  où  devraient  figurer,  dans  sept 
catégories,  tous  les  faits  et  tous  les  objets  de  la  société,  comme 
s'il  était  possible  de  ramener  tout  au  nombre  et  à  la  mesure. 
Le  même  écrivain  a  réuni  sur  tous  les  objets  possibles,  dans 

'  «  Depuis  dix  ans»  disait  Garaîer-Pagjfes  a  la  chambre  des  dépnléfi. 
Tari  des  chiffres  est  la  langue  du  mensonge.  » 


288  SCIENCES  S0CI4LV8. 

^  • 

Iton  Prospectut  det  sciencet  écanomigveSy  les  pensées  des 
sages,  les  opinions  et  les  usages  des  peuples,  les  actes  des 
gouvernements.  Sa  définition  de  la  statistique,  «  description 
économique  des  nations ,  »  n^est  pas  satisfaisante;  car  cette 
science  doit  dresser  le  calcul  si  complexe  des  forces  politiques, 
et  arriver  à  marquer  le  degré  de  la  vie  sociale,  ou  la  véritable 
puissance  intérieure. 

La  Grée» antique,  qui  tenait  peu  de  place  dans  le  monde, 
n'en  était  pas  moins  une  chose  immense;  Athènes,  qui  était  peu 
par  le  nombre  d^  ses  habitants,  était  beaucoup  par  ses  oeuvres  : 
cela  prouve  qu'il  y  a  des  forces  qui  échappent  à  rarithmétiqoe , 
forces  qui  ne  peuvent  ni  se  toucher  ni  se  mesurer.  Deux  co- 
lonnes de  chiffres  ne  sufBsent  pas  pour  déterminer  la  condition 
d'un  peuple ,  puisqu'une  grande  somme  de  richesses  peut  exister 
avec  la  dernière  dégradation  du  caractère  moral  :  en  elfeC. 
lliomme  n'est  pas  seulement  un  être  physique  et  iatdlectuel , 
et  sa  partie  morale  échappe  au  creuset  de  la  statistique.  Que 
dire  ensuite  lorsque  les  chiffires  sont  établis  d*après  Topinimi  de 
celui  qui  les  recodlle,  et  non  l'opinion  d'après  les  chiffres? 

La  statistique  doit  réunir  et  condenser  en  chififires  les  ftits 
qui  doivent  avoir  pour  résultats  des  théories.  On  n'aborde  aujour- 
d'hui aucune  grave  question  d'économie  politique ,  sans  s^étre 
Kvré  préalablement  à  des  recherches  sérieuses  sur  les  faits  qui  s'y 
rapportent.  On  connaît  par  la  statistique  les  dépenses  et  les  re- 
cettes ,  ainsi  que  les  comptes  de  la  justice  civile  et  crimindie, 
c'est-à-dire  la  fortune  publique  et  les  mœurs,  l'enseignement 
primaire,  les  dépenses  des  communes,  l'entrée  et  la  sortie  des 
marchandises ,  les  productions  du  sol,  et  celles  des  mines.  Cest 
un  inventaire  du  présent ,  au  profit  de  l'avenir. 

Dès  le  temps  d'Aristote  et  de  Xénophon,  les  questions  éco- 
nomiques préoccupèrent  les  philosophes.  Néanmoins  ractirilr 
industrielle  ne  pouvait  être  très-grande  chez  les  anciens,  oùlt 
vie  privée  était  subordonnée  à  la  vie  publique,  où  la  première 
pensée  du  citoyen  était  pour  l'État,  et  la  seconde  pour  lai- 
même.  De  même  dans  le  moyen  âge ,  quand  la  religion  était  la 
première  affaire  des  États  et  des  indiridus,  l'éoonomie  sociale 
ne  pouvait  prendre  un  grand  essor.  Mais,  au  temps  présent,  b 


SCIENCES  SOCIALES.  ^9 

est  devenue  la  condition  non-seulement  du  bîen-étre 
matériel ,  mais  aussi  de  la  dignité  personnelle,  de  rindépendance, 
du  développement  intellectuel  et  sodaL 

On  connaît  Taxiome  de  Quesnay  :  La  terre  ne  produirait 
pas  sans  travail;  donc  le  travail  est  ta  véritable  richesse, 
Cest  grâce  au  travail  que  la  terre  rapporte  régulièrement, 
abondamment,  et  que  les  manufactures  fleurissent;  le  travail 
annuel  d*une  nation  est  la  source  des  produits  nécessaires 
à  la  consommation,  aussi  bien  que  de  ceux  au  moyen  desquels 
on  se  procure  les  produits  des  autres  pays.  En  effet,  la  ri- 
chesse consiste  dans  la  valeur  échangeable  des  choses  :  ce- 
lui-là est  le  plus  riche  qui  produit  le  plus,  ou  qui  possède 
des  objets  auxquels  le  travail  donne  une  utilité  qu'ils  n'auraient 
pas  autrement.  La  valeur  échangeable  diffère  de  la  valeur  utile , 
en  ce  qu*on  peut  avec  la  première  se  procurer  beaucoup  de 
choses,  et  que  la  seconde  ne  peut  figurer  comme  matière  à 
échange.  Qu'y  a-t-il  de  plus  utile  que  Teau  ?  On  ne  peut  ce- 
pendant en  faire  Tobjet  d'un  échange;  tandis  que  le  diamant, 
qui  est  si  peu  utile,  peut  servir  à  acheter  beaucoup  de  mar- 
chandises. Le  rapport  entre  deux  valeurs  échangeables  exprimé 
en  une  valeur  convenue,  à  laquelle  on  donne  le  nom  de  monnaie, 
s'appelle  prix.  Le  prix  nominal  diffëredu  prix  réel,  qui  représente 
ce  que  les  choses  ont  coâté  de  travail  ;  diverses  circonstances 
peuvent  foire  que  le  prix  courant  s'éloigne  du  prix  naturel ,  et 
trois  éléments  concourent  à  l'établir;  car  il  faut  ajouter  au  re- 
venu  de  la  terre  qui  a  fourni  la  matière  première ,  le  salaire  de 
l'ouvrier  et  le  bénéfice  de  l'entrepreneur. 

Smith  laisse  une  grande  part  à  la  terre  ainsi  qu'aux  produits 
accumulés  des  richesses  créées  par  le  travail  :  une  partie  se 
consomme  immédiatement,  une  partie  s*accumule  par  l'éco- 
nomie et  par  l'épargne ,  ce  qui  constitue  les  capitaux ,  qui  ne 
sont  pas  seulement  l'or  et  l'argent,  mais  toute  richesse  quel- 
conque résultant  du  travail ,  surtout  quand  cette  richesse  est 
eniployée  à  en  créer  d'autres  par  un  travail  nouveau.  Le  capital 
est  Jixe  s'il  se  transforme  en  ustensiles;  il  est  circulant  s'il  sert 
à  payer  le  salaire  des  ouvriers  et  à  acheter  des  matières  pre- 
mières. Améliorez-vous  votre  fonds?  c'est  un  capital  fixe;  l'ar- 

niST.   DE  CEKT  ANS.  —  T.  IV.  35 


290  SCIENCES  SOCIALES. 

gent  et  les  vivres  sont  un  capital  circulant.  Mais,  dans  les  com- 
binaisons par  lesquelles  les  produits  du  travail  s'échangent  en- 
tre eux  au  moyen  de  l'argent,  qui  réglera  le  prix  des  choses? 
La  demande  et  Foftre. 

Smith  nous  a  donné  la  meilleure  analyse  du  travail  :  selon 
lui,  les  progrès  de  cet  élément  de  richesse  sont  en  proportion 
de  sa  subdivision ,  de  sorte  que  les  machines  deviennent  les 
bienfaitrices  de  Thumanité ,  malgré  leurs  inconvénients  passa- 
gers. La  richesse  peut  donc  être  créée ,  accrue,  conservée,  accu- 
mulée ,  détruite  ;  la  stérilité  du  travail  est  une  erreur,  et  les 
classes  manufacturières  échappent  à  la  prédominance  des  classes 
agricoles. 

Passant  ensuite  aux  revenus  de  TÉtat  comme  corps  poli- 
tique, Smith  détermine  à  quelles  dépenses  la  société  entière 
doit  contribuer,  quelles  sont  celles  qui  doivent  peser  seu- 
lement sur  certaines  classes,  et  quels  sont  les  avantages  du 
système  colonial.  Quiconque  est  apte  à  créer  des  valeurs  doit 
à  rÉtat  des  subsides  et  des  taxes,  en  retour  de  la  liberté  de  son 
travail  ;  il  n'est  plus  de  professions  stériles  dès  qu'elles  peuvent 
donner  aux  choses  une  valeur  échangeable  au  moyen  du  travail. 
Chacun  peut  donc  acquérir  l'indépendance;  l'économie  devient 
une  vertu  active,  et  le  champ  des  valeurs  échangeables  est  infini. 
Les  premiers  économistes  avaient  attribué  aux  gouvernements 
une  part  telle  qu'ils  faisaient  de  leur  science  et  de  la  politique 
deux  choses  synonymes  ;  au  contraire,  Smith  veut  que  le  gou- 
vernement reste  passif.  Supprimez  les  entraves ,  et  les  capitaux 
préféreront  toujours  l'emploi  qui  profitera  le  plus  à  l'industrie 
nationale.  La  paix,  des  taxes  supportables,  la  justice,  suffisent 
pour  porter  un  peuple  de  la  barbarie  à  la  plus  haute  civilisa- 
tion. L'intérêt  individuel  est  le  mobile  de  chacun,  et  la  con- 
currence ,  le  meilleur  des  stimulants.  L'égoîsme  est  donc  le 
fond  de  son  système  ;  c^est  par  l'égoïsme  qu'on  travaille,  qu'on 
invente,  qu'on  fait. des  efforts  pour  améliorer  sa  condition. 
Que  chacun  s'ingénie  de  son  mieux,  et  cette  activité  de  tous 
sufBra  à  la  prospérité  et  à  la  richesse  de  la  nation  :  en  consé- 
quence, liberté  absolue,  concurrence,  émulation.  Smitli  oppo- 
sait ces  théories  aux  physiocrates ,  sans  prendre  leur  ton  dogma- 


SCIENCES  SOCIALES.  291 

tique,  mais  simplement,  et  en  tirant  ses  exemples  des  objets 
les  plus  usuels.  S'il  ne  fut  pas  toujours  rigoureux  dans  ses 
conséquences;  si,  en  combattant  des  erreurs  enracinées,  il 
tomba  quelquefois  dans  d'autres  excès  ;  s*il  n'apprécia  pas  toute 
Timportance  de  la  terre  et  des  capitaux  ;  s'il  ne  donna  pas  la 
théorie  la  plus  exacte  des  machines  ;  si ,  épris  des  valeurs  échan- 
geables, il  ne  songea  pas  aux  valeurs  morales,  qui  sont  la 
gloire,  Tornement  des  nations,  et  s'il  négligea  les  médecins ^ 
les  avocats,  les  prêtres,  les  magistrats^  sans  s'apercevoir  que 
le  talent  est  un  capital  accumulé ,  il  faut  le  lui  pardonner,  en 
considération  des  difficultés  qu'il  rencontra ,  et  de  l'inexpérience 
qu^avaient  montrée  ses  prédécesseurs.  Il  se  laissa  surtout  abuser 
par  la  philosophie  écossaise ,  qui  cherchait  à  suppléer,  par  la 
méthode,  au  défaut  de  principes,  et  à  combler  par  l'expérience 
le  vide  laissé  par  le  sensualisme  de  Locke. 

En  outre,  ni  Smith  ni  ses  disciples  ne  s'inquiétaient,  dans 
la  libre  création  des  richesses,  si  elles  tournent  au  détriment 
des  pauvres  ;  aussi  l'Angleterre ,  qui  fit  l'application  la  plus 
large  de  sa  concurrence  universelle ,  se  trouva-t-elle  accablée 
sous  la  masse  de  ses  prolétaires  indigents.  Depuis  qu'à  cette  avi- 
dité de  l'intérêt  privé  est  venue  s'ajouter  la  puissance  énorme 
des  machines  à  vapeur,  on  s'est  demandé  de  plus  en  plus  si 
le  monde  a  beaucoup  gagné  à  cette  création  de  richesses , 
qui ,  sans  frein  de  justice  ni  de  morale ,  plonge  dans  la  mi- 
sère une  multitude  de  gens  ;  tandis  que  les  richesses,  pour  être 
un  bienfait  réel,  demanderaient  à  se  trouver  également  répar- 
ties entre  tous  les  producteurs.  Heureusement  la  position  de 
TAngleterre ,  sur  laquelle  Smith  a  fondé  ses  doctrines ,  ne  sera 
jamais  celle  de  toute  l'Europe.  Non ,  l'homme  n'est  pas  destiné 
à  ce  travail  solitaire ,  à  cette  hostilité  de  la  paix  ;  et  nous  avons 
la  confiance  que  Vassociation  sera  substituée  un  jour  à  la  con^  . 
currence» 

Les  doctrines  de  Smith  pénétrèrent  rapidement  dans  la  pra- 
tique, firent  tomber  beaucoup  d'entraves ,  donnèrent  une  meil- 
leure idée  des  colonies ,  réveillèrent  le  crédit  public ,  et  rédui- 
sirent les  balances  de  commerce  et  les  systèmes  restrictifs,  non 
moins  que  les  théories  des  physiocrates ,  à  n'être  plus  que  des 


292  SCIENCES  SOCIALES. 

erreurs  historiques.  Ces  vieilles  théories  avaient  pourtant  profité 
à  la  France,  car  cette  nation  sympathique  ne  pouvait,  ainsi  que 
Smith ,  concevoir  sa  mission  exclusivement  comme  un  mar- 
chand, à  qui  il  suffit  de  réaliser  de  gros  bénéfices.  Elle  voulait 
effacer  les  restes  de  la  féodalité,  et  la  nuit  du  4  août  1789  vit 
opérer  plus  de  réformes  que  n*avaient  osé  en  réclamer  les  éco- 
nomistes. On  débattit  longuement  la  question  de  savoir  soi 
quelle  classe  il  fallait  faire  peser  Timpôt;  l'école  de  Quesnay 
avait  adopté  une  définition  trop  étroitede  la  valeur^  et  elle  arriva 
à  des  idées  exclusives  ou  fausses ,  en  faisant  tout  peser  sur  la 
terre,  comme  Tunique  source  des  richesses.  La  Révolution ,  qui 
appliquait  la  doctrine  de  ces  économistes ,  accabla  dMmpots  les 
propriétés  foncières,  et  laissa  perdre  à  la  nation  ce  qu'elle 
aurait  pu  tirer,  à  son  grand  profit ,  des  capitaux  et  de  Tindus- 
trie.  Il  £illut  donc  forcément  émettre  des  assignats  sur  les  biens 
du  clergé  et  des  émigrés.  Mais  comme  cette  ressource  ne  pou- 
i(ait  suffire  pour  résister  à  toute  l'Europe ,  on  eut  recours  à  des 
expédients  ruineux ,  auxquels ,  disait-on ,  on  était  contraint  par 
le  salut  public.  L'argent  fut  prohibé ,  pour  donner  cours  aux 
assignats  ;  la  valeur  s'en  étant  accrue ,  on  prétendit  fixer  le 
maximum  des  prix;  et  alors  les  marchandises  et  les  denrées 
disparurent  à  leur  tour.  Les  violences  qui  suivirent  ces  mesures 
obligèrent  à  prendre  des  partis  désastreux.  Mais  Napoléon  lui- 
même  appelait  le  système  continental  un  retour  à  la  barba- 
rie '  ;  et  ses  erreurs  en  économie  politique  lui  furent  plus  nui- 
sibles que  ses  erreurs  d'ambition. 

Tandis  que  la  France  démocratique  pesait  sur  la  propriété 
foncière,  en  Angleterre  l'aristocratie  grevaU  les  impots  indi- 
rects. Dans  ce  pays  toutefois  s'étaient  créés  la  grande  industrie, 
le  crédit  moderne ,  la  dette  consolidée ,  puis  la  dette  flottante, 
par  l'émission  des  bons  du  trésor,  qui ,  dans  des  temps  calmes, 
devinrent  pour  les  Ëtats  des  expédients  très-commodes,  en  les 
dispensant  de  conserver  l'argent  improductif  pour  des  besoins 

"  «  Il  nous  a  coûté  de  revenir ,  après  tant  d'années  de  dvilisalion, 
aux  principes  qui  caractérisent  la  barbarie  des  premiers  Ages  des  Da- 
tions, n  Me^Mige  du  21  novembre  1806. 


SCIENCES  SOCIALES.  293 

imprévus.  Or,  TAngleterre ,  avec  son  commerce  immense,  avec 
ses  coionies ,  avec  sa  libre  discussion ,  était  le  pays  le  plus  pro- 
pre à  produire  des  théories,  et  à  les  autoriser  par  une  vaste 
pratique.  Les  esprits  pénétrants  virent  la  fausseté  du  système 
commercial  en  vigueur,  qui  considère  Fargent  comme  Tunique 
richesse ,  et  tend  à  en  attirer  la  plus  grande  somme  possible 
en  vendant  beaucoup  et  en  achetant  peu  ;  système  sur  lequel 
étaient  basées  les  lois  de  douanes  de  toute  T  Europe. 

Le  crédit  rapproche  les  deux  éléments ,  trop  souvent  divisés, 
de  toute  production,  le  capital  et  le  travail  :  il  fait  que  les  ca- 
pitaux ,  quoique  employés,  peuvent  encore  concourir  utilement 
à  d'autres  entreprises  ;  et  1^  crédit  anticipe  sur  Tavenir.  Cest 
au  crédit  qu*est  due  la  supériorité  de  TAngleterre  ;  les  banques 
sont  le  crédit  élevé  à  sa  suprême  puissance.  Henri  Thomton 
entreprit  de  justifler  la  suspension  des  payements  de  la  banque, 
d*après  ce  principe  que  la  circulation  proûte  également ,  soit  en 
numéraire ,  soit  en  effets ,  et  que  les  banques  peuvent  favoriser 
indéflniment  le  travail  et  multiplier  la  production  sans  recourir 
au  numéraire ,  pourvu  que  les  émissions  soient  modérées.  Pitt 
soutint  que  le  capital  fictif,  créé  par  le  prêt,  se  transformait  en 
capital  fixe ,  et  devenait  par  là  aussi  avantageux  au  public  que 
si  un  nouveau  trésor  était  ajouté  à  la  fortune  publique  :  c'est 
là  une  absurdité ,  et  pourtant  quelle  force  prodigieuse  en  ré- 
sulu! 

Mais  lorsqu'en  1810  les  efforts  de  la  Grande-Bretagne  contre 
Napoléon  eurent  porté  l'État  à  des  dépenses  énormes,  et  déme- 
surément accru  le  prix  des  denrées ,  Gobbett  lança  sou  opus- 
cule intitulé  le  Papier  contre  l'or,  ou  Mystères  de  la  banque 
dr Angleterre  :  chef-d'œuvre  de  bon  sens ,  soutenu  par  une  lo- 
gique inflexible,  à  l'aide  de  laquelle  il  pénètre  les  questions  les 
plus  épineuses ,  et  dévoile  les  tromperies  du  gouvernement  en 
matières  de  finances. 

Ricardo  lui  Wnt  scientifiquement  en  aide  {Du  haut  prix 
des  denrées,  1809),  en  prouvant  que  la  hausse  et  la  baisse  du 
cours  étaient  des  termes  relatifs ,  et  que  le  cours,  tant  qu'il  ne 
circule  que  des  monnaies  d'or  et  d'argent  ou  du  papier  conver- 
sible  en  numéraire,  ne  pouvait  hausser  ou  baisser  plus  que  dans 

2». 


394  SCIENCES  SOCIALES. 

les  autres  pays ,  au  delà  de  ce  qui  est  nécessaire  pour  les  frais 
de  transport  de  l'argent  et  des  lingots.  Si  au  contraire  les  bil- 
lets ne  sont  pas  conversibles ,  ils  ne  sont  pas  reçus  au  dehors, 
et  dès  lors  la  baisse  qu'ils  éprouvent  indique  une  étnisnon  ei- 
cessive.  Or,  il  projeta  une  banque  où  les  billets  seraient  échan- 
gés,  non  contre  de  l'argent,  mais  contre  des  métaux  ;  ce  qui 
conciliait  la  sûreté  des  porteurs  et  celle  de  la  banque,  en  évi* 
tant  les  frais  de  monnayage  et  le  danger  des  réclamations  ins- 
tantanées. L'expérience  n'en  a  pas  été  faite  jusqu'ici. 

Le  même  écrivain  soutint  ensuite  (1817),  dans  les  Principes 
de  r économie  politique  et  de  Cimpôt,  toujours  avec  des  for- 
mules abstraites  et  algébriques ,  que  le  revenu  est  indépendant 
des^dépenses  de  production,  et  que  la  hausse  des  salaires  dirai- 
nue  les  bénéfices ,  mais  non  le  prix  des  denrées,  et  vice  versa. 
Les  salaires,  selon  lui ,  et  par  suite  les  bénéfices,  sont  détermi- 
nés par  les  frais  de  production  de  ce  qui  est  nécessaire  à  la 
consommation  de  l'ouvrier.  Quelque  chers  que  soient  ces 
objets,  l'ouvrier  doit  toujours  en  recevoir  autant  qu'il  lui  en 
ûiut  pour  vivre ,  lui  et  sa  femille.  Cette  théorie  a  été  com- 
battue ;  mais  elle  a  amené  de  belles  idées  sur  les  bénéfices ,  les 
salaires,  les  produits  bruts,  l'influence  des  taxes  sur  la  pro- 
duction. 

Comme  il  est  constant  que  la  modération  des  désirs  ne  pro- 
voque pas  la  production ,  Ricardo  a  prétendu  que ,  pour  rendre 
un  peuple  actif  et  industrieux ,  11  fallait  accroître  le  nombre 
de  ses  besoins.  Il  a  donc  plus  en  vue  la  richesse  collective  des 
nations  que  le  bien  des  individus ,  et  il  pose  ainsi  les  bases  de 
son  système  :  Déterminer  les  lois  qui  règlent  la  distribu- 
tion des  produits  en  rentes^  bénéfices^  salaires,  tel  est  le  pro- 
blème capital  de  Véconomie  politique.  L'objet  de  son  ouvrage 
est  de  le  résoudre ,  et  c'est  aussi  le  but  que  se  sont  proposé  James 
Mill  et  Torrens. 

Mac-CuUoch^qui  définit  l'économie  politique  «  la  sdencs 
des  valeurs ,  »  modifia  les  idées  de  Ricardo,  tout  en  les  rendant 
plus  populaires  ;  il  adopte  aussi  l'inflexible  absolutisme  du  sys- 
tème  manufacturier,  sans  égard  pour  les  travailleurs  :  la  plos 
grande  félicité  consiste,  à  ses  yeux,  dans  la  plus  grande 


8CJBNGE8  SOCIALES.  295 

sociale  ;  d'où  la  nécessité  de  lois  qui  en  règlent  la  distribution. 

Ainsi  voilà  Téconomie  publique  tout  à  fait  matérielle  :  l'homme 
est  une  machine  de  travail ,  les  nations  sont  autant  de  manu- 
factures ;  le  monde  est  régi  par  la  fatalité  des  lois  économiques. 
L'humanité  est-elle  broyée  sous  les  roues  des  machines  ?  il  n'im- 
porte. On  oublie  que  l'augmentation  des  produits  n'est  désira- 
ble qu'en  considération  des  hommes  :  on  songe  à  la  richesse  et 
à  la  prospérité  de  la  nation ,  mais  non  à  celle  des  individus. 

A  coup  sâr,  depuis  que  Arkwright  et  Watt  changèrent  les 
conditions  du  travail  en  substituant  aux  bras  les  machines,  les 
grandes  associations  ont  succédé  aux  petites  manufactures,  et 
les  finances  se  sont  portées  sor  Tindustrie  ;  c'est-à-dire  qu'elles 
ont  aggravé  de  plus  en  plus  les  impôts  indirects,  qui  forment 
même  l'unique  revenu  dans  certains  pays ,  comme  aux  États- 
Unis  et  en  Angleterre.  Mais  quelques-uns  s'aperçurent  que  si 
les  prohibitions  accroissent  la  production ,  elles  mettent  toute- 
fois obstacle  à  la  consommation.  S'opiniâtrer  à  fabriquer  ce 
qu'on  peut  se  procurer  à  meilleur  marché  est  une  faute  sem- 
blable à  celle  de  l'Espagne ,  qui  se  ruina  pour  multiplier  Tor, 
qui  faisait  augmenter  les  produits  manufacturés  de  la  Flandre. 
La  prospérité  à  laquelle  étaient  parvenus  les  États-Unis ,  où 
rindustrie  et  les  manufactures  n'étaient  ni  favorisées  ni  proté* 
gées ,  démentait  l'école  protectionniste ,  ainsi  que  le  régime  co- 
lonial ,  et  démontrait  que  les  balances  du  commerce  étaient 
fausses,  et  les  lois  protectrices,  imprévoyantes.  En  consé- 
quence ,  le  ministre  Huskisson  attaqua  la  prohibition  «  à  l'aide, 
disait-il,  de  ces  changements  graduels  et  pondérés  qui,  dans 
une  société  d'une  forme  ancienne  et  compliquée ,  sont  les  pré- 
servatif les  plus  convenables  contre  les  innovations  impruden- 
tes et  dangereuses.  »  Il  affranchit  donc  la  navigation  et  l'entrée 
des  soies  étrangères;  aux  objections  des  uns  il  opposa  celles 
des  autres ,  et  démontra  par  le  fait  que  l'abaissement  des  taxes 
profite  à  l'État.  Son  triomphe  fut  si  complet ,  que  peu  d'années 
après  on  proposait  d'employer  le  canon  pour  faire  adopter  par- 
tout la  liberté. 

Henri  Pamell,  qui  vint  après  lui ,  passe  en  revue,  dans  sa 
nr forme  financière^  le  système  économique  anglais,  et  les 


29G  SCIENCES  SOCIALES. 

germes  d^améliorationsdont  il  est  susceptible  en  fait  de  douanes 
et  d*intéréts  commerciaux.  Les  Anglais  ont  le  grand  avantage 
d'apporter  dans  les  systèmes  une  expérience  qui  leur  sert  à  dis- 
tinguer les  idées  pratiques  des  illusions  passionnées,  et  de  voir 
les  réformes  triompher  dans  l'opinion  avant  d'être  discutées  au 
parlement,  dont  tout  le  rôle  consiste  alors  à  décider  des  ques- 
tions déjà  bien  débattues.  C'est  ainsi  que  le  ministère  de  Robert 
Peel  put  affranchir  des  droits  de  douane  une  partie  considé- 
rable des  marchandises;  et  Ton  en  vint  à  demander  bientôt 
qu'il  en  fût  de  même  pour  le  reste.  Les  partisans  de  la  liberté 
du  commerce  formèrent  en  peu  d'années  un  parti ,  qui  prit  le 
dessus  sur  les  deux  partis  anciens;  on  le  vit  réunûr  dans  une 
soirée  15  millions  de  francs  pour  tenir  tête  à  raristocratie; 
s'appuyant  sur  le  peuple ,  il  a  le  sentiment  de  ses  besoins  et  favo- 
rise ses  réclamations.  Ce  pays,  qui  devait  sa  grandeur  séculaire 
au  système  prohibitif,  qui  avait  repoussé  si  longtemps  toute 
marchandise  importée  sous  pavillon  étranger,  8*est  décidé 
(1850)  à  abolir  tout  privilège  de  navigation  ;  il  a  ouvert  ses  ports 
et  ceux  de  ses  colonies  à  tous  les  produits  et  à  tous  les  pavil- 
lons. 

Ainsi ,  un  principe  opposé  à  celui  qui  a  dominé  jusqu'ici  est 
proclamé,  celui  de  la  libre  concurrence  entre  les  nations.  Ce* 
pendant  les  lois  prohibitives  ressuscitent  dans  la  ligue  doua- 
nière de  l'Allemagne.  Dans  cet  autre  pays,  les  matières  pre- 
mières sont  exemptes  de  droits;  une  taxe  légère  frappe  celles 
qui,  ayant  été  à  demi  ouvrées ,  servent  au  travail;  mais  les  ob- 
jets manufacturés  y  sont  grevés  de  droits  très-lourds;  les  den- 
rées intertropicales  y  sont  asssujetties  à  diverses  taxes  >.  L'a- 

*  Le  thé  paye  86  pour  cent,  le  sucre  50,  ce  qui  a  fait  beaneosp 
augmenter  le  sucre  de  betterave;  te  riz  35,  les  tabacs  60,  etc.  PTauniit- 
11  pas  été  plus  opportun  de  faire  des  arrangements  avec  l'Amérique, 
d'autant  que  T Allemagne,  qui  n'a  pas  de  colonies,  n'a  pas  de  monopoks 
À  protéger,  et  qu'elle  aurait  pu  obtenir  à  bas  prix  ces  denrées,  pour  les 
répandre  dans  toute  l'Curope?  On  évalue  la  consommation  du  sucre, 
dans  les  pays  civilisés,  à  trois  kilogrammes  par  tête.  Or,  l'Anglais  Fré- 
déric Scheer  a  calculé  que  l'Europe,  les  États-Unis ,  le  Canada,  en  oat 
consommé,  en  1845,  840  millions  de  kilogrammes.  La  consooDmalioo, 


SCIENCES  SOCIALES.  297 

vantage  intérieur  fut  très-grand.  Le  revenu  net»  qui  avait  été 
dans  la  première  année  de  46  millions  et  demi ,  s'éleva  presque 
à  87  millions  en  1843 ,  défalcation  faite  des  frais  de  perception. 
Dans  la  première  année,  la  ligue  comprenait  23  millions  d'in- 
dividus; on  avait  donc  gagné  t,94  par  tête  :  en  1843,  il  y  en 
avait  23  millions  et  demi ,  ce  qui  donnait  8  fr.  11  par  tête.  La 
population,  indépendamment  de  Faugmentation  des  personnes 
employées,  trouve  donc  son  avantage  dans  Faccroissement  des 
salaires  et  des  industries,  et  dans  la  plus-value  des  propriétés. 

Les  restrictions  sont-elles  donc  avantageuses  ?  La  ligue  an- 
glaise contre  les  douanes  est-elle  donc  absurde?  Voilà  les  faits 
à  Fappui  des  deux  théories  :  Favenir  décidera  entre  elles. 

Cest  à  Jean-Baptiste  Say  (1767-1832)  que  la  France  fut  re- 
devable de  Fimportation  des  théories  anglaises.  11  érigea  en 
principes  c^  qui  pour  Smith  avait  été  des  preuves,  et  en  propo- 
sitions générales  les  simples  conséquences.  Il  accepte  ce  qui  est 
comme  droit,  et  relègue  à  Fécartles  questions  abstraites  :  n'ayant 
que  Tobservation  des  faits  pour  théorie,  il  réduit  la  science  h 
Fempirîsme ,  et  lui  donne  son  passé  pour  avenir.  L'économie 
politique  est  pour  lui  la  science  de  la  production ,  de  la  distri- 
bution et  de  la  consommation  des  richesses*.  Il  combat  le 
système  exclusif  et  colonial ,  en  démontrant  que  les  nations 
payent  les  produits  avec  les  prodoits,  et  que  toute  loi  qui  en- 
trave Fachat  entrave  la  vente.  Si  donc  la  récolte  est  mauvaise 
dans  un  pays ,  les  manufactures  s'en  ressentent  ;  si  un  pays 
prospère,  ses  voisins  en  profltent*,  ou  par  les  demandes  qu'il 

dans  la  Grande-Bretagn« ,  est  de  8,46  par  tête,  de  8  dans  les  États- 
Unb,  de  5,4 1  en  Hollande,  de  3,61  en  France,  de  1,20  en  Autrielie, 
de  3  dans  le  reste  de  FAllemagne;  de  0,77  en  Russie.  En  supprimant 
les  entraves,  la  consommation  décuplerait  peut-être* 

'  Jl  est  vrai  qu^il  a  avoué  depuis  que  cette  manière  de  voir  était 
trop  restreinte,  et  que  la  science  doit  embrasser  tout  le  système  social; 
mais,  dans  la  pratique,  il  ne  s'écarta  pas  de  ses  premières  données. 

*  On  peut  juger  à  quel  point  H  s'éloigne  de  Voltaire,  qui  écrivait  : 
m  Telle  est  la  condiUon  humaine,  que  souhaiter  la  grandeur  de  son  pays, 
c^est  souliatter  du  mal  à  ses  voisins...  Il  bst  CLàia  qu'un  pays  ne  peut 
gagner  sans  qu'un  autre  ne  perde.  nDiciionn»  phiiosoph»^  Patbie. 


298  SCIBNCBS  SOCIALES. 

fait ,  ou  par  le  bon  marché  qui  en  résulte.  Qu'on  eesse  donc  de 
se.  nuire  réciproquement  :  plus  de  guerres ,  folies  ruineuses 
pour  le  vainqueur  ;  la  politique  habile  consiste  à  se  doaner 
mutuellement  la  main,  deux  nations  étant  entre  elles  comme 
deux  provinces.  Qu'elles  emploient  donc  leurs  forces  à  snbju- 
jB;uer  la  nature,  et  à  en  tirer  la  richesse  qui  est  source  de  ta 
puissance. 

Quant  aux  classes  pauvres,  Say  ne  s*en  inquiète  pas,  el«  grand 
admirateur  de  l'industrie  anglaise,  il  ne  se  doute  pas  des  maax 
causés  par  une  concurrence  sans  frein.  Si  les  richesses  srat  le 
produit  de  Tindustrie  de  l'homme  combinée  avec  les  agents  na- 
turels et  avec  les  capitaux ,  la  nation  qui  possédera  le  plus  de 
machines  sera  la  plus  riche.  L'entrepreneur  et  le  capitaliste 
soin  tout  ;  le  travailleur  n'est  rien.  Se  faisant  une  arme,  sous  la 
Restauration ,  des  doctrines  agressives  du  libéralisulfe ,  il  déni- 
grait le  gouvernement ,  et  repoussait  toute  intervention  de  sa 
part  dans  Tindustrie  et  les  travaux  publics  ;  il  voulait  qu'on 
s'en  remît  de  tout  à  l'intérêt  individuel.  C'est  aussi  ce  qu'avait 
voulu  Smith,  qui  réduit  le  rôle  du  gouvernement  à  une  pure 
surveillance,  et  n*entend  pas  qu'il  dépense  rien  ni  pour  leculte, 
ni  pour  les  beaux-arts ,  ni  pour  la  charité. 

Les  économistes  avaient  donc  démontré  comment  se  produi- 
sent et  se  consomment  les  richesses.  Mais  pourquoi  ne  sont- 
elles  pas  également  distribuées  dans  la  socfété?  Pourquoi  tant 
de  misère?  Le  mal  vient-il  de  la  nature,  ou  de  la  société?  Peut- 
on  y  trouver  un  remède? La  Révolution,  passionnée  pour  les 
abstractions  et  les  déclamations ,  ne  comprit  pas  qu'il  y  avait 
mieux  à  faire  qu'à  renverser  les  privilèges  et  à  discuter  les  ins- 
titutions; que  la  déclaration  des  droits  réclamait  une  organi- 
sation sociale  qui  en  rendit  la  jouissance  possible;  que  I» 
citoyens ,  une  fois  déclarés  Ubres  et  égaux,des  réformes  écono- 
miques étaient  nécessaires  pour  soustraire  le  peuple  à  la 
tyrannie  de  la  faim ,  plus  indomptable  que  celle  des  rois.  Bar- 
rère  avait  dit  à  la  tribune  que  «  les  pauvres  sont  les  puissances 
de  la  terre,  et  ont  droit  de  parler  en  maîtres  aux  gouvernements 
qui  les  oppriment;  »  et,  en  conséquence  de  ces  abstractions, on 
eut  recours  à  des  moyens  inouïs  pour  soulager  la  misère, 


SCIENCES  SOCIALES.  299 

jusqu'à  lui  donner  droit  à  une  rente  de  IGO  francs  par  tête  : 
remède  aussi  vain  que  le  furent  la  guerre,  le  maximum,  les 
emprunts  forcés,  la  banqueroute,  Tabolition  des  contribu- 
tions indirectes,  et  la  guillotine  ;  la  tourbe  des  pauvres  ne  dimi- 
nua pas.  La  science  se  fatigue  inutilement  sur  ce  terrible  pro- 
blème. Guillaume  Godwin(  1793), nouveau  Rousseau,  en  accuse, 
dans  sa  Justice  politique ,  les  institutions  sociales.  II  faut  dé- 
truire les  gouvernements,  la  religion ,  la  propriété,  les  mariages; 
introduire  une  égalité  où  les  riches  ne  soient  que  les  adminis- 
trateurs du  bien  d'autrui ,  et  où  Ton  considère  comme  injuste 
toute  jouissance  dont  un  membre  quelconque  serait  exclu. 

Robert  Malthus  (1786-1836),  au  contraire  {Essai  sur  le 
principe  de  la  population  ),  trouve  le  vice  non  dans  la  société, 
mais  dans  les  individus,  surtout  dans  Tignorance  et  la  dégra* 
dation  désirasses  classes  ;  et  il  nous  endurcit  aux  souffrances 
de  nos  semblables,  en  les  regardant  comme  méritées.  Il  dédui- 
sit ,  des  recherches  de  Hume ,  de  Wallace ,  de  Smith ,  de  Price, 
que  Tespèce  humaine  multiplie  en  proportion  géométrique,  et  les 
moyens  de  Tentretenir  en  raison  arithmétique;  d*où  il  suit  qu*ils 
deviendraient  insuffisants ,  si  les  maladies  et  les  guerres  n'y 
pourvoyaient.  Si  le  vice  et  la  misère  augmentent  avec  la  popu- 
lation ^^  que  restera- t-il  à  faire  à  la  société,  sinon  d'exclure  du 
banquet  de  la  vie  tous  ceux  qui  s'y  présentent  lorsque  les  places 
sont  déjà'occupées ?  Il  faut  donc  ne  distribuer  ni  aumônes ,  ni 
encouragement  ;  il  ne  faut  pas  nourrir  les  enfants  trouvés,  ni 
fournir  de  subsides  qui  multiplient  les  malheureux  en  encoura- 
geant Toisiveté.  Tourbe  misérable ,  qui  assiégez  les  portes  du 
financier  en  demandant  Taumône,  ou  le  comptoir  du  manufac- 
turier en  sollicitant  du  travail ,  videz  la  place ,  vous  gênez  !  la 
place  est  aux  plus  riches.  Prétendriez-vous  qu'au  moins  les  ' 
douceurs  du  mariage ,  de  la  paternité  vous  ont  été  accordées 
par  le  ciel,  et  j]ue  la  société  ne  peut  vous  les  enlever?  ?îulle- 
ment.  Il  faut  qu'il  vous  soit  défendu  d'engendrer  ;  que  la  na- 
ture reste  chargée  du  soin  de  vous  punir  du  crime  d'indigence. 
Que  l'hérédité  et  les  privilèges,  au  contraire,  soient  sacrés, 
puisque  l'égalité  ne  ferait  qu'augmenter  les  crimes  et  la  misère. 

Jamais,  depuis  le  Cnrist^  on  n'avait  condamné  aussi  effronté- 


300  SCIENCES  SOCIALES. 

ment  la  charité,  et  réhabilité  la  peste,  la  guerre  et  tous  les  fléaux. 
Malthtis  y  fut  poussé  par  le  désir  d'assigner  à  la  misère  une  cause 
unique,  tandis  que  ces  causes  sont  toujours  complexes;  d'ab- 
soudre par  anticipation  les  gouvernements,  et  de  prendre  pour 
naturels  les  abus  d'un  état  social  et  industriel  contraire  aux 
lois  régulières  de  la  population.  Il  exagéra  la  proportion  dans 
laquelle  elle  se  multiplie,  en  empruntant  à  TAmérique  ses 
points  de  comparaison  >  ;  il  ne  vit  pas  que  les  populations  sont 
aujourd'hui  plus  nombreuses,  et  pourtant  mieux  nouiries, 
mieux  vêtues  qu'autrefois ,  et  que  Taugmenlation  des  besoios 
stimule  Findustrie,  et  aide  à  triompher  de  la  nature.  Combien 
de  pays  encore  inhabités  ou  incultes  recevront  Texcédant  de 
ceux  qui  sont  à  naître!  Le  commerce  ne  remédie-t-il  pas  à  Tm- 
suflbance  de  Tagriculture? 

Des  théories  qui  mettaient  les  inégalités  sociales  0ous  la  sau- 
vegarde de  la  Providence  ne  pouvaient  manquer  de  sourire  aux 
heureux  du  siècle,  et  parurent  justifiées  par  les  excès  de  la  Ré- 
volution. En  Angleterre,  ceux  qui  demandaient  qu'on  diminuât 
les  secours  légaux  aux  pauvres  ne  manquèrent  pas  de  s'en  faire 
une  arme.  C'est  fort  bien  ;  mais  il  faudrait  auparavant  renverser 
les  obstacles  et  les  institutions  qui  empêchent  la  richesse  des 
grands  de  descendre  jusqu'aux  pauvres,  même  après  avoir  sup- 
primé les  lois  qui  empêchaient  l'homme  laborieux  de  devenir 
propriétaire. 

Du  reste,  les  Anglais  seuls  érigèrent  l'économie  en  véritable 
science,  et  dans  les  limites  hors  desquelles  il  ne  reste  que  l'u- 
topie, la  spéculation.  Elle  ne  fut  traitée  ailleurs  que  d'une 
manière  éclectique,  et  on  l'appliqua  aux  besoins  de  chaque 
peuple,  sans  s'élever  a  l'idéal  :  ainsi  Ganilh  pour  la  France, 
Merwal  pour  la  question  des  colonies,  de  Laborde  pour  celle 
des  associations,  Piavillepour  la  charité  légale  ;  Flores,  Estrada, 
UUoa,  Pebrer,  Ramond  de  la  Sagra,  pour  l'Espagne;  Kluit  et 
Quételet,  pour  la  Hollande  et  la  Relgique;  pour  la  Russie, 

■  L'Américain  Everett,  réfutant  et  Godwin  et  Maltbus  (I82S),  pré- 
tend ,  au  contraire,  démontrer  que  là  où  la  population  s'accroît 
t,  3,  4,  6,  ii;a  ressources  augmentent  comme  I,  10»  100, 1000. 


8CIBRCB8  SOCIALES.  301 

Henri  Storcb,  qui  apprécie  magistralement  le  travail  des  es- 
claves ,  source  pour  cet  empire  d'une  si  grande  richesse  natio- 
nale. 

Les  Italiens  n'eurent  guère  à  s'occuper  des  sciences  éco- 
nomiques, sinon  historiquement  >  ;  et,  comme  dans  les  siècles 
précédents ,  ils  furent  plutôt  administrateurs  et  économistes  po- 
litiques que  philosophes.  Romagnosi  forma  une  école  qui  s'ap- 
puyait sur  la  jurisprudence.  Melchior  Gioia  (  1767-1829  ),  secta- 
teur de  Bentliam  dans  l'économie,  de  Locke  dans  la  logique,  a  dit  : 
Bechercher  les  faits,  voir  ce  qui  en  résulte,  voilà  la  philoso- 
phie. Les  sciences  ne  sont  que  le  résultat  défaits  enchaînés^  de 
telle  sorte  que  l'intelligence  en  soit  facile^  et  le  souvenir  durable. 
II  ne  sut  donc  donner  qu'une  philosophie  vulgaire  :  il  observa  les 
phénomènes  sans  en  rechercher  les  causes  ;  après  avoir  émis  un 
fait ,  sans  même  qu'il  s'inquiète  parfois  de  le  prouver,  il  en 
déduit  une  théorie.  Pour  lui,  la  morale  est  la  science  du  bon- 
heur, et  le  bonheur  est  la  somme  des  sensations  agréables,  sous- 
traction faite  du  chiffre  des  sensations  pénibles  :  «  Lois,  droits, 
devoirs,  contrats,  crimes,  vertus,  ne  sont  que  des  additions,  des 
soustractions,  des  multiplications,  des  divisions  de  plaisirs  et 
de  douleurs.  La  législation  civile  et  pénale  n'est  que  l'arithmé- 
tique de  la  sensibilité  *.  Les  discours  comme  les  actions  sont 
subordonnés  à  la  loi  générale  de  la  plus  grande  utilité  et  du 
moindre  dommage  ^  ;  et  une  bonne  digestion  vaut  mieux  que  cent 
ansd*immortalité  *,  »  En  conséquence,  il  méprise  le  peuple,  pré- 
fère les  grands  manufacturiers  aux  petits,  les  grandes  propriétés 
aux  médiocres  ;  il  proclame  la  tyrannie  administrative ,  et  ne 
traite  ni  des  institutions  politiques,  ni  des  rapports  entre  Téco- 

'  Nous  citerons  la  RaccoUa  degli  économiste,  publiée  par  le  baron 
Ciistodi  ;  la  Storia  delV  econcmia  publica  in  Italia,  de  G.  Pecchîo, 
résnroé  de  l'ouvrage  précédent;  et  le  récent  travail  de  L.  Blancliini, 
Délia  scienza  del  ben  vivere  sociale,  e  deW  economia  degli  Stati; 
Païenne,  1845.  Les  étrangers  ont  appris  de  Pecchio  qu'en  cette  matière 
■  Il  n*avait  été  rien  produit  en  Italie  dans  l'espace  de  trente  ans.  » 

*  Préface  au  Traité  du  divorce, 

^  Mériie  et  Kécompense^  t.  I,  p.  231. 

4  Nuovo  GalateOf  p.  3ôo. 

36 


803  8CIBNCB8  SOCIALES. 

nomie  et  la  législation,  non  plus  qne  des  finances  ni  du  paupé- 
risine.  Dans  Mériie  et  Récompense^  il  veut  qne  Fœîl  de  1*80- 
torité  pénètre  jusque  dans  le  foyer  domestique  '. 

Mais  tandis  que  Malthus  s'élève  contre  les  enfants  qui  naissent 
sans  moyens  d'existence,  et  conseille  paternellement  le  célibat 
aux  deux  tiers  du  genre  humain;  tandis  que  Ricardo  calcule 
dans  son  cabinet  combien  il  faut  sacrifier  de  victimes  à  la  con- 
currence, les  sentiments  d'humanité  l'emportaient  cbcz  d'au- 
tres; surtout  lorsqu'aux  embarras  de  la  guerre  succédèrent 
ceux  de  la  paix,  et  qu'à  la  suite  des  changements  apportés  par 
la  Révolution ,  apparurent  ceux  des  machines,  plus  grands  en- 
core, et  surtout  inattendus. 

Tant  que  l'homme  avait  eu  un  maître,  il  avait  peu  souffert 
de  la  faim,  non  plus  que  le  chien  ou  le  cheval.  K  mesure  que 
l'indépendance  s'accrut,  la  pauvreté  augmenta  ;  les  corpo- 
rations d'arts  et  métiers  une  fois  dissoutes,  chacun  se  trouva 
isolé  ;  les  pauvres  de  la  campagne ,  qui  avaient  autrefois  deux 
asiles,  le  château  et  le  couvent,  lorsque  l'un  et  l'autre  furent 
abattus,  affluèrent  dans  les  villes.  Partout  où  la  Révolution 
passa,  elle  détruisit  les  institutions  de  charité,  de  même  que 
les  institutions  populaires.  Mais  c'est  dans  les  pays  surtout  où  do- 
minent le  crédit  et  les  manufactures,  qu'apparatt  plus  hideuse 
cette  plaie  dévorante  de  la  mendicité  ;  l'industrie  mécanique 
fait  que  les  ouvriers  les  moins  habiles  suffisent  au  travail,  et 
qu'on  les  préfère,  parce  qu'ils  sont  moins  chers  :  ils  n*ont  plus 
en  conséquence  d'état  régulier,  et  se  trouvent  facilement  réduits 
à  rinaction ,  c'est-à-dire  à  la  misère. 

Les  gouvernements  ont  compris  que  c'est  pour  eux  non-seule- 
ment un  devoir,  mais  une  nécessité,  de  relever  les  classes  labo- 
rieuses. Ils  ont  donc  cherché  de^  remèdes  au  mal,  mais  au  ha* 
sard  ;  et  ils  ont  voulu  leur  donner  Téducation,  avant  de  leur 
avoir  assuré  le  travail. 

'  Voici  le  jugement  qa*en  portait  Romagnosi  :  «  L'économie  polHî- 
qiio,  telle  qu^elle  est  exposée  aujourdMioi,  prend  un  air  de  sensnalilé 
mesquine  et  f  yrannique,  dans  laquelle  se  trouve  oubliée  la  partie  la  plss 
précieuse  de  la  cliarité  et  de  la  dignité  de  Tespèce  humaine.  » 


SaBlfCBS  SOCIALES.  303 

Sismondif  appliquant  le  bon  sens  à  la  science  sociale,  s'é- 
lera  contre  les  abus  des  doctrines  industrielles ,  en  demandant 
grâce  aux  banquiers  et  aux  machines,  pour  les  souffrances  dés 
hommes.  Les  moyens  économiques  de  la  production  sont  un 
bien  soda!  quand  la  consommation  y  correspond,  et  quand  cha- 
que producteur  en  retire  ce  qu'il  en  obtenait  avant  que  cette 
économie  fût  introduite,  (f est-à-dire  quand  elle  rend  réelle* 
ment  un  produit  plus  considérable.  Mais  la  concurrence,  qui  est 
une  lutte  de  tous  contre  tous,  amène  Teffet  opposé  ;  elle  y  ajoute, 
de  plus,  de  graves  complications  et  de  cruelles  injustices.  Dans 
cette  guerre  faite  à  la  petite  industrie  par  les  gros  capitalistes, 
ligués  avec  les  banques  pour  créer  des  machines  qui  multiplient 
les  marchandises,  dont  Taccumulation  occasionne  de  grandes 
crises,  c'est  le  peuple  qui  souffre.  Le  conflit  des  intérêts  indi- 
viduels  ne  sulBt  pas  à  produire  le  plus  grand  bien  de  tous;  et 
les  entraves  que  les  anciennes  corporations  mettaient  à  Texubé- 
ranoe  de  la  production  avaient  de  salutaires  résultats. 

Ainsi ,  tandis  que  Smith  exclut  Tintervention  du  gouverne* 
ment  dans  Tindustrie  et  le  commerce,  Sismondi  rappelle;  il 
repousse  la  libre  concurrence,  et  soutient  que  le  bien-être  phy- 
sique de  rhomme ,  «  en  tant  qu'il  peut  être  Tœuvre  du  gou- 
vernement, est  l'objet  de  l'économie  politique.  »  Il  établit  néan- 
moins, avec  d'excellentes  intentions,  deux  classes  distinctes,  le 
pauvre  et  le  iriche  ;  il  veut  la  légalité  de  la  bienfaisance,  mais  il 
n'indique  rien  de  bien  efficace  en  faveur  de  ces  classes  labo- 
rieuses auxquelles  il  est  presque  le  premier,  parmi  les  écono- 
mistes, qui  ait  montré  un  intérêt  bienveillant. 

Il  est  certain  que  le  peuple  jouit  aujourd'hui  de  plus  de  bien- 
être  qu'avant  l'emploi  des  grandes  machines  ;  il  parcourt  des 
rues  plus  belles ,  sa  route  est  éclairée  ;  il  a  les  chemÎTis  de  fer, 
renseignement  gratuit,  l'habillement  à  bon  nu&rché.  Les  ma- 
chines, en  économisant  le  temps,  épargnent  à  l'homme  les  tra- 
vaux pénibles  de  la  brute,  et  en  exécutent  d'autres  qui,  sans 
elles,  étaient  impossibles.  Mais  l'avidité  les  rend  désastreuses. 
Du  reste,  il  est  des  maux  qui  ne  guérissent  que  lentement;  et  il 
est  facile  de  les  révéler,  comme  il  est  toujours  aisé  de  critiquer. 
Cependant  d'autres  écrivains  répondirent  à  cet  appel  fiiit  au 


304  SCIENCES  SOCIALES. 

sentiment  en  faveur  des  classes  souffrantes,  en  accusant  de  ma- 
térialisme Técole  anglaise,  en  combattant  son  but  ^olstCi  en 
dirigeant  enfin  la  science  vers  le  bien-être  et  le  perfectionne- 
ment de  l'homme,  vers  ce  qui  éclaire  son  intelligence ,  stimule 
son  activité,  et  soulage  ses  maux. 

Drojs  veut  que  les  richesses  soient  non  le  but,  mais  le  mojea  ; 
le  bonheur  d*un  pays  ne  dépendant  pas,  selon  lui,  de  la  quantité 
des  produits ,  mais  de  la  manière  dont  ils  sont  répartis.  Dunoyer 
se  platt  à  exhiber,  au  contraire,  les  torts  des  basses  classes,  leur 
imprudence ,  leur  ignorance,  Timpossibilité  de  les  contenter  : 
idées  dénuées  de  fondement  scientiGque.  Yilleneuve-Bargemont 
ne  voit  de  remède  que  dans  la  charité  chrétienne.  En  général, 
l'école  des  économistes  catholiques  regarde  la  misère  comme 
résultant  en  partie  de  la  condition  de  l'homme,  en  partie  du 
vice,  et  pense  qu'il  faut,  pour  y  remédier,  la  parole  du  prêtre, 
le  repentir  du  coupable,  et  la  grâce  de  Dieu. 

Eugène  Buret,  étudiant,  non  plus  la  théorie  de  la  richesse, 
mais  celle  de  la  misère  *,  en  fit  un  tableau  d'autant  plus  déchi* 
rant  qu'il  n'inspire  pas  de  défiance,  comme  tant  d'autres  ou- 
vrages passionnés  sur  la  pauvreté,  sur  les  classes  dangereuses, 
sur  la  prostitution.  L'Angleterre  principalement  eut  à  s'occuper, 
après  la  réforme  parlementaire,  des  souiTrances  de  la  multi- 
tude; et  les  commissions  envoyées  en  Irlande  et  dans  les  villes 
manufacturières  pour  y  visiter  les  tristes  lieux  où  vont  s'en- 
tasser la  misère  et  la  malpropreté,  révélèrent  une  telle  dégra- 
dation de  la  race  humaine ,  qu'on  ne  pouvait  en  être  tânoin 
sans  chercher  à  y  remédier.  Le  choléra  vint  inspirer  aux  riches 
la  crainte  de  voir  l'infection  de  ces  bouges  immondes  gagner 
leurs  brillants  hôtels;  une  insurrection  désespérée  fut  l'o»- 
vre  de  ces  malheureux  pour  qui  la  grandeur  et  la  prospérité  de 
la  patrie  n'existent  pas,  condamnés  qu'ils  sont  à  l'incertitude  de 
l'existence ,  au  travail  sans  espoir.  Alors  des  milliers  de  jeuaes 
garçons  que  Tivresse  et  la  débauche  faisaient  chanceler,  de 

'  EocÈifB  BuBsr,  De  la  misère  des  classes  laborieuses  en  FroMS 
et  en  Angleterre  ;dela  nature  de  la  misère,  de  sen  existence^  de  tet 
causes  ;  de  Vlnsuffisance  des  remèdes  qu'on  lui  a  opposés  jusq^iei* 


SCIENCES  SOCIALES.  305 

femmes  gui  n*avaient  rien  de  leur  sexe ,  d'ouvriers  qui  n'avaient 
jamais  entendu  le  nom  du  Christ,  et  qui  ignoraient  souvent 
leur  propre  nom ,  conjurèrent  contre  ces  richesses  dont  ils  sont 
les  premiers  artisans  ;  et,  sans  qu'un  seul  eût  révélé  le  secret 
commun,  ils  eurent  bientôt  réduit  en  cendres  l'industrieuse 
ville  de  ShefBeld,  au  cri  de  «  Mieux  vaut  la  mort  que  la  faim  I  » 

Ce  système  de  charité  légale,  qui  ne  soulage  le  corps  qii'en 
abattant  l'esprit ,  avait  élevé  la  taxe  des  pauvres  jusqu'à  4,000 
millions  de  francs  annuellement.  Cette  dépense  exorbitante 
croissait  d'année  en  année,  et  d'inconcevables  abus  en  attes- 
taient l'inutilité.  On  se  mit  en  quête  de  quelque  autre  remède. 
On  substitua  à  l'aumône  que  distribuaient  les  paroisses ,  des 
maisons  de  travail  (  work-houses  ),  où  les  pauvres  furent  di- 
rigés de  points  très-éloignés ,  pour  y  peiner  comme  des  bétes 
de  somme,  loin  de  leurs  enfants;  véritable  châtiment  in- 
fligé à  cette  pauvreté  qui  ne  dérive  pas  de  la  mauvaise  conduite, 
mais  de  l'inégale  répartition  des  biens.  Le  gouvernement  anglais 
institua  un  bureau  spécial  (pooriaW'board)^ouT  les  mesures  a 
prendre  relativement  aux  indigents  ;  il  envoya  étudier  dans  tous 
les  pays  les  règlements  concernant  les  pauvres;  et  l'on  trouve 
dans  l'ouvrage  de  Porter  les  précieux  résultats  de  cette  enquête, 
qui  toutefois  ne  produisit  pas  d'améliorations  décisives.  Des  colo- 
nies de  pauvres  ont  été  fondées  par  la  Belgique ,  la  Hollande ,  la 
Suisse;  mais  elles  ont  plus  coûté  qu'elles  n'ont  rapporté. 

Le  dernier  siècle  s'est  glorifié  d'avoir  détruit  les  maîtrises  et 
ramené  l'homme  à  la  liberté,  c'est-à-dire  à  l'isolement  qui  dé- 
charge le  riche  de  Tobligation  de  donner,  et  prive  le  pauvre  de 
la  ressource  de  lui  demander  assistance  ;  mais  on  reconnaît 
aujourd'hui  la  nécessité  de  pour>'oir  d*une  manière  quelconque 
à  cette  décomposition.  On  a  essayé,  dans  le  comté  de  Cor- 
nouailles,  de  rapprocher  les  ouvriers  en  les  intéressant  dans  le 
produit  des  fabriques,  comme  font  les  baleiniers  anglais,  qui 
répartissent  les  bénéfices  entre  les  armateurs  et  les  équipages; 
on  a  introduit  les  assurances  et  les  pensions  mutuelles,  on  a 
tenté  de  nouvelles  corporations  d'une  nature  purement  morale. 
Les  caisses  d'épargne  imaginées  par  Wilberforce,  mais  qui  n'ont 
guère  existé  que  depuis  1810 ,  sont  une  garantie  de  moralité,  et 

26. 


306  SCIENCES  SOCIALES. 

elles  auront  de  bons  résultats  si  elles  sont  organisées,  comme 
en  France,  pour  Tavantage  des  pauvres ,  en  offrant  de  la  facilité 
pour  remploi  et  le  transport  des  fonds;  mais  elles  ne  contri- 
buent pas  encore  à  affranchir  le  pauvre  de  Tentrepreneor.  Or 
tous  les  secours  n'aboutissent  à  rien ,  s'ils  ne  mettent  le  paovre 
en  état  de  se  passer  de  secours,  et  de  ne  compter  que  sur  lui- 
même  pour  écliapper  à  la  misère.  Vouloir  arrêter  les  effets  sans 
détruire  les  causes,  c'est  erreur  ou  folie  ;  c'est  un  aveu  d'im- 
puissance. 

Que  la  science  économique  s'élève  à  d'autres  considérations 
que  ce  qui  regarde  uniquement  les  finances  et  le  commerce; 
qu'elle  cesse  de  se  considérer  comme  la  science  de  la  ric4iesse, 
et  de  ne  voir  dans  la  richesse  que  l'argent.  La  richesse  se  com- 
pose de  tout  ce  qui  satisfait  les  besoins  légitimes,  et  l'économie 
politique  est  la  science  qui  doit  coordonner  les  parties  constitutives 
d'une  nation,  en  vue  de  lui  procurer  le  plus  de  bien-être  et  la 
plus  grande  prospérité  possible.  Aujourd'hui,  les  besoins  des 
peuples,  qui,  dans  le  silence  de  la  paix,  arrivent  jusqu'à  l'o- 
reille des  rois,  ne  permettent  pas  de  se  perdre  dans  des  abstrac- 
tions, ni  de  traîner  les  choses  en  longueur;  ils  réclament  des 
réponses  catégoriques  et  sociales.  Le  prolétariat  a-t-il  le  droit 
de  vivre  et  de  jouir  du  fruit  de  ses  travaux?  Comment  le  sou»* 
traire  à  son  humiliation  présente?  Suffit-il  de  lui  recommander 
la  résignation?  Suffît- il  de  lui  faire  la  charité?  Ou  doit-on  pré* 
parer  à  chacun  les  moyens  de  remplir  sa  tâche,  d'exercer  ses 
droits,  de  développer  son  activité  propre  ?  Ce  n'est  pas  dans  les 
livres  qu'il  faut  chercher  les  solutions  de  ces  problèmes,  mais 
dans  les  ministères  et  dans  les  assemblées  législatives.  Ils  sentent 
que  ce  n'est  plus  le  moment  de  discuter,  mais  d'agir,  et  de  con- 
cilier les  calculs  de  l'intérêt  avec  les  inspirations  de  la  morale 
et  de  l'humanité. 


/ 


II 


BÉFOBHBS  ET  AlISLIOBATIOlfS  307 


RÉFORMES  ET  AMELIORATIONS. 


Ao  milieu  des  doetrines  fonestes  des  uns,  des  doctrines 
ineptes  des  autres,  bien  des  améliorations  partielles  se  sont 
introduites ,  parce  que  les  hommes  sont  meilleurs  que  leurs 
théories.  L'égalité  des  personnes  et  des  choses  est  désormais 
entrée  dans  les  lois.  Ce  n'est  pas  avec  la  politique  de  Tar- 
quin  à  Gables,  en  abattant  les  pavots  les  plus  élevés,  mais 
en  élevant  les  tiges  inférieures,  qu'on  y  est  parvenu.  Aussi 
voyons-nous  les  races  qui  restaient  marquées  d'un  signe  d'in- 
famie, les  Bohémiens,  les  Juifs,  les  Irlandais,  se  fondre  à  la 
longue  avec  les  antres;  et  l'esclavage  disparaît  dans  les  pays 
même  où  il  a  ses  plus  vieilles  racines.  La  Turquie  a  détruit  les 
mameluks  et  les  janissaires,  et  a  proclamé  la  tolérance  envers 
les  chrétiens;  F  Angleterre  a  émancipé  les  catholiques;  la 
Suisse ,  ses  ilotes  ;  la  Russie  affranchit  ses  esclaves.  L'Amé- 
rique du  Nord  ne  diffère  l'émancipation  des  siens  que  par  la 
crainte  de  la  guerre  civile.  Les  Juifs  sont  admis  dans  la  loi 
commune ,  et  songent  à  devenir  une  Église  plutôt  qu'à  rester 
une  nation.  Dans  les  pays  où  la  noblesse  s'est  maintenue  comme 
corps  politique,  elle  a  perdu  la  plus  grande  partie  des  biens- 
fonds,  de  même  que  le  privilège  des  emplois  civils,  militaires, 
communaux,  et  celui  des  dignités  ecclésiastiques;  sa  juri- 
diction patrimoniale  a  été  limitée  ;  elle  est  soumise  à  l'impôt, 
à  la  conscription ,  et  le  plus  souvent  aux  tribunaux  ordi- 
naires ;  elle  voit  s'élever  à  côté  d'elle  les  hommes  lettrés  et  les 
industriels  ;  et  l'immobilité  de  ses  richesses  est  sapée  par  l'éga- 
lité dans  les  successions  civiles.  Les  conditions  ne  sont  pas 
égales ,  il  est  vrai  ;  mais  toutes  sont  également  aptes  aux  em- 
plois dont  le  mérite  les  rend  dignes  ;  toutes  sont  soumises  à  la 
loi,  aux  impôts ,  au  service  militaire. 

ïje  pouvoir  monarchique  reprend  chaque  jour  aux  feuda- 
taircs  quelque  lambeau  de  cette  autorité  dont  ils  s'étaient  saisis 


808  aÉFOnilfiS  £T  AM^LIOaATIONS. 

depuis  des  siècles,  et  se  reconstitue  dans  son  unité;  ce  qui  lui 
permettra  de  séparer  entièrement  le  pouvoir  administratif  d« 
Tautorité  judiciaire.  Les  pouvoirs  aristocratiques  ont  disparu 
avec  les  anciennes  républiques;  les  cantons  suisses,  où  il  en 
avait  survécu  quelques  parties ,  sont  arrivés  à  lYgalité  ;  eutîu, 
les  petites  seigneuries  vassales  se  sont  effacées,  en  reconnais- 
sant rentière  souveraineté  des  princes  d* Allemagne.  La  révolu- 
tion, qui  concentre  les  pouvoirs  dans  les  mains  de  l'admiDis- 
tration,  se  trouvant  presque  partout  accomplie,  celle  qui  les 
restituera  à  qui  de  droit  se  prépare  peu  à  peu  ;  et  maintenant  que 
les  «liatnes  de  Tesclavage  sont  brisées,  il  reste  à  briser  la  plus 
terrible  de  toutes,  celle  de  la  misère.  Tant  de  discussions  qui 
se  sont  engagées  sur  Téconomie  politique  et  les  systèmes  sociaux 
prouvent  assez  que  tous  veulent  avoir  part  aux  affaires  qui 
concernent  tout  le  monde.  On  veut  que  TÉtat  ne  se  mêle  du 
travail  social  que  dans  les  limites  de  la  stricte  nécessité;  qui! 
considère  le  droit  de  tous  comme  Tunique  restriction  au  droit 
de  chacun  ;  et  Ton  commence  à  donner  plus  d'attention  aux  li- 
bertés réelles  qu'aux  libertés  théoriques. 

Les  guerres  tendent  à  devenir  de  plus  en  plus  impossibles; 
et  on  doit  espérer  qu'elles  ne  se  feront  plus  pour  le  caprice  des 
rois ,  mais  seulement  pour  Témancipation  et  le  bonheur  des 
peuples.  Que  si  le  système  de  la  paix  armée  ruine  les  finances, 
il  ne  ruine  pas  les  peuples;  car  les  impôts  d'un  gouvernement 
régulier,  quelque  lourds  qu'ils  soient,  n'équivalent  pas,  à  beau- 
coup près,  aux  maux  qu'une  guerre  entraîne  avec  elle. 

Dans  les  pays  où  il  y  a  une  religion  d'État ,  on  peut  défendre 
l'exercice  public  d'un  culte  dissident;  mais  nulle  part  on  ne 
persécute  plus  les  croyances  et  les  pratiques  privées.  Les  ecclé- 
siastiques n'ayant  qu'une  puissance  purement  morale ,  leurs 
biens  sont  soumis  aux  mêmes  charges  que  ceux  des  autres  ci- 
toyens, leurs  personnes  aux  mêmes  juridictions;  le  droit  cano- 
nique va  se  restreignant  de  plus  en  plus.  Si  dans  quelques  pa}'S 
(TAngleterre,  la  Norwége,  l'Ecosse)  le  clergé  participe  au 
pouvoir  législatif,  c'est  plutôt  comme  un  des  éléments  du  pa- 

triciat  que  comme  classe  distincte ,  et  tendant  à  un  but  parti- 
culier. 


BBFOBIIES  ET  AMÉLIORATIORS.  309 

Le  droit  d*aubaîne  est  aboli ,  au  moins  par  des  conventions 
réciproques.  La  foi  publique  forme  l*une  des  bases  du  système 
financier,  de  même  que  les  économies  utiles  et  la  publicité  des 
comptes.  Les  falsifications ,  les  fraudes  en  matière  de  monnaies 
disparaissent  ;  les  douanes  sont  établies  de  manière  à  ne  plus 
néoessiter  l'immoral  remède  de  la  contrebande. 

On  a  dérogé  à  beaucoup  de  prescriptions  du  droit  civil  qui 
dérivaient  du  droi^  politique,  entre  autres  au  partage  inégal 
de  rbéritage  paternel.  Quelques  écrivains  se  sont  même  élevés 
contre  le  droit  de  tester,  respecté  pourtant  dans  toutes  les 
législations.  L'autorité  paternelle  a  été  modérée,  mais  main- 
tenue ;  dans  les  pays  où  le  divorce  est  permis,  les  moti£i  en  ont 
été  restreints. 

L'importance  attribuée  à  la  propriété  foncière  dans  le  moyen 
flge  n'a  pas  diminué,  mais  la  propriété  mobilière  est  mieux 
appréciée;  et  les  constitutions  accordent  une  représentation 
non-seulement  à  la  ricbesse  industrielle,  mais  encore  à  la 
pensée.  La  publicité  des  hypothèques  garantit  les  créances,  et 
diminue  les  causes  de  procès.  En  ce  qui  concerne  Timpôt,  tous 
les  économistes  admettent  qu'il  doit  être  basé  sur  le  revenu  avec 
une  extrême  modération,  et  qu'il  peut  être  refusé  lorsqu'il 
excède  les  besoins  réels  de  TÉtat.  Il  doit  être  proportionné  aux 
ÊKoltés  de  ceux  qui  doivent  le  payer,  comme  prix  de  la  pro- 
tection et  des  avantages  sociaux;  ceux-là  étant  tenus  de  donner 
plus,  qui  ont  plus  besoin  d'être  garantis.  Partout  on  frappe  de 
réprobation  la  taxe  personnelle,  qui  atteint  non  le  revenu, 
mais  l'existence  y  et  qui,  instituée  à  l'origine  en  remplacement 
de  l'obligation  du  service  militaire,  est  maintenue  aujourd'hui 
conjointement  avec  ce  service. 

La  loi  n'est  plus  un  acte  de  puissance ,  mais  de  raison  ;  et, 
même  dans  les  États  absolus,  des  règles  fondamentales  limitent 
l'action  du  pouvoir  suprême;  là  où  il  n'y  a  pas  de  garanties 
dans  le  gouvernement,  il  y  en  a  dans  l'administration.  Les 
droits  des  nations  sont  déclarés  imprescriptibles,  et  tout  pou- 
voir qui  réprime  arbitrairement  ce  qui  est  nécessaire  au  bien 
et  à  l'extension  des  facultés  humaines  ne  tardera  pas  à  être 
regardé  comme  immoral.  En  effet,  connaître,  aimer,  agir,  c'est 


310  BBFOAMES  ET  AMÉUOEATIOIIS. 

tout  rhomme.  Les  gouvernements  qui  veuleot  le  réduire  à  une 
seule  de  ces  faicultés  se  fourvoient  Gomment  nier  le  progrès? 
N*en  est-ce  pas  un  déjà  notable,  que  nous  attribuions  le  mérite 
du  bîen«étre  actuel  à  Tabolition  de  ces  mesures,  à  Taide  des- 
quelles nos  pères  se  flattaient  d'y  arriver  ? 

Le  progrès  n'existe  pas  moins  dans  l'ordre  intelleetnel.  La 
violence ,  qui  est  un  moyen  de  tyrannie ,  fait  place  à  la  pondé- 
ration des  forces  et  des  moyens ,  à  des  dispositions  dans  Tintérét 
du  plus  grand  nombre,  a  l'association  des  forces,  à  des  écrits 
où  l'on  attaque  les  passions  et  non  les  hommes ,  où  Ton  soutient 
le  droit  sans  blesser  les  convenances ,  où  l'on  parle  de  justice 
aux  forts,  de  paix  aux  opprimés.  Les  sciences  ne  regarderaient 
pas  leur  mission  comme  accomplie,  si  elles  n'appliquaient  leurs 
conquêtes  au  bien  général.  Elles  ont  facilité  par  le  recensement 
la  répartition  de  Timpôt;  elles  ont  mieux  maîtrisé  les  eaux,  et 
les  ont  dispensées  en  proportion  des  besoins  ;  elles  donnent  des 
conseils  à  la  bienfaisance  pour  améliorer  les  hôpitaux  et  les 
prisons.  L'économiste  étudie  la  question  des  salaires;  jusqii*à 
quel  degré  il  convient  d'organiser  les  classes  laborieuses,  sans 
entraver  l'instinct  et  l'intelligence  de  l'individu;  comment  oo 
peut  rendre  moins  pénible  le  travail  des  enfonts  dans  les  ma- 
nufactures; quelles  institutions  facilitent  aux  pauvres  un  meil- 
leur emploi  du  produit  de  leur  travail  ;  comment  on  peut  les 
accoutumer  à  l'économie  et  à  la  prévoyance,  favoriser  les  en- 
treprises par  des  banques  agricoles  et  d'escompte ,  faire  que  les 
travaux  d'utilité  publique  tournent  au  plus  grand  avantage  da 
particulier ,  combiner  les  intérêts  du  fisc  avec  la  suppressioo 
des  loteries,  la  diminution  de  l'impôt  du  sel,  des  douanes,  et 
des  autres  taxes  indirectes  ;  enfin  on  cherche  à  résoudre  le  grand 
problème  d'équilibrer  la  subsistance  avec  la  population. 

La  société  a  compris  qu'elle  perd  le  droit  de  punir  le  délit,  si 
elle  n'a  eu  recours  à  tous  les  moyens  de  le  prévenir.  C'est  pcxir 
cela  qu*on  s'est  tant  occupé  de  l'enseignement.  Le  nombre  dei 
établissements  pédagogiques  «'est  donc  énormément  accru; 
mais  on  y  a  conservé  (défaut  capital)  les  systèmes  d'une  so- 
ciété bien  différente,  et  l'on  a  abandonné  à  des  mains  vénales 
Tapplication  de  ceux  qui  ne  convenaient  qu'à  des  eorporatioos. 


B^FOIMBS  £T  AMBLIOBATIONS.  311 

Or,  les  corporations  une  fois  détruites,  il  aurait  fallu  que  les 
systèmes  fussent  complètement  changés. 

Quelques  tentatives  ont  été  faites  dans  ce  but  II  n'était  pos- 
sible d'instruire  le  peuple  que  par  des  méthodes  promptes  :  il  y 
avait  bien  moins  à  lui  charger  la  mémoire  qu'à  développer  son 
moral,  et  à  fiiire  en  sorte  que  l'enfant  se  trouvât  amélioré  par 
les  choses  qu'il  apprend,  et  par  la  méthode  à  Taide  de  laquelle 
il  apprend.  ITest-ce  pas  ainsi  que  font  les  mères ,  qui,  par  la 
parole ,  communiquent  aux  enfants  les  idées  du  juste  et  du 
bien?  Cest  précisément  en  méditant  sur  l'éducation  maternelle 
que  le  père  Girard  pensa  que  l'étude  du  langage,  qui  est  en  ré- 
sumé Tétude  de  la  pensée,  peut  devenir  l'instrument  d'éducation 
le  plus  complet ,  comme  il  en  est  le  premier  ;  or  il  voulut  qu'à 
tout  travail  de  la  mémoire  et  du  raisonnement  se  rattachât  une 
leçon  religieuse  ou  morale.  Pestalozzi,  de  Zurich,  fut  l'auteur 
d'une  méthode  qui  tend  à  ce  que  l'élève  développe  par  lui-même 
ses  notions  et  ses  qualités  propres ,  indépendamment  des  opi- 
nions de  l'instituteur ,  et  qu'il  appuie  ses  propres  données  sur 
la  connaissance  distincte  des  parties  intégrantes  et  essentielles 
des  objets.  11  voulut  donc  que  le  maître  fût  formé  par  l'élève  « 
et  qu'il  lui  donnât  à  son  tour  l'impulsion;  que  le  savoir  et  le 
faire  se  trouvassent  réunis  ;  que  les  facultés  physiques ,  morales 
et  intellectuelles  de  l'enfant  pussent  s'exercer  harmoniquement. 
Mais,  eiagérant  une  pensée  de  Locke,  il  fit  des  mathémati- 
ques la  base  de  l'éducation  ;  comme  s'il  était  possible  de  ne  pas 
accepter  aussi  les  vérités  prouvées  par  la  conscience  et  par  le 
cœur! 

Former  le  peuple  à  la  morale  plus  encore  quà  la  science, 
à  Taide  d'une  méthode  accessible  à  tous,  et  assez  peu  dispen- 
dieuse pour  n'avoir  pas  besoin  du  gouvernement,  tel  est  le  but 
que  se  proposa  Lancaster.  Déjà  Bell ,  prêtre  anglican ,  s'était 
aperçu  qu'il  était  possible  de  transmettre  l'instruction  aux  élèves 
au  moyen  des  élèves  eux-mêmes  ;  et  il  avait  fondé ,  d'après  cette 
idée,  une  école  à  Madras.  Lancaster  établit  aussi  son  ensei- 
gnement mutuel  :  procédé  mécanique  par  lequel  les  enûmts 
s'instruisent  l'un  l'autre,  les  plus  avancés  servant  de  directeurs, 
de  moniteurs,  de  maîtres,  sous  la  direction  d'un  instituteur. 


^313  BlirOfiMBS  ET   AUÉLIOBATIORS. 

qui  est  plutôt  uq  surveillaat.  Il  ouvrit,  dans  le  quartier  le  plus 
misérable  de  Londres ,  une  école  pour  la  lecture ,  récriture  et 
le  calcul ,  ne  demandant  que  la  moitié  du  prix  exigé  par  les 
autres  maîtres.  Épargnant  la  dépense  des  lims ,  il  n*avait  qn*un 
seul  exemplaire  suspendu  à  la  muraille,  qu'il  Élisait  copier,  soit 
sur  le  sable  avec  le  doigt,  soit  sur  Tardoise  avec  un  crayon.  H 
parvint  à  rendre  renseignement  gratuit  au  moyen  de  souscrip- 
tions, et  Ton  s'étonna  qu'un  seul  homme  pût  suffire  pour  des 
milliers  d'élèves.  Mais  comme  il  était  quaker,  et  qu'il  recevait 
des  élèves  de  tout  sexe,  quelques  ecclésiastiques  s'efOrayèrent  de 
son  succès.  Lui-même  ne  sut  pas  s'accommoder  aux  nécessités 
dont  tout  novateur  est  assailli  ;  aussi  vécut-il  très-misérablei 
chargé  de  dettes,  et  en  butte  aux  persécutions. 

Sa  méthode  se  propagea,  malgré  des  contradictions  de  tout 
genre;  le  sentiment  religieux  y  trouva  place;  car  désormais 
personne,  à  l'exception  d'Owen ,  n'admet  plus  ie  paradoxe  de 
V Emile ,  qu'il  ne  faut  point  donner  aux  enfants ,  dans  le  pre- 
mier ftge,  ridée  de  l'Être  suprême.  Mais,  dans  les  pays  manu- 
facturiers ,  les  parents ,  assujettis  à  un  travail  journalier,  sont 
contraints  de  laisser  à  l'abandon  leurs  enfants ,  qui  grandissait 
dans  la  misère  et  dans  l'immoralité.  Cest  pour  suppléer  à  ce 
déplorable  abandon  qu'ont  été  institués  les  asiles  pour  l'en- 
fance :  innovation  excellente,  pourvu  qu'elle  ne  dévie  pas  de 
son  but ,  qu'elle  ne  détache  pas  les  enfants  de  leur  état,  qu'elle 
ne  relâche  pas,  entre  les  enfants  et  les  parents,  ce  lien  qui 
sera  toujours  le  principal  frein  du  vice. 

"En  général,  l'instruction  du  peuple  ne  sera  jamais  qu'une 
déception  et  une  moquerie  partout  où  on  lui  apprendra  à  lire 
et  à  écrire,  sans  qu'il  puisse  en  faire  usage.  Quant  au  haut  en- 
seignement ,  qui  trop  souvent  engendre  des  talents  secondaires, 
et  non  pas  de  grandes  intelligences,  les  gouvernements  tendent 
à  s'en  emparer  comme  d'un  moyen  d'action ,  c'est-à-dire  à  eo 
faire  un  monopole ,  jusqu'à  6ter  aux  pères  de  famille  le  droit 
précieux  d'élever  leurs  enfants  dans  les  idées  qu'ils  croient  les 
meilleures.  On  ne  sait  trop,  par  malheur,  ce  que  l'on  veut  en 
fait  d'éducation  et  d'enseignement.  Nous  critiquons  ce  qui  est 
vieux ,  sans  nous  entendre  sur  ce  qu'il  y  a  à  y  substituer  de 


BirOBMKS  ET  AMELIORATIONS.  813 

neof;  nous  allons  à  tâtons.  Cela  est  si  vrai,  que  nous  nous 
débattons  non  sur  le  fond ,  mais  sur  les  méthodes.  Que  dirons* 
nous  de  ces  pays  imitateurs,  où  l'on  prétend  copier  des  mé- 
thodes faites  pour  d'autres  tout  différents ,  et  qui  ont  un  but 
tout  contraire  à  celui  auquel  ils  doivent  viser?  Que  dire  de  ces 
prôneurs  de  liberté  qui  imitent  les  despotes  dans  le  monopole 
de  renseignement ,  et  qui  imposent  aux  pères  de  famille ,  dont 
le  droit,  le  devoir  est  de  donner  à  leurs  enfants  Tinstruction  la 
plus  saine,  et  de  choisir  par  conséquent  leurs  maîtres,  des  sys- 
tèmes et  des  instituteurs  désignés  par  Tautorité  civile? 

La  bienfaisance  est  devenue  plus  active  à  sonder  les  plaies 
de  rhumanité ,  et  plus  ingénieuse  à  les  guérir.  Les  hôpitaux 
ont  été  améliorés  autant  qu'ils  peuvent  l'être  dans  des  mains 
vénales.  On  veut  qu^  les  jeux  de  hasard  ne  soient  plus  un  re* 
venu  de  finance ,  que  les  maisons  d'enfants  trouvés  cessent 
d'être  un  cimetière,  et  que  l'œuvre  de  la  charité  ne  soit  point 
convertie  en  supplices.  Il  a  été  établi  à  Londres ,  sur  un  vais- 
seau (ie  Dreadnougth)  ^  un  hospice  pour  les  marins,  où  l'on 
reçoit  ceux  de  tous  les  pays ,  comme  des  gens  dont  la  mer  est 
la  patrie  commune.  Dans  les  contrées  catholiques,  les  ordres 
hospitaliers  ont  été  rétablis  ;  et  les  sœurs  grises ,  ainsi  que  les 
scnirs  de  Charité,  ont  mérité  tout  à  la  fois  les  sarcasmes  et  la 
confiance  du  siècle  des  machines.  L'éducation  des  sourds- 
muets  et  des  aveugles  s'est  perfectionnée ,  et  l'on  s'est  oc- 
cupé des  moyens  de  secourir  efQcacement  les  asphyxiés.  Le 
principe  d'association  a  produit  les  compagnies  de  secours 
mutuels  et  d'assurances  contre  l'incendie,  la  grêle  et  les  risques 
maritimes  ;  d'autres  associations  se  sont  formées  pour  venir  en 
aide  aux  orphelins,  aux  jeunes  débauchés,  aux  filles  perdues, 
aux  enfants  trouvés,  dont  le  nombre  augmente  d'une  manière 
effrayante  dans  le  monde  entier  '.  L'œuvre  de  la  Sainte-Enfance 
s'est  proposé  pour  but  de  recueilibr  les  nouveau-nés  qu'on 

'  Necker  évaluait  à  40,000  le  nombre  des  enrants  exposés  et  en- 
tretenus dans  tous  les  hospices  de  France  avant  1789.  Il  y  en  avait 
67,966  en  1815,  99,346  en  1SI9,  129,689  en  1834,  et  la  dépense  s'é- 
levait à  près  de  dix  millions.  (  Conire-enquétes  iur  Us  enfants  troU' 
véSf  mai  1S39.) 

27 


814  BÉP0B1IK8  BT  AMRUOBATlOIfS. 

expose  en  Chine  par  milliers.  Une  société  s'est  eonstituée  dans 
rOcéanie  pour  commencer  Péducation  des  peuples  nouveaux  ; 
une  autre  en  Algérie ,  pour  convertir  les  Africains.  D'autres 
rachètent  les  esclaves,  et  travaillent  à  rabolition  de  l'esclavage  : 
les  paroles  ne  suffisent  pas  pour  louer  le  zèle  des  missionnaires, 
ces  pacifiques  conquérants. 

Si  l'ignorance  et  le  besoin  continuent  de  pousser  au  crime 
tant  de  misérables,  on  fait  des  prisons  un  moyen  de  correction 
et  de  régénération.  Lorsque  l'Angleterre  eut  perdu  ses  colonies 
d'Amérique,  elle  déporta  ses  criminels  à  la  Nouvelle-Hollande, 
où  elle  fonda  la  colonie  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud;  en  1817, 
elle  créa  celle  du  pays  de  Yan-Diémen.  Les  émigrés  volontaires 
prospérèrent  aussi  dans  ce  pays  fertile,  qui  n'a  point  de  bétes 
féroces,  et  où  les  troupeaux  sont  une  source  de  richesse.  Là, 
des  hommes  dont  l'Europe  n'aurait  su  faire  que  des  habitués 
de  prisons ,  ont  formé  là  des  villes  florissantes.  Mais  il  arrive 
malheureusement  qu'ils  se  corrompent  les  uns  les  autres  dans 
le  trajet,  et  que  ce  chAtiment  n'effraye  pas  assez  pour  détour- 
ner du  crime. 

Le  docteur  Rusch  lut  en  1787,  chez  Franklin ,  des  Recher- 
ches sur  les  effets  des  châtiments  sur  les  coupables,  ce  qui 
conduisit  à  former  une  société  pour  raméUoration  des  pri' 
sons;  et  des  essais  de  régime  pénitentiaire.  En  1790,  fîit  fondée 
à  Philadelphie  la  prison  d'Étal,  dirigée  par  dix  citoyens  hono- 
rables :  les  détenus  y  furent  distribués  en  prévenus ,  en  con- 
damnés pour  fautes  graves  et  pour  légers  délits,  en  vagabonds 
et  en  débiteurs;  tous  y  travaillaient  à  leur  profit,  et  la  bonoe 
conduite  leur  valait  une  abréviation  de  peine.  Ils  y  étaient  isolés 
jour  et  nuit ,  tandis  que  dans  les  prisons  d^Aubuni  ils  travaillent 
ensemble  dans  la  journée ,  mais  en  silence  :  ces  deux  systèmes 
sont  en  présence,  et  tous  deux  tendent  également  à  empêcher 
la  contagion  entre  les  prisonniers.  L'Angleterre  a  imité  ceséta- 
blissements  ;  mais  les  effets  n'ont  pas  répondu  à  tout  ce  qu'on 
attendait,  et  ils  n*ont  guère  servi  qu'à  faire  briller  l'héroïsme  de 
quelques  philanthropes ,  tels  que  La  Fry,  qui  entreprit  h  New- 
gâte,  d'améliorer  la  condition  des  femmes  détenues.  Les  mai- 
sons pénitentiaires  de  Genève  (1820)  et  de  I^usanne  (  183-1  ) 


▲MBLIOBATIONS  BEVÉES.  —  SOCIALISME.  315 

ont  donné  des  résultats  dignes  d*éloges;  aujourd'hui  tous  les 
pays  civilisés  en  possèdent  ou  en  rédament. 

En  somme,  aucun  genre  de  souffrances  n'échappe  aux  efforts 
combinés  de  la  science  et  de  la  bienfaisance,  qui  s'empressent 
d'accourir  partout  où  il  y  a  des  consolations  h  donner,  des  se* 
cours  à  préparer,  des  lumières  à  répandre.  Mais  l'expérience  a 
bien  démontré  qu'elles  ne  réussissent  à  rien,  ou  ne  recueillent 
que  de  mauvais  fruits,  quand  elles  ne  sont  pas  inspirées  par  la 
religion  ;  c'est  d'en  haut  seulement  que  peut  venir  le  baume 
qui  restaure. 


AMÉLIORATIONS  RÊVÉES.  —  SOaAUSME. 


Depuis  la  paix,  les  gouvernements  se  sont  obstinés  à  mainte- 
nir des  lois  économiques,  faites  pour  un  temps  déjà  éloigné 
où  l'industrie  était  bien  loin  de  son  développement  actuel;  aux 
maux  qui  résultent  de  cette  contradiction ,  la  philanthropie  n'a 
encore  su  trouver  que  des  palliatifs.  Les  uns  n'en  meurent 
pas  moins  de  faim,  les  autres  de  réplétion.  L'abîme  se  creuse 
de  plus  en  plus  entre  les  entrepreneurs  millionnaires  et  les  ou- 
vriers indigents,  lorsqu'un  petit  nombre  de  mains  accapa- 
rent l'industrie,  et  peuvent  réduire  le  peuple  au  pain  pour 
toute  nourriture,  ou  le  jeter,  du  jour  au  lendemain,  sur  la  voie 
publique.  Dans  les  pays  agricoles  et  en  Angleterre  surtout,  le 
système  des  fermages  a  amélioré  les  campagnes ,  simpliGé  les 
administrations  publiques  et  privées;  mais  il  a  réduit  à  la  mi- 
sère les  basses  classes,  obligées  de  tout  donner  à  un  fermier, 
qui  se  trouve  dégagé  de  toute  clientèle  d'affection  envers  les 
propriétaires  traditionnels ,  envers  les  corporations  religieuses 
ou  bienfaisantes,  qui  comptaient  au  nombre  des  fruits  du  champ 
la  vie  de  leurs  paysans.  Est-il  bien  permis  de  désigner  comme 
la  plus  riche  des  nations  celle  où,  chaque  année,  une  multitude 
de  gens  est  réduite  à  mourir  littéralement  de  faim? 

Les  socialistes  ont  cherché  un  remède  radical  à  ces  maux 


316  AHBLIOBATIONS  BEVEES. 

et  à  d'autres  encore  dont  ils  font  d'effroyables  et  irritants  ta- 
bleaux, et  dont  ils  accosent  la  société  actuelle.  Ils  se  composeDt 
de  différentes  sectes  qui  sont  en  désaccord  entre  elles,  non-seu- 
lement dans  l'application,  mais  jusque  dans  leurs  principes 
les  plus  abstraits.  Dans  toutes  ces  écoles,  les  vieilles  idées 
de  démocratie  se  sont  associées  au  développement  nouveau 
de  l'industrie,  et  au  désir  de  réformer  le  droit  individuel  et  le 
droit  réel,  ramenés  à  une  théorie  absolue.  Aussi  leurs  docteurs 
croient  que  la  science  économique  ne  sert  à  rien ,  si  elle  ne  se 
fonde  sur  le  système  social  tout  entier;  et  ils  se  mettent  à  re- 
pétrir le  monde.  Philosophes  non  plus  du  passé  ni  du  présent, 
mais  de  l'avenir,  leur  science  est  une  révélation ,  leur  méthode 
rhistoire,  la  syntlièse  leur  but;  c'est-à-dire  qu'ils  prétendent 
identifier  la  religion  et  la  philosophie  en  une  science  de  la  vie 
et  deractioQ,  ou,  si  l'on  veut,  de  la  société. 

Saint-Simon  (1760-1825),  d'origine  aristocratique  «  et  ce- 
pendant frappé  de  l'injustice  des  inégalités  sociales,  prit  pour 
devise  :  améliorer  le  sort  de  la  classe  la  plus  pauvre,  «  Si 
tous  les  princes  du  sang ,  disait-il ,  les  officiers  de  la  couronne, 
les  ministres ,  les  présidents ,  les  évéques,  venaient  à  mourir 
aujourd'hui ,  ainsi  que  les  dix  mille  plus  gros  propriétaires  de 
France,  on  en  serait  affligé  sans  doute,  car  ce  sont  d^excel- 
lentes  gens;  mais  l'État  n'en  éprouverait  pas  le  plus  petit  mal , 
et  le  lendemain  la  perte  de  ces  trente  mille  colonnes  serait  ré- 
parée, attendu  que  des  milliers  d'individus  sont  capables  de 
faire  ce  que  font  les  princes  du  sang ,  les  ministres ,  les  million- 
naires, les  grands  prélats.  Si,  au  contrahre,  les  principaux  arti- 
sans, les  principaux  producteurs  venaient  à  mourir,  et  aussi 
les  chimistes ,  les  physiciens,  les  peintres,  les  poètes,  etc., 

la  perte  serait  irréparable Le  peuple  a  beaucoup  gagné  dans 

les  dernières  luttes,  il  a  surtout  gagné  la  connaissance  de  lui- 
méiAe  et  de  ses  propres  besoins  :  aussi  ne  croit-il  plus  à  la  né- 
cessité de  souffrir  et  d'être  opprimé.  Mais  si  la  féodalité  aristo- 
cratique est  brisée,  celle  de  la  richesse  subsiste;  et  la  jouissance 
oisive  est  encore  le  partage  des  uns,  les  fatigues  et  les  privations 
le  partage  de  ceux  en  qui  résident  les  puissances  créatrices  du 
travail,  du  génie,  de  la  civilisation.  Ces  heureux,  qui  ont  la 


SOCIALISME.  3f7 

plénitude  des  droits  civils,  sont  en  France  le  vingt-cinquième 
de  la  population  :  gens  improductiflB ,  qui  imposent  des  lois 
au  reste.  En  même  temps  les  progrès  de  la  civilisation  sont 
abandonnés  au  hasard,  les  sciences  cultivées  et  appliquées  de 
même  au  hasard  ;  les  découvertes  restent  éparpillas ,  jusqu*au 
moment  où  Tavidité  d*un  capitaliste  vient  faire  violence  aux 
habitudes  manufacturières;  les  faillites,  les  changements  de 
mode,  plongent  dans  la  misère  des  milliers  d'ouvriers.  Il  y  en 
a  qu>nrichit  le  hasard  d*un  héritage  ;  les  machines  et  les  capi* 
taux  restent  inféodés,  tandis  que  tous  les  chemins  sont  fermés 
à  ceux  qui  ne  sont  pas  propriétaires ,  pour  tirer  parti  de  leur 
propre  génie.  Il  y  a  des  pauvres,  parce  que  trop  de  gens  vivent, 
non  pas  de  leurs  travaux  de  tête  ou  de  main ,  mais  des  travaux 
d  autrui ,  et  qu'ils  consomment  tant ,  que  le  labeur  ne  peut 
suffire  et  à  leur  subsistance  et  à  ceHe  des  travailleurs.  Il  y  a 
des  pauvres,  parce  que  ceux-ci  comptent  sur  les  aumônes 
privées ,  aumônes  faites  par  ceux  qui  ont  à  bail  les  terres  et  les 
capitaux.  »  Saint-Simon  remplaça  la  qualification  de  libérai 
par  celle  ûHndustriel,  qu'il  trouvait  mieux  appropriée  à  des 
gens  qui  veulent  instituer  un  ordre  stable  par  des  moyens  pacifi- 
ques, et  accomplir  la  volonté  de  Dieu,  qui  est  que  chacun  puisse 
travailler,  et  soit  rétribué  selon  ses  oeuvres. 

L'égolsme  proclamé  par  Bentham  ne  saurait  empêcher  les 
intérêts  privés  et  les  intérêts  généraux  de  se  heurter  ;  en  consé- 
quence, Saint-Simon  y  substitua  la  sympathie ,  de  même  qu'il 
remplaça  l'instinct  individuel  par  la  direction  des  grands 
hommes,  des  révélateurs,  des  initiateurs.  Il  accepta  néanmoins 
les  théorèmes  de  Bentham  :  seulement,  comme  ce  dernier  n'a- 
vait pas  dit  en  quoi  consistait  l'utilité  générale ,  Saint-Simon 
la  fit  consister  dans  la  production  :  idée  précise ,  substituée  à 
une  énonciation  indéterminée.  De  même  que,  dans  l'ordre  ma- 
tériel, la  société  est  gangrenée  par  les  souffrances  des  pauvres 
et  par  l'insuffisance  des  remèdes  législatifs,  de  même  elle  est 
rongée,  dans  Tordre  moral,  par  le  manque  de  foi.  La  croyance 
religieuse  a  péri  ;  il  n'y  a  plus  de  croyance  politique  ;  l'astuce  est 
substituée  à  la  force;  la  justice  a  disparu;  un  é^oîsme  impuis- 
sant survit  seul  ;  on  prodigue  les  serments  et  l'on  se  parjure  au 

27. 


SIS  AHÉLIORÂTIONS  BUTÉES. 

gré  des  partis;  Taulorité  et  la  liberté  sont  des  mots  ioToqués 
tour  à  tour,  et  que  personne  ne  comprend  ;  les  diâtiments  sont 
une  vengeance ,  bien  plus  qu*ane  correction  salutaire  et  un 
moyen  d'amélioration.  L'éducation  est  réduite  à  un  enseigne- 
ment désordonné,  sans  but  préciSy  sans  égard  aux  dispositioDS 
individuelles  et  aux  intérêts  généraux  ;  les  déplorables  éeoles 
classiques  produisent  un  orgueil  stérile  diez  des  hommes  qui 
connaissent  Homère,  mais  non  la  Bible;  Helvétius  et  Dnpav, 
mais  non  l'Évangile,  et  qui  n'ont  d'idée  du  catéchisme  que 
par  les  sarcasmes  de  Voltaire.  L'égoîsme  émousse  les  passions 
et  éteint  les  sentiments  ;  l'amour  est  un  trafic ,  la  littérature  un 
jouet;  il  ne  reste  aux  poètes  que  la  satire  pour  le  réel,  et  l'élégie 
pour  cet  idéal  qu'ils  ne  savent  déterminer.  Comment  y  remé- 
dier? En  faisant  l'opposé  de  ce  qu'on  a  fait  jusqu'ici.  Le  passé 
se  divise  en  deux  grandes  époques,  le  paganisme  et  le  christia- 
nisme.  Tous  deux  organisèrent  la  société  d'après  des  principes 
universellement  admis  {époques  organiques) \  vinrent  oisuite 
les  philosophes,  qui  y  introduisirent  l'examen  lépoqnes  cri* 
tiques),  qui  finit  par  saper  l'édifice.  Au  milien  de  ce  travail 
d'organisation  et  de  destruction ,  Thumanité  avance  sans  cesse, 
constante,  infaillible  dans  ses  trois  grands  organes,  la  science, 
l'art,  et  llndustrie.  Maintenant,  nous  sommes  dans  le  pèle- 
méte  d'une  époque  critique;  et  il  faut  préparer  ime  nouvelle 
époque  organique,  où  les  intérêts,  les  sympathies ,  les  însti- 
tutions^  convergent  et  s'unissent.  Le  christianisme,  mal  en- 
tendu ou  corrompu ,  doit  être  ramené  à  l'amour  du  prochain , 
et  principalement  des  classes  pauvres ,  en  stimulant  l'activité 
industrielle  et  en  répartissant  les  profits  d'une  manière  plus 
(équitable ,  en  la  réglant ,  au  moyen  d'un  pouvoir  hiérarchi- 
que, sur  le  modèle  de  l'Église  du  moyen  fige.  La  force  régna 
d*abord  avec  la  guerre,  qui  est  sa  manifestation ,  et  l'esclavage, 
qui  fut  sa  conséquence;  le  tout  au  détrinient  des  masses.  L'as- 
sociation, au  contraire,  l'industrie,  l'intelligence ,  <Hit  créé  la 
villes  et  les  nations,  émancipé  l'esclave,  affranchi  la  pensée. 
I^upprimer  la  guerre,  détruire  le  règne  de  la  force,  et  fonder 
rassociation  universelle ,  voilà  le  but  de  ia  science  nouvelle. 
Comme  les  hommes  écoutent  volontiers  ceux  qui  leur  pro- 


SOCI/^LISHB.  819 

mettent  loutes  tes  félicités  sociales ,  ces  idées  se  répandirent 
bientôt.  I^  presse  exalta  sur  tous  les  tons  le  progrès  de  Tindus- 
trie,  combattit  le  système  prohibitif,  démontra  Pimportance  des 
hommes  de  savoir,  des  travailleurs,  des  artistes;  chercha  en 
même  temps  à  diminuer  celle  des  hommes  de  guerre ,  à  dé- 
trôner la  richesse  et  la  politique  au  proût  du  travail. 

Quel  est  donc  Tobstacle  qui  s*oppose  à  la  réalisation  de  ce 
règne  de  Dieu?  C*est  un  reste  de  la  féodalité,  c'est  la  propriété, 
transmise  par  accident ,  et  non  en  raison  du  mérite  :  en  consé- 
quence, plus  d'hérédité,  et  que  les  instruments  du  travail  soient 
distribués  en  proportion  de  la  capacité.  Ainsi  Tindustrie  met- 
tra chacun  à  sa  pUice;  le  gouvernement  sera  une  banque,  qui 
centralisera  tous  tes  biens ,  pour  lés  répartir  entre  ceux  qui  sau- 
ront le  mieux  en  faire  usage.  Mais  cela  détruit  la  famille*  Eh 
bien  !  supprimons  la  famille ,  cette  servitude  de  la  femme.  Que 
la  femme  s'affranchisse  du  père  qui  la  vend ,  du  mari  ^ui  Ta- 
cheté, et  qu'elle  devienne  aussi  un  agent  de  production.  Que 
les  enfants  soient  élevés ,  non  plus  par  Tégoisme  domestique , 
mais  conformément  aux  vues  de  la  société. 

C'est  ainsi  qu'on  portait  la  hache  aux  racines  mêmes  de  la 
société,  qu'on  abolissait  l'hérédité,  et  qu'on  proclamait,  non 
la  communauté  des  biens ,  mais  leur  répartition  selon  la  capa- 
cité. Les  saint-simoniens  crurent  voir  le  triomphe  de  leur  doc- 
trine dans  la  révolution  de  1830.  Ils  proclamèrent  donc  sur 
l'industrie ,  sur  les  banques ,  les  hypothèques ,  les  enfants  trou- 
vés, les  travaux  publics,  le  paupérisme,  Tassociation ,  même 
sur  l'histoire  et  les  beaux-arts,  des  idées  dout  Finvention  ne 
leur  appartenait  pas,  mais  groupés,  avec  talent,  en  un  corps  de 
doctrine  et  sous  forme  dogmatique.  L'éclectisme  reçut  d'eux  une 
atteinte  mortelle  ;  et  l'on  peut  dire  qu'ils  ont  jugé  avec  sagacité 
les  autres  systèmes,  observé  en  grand  la  synthèse  générale  des 
sciences,  comme  complément  de  leur  méthode,  et  proposé 
enfin  le  véritable  but  de  la  philosophie,  en  tant  que  science  de 
la  vie. 

On  entendit  alors,  non  plus  des  prêtres,  mais  une  secte  qui 
n'était  pas  même  chrétienne ,  proclamer  l'importance  civilisa- 
trice de  rfCglise  et  du  clergé  caihoiique ,  et  de  la  séparation 


320  AMBLIORATIOlfS  BÉVBBS. 

des  deux  pouvoirs  ;  déclarer  hautement  que  Tautorilé  spiri- 
tuelle était  dans  son  droit  quand  elle  cherchait  h  s^assujeuir 
Tautorité  temporelle ,  c'est-à-dire  à  soumettre  les  droits  de  nais- 
sance et  de  conquête  à  ceux  de  la  capacité  ;  et  que  le  clergé 
catholique  avait  édifié  le  premier  une  société  à  Taide  de  forces 
pacifiques  '. 

Ce  fut,  au  milieu  d*un  monde  égoïste,  un  spectacle  noureau 
que  de  voir  une  réunion  d'hommes  riches,  intelligents,  répudier 
leurs  avantages  personnels  pour  les  faire  tourner  au  profit  detous, 
se  soumettre  à  la  pratique  de  leurs  théories  et  à  la  vie  commune; 
des  savants  distingués  se  faire  artisans  et  cuisiniers ,  af&onter 
Tennemi  le  plus  mortel  du  bien ,  parce  qu*il  est  le  plus  re- 
douté, le  ridicule;  et  quand  il  était  de  mode  de  dénigrer 
Pautorité,  en  proclamer  la  nécessité.  Il  est  à  remarquer 
ici  que  d'un  système  industriel  on  arriva  à  un  système  reli- 
gieux ;  de  la  liberté  suprême  à  la  papauté ,  de  la  toi  écrite  de 
Bentham  à  la  loi  vivante.  En  partant  comme  lui  du  principe 
utilitaire,  les  saint-simoniens  durent  nier  rimmortalité  da 
droit  :  si  l'individu  cessait  d'être  égoïste,  le  corps  social  le  de- 
venait. En  conséquence ,  les  actes,  appréciés  seulement  en  tant 
qu'utiles  à  la  société ,  consistent  soit  en  services  grossiers,  soit 
en  désintéressements  sublimes;  les  affections ,  la  charité,  la  re- 
ligion, l'art,  les  sacrifices,  n'ont  point  de  valeur  par  eux-mêmes, 
mais  uniquement  comme  moyens  de  production. 

Maintenant ,  pour  distribuer  les  produits  et  faire  l'éducation 
des  producteurs ,  un  sacerdoce  est  nécessaire.  C'est  ici  que  la 
doctrine  se  convertit  en  une  religion  dont  le  pouvoir  de- 
vait s'exercer  non-seulement  sur  l'industrie  et  le  commerce, 
mais  sur  les  sentiments,  sur  les  idées,  sur  les  découvertes. 
Les  saint-simoniens  tombèrent  alors  dans  une  théocratie 
hérétique,  qui  substituait  à  l'abnégation  chrétienne  la  jouis- 
sance, la  liberté  des  goûts,  et  la  satisfaction  des  passions.  Quand, 

*  On  troove  déjà  dans  Campanella  la  commiinaaté  des  bieDs,  Tabo- 
lition  de  la  famille,  de  la  patrie,  de  la  nationaUté  ;  Pagriculture  prati- 
quée en  commun ,  la  distribution  des  richesses  selon  le  capadié  el  la 
tiavail,  et  au  sommet  de  cet  édifice  la  papauté. 


SOCIALTSMB.  321 

sur  la  demande  d  Oliiidc  Rodrigue,  Si  chat^ue  enfant  pourrait 
reconnaître  son  père ,  Enfantin ,  leur  chef  suprême ,  répon- 
dit qu*à  la  femme  seule  appartiendrait  de  décider,  les  |9lus 
distingués  parmi  eux  désertèrent  le  drapeau  ;  et  la  réprobation 
qui  s*y  attacha  resta  imprimée  même  sur  des  hommes  fort  ho- 
norables ,  et  sur  des  doctrines  qui  ne  mourront  pas  complète- 
ment. En  effet,  la  prédication  saint-simonienne  propagea  géné- 
ralement l'intérêt  pour  la  classe  pauvre,  qui  s'est  fait  jour 
dans  la  poésie,  dans  les  romans ,  dans  les  débats  parlementaires, 
et  dans  tes  mesures  adoptées  par  les  gouvernements. 

Owen  et  Fourier,  bien  qu'antérieurs  à  Saint-Simon,  furent 
moins  heureux  que  lui  en  disciples  de  talent.  Fourier,  d'une> 
main  brutale,  mit  à  nu  les  maux  du  siècle,  les  souffrances  des 
basses  classes  ;  montra  le  vice  opulent  et  Thonnéteté  pauvre ,  la 
politique  corruptrice,  la  famille  divisée,  le  conflit  entre  Tor- 
dre et  la  beauté  physique;  enfin  les  turpitudes  morales  du 
monde.  Il  établit  ainsi  la  théorie  des  cinq  mouvements  :  le 
matériel t  attraction  du  monde,  découverte  par  Newton;  V or- 
ganique »  attraction  emblématique  dans  la  propriété;  VinsUnc- 
tij,  attraction  des  passions  et  des  instincts  ;  Vat^maly  attraction 
des  corps  impondérables  ;  le  social  y  attraction  de  Thomme  vers 
ses  destinées  futures.  Les  passions,  selon  Fourier,  deviennent 
vices,  uniquement  parce  que  la  société  les  réprouve.  C'est  ainsi 
qu'il  parle,  sans  voir  que  les  passions  ne  sont  en  soi  ni  bien  ni 
mal,  maisque  ce  sont  des  forces  par  lesquelles  se  révèle  ta  liberté 
humaine.  Les  supprimer  est  impossible ,  ne  pas  vouloir  qu'elles 
soient  comprimées  est  un  crime;  et  l'Iiarmonie  consiste  non 
pas  à  s*y  abandonner,  mais  à  balancer  le  droit  avec  le  devoir. 

Fourier  se  proposa  d'utiliser  les  passions  comme  forces  vives, 
et,  au  moyen  de  l'attçaction  passionnée,  de  substituer  au 
morcellement  l'association  des  hommes  en  capital ,  en  travail 
et  en  talent.  Dans  ce  but ,  il  entremêla  tous  les  travaux  de 
plaisirs;  au  lieu  de  sales  villages,  il  imagii\a  des  phalan- 
stères élégants  et  commodes ,  où  l'utilité  n'était  pas  sacriGée  au 
luxe,  ni  l'architecture  aux  nécessités,  et  qui  devaient  être  habi* 
tés  par  des  phalanges  de  travailleurs ,  ceux-ci  recevant  des  pro* 
priétaires  tous  les  biens,  en  échange  d'actions  transmissibles. 


S22  AMÉLIODA^TIONS  BÉVÉES. 

Ainsi  cessait  le  morcellement  des  propriétés  et  du  travail  agri- 
cole :  chacun  choisit  Toccupation  qui  lui*pbît,  et  en  change 
lorsqu'elle  cesse  de  lui  convenir;  Témulation  stimulera  sans 
cesse  ce  travail  en  commun.  Connaissant  leur  importance  mu- 
tuelle )  les  capitalistes  tiendront  compte  des  manouvriers ,  et 
ceux-ci  des  capitalistes;  personne  ne  connaîtra  le  besoin;  au- 
cune convoitise  ne  sera  limitée ,  aucun  amour-propre  humilié  ; 
chacun  recevra  sa  quote-part,  en  proportion  du  capital,  du 
travail,  du  talent  :  quand  le  travail  le  plus  bas,  le  plus  rebutant 
sera  le  mieux  rétribué ,  combien  de  haines  cesseront  dans  le 
monde  !  Puis-,  toutes  les  phalanges  contribueront  à  assurer  aux 
grands  hommes,  qui  appartiennent  à  Thumanité  entière,  la 
fortune,  les  honneurs  et  la  reconnaissance  générale.  Il  se  for- 
mera des  armées ,  non  de  guerriers  exterminateurs,  mais  d'in- 
dustriels et  de  savants ,  qui  porteront  leur  assistance  partout  où 
besoin  sera. 

Les  détails  dans  lesquels  entre  Fourier  pour  assurer  les  plai* 
sirs  destinés  à  ses  phalanges,  prêtèrent  facilement  au  ridicule; 
on  se  scandalisa  de  cette  association  domestique,  avec  ses  divers 
degrés  de  favoris  et  de  favorites,  de  géniteurs  et  de  génitrices,  etc. 
Toutefois  il  se  plaignait ,  peut-être  avec  raison ,  de  ce  qu*on 
s^en  prenait  aux  côtés  accessoires  de  sa  doctrine,  au  lieu  de 
s'attaquer  au  principal ,  qui  est  Fart  d'organiser  Tindustrie, 
d*oà  naîtront  les  bonnes  mœurs,  Taccord  des  classes  pauvre , 
riche  et  moyenne,  la  cessation  des  hostilités  de  parti ,  des  crises 
financières,  des  révolutions;  enGn  l'unité  universelle.  Victor 
Considérant,  qu'on  a  appelé  le  saint  Paul  de  cette  doctrine, 
entreprit  d'écrire  une  histoire  de  l'humanité.  11  commence  par 
Védénisme  »  alors  qu'il  n'y  avait  ni  propriétés  individuelles,  ni 
restriclion  apportée  aux  amours  par  les  préjugés  ou  les  conven- 
tions, ni  conflit  d'intérêts.  Mais  l'espèce  ne  pouvait  se  perpétuer 
dans  cet  état  de  béatitude ,  et  la  pénurie  se  fit  sentir.  Alors 
surgit  régoïsme ,  la  société  se  dissout,  la  famille  survit  seule  au 
naufrage  des  affections,  et  devient  la  base  de  la  société.  A  Tétat 
sauvage  succède  le  patriarcat,  puis  la  barbarie,  enfin  la  ci\ilisa- 
tion  :  époque  de  souffrances  nécessaires  pour  que  l'homme  en- 
fantiit  les  sciences  et  les  arts.  Maintenant  qu'ils  ont  pris  nais- 


SOCIÀLISHB.  323 

sance,  doit  venir  Fflge  da  garantinme^  destiné  à  concilier  la  li- 
berté de  la  nature  primitive  avec  les  raffinements  de  Pextréme 
civilisation. 

Owen  s*élève  contre  toutes  les  religions  ;  il  y  voit  la  cause  de 
tous  les  maux  du  genre  humain  ;  il  nie  Fempire  de  la  foi  et  des 
lois  :  il  veut  le  gouvernement  rationnel ,  la  communauté  coo- 
pérative, en  améliorant  la  condition  des  travailleurs,  non  par 
des  réformes  économiques,  mais  par  de  bonnes  règles  d'admi- 
nistration et  de  moralité;  il  abolit  la  propriété ,  cause  de  Tindi- 
gence  ;  il  réforme  TÉglise  et  l'enseignement  :  plus  de  mariages, 
de  familles,  de  propriétés;  plus  de  droits ,  de  devoirs ,  ni  de 
croyances  ;  la  fatalité  détermine  le  bien  et  le  mal  ;  le  seul  lien 
social  doit  être  la  bienveillance.  Il  supprime,  en  un  mot,  le 
mobile  de  l'intérêt  personnel ,  mais  sans  y  substituer  l'intérêt 
religieux.  11  fit  une  colonie  modèle  de  sa  grande  manufacture 
de  New-Lanark ,  où  il  dépensa  beaucoup  ;  il  y  donnait  Téduca- 
tion ,  et  combattait  les  inclinations  perverses  par  des  moyens 
ingénieux  :  école  pour  les  enfants ,  secours  pour  les  malades , 
récréations  après  le  travail ,  association  de  chaque  famille  aux 
bénéfloes,  en  même  temps  que  les  âmes  étaient  disposées,  par 
le  bien^tre ,  à  la  sérénité  et  à  Texpansion.  11  obtint,  en  effet, 
d*heureux  résultats  ;  mais  il  ne  s'aperçut  pas  quMts  tournaient 
contre  lui;  car,  pour  ne  rien  dire  de  sa  patience  particulière  et 
de  ces  vertus  évangéliques  qu'il  exerçait,  tout  en  les  dénigrant 
dans  ses  écrits ,  Owen  était  un  chef  d'établissement  désinté* 
ressé,  tenant  sous  sa  dépendance  des  gens  salariés,  ce  qui  ne 
constitue  pas  une  société.  New  Harmony,  qu'il  fonda  en  Amé» 
rique,  marcha  bien  tant  que  ne  s'y  développèrent  pas  les  vices 
sociaux  ;  mais  bientôt  les  travailleurs  se  trouvèrent  victimes  des 
oisifs ,  et  les  hommes  intelligents  exploités  par  les  ignorants.  Il 
exposa  au  congrès  d'Aix-la-Chapelle  ses  vues  économiques ,  les 
dangers  d'une  production  excessive,  et,  comme  les  machines 
sufllsaient  désormais  à  approvisionner  le  monde  entier,  la  né* 
cessité  de  substituer  à  la  concurrence  l'unité  d'intérêt.  Mais  ce 
congrès  avait  à  s'occuper  de  bien  autre  chose  que  des  huma- 
nitaires. 

Tous  ces  sectaires,  en  résumé ,  attaquent ,  les  uns  d'une  ma« 


324  AMELIORATIONS  BÈVÉES.   —  SOCIALISME. 

nière ,  les  autres  d*une  antre ,  le  grand  problème  de  la  paa- 
vreté ,  et  cherchent  à  concilier  les  progrès  tes  fabriques  à 
Taide  des  machines ,  avec  un  adoucissement  dans  Texistenre 
du  peuple  ;  à  augmenter  la  valeur  personnelle  des*  lM>mmes , 
dans  quelque  profession  que  ce  soit  ;  à  commencer  par  Tenfancf 
lamélioration  de  la  race  humaine.  Quand  les  théoriciens  éco- 
nomistes ont  pris  pour  base  la  concurrence  sans  limites,  les  so- 
cialistes proclament  l'association  universelle  ;  mais  tous,  a  com- 
mencer par  Babeuf,  arrivent  a  établir  le  despotisme ,  en  créant 
un  pouvoir  omnipotent  et  infaillible ,  quMIs  appellent  le  gou- 
vernement, et  auquel  ils  attribuent  la  responsabilité  dont  ils  dé- 
chargent rindividu.  Les  socialistes  oublient  que  riiomme  est 
quelque  chose  de  plus  que  la  matière ,  et  que  les  biens  dont  il 
'peut  jouir  sont  le  moyen  et  non  la  fin  de  son  existence.  T^ 
propriété,  selon  les  économistes,  constitue  un  privilège,  un 
monopole ,  mais  qu'il  faut  respecter,  parce  qu*il  est  nécessaire. 
Ces  socialistes  admettent  qu'elle  est  un  privilège  nécessaire; 
mais  ils  réclament  pour  ceux  qui  ne  possèdent  pas  une  com- 
pensation, qui  est  le  droit  au  travail.  Plus  absolus ,  les  eommu* 
nistes  concluent  que,  si  la  propriété  est  un  privilège ,  il  faut  l'a- 
bolir, fiaiire  le  partage  des  biens  et  des  jouissances ,  et  r^ler  la 
part  de  chacun,  non  sur  sa  capacité ,  mais  sur  ses  besoins.  Ij» 
eommunistes  se  trouvèrent  fortement  organisés  en  France  aus- 
sitôt après  la  révolution  de  1830.  Les  uns  voulaient  le  triom- 
phe de  leur  principe,  à  l'aide  de  Tinsurrection  ;  les  autres 
croyaient  à  sa  diffusion  lente  et  progressive.  Les  uns  proda* 
maient  l'athéisme ,  les  autres  le  vague  déisme  du  /  icalre  m* 
voyard;  d'autres  encore ,  V Évangile  refondu  en  un  christia- 
nisme de  leur  façon.  Divisés  sur  les  questions  religieuses,  ils 
éparpillèrent  leurs  efforts  :  se  recrutant  des  débris  des  différen- 
tes Êictions  démocratiques,  ils  n'ont  pu  s'entendre  quant  à 
Tapplication  sociale  de  leur  dogme  de  la  communauté,  sols- 
titué  à  celui  de  la  propriété  particulière. 

Lamennais ,  devenu  d'apôtre  tribun ,  a  coiffé  le  Christ  d'un 
bonnet  rouge  :  il  a  dépeint  avec  une  éloquence  brdlante  ki 
misère  des  masses ,  de  ces  esclaves  modernes ,  plus  à  plaindrp, 
dit-il,  que  ceux  du  moyen  âge;  victimes  innombrables  d'un 


ESPERANCES   DE  L^TALIE.  325 

petit  nombre  d'heureux  ou  de  dominateurs ,  dont  on  dirait  que 
la  félicité  consiste  dans  la  souffrance  de  tous.  Comment  guérir 
de  pareils  maux?  Lamennais  répond  à  haute  voix  ce  que  les  autres 
murmurent  tout  has  :  «  Peuple ,  réveille-toi  !  esclaves ,  levez- 
vous  ;  brisez  vos  fers  ;  ne  souffrez  pas  plus  longtemps  qu'on 
dégrade  en  vous  le  nom  d'hommes.  Voudriez-vous  qu'un  jour 
vos  fils,  meurtris  des  fers  que  vous  leur  auriez  transrois,  pus- 
sent dire  :  Nos  pères  furent  plus  lâches  que  les  esclaves  r<h 
mains;  car  il  ne  s'est  pas  trouvé  parmi  eux  unSpartacus  î  ^ 
Il  appelle  donc  dès  à  présept  le  peuple  à  conquérir  Tégalité  ab- 
solue )  et  à  exercer  directement  sa  souveraineté  ;  à  constituer 
cette  société  libre,  dans  laquelle  «  le  pouvoir,  simple  exécuteur 
de  la  volonté  nationale,  obéit  et  ne  commande  pas,  de  telle 
sorte  que  le  monde  ne  forme  plus  qu'une  seule  cité ,  qui  saluera 
dans  le  Christ  son  suprême  et  dernier  législateur.  »  Lamennais 
néanmoins  combat  les  socialistes  ;  il  croit  que  la  propriété  est 
une  condition  nécessaire  de  la  liberté.  11  n'y  a  de  liberté  qu'au- 
tant qu'elle  est  individuelle.  Le  socialisme  concentre  toute  la 
propriété  dans  les  maios  de  l'État;  le  communisme  exagère 
cette  concentration  jusqu'à  l'abus. 

Sur  les  traces  de  ces  nombreux  réformateurs  est  accourue 
péle-roéle  la  jeunesse,  qui  se  laisse  prendre  à  tout  ce  qui  se  mon- 
tre sous  un  aspect  de  générosité,  de  sacrifice,  ou  de  résistance. 
Elle  s'est  précipitée  sur  ces  problèmes  sociaux  avec  toute  l'ar- 
deur de  sa  sympathie ,  acceptant  aveuglément  les  nouveaux  re- 
mèdes ,  comme  s^il  y  avait  une  panacée  pour  les  maux  de  l'hu- 
manité. 


ESPERANCES   DE  L'ITALIE. 


I.es  idées  qui  paraissent  simples,  parce  qu'elles  sont  contenues 
dans  un  seul  mot,  sont  celles  qui  exercent  sur  l'homme  le  plus 
d'empire.  Ainsi,  le  sentiment  de  ta  nationalité,  qui  ne  natt  chez 
les  peuples  qu'après  que  le  malheur  leur  a  fait  sentir  la  solida- 
rité de  toutes  les  infortunes,  s'est  réveillé  dans  l'Europe  orien- 

IIIST.    DE  CKNT  ANS.    —   T.    IV.  28 


326  ESPSBARCBS  DS  L*ITAL1B. 

taie,  où  il  représente  la  fln  da  servage  et  la  conquête  des  droits 
civils.  Mais  si  ce  noble  sentiment  s*y  est  fiait  jour  au  milieu  du 
sang  et  des  ruines,  ce  fut  sous  de  plus  heureux  auspices  qu'il 
germa  en  Italie.  Appelée  à  Tunité  par  sa  position  bien  détermi- 
née, et  parla  papauté  qui  en  occupe  le  centre,  cette  contrée  a  été 
conduite  au  morcellement  par  sa  beauté  même,  par  sa  con- 
formation géographique^  et  surtout  parce  que  nul  conquérant  ne 
put  s\v  asseoir  comme  les  Francs  dans  la  Gaule,  et  les  If  ormaïub 
en  Angleterre.  Elle  n'en  atteignit  pas  moins  aux  destinées  les 
plus  prospères ,  alors  qu*aucune  ville  ne  l'emportait  sur  les 
autres,  que  chacune  d'elles,  enricliie  par  Tagriculture ,  le  com- 
merce, la  science,  se  sentait  assez  forte  d'intelligence  et  de 
courage  pour  devenir  une  capitale.  La  nationalité  s'arrêta  donc 
aux  confins  de  chaque  pays  :  Gênes  n'éprouva  pas  le  besoin  de 
s'unir  à  Naples  ;  Milan  ne  demanda  rien  à  Florence;  les  guerres 
entre  Venise  et  la  Romagne,  entre  la  Toscane  et  la  Sicile  n'étaient 
pas  plus  des  guerres  civiles  que  l'on  ne  regardait  comme  telles 
les  luttes  entre  la  France  et  la  Bourgogne,  entre  la  Castille  et  l' A- 
ragon.  Mais  le  pressoir  unit  les  matières  séparées  :  c'est  ainsi  que, 
sous  le  poids  de  l'oppression' étrangère,  l'Italie  s'est  sentie  une; 
elle  s'est  sentie  une  dans  les  arts ,  dans  la  langue ,  dans  sa  litté- 
rature déjà  nationale  depuis  le  Dante,  et  dans  laquelle  son  nom  a 
survécu  alors  que  l'épée  l'effaçait  de  la  diplomatie.  Ce  sentiment 
ne  survivait  pourtant  que  parmi  les  classes  cultivées;  il  s'ac- 
commodait assez  de  la  domination  étrangère,  contre  laquelle  on 
pourrait  à  peine  trouver  une  plainte  chez  les  écrivains  du  siècle 
passé.  Cela  tenait  aux  gouvernements  d'alors,  qui,  respectant  en- 
core les  formes  historiques,  laissaient  beaucoup  à  faire  aux  corps 
municipaux  et  provinciaux.  Ainsi,  dans  ce  partage  de  l'autorité, 
beaucoup  jouissaient  du  noble  plaisir  de  travailler  pour  la  patrie. 
Bonaparte  apparut  en  Italie ,  et  déclara  que  nous  ne  serions 
ni  Allemands,  ni  Français,  mais  Italiens;  puis  il  divisa, dé- 
membra ou  vendit  sa  conquête,  constitua  un  royaume  d'Italie, 
formé  seulement  de  quelques  provinces,  et  organisé  à  la  fran- 
çaise. A  sa  chute,  l'Italie  demanda  l'indépendance  et  lajiberté 

•  Le  grand  homme  que  M.  C.  Cantu  est  si  enclioà  blAmer,  a^avaiC-fl 


ESPÉfiANCES  DK  L*1TÀLIE.  327 

à  ceux  qui  avaient  vaincu  Napoléon  au  nom  de  la  liberté  et  de 
l'indépendance  ;  mais  ils  lui  répondirent  par  un  nouveau  partage 
en  la  divisant  entre  d'anciens  et  de  nouveaux  maîtres;  et  la 
Lombardie  ainsi  que  Venise  furent  livrées  à  TAutricbe  comme 
une  conquête  sans  condition. 

Ainsi  le  despotisme,  chose  nouvelle,  s'implanta  eu  Italie  ;  avec 
lui  vint  la  haine  des  gouvernants.  En  confisquant  tout  ce  qui  avait 
survécu  des  antiques  libertés ,  en  revendiquant  pour  eux  toute 
Taction  publique ,  ils  assumèrent  aussi  la  responsabilité  de 
tous  les  maux,  et  se  trouvèrent  en  butte  aux  exigences  même 
exagérées.  L'Autriche  ayant  proclamé  bien  haut  qu'elle  soutien- 
drait les  gouvernements  absolus,  la  haine  de  tous  se  réunit  sur 
elle,  et  se  traduisit  par  le  vœu  de  délivrer  Tltaliedes  étrangers. 
Ce  sentiment  éclata  dans  les  révolutions  de  1821  et  de  1831 , 
et  dans  les  divers  complots  qui  suivirent,  mais  qui  influèrent 
peu  sur  l'esprit  public.  Les  plus  impatients  parlaient  de  la  liberté 
avec  la  rage  du  prisonnier.  En  les  exagérant  avec  maladresse , 
ils  arrivaient  à  faire  excuser  presque  les  torts  des  oppresseurs  : 
bien  loin  d'aviser  aux  remèdes  possibles ,  et  de  conseiller  sur- 
tout le  plus  efficace  de  tous, la  concorde,  ils  s'emportaient 
contre  ceux  qui,  trop  sincères  pour  être  mobiles ,  différaient 
d'eux  sur  quelque  point,  ou  qui  refusaient  de  se  jeter  tête 
baissée  dans  des  périls  certains ,  préférant  arriver  au  même  but 

p»,  ao  contFrire,  secondé  Tes  tendances  de  son  pays  vers  runité,  en 
créant  ce  royaume  d^Itaiieqai  comprenait  déjà  la  meilleure  moitié  de  la 
Péninsule,  et  dans  lequel  étalent  venus  s'absorber  une  partie  de  ses  États 
morcelés f  Ce  n'est  point  au  morcellement,  à  coup  sûr,  que  tendait  le 
génie  de  Napoléon  :  l'Italie  ne  fut  point  traitée  par  lui  comme  une  con- 
quête; plus  qu'aucun  de  ses  maîtres  précédents,  il  a  respecté  sa  natio- 
nalité; il  l'a  gouvernée  et  administrée  par  ses  nationaux.  Ce  n'est  pas 
seulement  en  couvrant  Tltatle  d'utiles  monuments,  y  laissant  de  grands 
travaux,  des  établissements  précieux,  des  exemples  féconds  que,  Napo- 
léon a  mérité  sa  reconnaissance  :  c'est  surtout  en  y  rappelant  le  sen- 
timent d'une  nationalité  endormie,  en  y  ravivant  les  souvenirs,  en  y 
retrempant  les  âmes,  en  lui  rendant  les  occasions  de  gloire,  qu'elle  ne 
eonnaisBait  pins  depuis  longtemps.  L'Italie  en  aurait-elle  perdu  la  mé- 
moire? (  An.  R.  ) 


328  ESFÉUÀINCKS   DE   L*1TAUE. 

par  des  moyens  légaux.  Toutes  ces  jalousies  de  oatioD ,  de  con- 
dition, d'intelligence,  ces  aniniosités  entre  concitoyeDS,  se  tra- 
duisaient en  accusations  réciproques ,  contradictoires,  sourent 
abjectes;  d'où  l'on  aurait  pu  conclure  que  nos  tyrans  sans  doute 
étaient  mauvais ,  mais  nous  pires  encore ,  et  que  noas  ne  méri* 
tions  pas  la  liberté,  ou  n'étions  pas  capables  de  Tacquérir.  Ainsi 
nos  discordes,  nos  haines  insensées  ont  été  la  sauT^arde  de  nos 
ennemis.  A  quelques  Tyrtées  se  joignaient  une  foule  de  Jérémies 
qui ,  par  amour  pour  Tltalie ,  poursuivaient  Fltalie  de  leurs 
plaintes  et  de  leurs  imprécations.  Tous  ces  écrits  n^arrivaient 
pas  au  peuple,  mais  seulement  à  la  classe  qui  lit  pour  ne  pas 
penser,  et  maintenait  en  elle  une  sorte  de  fièvre  qui  simulait  la 
vie.  Il  s'ensuivit  plusieurs  soulèvements  partiels ,  tentés  avec 
rintrépidité  de  Tinexpérience ,  et  par  ce  besoin  qui  pousse  cer- 
tains hommes  à  protester  au  nom  d'un  peuple  entier,  ou  même 
contre  un  peuple  entier.  Deux  frères  vénitiens,  du  nom  de 
Bandiera ,  ayant  déserté  la  marine  autrichienne,  débarquèrent 
avec  un  petit  nombre  de  complices  en  Calabre  (  24  juillet  1844), 
où  ils  furent  pris  et  mis  à  mort. 

D'autres,  profitant  de  la  paix,  tentaient  pendant  ce  temps 
des  améliorations  partielles,  et  s'efforçaient  de  faire  passer  du 
coté  de  Topinion  une  partie  de  la  prépondérance  attribuée  aux 
baïonnettes.  En  garde  contre  la  tentation  des  plaisirs,  contre 
cette  mollesse  qui  cherche  ses  excuses  dans  la  difficulté ,  en 
ces  temps  funestes  à  la  vertu,  ils  travaillaient,  solitaires, 
méconnus ,  outragés  même ,  mais  persévérants.  Surtout  dans 
les  derniers  temps  leur  activité  se  portait  sur  des  recherches 
historiques,  des  travaux  littéraires  et  statistiques ,  où  les  faits 
anciens  servaient  de  voile  aux  choses  présentes.  Ils  appelaient 
l'attention  sur  les  problèmes  politiques  et  sociaux,  répétant  sans 
cesse  le  nom  de  l'Italie ,  réveillant  ses  espérances  :  la  censure  y 
effaçait  des  mots  et  des  phrases ,  mais  l'esprit  échapiKiit  à  ses 
atteintes;  les  a.^sociations  s'appliquaient  aux  écoles,  à  la  bien- 
faisance ;  sous  la  forme  frivole  et  surannée  des  académies,  on 
trouvait  des  prétextes  pour  rapprocher  les  Italiens,  et  leur  don- 
ner l'habitude  de  l'ordre ,  de  la  parole ,  de  la  légalité.  Les  é^ 
inius  de  fer  furent  un  nouveau  moyen  de  contact  ;  de  même 


ESPÉRANCES  DE  L*ITALIB.  329 

les  congrès  scientîOques.  A  côté  des  sciences  naturelles,  les 
questions  économiques  arrivèrent  bientôt  ;  et  si  ces  assemblées 
servaient  de  piédestal  aux  charlatans  qui  profitent  de  tout  pour 
attirer  les  yeux ,  ce  fut  beaucoup  aussi  de  voir  des  Italiens  se 
réunir  en  comités  nationaux ,  discourir  d'autres  choses  que  de^ 
frivolités ,  mettre  en  commun  le  fruit  de  leurs  recherches  so- 
litaires et,  applaudir  autre  chose  que  des  baladins  et  des  chan- 
teurs. 

Mais  approfondir  et  raisonner  ses  sentiments  est  chose  peu 
commune  en  Italie  ;  la  plupart  les  acceptent  de  l'éducation,  de  la 
mode ,  de  Thabitude.  Qu'on  leur  demande  en  quoi  consistent 
les  doctrines  libérales,  presque  tous  répondront  :  Dans  la  haine 
de  l'étranger.  Mais  ce  sentiment  négatif  ne  sufût  pas,  il  est  sans 
relation  avec  la  vraie  liberté  ;  au  lieu  de  l'étudier  et  de  s'élever 
jusqu'à  elle ,  on  s'en  détourne  ,  en  se  contentant  de  railler,  de 
mépriser,  d'éluder  la  loi,  et  de  regarder  comme  un  trait  d'hé- 
roïsme tout  acte  d'opposition  au  gouvernement.  Ceux-là  qui 
prétendaient  à  la  liberté  et  la  regardaient  comme  chose  sacrée 
se  divisèrent  d'opinion  ;  et  comme  il  faut  des  noms  au  vul- 
gaire ,  on  exhuma  les  vieilles  bannières  des  Guelfes  et  des  Gi- 
belins. 

Les  Gibelins,  se  rattachant  à  Dante,  à  Machiavel,  voire  même 
aux  jacobins,  proclamèrent  la  nécessité  d'avoir  des  gouverne- 
ments forts,  quels  qu'ils  fussent  :  ils  jetèrent  les  yeux  sur  quel- 
qu'un des  maîtres  de  l'Italie,  pour  la  placer  tout  entière  dans 
ses  mains;  peu  leur  importait  que  ce  fût  Charles- Albert  de  Sa- 
voie, François  de  Modène,  ou  même  l'empereur  d'Autriche.  «  Le 
premier  besoin  d'un  peuple,  disaient-ils,  c'est  l'être,  c'est  l'u- 
nité; le  reste  viendra  après.  » 

L'autre  parti,  brûlant  surtout  pour  la  liberté ,  lisait  dans  l'his- 
toire qu'elle  eut  toujours  les  papes  pour  défenseurs,  et  qu'op- 
posant l'Église  universelle  à  l'universel  empire,  la  papauté  avait 
créé  politiquement  la  grande  unité  catholique  :  c'était  donc  elle 
qui  avait  préservé  l'Italie,  sauvé  \es  restes  de  l'antique  civili- 
sation, et  empêché  les  barbares  de  prévaloir  tout  à  fait.  Les 
papes,  il  est  vrai,  avaient  appelé  un  étranger  pour  l'opposer  à 
un  autre;  mais  c'était  en  leur  nom  que  s'étaient  faites  les  ter 

2S. 


830  B8PXBA1IGBS  DB  L  ITAUB. 

tatives  d^indépendanoe  et  de  fédération  itaUeanes,  soit  dans  la 
ligue  lombarde  ou  dans  la  ligue  florentine,  soit  dans  celle 
qui  se  forma  contre  Ezzelin,  puis  sous  Jules  II,  et  enfin  sous 
Pie  VI. 

Ultalie,  en  gâiéral ,  est  mal  disposée  à  Tégard  des  papes, 
parce  que  là  ils  sont  princes  aussi ,  et  parce  qn*ils  ont  été  en 
butte  aux  attaques  des  écrivains  modernes.  Pourtant  le  lurogrès 
récent  des  études  historiques  et  le  réveil  du  sentiment  religieux 
les  ont  fait  regarder  d*un  autre  œil  :  si  cette  piété  cbez  quel- 
ques-uns a  dégénéré  en  mysticisme  monacal ,  elle  a  inspiré  des 
âmes  supérieures,  et  a  produit  (pour  n'en  pas  nommer  d'au- 
tres) deux  livres  qui  sont  devenus  populaires  jusqu'au  delà 
des  Alpes. 

Il  sembla  donc  aux  nouveaux  Gibelins  que  le  meillear  moyen 
pour  relever  les  peuples  était  de  relever  les  pasteurs;  ils  entre- 
prirent de  rehausser  le  pouvoir  spirituel,  comme  le  mieux  fait 
pour  rétablir  le  respect  de  Tautorité,  si  nécessaire  dans  les  gou- 
vernements libres,  c'est-à-dire  ceux  où  il  n'y  a  plus  d'autre  freio 
que  la  morale.  Comment  en  craindre  les  abus  quand  lesgouvei^ 
nements  avaient  en  mainla  force,  etles  écrivains  l'opinion  .'Ainsi, 
prenant  la  tradition  et  Thistoire  pour  guides,  on  projeta  une  ligue 
des  peuples  italiens,  avec  le  pape  pour  chef.  Restaurer  l'Italie 
dans  l'unité  non  du  pouvoir,  mais  désintérêts  et  des  sentiments; 
unité  de  drapeau ,  d'enseignement,  de  douanes,  de  diplomatie. 

Mais  cette  ligue,  l'Autriche  voudrait-elle  y  entrer?  Voudrait- 
elle  isoler  ainsi  des  autres  ses  provinces  italiennes?  ou  bien  sa 
puissance,  dans  ce  cas,  ne  lui  donnerait-elle  pas  la  prépondé- 
rance aux  dépens  de  l'indépendance?  Grande  difficulté,  que  Ton 
croyait  éluder,  comme  il  arrive  trop  souvent,  en  n'en  tenant 
pas  compte. 

Cependant  le  parti  des  Guelfes  modemesrencontra  pour  oppo- 
sants tous  ceux  qui  regardaientlepape  comme  le  plus  grand  obs- 
tacle à  la  régénération  de  l'Italie,  discernant  mal  raccident  de  la 
substance ,  les  personnes  des  principes ,  le  pape  de  la  papauté. 
Mais  beaucoup  de  cœurs  droits  et  de  bons  esprits  nourrissaient 
le  «ulto  de  cette  idée-t  l'abbé  Gioberti  fut  son  représentant  le 
plus  fameux.  Le  salut  de  l'Italie ,  selon  lui ,  est  impossible  saiis 


BSPBBARGBS  DS  L*ITÀLI£.  331 

le  concours  des  idées  religieuses  ;  la  Péninsule  ne  peut  être  libre 
et  forte,  si  Rome,  son  centre  et  son  chef  moral ,  ne  se  relèvent 
pas.  Si  les  tentatives  politiques  n'ont  pas  réussi  jusqu'à  ce  jour, 
c'est  que  dans  ces  entreprises  on  n'a  tenu  nul  compte  du  clergé 
et  des  croyances;  c'est  que  la  religion  est  la  base  du  génie  ita- 
lien  ;  que  Rome  est  sa  métropole  ;  que  la  seule  grandeur  possible 
de  l'Italie  ne  peut  résulter  que  d'une  confédération  de  tous  ses 
États ,  présidée  par  le  pontife  romain. 

Maïs  Giobttrti,  tout  en  voyant  dans  le  pape  rétemelle  gloire, 
l'antique  sauvegarde ,  la  nouvelle  espérance  de  la  nation ,  prô- 
nait aussi  Charles-Albert,  se  figurant  qu'il  se  ferait  le  centre  de 
la  restauration  italienne.  Quant  à  l'Autriche,  il  n'en  parlait  pas. 
Ces  idées  eurent  peine  à  se  répandre,  renfermées  qu'elles  étaient 
dans  deux  gros  volumes  imprimés  à  Bruxelles;  elles  ne  compté- 
cent  d'abord  qu'.un  petit  nombre  d'initiés,  jusqu'à  ce  que  César 
Balbo  en  tirât  un  livre  plus  pratique,  plus  simple,  plus  bref.  Il 
fut  le  premier  qui  osât  parler  sans  voile  en  Italie  de  la  politique 
italienne, et  sous  un  prince  qui  ne  Taurait  pas  persécuté,  ni 
peut-être  même  défendu.  Le  livre  se  répandit  ;  ce  fut  un  thème 
offert  aux  réflexions  de  ceux  qui  pensent,  et  aux  discours  de 
tous  ceux  qui  ne  font  que  répéter. 

Le  but  suprême  de  Balbo,  c'est  l'indépendance  ;  au  point  qu'il 
n'hésite  pas  à  lui  sacrifier  les  formes  de  la  liberté.  Il  ne  croit 
pas  possible  •  la  formation  d'un  royaume  d'Italie  avec  tant  de 
variété  d'opinions,  de  projets,  de  provinces;  »  mais  bien  une 
confédération  dont  le  Piémont  serait  l'épée  et  Rome  le  cœur,  et 
dans  laquelle  on  referait  aux  peuples  de  telles  concessions ,  que  le 
dominateur  étrangw  s'en  trouverait  désarmé,  jusqu'à  l'heure  où 
la  Providence  le  forcerait  d'abandonner  l'Italie,  et  lui  offrirait 
dans  la  Turquie  un  dédommagement. 

Mais  la  France ,  où  la  presse  et  la  tribune  alors  se  jouaient  de 
tout,  feignit  de  s'effrayer  de  ceux  qui ,  à  Tombre  de  la  liberté , 
avaient  cru  pouvoir  se  réunir  pour  prier,  enseigner,  prêcher. 
Les  livres,  les  gravures,  les  chansons,  les  romans  soulevèrent 
l'opinion  contre  les  jésuites ,  feignant  de  croire  le  monde  assez 
insensé  pour  se  laisser  bouleverser  par  quelques  prêtres  sans 
force  contce  M. 


332  ESPÉBARCES   DE   l'ITALIB. 

(^tte  polémique ,  ces  écrits  pénétrèrent  aussi  en  Italie,  où  les 
gouvernements  aiment  assez  que  l'attention  se  détourne  d'eux , 
pour  se  porter  sur  le  clergé.  Ce  fut  avec  la  rapidité  d'une  mode  et 
la  commodité  d'un  nom,  que,  dans  un  pays  qui  avait  des  ennemis 
réels  à  combattre,  on  répandit  la  haine  contre  les  Jésuites,  dési- 
gnant ainsi,  non  les  restes  des  disciples  de  Loyola,  mais  quicon- 
que apportaitdu  zèle  dans  le  ministère  ecclésiastique,  quiconque 
favorisait  les  idées  pontiGcales,  et  tous  ceux  enân  qu'on  voulait 
discréditer  par  une  qualification  qui  n'admettait  pas  d'excuse,  et 
qui  danssa  vague  définition  embrassait  tous  les  degrés  du  mérite 
et  de  l'infamie  ;  et,  comme  la  pire  des  infamies  était  de  prendre 
parti  pour  l'étranger,  on  ne  manqua  pas  de  dire  que  les  Jésuites 
étaient  les  amis  de  l' Autriche  :  et  cependant  l' Autriche  ne  les 
admettait  qu'à  grand^eine  et  en  petit  nombre  dans  ses  pro- 
vinces, et  muselés  par  la  Jalousie  administrative.  En  Piémont,  au 
contraire,  ils  étaient  tout-puissants,  au  dire  de  GioberU,  qui,  crai- 
gnant aussi  sans  doute  de  se  voir  compromis  par  les  louanges 
qu'il  leur  avait  données,  réimprima  en  cinq  gros  Tolumes  tout  ce 
qui  avait  été  dit  contre  eux ,  en  y  ajoutant  encore  des  laits  nou- 
veaux et  personnels. 

Les  jésuites  n'eurent  ni  la  dignité  du  silence ,  ni  celle  de  la 
réplique  ;  ainsi  les  Néo- Guelfes  s'accusaient  les  uns  les  autres  et 
déshonoraient  publiquement  leur  parti,  tandis  que  les  Gibelins 
les  accusaient  de  républicanisme,  et  prétendaient  que  les  papes 
avaient  ruiné  l'Italie. 

Ce  qui  rendait  surtout  difficile  l'entreprise  des  Néo-Guelfes, 
c*est  la  condition  toute  spéciale  des  États  pontificaux,  réduits, 
par  une  série  d'événements,  au  malheur  exceptionnel  d'un  gou- 
vernement civil,  mêlé  à  la  puissance  ecclésiastique.  Un  autre 
préjudice  encore  pour  ce  parti ,  c'est  que  les  promesses  de 
Grégoire  XVI  et  des  puissances  avaient  été  bien  mal  réalisées. 
Le  règlement  législatif  et  judiciaire,  donné  en  183^,  n*avait 
point  introduit  de  réforme  sérieuse.  Les  anciens  revenus  se 
trouvant  épuisés  sans  qu'on  en  eût  créé  de  nouveaux,  les  fi- 
nances dépérissaient.  Les  travaux  publics  tendaient  toujours  au 
faste,  non  à  l'utile;  et  le  voyageur,  gémissant  sur  ces  incom- 
parables ruines,  demandait  pourquoi  les  plantations  et  II 


ESPÉRANCES  DE   L*ITAL1E>  833 

culture  ii*assainissaient  point  les  alentours  de  Rome?  pourquoi 
la  vapeur  ne  remontait  pas  le  cours  du  Tibre  ?  pourquoi  des 
chemins  de  fer  ne  joignaient  pas  aux  deux  mers  la  capitale  de 
la  chrétienté? Le  cAté  moral  était  pire  encore.  Une  police  inqui- 
sitoriale  feignait  ou  suscitait  des  complots ,  pour  assouvir  des 
vengeances  privées  ;  elle  rendait  ainsi  les  sujets  suspects  à  l'auto** 
rite,  et  celle-ci  odieuse  h  tous.  Le  mécontentement  des  légations, 
déjà  prévu  par  la  diplomatie  en  1831 ,  obligeait  à  solder  des 
Suisses,  et  à  se  tenir  servilement  attaché  à  la  politique  étrangère. 

Un  code  civil  et  criminel,  avec  le  jury  et  des  débats  publics;  la 
confiscation  et  la  peine  de  mort  abolies  pour  crimes  politiques, 
et  ces  crimes  déférés  aux  tribunaux  ordinaires  ;  la  juridiction 
sur  les  laïques  enlevée  au  saint  office;  les  conseils  municipaux 
et  provinciaux  constitués,  ainsi  qu'un  conseil  d'État  délibérant 
sur  les  recettes  et  les  dépenses,  et  consulté  sur  le  reste;  les 
dignités  et  les  emplois  civils  et  militaires  donnés  aux  laïques , 
la  censure  limitée,  le  renvoi  des  troupes  étrangères  :  telles  étaient 
les  réformes  raisonnables  qui,  d'abord  prononcées  à  voix  basse, 
finirent  par  être  réclamées  à  grands  cris.  Mais  bientôt  les  ten- 
tatives d'insurrection  répétées  donnèrent  raison  aux  répressions 
vigoureuses ,  d'autant  que  la  cause  des  insurgés  se  confondait 
souvent  avec  celle  des  bandits^  ce  mal  chronique  des  pçys 
romains.  A  la  fin,  Bimini,  pour  se  soustraire  aux  exactions 
financières,  se  souleva  :  Benzi,  le  chef  du  mouvement,  ayant 
été  vaincu,  se  réfugia  en  Toscane,  puis  fut  envoyé  en  France,  qui 
le  repoussa;  la  Toscane  le  livra  au  gouvernement  romain.  Il  en 
résulta  de  nouveaux  troubles,  qu'occasionnait  sans  cesse  l'in- 
compatibilité des  deux  pouvoirs  (septembre  1845). 

Autant  Grégoire  XVI  s'était  montré  incapable  en  fait  de 
gouvernement  civil,  autant  il  déployait  d'activité  dans  l'ordre 
spirituel  :  ardent  à  servir  la  cause  de  Dieu,  pénétré  de  la  sainte 
majesté  du  dogme ,  il  sortit  de  la  position  purement  passive  de 
ses  prédécesseurs,  pour  tenir  tête  h  des  adversaires  acharnés  et 
puissants.  Champion  de  la  suprématie  pontificale  dans  son  ou- 
vrage, le  lYiomphe  du  saint-siège^  il  s'efforça  de  relever  la 
hiérarchie,  de  réveiller  la  ferveur  des  fidèles»  et  d'enrayer  le 
progrès  des  hérésies. 


334  BSPBRANCKS  DB  L*iTALtB. 

A  8»  mort ,  les  brigues  dii^omatiques  étaient  à  peine  en  jeu , 
que  le  sacré  collège  élut  (  16  juin  1846)  Gioramei  Masuî  Fer- 
tetti,  qui  prit  le  nom  de  Pie  IX.  Son  encyclique  répéta  tontes 
les  lamentations  traditionnelles  :  comme  ses  prédécesseurs ,  il 
s^âeva  contre  l'indifFérence,  le  rationalisme^  les  sociétés  bibli- 
ques, la  liberté  de  la  presse;  et  il  saisit  toutes  les  oocasions 
pour  répéter  qu'il  était  pape  catholique  avant  tout,  père  de  tous 
les  fidèles,  Jaloux  des  droits  du  saint-siége.  Nonobstant  cela, 
l'opinion  fit  de  lui  son  idole,  lui  attribuant  des  vues ,  des  pa- 
roles, des  actes,  des  espérances  auxquels  il  était  étranger.  L'am- 
nistie restreinte  qu'il  accorda  fut  plus  applaudie  que  d'antres 
beaucoup  plus  larges;  dans  les  réformes  qu'il  essaya,  on  Toyait 
un  acheminement  à  des  réformes  bien  plus  importantes;  on  fit 
courir  toutes  sortes  d'anecdotes  pour  démontrer  que  le  noaieau 
pape  réunissait  en  lui  bi  piété  de  Pie  IV ,  la  fermeté  de  Sixte  V, 
le  génie  de  Jules  II  ;  il  en  résulta  ime  admiration  unirerselle. 
yive  Pie  IX  î  devint  un  cri  à  la  mode,  auquel  tant  d'espérances 
faisaient  écho. 

En  réalité ,  c'était  un  prêtre  pieux,  qui  consacrait  une  partie 
de  ses  heures  à  la  prière  ;  qui  se  jetait  aux  pieds  de  la  Madone 
quand  im  doute  s'élevait  dans  son  âme;  qui  voulait  le  bien  sin- 
cèrement, et  n'entendait  diminuer  ni  augmenter  le  pouvoir  qui 
lui  avait  été  transmis.  Entraîné  pourtant  par  la  plus  douée  des 
séductions,  celle  de  la  faveur  populaire,  il  crut  s'en  faire  un 
appui  ;  il  la  reçut  comme  une  aide  à  ses  saintes  intentions. 
Pendant  quelque  temps  les  fêtes  ne  cessèrent  pas  à  Rome; 
c'étaient  des  bravos,  des  hymnes,  des  sérénades,  des  rqouis- 
sances,  quand  le  pape  sortait,  quand  le  pape  rentrait.  Cet  en- 
thousiasme gagna  hi  Romagne,  le  reste  de  l'Italie,  pub  TEu- 
rope  et  le  monde  entier;  les  protestants  comme  les  catholiques 
répétaient  f^ivePielX!  et,  pour  les  fils  de  Voltaire,  le  nom  de 
ce  pape  était  devenu  le  symbole  de  tout  ce  que  les  peuples  peu- 
vent demander  et  les  princes  accomplir  de  mieux. 

Il  était  pourtant  difficile  d'assigner  une  cause  à  «t  en* 
thousiasme  :  chez  le  plus  grand  nombre,  c'était  imitatîoo, 
mode;  chez  beaucoup  d'autres,  sincérité  irréfléchie.  Ceui 
qui  avaient  conscience  de  l'hallucination  y  voyaient  avec  joie 


ESPEKANCBS  DB  L'ITALIB.  885 

une  impalsion  qui  serait  sanctifiée  aux  yeux  du  peuple  et  mo- 
dérée par  le  nom  du  pape.  En  Italie  surtout ,  ce  fut  le  rayon 
des  plus  douces  espérances.  Tous  ceux  qui  «  appelaient  le  retour 
de  la  sainte  liberté,  en  dépit  des  déclamations  furibondes ,  du 
dénigrement  folliculaire  et  du  despotisme  révolutionnaire,  » 
ceux-là  répétaient  qu'on  verrait  ce  que  vaut  un  prince  qui , 
résolu  à  faire  le  bien,  se  fle  à  ses  sujets,  et  ose  résister  h  ses 
propres  amis.  (Test  ainsi  qu'on  se  plaisait  à  élever  Pie  IX  aux 
dépens  des  autres  souverains.  Ceux-ci  sentaient  pourtant  l'oppor- 
tnnité  d'améliorer  la  condition  de  leurs  sujets,  sinon  en  les 
faisant  participer  au  pouvoir,  du  moins  en  anoblissant  l'obéis- 
sance. Charles- Albert,  voulant  réparer  ses  premières  erreurs,  se 
mit  à  l'œuvre,' multiplia  les  institutions  de  bienfaisance,  de  pré- 
voyance ,  les  pénitenciers,  les  essais  d'éducation,  les  routes  nou- 
velles, très-coûteuses  dans  ce  pays  sillonné  de  torrents  ;  il  en- 
treprit les  chemins  de  fer  au  compte  de  l'État,  et  il  sut  éviter 
par  là  les  scandales  de  l'agiotage.  11  substitua  aux  statuts  lo- 
caux le  code  civil  ;  il  fortifia  son  armée,  si  nécessaire  à  la  défense 
des  Alpes;  il  tira  parti  de  l'admirable  position  de  Gènes,  si  r^ 
belle  qu'elle  fût  à  son  obéissance;  il  envoya  le  premier  vaisseau 
de  guerre  italien  faire  le  tour  du  monde  ;  il  mit  tous  ses  soins  à 
accroître  la  prospérité  de  la  Sardaigne^  dont  la  population  s'é- 
leva, sous  son  règne,  de  852  à  535  mille  âmes.  Déjà  son  prédé- 
cesseur avait  ouvert  entre  les  deux  caps  une  route  importante. 
Charles- Albert  attaqua  la  féodalité,  abolit  le  droit  d'asile  des 
églises,  la  servitude  du  pabarile;  il  rendit  à  la  culture  les  trois 
quarts  du  sol  encore  inculte  ;  il  utilisa  la  splendide  végétation 
et  rexcellent  bétail  de  Ttle;  enfin  il  la  préparait  à  reprendre  sa 
prépondérance  dans  la  Méditerranée. 

Charles- Albert  était  peut-être  le  seul  des  princes  italiens  qui 
se  préoccu^t  du  mouvement  de  l'opinion  publique  :  il  connais» 
sait  les  écrivains,  et  cherchait  à  se  les  attacher  par  des  places  ou 
des  décorations.  C'est  ainsi  qu'il  attira  l'attention  et  devint 
l'espoir  d'une  foule  d'Italiens,  qui  se  rappelaient  l'ambition  sé- 
culaire de  sa  maison,  de  se  mettre  à  la  tête  de  l'Italie.  Il  flottait 
pourtant  entre  le  bien  et  le  mal ,  entre  l'impulsion  et  la  résis- 
tance. Ne  s'appuyant  jamais  que  sur  les  conseils  d'autrui ,  il 


S36  BSPÉBANCBS  DB  L*ITALIB. 

était  retenu  par  mille,  craintes  :  il  craignait  que  TAutriche  ne 
tirât  prétexte  de  ses  concessions  libérales  pour  appesantir  son 
joug  davantage;  il  craignait  les  mouvements  populaires,  eomme 
s^il  eût  pressenti  les  extrémités  auxquelles  il  serait  poussé  on 
jour.  Mais  s*ii  ne  manquait  pas  de  gens  autour  de  lui  pour  fob- 
séder  de  leurs  préjugés  politiques  et  religieux,  il  n*en  maoquait 
pas  pour  l'exhorter  à  donner  à  son  pays  une  con^tutioa  qui  le 
rendrait  l'exemple  et  Tenvie  de  l'Italie  entière.  A  ceux-ci  il  ré- 
pondait que  la  mission  de  la  maison  de  Savoie  était  de  chasser 
l'étranger,  et  que,  pour  y  arriver,  il  avait  besoin  de  toute  sa 
puissance  et  d'un  gouvernement  absolu ,  puisque,  la  cause  na- 
tionale une  fois  victorieuse,  on  fonderait  la  liberté. 

Mais  les  années  s'écoulaient  et  l'occasion  ne  venait  pas  vite  ; 
la  jeunesse  commençait  à  le  maudire.  La  mésintelligence  éclata 
enGnentrelui  et  rAutricbeausujet  du  sel,etdes  taxes  sur  le  vin. 
La  patrie  comme  la  religion  ne  connaît  pas  de  fautes  inexpiables. 
Cela  sufBt  donc  pour  que  Charles-Albert  grandit  à  tous  to  yeux, 
et  apparût  comme  l'épée  de  l'Italie ,  tandis  que  Pie  IX  en  était 
l'âme. 

(Octobre  1847.)  Ces  applaudissements  touchèrent  son  cœur, 
et  le  décidèrent  à  quelques  réformes  :  les  applaudissements  ro- 
doublèrent  alors.  Elles  ne  dépassaient  pas  cependant  l'organisa^- 
tion  administrative  :  ce  fut  l'établissement  d'une  cour  de  cassa- 
tion; la  publicité  accordée  aux  débats  dans  les  causes  crimi- 
nelles ;  la  presse  rendue  plus  libre  ;  la  police  restreinte,  et  passée 
des  gouverneurs  militaires  aux  intendants;  la  sûreté  individuelle 
mieux  garantie  ;  les  conseils  municipaux  basés  sur  Téleetion. 
Enfin,  le  mérite  fut  substitué  à  l'ancienneté  et  à  la  noblesse 
dans  les  promotions  militaire. 

Dans  la  Toscane,  nous  l'avons  dit,  le  pouvoir  était  doux,  l'o- 
béissance paisible;  mais  là,  point  d'impulsion  vers  les  réformes. 
I^e  savant  Fossombroni  eut  pour  successeur  au  pouvoir  Neri  Cor 
sini.  A  la  mort  de  Cempini,  il  fut  appelé  aux  affaires,  etprit  pour 
conseiller  intime  Baldasseroni,  moins  populaire  que  lui,  et  à  qui 
on  imputait  d'avoir  livré  au  gouvernement  pontifical  le  réfiigie 
llenzi.  Pourtant,  dès  que  parurent  les  réformes  de  Pie  IX, 
le  grand-duc  se  décida  à  l'imiter  :  il  institua  (  24  juillet  )  on 


ESPÉEANGBS  DB  l'ITAUB.  337 

conseil  d*État,  prit  un  ministère  libérât  ;  de  sorte  qn'il  sem- 
bla que  ritalie  s'acheminait  paisiblement  vers  le  bien,  conduite 
par  des  princes  en  parfaite  harmonie  avec  les  peuples.  Au  mi- 
lieu de  cette  douce  illusion,  les  jours  se  passaient  en  fêtes;  les 
opinions  les  plus  divergentes  avaient  des  bravos  pour  quiconque 
voulait  se  les  attirer  par  des  paroles  sympathiques  ;  ou  Ton  ne 
voyait  pas  les  difficultés ,  ou  Ton  s*en  faisait  un  jeu  ;  des  chants 
patriotiques  échauffaient  les  esprits,  quand  il  eût  fallu  les 
éclairer.  Ces  transports  retentissaient  aux  oreilles  de  rAutriclie 
attentive,  dont  la  haine  était  le  seul  sentiment  commun  entre 
tous  ces  poètes  italiens.  Mettemich  adressa  aux  cours  alliées 
(2  août)  un  memo7'andum;\\y  prophétisait  un  soulèvement 
universel,  demandant  qu*on  garantît  de  nouveau  les  possessions 
autricliiennes,  et  qu'on  l'aidât  à  étouffer  les  premières  étincelles*. 
Les  cabinets  consentirent  au  premier  article,  laissant  pourtant 
à  la  disposition  de  chaque  État  la  question  de  réforme  intérieure, 
sans  intervention  étrangère.  Metternich,  par  un  coup  de  sa  po- 
litique habituelle ,  tenta  de  détruire  la  popularité  de  Pie  IX, 
en  simulant  entre  eux  im  complet  accord.  Cette  tactique  lui 
ayant  mal  réussi ,  il  s'en  vengea  en  occupant  Ferrare  ;  mais  la 
protestation  du  pape,  efficace  comme  toute  parole  ferme,  ap- 
puvée  sur  le  bon  droit,  prouva  que  le  règne  de  la  force  était 
fini. 

Je  dis  le  règne  de  la  force  armée;  mais  il  en  est  une  non 
moins  tyrannique ,  celle  de  l'opinion.  Sa  puissance  se  faisait 
jour  dans  des  écrits  menaçants  ou  adulateurs  ;  des  écrivains,  fort 
experts  è  juger  des  danseuses  et  des  chanteurs,  donnaient  leur 
avis  sur  la  politique;  ils  agissaient  sur  ce  bas-fond  de  la  popu- 


I  Dépèche  de  lord  Paloierston,  du  1 1  septembre.  -•  Guizot,  alors  mi- 
nistre, écrivait,  le  il  septembre,  que  la  France  respecterait  et  ferait 
respecter  Tindépendance  des  États,  et  en  conséquence  le  droit  de  régler 
eux-mêmes  leurs  propres  affaires ,  parce  qu^il  importait  au  bon  effet 
des  réformes  qu^elles  se  fissent  d'accord  entre  les  princes  et  les  peu- 
ples, régulièrement,  progressivement.  Le  pape,  disait-il»  montrait  un 
profond  sentiment  de  ses  droits  comme  souverain,  et  II  obtiendrait  par 
là  i'apiHii  et  le  respect  de  tous  les  gouvernements  européens. 

29 


3S8  BSPBftÂHGKS  Dfi  L^ITAUI. 

latîon  des  villes  qui  usorpe  le  nom  saeré  de  people  :  ils  ne 
louaient  pas  Pie  IX,  Gbarles-Albert,  Léopold  le  réfonnateur,  et 
d'antres  idoles  du  jour,  sans  j  mêler  des  imprécations  contre 
le  despote  sanguinaire  de  Naples  et  les  jésuites  ;  et  chacun  ap- 
pelait jésuite  son  adversaire ,  son  rival,  son  bienfaiteur,  qû- 
eonque  exdtait  son  envie.  Les  diatribes  des  journaux  se  tradai- 
salent  en  cris  et  en  émeutes.  Charles- Albert  laissa  bannir  les  jé- 
suites, qu*il  eût  voulu  garder  ;  etaprèsavoir  déclaré  que  la  garde 
nationale  était  inutile  dans  un  pays  où  Tannée  est  considérable, 
il  fut  obligé  de  la  laisser  armer  (  février  1848  ).  Ces  exemples  ne 
manquèrent  pas  d*étre  suivis.  A  Rome,  on  trouvait  déjà  que 
Pie  IX  procédait  trop  lentement.  On  avait  répandu  le  bndt  d'un 
complot  contre  sa  vie  ;  et  en  conséquence,  on  avait  demandé  que 
le  peuple  fût  armé  pour  le  défendre,  comme  s'il  avait  eu  des 
ennemis  (  16  juillet  ).  Le  pape  avait  décrété  un  conseil  des 
Cimt,  sur  lesquels  il  aurait  à  élire  un  sénat  de  neuf  membres, 
puis  une  consulte  d'Etat  présidée  par  un  cardinal.  11  entama 
des  négociations  avec  le  Piémont  et  la  Toscane  (  S  novembre) 
pour  une  lignrdouanière  italienne,  qui  devait  conduire  à  l'union 
t>olitiqtte.  Mais  déjà  il  s'effrayait  d'un  mouvement  trop  rapide; 
et,  en  instituant  un  patriarche  à  Jérusalem  (4  octobre),  il  pnn 
testa  contre  Tabus  qu'on  faisait  de  son  nom  :  en  ouvrant  la 
consulte  d'Etat  (  26  novembre  ),  il  déclara  qu'il  n'avait  jamais  eu 
l'idée  de  mettre  en  doute  la  souveraineté  temporelle  du  saint- 
siége,  ni  de  favoriser  les  utopies  que  d'autres  appuyaient  impru- 
demmentsur  les  actes  de  son  gouvernement.  Ceux  qui  se  promet- 
taient de  tirer  parti  des  réformes  du  pape  pour  amener  la  guerre, 
prétendirent  que  ces  déclarations  n'étaient  que  des  saorifiees 
faits  aux  exigences  étrangères;  le  caractère  cojnmun  des  agita- 
teurs étant  de  nier  l'évidence  et  les  faits. 

Ce  fut  à  ce  moment  que  le  roi  des'  DeuxSlciles,  ajHrès  uo 
mouvement  vigoureux  de  Ttle  et  une  démonstration  de  la  ca- 
pitale ,  donna,  malgré  les  protestations  des  cours  du  Nord ,  une 
constitution  avec  une  amnistie  pleineetentière(27  janvier  1848). 
Son  nom,  jusque-là  maudit,  fut  exalté  de  telle  sorte,  que  les 
autres  prinoes  se  virent  forcés  de  Flmiter.  Chariea-Albert,  après 
avoir  lutté  contre  les  souvenirs  et  peut-être  contre  les  promesses 


BSPÉBâRCES  de  L*iTALlB.  389 

données,  promit  une  constitution  sous  le  nom  de  statut  (  8  fé- 
vrier). Le  grand-dnc  Timita  (  11  février),  rappelant  que  déjà 
Léopold  1*'  s'était  proposé  d'octroyer  une  constitution  à  la 
Toscane  ;  que  même  il  l'avait  £Biit  préparer  par  le  sénateur  Gianni. 
Ferdinand  I^,  alors  que  les  membres  du  conseil  général  de 
Florence  le  félicitaient  de  son  retour  (  7  janvier  1815),  avait 
dil  aussi  «  qu'avant  peu  de  temps  son  peuple  posséderait  une 
constitution  et  une  représentation  nationale.  »  Le  duc  de  Luc- 
ques,  qui  avait  succédé  à  Marie-Louise  comme  duc  de  Parme 
(  18  octobre  1847) ,  promit  aussi  une  constitution.  Pie  IX  restait 
encore  :  il  avait  déclaré  qu'il  ne  restreindrait  pas  la  puissaoce 
dont  il  était  le  dépositaire  ;  on  répétait  autour  de  lui  que  la 
domination  pontificale  ne  pouvait  souffrir  d'entraves  parlemen- 
taires, n  assembla  le  consistoire  (  14  février  1848  ),  et,  d'après 
son  avis  unanime,  il  se  prononça  en  ces  termes  :  «  Pourvu  que 
la  religion  soit  sauve,  nous  ne  refuserons  aucune  innovation 
nécessaire;  »  et  il  donna  à  son  tour  sa  constitution. 

11  eût  été  bon,  dans  l'intérêt  de  l'unité  Italienne ,  que  toutes 
ces  constitutions  fussent  uniformes.  Elles  diUéraient  peu  les 
unes  des  autres,  il  est  vrai,  toutes  étant  calquées  sur  la  charte 
française  :  deux  chambres,  des  ministres  responsables,  le  sénat 
nommé  par  le  roi,  les  députés  nommés  par  des  censitaires,  la 
liberté  de  la  presse  et  le  droit  de  pétition.  A  Rome  seulement, 
OR  maintenait  comme  troisième  chambre  le  consistoire  des  car- 
dinaux, qui  devait  prononcer  en  secret  sur  les  résolutions  du 
pariement,  et  se  réserver  les  affoires  mixtes,  comme  tout  ce  qui 
concernait  les  canons  et  la  discipline  ecclésiastique. 

Ce  fut  un  enivrement  général  ;  partout  on  discutait  sur  la 
liberté,  sur  les  constitutions  ;  l'on  demandait  et  l'on  obtenait 
aussitôt  des  ministres ,  non  plus  au  goût  du  souverain ,  mais  au 
choix  des  citoyens;  partout  l'on  célébrait  cet  heureux  accord 
entre  les  princes  et  les  peuples,  ce  concours  du  pouvoir  et  de 
l'opinion  dans  la  conquête  de  la  liberté  et  de  l'indépendance* 


340  RBYOLIITIOR  FBANÇAISI  DB  1848. 


RÉVOLUTION  FRANÇAISE  DE  1849. 


La  France,  depuis  un  si^le,  a  décidé  de  tous  les  mouTements  de 
]*£urope  ;  mais ,  après  tant  de  gloire  et  de  conquêtes,  elle  ne  s*est 
point  agrandie  à  Tégal  de  ses  rivaux.  Ia  France  a  perdu  Saint- 
Domingue  et  la  plupart  des  Antilles,  le  Canada,  la  Louisiane,  et 
toutes  ses  positions  sur  les  golfes  du  Mexique  et  de  Saint-Lau- 
rent ;  en  Afrique,  Madagascar  et  Tîle  de  France  ;  dans  Tlnde,  tout 
le  pays  du  cap  Comorin  jusqu'au  Gange  et  à  Surate  ;  en  Europe, 
rtle  de  Mlnorque  et  les  places  dont  Louis  XIV  avait  garni  les 
frontières.  Ce  ne  sont  plus  des  principautés  ecclésiastiques  sans 
force  qui  s'interposent  entre  elle  et  le  Rhin,  mais  la  Prusse  et  la 
Confédération  germanique.  En  compensation,  elle  a  conquis 
l'Algérie,  les  Marquises;  et  elle  a  soumis  à  son  influence  les  Iles 
Sandwich ,  placées  à  mi-chemin  entre  l'Amérique  et  la  Chine. 
Mais  autant  la  France  avait  perdu  en  étendue,  autant  elle  avait 
gagné  en  force  morale. 

N'eût-elle  tiré  à  l'intérieur  d*autre  avantage  de  la  Révolution, 
elle  en  sortit  une,  compacte,  plus  que  tout  autre  peuple  de  l'Eu" 
rope  ;  elle  en  sortit  lavée  de  la  grande  iniquité  de  la  conquête, 
qui  partout  ailleurs  embarrasse  encore  les  progrès,  et  perpétue  le 
règne  de  l'iniquité,  fille  est  devenue  comme  le  laboratoire  des 
expériences  sociales.  Un  changement  de  ministère  et  même  de 
gouvernement,  Facquisîtion  d'une  frontière  plus  forte  sur  le 
Rhin  et  sur  les  Alpes,  l'alliance  russe  ou  anglaise,  ce  n'est  point 
là  ce  qui  peut  faire  l'importance  de  la  France.  Ce  qui  la  carac- 
térise, c'est  celte  passion  des  sentiments  généreux  qui  souvent 
les  produit ,  ce  sont  ses  promptes  et  ardentes  sympathies  «  cette 
vanité ,  cette  vive  imagination  qui  font  d'elle  l'objet  de  la  co- 
lère, de  l'engouement  et  de  l'imitation  des  autres.  Sa  littérature 
est  celle  de  toute  l'Europe  ;  sa  langue  est  comme  le  moule 
universel  de  la  pensée  ;  sa  tribune  semble  celle  de  tout  peuple 
qui  en  est  privé;  et  chaque  jour  rend  plus  vrai  ce  que  disait 


REVOLUTION  'FBANÇAISB  DE  1848.  341 

Jefferson  :  Tout  homme  a  deux  patries ,  la  sienne  et  la  France  ; 
nation  conduite  pfus  par  Timagination  que  par  le  calcul.  11  s*y 
rencontre  des  hommes  de  cœur,  pour  toute  initiative  généreuse. 
La  France  s'est  mainte  fois  dévouée  pour  la  cause  de  la  liberté  ; 
elle  a  envoyé  des  combattants  partout  où  brillait  un  éclair  de 
régénération.  C*est  avec  son  or  et  son  sang  qu'elle  a  donné  à 
TEurope  la  sécurité  de  la  Méditerranée;  et,  sur  ces  rivages  de 
VA  frlque  que  F  Atlas  sépare  du  désert,  elle  féconde  une  terre  bai* 
gnée  du  sang  de  saint  Cyprien,  de  saint  Louis,  du  roi  Sébastien. 

Mais  rimplacable  besoin  du  mouvement  ne  lui  laisse  pas  de 
repos,  et  la  jette  continuellement  dans  de  nouvelles  expériences 
et  de  nouvelles  tempêtes.  Louis-Philippe,  placé  sur  le  trône 
comme  un  bouclier  contre  la  république,  réussit  à  Tarréter  durant 
dix-sept  ans.  II  avait  remédié  aux  plaies  que  laisse  derrière  elle 
toute  révolution ,  fait  refleurir  les  finances,  revivre  le  commerce, 
respecter  Tautorité,  grandir  la  prospérité  matérielle  en  favori- 
sant Taristocratie  du  commerce,  qui  avait  fini  par  remplacer 
celle  des  familles  nobles.  Il  avait  encouragé  les  lettres,  les  arts, 
les  sciences  jusqu'à  en  faire  une  puissance  ;  il  avait  conservé  la 
paix  au  milieu  des  plus  flagrantes  occasions  de  guerre  ;  restauré 
la  marine  de  telle  sorte  qu*elle  pût  paraître  avec  honneur  jusque 
*sur  les  mers  les  plus  lointaines.  Il  avait  laissé  une  grande  li- 
berté à  la  parole,  à  la  presse,  à  la  tribune.  Mais  ce  gouverne- 
ment n*avait  pas  eu  pour  le  consolider  l'action  du  temps,  parce 
qu*il  n'avait  d'autre  origine  qu'une  révolution.  Ceux  qui  n'a- 
vaient pas  trouve  place  dans  cette  révolution  s'efforçaient  d*ett 
préparer  une  autre,  dont  les  déshérités  ne  manqueraient  pas  de 
travailler  à  leur  tour  à  une  troisième.  Forcé  de  diercher  des 
adhésions  de  toute  part,  Louis-Philippe  avait  à  caresser  les  in- 
térêts privés  ;  force  lui  était  de  céder,  de  vaciller,  de  reculer 
souvent  au  lieu  d'avancer  ;  et,  après  dix-huit  ans  de  règne»  il  se 
trouva  moins  solidement  établi  qu'au  début. 

Les  légitimistes  lui  gardaient  une  haine  implacable,  et,  im- 
puissants à  l'abattre,  lui  tendaient  mille  embûches.  Les  républi* 
cains  le  regardaient  comme  l'unique  obstacle  à  la  réalisation  de 
leurs  desseins.  Il  y  a  en  outre  un  parti  neutre,  ami  et  ennemi  de 
tous ,  qui  profite  des  dissensions  pour  se  glisser  dans  tous  les 

29. 


843  BÉYOLUTIOIf   FKANÇAISB  DE  1848. 

autres,  et  arriver  au  pouvoir  par  surprise  el  par  rapine.  Ce  qui 
le  fait  marcher^  ee  n^est  pas  Tamour  de  la  gloire  ni  de  la  liberté; 
il  agit  par  imitation,  pour  faire  du  bruit,  de  la  déclamation,  cette 
arme  d'à  présent,  comme  la  logique  était  rarmedes  premiers  ré- 
volutionnaires. L*o|nnion,  toujours  prête  en  France  à  applaudir 
ce  qui  contrarie  le  gouvernement,  perpétuait  une  opposition  qui 
attend  tout  du  gouvernement,  et  qui  le  ruine  en  attendant  qu'elle 
a'en  rende  maîtresse.  Cette  opposition  s'empara  du  marteau  pour 
démolir  :  dès  qu'elle  fût  en  possession  de  la  liberté,  elle  descen- 
dit de  la  hauteur  où  elles'était  élevée  sous  la  Restauration.  On  ne 
vit  point  surgir  chez  elle  de  nouveaux  génies:  les  anciens  décli- 
nèrent ou  se  pervertirent,  dans  la  forme,  par  l'improvisation , 
et  dans  l'esprit,  par  une  démoralisation  croissante.  Le  récit  lim- 
pide de  Thlecs,  la  description  colorée  de  Lamartine  servirent  à 
célébrer  la  force,  rayonnante  avec  Napoléon,  fiérooe  et  odieuse 
chez  Marat  et  Robespierre.  Lamennaisemploya  son  style  brûlant 
et  sa  logique  puissante  à  battre  comme  à  coups  de  bélier  cette 
autorité  sur  laquelle  il  avait  naguère  posé  l'édifice  de  la  société 
et  de  l'intelligence.  Victor  Hugo  professait  que  le  poète  peut 
tout  se  permettre;  qu'il  peut  croire  à  Dieu ,  à  Satan,  ou  à  rien. 
Tous  les  écrivains  de  métier,  flattant  le  besoin  inunodérc  de 
Jouissances  matérielles ,  divinisaient  l'épicoréisme ,  et  plaçaient 
le  paradis  en  ce  monde  ;  les  heureux  du  siècle,  ainsi  poussés  k 
satisfaire  tous  leurs  désirs,  restaient  sans  idée  d'abnégation 
ou  de  charité  ;  et  l'on  attisait  chez  le  pauvre  la  haine  du  ri- 
che, représenté  comme  l'usurpateur  du  patrimoine  commun. 
Dos  romans  qui,  pour  être  lus  de  tous,  se  publiaient  dans  les 
Jouniaux,  portaient  chaque  jour  leur  dose  d'arsenic  au  scindes 
familles ,  dans  les  boutiques ,  dans  les  campagnes  ;  ils  flattaient 
les  penchants  voluptueux  des  riches  par  des  images  licencieuses, 
comme  les  passions  des  prolétaires  en  exagérant  la  corruption 
des  classes  élevées.  Ils  montraient  les  femmes  succombant  iné- 
vitablement, à  l'occasion  et  les  hommes  n'ayant  de  mobiles  que 
les  passions  et  l'mtérét.  Pour  ces  écrits  déplorables,  l'idéal  con- 
sistait dans  certains  désordres  exceptionnels  de  la  nature  et 
delà  société;  ils  initiaient  les  cœurs  vierges  à  des  turpitudes 
contre  lesquelles  l'ignorance  est  une  sauvegarde,  et  dont  la 


BBTOLUTTOR  ITBANÇAISE  DB  1848.  343 

oonnaissance  est  un  aignilkm.  Cest  ainsi  qu*une  tourbe  d'écri- 
Tains  corrompus  jetaient  la  contagion  parmi  la  partie  saine  du 
peuple.  Abusant  de  ce  motde  peuple,  Us  flattaient  enson  nom  les 
plus  grossiers  appétits.  Célébrant  d*un  côté  les  héros  de  Ten* 
▼ie  et  de  l'assassinat,  ils  insultaient,  dénigraient  ceuz*là  qui 
seuls  ont  la  mission  de  consoler  et  d'instruire.  Ils  éteignaient 
dans  les  flmes  toute  espérance,  et  tonte  aspiration  vers  Fimmor* 
taiité. 

De  jeunes  et  nobles  cœurs,  révoltés  de  ce  honteux  spectacle , 
en  imputaient  le  tort  à  la  société  ;  et,  se  persuadant  que  ces  acci* 
dents  morbides  constituaient  un  état  normal ,  ils  songèrent  à 
la  renverser  de  ses  bases  séculaires,  pour  la  reconstruire  sur 
des  plans  nouveaux.  Les  âmes  vulgaires,  en  proie  à  une  impa« 
tience  fébrile,  aspiraient  à  une  explosion,  moins  dans  Fintérét 
de  Tordre  moral  que  pour  mettre  à  leur  portée  ces  jouissances 
des  sens,  dont  la  littérature  leur  avait  offert  tant  de  tableaux. 
La  responsabilité  de  ce  désordre  moral  retombait  en  partie  sur 
le  gouvernement,  qui,  forcé  de  s'assurer  les  élections,  de  com- 
plaire à  ses  amis  et  à  ses  créatures,  de  rattacher  les  intérêts 
grands  et  petits  à  sa  propre  durée,  avait  trop  à  faire  pour  s^occu- 
per  beaucoup  de  la  vertu.  Tout  ce  qui  était  intéressé  à  l'ordre  et 
à  la  paix,  ceux  qui  avaient  à  conserver  emploi,  pension,  une  place 
au  palais  ou  à  la  chambre,  désiraient  sans  doute  que  le  pouvoir 
C^affermlt;  mais  ils  le  désiraient  mollement,  alors  que  les  partis 
attaquaient  le  gouvernement  sans  relâché;  et,  battu  chaque 
jour  par  les  coups  de  la  presse,  travaillé  par  l'activité  fiévreuse 
et  oisive  des  réfugiés  de  toutes  nations  quMI  avait  recueillis, 
ce  gouvernement,  bien  loin  de  disposer  de  l'avenir,  pouvait  à 
grand'peine  louvoyer  parmi  les  expédients.  Un  déluge  d'atta* 
ques  personnelles,'  dont  V Histoire  de  dix  ans  offre  le  résumé, 
poursuivait  incessamment  Louis-Philippe  :  on  Taccusait  de 
travailler  uniquement  à  consolider  sa  dynastie;  on  disait  que, 
champion  de  la  paix  à  tout  prix ,  il  n'avait  pas  hésité  cependant 
à  courir  les  chances  d'une  guerre ,  dès  qu'il  s'était  agi  d'obtenir 
une  princesse  d'Espagne  pour  son  fils.  L'Angleterre,  qui  s'était 
grevée  d'une  dette  de  cent  millions ,  lors  de  la  guerre  delà  suc- 
cession ,  pour  empêcher  TEspagne  et  la  France  de  se  donner 


344  BBVOLUTION  FB41IÇA1SB  DB   1848. 

la  inaîD ,  crut  ses  intérêts  menacés  de  nouveau  par  ce  mariage. 
Elle  rompit  l'accord  qui  serrait  seul  de  contrepoids  à  Vabso- 
lutisme  septentrional ,  et  n*asptra  plus  qu'à  se  venger.  En  Al- 
gérie ,  on  n'avait  encore  rien  fondé  de  stable.  Le  développe- 
ment prodigieux  donné  aux  travaux  publics  (  nouvelle  ère  de 
la  vie  industrielle  en  France  )  avait  grossi  la  dette  de  treize 
cent  millions,  et  faisait  peser  sur  le  présent  les  prospérités  de 
l'avenir. 

Il  appartenait  aux  chambres  de  conduire  le  pays  sans  secous- 
ses aux  réformes  utiles  ;  et  les  chambres,  au  contraire,  ne  savaient 
que  rirriter  par  leurs  déclamations ,  sans  cesse  accusant  le 
pouvoir  d'avilir  la  France  au  dehors ,  pendant  qu'il  étouCEiit  à 
l'intérieur  ses  développements.  Comme  si  l'agitation  constituait 
un  progrès,  on  passait  d'un  ministère  à  un  autre  sans  motif, 
si  ce  n'est  peut-être  pour  dire  le  lendemain  que  les  nouveaux  ve- 
nus étaient  pires  encore  que  leurs  prédécesseurs.  Le  dernier  de 
ces  ministères  fut  celui  de  Guizot,  l'historien  illustre,  caractère 
plus  rigide  que  ne  l'eussent  voulu  les  passions  ambitieuses, 
et  plus  pur  au  moins  que  ses  compétiteurs.  Appliqué  à  sau- 
vegarder la  paix  comme  moyen  d'affermir  la  monardiie  repré- 
sentative et  la  nouvelle  dynastie,  soumis  au  roi  dans  l'ordre 
constitutionnel,  et  ayant  pour  lui  la  majorité  dans  les  chambres, 
les  plus  vives  attaques  lui  venaient  de  ceux  dont  la  politique  dif- 
férait le  moins  de  la  sienne,  c'es^à•dire  de  ceux  qui  aspiraient  à 
le  remplacer  :  c'était  Thiers,  attaché  comme  lui  à  la  famille  d'Or- 
léans ;  c'était  Odilon  Barrot,  représentant  d'idées  plus  avancées, 
quoique  constitutionnelles.  Mais  ce  qui  faisait  l'acharnement  de 
cette  lutte,  ce  n'était  ni  la  diversité  des  principes,  ni  de  généreux 
désirs  :  ils  s'irritaient  qu'un  ministère  eût  duré  sept  ans  dansuo 
pays  où  la  stabilité  semble  une  calamité  publique,  et  sous  uoe 
constitution  qui,  selon  eux,  ne  permettait  au  roi  ni  volonté  ni  sjs- 
tème.  if  fallut  à  tout  prix  avoir  raison  de  ce  ministère,  sans  pré- 
voir qu'on  renverserait  avec  lui  la  monarchie.  Alléguant  que  le 
pouvoir  avait  faussé  les  élections ,  on  reprit  le  vieux  thème  de 
la  réforme  électorale,  et  ce  fut  surceterrain  que  se  livrèrent  les 
combats  dans  la  chambre  et  au  dehors.  Un  grand  mouvement 
alors  se  propageait  en  Suisse,  en  Italie,  dans  les  pays  slaves  : 


EÂYOLUTtOri   FRANÇAISE  BB  1B48.  845 

la  France  pouvait-elle  rester  en  repos,  et  se  contenter,  comme 
son  gouvernement,  du  rôle  de  médiatrice?  Gomme  en  Italie,  on 
accéléra  la  fermentation  par  des  banquets,  dont  les  toasts  trou« 
vèrent  mille  échos  dans  les  journaux  et  communiquèrent  à  tout 
le  pays  une  irritation  toujours  croissante. 

Le  roi,  en  ouvrant  les  chambres ,  s'éleva  avec  force  contre  ces 
manifestations,  sans  consentir  à  changer  son  ministère.  L'oppo- 
sition lui  répondit  en  préparant  à  Paris  un  banquet  de  cent  mille 
individus.  L'autorité  s'y  opposa;  et  ceux  qui  l'avaient  préparé 
reculèrent  devant  cette  dangereuse  responsabilité.  Ce  fut  le  si- 
gnal des  soulèvements  :  on  demanda  à  main  armée  et  la  réforme, 
et  la  chute  du  ministère.  La  garde  nationale  assemblée  mêla  ses 
cris  à  ceux  du  peuple.  M.  Guizot  déposa  son  portefeuille,  et 
M.  Mole  lui  succéda,  mais  il  parut  bientôt  insufûsant,  et  céda  la 
place  à  Thiers,  puis  à  Odilou  Barrot.  Le  tumulte  allait  gran- 
dissant en  raison  de  ces  condescendances,  et  Paris  déjà  s'était 
couvert  de  barricades.  U  ne  restait  plus  qu'à  employer  la  force, 
ou  à  signer  une  abdication  :  Louis-Philippe  préféra  ce  dernier 
parti  ;  et,  persuadé  par  les  siens  que  son  départ  calmerait  Paris, 
il  abdiqua,  et  s'éloigna,  comme  Charles  X,  entre  le  rugissement 
de  l'insurrection  et  l'inaction  de  ses  amis.  Le  comte  de  Paris, 
son  petit-fils,  conduit  par  sa  mère  à  la  chambre  des  députés, 
allait  recevoir  le  serment  de  fidélité  de  l'assemblée,  quand  une 
poignée  d'insurgés  fit  irruption  dans  la  salle  au  cri  de  f^ive  la 
répubUgue!  C'était  la  voix  étouffée  en  1830  qui  dominait  enfin 
les  débats  parlementaires.  Le  poëte  Lamartine  paraphrasa  ce 
cri  dans  une  improvisation  dont  le  sens  se  résumait  par  ces 
mots  :  jikajacia  est!  Le  royal  enfant  sauvé  à  grand'peine,  et  la 
princesse  sa  mère,  quittèrent  la  France  en  secret;  et  tandis  qu'au 
dehorson  égorgeait,  on  saccageait,  pour  obtenir  quelques  réfor- 
mes partielles,  on  apprit  bientôt  qu'il  n'y  avait  plus  ni  roi  ni 
gouvernement. 

Au  fond,  ce  n'était  pas  même  le  besoin  de  cesréformes,  ce  n'é- 
tait pas  le  généreux  d^irde  la  grande  pacification  de  la  démocra* 
tie,  c'était  la  révolte  d'une  minorité  inconsidérée  qui  bouleversait 
ainsi  la  France.  Après  avoir  éprouvé  tour  à  tour  depuis  soixante 
ans  les  angoisses  d'une  révolution  sanguinaire ,  les  vertiges  de 


B46  ■iTUUnOlf  FAAIfÇAlSB  DE  184S. 

la  ifiùke  militaire ,  puis  les  humiliations  de  la  défaite;  âpres  la 
monarrhie  abeolue  du  génie ,  la  monarchie  tempérée  sans  génie, 
la  légitimité,  la  quasi-légitimité,  pouvoirs  fondés  les  uns  sur 
la  tradition,  les  autres  fondés  sur  les  intérêts,  la  France  al- 
lait expérimenter  une  souveraineté  non  plus  eompressive,, 
mais  expansive,  la  souveraineté  de  tous ,  en  détruisant  le  der- 
nier privilège  politique,  le  cens,  comme  le  dernier  privilège  so- 
cial ,  la  noblesse. 

Telle  est  la  concentration  des  pouvoirs  en  France,  que  Paris 
seul  fait  et  défait  le  gouvernement.  Aussi  le  télégraphe  n*eot 
qu'à  transmettre  la  nouvelle  d*une  insurrection  triomphante, 
pour  changer  en  un  moment  tout  le  pays  en  république.  Hais 
au  lieu  de  proclamer  la  liberté  avec  la  république,  au  lieu  de 
restituera  Tindividu  et  à  la  commune  la  responsBd>illté  de  leurs 
propres  actes,  en  ne  réservant  au  gouvernement  que  la  tutelle 
de  Tordre  et  radministration  de  la  justice,  on  ne  songea  qu'à 
exagérer  Tautorité;  les  doctrines  socialistes  des  journaux  pas- 
sèrent dans  les  ordonnances,  et  des  sociétés  secrètes  dans  le 
cabinet  du  ministre.  La  démagogie  prétendit  que,  capables  ou 
non,  tous  devaient  avoir  part  égale  dans  les  affaires  ;  la  philan- 
thropie  communiste  voulait  que  tous,  travaillant  ou  non,  eussent 
une  égale  part  aux  jouissances.  Louis  Blanc  s'en  fit  le  mis- 
^onnaire,  et  proclama  que  le  gouvernement  était  tenu  de  fournir 
du  travail  à  tous  les  citoyens  ;  que  chacun  avait  droit  an  salaire, 
non  pas  en  raison  de  sa  capacité,  mais  en  raison  de  ses  besmns, 
les  droits  étant  proportionnés  aux  besoins,  et  les  devoirs  aux 
facultés.  En  conséquence,  on  ouvrit  des  ateliers  où  cent  mille 
bras  inoccupés  s'en  allèrent  demander  non  du  travail,  mais  une 
paye.  11  en  résulta  bientôt  une  dépense  prodigieuse  et  un  im- 
mense danger,  quand  on  vit  ces  masses  oisives  discuter  au  ii» 
de  travailler,  et,  le  fusil  au  bras,  menacer  l'honnétê  ouvrier  qui 
continuait  sa  libre  industrie.  Les  anciennes  institutions  étaient 
détruites,  et  les  nouvelles  n'existaient  pas  encore;  paitootune 
multitude  riolente ,  exaltée,  régnait  dans  Paris.  Gomme  en  18S0, 
toute  l'Europe  ressentit  bientôt  le  choc  de  ces  événements.  La 
veille,  tous  les  peuples  ne  songeaient  encore  qu'à  se  donner 
des  gouvernements  constitutionnels  :  bientôt  ils  ne  ooagèreal 


BtTOLCTlOlf  PBAHÇAI8B  Dft  1848.  U1 

plus  qa*à  ks  abattre;  la  révolution  se  changea  de  défensive  en 
agresaive ,  d*autant  plus  qu'on  montra  autant  de  violence  pour 
la  réprimer  que  d*inhabileté  à  la  diriger. 

Il  importait  d'abord  de  savoir  comment  la  France  républi- 
caine entendrait  ses  devoirs  politiques.  Lamartine  ayant  accepté 
dès  Tabord  racclamation  de  la  république,  et  mis  sa  parole  poé^ 
tique  à  son  service,  se  vit  bientôt  exposé  à  Tirruption  d'une 
niasse  insurgée  dans  l'bôtel  de  ville,  et  l'affronta  courageuse* 
ment,  infatigable  à  parler,  à  répondre,  à  recevoir  maintes  dé- 
putations,  il  condescendait  aux  désirs  de  chacune.  Flattant  le 
peuple  comme  tout  pouvoir  nouveau  ;  n'ayant  d'autre  notion^ 
d'autre  habitude  que  celles  de  l'opposition,  il  se  trouva  inca* 
pable  d'organiser,,  donnant  pour  des  projets  ses  simples  espé- 
rances. Chargé  d'annoncer  à  l'Europe,  comme  ministre  des 
ai&ires  étrangères  (3  mars) ,  la  nouvelle  forme  de  gouveme- 
ment ,  il  déclara  qu'à  la^différence  de  celle  de  93,  la  république 
ne  menaçait  aucun  gouvernement,  sachant  que  la  guerre  est 
dangereuse  à  la  liberté.  Les  traités  de  1815  seraient  regardés 
eonime  non  avenus,  mais  la  France  n'en  respecterait  pas  moins 
les  circonscriptions  établies.en  vertu  de  ces  traités.  Si  pourtant 
quelque  nationalité  opprimée  venait  à  se  réveiller  ;  «  si  les  États 
indépendanta  de  l'Italie  se  trouvaient  envahis,  ou  leurs  trans- 
formations intérieures  empêchées ,  la  France  protégerait  leurs 
progrès  légitimes:  »  ambiguïté  peu  digne  d'une  grande  nation 
qui  en  disait  assez  pour  exciter  les  caractères  passionnés ,  mais 
se  réservait  un  prétexte  pour  reculer  au  besoin.  Enivrés  par 
cet  exemple ,  trompés  par  ces  paroles,  les  peuples  crurent  tou- 
cher an  jour  de  leur  affranchissement. 

Nous  avons  raconté  quelles  étaient  alors  les  espérances  de  l'I- 
talie :  partout  elles  se  traduisaient  encore  en  applaudissements 
poor  les  gouvernants  nationaux.  La  Lombardie  seulement  fré- 
missait dans  l'attente.  Nous  avons  dit  ce  que  celte  province 
souffrait  du  joug  étranger.  Si  quelques  heureux  s'étourdis- 
saient au  milieu  de  leurs  jouissances,  en  prétextant  l'impossi- 
bilité du  mieux,  d'autres  résistaient  aux  caresses  et  aux  me* 
naees  :  cette  patrie  perdue,  ils  gardaient  un  cœur  pour  l'aimer, 
une  voix  pour  l'avertir,  un  jugement  pour  la  diriger.  Depuis 


848  BéyOLnTIOH  FBANÇAISB  DB  1648. 

longtemps  la  Lombardie  était  en  possession  des  réformes  eon- 
cédées  ans  pays  voisins ,  grâce  à  l*antique  tradition  mmiici- 
pale;  mais  elle  brûlait  du  d^ir  de  se  régénérer.  Le  but  pour  elle 
était  déterminé  :  il  s'agissait  de  reconquérir  cette  nationalité 
sans  laquelle  il  n*est  pas  de  liberté,  de  dignité,  de  dévelo]^ 
ment  complet  et  véritable  ;  mais  si  la  conscience  se  soulevait 
contre  un  gouvernement  obstiné  à  briser  les  volontés ,  la  raison 
n'entrevoyait  d'émancipation  possible  que  dans  on  boulever- 
sement européen. 

La  ibule  saisissait  toutes  les  occasions  d'exprimer  sa  haine 
pour  la  domination  étrangère,  et  sa  sympathie  pour  les  princes 
italiens.  Des  démonstrations  fréquentes  sur  les  places  publiques 
coûtèrent  du  sang;  les  municipalités,  qui  jusqu'alors  n*avaient 
connu  que  l'obéissance  passive  à  la  domination  autrichienne, 
sentirent  qu'il  leur  appartenait  aussi  d'avertir,  d'instruire  et 
d'exprimer  les  vceux  du  pays.  Dans  leurs  réclamations  modé- 
rées, comme  dans  les  écrits  de  ceux  qui  risquèrent  leur  propre 
sûreté  pour  le  bien  public,  il  ne  s'agissait  que  de  conciliation. 
Un  mouvement  légal  éclata  à  Venise,  où  s'appuirant  sur  d'an- 
ciennes lois  Inobsecvées,  on  demanda  une  eensure  moins  ab- 
surde ,  une  police  moins  vexatoire.  Le  vice-roi  fil  ce  qa'M  pat 
poiir  éluder  ces  lois  :  mais  les  sentant  appuyées  par  la  légalité 
et  Topinion ,  il  s'en  tira  par  des  promesses  (9  janvier).  Pendant 
qu'on  endormait  ainsi  l'esprit  public,  l'empereur  déclara  qu'il 
avait  assez  fait  pour  les  peuples;  qu'il  n'était  pas  disposé  à  de 
nouvelles  concessions,  et  qu'il  mettait  sa  confiance  dans  la  valeur 
de  ses  troupes.  Bientôt  la  police  obtint  le  droit  arbitraire  d'ar- 
rêter et  de  déporter  j  et  débuta  par  les  citoyens  qui  avaioit  per- 
sonnellement déplu.  Ces  coups  d'autorité  irritèrent ,  mais  n*ef- 
frayèrent  pas. 

On  vénère  le  martyre ,  mais  on  ne  le  prêche  pas.  Et  quel 
homme  de  bien  ne  tremble  pas  devant  la  responsabilité  de 
lancer  son  pays  dans  la  terrible  épreuve  d'une  insurrection? 
Pourtant  la  patience  cesse  quand  cesse  l'espoir,  et  il  arrive  une 
heure  où  les  nations  sentent  que  tout  lien  de  fidélité  se  brise 
devant  le  droit  d'acquérir  la  sécurité  qui  ne  se  trouve  plus  dans 
l'ordre  établi  ;  et  cette  lieure  semblait  avoir  sonné  pour  l'Italie. 


BBV0LIIT101I  FRANÇAISE  DB   1848.  849 

On  parlait  avec  une  provocante  ostentation  de  nouvelles 
troupes  envoyées  d'au  delà  des  monts,  de  pillages  promis,  de 
bombardements  au  moindre  mouvement;  le  vice-roi  proclama 
la  loi  martiale ,  et  s'éloigna ,  abandonnant  le  pays  au  pouvoir 
militaire.  On  parlait  d'armes  amassées  dans  Milan ,  de  corps 
organisés  par  les  émigrés  sur  les  frontières,  d'encouragements 
officiels  venus  de  France,  d'Angleterre,  du  Piémont.  Pourtant 
la  suite  montra  bien  qu'il  n'y  avait  ni  armes,  ni  intelligences, 
ui  préparatifs;  les  mazziniens  même,  à  Paris,  avaient  résolu  de 
ne  pas  troubler  par  leurs  mouvements  le  cours  pacifique  du 
progrès  italien  ;  mais  l'étincelle  jaillit  d'où  on  l'attendait  le 
moins. 

Vienne ,  cette  ville  qui  semblait  matérialisée  par  les  jouis- 
sances, et  dévouée  à  une  dynastie  qui  la  met  à  la  tête  d'un 
grand  empire,  s'était  pourtant  fatiguée  de  cet  absolutisme  pour 
lequel  les  mots  gouverner  et  comprimer  étaient  synonymes.  Un 
vieux  ministre,  qui  se  croyait  fort  parce  qu'il  refusait  tout  mou- 
vement, se  laissa  surprendre  dans  un  de  ces  instants  où  avec  les 
abus  tombent  aussi  les  institutions.  Quelques  ambitions  de  cour 
et  de  cabinet  favorisèrent  les  aspirations  libérales  «  surexci- 
tées déjà  par  les  diatribes  que  l'Allemagne  lançait  contre  le  gou- 
vernement autrichien,  et  que  la  révolution  de  France  enflammait 
encore.  Les  États  de  la  basse  Autriche  se  réunirent  pour  exposer 
leurs  demandes.  Déjà  la  Bohême  et  la  Galicie  avaient  réclamé 
la  liberté  de  la  presse  (13^ mars),  celle  de  l'enseignement ,  et 
Texemple  des  étudiants  bavarois  gagna  ceux  de  Vienne.  Une 
proclamation  du  Hongrois  Kossutb,  dans  laquelle  il  demandait 
que  toutes  les  nationalités  dont  se  composait  l'empire  pussent 
se  gouverner  elles-mêmes  et  former  une  confédération ,  donna 
un  but  déterminé  aux  demandes  des  étudiants.  Ils  firent  une. 
pétition,  et  voulurent  la  porter  à  l'empereiur.  La  cour  opposa  des 
refus,  puis  des  délais;  mais  le  peuple  viennois  s'était  comme  ré- 
veillé de  son  sommeil.  Les  armées  étaient  loin,  la  petite  garni- 
son de  Vienne  pouvait  être  surprise  au  milieu  d'une  foule  d'in- 
surgés; quelques  coups  de  feu  irritèrent  le  peyple,  qui  se  montra 
plus  menaçant.  Les  ministres  et  la  cour  hésitant,  on  obtint  le 
renvoi  de  Mettemich ,  et  bientôt  après  la  liberté  de  la  presse ,  la 

30 


850  EBVOLUTIOR  VBÀHÇAISB  DB  laiS. 

garde  natkmale ,  et  enfla  la  eonvoeation  d'une  assemblée  poor 
rédiger  une  oonstitation.  L'empereur  confia  le  ministère  à  Pil- 
lersdof  et  à  d'autres  honnêtes  gens  de  la  vieille  école,  qui  se  flat- 
tèrent de  résister  à  des  exigences  exeesâves. 

Le  télégraphe  porta  en  Lombardie  la  nonvelle  de  ees  eonees- 
sions  qui,  par  le  contraste  avec  les  menaces  et  les  refi»  d«s  jours 
précédents,  montraient  que  l'Autridie  couvrait  do  nom  de  con- 
cession, ce  qui  lui  était  arraché  par  la  nécessité;  œtle  nécessité 
devait  être  bien  pressante  pour  engager  le  gouTememeot  de 
Vienne  dans  une  voie  qui  lui  répugnait  tant.  Mats  pourait-oo 
compter  sur  sa  bonne  foi?  On  aima  mieux  recourir  è  la  foroe 
(  18  mars  ).  Ayant  en  tête  la  représentation  municipale,  les  ha- 
bitants de  Milan  allèrent  demander  des  armes  pour  la  garde 
civique.  On  leur  en  promit,  mais  quand  ils  se  rendirent  à  TUô- 
tel-de-ViUe  pour  les  recevoir,  ils  se  virent  assaillis  par  la  troope, 
qui  en  arrêta  quelques-uns  et  les  traîna  en  prison.  L'indigna- 
tion précipita  le  mouvement  déjà  commencé;  l'exaltation  se 
changea  en  fureur;  les  espérances  grandirent  bientôt  jusqu'à 
lldée  de  l'indépendance  :  on  arbora  les  trois  coaleurs^  au  cri 
de  vive  Pie  IX  et  de  mort  aux  Allemands.  Les  Milanais  se  ven* 
gèrent  de  cem  qui  leur  avaient  prodigué  l'outrage,  et  eomineQ* 
cèrent  un  combat  mémorable  où,  avee  des  barricades  et  quel- 
ques fusils  de  chasse,  ils  tinrent  tête  à  des  troupes  dîsoipllaéea. 
"Ni  les  armes  qu'on  disait  cachées,  ni  les  émigrés,  ni  les  Pié^ 
montais,  ni  leshabitants  des  campagnes,  qui,  peosait-on,  n'atteiK 
daient  qu'un  signal,  ne  se  montrèrent  alon;  et  pourtant 
l'ennemi  avait  peine  à  se  défendre.  Bientôt  la  rareté  de  ses 
munitions,  le  courage  et  l'union  des  patriotes,  rextension 
probable  de  l'insurrection ,  Tincertitnde  de  ce  qui  se  passait  à 
Vienne,  décidèrent  le  maréchal  Radetsky  à  ordonner  la  retraite. 
Milan  se  trouva  libre  :  ce  fut  une  joie  d'autant  plua  vive  qu'elle 
était  plus  inespérée;  Cdme,  puis  Brescia,  Bergame,  Grémone 
chassèrent  aussi  leurs  garnisons,  ou  les  firrat  prisonnières. 

La  commotion  se  fit  sentir  *d6  même  à  Voûse.  Après  avoir 
cherché  à  l'étouffer  dans  le  sang,  le  gouverneur  Palfy  résîgpa 
ses  pouvoirs  au  commandant  Zichy,  et  celui-ci  capitula  :  il  sor> 
tit  avec  les  troupes  allemandes,  laissant  la  caisse-,  les  armes. 


BATOLUTION  FBANÇ41SB  DE  1848.  '     361 

les  soldats  italiens  à  Venise,  qui  se  trouva  légalement  libre. 
Les  villes  de  la  terre  ferme  ne  tardèrent  pas  à  Timiter. 

Le  Piémont  apprit  Tinsurrection  de  Milan  avee  cette  sympa- 
thie que  l'on  ressent  pour  des  compatriotes  et  pour  de  proches 
voisins  ;  la  population  entière  frémissait  du  désir  de  soustraire 
cette  nation  voisine  à  une  extermination  inévitable.  Déjà  on 
partit  en  foule  pour  se  joindre  aux  Lombards;  on  leur  envoya 
des  armes.  Peu  de  jours  avant,  Charles-Albert,  entrant  franche- 
ment dans  la  voie  constitotionndle,  avait  formé  un  ministère 
sous  la  présidence  de  César  Balbo  :  sa  popularité ,  ses  inten- 
tions connues,  ouvrirent  le  champ  à  toutes  les  espérances. 
Mais  au-dessus  de  toutes  ces  espérances  planait  le  but  de 
Tunité  italienne;  tous  demandaient  donc  que  le  Piémont  tirât 
répée  pour  l'assurer.  M'était-ce  pas  le  vœu  de  Charles- Albert? 
N'avait-il  pas  70,000  soldats ,  des  arsenaux  bien  pourvus ,  un 
trésor  plein ,  un  état-major  brillant ,  et  cette  armée  ne  brûlait- 
elle  pas  de  se  mesurer  avec  les  étrangers  qui  pesaient  sur  la 
LomJbardie.' 

lia  réalité  était  loin  pourtant  de  répondre  à  de  tels  discours. 
Le  système  militaire  tant  vanté  du  Piémont  fut  bien  vite  re- 
connu défiBCtuenx  dans  ce  passage  subit  de  l'état  de  paix  à  l'é- 
tat de  guerre;  ce  fut  au  point  qu'à  peine  13  à  15  mille  hommes 
purent  se  mettre  en  campagne.  Une  partie  de  ces  forces  était 
en  Savoie,  où  l'on  craignait  que  la  France  ne  fit  irruption;  on 
ignorait  d'ailleurs  le  délabrement  de  l'armée  autrichienne  ;  on 
attendait  peu  d*efforts  de  l'Italie  désaccoutumée  des  armes  ; 
TAngleterre,  qui  avait  envoyé  lord  Minto  pour  modérer  le 
mouvement ,  bien  loin  de  l'attiser,  déclarait  la  Lombardie  assu- 
rée à  l'Autriche  par  les  mêmes  traités  qui  assuraient  Gènes  au 
Piémont,  et  toucber  à  l'une  serait  compromettre  l'autre.  On  ne 
voulait  pas  de  l'aide  des  Français,  qui  eût  pu  devenir  fatale  au 
royaume.  D'autre  part,  des  esprits  clairvoyants  dissuadaient  le 
Piémont  de  faire  la  guerre;  et  il  suffisait  aux  nouveaux  minis- 
tres que  l'Autriche  ne  menaçftt  pas  le  Piémont,  qui  pourrait 
affermir  en  paix  ses  nouvelles  libertés.  Mais  la  nouvelle  de 
l'insurrection  lombarde  embrasa  la  jeunesse  d'une  ardeur, 
guerroyante.  Si  les  vieux  libéraux  redoutaient  que  la  guerre  > 


352  BBVOLiniON  FRANÇAISE  DE    I84S. 

ne  compromit  leurs  espérances,  les  nouveaux  la  trouTaient 
bonne  pour  aller  en  avant.  Le  roi  et  son  ministère  sentaient 
bien  que  laisser  Tautorité  obéir  au  tumulte,  c^est  la  compro- 
mettre et  la  perdre.  Mais  si  Milan  venait  à  succomber,  quelle 
honte  pour  un  voisin  armé!  Et  que  ferait  Gênes,  qui  avait 
crié  :  jivec  Milan ,  sinon ,  non  !  Et  la  sympathie  ne  pourrait- 
elle  alors  pas  se  tourner  en  haine  contre  le  prince,  et  finir  par 
proclamer  la  république  ? 

Pendant  qu*on  hésitait  entre  la  prudence  et  les  périls  de  la 
générosité ,  Milan  se  délivrait  elle-même.  Les  Allemands,  mis 
en  pleine  déroute ,  s'enfuirent  à  travers  des  populations 
résolues  à  n'en  pas  laisser  échapper  un  seul.  Alors  Charles- Al- 
bert se  décida  à  jeter  son  épée  dans  la  balance;  il  annonça  qui! 
marcherait  avec  ses  fils  à  la  tête  de  Tarmée,  et  prêterait  secours 
aux  Lombards  comme  un  frère  à  des  frères.  Il  ne  parlait  point 
de  récompense;  seulement  on  déciderait  après  la  guerre  du 
sort  de  la  Lombardie. 

Les  autres  princes  d'Italie  répondent  au  cri  parti  de  Turin  : 
Pie  IX  voit  la  main  de  Dieu  dans  la  victoire  des  Milanais;  il 
dit  (  30  mars  )  que  «  la  concorde  est  la  première  cause  de  la 
stabilité  et  du  succès;  que  la  justice  seule  édifie  pendant  que 
les  passions  détruisent.  »  Le  duc  de  Parme,  déplorant  «  le  temps 
où  la  nécessité  et  sa  position  géographique  l'avaient  soumis  à 
une  influence  étrangère,  *  promet  h  la  Lombardie  son  secours 
et  celui  de  ses  fils.  Léopold ,  grand-duc  autrichien ,  excite  la 
Toscane  (25  mars  )  à.«  ne  pas  rester  dans  une  oisiveté  honteuse 
quand  la  sainte  cause  de  l'indépendanoe  italienne  est  en  ques- 
tion » ,  mais  a  à  voler  au  secours  des  frères  lombards  »  ;  Ferdi- 
nand de  ^ples  (  5  avril  )  invite  ses  sujets  à  courir  dans  les 
plaines  de  la  Lombardie  où  va  se  décider  le  sort  de  la  commune 
patrie.  »  «  Union,  dit-il,  abnégation,  courage,  et  Findépendanee 
de  notre  belle  Italie  sera  conquise  (  7  avril  )  ;  24  millions  d'I- 
taliens auront  une  patrie  puissante ,  un  commun  patrimoine 
riche  de  gloire,  et  une  nationalité  respectée.  »  Saint  accord  des 
princes  et  des  peuples,  qui,  se  sentant  assez  forts  de  leur  cou- 
rage, excités  par  de  longues  souffrances,  ne  voulaient  pas  que 
ritalie  fût  le  trophée  des  victoires  d'autrui ,  et  répétaient  le  mot 


RSYBBS  DBS  ITÂLIBNS.  353 

de  Charles- Albert  :  L*Italie  fera  tout  elle-même  (  Cltalia  fura 
da  se). 


UEVERS  DES  ITALIENS. 


Une  poignée  de  Lombards  jeunes  et  courageux  s^étaient  élan- 
cés sur  les  traces  de  Tennemi  ;  mais  les  campagnes  ne  secon- 
dèrent pas  réian  des  cités  dans  la  haute  Lombardie.  Radetsky 
arriva^  sans  être  même  attaqué,  jusqu'au  Mincio,  et  dans  le 
formidable  carré  des  forteresses  de  Peschiera ,  Mantoue ,  Le- 
gnago,  Vérone  ;  il  y  rallia  ses  troupes ,  en  attendant  de  nou- 
velles recrues,  et  se  disposa  au  combat.  L*armée  piémoiitaise, 
bien  inférieure  en  nombre  à  ce  qu*on  avait  espéré,  traversa  la 
Lombardie,  et  se  campa  sur  TAdige,  en  couvrant  une  ligne  de 
36  milles.  Alors  commença  une  guerre  de  détails,  une  lutte  de 
positions,  où  Tincapacité  stratégique  ût  échouer  une  valeur 
qui  se  fit  jour  partout  ou  l'on  en  vint  aux  mains.  Quand  la 
victoire  était  Tuoique  but  vers  lequel  devait  se  diriger  l'ardeur 
nationale ,  on  ne  sut  où  Ton  ne  voulut  pas  se  résoudre  à  une 
levée  en  masse  ;  Tarmée  régulière  faisait  peu  de  cas  des  volon- 
taires ,  alors  que  l'ennemi  utilisait  tous  ceux  qui  accouraient  des 
écoles  autrichiennes  ou  des  forges  de  la  Styrie.  Au  lieu  d'incor- 
porer les  conscrits  dans  les  cadres  de  l'armée,  on  en  forma  des 
corps  nouveaux,. avec  une  lenteur  extrême  ;  une  imprudente  con- 
fiance en  soi  et  un  mépris  non  moins  imprudent  de  l'ennemi 
endormirent  les  efforts  des  patriotes  ;  au  lieu  d'offrir  tous  ses 
biens ,  tout  son  sang  pour  le  rachat  de  la  patrie ,  on  se  plaignait 
des  contributions  ;  et  des  hommes  jeunes  et  robustes  n'eurent 
pas  honte  de  rester  chez  eux  et  de  se  pavaner  dans  les  gardes 
nationales. 

Bientôt  des  nuages  obscurcirent  ces  brillantes  lueurs  dont  se 
pare  l'aubè  de  toute  révolution.  Beaucoup  de  ceux-là  qui ,  par 
mode  ou  par  vanité,  avaient  invoqué  la  tempête,  trcivblcrent 

30. 


854  BBTBfiS  DBS  ITALIENS. 

de  la  voir  déchaînée ,  le  spectacle  des  troubles  de  la  Flranee 
leur  faisant  craindre  la  guillotine  et  le  communisme.  La  mul- 
titude qu'on  avait  nourrie  de  mille  espérances  de  soulagement 
et  de  bonheur,  au  lieu  de  lui  apprendre  d*abord  la  nécessité  des 
grands  sacrifices,  maudissait  déjà  ses  flatteurs.  Les  gouverne- 
ments corrupteurs  entrevoyaient  déjà  Tavenir;  Ton  manquait 
d'hommes  capables  d'ouvrir  la  nouvelle  ère  ;  les  raisonnements, 
les  jalousies  individuelles  ou  locales,  les  habitudes  plus  fortes 
que  tous  les  intérêts  détruisaient  toute  l'harmonie. 

Dans  un  pays  livré,  comme  Tltalie,  à  un  long  repos,  les  quali- 
tés négatives  l'emportent  communément  sur  les  qualités  posi- 
tives; l'homme  qui  ne  fait  rien  et  ne  peut  rien,  s'il  n*est  pas  plus 
estimé,  se  voit  moins  dénigré  d'ordinaire  que  celui  qui  peut  et 
qui  agit  ;  on  ne  laisse  pas  impuni  quiconque  dépasse  cette  médio- 
crité qu'on  décore  du  nom  d'égalité,  la  moquerie  s'attaque  à  l'ar- 
deur et  à  l'exaltation  des  nobles  sentiments.  Nous  étions  trop 
habitués  à  nous  haïr,  à  nous  railler,  à  trembler  devant  les  mé* 
pris  de  gens  très-méprisables.  Les  esprits  élevés  étaient  inex* 
perts  aux  affaires,  aux  combats,  à  la  vie  politique  ;  en  outre,  ils 
se  trouvèrent  en  butte  aux  soupçons  et  à  l'envie.  Beaucoup, 
passant  de  l'idolâtrie  de  l'absolutisme  à  l'idoiâtrie  de  la  souve- 
raineté individuelle,  croyaient  que  l'insolence  envers  les  gens 
de  mérite  était  une  marque  d'égalité  ;  ils  les  déclaraient  au-des- 
sous des  circonstances  et  les  attaquaient  avec  acharnement. 

Dans  ces  dernières  années,  on  était  arrivé  à  ces  exagérations 
du  bavardage  qui  déshabituent  de  la  vérité  et  rendent  inha- 
bile à  la  pratique,  car  rien  ne  répugne  tant  aux  dlscourears 
que  la  réalité.  Élevés  à  la  déclamation,  ils  déclamaient  encore 
quand  il  fallait  agir.  Auprès  des  nouveaux  pouvoirs  se  pressaient 
en  foule  les  serviteurs  du  pouvoir  déchu ,  qui  ne  voulaient  pas 
tomber  avec  lui.  Des  persécutés  vrais  ou  £aux  demandaient  des 
récompenses  ;  des  statisticiens  improvisés  offraient  des  conseils; 
des  marchands  spéculaient  sur  les  armes ,  les  places ,  les  répu- 
tations. 

Il  nous  venait  aussi  dy  dehors  des  Influences  malencontreuses; 
ainsi,  dans  un  pays  où  le  clergé  tient  le  premier^rang,  on  se  mit 
à  invectiver  les  pvétres;  dans  un  pays  qui  depuis  quatre* vingts 


BEVB£S  DBS  1TALIBR8.  8â5 

aos  ne  eonnaît  d'aristocratie  que  d'InsigniGaDtes  di8tinctioiis,on 
▼oeiféra  contre  les  nobles  :  c'était  nous  affadblir  par  la  division. 
Dans  chaque  dté,  le  gouvernement  tomba  aux  mains  des  pre* 
miers  vepus,ou  de  ceux-là  qui  se  contentaient  d'une  position 
sans  nul  avantage,  mais  pleine  de  périls,  et  dont  Fimpopularité 
était  la  seule  récompense.  Afin  de  concentrer  la  résistance,  le 
gouvernement  provisoire  de  Milan  s'évertuait  à  triompher  de 
mille  jalousies  et  d'obtenir  que  chaque  province  envoyât  un 
député. 

C'est  le  lot,  c'est  la  fiiiblesse  de  tout  gouvernement  révolu- 
tionnaire de  se  trouver  en  face  de  ses  compagnons  de  révolte , 
d'être  livré  à  tous  les  hasards  de  l'inexpérience ,  de  la  précipita- 
tion, du  désordre.  Celui  de  Milan  ne  songea  pas  à  se  donner 
le  baptême  de  l'élection  populaire,  ce  qui  eût  été  facile  grâce  à 
l'organisation  municipale  du  pays.  Ce  gouvernement,  dans  ce 
premier  élan  d'une  révolution ,  se  comporta  ainsi  que  dans  une 
situation  normale  :  il  voulut  conserver  l'ordre  avant  tout.  Ayant 
affaire  à  une  liberté  qui  ne  faisait  que  de  naître,  etqui  était  na- 
turellement jalouse,  il  gouverna  aussi  mystérieusement  que  l'on 
conspire;  il  voulut  garder  le  pouvoir  à  des  conditions  qui  ren* 
daient  le  hîea  impossible,  et  avec  ces  allures  de  la  médiocrité 
qui  ne  peuvent  imposer  à  la  multitude.  Persuadé,  comme  nous 
le  sommes ,  que  las  révolutions  échouent  ou  réussissent  par  le 
mérite  ou  par  la  feute  des  peuples ,  c'est  à  eux  que  nous  nous  en 
prenons  de  leur  dé&ite  plutôt  qu'à  leurs  gouvernements,  auxquels 
le  vulgaire  impute  tous  les  torts.  Qu'importe  de  s'en  prendre 
aux  personnes  qui  passent,  alors  que  le  succès  dépendait  de 
vertus  publiques  qui  ont  fait  défaut. 

Les  écrivains  qui  d'abord  avaient  exagéré  l'héroïsme  pour  en- 
tretenir le  feu  sacré ,  se  moquèrent  bientôt  de  leurs  prétendus 
héros.  Les  journaux,  les  affiches,  les  circulaires,  élevaient  la  voix 
inconsidérément,  et  forçaient  le  gouvernement  de  recourir  à  tous 
cessubterfuges,  qui  sont  la  ressource  de  ceux  qui  n'ont  pas  le  droit 
de  leur  côté.  Personne  qui  ne  se  crut  capable  de  conseiller,  per- 
sonne aussi  qui  assumât  sur  lui  la  responsabilité  d'agir.  Le  peu- 
ple obéissait  mal  à  un  gouvernement  qui  semblait  si  peu  le  maî- 
tre ;  les  miliees  montraient  plus  d'esprit  de  parti  que  d'esprit  de 


356  BEVEBS  DBS  ITALIBHS. 

corps  ;  et,  au  milieu  des  hymnes  et  des  discours  de  fraternité, 
personne  ne  se  Oait  à  personne.  Les  finances  se  trouvant  obérées, 
dans  la  riche  Lombardie  on  nesut  pas  pourvoir  aux  nécessités  de 
la  guerre,  alors  que  le  premier,  que  l'unique  besoin  était  de  metue 
sur  pied  des  soldats  et  toujours  des  soldats.  Ceux-là  qui  don- 
naient d'abord  pour  prétexte  de  leur  inertie  l'impossibilité  d'af- 
fronter l'ennemi ,  en  trouvaient  maintenant  un  autre  en  répé- 
tant que  l'ennemi  était  vaincu.  11  n'y  avait  plus  qu'à  se  croiser 
les  bras  ;  et  l'on  se  mit  à  discuter  de  quelle  manière  on  gouverne- 
rait la  nation ,  avant  d'être  sûr  qu'il  existerait  une  nation. 

Venise,  devenue  libre  grâce  à  une  capitulation  régulière,  n'eut 
qu'à  puiser  dans  ses  souvenirs  :  elle  proclama  la  république  de 
Saint-Marc,  et  les  villes  de  la  terre  ferme  y  adhérèrent.  A  Milan 
le  libéralisme  consistait  à  abhorrer  les  Autrichiens.  Aussi,  se  per- 
suada-t-on  que  leur  fuite  avait  tout  terminé*  Quelques  uns 
pourtant  entretenaient  des  intelligences  avec  l'entourage  de 
Charles- Albert.  D'autres  trouvaient  que  la  forme  républicaine 
convenait  mieux  à  un  pays  dont  la  liberté  venait  d'être  baptisée 
de  son  propre  sang  ;  il  n'avait  point  de  vieille  dynastie  à  res- 
taurer. La  Lombardie  d'ailleurs,  dans  les  beaux  temps  de  son 
histoire,  n'avait-elle  pas  été  une  république?  Puis,  ne  semblait-il 
pas  que  la  France,  redevenue  républicaine,  allait  faire  accepter 
partout  sa  nouvelle  forme  de  gouvernement? 

Cependant,  reconnaissant  que  le  but  suprême  de  la  révolution 
était  l'indépendance, «le  parti  républicain  de  la  Jeune  JtalU 
s'était  engagé,  dès  le  début  de  l'iosurrection,  à.caclier  son  dra- 
peau. Le  roi  de  Sardaigne  et  le  gouvernement  provisoire  de 
Milan  avaient  plus  d'une  fois  promis  qu'il  ne  serait  question 
de  gouvernement  qu'après  la  victoire,  et  qu'alors,  tous  étant  li- 
bres ,  tous  déaideraient.  Mais,  au  lieu  d'attendre,  voilà  que  tout 
à  coup  l'on  invite  le  pays  à  se  prononcer;  voilà  qu'un  philosophe 
fameux  quitte  ses  paisibles  études  pour  aller  prêcher  partout  la 
fusion  avec  le  Piémont  :  d'autres  aussitôt  répondent  par  le  cri 
de  république. 

Alors  la  division  commença.  Les  désordres  auxquels  la  France 
était  livrée  faisaient  redouter  au  plus  grand  nombre  le  gou- 
vernement républicain.  Parmi  ceux-mêmes  qui  le  vénéraient 


AEVEBS  DES  ITALIENS.  3ô7 

comme  le  goavernement  de  Tavenir^  beaucoup  trouvaient  que 
le  pays  n'était  point  façonné  encore  à  ce  respect  de  la  loi  qui 
est  la  première  des  vertus  républicaines,  et  que  Ton  ne  pouvait 
y  arriver  qu'en  passant  par  le  régime  constitutionnel.  D'un 
côté  un. roi  qui  venait  de  tirer  Tépée  pour  la  cause  commune, 
un  centre  de  gouvernement  déjà  établi ,  et  qui  n'aurait  besoin 
que  d'étendre  ses  attributions,  l'héroïsme  des  Piémontais ,  qui 
n'avaient  point  reculé  devant  les  hasards  de  la  lutte,  l'avantage 
qu'il  y  aurait  pour  la  guerre  dans  l'unité  de  commandement, 
toutes  ces  considérations  militaient  en  faveur  de  la  monarchie. 
'  La  dynastie  de  Savoie  représentait  aux  yeux  du  Piémont  la 
puissance  et  la  gloire;  tous  ses  intérêts  se  rattachaient  h  cette 
dynastie  ;  cependant  il  y  avait  là  des  factions  qui  s'agitaient. 
La  Savoie  venait  de  repousser  une  bande  d'ouvriers  venus  de 
France ,  et  qui  avaient  tenté  d'y  proclamer  la  république.  Sans 
être  possédée  d'enthousiasme  pour  la  cause  italienne  et  pour 
les  sacrifices  imposés  par  la  guerre,  elle  en  acceptait  de  bonne 
grâce  et  bravement  sa  part.  Gênes,  de  son  côté,  ne  bornait  pas 
ses  vœux  à  un  ministère  libéral  à  Turin  ;  là,  bien  des  gens  espé- 
raient remplacer  la  couronne  par  la  toque,  dès  que  la  cause  na- 
tionale serait  en  état  de  se  passer  d^  la  première.  La  cocarde 
tricolore  dont  le  patriote  décorait  son  front  servait  de  passe- 
port aussi  à  l'intrigant,  qui ,  pour  en  ramasser  quelque  chose, 
aime  voir  à  tomber  le  pouvoir  dans  la  fange;  au  sophiste,  qui 
ipet  les  mots  à  la  place  des  choses  ;  à  l'intolérant,  qui  n*aime  de 
la  libre  discussion  que  l'occasion  d'injurier  ses  adversaires. 
Outre  la  presse,  qui  était  affranchie  de  toute  entrave,  ils  trou- 
vèrent le  champ  libre  dans  les  chambres ,  qui  s'ouvrirent  le 
8  mai  1848.  Turin  s'y  montra  très-préoccupé  de  la  crainte  de 
se  voir  enlever  par  Milan  sa  suprématie;  d'un  autre  côté,  on 
espérait  obtenir  d'une  assemblée  constituante  à  laquelle  parti- 
ciperaient les  nouvelles  provinces  un  meilleur  équilibre  entre 
les  deux  pouvoirs  législatif  et  exécutif. 

Le  ministère  piémontais  ayant  à  diriger  une  guerre  qui  était 
une  affaire  d'honneur  plus  que  de  raisonnement,  se  voyait  forcé 
de  recourir  à  l'élément  révolutionnaire  et  d'en  réprimer  en 
même  temps  les  excès;  il  fit  des  représentations  au  gouverne- 


ZiS  BEVBRS  DES  ITÀLISHS. 

ment  piorâoire  de  Milan ,  qui  se  résigiiait  à  obéir,  alors  qu'on 
Paccosait  de  commander  mal.  Cest  ainsi  qa'il  fit  appel  au  vote 
miifersel  diaprés  le  mode  le  plus  illibéral  et  le  pins  malbeareui  : 
eetui  des  registres.  Puis  on  demanda  la  fusion  immédiate  du 
Piémont  et  de  la  Lombardie.  Les  villes  vénitiennes  y.aceédè^ 
rent  ;  Yoiise  elle-même  89  résigna.  Cette  fusion  consentie ,  dès 
le  dâMit,  sans  autre  condition  que  celle  de  vaincre,  eât  rap- 
proché toutes  les  forces  dans  un  but  commun  ;  elle  ne  fit  que 
les  désunir,  an  contraire ,  au  grand  profit  de  rennemi.  Tous  ces 
mandes  n'avaient  donc  pour  résidtat  que  d*empirer  la  situa- 
tion.  La  victoire  de  Bfilan  avait  fiiit  tressaillir  la  péninsule  tout 
entière;  llodène  et  Parme  s*étant  soulevées ,  leurs  ducs  parti- 
rent, laissant  le  gouvernement  à  qui  voudrait  en  prendre  la  res- 
ponsabilité; on  y  vit  bientôt  se  former  des  gouvernements  pro* 
visoires,  qui  demandèrent,  eux  aussi,  la  fusion  avec  le  Piémont 
Le  grand«duc  de  Toscane  dut  m^tre  de  côté  ses  titres  autri* 
chiens  et  fiiire  choix  de  ministres  en  dehors  de  ses  Sjrmpathies, 
car  le  mouvement  déjà,  ne  se  laissant  plus  diriger  par  les  princes, 
se  tournait  contre  eux. 

Le  pape,  dont  le  nom  d*abord  avait  servi  de  drapeau  à  Tltalie, 
se  plaignait  qu'on  en  fût  venu  jusqu'à  violenter  sa  consdenoe  : 
il  s'était  vu  contraint  d'expulser  de  ses  États  les  jésuites,  tout  en 
déclarant  qu'U  les  avait  toujours  regardés  comme  d'iuâitigables 
auxiliaires  de  Rome.  Aux  conseillers  qui  avaient  sa  ccmfiance 
on  en  substitua  d'autres  qui  voulaient  Faidiatoer  aux  idées  àp 
G  ioberti .  On  lui  imposa  des  ministres,  des  généraux,  etrobl^tion 
de  prendre  part  à  une  guerre  contre  laquelle  F  Allemagne  proies» 
tait  jusqu'à  menacer  d'un  schisme.  Il  avait  béni  d'une  voix  pleine 
d*autorité  et  d'amour  les  espérances  de  Fitalie;  il  envoya  le 
plus  cher  de  ses  cardinaux  comme  son  représentant  dans  le 
camp  italien  ;  il  avait  mis  ses  propres  troupes  sous  le  comman- 
dement de  généraux*  piémontais ,  leur  prescrivant  de  marcher 
d'un  parfait  accord  avec  Charles- Albert  ;  il  invita  les  princes 
h  envoyer  à  Rome  des  députés  pour  conclure  une  ligue  poli- 
tique entre  eux.  Mais  Charles-Albert,  au  lieu  de  cela,  ne  par- 
lant que  d'une  ligue  militaire ,  Pie  IX ,  voyant  bien  que  Toa 
visait  à  réunir  Fitalie  dans  d'autres  vues ,  déclara  qu'il  oe 


BIYKBB  BIS  ITALIBUS.  859 

fafomanit  point  un  prince  italien  'aux  dépens  des  autres. 

Désarmé,  entouré  d*opinions  divergentes,  voyant  que  ia  barque 
qu*il  était  chargé  de  diriger  était  en  péril,  il  désavoua  toute 
participation  de  sa  part  au  mouvement  révolutionnaire;  il 
(MTOtesta  qu'il  n'avait  rien  fait  que  ce  que  les  puissances  elles- 
mêmes  avaient  d^a  suggéré  à  Pie  VII  et  a  Grégoire  XVI,  et 
ce  qui  lui  avait  semblé  avantageux  à  ses  sujets  ;  qu'il  gémissait 
de  ce  qu'ils  n'avaient  pas  su  rester  dans  les  bornes  de  l'obéis- 
sance, de  la  fidélité ,'  de  la  concorde  ;  que  ce  n'était  pas  à  lui 
qu'il  fallait  imputer  les  convulsions  de  l'Italie ,  à  lui  qui  ab- 
horrait la  guerre;  enfin  il  désavoua  ceux  qui  osaient  parler 
d^une  république  italienne  avec  le  pape  pour  président. 

En  attendant ,  Rome,  qui  obéissait  au  pape  à  condition  que 
le  pape  lui  obéit,  menaçait  de  noyer  dans  le  sang  «  Texécrable 
gouTennement  des  prêtres  ;  »  et  le  pouvoir  populaire  abandonna 
le  pape  au  moment  qu'il  importait  tant  de  le  soutenir  et  de  le. 
pousser  en  avant.  Pie  IX  cependant  n'avait  pas  encore  renié  la 
cause  italienne;  il  écrivit  à  l'empereur  d^Autriche  pour  l'exhor- 
ter a  «  convertir  en  d'utiles  relations  de  bon  voisinage  un  pou- 
voir qui  ne  serait  jamais  ni  noble  ni  prospère  tant  qu'il  repo- 
serait uniquement  sur  les  baïonnettes,  •  le  conjurant  «  de  mettre 
fin  à  une  guerre  qui  ne  lui  reconquerrait  jamais  le  cœur  des 
Lombards  et  des  Vénitiens,  qui  avaient  le  droit  d'être  fiers  de 
leur  propre  nationalité.  »  Puis,  voulant  se  faire  le  médiateur 
de  la  paix,  il  songea  à  se  transporter  à  Milan.  Qui  ne  voit 
combien  sa  présence  eût  exalté  le  courage  des  patriotes  ita- 
liens et  découragé  l'ennemi.'  Mais  déjà  le  démon  de  la  dé- 
fiance avait  aveuglé  les  esprits.  On  soupçonna  le  Piémont,  qui 
sollicitait  impatiemment  la  fiision,  de  vouloir  abaisser  la  cause 
italienne  aux  proportions  d'un  intérêt  particulier.  On  soupçonna 
le  roi  de  Naples  de  chercher  à  s'assurer  d'Ancône ,  et  de  viser  à 
quelque  agrandissement  territorial  ;  on  soupçonna  le  gouver- 
nement romain  de  vouloir  recouvrer  la  Polésine  et  foire  revivre 
d'antiques  prétentions  sur  les  pays  de  Parme  et  de  Modène;  on 
se  défia  du  prélat  que  le  pape  venait  d'envoyer  à  l'empereur; 
on  se  défia  de  la  flotte  que  le  roi  Ferdimmd  avait  expédiée 
dana  l'Adriatique  pour  renforcer  celle  de  Sardaigne ,  et  les  Si- 


360  REVERS  DES  ITALIENS. 

ciliens  la  canonnèrent  au  passage  du  détroit  ;  on  se  déGa  do 
ministère  romain  quand  il  mit  aux  mains  de  Charles- Albert 
toutes  les  forces  pontificales.  L'hésitation  du  pouvoir  augmen- 
tait partout  la  propagande  subversive  qui  se  faisait  dans  les 
journaux,  dans  les  cafés,  sur  les  places  publiques.  Le  nouveau 
ministère  romain ,  présidé  par  le  philosophe  Mamiani,  déclara 
catégoriquement  que  Pie  IX  se  bornait  à  prier,  à  bénir,  à  par- 
donner, mais  qu'il  laissait  les  affaires  à  l'Assemblée.  Cétait 
dire  qu'on  Pavait  destitué  de  tout  pouvoir  temporel.  Le  pape 
protesta,  comme  il  avait  protesté  contre  l'Autriche,  lorsqu'elle 
avait  occupé  Ferrare ,  en  dispersant  un  corps  de  troupes  pon- 
tificales; mais  déjà  sa  parole  avait  perdu  tout  crédit. 

Les  choses  allaient  à  JNaples  en  empirant.  La  Sicile  couvait 
de  profondes  rancunes  contre  !Naples ,  et  se  plaignait  toujours 
de  lui  être  sacrifiée.  Elle  tenait  au  souvenir  de  son  ancien  par- 
lement, que  la  constitution  de  1812  avait  fait  revivre;  elle  se 
rappelait  la  prospérité  qu^elle  avait  due ,  pendant  un  certain 
temps,  à  la  domination  anglaise  :  prospérité  qui  tenait  à  des 
circonstances  toutes  spéciales  :  à  ce  que  la  paix  n'existait  que 
là  r  pendant  les  guerres  de  Napoléon  :  que  là  seulement  on 
échappait  au  blocus  continental,  et  que  la  Sidle  était  le  centre 
de  la  contrebande  anglaise,  qui  s'y  élevait  à  cent  cinquante  mil- 
lions par  an.  Mais  cette  constitution  éphémère  laissa  subsister  la 
féodalité,  les  droits  de  maip-morte,  ^'aînesse,  et  tous  ces  abus 
sur  lesquels  une  révolution  peut  bien  passer  son  éponge  san- 
glante, mais  qu'un  gouvernement  régulier,  si  bien  inspiré 
qu'il  soit,  ne  peut  réformer  que  pas  à  pas.  Les  Bourbons  une 
fois  de  retour  à  Naples,  la  Sicila  resta  comme  un  pays  d'ex- 
ception, où  l'on  ne  trouvait  à  la  vérité  ni  conscription ,  ni  mo- 
nopole de  tabac,  mais  très-peu  d'institutions,  de  mauvaises 
routes ,  et  tous  les  inconvénients  d'un  gouvernement  lointain. 
On  avait  vu ,  en  1821,  les  Siciliens  refuser  de  donner  la  main 
à  la  révolution  de  Naples,  et  accélérer  ainsi  sa  chute.  La  réaction 
qui  en  fut  la  suite  ne  fit  qu'envenimer  les  plaies.  Le  nouveau 
roi  protesta  de  son  désir  d'y  remédier;  mais  elles  étaient  trop 
invétérée^  pour  que  le  bon  vouloir  y  pût  suffire.  Le  méconten- 
temeni  entretint  un  état  de  fermentation  qui  éclata  plusieurs 


BEVEBS  DES  ITALIENS.  SCI 

fois,  et  particulièrement  en  1837,  à  roccasion  du  choléra  qui 
ravagea  Païenne  et  Catane.  Il  fallut  recourir  aux  moyeus  vio- 
lents pour  rétablir  la  paix  dans  ces  deux  villes.  Il  parut  à  cette 
occasion  des  décrets  qui  abolirent  radniinistration  spéciale , 
les  juridictions  patrimoniales,  la  féodalité;  on  projeta  de  nou- 
velles routes,  un  nouveau  cadastre,  le  partage  des  biens  com- 
munaux au  profit  des  pauvres  ;  mais  ces  décrets  sont  encore  à 
exécuter. 

Quand  on  parcourt  cette  tle  qui  fut  jadis  le  grenier  de  FI- 
talie,  aujourd*hui  dépeuplée,  couverte  de  ruines,  n'offrant 
que  des  campagnes  incultes  ou  marécageuses,  nourrissant  à 
peine  quelques  chétifs  troupeaux  ;  quand  on  voit  en  regard  de 
cela  la  vive  intelligence  de  ses  habitants,  rattachement  qu'ils 
ont  pour  leur  patrie,  leur  désir  d'amélioration ,  on  ne  peut  que 
souhaiter  le  moment  où  la  Sicile  redeviendra  le  centre  du 
commerce  méditerranéen.  Mais  ces  lointaines  espérances  ne 
suffisaient  pas  aux  patriotes  ardents.  Les  sociétés  secrètes ,  dans 
leur  activité  souterraine,  s'entendaient  avec  celles  de  Naples 
pour  demander  à  tour  de  rôle  quelques  franchises,  et  de  ré- 
forme en  réforme  arriver  à  obtenir  une  constitution.  Les  impa- 
tiens n'obéirent  {)as  longtemps  à  ce  mot  d'ordre  :  à  Messine 
d'abord,  puis  à  Palerme,  ils  se  soulevèrent  (9  janvier  1848) , 
élevèrent  des  barricades ,  et  restèrent  victorieux.  Ils  formèrent 
des  compagnies  d'armes ,  sous  la  présidence  de  Pruggiero  Set- 
timo,  et  donnèrent  à  la  Sicile  un  gouvernement  séparé,  avec  la 
constitution  de  1812.  Le  roi  y  consentit;  mais  les  Siciliens  ne 
voulurent  pas  recevoir,  à  titre  de  don ,  ce  qu'ils  tenaient  déjà 
à  titre' de  conquête.  Les  libéraux  de  Naples  s'agitaient,  de  leur 
côté,  pour  obtenir  des  réforme;,  à  l'exemple  de  Aome  et  du 
Piémont;  bientôt  ils  eurent  une  constitution.  Il  semblait  que 
tous  les  amis  de  la  liberté  allaient  se  montrer  satisfaits  :  bien 
loin  de  là  !  la  Sicile  protesta  contre  cette  constitution ,  et  rede- 
manda à  grands  cris  sa  charte  de  1812,  déclarant  que,  si  le 
roi  n'adhérait  pas  complètement  à  la  demande ,  la  Sicile  se  dé- 
tacherait de  Naples.  Des  forces  furent  envoyées  ;  on  les  repoussa 
(6  mars),  et  la  déchéance  des  Bourbons  fut  prononcée  le  13  avril. 
Ce  fut  un  mal  incalculable  que  celte  séparation ,  qui  arriva  au 

HI8T.    DE  CBNT  ANS.  —  T.   IV.  31 


302  BEVEBS  DES   ITÀL11!SS. 

moment  où  il  n*étaît  question  partout  que  d*union  italienne. 
Alors  que  toutes  les  forces  étalent  nécessaires  sur  TAdige,  le  roi 
de  Naples  se  vit  forci  de  détacher  une  partie  de  son  armée  pour 
mettre  à  la  raison  les  Siciliens.  Le  reste  fut  acheminé  vers  la 
Lombardie,  sous  le  commandement  de  Guillaume  Pépé,  gé- 
néral malheureux  delà  révolution  de  1820,  et  infatigable  auxi- 
liaire de  toutes  les  tentatives  qui  se  sont  succédé  depuis  1796  jus- 
qu*à  ce  jour. 

Cependant,  comme  il  s'agissait  de  mettre  en  pratîqne  la 
constitution,  les  chambres  furent  convoquées  à  Naples.  Mais 
dans' la  première  réunion  (14  mai)  quelques  députés  refusèrent 
de  prêter  serment  à  la  nouvelle  charte,  vu  que  le  programme 
du  3  avril  attribuait  aux  chambres  le  droit  d*interpréter  la  cons- 
titution,  d*accord  avec  le  pouvoir  exécutif  :  d^où  ils  voulaient 
conclure  que  les- chambres  étaient  constituantes  et  non  cons- 
tituées. Le  roi  se  résigna  à  changer  la  formule  :  mais  l'as- 
semblée, dont  ou  entretint  la  défiance  par  des  contes  perfides, 
ne  se  tint  pas  pour  satisfaite ,  et  répondit  au  roi  qtt*il  n*était 
qu'un,  tandis  que  les  députés  étaient  cent.  Ce  débat  intérieur 
retentit  bientôt  au  dehors,  où  éclata  un  mouvement  qui  fiit 
provoqué ,  selon  les  uns ,  par  les  républicains  pour  aller  en 
avant ,  et,  au  dire  des  autres,  par  les  réactionnaires  poui  sévir  : 
chacun  imputant,  selon  Tusage,  à  ses  adversaires  les  impru- 
dences ou  les  méfaits  dont  il  redoutait  les  suites.  Ceux  que  tour 
l  tour  Ton  adulait  sous  le  nom  de  peuple,  ou  qu'on  vilipendait 
sous  celui  de  lazaronni,  prirent  parti  pour  le  roi.  Ce  fut  en  vain 
que  celui-ci  obtempéra  aux  demandes  et  prit  un  nouveau  minis- 
tère ;  ce  fut  en  vain  que  les  députés  se  mêlèrent  h  ta  foule,  et 
recommandèrent  de  détruire  les  barricades,  puisque  le  but  de  la 
«h^monstration  était  atteint.  S*il  est  aisé  d'imprimer  !e  mou- 
vement, il  est  dîfncile  de  le  diriger.  On.  incendia,  on  ^rgea; 
puis  les  baïonnettes  et  les  prisons  finirent  par  calmer  la  révolte. 
La  nécessité  de  réprimer  le  désordre  rendit  au  gouvernement 
Parme  de  l'arbitraire,  que  la  raison  avait  arrachée  de  ses  mains. 
On  donna  pour  prétexte  que  ce  mouvement  avait  été  Toeuvre 
d'un  parti  qui  visait  à  placer  l'Italie  sous  un  seul  sceptre; et 
comine  le  premier  instinct  de  tous  les  êtres  est  de  se  conserver 


BEYEBS  DES   ITALIENS^  ^C3 

et  qu^aussi  le  premier  besoin  de  tout  gouvernement  est  de  maiu« 
tenir  le  cdlme  intérieur^  le  roi  rappela  son  armée ,  qui  était 
campée  sur  le  Pô.  C'est  ainsi  que  la  cause  italienne  perdit  ce 
renfort  important,  à  Texception  de  quelques  récalcitrants  qui  sui* 
virent  l'exemple  de  Pépé,  et  passèrent  à  Venise.  Le  roi,  après 
avoir  dompté  Témeute,  déclara  que  c'était  sa  ferme  et  immuable 
volonté  de  maintenir  la  constitution,  voulant  «  que  Ton  se  fiât 
à  sa  loyauté,  à  sa  religion ,  à  ses  serments  libres  et  spontanés.  •» 

Cétait  un  temps  ou  la  haine  aussi  bien  que  l'enthousiasme  ne 
connaissait  plus  de  mesure;  et  on  put  voir  alors  combien  la 
popularité  réduit  ses  fétiches  à  l'état  d'esclaves.  Pie  IX,  adoré  la 
veille,  fut  dénoncé  partout  comme  un  traître.  Avec  tout  autant 
d'imprévoj^ance  on  avait  adoré  Charles- Albert;  on  l'avait  ac- 
clamé roi  d'Italie  :  dans  ce  but  on  avait  prêché,  intrigué;  on  avait 
remué  tout  le  pays.  Le  prince  de  Monaco  s'était  prononcé  pour 
lui;  le  parlement  de  Sicile  lui  avait  demandé  pour  roi  un  de  ses 
fils.  En  conséquence,  les  princes  crurent  qu'on  les  poussait  à  com- 
battre, non  plus  pour  l'indépendance ,  mais  pour  enrichir  un 
seul  homme  de  leurs  dépouilles.  L'accord  une  fois  rompu ,  les 
récriminations  des  princes  mirent  le^  peuples  en  fureur  ;  et 
Charles-Albert  se  trouva  lui-même  embarrassé  par  l'extravagance 
de  ses  admirateurs. 

Déjà  ce  roi,  chargé  de  la  conduite  d'une  guerre  d'insurrec- 
tion, sentait  vaciller  dans  ses  mains  Tépéequi  promettait  de  déli- 
vrer ritalie.  Ses  efforts  échouaient  contre  ces  terribles  obstacles 
de  l'art  et  de  la  nature;  et  rien  ne  décourage  comme  l'inutilité 
des  efforts.  Les  vj^res  mal  distribués  introduisaient  la  faim  au 
milieu  de  l'abondance.  Les  volontaires  de  la  croisade  italienne 
firent  preuve  de  bonne  volonté  et  de  courage  à  Ilelvio,  à  Tonale, 
à  Curtalone;  mais  ils  ne  firent  jamais  preuve  d'union,  d'obéis- 
sance, de  persévérance,  ce  qui  est  indispensable  pour  vaincre. 
Le  chef  d'ailleurs  n'en  sut  point  profiter.  Confiné  dans  les  li- 
mites de  la  stratégie  officielle,  il  'repoussa  le  puissant  secours 
de  l'insurrection  populaire.  L'ambition  d'être  le  héros  de  la 
rédemption  italienne  lui  fit  refuser  une  autre  épée  mieux  fourbie 
que  la  sienne  pour  une  guerre  qui  n'était  pas  une  guerre  de  roi. 
C'est  ainsi  qu'en  poussant  les  choses  trop  loin ,  on  compromit 


864  REYEBS  DES  ITALIENS. 

tout.  Tandis  que,  d*un  côté ,  on  éloignait  les  sympathies  da  de* 
hors  par  ce  mot  tant  répété,  V  Italie  fera  tout  elle-même^  de  Tau* 
tre,  on  ne  se  prétait  à  nul  accord  au  dedans  ;  et  quand  TAfitriche 
en  vint  à  offrir,  sous  la  médiation  de  l'Angleterre,  de  constituer 
un  Etat  indépendant  sous  le  sceptre  d*un  archiduc,  qui  aurait 
Parme,  Modéne  etlaLomhardieJusqu'àrAdige,  onne  voulut  pas 
même  s*y  arrêter  :  on  répond  i t  que  Tépée  une  fois  tirée  pour  la  cause 
italienne,  on  ne  pouvait  plus  s'arrêter  qu'à  l'entière  délivrance. 

Cétait  au  moment  où  l'Autriche,  assaillie  de  tous  les  côtés  à 
la  fois,  semblait  près  de  succomber,  que  le  ministère  Fiquel- 
mont  s'était  résigné  à  de  telles  propositions;  mais  bientôt  l'Au- 
triche reprit  le  dessus.  Une  nouvelle  armée  descendit  des  Alpes, 
sous  le  commandement  de  Wolden  et  de  Nugent  ;  elle  reprit  la 
Vénétie  ville  par  ville  (avril  et  mai);  elle  força  l'armée  ponti- 
flcale,  qui  était  sous  les  ordres  d'un  général  piémontais,  à  capi- 
tuler et  à  repasser  le  Pô.  Puis  Radetzky,  débouchant  de  Vérone, 
et  tombant  avec  ses  masses  sur  la  faible  armée  piémontaise,  b 
rejeta  de  l'Adige  sur  le  Mincio,  puis  sur  l'Olio,  et  enCn  sur 
l'Adda.  Ciuquante  mille  hommeà  avaient  commencé  la  retraite 
à  Goïto;  il  en  parvint  à  peine  vingt-cinq  mille  à  Milan,  et  ce 
fut  pour  Tabandonner  immédiatement  et  repasser  le  Tésin  ;  si 
bien  que  tout  le  royaume  lombard-vénitien,  à  Tcxception  de 
Venise,  se  trouva  reconquis. 

I.a  catastrophe  porta  l'irritation  au  comble  ;  et,  oomnie  il  était 
plus  facile  de  répondre  par  des  outrages  que  d'en  apercevoir  les 
causes,  on  jeta  de  nouveau  l'épithète  de  traître  à  la  tête  de  ce 
roi  qui  venait  d'exposer  sa  vie  et  celle  de  ses  fils. 

Les  Autrichiens  s'étaient  arrêtés  au  Tésin,  acceptant  l'armis- 
tice offert  par  le  Piémont;  mais  ils  entrèrent  dans  les  duchés, 
en  donnant  ta  parenté  pour  prétexte  à  cette  invasion.  Ils  entrè- 
rent aussi  dans  la  Romagnê,  en  dépit  des  protestations  que  k 
pape  renouvela,  répondant  à^cela  que  ce  n*était  point  à  ki 
qu*ils  faisaient  la  guerre,  mais  aux  bandes  qui  avaient  pris  les 
armes  malgré  lui.  Bologne  résista  avec  courage  (8  août) ,  ta 
faisant  entendre  encore,  à  travers  le  fracas  du  canon  et  de  li 
fusillade,  le  cri  de  f^ioet Italie  et  Pie  IX!  Ce  fut  la  dernière  foi: 
que  ces  deux  noms  se  trouvèrent  associés. 


BBVBBS  DV8  ITALIBRS.  365 

A  însi  ritalie  retombait  au  pouvoir  des  Autrichiens.  Les  esprits 
s^aîgrirent,  se  soulevèrent,  et  Ton  tint  conseil  au  milieu  du 
vertige  et  de  la  confusion.  Un  congrès  italien  ouvert  à  Turin 
(10  octobre),  sous  la  présidence  de  Gioberti,  de  Mamiani,  et  du 
Calabrois  Romeo,  voulut  prendre  en  main  les  affaires  de  ritalie  ; 
mais  ce  ne  fut  qu'un  tournoi  académique,  une  affaire  d'élo- 
quence et  de  bravos,  comme  si  Ton  eût  été  encore  aux  premiers 
jours  delà  révolution.  Cette  assemblée  ne  tarda  pas  à  se  dissou- 
drr,  attendu  que  le  ministère  toscan  de  Montanelli ,  qui  avait 
remplacé  Guio  Capponi,  déclara  qu'il  voulait  se  placer  à  4a 
tête  d'une  fédération,  et  invita  les  divers  États  à  envoyer  à  Flo- 
rence leurs  députés  pour  une  constituante  italienne. 

Pellegrino  Rossi  était  un  publiciste  éminent,  qui  avait  associé 
à  la  science  du  droit  les  études  économiques.  11  avait  longtemps 
résidé  en  Suisse ,  et  y  avait  proposé  une  nouvelle  constitution  ;  il 
avait  depuis  quitté  ce  pays  pour  se  fuér  en  France,  où  il  professa 
le  droit  constitutionnel  et  se  vit  élever  à  la  pairie.  Quand  Pie  IX 
fut  entré  dans  la  voie  des  réformes ,  Louis-PhOippe  envoya  Rossi 
à  Rome  en  qualité  d'ambassadeur,  chargé  à  la  fois  comme  pra- 
ticien consommé,  de  guider  la  marche  du  gouvernement  pon- 
tifical, et,  comme  réfugié,  de  gagner  la  conGance  des  libéraux. 
En  tout  cas,  il  sut  gagner  si  bien  celle  du  pape,  qu'au  milieu  de 
ses  perplexités,  il  le  6t  chef  de  son  propre  ministère.  Il  mit  à  la 
tête  de  l'armée  Zucchi,  vieux  soldat  des  guerres  de  l'empire,  con- 
dottiere de  l'insurrection  de  1831,  qui  était  demeuré  depuis  lors 
enseveli  dans  une  forteresse  autrichienne,  d'où  la  présente  révo- 
lution l'avait  fait  sortir.  Rossi  s'appliqua  à  rétablir  les  finances, 
à  donner  l'essor  aux  travaux  publics,  à  préparer  une  statistique, 
à  constituer  cette  association  italienne  dont  Pie  IX  s'était  fait 
de  lui-même  l'initiateur  et  le  promoteur  zélé.  Il  s^attacha  enfin 
à  contenir  les  factions  furieuses,  et  aussi  la  réaction  qui  travail* 
lait  dans  l'ombre. 

Comme  il  montra  dans  cette  œuvre  de  la  force  et  des  ressources, 
il  n'en  fut  que  plus  exécré.  Pour  les  prêtres,  c'était  un  sacrilège  ; 
aux  yeux  des  Albertistes,  c'était  un  obstacle  à  leur  fusion  fantasti* 
que  :  les  déclamateurs  le  signalaient  à  la  colère  du  peuple.  Cest 
que,  dans  ces  moments  difficiles  où  deux  partis  enneniis  sont  aux 

31, 


366  BBVERS  J>BS  ITALIENS. 

mains,  acharDés  Tuo  et  Tautre  après  le  pouvoir,  celui  qui  se 
place  entre  eux  dans  un  milieu  loyal  voit  les  deux  factions  con- 
jurer sa  ruine.  Les  chambres  convoquées,  Rossi  en  s*y  rendant 
fut  poignardé(  15  novembre)  ;  et  les  ovations,  prodiguées  jusque- 
là  au  pontife  régénérateur,  furent  remplacées  par  des  ovations  dé- 
cernées à  un  assassinat  :  il  fut  célébré,  non-seulement  à  Roine, 
mais  sur  beaucoup  de  points  de  Tltalie.  Au  milieu  dé  Tépou- 
vante  causée  par  ce  meurtre,  le  pape  fut  réduit  à  prendre  un 
ministère  parmi  les  bommes  qui  lui  inspiraient  le  moins  de 
confiance.  On  proclama  la  constituante  italienne;  le  papelui- 
.même  fut  assailli  dans  son  palais  :  si  bien  que,  tiré  de  ses  rêves 
de  popularité  par  le  bruit  de  la  fusillade,  abandonné  du  peuple, 
il  se  jeta  dans  les  bras  des  princes,  et  s'enfuit  dans  le  royaume 
de  Naples.  Sans  tenir  compte  de  ses  protestations,  le  ministère 
convoqua  une  constituante  pour  TÉtat  romain  (13  décembre), 
laquelle,  réunie  le  5  février,  prononça  bientôt  la  déchéance  du 
pape  (9  février  1849),  proclama  la  république,  et  déclara  biens 
nationaux  les  propriétés  de  FÉglise. 

Le  grand-duc,  en  ouvrant  les  chambres  (  le  20  janvier  ),  se  d6- 
ciarait  de  nouveau  prêt  à  la  guerre.  11  consentit  qu'on  élût  des 
députés  toscans  pour  la  constituante  italienne;  mais  ensuite, 
voyant  qu'il  allait  s'attirer  les  censures  pontificales,  il  refusa  de 
sanctionner  la  loi.  Manquant  de  force  pour  résister,  et  ne  voulant 
pas  donner  motif  à  des  réactions,  il  quitta  le  pays.  La  chambre 
établit  alors  un  gouvernement  provisoire,  composé  de  Guerrazi, 
Montanelli,  Mazzoni,  et  qui  entra  en  négociations  pour  s'unir  à  la 
république  romaine,  ce  qui  n'eut  pas  lieu.  Guerrazi,  l'un  de 
ces  caractères  peu  faits  pour  obéir  à  des  héros  pusillanimes,  et 
qui  ne  se  coqtentent  point  du  rôle  de  figurants,  agissait  arec 
persévérance,  avec  habileté,  et  savait  masquer  de  profonds  des- 
seins. Il  se  dégoûta  assez  vite  des  prédications  de  Mazmi,  qui 
passa  quelque  temps  à  Florence,  puis  gagna  Rome ,  où  il  fut 
nommé  triumvir  avec  Armelllni  et  Saffi.  Ainsi  donc  une  ré- 
volution, commencée  d^abordau  nom  des  princes,  avait  bientôt 
pris  en  défiance  ces  mêmes  princes,  contre  lesquels  au  fond  elle 
se  faisait.  Bénie  au  début  par  le  pape,  elle  finit  par  se  séparer 
de  lui  et  le  maudire;  après  avoir  pris  pour  mot  d'ordre,  V Italie 


BBYVBS  DES  ITALIENS.  3G7 

fera  tout  elle-même,  on  la  vit  bientôt  enrôler  un  ramas  d*étran- 
gers.  La  déchéance  du  pape  ne  pouvait  rester  un  fait  isolé  dans 
Ja  chrétienté  :  indépendamment  du  respect,  de  Tamour  des 
fidèles,  et  des  sympathies  que  le  monde  tout  entier  avait  témoi- 
gnées pour  Pie  IX,  ou  vit  apparaître,  dans  cette  république  ro- 
maine (  inaugurée  par  un  assassinat  que  tous  les  partis  se  jetaient 
mutuellement  à  la  tête),  comme  le  fantôme  d'un  grand  complot 
européen  travaillant  à  renverser  tout  ordre  quelconque,  à  ruiner 
toute  idée  de  subordination.  En  Sicile,  l'assemblée  constituante 
manifesta  le  vœu  de  voir  rémtégrer  le  pape  dans  ses  États  ;  TEs- 
pagne,  empressée  de  reprendre  rang  dans  la  diplomatie  euro- 
péenne, invita  les  souverains  à  ouvrir  un  congrès  dans  ce  but. 
Le  pape  s'adressa  à  l'Autriche,  à  la  France,  à  l'Espagne  et  h  la 
Sicile,  les  conviant  à  renverser  la  république  romaine  (20  avril  ). 
Ainsi  Jes  destinées  de  l'Italie  devaient  encore  une  fois  être  re- 
mises aux  mains  des  étrangers. 

Charles-Albert  brûlait  du  désir  d'effacer  l'affront  de  sa  dé- 
faite, et  de  se  jeter  à  corps  perdu  dans  les  hasards  d'une  nou- 
velle tentative  :  mais  son  armée  était  désorganisée,  et  le  pays  était 
épuisé.  Les  discordes  civiles  retentirent  plus  fort  quand  le  bruit 
des  armes  cessa  de  se  faire  entendre;  un  héroïsme  qui  ne  tient 
compte  d'aucun  obstacle  poussait  sans  cesse  à  risquer  le  sort  de  l'I- 
talie. Cequele  peuple  veut.  Dieu  le  veut,  répétait-on.  Les  moteurs, 
qui  avaient  déclamé  alors  que  les  autres  combattaient,  criaient 
plus  fort,  depuis  qu'on  ne  pouvait  plus  leur  répondre  :  Pourquoi 
ne  vous  battez-vous  pas?  Des  milliers  de  réfugiés  lombards  s'a- 
gitaient dans  le  saint  désir  de  relever  leur  patrie  ;  les  braves 
s'agitaient  pour  venger  leur  désastre,  les  peureux,  pour  cacher 
leur  peur  en  faisant  peur  aux  autres.  Les  républicains  surtout 
ê'agîtaieut,  criaatqu'on  avait  tout  perdu  en  se  confiant  à  un  roi  ; 
les  calomniateurs  s'agitaient,  accusant  ministres,  généraux, 
fournisseurs;  et  quiconque  avait  eu  quelque  bribe  de  pouvoir 
faisait  planer  des  soupçons  sur  ceux  mêmes  qui  s'étaient  le 
mieux  conduits;  on  les  crut,  comme  on  croit  toujours  à  ce  qui 
peut  ravaler  le  caractère  italien. 

Tout  cela  tournait  au  proGt  de  cette  faction  qui  se  disait  dé- 
mocratique, et  qui  demandait  à  grands  cris  que  l'on  se  jetât  sans 


368  nEVSBS  DBS  italiehs. 

délai  dans  une  nouvelle  guerre  à  outrance.  Cette  faction  porta  au 
ministère  Gioberti  (16  décembre  1848),  afin  que  celui-là  aussi 
perdh  son  auréole.  La  chambre  fut  dissoute,  et  les  nouTelles 
élections,  qui  eurent  lieu  sous  la*  pression  des  circonstances, 
réussirent  selon  les  vœux  de  ce  parti;  Le  roi  ouvrit  la  session 
(!*'' février),  émettant  le  vœu  d*une  confédération  entre  les  princes 
italiens  ;  il  se  montra  tout  prêt  à  rétablir  Tarmée  sur  le  pied  de 
guerre,  pour  peu  que  les  négociations  entamées  avec  rAutriche 
n'aboutissent  pas  à  un  arrangement  honorable;  mais  ce  que  le 
plus  grand  nombre  entendait  par  ce  mot,  c*était  la  consen-a* 
tion  des  provinces  qui  8*étaient  fusionnées  avec  le  Piémont  : 
Bolution  d*autant  moins  probable  qu*il  s'agissait  déjà  de  faire 
restaurer  le  pape  et  le  grand-duc  au  moyen  d*une  intervention 
étrangère.  Pour  tâcher  de  se  soustraire  à  la  honte  de  voir  encore 
les  étrangers  disposer  des  destinées  de  T  Italie,  le  ministère  Gio- 
berti  crut  qu*il  serait  opportun  que  le  Piémont  se  chargeât  lui* 
même  do  restaurer  ces  princes  :  la  démonstration  pourrait  suf- 
fire, pensait-il,  pour  faire  tomber  toute  résistance,  et  Tltalie 
s'habituerait  à  voir  ses  enfants  résoudre  par  eux-mêmes  les  ques- 
tions intérieures.  Le  Piémont  reprendrait  par  là  vis-à-vis  des 
puissances  Tattitude  qu'il  avait  perdue.  Ce  serait  un  moyen  de 
détourner  les  esprits  d'une  guerre  avec  TAutriche,  laquelle  ne 
laissait  entrevoir  qu'un  désastre  inévitable.  Mais  la  chambre 
accueillit  le  projet  de  Gioberti  comme  un  fratricide.  Celui-ci 
déposa  aussitôt  son  portefeuille  (20  février);  vilipendée!  oublié 
bientôt,  il  reçut  le  salaire  ordinaire  de  la  popularité  ;  il  le  reçut 
toutefois  avec  une  dignité  dontbien  peu  avaient  donné  Texemple  : 
sans  fortune  et  sans  titres,  il  retourna  paisibleaieot  à  ses 
études. 

Le  ministère  Chiodo  qui  remplaça  Gioberti  promît,  pour 
son  début,  la  guerre  contre  rAutriche.  Préparé  on  non  à 
entrer  en  campagne,  on  donna  le  commandement  en  chef  de 
Parmée  à  un  général  polonais;  on  dénonça  l'armistice;  mais 
il  ne  fallut  qu'une  journée  pour  donner  à  l'Autriche  une  vic- 
toire complète.  Charles- Albert  vit  son  armée  mise  en  déroute; 
il  abdiqua,  et  gagna  l'Espagne,  où  11  succomba  bientôt  à  iM 
chagrins.  Ce  dénoûment  précipité  fut  encore  imputé  à  la  tra- 


BBVEBff  DES  ITALIBflS.  869 

hisoQ;  mot  commode  qui  couvre  toutes  les  fautes ,  et  qui  pré- 
vient le  découragement,  en  le  convertissant  en  fureur.  Qu*utt 
homme  soit  Fauteur  des  ruines  sous  lesquelles  il  se  trouve  en- 
seveli, cela  se  rencontre  fréquemment  ;  mais  on  ne  saurait  im« 
puter  qu'à  un  fou  des  crimes  inutiles.  On  en  vit  pourtant  qui 
ne  craignirent  pas  de  répandre  des  bruits,  des  soupçons  que  le 
peuple,  en  de  tels  moments,  traduit  en  insurrection.  Gênes  se 
souleva  au  cri  de  PHce  la  république  (80  mars  1849)!  et  les 
ennemis  de  Fltalie  eurent  encore  le  plaisir  de  voir  tourner  contre 
des  Italiens  ces  armes  qui  venaient  de  se  briser  contre  Tétran- 
ger.  Le  mouvement  de  Gènes  fut  vite  comprimé  ;  puis  on  donna 
satisfoction  aux  cris  de  trahison  en  faisant  fusiller  le  général 
Itamorino,  et  eu  ordonnant  une  enquête  sur  les  causes  du  dé- 
sastre de  Novare.  La  fureur  dès  lors  se  changea  en  pitié,  puis 
on  entonna  des  hymnes  en  l'honneur  du  magnanime  Charles- 
Albert.  L'Autriche,  au  prix  de  70  millions,  vendit  la  paix  à  son 
fils  Victor-Emmanuel,  à  qui  échut  la  noble  tâche  de  fermer  les 
plaies  de  son  pays,  d'affermir  ses  institutions,  et  de  donner 
l'exemple  au  reste  de  l'Italie. 

Le  royaume  lombard-vénitien  fut  livré,  comme  il  l'est  encore 
aujourd'hui,  à  l'arbitraire  militaire.  Venise  seule,  après  que  la 
fusion  eut  échoué  avec  le  Piémont,  déploya  l'héroïsme  des 
derniers  moments,  comme  Milan  avait  eu  celui  de  l'initiative  : 
elle  déclara  qu'elle  résisterait  à  tout  prix,  sous  les  bannières  de 
Sâint-Marc  et  sous  le  gouvernement  de  l'avocat  Manin.  Aban- 
donnée  alors  par  la  flotte  sarde ,  privée  de  subsides  et  d'assis* 
tance,  soumise  à  un  blocus  de  plus  en  plus  étroit,  elle  seule,  en 
de  telles  extrémités,  trouva  le  courage  de  discuter,  de  négocier 
sur  le  fait  des  franchises  constitutionnelles  promises  au  royaume 
lombard- vénitien.  Le  ministre  autrichien  de  Bruck  en  fit 
l'offre,  en  effet,  aux  envoyés  de  Venise;  mais  ceux-ci  les  rejetè- 
rent, en  ce  que,  1^  les  charges  n'étaient  pas  conservées  intégra- 
lement aux  Italiens ,  3*"  que  l'Autriche  se  réservait  la  faculté 
d'abolir  les  droits  fondamentaux  en  temps  de  guerre  ou  de  ré- 
volution ;  3*  qu'elle  entendait  réserver  la  partie  la  plus  im- 
portante de  la  législation  au  parlement  viennois,  au  détriment 
du  parlement  italien  ;  4"*  qu'elle  ne  créait  ni  armée  ni  flotte 


S70  BEVfiBS  DES  ITALIENS. 

italienDe  qui  dût  rester  dans  le  pays.  L'Europe  applaudit 
à  cette  lutte  admirable  et  ne  flt  rieu  pour  la  soutenir,  tandis 
que  TAutriche  déployait  une  artillerie  formidable  pour  écraser 
la  reine  de  TAdriatique.  Le  choléra  y  joignit  ses  ravages  à 
ceux  de  la  Ceiim  ;  et,  quand  elle  eut  tout  épuisé,  Venise  capitula 
(13  août),  après  avoir  vu  moissonner  la  fleur  de  ses  enfants. 

Tous  les  républicains  de  l'Italie  s^étaient  donné  rendez-Tocis 
à  Rome,  tandis  que  Naples  était  le  refuge  de  tous  les  princes  dé- 
possédés. Un  corps  d'armée  napolitain  fit  voile  pour  la  Sicile, 
bombarda  Messine,  et  remit  1  île  tout  entière  sous  le  joug. 
L'ordre  s'y  rétablit  comme  il  Tavait  été  sur  la  terre  ferme,  au 
moyen  des  emprisonnements  et  des  exécutions.  Les  chambres, 
rouvertes  le  1^'  juillet,  furent  presque  aussitôt  dissoutes,  et  le 
gouvernement  personnel  reprit  ses  coudées  franches.  Le  mi- 
nistre Bozzeli,  l'auteur  ou  le  compilateur  de  la  constitution ,  se 
vit  chassé  comme  traître  et  infâme,  ainsi  qu'il  arrive  à  tous 
ceux  qui  ont  approché  un  moment  de  leurs  lèvres  la  coupe 
aroère  du  pouvoir. 

La  Toscane  était  toujours  en  révolte  contre  son  prihce  ;  mais 
le  désordre  envahissait  tout,  comme  il  advient  là  où  la  force 
réelle  n'existe  pas.  Fatigués  d'un  arbitraire  que  le  no/n  du  dic- 
tateur déguisait  mal,  les  Floreutins  se  soulevèrent  ;  et,  vengeant 
par  des  assassinats  les  désordres  qui  avaient  ensanglanté  la  pai- 
sible Toscane ,  ils  rappelèrent  leur  grand-duc.  Ils  espéraient 
par  là  se  soustraire  à  Tinvasion  autrichienne  ;  mais  ils  n'y  échap- 
pèrent pas.  En  vertude  la  convention  du  22  avril  1S52,  une  partie 
de  l'armée  impériale  occupa  le  grand-duché  pour  un  temps  illi- 
mité. On  espérait  que  les  franchises  constitutionnelles,  que  le 
grand-duc  avait  de  lui-même  octroyées  en  les  déclarant  méritées 
et  promises,  seraient  conservées  à  un  peuple  resté  fidèle,  par 
,  un  prince  qui  avait  eu  ia  chance  unique  d'une  restauration 
populaire;  mais  elles  furent  suspendues  pour  un  temps  m- 
défini.  . 

Restait  donc  la  république  romaine,  contre  laquelle  s'agitaient 
Autrichiens  et  Français,  Espagnols  et  Napolitains.  Les  prenûers 
prirent  pied  dans  les  légations;  les  Espagnols  occupèrent  on 
moment  l'Ombrie;  les  Napolitains  ne  firent  que  paraître;  les 


BEVEBS  DES  ITALIENS.  371 

Français  débarquèrent  à  Civita-Vecchia,  en  déclarant  quMls  ve- 
naient pour  rétablir  le  gouvernement  pontiQcal ,  moins  les  alîus 
dont  on  avait  déjà  fait  justice.  Ils  marchèrent  sur  Rome  (le  2â 
avril  1849),  et  restèrent  fort  étonnés  de  la  résistance  qu'ils  ren- 
contrèrent après  les  désastres  de  Custoza  et  de  Novare.  On  répé- 
tait-partout  que  la  promptitude  de  la  défaite  n'avait  pas  laissé 
aux  Français  le  temps  de  venir  à  notre  secours  :  Rome  était 
dans  la  persuasion  que  quelque  événement  pouvait  éclater  en 
France  et  faire  abandonner  Tentreprise.  Mais  cette  résistance  ne 
fit  que  multiplier  les  victimes,  sans  autre  résultat  que  de  donner 
un  démenti  à  ce  mot  tant  répété  alors,  que  les  Italiens  ne  savaient 
plus  combattre.  Sans  troupes  régulières,  sans  généraux  expéri* 
mentéSy  ces  soldats  improvisés  firent  payer  cher  au  vainqueur 
Foccupation  de  la  ville  étemelle,  qui  ne  se  rendit  (3  juillet) 
qu'après  vingt-six  jours  de  tranchée  ouverte. 

A  près  s'être  fait  longtemps  attendre,  le  pape  rentra  (avril  1 850), 
trouvant  le  pays  en  ruines,  toute  obéissance  effacée,  Vautorité 
,  religieuse  compromise  dans  la  haine  que  le  pouvoir  temporel 
soulevait  sur  ses  pas.  A  ces  plaies  profondes  les  palliatift  habi- 
tuels ne  suffisaient  plus  ;  la  force  était  devenue  une  nécessité.  Aux 
égarements  des  peuples  on  vit  succéder  alors  les  égarements  des 
prinees  :  ne  voulant  pasreconnattre  qu'on  peut  toujours  gouverner 
en  marchant  d'accord  avec  les  intérêts,  les  idées,  les  sentiments 
d'un  peuple,  ils  s'autorisèrent  de  l'excès  des  exigences  pour 
manquer  à  leurs  pibmesses  et  se  refuser  aux  plus  justes  conces- 
sions. Ils  mirent  de  côté  tout  esprit  d'initiative,  écartèrent  ceux 
qui  pouvaient  exercer  quelque  action  modératrice;  et  le  progrès  se 
vit  représenté  dès  lors  par  ces  hommes  d'opposition  violente,  qui 
se  montrent  d'ordinaire  si  inconséquents  ou  si  impuissants, 
une  fois  qu'ils  sont  à  l'œuvre.  L'arbitraire,  les  vengeances  furent 
abandonnés  à  la  force  brutale,  qui  se  platt  à  multiplier  les  occasions 
de  se  montrer  nécessaire  ;  le  pays  déchut,  en  un  mot,  autant  du 
côté  moral  que  du  cdté  économique.  Resté  en  dehors  de  toutes 
les  conditions  normales  d'une  société  civilisée,  ne  voyant  plus 
quand  et  comment  la  lumière  renaîtrait  du  chaos,  il  ne  trouvait, 
nu  bout  de  ses  espérances,  que  l'affermissement  du  pouvoir  et 
des  abus  qu'il  avait  voulu  déraciner. 


a7)  L^ÀUTBICaE. 

Cétait  pourtant  la  première  fois  que  l'Italie  sonleTée  8*étaît 
jetée  dans  une  véritable  lutte  contre  T Autriche;  et  elle  y  avait 
déployé  assez  de  valeur  pour  foire  taire  les  reprodies  prodigués 
d*habitude  au  caractère  italien.  Ce  n'étaient  pas  seulemeol  les 
troupes  disciplinées  c'était  la  jeunesse  inhabile  à  manier  les  ar- 
mes, c'étaient  des  populations  pacifiques,  des  villes  cmvertes, 
Milan,  Venise,  Vicence,  Trévîse,  Bresda,  Bolofpse,  Aneône,  Li- 
voume  et  Rome,  qui  avaientafTrontérennemi,  non  pas  seulement 
dans  l'ardeur  irréfléchie  des  premiers  élans,  mais  avec  une  cons- 
tance plus  méritoire  et  plus  rare,  et  alors  que  la  confiance  de 
vaincre  n'existait  plus. 


L'AurnicuB. 


Nous  nous  sommes  arrêtés  quelque  temps  sur 
l'Italie,  parce  qu'un  pays  qui  nous  a  vus  naître  obtient  de  droit 
nos  préférences,  et  enfin  parce  que  les  vices  et  les  vertus  d'une 
révolution  se  retrouvent  dans  toutes  les  autres.  Mais  des  événe- 
ments plus  considérables  encore  éclataient  aussi  dans  le  reste  de 
l'Europe ,  et  particulièrement  en  Autriche.  Nous  avons  déjà  dit 
de  quel  amalgame  de  peuples  se  compose  l'empire  d'Autridie  ; 
adjonctions  qui  datent  de  tous  les  temps  en  tertn  de  conventions 
très-diverses,  rattachées  à  l'Empire  par  des  conquêtes  suconsives. 
Toutes  ces  races  s'y  sont  perpétuées  sans  mélange.  Les  principa- 
les possédaient  des  constitutions  dont  la  source  était  dans  la 
tradition.  La  haute  et  basse  Autriche,  la  Styriie,  la  Carinthie, 
la  Bohême,  la  Moravie,  la  Galicie,  avaient  leuis  diètes  compo- 
sées des  quatre  ordres  :  clergé ,  noblesse,  gentilshommes ,  et 
paysans.  Le  Tyrol  aussi  possédait,  depuis  le  M  mars  1816,  des 
États  constitués  sur  un  pied  semblable,  ayant  droit  de  remon- 
trances à  l'empereur ,  mais  n'ayant  de  vote  ni  en  matière  K^ts* 
lativeni  en  matière  d'impôt.  Dans  la  Siléâe  autrichienne,  les 
états  se  composaient  de  princes,  ducs,  seigneurs  (stamiskerren)t 
gentilshommes  { rUterschqft) ,   relevant  immédiatement  de 


L'àUTBICHB.  873 

r  Empereur.  La  constitatioa  hongroise  préientait  une  originalité 
à  part,  en  ce  que  divers  peuples  se  trouvaient  soumis  les  uns  aux 
autres,  sans  qu'il  en  r^tât  ni  fusion  ni  unité,  et  cet  état  de 
choses  se  maintint  après  que  le  peuple  vainqueur  se  trouva  sou- 
mis à  la  maison  d'Autriche.  Les  Magyars,  race  dominante,  com- 
prenait les  magnats,  grands  propriétaires,  grands  dignitaires  de 
l'État;  les  nobles,  possesseurs  de  terres,  et  les  simples  gentils- 
hommes qui,  tombés  dans  la  pauvreté,  n'en  conservaient  pas 
moins  leurs  privilèges  héréditaires.  Ces  trois  classes,  réunies  au 
haut  clergé,  aux  villes  libres  royales,  aux  bourgs  privilégiés,  cons- 
tituaient le  peuple  hongrois  :  c*est  à  eux  qu'appartenait  Télec- 
tion  du  roi,  le  privilège  de  faire  la  loi  conjointement  avec  lui, 
de  voter  rimp6t  au  sein  de  la  diète  triennale,  où  les  députés 
figuraient  armés,  éperonnés,  et  s'énonçaient  en  latin.  Quant  au 
reste  de  la  population,  elle  payait  Timpôt,  et  ne  jouissait  d'aucun 
droit  politique  (mi&era  contribuens  plebs).  Si  le  roi  avait  le 
droit  de  décider  la  paix  ou  la  guerre,  il  fallait  le  vote  de  la  na- 
tion, c'est-à-dire  des  nobles,  pour  ordonner  la  levée  en  masse;  il 
jurait  de  respecter  la  constitution,  de  faire  exécuter  les  arrêts  des 
cours  de  justice  ;  et,  si  ces  privilèges  étaient  violés,  la  nation  hon- 
groise pouvait  recourir  aux  armes.  Le  noble  pouvait  posséder 
partout  le  royaume,  le  bourgeois  dans  le  territoire  seulement 
de  la  cité  où  il  résidait.  Au  premier  les  hautes  magistratures, 
tous  les  emplois  des  comitats,  le  droit  de  rendre  la  justice,  etc. 
Les  paysans  recevaient  du  propriétaire,  moyennant  le  service 
personnel  et  certaines  redevances,  une  terre  à  cultiver. 

Cette  vaste  contrée  renferme  quatre  millions  de  Magyars  et  de 
Hongrois,  cinq  millions  de  Slaves  ;  les  Allemands,  les  Valaques, 
les  Grecs,  les  Albanais,  les  Arméniens,  les  Juifs,  les  Bohémiens, 
sont  évalués  à  environ  deux  millions.  Les  Magyars  opulents  habi- 
tent les  châteaux  ;  pauvres,  ils  gardent  les  troupeaux  et  mènent  la 
vie  nomade  ;  les  Allemands  font  le  commerce  ;  les  Valaques  tien- 
nent auberges  ;  les  Croates  viventd'agriculture  et  d'industrie  ;  les 
Juifs  et  les  Arméniens  y  sont  marchands  et  fermiers  ;  les  Zinzares 
et  les  Bohémiens  sont  maquignons,  forgerons,  chanteurs  ambu- 
lants ;  les  Slaves  cliasseurs  et  bateliers.  Ces  différents  peuples  con- 
servent leurs  moeurs,  leurs  costumes,  leurs  privilèges  particuliers  ; 

32 


374  L'àUTRICHB, 

chaque  État,  chaque  race  y  possède  ses  lois ,  ses  magistrats,  et 

chacun  y  est  jugé  par  ses  pairs. 

Les  peuples  d*origine  slave  conservent  tous,  sous  le  joug  de 
leurs  divers  maîtres ,  une  grande  uniformité  de  croyance  et  de 
mœurs.  Travaillés  sourdement  par  les  rivalités  des  cabinets  de 
Vienne  et  de  Saint-Pétersbourg,  excités  par  l'ambition  des  no- 
bles, par  rimpatience  des  démagogues,  ces  peuples  cédèrent  plus 
ou  moins  'à  la  secousse  de  février.  La  Bohême  s*agita  la  pre- 
mière, et  prit  les  armes  contre  FAutriche  (1 3  juin  1 848} ,  sous  pré- 
texte que  sa  nationalité  se  trouvait  menacée  si  FAutriche  venait 
à  se  fondre  avec  TAllemagne.  Le  cabinet  de  Vienne  fiit  forcé 
d*employer  la  force  pour  la  réduire,  et  le  prince  de  Windisgraëtz 
éteignit  dans  le  sang  Tinsurrection  de  Prague.  Puis ,  quand  h 
constitution  autrichienne  vint  à  proclamer  Tégalité  des  diverses 
races,  les  Bohèmes  trouvèrent  que  les  Slaves  en  seraient  lésés; 
aussi  se  tournèrent-ils  dès  lors  vers  Tempereur  ;  ils  protestèreot 
contre  insurrection  de  Vienne ,  et  s'offrirent  pour  combattre 
les  révoltés. 

La  secousse  fut  plus  profonde  en  Hongrie.  La  maison  d'Ao- 
triche  s'était  de  tout  temps  appliquée  à  se  l'asservir,  enentamaoi 
ses  privilèges ,  Joseph  II  par  la  force,  au  nom  de  la  philosophie, 
ses  successeurs  par  des  moyens  détournés.  La  diète,  qui  devait 
être  convoquée  tous  les  trois  ans,  ne  l'avait  pas  été  une  seule  f(HS 
de  1812  à  1825;et,  pendant  cet  intervalle,  le  roi  François  P^avai: 
levé  hommes  et  imp($ts selon  son  bon  plaisir,  sans  oser  cependar: 
faire  ce  que  Napoléon  lui  avait  conseillé ,  conquérir  résoldmeL: 
la  Hongrie.  Réunis  enfînle  t8  novembre  1825,  les  nobles  hoa- 
grois  profitèrent  de  cette  occasion,  attendue  longtemps,  pourn- 
vendiquer  leurs  anciens  droits,  pour  se  plaindre  que  leur  invi 
bilité  n'eût  point  été  respectée,  et  qu'on  eût  appliqué  à  leur  pai 
les  règlements  faits  pour  les  provinces  héréditaires.  Le  roi  p 
de  ne  plus  lever  ni  impôts  ni  soldats  sans  le  consentement  de 
diète,  et,  tout  en  déplorant  la  manie  de  constitutions  chiniériq 
qui  s'était  emparée  du  monde,  il  Gt  l'éloge  de  la  c4)nstitution 
groîse,  et  protesta  de  son  amour  pour  elle.  Mais  les  nobles  hongr 
avaient  pris  vis-à-vis  du  souverain  une  attitude  hostile,  allant] 
qu'à  prétendre  <ju'il  résidât  parmi  eux,  qu'il  pariât  la  lanii 


l'àUTBICHB.  37â 

nationalei  qu'il  lui  fût  interdit  de  conduire  l'armée  bots  des 
frontières,  sauf  le  cas  d'invasion;  enfin,  ils  semblaient  ne  pas 
reculef  devant  Tidée  de  détacher  la  Hongrie  de  l'empire  d'Au- 
triche. Mais  y  quand  la  révolution  de  1830  éclata,  les  Magyars 
prirent  l'alarme,  plus  inquiets  encore  des  idéesd'atfranchissement 
populaires  qu'ils  ne  l'étaient  des  exigences  de  l'Autriche; 
ils   consentirent  à  envoyer  des  troupes  pour  contenir  les 
Italiens  et  tenir  tête  aux  menaces  de  la  France.  Tout  étant 
rentré  dans  l'ordre,  ils  élevèrent  de  nouveau  la  voix.  A  par- 
tir de  1840,  un  mouvement  de  réforme  et  de  progrès  se  ma- 
nifesta en  Hongrie  ;  la  noblesse  même  se  prêta  à  la  formation 
d'un  tiers  état;  on  s'appliqua  à  créer  des  routes,  des  moyens  de 
navigation  intérieure,  à  développer  l'agriculture,  à  introduire 
d'utiles  innovations.  Certaines  communes  obtinrent  dans  la  diète 
leur  représentation;  l'usage  de  la  langue  ma^syare  s'étendit;  la 
noblesse  se  soumit  à  l'impôt.  Puis,  par  un  sentiment  exagéré  de 
patriotisme,  on  proposa  de  refuser  à  l'avenir  les  subsides  de 
l'Autriche ,  et  d'augmenter  pour  cela  l'impôt  de  douane  établi 
eiitre  les  deux  États.  La  ville  de  Pest  se  vit  réunie  à  Bude  par 
un  pont  admirable.  On  améliora  l'éducation  publique;  la  publi- 
cité commença  pour  la  pensée;  on  réforma  la  procédure;  on  pré- 
para un  code  pénal  ;  des  conventions  furent  arrêtées  entre  les 
jiaysans  et  les  seigneurs  pour  le  rachat  des  dîmes,  ainsi  que  du 
servage;  dans  le  choix  des  juges,  on  commença  a  tenir  compte 
du  mérite,  indépendamment  de  la  naissance  ;  deux  simples  bour- 
geois prirent  place  à  la  table  des  sepiemvirs,  cour  suprême  de 
justice.  Brefj  le  droit  individuel  se  rapprocha  de  la  raison,  et  de 
rbumanité;  et  l'utilité  publique  tendit  chaque  jour  davantage 
à  supplanter  le  privilège. 

La  diète  de  1844  mérite  une  mention  particulière  :  elle  abolit 
les  lois  wr(Hitiaks  qui  pesaient  sur  la  population  agricole,  la- 
quelle obtint  alors  la  (acuité  de  posséder  des  terres  nobles  ;  elle 
établit  une  banque  hypothécaire  pour  les  cultivateurs,  leur  pro- 
curant ainsi  des  moyens  de  rachat,  et  la  faculté  de  devenir  pro- 
priétaires et  citoyens.  Elle  réclama  rabolition  des  justices  patri- 
moniales, qui  n'étaient,  en  quelque  sorte,  que  des  justices  de  paix . 
£Ue  demanda  la  publicité  des  jugements,  l'introduction  du  jury 


876  •     L*ADTBICaft. 

et  le  droit  pour  les  plébéiens  d'en  faire  partie;  mais  elle  ne  pot 
l'obtenir,  pas  plus  que  la  responsabilité  des  ministres  en  matière 
de  dépenses  publiques. 

C'était  là  toutefois  de  véritables  pas  faits  par  cette  contrée, 
que  sa  position  a  ppelait  à  jouer  un  grand  rAle  dans  la  rénoTation  de 
rorient  Mais  les  pas  ne  peuvent  se  &ire  que  lentement  là  où,  sur 
13  millions  d'habitants,  500  mille  seulementjouissent  d'une  en- 
tière liberté.  Les  communes,  qui  achètent  leur  émancipadon, 
c'est-à-dire  le  droit  de  s'administrer  et  d'avoir  des  justices  parti- 
culières, restent  encore  sous  la  haute  main  des  magnats,  qui 
peuvent  casser  les  élections;  elles  n'ont  d'ailleurs  qu'une  seule 
voix  dans  les  diétines.  Mais  cet  élément  national  n'en  est  pas 
moins  de  nature  à  établir,  avec  le  temps,  un  pouvoir  nouveau 
dans  la  constitution  hongroise. 

De  son  c6té,  l'Autriche  s'efforçait  d'agrandir  la  sphère  de 
l'autorité  royale  ;  elle  réussit  à  faire  passer  l'armée  hongroise  sous 
la  dépendance  du  conseil  aulique,  de  même  que  les  colonies  mili- 
taires des  frontières;  elle  s'efforça  d*attirer  également  le  manie- 
ment des  finances  à  elle^  en  commençant  par  centraliser  le  ser- 
vice postal.  La  jalousie  des  diflërentes  races  aidait  en  cela  les 
efforts  de  l'Autriche  ;  sa  politique  trouvait  son  compte  à  fomen- 
ter ces  divisions  et  à  prendre  en  main  la  cause  des  plus  ftibics. 

La  langue  latine  avait  été  adoptée  dans  les  rapports  de  ces  dif- 
férents peuples  ;  les  Magyars  voulurent  y  substituer  leur  langue, 
et  l'imposer  au  roi  lui-même,  sous  couleur  de  mesure  libérale; 
mais  les  races  tributaires,  à  qui  cette  langue  était  étrangère,  n'y 
virent  qu'un  nouveau  symptôme  de  la  domination  magyare  et  de 
leur  propre  asservissement.  Les  Slaves,  les  Croates  protestèrent 
Ces  derniers  surtout  déployaient  de  grands  efforts  en  Italie  pour 
faire  avancer  leur  mdustrie  et  leur  état  social  ;  ils  étaient  attachés 
à  l'Autriche»  en  retour  de  l'appui  qu'elle  leur  prêtait  contre  la  ty- 
rannie des  Magyars.  En  outre,  deux  millions  de  Yalaques,  épar- 
pillés en  Hongrie  et  en  Transylvanie,  n'avaient  point  de  patrie 
à  servir  ;  ils  avaient  foi  dans  leurs  popes,  et  tournaient  leurs  yeux 
vers  le  czar,  comme  vers  leur  chef,  smon  national ,  au  moins 
religieux. 

L'Autriche,  qui  avait  aidé  ces  races  tributaires  à  rdever  la 


L*AUTBlCHfi.  877 

tête,  croyant  par  là  affaiblir  la  puiasance  magyare,  s^effraya  quand 
elle  vit  le  mouvement  8*étendre:  œ  fut  surtout  quand  elle  en- 
tendit ks  Ulyriens  s'attribuer  le  titre  de  nation.  Elle  défendît  aux 
Dalmates  et  aux  Slaves  de  prononcer  ce  mot.  Louis  Gaj,  qui 
avait  remué  le  pays  contre  les  Magyars,  persuada  aux  Croates 
de  renoncer  à  leur  dialecte  pour  adopter  comme  langue  natio- 
nale le  ragusien  ;  la  langue  illyrienne  fut  adoptée  dans  la  diète 
comme  langue  officielle. 

L'Autriche,  alarmée,  tenta  d*arréter.cet  essor  ;  et,  par  un  de  ces 
accidents  fortuits  qui  ne  manquent  guère  quand  la  mine  est 
préparée,  une  collision  sanglante  éclata  dans  Agram.  Le  peuple 
se  souleva  furieux;  Gaj  seul  parvint  à  Tapaiser  :  il  protesta  que 
TAutriche  était  innocente  de  Tévénement.  Il  adressa  alors  à 
Vienne  diverses  réclamations  ;  il  demanda  la  destitution  du  ban 
Haller  (1846).  L'Autriche  y  consentit,  à  condition  que  les  Croa- 
tes favoriseraient  dans  la  diète  hongroise  le  parti  autiicliieii. 

Mais  ce  réveil  des  nationalités  gagnait  tous  les  pays  slaves. 
Ce  n'était  pas  de  l'entratnement  politique,  c'était  un  sentiment 
sérieux,  un  enthousiasme;  c'était  moins  pour  obtenir  des  droits 
politiques  que  pour  se  voir  reconnus  comme  nation ,  et  cesser 
d'être  inférieurs  à  d'autres  peuples^  Tous  ces  vœux  trouvèrent 
leur  représentant  dans  Joseph  Jellacblch,  officier  des  colonies 
militaires,  beau,  vaillant,  chevaleresque  comme  George  î^ 
Moir,  érudit,  poëte,  très  au  fait  de  l'histoire  et  de  la  diplo* 
matie  de  l'Europe.  Elu  vice-roi  de  Croatie,  il  mit  en  pratique 
les  idées  qui  consistaient  à  s'attacher  à  l'Autriche,  pour 
rompre  tout  lien  avec  les  Magyars.  Pourtant  il  se  proclama 
l'ami  de  tous  les  Slaves  autrichiens;  mais  les  Slaves  polonais 
haïssaient  l'Autriche  comme  complice  du  démembrement  de 
leur  patrie  ;  les  Slaves  Cesci  de  la  Bohême  Tavaient  également 
prise  en  haine,  se  croyant  sacrifiés  aux  intérêts  allemands  ;  aussi 
ne  comprirent-ils  pas  et  ne  secondèrent-ils  pas  les  vues  de  Jel- 
lachich,  qui ,  en  devant  haut  la  Croatie,  méditait  peut-être  la 
fondation  d'un  grand  empire  slave. 

Ces  mouvements  se  propageaient  sous  la  pression  bureaucrati- 
que de  l'Autriche.  On  peut  se  figurer  combien  ils  prirent  d'im- 
portance et  de  violence,  quand  l'Autriche  se  vit  ébranlée  par 

32. 


378  l'AOTAICHB. 

une  révolution  (  1846  ).  Ce  choc  de  uationaKtés  eontie  un  gou- 
vernement militaire,  menaçait  de  détacher  la  Hongrie  de  l'em* 
pire.  L'archiduc  Etienne,  en  ouvrant  comme  palatin  la  diète 
hongroise  (5  juillet  1848),  déclara  que  la  volonté  du  rot  était  de 
protéger  l'unité  et  Finviolabilité  de  la  couronne  contre  toute 
agression  étrangère  et  tout  déchirement  intérieur.  Le  parti  do 
progrès  légal  mit  alors  sa  confiance  dans  1* Autriche,  et  réalisa 
des  améliorations  appelées  depuis  longtemps.  Le  serrage  iiit 
aboli;  de  sorte  que  cinq  cent  milje nouvelles  femillessetrau- 
vèrent  propriétaires;  tous  les  emplois  furent  décldlés  accessibles 
à  tous;  fut  dédaré  électeur  quiconque  possédait  750  f.  tUTiron  : 
de  même  tout  porteur  d*on  dipidme,  tout  ourrier  ayant  un  ap- 
prenti ;  enfin,  la  diète  proclama  la  réunion  de  la  Tlnuisylvaoie  à 
la  Hongrie. 

La  constitution  n'admettant  point  de  fonctionnaires  étnngen 
au  royaume,  les  décrets  de  l'empereur,  devenu  roi  coastitution< 
nel  de  la  Hongrie,  ne  purent  plus  être  acceptés  sans  le  contre- 
seing des  ministres.  D'un  autre  côté,  les  Hongrois,  façonnés 
depuis  longtemps  aux  manoeuvres  parlementaires,  puisque 
seuls  de  tous  les  sujets  de  l'Autriche  ils  avaient  le  privilège 
d'une  constitution ,  entrevirent  le  danger  de  la  direction  de  tant 
de  pays  différents  par  un  seul  ministère,  lequel  pourrait  obtenir 
de  l'un  des  troupes  et  de  l'argent  pour  opprimer  Tautre.  Ils 
formèrent  donc  un  ministère  de  leur  nation ,  distinct  et  res- 
ponsable. L'Autriche,  menacée  d'une  séparation  complèle,  se  vit 
forcée  d'y  acquiescer  et  le  roi  prêta  serment  à  la  nouvelle  consti- 
tution. 

Ainsi  réduite  à  caresser  la  Hongrie,  l'Autriche  devait  voir  da 
plus  mauvais  œil  les  efforts  tentés  par  Jellachich  en  faveur 
delà  nationalité  des  Slaves.  Celui*ci  cependant  se  laissa  per- 
suader que  si  l'Autriche  pouvait  sauver  son  unité,  les  Slaves 
finiraient  par  prévaloir,  en  raison  de  leur  supériorité  numérique. 
Aussi  le  ban,  qui  ne  voyait  rien  que  sa  propre  nation,  mit  bas 
les  armes,  et  se  rapprocha  de  l'empereur,  dans  le' bot  de  ré- 
générer l'Autriche,  en  mettant  toutes  les  races  de  l'empire  sur 
le  pied  de  l'égalité. 

£n  Hongrie,  le  comte  Szedieni  et  d'autres  nobles  illustrer,  qui 


L*AUTB|€ilE,  370 

depiiit  longiemps  <léjà  tFavaillaient  à  dater  leur  patrie  des  pro- 
férés indusiriele  et  sooîaax  doot  rexpérience  était  faite  ailleurs» 
ue  songeaient  qu'à  y  afiformir  l'ordre  et  le  régime  constitution- 
nel ;  mais  là  comme  ailleurs  ces  vétérans  de  la  liberté  déjà  étaient 
traités  de  rétrogradeSfd'oppresseurs  par  les  néo-libéraux,  lesquels, 
tout  en  faisant  sonner  bien  haut  chez  eux  les  mots  de  liberté,  de 
générosité,  de  patrie,  voulaientmaintenir  sous  le  joug  les  Croates, 
et  ne  faisaient  nul  doute  d'en  venir  à  bout  facilement.  Ce  parti 
avait  pour  chef  l'avocat  Koesuth,  d'origine  slave,  qui,  comme 
Jellachich,  et  tous  les  révolutionnaires  de  cette  race,  étaient 
persuadés  alors  qu'il  fallait  maintenir  l'Autriche  puissante,  cha- 
cun d'eux  se  figurant  que  sa  nation  y  aurait  la  prépondérance; 
Kossuth  avait  mis  tonte  son  éloquence  à  obtenir  des  Hongrois 
qu'ils  fournissent  des  troupes  pour  écraser  l'Italie,  nes'aperce- 
vant  pas  que  c'est  un  mauvais  moyen  pour  retrouver  une  natio- 
nalité, que  d'en  égorger  une  autre.  Puisque  la  Hongrie  voulait 
continuer  d'opprimer  les  Slaves,  il  fallait  d'abord  s'affranchir 
des  Allemands,  Elle  l'eût  pu  usément,  si  elle  eût  proOté  du  sou- 
lèvement de  l'Italie;  mais  elle  resta  hésitante,  ne  sachant  alors  à 
quoi  se  résoudre.  Pendant  ce  temps,  TAutriche  reprenait  son 
preitige,  sa  forée,  rapprochait  d'elle  les  Croates,  qui,  ne  voyant 
de  salut  pour  eux  que  dans  l'unité  autrichienne,  se  firent  sea 
ehampiona,  et  Jdiachidi  marcha  sur  la  Hongrie. 

Tons  ces  mMivements  partiels  s'aceélérerent  bientôt  de  celui 
qui  éelata  dans  Vienne,  où  la  révolution  prit  un  aspect  inattendu  ; 
des  nudns  de  eaux  qui  lui  avaient  donné  le  branle  et  espé« 
raient  le  contenir,  il  passa  aux  mains  de  la  démocratie  pure,  re<* 
présentée  par  la  légion. universitaire.  On  réussit  enfin  à  soulever 
le  peuple,  en  faisant  circuler  contre  la  cour  toutes  sortes  d'ap< 
eosations.  Le  ministère  capitula  (  S6  mai),  et  Vienne  se  vit  trans* 
formée  en  une  quasi-république,  tombée  aux  mains  des  étud  iants, 
et  gouvernée  par  un  comité  de  sûreté  publique.  L'ébranlement 
se  communiqua  à  toutes  les  provinces  ;  cliacune  y  voyait  une 
chance  de  recouvrer  sanationalité  :  c'étaitcomme  autant  d'iiéri- 
tiers  qui  s'arrachaient  les  dépouilles  d'un  mort.  L'Autriche,  en 
effet,  semblait  à  l'agonie  ;  elle  tâchait  de  gagner  du  temps,  et  ne 
!  e  faisait  faute  de  promesses.  Une  assemblée  constituante  fut 


880  L*AUTBICaE. 

convoquée  h  Vienne  ;  sa  mission,  c'était  de  fonder  la  monarebie 
constitutionnelle.  L'élection  ayant  ea  lien  d*apiès  le  soffn^ 
universel  à  peu  de  chose  près ,  où  vit  figurer  dans  cette  anem- 
blée  les  révolutionnaires  les  plus  fougueux.  Les  gens  du  peuple 
y  formaient  la  majorité;  on  y  trouvait  le  plus  bizarre  mélange 
de  costumes,  de  langage,  de  mœurs  :  c'étaient  des  Galiciens  et 
des  Croates  d'une  ignorance  quasi  sauvage ,  et  qui  révéraient 
l'empereur  comme  leur  sauvegarde  contre  les  nobles  qui  les 
opprimaient;  des  Bohémea  d'une  éducation  relevée,  et  qui  van- 
taient l'établissement  d'un  empire  slave;  des  Magyars  attachés 
à  tous  leurs  privilèges  de  conquérants  ;  des  Roumans,  des  Siotes 
et  autres  nations  esclaves,  très-étonnés  de  se  voir  appelés  à 
siéger  aux  côtés  de  leurs  maîtres.  Tous  cherchaiient,  à  leur  ma* 
nière,  l'occasion  d'améliorer  leurs  vieilles  institutions  nationa- 
les; mais  il  y  avait  parmi  eux  un  parti  libéral  à  la  française,  qui 
repoussait  toute  tradition,  tout  précédent,  pour  n'admettre  qu'un 
droit  métaphysique.  Dans  ce  cahos  d'éléments  hétérogènes  il 
était  facile  aux  intrigants  et  aux  furieux  de  s'emparer  de  la  di* 
rection  de  cette  assemblée.  On  congédia  le  ministère  Pillersdorf» 
qui,  incapable,  malgré  de  loyales  intentions,  de  réaliser  aucun 
progrès,  semblait  continuer  les  traditions  de  l'ancien  ê4aéu  quo, 
et  laissait  de  la  sorte  grandir  le  désordre.  U  Ait  remplacé  par 
un  cabinet  où  entrèrent  Dobblof  ,  Wessemberg,  Bach»  libéraux 
avancés.  Ce  ministère,  composéd'hommes  vigoureux,  eoouneoça 
par  dissoudre  le  eomité  de  sûreté  publique,  ressaisit  l'autorité, 
et,  laissant  la  diète  discuter,  gouverna  comme  il  l'enteodit  11 
rassembla  des  troupes  et  les  dirigea  sur  Tltalie,  «  afin,  dit-il,  de 
relever  l'honneur  des  armes  impériales,  et  de  fiûre  nue  paix' 
honorable  pour  l'Autriche.  »  Décidée  ne aouffrir  aucun  démem 
brement  de  la  monarchie,  le  ministère  prit  le  parti  d'opposer  la 
force  à  toute  contrée  qui  parlerait  de  s'en  détacher.  C'^t  dans 
ce  but  qu'un  corps  d'armée  venùt  d'être  réuni  à  Vieune  pour 
marcher  contre  la  Hongrie  rebelle,  quand  le  peuple  se  souleva 
pour  s'opposer  à  son  départ.  Force  futde tourner  contre  l'émeute 
les  armes  de  ces  régiments;  mais  le  peuple  déchaîné  resta  le  plus 
fort.  Le  ministre  de  la  guerre,  Latour,  fut  massacré  par  des  fu- 
rieux ;  l'arsenal  fut  pris,  et  la  capitale  se  couvrit  de  barricades  ; 


L*ÀUTBICHB.  881 

si  bien  que  Tempereur  prit  la  fuite  et  que  la  diète  resta  seule 
souveraine.  Messenkauser  et  le  Polonais  Bem  (6  octobre}  pré- 
tendirent détendre  Vienne  contre  Tannée  impériale  ;  mais  com- 
bien ,  dans  ce  temps-ci,  n'a-t-on  pas  vu  de  villes  victorieuses 
dans  un  soulèvement,  succomber  bientdt  après.  Jeliachicb, 
Auersperg,  Windisgraëts,  qui  étaient  occupés  à  combattre  trois 
insurrections  différentes,  se  concertèrrat  pour  marcher  sur 
Vienne,  qui  fut  prise  d'assaut  (81  octobre).  L'état  de  siège  et  le 
gouvernement  militaire  y  déployèrent  toutes  leurs  rigueurs  ; 
beaucoup  de  gens  furent  jetai  en  prison,  un  certain  nombre 
passés  parles  armes  :  parmi  ces  derniers  Messenkauser  et  Blum, 
député  à  la  constituante  'germanique.  Quant  à  la  constituante 
viennoise ,  elle  fut  transfiirée  à  Rremsier,  soustraite  ainsi  à  Fin- 
fiuenoe  de  l'esprit  révohitionnaire  qui  avait  agité  Vienne.  Un 
nouveau  cabinet,  présidé  par  le  prince  de  Scb warzenberg,  se  pro* 
nonça  résolôment  contre  les  prétentions  fédéralistes,  en  décla- 
rant qu'il  accepterait  loyalement  la  constitution,  mais  avec  un 
caractère  unitaire.  La  Lombardie  en  devait  être  partie  inté- 
grante, et  y  trouver  de  nouveaux  gages  pour  sa  propre  nationa- 
nté. 

Ainsi,  grâce  à  l'armée,  se  réédifiait  la  monarchie  autrichienne, 
si  près  de  se  dissoudre  la  veille.  Mais  l'empereur  Ferdinand,  re- 
connaissant le  besoin  d'un  bras  plus  jeune  que  le  sien  pour  le 
raffermir,  céda  le  trône  à  son  neveu,  le  jeune  François-Joseph 
(2  décembre).  Ce  nouvel  empereur,  dans  sa  proclamation,  recon- 
nut la  nécessité  d'Institutions  libérales  en  rapport  avec  le  besoin 
du  temps.  Ce  fut  au  milieu  de  ces  dreonstances  que  la  consti- 
tuante poursuivit  ses  travaux.  Le  débat  principal  était  entre  ceux 
qui  voulaient  conservera  F  Autriclie  son  unité,  par  la  centralisa- 
tion du  pouvoir  et  de  radministration,  selon  la  manière  française, 
et  ceux  qui,  alléguant  la  diversitéde  caractère  et  de  mœurs  do  ses 
provinces,  préféraient  le  système  fédératif.  Puis,  quand  on  en  vint 
à  discuter  sur  le  principe  même  de  la  souveraineté,  le  côté  de 
l'assemblée  qui  représentait  le  principe  populaire  fut  sur  le  point 
de  triompher  :  ce  qui  aurait  changé  la  base  et  la  nature  du 
gouvernement,  et  dépassé  le  but  qui  avait  été  assigné  aux  déli- 
bérations de  cette  diète.  Le  ministère  saisit  ce  prétexte  pour  dé- 


88)  t'iJITRICaK. 

ciaror  que  Ton  perdait  le  tempsen  abstnelioiis,  m  tiea  de  ter- 
miner le  travail  de  la  consdtutioa  ;  et  que  d'aiilrâ»  tous  les  peu- 
ples de  la  monarchie  n'étaient  point  représentés  dans  la  diète, 
il  prit  sur  loi  conséqueaBment  de  la  dissoudre  (4  mars  1849),  et 
de  donner  spontanément  une  constitution.  Elle  était  conçue  ha- 
bilement et  libéralement.  Elle  adoptait  pour  basel'uiiitéderem- 
pûe,  avec  un  système  de  centralisation  hardie,  aorte  de  protesta- 
tion contre  la  constituantegermaniquet  qui,  à  ce  moment-là,  affi* 
chaitledésir  de  se  mettre  en  travers  de  la  puissaneeantrichieiine. 
Mais  tous  les  citoyens  étaient  proclamés  égaux  :  il  n'en  fiillut  pas 
davantage  pour  pousser  à  bout  les  dasaes  privilégiées  et  donner 
le  signal  d'une  révolte  plus  menaçante  que  toutes  celles  que  Tab* 
solutisrae  avait  provoquées.  Elle  inonda  de  sang  la  Hongrie,  qui, 
dans  la  nouvelle  constitution  ne  voulut  rien  voir  que  la  main  de 
l'Autriche  s*étendant8ur  ses  privilégesnationaux.  Elle  ne  voulut 
pas  reconnaître  Tabdication  de  Teoipereur  Frédéric  et  ravéne- 
ment  du  nouveau  roi^  en  ce  qu*ii  n'avait  pasété  élu  par  la  diète; 
à  chaque  concession  elle  opposait  une  demande  plus  large*  En- 
fin, mettant  de  côté  tout  moyen  terme,  elle  prononça  la  sépara- 
tion de  la  Hongrie  et  de  l'Autriche  et  peu  de  tempsaprès  le  gou- 
varnement  républicain. 

L'Autriche,  dans  cette  question,  avait  pour  eUe  le  côté  libé- 
ral, défendant  le  droit  de  l'humanité  et  de  l'égalité  des  raees; 
elle  avait  pour  eUe  toutes  les  nations  aoumises  au  joug  des  Ma- 
gyars. Les  Croates  lui  envoyèrent  tout  ce  dont  ils  purent  disposer. 
En  Transylvanie,  les  districts  saxons  prononcèrent  leur  sépaïa- 
tion  de  la  Hongrie  sitAt  que  celle-ci  se  fut  détadiéede  T  Autriche  ; 
d'autres  encore  se  prononcèrent  contre  le  rétablissement  du  des- 
potisme magyar.  Bien  plus ,  une  foule  de  Serbes  et  de  Bulgares, 
sujets  de  la  Turquie,  coururent  sous  les  drapeaux  de  Jellachich. 
Mais  l'esprit  militaire  des  Hongrois,  la  nature  du  pays,  les  ta- 
lents de  Georgey ,  de  Dembinski,  l'intrépidité  de  Bem,  de  Kiapka, 
de  Mezzaros,  l'éloquence  populaire  de  Kossutb,  vinrent  en  aide 
à  la  résistance  des  Hongrois,  si  bien  qu'après  des  pertes  incalcu- 
lables «  l'Autriche  se  vit  réduite  à  implorer  le  secours  de  cette 
Russie  dont  elle  avait  épié  jusqu'à  ce  moment  les  démarches 
avec  unt  d'Inquiétude,  et  au  moment  même  où  elle  avait  le  plus 


I.*AUTBtCHS.  8^3 

de  sujets  de  la  redouter.  De  telle  façon  que  la  Russie,  attentive 
à  tous  les  mouvements  de  l'Europe,  eut  à  peine  vu  s'agiter  les 
nations  slaves  de  la  Turquie,  et  les  Yalaques  réclamer  ce  que 
les  Turcs  avaient  promis,  qu'elle  envahit  avec  soixante-quinze 
mille  hommes  les  principautés  du  bas  Danube,  sans  que  la  di- 
plomatie élevât  la  voix  contre  cette  occupation,  dont  la  menace 
seule  avait,  en  1829,  déeidé  Mettemicb  à  dédarer  la  guerre  à  la 
Russie. 

Si  TAutricbe  eût  succombé  dans  la  lutte  avec  la  Hongrie,  1^ 
populations,  slaves  de  cette  contrée  seraient  vraisemblablemei^t 
tombées  Tune  après  l'autre  sous  la  domination  de  la  Russie. 
Le  soulèvement  dç  la  Hongrie  devait  donc  tourner  de  toute  ma* 
nière  à  son  proflt.  La  Russie  pourtant  mit  de  côté  ses  convoitises, 
pour  éteindre  d'abord  un  incendie  qui  pouvait  gagner  jusqu'à 
elle;  elle  se  rendit  aux  prières  de  l'Autriche,  et  jeta  le  poids  de 
son  armée  dans  la  balance  (août  1849  ).  La  Hongrie  dut  succom* 
ber.  Une  réaction  odieuse  suivit  cette  victoire  que  la  trahison 
avait  préparée.  Ce  ne  fut  pas  seulement  la  Hongrie  et  l'Italie  que 
la  secousse  âln'anla;  il  fallut  que  l'Autriche  bombardât  la  plu- 
part de  ses  capitales;  presque  partout  l'état  de  siège  fut  établi. 

Le  salut  de  l'Autriche,  ce  fut  de  n'avoir  pas  concentré  toute 
Tautorlté  dans  Vienne.  Aussi  est-ce  en  cédant  qu'elle  résista  ;  jel 
quand  l'empereur  en  fuite  se  jeta  dans  Olmùtz,  dans  Inspruk , 
rien  encore  n'était  désespéré.  La  vie  de  l'Autriche  était  dans  son 
armée,  qui  resta  inébranlable  dans  sa  discipline. 

Ce  qui  restera  des  révolutions  avortées  de  1848,  c*est  le  mérite 
d'avoir  procuré  l'affranchissement  à  tous  lesserfsde  Teropire  ;  les 
paysans  ont  cessé  d'appartenir  aux  seigneurs  ;  les  biens  seigneu- 
riaux et  communaux  ont  été  mis  sur  le  même  pied ,  la  propriété 
foncière  s'est  trouvée  tout  à  fait  affranchie  ;  tous  les  droits  pro« 
venant  de  servitude  personnelle  ont  été  abolis  sans  indemnité. 
Quant  aux  provinces  itidiemies  qui  étaient  en  possession ,  depuis 
plus  d'un  siècle,  de  toutes  ces  franchises,  elles  n'ont  rien  retiré 
(le  cette  commotion  :  elles  n'en  ont  connu  que  les  désastres. 


M4  ALLEMAOHI. 


ALLEMAGNE. 


Frédéric-Goillaume  IV  avait  renouvdé,  à  son  avéomiieBt 
(1S40),  la  promesse  déjà  faite  par  son  prédécesseur,  et  toujoun 
éludée,  de  convoquer  les  états-généraux.  Ce  nefut  qu^en  1847, 
que,  grâce  à  une  certaine  liberté  de  presse  et  de  discussion  tolé- 
rée par  le  gouvernement  prussien ,  ces  assemblées  forent  «ifin 
convoquées.  Homme  de  savoir  et  de  conviction,  adepte  de  Técoie 
historique,  le  roi,  après  t*ouverture  des  états,  protesta  contre  les 
chartes  et  les  constitutions  écrites;  n*admettant  pour  seule  base 
des  institutions  que  les  précédents,  les  traditions  de  sa  monar- 
chie. Ce  langage,  joint  aux  restrictions  que  Ton  mit  à  son  rôle, 
dégoûta  à  ce  point  rassemblée,  qu'elle  se  sépara  en  protestant  et 
en  grand  courroux.  Le  roi,  qui  regardait  comme  un  acte  de  pure 
munificence  plutôt  que  comme  une  obligation  cet  appel  à  une 
partie  de  la  nation,  se  montra  peu  disposé  à  la  convoquer  de 
nouveau.  Mais  les  mouvements  populaires  s'annonçaient  de 
toutes  parts  :  les  succès  4es  démocrates  suisses  amenèrent  des 
tentatives  contre  Bade  et  le  Wurtemberg;  puis  l'événement  du 
24  février  propagea  l'incendie.  Frédéric-Guillaume  promit  alors 
de  réunir  périodiquement  les  États  de  sa  monarchie.  Chaque  pas 
qu'il  faisait  dans  cette  voie  servait  à  ébranler  aussi  le  vieil  édifice 
autrichien.  La  révolution  de  Vienne  éclata,  et  toute  TAllenuigQe 
se  trouva  en  feu.  Partout  on  vit  flotter  les  couleurs  rouges.  Jau- 
nes et  noires;  on  ne  pétitionna  plus,  on  eiigea  ;  on  ne  se  con- 
tenta plus  de  discourir,  on  s'insurgea.  AMunidi,  les  étudiants 
chasseront  une  courtisane  qui  avait  jeté  l'opprobre  sur  le  gou- 
vernement, et  le' roi  abdiqua  (17  mars).  Une  révolte  sanglante 
éclata  à  Beriin,  où  le  roi  se  vit  réduit  à  saluer  les  cadavres  des 
insurgés,  et  à  promettre  une  amnistie  (  18  mars  ).  Mous  avons  déjà 
rencontré  tant  d'émeutes  sur  notre  route,  qu'il  n'importe  guère 
de  s'arrêter  à  tous  les  mouvements  qui  se  succédèrent  à  Ber- 
lin; si  bien  que  Frédéric- Guillaume,  pour  tâcher  de  se  tirer  des 


ALLBMAOlfB.  /  985 

mains  de  ses  sujets,  se  proclama  roi  de  T  Allemagne.  Comme  tons 
les  autres,  il  convoqua  une  constituante,  et  comme  les  autres 
aussi,  il  prit  le  parti  de  la  dissoudre  quand  il  la  vit  s*attaquer  à 
ses  droits  de  souveraineté,  ou  plutôt  quand  il  se  sentit  plus 
^fort.  Il  promit  de  donner  une  constitution  d*après  des  principes 
qu*il  fit  oonnattre  ;  il  réforma,  en  attendant,  ses  tribunaux  et  leur 
procédure.  Les  chambres  furent  convoquées  en  avril  1849; 
mais  elles  se  mirent  en  opposition  ouverte  contre  le  cabinet 
Brandebourg-Manteuffel,  et  le  roi  finit  par  les  dissoudre.  Ce 
ne  fut  qu'en  février  1860  que  le  roi  octroya  sa  constitution,  sem- 
blable en  beaucoup  de  points  à  la  constitution  belge  :  deux 
chambres  élues  à  deux  degrés,  la  première,  représentant  les  cer- 
cles, composée  de  180  membres  ayant  atteint  40  ans,  et  nommés 
pour  un  an.  Tout  citoyen  âgé  de  24  ans  choisit  un  habitant 
sur  350,  lequel  devient  électeur  de  la  seconde  chambre,  qui  re- 
présente  les  populations  ;  ses  membres  sont  élus  pour  trois  ans, 
et  reçoivent  une  indemnité.  Le  budget  se  vote  pour  un  an.  J^ 
nouvelle  charte  consacrait  d'ailleurs  Fégalité  des  citoyens,  Ta- 
bolition  des  privilèges,  des  serritudes,  des  fidéicommis,  procla- 
mait la  liberté  de  commerce,  d'association;  elle  donnait  aux  fonc- 
tionnaires des  garanties  contre  l'arbitraire,  plaçait  tous  les 
cultes  sur  un  pied  d'égalité,  et  les  déclarait  indépendants  de 
l'I^tat,  chacun  pouvant  correspondre  directement  avec  |on  chef. 

Comme  garantie  de  la  charte,  le  roi  croyait  qu'il  suffisait  de 
sa  parole  royale  et  de  sa  haute  piété.  Mais  s'il  est  chose  dont  au- 
jourd^ui  les  libéraux  se  défient,  c*est  une  parole  de  roi  ;  l'es- 
|iritdu  moment  d'ailleursn'admetait  plus  l'équilibre  des  pouvoirs; 
l'opposition  réclamadonc  une  seule  chambre  et  Télection  directe. 

Mais,  tout  en  agitant  ces  questions  intérieures,  la  Prusse  épiait 
l'occasion  de  remédier  à  sa  forme  vicieuse  par  quelque  accrois- 
sement de  territoire;  elle  visait  surtout  à  se  placer  à  la  tête  de 
r  Allemagne,  fille  incorpora,  en  effet,  les  principautés  de  Hohen- 
lohe  et  de  Sigmaringen,  et  fit  admettre  ses  États  slaves  dans  la 
confédération  germanique. 

Quand  la  révolution  de  48  éclata,  il  n'était  pas  un  coin  de 
rAllemagneoù  le  mouvement  libéral  n'eût  pénétré.  La  censure 
avait  été  abolie  à  peu  près  partout;  des  réformes  électorales,  ju- 

33 


380  ALliBUAOBIB. 

dîdaires  avaicat  été  accordées;  et  partout  le  tiers  état  y  avait 
obtenu  accès.  On  avait  tant  parlé  de  nationalisme  que  ces  vieilles 
espérances  semblaient  mûres  eiiQn  :  il  s'agissait  d'unir  plus 
étroitement  les  différents  membres  du  corps  germanique,  de&- 
Gon  qu*une  eonféderationd'États  se  transformât  en  un  État  confé- 
déré ayant  une  seule  et  même  constitution ,  un  seul  et  même 
drapeau,  une  seule  diplomatie,  un^seui  mode  de  naturalisatioo, 
et  finalement  un  seul  chef  supérieur  aux  trente-sept  princes, 
et  de  qui  émaneraient  comme  d'un  centre  toutes  les  libertés  po> 
pulaires.  Voilà  ce  que  l'empereur  d'Allemagne  n'avait  ^  dans 
aucun  temps,  et  c'était  à  tort  que  l'on  ofifrait  comme  une  restau* 
ration  du  passé  ce  nouvel  édifice  dans  lequel  tous  les  États 
voyaient  périr  leur  indépendance.  Plusieurs  d'entre  eux  étaient 
des  puissances  de  premier  ordre,  comme  l'Autriche  et  la  Prusse  : 
il  était  peu  croyable  qu  elles  consentissent  à  se  soumettre  à  un 
chef  électif. 

La  thèse  semblait  donc  être  de  i*ordre  spéculatif,  bien  plutdt  qiio 
de  l'ordre  pratique  ;  mais  les  docteurs  allemands,  quand  ils  ont 
posé  un  théorème,  l'appliquent  imperturbablement  Alors  on 
croyait  à  la  toute-puissance  de  l'opinion  publique,  aux  révo- 
lutions pacifiques;  on  croyait  que  la  volonté  éclairée  devait  £ure 
tomber  les  armes  aux  mains  des  princes  :  c'est  ainsi  qu'une 
cinquantaine  de  doctes  esprits  se  rassemblèrent  à  Francfort  et 
se  mirent  à  difcuter  tour  à  tour  sur  les  intérêts  de  la  pauie,  et, 
encouragés  par  les  applaudissements  do  dehors,  allèrent  jusqu'à 
convoquer  une  diète  constituante.  L'Allemagne  démocratique 
applaudit  avec  enthousiasme  à  l'idée  de  ce  nouveau  pouvoir  tout 
moral;  les  princes,  ballottés  par  le  tourbillon , n'avaient  pas 
encore  repris  leur  équilibre  :  ils  obéirent  à  cet  appel  en  ce  qui 
les  concernait  ;  et  les  députés  de  toute  l'Allemagne  s'assemblè- 
rent à  Francfort  dans  l'église  de  Saint-Paul  (  18  niai  1948). 
Ils  se  donnèrent  pour  président  le  Hessois  Henri  de  Gagera. 
Mais  la  constituante  prussienne  était  déjà  réunie  ;  la  constituante 
autrichienne  allait  être  convoquée  :  le  parlement  de  Francfort 
déclara  donc  nnl  à  l'avance  tout  ee  que  ces  assemblées  pourraient 
faire  en  opposition  à  ses  décrets. 

Le  premier  pas  à  foire  était  de  constituer  un  pouvoir  central; 


ALLEMAGNE.  387 

mais  par  qui  le  faire  élire,  par  les  prioces  ou  par  le  peuple  ?  Blum 
elles  plus  ardents  de  son  parti  obtinrent  des  ovations  bruyantes, 
tandis  que  Ton  poursuivit  de  huées  Vinke  et  tous  ceux  qui 
'  parlèrent  en  faveur  du  droit  historique  contre  la  souveraineté  po- 
pulaire. Reconnaissant  qu*il  était  injuste  de  constituer  un  pou- 
voir central,  Gagera  proposa  à  rassemblée  de  créer  un  vicaire 
impérial,  choisi  dans  une  maison  souveraine  et  que  Ton  décla- 
rerait irresponsable.  Le  choix  se  porta  sur  Tarchiduc  Jean  d'Au- 
triche, qui  avait  une  sorte  de  renom  populaire  ;  on  lui  donna  un 
ministère,  et  bientôt  Tancienne  diète  fut  déclarée  dissoute. 

L'assemblée  de  Francfort  aurait  beaucoup  obtenu,  si  elle  eût 
pu  amener  l'Autriche  et  la  Prusse  à  s'incliner  devant  le  dogme  de 
l'unité  germanique.  Restait  à  régénérer  la  nation,  à  réconcilier 
les  partis,  h  rejeter  les  races  étrangères,  à  recouvrer  les  provinces 
perdues.  Ce  qui  n*£(liait  pas  moins  qu'à  remanier  une  moitié  de 
l'Europe.  Mais  qu'importe?  Cette  assemblée,  qui  avait  la  préten- 
tion de  représenter  les  peuples,  osait  tout,  et,  selon  l'habitude 
des  corps  délibérants,  elle  se  figura  qu'il  n'y  avait  qu'à  trancher 
les  questions  à  coups  de  décrets. 

Le  débat  s'ouvrit  d'abord  sur  les  droits  fondamentaux,  et  des 
lors  la  logique,  la  poésie,  la  science,  l'enthousiasme  firent  irrup- 
tion :  ce  fut  d'interminables  disputes.  C'était  à  qui  emporterait 
les  applaudissements  des  tribunes,  des  journaux,  les  ovations  de 
la  jeunesse  ;  à  qui  se  poserait  devant  l'univers  comme  le  chef  de 
son  parti.  Ruge  proposait  d'exclure  toutes  les  religions,  tandis 
que  Dolinger  baisait  les  pieds  du  pape.  Les  uns  s'enfermaient 
dans  un  patriotisme  exclusif,  tandis  que  les  autres  aspiraient  à 
se  faire  cosmopolites.;  les  premiers  repoussaient  toute  inter« 
vention  au  dehors  ;  il  fallait  aux  seconds  une  propagande  ar- 
dente. On  exaltait  le  sentiment  national  ;  et  à  coté  l'on  enten- 
dait maudire  et  vilipender  la  Lombardie  ;  on  surexcitait  le  sen- 
timent germanique,  en  même  temps  que  l'on  huait  l'armée  de 
Radetzky. 

Bien  des  questions  qui  semblaient  simples  et  évidentes  en  théo- 
rie se  trouvèrent  en  fait  très-compliquées.  Par  exemple,  on  pro- 
•posa  de  reporter  l'Allemagne  à  ses  véritables  limites,  et  de  leven- 
diquer  tous  les  pays  qui  parlent  l'allemand.  Quoi  de  plus  juste  en 


388  ALLBliAfllIl. 

théorie,  et  en  fait  quoi  de  plus  précis  ?  Mais,  sans  parler  des  pro- 
vinces qui  sont  devenues  françaises,  telle  que  la  Loraine  et  r  Al* 
sace,  que  deviendrait  le  duché  de  Posen  ?  Quederiendraient  toutes 
les  parties  de  l'Autriche  qui  parlent  slave,  magyare  ou  italien? 
Que  faire  de  toutes  les  colonies  semées  sur  les  frontières,  etc.  On 
décide  qu*il  faut  reconstituer  la  Pologne;  et,  en  même  temps, 
on  permet  à  la  Prusse  d'employer  la  force  pour  incorporer  la 
Posnanie.  Le  Limbourg  est  uni  a  la  Hollande  ;  le  SIeswig  et  le 
Holstein  sont  joiots  au  Danemarck  ;  il  faudra  donc  les  ea  arra- 
cher, rions  avons  déjà  dit  comment  ces  deux  duchés  s*étaieut  in- 
surgés contre  le  Danemarck,  qui  ne  put  les  ramener  à  lui  alors 
même  que  le  nouveau  roi  eut  proclamé  la  constitution.  Si  le 
Holstein  pouvait  fournir  quelque  prétexte  aux  réclamations  de 
fAllemagne,  à  quel  titre  aurait  elle  pu  prétendre  à  incorporer 
le  SIeswig?  Le  parlement  de  Francfort  n'en  décida  pas  moins 
que  tous  deux  étaient  partie  Intégrante  de  l'Allemagne,  et  qu*oa 
les  reprendrait  les  armes  à  la  main.  Le  roi  de  Prusse  se  fit  Teiê- 
cuteur  du  décret  et  se  mit  en  campagne;  et  les  duchés  se  virent 
inondés  de  sang.  Le  Danemarck,  de  son  odté,  repoussa  la  forée 
par  la  force.  Ainsi  donc  les  délibérations  académiques  se  ré- 
solvaient en  batailles  ;  il  fallut  que  les  puissances  s'interposas- 
sent et  fissent  accepter  un  armistice.  Mais  Tbistorien  Dahlmann, 
champion  du  teutonismedans  l'assemblée,  s'opposa  à  tout  accom- 
modement :  il  fallait  que  les  duchés  en  litige  fussent  conquis, 
et  que  la  Prusse  remplît  jusqu'au  bout  sa  mission  armée.  &i> 
proposition  n'obtint  pas  la  majorité  ;  mais  la  minorité  se  leva 
en  tumulte,  mit  en  avant  le  peuple,  qui  s'empara  de  la  ville,  en 
criant  que  rassemblée  et  quiconque  avçit  accepté  l'armistice 
avaient  trahi  la  cause  de  l'Allemagne,  la  liberté  et  Thonneur.  Il 
s'ensuivit  des  conflits  sanglants  :  on  égorgea  plusieurs  membres 
du  parlement,  entre  autres  le  prince  de  Lichnowscki  et  le  géné- 
ral Auerwald.  C'est  ainsi  que,  dans  cette  fiitale  année,  toute  ini- 
tiative aboutissait  à  la  guerre,  et  toute  cause  se  souillait  par  des 
assassinats. 

La  paix  rétablie,  les  discussions  reprirent  leur  cours,  visant 
toujours  aux  abstractions,  au  lieu  de  résoudre  les  questions  pra-. 
tiques;  l'hostilité  contre  l'Autriche  alla  jusqu'à  vouloir  qu*une 


ALLEMAGNE.  389 

puissance  composée  de  diverses  natioas  ne  pût  faire  partie  de  la 
Confédération-Germanique  :  il  fallait  donc  ou  cesser  déposséder 
des  provîneesnon  allemandes,  ou  renoncera  ses  sujets  allemands, 
et  se  contenter  de  ses  États  slaves.  Aussi  rAutriche  cherchait* 
elle  tous  les  moyens  d*entraver  les  travaux  de  cette  assemblée  : 
cette  puissance  reprenait  son  assiette  et  retrouvait  ses  forces  ; 
elle  offrait  en  perspective  la  liberté  à  ses  peuples,  et  semblait 
avoir  renoncé  eittièrement  à  son  absolutisme.  Elle  repoussait  de 
toutes  ses  forces  cette  idée  d*une  Allemagne  unitaire;  elle  con- 
sentait bien  à  la  reconstituer,  mais  de  façon  à  ce  qu*elle  fût  forte 
au  dehors ,  en  laissant  à  chacun  de  ses  membres  sont  indépen- 
dance intérieure.  La  Prusse,  de  son  côté,  ne  trouvait  pas  bon  que 
le  parlement  décidât  de  son  sort  ;  les  autres  princes  protestaient 
contre  un  pouvoir  central  qui  menaçait  le  leur.  La  Russie  armait, 
tout  en  disant  qu'elle  ne  ferait  rien  tant  que  la  constituante  se 
tiendrait  dans  de  justes  limites.  Mais  qui  serait  appelé  à  les  dé- 
finir? 

Les  idées  absolues  se  trouvaient  donc  contraintes  de  transiger 
avec  la  réalité.  Ce  fut  la  tradition  cependant  qui  suggéra  Tidée  de 
créer  un  empereur.  Le  parlement  le  nomma,  non  point  héréditaire, 
pas  même  à  vie ,  mais  seulement  pour  six  ans.  Ce  fut  le  roi  de 
Prusse  qui  fut  salué  empereur  i  ainsi  le  voilà  parvenu  à  cette 
hégémonie  (1)  vers  laquelle  il  soupirait  depuis  si  longtemps. 
Mais  l'ambition  ne  l'aveuglait  pas  au  point  de  lui  faire  percTre  de 
vue  combien  ce  titre  pompeux,  mais  nominal,  allait  faire  échec 
à  sa  puissance  comme  roi,  en  faisant  tomber  son  royaume  sous 
la  dépendance  d'un  pouvoir  central. 

La  constituante  avait  servi  en  Allemagne,  comme  le  nom  de 
Pie  IX  en  Italie»  pour  faire  la  guerre  aux  divers  princes,  et  tan- 

(I)  Mot  tiré  du  grec  (  ^y^ijuov,  guide ,  )  et  fort  usité  ,  dans  ces 
derniers  temps ,  par  la  docte  et  universitaire  Allemagne,  pour  désigner 
la  suprémaUe ,  la  domination  à  laquelle  les  deux  puissances  rivales , 
rAutriche  et  la  Prusse  prétendent  dans  la  confédération.  C'est 
ainsi  que  Sparte  et  Athènes  se  sont  disputé  VhégémonU  en  Grèce.  Les 
confédérations  italiques,  celles  de  la  Gaule  offrent  également  l*exein- 
pie  de  divers  États  ou  cités  auxquelles  Vhégémonie  appartenait  to'ir 
4.tour.  (Ah.  R.) 


390  ALLEMAGNE. 

dis  que  leur  existence  se  trouvait  mise  en  question  dans  tes  dis- 
cussions de  cette  assemblée,  le  radicalisme  levait  la  tête  et  vou- 
lait tout  résoudre  par  la  force.  Frédéric  Hecker  et  Gustave  Struve 
avaient  convoqué  leurs  adeptes  à  se  réunir  en  armes  à  Donauers- 
chingen(l5  avril  1849);  les  troupes  du  Wurtemberg  les  mirent 
en  déroute  après  quelques  engagements.  Plus  tard  de  nouveaux 
soulèvements  forcèrent  le  roi  de  Wurtemberg  d'accepter  la  con- 
stitution de  Francfort.  Ce  succès  enhardit  les  autres;  le  grand 
duc  de  Bade  se  vit  expulsé  par  ses  propres  troupes  (mai  1849); 
la  Saxe  tout  entière  s'insurgea  ;  la  Bavière  rhénane  en  6t  autant 
Les  capitales  levèrent  l'étendard  contre  les  princes,  les  chambres 
contre  les  gouvernements.  A  Lauterbach,  sur  les  confins  de  la 
Hesse-Électorale,  on  assassina  le  conseiller  Priuz;  Strave,  Bren- 
tano,  le  polonais  Mieroslawski  accouraient  partout  où  il  s'agissait 
d'attiser  ou  de  défendre  une  insurrection.  La  Prusse  accourait  de 
son  côté  pour  les  réprimer.  Que  devenait  la  foi  que  Ton  avait  eue 
à  un  remaniement  pacifique.^  La  Prusse  finit  par  voir  assez 
clairement  que  son  unité  tant  rêvée  répondait  mal  aux  besoins 
et  aux  désirs  de  TAllemagne,  et  que  des  États  indépendants  ne 
se  résoudraient  guère  au  vasselage  qu'on  leur  destinait.  Goil* 
laume  IV  déclara  donc  qu'il  n'accepterait  la  digoilé  impériale, 
qu'autant  que  les  princes  y  souscriraient;  puis,  finissant  par  voir 
que  cet  empereur  ne  serait  qu'un  fbntôme  (car  on  venait  de  lui 
enlever  le  veto  absolu),  il  refiisa  enfin  d'accepter  le  titre.  H  pro- 
posa la  création  d'un  Ëtat  fédéral,  dont  feraient  partie  ceux  qui 
le  voudraient  bien,  et  il  invita  les  autres  gouvernements  à  en- 
voyer leurs  députés  à  Berlin. 

Ce  fut  alors  que  les  députés  de  la  Prusse  quittèrent  le  parle- 
ment de  Francfort;  il  en  fut  de  même  de  ceux  de  F  Autriche, 
de  la  Saxe  et  autres.  Cette  assemblée  se  vit  mourir.  Il  est  vrai 
que  vingt' neuf  États  avaient  accepté  sa  constitution  ;  mais  ces 
États  étaient  les  plus  petits  derAlleinagne ,  taudis  que  la  Prusse, 
le  Hanovre,  la  Saxe,  formaient  une  alliance  particulière  contrôles 
ennemis  du  dehors  et  du  dedans,  et  pouvaient  établir  une  fédé- 
ration mieux  que  la  constituaute  n'y  serait  parvenue.  Beaucoup 
de  princes  étaient  prêts  à  y  adhérer.  I^  constituante  protesta 
et  en  appela  aux  armes  ;  mais  elle  se  vit  forcée  d'interrompre 


ALLVMÀGIIB.  8dl 

ses  travaux  (  30  mai  ),  et  un  petit  nombre  de  ses  députés  seule- 
ment se  réunirent  à  Francfort,  et  ne  furent  plus  que  la  carica- 
ture de  la  primitive  assemblée.  Inaugurée  sous  les  plus  heureux 
auspices,  elle  fiait  misérablement;  elle  avait  fait  sonner  très-haut 
les  principes  éternels  de  la  justice,  et  elle  se  lança  dans  des  guerres 
injustes;  elle  prétendit  à  la  légalité,  et  aboutit  à  des  soulèvements, 
pour  laisser  plus  divisé  qu*avant  le  pays  qu'elle  avait  la  préten- 
on de  réunir. 

Le  conflit  n'existe  plus  désormais  qu'entré  les  deux  princi- 
pales puissances  :  Fune,  qui  se  considère  comme  éminemment 
allemande,  voudrait  à  ce  titre  conquérir  la  suprématie;  l'autre 
qui  a  naturellement  à  cœur  de  conserver  le  poste  d'honneur 
quelle  occupe  depuis  des  siècles,  et  qui  sent  que  son  individua- 
lité politique  importe  à  l'équilibre  européen,  puisqu'il  devien 
drait  impossible  si  une  partie  de  sa  monarchie  tombait  sous  Id 
dépendance  de  l'unité  germanique.  Considérant  donc  comme 
toujours  en  vigueur  le  pacte  de  1815,  l'empereur  d'Autriche 
convoqua  l'ancienne  diète  à  Francfort,  pour  la  saisir  des  affaires 
communes  à  la  Confédération.  Le  roi  de  Prusse  hésita  à  recon- 
naître cette  réprésentation  traditionnelle  de  l'Allemagne;  il 
penchait  vers  les  idées  populaires;  il  eût  voulu  que  les  petits 
princes  et  les  peuples  eux-mêmes  fassent  repréwntés  dans  la 
diète;  mais  il  eût  été  peu  opportun  de  rompre  avee  l'Autriche, 
alors  que  son  royaume  et  toute  l'Europe  se  trouvaient  ébranlés 
par  des  questions  bien  plus  profondes  que  les  rivalités  politi- 
ques. 

Néanmoins,  l'Autriôbe  et  la  Prusse,  suspectes.l'une  à  l'autre, 
trouvèrent  une  occasion  de  rupture  :  le  peuple  de  la  Uesse  ayant 
chassé  son  électeur,  l'Autriche  prétendit  que  ce  fussent  les  trou- 
pes fédérales  qui  intervinssent  (tour  le  rétablhr,  tandîn  que  la 
Prusse  prit  ombrage  de  cette  marche  des  Autrichiens  sur  sa 
propre  frontière.  Les  Pru.ssiens  marchèrent  donc,  l'arme  au 
bras,  contre  leurs  frères,  comme  ils  auraient  marché  contre  des 
Français.  La  prudence  intervint  encore  une  fois,  et  prévint  le 
conflit  le  plus  imminent. 


392       LÀ  FBÀRCB  BT  LBS  AUTBBS  JÉTATS  BUBOPBEIIS. 


LA  FRANCE  ET  LES  AITTRES  ÉTATS  ECROPÉEIIS. 


Ébranlée  par  les  secousses  du  dedans  et  du  dehors,  la  France 
s^agitait  au  milieu  d*un  malaise  qui  attestait  combien  elle  était 
loin  d'avoir  retrouvé  son  assiette.  Gomme  dans  toute  révolution, 
il  fallut  improviser  un  gouvernement  pour  arrêter  Tanarchie  et 
l'effusion  du  sang  :  gouvernement  qui  n*avait  d'autre  sanction  que 
les  acclamations  de  la  place  publique,  et  pour  point  d^appui  que 
la  foule  tumultueuse,  à  laquelle  on  promettait  un  salaire,  qu'elle 
eût  ou  non  du  travail  !  En  effet,  ce  qui  caractérisa  de  prime 
abord  cette  nouvelle  révolution,  ce  fut  de  voir  un  gouverne- 
ment reconnaître  le  dt^it  de  chacun  à  réclamer  sa  subsistance 
de  l'État.  Cent  vingt  mille  individus  tombèrent  ainsi  tout  à  coup 
à  la  charge  de  la  nation,  réunis  en  ateliers  où  la  discussion 
occupait  plus  que  le  travail.  La  révolution  créa  en  outre,  pour 
sa  propre  défense,  une  nouvelle  milice,  sous  le  nodi  de  garde 
mobile,  qui  se  recruta  parmi  la  jeunesse  des  Êiubourgs;  d'autres 
soldats  improvisés  occupaient  î'hitel  de  ville  :  sorte  de  gardes 
du  corps  du  gouvernement  provisoire.  Mais  les  caisses  se  trou- 
vant blentét  vides  et  toutes  les  ressources  épuisées,  il  fallut  re- 
courir à  un  Impdt  de  45  centimes  sur  les  biens. 

La  déplorable  situation  de  Paris  gagnait  aussi  les  départements; 
chacun  s'apprêtait  à  défendre  son  champ  ou  sa  maison  contre 
l'assaut  des  nouvelles  doctrines  (1).  Les  clubs  retentissaient  d'un 

(1)  Nous  avons  d^  fait  remarqaer  que  ce  fut  Brissot  qui,  le  premiery 
et  avant  fiabŒuf»  fit  entendre  ce  mot  fameux  :  La  propriété,  c'est  un 
vol.  Dans  une  déclaration  de  principes  que  Robespierre  lut  à  la  société 
des  Jacobins  le  21  avril  1793,  Tarticle  XI  portait  :  «  La  société  est  obligée 
de  pourvoir  à  la  subsistance  de  tous  ses  membres,  soît  en  leur  proco* 
rant  du  travail ,  soit  en  assurant  des  moyens  d'existence  j^  ceux  qui 
sont  hors  d^état  de  travailler.  »  C'est  là  ce  que  depuis  on  a  appelé  Tor- 
ganisalion  de  Tindustrie.  Le  philosophe  allemand  Ficbte  avait  proclané 
la  même  doctrine  sous  une  forme  abstraite. 


LÀ  FBANCB  ET  LES  AUTRES  ÉTATS  EUBOPEENS.   393 

bout  de  la  France  à  l'autre.  Une  levée  de  boucliers  eut  lieu  à 
Paris,  et  quarante  mille  hommes  convoqués  par  Blanqui  au 
Cliamp  de  Mars  (  16  avril  )  marchèrent  sur  Thètel  de  ville,  en 
demandant  la  république  démocratique  et  saciale  et  l'organisa- 
tion du  travail  :  les  baïonnettes  de  la  garde  nationale  ûrent 
écliouer  leurs  projets. 

Une  assemblée  constituante,  sortie  du  suffrage  universel,  se 
réunit  à  Paris,  le  4  mai,  sous  la  présidence  du  philosophe  Bû- 
chez; composée  d'hommes  nouveaux  et  sans  expérience,  sen- 
tant le  i)esoin  de  flatter  la  foule,  qui  la  soutenait  de  ses  acclama- 
tîons  ;  tumultueuse  au  dedans,  menacée  au  dehors,  elle  se  mit  à 
l'œuvre  au  milieu  du  déchaînement  des  clubs,  qui  battaient  en  brè- 
che le  gouvernement  républicain,  comme  on  avait  fait  longtemps 
du  régime  monarchique.  La  ruine  du  crédit  qui  frappait  l'indus- 
trie paralysait  des  millions  de  bras  laborieux,  tandis  que  d'au- 
tres, oisifs  volontaires,  prétendaient  subsister  des  deniers  de  TÈ- 
tat,  rois  du  moment  qui  voulaient  vivre  à  la  façon  de  ceux  d'autre- 
fois. De  nouvelles  recrues  affluaient  chaque  jour  à  Paris.  Sous 
prétexte  d'une  démonstration  en  faveur  de  la  Pologne,  les  clubs 
se  mirent  en  campagne  (15  mai),  et  envahirent  l'assemblée; 
une  partie  de  ces  insurgés  se  rendirent  de  là  à  l'hôtel  de  ville,  et 
y  proclamèrent  un  gouvernement  provisoire.Quelques  régiments» 
appuyés  de  la  garde  nationale,  sauvèrent  le  pays  d'une  nouvelle 
révolution.  Mais  ce  temps  d'arrêt  ne  fut  que  d'un  moment.  Les 
ateliers  nationaux  subsistaient  toujours  ;  l'assemblée  essaya  soit 
de  les  dissoudre,  soit  de  leur  assigner  une  destination  et  du 
travail.  Peu  disposés  à  s'y  soumettre,  ils  se  soulevèrent  et  cou- 
vrirent Paris  de  barricades  et  de  sang.  Durant  trois  jours  la 
mitraille  joncha  les  rues  de  cadavres,  ruina  les  édiûces.  L'armée. 
perdit  six  de  ses  généraux  :  plus  qu'il  n*en  périt  dans  la  plus 
meurtrière  des  batailles;  l'archevêque  de  Paris,  s'avançant  pour 
s*entremettre  au  milieu  de  cette  lutte  fratricide ,  trouva  le  mar- 
tyre sur  une  barricade.  Le  parti  républicain ,  qui  gouvernait  la 
France,  prit  contre  cette  révolte  des  mesures  de  rigutnir  devant 
lesquelles  eût  reculé  le  gouvernement  monarchique.  Il  déporta 
sans  jugement  dix  mille  insurgés,  licencia  les  ateliers  nationaux, 
mit  Paris  pendant  six  mois  sous  le  régime  de  l'état  de  siège ,  et 


39-1        LA  FBANCE   ET   LES  A  11  THES   ÉTATS  BUBOPÉENS. 

abandonna  au  général  Cavaîgnac  une  dictature  qui  semblait 
déjà  nécessaire  pour  rendre  à  la  vie  civile  un  peuple  à  qui  ta 
veille  la  liberté  constitutionnelle  la  plus  large  ne  suffisait  pas. 

L*assemblée  coniftMia ,  sous  la  proleetion  des  baïonnettes ,  à 
compiler  tant  bien  que  mal  sa  constitution ,  qui  fîit  proclamée 
le  12  novembre.  Par  le  fait,  il  en  sortit  un  régime  bien  moins 
propre  h  initier  le  monde  aux  avantages  du  gouvernement  dé- 
mocratique qu*à  servir  de  texte  è  tous  les  ennemis  du  système 
républicain.  Mettant  une  fois  encore  les  mots  à  la  place  des 
choses,  on  déclara  que  la  France,  disposant  librement  d'elle- 
même,  se  constituait  en  république,  afin  de  pouvoir  marcher 
plus  à  Taise  dans  les  votes  du  progrès  et  de  la  civilisation.   La 
souveraineté  repo^sn  dans  Puniversalité  des  citoyens  ;  tout  Fran- 
çais âgé  de  vingt  et  un  an  se  trouva,  sans  condition  de  fortune, 
Jéclaré  électeur,  et  concourut  h  Télection  des  députés  ;  rassem- 
blée, nommée  pour  trois  ans,  composée  de  sept  cent  cinquante 
meilibres ,  se  renouvelait  int^alement.  Le  pouvoir  exécutif 
était  confié  à  un  président,  élu  par  le  suffrage  universel  pour 
quatre  années;  il  n'était  rééligible  qu'après  un  intervalle  de 
quatre  ans.  Un  conseil  d*État  présidé  par  le  vice-président  de  la 
république,  devait  être  consulté  sur  les  projets  de  loi;  il  se 
composait  de  quarante  membres  nommés  par  rassemblée  na- 
tionale pour  six  ans.  Dans  la  dernière  année  seulement  de  la 
législature,  rassemblée  pouvait  décider  s*il  y  avait  lieu  de  mo- 
difier la  constitution. 

L'f^lectiou  du  président  se  trouvait  donc  remise  au  vote  de  la 
nation.  Le  parti  républicain  se  flattait  de  faire  triompher  le  gé- 
néral Cavaignac,  a  qui  on  rapportait  le  mérite  d*avolr  sauvé  Tordre 
et  empêché  la  république  de  se  déshonorer  par  le  pillage  et  le 
meurtre.  IMais  n*est-ce  pas  comme  une  fatalité  commune  â 
toutes  les  crises  révolutionnaires  de  rendre  bien  vite  odieux  qui- 
conque possède  quelque  lambeau  de  pouvoir?  La  France  est 
d'ailleurs  travaillée  par  un  incurable  besoin  de  nooveantésdans 
les  personnes  comme  dans  les  choses ,  auquel  le  TOte  universel 
ne  se  prête  que  trop  bien.  Un  nom  dont  la  multitude  était  restée 
idolâtre,  fut  plus  fort  que  tous  les  efforts  improvisés  d*une  ré- 
publique accidentelle ,  et  sur  7,827,345  votants,  Louis-Napoléon 


LA   PBANGB  BT  LES   AIJTBES  ÉTATS  EUBOPEEKS.        390 

Bonaparte  obtint  6,048^872  suffrages.  Ainsi,  au  moment  où  Ton 
venait  dWfaoer  toute  distinction  de  naissance ,  et  jusqu'au  sou- 
venir d®  id  royauté ,  la  nation  remit  ses  destinées  aux  mains 
d*un  homme  qui  ne  lui  était  connu  alors  Aue  par  son  titre  de 
prince  et  ce  nom  de  Bonaparte  si  plein  de  prestiges  à  ses  yeux. 
La  république  dès  lors  ne  fut  plus  qu*un  nom  >  et  ne  consista 
plus  que  dans  un  clief  élu  et  responsable* 

Ainsi  se  trouvèrent  en  présence  deux  pouvoirs  de  pareille  ori- 
gine, entre  lesquels  il  ne  pouvait  manquer  de  surgir  maints  con- 
flits, sans  qu'on  y  jjût  porter  remède  :  les  représentants  ne  pouvant 
déposer  le  président,  et  celui-ci  ne  pouvant  dissoudre  l'assemblée. 
De  là  de  continuels  embarras  dans  Fadministration  ;  à  tout  mo- 
ment le  peuple  était  mis  en  mouvement  pour  renouveler  quel- 
que élection  >  détourné  du  travail  et  tenu  dans  une  ablution  tel- 
lement incessante  et  fatale,  que  l'assemblée  sortie  de  ce  vo.'o 
universel  se  crut  dans  la  nécessité  d'éliminer  du  corps  électoral  les  ^ 
individus  frappés  dequelquecondamûaliou,  les  ouvriers  sans  do- 
micile fixe  et  tout  le  bataillon  volant  de  l'anarcbie  (  1 2  mai  1 850  ) . 
On  la  vit  durant  deux  années  occupée  à  détruire  l'œuvre  de  48, 
à  rétablir,  sous  le  coup  de  la  nécessité,  les  iilipôts  qui  avalent  été 
abolis  pour  capter  la  faveur  populaire,  tel  que  l'impôt  des  bois- 
sons, rendreau  pouvoir  judiciaire  son  indépendance,  relever  le 
crédit,  qui  avait  péri  sous  les  menaces  d'expropriation,  rouvrir 
les  sources  de  la  prospérité  nationale  affectée  à  ce  point  que , 
dans  la  seule  année  48,  on  avait  vu  les  dépenses  s'accroître  de 
26d  millions  et  demi.  Mais  tsomment  rétablir  Téquilibre  dans 
des  finances  dérangées  à  ce  point  ! 

Au  début  de  la  nouvelle  révolution,  la  France  semblait  vou- 
loir entraîner  par  ses  enseignements  l'Europe  sur  ses  pas  ;  et,  de 
fait,  elle  n^épargna  rien  pour  activer  l'embrasement  général,  mais 
en  agissant  sous  main,  à  la  façon  des  sociétés  secrètes  !  'Cepen- 
dant, prompte  à  sedémentir,  la  révolu  l  ion  ne  tira  point  l'épée  pour 
ctfux  qu'elle  avait  entraînées  par  son  exemple.  Aussi  perdit-elle 
bientôt  les  sympathies  des  peuples  voisins.  Tandis  que  ces  peu- 
ples luttaient  pour  leur  nationalité  ou  leur  émancipation ,  la 
France  se  consumait  en  brigues  intestines,  en  rivalités  de  parti, 
en  conflits  d'ambition.  On  vit  après  février  ce  parti  libéral,  ad- 


soc        LA  FRANCE  ET   LES  AUTRES  lÉTATS  EDEOPÉElfS.  , 

versaire  acharné  des  nobles  et  des  prêtres,  leur  tendre  la  main 
pour  affronter  de  concert  le  péril  commun.  Ceux-là  qui  avaient 
sapé  toutes  les  bases  du  pouvoir  monarchique  proclamèrent 
leur  repentir.  On  qualifia  hautement  de  surprise,  de  catastrophe, 
de  coup  de  main,  cet  établissement  d'une  république  à  laquelle 
la  nation  ne  s'était  résignée,  disait-on,  que  par  l'appréhension  dej 
quelque  chose  de  pire.  j 

Au  sein  de  l'assemblée  elle-même  bouillonnait  le  parti  socia- 
liste. Ce  qu'il  voulait,  ce  n'était  pas  seulement  le  vote  universel 
en  matière  politique  :  il  demandait  également  pour  tous  la  jus- 
tice, rinstruction,  Fabolition  des  taxes  indirectes;  prétendant  re- 
porter toutes  les  charges  sur  la  propriété  foncière,  qu'il  entendait 
soumettre  à  l'impôt  progressif.  Les  hommes  politiques  n'aperce- 
vaient au  fond  de  ces  théories  que  l'anéantissement  de  Tindus- 
trie,  une  prime  offerte  à  la  paresse,  h  l'insouciance,  au  détriment 
du  travail  et  de  la  prévoyance,  la  ruine  infaillible  du  capital  so- 
cial, alors  que  les  efforts  privés  ne  tendraient  plus  à  l'accroître; 
enfîn,  la  perpétuité  de  l'anarchie  et  la  destruction  de  toute  li- 
berté ,  du  moment  que  ce  despote  sans  égal  qu'ils  intitulaient 
TËtat  se  chargerait  de  tout  faire,  de  tout  prévoir,  de  disposer 
de  tout  ;  car,  déchargeant  le  peuple  de  la  responsabilité  de  ses 
propres  actes,  ils  le  tenaient  pour  incapable  de  se  diriger  dans 
ses  choix,  incapable  aussi  de  tous  les  devoirs,  et  ne  pouvant  être 
mu  qu'à  la  façon  des  automates. 

Tous  ces  problèmes ,  bons  à  débattre  entre  philosopM»  et 
économistes,  étaient  tombés  dans  le  domaine  d'un  public  im- 
patient d*en  voir  sur-le-champ  l'application  ;  ce  qui  pour  beau- 
coup ne  consistait  qu'à  spolier  les  riches  au  profit  des  pauvres, 
et  à  bouleverser  toutes  les  positions.  En  vain  niait-on  que  ce 
cri  sauvage  eût  jamais  été  poussé  :  ces  assurances  ne  pouvaient 
endormir  les  gens  paisibles,  c'^t  à-dire  le  plus  grand  nombre, 
lequel  s'effrayait  de  plus  en  plus  de  voir  traduire  ces  idées  en 
notes  de  violence,  et  demandait  qu'on  y  mît  un  frein.  Le  signai 
fut  donné  par  les  socialistes  de  l'assemblée  (  1 1  juin  1849)  :  ils 
accusèrent  le  gouvernement  d'avoir  abusé  du  pouvoir  qu'il  avait 
dans  les  mains  pour  étouffer  la  république  romaine,  et  ils  pro- 
testèrent par  Torganede  Ledru-Rollin,  «  prêts  à  défendre,  dirent- 


LA  FBANCB  ET  LBS  AUTBBS  ÉTATS.  EUROPÉENS.      397 

ils,  la  constitution  les  armes  à  la  main,  v  Ce  cri  retentit  aussitAt 
dans  la  rue,  et  provoqua  un  nouveau  soulèvement.  Cette  fois 
encore  il  fut  réprimé  par  les  armes,  et  n'aboutit  qu'à  des  empri** 
sonnements  et  à  des  exils.  Mais  Tagitation,  calmée  à  la  surface, 
se  perpétua  dans  les  profondeurs  de  la  société.  Ce  fut  alors  que 
le  président  déclara  «  que  ceux-là  étaient  les  ennemis  implacables 
de  la  république,  qui  obligeaient  de  changer  la  France  en  un 
camp,  et  de  convertir  tous  les  moyens  de  progrès  en  préparatifs 
de  défense.  >  Et  cependant  on  avait  dit  qu'avec  le  sulûrage  uni- 
versel toute  violence  deviendrait  impossible,  et  que  chacun,  pou- 
vant y  exprimer  légalement  sa  propre  volonté,  n'aurait  plus  de 
raison  de  recourir  aux  armes. 

Pour  opposer  une  digue  au  torrent ,  les  différentes  fractions 
du  parti  de  l'ordre  s'unirent  dans  le  seul  but  de  le  sauver,  mettant 
à  l'écart  pour  le  moment  leurs  souvenirs  et  leurs  espérances* 
Mais  les  partis  modérés  sont  toujours  inhabiles  contre  les  as- 
sauts  de  la  place  publique  ;  inhabiles  dans  leurs  moyens  politi- 
ques, qui  ne  consistent  jamais  qu'en  expédients  du  moment  ;  inha- 
biles dans  leur  langage,  où  le  respect  humain  déguise  la  vérité; 
alors  que  les  partis  avancés  s'adressent  aux  passions,  oblitè- 
rent les  intelligences,  diffament  leurs  adversaires  dans  leurs 
prédications,  dans  leurs  libelles  répandus  par  milliers  jusqu'au 
fond  des  campagnes  ;  enfin  au  moyen  de  toute  cette  rhétorique 
sophistique  qui  cherche  bien  moins  le  vrai  que  les  applaudisse- 
ments de  la  foule. 

Le  reste  de  l'Europe  se  ressentit  plus  ou  moins  de  la  se- 
cousse. La  Belgique  jouissait,  depuis  1830,  d'une  constitution 
qui  lui  assurait,  sous  le  nom  de  monarchie ,  toutes  les  libertés 
d'une  république,  et  faisait  la  part  la  plus  large  aux  communes. 
C'était  la  nation  elle-même  qui  se  gouvernait;  le  roi  n'était 
que  l'exécuteur  des  volontés  nationales  :  la  couronne  n'était 
qu'une  sorte  d'ornement  dans  la  constitution  belge.  La  loi 
électorale  subit,  en  juin  1847,  un  changement  qui  enleva  la 
prépondérance  au  parti  désigné  alors  sous  le  nom  de  catholi- 
que. Ce  parti ,  après  avoir  été  le  fondateiur  de  la  liberté ,  enten- 
dait la  préserver  de  tout  excès.  C'était  sous  cette  administra- 
tion que  la  Belgique  avait  vu  consolider  ses  institutions,  et  qu'elle 

ni8T.  DE  CENT  ANS.  —  T.   IV  3'l 


398   LA  rBANCE  ET  LES  AUTBBS  BTATS  EUB0PÉER8. 

était  parvenue  à  une  prospérité  matérielle  jusqae-là  sans  exem* 
pie  ;  mais  ses  adversaires  Taceusaient  d^aspirer  à  une  prépon- 
dérance qui  finirait  par  se  résoudre  en  théocratie.  Pois  des  cir- 
constances fortuites  vinrent  mettre  à  nu  de  grandes  misères 
cachées  sous  cette  surfece  brillante.  Le  fléau  du  paupérisme 
décimait  surtout  les  Flandres ,  pays  manufacturier,  et  exposé 
par  là  à  toutes  les  crises  de  l'industrie.  Le  ministère  de  Theux 
échoua  dans  tous  les  remèdes  auxquels  il  eut  recours.  Le  mou- 
vement commercial  était  arrêté,  comme  le  crédit  ;  les  manufao- 
tgres  chômaient,  tous  les  hôpitaux  étaient  encombrés;  et  la  fa- 
mine était  à  ce  point  que  Ton  vendait  comme  aliments  les  chiens 
et  les  chevaux  morts.  En  de  telles  extrémités ,  il  est  d*u6age 
que  chaque  parti  impute  le  mai  à  ses  adversaires.  Les  libéraux 
réussirent  à  faire  tomber  tout  le  poids  de  la  colère  publique  sur 
les  catholiques,  les  accusant  surtout  d'avoir  laissé  établir  des 
monastères.  Le  parti  libéral  profita  de  Toccasion  pour  faire 
abaisser  à  vingt  florins  le  cens  électoral ,  ce  qui  changea  la  si- 
tuation Tespective  des  partis  dans  les  chambres.  Les  campagnes, 
soumises  à  l'action  des  propriétaires ,  des  cultivateurs  et  du 
clergé,  virent  leur  influence  supplantée  par  celle  des  villes,  que 
le  parti  libéral  faisait  mouvoir. 

La  Belgique,  constituée  en  royaume  par  la  révolution  do  1830, 
dut  ressentir,  avant  le  reste  de  TRurope,  le  choc  des  événements 
de  1848  :  le  parti  révolutionnaire  se  flattait  d*y  installer  la  ré- 
publique en  un  tour  de  main  ;  mais  une  bande,  accourue  de 
France  pour  révolutionner  le  pays,  s'y  trouva  repoussée  de 
prime  abord  par  le  bon  seus  populaire,  qui  n'entendait  point  lâ- 
cher des  avantages  réels  pour  courir  après  des  chimères.  Leroi, 
cette  fois  encore,  se  montra  tout  disposé  h  abdiquer,  dans  le 
eas  où  ce  parti  semblerait  profitable  au  pays.  Mais  la  Belgique 
tremblait  déjà  de  se  voir  absorbée  par  la  France  :  aussi  se  serra- 
t*elle  plus  fortement  contre  son  roi.  Léopold  sévit  raffermi  tout 
à  coup  par  la  confiance  générale,  par  ce  motif  qu'il  n*en  avait 
jamais  abusé,  et  n'avait  point  substitué  sa  volonté  personnelle  à 
l'opinion  publique. 

La  Hollande  tressaillit  de  même  à  la  nouvelle  des  événements 
de  1848,  et  le  roi  chercha  son  salut,  non  dans  des  répressions 


LA  PHANGB  ET  LES  AUTEES  BtATS  EUBOPl^ENS.   399 

sanglantes ,  mais  dans  des  concessions  opportunes.  Il  fit  choix 
d*un  ministère  plus  libéral ,  il  réforma  la  charte,  en  définissant 
pins  clairement  les  dogmes  constitutionnels,  en  faisant  dispa- 
raître les  privilèges  aristocratiques  que  la  charte  de  1815  con- 
sacrait ;  une  seconde  chambre  fut  ajoutée  aux  états-^généraux  ; 
elle  se  composa  de  députés  élus  directement  par  les  censitaires 
et  nommés  pour  quatre  ans,  dans  la  proportion  d'un  représen^ 
tant  pour  quarante-cinq  mille  habitants.  Les  membres  de  la 
première  chambre  devaient  être  élus  pour  neuf  ans  par  les  prin- 
cipaux contribuables  et  les  états  provinciaux.  La  presse  fut 
affranchie,  le  droit  d^association  proclamé,  la  liste  civile  ré* 
duite  à  un  million  de  florins.  Ces  concessions  prévinrent  tout 
désordre  grave  ;  et,  quant  aux  prétentions  de  l'Allemagne  à 
$*incorporer  le  Limbourg  et  le  Luxembourg  ^  elles  restèrent 
pendantes  devant  le  parlement  de  F'rancfort. 

Isolée  de  l'Europe  depuis  la  chute  des  Bourbons,  TËspagne, 
sous  le  coup  des  événements  de  1848 ,  courait  le  risque  de  re- 
tomber au  pouvoir  des  factions  ;  mais  le  gouvernement  avait  pour 
chef,  à  cette  époque ,  un  général  dont  la  main  ferme  contint 
tous  les*partis,  sans  avoir  besoin  de  porter  atteinte  aux  libertés 
publiques  ;  et  la  tranquillité,  qui  est  devenue  pour  ce  pays ,  si 
longtemps  bouleversé ,  le  premier  des  besoirf^,  le  mit  à  même 
de  tirer  parti  de  tous  les  dons  que  la  nature  prodigue  à  ses  ha- 
bitants. Au  dehors,  l'Espagne  a  profité  de  l'occasion  qui  s* est 
offerte  à  elle ,  de  renouer  ses  rapports  avec  la  diplomatie  eu- 
ropéenne, en  contribuant,  par  l'envoi  de  quelques  bâtiments, 
au  rétablissement  du  pontife  romain.  Mais  il  lui  a  fallu  faire 
un  effort  plus  sérieux  pour  sauvegarder  sou  importante  colonie 
de  la  Havane,  que  les  États-Unis  convoitent  et  menacent  ou- 
vertement. 

La  Grèce  reconstituée  n'a  cessé  de  voir  son  existence  troU'^ 
blée  par  les  rivatttés  et  les  intrigues  des  autres  gouvernements  ; 
elle  est  restée  debout  néanmoins,  comme  pour  attester  que  des 
maux  effroyables  et  qu*une  oppression  séculaire  ne  peuvent 
étouffer  complètement  la  vie  d'un  peuple. 


400      LA  FBANCB  ET  LES  AUTRES  ÉTATS  EUROPEENS. 

Il  appartenait  à  un  historien  philosophe,  en  touchant  à  la  Gn 
de  son  récit,  de  reporter  son  regard  en  arrière,  et  d'exprimer 
ici  sur  Tensemble  des  événements  un  vaste  et  dernier  jugement. 
C'est  ce  qu'a  fait  M.  C.  Cantu,  en  terminant  par  une  conclusion 
son  Histoire  de  cent  ans.  Mais  ce  résumé  philosophique,  nonobs* 
tant  son  caractère  élevé,  est  écrit  à  un  point  de  vue  particulière* 
ment  italien.  En  outre,  les  événemenU  qui  se  sont  accomplis  en 
France  et  en  Europe,  depuis  l'année  1850,  ont  dû  faire  perdre  à 
cette  conclusion-une  partie  de  son  opportunité  et  de  son  intérêt. 
Ces  considérations  ont  déterminé,  bien  qu'avec  regret ,  le  tra- 
ducteur  à  omettre  ces  dernières  pages  qui  terminent  si  heureu* 
sèment  l'ouvrage  italien.  (  An.  R.  ) 


FIN  au  QUATIUÈUE  ET  DERNIER  VOLIJIB. 


TABLE. 


Pages 
Empire  Brttanniqae. f 

Colonies  anglaises.  —  Inde 4! 

La  Chine 79 

Encore  rAnglelerre g9 

Populalious  barbares,  voyages,  commerce,  industrie,  colonies,  géogra* 

phie. 108 

Sdetioes.  —  BlatbémaUques  et  Physique. ; 463 

Astronomie. 180 

Chimie 492 

Histoire  naturelle. 30S 

Médecine 217 

Applications. 229 

Philosophie. Sifli 

Sciences  sociales. •...•••.•• 274 

Béronnes  et  aniélioratSoBs 807 

Améliorations  rêvées.  —  Socialisme. 315 

Espérances  de  l'Italie. S5 

liévolution  française  de  4848 SkO 

Revers  des  Italiens. S35 

L*  Autriche 57i 

Allemagne , % S84i 

La  France  et  les  antres  Btaliauropéenk  •• 392 


FIN  DE  LA  TABLE. 


çwose^e 


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