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OB
CENT ANS
TOME III
TYPOGIIAFBtE DE H. FIRMIlf DIDOT. — MBSHIL (GURI).
HISTOIRE
DE
CENT ANS
1750-1850
(HUTOIIIE, WIRNCES, UTTÉHATime, BEAUX-ARTS )
PAR CÉSAR CANTU
Tiaduît de l'itaUeiif aveo noies et observations
PAR AMÉDÉE RENÉE
cxnrrmuATnjii de L'HiUoire det Franfah et Sitmondi
TOME TROISIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET C"
mPftlHEURa DB L'»8TITtrr, RUE JAOOB, 50
4860
t •
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A' '
HISTOIRE
DE CENT ANS
EMPIRB TCnC
LVmpire turc a traversé les siècles en dehors do droit com-
mun des nations européennes : ce n*est rien de plus qu*une
horde armée qui , ayant dressé ses tentes dans les plus belles
contrées de TEurope et de TAsie , fait peser Tignorance et la
servidide sur de Téritables nations. Tout ce que nous regardons
comme barbarie, et que nous nous gloriGons d'avoir répudié,
subsiste en Turquie. La propriété y est mal assise , puisque
le maître unique du sol est le sultan , à qui les biens revien*
oeot totalement h défaut d'héritiers , et partiellement s'il en
existe. Les magistratures sont données à qui les paye; on
acbète les témoins ; on enlève les femmes pour en peupler le
harem , les jeunes garçons pour en faire des eunuques ou des
koglans. Les TOrcs, qui n'ont point pris racine sur le sol , et
qui ne se sont jamais élevés à la vie de nation , rançonnent ces
contrées, où l'organisation municipale qui a survécu n'a cessé
d'entretenir le désir et le besoin de l'indépendance. Ce qui les
maintient, c'est que leur pouvoir central est supérieur aux lois
anarebiques des opprimés, qui, même en s' insurgeant, restent
isolés et affoiblis par leurs passions.
La force matérielle et le fanatisme , qui donnerait dans l'o-
rigine tant d'énergie à l'empire turc , seraient actuellement les
seuls éléments de régénération ; mais comme ces moyens répu-
gnent à toute civilisation , la décadence devient de jour en jour
plus évidente. Quelles réformes opérer là où la religion est la
■IST. DE CE5T ANS. — T. ilU t
2 EMPIBE TUBC.
loi , là OÙ lutte le pouvoir militaire des janissaires, associé à
la puissance religieuse des ulémas > ?
On attribue au sultan Amurat F^ Tinstitution de cette milice
des janissaires (1889), armée permanente à une époque où
aucun prioee d'Europe n*en possédait. Il la composa d'enfants
enlevés aux chrétiens; politique odieuse mais habile, qui rompait
pour ces soldats tout lien de famille et de patrie, pour les affec-
tionner uniquement au drapeau. Cet étendard de couleur rou^e
portait le croissant d'argent, à côté du cimeterre d'Omar. Les
janissaires, quand ils étaient mécontents, se rassemblaieut
autour de la marmite et la renversaient : c'était le signe de la
révolte. Leur nombre se borna d'abord à mille ; ils furent douze
mille sous Mahomet II, vingt mille sous Soliman; ce nombre
doubla sous Mahomet IV: ce fut alors qu'ils devinrent omni-
potents. Depuis la fin du dernier siècle, ils ne se recrutèrent plus
de jeunes chrétiens, mais uniquement parmi les enfants ou
parents de janissaires, ce qui les fit plus unis et plus forts. En
campagne, ils vivaient, comme toute l'armée, aux dépens du
pays; en temps de paix, douze mille d'entre eux recevaient une
faible solde; les autres s'équipaient et s'entretenaient à leurs
frais, lis étaient en conséquence obligés de travailler comme
boulangers, comme savetiers, comme bateliers. Ils avaient par
là des rapports fréquents avec le peuple , ce qui les rendit très-
redoutables dans les émeutes qui coûtèrent la vie à cinq sultans,
< LMiistorien, qui raconte plus loin le sanglant épisode de la destracf ion
des janissaires, nMgnore pas que cette milice hostile à toute innovation
a complètement disparu depuis 1826, ainsi que Tordre des Becktachis,
derviches fanatiques liés avec les Janissaires par leur origine et leurs
institutions, et qn*ils ne comptent plus en conséquence parmi les obsta-
des que les réformes peuvent aujourdMiui rencontrer dans Tempire turc.
L'historien apprécie bien, en général, ce qu'il y a de pen compatible
entre les principes de la civilisation européenne Introduits en Turquie,
et les traditions religieuses et politiques dont ce pays a vécu jusqu'à
nos jours : le tableau nous paraît cependant un peu trop chargé sous
ce rapport ; et les idées de progrès et d'humanité , qui sont à Tessai
sous le jeune successeur de Mahmoud, mériteraient, il me semble, plus
d'encouragement et de sympathie. (Am. R.)
EMPIBB TUBC. 3
et Je trdoeà plusieurs autres. Cependant ilsn*en pesaient pas moins
sur la population, et oh les vit parfois mettre en réquisition tous
les charpentiers et maçons de Constantinople pour se faire bâtir
une caserne , ou pour construire et orner quelque riche ma-
gasin. Parmi les privilèges qu'ils s'étaient arrogés, il y avait celui
de brûler et de broyer le café , que toute la ville était obligée
d'aller acheter dans un même lieu.
Après que la bataille de Lépante eut abattu les forces de
Tempire, les sultans, cessant d'être guerriers, se (irent dévots :
alors les ulémas s'entendirent avec les janissaires, ils encoura-
gèrent leur licence , leur rapacité , et préparèrent avec une
longue habileté tous les coups que cette troupe devait frapper.
Au commencement du siècle, on comptait dans Constantinople
eioq mille quatre cent quatre-vingt-cinq mosquées : on peut juger
par là du nombre des prêtres et de la puissance de oe sacerdoce.
L'empire turc avait des finances, sinon mieux ordonnées, du
moins plus riches que celles des autres puissances européennes.
le miri, ou trésor public, était alimenté par la capitation, qui se
paye, à partir de quatorze ans, par le produit des salines et des
domaines de la couronne, par les impôts sur le café, sur le tabac,
sur les drogueries. Le kasna , ou trésor privé , percevait les
tributs des hospodars de Moldavie, de Yalachie et de Raguse,
les impits de l'Egypte , dix pour cent sur les ventes de biens-
foods , les amendes , les confiscations et les successions en
déshérence.
Les troupes turques supportaient mieux les fatigues militaires
que les armées européennes ; elles attaquaient avec impétuosité,
résistttent avec opiniâtreté, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d*espoir
de vaincre; mais cet espoir perdu , elles se dispersaient sans re-
tour. Comme la Russie, l'Autriche et la Prusse, la Turquie
avait pour base son organisation militaire.
Parmi les princes les plus fameux de son temps, on peut
<^Iasser Mustapha (1757), fils d'AchmetlII. Instruit par le mal-
li^ur, formé par les leçons de son père, il s'était encore fortifié
par l'étude et la réflexion. Il donna sa confiance à Méhémet-
l^^giûd, pacha d'Egypte, l'un des meilleurs vizirs de la déca-
dence, qui fit des réformes opportunes et rétablit les finances.
4 EMPIRE TriRC.
Mais, rigide observateur de la loi, Mustapha faisait exécuter
avec une sévérité implacable les ordonnances somptuaires de
Tempire: en se promenant par les rues, suivi du bourreau , il
lui donnait à étrangler ceux qui portaient de trop riches vête-
ments. Si le peuple, accoutumé aux profusions de Mahmoud,
l'accusait d'avarice , il répondait que Ton verrait le contraire à
l'occasion. En effet , il répara les routes et les ponts , fonda
des écoles et des bibliothèques , flt traduire en turc les Jpho-
rismes de Boerhaave et le Prince de Machiavel , avec la réfu-
tation de ce livre par Frédéric II : il prononçait lui-même des
discours dans les académies.
11 sentait la décadence de l'empire, et y portait les mains de
tous côtés. Indigné des cessions de territoire faites à b Russie
et à rAutriche , il voulait la guerre , par sentiment religieux ;
mais Raghib l'arrêta , en lui opposant les décisions des ulémas,
et les énormes dépenses auxquelles il fallait faire face. Déjà
l'empire semblait se disloquer de toutes parts. De temps à autre,
quelques pachas ou bien les mameluks d'Egypte refusaient obéis-
sance ; et la Porte n'était pas assez forte pour les dompter. —
Catherine II essaya de porter les derniers coups à cet empire ; elle
s'empara de la Grimée, et menaça de près Constantinople ; Jo-
seph II, de son cdté , lui fît une guerre qui coûta à l'Autriche
trois cent millions et cent mille hommes. I^éopold , son suc-
cesseur, conclut la paix à Szistova ( 4 août 1791 ) ; l'Autriche
restitua ses conquêtes , notamment la Valachie et la Moldavie.
Les prisonniers de guerre furent rendus sans rançon par la
Porte; ce qui ne s'était point vu encore, et ce qui était con-
trat re aux idées religieuses des musulmans.
La Turquie cependant n'était point heureuse par les armes :
les Russes , commandés par Souvarow, gâchèrent du terrain;
enfin elle entra aussi en négociations avec eux. La paix de Jassy
( 1792 ) établit le Dniester pour limite entre les deux empires. La
Russie abandonnait ainsi la Bessarabie , Bender, Akkerman ,
Kilia, Ismaïlov et la Moldavie; la Porte se portait garante contre
les pirateries des Barbaresques et les incursions des Tartares.
Les ulémas avaient beau promettre le paradis à ceux qui étaient
tués en combattant, les échecs militaires entretenaient parmi les
BIIPIBE TUBC. 5
BonliDaDS un mécontentement qui se traduisait par de con«
lîDDds incendies. Séiim qui ayait succédé à Mustapha , devenu
faoueheet soup^nneiix , n'osait presque plus sortir de son pa-
laii. Sous ce règne, les Français, les Anglais et les Russes firent
ensemble ou tour à tour la guerre à cet empire affaibli , et
toojowB flottant dans ses amitiés. Napoléon chercha à le tirer de
h torpenr et à réTeiller ses souvenirs belliqueux ' , sans s*in-
qniâer de mettre TEurope en feu et la civilisation en péril ,
powu qu'il fît trembler ses ennemis. Mais il y employa des
oojeDS peu propices , tels que la presse et le récit de ses ba-
tsillcs. Il ne fit qu'effrayer ceux qu'il voulait encourager, sans
empêcher les Russes d'attaquer la Porte comme alliée de la
Fnnce, et de pousser leurs conquêtes jusqu'à Ismaïl, ce qui
leurvahitla paix avantageuse de Jassy. Quand il voulut endormir
Aleiandre sur ses usurpations, Napoléon convint avec lui secrè*
tement, à Tilsitt, « d'arracher aux vexations delà Porte les pro-
vinces d'Europe, excepté Constantinople et la Roumélie. »
Sélîm, devant cette décadence , sentit la nécessité d'une ré-
forme. Voyant que le despotisme , les muets , les poignards
n'avaient pas garanti ses prédécesseurs , il songea à se procurer
une armée et des finances. Il mit en conséquence un impôt sur
le vin , et organisa à edté des janissaires une nouvelle milice,
qui fit dignement ses preuves au siège d'Acre. Mais les ulémas
jetèrent les hauts cris ; leurs amis les janissaires s'en mêlèrent
bientôt, irrités de ce que Sélim voulait les tenir en bride, et
pousser les Turcs dans les voies de la civilisation. Renversant
donc leurs terribles marmites ( 1807), ils portèrent la flamme
et le massacre dans Constantinople. Le sultan les excommunia ,
et fit marcher contre eux les troupes de quarante pachas ; mais
les janissaires restèrent les plus forts, et, après avoir déposé le
sultan philosophe , ils abattirent ses institutions et firent tomber
les têtes de ses ûvoris. Mustapha^ Baîrakdar (porte-étendard),
pacha de Routchouk, accourut à G)nstantinople , suivi de ses
disait à Saiote-Hélène quMl écriTit à Sélim : « SulUn ,
son de ion sérail , mets-toi à la télé de tes troupes , et recommenee les
bavi jours de la monarchie. »
1.
6 BMPlfiB TUBCi
soldats , et , ayant frappé les chefs de la révolte, il allait rétablir
Sélim sur le trône, quand il le trouva assassiné. Alors il fit
ceindre le cimeterre a Mahmoud, neveu du sultao, et commença
à gouverner avec autant de force que de sévérité. Bientôt le
parti janissaire se releva en fureur, et proclama Mustapha IV ;
mais Baïrakdar fit étrangler ce prince; puis, mettant le feu à
un magasin à poudre, il s'ensevelit sous les débris avec les chefi
de la révolte (28 juillet 1808).
Mahmoud était resté jusqu'à vingt-deux ans livré aux femmes
et aux ulémas, éducation habituelle des futurs empereurs ; mais
la captivité de Sélim , devançant pour lui les leçons de Texpé-
rience , lui inspira la haine des janissaires et le goût décidé des
innovations. Doué d'autant de qualités que son prédécesseur,
et d'une plus grande fermeté, il choisit de bons ministres, mul-
tiplia les vengeances et les châtiments, et se promit d'abattre
toutes résistances.
Les difficultés étaient grandes à son déhut. La Perse hostile
avait poussé le pacha de Bagdad à la révolte ; les Wahabites
lui avaient arraché la Syrie et l'Arabie; les armées russes cou-
vraient les rives du Danube et du Kouban ; la Bosnie et la Servie
étaient en armes ; Ali , pacha de Janina , favorisé par l'Angle-
terre , tentait de lui enlever l'Albanie et les îles Ioniennes. A
l'intérieur, il n'y avait ni trésor, ni soldats, ni confiance; les
janissaires étaient courroucés , les ulémas hostiles. La fortune
le seconda d'abord: il recouvra les clefs des villes saintes de
l'Arabie, comprima les pachas turbulents de W'iddin et de
Bagdad , réduisit au silence les Afghans , soumit les mameluks
à la discipline , et répandit dans l'armée une nouvelle vie ; il ter-
mina'la longue guerre de Moldavie par la paix de Boukharest ,
conclut un traité avec la Russie, que menaçait un ennemi plus
fort, en renonçant aux villes et aux districts situés sur la rive
gauche du Pruth; enfin il s'appliqua à des améliorations inté-
rieures, pendant qu'il n'avait rien à redouter de la part de la
Russie ni des autres puissances, occupées à se défendre contre
Napoléon.
Le zèle religieux se refroidissait par l'influence , si faible
qu'elle fut, des idées de la révolution , par l'effet des victoires
EMPIBB TUfiC. 7
des Anglais dans Tliide, autant que par celles des Wababites.
Puis e*étaît déjà un proGt pour les sujets de n'avoir à obéir qu'a
un seul tyran. Le peuple prit donc Mahmoud en affection, et
sa popularité lui donna la hardiesse d'oser davantage. Comme
il était le dernier de sa race , et qu'en l'assassinant on eût fait
périr le khalifat , il demeura inviolable au milieu des haines des
janissaires et des ulémas.
H prit conseil de Hali*£ffendi , qui, ancien ambassadeur à
b cour de Napoléon, avait pu voir les réformes praticables, et les
indiquait à son maître. Blahmoud remplit, d'après ses avis , les
aleotoorsde la capitale d^instrumentsde supplice, sur lesquelsex-
piratent, dans d'horribles souffrances, les nombreux bandits qui
les mfestaient. La fureur des janissaires se tourna contre le minis-
tre, et le sultan, cédant à leurs désirs , l'envoya en exil : il ac-
corda cependant à ses larmes un firman qui lui assurait la vie ;
niaisà peine était-il parti, qn'ilenvoya l'ordre de l'égorger, et ses
dépouilles firent entrer dans le trésor dix millions de piastres.
Quand les Anglais sortirent de TÉgypte après la courte occu-
pation française , cette province semblait devoir être restituée
a la Porte ; mais les mameluks y reprirent leur autorité dé-
sordonnée ; tyrannie féodale , qui les laissait libres d'obéir, au-
Uintqae cela leur plaisait, au pacha envoyé de Constantioople.
La Porte , résolue de détruife cette milice rebelle, non-seule-
meot interdit de leur porter des enfants de la Circassie et de
la Géorgie avec lesquels ils se recrutaient, mais elle eut re-
cours à ses moyens ordinaires. L'amiral turc , les ayant invités
à on hanqiiet, les fit assaillir à coups de fusil; le vieux Ibra-
him €L le jeune Bardissi, leurs principaux chefs, échappèrent
pourtant à ce guet-apens. Le nouveau pacha envoyé au Caire ,
Kosrew, avec des soldats recrutés dans tout l'empire, fit une
guerre d^extermination au^ mameluks ; mais les beys, excités
par Méhémet-Ali , reprirent le dessus. Cet homme obscur, mar-
chand de tabac dans la Macédoine, étant allé dans ce pays
comme chef des Amantes *, passant d'un parti à un autre , eut
' Vf% Arnaiites sont des milices de Skipetare et de Grecs, tirées de la
RoméUe.
8 SMPIBB TUBC.
recours à tous les moyens qu*il crut propres à son élévatioQ.
Après avoir battu Kosrew , il fut fait gouverneur de TÉgypte
aux acclamations du peuple, c'est-à-dire des soldats et des
ulémas; il endossa la pelisse d'honneur, et parcourut le pays
au milieu des cris de joie. La Porte fut obligée de s'accommoder
de cette domination nouvelle , et de remettre les choses sur le
pied où elles étaient avant l'invasion française. Méhémet-Ali ^
aussi rusé qii'ambitieux , put dire : L^ Egypte est à Pencan , elle
demeurera à celui qui donnera le plus d'argent ou le dernier
coup de sabre.
La Porte en était réduite à s'avouer inférieure en force, en
même temps qu'elle était menacée par le fanatisme, cette autre
base de son existence.
Les Wahabites , secte qui s'introduisit en Arabie vers 1730,
se proposaient de rappeler l'islamisme à sa rigueur et à sa pureté
primitive,' répudiant les traditions, les symboles, et tout ce qui
n'était pas l'adoration du Dieu pur. Le luxe, les habits désole et
l'usage de la pipe surtout étaient condamnés par ces puritains de
l'islamisme. Aussi forts de leur fanatisme que de leurs armes ,
ils commençaient, en entrant dans une ville, par renverser les
tombeaux des scheiks en honneur dans la centrée et les bazars ;
mais, au lieu d'établir un pouvoir unique, ils conservaient l'in-
dépendance à chaque tribu , comprimant toutefois les guerres
civiles ; et ils faisaient rendre la justice par des tribunaux ré-
guliers.
La Porte, se repentant, mais trop tard, de les avoir laissés
grandir, donna ordre à Suleiman , pacha de Bagdad, de les ex-
terminer ( 1801 ). Ali-Kiaga , général de ce pacha, pénétra avec
beaucoup de difBcultédans le district de Lahsa; mais, peut-être
d'intelligence avec l'ennemi , il battit en retraite. Enhardis
par ce succès, les Wahabites s'avancèrent jusqu'à la Mecque,
dont ils se rendirent maîtres ; ils y amoncelèrent un énorme
tas de pipes, où il y en avait de fort précieuses , et y mirent le
feu. Abdel- Aziz , leur chef, fut alors assassiné par la vengeance
d'un Persan ; on lui donna pour successeur Ibn-Saod(1803 ),
qui ralluma chez les siens l'ardeur des conquêtes. Us dévali-
saient les caravanes sacrées , détruisaient les mosquées. Us ne
EMPIRE TUBC. 9
parent toutefois Tenir à bout de la Kaabali , à cause de sa soli*
dhé; mais ils éloignèrent les pèlerins en comblant les puits (1804).
Ibii-Saod n*enimenait cependant pas à sa suite plus de six mille
hofflmcs lors de rexpédition qui remplit de terreur l*Yémen, la
Syrie, et les deux rives de l'Euphrate.
Mâiémet-Ali se fut à pône consolidé dans la vice-royauté de
rÉgypte, qu'il se proposa deles dompter; mais il voulait aupara-
vantassurer ses derrières, en détruisant d*un coup toute la milice
des mameluks. La cérémonie dans laquelle le vice*roi devait
donner solennellementla pelisse d*honneur à Touzon, son second
fils, qui devait commander la croisade, lui en offrit Foccasion.
Tous les mamelouks y furent enveloppés, massacrés par des
troopes apostées; et le féroce Ali ne s'arrêta que lorsqu'il eut
VI les quatre cent soixante-dix têtes sanglantes de ses victimes.
Ce fut alors que le vice-roi entama Texpédition contre les Wa*
habites ; mais les trois mille hommes commandés par Touzon
qui semblaient devoir détruire facilement ces bandes errantes,
forent mis en déroute (1812). Touzon ensuite, réparant ses
pertes, r^MÎt Médine et la Mecque (1815), et parvint, après
me longue campagne, après beaucoup de négociations et de
trahisons, à dompter ces fanatiques; mais ils se relevèrent
bientôt. Ibrahim , le fils atné de Mébémet, qui devait être son
orgueil et l'objet de ses plus chères affections , commanda contre
eux une nouvelle expédition. Abdallah , leur chef, moins habile
<Ioe brave, tomba entre ses mains( 1818); et l'extermination fut
le procédé que le vainqueur employa pour rétablir la tranquillité.
Mébémet détruisit de même les États de Dongola, de Barbar,
Clicndi,Halfoy, Kordoûin, et le royaume de Sennaar(1819), où
la dynastie des Foungis avait subsisté depuis l'an 890 de l'hé-
gire, et donné vingt-neuf rois au pays.
Alexandrie et Constantinople fêtèrent le jeune « pacha des
^les saintes. » Ce n'était pas cependant le triomphe de la Porte ,
mais bien celui de Mébémet- Ali. Son avidité compromit toute-
fois ces acquisitions; il tyrannisa l'Arabie, de sorte que cette
conquête tourna à son détriment, Touzon, qu'il avait envoyé
dans la Nubie pour réunir ce pays à l'Egypte, y perdit la vie ,
et sa mort fut vengée par celle de plus de trente mille Africains.
10 EMPlfiE TUBC.
Cependant Méhémet, despote astucieux, novateur égoïste^
mais doué d'une intelligence supérieure , apprit a lire, se Gt
initier aux arts de TËurope; et, habile à détendre tous les liens
qui rattachaient à la Porte, il s'appliqua à organiser le pays, er»
le gouvernant comme s'il en eût été le chef suzerain. Aussi
croyait-on universellement qu'il n'attendait qu'une occasion pour
proclamer cette indépendance, dont il usait prématurément.
Les soulèvements se succédaient aussi dans d'autres parties
de la Turquie ; car on ne réclame pas sous les tyrans , on cens
pire. Des incendies fréquents révélaient le mécontentement , et
la Porte était contrainte d'accorder à la rébellion triomphante
ce qu'elle avait refusé aux réclamations de la fidélité. Tous les
symptômes d'une décadence sans remèdes apparurent alors à
tous les yeux. La vraie cause de cette décadence, c'est que les
Turcs ne sont pas une nation ; qu'il n'y a point de nationalité
qui s'improvise là où manque tout accord dans les intérêts, où
les sentiments n'ont point une même direction. Dans les so-
ciétés chrétiennes, tout tend à l'égalité politique, à tirer parti
des facultés de chacun pour le bien-être de tous, et à faire con-
corder ce droit avec le devoir. Les grands États européens ne
sont point mis en péril de mort par les fautes de leurs chefs ; et
si la force brutale peut changer les gouvernements et les fron-
tières, elle n'entame point ce sentiment profond et fraternel qui
est la vie et qui règle la destinée des peuples. En Turquie, au
oontraire, que de millions d'opprimés sont agglomérés autour
d'une poignée de Turcs ! rivaux irréconciliables, que la religion
et l'intérêt font ennemis. Tous les musulmans sans distinction
sont également appelés à parvenir à la puissance, aux dignités,
aux fonctions du sacerdoce , de la justice , de l'administration -,
nulle distinction n'existe dans la race conquérante , sauf le
turban vert pour les descendants du prophète. Hors de là ,
rien d'héréditaire. Portés des conditions les plus basses aux
postes les plus élevés, ils y conservent le nom de leur condition
passée.
Les fils des vaincus sont réduits à la condition de sujets, de
clients, de gens de travail, mais libres de corps, de conscience,
libres de s'administrer entre eux moyennant la capitatioui
BMPIBS TUBC. Il
Kbns de coltiver leurs biens en payant le tribut foncier. Si
le ra!a Tient à embrasser Vîslaniisme, il sera exempté de la ca-
pitation, mais il ne sortira pas pour cela de la classe des vaincos,
à moins qu'un firman du mettre ne Télève aux grands emplois.
La race turque a donc pu jeter un éclat passager alors qu'un
Mahomet II ou un Soliman poussaient en avant leurs hordes
guerrières , faisant appel à leurs instincts de dlstniciion ; mais
se fondre avec les peuples conquis, cimenter avec eux cette union
qai seule peut engendrer la force, jamais!
L'imprévoyance est le fait des peuples asservis, qui ont perdu
la acuité d'examiner leurs propres besoins , de les exposer,
de chercher remède à leurs maux. Le droit de remontrance
ne s'exerce d'ailleurs, chez les Turcs, que par les baïonnettes des
janissaires. Ce peuple, torturé par un mattre, torture à son tour
tes bourreaux ; mais , content d'une vengeance passagère , il
n'a point le souci d'assurer sa sécurité à venir et lebonlieor de
ses descendants.
L'administration intérieure est simple, car elle est despotique :
aujourd'hui portefaix, on est demain vizir, si le maître le veut
ainsi ; après quoi ce vizir peut voir arriver le cordon fatal , sur
la plûnte d'un mendiant auquel il aura fait injure*, ce qui met
une terrible égalité entre les croyants. Le premier venu peut à
toute heure se présenter chez le pacha , s'asseoir au milieu du
divan , exposer ses griefs , et recevoir justice sans formalité ,
et sans plus de cérémonie.
Ce sultan qui semble le maître absolu d'un si vaste empire ne
l'est en réalité que dans sa capitale, parce qu'il y a sous la
* Ce talileao des moBors et da gouvernement de la Turquie, exact
^vaalaa paasé, ceiaerait d'être éqnluble et vrai, snr quelques points,
t*il s'agksail dn tempe présent Les nouveaux principes proMolgués
aooBle règne actuel, si dépourvus qu'ils soient encore de force et de vie
dam Tapplication , ont cependant porté coup aox excès les plus révol-
tantidu despoUsme turc; le nouveau code pénal , surtout, 8*est ouvert
a des idées d'humanité et de progrès ; et le cordon tant redouté des vi-
ùn et des paclma a cessé de figurer parmi les présents do inattre. Un
niairtre congédié à Constantinople perd son portefeuille comme ail»
Nfs, et voilà tout. ( A«. R. )
13 EMPiaS TÛBC.
main beaucoup de troupes et de rartilleiie ; bon de là , se re-
trouve la vivante image du système féodal. Les pachas sont l'é-
quivalent des barons , avec T hérédité de moins. Les villages
correspondent aux communes, ayant des revenus particuliers.
L'administration civile et militaire appartient au pacha, la jus-
tice au cadi , le culte au muphti , divisions qui du reste signi-
fient peu de chose là où Tarbitraire fait tout. Presque tous les
emplois sont mis à Tenchère tous les ans, et ceux qui les achè-
tent ne négligent rien pour rentrer au plus vite dans leurs dé-
boursés.
Très- peu de gens savent lire et écrire en Turquie; le sultan
signe en trempant son doigt dans Técritoire; les pachas signent
avec leur cachet. Pi'ayant point à passer par les longues filières
des procédures judiciaires, les affaires pourraient marcher
rapidement, si on ne faisait pas durer à plaisir celles dont il
y a de grands profits à tirer. Les jugements sont généralement
équitables, dictés par le bon sens, et d'une simplicité patriarcale;
puis on brûle le peu de documents qui ont figuré au procès, et
la cause est irrévocablement jugée.
Les municipalités sont chargées de répartir Timpot entre les
familles, et les relations avec le centre de Tempire sont extrê-
mement rares. Écrire à Constantinople n'est guère dans Fusage
d'un peuple illettré. Le Grand Seigneur, s'il a un ordre à trans-
mettre , est obligé d'expédier un Tartare.
La population diminue à vue d'oeil, et toutes les villes ont
entre elles de vastes déserts. La médecine n*y est pratiquée que
par un petit nombre d'empiriques ; nulle attention à l'état sani-
taire du pays; point d'hôpitaux, point de routes, point de ponts,
point d'établissements d'instruction ; dans les prisons se trou-
vent confondus les pi'évenus et les condamnés; l'assassin y
coudoie le débiteur insolvable.
Les servitudes personnelles, les logements militaires, les exac-
tions , pèsent sur les habitants des villes. Ainsi la richesse ,
étant une occasion de péril et de ruine , se cache et n'ose ten-
ter des entreprises qui la démasqueraient. L'argent s'entasse im-
productif, soit dans le trésor impérial , soit dans la bourse des
particuliers. Vient-il à se montrer, il est écrasé sur-le-champ
SMPIBS TU&C. 13
4t ontnbotioiis; en attendant, des soldats 8*établissent en
■atlres dans votre maison ; et ai la chaire devient trop lourde ,
le village émigré tout entier.
Cen*est point par leur taux exorbitant, c'est par leur mau-
laise répartition que les inip6ts sont le plus vexatoires ; c'est
parée que le recouvrement s'en opère avec brutalité par la
nain des traitants qui les ont a charge, et à travers une longue
chaîne de concussions. Le gouvernement turc n'entend rien au
maniement des finances, et ne connaît point d'autres expédients
qoe l'altération des monnaies.
Une grande portion des terres appartiennent aux mosquées,
^sont exemptes d'impôts. Elles sont sacrées, à ce point que, si
urgents que les besoins puissent être , on n'ose y porter la main.
Les pachas lèvent les impôts sur les autres, terres, sans ca-
dastre , sans règle fixe , grevant à volonté les propriétaires sans
que le trésor en profite.
Uégalité qui règne entre les musulmans leur inspire un or>
goeilleux mépris pour les chrétiens, qui n'y participent point.
Lorsqu*en traversant les rues de Constantinople , on entend
les femmes même dire aux raîas, « Que la peste t'étouffeî que
les oiseaux fiaitentsur ton menton ! » on peut se figurer ce que
doit être la condition des chrétiens. La ligne de démarcation
entre les deux peuples est aussi tranchée qu'au jour de la con-
quête. Ils vivait ensemble, sans se mêler, sans se saluer. Le
pouvoir, dans les cas les plus extrêmes , ne demande pas un
soldat aux chrétiens; il ne les force pas de parler sa langue,
mais il ne s'inquiète pas d'apprendre la leur. Ainsi les gouver-
nants ignorent les gouvernés; ils ne leur parlent qu'au moyen
d'interprètes qui, pour la plupart, sont des renégats, et cousé-
qaemment d'une foi suspecte : autre ressemblance avec le sys-
tème des conquérants de notre moyen âge.
Chrétiens et Turcs traitent donc entre eux comme d'esclave à
mettre : Injustice n'est point la même pour les uns et pour les
autres ; le délit qui mène au gibet le chrétien, se rachète par une
amende pour le musulman. Sur le premier seulement pèse la
taxe personnelle. Le Turc a pour le chrétien tout le mépris du
planteur pour l'esclave^ disposant de sa maison , de son cheval,
14 BMPIBS TUBC.
de ses ustensiles. Il arrive que le pàcha met en réquisition les
raîas, les envoie travailler an loin, sans pourvoir le moins du
monde à leur nourriture.
Dès qu^un village compte un nombre suffisant de chrétiens,
il leur est permis d'élire un chef (kodia basehé) qui les repré-
sente auprès de Tautorité musulmane, répartit Fimpôt, fait
connaître les ordres du pacha, et portt devant lui les réchima*
tions des raîas. Mais se fondre avec les Turcs est impofisible
autant que d*unir la polygamie avec le mariage , la liberté avec
Fesclavage , TÉvangile avec le Coran. Si déjà nous voyons en
Grèce, en Algérie, en Moldavie, en Servie, prévaloir les ra-
ces chrétiennes, cela vient de la disparition des Turcs, on de
ce qu'il n'en reste qu'un petit nombre, qui y sont comme à
l'état de prisonniers. Mais les chrétiens, par malheur, n'offrent
point, dans toutes ces contrées, les éléments d'une forte agré-
gation entre eux, pas plus qu'avec le reste de TEurope. Point
de nationalité, point de patrie, ni origine; ni langue qui leur
soit commune. Point d'intérêts généraux, à part la religion.
Qu'ils se soulèvent, et ils n'ont à arborer que la croix. En réa-
Hté, ils n'ont de patrie que la commune; et entre ces petits
groupes il y a d'immenses espaces et point de communications.
Presque tous ces chrétiens sont schismatiques, par conséquent
hostiles à Rome, qui est le centre de l'unité européenne : c'est
là ce qui a facilité la longue domination de la race turque. £t
maintenant que reste* t-il du Coran? la polygamie, l'anarchie
des pouvoirs, la corruption de ses agents , l'appauvrissement
général , la stérilité du sol , et la dégradation de la race turque;
aussi sa chute est-elle Inévitable. Mais qui peut prédire ce qui
en surgira?
BÉGÉNBEATION DB hk GBÀCH. fi
aSGEIfEBAHON DE LA GRECE,
La déeadenee de la Turquie semblait devoir favoriser Faf-
firandûseiiieiit de la race grecque, peuple deuxfoU vaincu,
qui n'avait point pactisé avec la tyrannie, ni même rejeté Tespé-
rmat dans les temps les plus désastreux.
Ce peuple occupe la péninsule située au sud des Alpes orien-
tales , sur iaqueUe la Porte avait institué quatre pachalicka :
eefan de Salonique, formé de Fancienne Macédoine; celui de
Janina, qui comprend TAlbanie Amaute; celui de Livadie,
raneieBiie Hdiade, et celui de Tripoli, la Morée; sans compter
les îles de Candie et de Ilégrepont, les Cyclades et les Sporades,
pbeées sous le commandement direct du capitan-pacha. Ces
contrées forent conquises par les Turcs peu de temps après
la prise de Conataotinople; mais un peuple n'est point mort,
tant que survivent les éléments de sa nationalité. Les Grecs
nstaient «mis entre eux par une même religion > contre la
iKvde BDaiMMoétane; une même langue leur servait de Den et de
protcstatioD contre leurs oppresseurs; leurs chants nationaux
eqnaaent des haines et des espérances communes.
Quand In plaine thessalienne eut été soumise, le gros de la
MtKNi et ce qu'elle comptait de plus viril se réfugia dans les
montagMa ; et, des hauteurs de TOIympe, du Pélion, des rochers
du Pinde et des Agrapha, s*éiancèrent les Glepbtes déterminés,
■ lA capctalation de Mahomet II avait respecté rÉglise grecque;
dicavda le droit d*éIecUon canonique aun dignité*, sauf le béral du
Gnad Seigneur. Le patriarche cecoménique de Constantinople prési-
dait le saint synode, composé de dix ou douze évéques des villes les
plus proches; il recevait l^appel des sentences épiscopales, nommait
soi dignités ecclésiastiques , et réglait la répartition de l'impôt. Le pa-
triarche protégeait les coreligionnaires près de La Porte, jugeait les ec-
ciériaaiiqiics dans les cas criminels, pouvait condamner à femprisonne-
nmi on anx galères sans que le sultan pût intervenir, à moina que te
covpabie n'embrassât Tislamisme.
16 HBGBNÉBATION DB LA GBBCB.
la terrear du territoire occupé par les Tares et les Grecs sottmis
à leur joug. Les Turcs , fatigués de combattre des populations
pauvres et indomptables, se décidèrent à les laisser vivre sous
leurs propres lois, et à leur laisser les armes, sous la condition
d*un léger tribut; mais ceux qui habitaient les régions élevées
de la montagne se refusèrent à toute transaction.
Dès son plus jeune âge, le Clepbte était habitué aux priva-
tions, à la souffrance , à ne redouter rien : toujours prêt à af-
fronter la mort pour piller, comme pour défendre son territoire
ou sa religion, et bravant à sa dernière heure la férocité des
oppresseurs. Contents de peu, ces hommes rudes gardaient leurs
troupeaux , et ne considéraient pas le brigandage comme un
opprobre; ils vidaient par les armes les différends qoMIs ne
pouvaient terminer à l'amiable, et respectaient les femmes pri-
sonnières. Ils ne combattaient pas selon les lois de la guerre,
mais disséminés çà et là, tirant à main posée, fuyant pour re-
venir sur Tennemi à Timproviste. G)mme ils ne voyaient point
de mérite à se comporter vaillamment, ils ne gardaient point
souvenir de ceux qui mouraient en braves, mais seulement de
ceux qui cédaient lâchement. Les femmes aimaient leur valeur,
et les assistaient dans leurs fatigues; souvent les popes mar-
chaient à leur tête, ou combattaient dans leurs rangs. Parfois
deux Clephtes se juraient sur les autels fraternité d*arnies
(d^sXqxMCM^i) à la manière antique, pour n*étre pas séparés,
même par la mort >• Les alliances chez eux étaient héréditaires,
de même que les inimitiés et les vengeances. Après la mort du
père, la mère le remplaçait dans le gouvernement domestique.
L'épouse adultère était mise à mort par le mari ou les parents.
Cette vie d'aventures avait pour eux autant de charmes que le
bien-être des villes peut en avoir pour nous. Ils tiraimt leur
nourriture de leurs troupeaux ; ils faisaient rôtir les viandes des-
tinées à leurs repas, comme les héros d'Homère, et les arro-
saient de copieuses libations de vin, au milieu des saillies et des
chants joyeux. A côté de leurs frères de la plaine pillés et ou-
* Ayant rinsarreetion de 1 815 , MikMch sauva un Turc auquel il éUit
lié par une fraternité de ce genre.
UGÊNÉBITIOH DE LÀ G&feCE. 17
tn^ à toute heure, ils puisaient des forces et de dures cooso*
btions daos les sacrifices même qu'ils s^tmposaient.
Ceux qui habitaient moins haut dans la montagne , plus
esposés au danger , créèrent pour leur défense une milice
composée de Grecs dits Jrmaioles, qui s'étendait de TAxins à
llslhme de Gorinthe; elle fut divisée en autant de bataillons
quH j arait de districts, et commandée par un capitaine béré-
Âtaire , qui résidait au chef-lieu. Les Turcs consentirent à ac-
eoider de certaines franchises à ces PaUikars, et les mirent par
ce moyen sous la dépendance du pacha ; mais comme ce dernier
cfaerdiait à empiéter sur leurs privilèges, c'était une guerre con-
tinuelle entre eux. Les Pallikars, lorsqu'ils avaient le dessous,
se léfugiûent dans les cantons plus montagneux, et redevenaient
Qephtes.
La poéâe , qui est immortelle an sein de ces montagnes que
les anciens avaient données pour habitation aux Muses, soutint
Tespril d'indépendance et ôélébra ses martyrs. Les chants des
dephtes racontent les exploits des braves, terreur des Turcs
et des troupeaux ; leur courage à endurer la faim , la soif, les
tortures ; leur dévotion envers les popes et les reliques * : oeuvres
de poètes inconnus, n'ayant nul souci de gloire, n'ayant d'autre
besoin que d'épancher leur cœur. Les aveugles les apprennent,
y adaptent des airs, et , rapsodes nouveaux, ils les répètent en
mendiant; c'est ainsi qu'on les entendait chanter : « Un fusil ,
• un sabre, ou, faute de mieux , une fronde, voilà nos armes.
« Avec le fusil , le sabre , la fronde , j'aurai des champs , des
«Ués, du vin.
« J'ai vu les agas prosternés à mes pieds ; ils m'appelaient
« leur seigneur et mattre.
« Je leur ai enlevé leur fusO, leur sabre et leurs pistolets.
• 0 Grecs, relevés vos fronts humiliés ! Prenez le fiisil , le
• sabre, la fronde , et nos oppresseurs vous nommeront bientôt
- leon seigneurs et mattres. *
*Toy. Faoridy Chansons populaires de la Grèce, 1824. On a
péM CB I8S7 om coUectioB des Piesma, traditions des Monténégrins,
Iven le Noir et ses combats contre les Turcs.
3.
18 BBGBRÉAATION DE Vk GAECB.
Le système communal avec ses fonnes représentatives avait
survécu chez les Grecs ; ils élisaient leurs juges, les percepteurs
des impôts , et répartissaient entre eux les tributs et le recrute-
ment. Ils respectaient les vieillards , à ce point que des villages
entiers n'étaient administrés que par Tanden du- pays. Us gar-
daient le cuite du foyer. Devenus étrangers aux idées de nation
et d*Ëtat , ils conservaient profondément celles de famille , de
tribu , de patrie et de religion. Ce que la constitution civile ne
donnait pas » le sentiment religieux le produisait. A peine s'ils
avaient sur leurs rochers inaccessibles des prêtres et des égli-
ses; c'était donc une fête pour eux lorsque arrivait im pope
pour célébrer la messe dans quelque pauvre oratoire , dans une
caverne où étaient déposées des reliques miraculeuses. Ainsi l'É-
glise avait conservé beaucoup de pouvoir sur les masses. Le
patriarche, assisté de son synode, correspondait avec six exar-
ques , ceux-ci avec les évéques et avec les curés , qui dirigeaient
les anciens , préposés à Tadministration publique. C'était un
gouvernement patriarcal, indépendant de celui des conquérants,
et qui se séparait d'eux de plus en plus. L'espérance patrio-
tique se traduisait jusque dans les hymnes sacrés qui annonçaient
le royaume du Christ , la restauration de la sainte Jérusalem ,
et le triomphe de l'Église militante. Tandis que les Tuvcs r^
talent attachés au fatalisme , les Grecs-Slaves se confiaient du^
la Providence : tout en obéissant , ils se rappelaient les anciens
jours de la Grèce , et se nourrissaient d'espérances.
Une nation qui vit de pareils sentiments peut se laisser oppri-
mer, mais non anéantir ; et le jour arrive pour ceux en qui la
vie morale n'est pas éteinte.
Les affaires des Turcs se faisaient par les mains des Grecs :
les premiers, dians leur ignorance, s'étaient vus contraints, dès
les premiers instants de la conquête, de se servir des Grecs poar
l'administration de l'empire ; et quelques familles privilégiées
du quartier de Constantinople , appelé le Phanar, dirigeaient la
diplomatie et les finances. Les Phanariotes étaient des gens que
rintérét attachait, il est vrai, aux dominateurs; mais encore
pouvaient-ils, dans l'intérêt de leurs frères, trahir les secrets
de rÉtat , et le mettre en péril. Beaucoup d'insulaires allaient
BÉGéHiBATION DE LA GBÈCB. 19
i Coostantiiiople mettre leur dextérité au service dee Phanariotes,
ou prenaient de remploi dans les maisons commerçantes de
Smjrae; d^autres pareoaraient la Méditerranée comme agents des
Turcs, Ces insulaires étaient tous pauvres et ignorants , n'étant
îisités dans leurs tles que par quelques armateurs et par des
missionnaires catholiques. Ceux-ci cherchaient à s'insinuer par-
tent soDs la protection des ambassadeurs. Us pénétraient dans
les bagnes , assistaient les pestiférés , les mourants, malgré les
coQtnriétés que leur suscitait le synode grec. Ils établissaient
des écoles, attiraient toutes sortes d^enfants , comme à Smyrne,
et daos les lieux où les Grecs avaient dominé autrefois. Les
parents Tenaient parfois assister aussi à renseignement ; les
pompes deFÉglise catholique leur plaisaient, et ils ornaient de
fleurs et de feuillages les fêtes du saint sacrement.
Mais la méûntelllgence entre les Grecs schismatiques et
les catholiques restait toujours une cause de troubles; car le
patriarche tendait naturellement à favoriser les siens, en discré-
ditant ces derniers. En 1817 notamment, le métropolitain Gé«
rasime obtint un hatti-schêrif du Grand Seigneur, qui enjoi-
gnait aux catholiques de se rendre à Téglise des schismatiques
dans Alep. Il en résulta des troubles, où il y eut beaucoup
de gens tués ou incarcérés. Les Arméniens, qui jouissaient à
Constantinople de la liberté de leur culte , s'étaient associés aux
Grecs schismatiques dès le siècle précédent ; mais le zèle de
quelques missionnaires s'éleva contre cette association -, il en
rcsulta des conflits et des scandales entre chrétiens , qui com«
promurent leur repos et éveillèrent l'attention de TEurope.
UEurope plaignait les Grecs; mais la politique ne les regar-
dait que comme des mstniments, toujours prête à exploiter leur
patriotisme et leur foi religieuse dans des vues intéressées. Ca-
therine avait reçu, par anticipation, Tencens de la philosophie,
comme libératrice de la Grèce. Elle y sema le trouble et la
révolte , en effet , chaque fois qu'elle eut besoin d'une diversion
contre les Turcs. Grégoire Papazogli de Larissa , au service
de la Russie, insurgea le pays ; mais Timpératrlce Tabandonna
dès que le mouvement cessa de lui être utile. L'Angleterre,
^le aussi, sous le règne de la reine Anne, avait parlé aux Grecs
20 BÉGÉNÉRATiON DE LA GR£CE.
de religion, de patrie, d*affranchissement , pour tirer parti
d*eux contre les Turcs dans la guerre qu'elle projeta de con-
cert a?ec Tempereur Charles VI, et qui n'eut aucun résultat.
Les Grecs , après tant d'épreuves , devaient cesser de croire
aux étrangers, si ce n'était pas la dernière illusion que déposent
les nations souffrantes. Mais la première étincelle jaillit d'un
point d'où on ne l'attendait pas.
Les Albanais , peuplade guerrière d'un million et demi d'în-
dividus, fournissaient à l'empire turc ses meilleurs soldats ; mais
leur vie toute d'aventure a repoussé jusqu'ici la civilisation
quoiqu'ils soient si rapprochés de l'Italie. La race noble parmi
eux s'appelle mjrdtïi, c'est-à-dire les braves. Chacun de ces bra*
ves peut se faire houlouh-bachi ou capitaine ; il engage une
bande, et va se mettre au service d'un pacha, ou se livre au bri-
gandage. Ce sont de bons soldats et d'habiles voleurs. On appelle
ceux de la classe inférieure skipétars ou montagnards. Ils
conservèrent , avec toute Ténergie des anciens Grecs , la foi
chrétienne jusqu'après la mort de Scanderbeg, quand Bajazet
les obligea de se faire musulmans. Le plus grand nombre toute-
fois s'enfuit dans les fies ou dans des montagnes inaccessibles,
d'où beaucoup sortent pour faire le métier de bûcherons , de
moissonneurs , de maçons , de tailleurs ; d'autres convertissent
en forteresses des habitations isolées, où ils vivent pauvrement.
C'est un mélange de catholiques superstitieux, de Grecs schisma-
tiques, ou bien encore de musulmans, divisés là aussi en schyytes
et en sunnites. Roger de Sicile, et les croisés qui conquirent et
conservèrent quelque temps plusieurs principautés en Morée, y
avaient introduit des beys et des agas héréditaires, sorte de féo-
dalité modifiée. Encore aujourd'hui on y trouve le moyen âge ,
l'anarchie féodale, les excursions, le droit de guerre et de justice,
les vengeances , la piraterie, la division en fares ou clans. La
Porte a cherché à substituera cet état d'anarchie quelquesformes
de gouvernement régulier, en exterminant les chefs ; mais les
beys , expulsés des châteaux , se sont retirés dans les montagnes,
où ils se rendent indépendants , et donnent asile à ceux qui
viennent se joindre à^eux. S'ils ne peuvent résister davantage, ils
se réfugient dans le Monténégro, qui , situé en face de l'Italie,
méGBIlBBATIOH DB LA GBÈCE. 21
la Dslmatîe, rHenégOTÎne et le nord de rAlbanie, et
dcpû un siècle cSI le repaire assuré des rebelles gréco-slaves.
A la cliute de reropire serbe , ce pays serait pourtant tombé au
poufoir des Turcs , sans la fermeté de ses princes, qui repoussè-
rent le joug. Ivan , le héros de ces montagnes , prescri^fît, par
me loi , que quiconque abandonnerait son poste fât rejeté de
la condition des hommes , pour être mis à filer avec les femmes.
Son fils George, qui avait épousé une Mocenigo, se laissa per-
par elle d'aller finir ses jours à Venise. Il résigna encon-
raaUnrité au métropolitain de Cettigaa ( 1516). I>e ce
Doment, les pouvoirs temporel et spirituel se trouvant réunis,
ks Monténégrins furent gouvernés par le vladika ou hospodar,
qnoîqiie les Turcs , restés les plus forts, fussent parvenus à les
soumettre à la eapitation. ^
Les Monténégrins, dans le dix-septième siède, n'étaient guère
que de vingt à trente mille ; on en compte avyourd^hui cent vingt
mille. Ce n*est point un peuple constitué : c'est un asile d'in-
anges de toute nation, ou tout au plus une réunion de familles
sous un chef. Ils n'ont ni rilles,ni forteresses, ni chemins.
Tous y combattent , jusqu'aux femmes ; et c'est une insulte que
de dire à quelqu'un : « Les tiens sont morts dans leur lit. »
La Russie a remplacé Venise dans l'estime et la vénération
des Monténégrins. Pierre le Grand les avait excités déjà contre
h Porte , qui leur fit une rude guerre et les écrasa en 1713. Ce
fat pourtant le premier signal de leur séparation; car les Mon*
ténfgrîns , depuis , ne reconnurent plus pour souverains que
les Russes , et reprirent les armes toutes les fois que la Turquie
eut sur les bras quelque puissance chrétienne. En 1796, ils
taèrcnt le pacha chaîné de les combattre , et c'est de ce mo-
aient que date leur indépendance. Lorsque Napoléon eut fiait la
^ix avec la Porte, ils ne cessèrent pas de harceler les garnisons
françaises postées près de leurs frontières ; et , toujours en dé-
fiance contre la cirilisation , ils refusèrent les routes qu'il offrait
d'ouvrir dans leurs montagnes.
La portion de l'Albanie soumise à la Porte était partagée en
trais gouvernements : les pachaliks de Delvino , de Paramatia
d de ianina. C'était ce dernier qui comprenait le plus de Grecs
aa BÉGBNBR^TIOBI DB LA OBÈGE.
et de skipétars. Le pays n'était pas soamis oq[iendanl à ua
chef absolu ; mais chaque ville ou canton formait une espèce de
république subdivisée en /ares, avec de gros feudataires vassaux
de la Porte , en lutte avec les autorités ottomanes , dont ils oom-
battaient les abus.
Au milieu de cette étrange contrée avait grandi Ali-Tébélen,
qui commença , comme les anciens héros , par voler des trou*
peaux et dévaster les champs; puis, son ambition grandissant
avec sa bande , il fit route entre le gibet et l'empire. Dans on
État où la valeur mène à tout, il mit la sienne au service de
quiconque en eut besoin. Après avoir épousé la fille du padia
de Delvino , rebelle à la Porte , il dénonça son beau-père , et
vit tomber sa tête. N'ayant pu le remplacer comme il l'espérait ,
il travailla à se fortifier de plus en plus dans son pays natal, en se
débarrassant de ses rivaux. Il tua son beau-frère, pacha d'Ar*
girocastro. Il ne réussit pas davantageà succéder à celui-là ; mais
son forfait le rendit fameux et redouté. Bientôt, voyant la fiii-
blesse de l'empire , la vénalité du divan , l'impatience des Grecs,
et se sentant fort d'une résolution indomptable, il conçut le
projet de se rendre maître de l'Albanie, peut-être même de tonte
la Grèce.
Sélim , pacha d'Épire, avait apporté quelque adoncisseroent
aux mesures de rigueur ordonnées contrôles chrétiens rebelles :
la Porte, le soupçonnant d'intelligence avec les Russes et les
Vénitiens, envoya l'ordre à'Ali-Tébélen de letoer; ce qu'il
exécuta, sous le couvert de l'hospitalité. Il obtint , en retour de
la tête du pacha, qu'il envoyât à Constantinople le sandjiakat
de Thessalie avec quatre mille hommes, pour écraser les bandes
chrétiennes des vallées du Pénée. C'était le moment où les émis-
saires d'Orlof poussaient les Grecs à l'insurrection , en promeU
tant l'assistance de Catherine et de Joseph II. Mais les Russes
n'envoyèrent que peu de forces, avec des bâtiments mal équipés.
Les Grecs, bientôt abandonnés tout à fait, furent massacrés
par milliers. Une partie des vaincus s'enfuit dans les îles Ionien-
nes , les autres frémirent sous leurs chaînes, comme par le passé;
les plus hardis se réunirent en bandes armées dans la Morée.
Ali-Pacha , chargé de cette expédition , réussit, en employant
BSOfllSAATION OB LA 6BÈCB. 23
à tour la force et raitiflce , à rétablûr le calme, des Hier*
mofjlm à la Tallée de Tempe (1790). Fort de sa renommée et
de ses trésors, il acheta le sandjiakatde Janina, ce qui lai donna '
les Bioyens d*abattre TÉpire et ses ennemis. Ces moyens étaient
r«1|eBt , ks intrignes , la violence : tons lui étaient iadifférents.
La peste accamnla sur lui les héritages ; les voluptés ne lui fai-
saicnt oublier ni Tambition ni les forfaits; il caressait tous les
partis, 8*eniTnâtà la santé de la Vierge Marie, achetait les
membres influents du divan, parlait aux Grecs de liberté, tout
en eiécutant les sentences sanguinaires de la Turquie contre
tDitt ee qu'il y avait d'élevé parmi les Grecs. Conûrmé dans son
poste par Sélim ( t788 ) , il organisa , administra, mettant h pro-
fit IlttbBeté des Gretis, et se ménageant toujours, parla tra<>
hison, des succès qui étendaient les limites de ses domaines.
Maia il trouva pourtant de rudes adversaires dans la com-
indépendante de Souli , située à douze lieues de Janhia ,
le bord de l'Achéron. Disséminés sur la montagne de Cas-
, les Souliotes, à rapproche du péril, y entassaient vivres
et troopeauT ; et malheur à qui venait les y attaquer ! Irrités des
massacres d*AIi dans la plaine, ils l'attaquèrent, le repoussèrent
{ 1791 ), et, parcourant la Thesprotie et le Pinde , ils ravagèrent
le pays et y détruisirent les commtmications ; mais ils ne surent
pas profiter de la vîetoire pour se rendre indépendants. Ali puisa
une nouvelle vigueur dans sa défiiite, et , tout en s'occupant
d'autres entreprises, il surveilla ses ennemis , quHl voyait s'en-
dormhr.
Loisqu'après la chute de Venise ( 1797 ) le drapeau tricolore
fiolia à Gorfou, avec le mot magique de liberté, Ali accepta
la eoearde française , pour qu'elle le fk reconnaître de l'Europe.
Il le donna à Bonaparte comme « un fidèle disciple de la reli-
9011 des jacobins, et qui ne demandait qu'à se &ire initier au
adte de la Carma^nak, » qu'il prenait pour un symbole nou-
veau : mais en même temps il surprenait les Acrooérauniens
au milieu des cérémonies de Pâques, et en égorgeait six mille.
La guerre ayant éclaté bientôt entre la Porte et la France, il
servit la première par des trahisons; il attaqua Prévesa, qu'il
brûla après l'avoir saccagée; il y massacra les Fran<^4iis ou les
21 BiO^N^lATIOll DE LA dkÈCB.
emmena comme esclaves, et en flt décapiter un grand nombre,
un à un, sous ses yeux; ce qui lai valut de la part du divan sa
troisième queue, et les félicitations de NeiMn.
Paul I^ avait stipulé avec la Porte (1800) que les Épîroles
resteraient sujets des Turcs, mais que la croix seule serait ar-
borée dans leurs villes. Cen fut assez pour que les habitants
rentrassent dans leurs foyers. Un vaivode turc, révocable sur
la demande du sénat ionien , devait avoir Fadministration ci*
vile , la police, le droit de faire donner la bastonnade r et la mi»
lice ne devait être composée que d*Armatoles chrétiens. Ali,
enorgueilli de ses victoires, espérait abolnr ce traité, et se sou*
mettre les pays autrefois vénitiens; mais tous les Albanais s'in-
surgèrent contre ses tentatives. Le courroux d'Ali se tourna
alors contre les Souliotes, qui avaient résisté héroïquement à ses
nouvelles attaques. Samuel, ^ti^e^ina/, se mit à leur tête en leur
criant que Theure de la délivrance était arrivée, et, avec des aU
lures d'inspiré, il les conduisit au combat; les Tzavella se mon-
trèrent en héros, mais ils furent réduits aux dernières extré^
mités. Émina, la femme d*Ali, qui osa implorer son mari en leur
faveur, périt soit d*un coup de poignard, soit de terreur.
Les habitants de Souli se dispersèrent; Samuel, resté leder*
nier dans la place, mit le feu aux poudres, et se fit sauter avec
six cents musulmans ( 1 803 ). Ceux qui avaient survécu s'étaient
réfugiés dans Parga, ville voisine, où ils furent bientôt press^^
par les Turcs. Sur tous les points, les femmes elles-mêmes com-
battirent en héroïnes; et quand tout espoir fut perdu, elles se
précipitèrent par centaines dans les flammes, avec leurs enfiints
à la mamelle. Les supplices achevèrent l'extermination des mal-
heureux Grecs, empalés» écorchés, écartelésde tous côtés.
Porté aux nues par la Porte, le féroce Ali reçut la périlleuse
commission de purger la Macédoine et la Thrace des bandes
dont elles étaient infestées. Il en prit occasion pour lever des
contributions, pour rançonner et réduire en servitude lesbeys
de TËpire , inventant des artifices que Machiavel lui-même eût
admirés. En 1806, il se trouva mattre de toute i'Hellade, moins
la Béotie et l'Attique, qu'il finit par soumettre après avoir
dompté les Agraphiotes. Il intriguait avec tous les partis, vou-
BEGéNBRATIOH DB Là GBkCE. 36
hol s^élever toujours *. Il volait des deux mains, détouroait la
solde, récompensait les services au moyen de billets tirés sur
qui bon loi semblait; il se constituait Théritier universel, comme
iJ était le financier universel ; il commandait et exigeait des ser-
tiees de tout genre, étalait un luxe sans goût comme sans honte :
des calices chrétiens et des rosaires indiens ornaient ses appar-
tements, où la dévotion se mêlait à toutes les débauches. Il rem-
plit Janina de viols et de crimes impurs; puis tout à coup il
se mitk prodamer les bonnes mœurs, et fit noyer par douzaines
\t$ ministres de ses voluptés, ainsi que les victimes souillées
par lui et par ses fils.
Dans les fies Ionîemies,raristocratje, qui était tçute-puissante
soQS la domination de Venise, voyait de très-mauvais œil Napo*
léoa, qui venait d'abattre la mère patrie; puis, quand les Fran-
çais eurent été expulsés par les Turcs et les Russes, elle vou-
lut revenir aux anciennes formes; et bien que la Russie, par
politique, favorisât les démocrates, une constitution aristocra-
tique s'y établit sur le modèle de celle de Raguse ( 1800 ), et
sous la sou?eraineté de la Porte : ce fut le premier exemple de
Grecs constitués. Cependant les Russes prirent le prétexte de
la guerre pour occuper les fies, et leur donnèrent un statut
aomreaa , dans lequel Tintérét populaire eut aussi sa part. Ces
insalaires, cédés de nouveau à la France en 1810, offraient à
Napoléon de faire une diversion en sa faveur sur les côtes de
^Sicile ; mais les Anglais prévinrent le coup , et les soumirent
avec Taide d*Ali. A la chute de Napoléon, le drapeau anglais
^DtÎDua de flotter dans les îles Ioniennes,, qui formèrent une
relique sous le protectorat de F Angleterre, avec un lord
' Il disait à Pouqueville : « Vois-tu ces pages qui m^entourcnt? Il
■^c« est pas on dont je n'aie fait taer le père, le frère, ronde, on
(iviqae parent. — Ils vous servent pourtant, et passent les nuits près
^ votre lit, aans qo'un aenl ait jamais songé à venger ses parents. — >
Vogv ses parents? ils n'ont qoe moi au monde. Kxécotears aveugles
^iMSToloBlés, je les ai tous compromis; et plus les iMHnmes sont
avilis» plus ils me restent attachés. Ils me regardent comme un être
ntnordinaire , et mes prestiges scmt l*or, le fer, le bâton. Ainsi , je
^n Innqnilte. »
3
26 BiOBIfÉKATION DB LA OBÈCB.
commissaire plus absolu qu'aucun gouverneur de colonies. I>es
Anglais dépend la nomination à tous les hauts emplois ; la gar-
nison anglaise est entretenue aux frais du pays; les troupes in-
digènes y sont sous le commandement d'officiers anglais ; le
gouvernement protecteur a le veto sur les lois proposées par le
sénat; il s'arroge le droit de lever des marins pour ses équi-
pages; les emplois laissés aux indigènes ne sont le partage que
de la noblesse.
Les Anglais avalent promis aussi à Parga le sort des lies Io-
niennes ; mais Ali répondait à toutes les ouvertures : Je vevjc
Parga. L'Angleterre Onit par la céder à la Porte ( mars 1817),
c'est-à-dire qu'elle ratiQa l'apostasie et l'esclavage , se bornant
à stipuler une indemnité pour les biens de ceux qui voudraient
s'expatrier. Lord Maitland , commissaire dans les tles Ionien-
nes , présida à ce honteux marché : les Parganiotes sortirent de
leur patrie , emportant les os de leurs pères ; et Ali vit ses longs
désirs satisfaits. Il avait reçu des Anglais , en récompense de
ses services , de l'argent et un pare d'artillerie. Il avait coutume
de répéter « qu'un vizir est un homme revêtu d'une pelisse ,
assis sur un baril de poudre qu'une étincelle peut faire sauter, »
et il ne dissimula pas le projet de se rendre indépendant : en
conséquence, au milieu des irrésolutions du divan , qui ne son-
geait qu'à le perdre , il satisfit son ambition et ses vengeances,
en massacrant ses ennemis avec des circonstances dignes du
palais d'Atrée. Il devint pire encore en vieillissant, ne crut ni
au Christ ni à Mahomet, se chargea d'amulettes, écoutant avec
humilité les reproches des derviches , tout en se plongeant dans
des voluptés que l'impuissance rendait plus ignominieuses. Les
flatteries, les hommages d'une cour rampante à ses pieds, rc*
doublaient son insatiable ambition.
Un incendie consuma son palais à Tébélen, où il avait amon-
celé ses trésors, véritables magasins de montres, de cachemires,
d'étoffes, de bijoux, d'orfèvrerie; on portait en outre son re*
venu annuel à douze millions , et à dix celui de ses fils. Le sul-
tan Mahmoud brûlait de s'emparer de tout, et de l'arrêter dans
ses projets d'indépendance. Il le somma donc de se rendre à
Constantinople, et le fit excommunier par le muphti (mai 1 820).
BÉGÉRÉBATION DB LA jGftÈCB. 27
AHa^pf^ei menaça, il trembla et blasphéma. Mais la Porte, qui
n'nait point d^argent, lui laissa le temps d*armer. Fort de ses
richesses, il acheta des secours aux Anglais et des délais au divan.
Le soUan excita les Épirotes à l'assassine, et les rajas à se lever
eoDtie faii : l'Épnre fut bientdt soulevée , du Pinde aux Thermo-
pies.
Ali, assailli par toutes les forces grecques, fiit trahi par ses
propcei fils, Méhémet-VeU et Moktar, qui cédèrent les trois
forteresses de Parga , de Prévesa et de Bérat. L*armée s'avança
sur Janioa, et l'assaillit avec vigueur. Le pacha l'incendia lui-
même du haut de sa citadelle ; et l'on prit pour de l'héroïsme
» fermeté firouche , dont tout le secret était dans les mines
qu'il arait préparées sous son dernier asile. Ali traita avec les
Souliotes, qui se dégradèrent comme lui par ces négociations;
H il gagna un de leurs corps, commandé par Marc Botzaris»
lioorrocDpit à prix d'or l'armée turque, et, se tournant du côté
^ chrétiens , il exhorta les Grecs à ressaisir leur indépeildance,
espérant se sauver ainsi , ou ensevelir avec lui l'empire sous ses
nûnes.
Donat les guerres de l'empire , les Hellènes avaient pros-
péré pir le commerce; Hjdra, Spezzia, IpsaA, entreprirent
«laspéealations heureuses, qui ranimèrent l'Argolide et TAr-
cadie, et firent pénétrer l'industrie dans les villes. Six cents
oaiires marchands au moins sillonnaient la mer Ionienne , et
tRDte mille Grecs étaient occupés à transporter les produits de
^ Turquie à travets la Méditerranée. Un grand nombre de
JCQoes gens étaient envoyés dans les villes de l'Europe pour y
faire leur éducation, et ainsi se formait une classe moyenne entre
les oppresseurs et les opprimés. Les idées de liberté reprirent
^r essor, et les société secrètes semèrent partout l'espérance.
U poète Righas fonda la première héUrie * ; et , tout échauffé
^ttkiéc8 françaises, il s'apprêtait à soulever sa patrie, quand
' Vn «ol grec qui «igiiifie utcUié ( itatpcia ), assodation seerètcqui
1*^ namrrcction de la Grèce. M. Pbllémoa a publié à Naoplie en
^tt«,nr VhiUHBf on essai bistoriqQe plein de curieuses révélatioiis.
( AH. R. )
28 mceÉHBAATion db la gbècb.
rAotriehe mit la main sur œ vaillant homme, et le livra à la
Porte, qui le fit empaler.
Si la première hétérie ne parlait qoe d^émancipatimi , il s*en
forma une autre ( 1806) dans Tltalie sapérieoxe , qui méditait
de reconstruire Tempire grée , et de l'allier à Tem^re fran^is.
IVapoléon lui donnait des encouragements , et déjà vingt-cinq
mille fusils étaient en dépôt à Corfou, pour armer une popula-
tion dont les troupes firânçaises devaient seconder Tardeur;
mais la chute de Napoléon entraîna celle de cette seconde hé-
térie, qui 9 moins en vue que rautre, influa peut-être davantage
sur revenir.
Malimoud avait souscrit en 1812 à la déplorable paix de Bu-
charest, au moment où la situation de la Russie attaquée par
Napoléon aurait pu lui procurer de meilleures conditions , s^il
n*eût pas été, comme le sont toujours les Turcs, dans une
ignorance complète de la politique extérieure.
H n'avait été rien stipulé au congrès de Vienne relativement
à la Turquie, et il en résulta que les périls commencèrent pour
cette puissance lorsqu'ils finissaient pour les autres. Quani à la
Grèce , les considérations mercantiles arrêtaient tout élan gé-
néreux en sa faveur; les Francs, surtout les Anglais, redoutaient
d'elle une concurrence, en sorte qu'on maintint la Grèce es-
clave. Alexandre cependant, par cela même qu'il voyait la né-
cessité de la paix en Europe, reconnut le besoin d'y donner
un débouché à l'activité des esprits, et il songea à le lui ouvrir
en Orient. Une alliance qui se qualifiait de sainte ne pouvait
être que menaçante pour l'islamisme. Dans un temps donc où
l'Europe entière parlait d'indépendance, Alexandre montra
aux Grecs le labarum déchiré par les guerriers de Mahomet ,
le cimeterre musulman suspendu sur leurs têtes, la fraternité
des Slaves avec les Hellènes, enfin l'héroïsme et le génie de
leurs ancêtres. Il déplora avec eux l'abomination a laquelle
était livrée la maison de Dieu, et ils se sentirent animés d'une
nouvelle espérance. Il se forma en conséquence une troisième
hétérie à Vienne et à Saint-Pétersbourg ( 1815 }. La première
avait caressé les démocrates ; la seconde, Napoléon. La troisième
s'attacha à Alexandre, mettant dès lors en première ligne la
BÉOlftflSBATIOir DE LA GRÈCB. St)^
Téâ^im , et se proposant de répandre parmi les Grecs les arts
ec la sdeoees. Avec le secret, qui est le don des peuples op-
primés, Tassodation adopta diverses formules des anciennes
fralemités grecques ( &X70TCo(i)atç), les échanges d'armes et les
semeots svr les autels; et comme les princes alliés s*étaient
6ils les protecteurs d*une société de philomuses qui devait pro«
pai^er rinstmctlon parmi les Grecs, les chefs répandirent le
bmit que ces princes étaient d*aeeord avec Thétérie ; ils en-
Tovènnt des émissaires dans toute FEurope, tandis que d'autres
agitaient la Grèce , en se disant envoyés par la Russie.
Le mépris pour les Tares s'était joint à la haine qu'on leur
poitait, depuis que trente mille avaient fui devant huit mille
Rosses. Beaucoup de Grecs employés en Russie n'en sentaient
qmt mieux, par comparaison , combien était dure la condition
de leor patrie ; d'autres , qui avaient combattu pour la France ,
la Russie, pour l'Angleterre , licenciés depuis la paix,
l'occasion de reprendre leurs armes. Quelques-uns
pensaient ^11 fallait commencer par vaincre les Turcs en ci*
▼ilintion ; et , sentant d'instinct quels sont les deux ennemis
nés do despotisme, ils fondèrent des instituts scientifiques et
commerciaux ; d'autres s'adonnaient à la médecine , et puisaient
dans les universités de l'Europe la connaissance et le d^ir d'une
condition meilleure. Alexandre favorisait les hétéristes, ne
fdt-ee qu'en reconnaissance des secours qu'ils lui avaient
fournis contre Napoléon. Pour assurer leur triomphe , il n'avait
qn'à laisser rentrer dans leur patrie tous ceux qui servaient
SOQS ses drapeaux. Il s'écriait : « Pauvres Grecs ! ils désirent
« toujours une patrie, et ils V auront certainement, Jenemour-
> red pas content , si je n'ai fait quelque chose pour mes pau-
« rres Grecs» Je n'attends qvCun signal du ciel, » Le signal ne
vint pas, et sa politique se borna à régénérer ce pays par les
artsctla eivilisatîon, à faire prospérer les familles grecques
établies à Gonstantinople, à s'attacher, en un mot, les esclaves
sans offenser le mettre, à tenir les premiers par Fespoir dans
sa dépendance, et le second parla crainte.
Tandis que les Turcs goûtaient la sécurité de gens qui ne
comptent les insurrections que par les massacres dans lesquels
30 BÉGSNÊBATIOM UE hJL GRECE.
ils les ont étouffées, la Grèce sentait sa rédemption prochaine.
Une image de ta Vierge avait pleuré; lescaloyers d'un couvent
avaient entendu une voix qui disait d*espérer ; des ties qui s*é-
taient montrées ou abîmées, des tremblements de terre, des érup-
tions de volcans , des jets d*eau bouillante , semblèrent aux ima-
ginations exaltées des indices d*un changement prochain.
Les révolutions d'Espagne et d'Italie encouragèrent les hé-
téristes, qui avaient des éphories dans les villes principales de
la Turquie et de la Grèce; ils crurent donc qu'il convenait de
se hâter. Déjà l'extermination des beys et des agas de l'Epire,
par Ali-Pacha, aplanissait la voie, lorsque la Porte, incapable
d'exécuter par elle-même la sentence rendue contre Ali , excita
les Grecs à s^armer contre le pacha proscrit ( 1830 ). De son
côté, Ali montrait, aux populations soulevées du Pinde au:(
Tliermopyles , que seul il pouvait les aider à chasser les bar*
bares au delà du Bosphore. Les Grecs ne se décidaient qu'avec
regret à associer leur sainte cause à celle d'un monstre couvert
de crimes ; mais les ravages de l'armée turque, qui , précédée
par l'excommunication, s'avançait contrd lui, triomphèrent de
leurs incertitudes.
Parmi les philhellènes se distinguait Jean Capod'Istria, mé-
decin de Gorfou. Alexandre, dont il avait caressé les penchanis
mystiques , l'avait employé dans des missions importantes , et
notamment au congrès de Vienne, dont il entrevit toutes les er-
reurs : consommé diplomate, c'était un homme d'État médiocre.
Les Grecs cherchèrent à l'avoir pour chef de rinsurrection ;
mais, tout en servant les rois, il n'avait pas oublié l'hétérie; et il
refusa, croyant que le moment était prématuré. On résolut néan-
moins de la tenter d'abord en Moldavie et en Yaladiie. Ces deux
cuntrées obéissaient à des princes nationaux (hospodars ), élus
par le clergé et par la noblesse. Ils avaient pour gardes des Ar-
nautes , et se reconnaissaient vassaux de la Porte ; mais il
était stipulé qu'elle ne s'ingérerait pas dans Tadministration in-
térieure , et ne tiendrait pas de troupes dans le pays. Les révol-
tes qui éclatèrent lui fournirent un prétexte pour fouler aux
pieds ces conventions , et la Porte choisit les hospodars parmi
les Fanariotes ses créatures. Durant les guerres avec la Russie,
BEGKlIÉRATlOlf DB LA GRBCB. 3t
dont ees eontiées étaient le cliamp de bataille habituel , la
Porte, tout en se léserrant la nomination de Thospodar, s'o*
liligea à ne pas entraver le enlte chrétien , à recevoir le tribut,
toos les deux ans , par Tentremise de députés envoyés à Cons-
taatioople, et à ne pas Tangmenter ; enfin , à laisser à la Rus-
sie, dans toute drconstanee, le droit de parler en leur fa-
war.
Le prince Alexandre Ypsilanti , fils d*un hospodar réfugié à
ia cour de Saint-Pétersbourg , où il avait été élevé lui-même ,
s'étût refusé longtemps aux sollicitations de Thélérie, connais^
saot trop bien la faiblesse de ses ressources , et la confiance
qu'elle mettait dans Tassistance des étrangers : pressé de nou-
vaa de se mettre à la tête du mouvement , il consulta Tempo-
reur Alexandre , dont il était officier général. Sur les encoura-
gnnents quUl en reçut , il envoya des proclamations secrètes à
toutes les éphories ( 182S ) , et parcourut la Russie en recueil-
lant des subsides , auxquels il joignit généreusement , ainsi que
sa sœur, de fortes sommes d*argent. Cétait un homme médio-
cre , instruit dans les lettres comme on peut Tétre dans les
ccotes , et nourri dans Tuitrigue comme tous les Fanariotes.
Les Grecs avaient foi dans ses paroles , persuadés qu'il ne faisait
que leur transmettre les oracles d'Alexandre.
Lesévénements marchèrent rapidement : un Grec, du nom de
Germanos, fils d*un berger du Ménale , qui s'était formé daos
la pieuse solitude du mont Athos, avait été placé près du pa-
triardie deConstantinople, qui le chargea des plus importantes
missions : il venait d'être promu, en dernier lieu, à l'archevêché
de Patras. Lorsque la révolte éclata dans cette ville et se ré-
pandit dans toute l'Achaïe , il porta la croix , comme signe de
rédemption. Partout on cria : Paix aux chrétiens, guerre aux
Turcs! Mais les vengeances, les pillages, les réactions s'en mê-
lèrent; et les vieillards s'effrayèrent, croyant voir se renouveler
les horreurs de 1770, lorsque les Grecs payèrent de tant de sang
leur confiance aux promesses de Tétranger.
Les Malnotes , ennemis implacables des Ottomans , débou-
clèrent des cavernes du Taygète, conduits par Mauromicali et
Colocotroni , qui , après s'cUre enivrés du sang turc , donnèrent
33 HBGBNBBATION DB LA GRÈCE.
la main aax Achéens. Uo sénat, présidé par le premier de ces
chefs, annonça à TEurope l^insarrection hellénique, et demanda
de Tor, des armes, des eonseils, à ceux dont les anoâtres avaient
dû leur civilisation à la Grèce. Aussitôt la jeunesse grecque ,
allemande, polonaise , russe , italienne, accourut sous le dra-
peau blanc où brillait la croix rouge, avec plus de bon vouloir
et d'enthousiasme que de réflexion.
Les skipétars, réfugiés dans les Iles d'Hydra, de Spezzia,
dlpsara, de Mycone, s'étaient adonnés à la pèche, puis à la
piraterie, enfin au commerce , qui leur avait réussi, grâce a
de nombreuses franchises; et, toujours en lutte avec les bar-
bares , ils conservaient leur intrépidité native. Sur vingt-deux
mille habitants , dix mille étaient marins , et la pratique seule
leur avait enseigné à construire les bâtiments les plus agiles.
Une de leurs chansons disait : « Hydra n'a pas de champs, mais
« elle a des vaisseaux ; son domaine est Neptune , ses agricui-
« teurs sont ses matelots; avec ses bâtiments elle moissonne en
« Egypte, elle s'approvisionne en Provence, et vendange sur
« les cotes de la Grèce. »
Après avoir attendu le retour des bâtiments qu'ils avaient à
la mer, les Hydriotes déployèrent leur pavillon, et choisirent
pour chef Jacques Tombusis, qui fut aussitôt proclamé par
toute l'union. On décréta que les blessés, les veuves, les or-
phelins, les pères et mères de ceux qui périraient dans la lutte, se-
raient secourus par le gouvernement; qu'il en serait fait commé-
moration dans l'église tous les troisièmes dimanches de carême;
que les traîtres et les perfides seraient excommuniés ; que ceux
qui feraient des actions héroïques obtiendraient un certificat à
présenter au patriarche. Gonduriotis et Orlandos s'engagèrent
à entretenir une escadrille de vingt vaisseaux , qui devait coû-
ter cinquante-six mille francs par mois : efforts vraiment hé-
roïques. La petite île arma trente six bricks de douze à vingt
canons. La croix brilla sur la tête des che&i avec cette légende :
Mort ou liberté! et sur le pavillon, qui portait l'image du Christ,
étaient inscrits ces mots : j4i>ec lui ou au fond de la mer! Ces
bâtiments parcoururent les cotes en proclamant la liberté. Marc
Botzaris, voulant venger Souli , menaça TAcamanie; Ulysse v
BCGBlfÉKATION DB LA GBBCB. 33
lîeolenaat d*Ali-Tâ)élen ^ souleva ia Thessaiie , à la tête
do Oephtes.
A la mort de Sootzo, les boyards , seigneurs indigènes de la
Valadiie, réclamèrent de la Porte le droit d^élire leur hospodar ;
elle 8*y refusa. Alors Théodore Wladimiresk , aventurier
\ sottleva le pays , non pour lui donner la liberté, mais
pour obliger le gouvernement à lui rembourser une certaine
somnie; et, à la tête des Bulgares et des Pandours , il offrit à
Tffesîlanti de faire cause commune avec lui ; mais comme on
qu*il n^odait en même temps avec la Porte , il fut fu-
é, et ses troupes se joignirent à celles dTpsilanti. Ce prince,
entouré d'intrigants dont il ne voyait pas les artifices , distribua
les ensplois sans réflexion; il vit s'évanouir les promesses, tou-
JoQis toès-larges, des exilés, et abuser de la liberté avant de
ravoir obtenue. Ceux qui cherchaient à le perdre l'adulaient
eomine vo roi. Attaqué par les armes et par la trahison , il vit
les siens s'enfuir, à l'exception du bataillon sacré , qui mourut
ks armes i la main; et lui-même fut contraint de se réfugier
le territoire de l'Autriche , qui ne le livra point aux Turcs ,
qui le jeta dans une prison , où il expira de chagriu.
Il fat remplacé par son jeune frère Démétrius, de chétive ap-
parcooe, mais d'une âme héroïque, sans jactance , loyal jusqu'au
scrupule, et aussi indifférent aux plaisirs qu'à l'ambition. A la
tête des eseadres réunies des Hydriotes et des Ipsariotes, il lança
coatre la flotte turque les terribles brûlots , dont les Grecs se
firent une arme redoutable contre leurs ennemis.
Selon l'usage des gouvernements absolus , la Porte ne voit
rien d'abord, et exagère ensuite. Elle jura d*exterminer les
Grecs, oubliant qu'elle ne pourrait subsister sans eux. Mah-
mond, sentant que c'en était fait de la conquête tout entière
s'il laisBait le prestige de la force s'évanouir sur ce point, voulut
faire un dernier effort. Il expédia jusqu'aux extrémités de Tem-
pire les Tatars , ses courriers , pour proclamer la guerre sainte
et demander au fanatisme ses derniers secours. Les imans en-
flammèrent dans les mosquées la multitude contre les infidèles;
les étudiants sortirent des médre^sés pour prêcher la mort des
dnétieas. La guerre commença, cruelle sur tous les points. I.es
34 BEGÉNÉBATION DE LA. GBÈCB.
janissaires à Constantinople voulurent aussi leur part de sang
et de butin ; et le sultan, inopuissant à refréner leurs rébellions,
les laissa se venger par des assassinats. Croyant frapper la reli •
gion dans son chef, il Gt pendre, le jour de Pâques, le patriar-
che de rÉglise d*Orient , en habits pontificaux , au milieu des
applaudissements d*une tourbe sauvage et de juifs , qui tratnè*
rent le pontife dans la fange ; le synode entier fut livré à tout le
raffinement des tortures orientales , et la mer rejeta en foule les
cadavres des chrétiens , qui servirent de pâture aux chiens de
Constantinople.
La Turquie était plus forte encore qu*on ne se le figurait :
elle possédait quinze vaisseaux de ligne, dix-sept frégates,
vingt-quatre corvettes , et beaucoup d^autres bâtiments plus
petits; cent soixante régiments de janissaires, beaucoup de
troupes légères , une riche artillerie , vingt forteresses défendues
par quatre-vingt mille soldats. UÉgypte et les États bart>ares-
ques devaient se prononcer pour elle ; TAlbanie et la Bosnie ,
lui fournir d*intrépides soldats. Sept cent mille Grecs , soulevés
contre un si vaste empire, avaient pour eux Thorreor d'une
longue servitude et le désespoir. Leurs bricks combattaient sur
mer, comme leurs bandes sur terre. Aussi les victoires furent-
elles féroces comme des vengeances ; les combats et les sièges
différèrent peu de oeux de V Iliade , car il n*y manqua ni les
moutons rôtis servis entiers aux héros, ni les poètes aveugles
qui les animaient de leurs chants.
Mais ces traits de courage, de générosité, de cupidité, de ter-
reur, mériteraient d*étre mieux chantés ; ils attendent un autre
Homère. Le Cretois Antoine Mélidonius , libérateur de Ttle dç
Jupiter, trouva dans une vallée une foule d'enfants, de jeunes
filles, de vieillards turcs , qui 8*y étaient réfugiés; il les sauva ,
et écrivit au pacha de Mégalocastron : « J'ai agi en fiU envers
« vos pères, en père à f égard de vos enfants, en frère
« envers vos femmes :faites'en de même avec les Grecs pri*
« sonniers, » Nicétas, après de riches victoires , envoya à sa
femme une tabatière de bois, avec ce billet : « Mes soldats
« m*ont offert cette boite et une épée d'un grand prix; fai
« donné celle-ci aux primats d^Hydra pour les (besoins de la
BEGBKKAÀTIOK DE LA GBÈCE. 35
•fUUte; fe te fais passer l'autre, à toi gui, après la patrie ,
• es ce que f ai de plus cher, » A la bataille de Galatz, Kotiros,
ccaé de toutes parts par les Turcs, s*ëcria : « f avais soif du
K stmg musulman: vMà foccasion d*en faire une orgie : que
« ceux-là me suiveiU à qui il en faut comme à moi! Aujour^
• dhui nous ne verrons pas coucher le soleil. * Accompagné
de vingt-cinq des sieos, il se précipita sur les Turcs et en fit un
f^nuà massacre. Entré dans une maison où une troupe de mu-
suloMms étaient à s^nlvrer, il les tua , et s*y fortifia ; puis , en*
touié par les flammes , il périt avec ses compagnons.
A TafiBûre de Skouilen ( 1819), TÉtolien Athanase, nouveau
LcoDÎdas, fit, sTee quatre cent quatre-vingt-quinze hétéristes ,
le serment de mourir plutôt que de se rendre. Le vizir Ibrahi-
lof les envoya sommerde déposer leurs armes : Qu'i/ vienne les
prendre! répondit-il r On rit Spiros Alostros panser avec sa
diemise une blessure qu*U avait reçue dans la poitrine, et con-
tnoer à oombattre jusqu*au moment où , épuisé de forces , il
éoivit avec son sang un billet à sa mère , dans lequel il la féli-
citait de perdre un fils pour la patrie. Non loin de lui , Sebasto-
poulo, de Sdo, s'élançant des tranchée» pour combattre de prés,
se retranchait derrière un monceau de cadavres d*où il conti-
nua à tirer sur l'ennemi, jusqu*à ce qu'il tombât mort à son
tour.
En Épîre , les prêtres , les moines , les religieuses , gardaient
les munitions ; les retraites monastiques se peuplaient de patrio-
tes, et des chants de liberté se mêlaient aux hymnes sacrés.
On vit reparaître alors les femmes de Tantiquité; et plus d'une
arracha les armes d*un soldat timide , pour combattre à sa
place. Tandis qo'Ali-Pacha assiégeait Souli , Mosco, femme du
opîiaiBeTzavellas, et Caldo , sa sœur, roulaient des rochers snr
]*t Tores, en ehantant les prouesses de leurs parents, et en les
animant à de nouveaux exploits. Au commencement de Kinsur*
reetion, la Spartiate Constance Zacharias déploya sur sa maison
le drapeau national , comme signe d'enrôlement; et aussitôt les
femuMS du Pentadactylion accoururent pour substituer partout
la croix à l'éteiidard du croissant. Bobolina arma trois vaisseaux,
et envoya à Favant-garde des Hellènes ses deux fils, qu'elle avait
36 fiÉGBNÏfiATlON DB LA GBÈCE.
élevés en leur rappelant sans cesse quUls avaient à venger leur
père, tué à Constantinople. Lorsqa*elle apprit leur mort :
Gloire à Dieu, s'écrie-t-elle , nous vaincrons, ou nousmovr*
rons avec la joie de ne pas laisser, après nous , d'esclaves
grecs dans le monde, Modène Maurogénia ayant armé un vais-
seau pour venger son père , égorgé par ordre de la Porte , sou-
leva 1 Eubée, et promit sa main au vainqueur des Turcs. Les
Arcadiennes suspendirent à Tautel de la Vierge leurs couronnes
nuptiales , en se déclarant veuves si la lâcheté de leurs maris
laissait la victoire aux infidèles. Les jeunes filles déposèrent leurs
parures , leurs broderies , leurs fuseaux , dont elles firent hom-
mage aux saints. Bien d'autres n*eurent à montrer leur courage
qu'au milieu d*affreux tourments, enfermées dans des sacs avec
des chats et des vipères, ou plongées dans des souterrains pour
y mourir de faim. Un Européen , qui renflait visite à la femme
de Canaris , la trouva faisant des cartouches. Comme il lui di-
sait, yous avez pour mari un brave; -—S'il ne Calait pas été,
lui répondit-elle, esi^e que Je l'aurais épousé f
Mais si la valeur commence les révolutions , elle ne suffit pas
pour les soutenir et les organiser. Or ce n'était pas tout pour les
Grecs que de vaincre les Turcs, il leur restait d'autres ennemis :
la diplomatie et eux*mémes. La Porte s'était obligée envers la
Russie, par les traités de 1774, de 1792 et de 1812, à proté*
ger la religion chrétienne ainsi qtie ses églises , et à faire droit
aux réclamations du cabinet russe à ce sujet. La Russie de-
manda donc alors que les églises détruites fussent relevées, qu'il
fût donné satisfaction pour l'assassinat du patriarche, et qu'on
l'aidât à rétablir l'ordre dans les principautés de Moldavie et de
Valachie , disant qu*en cas de refus elle se verrait obligée de
prendre parti pour les Grecs insurgés. La Porte répondit avec
iiauteur qu'elle était en droit de punir des rebelles ; que tels
éiaieufceux qu'elle avait mis à mort , tels aussi les insurgés.
Elle demanda en conséquence qu'on lui livrât ceux qui s'étaient
réfugiés sur les territoires autrichien et russe , se réservant alors
d'exécuter les traités. En attendant, elle fit visiter tous les bâ-
timents qui traversaioit le Bosphore et les Dardanelles.
C'était un motif suffisant pour recourir aux armes ; mais
BBGVNEaATION DE Lk GRECE. 37
b barbiriewmble destinée à servir d*exeuse à la Turquie, comme
llTruBe aux Tiolences d'un furieux. Il entrait bien dans les dis-
positioits religieuses d'Alexandre de prendre les armes et de
tomber sur Tempire ottoman , si longtemps convoité par ses
prédéeesseurs; mais les puissances européenoes conçurent des
craintes quand elles virent approcher la chute du colosse aux
pieds d*argile. Sans s'arrêter aux promesses de partage , elles
s'engagifereDt à le conserver , et cherchèrent, en éloignant uue
rupture avec la Russie, à le réconcilier avec les Grecs.
Les Grecs firent parvenir leurs griefs au congrès de Vérone :
NouB avons, disaient-ils, secoué un joug d*infamie. Que de^
mandons-nous? Que la religion soit libre, que nos femmes
foieot en sûreté , que la chasteté de nos enfants soit respectée.
KoQS avons versé pour cela des torrents de sang ; il n'est plus
possible que nous subissions de nouveau le joug des ennemis
du Christ et de la civilisation. Voudriez«vous arracher la
croix du front de ceux qui se sont rachetés.' nous contraindre
à livrer de nouveau nos femmes pour les harems , nos fils
pour les bagnes.' Non , aucune convention ne sera acceptée
par nous , si nos députés ne sont admis à la discuter. Quand
bien même leurs plaintes ne seraient pas écoutées, cet acte
vaudra du moins une protestation ; et , ne nous confiant plus
qu'en Dieu , nous recommencerons à combattre , pour mourir
cfarélicns , ou pour vivre avec le Christ. »
Hais des rois ligués pour dompter les révolutions pouvaient-
ils appuyer celle de la Grèce? Us allèrent jusqu^à défendre à
Métaxas, porteur des vœux helléniques , de se présenter au con-
grès, ee qui était plus facile que de lui répondre. Les souverains
affiés, montrant au Grand Seigneur les dispositions les plus
amiables, rinvitèrent à envoyer un représentant; mais il déclina
la proposition. Alexandre hésita entre les anciennes idées de
Catherine et la crainte des révolutions ; Capo d'istria le poussait
eoBtra les Turcs^ Nesselrode le retenait par amour de la paix ;
Metteniich surtout, qui avait pris de riniluence sur son esprit,
Dit tout en oeuvre pour qu'il ne vit plus dans ce soulèvement
des Grecs qu'une « des têtes de r hydre révolutionnaire. » Si
faicD que l'autocrate , abandonnant ses propres idées, se oon-
HHT. sa CBIIT AHS. — T. Hl. ^
3S BÉGÊNÉBATION DE L4 GBÈCE.
Ovprta avec TAutriehe, désavouâtes insurgés, et raffermît le
Grand Seigneur. « Il ne peut plus y avoir, disait-il à Château-
« briand, de politique anglaise, française, prussienne; il faut
« adopter une politique générale pour le salut de tous; il faut
v qu*eile soit acceptée par les peuples et les rois. C'est sur ces
« principes que j'ai fondé la Sainte-Alliance. Le soulèvemeot
« de la Grèce est une belle occasion; et la guerre religieuse
« contre les Turcs paraîtrait conforme à mes intérêts et à Topi-
« nion de mon pays. Mais j'ai cru apercevoir dans les troubles
(I du Péloponnèse Tempreinte révolutionnaire, et je me suis
« abstenu aussitôt. Qu*ai'je besoin d'accroître mon empire ? I^i
« Providence a mis sous mes ordres huit cent mille soldats , non
« pour satisfaire mon ambition , mais pour protéger la religion ,
«c la morale, la justice , et pour faire régner les principes d^ordr^
« sur lesquels repose la société humaine. »
Ces hésitations mêmes , ces déceptions amères , contribaaleQt
à exaspérer les esprits, et à envenimer les rivalités eutre les
Grecs. Des jalousies de pays et de personnes empêchèrent Dé-
métrius Ypsilanti de maintenir Tunité de gouvernement et de
commandement , comme aussi de mettre obstacle aux excès
commis dans les villes conquises. Alexandre Maurocordato, con-
sommé dans rintrigue et sacliant se plier aux temps, n'épargna
ni ses biens ni ceux de la nation pour se donner la meilleure pari
du pouvoir , changeant de conduite selon les circonstances, ou
selon l'intérêt mobile de son ambition. Ce fut lui toutefois qui
organisa la Grèce en lui donnant une administration et un sénat,
dont il se fit le président.
Soixantenlix-sept députés réunis à £pidaure en congrès gé-
néral sous sa présidence ( 15 octobre ) , après avoir assisté à la
messe célébrée sur un ancien autel d'Esculape, discutèrent les
lois à adopter, et promulguèrent une constitution : elle créait
un sénat législatif composé de députés élus par les provinces,
et un conseil exécutif de cinq membres, annuels tous les deux.
Corinthe devint le siège du gouvernement. Les anciennes lois
byzantines furent remises en vigueur, et le code français dut
régir les transactions commerciales. La liberté religieuse et
lY^galité entre tous les Grecs furent proclamées; le mérite seul
BÉGBABAATION DE LA GRECE. ^0
dotétn un titre aux emplois. Les lois devaient sauvegarder la
|iro|mété,rhonneur, la sûreté des citoyens; enGn Tindépen-
dioce de la Grèce fiit proclamée. « On déclara que la guerre
• n'était inspirée ni par la démagogie ni par la rébellion , mais
■ qu'elle était nationale et sainte ; qu'elle avait pour but de réin-
• tcgrer la Grèce dans tous ses droits touchant la propriété ,
1 rboDoeor et la Tîe. » ( 29 janvier 1822. )
Jusqu'alors quiconque déployait un drapeau , et entraînait à
sa suite une poignée d*homnies résolus, avait le titre de capi<
taioe, et Élisait le plus de mal qu'il pouvait aux Turcs. On forma
dès ce moment des corps nombreux et organisés , soumis ù une
biérarehie militaire. Le bataillon des philbellènes se composa
d'étrangers. Des fonds de terre furent assignés au lieu de solde,
et Toa recouvra ainsi la propriété territoriale.
Seio chercha à demeurer neutre dans le soulèvement, soit
pour conserver son riche commerce, soit par crainte du voi-
anage des Turcs. Ceux-ci lui demandèrent quatre- vingts otages,
pour are renfermés, quarante à la fois, dans la citadelle, où
ils mirent en outre un corps de troupes qui s'y comporta comme
co pays ennemi. Cependant deux mille Samiotes mal armés se
jetèrent sur nie , plutôt pour la saccager que pour la délivrer.
U flotte turque survint, et extermina les habitants , sauf qua-
rante mille qui furent vendus ( 23 mars 1822 ). Scio ne fut plus
çi'on monceau de ruines, où la luxure se donna carrière. Les
<lenriches ivres exécutèrent leurs danses parmi des milliers de
t^ fichées sur des pieux , et les agas se montrèrent parés de
colliers d'oreilles. Mais , au milieu des fêtes , Canaris vint atta-
cher QQ brâlot au vaisseau du capitan- pacha , qui sauta avec
l'Ois mille Turcs gorgés de vin. Au même instant, l'étendard
âeU croix flotta sur la citadelle d'Athènes.
Le sort de Scio prouvait aux Grecs qu'ils avaient tout à re-
culer des Turcs, et qu'ils n'avaient rien à espérer que de leur
c^wage. Les efforts décisifs devaient se faire dans la Morée, qui
embrassait vingt-quatre cantons avec neuf cent soixante-cinq vil-
les, et un demi-million d'habitants. C'était là que Démétrii's
Ypàlanti avait dirigé l'effort delà guerre. Il s'y rendit maître de
Tripoli et de Corintlie, où éclatèrent d'horribles réactions, (jui
49 KÉGÉNÉRATION DB LA GBÈCS.
donnèrent la mesure de Toppression soufferte. Dix-huit mille
Grecs tenaient bloqués dans Nauplie , point extrême du Pélo-
ponnèse, cinquante-cinq mille Turcs.
Ce fut sur ces entrefaites que le château de Tébélen fut em-
porté par les Turcs ; mais Ali se retira dans un souterrain rempli
de poudre, avec ses trésors et ses femmes, prêt à s'ensevelir
sous les ruines avec ses vainqueurs. Ceux-ci , saisis d'effroi ,
se retirèrent, et lui promirent sa grâce dès que la mèche incen-
diaire serait éteinte ; mais , trahi lui-même après tant de tra-
hisons , il fut assassiné ( 5 février 182S ).
La Turquie, enoi^ueiilie de son triomphe sur Ali-Tébélen
et de la faveur des puissances , releva la tête contre la Russie ,
et leurs différends se compliquèrent. Alexandre exigea de ses
alliés qu'ils rappelassent leurs ambassadeurs de Constantioople ;
mais l'Autriche, en haine des révolutions, et l'Angleterre,
dans l'intérêt de sou commerce , ne secondèrent pas ses inten-
tions , et persuadèrent à la Porte de nommer des hospodars
dans les principautés, en les prenant parmi les nationaux.
Tout cela n'avait pas ralenti les hostilités, même dans ces
deux provinces , et Jassy fut réduite en cendres. Maurocordato
se proposait d'étendre l'insurrection de la Grèce, en franchissant
les Thermopyles pour soulever TÉpire; et, à la tête de deux
mille hommes seulement, il alla soutenir les Souliotes. Marc
Botzaris le seconda avec sa troupe héroïque ; mais , cernée par
des*milliers de musulmans, redoutante chaque pas des trahi-
sons , il fut contraint de se retirer vers Missoïonghi. Le Grand
Seigneur distribua ces contrées à divers officiers, à la condition
de les conquérir ; et, en attendant, il mit sur pied plus de forces
que jamais la Porte n'en réunit. Cent trente voiles partirent de
Ténédos; Méhémet-Ali s'apprêta à attaquer Candie; les Barba-
resques parcoururent l'Archipel , tandis que les Grecs se dis-
putaient entre eux, et se livraient à de déplorables excès.
Dram-Ali franchit, à la tête de trente mille hommes, les Ther-
mopyles abandonnées (juillet 1823 ) ; il prit l'Acrocorinthe, mît
les biens au pillage , incendia les maisons , et passa tout ce
qu'il trouva au fil de l'épée. Les Péloponnésiens firent retirer
leurs troupes sur les hauteurs, et cachèrent leurs récoltes dans
BâGiNÉBATlOlf DB LA GRiCl. 41
la cifcmes , eo laissant à Tabandon leurs campagnes dévas-
tées; et le gouveroement se réfogia sur un vaisseau.
On ne tient nn pays qu^autant qu'on tient les hommes. Dé-
nétrias Tpdlantî , renfermé dans Argos , arrêta eette avalanche
jusqn^à ee que la Grèce eût préparé sa résistance. En efTet ,
ColDCOtiooî coupa la retraite aux Turcs , et , à la tête de huit
mille montagnards, il exerça l'autorité suprême. Les Maînotes
et les Areadiens, qui se lèverait en masse, se joignirent à lui
pour harceler l'ennemi , qui n'aspirait plus qu'à sortir du pays ;
mais, assaillis aux Thermopyles par I9ioétas, surnommé le
Mangeur de TVrcs (22 août ) , ils furent taillés en pièces, et
Dram«Ali en mourut de chagrin. Les brûlots de Canaris porté-
Kfll k Ténédos l'extermination dans la flotte turque, secourue
en vain par les Anglais et les Autrichiens, armés contre la croix.
Alofs les affaires des Grecs s'améliorèrent : ils dégagèrent
Minoiottghi, défendue par Botzaris et Maurocordato; ils se
raidirait maîtres de Napoli de Romanie , la plus forte place
de la Méditerranée, qui leur procura un arsenal et un port,
ou leur marine devait trouver un abri , et le gouvernement un
hen de sûreté. L'Europe applaudissait à ces héroïques efforts ;
les rcHs s'effrayaient De l'argent , des munitions , des hommes
étaient envoya aux Grecs par les philhellènes ; secours souvent
interaptés par les croisières anglaises et autres. Les ennemis
les plus dangereux ne venaient pas de Coostantinople, mais bien
de Coriba* Quand les Turcs se trouvaient réduits à l'extrémité
et refoulés vers la mer, les bâtiments autrichiens et anglais
airivaient à leur aide , leur fournissaient des munitions , ou les
transportaient sur des points plus favorables. En conséquence ,
les Grecs prodaroèrent que tout bâtiment portant des troupes
ou des munitions serait passé par les armes. En vain les jour
nam mercenaires poussèrent des cris d'indignation contre la pi-
raterie des Grecs ; une pareille résolution leur valut ce respect
que n'avaient pas obtenu leur gloire et leurs infortunes.
Hms déjà les Grecs s'étaient divisés, et tournés les uns con*
Ue les autres. Leurs députés tinrent leur seconde session au
milieu des cèdres d'Astros. Ypsilanti y représentait les premiers
efiorts des héléristes , Ulysse, la valeur farouche; Colocotroni ,
4.
43 BSQBNÉB4T10N DE LA OBÈGB.
le talent des capitaines; Maurocordato, Fhabileté politique; et
autour d'eux se pressèrent les héros et les martyrs. Ils décidè-
rent que le pouvoir exécutif ne pourrait fiaire de lois, et que la
constitution serait modifiée : mesures incertaines , dictées par
des jalousies mutuelles, et par la manie de dénigrer tour à tour
les hommes politiques et les soldats.
Le suUan, s'obstinant à recouvrer Missolonghiet tout le Pé-
loponnèse, mit en campagne cent mille hommes et quatre-vingt-
dix-huit voiles en mer. Mais Colocotroni battit les Turcs dans
la Phocide; T infatigable Miaulis tint en respect avec sa Ootte
celle des Ottomans , et Marc Botzaris se montra un nouveau
Léonidas. Un étranger lui disant, ^otre vaillance fait Ccdmi-
ration de ma patrie, et nos journaux rapportent vos actions
magnanimes ; — Dans mon pays, répondit-il , on écrit aussi
les faits extraordinaires, et ce sont les noms des lâches se**-
lement qui sont gravés sur le marbre. L'assemblée nationale
lui envoya le brevet de gouverneur général de la Grèce occi-
dentale ; informé que ce titre lui était envié par d'autres , il
baisa la dépêche et la déchhra : Dorénavant, dit-il, nous écri^
rons nos brevets avec notre sang. Que ceux qui veulent méri-
ter celui-là viennetit le prendre avec moi dans les tentes de
Mustapha. Il se dirigea en effet vers le camp du pacha , dans
l'intention de le surprendre , avec deux cent quarante Souliotes,
à qui il donna cet ordre : Si vous me perdez de vue, marchez
droit à la tente de Mustapha, vous m'y retrouverez! Dieu
nous voit et nous guide. Et tous répétaient : Dieu nous voit et
nous guide; que Dieu nous soit en aide ! Ils pénétrèrent en
effet au milieu des ennemis ; et Botzaris devança les plus in-
trépides, jusqu'au moment où, frappé à mort, il tomba sur
un monceau de cadavres , en s'écriant : jémis , vengez-moi !
Le célèbre poëte anglais Byron , imbu des préjugés de son
pays et de sa caste , blasé par les jouissances et mécontent de
tout , proposa enûn à son activité un noble but , et alla com-
battre pour la Grèce. Bien qu'il arrivât avec une faible suite et
peu d'argent, il fut reçu avec enthousiasme, comme la Fayette
l'avait été en Amérique. 11 dit à Maurocordato : Si la Grèce
veut être comme la ralachie et la Moldavie ^ elle te peut de^
ABGBNBltàTlOIV DE LA GBÀCX. 4S
Mam; si comme t Italie, aprèsrdemain. Si elle veut devenir
litre ^ il faut qu'elle te décide aujourd'hui,
Eo effet , il s*en fallut de peu que THellade ne redevint tur-
que, ou ne se changeât en une province européenne. Alexandre,
chez qui la froide politique avait amorti, sans les éteindre, les
sentiinents généreux, proposa aux cours un traitéde padûcatiou
qui consistait à diviser la Grèce en trois principautés soumises
a la Porte , comme les doux hospodarats : la première compre-
naot la Grèce orientale ; la seconde , la Grèce occidentale ; la
troîsîènie , la Grèce méridionale : on aurait laissé les Iles de
rArefaipel se gouverner munieipalement. Mais, d*un coté, les
caliinets européens» voulaient que rien ne fût obtenu par Tin-
somction ; de Fautre, la Porte s'irritait qu'un souverain pro-
posât im traité qui lésait les droits d'im autre prince. Les Grecs
maicnt bien qu^ils auraient ainsi prodigué leur sang en pure
perte, et que leur indépendance allait être compromise dans
les mains des diplomates, ils persistèrent donc, et combattirent
la quatrième armée dirigée contre eux , après en avoir détruit
trois. Bjron , avec une ardeur qui trouva enOn à se déployer
noblement, leur offrit sa fortune et négocia un emprunt; mais
il moiimt ( 19avril 1834) presque aussitôt, pleuré de toute l'Eu-
rope.
Le sang des braves coulait, mais il assurait le salut de leur
patrie et hvmiiiait Toigueil de Mahmoud. Les pachas cherchaient
à éluder ses ordres ; les janissaires refusaient de s'aventurer
sur une terre qui engloutissait ses ennemis. 11 ne lui resta plus
qu*à s'adresser aux rois de l'Europe , leur demandant d'arracher
b croix du front de ceux qui avaient osé secouer son joug de
ter; mais ceux-ci commençaient à voir que la tâche pourrait bien
surpasser leurs forces.
Mébémet-Ali, pacha d'Egypte, réussissait dans ce pa3's, où
il ehereliait à introduire la civilisation européenne. 11 avait
transplanté sur les rives du Nil le cotou du Brésil et l'indigo ;
il établissait des collèges , des télégraphes , des bibliothèques ,
une imprimerie; faisait le lever des cartes; il disciplinait les nè-
gres de la Nubie. Après avoir exterminé les Mameluks, il son-
gea à réorganiser son année a Teuropéenne. Comme les Turc^^
^4 BÉGÉFfÉBATION DE Lk GRÈGE.
y répugnaient, et que les nègres périssaient par centaines, il
osa armer les fellahs, c*est-à-d!re les Égyptiens indigènes, qu*il
tirait ainsi de la condition d'esclaves. Il alla jusqu'à choisir
parmi eux ses officiers, ce qui indigna les Turcs; et son fils
Ibrahim, instrument docile mais intelligent de son père, au-
rait fait davantage, si Méhémet ne lui eût représenté qu'ils
n'étaient que quinze mille Turcs au milieu d'un peuple entier
courbé sous leur joug. Lorsque éclata le soulèvement de la Grèce,
il se tint sur ses gardes, se procurant, à l'aide des télégraphes, de
promptes nouvelles, et laissant les chrétiens vivre tranquilles
en Eg}'pte. Il se préparait toutefois à la guerre , et l'Europe
était persuadée qu'il profiterait de l'occasion pour se rendre
indépendant. C'eût été une diversion extrêmement favorable,
quand bien même il n'aurait pas fait cause commune avec les
chrétiens. Mais la politique des cabinets suggéra au sultan l'i-
dée de mettre aux prises ses deux ennemis, les Égyptiens et les
Grecs, de sorte qu*il pût profiter également et de la victoire et
de la défaite. Le sultan investit donc Méhémet-Ali du pachalik
de Morée , et celui-ci chargea Ibrahim de Texpédition qui de-
vait en opérer la conquête. Trente-cinq bâtiments autrichiens
et vingt-six navires anglais se chargèrent de transporter rarmée
qui devait renverser la croix sous l'effort du croissant ; en même
temps le rusé vice-roi ramassait l'or qu'il destinait à soudoyer
des traîtres, qui dans les guerres de la Grèce ne nuinquèrent
jamais.
La Porte , connaissant que la principale force des Hellènes
était sur mer, dirigea alors ses coups sur les lies grecques. Lors
donc que les flottes de Constantinople et d'Alexandrie eurent
opéré leur jonction , au nombre de trois cents voiles, Mahmoud
envoya le capitan-pacha contre le petit écueil d'Ipsara, fron-
tière maritime de la Grèce, en lui disant : At tacheté à ton
vaisseau , et remorque-le à Constantinople. L'amiral turc ,
sachant qu'il y allait de sa tête , mit en œuvre l'audace et U
ruse, et , grâce à l'assistance d*un traître, il s'en empara. Mais
la citadelle sauta avec ses derniers défenseurs , mêlés aux assail-
lants; les femmes et les enfiints, qui s'étaient réfugiés sur un
rocher, se précipitèrent dans la mer, en voyant s'avancer les
AIGKlfÉBATlON DE Lk GEiCB. 4&
Tors , enflammés de cupidité et de luxure. La Grèee entière
pritlcs annca : ce fut à qui se jetterait le premier abord de ses
bricks intrépides. La flotte turque n*osa les attendre, et Miaulis
reprit Ipsani ( septembre 1824 ). Ses brûlots et ceux de Canaris
M laissèrent de trêve ni jour ni nuit aux vaisseaux ottomans,
B bien que le capitan-pacha, loin de traîner Ipsara à Constan-
tiaople, n*y ramena que sa honte. L'Europe applaudit, mais
eoouoe à un théâtre : les poètes chantèrent, les comités phil-
belléniques recueillirent des souscriptions, et les rob hincèrent
des menaces*
Gooduriotis, chef actif et prudent, investi du pouvoir exécutif,
chercha à maintenir Tordre, le respect des lois, régla les finances '
ce rinstruction. G>locotroni, au contraire, poussait à la guerre,
àbtéted^un partideméoontentsquien vinrent jusqu'à la révolte;
mais il eut le dessous, et fut jeté en prison. Maurocordato crut
alors pouvoir dominer, et prit les armes à son tour. Pendant ce
ieio|B, la Morée restait sans défense ; et Ibrahim , qui y était dé-
banjué, s'emparait de Hle de Sphaoteria et de Navarin (mai 1 825).
Od rendit alors à Coloeotroni sa liberté et son épée, et il aocou-
mt pour défendre Tripolitza, mais en vain. Démétrius Ypsilanti,
ioadif depuis deux ans , défendait Nauplie , où il avait pour se-
cond le colonel français Fabvier. Le danger suggéra l'idée de se
placer sous la protection de l'Angleterre ; et Maurocordato, chef
éa parti anglais, publia une proclamation réclamant l'appui de
ce gouvernement, « qui n'avait jamais, disait-il, soutenu le
croissant contre la croix. » Ce fut le signal de la désorganisation
et de nouvelles dissensions parmi les Grecs.
Karaîsfcakis, voyant la fiction anglaise disposée h sacrifier
rindépendanœ du pays , se fit l'âme d'un parti patriote qui ne
demanda plus qu'au peuple le salut commun; et, prenant le
commandement en chef de la Roumélie , il obtint d'importants
Cest à ce moment que survint la fin mystérieuse de l'em-
pereur Alexandre ; et Nicolas, son successeur, moins mystique
et moins facile que lui, avait besoin d'occuper au dehors ses
armées inquiètes. Les rois de l'Europe redoutèrent donc une
gnerre de ce cdté, et la diplomatie fit jouer toutes ses intrigues.
46 RiOBMÉRATlOM DB LA GBBCB.
Le duc de Weltington fut envoyé près du czar, et convint avec
lui qu'il s'interposerait pour réconcilier les insurgés avec la
Porte , en maintenant la Grèce sons la dépendance turque. La
Porte et la Russie tinrent congrès à Akkerman , et la première
s'obligea à observer le traité de Bucharest , à respecter les pri-
vilèges de la Moldavie et de la Valachie, ainsi que les frontières
des deux empires en Asie, et à maintenir aux Serviens les avan-
tages stipulés.
La Porte retira ses troupes des principautés (mai 182C),
pour redoubler d'efforts contre les Grecs ; et tandis que les ï)gyp-
tlens soumettaient le Péloponnèse , Je Grand Seigneur adressait
àReschid, pacbade Roumélie, un ordre ainsi conçu : Ou Mis-
sohnghi, ou ta télé! Cette capitale de l'Étolie, sanctifiée par
les tombeaux de Bolzaris, de Byron, de Ririacoulis, et dont
les tours portaient les noms de Guillaume Tell, de Franklin,
de Rigas, allait redevenir le théâtre de la guerre.
L'armée ottomane , dirigée par des officiers européens , re-
poussa les troupes grecques. Les citoyens étaient pleins de cou-
rage , mais ils manquaient de pain ; et , réduits à l'extrémité , ils
firent une sortie dans laquelle se mêlèrent les femmes , vêtues
de l'uniforme du soldat. Il en périt un grand nombre, parce
qu'ils furent trahis ; ceux qui étaient restés firent sauter la moi-
tié de la ville avec les barbares qui l'avaient envahie ( avril 1826 )•
Les réformes en Turquie ne peuvent être qu'administratives
et militaires ; elles ne sauraient être morales. Mahmoud avait
été élevé dans les idées mahométanes ; or, lorsqu'il vit son em -
pire prêt à succomber, il en conclut que la civilisation euro-
péenne était la meilleure, puisqu'elle était la plus forte : il l'a*
dopta donc, sans trop la connaître. Il fit porter ses premières
réformes sur l'armée ; et, se souvenant de Sélim son maître, il
songea à tirer cent cinquante hommes de chacune des cinquante
et une compagnies de janissaires, pour en former des régiments
à l'européenne. Les officiers , après avoir entendu la déclara-
tion du muphti , jurèrent de se soumettre , et reçurent des fusils
à baïonnette, avec des uniformes; mais bientôt les marmites
furent renversées , et les janissaires mirent Gonstantinople à feu
et à sang. Mahmoud , dans sa colère , appela de tous côtés des
BBGÊR ÉBAT ION DB LA GBECE. 47
troupes el de Tartillerie; il déplofa la robe du prophète* (Id
juin] ; et, bénissant la foule accourue autour de cette relique,
il loi commanda d*assai1iir les janissaires rassemblés dans Tbip-
podrome. Le fer, le feu , la mitraille , tout fut employé pour
f xtenniner ceux qui avaient été si longtemps les défenseurs et
ref&oi de Tempire. Quatre mille d*entre eux furent tués dans
une seule nuit , et jetés dans le Bosphore ; vingt-cinq mille cu-
rait le même sort dans les jours suivants. On égorgea , on noya
leors femmes, leurs enfants, et tout fut anéanti jusqu'à leur
Dooi. Cest ainsi que rottoman croyait se faire Européen, quand
il oe faisait que se couper les nerfs; car il enlevait au peuple sa
rrojance fataliste , à Tarmée cette énergie farouche qui seule
pouvait encore être sa force : après cela , il ne resta plus que le
sentiment de la décadence. Dans un État vermoulu , c'est dé-
truire que de réformer.
UEurope entière exhalait sa sympathie pour les Grecs , jus-
qu*à obliger au silence les gouvernements qui s'étaient faits ses
adversau-es. Mais tandis que les rois discutent, les Turcs égor^
grnL Les victoires de TÉgyptien en Grèce avaient été chèrement
dcbeiées. Ne pouvant anéantir les Hellènes par les armes, Ibra-
him parcourt le Péloponnèse en le ravageant , arrache les oli-
viers , incendie les récoltes , massacre les habitants désarmés.
Tout Teffort des Grecs et des Turcs se concentre bientôt sur
Athènes ; mais la cause des premiers est compromise par leurs
dissensions : ainsi Colocotroni oppose à Rassemblée d*Égine
rassemblée nationale d'Hermione. Les deux Anglais Church et
Coehrane, qui avaient combattu pour la liberté dans les divers
pays où elle avait tenté de reparaître, arrivent en Grèce, et,
calmant les inimitiés, réunissent les divers partis h Trézène. On
j reconnaît enfin de tous côtés la nét^essité de la concorde à
rintéfieur et d'un appui au dehors. £n conséquence, les com*
* L^éleodard de Mahomet, à Constantinople, se conserve dans la salle
Hrs rdiqncs , enveloppé dans quarante couvertures de soie, et la tu-
ntqiie du prophète dans cinquante. Le quinzième jour du ramadan, on
découvre cette tunique en grande solennité , et on Pexpuse an baisc-
neot de la cour.
48 RBOÉMÉBATION DB LA OBÀCE.
mandements et les magistratures sont conOés à des étrangers
d'élite , et la présidence est déférée à Capo d'Istria (27 mars
1827). On rédige un nouveau 5to^i/^ politique (17 mai), et
Napoli de Romanie est déclaré le siège du gouvernement.
Capo d'Istria, « cédant au besoin d'être utile, sans avoir autre
« chose en vue, disait-il, que les intérêts de Dieu, des Grecs et
« de rhumanité, s'était fait violence à lui-même, et avait con-
« senti à être élu président ; » mais il mettait à son acceptation
quelques conditions que Ton n'osait lui refuser, parce qu'on était
persuadé qu'il parlait au qom de la Russie. En même temps il
s'adressait à tous les peuples , demandant dans toute l'Europe
de l'argent, des amis, la faveur des cours; prodigue de pro-
Viesses vis-à-vis des Grecs , tandis qu'il les dépeignait comme
des pirates et des barbares auxquels il pouvait seul imposer un
frein. Arrivé à Égine , il se trouva entouré de ces chefs énergi-
ques qui n'étaient redevables de leur puissance qu'à leurs exploits
et à leur mérite personnel , plus &its pour commander que
disposés à obéir. Capo d'istria , au contraire, voulait dominer,
et attendre toutefois les ordres du dehors. 11 savait comment se
mène un peuple constitué, mais non comment on le crée. Il ne
concevait pas que l'on jurât fidélité à une indépendance qui
n'existait pas. Il persuada donc aux Grecs , s'ils voulaient cons-
tituer l'ordre et obtenir de l'argent par son concours, de sus-
pendre l'acte constitutionnel. 11 obtint cette concession, et
lorsqu*il se fut fait décréter une autorité entière, il s'occupa de
donner à la Grèce des routes, des écoles, d'activer la culture;
mais il ignorait les lois et les coutumes du pays. Il retint en
prison Maurocordato et d'autres hommes qui disaient obstacle
à sa toute-puissance; il s'entoura de ses créatures. II repoussa
les propositions que lui adressait la Porte , par l'intermédiaire
de l'Autriche , de pardonner aux rebelles s'ils rentraient dans
l'obéissance; et il obtint des subsides de l'Angleterre et de la
ïVance. Quant aux Grecs, il ne leur demandait que le silence.
La Grèce donc étant tombée dans les mains d'un homme ,
ses destinées se débattirent dans les cabinets des princes, et elle
eut autant à espérer de leurs jalousies secrètes que de l'efifort
de ses armes. Laisser les Grecs reconquérir le sol enlevé à leurs
BteilIXAATION DS LA OBàCB* 49
t, était nue idée aussi simple qae juste «eomine celle de
nhstitiier, ànne nation qui se r^isaitanx intentions pacifiques
et drilisatrices de TEurope, une nation qœ s'y serait prêtée.
Mais ks rois craignaient l'exemple d'une révolution heureuso-
■MBt accomplie ; en outre , ils nourrissaient des projets ambi-
ticnx, pomr la réusûte desquels ils [déféraient un empire fidble
qû leur réservât une proie ûidle dans l'avenir. Il fot proposé
aaeréanioii des cinq puissances, h l'effet de concilier les dif*
UteuàM qui existaient entre elles : fort de Tappui de l'Autriche,
qui avait déclaré qu'elle ne consentirait jamais à Êdre descendre
le fldtan an simple titre de seigneur suzerain des Grecs , le di»
nu répondit que le droit des gens n'admettait pasde négocia-
lioas de souverain à sujets.
Cependant la France et l'Angleterre conçurent des craintes
àrendroit delà Russie, qu'eUes suspectaient de vouloir foire
ioanier les affaires de la Grèee à son profit particulier. Elles
Bgiièrent donc , conjointement avec le czar, un traité ( 6 juil*
let 1837) dans le but de terminer une lutte qui entravait le cobh
■me de TEurope : arrêtant que si , dans un délai d'un mois ,
b Porte n'acceptait pas la médiation proposée , elles se rappro-
cheraient de la Grèce , et emploieraient tout pour amener une
paix nécessaire désormais entre deux peuples fanatiques et
acharnés. Ce traité, d'un genre tout nouveau en diplomatie,
créait un éM de guerre en pleine paix. Les Grecs acceptèrent
volontiers cette espèce de reconnaissance de leur indépendance ;
mais le divan se considéra comme offensé, et s'irrita contre
rAutrkhe , comme si elle eût manqué à ses promesses.
Les puissances obtinrent un armistice d'Ibrahim*Pacha
( 2S sqitembre ), à qui son père avait envoyé quatre-vingt-douze
voiles sous Navarin. Mais une occasion favorable se présentant,
il viola la trêve, et parcourut le pays en dévastant tout. Les
amiraux des trois puissances le rappelèrent à l'exécution de sa
promesse; mais il leur renvoya leur lettre sans l'ouvrir. Alors
l'attaque fut décidée : l'amiral anglais Codrington prit le com-
naodement en chef, et la flotte ottomane, foudroyée , fut en-
tièrement détruite (28 octobre 1827 ).
L'Europe apprit avec étonnement ce coup inattendu ; le roi
5
•?0 aiCBRBBATION DE LA OBÈCS.
George d'Angleterre le qualifia , dans le discoars du trdne ,
d'événement malheureux, car Taffaiblissement de la Turquie
ctait tout à l'avantage de la Russie. Cependant la Porte ne s'en
montra pas efû:«yée ; elle demanda que la question grecque fût
mise à l'écart dans les traités, el qu'on l'indemnisât pour la
perte de sa flotte. Les ambassadeurs quittèrent Constantinople,
et le Grand Seigneur proclama la guerre sainte. La Turquie
traitait sans respect le pavillon russe, elle fermait le Bospliore,
et troublait son commerce avec la Perse, r^icolas se décida enfin
à lui déclarer la guerre, en protestant que ce n'était pas par
ombition et pour étendre son territoire , mais pour rendre Fac-
tivité au commerce de ses sujets , pour ramener à l'exécutioa
des traités , et assurer la navigation européenne dans le Bos*
phore. Le czar cependant négociait près du gouvernement fran-
çais pour s'assurer sa neutralité, lui promettant, non-seule*
ment la Morée s'il obtenait des résultats positifs , mais encore
le remaniement des frontières de la France, en les portant jus-
qu'au Rhin, et destinant à la Hollande et à la Prusse des oom*
pensations d'un autre côté.
Le divan, peut-être influencé par l'Autriche, s'opiniâtra : il
énuméra ses grieCs contre la Russie , la dénonçant comme l*ins-
tigatrice secrète de la révolte. • De quel droit , dit-il , une puis»
« sance vient-elle s'immiscer dans le gouvernement intérieur
« d'une autre, et dans ses débats avec ses sujets ? » Les hostili-
tés commencèrent donc : Wittgensteiu passa le Pruth avec cent
mille Russes ( mai 1828 ). La tactique des Turcs était de se
retirer devant l'ennemi , pour se concentrer dans les grandes
places , où ils combattaient avec beaucoup de résolution. La
Russie savait cela par expérience : elle commença par s'as-
surer des places de Jassjr et de Bucharest ; puis elle poussa en
avant. Les sympathies du libéralisme se portèrent, une se-
conde fois, sur l'armée russe. Le Grand Seigneur, redoublant
de zèle, multiplait pour défendre sa cause les récompenses et
les manifestes. La France et l'Angleterre redoutaient de voir
tout le mérite et le profit de la délivrance de la Grèce et de la
bataille de Navarin demeurer à la Russie ; elles s'arrangèrent
pour constituer h Grèce sans entrer dans le différend de la Rus-
BteiNUAiioif JDB LA eatei. 41
mmnt la Porte. Les hMtatioiis de TAntriche lui fifent perdre
tsale ioffloeDoe en celte occasion; Mettenûeh époavantécberdia
ai vain à entratoer la France dans une alliance contre Tambîtion
■cnçante de la Russie. Paskéwitch laissa ses triomplMB en
Pêne , pour tomber sur rAnnénie tarqae ; mais l'action divisée
ssr quatre points n*eat de Tîgueur sur aucun, et les Turcs don*
■èrentà leurs amis le spectacle df une énergie dont on ne les aïK
nit plus JQisès capables. Enfin, les trois potssances se décide-
rait à envoyer une armée; la France se chargea de chasser
Usahim de la Morée; Tamiral angais Godiftigton convint avee
MéhéoMt-Ali que les Grecs emmenés en esclavage sur les bords
dn Nil aéraient restitnés; de plus, qu'il ne tiendrait de garnison
en Harée que dans dnq (daœs fortes; et la péninsule devint
libre.
L*Aiig)eleRe ne vonlaitrien foire perdre de plus à la Turquie ;
la Franœ, fibérale à demi, voulait davantage pour la Grèce;
nsis le Grand Seigneur persista obstinément dans ses refus, et
les puîssanees se virent dans l'impossibilité d'empéeher l'expé-
dîtioD russe. Le général Diébitch prit le commandement de
viagt-qoatre mille hommes , qui , prot^és par denx flottes pos-
tées inoplDéoent aux flancs de Constimtinople, s'avancèrent par
le Baikan ( février 1839 ). La Porte leur opposait cent quatre-
vingt mîtte hommes , recrues novices en face de vétérans, et à
qui la diseipUne europécmie, récemment introduite dans leurs
rangs, montrait le péril sans leur enseigner à l'éviter : en même
temps les ulémas répandaient parmi le peuple le bruit que Mah-
Dioud, ayant violé le Koran par ses réformes, ne pouvait espé-
rer la victoire. Rescbid-Padia, le vamqueur d'AK-Tébélen, dé-
fendit le Bdikan avec acharnement; mais l'algie russe n'arrêta
ion vol que sur Andrinople( 90 août), la seconde capitale de
rcapire. De son cdté, Padiéwiteb avait traversé le Caucase et
attaqué Eraeroum , qui tombût en son pouvoir ( 9 juillet }.
Cou était ùii de Constantinople, si la diplomatie de la France
et de TAnglelerre n'avait arrêté Nicolas. Le divan, perdant
foui espoir, se résilia à concéder l'afiranchissement de la Grèce,
à raonveier les aneteos traités avec la Russie , k lui aooorder
hMbertéde la navigation dans la mer Noire, et à indemniser
bl mÉeÉRiBATIOZf DB LA GEÈCV.
■on eomnieree des pertes qn*il avait éproayées , sous la eondi-
tkm que rintégrilé de sod territoire en Europe et en Asie serait
oonservée.
Aux termes de oe traité ( 14 septembre), les principautés de
Moldavie et de Yalacliie étaient rendues à la Porte, sauf aux
hospodars à régler librement les a£Faires intérieures. Elle re-
couvrait aussi les places de Ja Ronmélie et de la Turquie d'Asie,
à l'exception de cdies que la Russie se réservait comme sûreté.
Le passage des Dardanelles dut rester libre pour les bAtiments
de toutes les puissances en paix avec la Porte; elle s'engagea à
payer cent trente-cinq millions pour indemnités et dépenses de
guerre, et souscrivit d'avance à ce qui serait décidé par une con-
férence qui devait siéger à Londres pour la pacification de la
Grèce.
La Russie s'assurait amsl le commerce de la mer Noire^ et
de bonnes frontières du o6té de la Perse et de la Turquie :
avantage d'autant plus important pour elle, qu'elles la séparent
de la première^ et lui laissent le passage ouvert sur le territoire
de l'autre.
La France et l'Angleterre, qui enviaient à la Russie la (^oire
de décider du sort de la Grèce, cherchèrent à y participer en
émancipant tout à fait ce pays, sauf à ménagerie Porte en ree»
serrant les limites de ce nouveau royaume. 11 fut donc décidé
que la Grèce formerait un État libre, ayant pour frontière une
ligne tirée de l'Aspropotamos au Sperchius, en laissant ainsi à
la Porte l'Acarnanie en une partie de l'Êtolie ; que son gouverne-
ment serait monarchique; qu'il serait accordé une amnistie
entière, et que ceux qui voudraient quitter le pays auraient
une année pour vendre leurs biens.
La Grèce, se croyant en droit de se ûdre entendre dans une
assemblée où son sort se décidait (1880) , représenta que les
frontières qu'on lui assignait n'étaient pas susceptibles d'une dé-
fense suffisante; que c'était une dérision que d'appeler Grèce
la Moiée et la Livadle ( le Péloponnèse et THellade ) , quand
on en détachait les provinces les plus populeuses, TÉpire,
la Thessalie, la Macédoine. La Crète, Samos, Ipsara, Sdo,
théfttres d'exploits glorieux , se plaignirent d'avoir à retomber
AMÉBIQOS. — 1.BS BTAT8-UIfI8. &3
m le joug des Toits ; enfin, la Grèee demandait un roi qui
fnteât a propre religion.
Capo d*Istna , qui conservait, sans le laisser voir, toute sa
yraJOection pour la Russie, protectrice naturelle, selon lui , de
b liberté grecque, vit de mauvais œil le choix s'arrêter sur le
prince Léopold de Cobonrg , candidat de rAngleterre. Il repré-
seata à ce prince qu'il n'avait pas été dit un root de constitu-
tiee; que dès lors les alliés voulaient ou soumettre le pays au
fflautnemcnt despotique, on laisser au nouveau prince, qui
«rtanement n'avait pas l'intention de ré^aer sans formes lé-
gales, le ârdeau dangereux de lui donner des institutions. U
lai dépeignit en même temps la condition misérable do pays,
et la nécessité d'y apporter des sommes immenses; de sorte que
Léopold refiisa le sceptre qui lui était offert, ne voulant pas
CMBDiencer par la servilité envers les cours et la tyrannie en-
von les peufilee. Des événements que l'avenir recelait encore
deiaient aider à résoudre la question.
âMÉRIQIJX. - LES érATS-CNIS.
La fiireur de nos guerres européennes avait gagné l'autre hé«
Bûspbère ; mais , d'un autre côté, les idées agitées parmi nous
y prenaient radne et s'y trouvaient en pleine vigueur, alors
qu'elles succombaient en Europe.
L'Amérique septentrionale ^t sortie libre, mais épuisée, de
la longue lutte dans laquelle elle acquit Findépendanoe : elle
n'avait ni argent, ni industrie, ni concorde intérieure. L'exa-
gération des espérances se trouva dépasser de beaucoup la
réaliié; il en résulta une grande souffrance. De graves difficultés
provenaient du manque de lien entre des pays distants et se-
pnés d'intérêt; l'opposition d'un seul suffisait pour entraver
toute mesure d'intérêt général. On sentait la nécessité d'être
oais pour payer les dettes communes, pour réprimer au profit
de tous la turbulence de chacun , et en conséquence de réfoc-
5.
54 AMEIIQUE.
mer le paete fédéral improYisé dans le fea da combat Eo eeoi'
rassemblée n'était pas souveraine et l^islative : c'était seule-
ment une réunion de députés, dont les pouvoirs étaient telle-
ment restreints que ses décisions devaient être ratifiées par cha-
cun des États ; d*où il résultait que souvent elle échouait devant
l'inertie ou la résistance d'un seul de ses membres.
"Les fédéraiiêteê ne niaient pas la souveraineté de chaque
État; mais ils voulaient, dans l'intérêt commun , que tous se
fbndissent en un seul , et constituassent un pouvoir central ,
illimité, exerçant son action sur tous les États, comme les
États particuliers exerçaient la leur sur chaque individu , et
assez fort pour astreindre ces gouvernements, comme les parti-
culiers, aux prescriptions de la loi ; que ce pouvoir disposât de
l'arméeiet de la marine; en un mot, que les treize États de*
vinssent une nation.
Les ^jfiocnrfet sentaient aussi la nécessité d'une action emn-^
traie ; mais ils la réduisaient à une alliance entre les États indé-
pendants : ils s'efifrayaient de tout pouvoir fort, voulant cette
indépendance exagérée qui conduit à l'individualisme, et sa-
crifie la socialité au désir de la liberté. Franklin et JefTersoa
appartenaient à cette opinion ; Washington et Adams parta-
geaient celle des fédéralistes. Quelques-uns proposèrent même
une monarchie tempérée, sous un frère du roi jd* Angleterre;
enfin, la nouvelle constitution (1787) fut arrêtée dans le con-
grès de Philadelphie, et mise à exécution en 1789.
L'égalité native des hommes s'y trouva proclamée par on pays
où subsistait et où subsiste encore Tesdavage. L'Union ne dé-
truisait pas ces constitutions particulières ; et pour que le gou-
vernement fédéral pAt représenter un corps unique en faee des
autres puissances, on lui attribua tout ce qui regarde la paix,
la guerre, la diplomatie, les traités ; en outre, ce qui contribuait
è assurer la communication des États entre eux, les monnaies,
les routes, la police, les arrangements commerciaux, les postes > ,
* La CarollDe ne voolat pas admettre le tarif généFalarrèté en ISSS.
ht système des routes, où raccord était si important, Ait établi non par
voie d*aaloiité , mais an moyen de négociations^
LBS BTATS-UHIS. S5
fC fmtUngt é$ tootes les eontestations d*État à Eut. Dans
Ml les cas qui sont de sa oompéteDee, le gouvernemeot fédé-
nl agit d'aune aianière directe et immédiate, sans recourir k
ËÊB autre autorité. La loi émanée du ooogrès est confiée aux
oflidcn drib , nommés par le pouvoir fédérât
Uaetion du gouvernement central ne s*exerce entière que sur
kMrki fédéral, qui ne compte que cent quarante-sept kilo-
métrai carrés, est régi par les seules lois fédérales, et administré
éireetanent par le président et par le congrès. On y fonda la
lifle 4e Washington, dont la populaticm atteint à peine le ehiftre
ée Tîagt mille habitants, et où les maisons se trouvent dissémi*
aées sur un vaste espace, car ce pays n'est pas commerçant.
Cétait le centre de l'Union avant que les provinces se tussent
amènes vers roœst; cette capitale en outre se trouvait avanta-
pmanmi sitoée pour les communications avec les pays étrau-
Four tout ce qui eonceme Tadministration intérieure, les re-
htiom entre les citoyens, les progrès de la vie iatellecfiuelleet
morale, et la civilisation matérielle , les Américains préférèrent
kl Ws particulièies et la souveraineté de chaque État, attendu
^"il n'existait pas entre eux une homogénéité suffisante pour
pe le pouToir fédéral représentât fidèlement les idées et les
labîtades de (pvv. Us voulurent ainsi combiner Tindépendance
de chacun avec la sûreté de tous , et ringt-quatre législations
diverses vinrent r^ler les aiiaires des difiérents États.
Le pouvoir exécutif fédéral réside dans le président , respon-
leble des actes de son gouvernement. S'il vient à mourir, il est
Kmplaeé par le vice-président, jusqu'à l'expiration des quatre
lanées assignées à la durée de ses fonctions.
A Pouverture des sessions, le président expose dans un me^
oge les afibircs à traiter; et , comme il n'y a pas de ministre
pour soutenir la discussion dans le congrès, on nomme, pour
oaminer chaque genre d'affaires , des comités permanents ,
doQt le chef présente les conclusions, et fournit à la chambre
les documents demandés.
Le prS^ident et le sénat nomment tous les fonctionnaires pu-
blics, y compris les juges du tribunal suprême. Ceux qui oc-
66 AMtelQfJB.
copent les emplois dépendant do gouvernement de l'Union ne
peuvent siéger dans les chambres.
L'une de ces chambres représente le sentiment spontané da
peuple, les intérêts présents et les idées nouvelles : eue est Mfi»-
nale; elle compte un député par quarante-huit mille âmes *.
Les antécédents, Texpérience politique , la réflexion et la tradi-
tion , ont pour organe le sénat, élu pour six ans par les asson-
blées législatives des différents États, non pas à proportion da
nombre de têtes, mais à raison de deux membres par £tat; il
représente ainsi l'anden système indépendant des colonies. De
cette manière, les États-Unis forment une seule nation dans
la chambre basse, et une ligue d'États indépendants dans le
sénat. Ce corps participe au pouvoir exécutif, en le surveil-
lant et en ratifiant la nomination des ambassadeurs et des
fonctionnaires désignés par le président, ainsi que les traités
conclus.
Afin que les deux autorités parallèles n'eussent pas Poccasioa
de se heurter, on attribua au pouvoir judiciaire une autorité
inusitée ; car s'il arrive que le congrès outre-passe ses droits,
tout citoyen lésé peut démontrer que la loi est inconstitution-
nelle, et si le tribunal la reconnaît telle, il lui enlève son effet.
L^ États-Unis empruntèrent donc à la constitution anglaise
ce qu'elle avait de meilleur, c'est^-dire la Juste combinaison des
trois pouvoirs essentiels, en leur étant leur vicieuse organisa-
tion. La constitution d'Angleterre n'a pas prévu le cas de dé-
saccord entre les deux pouvoirs souverains. Aux États-Unis, il
est établi que, dans le cas où le président rejette une loi, elle*
peut passer à la session suivante, si les deux chambres la votent
à la majorité des deux tiers. Seulement, il n'est rien prévu pour
le cas de dissentiment entre les deux chambres.
Dans les différents États, les gouverneurs sont nommés, pour
' Par addition à la constituUon de 1811 , il a été décidé qu'il serait
envoyé un représentant au congrès par trente-cinq mille habitants , en
y comprenant les trois cinquièmes d^esclaTcs; que les territoires où il
se trouverait huit mille individus mâles se feraient représenter ù la
chambre par un député qui prendrait part à la discussion, mais non
au Tote.
LES BtATS-DNlS. S7
OQ OM^DS long, par rautorité léf^athre oo par
râeetMm popnlaire. La cbamlire basse y est le plos souvent
iBaBdie,ec]a chamtnre hante éloe pour deux ans on quatre au
phs; d'amies principes généraux résident plutôt dans le sen-
tÎBMBt général que dans la légation : ainsi Tégalité politique
te hommes, et par suite le suffrage universel; la souverai-
aelé de la raison commune , et par suite Fautorité légitime du
pn|ile; le principe de la perfectibilité humaine , ce qui écarte
iDol respect superstitieux pour le paisé dans l'application du
droit sedal.
Ces doctrines, grefiGtes sur le fond commun de la législation
«glaise et sur le protestantisme, of&ent une certaine unifor*
■ilé qui se révèle aussi dans les moeurs.
Le droit électoral varie dans les divers États, mais il est tou-
JMDs démocratique; dans quelques-uns il faut avoir, soit un
menu de soixante^sinq à cent francs, soit un capital ou une
pepriété de sept cents k douze eents francs. Dans les provin-
«s du centre et de l'est, tout individu payant une taie à l'État
ou savant dans la milice est appelé à donner son vote , à l'ex*
dinon des mendiants et de ceux qui sont poursuivis criminel*
kncBt; le vote s'exprime par des boules. Les hommes de ooa-
kar, même dans les pays où ils sont émancipés, ne sont point
sdaiis dans les assemblées âeetorales.
Une pareille extension donnée au droit de suffrage entraîne
Is aécessité de répandra l'instruction dans toutes les classes ;
aoBi, dans aucun pays , les écoles , les feuilles publiques , les
communications par la poste , ne sont-elles aussi nombreuses.
Les législations particulières ont pour fond la loi commune
aoglaise, mais avec beaucoup de modifications. Les sobstitu-
tioBS ont été abolies; mais rien n'oblige le père au partage égal
des propriétés entre les enfisnts. Cependant, jusqu'à présent, les
liéritages se trouvent partagés sans trop de disproportion. Le
plos souvent le fils aîné d'un cultivateur succède à son père : il
lûse è ses frères les capitaux, ou leur donne des hypothèques ;
^ ils se livrent au commerce, ou adiètent des terres dans les
psjs vierges.
U peine de mort est très-rare ; un procoreur criminel épargne
€8 AMBBIQCTB. ^
aux offensés les firais de pounuite,Daiis laprooidueciTile, les
Américaiiis n*oiit pas repoussé, comme les Anglais, de «du*
laires ioiiovatioDS par respect pour des formes suiannées. Vou*
lant former une nation sans perdre leur individualité, ils ont
conservé non pas la tolérance, mais rentière liberté de religion «
de conscience, d'enseignementi au point de n'avoir pas de culte
salarié, et de dispenser les quakers du serment en justioe et
du service militaircy par le motif que ces deux choses ne soot
point conciiiables avec leurs croyances. En somme, la partie
spirituelle de Thomme y a été soustraite en tout à la loi ; mais
Tintolérance y est restée intérieure, individudle, conformément
aux habitudes anglaises.
Après cela, après ce qui s'est passé dans ces dernières an-
nées, nous nous garderons bien de conclure que cette constiUitioii
soit parfaite , tout en la regardant comme la meilleure pocsi-
ble, si Ton eousidère la prospérité inouïe du pays. Avec, la pas*
sion commune de la liberté , sans fanatisme religieux, sans Tar-
rogance des privilégiés ni la turbulence des gens oisi& , sans
habitudes de domination ni de servilité, les idées démocratie
ques ont pris dans ce f^ys un développement prodigieux, et
d'une immense efficacité. Il est vrai que la nouvelle république
avait l'avantage de posséder un territoire immense, sans voisins
menaçants, et par là sans guerres extérieures; aussi l'armée
fédérale n'excède-^elie pas douze mille hommes; et le départe-
ment de la guerre , qui absorbe comme un gouffre les finances
de TEurope, n'y dépense pas au delà de 21 à 27 millions de
francs.
La même cause écartait les périls intérieurs , attendu que
l'industrie y trouvait un champ sans limites ; que l'homme pou-
vait y tourner librement son activité contre la natiue, et donner
essor à ses penchants sans nuire en rien à autrui. Il n'y a
donc ni oisifii ni mendiants, ces fléaux des républiques; car
quiconque a bonne volonté y trouve à travailler et à s'enrichir.
La constitution fut adoptée, malgré l'opposition de ceux qui
la trouvaient ou trop large ou trop restreinte. Les fédéralistes
et les démocrates s'accordèrent pour appeler' aux fonctions
de président Washingt<Hi , dont le nom avait encore grandi
LES STATS-UmS. bO
dans ia rénération de tous âe|Hiis qu'il avait déposé le pouvoir.
Mais lorsque la Révolution française vint faire éclater dans
le monde un nouvel incendie, les démocrates se prononcèrent
poorcUe, en déclarant que c'était une obligation de soutenir
DB peuple litire et un peuple ami. Les fédéralistes voulurent
gwïer la neutralité, et traitèrent avec l'Angleterre. Bien que
le parti anlifédéral prévalût dans le peuple, lorsque Washington
rcsigiia le pouvoir, on lui donna pour successeur John Adams,
fédéraliste, qui avait été envoyé à Versailles avec Franklin,
â qui avait été le premier ambassadeur de la république è
Londres. 11 dota son pays d*une force maritime qui bientôt l'é-
lera au rang des principales puissances , en même temps qu'il
recueillait tous les fiuits^de la liberté.
La population, qu'un accroissement extraordinaire eut bien-
tôt quadruplée, s'adonna avec succès à l'agriculture ; les fiMéts
ksplus profondes, traversées par des routes immenses, lui four-
sirait des matériaux de construction à l'aide desquels elle tira
parti de la position si favorable du pays pour le commerce ma»
ritiBie. Aucune dkraane n'y entravait l'exportation des denrées,
et le droit établi sur les marchandises importées était restitué
lorsqu'elles sortaient de nouveau. Le commerce put dency lutter
arec celui des nations les plus florissantes, qui bientôt traitèrent
nr le pied le plus favorable avec les États-Unis. L'Angleterre
eUe-méme, aliNrs en guerre avec la France, s'entendit avec eux
pour régler les frontières de leurs possessions respectives, et
leur accorda la fiiculté de commercer librement dans ses colo-
aies occidentales avec des bâtiments de soixante-dix tonneaux ,
et de naviguer dans ses possessions d'Orient. Quant aux droits
des pavilloDS neutres , à la contrebande et au blocus, les prin-
cipes anglais furent réciproquement adoptés.
Les bâtiments des États-Unis parcoururent doue toutes les
mers durant les guerres de la Révolution ; mais comme il leur
Buaquait une marine militaire, ils ne pouvaient se soustraire
an avanies , devenues alors ime nouvelle espèce de droit.
Cependant ils disaient de grands efforts pour devenir puis*
sance maritime, et l'occasion s'en offrit bientôt. Quand l'Espa-
gae cédala Louisiane à la France (1^' octobre 1800), le séna-
00 AMÉBIQUR.
leur Ross, de la province de Pensylvanie , fit entendre ees pa-
roles : « Puisqu'un traité solennel est violé, n'hésitons pas è
« occuper un pays sans lequel la moitié des États ne saurait
« subsister. Il est temps désormais de montrer que la balance de
« rAmérique est en nos mains; que nous sommes, dans cette
• partie du globe, la puissance dominante; que notre adoles-
• cenoe est finie , et que nous entrons dans Tâge de la force. »
Cétait un défi jeté an vieux monde. Pour le moment toutefois,
les États-Unis restèrent en repos; mais bientdt Napoléon, ne
pouvant protéger la Louisiane contre TAngleterre , la leur eéda
(1808) moyennant quatre-vingts millions, avec ses dépendances,
telles qu'elles étaient sous la domination espagnole. Ce beau pays,
encore sauvage, situé au centre du nouveau monde, et traversé
par le plus grand fleuve de la terre, navigable dans une longueur
de douze cents lieues, ne comptait que soixaate^inq mlUe ha-
bitants ; mais les Américains y appliquèrent aussitôt leur travail
et leur intelligence. Le territoire de la république se trouva
doublé par cette adjonction, qui lui donna , avec le Mississipi
et le Missouri, la domination dans le golfe du Mexique. Son
commerce s'en accrut prodigieusement, surtout avec l'Espagne,
par la frontière de la Louisiane et de la Floride occidentale, de
même qu'avec celle du Nouveau*Mexique.
Les États-Unis y introduisirent par degrés leur constitution,
en conservant les anciennes lois. Livingston, après avoir défendu
la Louisiane , de concert avec Jackson , contre une tentative des
Anglais, lui donna un code, où il introduisit des améliorations
précieuses, abolit la peine de mort, sauf les cas de meurtre.
Le territoire s'étendit donc jusqu'à l'embouchure de la Co*
lombia , dans le Grand-Océan ; plus tard les États-Unis , ayant
beaucoup à réclamer de l'Espagne pour dommages causés par
ses corsaires , conclurent avec cette puissance un traité (32 fé-
vrier 1810), moyennant la cession des Florides, provinces long-
temps ambitionnées, parce qu'elles facilitaient leur commerce
avec Cuba et le Mexique, en même temps qu'elles protégeaient
leur frontière méridionale, et leur fournissaient des bois de con-
struction.
Le nombre des États s'accrut ainsi de dix-sept à vingt-deux ,
LBS ETATS-UNIS. 61
lapofRibdoo de six à onze millions, et le revenu de dooze à
qoatnze milJions de dollars. Ils ne changèrent point leor oons-
dHitioD, mais ils continuèrent à effacer les traces du système
eolonal, et à améliorer les statuts particuliers. Ils ressentaient
toutdbis fous les inconvénients du dé&ut de centralisation.
Aqsb s'y fomia*t-il des partis très-acharnés : les démocrates
remportèrent au centre et au midi dans les contrées favo-
nUa au système agricole ; les fédéralistes , phis portés an
f^stèaie commercial , dominèrent dans le nord; d*où Ton vit,
dnnntla longue lutte de T Angleterre avec la France, les pre-
nien pencher pour celle-ci, et les seconds pour la Grande-
«reiagiie.
La guerre européenne étant devenue une guerre de com-
nerce, il était impossible qu'elle n*enveloppâf point un pays
éoot le commerce est la vie.
Ea 1805, les Anglais, prétendant exercer le droit de visite sur
les neutres, comoieneèrent à capturer les bâtiments des États-
Unis; mais ceux-ci, pour éviter la guerre^ prirent la résolution
inouïe de suspendre volontairement leur navigation. Enfin, il
fut arrêté que le commerce avec les colonies ennemies nepour-
ntt se foire que par Tentremise des ports francs appartenant
w An^is dans les Indes occidentales. On renouvela les trai-
tés de 1778, en se restituant mutuellement les prises, et Ton
idiDit le piindpe de la neutralité, proclamé par la France. Na-
poléon crut devoir déroger, en faveur de T Amérique, aux
tigoeors de son système continental ; cette puissance tendit
tee à se rapprocher de lui, et finit par se brouiller avec TAn-
Si€larre (1813). Les fédéralistes et les démocrates, la guerre
oae fois déclarée , se réunirent contre l'ennemi commun , et
combattirent sur leurs frontières, principalement sur celle du
Canada ; ils n*avaient qu'une feible armée et un petit nombre
àft vaisseaux. La guerre continua dans ces contrées quand elle
finissait en Europe. Mais si la Moovelle-Orléans fut courageu-
Kmeot défendue, les Anglais Gochrane et Ross incendièrent
b eapiule de l*Union (24 août 1814). La paix se fit à Gand
(31 décembre ). Les firontières du côté du Canada furent dé-
tenninécs dans le traité ; chacune des parties restitua ses con-
e
62 AMEBIQOB.
quêtes, et s^obligea à abolir le oomnteroe d'esdaTes, mais en
laissant indécise la question principale, c'est-à-dire celle da
droit de Tisite.
La guerre avait grossi la dette publique; mais elle arait afTermi
l'Union au moment du danger commun. Profltant de Tinter-
ruption du commerce extérieur, des manufactures et des fa-
briques se fondèrent de toutes parts; la marine devint bientôt
le soin principal du gouvernement ; et à peine la paix eut-elle
rouvert les mers, que son pavillon se montra partout.
Le droit maritime des États-Unis consiste dans une stricte
réciprocité ( 1*' mars 1817). L*aete de commerce défend Tintro-
duction de marchandises étrangères autrement que sur bâti-
ments nationaux , ou provenant de pays dont le sol ou les ma-
nufactures les aient produits, pourvu toutefois que ces pays
acceptent le même principe (3 juillet 1815). Ils ont stipulé avec
l'An^eterre la franchise réciproque du commerce et des droits,
le libre trafic dans les ports anglais des Indes orientales, ex-
cepté le cabotage, pourvu que le transport ait lieu directement
dans un port américain.
Ces deux gouvernements ont déterminé de nouveau, de-
puis cette époque (1842), leurs limites réciproques; le com-
merce des esclaves et Textradltion des criminels , points diffi-
ciles dans ces vastes contrées, y furent également réglementés.
Mais le tarif, que les États-Unis adoptèrent alors contre les
produits étrangers, nuira au débouché de leurs propres manu-
factures.
La race blanche, et principalement la race saxonne, joue le
premier rôle dans le prodigieux accroissement de la population
américaine. Un gouvernement qui permet h Tindividu le déve-
loppement le plus complet de son activité encourage les entre-
prises les plus hardies, ce qui produit ce progrès merveilleux.
L'instruction n*est nulle part aussi répandue : on comptait
dans le pays, en 1842, 47,209 écoles primaires, 5,242 acadé-
mies, 178 collèges et universités, dont quelques-unes n'ont tou-
tefois que des écoles de médecine, de droit ou de théologie ; on
y compte au moins 1,600 journaux affranchis de droits et de
cautionnement. Les expéditions scientifiques des États-Unis
LES BTATS-UniS. €3
liialîMDtavcc cdtes des ppiasances de rEarope.Ils 9ut senoncé
an cotonici d*otttre-mer depuis les deux tentatives malheureu-
m 6ites «ni Marianes etàI9oukahi?a; et, en punissant iuexo-
nUeiM&l les attentats des pirates, ils s'épargnent la nécessité
et protéger ieor commerce par des forces militaires considéra**
Mes; teurs expéditions rivalisent avec celles de l'Angleterre,
et lears baleiniers remportent sur les baleiniers aillais. I^
uv^rtion à vap^ir, qui a commencé dans ces contrées, y a
pris an immense développement.
Ouy comptaiià peine, en 1808, quatre filatures de coton;
il y CB avait, en 1841, 1340; elles travaillaient, en 1814, 20,000
kibgnmmcs de coton; le résultat, en 1841, s'élevait à 40 mil-
lioBS de kilogrammes. Aussi la valeur de cette exportation,
qui, en 1836, ne dépassait pas 5 millions et demi, s*élevait,
ea 1841, à 18 nûlUona. Les salaires sont élevés dans ce pays où
ksbias sont rares; la vie y est à Ixm marché, parce que la terre
j ert à discrétion ; aussi n'y connalt-on pas le paupérisme.
Ij dette fédérale , qui, en 1790, était de 79 millions de
doUais, et qui en 1816, par suite de la guerre avec les Anglais,
l'éuit aeeme jusqu'à 127 , était tout à fait éteinte en 1834,
Mcn qu'on n'employât à l'amortissement que le produit des
éroits d'entrée, des biens domaniaux , et de la vente des ter-
ritoires de l'ouest non encore colonisés : tant les gouveme-
meats à bon marché ont de ressources >. Les États particuliers
ont ansBÎ lears dettes, dont le total monte à 300 millions de
éollars; mais ils sont représentés par des ouvrages d'une grande
atilité , tels que les chemins de fer, sur une étendue de 14,609
kilonèbres, évalués à 186 millioos de dollars, et 10,771 kilomè-
tres de canaux navigables, dont un seul, celui d'£rié, a coûté
20 nûiliona de dollars. En même temps des villes nouvcAles s'éle-
vait de tontes parts, et huit cents banques entretiennent Tac-
tivité dn commerce et de l'agricultore.
Comme il arrive dans toutes les confédérations, les intérêts
' Le tniteoMut du préndent ait de vingt^eiaq mille dollars ; celoi du
vioefrérideiBt.dednqniUe. Les Américains ont contracté diepais une
ddte de dix milttou , au moyen d'un emprunt remboursable.
64 AMKBIQDE.
des uns sont en opposition avec ceux des autres , et le pouvoir
eentral n*a pas assez de forée pour changer l'antagonisme eo
une active émulation. Les États manufacturiers et commerciaux
du nord-est ont aboli l'esclavage ; ceux du sud le regardent
comme nécessaire. Ceux de l'ouest déploient une activité hardie
et inûtigable; on y voit moins de villes, mais plus de villages ,
et la population y double en vingt années. Le nord-est possède
les meilleurs ports, des cités vastes et populeuses, des canaux ,
des routes, des écoles , des banques. Dans le sud, il y a peu de
villes; les campagnes y sont mal cultivées, et Ton n'y rencontre
que l'habitation du mettre, entourée des huttes des esclaves.
Les habitudes que l'esclavage engendre dans les pays du
sud y altèrent les sentiments, les moeurs et les relations so-
ciales : elles fovorisent les penchants aristocratiques, inconnus
au nord ; aussi l'émigration afflue-t-eile dans les Étals septen-
trionaux ; le commerce, la navigation, l'industrie, y prospèrent
à ce point que le gouvernement eut l'idée un moment de res-
treindre le nombre des manufactures. L'Angleterre ayant frappé
de lourdes taxes sur l'importation des grains du centre et de
l'ouest, les bois du nord et le riz du sud, les États-Unis lui ren-
dirent la pareille en imposant ses produits. Biais les pays agri-
coles du sud, moins avancés , se récrièrent alors sur le rendié-
rissement des objets manufacturés, dont profitaient seuls les pays
industrieux, tandis que les cotons, leur unique richesse, portaient
tout le poids de ce système prohibitif. Us refusèrent donc, en
vertu de leur droit particulier de souveraineté, de se soumettre
à la décision du congrès, qu'ils déclarèrent inconstitution-
nelle. La constitution n'avait pas prévu le cas d'une résistance
pareille : on pouvait donc redouter un bouleversement au mo-
ment où les pouvoirs du président Adams riendraient à expirer ;
mais il fut remplacé par le général Jackson, représentant de
ropinion populaire, qui proposa d'alléger le tarif, onéreux pour
les agriculteurs.
Jackson, homme andacieux,infatigable, au coup d'œil prompt,
à la volonté et au corps de fer, caractère loyal, et patriote aussi
ardent qu'actif, avait combattu les Anglais en 1813 et 1818,
toujours avec intrépidité, mais non pas toujours avec habileté;
LES iriTS-UNIS. <S6
et, eonme il arrive dans les démocraties , le succès militaire lui
éNina one grande popularité. Jusqu'alors les présidents aTaient
éiéfiMéralistes ; les démocrates arrivèrent au pouvoir avec Jack-
soD.Réiiiidiant les vertus paisibles des héros de Tindépendance,
tl TQoiut rexpansîon, la conquête, qui peut sans doute faire
prévaloir dans ce vaste continent la race britannique, mais qui
peut aussi mettre en danger cette liberté que la modération de
W^DDgton avait fait respecter et honorer. Incapable de tolérer
les lenteurs do suffrage universel, il agit dictatorialement, mit à
fécart les ménagements dont on avait usé jusque-là, envahit la
Fknide en pleine paix , et faussa la constitution fédérale , qui
avait besoin d*étre maniée avec délicatesse, pour résister à la
démagogie.
La Caroline du Sud (1832) ayant aboli le tarif de douanes
établi par le congrès , Jackson se prépara à Fattaquer ; mais ou
parvint à le calmer. Alors il 6t la guerre à la banque, encore
par réaetiofi contre la centralisation.
Les billets de banque payables au porteur facilitent la cîrcu-
latioo lans avilir le numéraire, pourvu quMls représentent des
valeors réelles ; mais s'ils sont multipliés et fractionnés sans me-
sure, ils deviennent une espèce de droit de fausse monnaie. Il
importe donc que ce privilège soit maintenu sous la juridiction
piiblk|iie.
DèsPorigine, on songea, en Amérique, à alimenter le crédit
général an moyen d*une banque centrale , soutenue et modérée
par fÉtat. Celle de Philadelpliie, dite banque des États-Unis,
fondée en 1760, au capital de 10 millions de dollars, et pour
«ingt et un ans , eut en dépôt les revenus du gouvernement
fédétal. L'exemple en fit établir d'autres, jusqu'au nombre
de 68, an capital total de 43 millions de dollars. Mais comme la
banque de Philadelphie seule pouvait faire le change dans toute
rUaion , die fit la loi aux opérations des autres , en leur ou-
vraat nn crédit ou en le leur retirant. Elle fut d'un grand se-
cours surtout lorsqu'au temps de la guerre continentale, les
Américains eurent en main le commerce du monde entier;
mais quand la banque de Philadelphie fut supprimée à Texpira-
tiioade son terme, l'accroissement exagéré des banques parti-
▲MBB1I2UE.
«uKères, et la paix qui survint, produisirent en 1814 une pre-
mière crise, qui fut telle que les banques du sud et de l'ouest
suspendirent leurs payements (1816). On songea à remédier au
mal en rétablissant la banque centrale, au capital de 36 millions.
Cette institution reprit les payements en espèces, moyennant un
traité avec les différentes banques, auxquelles elle accorda des
facilités de crédit, à condition qu'elless'obligeassent à restreindre
rémission de leuis billets. Mais la précaution ne dura pas, et
le désordre s'accrut au point qu'une crise générale eut lieu
en 1837. Neuf cents banques, qui avaient acquis une espèce de
puissance politique, étaient alors en activité ; on avait entrepris
une foule de spéculations téméraires, et exagéré les travaux pu-
blics en détournant les capitaux de leurs applications vérita-
bles, c'est-à-dire, du commerce et de l'agriculture.
Le démocrate Jackson craignait qu'il ne se formât une ans*
tocratie de grands capitalistes, assez forte pour devenir l'arbitre
du commerce et de l'industrie. En conséquence , il fit retirer
les fonds publics de la banque centrale, et abolir son privilège,
en l'obligeant h payer en numéraire les droits de douane et les
taxes pour concessions de terre. Les fonds passèrent alors dans
les caisses des États particuliers, qui i^'en payent point rintérét;
et l'on vit éclater les conséquences d'une concurrence illimitée,
déréglée , et d'un crédit sans fondement. Il s'ensuivit une ban-
queroute générale, et une secousse fatale à la fortune publique :
mal irréparable , si le sol et Tesprit d'entreprise des habitants
n'eussent offert des dédommagements à ceux que cette catas-
trophe avait frappés.
Sous le rapport politique, l'abolition de la banque fortifia les
gouvernements particuliers, représentants de la démocratie,
qui étouffa l'aristocratie dans son berceau. La crise une fois
passée , l'expérience ramena à des pratiques plus régulières et
plus sages : aujourd'hui la banque de Pensylvanie, qui a obtenu
le renouvellement de son privilège, conserve la prépondérance
de ses immenses capitaux.
Le fait est que , même au milieu de ce désordre, le crédit
avait produit dans le pays une immense prospérité matérielle.
Les villes des États-Unis n'ont plus à craindre , comme a Té-
LSS iTATS-UKIS. 67
fotpêde la dernière guerre-, d'étiré bombardées par l'eniieaiî,
car vioguleiu mille bouches à feu protègent le littoral ; et les
cfaenÉBS de fer, plus nombreux que partout ailleurs dans ees
pays fierges, où l'on trouTe du bois et du fer en abondance, fa-
alitait le transport des troupes. Il a été établi que Tannée
poornit être portée de douze à cinquante mille hommes; elle
a en outre, derrière elle, une mUice nationale de dix-huit cent
■ûfle citoyens, et les redoutables chasseurs des forêts de Touest.
La douanes rappcntent au gouvernement fédéral cent quarante
fflillioDs de francs au moins.
Mais la question capitale h Tintérieur, c'est resclavage. Quand
rindépendanee fut proclamée, Tesclavage s'étendait partout :
pendant hi guerre, la Pensylvanie adopta des mesures qui de-
mmA promptement le détruire. Le Massacbusets le déclara
Bcompatible avec les lois, et la plupart des États au noid
du Potomaek l'imitèrent, le Maryland et le Delaware exceptés,
ib pouvaient le fidre sans grand dommage, attendu que les
esdaves ne formaient qu'un vingtième ou un quinzième de la
population. Mais dans les États du midi la proportion était
besocoup plus forte, et tout le travail domestique et agricole y
pesait sur les nègres ; aussi l'esclavage s'y conserva-t-il. Il s'ac-
emt cneore par l'acquisition de la Louisiane et des Florides. Il
fut amorisé dans les nouveaux États, tels que le Missouri.
LUnion comptait, en 1790, 660,000 esclaves; en 1830, deux
BiilUotts, en 1840, trois millions et demi.
Affranchir les esclaves quand ils sont si nombreux, ce se-
rait bouleverser de fond en comble les fortunes et l'industrie ;
iussiles États du sud défendent-ils avec acharnement cet état
de choses. Il en est résulté mainte fois des collisions sanglantes ;
et la menace de briser le lien fédéral a éclaté plus d'une fois.
Le raidi lend par tous les moyens à faire que les États à esdaves
remportent par le nombre sur ceux qui n'en ont pas; de là
Tesprit de conquête, et l'ambition d'adjoindre à l'Union de non*
veaux États, ainsi que le nouveau Mexique, l'Orégon, le Texas ,
la Californie, récemment incorporés. Les abolitionnistes ta-
f beat de leur côté que l'esclavage ne soit pas autorisé dans ces
nouveaux annexes; les autres le veulent introduire là même
08 COLOniBS £If AlliBlQlIB.
OÙ il n'existait pas , comme dans les pays jadis espagnols; mais
la saprématie passe de Jour en joar du cAté des premiers, d'où
Ton peut oondure que les États à esclaves devenaut minorité ,
on verra disparaître la servitude , cette brutale nécessité de la
conquête. Telles sont les difficultés qui menacent de dissoudre
lUnion un jour ou Tautre, et qui servent de prétexte aux en-
nemis de la liberté pour faire ressortir les faiblesses du pou*
voir fédéral vis-à-vis les États, leur indocilité à son égard , le
désordre des finances, Tirrésolution de la politique, et enfin la
nécessité , pour Tavenir, d*un pouvoir dictatorial.
Bien que la liberté religieuse existât dans ce pays dès Tori-
gine, les semences de fenatisme qu*y avaient portte les premiers
colons s^y développèrent bientôt en exagérations mystiques, par-
donnables si cet excès ne conduisait à Tintolérance. Mais à c6té
de ces abus de la croyance, grandit aussi Fincrédulité. En même
temps que la nouvelle secte des marmoM apportait une Bible
qu'ils prétendaient plus ancienne que celle des chrétiens, et fon-
dait des villes sous la direction de Joseph Smith, il se constituait
à Mew-York une congr^tion d'athées, qui se réunit tous les
dimanches pour nier l'existence de Dieu. En outre, la philo-
sophie d' Emerson est là pour montrer que les Américaina ne
sont pas moins hardis à explorer les déserts de la pensée que
ceux de la nature.
COLONIES EN AMERIQUE.
Quand la Révolution française menaçait de bouleverser
TEurope, Pitt crut utile de fortifier la domination anglaise dans
le Canada. Profitant de l'exemple des ÉUts-Unis, il le partagea
en deux provinces ( 1701 ), avec un sénat et une assemblée
populaire , dont les bills eurent force de loi , si le roi laissait
passer deux ans sans les approuver. Il accorda au pays Yhabeat
corpus, le jury, et le vote de l'impôt
En conséquence, le Canada et la Nouvelle-Ecosse restèrent
COLONIES Bit ÀMBSIQDK. tO
idèks à rAngletflrre durant la guerre contiDentale; plus tard,
ih rédamèrent de nooveaux droits et la liberté des cultes con-
tre rinloléraDee anf^icaDe. Plus d'un confit s*est élevé depuis
eotie la métropole et la colonie , où l'Angleterre s*est montrée
Kvèie dans la répression de toute tentative d^iodépendanee. La
désaffcetioii qui s*en est suivie iait incliner les esprits de plus
ai plus vers la confiédération anglo-américaine. La perte de
cette contrée serait très-dommageable à la Grande-Bretagne ,
qui en tire d^immenses approvisionnements en bois de cons-
truction , eo viandes salées et en farines, ainsi que d'excel-
lents matelots.
Ifotts avons déjà dit combien la révolte d'Haïti avait coûté de
sang. Le nègre Christophe, qui se donna le titre de roi dans la
partie méridionale de cette tle, établit des écoles, des fabriques,
des fonderies. Péthion, son rival, qui dominait dans le sud, crai-
fDaot que les nègres n'allassent se joindre à son ennemi , les
entretenait dans la paresse, opposait la licence au despotisme, et
M montraît indulgent, même à Tégard des crimes ; puis, ayant
Rnanié la constitution, il institua en sa feveur la présidence
arie.
A sa mort (1816), Boyer, sa créature et son successeur, suivit
ses traces. Pois, Christophe s'étant tué (1820), l'Ile entière forma
la république une et indivisible d'Haïti (28 janvier 1822 ), qui
fbt reconnue par la France, moyennant Findemnité stipulée <
sous la présidence de Boyer. Il continua à gouverner l'île des-
potiquement, jusqu'au moment où, les élections s'étant faites
<laDs le sens radical (janvier 1844), il en sortit une nouvelle ré-
volution. L'armée populaire étant restée victorieuse, Boyer fut
réduit à fuir, après vingt ans de présidence; considéré par les
OBS comme un Washington, dénigré par les autres -pour avoir
maintenu le peuple dans l'ignorance, affaibli le pays, désolé les
Tffles, et laissé les champs sans culture. D'après la nouvelle
' Pîiée à 150 mitlioiu de francs ( fSSS ) , elle fat réduite ensuite à so
(tSM), mais qui n'ont point été payés. — En 1789, Saint-Domingue
M Hâi eiportait pour la France U5 millions en denrées coloniale*,
A M ariiiioBi pour d'autres pays.
70 COLONIBS KR AMÉBIQUB.
constitution, aucon blane ne pat obtenir les droits de citoyen,
réservés seulement aux Africains, aux Indiens et à leur des>
cendanoe ; elle accordait, du reste, la liberté de la prene et les
autres droits habituels. Le pouvoir passa suoeeBsivement dans
les mains de plusieurs dieflB, jusqu'au jour où Fanstin Sonlou*
que, le dernier, se déclara empereur (1849). Mais la paix est
loin de régner dans le pays ; et cette colonie , autrefois si floris-
santé, aujourd'hui pauvre, inculte, déserte, produit à peine
de quoi nourrir ses habitants, toujours ivres de vin et de tabac.
La liberté ne s'improvise pas.
Durant les guerres de l'Europe contre Napoléon, l'autre hé-
misphère se trouva aussi ébranlé; et la secousse produisit l'un
des événements les plus importants de notre siècle, à savoir,
l'émancipation de rAinérique méridionale.
A la différence des colonies anglo-américaines, s'étaient for-
mées les colonies espagnoles et portugaises, constituées uni-
quement pour le proGt de la mère patrie, ou, pour mieux dire, du
roi , qui ooncédait les terres selon son bon plaisir, et les foisait
gouverner par un de ses lieutenants. Ne recherchant que les
métaux précieux , on y négligeait la culture des terres les plus
fertiles.
Charles-Quint avait imposé aux Indiens et aux propriétaires
Vacavala, droit de 5 pour 100 sur toute vente en gros, et qui
fut augmenté plus tard jusqu'à 14 pour 100. Les besoins crois-
sants de la métropole firent imaginer d'autres taxes , telles que
le papier timbré, le monopole du tabac, du ^ivre, du plomb ,
et des cartes à jouer ; outre la cruzada, que l'on percevait tous
les deux ans, et qui allait de 35 sous à 18 livres, suivant le
rang et la richesse , pour obtenir VinduU, c'es^à•dire la per-
mission de manger de certains aliments pendant le carême. En
ICOl, l'Indien payait 33 réaux par an de tribut, et 4 de corvée,
ce qui équivaudrait à 23 francs, qui furent par la suite réduits
à 15, et finalement à 5 francs. Dans la plus grande partie du
Mexique , la capitation s'élevait ^ 1 1 francs, outre les droits pa-
roissiaux qui allaient à 10 francs pour un. baptême, 20 pour cer-
tificat de mariage, 32 pour enterrement.
Les colonies espagnoles avaient cependant deux grands avan-
GOLOHtKS Bit AMBBIQOS. 7t
i^ei car les eolonies Bnglaîses^ Le premier , c*est qtie les es-
daves j étuent beaueoap mieoi traita, et protégés par le clergé,
qn, eomme dans tons les pays eatholiqùes, y pouvait beau*
eoop. L*aotre , c'est qu'an lieu de se détruire , la race indigène
s^yeooserva par le mélange des deux peuples, et que beau-
coup dlndiens et plus eaeùre de métis acquirent des richesses,
des propriétés, de l'Importance, autant qu'on en peut obtenir
daos UD pays où la couleur confère une sorte d'aristocratie.
Ce fatcoeore rceavredu clergé catholique qui, dans le nouveau
eoomie dans l'ancien monde, s'appliqua à fondre ensemble les
tahioaB et les vainqueurs.
A eonp sûr, des éléments si nombreux de prospérité se se-
nient développés, si les moyens employés avaient été moins
absurdes. Le monopole le plus rigoureux y fut systématique-
racat établi : deux escadres qui partaient de Sérille et y reve-
naient toodier, frisaient seules tout le commerce entre l'Europe
et les colonies. Les galions destinés au Pérou , au Chili , mouil-
bicnl à Garthagène et à Porto*BeUo, y taisaient de riches
échanges avec les produits du pays ; puis la flotte se rendait
à la Vera«Cniz, où dlt^recevait les trésors de la Nouvelle-Es-
pagne. Les denx escadres se ralliaient ensuite à la Havane , pour
Rveair de conserve en Europe. Elles réunissaient à peine un
ehaigcnient de 27,600 tonneaux ; ce qui était bien au-dessous des
bcmis de œs vastes colonies, qui se trouvaient dès lors mal
approvisionnées, et ne l'étaient qu'en qualités inférieures. Aussi
la esBtrclMnide, comme il arrive toujours, venait-elle y sup-
pléer, malgré les sévérités atroces auxquelles on eut recours '.
Ua panpie enivré, comme Tétaient les Espagnols, de la faci-
lité avec laquelle ils trouvaient des monceaux d'or et de peries,
auraient traité de fou cehii qui leureât dit : a il n'y a pas de
pnfit à dévaster un champ fertile pour creuser une mine. L'a-
boodanoe croissante de l'or ne fait que renchérir les denrées que
Ter sert à payer. » On abandonnait les pays les plus fertiles, qui
raMaient incultes , pour se porter en foule vers les districts les
' EUeélail punie de la peine de OBort, oo le contrebandier était livré
^rMqiriiUioB»coanieft*U eût été coupable d'oaelnviété. (As. R.>
U COLONIES EN ÀMÉaiQUB.
plus pauvres, d*où Ton tirait For et Targent; et Ton ensevelis-
sait, pour y mourir en blasphémaol dans les mines, ces na-
turels qui auraient vécu heureux en travaillant cette terre assez
féconde pour satisfaire les maîtres les plus avides. Aujourd'hui
même, les pays d*Antiochia et de Chioco, à Touest de la Cor-
dillère centrale , trèss-riches en filons d'or, ne sont pas exploi-
tés par défaut de bras : on y a trouvé un fragment d'or de
25 livres, et le lavage du sable y a fourni jusqu'à 22,000 marcs
par an. Cest bien, mais il n*y a pas même de routes pour pé-
nétrer dans le pays , et le sol le plus fertile du nouveau monde
n'est peuplé que d'un petit nombre d'Indiens et de noirs es-
claves. Un baril de farine des États-Unis s'y paye jusqu'à
90 piastres, et à chaque instant des famines horribles déciment
la misérable population de ce riche pays.
La métropole, par ses exigences, arrêtait l'essor de la pro-
duction coloniale : ainsi , Ton n'y pouvait planter ni vignes ni
oliviers; il fallait tirer d'Europe le bois et le fer; puis, tout en
demandant à ces pays des richesses immenses, ou les gardait
avec une négligence étrange : on songeait à les agrandir plutôt
qu'à les faire prospérer; on les donnait en fief, on les vendait.
On ne s'inquiétait pas, pour les gouverner, de la nature des peu-
ples qui les composaient. Personne ne s'occupait de former des
médecins, des administrateurs, des instituteurs, des ouvriers
pour les colonies; on y envoyait l'écume de la nation; on y dé-
portait les malfaiteurs ; on y laissait le champ libre an fiina-
tisme. Le Brésil doit sa population aux Juifs, tourmentés dans
le Portugal ; il fallait être Castillan^ c'est-à-dire du pays le moins
industrieux de l'Espagne , pour avoir droit de passer en Amé-
rique. Tandis que l'Angleterre faisait marcher de pair ses forces
navales avec l'agrandissement de ses colonies, le Portugal et
l'Espagne réduisirent leur flotte, quand leurs colonies eurent pris
le plus d'extension.
Les colonies espagnoles n'avaient fait qu'empirer sous les der-
niers princes de la maison d'Autriche et pendant la guerre de
la succession, quand l'Angleterre et la Hollande eurent inter-
rompu toute communication entre elles et la métropole. Poiir
qu'elles ne manquassent pas du nécessaire, l'Espagne dutse re-
COLONIBS VU AMBaïQUB. 73
lâdMr de foo système exclusif, et admettre que les Français tra-
IKqnsMDt avec le Pérou ; ce qui permit aux habitants de Saint-
Halo, par un privilège spécial de Louis XIV, d'y introduire des
OBiebâiidiaes françaises à des prix modérés, et les désba-
faitBa d'aroîr affaire avec r£spagne. Philippe V, sitôt que la paix
fat rétablie, interdit les ports du Chili et du Pérou aux navires
ctnngers, et ehaasa des mers du sud les flottes qui n'y-étaient
pios aéeessaires. Pour s'assurer l'amitié des Anglais, il leur ac-
eorda non-seolenient Vassi^to, mais, de plus, la fiiculté d'ex-
pédier chaque aonée à Porto-Bello un bâtiment de cinq cents
tooaeaux , chargé de marchandises d'Europe. Les abus commis
par ks Anglais et la résistance des Espagnols produisirent la
goerre^qui unit par affranchir ces derniers de Vassiento , en les
lûn&t régler le conunerce à leur gré , moyennant une indem-
oité de 100,000 livres sterling à la compagnie anglaise.
Différentes améliorations furent introduites alors : au lieu de
makanmâr la périodjdté des expéditions au détriment des né-
^KmoÊM et à Tavantage des fraudeurs, on permit que des bâtif
Bw&ts de regUire fussent expédiés dans l'intervalle par des
mareliands de Séville ou de Cadix , avec des licences achetées
éa ooDseii des Indes. Le nombre s'en accrut au point qu'en
174S oo renonça aux galions, et que le commerce fut abandonné
aox particuliers. 11 est vrai que ce négoce se trouvait encore en-
tiavé par fancienne habitude de tout réglementer.
Les communications étant rares, l'Espagne ignorait la condi-
tion de scscolonies, et le gouvernement y languissait. Charles III
voulut y remédier en établissant des bateaux-postes (1764)
qai perlaient tous les mois de la Corogne pour la Havane , et
toosks deox mois pour la Plata ; chacun de ces bateaux pouvait
pfcadre la moitié de son chargement en marchandises espa*
, et revenir avec une quantité égale de denrées améri-
La concession s'étendit plus tard, et tous les sujets espagnols
ftnent admis à trafiquer avec les lies du Vent, Cuba, Hispa-
i,Porto-Rico, la Marguerite, et la Trinité; puis avec la
, et avec les provinces de Yucatan et de Campéciie.
Ce n'était pas im petit mérite de s'attaquer à un préjugé qui
■m. K cen' ato. -«- t. ni. 7
74 COLONIES EN AMKBIQUI.
datait de deux siècles; les résultats furent immédiats, car en
dix ans le commerce doubla dans quelques contrées, et tripla
dans d'autres.
Les avantages de la liberté une fois connus , on abolit les
peines rigoureuses portées contre toute correspondance entre
les provinces situées dans les mers du Sud (1774); loi désas-
treuse autant que tyrannique , qui empêchait d'équilibrer Ta-
bondance et la disette, en obligeant à faire venir tout d'Espagne.
On avait prétendu reproduire dans les colonies Tadministra-
tion de la métropole, bien qu^elles différassent essentiellement
de civilisation , d'origine, de position et de produits. Le Ca-
nada, cinq fois plus étendu que la France, n'avait qu'un gou--
\'erneur; leMexiquCt qu'un vice-roi; et la seule audience de
Guatimala étendait sa juridiction sur trois cents lieues. Ces
vice-rois ou ces gouverneurs arrivaient dans le pays dépourvus
de connaissances locales et comme dans un lieu d'exil , premier
édielon pour s'élever à des postes plus avantageux : Dleuest très-
haut, disait l'un d'eux, le roi très-loin ; et le maître ici, c*t$t moi.
' Nous voyons , par la statistique publiée dans le Mercure Péruvien ^
qu^en 1791 , sans compter les provinces de Quito et de Bucno6*Ayi-es,
ni le riche Potose, il y avait en exploUaUon dans TintendaDce de Lima
quatre mines d'or, cent quatre-vingts d'argent, une de mercure,
quatre de cuivre ; en outre, soixante-dix mines d*argent almndoonées :
dans le district de Tanna, deux cent vingt-sept mines d'argent, outre
vingt-deux abandonnées, et deux de plomb; dans celui de Truxillo,
trois d*or et cent trente<|uatred*argent, outre cent soixante et une
abandonnées ; dans Tinlendance de Huamama, soixante d'or, deux cents
d'argent, une de mercure, plus trois d'or et aoixanle-troia d'argent
abandonnées; dans le district de Cusco , dix-neuf d'aiigent; dans celui
«rArequipa, une d'or, soixante et une d'argent» outre quatre d'or et
vingt-huit d'argent abandonnées; dans celui de Huancavelica, une
d'or, quatre-vingts d'argent , deux^de mercure, dix de plomb, et on en
laissait reposer deux d'or et deux cent quinze d'argent. Ces mines
produisirent, depuis le commencement de 1780 jusqu'à la fîn de
1789, 35,359 marcs d'or à vingt -deux carats, et 3,739,763 marcs
d*argcnt. La valeur du premier étant de cent vingt-cinq piastres , et
celle de l'autre de huit piastres au marc, le total s'élève à plua de 1S4
miiliODs de francs. En 1790» elles produisirent 411,117 marcs d'argent.
COLOiMES £N AllÉBIQUE. 76
Les posBessions e^agnoles étaient divisées en neuf États,
pRsque indépendants les uns des autres : c'étaient, dans la zone
torride, la TÎce-royauté du Pérou et de la ^'ouveile-Grenade,
et ks capitaineries générales de Guatimala , de Porto-Ricco et
Caracas; entre les deux tropiques, les vice-royautés du Mexique
rt de Buenos-Ayres, et les capitaineries générales du Chili et
de la Havane, où étaient comprises les Florides. Les fonction-
naires recevaient un traitement du roi, qui se trouvait repré-
§eoté par les viœ-rois, che& de Tadministration et de l'armée.
Investis d^un pouvoir despotique sur les sujets, ils tenaient une
eoor semblable à celle de Madrid, des gardes à pied et à che-
val, des drapeaux à leurs armes; leur juridiction s'étendait
sur des pays lointains et inaccessibles , dont ils ne connais-
nient ni les intérêts, ni même la situation '.
Lenr autorité absolue n'était limitée que par les audiences ,
cours de justice établies sdr six points différents, sur le modèle
de la cour âé chancellerie dli^pagne, qui prononçaient en der-
Dief ressort sur toute affaire civile ou ecclésiastique, jusqu'à
concurrence de six mille dollars; elles pouvaient adresser des
reinontrauees aux vice-rois, qu'elles remplaçaient pendant les
vacances, et correspondaient directement avec le conseil des
Indes.
Les membres de l'audience , investis de grands privilèges, ne
conoaissaîent d'autre intérêt que celui de la mère patrie ; ni
eux ni le vice-roi ne pouvaient contracter d'alliance ou de pa-
renté dans le pays soumis , ni y acquérir de propriétés.
Plus d'une fois les vice-rois tentèrent de se saisir d'un droit
qui n'existe que dans les pays les plus asservis, celui de rendre
la justice en personne, en place des magistrats; ce qui aurait
* Parmi icB cinquante vice- rois qui ont gouverné le Mexique, de 1535
À taoa, il n*y en eut qu'un seul né en Amérique, le Péruvien Jean
d'Aoigna, marquis de Casaforte. Bon admintgtrateur et très-désinfé-
refié,U fit regretter son gouvernement » qui dura de 1722 à 1734. Un
descendant de Colomb, don Pedro Nuno Colon, duc de Veraguas, et
on delfonleinma,don Gluseppe Yallailores, comte de Montezuma,
furent aussi vioe-rolfi du Mexique.
76 COLONIES EN AMÉRIQUE.
mis à leur discrétion la vie et la fortune des sujets. Mais les rois
d'Espagne les empêchèrent toujours, autant qu'ils purent , de
s'immiscer dans les procès soumis aux cours d'audience.
Le conseil des Indes, le corps le plus considérable de la mo- '
narcliie espagnole , fut institué par Ferdinand , puis organisé
par Cbarles-Quint, pour connaître de toutes les affaires civiles,
ecclésiastiques, militaires et commerciales. Les décisions de ce
conseil , prises au moins h la majorité des deux tiers de ses
membres, étaient rendues publiques au nom du roi. Cétatt du
conseil que relevaient tous les sujets américains , depuis le plus
inflme jusqu'au vice-roi.
Le créole était considéré comme de condition inférieure, yoné
aux travaux manuels ; la jalousie le faisait souvent écarter de
l'administration , pour laquelle ses connaissances locales Taa-
raient rendu plus utile que des étrangers.
La loi ne faisait pourtant aucune différence entre le blanc et
l'homme de couleur ; elle les déclarait également admissibles
aux emplois. Mais, dans la réalité, on ne les donnait qu'aux
Espagnols, surtout aux chrétiens purs, comme on disait , c'est-
à-dire ceux dont le sang n'avait point été mêlé de sang maure
ou juif : tous étrangers aux usages et aux besoins du pays, où
ils ne venaient que pour peu de temps , avec l'intention de s^
enrichir le plus vite possible. Les vice-rois surtout s'enrichis-
saient outre mesure, disposant arbitrairement du mercure, dont
le monopole appartenait à la couronne ; traGquant des titres ,
des privilèges , qu'ils se chargeaient d'obtenir à Madrid ; ac-
cordant licence de violer les lois prohibitives; vendant les em-
plois à des gens qui les acceptaient gratuits, sûrs d'y gagner
suffisamment par leurs concussions.
Les Cappetoni, ou Espagnols purs , méprisaient les créoles,
qui leur portaient en retour une haine mortelle. Les nègres,
qui faisaient le service intérieur dans les maisons , en tiraient
vanité, et maltraitaient les Indiens : source de haines que l'Es-
pagne entretenait , comme un excellent moyen de prévenir des
intelligences dangereuses.
11 n'est pas besoin de dire que d'innombrables entraves ren-
daient toute industrie impossible : ainsi se trouva résolu ce singu-
COLONIES EN AMBBIQUE. 77
lier problème cTappaumnine nation an milieu de Tor et sur on
sol extrêmement fertile. Si le naturel et le créole se résignaient
aux mépris des Jachvpinos et à l'exclusion de tous les emplois
et de tous les honneurs , ils ne pouraient s*accoutumer à pa3^r
excessivement cher des denrées de première nécessité, dont la
mère patrie s*étatt réservé le monopole,* et que la terre qu*ils
liabitaient leur aurait fournies en abondance, sans d'absurdes et
trranniques prohibitions.
Le Mexique , où prospèrent tons les genres de culture, où le
Ué donne trente pour un, le mais cent cinquante , le bananier
trois ou quatre cents, comptait six millions d^habitants. Sur
cent vingt raillions de revenu, quatre-vingt-quatre étaient em-
ployés en dépenses ; les mines d'argent en donnaient cent vingt
autres. Il existait des esclaves dans toutes les colonies espagnoles,
mais inférieurs en nombre. Les Indiens gémissaient sous une
odieuse capltation , et dans un état de minorité perpétuelle. La
couleur, en établissant une aristocratie ineffaçable, y assurait
la domination des blancs, sans laisser aux classes mixtes aucun
moren de s*élever. Les créoles occupaient le premier rang parmi
les indigènes ; mais l'Espagne, qui les écartait systématiquement
des emplois, en admettait peu dans les universités espagnoles;
les quatre cinquièmes d'entre eux ne savaient pas lire, et un
archevêque d^lara que , pour rester soumis , les créoles n'a*
raient pas besoin de savoir autre chose que le catéchisme. Il
était défendu d*imprimer quelque livre que ce fût. A Lima, en
1706, il fut interdit aux nègres et aux gens de couleur de trafi-
quer et de vendre par les mes , « afin qu'ils ne pussent s'égaler
à ceux qui avaient fait choix de ces professions , et parce qu'il
fallait les restreindre aux occupations purement mécaniques ,
les seules auxquelles ils soient propres. >
Le gouvernement lui-même ne savait pas ce que les colonies
rapportaient à T Espagne. Il est certain que les dépenses d'ad*
ministration y consommaient plus des deux tiers du revenu. Il
j fut introduit quelque ordre pendant le ministère de la Ense-
nada, et l'on peut ainsi évaluer, dorant les douze années de son
administration, à 17,719,448 francs ce que la couronne tira de
ces contrées, en y comprenant les droits d'embarquement et de
7.
78 GOLONIBS EEI AUBBIQUB.
débarqaemeiit. Cette somme s'accrut encore, et, en 1780, le
Mexique rendait au trésor 54 millions; le Pérou, 27 ; Guatimala,
le Chili et le Paraguay, 9 millions. En déduisant 56 millions
pour les dépenses, il en restait 34 au fisc , outre les 20 pour cent
qu'il percevait en Europe sur les marchandises expédiées aux
colonies et sur celles qui en venaient On calculait donc à 54
millions le produit net des provinces du nouveau monde.
Les papes, dont on a tant dénoncé Tambition traditionnelle, ou
ne virent pas tous les avantages qu'ils pourraient tirer de T Amé-
rique , ou du moins n'en prirent aucun souci. En effet , Alexan-
dre VI y céda toutes les dîmes à Ferdinand le Catholique , à la
condition d'y entretenir les missionnaires; et Jules II, le patro-
nage et la nomination à tous les bénéfices. Voilà donc les rois
d'Espagne chefÎB de l'Église américaine, et investis de ces droits
qui avaient été si contestés en Europe, tels que ceux d'élire aux
charges ecclésiastiques, de disposer des revenus, d'administrer
les bénéfices vacants. Aucune bulle n'y était obligatoire avant
d'avoir été acceptée par le conseil des Indes.
Le clergé séculier et régulier s'y multiplia extraordinairement,
et, au dire de Gonzalve Davila, l'Amérique espagnole avait eu
1649 un patriarche, six archevêques , trois cent quarante-six
prébendes, deux abbayes, cinq chapelains du roi , et huit cent
quarante couvents. La plupart des ecclésiastiques venaient d'Es-
pagne, et l'on conclura facilement que ce n'étaient pas les
meilleurs. Le désir d'échapper à la règle rigide à laquelle ils s'é-
taient astreints dans leur patrie poussait une foule de moines
à chercher en Amérique une sorte d'afTranehissement. Les
moines mendiants y pouvaient posséder des cures et toucher
des dîmes; tous se trouvaient exempts de la juridiction épisco-
pale; il en résultait que beaucoup s'égaraient, et s'adonnaient
à toutes sortes de débauches , ou à d'ignobles trafics dont ils
avaient l'exemple sous les yeux.
L'Ëglise était ainsi une partie de l'administration, et par
suite entièrement dépendante du pouvoir. La sainte inquisition
si^eait à Carthagène, et avait partout des officiers chargés de
surveiller la pensée*
On récoltait selon qu'on avait semé; aus», quand on essaya
COLONIES EN AMÉRIQUB. 79
de b Kberté , ob reconnut combien elle est préférable aux rui-
neuses prohibitions. Cuba, Tun des pays les plus favorisés de
boatnre, au centre delà méditerranée du nouveau monde , qui
d'un ekè s'étend vers TAtlantique et de Fautre vers le Afexi-
qne, avec les Antilies et les Lucayes pour cortège , ayant dans
b bvane un des plus beaux et des plus vastes ports du
iDoode, fut toujours d'une grande commodité pour les navires
qui venaient d'Europe. Mais TEspagne, qui ne s'inquiétait
que du continent et ne regardait les Iles que comme des relâ-
ches, négligea Cuba : voulant transformer les colons en soldats,
elle irrita un peuple pacifique, et qui avait en aversion les mou-
Tcments mécaniques de nos armées. Aussi, sans réussir à faire
de bons soldats , les habitants abandonnèrent Tagriculture, et
prirent en haine une nation qui ne savait que les tyranniser. Cuba,
il j a nn siècle, n'était qu'une chétive possession de 96,000 habi-
tants, qui ne donnait pas autre chose que des bois et des cuirs ;
tout son commerce se faisait par trois ou quatre bâtiments ex-
pédiés de Cadix, et par quelques autres qui, après avoir vendu
leur cargaison dans les ports de Carthagène, dje la Vera-Cruz et
de Honduras, y venaient en chercher une nouvelle pour le re*
toor; de façon que l'ile devait recevoir et les denrées et PargenC
pour les payer. Mais à peine le gouvernement espagnol eut-il
lefé les exclusions en 176S , qu'il y arriva d'Espagne cent un
navires et cent dix-huit petits bâtiments provenant du Mexique
et de la Louisiane. Puis les ordonnances royales de 1789 per-
mirent à tons pavillons d'y aborder, à la condition de n'y pas
introduire de nègres. Plus tard , en 1818, elle obtint la liberté
d'exportation ; ce fut le premier exemple qui en ait été donné
aux colonies. A l'époque où Saint-Domingue se souleva (1790),
OQ commença à planter à Cuba du café ; et aujourd'hui cette
Ue est le fond de réserve du gouvernement espagnol, au budget
duquel elle figure pour 75 millions par an. Cuba répand au-
jourdlini ses produits par toute l'Europe; et, d'après les cal-
culs récents, elle exporte sept millions d'arrobes; mille sept cent
dm navires y abordèrent en 1 828 ; en 1 83 1 , elle expédia en A n-
fdetcrre 1,600,000 livres de café; en 1834, son commerce fut
oaiué à 33 millions de piastres, où les seuls produits de Ttle
80 COLONIES EN AMElfiQCB.
figurent pour 9 millions. Voilà la prohibition ! Toilà la liberté!
Le système colonial n'avait engendré que des haines et les
troubles. Puis au moment où la guerre éclatait en Europe, avant
que les colons eussent eu le temps de se mettre en défense et
d*étre informés même des hostilités, ils se voyaient attaqués;
et, privés de leur seul moyen de subsistance par rintemiption
des communications avec la métropole, ils devaient recourir à
la contrebande et à des subterfuges immoraux.
Le régime intérieur des colonies fut amélioré sous le minis-
tère de don Joseph Galvez. La population et les affaires s*étant
accrues, le nombre des juges dont se composaient les cours d'au-
diences ne suffisait plus; les traitements n'étant plus en rap-
port avec les charges, il fellut une réforme générale ( 1 776 ). La
division des provinces fut remaniée ; on forma alors les vice-
royautés du Mexique, du Pérou, delà Nouvelle-Grenade; plus,
une quatrième, qui comprenait Rio-de-la-Plata, Buenos* Ayres ,
le Paraguay, le Tucuman, le Potosi, Santa-Crux , Della-Sierra ,
Chuzcas, et les deux villes de Mendoza et de Saint-Jean; outre
les huit capitaineries générales du Nouveau-Mexique, du Guati-
mala, Chili, Caracas, Porto-Ricco, Saint-Domingue, Cuba et la
Havane , la Louisiane et la Floride.
Mais le vice était à la base , et l'union de ces contrées avec
la métropole leur causait toujours une immense entrave. Il
fallait éluder par la ruse les lourds impôts et les restrictions
sévères; le commerce clandestin détournait plus de la moitié
des revenus royaux ; le reste passait aux dépenses d'une admi-
nistration compliquée.
L'Angleterre , maîtresse de l'Océan , avait peine à supporter
la concurrence de T Espagne; et dans tout le cours de ce siècle
elle travailla à détruire sa marine et à diminuer son empire tran-
satlantique, pour la réduire à la servitude dans laquelle elle
tenait le Portugal. Déjà elle la tenait sous sa main au moyen
de Gibraltar; elle menaçait ses possessions d'Amérique; et,
dans la guerre qu'elle soutint contre les princes de Bourbon,
elle enleva à l'Espagne les lies Philippines et la Floride (1763),
lui donnant, comme compensation, des possessions naguère
françaises, telles que la Louisiane. Mais l'Espagne tardant à l'oc-
COLOlfIBS EN AMiBIQUB. 81
r, la Louisiane goûta le plaisir de rindépendance ; et le pN>-
eorear géDéral de la colonie , la Fernière , tenta d*y fonder une
république. Gomme elle refusait de suspendre son commerce
atee la France et ses tles , il fallut recourir à une répression
iSDglaite*
Les Espagnols eurent aussi à combattre avec l'Angleterre
pour les Malouînes , voisines de la pointe méridionale de l'Ame-
rîque, qui finirent par leur rester. Puis ils eurent aflfaire aux
Portugais pour la colonie de Sacramento, sur la me septentrio*
oale du Rio-de-la-Plata, qui était un asile de contrebandiers;
et ib robtinrent en échange d'une vaste étendue de pays sur
la rivière des Amazones. Le district du Paraguay rerté à l'Es-
pagne fut érigé en vice-royauté de Buenos-Ayres , et son im-
portance commerciale s'accrut considérablement.
L'Espagne, comme on l'a déjà vu, prit part avec la France à
la guerre de l'indépendance des États-Unis. Elle obtint, par la
paix de Versailles, Minorque et les deux Florides, en cédant aux
Anglais les Iles de la Providence et de Bahama , avec la faculté
de couper des bois d'acajou et de teinture sur la c6te de Mos*
qnitos, ainsi que d'autres avantages. Elle avait perdu dans cette
goerre vingt et un vaisseaux de ligne , et beaucoup de moindres
Utiments; sa dette s'était accrue de 250 millions , et ses colo^
nies avaient appris par un exemple qu'une révolution couronnée
de succès est légitime. Elles s'en souvinrent.
Pour nous servir du root de Joseph II, Charles III oublia
son métier de roi, lorsqu'il favorisa, par condescendance pour
le pacte de famille , l'indépendance des États-Unis. Le défaut
de toutes formes représentatives empêcha qu'il ne se formât
dans les colonies espagnoles ni magistrats ni capitaines; il leur
manquait un centre de pensée et d'action.
Les Uaneros, maîtres d'innombrables troupeaux qui paissaient
dans des plaines sans bornes, accoutumés dès l'enfance à rivre
à cheval, à combattre le taureau et le jaguar, à faire de longs
voyages, à passer des fleuves à la nage, à dormir en plein air,
étaient demeurés indociles à la servitude. Montant des che*
vaux à demi-sauvages , et toujours la lance à la main, ils
étaient prtts au moindre signal de guerre. Les habitante des
83 COLONIES EN AMBBIQUE.
Villes t eréoles pour la plupart , acquéraient quelques idées par
leur contact avec les Européens et par la lecture; et leur haine
pour les fonctionnaires européens nourrissait chez eux Pespoir
de l'indépendance. La Révolution française vint Taccrotire ;
et les livres, les journaux qui pénétraient dans le pays y firent
briller une' lumière nouvelle. Les métropoles elles-mêmes leur
fournirent des moyens de résister, bien qu'avec de tout autres
intentions. En 1804, le Mexique avait trente-deux mille hommes
de troupes nationales, qui coûtaient vingt-deux millions de
francs ;iBt le vice-roi Galvez établit dans le pays des arsenaux,
des chantiers , des fonderies. La France fortifia le môle Saint-
Nicolas ODmme elle l'aurait fait pour ses propres côtes , et trans-
porta cinquante mille nègres à Saint-Domingue. Les exclusions
ne purent être maintenues en face des progrès du commerce
^et des leçons de l'économie politique; en même temps la pros-
pénté des colonies du nord, récemment affranchies, excitait
à les imiter. Le cri des nègres de Saint-Domingue retentis-
sait dans le cœur de tous les esclaves , et la liberté est conta-
gieuse.
Durant les guerres de Napoléon , tout fut bouleversé dans
les colonies ; les attaques qui se succédèrent achevèrent leur
ruine : tout gouvernement y fat détruit, et les nègres refu-
sèrent de travailler. Au milieu de ces changements subits, elles
finirent par comprendre qu'elles pouvaient opter entre l'ancien
maître et le nouveau , parfois même les repousser tous deux. Le
blocus des métropoles déshabitua les colons des anciennes rela-
tions qu'ils avaient avec elles, et en fit contracter de nouvelles.
Les Anglais, n'espérant pas les conserver pour eux, préféraient
les voirlibres que rendues à leurs anciens possesseurs. Les États-
Unis , qui n'avaient rien à démêler dans les questions euf o-
péennes , ayant ouvert tous leurs ports , souhaitaient que cette
franchise qu'ils s'étaient donnée s'étendît aux autres pays :
déjà fermentait partout l'indépendance.
Quand Humboldt les visita, les possessions de l'Espagne dans
le nouveau monde occupaient soixante-dix-neuf degrés de la-
titude; leur longueur égalait celle de l'Afrique; leur surface
était deux fois aussi vaste que celle des États-Unis, et ils surpas*
ÎIUlfCIPATlON DE L'aMBBIQUE BtPAOllOLl. 8S
il de beanooap en étendue Fempire britanniqne dans llnde.
Quelques années après, il n'j restait plus à TEspagne un pouee
déferre.
ÉUASVaPATIOSt DE L'AMÉRIQUE ESPAGNOLE.
Le pays appelé maintenant Colombie, et dont l'étendue est
de quatre-Tiùgt-dooze mille lieues carrées, se divisait de la
nrte : la vioe^royauté de Santa-Fé, nommée depuis NouTelle-
Grenade, dans le bassin du fleuve de la Madeleine; la capl-
tatnerie de Venezuela, dans le bassin de rOrénoqne; et la
présidence de Quito, qui formait presque une provinoe dis-
tincte, sur le cours supérieur de la rivière des Amazones.
Ainsi Caracas, Santa-Fé-de- Bogota et Quito étaient presque
mis capitales, auxquelles se rattachaient de nombreuses sub-
divisions. On y comptait, an commencement de ce siècle,
730,000 Indiens, 043,000 créoles et Européens, 1,250,000
nétis et 200,000 sauvages*
A répoque de la Révolution , il se forma à Bogota , à Pinstar
de la France, une association qui fit circuler la déclaration des
droits de Tbomme; mais ses membres ayant été découverts,
lonnt incarcérés , et quelques-uns fiirent envoyés en Espagne.
On dqmrtait en retour, dans les colonies , ceux que l'Espagne
proscrivait pour opinions révolutionnaires. Or, trois de ceux-ci,
renfermés dans une citadelle près de Caracas (1797), parvin-
rent à nooer quelques intelligences avec les naturels, qui, s^inté^
rcssant à leur sort et au triomphe de leurs idées, ourdirent un
eomploc pour la délivrance du pays , et y établir une république
foà pOt servir d*exemfde et d'encouragement à d'autres. Ayant
été trahis, les uns furent punis de mort, les autres envoyés
aux gslères ou déportés. D'un autre c6té , les cruautés exercées
contre les créoles par les Indiens soulevés détournèrent les es-
prits de la pensée d'un mouvement.
ÏJt général Miranda, de Caracas , ancien compagnon d'armes*
84 ÉMANCIPATIOn DB L*AltÉJIlQUB B8PAG1I0U.
deWashingtODf qui avait servi en France sons Dumouries,
plein de haine pour l*Espagne et du désir de délivrer sa pa-
trie, pressa l'Angleterre de soulever r Amérique méridionale. Il
fut écouté d*abord « puis repoussé en 1804 , lorsque changèrent
les rapports de l'Angleterre avec l'Espagne. Cet échec ne le
découragea pas : se confiant à quelques négociants de New- York
et à lord Cochrane , qui commandait la flotte anglaise dans
ces parages, il forma des intelligences à l'intérieur, et s'aven-
tura , avec cinq cents volontaires , sur les côtes de Venezuela ;
mais n'étant pas soutenu, il fut obligé de se retirer (1806).
Quand les Bourbons d'Espagne eurent abdiqué (1808) et que
l'année française eut envahi la Péninsule, le désir de l'indépen-
dance s'allia au sentiment de fidélité envers les rois détrônés :
ce sentiment fut même plus fort qu*il ne Favait jamais été
dans leur prospérité ; car il fut question de faire comme au
Brésil , et d'ofi^ir un asile aux monarques déchus en Europe.
N'écoutant ni Joseph Bonaparte ni les juntes révolutionnaires,
les colons formèrent des juntes de gouvernement, comme c'était
leur droit dans un pareil bouleversement, et attendirent ainsi
que l'ordre fût rétabli. Le nom de Ferdinand VII fut donc là
aussi le cri de ralliement des libéraux.
Ce fut dans cet esprit que Quito s'insurgea ( 10 août 1809 } ;
et une nouvelle junte, présidée par le marquis de Selvallegra,
fut installée sans violence , et prêta serment à Ferdinand VII.
Le bruit se répandit alors dans le peuple que les fonctionnaires
européens complotaient pour livrer l'Amérique à Bonaparte. La
junte centrale d'Espagne de 1800 , prenant en considération
que « les provinces américaines ne sont pas des colonies, mais-
une partie intégrante de la monarchie espagnole , » déclara , au
nom du roi, qu'elles devaient avoir une représentation natio*
nale et immédiate dans les certes espagnoles; elle leur dit :
« Vous voilà libres! vous voilà délivrées d*un joug que l'éloigné-
ment du pouvoir avait rendu intolérable, et qui vous livrait à
l'arbitraire, à l'avarice, et à l'ignorance. » Les représentants
d'outre-mer se rendirent à leur poste ; mais on ne pourvut en
rien aux intérêts de ces compatriotes éloignés, et rien ne vint
faire sentir en réalité l'égalité complète des deux peuples. LHdée
IJMAWCTPATIOW DB. L*AMBBIQUB BSPAGNOLB. 8&
de cette égaUlé se propageait toutefois par des écrits répandus
au ddà des mers. Le parti napoléonien, qui cherchait à causer
des embarras à on gouvernement qu*il traitait de rebelle, et les
cmissaîres do Brésil, affranchis du joug de la métropole, travail-
bient les esprits dans le même sens. La junte d'Espagne, qui se
soutenait à peine au milieu de tant de difficultés présentes, n'é-
tait pas en oiesore de prévenir ces embarras lointains. En effet,
le 30 juillet 1810, l'imprudente insulte d'un commissaire espa-
pol excite un soulèvement dans Bogota : on demande à grands
cris la convocation extraordinaire de tous les citoyens, et le
vicMOÎ Cisnéros n'ose pas s'y refuser. Bientôt il n'est plus maître
de la Jante, réunie sous sa présidence, et qui se sent soutenue
por Tardeor du peupie souverain. Le vice-roi est congédié, et la
h'oQvette-Grenade se déclare indépendante de la régence d'Es-
pigne , ne se reconnaissant sujette que de Ferdinand VU ; puis
les provinces sont convoquées pour prévenir le démembrement
éoat les symptômes se manifestèrent dès le début, comme il ar-
rive partout où manque le sentiment national.
Carthagène, qui s'était élevée contre Bogota, s'attache à la ré-
gence espagnole. Elle convoque , dans un autre endroit , les rci*
présentants des provinces , pour former une confédération dans
laqueUe entrerait chaque État, seule forme compatible, disait-
on, avec l'intérêt et la liberté du pays. Ainsi éclate la division;
le congrès n'a pas lieu , et l'anarchie règne» même avant la li-
berté. Cependant Quito relève le drapeau de l'indépendance,
qui est enfin décrétée ( 1811 ).
La révolution s'était faite dans la province de Venezuela le
la avril 1810 , et le capitaine général de Caracas dut abdiquer
entre les mains d'une junte qu'il avait constituée lui-même.
Les autres villes imitèrent cet exemple; l'arrivée de Mbranda
détermina la réunion d'un congrès général, qui proclama Tin-
dépendance des provinces unies de Caracas, Cumana, Varina ,
Marguerite , Barcelone , Mérida et Truxilto , formant la conjé-
dération de Fénézuéla ; mais aussitôt les idées fédéralistes pri-
rent le dessus , grâce à la constitution qui venait d'être votée.
Les Espagnols, sous le commandement deMonteverde, ne
pas à attaquer les nouvelles républiques ; mais, au mi-
s
86 ÉlCÀNaPATION DB L^AMSBÎQDS ESPAGNOLE.
lieu de la guerre civile, un tremblement de terre engloutit
Caracas avec douze mille habitants (26 mars 1813); d*autres
villes eurent leur part du désastre. La superstition y vit aussitôt
le doigt de Dieu, d*autant plus que le désastre arriva le jour
anniversaire de la révolution, et que les Espagnols n*en souf-
frirent pas; ils purent même en profiter pour commencer les
hostilité. Beaucoup de colons abandonnèreut la cause de la
révolutiob. Miranda, nommé dictateur (26 juillet), fut contraint
de capituler, à la couditioQ toutefois que la conatitutlou qiH
serait donnée à TEspagpe régirait aussi Venezuela. Une am-
nistie fut proclamée, avec liberté de s'éloigner pour ceux qui
le voudraient. Beaucoup partirent, en effet, et ils furent bien
inspirés ; car Monteverde sévit avec la dernière rigueur. Miranda
lui-même fut jeté en prison (1816) et envoyé avec d*autres à
Cadix, où il mourut quelques années après. Ceux qui se refît*
gièrent à Carthagène apportèrent des forces à la révolution de la
rîonvelIe-Grenade. '
Simon Bolivar, issu d*une ricbe et noble famille de Caracas
(1783), avait étudié en Espagne. Il avait trouvé à Paris, en 1804,
les souvenirs encore frais de la grande Révolution, et assisté au
couronnement de Bonaparte, le représentant de l'unité de la
France. Rome , avec ses souvenirs magnanimes, avait agi de
même sur l'imagination de Bolivar, qui jura sur le mont Sacré
de travailler à l'affrancbissement de sa patrie. Lorsqu'il y fut
de retour, il ne prit point part aux soulèvements de 1810 , peut-'
être parce qu'il les jugeait intempestifs , et qu'il goûtait peu
l'esprit des libéraux. Quand il prit les armes, ses premières
tentatives tournèrent assez mal ; ce qui n'arrêta point ses projets.
Il entendait que l'Amérique entière fût solidaire de la révolution
de chaque province ; il fallait éviter d'éparpiller les forces dans
les districts , et les réunir toutes , pour frapper un grand coup
sur l'ennemi, et ne pas laisser un coin de terre qui ne fût libre.
S'étant mis au service de Carthagène, il attaqua les Espa-
gnols, qui gênaient la navigation intérieure sur la Madeleine.
Sans s'inquiéter des limites qui lui avaient été assignées. Il
entra dans Ocana, et rétablit la communication entre Cartha-
gène et Pamplona ; puis, assurant ta liberté en la propageant.
iXAHCIPATIOlf DS L'AJftéSIQUK SSPAGlfOU. 87
iJ pénéCa dans le Yénézuâa poiir raffranehir, an nom de la
IfooTdk-GreDade. Le méconteatement qu'y avait semé Monte-
fade le iervit beaucoup; il se convertit bientôt en fureur, et
le drapeau de rindépendance parcourut les fertiles vallées de
Bolivar, qui entreprenait de détruire Monteverde« eut peine
8 réunir une armée libératrice de dnq cents bommes, avec la-
fwOe il attaqua six mille vétérans espagnols, commandés par
ce chef redouté. Cest avec cette poignée d*bommes qu'il pro-
pagea la révolution (1813), au moment où Ronaparte la laissait
périr en Europe avec cinq eeoX mille soldats.
Il fit manœuvrer, grâce à une stratégie particulière, sa petite
tnwpa à travers des déserts ou des savanes ssy^s bornes et
ans chemins frayés, descendant parfois dans les marais de TO-
léaoqoe et de TApuro, d'autres fois gravissant les glaciers des
Andes, et renouvelant les prodiges de la première conquête.
Lofsqn'il ent joint l'ennemi, ce fut des deux côtés une égale
teenr, un même sentiment de vengeance, sans pitié ni merci.
En efiCet, la régence de Cadix avait refusé de reconnaître les
États nouveaux, et défendu par suite d'appliquer le droit inter-
aatioDal à ceux qu'elle regardait comme des sujets félons. Les
oflicîan e^aguols, en conséquence, ne faisaient point de quar-
tier. Tout vaincu était un traître; mort à quiconque était pris
ks armée à la main, à ceux qui les avaient portées ou qui avaient
fivQnaé la révolte! Femmes, vieillards, étaient traités de même.
Tout officier prisonnier était fusillé sur-le-diamp; des corps
entiers qui s'étaient rendus étaient passés par les armes. Bover
et Morales, capitaines royalistes, commandaient une légion in*
fenude de nègres et de mulâtres altérés de sang. Le général
Moxo, capitaine général de Caracas, écrivait, le 18 novembre
1S1&, ^ Ureztieta, gouverneur de 111e Marguerite : « PtÂnt de
€9atidéraUoiu d'humanité! Tous le» insurgés^ ieursfauteurâ
tmpartitans, trouvés avec ou sans armes, tous ceux gui ont
pris tme pari guelconque à la présente crise de FUe, doivent
être fusillés eur^le^champ, sans autre forme de procès. » Ce
oém gouverneur écrivait au capitaine Gonigo : « Point de quar^
Her! kOsêez les troupes saccager dés leur arrivée. Si Fennemi
88 iSMANCTPATION DB L'AMÉRIQOB BtPÀGlfOLS.
96 retire, poursuiœz-le jmqtià Saint' Jean ^ et mettez-y le
feu, » Quand les insurgés virent ce décret mis à exécutton, ils
tuèrent huit cents royalistes réfugiés à Sampator, et Bolivar
déclara aussi qu'il ferait une guerre à mort. « Toudiés de vos
infortunes (disait-il dans sa proclamation du 15 juiUet 1818 aux
habitants de Venezuela), nous ne pouvions rester indifférents
aux maux que vous font souffrir les barbares Espagnols ^ qui
vous ont opprimés par la rapine, détruits par le meurtre; qui
ont attenté envers vous aux droits sacrés des nations, violé les
traités et les capitulations les plus solennelles, et réduit, par les
plus grands forfaits, la république de Vénézuâa à une effirayante
désolation. La justice réclame vengeance, la nécessité Timpose.
Que les monstres qui infestaient le sol colombien et Font inondé
de sang en disparaissent pour toujours; que leur châtiment
égale leur perfidie, afin que nous puissions ainsi laver notre
ignominie, et montrer aux nations que Ton n*offense pas im-
punément les fils de TAmérique!... Tout Espagnol qui ne oons*
pirera pas contre la tyrannie , qui ne servira pas la bonne cause
par les moyens les plus actifeet les plus efficaces, sera tenu pour
ennemi, puni conune traître à la patrie, et passé sans rémission
par les armes. Pardon général , complet à quiconque se rendra
à notre armée avec ou sans armes, et qui nous prêtera secours,
ainsi que pour tous les bons citoyens qui se seront efforcés de
secouer le joug de la tyrannie... Espagnols et Canariotes n*ont
à attendre que la mort , n'eussent-ils fait que refuser leur coopé-
ration active à la liberté de TAmérique ; les Américains obtien-
dront la vie sauve, quand bien même ils auraient été coupables. »
Indépendamment des représailles atroces qu'il annonçait ainsi,
il espérait probablement déterminer les propriétaires espagnols
à s'enfuir et à cesser leur opposition, ou à prendre parti pour
Tindépendance ; peut-être aussi voulait-il y mettre le sceau , en
rendant la réconciliation impossible. Les horreurs de la guerre
civile passèrent tellement en habitude, que ce fut à qui irait le
plus loin dans cette voie. Mais la postérité, qui ne jugera pas
de la moralité des actes par leurs résultats , demandera compte
de tant d'atrocités et à Bolivar et à ceux qui le réduisirent à les
commettre.
BVIIICIPATION DB L'AMBRIQUB BSPAONOtB. 89
L'armée des insurgés ne pouvait manquer de se grossir ; la
oeotralité entraînait la peine de mort (4 novembre 1813). Après
doq mois de eampagne» Bolivar entra à Caracas, qui se rendit
et ouvrit les prisons aux victimes du despotisme.
Le congrès de la Nouvelle-Grenade lui avait enjoint de réta-
blir le gouvernement fédéral; mais outre qu'il se sentait maître,
parce qu'il était victorieux, il connaissait mieux les nécessités
da pajs. Établissant donc un gouvernement militaire, il se flt
dîdatenr ; et, tout en encourageant les Vénézuéliens à pousser
vigoareusenient la guerre, il invitait les étrangers à le seconder,
d à acquérir des terres dans un pays qui en possède tant. Le
jeooe étudiant Santiago Marinbo, qui avait pris part à ses expé*
dilicMis, fut proclamé dictateur des provinces orientales.
Monteverde s'était retiré à Porto-Cabello , d'où il pouvait
Inir le pays toujours ouvert à une nouvelle invasion espagnole.
Castillo, Cabal et Urdaneto, commandants des troupes de la
Nouvelle-Grenade, s'étaient réunis sur un autre point; les
Uaoeros et les esclaves, soulevés par la promesse de la liberté
et du filage, remplissaient de gnérillas les immenses pampas;
et la soif du sang, la hardiesse vindicative des nègres, s'asso-
ciaient à l'astuce, aux raffinements européens. Bolivar se trouva
donc resserré dans les villes. Alors l'enthousiasme échauffé par
le succès venant à s'y attiédir, on se récria contre son absolu-
tisme, et l'on réchima avec une impatience impolitique le gou-
vernement républicain. Pressé de toutes parts et battu à sou
tour, il quitta Venezuela, et revint à Carthagène.
n y trouva la liberté, mais aussi la discorde entre les pro-
viûces. Chargé par le congrès de contraindre celles qui résis-
taient à reconnaître l'autorité fédérale, il lui fallut assiéger
Carthagène elle-même.
Quand les Bourbons d'Espagne eurent été rétablis, ils tour-
nèrent leurs efforts contre les colonies révoltées; et dix mille
hommes, aguerris dans les luttes nationales, 'sous les ordres de
lloril]o,y furent dirigés. L'Espagne, qui se figurait avoir encore
affaire aux Américains de Certes et de Pizarre, croyait qu'il
afDrait de quelques bataillons pour les dompter. N'était-il pas
d*aiileurs absurde de faire combattre contre rindépendanoe
8.
%0 BHÀIICIPÀTION DB L' AMERIQUE ESPAGNOLE.
des hommes qui jusqu'alors avaient généreusement lutté pom
défendre la leur? La traversée, puis le climat, en moissonnèrent
beaucoup; la guerre acheva le reste en détail. Si TAngleterre
ne put, avec seize millions d'habitants, des ressources maritimes
énormes, et rAllemagne à sa solde, venir à bout de deux mil-
lions et demi d'Am^cains, comment TEspagne épuisée pou-
vait*elle prétendre comprimer tout un continent?
Cependant Morillo, proûtant des dissilensioas, battit les insur-
gés (1810), et Venezuela se trouva ramenée à l'obéissance. Il la
fit servir de base à ses opérations contre la Nouvelle-Grenade.
Après sa réunion avec Montés, qui dirigeait la guerre dans le
Quito, il comptait gagner Lima, le haut Pérou, et soumettre en
dernier Buenos- Ayres. Le plan de Morillo embrassait ainsi tout
le continent américain. Ce général, d'une grande habileté, y
joignait une férocité sans exemple dans les temps modernes. II
écrivait à Ferdinand VII : « Il faut, pour subjuguer ces pro«
vinces, employer les mêmes moyens que pour la première con<
quête. » Il disait dans une dépêche de Juin 1816» datée de
Bogota, qu'il avait déclaré rebelle quiconque savait lire et
écrire : en conséquence de quoi six cents notables de cette vilh
avaient été condamnés à expirer nus sur le gibet.
Les chefs des insurgés s'enfuirent devant tant de fureur,
après avoir éprouvé plusieurs défaites. Bolivar se réfugia à Haïti,
où Péthion lui foimiit des armes et des vivres. Il revint avec
ces secours, et, entraînant les siens, il triompha de nou«
veau , et promit le pardon. Vaincu encore une fois, il retrouva
un asile près de Péthion , en épiant toujours l'occasion de re«
prendre l'offensive. En effet, quand les insurgés du Venezuela
eurent réduit Morillo à l'extrémité , et qu'il ne leur manqua
plus qu'un chef, Bolivar parut; et si autrefois il avait recouvré
Venezuela en commençant ses opérations par la Nouvelle-Gre-
nade, maintenant il poursuivait sa conquête en sens inverse.
Après avoir établi le siège de son gouvernement à Angostura,
sur rOrénoque , il traversa Les Andes avec une hardiesse inouïe,
marchant quarante*trois jours au milieu de froids horribles, iH
des hauteurs où la respiration manquait , exposé à des maladies
nouvelles, à la contagion produite par les pluies périodiques.
ÉMàn€39ÀXiO» DB t*AlUUUOtJE ESPlGNOtB. flil
an^iott féDéneuies et aux inondations sulntet. La stupeiir
qiVidIataDt d^intrépidité jeta la oonfasion parmi ses ennemis,
et Boliffv, après une nctoire décisive ( 10 aoôt 1819 ) dans la
dâideose vallée de Samagoso, occupa Bogota : ce fut là que,
dm Pcntliousiasme du triomphe, il Ait proclamé capitaine
géaéral des deux républiques. LaissantSantander, son lieutenant
éaas la Nouvelle-Grenade, il traversa de nouveau le continent,
réiablh l'ordre dans Angostura; et, déchirant la constitution
delSll, Il fit décréter l'union de toutes les provinces de la Non-
vdls-Gmade et du Venezuela, sons le nom de Colombie
(17 décembre 1819). Le gouvernement populaire et représen-
tatif y lot oonstitaé en vue de ne devenir jamais la propriété
d'âne ftmille ni d'un individu; la presse y dut être libre, et
« décida qu'une ville qui porterait le nom du libérateur y se-
nit eoHtraile lorsque les dreonstances le permettraient.
Bdlivar seconda les insurgés du reste de T Amérique, où la
doofligralion devint générale. La vice-royauté de Buenos-Ayres,
en 1778, embrassait environ deux cent soixante-sept
lieues carrées. Située entre le Pérou, le Brésil, la Pata*
gonie, r Atlantique et les Andes, elle conservait l'empieinte de
B fondation. En efifet, chaque bande d'Espagnols en quête
de trésors s'y arrêtait en quelque endroit ; une ville s'y
fionna, ville unique dans des provinces aussi vastes qu'un
vmume d'Europe. Santa-Fé était la seule ville de la province
de Buenos- Ayres , Bajada la seule de TEntre-Rios; il en était
de même de Cordoue , de Corrientes, de Mendoza , et aussi de
Uoatevideo, dans l'Uruguay, avant que les dernières émigra*
tioBi cassent peuplé les déserts de la Bande orientale. Chaque
prerioce était donc indépendante et jalouse des provinces voi-
BBes,et la domination espagnole maintenait seule quelque
ordre dans le pays. Buenos* Ajrres avait été exposée, au corn»
BWBcement du siècle, à de fréquentes attaques des Anglais;
file s'était Tue pHse et reprise. Mais comme elle était très^favo-
niée par les Espagnols, qu'elle avait une université, un jour-
Bal, une correspondance régulière de paquebots , les gens du
Pifs, n'ayant point à redouter la misère, s'occupaient tranqnil-
kmem de leurs champs et de leurs troupeaux.
93 SMAHCIPATION DB L'AMÉRIQDB ESPAGNOLE.
Maïs forsqu*en 1810 la régence de Madrid proclama la li«
berté, les natifs yoalurent Favoir de fiait, et ils adeessèrent
aux oortès des demandes qui entraînaient rémancipation com-
plète ( 181 1 ). Le général S&int-Martin, qui avait fait ses preures
dans la guerre d'Espagne, étant passé à Buenos-Ayres, y or-
ganisa le premier riment de cavalerie, et peu de temps après
il délivra le Chili. Le 9 juillet 1816, les députés des provinces
unies du Rio de la Plata énumérèrent leurs griefe contre l'Es*
pagne. Sur cent soixante-dix vice-rois , quatre seulement avaient
été Américains; sur six cent dix capitaines généraux et gou-
verneurs , quatorze seulement n'étaient pas Espagnols : et ainsi
des autres charges. Ils n'avaient point eu d'écoles, point d'en*
couragements pour les travaux de ragricnlture et des mines;
en conséquence, ils se déclarèrent indépendants. Mais à peine
l'oppression commune eut-elle cessé, que l'inimitié origioaife
éclata entre les provinces : il yen avait treize, et chacune d'elles
vonlmt former une individualité distincte; Buenos-Ayres seule
avait l'avantage d'être située sur la mer, d'avoir de riches pro*
priétaires et des habitudes européennes : aussi chercha-t-elle a
les grouper autour d'elle.
Une fois les provinces de Buenos-Ayres, Gujo, Cordoue,
Santa-Fé, Paraguay, Tucuman, Rioja, déclarées indépendantes,
il ne resta plus aux Espagnols que le Mexique et le haut Pé*
rou : elles comprirent alors la nécessité d'affranchir aussi le
Chili , que les royalistes avaient fait rentrer sous la domination
espagnole. Elles y dirigèrent donc ( 1816), sous les ordres de
Joseph Saint-Martin, une armée de quatre mille hommes.
Tous avaient prêté le serment d'être « unis de cœur et de bras
pour ne souffrir aucun tyran dans la Colombie, et, nouveaux
héros Spartiates, de ne jamais porter les chaînes de l'esclavage,
tant que les étoiles brilleraient au ciel et que le sang coulerait
dans leurs veines. » En liuit jours , ils franchirent , avec une
constance admirable, un espace de cent lieuH à travers des
montagnes d'une hauteur prodigieuse , et la victoire couronna
leurs efforts. Après une longue résistance , le Chili fut déclaré
libre le 1'" janvier 1818, en face de la grande confiédération du
genre humain. Bernard O'Higgins, qui en fut élu direoCenr
KMAJICIPATION DE L*AM£BIQU£ ESPAGNOLS^ M
npioe , exposa, dans un beau manifeste , les moiÛ& du soif
lèTCffloit Lord Cochrane contribua aux victoires qui suivirentf
CD qualité de commandant de Fescadre du Chili. EnGn , le gou«
Tcnement espagnol ayant abandonné le pays, Tunion et la
eoofédération do Chili avec la Colombie fut prononcée. Le gou-
lenienieDts^y constitua. Les troubles ordinaires ne manquèrent
pas dans cette contrée ; mais elle paya moins tribut que les au-
tres à b guerre civile, et s'achemina avant elles dans les voies
de la modération , en profltant de ses belles positions et de ses
riebesaes naturelles. I^a constitution du Chili, qui date de 1843^
ot Tmie des plus sages de tout ce pays.
Un congrès général des députés de ces treize ou quatorze po*
folations aj^entines décréta Tunion de toutes les provinces de
la PJata (23 janvier 1835); chacune d'elles conservait son in«
<iépeadaDce particulière, avec un congrès législatif et constituant ;
(fiant au pouvoir exécutif, il fut déféré au gouvernement de
Bucoos-Ayres. La constitution, qui, sanctionnée le 24 décem-
bre IS36, ne reconnut que la religion catholique, institua le
sjstème représentatif républicain et central, en confiant le pQU-
voir législatif à deux chambres, et le pouvoir exécutif à un pré-
sident quinquennal. Cependant phisieurs provinces préférèrent
lefédéralisooe, et ne reconnurent pas le président Rivadivia.
La Bande orientale, située à l'embouchure de la Phta, était
une dépendance du Brésil , spus le nom de Province Transpia^
iin^t et qui donna lieu à une longue guerre entre ce royaume
et la république argentine ( 1822 ). Mais enfin le Brésil reoon-
oatrindépendance de la Bande orientale, sous le nom de Ré^
pMqwe Ospiatine (tSK), Puis Monte-Video, que le Brésil
ctBueDoa-Ayres s'étaient disputés, finit par être déclaré libre et
indépendant sous le nom dlJruguai oriental.
La révolution eut pour chef, au Paraguay, Puyrredon ; mais
le docteur Frauda, d'abord secrétaire- de la junte, se mit
iMBtôt à la tête des afGstires; et , s'opposant à la réunion avec
Cacaos- Ayres, il se constitua dictateur perpétuel, et chef du
deigé. Après avoir aboli les couvents et les municipalités (co-
àildo)^ il persécuta les Espagnols, étendit autour du pays un
voile mystérieux, et s'mtoura Im-méme de précautions dignes
•4 iHAlfCtPÂTIOll DE L*AMSBIQim KSPÂOHOLI.
des aneiens tyrans de Syracase. Libéral de son bien , économe
des deniers publics, simple, probe, enthousiaste de Napoléon,
il considérait Tindépendance comme le bien suprême , et la li«
berté comme le partage des gens sages. Il mit autant de soin
à exclure les étrangers du pays, qu'en avaient apporté les jésuites
dans un autre but. Si quelques-uns y pénétrèrent, ils y furent
tenus si étroitement, qu'ils ne purent même faire passer d6
leurs nouvelles à leur fiimille. C'est ainsi qu'il garda pendant
de longues années le naturaliste Bonpland, ainsi que Long-
champ et Rogier, qui , sortis du pays à sa mort , nous ont donné
les meilleures descriptions de cette contrée.
Les habitants, obligés de se sufOre à eux-mêmes, dévelop-
pèrent l'industrie locale. Francia avait souvent recours aa
gibet comme moyen d'encouragement; il ouvrit des routes , et
les rendit sûres.
Cuba demeura fidèle aux Espagnols, parce qu'elle était mieux
traitée, et que la perte des autres colonies vint encore les avertir
d'user de ménagement L'Espagne, à qui il ne restait plus que
le Mexique, le Pérou et Cuba, se décidait à faire un dernier
effort pour relever son drapeau , quand les troupes réonies à
Cadix proclamèrent la constitution. Le nouveau gouvernement
constitutionnel invita les Américains à partager les mêmes
droits ; mais ils comprirent que des peuples aussi éloignés les
uns des autres ne peuvent être régis par les mêmes institutions.
Morillo , las d'une guerre aussi infructueuse qu'atroce , proposa
un armistice; il but dans le même verre que Bolivar, et revint
en Europe pour y combattre d'autres libertés.
LaTorre, qui lui succéda dans le commandement, fut vaincu
(juin 1831 ) dans la plaine de Tanaquillo par Bolivar, qui
refusa le triomphe "en disant : Un homme comme moi est
dangereux dans un gouvememeni populaire; je désire rester
citoyen, q/Sn d'être libre, moi et tout le monde. Cependant
il fut âevé à la présidence.
La constitution proclamée alors établit un président pour
quatre années , un sénat , une chambre de représentants , et dé-
clara libre tout enfant à naître.
Le Pérou s'était déjfà soulevé en 1780, à l'exemple des Ëtats-
w.
BMABCIPATIOH DB L'aMSAIQUB BSPAGHOLE. 9&
UÉii;et Jotepb-Gftbriel Condorcanqni, descendant des ineas»
qui firt Je chef dn mouvement, reprit son nom de Toupac-Am«
no. Animé de sentiments nationaux, il ne voulut pas ûiire
mm eommune avec les Espagnols naturalisés ; c*est-à-dire qu'il
t'en sa seuls mojrens de succès. 11 fut vaincu, pris, et mis à
snrt^ la manière h plus atroce. Les Indiens, s'élançant des
■nafignes pour le venger, massacrèrent près de vingt mille
àtapm de Sorata ; mais ils furent punis par une boucherie
p«dle. D'autres tentatives échouèrent de même, jusqu'au mo*
■catoù le PéroQ associa ses griefe à ceux des autres coloniea
■éfidionales contre l'oppression 6q»^piole. Le général Saint*
Martin et Faoïiral Cochrane vinrent aider à sa délivrance avec
Il ioUe dwlienne, et s^emparèrent de Calao et de Lima
( 1919 ). Mais «msitdt la discorde se mit entre les deux chefs :
Sâl>lfaitin, resté seul proteeteur de l'État indépendant (oc-
tàn laai ) , défendît d'appeler Indiens les naturels ; il voulut
fi'oB les oomnftt Péruviens. Il abolit la servitude de corps, et
iMlatque les enfimts à naître de parents esclaves fussent li-
liei Héamnonis il prétendit empêcher que les fiimilles espa-
gnols ne s'embarquassent pour l'Europe ; il persécuta le cleigié^
nie tumulte des fiNes et des banquets lui servit à étouffer les
oïl des mécontents.
Bolivar dans la Colombie , Saint-Martin dans le Pérou , s'en
iDaiaitainsl propageant au loin la république ; ils unirent par sc^
îmcontrer à Goayaquil, portant tous deux Tindépendaiioe à
b pointe de leur épée ( 18 juillet 1832 ) : chacun de ces libéra*
tesn y trouva pour limite une autre liberté. Saint-Martin se
rclin depuis à la campagne, après avoir refusé le titre de gé«
séralîsBaie, satisCsit de celui de premier soldat de la liberté.
La prétmee <f va guerrier hewreux, dit-il , quel que soit ton
Mutéreeêemeni; e$t toujours ta» danger pour un État nou*
mot. Toi contribué à ia déciaraUon cPindépendance du Chili
^t du Pérou if ai soutenu de mes nuans Utendard avec le-
fud FUarre saumii Fempire des incas, et fat cessé d'être
AoKaie publie. Je me considérai alors comme plus que ré*
empmstf de dix années passées dans les révolutions et dans
lei tamps ; eêf accomplis la promesse que j'avais faite alors
96 ÉMANCIPATION DB l' AMÉRIQUE ESPAGNOLE.-
dans les différents pays où feus à combattre, de les rendtrè
indépendants et de tes laisser se choisir un gouvemetneHi,
Cochrane se retira aussi, après avoir senri chaudement la liberté,
et détruit les forces navales de l'Espagne dans Tocéan Pacifique.
Il fut ensuite appelé par Fempereur du Brésil, qui le mit à la
tête de sa marine ( 1838 ). Ce dernier fait Imsse supposer que ee
paladin de la liberté était moins poussé par son amour pour
elle , que par uu besoin inquiet de gloire «t d'avenlur4>s.
Bolivar aciieva de balayer le pays des troupes royalistes. In-
vité par le Pérou à repousser les Espagnols (1828), il prit Colaa
près de Lima, qui avait relevé le drapeau de TKspagne ; et le ^iu
de la bataille d'Ayacucho, la plus mémorable de TAmcrique
méridionale (9 décembre IMDv porta le dernier coup à la
domination européenne. Bolivar, investi du pouvoir dictatonai
( ! I avril 1826 ), calma les dissensions intestines, et obtint une
telle obéissance, qu'on put craindre qu il n'en abusât. Son noni
fut donné à la république du haut Pérou , qui ne touIuI pas
s*unir à celles du bas Pérou et de la Plala. Il fut aussi couGrnié
dans la dictature par la Bolivie, quf demanda une conslitutioa
au fondateur de trois républiques. Bien qu'il s efforçât de se
soustraire à cette tâche, « lui soldat, né iwrmi des esclaves,
« lui dont l'enfance n'avait connu que des chaînes , et làgc mur
« que des compagnons occupés à les briser, » il se décida à ac-
cepter. Il institua donc deux chambres, plus une troisième de
censeurs , avec un président inamovible et respousaMe , ccmu-
mandant l'armée et la flotte , ayant le contrôle du trésor, la
nomination aux emplois et aux grades. Bolivar lui-même fut
élevé à ce poste.
n n'avait pas oublié la Colombie : de retour dans ce pays
(avril 1826), après cmq ans employés à Tentourer de notions li-
bres , il y trouva des dissensions intestines et les fédéralistes
prédominants. La jalousie que sa gloire inspirait Gt appeler des-
potisme l'unité à laquelle il tendait. Il se fit en conséquence at-
tribuer le pouvoir dictatorial , et suspendit la constitution ; mais
les mesures énergiques auxquelles il eut recours firent redouter
de plus en plus qu'il ne se fît empereur : «^ Je ne me sens pas
« dénué de toute ambition , dit-il ; or, pour l'amour de ma rer
EMAIVCIPATIOII BB L aMBBIQUB SSPACMOLB. 97
««onmée, je désire éter toute crainte à mes ooaeîloyeiis^ et
« m*aaiirer, après la mort, une mémoire digne de la libeité. »
Ccst aiDsi que Bolivar écrivit au congrès , en donnant sa démîs-
sioo; mais le congrès ne Faceepta point ( 1827 )•
Le Mexique, bien que ses communications avec la métropole
casMat cessé pendant la guerre européenne, n*avait point
épnoYé de fortes commotions ; ce fut même à cette époque que
difcn voyageurs , tels que Vancouver et Humboldt , nous le
firent connaître. Mais les al&ires d*£spagne, en 1808, avaient
eidlédes troubles et fait naître des complots contre les Eu-
rapésDs; beaucoup de sang avait coulé, et les bandes d'insurgés.
D'iTseot jamais pu être domptées. Les certes d'Espagne avaient
Mare le Mexique partie du territoire espagnol; mais le colo*
ad Augustin Iturbide , à la tête d'une bande, se rendit maître
^ioe grande partie du pays. Le vice-roi O'Donoju se vit ré-
4nt à tnmaiger , et à souiff rir que le pays se proclamât souverain
et iadépendant. II entendait être gouverné constitutionnelle*
■at, sous le titre d'Empire mexicain, par le roi d'Espagne,
oa par un prince du sang qui devait y faire sa résidence. Itur-
bide, présideot de la junte révolutionnaire, tarda peu à se
proclamer empereur du Mexique , où il prodigua les récom-
pottcs et répsindit la terreur. Mais cela réussit mal : on de-
manda le congrès, la liberté de la presse, les droits stipulés;
ctle général Santa-Anna proclama larépublique. Iturbide appela
a son aide les sauvages; mais , prévenu dans ses projets, U ab-
diqua (juillet 1 824 ) ; et qudque temps après, ayant tenté un dé*
liarqaement, il fut pris et fusillé.
La constitution du Mexique fut modelée sur celle des États*
UnisCSl janvier ) : la liberté de penser et d'écrire y est admise,
mais la religion catholique y est seule reconnue; chaque £tat
se ^mveme à rintérieur comme il l'entend , à la condition
qae les trois pouvoirs y restent divisés, que les constitutions
particolières ne répugnent pas à la constitution générale, et que
ienn revenus et leurs dépenses soient soumis chaque année au.
congrès général.
L'Europe se ressentit vivement du soulèvement des colonies :
le Mexique cessa d'v envoyer ses trésors; les bras naguère em.-
9
98 taÂNClPATlON BB L*4MBftlQDB E8PAONOLB.
ployéf aux mines en furent détournés pour le métier des armCs ;
et tandis qu*il sortait chaque année du port de la Vera-Cruz
10 millions en valeurs métalliques , c'est au plus si FEspagne
en reçut, en 1806, pour 60,000 francs *.
L'Angleterre, fidèle à sa politique de non-intervention, et vou •
lant afifaiblir l'Espagne , reconnut les nouveaux États, de fait au
moins , à mesure que la chance tournait en leur faveur. La
Sainte-Alliance aurait bien voulu éteindre aussi la révolution
dans ces contrées ; et, &ute de pouvoir mieux faire , elle déuigra
les actes et leurs auteurs; mais , en attendant, la confédération
américaine se consolidait. La grande idée de Bolivar était de
former une seule fumille des nations créées par son épée , et
d'en faire une Sainte-Alliance de républiques en face de la Sainte-
Alliance des rois. Dès 1834 , il avait invité les députés des
États-Unis, du Mexique, de Guatimala, de la Colombie, du
Pérou, du Chili, de Buenos- Ayres, à se réunir sur l'isthme de
Panama, « centre du globe, regardant l'Asie d'un cAté, TA-
« frique et l'Europe de l'autre. » Ce oongrès devait affemrir
la confédération , fixer les principes du droit des gens entre les
États confédérés, et leurs rapports avec les aurres puissances,
> Au commencement du siècle, PAmérlque méridionale était encore
la contrée la plus abondante en or : un tien venait de la CJolomble ; nn
tiers, dn Brésil; le reste, do Mexique et du Pérou. Aujourd'hui, rancien
continent en produit beaucoup plus. Si nous en croyons Crawford, les
Africains recueillent en poudre d'or le double de oe que l'on tira de
ce métal en Russie, en Transylvanie et en Hongrie. L*arcbipel iadien
en donne* environ un tiers de oe que produit TA frique. On en extrait
beaucoup, depuis quelques années , dans TAmérique septentricMiale,
surtout dans la Caroline du Nord. De 1824 à 1828 , cette province
n^en avait envoyé à la monnaie que pour 108,000 dollars (572,&00 fr.};
mais, de 1828 à 1830 , il en est venu , tant de celte province que de la
Caroline du Sud et de la Géorgie , pour 2,772,000 dollars ( 14 millions i
et demi ), ce qui est à peine la moitié de oe qui a dû être extrait. De-
puis lors , raceroiâsement a été énorme. La découverte pins récente
des terrains aurifères de la Californie et de TAustraKo menace de
cbragsr tout à ûiit les proportions qui ont existé jusqu'à ce jour entre
les diflérents métaux. .
iKàffCIPÂTfOH DS L^AMilIQUB tSPAOROUU ' M
Cl l'geeQper ausù d*ounir un fossage à travers l'istfime.
Cène fiit que Je 31 juin 1626 qu*il fut poesiMe à eeerepréeen*
tante de quinze miUîonB d'hommes, parrenusàs'affranchîrdela
dooflution espagnole, de s'y trouver réunis pour ratîûer la ré*
aolatioa où ils étaient de rester libres et indépendants. Mais
n'ajfant pas rezpérience des affaires, jaloux de leur liberté sans
la eomiAitre bien encore , et sans savoir quelle sobriété elle ré-
daaie, indodlesà on état social capable de maîtriser les pas*
âoBS déchaînées, ils n'arrivèrent à rien de bon. Les Nord-Amé-
rieaîns assistèrent à ce congrès, mais ils n'y prirent aucune
Le Chili était livré à des troubles intérieurs; Buenos- Ayres
; Tind^iendanee du haut Pérou ou de la Bolivie n'était
pas encore reconnue; le Paraguay vivait isolé; le Brésil , qui
s*élaiE affranchi à sa manière, n'avait pas étéc(mvoqoé. Le con-
grès se réduisit donc aux députés du Mexique, de Guatimala, de
U Coloaibie et du Pérou, ils jurèrent une confédération perpé*
taeile, la république populaire, représentative et fédérale, avec
«M coostitntion dans le genre de celle des États-Unis , moins
la tolérance religieuse.
Sur ces entre£ûtes, les Péruviens renvorsèrent la constitution
' de Bolivar, comme ayant été imposée par la violence, et de-
anadèrcnt un congrès national. Ils congédièrent l'armée co-
* kmibieiioe qui les avait délivrés , et nommèrent président le gé-
néral Joseph Lamar.
Bolivar, s'il avait le génie de la guerre, ne possédait pas
eefaii de la législation. Or, le malheur des républiques méridio-
nales lot d'avoir des guerriers, et non des organisateun;
des napoléon , et pas un Washington. Lorsque Bolivar n'eut
phB à déployer son activité dans la guerre, il céda à des pensées
ambitienses, soumit les lois à ses volontés, affecta les bonneun
et le pouvoir, et s'obstina à implanter partout sa constitution.
Témoin des malheurs de son pays, il s'écria : « Nous avons ao-
• quis l'indépendance , mais au prix de tous les autres biens
« politiqiies et sociaux ; » et il crut que la dictature était l'ti-
nique remède contre l'anarchie. En effet , il abolit la constitu-
tion de la GoloailMe, prit l'autorité absolue, tout en proclamant
réplité devant la loi et la liberté de la presse ; il forma un ml*
100 ÉHANCIPATIOl^ J>S L*AMBBIQUB ESPAGNOLE.
nîstère responsable et un conseil d'État, et se erut plus fort en
s'appayant sur les baïonnettes et sur Féchafaud.
Déjà Ton ne doutait plus qu'il irait jusqu'à se déclarer roi.
L'Europe Taffirmait; les journaux monarchiques insultaient
au Cromwell, an Napoléon américain , et ils parodiaient dans
leurs colonnes vénales ses abdications répétées. Cependant il re-
fusait un million de dollars que lui ofifrit le congrès péruvien,
voulant qu'il fût employé à racheter mille nègres de l'esclavage.
Satisfait du titrede père et de libérateur, il déclara qu'il nsour-
rait plutôt que de s'en rendre indigne. Puis, au commencement
de 1830, il renonça à la présidence, et prit la résolution de
s'expatrier. « J*ai payé, dit-il aux Colombiens, ma detieà Sa
« pairie et à t humanité; fai donné mon sang, me$ biens, tna
« santé, à la cause de la Uberlé , tant qu'eUe a été en périL
« Avjourdhui que F Amérique fCest plus déchirée par Sa
« guerre, ni souillée par les armées étrangères, Je me retire,
• qfin que ma présence ne soUpas un obstacle à lafêUcUê d€
« mies concitoyens. Le bien de mon pays peut seul m'imposer
« la dure nécessité dun exil éternel, loin de ma patrie, »
Ses ennemis prétendirent que c'était encore une feinte de sa
part, pour se faire rendre le pouvoir; mais heureux l'homme
dont on ne peut calomnier que les intentions! Les préjugés de
l'histoire ne font consister l'ambition qu'à chercher l'occasion
de monter sur un trône; mais les grandes Ames peuvent 8>n
proposer une plus noble. Un sceptre n'aurait jamais autant il-
lusM Bolivar que l'épée qui lui servit à donner la liberté à tout
un continent. « Me croirait-on donc assez insensé, disait- il,
« pour aspirer à me déshonorer? Le titre de libérateur n'est- il
« pas plus glorieux que celui de souverain ? » Bolivar mourut
avant d'avoir quitté l'Amérique (17 décembre 1830).
La république centrale de l'Amérique, l'ancienne vice-royauté
de Guatimala, qui est située entre le 86** et le 97^ de longitude
occidentale, le 8® et le 17^ de latitude septentrionale, a cent
soixante lieues de longueur sur cent trente de largeur « avec
cinq cents lieues de cdtes, treize ports sur l'océan Pacifique et
sur l'Atlantique, et un grand nombre d'Iles. Après avoir aeeoué
le joog espagnol (6 septembre 1831 } , elle subit de nombremes
.SMAACIPATIOIf DE L AMEfilQUfi ESPAGNOLE. 101
réfoliUoos. Agrégée d'abord à la confédération mexicaine, elle
s'en dëcaefaa à la suite de Fusurpation d*Iturbide, en prenant
le titre é^ÉiaU-Unis de C Amérique centrale. En 1824, le fédé-
ralisme ayant prévalu, le pays se divisa en cinq États, savoir :
Aotigoa, San-Salvador, Comayuaga, Grenade, Saint-Joseph;
pins , un district franc, pour y réunir le congrès , qui est la
Nouvelle-Guatiniala. Le travail y est libre, les esclaves y ayant
été affranchis moyennant le remboursement de leur valeur aux
naflves, qui toutefois refusèrent de le recevoir. La guerre civile
V édata eo 1826. Les anciennes familles, enricbies parle mo-
■opole et comblées de faveurs par la cour espagnole, se trou-
«aat déchues après la révolution, voulaient la centralisation,
en» respoir qu'elle leur rendrait un peu d'influence ; elles trou*
tèrentde Tappui dans les moines et dans les prêtres, et se
concentrèrent à Guatimala. Ceux, au contraire, à qui la révolu-
ftioo avait apporté Tégalité, soutinrent la confédération, et pri-
rfDt poureentre San •Salvador.
La guerre se poursuivit avec acharnement jusqu'en 1829; les
fédéralistes s'emparèrent de Guatimala, et se mirent à tuer, à
sacrager, à chasser les moines. Morazan , proclamé président ,
maintint la tranquillité pendant huit années ; mais lorsque sa
magistrature parvint à son terme, les griefe éclatèrent ; on Tac-
rusa d'avoir dilapidé les deniers publics, aspiré à la présidence
à Tie, abusé du pouvoir; et les centralistes prirent le dessus
(1837).
A ce moment éclata le choléra ; les remèdes conseillés, par le
l^ouvemement forent traités de poisons, et l'on prit les armes.
Raphaël Carrera, mulâtre qui n'avait que vingt ans, chef des
insurgés, s'adressa à la superstition en parlant de la foi mena-
cée. Des hommes demi-nus le suivirent en foule avec les
images des saints, armés de lances, de haches et de bâtons,
en criant : Five la religion! mort aux étrangers! et suivis
de femmes et d'enfents , avec des sacs pour emporter le butin.
Us marchèrent ainsi sur Guatimala , tandis que les fédéra-
listes s'avançaient aussi contre cette ville pour rétablir Morazan.
Alors les- centralistes se trouvèrent serrés entre des ennemis
farouches et des alliés peu sûrs; ils s'entendirent cependant
lOa ÉMANCIPATION DB L*AMÉBIQUB B8PAGN0LS.
avec ces derniers. Mais à peine furent-ils entrés, que Carrera
ne put refréner cette tourbe de pillards. Ce fut à grand'peÎDe
^ue les prêtres et les moines parvinrent à Tarréter. Ils se con-
tentèrent de 60,000 francs, et se retirèrent.
Morazan, ayant alors réuni des troupes, prit Guatimala et
changea les autorités. Mais Carrera survint tout à coup ; U fut
battu, mais ne céda point. Au commencement de 1839, Hon-
duras et Costa-Ricca se déclarèrent indépendants de la confé-
dération; alors les centralistes relevèrent la télé. Carrera, qui
fut rappelé , se vit appuyé par Taristocratie ; il abattit les fé-
déralistes , trancha du dictateur; et il aurait pu, s'il avait eu
le talent nécessaire, réorganiser le pays, adoré comme il Tétaît
des nègres, des Indiens et des mulâtres, du clergé même et
des aristocrates, qui avaient fait rétablir les lois intolérantes et
les privilèges. Mais Morazan se maintint faiblement à San*
Salvador; Honduras obéit au mulâtre Ferrera; les autnss États
prirent de même des chefs différents et ennemis entre eux. Car*
thagène fut engloutie en 1841.
Honduras est fréquenté par les bâtiments qui viennent s*y
approvisionner de bois d*acajou , dont la découverte date du
commencement du dernier siècle. En 1803 , TAngleterre obtint
de TEspagne de s'établir sur le fleuve Balise, dans la province de
Yucatan, pour vingt années , et d'y abattre de ce bois. Mais , en
1828, elle refusa de se retirer, et se Gt faire par un des rois de
ce pays un testament qui l'en rendait souveraine. La république
centrale a réclamé dernièrement la restitution de cette contrée,
qui deviendra très-importante si le projet de couper l'isthme
doit jamais s'exécuter.
Le Brésil s'était af&anchi d'une autre manière. Ce pays, dé*
couvert par Cabot, avait servi de refuge aux fugitifs et aux aven*
turiers portugais. La colonie des Paulistes surtout y devint floris-
sante : c'était un ramas de Brésiliens et d'étrangers qui s'étaient
établis dans le district de Saint-Paul, contiguaux possessions
espagnoles, gens entreprenants et querelleurs, à qui on avait
aussi donné le nom de mameluks. Ils s'enrichissaient principa-
lement par le commerce des esclaves et détestaient les mission-
naires, qui, en introduisant la religion chrétienne, conduisaient
ÉMAHCIPATlOir DE L'aMÉBIQUE ESPAGNOLB. IOS
îadînelenMDt à la destnictioD de la traite. Ils se jetMvnt donc
nrlcos paroisses, et pemuidèreDt aux sauvages qu*il n'existait
point de difiTérenee entre leur religion à eux et la croyance aux
détins Ivésilieos; ils nommèrent un pape, des prêtres, des
éféqoes, qui célébraient messes et offices, et qui confessaient ;
de pins, ils traçaient des figures bizarres et imitaient lescontor-
sons des devins ; ce qui plut fort aux indigènes et les détourna
de einistianisnie, qolls confondaient avec leurs rites nationaux.
La colonie, qui se composait d'abord d'un petit nombre de
lantltes, s'était beaucoup accrue, et comptait vingt mille Ames,
entre les esclaves. S'étant déclarée libre, elle porta le ravage
dws ks dirétiens du Paraguay, sans s'inquiéter des menaces
de Madrid on de Rome. Mais enfin le pontife permit aux co-
loasde £ûre usage d*armes à feu, ce qui leur donna moyen de
iéprinier eenx de SaintrPaul.
Genx-<i, dès lors, employèrent leur activité à la recherche de
ror,qne l'on ifétait borné jusque-là à recueillir dans le sable et
le iinM» déposés par les eaux. Ils se servirent pour cela des
nègres, et obligèrent tout esclave d'apporter chaque soir à son
maître nn hnitième d'once d'or. Ils découvrirent la mine très-
dlaragua. Mais les trésors qu'elle procurait ne
pas à Favidité des mameluktj qui allaient cherchant
partout le précieux métal. En effet, quelques-uns s'étant en-
foneés jusqu'à cent lieues dans un pays très-difficile, au milieu
de sauvages belliqueux , découvrirent les mines de Sahara
( leso) ; d'antres pénétrèrent dans les montagnes aurifères, où
fls bâtirent Villa«Ricca, qui, vingt ans après sa fondation, pas-
sai ponr la ville la plus opulente du monde. Les aventuriers y
it en foule ; mais les premiers occupants prétendirent
des lois et des conditions aux nouveaux venus ; la guerre
s'ensuivit , et les Paulistes eur«it le dessous. Peu après , don
Pedro, régent de Portugal, voulut avoir sa part de ce riche
fcntin ; et il envoya Antoine d'Albuquerque dans le district des
raines, en qualité de gouverneur. Celui-ci réussit, à Taide de
troupes r^ées et de mesures habiles, à soumettre les deux fac-
tions; 0 fonda dans le pays une ville régulière qui lut appelée
lUo-Janeiro (1711), et fit des règlements pour l'exploiution
104 EMANCIPATION D£ L*AMBBIQUE ESPAGNOLS.
des mines et la répartition du produit entre FÉtat et les eolons.
Les Paulistes essayèrent de relever la tête (1713) , mais ils
furent réprimés; et Villa-Ricca prospéra à tel point, que le
quinzième de Tor qui revenait à la couronne dépassait annuel*
lement 12 millions. S*éta|it mis à la recherche d'autres mines ,
les Paulistes découyrirent sur la rive du Carmen celles de Ma-
riana , de Goiaba et de Goyaz. Il en résulta que liT couronne
toucha pour sa part 25 millions par an, sans compter tout ce que
la fraude en pouvait détourner.
D'autres bandes « à la recherche de l'or, découvrireat Tim-
roense pays dit McUto-Grosto, dont la richesse ne fut couuue
que dans le siècle dernier. On y ramassa en un mois 13«800 li-
vres d'or, sans creuser la terre à plus de quatre pieds.
On avait déjà trouvé, dans le district des mines, des pierres
, précieuses d'une grande valeur, et surtout des chrysobérils d*une
grande beauté; mais on n'y avait point encore aperçu de dia-
mants, mêlés qu'ils étaient à un terrain ferrugineux, et dissémi-
nés dans le cours des ruisseaux et des fleuves. Quelques explora-
teurs firent par hasard attention à ces cailloux brillants, et en
apportèrent au gouverneur, qui s'en servait comme de jetons
pour jouer aux cartes , jusqu'au moment où un joaillier bol-
landais en fit connaître la valeur. Le gouvernement s'en réserva
le monopole, et l'afferma à une compagnie; en 1772, il fit
exploiter pour son propre compte, mais avec si peu d*ordre et
de soin qu'il s'y endetta. Cette exploitation fut rendue de nou-
veau à la spéculation privée. De 1772 jusqu'en 1818, il en avait
été extrait 1,298,078 carats; on donnait aux nègres des ré*
compenses proportionnées à la grosseur des diamants qu*ils
avaient découverts, depuis une prise de tabac jusqu'à la liberté.
On a découvert, en 1844, une mine de diamants à Sincourou,
à quatre-vingt-dix lieues de Dahia. Elle avait déjà donné, à la
fin de 1845 , quatre cent mille carats de diamants, dépassant
la valeur de dix-huit millions.
Le Brésil était donc extrêmement florissant, mais il enrichis-
sait moins le commerce du Portugal que celui de l'Angleterraw
il comptait, avant la révolution , trois millions huit cent mille
Ames, tant la population s'y était peu accrue; U avait vingt-
BMAKCIPATION DE l'AMÉBIQUB ESPAGNOLE. 105
eooTciitsd'hommes, sansaueune communauté de femmes;
el ses produits s*âevaient à cent millions , les mines de dia->
y étant plutôt un luxe qu'une utilité. Les tribunaux por-
y envoyaient les criminels, et Tinquisition les juifs.
Les naturels y jouissaient de la liberté depuis l'acte de 1787.
Déjà le ministre Porobal avait conçu le projet de transférer le
sié^ dm gouvernement portugais dans cette contrée, qui pou*
vail devenir le royaume le plus riche du monde , puisqu'elle
fonniit Tor, les diamants, l'indigo, le coton, le tabac , la coche-
nille, et toat ee que l'on peut demander au sol. Ce projet fut
mis à eiécotion quand le roi don Juan (1807) , forcé d'a*^
bandonner l'Europe, se réfugia à Rio- Janeiro, qui, de ee mo«
ment, acquit une grande prospérité. Le monopole de la compa«
gttiede Maragnon, établi par Pombal, y fut d'abord maintenu.
L*sntrodoction des marchandises de fabrique étrangère y était
ei|lée à tel point qu'on ne pouvait souvent , dans des ban-
où la vaisselle d'argent était en profusion, donner un cou-
teau à chacun des convives, et un seul verre faisait le tour de
la table. Le fer abonde dans le pays, et pourtant il fallait l'n-
cfaeler des Portugais; il en était de même du sel. Les Brési-
liens dépendaient de la métropole pour l'éducaUon , pour la
justice, et la politique semait la division entre les capitaineries.
Us ne pouvaient tisser avec leur coton, si estimé, qu'une toile
grosnère, bonne tout au plus pour 1^ esclaves. Il leur fallut
même înre venir des pierres d'Europe pour construire l'ad*
mirable aqueduc de Carioca. Don Juan se décida à abolir le
svstème colonial, en permettant aux vaisseaux des puissances
allices d'entrer librement; et cet acte de justice prépara l'é-
mancipation. Alors l'industrie s'affranchit : il s'établit une im-
primerie, une gazette, un laboratoire chimique et anatomique;
on institua une banque d'escompte et un tribunal suprême.
Des terrains furont donnés aux étrangers; on voulut même
avoir one académie, où Ion appela des membres de Paris. Mais
innovations émanaient d'un bon vouloir sans discernement,
on n'enseignait même pas à lire aux habitants.
Gqwndant le mouvement matériel entraîna bientôt les esprits,
qui se détachèrent du r^ent. Il vivait simplement , isolé, avec
106 ÉMANCIPATION DE L*AMBB1QUK ESPAGNOLE.
un petit nombre de personnes, dépensant des trésors pour scm-
tenir les nobles qui l'avaient suivi et qui regrettaient la terre
natale, pleins de mépris pour cette contoée noovellet qaHls eon-
sidéraient comme un exil. A la chute de Napoléon, don Juan
ne songea pas à retourner en Europe; et, eroyant qu*il y aurait
proflt à ce que le Portugal, les Algarves et le Brésil fiissent
réunis sur le pied de l'égalité, il éleva le dernier an rang de
royaume (16 décembre 1815). Quand la révolution eonsUtu*
tionnelle éclata en Portugal, le roi manifesta Tîntention d*y en*
voyer son fils don Pedro ; mais les agitations Gommenoèrent
aussi au Brésil (1821 ); en sévissant on ne fit qu'irriter davan-
tage, et les troubles aboutirent à la revente. On, demanda un
gouvernement juste, libéral, décidé h briser le joug tyrannique
sous lequel le pays languissait, et Ton jura fidélité au roi et à la
constitution portugaise, modelée sur celle de TEspagne. Le roi
fit environner l'assemblée, disperser ses membres, dont quelques-
uns furent tués; puis il s*embarqua pour Lisbonne avec les
seigneurs portugais et ses richesses, en laissant son fils don
Pedro investi du titre de régent.
Lc!S cortès de Portugal partagèrent arbitrairement le Brésil,
et refusèrent de l'admettre à participer à leurs franchises. Déjà
mécontent d'avoir à subir de nouveau les lenteurs des tri-
bunaux de l'Europe , le pays s'agita : la province de Saint-
Paul s'insurgea la première; elle entraîna bientôt celle de
Minas-Geraës, qui, dans le cours d'un siècle, avait donné à la
couronne 558 millions d'or, sans compter les pierreries et les
diamants ; et elles demandèrent que don Pedro ne partit point
pour l'Europe, où il était appelé parles cortès. Ce prince resta
donc, et congédia les troupes portugaises. Il écrivit à son père
« qu'une constitution faisait le bonheur d'un peuple, mais plus
encore celui d'un roi. » Il prit et fit prendre pour symbole un
triangle portéau bras, avec cettedevise : Indépendance ou mori!
Il convoqua une assemblée constituante et législative , où Tin-
dépendance fut proclamée (13 décembre 1821). Couronné em-
pereur du Brésil, il laissa le Portugal libre de choisir entre une
amitié profitable et une guerre à mort.
Le Brésil, par Timportance qu'il avait eeqniae, avait le droit
BMAIICIPATIOII DE L'aMÉBIQUB BSPAONOLK. 107
^«toastniie à la dépendanee d'un petit royaume éloigné v
surtout depuis qa*il atait pris Thabitude d*un goovernement
local eC qoll s'était imposé, dans ce but, des sacrifices onéreux.
Mab il B*y avait guère à espérer d'une constitution au milieu
d'une population si mélangée , tenue dans une ignorance sys*
ténatiqne, familiarisée par l'esclavage avec les vices et la vie*
Irnee ; dans mi pays où il n'y avait pas de société, mais plutôt
ttae fénnîon dechefii de Êunilles patriarcales. Comment se pro-
oiettre la paix entre les nègres, les blancs, les métis, les esclaves,
Ifs individos lilnres? entre des provinces d*intéréts différents,^
animées d'une haine si forte contre tout ce qui n'était pas bré*
silieB? Il se forma donc aussitôt trois partis : l'un , qui voulait
b réonioo avec le Portugal ; l'autre, la république ; le troisième^
éoo Fedfo. Ce prince, qui connaissait à peine sa capitale, était
■I pnvre législateur. En conséquence, son règne, qui fut très-
agité, se puasa en essais et en violences. 11 cassa le congrès
[ 1 1 déœmiire 1823 ) ; mais il donna le statut promis, aux termes
duqod le Brésil fut déclaré libre et indépendant sous le sceptre
et doo Pedro et de ses descendants ; la suprématie de la religion
iadiolii|ue fut consacrée, mais on toléra individuellement l'exer*
ciee des autres cultes. Il fut établi deuxcliambres, l'une tem-
poraire, l'autre à vie, quoique élective. L'empereur eut le pou-
niir exécutif et un rôle modérateur. La liberté individuelle ,
celle ém la presse et de la propriété, furent assurées. Don Pedro
fonda des écoles, restreignit les dépenses, augmenta les forces
naliûoaiet, s'appliqua à satisfaire tous les besoins d'un pays nou«
vrau, et à étoufier les révoltes renaissantes. Le Portugal, après
divers cfiorts tentés pour tenir le Brésil dans la sujétion, rec^on^
But son indépendanœ (13 mai 1835), et accepta son amitié.
Mais la sagesse diplomatique , trop habituée à se laisser sur-
piundii. à rimproviste , n'avait pas prévu la réunion éventuelle
des deux couronnes. Quand donc mourut Jean VI à Lisbonne
C 10 mars 1836 ) , don Pedro prit le titre de roi de Portugal ;
mais coonme il ne pouvait conserver sans danger ce royauno
conjointeRient avec le Brésil, il renonça au premier en' faveur
de sa iUe dona llaria da Gloria. Don Miguel, son frère , pré-
tcudH alors que, devenu étranger à ce royaume, il était déchu de
lOS ÉMANCIPATION DE L*AMÉBIQUE ESPAGNOM.
tes droits à y succéder au trône. Don Pedro se voyait à la veille
de perdre oette couronne, quand il sentait celle du Brésil va-
ciller aussi sur sa tête. En effet, les indigènes, pleins de haine
pour les Portugais devenus Brésiliens , formèrent contre eux
un parti hostile , qui se jeta dans des émeutes redoutables. Don
Pedro, répugnant à employer la force pour rétablir Tonlre, ab-
diqua en faveur de son (ils don Pedro II , et passa en Europe
( 7 avril 1831 ), La régence qu'il établit remédia aux maux les
plus pressants , et la constitution fut revisée avec une meilleure
délinition des pouvoirs. Mais les guerres extérieures, et les dis-
sensious intestines entre les impérialistes et les républicains,
continuèrent d'agiter un Ëtat à qui tout semble promettre un
heureux avenir.
Le Mexique, lorsqu'il se fut constitué en État fédéral ( 30
mars 1829), ordonna l'expulsion de tous les Espagnols; ib
étaient au nombre de quarante mille , et ils emportèrent plus
de 100 millions de piastres : cette mesure fut le pendant de Tex-
pulsion des Maures. L'Espagne espéra quelque temps recou-
vrer ce pays , où elle envoya cinq mille hommes sous les ordres
de Barradas ( 29 juillet) , en les Élisant précéder par de larges
promesses. Mais les dissensions se calmèrent à l'appro^e de
l*ennemi. Santa- Anna, gouverneur de la Vera-Cruz, homme de
courage et d'une activité infatigable, appela les citoyens aux
armes, attaqua les troupes débarquées, et les força de se retirer.
Mais aussitôt la discorde se ralluma : Guerreiro , élevé par
une révolution militaire (décembre) , fut renversé par une autre,
ï^s républiques de Buenos-Ayres , du Chili, de Guatioiala, se
déchirèrent entre elles : les unitaires et les fédéralistes se dés-
honorèrent tour à tour par de sanglantes victoires. Les fédéra-
listes s'affilièrent aux loges maçonniques fondées dans le pays
par le ministre des États-Unis ; et les unitaires, par oppoâtion,
allèrent aux loges écossaises : de là les deux dénominations de
yorkins et d'écossais. Dtiutres , soutenant que la monarchie
était le seul gouvernement possible au Mexique, avaient offert
à Fer4inand VII d'y envoyer un de ses frères pour gouverner
constitutionnellement ; il refusa. A l'intérieur, les débats , au
lieu de rouler sur de grands principes , ne consistaient qu>a
SJUHCIPATIOIC DS L'AMilIQUB BSFAViCOU. 109
entre oeoz qsû araient des emplois el eeax qoi
«voir. L'agriculture étant négligée, toute ambitioa
k gDovemement, en prenant le masque de la li-
Iwrté oo eelui de la religion. Les révolutions, toutes militaires,
jsQBt aussi promptes que fMîles. Une poignée de soldats s*in-
SB^mt, lancent une proclamation pompeuse , où résonnent les
awls de cMUêaUonf de genre humain , de Montézuma ; le ca-
poial devient général , le seribe, conseiller; on change les ma-
giUFrfs, et tout est ûbî : puis on déclare que Tempire des lois
cstiétahli.
Les habitants du Yucatao , plus civilisés que leurs voisins , ef
Tintés par les bâtiments étrangers , avaient toujours répugné
à l'unité, et s'étaient proclama indépendants; ils finirent ce-
pendant par se rallier aussi à l'Union. En 1 836, le parti unitaire
remporta, grâce à Santa- Anna , et les Etats libres et souverains
deriorent des provinces. Santa*Anna , ayant eu le dessous, s*in-
angea de nouveau contre le président Bustamente , bombarda
Uenco, diassa son rival , et domina en maître absolu.
la eoDStitution publiée au Mexique le 13 juin 1843 proclame
la souveraineté nationale et le gouvernement représentatif. La
reljgioa catholique est la seule dont le culte soit public ; Tesda-
nge est aboli ; il y a une chambre de députés et un sénat , plus
sue députation permanente, choisie parmi les membres des
4eux chambres. Un président quinquennal , âgé de plus de
quarante ans, né au Mexique, et y résidant au moment de
relection , exerce le pouvoir exécutif; il est élu à la majorité des
Toix per les assemblées départementales.
Le Mexique , dont la surface est de 1 ,242,000 milles carrés, et
tot un tiers se trouve sous les tropiques et le reste dans la zone
tempérée, avec une incomparable richesse, soit en métaux, soit
a productions végétales, compte à peine sept millions d'ha-
hitaots, e'est-à-dire quatre d'indigènes , un de blancs , deux de
lug mêlé; plus, six milk nègres. Les revenus, qui sous la
éomînation espagnole étaient de 20 millions de piastres fortes,
ont clé en 184S de 14 millions et demi, avec un déficit annuel
de 3;900,000 piastres , et une dette nationale de 84 millions de
dfiUan , dont quatre cinquièmes sont dos à des étrangers. Le»
■MT. se cBirr ans. — t. m. iO
110 iMANCTPATTON DE L*AMBRTQU£ ESPAGRÔtB.
mines d*argent rendent 22 millions de dollars , mais 12 millions à
peine arrivent jusqu'au fisc. Le eommerce au Mexique va de mal
en pis; Tagriculture y souffre d'un état de guerre continael.
La population est belle ; elle aime les fêtes religieuses ou
profanes, le jeu, le théâtre, les combats de coq. On y trouve
encore cent cinquante couvents , qui possèdent pour 80 millions
de piastres de propriétés, bien quMIs aient beaucoup perdu de-
puis Tindépendance.
Trois frégates à vapeur, deux bricks, trois goélettes, deux cha-
loupes canonnières constituent les forces navales do Brésil. L'ar-
mée de terre y est de deux cent quarante mille hommes. Mais
ils se recrutent dans les prisons et aux galères ; si leur nombre
est insufQsant , des officiers recruteurs s'en vont ramasser des
pauvres et des Indiens, qui, arrachés par force à leurs travaux
et à leurs familles , sont drœsés aux armes par la violence , mai
vêtus et mal payés : aussi les citoyens refusent- ils de sTenrôler,
ce qui fait qu'il ne se rencontre dans les officiers ni caractère ni
instruction. Avides d'avancement, ils le demandent aux révo-
lutions, qui sont devenues périodiques dans ce pays.
La révolution du Texas est un des faits les plus singuliers de
ces contrées, et un de ceux qui ont le plus influé sur l'Amérique
méridionale. Ce pays confine à l'est et au nord avec les États-
Unis, à l'ouest avec le Mexique; il est sillonné par de grands
fleuves , et possède un littoral de 360 milles. Le gouvernement
des États-Unis avait renoncé , en 1819, à ses prétentions sur
ce territoire , alors presque dépeuplé. Il était en conséquence
demeuré au Mexique. Moïso Austin, mineur do Missouri, ayant
résolu d'y établir une colonie de ses compatriotes , en obtint
l'autorisation du cabinet de Madrid. Il eût été de Tintërét du
Mexique de conserver un désert entre lui et leis États-Unis :
cette population inobservée s'accrut avec rapidité, en déployant
une activité prodigieuse. Il en résulta que les États-tfoîs de-
mandèrent de Tagrcger à leur confédération , sacliunt combien
elle leur serait utile pour les rapprocher des pays métallifères ,
ainsi que de la mer de Californie et de Tocéan Pacifique.
Lorsque la république mexicaine abolît resclavage(t82d), elle
porta atteinte à la propriété des colons du Texas , qui s*y étaient
émaucipation de l^ahébique espagholb. m
éubtis sous la condition expresse de conserver leurs nègres.
Cette mesure fut donc révoquée; mais le Mexique dut faire des
préparatifs militaires ( 1830 } pour mettre obstacle à J'in-
floence des États-Unis dans ce pays. Lorsque Santa-Anna , sou-
kré contre Bùstamente pour établir le gourvernement central,,
fot vaincu par Samuel Houston dans la plaine de San-Jacinto
( 1833 ) , cet événement consolida la république du Texas. La
ooQvelle ville de Houston devint le siège du congrès et du gou*
vemement ( 1837 ); le vainqueur fut proclamé président et re-
gaidé comme un sauveur, puis bientôt calomnié et dénigré. Il
suoeamba eo effet, et eut pour successeur Mirabeau-Lamar
( 1838 >, qui voulait Findépendance absolue. Après avoir long-
leaips hésité, le pays se décida enfin à entrer dans la confédé-
ration des États-Unis (13 avril 1844).
Le Texas a fait des progrès immenses : il ne possédait au
ccoimencement du siècle que neuf mille habitants; il en avait
soiiaote-dix mille en 1836, et trois cent cinquante mille en
1844. Il exportait quarante mille balles de coton en 1833, cent
mille en 1838, sans parler des produits entons genres, tels que
troupeaux, chevaux, fer et cliarbon. Les habitants de ce ter-
ritoire, défiant les sauvages, ont placé leur capitale à la limite
des terres cultivées; et leur pays est comme le point d'appui qui
doit servir aux Anglo-Saxons de T Amérique septentrionale pour
assaillir la race espagnole de TAmérique du Sud , ces nouveaux
maîtres ayant déclaré ne reconnaître d'autre limite que Tocéan
Pacifique. L'Angleterre s'y oppose de toutes ses forces, pré-
voyant hien qu'il en résultera pommelle la perte du haut et du
btt Canada.
Le nord-ouest de l'Amérique, qui embrasse quatre millions
de milles carrés, c'est-à-dire im tiers de plus que l'Europe, est
liabité par cinquante mille Indiens à peine, et par dix mille
blancs, répartis dans les établissements de diverses nations.
Cest là qu^est le territoire de l'Orégon, dont la longueur est
de six cent cinquante milles sur cinq cents de largeur, c'est-
à-dire trois fois la surface des îles Britanniques. Fertile en tout
ce que TAmérique demande à l'Europe , arrosé, sur une lon-
gueur de deux cents milles, par un fleuve que les grands vais-
113 EMANCIPATION DE L^AMÉBIQUE ESPAGNOLE.
seaux remontenl jusqu'à quinze milles de l'embouchure, ayant
cent cinquante milles de côtes bien pourvues df les, de baies et
de ports , en contact avec la mer Pacifique, situé vis-à-vis du
Japon et de la Chine, avec les tles Sandwich pour^ point de re-
lâche, rOrégon donnerait aux États-Unis la clef du riche com-
merce de l'Asie occidentale, et ferait en outre prévaloir, dans
l'intérieur de ITJnion, le parti démocratique, qui pourrait y ré-
pandre la population industrieuse et marchande des provinces
de l'ouest, et rétablir ainsi l'équilibre avec les planteurs aris-
tocratiques du sud, renforcés par l'annexion du Texas. Par l'ac-
quisition du seul grand fleuve du versant occidental, les États-
Unis embrasseraient l'Amérique septentrionale tout entière, et
domineraient les deux mers et l'isthme qui les sépare. L'An-
gleterre s'y oppose avec opiniâtreté. Si jamais la guerre venait
à éclater, l'Union serait forcée d'émanciper les esclaves pour
s'assurer la tranquillité intérieure. Ainsi, la civilisation y trou-
verait toujours son compte. Enfin, ces deux puissances ont con-
clu un arrangement, qui leur fixe pour limites le 49^ paral-
lèle nord, point où la navigation de TOrégon est abandonnée à
la compagnie de la baie d'Hudson. Mais de nouveaux motifs
de guerre ne tardèrent pas à éclater entre les États-Unis et le
Mexique , qui fut envahi , et vit sa capitale Mexico occupée en
septembre 1847. Les États-Unis glagnèrent à cette invasion le
Nouveau-Mexique, vaste territoire presque dépeuplé , mais qui,
avec la vieille et la nouvelle Californie', leur donne snr la mer
Pacifique le port de Monterey et la baie de San-Fransisco , la
meilleure delà côteoccidentale. Cette guerre, qui coûta aux États-
Unis 254 millions, parut à ces marchands une excellente affaire ;
et, loin d'imposer les frais de la guerre au Mexique, ils lui don-
nèrent des compensations. Les richesses aurifères découvertes
depuis dans la Californie ajoutèrent encore à la valeur de
cette possession. Qui pourrait assurer que le Mexique lui-même
ne sera pas absorbé dans l'Union américaine, laquelle, en
moins d'un siècle, aura quintuplé sa population , triplé le terri-
' La nouvelle Californie, aussi étendue que le plus grand royaume
d Europe, a été annexée aux États-Unis en 1850.
IMARCIPATIOII DS L'AMIÎBIQnB X^AGNOLB. ItS
fi»e,dé6Dplé8a puissance productive, et cela (sauf la dernière
gKneda Mexique) sans année ni conquête.
Od envahissement des républiques est à coup sûr d'une im-
portnee incalculable , non^senlement pour cette moitié du
aioade, anis pour rhumanité tout entière. La différence entre
les Américains du nord et ceux du midi natt de leur origine.
Les premios fondèrent des colonies, dont le chef était un loi.
A (M d'elless'en établissaient d'antres d'après le même principe^
et la Bible était à peu près toat ce qu'elles avaient de commun ;
coeore chacune d'elles Finterprétait-elleà sa manière. Les chefe
des colonies du nord étaient donc souverains et pontifes , ce
qui amena la liberté et la confédération. Et ^tandis qu'elles pui-
saient leur force dans la cohésion du même principe, il n'eût
pas été possible de fondre en un seul corps tant de variétés. De
fastes solitudes et une nature puissante invitent les Américains
du sud à réaliser de grandes pensées , et tout y prend des pro-
portions gigantesques; mais le.principede l'autorité s'y étant na-
toralisé, tontes les républiques y aboutissent à la dictature.
La Colombie forme , avec le Pérou et la Bolivie, un terri-
toire plus grand que l'Europe ; la population y est clair-semée,
et séparée par d'énormes distances, par des fleuves et des mon-
tagnes gigantesques. Comment y établir jamais cette centrali-
sation administrative dont l'Europe est éprise? Tout plan général
est extrêmement difBcile sur un territoire aussi vaste : les ha-
bitudes serviles invétérées et les différences radicales de pays à
pa^s'y opposent : chaque province prétend, non pas seulement
à l'égalité, mais à la souveraineté sur les autres ; la diversité de
couleur forme des castes distinctes s qui deviennent un obstacle
pour le gouvernement républicain. Ajoutez que les habitants
sont affranchis d'hier d*UD pouvoir qui ne les avait habitués à
aucune espèce de représentation , qui les avait tenus dans cette
servitude patriarcale la plus propre à énerver les esprits ; que
la £ùblesse de l'administration et la nécessité de la contrebande
' Oa appelle iolàmes de race ( itifames de dereeho) ceux qui sont
■é« de Uanci U de nègres , de blancs et d'Indiens , d'Indiens et de
10«
114 ÉMknClVkTlOff DB l'ambbiqub bspagholb.
les avaient aeeoutumés à violer les lois, et à se confier dans la
force de leurs bras.
La classe moyenne qui succéda à raristocratie espagnole était
donc sans éducation et sans capacité; de là la fragilité des gou-
vernements, l'influence des intrigants. Les chefe ne s'inquiètent
que de conserver leur dictature. Le prétexte que la constitution
est violée fait renaître à chaque instant les guerres civiles. Les
immenses espaces qui séparent les villes y mettent olistacle à toute
cohésion, et y rendent toute révolution facile. Les centralistes en
général , soit qu'on les appelle aristocrates ou serviles, veulent
conserver tout ce qu'il y avait de bon dans le système colonial, et
particulièrement les privilèges de l'Église. Les libéraux , soit fé-
déralistes, soit démocrates, précipitent toute innovation, veulent
extirper la superstition, c'est-à-dire l'antique croyance, et chan-
ger d'un seul coup les idées et les habitudes. Tel est le fond de
toutes les dissensions, soit intérieures, soit d'État à Étal; c'est là
ce qui rend la condition de l'Amérique méridionale extrêmement
malheureuse, et ce qui convertit en brigands les héros de l'indé-
pendance >. Sousle rapport économique, les pays en progrès, tels
que le Brésil, le Paraguay, le Bande orientale, le Chili , Véué-
zuéla, proclament la liberté pour tous, favorisent la colonisation,
les relations avec l'Europe, l'extension du commerce et de Tin-
dustrie. Les pays rétrogrades conservent les vieilles idées colo-
niales de privilèges et d^exclusion, redoutent les influences eu-
ropéennes, et voudraient retourna au monopole et à Tisolem^t.
En outre, ceux de l'intérieur font tous leurs efforts pour joindre
leurs fleuves avec l'Océan , ceux du littoral les en repoussent :
d'où la lutte entre Buenos- Ayres, le Paraguay et le Brésil. Cette
libre navigation des fleuves , qui fut garantie en Europe par le
' Plnsieors Italiens prirent part aux mouvements de rAmérique mé-
ridionale. Manuel Belgrano, homme de lettres , qui prêcha Findépen-
dance dans les journaux , puis combattit pour elle, était d*origine ita-
lienne; il acquit une grande popularité en cherchant à répandre
rinstruction dans les classes inférieures ( 1820). Dans le Venezuela, le
colonel Angnstin Codazzi , de Lngo , exécuta plusieurs travaux géo-
graphiques , et il s'occupe encore anjourdliui de coloniser la haute
région de la Cordillère maritime, qui appartient à cette république.
ÎMAliaPATION DS l'aMBBIQVE ESPAGNOLE. 115
eoogrés de Vienne , n'existe pas pour les fleuves américains.
LTorope Tondrait aussi porter son commerce et sa civilisation
dans ie centre de TAmérique , en remontant FAmazone et la
Pbt3, qui se joignent par d'admirables communications.
Les puissances européennes ne cessent d'inquiéter ces États
du sud, tantôt en faisant revivre d'anciennes prétentions, tantôt
en ioToquant des griefs nouveaux. La France, qui avait reconnu
Ofs Rfiobliques après 1830 , se mit en hostilité avec Buenos-
Ayns, et y fomenta la guerre civile entre Rosas et le président
Riradivia. Le premier chercha sa force dans la population des
campagnes, en s'attachant les tribus sauvages pour les opposer
tti unitaires; il poussa ses excursions contre les sauvages de
la Patagonie. Le suffrage populaire lui valut ta dictature (1835 ) ;
pais lorsque ses fonctions expirèrent en 1840, il fut réélu,
malgré Tinimitié des Fran<^ais, qui bloquaient alors Buenos-
Ayns. IjC vice-amiral de Mackau , qui conclut un traité avec
Rosas, dut se convaincre que les imputations dirigées contre
lui par les exilés étaient exagérées '. Les républiques du sud eu*
' Boa Juan-Maoael de Rosas, qui vient de succomber (mai 1S52) danx
u kmgpie lutte contre Montevideo, et dont le nom a tant retenti en
rofope depuis vingt ans, nous semble ju^ ici avec une indulgence
t'i>p laconiqae ; il mériterait à la fois plus de blâme et plus d*atlen-
t''0. Rosas» né parmi ces propriétaires de troupeaux connus sous le
■•im de gauchos , arriva au pouvoir par leur influence et par celle du
t>r^ : son triomphe fut celui du parti fédéraliste. Le parti unitaire, com-
f«e sartODt de négociants et d'habitants notables des villes, avait k
u lèle le 0éoéral Lavalle , qui s*était signalé dans la guerre contre le
BréâL La lutte entre ces deux rivaux tourna à Tavantage de Rosas, qui
'at BMMné ^ouvemeor général de Buena^Ayres en décembre 1829;
>s ptrliaos ayant envahi le congrès, décidèrent son élection par la
^ibience. Le yravemement de Rosas fut marqué par toutes aortes de
vjiyiaoci, par des atteintes à la sécurité du conroicrce, à la liberté
ci a la vie de ses adversaires. Des avanies de toute espèce , des cruanté^
eienécs tar plusieurs Français , l'obligation tyrannique qu^tl voulut
imposer mx étrangers ( les Anglais exceptés ) de servir, après trois ans
^ f^onr, dans sa milice, décidèrent la France à envoyer une escadre
qoi bloqua les ports de la république Argentine ( 1S3S ). Le parti en-
B^l, commandé par Lavalle et Rtveira, «'étant concentré ^ Montevideo,
ft6 4^ANCrPATI0N DE lVmÉBIQUB ESPAGNOLS.
reut aussi de loDgs démêlés avec ia cour de Rome, et les sièges
épisoopaux y restèrent longtemps vacants.
Le général Castilla, devenu président du Pérou, s*y montre
administrateur habile et sage, et s'efforce de conserver ce qui
est le suprême bien dans ces républiques épuisées par la guerre
et Tanarchie, la paix. Lorsqu'une fois les Ktats du sud seront
parvenus à s'organiser, les mines seront exploitées , le sol cul-
tivé, et l'on y introduira de nouveaux produits, comme on Ta déjà
fait au Brésil. Avec des chemins de fer et des bateaux à vapeur,
on parcourra des lignes de mille lieues ; des forces navales se-
raient indispensables dans ces contrées, où des fleuves immenses
et des forêts sans bornes mettent obstacle aux expéditions des
armées. Enfin les missionnaires y reprendront leur œuvre civi-
lisatrice.
Les Américains du nord étendent chaque jour leur domina-
tion sur quelque nouveau territoire. Les peuplades mêmes qui
demeurent indomptées ne croupissent plus dans une barbarie
absolue ; elles acquièrent des habitudes sociales , et commen-
cent à se livrer à des métiers et à l'agriculture. L'ouverture de
risthme de Panama sera aussi d'une extrême importance ; de-
puis que Humboldt l'a jugée possible, elle est étudiée de tous
côtés, et l'exécution n'en paraît pas fort éloignée désormais ' .
Quand le trajet se trouvera ainsi abrégé pour six cent mille
tonneaux de marchandises qui aujourd'hui doivent doubler le
continua jusqu^aa moment tibtuel sa lotte contre Rosas. Lavalle périt
dans un engagement en 1841 ; enfin Oribe, lieutenant de Rosas, ayant
été conoplétement battu par Riveira, Roms a pria la ftiite sans attendre le
vainqueur, qui s^avançait sur Buenos^Ayrea; il s^est dirigé vers TEurope.
Tel a été le brusque dénoûment de cette lutte, et la fin inattendue du
pouvoir de Rosas, au moment oii il paraissait le plus solidement assis.
Cette domination farooclie a maintenu pendant vingt ans sous son joug
ces contrées, que Tanarchie dévore; Paveoir nous fera voir si l'ordre y
est possible à d'autres conditions, et si la tyrannie de Rosas était la
seule forme de gouvernement capable de s*y soutenir. ( An. R. )
' En attendant que le canal projeté depuis longtemps ouvre passage
aux navires mêmes, une compagnie poursuit à Panama rétabUsscment
d'un chemin de fer. (An. R. )
LITTBBÀTUES. — - L*BCOLB BOMÀIfTlQUE. 117
op Boni, l'Europe entière devra s'en reuentir, mais plus en-
eon lei innombrables tles de la Polynésie, de la Malaisie , et
les opulentes contrées sitoées sur le versant oriental du grand
coBtîBeDt de l'Asie.
UTTÉRATCRE. — L'ÉCULE ROMANTIQUE.
La littérature du dernier siècle, si peu originale qu'elle ittt,
aftttemfminté une physionomie et une apparence d'unité à
riotcDtion commune de démolir. Elle atteignit son but; mais ,
mune toujours, les vainqueurs se divisèrent, et s'escrimèrent
àrsvcBture , avec cette diversité de plans et de moyens qui est
kevactère et le défaut des modernes. Q^nd éclata laAévolu-
tnn, ce ne fut pas seulement en France que les esprits en furent
âmléB; l'enthousiasme et la haine, le spectacle ou l'attente
de grandes commotions ôtèrent la réflexion aux écrivains,
et le calme aux lecteurs. La main eut alors à combattre, an
Un d'écrire; et la littérature ne fut plus guère que le talent
*ppliqiié aux affaires. Les tribuoes d'Angleterre et de France
'^i^tttiicnt d'une éloquence sans exemple, parce que Jamais ne
s'éuieat agités de plus grands intérêts. La poésie se retrouva
^ les mouvements populaires et guerriers, dans telle chan*
no qoi renouvela les prodiges de la lyre de Tyrtée, sans mériter
P<M>rtant d'être appelée belle. Dès qu'un peu de calme fut réta-
^ dans les esprits , Joseph Chénier devint le poète à la mode;
■Dais rentbousiasmede ses comportions lyriques n'est que ce-
lai de son temps. Ses tragédies, applaudies alors à cause des
ailonoDs qu'eues renferment, sont infidèles à l'histoire et
^vœ froide régularité. Dans ses dernières années, la décep«
lion loi inspira des plaintes énergiques et le frémissement d'un
^(oqneat courroux.
Une fois que la république eut disparu, que toutes.lesvolontéa
^ORnt été absorbées dans une seule , que l'admôration fut ré-
servée à un seul, les journaux à ses gages louèrent ou blfl-
118 LITTBBATORB.
mèrentà son gré. Leur critique, celle de Geoffroy par exemple,
manquait de courtoisie comme d'élévation; elle ne fit que con-
tinoer celle du siècle précédent, alors qu'on n'admirait que le
poli, que Shakspeare n'était connu qu'à travers Voltaire et
Ducis, que là Harpe ne voyait rien de grand en deliors des
dix-septième et dix-huitième siècles, et faisait consister la gloire
de Racine à avoir ajouté de nouvelles grâces au génie de So-
phocle et d'Euripide.
Alors fleurissait l'heureux Delille ( 1738-1813), qui sut réussir
sans causer d'ombrage, et plaire en raison même de ses défauts.
Il passa sa vie à chercher des sujets, il mit toute son étude à
peindre , sans réussir à fiiire un tableau. Il ne faut lui de*
mander ni des idées, ni l'enthousiasme de la nature, ni l'in-
telligence de l'histoire, ni de grandes connaissances : toujours
à la piste de pensées dans les livres d'autrui, dans les ouvrages en
prose surtout, il les répète en vers harmonieux. La préfoce des
Géorgiquet, son meilleur morceau, est traduite de Dryden. Il
apprit dans ce travail les secrets du style descriptif, et son dief-
d'œuvre en ce genre fut le poème des Jardins, Alors que la
prose avait pris de l'ampleur avec Rousseau et Buffon, il fallait
aussi élever de ton la langue poétique; mais, ennemi de toute
hardiesse, il ne posséda qu'un vague instinct de mélodie et d'é-
légance. Il n'appartenait point au parti philosophique. Il s'amu-
sait à peindre des bagatelles, à parler science, à versifier toutes
choses, jeux, paysages, expériences. On le portait aux nues:
duchesses anglaises, princesses polonaises lui écrivaient à Tenvi.
Son apparitioa à l'Académie était une solennité; il y lisait ses
vers au milieu des applaudissements et des larmes , et il s'en
retournait dans les bras de ses admirateurs. Enfin ses œuvres se
tiraient à cinquante mille exemplaires.
Fontanes ( 1751-1831 ), flottant entre la volupté et la dévotion,
encensa beaucoup Napoléon ; mais il eut aussi le courage de glisser
à travenoelenoens plus d'un conftit et plus d'un blâme. Joubert,
son ami, ne conduisit rien à fin ; mais il a laissé de beaux frag-
ments et des Pensées >. La protection officielle accordée aux arts
' 11 disaH de Voltaire : « Comme le singe , il a les mouvements char-
L^ÉCOLB mOJCAHTIQUE. 119
jraiicelklieiBrésiiltat^ela pluptrl n'éflrivdîentqiiepoiit obte-
nir, pour méritef des prix et des pensions. Quant à la littérature
iodépoidante et altièr e, qui se souvenait du grand rAle qu'elle
arait joaé dans lesiède dernier, il faut la chercher hors de France.
£a AOemagne, une science qui s'appliquait à élaborer tous les
oatériaia du passé, poussait rintelÛgence au doute. Beaucoup
d écrivains aYaient combattu l'influence française dans le siècle
jpmédent, surtout Bodmer, moins célèbre par ses œuvres que
jnrdes disciples tels que Haller l'illustre naturaliste, le poète
Wieiand, et le plus grand de tous, Frédéric KIopstock ( 1724*
ifi03). La Messiade de KIopstock n'est pas une oeuvre d'école i
s inspirant de la Bible, il traça la vie de l'Homme-Dleu; et
«oiffle la qui^de de la Divinité , exempte de passionSf devait y
i^^paadrede la monotonie , il y échappe en variant les caractères
àa apôtres et des esprits célestes, et surtout par le lyrisme qui
^ate par intervalle dans ce poëme. Kk>pstock, qui poursuivit
soDicuTTe au sein de la misère, s'écrie en arrivant au terme :
« Je Fai espéré de toi , céleste Médiateur, et voilà que j'ai ter-
* mioé le cantique de la nouvelle alliance; la tâche redoutable
' est finie, et tu me pardonneras mes pas incertains. Allons ! je
* sens mon cœur inondé de Joie, je verse des pleurs de ten-
■ dresse. Je nié demande point de récompense : n'ai-je pas goûté
' les joieB des anges en célébrant le Seigneur? Je me suis senti
« fnm jusqu'au plus profond de mon cœur, je me suis senti re-
< mué jusqu'au plus intime de mon être. I^'ai-je pas vu couler
* les lames des croyants.' Et dans un autre m<mde ne serai-je
* pBs seoueilli peut-être avec ces larmes célestes? *
Quand la mort vint le frapper, il murmurait un passage de
a Hutiaés; on en chanta les vers aidour de son cercueil. Qui
pourrait désirer un hommage plua solennel ?
Btsnis et les traits hideux ; il connut la clarté , et se joua dans la lu-
"Â^t mais pour îéparplltef et en briser tons les rayons , comme un
°>^dttBt; » <le le Sage : « Ses romans ont l'air d'étrQ écrits dans un
'^pir on joueur de dominos, en sortait de la comédie ; » de la
H*n^ : « La fiMilité ef l'abondanee avec lesquelles il parie le langage
^ Is critique h» donaeift Tair habile, mais il rest peu ; » de Barthélémy :
* ^^•Am'M donné Vidée d*un beau livre , el ne Test pas. «
110 LITTBBATOU.
De DiAIflBâoMS 86 léuuirant pour défendre les doctrines, ré-
Teiller les sentiments;, les trwIitioDS; les doetes se rappro-
chèrent des ignorants; il se forma des sociétés et des eerâies
studieux. La littérature allemande en reprit quelque vigueur;
et si d*aboid elle avait imité la littérature française et ses formes
classiques, elle marcha alors dans sa liherté, où tourna ses re-
gards du côté des Anglais.
Ce fut aux sources nationales que s'inspira Auguste Bûrger,
poète populaire qui traîna une vie malheureuse; il fit revivre
dans ses ballades les traditions vulgaires : âimilier et souvent
trivial, il fl^élève parfois jusqu'au sublime. Le tendre Hdlty est
plein du pressentiment d*une fin prochaine.
Le théâtre, depuis Lohenstein, était livré au genre bour*
souflé et déclamatoire : les acteurs, habillés de papier doré,
s'avançaient bouffis et superbes, flanqués d'une énorme épée,
buriantet trépignant. Ils traduisaient et représentaient, de pré-
férence aux productions du pays, les pièces de Comeilie, de Mo-
lière, et les farces italiennes. Mais lorsqu*en 1708 Stranizki eut
fiiit jouer à Vienne une comédie allemande, le succès alla jus-
qu'aux nues, et Hanswurst fut oublié.
Lessing, qui publia des critiques incomparables sur l'art dra-
matique, en donna aussi des exemples : Mina de Bamheim,
remplie de vivacité comique ; Sara Sempton, drame larmoyant,
moins les déclamations à la Diderot; et Émltie Calotti, où il
transporte la tragique histoire de la Virginie romaine dans l'm-
térieur du foyer domestique. Engel, son élève, donna de bons
préceptes sur la mimique. Les comédies d'Iflandetde Rotsebue
tombent de ftiiblesm, et visent plutôt à Teffet qu'à la peinture
réelle de la société; la morale y est bavarde et sententieuse ;
vices et vertus y sont en dehors de la réalité.
Mais le roi de la scène allemande fut Frédéric Schiller (1759-
1805 ). La lecture de Rlopstock Pavait nourri de sentiments re-
ligieuxetprofonds;pourtantilcéda aux engouements del'époque
dans ses premières compositions. Dans ses Brigands , il op-
pose à la société , où les fripons réussissent à passer pour ver-
tueux, la peinture trop flattée d'une trou^fe de voleurs, coupa-
bles sans être vils. L'effet produit par cette pièce fut tel, qu'une
L'SCOU BOMÀHTIQCB. 121
Mi de jèiiMs gms abandonnèrent le monde poorse jeter dans
kl bon. Dans f^mour et ^Intrigue, Schiller offire le triomphe
de régoôMne habile sur les passions généreuses de la jeunesse,
fâ ne savent pas plier aux exigences d*un monde injuste. Le
Don Carlos et la Car^ratian de Fiesque sont remplis de ce
ripaMîianîsBie qui alors faisait son chemin, et du pressenti-
aent de lagoes améliorations , prêté à des personnages d*un
anAie temps, œ qui les dépouille de toute vérité. Le titre de
ciÉojn français, que lui décerna la Convention, en fut la ré-
«Mopaue. Mais quand la lettre lui arriva , les six membres
9B Pavaient signée avaient péri sur Téchafaud, et Schiller
fBt reeonnattre «se qu'il y a de différence entre les plus belles
ibéories et IcurB applications.
Scbfller est bien loin d*avoir la féconde variété, le pathétique
pnfioad, la puissante originalité de Shakspeare. Fils de son
àède, il eompromet la vérité de ses personnages en leur attri-
boaat des idées et des sentiments d'un autre temps; il dog-
oatise quand il devrait peindre et émouvoir; il ne crée pas des
tecs réds, comme le poëte anglais, mais il sait les rendre inté*
par le caractère moral qui domina tout à fait dans ses
eompositions.
Eaeffiot, Schiller souffrait de voir dans la société la vertu
et le devoir aux prises avec la négation de toute autorité mo-
nte; et on pénible sentiment de doute plana souvent sur ses
onniges. BÂais enfin la philosophie de Kant lui enseigna que la
oatioa de Dieu, que le sentiment du devoir, sont des idées né-
ccaaira à Texistence de Thomme, et qu'il doit s'incliner avec
mpeet devant certains mystères. Il puisa alors ses inspirations
à Que lource plus haute , dans ses poésies lyriques et drama*
tiques, et chercha l'intérêt dans le triomphe de la nature morale
àt rhomme sur la partie matérielle, en montrant la puissance
Calibre arbitre, et en rendant, comme il le disait, la tragédie
digne do noble rôle que l'époque lui réservait.
Il écrivit alorsla trilogiede PVaUenstein, plus fidèle à l'histoire,
plôae de caractères gigantesques, dont la rudesse cependant
cit tempérée par l'art; toujoun un idéal de bonté et de vertu
se trouve là oomme correctif à côté du triomphe de la per-
11
m LlTtâftATUBB.
versité. C*est à ce âentimen: qu^appartiennent Marie Siumi,
Cuillaume Tell et la PuceUe (T Orléans, bien que dans eei en-
noblissement de la nature il courtisât certains tjrpea métaphy-
siques plutôt que la réalité, et qu'il résultât de ee procédé une
vaine recherche qui est un supplice pour rintelligenee.
Ses drames furent représentés à la cour de Weimar, qui,
sous la régence d* Anne- Amélie de Brunswick, était appelée l'A-
thènes de là Thuringe. Cest là que la fleur des gens de lettres
jouissait du calme de la paix au milieu des désastres de la guerre
de sept ans el de la famine de 1772 : on y comptait Seckendorf,
Einsiedel, Rnebel, Voigt, le conteur MussusetHerder, qoi, di-
sait-on, était « une poésie plutôt qu'un poète; » Bertndi , qui y
créait Tindustrie; Ifland, qui y faisait jouer ses comédies ; Wie-
land, Tinstituteur du prince. Wolfang Goethe y avait créé
et y dirigeait un théâtre pour un petit nombre d'élus , devant
lesquels il faisait passer les chefs-d'œuvre de toutes les nations,
avec rinlitatlon ta plus précise et la plus érudite des naœurs et
des costumes. Tantôt tout était disposé pour un théâtre antique :
le chœur descendait dans l'orchestre, et l'on représentait une
comédie de Térence ou Viphigénie; tantôt on jouait desdnmes
de Shakspeare ou la Sacontala indienne, traduits par SeMegel,
le Mahomet de Voltaire, la Phèdre de Racme, les piècei
de Charles Gozzi , d'après les traductions de Schiller et dt
Goethe.
Le génie de Schiller se consumait au milieu de ces tranqnilles
jouissances, en même temps que s^usait son corps ; et il mourut
en 1805. Goethe (1749-1832) resta alors le représentant suprême
de la littérature allemande : poète lyrique, épique, dramatique,
romancier, critique, physicien, et sans rival en tout genre. Il dé-
buta par H^erthti\ expression douloureuse d*tme société en
proie au doute, entre un passé qui s'écroule et uh avenir auquel
on aspire sans trop le déÔnir* H^erther produisit des sniddes
réels et une foule d'imitateurs, dont 11 se moqua dans le ianm'
phe du Sentimentalisme, de même qu'il combattit le suicide
dans le Noviciat de Guillaume Meister. En effet, ce fut sa
marche ordinaire de faire paraître un chef-d'œuvre , de le
voir imité par une tourbe servile, de se railler d'elle alors, et ,
L^écOLB BOMAUTIQUB. 133
afvèiafoîr fait peau neuve, comme le serpent, de s'offrir aux
nprds sous an tout autre aspect.
Dans sou premier ouvrage dramatique, qui fut C(U^ de Berli*
chagen^ Goetbe personnifle d*une manière puissante les feuda-
taircsà leur dernière époque : il y offre aux regards , péle*méle
et variés comme la nature, barons, clergé^ minnesingers, bobé*
SMDS, peuple, tribunaux secrets, toute la société germanique.
Bmb les divers essais qu'il fit sur des sujets grecs , italiens ,
étraagen, il sut toujours se transporter dans la société qu'il
peignait Faust, son œuvre dramatique la plus célèbre, em-
bn» Funivers, de Dieu au crapaud, du paradis au sabbat,
àipalaisdesrotaau laboratoire del'alcbimiste. Avide de science
etdejoQîasanees, Faust, pour assouvir ses désirs, pactise avec
kéénoo M^histophélès. Raillant l'humanité, tout matière et
■as, M s'élevant jamais au-dessus des intérêts positiû, celui-ci
K prise que le plaisir : il a une moquerie pour toute vertu , un
sourire poift toute souffrance, un sarcasme pour tout sentiment
gnéraux. Méphistopbélès expose à Faust les doctrines, mais c'est
pov hn en montrer le néant; il lui offre l'amour» mais en
préâpitaBt dans un abtme d'opprobre et de misère une jeune
fiBeDaïve; et il s'écrie , en la voyant tomber : EUe n'est pas la
frmiért. Ainsi l'bomme de cœur est entraîné par l'homme
de tête ; et tout sert de triomphe à Mépbîstophélès , le mal in-
carné. Marguerite, qui n'est que pur amour, se trouve entraînée
inêritablenieBt au pédié, à rin£anticide, àj'écbafaud. Après la
anct de sa maltresse, Faust se jette dans le grand monde; il
J voit les turpitudes de la politique, les délires de la science, la
foUk des croyances, et pour lui tout se résout enfin en une im-
penooncile unité.
Ccst toujours ce problème de l'existence du mal qui se pré-
eeaUui à Job; mais, pour l'Arabe, il aboutit à l'idée d'une Pro-
videnee consolante : Goethe ne trouve, dans un siècle de criti-
91e hardie et incrédule, que raillerie, orgueil, désespoir; et il
eflfinie que le mal est infini, étemel, irréparable. Ce drame
eoflifliqué et inextricable, où chacun peut trouver tout ce qu'il
npt , agit fortement sur le caractère allemand , et susciu une
fmile de se^ques qui , raillant la science et incrédules à IV
^ 124 LITTiBATUBB.
mour, remèrent Tidéal et se parèrent d*ane élégante incrédulité.
Goethe ne s*en inquiétait pas : le front calme et les mains ar-
dentés > il façonne ses personnages en dehors de sa propre
individualité ; il est sans cœur, et il s*en vante, ne songeant qu*à
la forme et à Teffet, ne visant qu*à reproduire, comme un
miroir, les images dont il est frappé. TantAt vous le prendriez
pour un Grec ou pour un émule de Properce; tantôt il vous
transporte en Orient ; Tinstant d*après , au berceau du chris-
tianisme ou au milieu des minnesingers; et. toujours avec une
simplicité savante , des couleurs hardies , une souplesse d*ex-
pression ou naïve ou sublime, à volonté. Ajoutez à cela une in-
finité d'articles, de traductions, de lettres, de travaux du
premier ordre sur Foptique et sur la botanique, ce qui lui valut
un culte, une vénération sans bornes, mais non sons contradic-
tion. « Le beau n'est , a-t-il dit , que le résultat d'une heu-
reuse exposition; » et telle parut être sa devise. Cest un co-
loriste sans égal; mais quant au fond, il est indifférent entre
la patrie et l'étnmger, entre Brahma, Jupiter, et le Christ;
toute religion, toute philosophie lui convient; peu lui im-
porte le gouvernement anglais ou celui de la Turquie, Bayle ou
Bossuet : tout ce qui est lui est bon ; c'est sagesse que de laisser
dire et de laisser faire; c'est un bonheur que de regarder du
rivage tranquille celui qui est ballotté par la tempête. Dans ce
rafiftnement de l'égoTsme il voit les opinions s'élever et tomber,
aans s'en inquiéter; il voit sa patrie et le monde bouleversés ,
sans y prendre intérêt : il a besoin de conserver ses eaux limpi-
des pour qu'elles réfléchissent les rivages. 11 combattit, il est
vrai, le cynisme voltairien, mais pour jeter les esprits dans l'in-
différence. 11 applaudit à quelques génies naissants, mais parce
qu'il en attendait des louanges en retour, prêt à foudroyer qui-
conque eût attenté à sa divinité. Du reste, il ne guida pas son
siècle, comme il aurait pu le faire, homme de génie qu'il était;
mais il se laissa porter par le courant. Il ne seconda point l'élan
de sa patrie contre l'étranger, ni ses efforts vers la liberté;
aussi ûiut-il le ranger parmi ceux qu'on admire sans les aimer,
que la puissance caresse sans les craindre, et que la multitude
respecte sans les bénir.
L^icOLB BOMANTIQUB. I2S
GotAe elSehfller , aoitant des voies de rimitation, avaient
nfftêé Fart au sentiment et à la nature ; des critiques puissants
nveot analyser à leur tour les sources du beau ; ils en établirent
kûoAtj hii fixant des lois et des conditions précises , érigeant
Fcrthétiqoeen science philosophique. Du haut de la sphère des
idées, Os jugèrent ce qui se manifeste aux sens , et firent une
règle de ce qui n*était qu'une Impression.
Loriog (1729-1781) entreprit d*arracher la critique aux en-
tiavei de Fécole, qui alors ne jurait que par le Batteux , et de
tewr à sa patrie une prose nouvelle et de nouvelles appréoia-
tioBs du beau. Il passa en revue les drames étrangers, et osa pven*
èe Voltaire à partie , non sur quelques détails de ses œuvres ,
Biaisiur les caractères et les sentiments ; et, pour bannir toute af-
feeMm d'élégance, il ne craignit pas d'afilîronter la trivialité. Il
Tcagea, dans tontes sortes d'écrits, la littérature allemande des
^^oigKments de l'Académie de Berlin, et l'on peut dire que
Tcidiétiqne naquit avec lui. Déjà Wînckelmann avait commencé
à (terrer avec une pénétration inconnue les monuments de
Rmm; et, associant dans V Histoire des Beaux-Ârts la théorie
t b réalité, il avait vu les choses d'un point de vue nouveau, bien
qa^il ttt adorateur exclusif de l'antiquité et de l'école idéa-
lise. Lessing, an contraire, voulait ramener l'art à l'indiriduel,
n léd. Quoiqu'il ait donné dans cet excès opposé, il a le mé-
rite d*aToir soutenu le naturel contre l'artificiel, et bafoué le
dmqnant classique ataisi que l'étiquette française. Il a rajeuni la
criliqDe, en traçant les Limites de la poésie et de la peinture,
Usis Tignoranee où il était des chefs-d'œuvre de l'art antique
ki porta malheur : certaines de ses doctrines parurent fiiusses
> TappUcation, même celles qu'il posait comme capitales. Il pré-
Kod à tort renfermer la peinture dans les limites assignées aux
M plastiques, et tracer entre les beaux-arts une ligne infran-
chisâMe, en mettant à part la poésie, qui est l'âme de tous
io autres.
13Be foule d'écrivains vinrent après lui, qui sondèrent toutes
ia sources du beau. Sulzer de Wenterthnr, métaphysicien en
teaun, donna la théorie universelle des beaux-arts , voulant
^ aisigner pour but l'utilité sociale, et former à l'aide du beau
11.
136 LlTTéAATUBB.
de bons citoyens. Baumgarted, de Berlin, donna le picmier
une forme systématique à la théorie du goût , qu'il intimla
esthétique^ en la définissant Tart des belles pensées, et, oonune
sentiment, la faisant dériver de la naoraie. 11 la divisa en
théorique et en pratique, plaça le beau dans la connaissance
parfaite qui consiste à ramener les pensées à Tunité, dans la
beauté de rordonnance, dans Texpression des pensées et de
leurs objets : conditions du beau qui se trouvent détruites par
les contradictions dans les pensées, le désordre des idées et des
objets, Fexpression fausse ou vicieuse. Ce n'était qu'une pre-
mière tentative; mais depuis lors l'esthétique fut constituée
comme science indépendante par Mendelsohn,Sulzer, Éber«
bard, et elle devint une partie de te philosophie.
Kantne place pas l'essence du beau dans les objets, mais
dans l'intelUgence; il distingue le beau libre du beau adhérent;
et, se conformant à son système philosophique, il rend l'idée du
beau subjective, de sort^ qu'elle n'a pas d'existence propre,
mais qu'elle résulte de la libre impulsion de l'imagination.
Ficbte, qui tira les dernières conséquences du kantisme, soumit
l'art à la morale comme toute chose , faisant de lui lereprésen^
tant de la lutte de l'homme contre la nature, et du triomphe
de la liberté. La philosophie de Schelling montre le beau
comme l'accord du fini avec l'infini, de l'existence fatale avec
l'activité libre, de la vie et de la matière, de la nature et de l'es*
prit : ainsi l'art est la plus haute manifestation de l'esprit. De là
sortirent les fortes études tournées vers ce noble exercice des
facultés , et qui amenèrent la restauration de l'art chrétien»
considéré jusqu'alors comme grossier et chimérique. Il était
facile toutefois de confondre la philosophie, l'art, la religion,
et les formes particulières à chacun: et, de fait, les abstractions
sentimentales, à la fois mystiques et symboliques, firent irrup-
tion non-seulement dans la littérature, mais encore dans les
arts du dessin.
Hegel détermina les limites de l'art en le plaçant au-dessous
de la religion et de la philosophie , comme représentant le vrai
sous des formes sensibles, et arrivant à l'esprit en passant par
les sens et l'imagination. Après l'avoir étudié dans sa maoi-
L*£COLS BOMAlfTIQUB. 137
fcfblîoD bisUnrkiae, il donne la théorie des arts partienliers,
en déterminant les principes et les formes essentielles de eha-
€8B, elen formant ainsi un système complet.
Une fois que Testhétique fut fondée sur la psychologie, elle
fntdéfdoppée par Krug, Hugedom, Heinsius, Hender, £ogel ;
Sidzer, dans la Meilleure manière de lire les classiques à la
jeunesse, en tire le secret de beautés nouvelles , en les distin-
goaot dn bon et du parfait. Tieck élève la critique jusqu'à la
mblimité morale : Guillaume Schlegel (1772-1829) entreprit un
cours de Uttt^rature dramatique aussi étendu que profond. 5on
fntt Frédéric, partant de Tidée qu'il ne pouvait y avoir de véri-
table science qu'avec la connaissance de toute chose , étudia
tfMUes les langues, se fit le contemporain des Romains, des
Grecs, des Gbaldéens, des Indiens; et, de la comparaison des
notsqni expriment les idées primitives, il conclut à l'origine
eomoinne des hommes. Il s'appliqua à reviser sévèrement
ks textes des classiques, à en procurer de meilleures éditions;
et, s'enhardissant à force de patience, il porta le doute sur les
anciens, en retrancha certaines parties, et appuya do
philologiques les innovations philosophiques de Vico ,
peur qui Homère se résolvait en un type idéal. Dans V Histoire
et la HUérature ancienne et moderne^ il prouva qu'il compre-
nait tout ce que la poésie des Grecs, le génie romain, l'inspira*
âon liâ>raîque , le développement intellectuel des modernes ,
ofifreat de grand et de beau; et il dirigea tout vers le but qui
lui parut être le seul pour obtenir la rénovation des lettres et
des sciences, c'est-à-dire, l'union de la science et de la foi.
Ainsi s'introduisit une critique initiatrice , qui ne s'inquiète
pis seulement de ce qui fut, mais de ce qui pourrait être; qui
étend ses conjectures Jusqu'au possible, et montre, par ce
qu'ont foit les génies les plus divers, où pourrait arriver un
géoie nouveau; abandonnant ainsi l'étroite ornière du collège
et la tendance prosaïque du kantisme , pour explorer le do*
■Mae de la connaissance universelle et les systèmes tant reli-
gieox que politiques. Elle n'étudia plus seulement les formes
diverses, mais la raison d'être et les causes de durée des diffé*
rentes littératures. Elle s'ingénia moins à découvrir des défauts
13S LITTESATURB.
qu*à augmenter le plaisir de Tesprit entier, signalant des beau*
tés inconnues, qu*à chercher des lacunes à combler, des débrû
à restaurer, des civilisations à ressusciter. Uesprit critique eC
spéculatif arriva à la création, au drame, au lyrique; après
avoir analysé le cœur, il sut le faire palpiter.
La litttoture allemande associée à la lutte nationale contre
Tétranger, ne trouvant rien dans les temps modernes qui fdt
digne de son enthousiasme, se jeta sur le moyen âge et au
delà ; elle étudia le grand rôle qu*avait joué dans le passé la
race germanique : la liberté, la chevalerie, la poésie, l'art
chrétien, étaient venus de là; le premier rang lui avait été
conféré avec Tempire, jusqu'au jour où elle le perdit, en se
soumettant aux influences françaises dans la politique et dans
la littérature. On en conclut qu'il fallait retourner aux sources
de l'originalité. Ce fut là que s'inspira la fille de Necker, la ba-
ronne de Staël (1766'1817), qui, sans être armée de tous les
dons du génie ^ exerça une très-grande influence, parce qu'elle
joignait à la vigueur de l'homme la grâce de la femme, l'imagi*
nation à la raison. Élevée entre le spéculatif et le positif aux
approches de la Révolution , au milieu de tant d'innovations ,
d'espérances , elle céda avec ivresse à Timpulsion donnée par son
père : bientôt, désabusée au milieu des horreurs qui suivirent,
elle écrivit une admirable défense de Marie- Antoinette : c'était
le cri d'une femme et d'une mère. Rentrée en France dans des
temps plus calmes, elle chercha à faire revivre la société, la
vie intellectuelle, la délicatesse, TeSprit, qui fit d'elle une puis-
sance. Son éducation et sa croyance , son adoration pour son
père, ses premiers amis, la maintinrent en politique dans ce
milieu qui ressemble au protestantisme en religion, et qui s'en
tient aux monarchies tempérées. Associant, dans ses Comidé'
rations sur la RéoolutUm française, l'amour de Tordre à celui
de la liberté, qu'elle ne renia pas, malgré ses écarts, elle y signale
avec la plus neuve éloquence les progrès de la civilisation, les
maux qui accompagnent les révolutions, le profit qu'en tire le
pouvoir absolu, et ce qui finit par en sortir. L'amour et la haine
la rendent perspicace. L'hostilité qu'elle afiiclia contre le système
impérial rendait très-significatives les réticences de ses livres,
L*BCOLB BOMARTIQUB. 129
*
H M q^îgnmmeB dans les salons contre celai qu'elle appelait
niMe^ptérre à eheoaL Napoléon exila cette amazone intel-
leelnUe; et la penéeatîon aecrat la poissanœ de la pensée,
dont Bue femiBe était le représentant.
Détomnant ses regards de la France railleose et incrédule,
poarles porter sur T Allemagne grave, studieuse, croyante,
madame de Staâ nous peint, sous l'impression de ses couver-
satioos brûlantes, ce pays où tout loi paraît juste, tout admi-
rable. Elle parie en femme éprise de ses philosophes et de ses
poètes, qn'eUe fiait connaître à toute l'Europe. Dans la LUtéra'
tmt dbes /es andens et chez Ut modernes, elle exalte Shaks-
pare aux dépens de Racine , et prend à partie Boileau. Dans
Ceritme, poème , roman et traité philosophique, ce qu'elle ex*
cdie à peindre, c'est moins la nature et les arts que le eceur
tenain , la aodété, et les souffrances du génie au milieu d'un
■onde prosaïque. Mais l'important pour elle , c'était de montrer
nDdépsDdanoe comme l'élément du génie; d'établir des théories
degoèt, qui étaient des conseils de dignité et de courte; de
pralesler sans cesse contre le gouvernement impérial, par la
fioice de la volonté, par l'enthousiasme de la liberté, par la
fàenne confiance dans le progrès. Quand les Séides du nouveau
César ne voyaient que l'empire planté sur les baïonnettes, die
dut : « Notre ordre social est fondé tout entief sur la patience
et la résignation des classes laborieuses. » Pleine de ierveur
pour tout ce qui était indépendance, justice, courage, elle sut
pénétrer aussi sûrement dans Tavenir que les plus mâles pen-
lenis; et un sentiment exquis fit entrevoir à cette femme
Faoeoid des questions littéraires avec les questions politiques.
Mab si elle désapprouva Goethe de ressusciter la mythologie,
«Ue ne comprit pas ceux qui voyaient dans le christianisme la
tooroe du génie moderne; et elle s'écrie : « Peut-être ne sommes*
• nous capables dans les beaux-arts d'être ni chrétiens ni païens.
• Ki l'art ni la nature ne se répètent; ce qui importe, dans le
• silence actuel du bon sens , est d'écarter le mépris qui veut
« s*élaidre sur toutes les conceptions du moyen âge. » Plus
admirable encore dans sa conversation que dans ses livres, elle
y reoBpiissait ce rôle de supériorité léminme qu'elle a si bien
180 XimftBATUBE.
peint dans Corinne; et le oorlége de ses amis oontribua pois-
sammeDt i réfMmdre des idées littéraires ou ptus larges , oa
tout autres que celles qui régnaient alors. Le principal mérite
de Técole consistait à imiter, ils voulurent roriginalilé; Féoole
ofiErait pour modèles les idées et les types grées et latins, ils
soutinrent quHl ne feut point repousser les types moins parfaits,
mais plus en rapport avec nous , que les époques romantiques
nous fournissent; et de là le nom qui leur fut donné.
Ceux qui cherchaient une formule du romantisme disaient,
avec Scblegel : « La contemplation de l'infini révèle le néant de
tout ce qui a des limites : la poésie des anciens était celle de la
jouissance , la nôtre est celle du désir; la poésie ancienne s'é-
tablissait dans le présent , la nôtre flotte entre les souvenirs do
passé et le pressentiment de Tavenir. » Ainsi c'était Texpression
d'un sentiment plus profond du présent en rapport avec le
passé, contemplé d'un nouveau point de vue. Les classiques
avaient considéré les règles, non comme une histoire de ce
qu'avaient fait les maîtres; pour eux c'était .un moyen non-ceu-
lement d'imiter, mais de produire. Les romantiques placèrent
la souveraineté dans le sens individuel , et firent de l'esthétique
Une sdenee rationnelle , au lieu de la réduire à une recette em-
piriqne. L'école classique, née au milieu des cours, où abon-
dent les conventions, les ménagements, les nuances aristocra-
tiques, s'attachait plus au contour qu'au coloris, à la logique
qu'à la fantaisie; elle était pauvre d'images , parce qu'elle étsit
pauvre de sentiment. Les romantiques se proclamèrent les fils
du peuple; ils eurent en conséquence moins de pureté, mais
plus de vie. Les classiques peignent l'humanité dans ce qu'elle
a de général , la vérité abstraite, la beauté qui provient de l'unité,
sans s'inquiéter de la couleur locale et des particularités d'or-
ganisation. Les novateurs voulurent la vérité vivante, celle de
l'individu plutôt que celle de l'espèce, les types exceptionnels
plutôt que les types cSmmuns. En conséquence, les uns arri-
vaient tellement à une beauté de convention qu'ils appelaient
improprement idéale; et comme les espèces sont peu nom-
breuses, ils s'emprisonnaient dans un champ très-étroit. Les
autres ont devant leurs yeux l'univers; mais lorsqu'il s*agit de
L*ÉÇOI.B BOilAIITiQUB. .lai
r, il tar eit fmh de tomber dans le trivial, oa de ae
poàt dus tona les déréglemeots de leur fantaiaie.
Il langue dut ae ressentir de ces doctrines : les naots comme
iei pssoones conquirent le privilège de Fégalité; on s'était
éeartéde Feipreasion propre, pour y substituer des circonJo-
cQtkns ingéoieusea et saoa couleur; les romantiques ne parle-
nt phv que de réformer cette langue des cours et des acadé-
BîcB, pour interroger celle du peuple.
£o resnmé, la variété et rinfini sont le caractère du genre ro-
Btotifiie, qui, de là Y introduisit le lyrisme partout.
Li diffiéreoce apparut plus grande dans le drame, qui est la
Rfloionde l'homme agissant sur lui-même; où nos passions, se
Rflédattant dana les actions d'autnii, ae reconnaissent et joui»-
Kotd'elles-méniea , sans avoir à se redouter. Le théâtre étant
njmfd'hin le seol lien ou le poëte se trouve face à face avec le
pBlilie, c'est là que le ronantisme trouvait surtout à innover,
fautant mieux que la tragédie classique avait singulièrement
dégénéré; qu'elle s'épuisait eu dialogues ou trop indéterminés
pow rendre la nature, ou trop délayés pour peindre la passion ;
rt elle le trouvait resserrée dans un cercla de sentiments fictif
es loa{oa« prévus.
Ceoxqui voulurent ne considérer que Técorce, ne voir là
qo^one forme difiEérente de celle des classiques, et une rébel-
lion contre les règles, rabaissèrent la question jusqu'à ne faire
consislir le romantisme tkéAtral que dans le rejet des trois unités
Molastiques. Cependant, dès le commencement du dix-huitième
aide, la Mothe avait démontré Fabsurdité de ces unités, et
MétaHase prouvé qu'elles ne s'appuient pas sur la tradition an-
tiqae, bien que tous les deux n'aient pas osé dans la pratique
t'écaiter des convcniions , ni aborder toute la vérité; car rejeter
lei anités n'eu est qu'une» partie.
Lessing, ne reconnaissant pas aux critiques français la véritable
iotenignice de la théorie et de la pratique des Grecs, s'en au-
torisa pour proclamer la liberté de l'art. Avec des connaissances
P^ vBStes, lea Scblegel montrèrent la puissance de Shakspeare,
^ ne dérive pas de cette liberté, mais qui y trouve l'occasion
^«déployer. IbtvadoUredttm drame indien (^omto^).
1S9 UTTiBATUBI.
et firent voir que, dans des pays très-difififrents , rinstinel poé-
tique, dégagé de préjugés, engendre les mêmes expédients; et,
comparant Tart dramatique chez les différents peuples, ils mon-
trèrent à quel point il avait grandi chez les Grées , chez les Es-
pagnols, chez les Anglais , affranchi des règles que les huma-
nistes avaient fiiussement déduites d*Aristote.
Mais si le drame est la (orme la plus expressive de la ciri-
lisation , les autres compositions doivent s*7 adapter aussi :
c'est donc le feit d'un despotisme ignorant que de préétablir les
règles d'après lesquelles rinspiratîon doit s'exprimer; car elle
n'a de puissance qu'en tant que manifestation personnelle de
sentiments et d'idées. Ce ne fut pas de parti pris que les maîtres
de la nouvelle école foulèrent aux pieds les préceptes, mais
ils s'abandonnèrent à une inspiration sincère, de manière à
peindre les vices, les vertus, les fiâblesses du temps. Oiateso-
briand fut leur chef en France, grflee à l'opportunité de ses
œuvres.
Les misérables triomphes de l'impiété, qui, regardant comme
autant d'hypothèses la Providence, l'ordre et l'immortalité, y
opposait d'autres hypothèses, la faillite, le iiasard et le néant,
n'avaient laissé à l'homme que l'orgueil d*une science bavarde,
la conviction de l'incertitude universelle, le désespoir d'une
ambition impuissante. Quelques-utts se traînaient encore der-
rière le char vide de Voltaire; d'autres se préparaient à flatter
le nouveau héros, qui leur dispensait en retour des louanges
offlcielles et des emplois. Mais tandis que Napoléon restaurait
l'ancienne religion, comme moyen d'ordoe et de discipline,
Chateaubriand voulut en faire apparaître la beauté. Le maté-
rialisme, qui lui avait été communiqué par la scîoiee, avait
réduit la poésie à une froide contemplation; et les encyclopé-
distes, reniant la nature et Dieu, avaient procédé avec Je oomps^
et le calcul, jamais avec le cœur. Chateaubriand, dans le Céf^
du Christianisme, restitua au ciel et à là terre les harmonies
mystérieuses qu'ils ont avec l'existenee humaine; il donna pour
défense à la religion, ébranlée par le sarcasme de Voltaire, par
r esprit de Diderot, par les déclamations ardentes de Rousseau,
par les égarements de Raynal, les ohamies de TimaginatioD, la
L*ÉCOLK BOMAHTIQUB. ItS
fie dei iffBetkws, les beautés do culte. Cette efltosiOD d*har-
sMnis ovbliées fit lire avec ayidité son livre , qui trouva pour
«hroianes la haine et la frivolité. Hoffinan et Mordlet , traitant
raotev comme un écolier, loi reprochèrent on s^le bariolé de
pourpre et de haillons , tour à toor sublime ou trivial , et s*ar*
rangeant d'on mot tolgaire pour exprimer one grande idée.
Comme Ime de eiroonstance , cet ouvrage en a les qualités
et ks débuts. L'humilité profonde, le sentiment élevé de r&
gii« esthétique, et de la lumière qu'elle répand sur l'histoire,
nr la politique, sur les sciences humaines, c'est en vain qu'on les
y cfaerebe; il ne discute pas les fondements de la foi. Quoiqu'il
ne s'en tienne pas à une croyance vague dans la ProvidencCf
(tqa'il accepte le christianisme établi, l'auteur songe moins à
raisomier qu'à chercher les dogmes au fond du cœur, à rendre
b foi à l'hnagination, à réfuter le matérialisme par l'argomenl
et Diogène, qui se mettait à marcher devant cdoi qui niait le
noDvement. Je n'ai pas cédé, dit-il, àdegrandet lumières
cfes koMi ; ma cpnviction est sortie de mon cœur : j'ai ptevré,
ttj'ai cru. Et c'est dans cette voie qu'il veut engager ses leo*
tan : ainsi le sentiment avant tout, au point de âdre parfois
tort à la raison. Le penseur trouve qu'il y a quelque légèreté à
traiter le christianisme comme une aspiration individuelle
platdt que eooune la pensée collective de rbumanité, synthèse
de toutes les conceptions, règle de tous les actes. Le séeptique
s'enhardit en apercevant combien il est facile de lui répondre;
i*esprit austère juge frivole un livre qui ne relève de la religiott.
qae tes beautés. L'Olympe ne pourrait-il pas y opposer autant de
lipi^jjj, et plus encore? Cependant il n'inspirait pas le sacriAce,
il n'élevait pas la raison, il n'imposait pas la charité. Mais,
«Mune artiste. Chateaubriand eicelle à peindre.: il agrandit
la tensationa à l'aide de l'ima^nation, il pénètre et fhil res-
nftir les rapp<"^ moraux des choaes. Cette ambition qu'il eut
<i*àrele chef d'une restauration littéraire dans les idée», dan»
itt formes consacrées , et de remuer les ruines éloquentes de la
Révolotîon , explique ses défauts vigoureux et ses puissantes
qnafiiés.
Qisleaubriand mit en pratique, dans ses romans, la théorie
12
184 LtTTKBATUBB.
traoëe dans le Génk du Christianisme, Maia , qui rappelle
Bernardin de Saint-Pierre, mais avee pins de profondeur, ré-
pondit; à cette douleur des expériences avortées, qui fait ima-
giner le bonheur dans la vie sauvage. René révélait les passions
intimes, les rêveries vagues, et sans bornes, de ces âmes
qui ne peuvent être calmées que par la foi religieuse ; puis les
malaises d*une société jetée hors de son ancienne voie, sans
avoir pu encore s'en ouvrir une nouvelle. En voulant démontrer
dans les Martyrs que la mythologie païenne n*est pas plus poé-
tique que le christianisme, il choisit très-heureusement Tépoque
à laquelle Tun existait à côté de l'autre : celle-ci, jeune de vérïté
et de persécution ; celle-là , vieillie par le contraste et par la lu*
mière qui jaillissait de cette foi persécutée. Mais il arriva que
Tauteur poussa l'antithèse non-seulement jusqu'à donner à ses
personnages, mais jusqu'à prendre lui-même tour à tour le lan-
gage du chrétien et celui du païen. Ne s'appuyant pas aasez sur
l'histoire, il confondit les opinions et les couleurs des siècles
éloignés, et les mêla avec les opinions et les couleurs des temps
modernes. Afin d'accumuler les faits, il se priva de l'espace
nécessaire pour développer les affections, et il ne comprit pas
la dmplicité qui avait une si grande part dans l'héroïsme des
martyrs.
Comme il arriva à tant d'autres écrivains français, ses pre-
miers ouvrages furent les meilleurs : cependant son influeoce
ne commença que tard. Tant que régna IVapoléon, la litté-
rature ne grandit pas en France ; et la fortune, comme si elle
eût voulu donner une mortification à celui qui était son eo-
fant gâté, accorda deux grands poètes à l'Angleterre, sctr en-
nemie.
L'épeique contemporaine s'est plu à applaudir, dans lord
Byrany la personnification et l'ostentation des défouts qui Is
oaraetérisent : cet air de souffrance au milieu des plaisirs ; cette
générosité dans les actions, dont on se raille en paroles ; ce ta-
page de liberté, avec le cœur altéré de despotisme; cette ma-
nie de substituer l'exception à la règle, de peindre le vice sous
des couleurs attrayantes, en n'éclairant quelecôtéfavoraMe;
de représenter dev existences orageuses, des situations vie-
l'écolk bomantiqub. IS&
lentes, des âmes en proie au crime et à la tristesse, des bri^
gàods arec le prestige de rbérolsme, des femmes en dehors
de la datnre, Thomme aux prises non avec des géants, mais
afec le destin, mais avec ses propres passions audacieusement
RToltées contre le devoir. Byron ne connut point la nature, ou
M Taima pas ; et, prenant pour muse le dédain, n*étant point de
ees génies qui se transforment, il copia toujours le même modèle,
dnpé diversement : c'est-à-dire lui-même, ou ce qu*il vit et
seotiL
Le oioyai âge créa deux types da pécheur : Faust, qui, dans
àa vertiges d'ambition intellectuelle, veut tout savoir pour tout
pouvoir ; et don Juan, plongé dans le bourbier sensuel. Goetlie
prit Fim, Bjrron s'empara de Tautre, dont Tesprit se rapportait
ao sien. Dans son Faust, Goethe parcourt la vie hamaine et
l'histoire, pour jeter un sourire amer sur le néant de la science,
de la beauté, de la vertu même, sur tous les efforts de rhumanité,
de manière à désespérer, à honnir notre race trompeuse et
trompée, toiyours esclave ou tyran. Dqh Juan est une froide
saatomie de la société , mettant à nu partout Thypocrisie mo-
nte, rdigieuse, politique , po^ique , et desséchant la plus belle
des vertus, la charité sociale, et le respect de Tespèce humaine.
Doo Joan et Faust éprouvent Tun comme Tautre quelques re*
tours vers la foi et les affections humaines ; quelques rayons de
pore lumière viennent luire encore dans la sombre horreur
des tableaux ; mais bientôt revint Tesprit d'orgueil , de révolte ,
de négation, d'ironie, de guerre contre toute supériorité.
SoQs un masque voluptueux , Byron affectait la misanthro-
pie * : élevé dans l'orgie, dans la galanterie, il reste tonjotus,
néase dans la poésie» enchaîné à son temps, toujours au centre
des intérêts humains. En proie à l'orgueil de l'ange déchu, à
la soif de la vengeance, aux luttes du désir avec la satiété des
sens, à l'inquiétude de l'homme jeté hors de la sphère natu-
Rile de sa propre activité, il chercha l'amour dans le liberti-
oage, la gloire dans l'excentricité , la liberté par boutades chez
' • Ces pierres couvrent les restes d*«n ami , le seul que J'aieconnu. »
n l'agBsait de son chien.
116 LITTERATORB.
des peuples en insturection , et non pas dans la forte constitu-
tion de sa patrie. Enfin, un noble but brilla à ses yeux ; et il alla
prodiguer ses biens et sa vie pour la Grèce, où il rendit le dei^
nier soupir, tristement désabusé.
Le monde, naguère ivre de combats , ne rêva plus que che-
Teuxépara, corsaires, vices élégants et âiergiques, débauchés
blasés, haine des liens sociaux par besoin d'activité matérielle;
et comme Thomme qui guide les autres influe sur eux, non-seu-
lement par son propre génie, mais par la manière dont il com-
prend rintelligence et l'accommode à ses propres caprices, on
se prit de goût, sur les traces de Byron, pour les jouissances
du luxe et de la poésie, pour les chevaux, pour les femmes, pour
les voyages en Orient; on courut après Tétrangeté au milieu de
la vie sociale , dans un temps où la civilisation aplanit les iné-
galités, et à exagérer les sentiments dans la littérature , alors
qu*ils s'affaiblissaient dans la société. Cest ce qui engendra toute
cette engeance d'Ames maladives , se croyant élues parce qu'elles
n'ont pas la force des âmes vulgaires, dont elles méprisent et
envient tout à la fois la tranquille simplicité; se créant des joies
et des chagrins différents des autres, aimant mieux s'agiter que
d'agir , et mettant trop souvent rhâroîsme dans la lâcheté du
suicide.
La vie extérieure fournit à Walter Scott ses sujets, comme
l'homme intime à Byron : l'un passionné, l'autre pittoresque,
celui-ci offrant mille caractères variés , celui-là n'en connais-
sant qu'un seul , c'est-à-dire lui-même. Les I/zis du dernier
Ménestrel avaient placé Walter Scott au premier rang en An-
gleterre comme poète, lorsque Byron parut. Ne voulant pas
s'exposer à rester le second, il aborda la prose, en commençant,
par H^aterley (1814) , cette série inépuisable de romans dont
l'action constitue le mérite et le défaut.
Le roman, tel que nous l'entendons maintenant , est une pro-
duction nouvelle de la littérature chrétienne, c'est-à-dire de celle
qui porte à méditer sur la vie intérieure, à suivre les dévelop-
pements d'une passion depuis sa naissance jusqu'au moment
où elle triomphe ou succombe. Les ascétiques et les satiriques
s'y sont également complus; mais le roman a revêtu un carao
L'BCOLK IIOHARTIQUI. 137
tènétténût^ selon les pays. Les romans d'aventures ont prévalu
diB Je Midi : de là les cycles où tournent continuellement
commetypesles mêmes personnages. En Italie, les poèmes roma-
aesques ont tous répété certains événements ; on bâtit les contes
sur dei anecdotes ; chaque poète chantait une belle, mais toutes
se ressemblaient. Les comédies généralisaient rhumanité, au
iieo d*ofinr des individus. En Espagne, ces personnifications
d'naviee ou d'une vertu apparaissent jusque dans les meilleurs
romans. Dans le Nord, au contraire, prédomine la réflexion in*
ténenre; et Shakspeare , Richardson , Fieiding , Sterne , scru-
tant de près Vhomme, cliaque passion individuelt^e, chaque
secîde&t, douleur ou plaisir, déroulent à nos regards une im-
OMose galerie de portraits. C'est de là qu'étaient venus les grands
nodèles du roman ; mais je ne sais quelle réprobation dédai-
gnense' pesaltsur ce genre de littérature. Le roman n'est pour-
tant qu'une forme qui se prête à toutes les passions du cœur et à
toa les caprices de l'esprit, aux inspirations graves ou railleu-
rs : il a servi à Voltaire et à Diderot pour démolir, à Cha-
teaubriand pour réédifier; il a été une peinture chez Walter
Seott; il a été l'épopée de l'individualisme sentimental dans
f^erther, René, Corinne, Obermanny Adolphe; il a été le poi-
son de la société et de la morale avec Sue»
Walter Scott préfère à l'analyse du cœur la recherche ar-
cbéologique, chère à raristocratie : il la traite avec une impar- •
tislité qui admet tous les siècles, tous les usages, tous les vices ;
fii a des palmes pour tous les héroîsmes^ de la bienveillance
pour toutes les conditions. Il tire plus de parti encore de ses
réaûniscences que de son imagination, prenant le beau où H le
trouve ; mais il se l'approprie par une couleur vigoureuse et par
la fi»ulté poétique. Il est incomparable pour décrire : plein de
îéritédans le dialogue , il a mille secrets pour produire Tintérét
dramatique ; lorsqu'une fois il a bien étudié un sujet, il s'y jette
à ratentnre. « Un homme de la lune,, dit-il ,. ne sait pas plus
'M. YiOemaîn s'excuse, dans son Cours ^ toutes tes fote qu'il citt
VQ roman , et laisse parfois incomplète l'étude de certains auteurs, pour
^ pas parler du roman. (C. C.)
11.
138 LlTTBBÀTUaB.
« que moi comment je me tirerai du labyrinthe de mon his-
« toire Je n*ai jamais su écrire un plan entier, ni y rester
« fidèle Ma plus grande présomption a toujours été qne ce
« que j'écrivais alors divertit et intéressât : au destin le soin da
a reste 1 » G*est pour cela qu'on n^aperçoit chez lui qne le désir
de peindre ; jamais un but quelconque , excepté dans la Fie de
Napoléon , que la postérité ne lira pas. Talent tout à fait exté-
rieur, il ne crée point de types, et l'homme figure dans ses ta-
bleaux comme les buissons dans un paysage.
Anne Raddiffe avait introduit la terreur dans les romans an-
glais. Elle ouvre les tombeaux, expose le cadavre dans l'horreur
de son immobilité et des approches de la décomposition. Elle
déploie tout Tattirail de l'épouvante, les trappes, les tapisseries
doubles, les tortures, les cris, les cachots, les spectres; pnis,
lorsqu'elle a rempli d'effroi l'âme du lecteur, elle se moque
de lui en tirant le rideau mystérieux, et lui révèle en riant les
ressorts de sa fantasmagorie. Les cornes du démon sont celles
d'une génisse ; les os de squelettes sont les restes d'un dîner : oe
qui fait que l'intérêt s'évanouit après une première lecture.
A son exemple, Walter Scott introduisit parfois des êtres fan-
tastiques, et mit en œuvre tout le machinisme de l'épouvante;
mais il reconnut l'erreur, el y renonça. Tranquille dans sa villa
d'Abbotsford, il se plaisait à cette existence de château qu'il re-
trace si bien dans ses romans , l'œil tourné toujours sur le passé,
sur ces lords qui ont fait la grandeur de l'Angleterre. 11 ne sym-
pathise pas plus avec les douleurs et les espérances du peuple
que les écrivains classiques. Sa tranquillité sereine et limpide
plut aux âmes tourmentées par le souvenir des catastrophes
contemporaines, et inquiètes sur l'avenir : apaiser le oceur est
plus facile que de l'émouvoir. Quant à l'action exercée par
<Scott sur la littérature et la vie sociale, en réalité, elle se ré-
duisit à des modes , à des cavalcades, à des mascarades, à des
tourelles gothiques , à des tournois , à la remise en usage de
vieilles pantoufles. A sa suite vinrent une nuée d'imitateurs ,
héritiers de sa facilité, qui ne possédèrent pas sa richesse.
ScoU et Goethe sont l'opposé de Byron et de Schiller. Les
premiers voient, les seconds sentent; les uns tirent l'inspiratiou
I.*B<:OLB BOMARTIQIIB. 1S9
(fai ddiofs, les aiibes du fond de rame; oeai^Ià reptodaÎBenl
ie OMMle et les physionomies, ceux-ci la passion ; ceux-là sont
b jamière qui édaire, eeax-ci la flamme qui brâle. Byron renia
c» aèdes et toat œ passé que Chateaubriand adora, et que
Wslter Scott peignit ; Goetbeles reprodnisittous. La peinture du
lisnieéoossais est vraie, mais inefficace. Byron, malade de haine,
et doute et de désespoir, ne sait chanter que le mad, la défiance ,
le Béant; il creuse jusqu'au vif les souffrances et les discordes
de b fodété et des individus, et couvre tout d*un linceul funèbre.
Ne sinspirant ni du souvenir ni de l'espérance, il pousse, par
m athé^me désolé , l'homme à l'incrédulité , au blasphème, à
rioaetion, an suicide. Goethe, tout plein de soi, ne cherchant
point à filtre prévaloir une idée quelconque , réfléchit l'huma-
aité comme nn miroir. Sa grande intelligence eut à souffrir,
il arrive toujours , du désordre de sa volonté. Fauêt
par des railleries sur tout ce qu'il y a de sacré, la patrie,
rart, la foi; il conspua le passé héroïque de l'Allemagne; tou-
JMn froid , parfois insultant , Goethe ne tint aucun compte dn
grand bien qu'il aurait pu faire. Chateaubriand répète, avec son
éioqwnee exubérante et splendide, les harmonies du passé,
chentie parmi les ruines du sanctuaire les étincelles du feu
aéré; mais il paya aussi son tribut au siècle , en fait de doute
et de découragement.
Les adorateurs de l'art antique s'opposèrent aux formes nou-
velles, car ils ne voyaient là que des formes, dans l'Italie prin-
cipaknent, amoureuse de la correction extérieure '•
Vincent Blonti représente le côté pompeux de la littérature
à raatique. Ce fiuneux abbé, de l'Académie des Arcades, au mi-
fiée de tant de poétereaux pareils à des oiseaux en cage, que
lefliQîndre bruit excite à chanter, célébrait à Rome les Odes-
calcbi et les Braschi, les mariages et les fBtes, s'habituent à
i'iaapirer des circonstances; ce qni valut tant d'agrément à ses
piwkietions, tant de reproches à son caractère. Une élégance
' Cette adoration des formes est si vraie, que les historiens et les cri-
ttVMsIWfeosditliDgiient la poésie en sonaetSyCapifoli, vers libres, etc.,
<l qaa.les aatens sont rangés selon ces daasUlcationi. (C. C.)
140 LlTTBRAiaBB.
incomparable, une phrase inréprocbablemeiit claasiqae, des
images brillantes, des périphrases pleines d'artifice, la plus
savante combinaison de syllabes , d*où résulte une période aussi
lai^e qu'harmonieuse; toutes ces qualités lui donnèrent des
admirateurs et beaucoup d'envieux. Ajoutez-y l'art de donner
aux choses nouvelles un tour antique, aux choses positives un
tour poétique , comme il fit dans la Beauté de Cunivers et
dans son ode sur Montgolfier. La populace de Rome massacre
le républicain Basseville ; et Monti de &ire un poëme , où il
évoque l'ombre de la victime pour lui &ire envisager les maux
et les crimes de la France, et leur châtiment prochain. La
France triomphe au 'contraire, et improvise des républiques
dans la haute Italie ; ce qui attire de violents sarcasmes au
poète de la tyrannie. Mais le poète, accourant dans la Cisalpine,
prouve bientôt sa conversion par des articles et des anuoni ,
où il renchérit sur ce qu'avaient fait retentir de plus exagéré et
de plus farouche les clubs et la tribune. Une ode où il maudit
le tang du vil Capety sucé aux veines des fils de la France
que le cruel trahit, restera à côtéde cet autre poème dans lequel
il pleure le roi le plus grand, le roi le plus doux. A propos de
la mort du mathématicien Mascheroni , il fit un autre poëme
contre les Bnitus et les Lycui^ues de la république cisalpine.
Bonaparte n'avait pas encore quitté sa tente de Marengo, qu'il
saluait en lui le rival de Jupiter^ parce qu'il ne pouvait atn^
de rivaux sur la terre. Monti chante le héros qui compte ses
jours par ses victoires, et lui fait conseiller par Dante de se faire
couronner roi. Il célèbre les mariages, les naissances, tous les
événements de la cour impériale. 11 lance des imprécations contre
l'Angleterre 'lorsque l'imprécation faisait partie obligée de la
flatterie , et obtient des pensions , des honneurs , de la gloire.
Le grand homme tombe : alors Monti chante le retour dAstrée
dans un pays qui gémissait sous ses cliatnes. Mais l'empereur
d'Autriche, qu'il appelait un ouragan dans la guerre^ un zé-
phyr dans la paix , lui retira son titre d'historiographe et ses
traitements.
Allons nous reprocher à Monti toute cette poésie trop versa-
tile? Il faudrait n'avoir pas connu cette Ame sympathique, ni
L'fiCOLB BOMAIITIt^UB. 141
fu ce qê'JH mettail d'ingénuité dans ses affectioDS. li vivait à
me^Mtque qui, en entraînant Thomme à clianger au milieu de
but de changements, ne permet guère que d*examiner si Ton
iiitde bonne fm. Son défaut était celui de Técole, qui s'occupait
de ia forme et non de Tessence , de l'extérieur et non du fond,
et prétendait brûler un grain d'encens à l'idole de chaque jour.
Chez lai la forme est tout : avec un faire large et sûr, un dé-
dain magistral des réminiscences , qu'il sait s'assimiler jusqu'à
Inr donner l'air de la spontanéité, il triompha de cette médio-
crité qui semble inévitable dans des sujets contemporains.
Momi sentait fortement ce qu'il sentait , et rendait avec vi-
gnear toutes les images qui s'offraient h sa pensée. Mais, à la fin
de diaque composition , il tirait le rideau. Ce qu'il avait voulu
dire, il l'avait exprimé admirablement. Le lendemain , il passait
à une autre composition , sans s'inquiéter de celle de la veille.
0 m fut de même de ses opinions littéraires. Après avoir
gnadi en célébrant les événements contemporains; après avoir
Nevé par le lyrisme le poëme et la tragédie, qu*tl vengea de la
lédwiesse d'Alfieri, lui qui avait rempli ses vers de tant d'qm-
bres et de fantômes « et suivi dans un poëme entier les traces
du fantastique Ossian, il se mit à regretter sur ses vieux jours
cette mjTtbologie païenne à laquelle il avait fait la guerre. Et il
avait raison; car, sans elle, comment improviser des chants
pour les mariages, pour les anniversaires des rois et des Mé-
cènes?
Monti avait plus d'une fois jeté la pierre au bon Cesari, pour
avoir, dans la réimpression du Dictionnaire italien , emprunté
aux (récetUUtes ' des mots que le bon sens des premiers aca-
démiciens de la Crusca avait rejetés *. Il protestait ainsi contre
la oomption de la langue, dont il fallait moins accuser la
' Ob désigne soas ce nom Ifis écrivains du quatorzième siècle et ceux
qai imitent lenr style. (Ah. R.)
'Fosoolo faisait ses délices de ce dictionnaire de la Cnisca ; et comme
d bat cboiHr,il voulait plutôt qa^il fût pédant que trop facile, attendu
vue dam U dictionnaire italien , disait-il , je cherche des règles , et
nem dn mots, (C. C.)
J42 LITTÉRÂTUBB.
conquête française que le laisser aller anti-national du siècle
précédent. Dans le Piémont surtout, Naptone, Botta, Grassi,
s*étaient employés à combattre cette tendance, et prétendaient
régénérer la langue par l'archaïsme. Monti déjà vieox, et per-
dant les occasions de chanter, reprit cette question de la langue,
que les Italiens débattent depuis des siècles, et surtout dans les
temps où Ton ne peut discuter autre chose.
Les uns veulent donc une langue courtisanesqoe , litté-
raire, choisie, de quelque nom qu'on l'appelle , formée de tout
ce que les bons auteurs ont écrit de mieux dans toute ntalie.
Mais quels sont les bons auteurs.' les trécentistes ou les quin-
quécentistes ■ ? Et lesquels parmi eux? Puis chacun d'eux a-t-il
écrit dans l'idiome de sa province ? et d'où ont-ils tiré œ qu'ils
ont de bon ?de leur caprice ; non. Ils l'ont donc emprunté à d'au-
tres auteurs (ce qui ne ferait qu'allonger la question], ou bien
à la langue parlée; et, dans ce cas, pourquoi ne pas recourir
directement à celle-ci?
Ceux qui concluent ainsi pensent que le législateur do lan*
gage (nous ne disons pas du style) est le peuple qui parle le
mieux, c'est-à-dire les Florentins. Mais ici nouveau sehisme :
l'Académie de la Crusca , la première qui ait formé un diction-
naire d'une langue vivante , l'établit comme on avait Thabi-
tude de faire pour les langues mortes , c'est*à-dire en allant
chercher les mots dans les livres, et en les appuyant d'exemples.
Mais, sans parler des fautes d'exécution inévitables dans un
si grand travail, qui est l'œuvre de tant de gens, pourquoi recou-
rir à une autorité morte , de préférence à celle qui est vivante?
On ne voulut pas comprendre cela. Des écrivains distingués
s'étant produits dans d'autres parties de l'Italie, on prétendit
que la langue devait être italienne, c'est-à-dire tirée de toutes
les provinces , comme si ces écrivains s'étaient proposé d'em-
ployer le langage de leur pays natal ; comme si un particulier
ou même une académie pouvait savoir quels mots sont usités
' Ëcrivaiasdu seizième siècle. On donne aussi en Italie le nom de qua-
torzecentistes aux peintres du quinxième siède , à l'école de Giotto et
d*Orc«gna. (Am. R.)
LECOLB AOMAIITIQUE. 143
daMtntaritalie, el les comparer, pour choisir celui qui vaut le
oien! Oo se récria donc contre Torgueil des Florentins, qui
préuadaient s'arroger le privilège du beau langage; on con-
in£t la parole avec récriture, le style avec la langue ; et les
partisaDs de lldioaie populaire furent traités de pédants par
OD qui voulaient qu^on s'en tint aux livres et à l'autorité des
morts '.
Tdkffrait à peu près la doctrine que soutint Monti dans ses
Àddi^mu et carrectUms au Dictionnaire de la Cru$ca ; mais
fl le dédit et contredit d'une page à l'autre; il reproduit les
ciiUqiMB dirigées déjà contre la Crusca , et s'écarte , dans la
pmkpie , de ce qu'il professe en théorie. Au lieu de résoudre
tttte question de la langue, il l'envenima; et son exemple
Mnit d'excuse à des luttes grossières et à des personnalités de
eanefoor.
Voilà en quoi consistent, si nous ne nous trçmpons , les prin-
opm earactères de l'ancienne école , contre laquelle s'éleva
la nouvelle avec Manxoni. Cet écrivain débuta , comme les mal*
iKi le lui avaient enseigné , par des compositions dont l'une
bnllsit de toutes les grâces antiques, et dont l'autre était ins*
piitt par des rancunes et des sentiments profanes. Mais déjà
l'on pouvait y sentir une plénitude qui n'était ni le charme
*^uit de Monti, ni la colère de Foscolo, à qui Tincobérence
ifiieciée donne un certain air de lyrisme. Il acheva son éducation
«a Fruee , où des penseurs, ses amis , à qui Topposition tenait
' Foseolo dit dans sa lettre du mois de septembre 1826 , à Gino Cap-
fx^i ao sojet de son édition de Boccace, en parlant de ces disputes
païUDatictJes : « La cause , la voici : c^est que la langue italienne
*'« JMiiis été parlée; c'est une tangue écrite , et rien autre chose ; lit-
Mit par suite, et non populaire. Si jamais il arrive que l'état de Tltalie
<* IJ^se une langue à la fois écrite et parlée , une langue littéraire en
"'^ temps et populaire , alors les disputes et les pédants s'en iront
^<UaUe, les gens de lettres ne ressembleront plus à des mandarins,
^Wft dialectes ne prédomineront plus dans les capitales de chaque
province; la nation ne sera plus une multitude de Chinois» nuis un
peuple capable d'entendre ce qui s'écrit, juge de la langue et du style.
f< qei oc peut être aujourd'hui. »
1-14 LITTÉBÀTUfiE.
lieu de liberté, riiabitucrent à méditer sur les croyances et sur
les théories alors à la mode. Il débuta par des essais d'nne
poésie sobre , qui subordonne la phrase à la pensée , ne cherche
les ornements que dans le sujet, et qui, nourrie surtout de
pensées élevées et pures , se croit un enseignement, un apostolat.
La simplicité originale de ses Hymnes fit quMls passèrent tout
à fait inaperçus ■. Carmagnola et Adelchis furent en butte
aux insultes de ces dénigreurs dont la bassesse s*aide de per-
fidie , et qui s'agitent dans tout pays où la liberté de la presse
ne les livre pas à un juste mépris. Code sur la mort de Napo-
léon, inférieure à ses autres poésies lyriques, lui fit pardonner,
même par ses concitoyens , une gloire que les Fiancés ( Prth-
messi sposi ) vinrent accroître plus tard.
€ette ode est la seule où il ait traité un sujet moderne ; et il
put se vanter d'avoir conservé son génie « vierge d'éloges ser-
viles et de lâches outrages. » Bien loin de Monti en heureuse
facilité, chaque strophe lui coûte un effort, et il n^est Jamais
content de ce qu'il a fait; mais Monti a limé ses vers toute sa
vie, et jamais Manzoni n'a retouché les siens après les avoir
livrés à l'impression. L'un peint plus qu'il ne pense, l'autre
pense plus qu'il ne peint. Chez l'un l'imagination domine, chez
l'autre la réflexion, qui est la conscience de l'inspiration, si
nécessaire dans la poésie lyrique ; l'un vous laisse étonné, l'autre
satisfait. Monti se pose en maître de l'opinion , en conseiller
des rois et des nations ; l'autre doute totyours de lui-ménie.
Monti n'a pas un but spécial, mais il enseigne et pratique l'art :
aussi ceux qui eurent le bonheur de se partager son manteau
ont produit de belles choses; les disciples de Manzoni se sont
attachés de préférence aux bonnes choses; aux uns l'idéal,
' Ils parurent en 1815, et Cristopboris écrivait en 1819, dans le
Conciliateur du 4 juillet : « Nous ne savons pourquoi les hymnes sa-
crés de Manzoni ont fait si peu de bruit en Italie. Quelle récompense
réserve-t-on donc désormais dans cette bienheureuse péninsule ao petit
nombre d^esprits élevés qui, répugnant à la flatterie , au vice et à Pimi-
tation servile , se vouent généreusement à Part harmonieux dé la parole
par amour de la vérité, et par Tenvie de répandre de nobles conseils
et des exemples de justice et de charité?
L*ÉCOLB BOUANTIQUE. 145
aoxMtres le réel. Tous deux ont essayé du théâtre, et Monti
sut se /aire applaudir avec des procédés aocieus; il n*eii a pas
dédenéme pourrautre. Mauzoui soutint aussi des polémiques ;
nais, an beu de cette critique agressive plus semblable à une
aoaqoe de parti qu*à la discussion d*un système , il donna
Texemple de celle qui procède d'un cœur droit, d'un jugement
sâr et d*une bonne conscience; qui apprécie loyalement chei&
ses adrersaires ce qui mérite Téloge , et admet à partager les
ippbodtssements du public quiconque a bien mérité de la vé-
rité. Il ne prit fait et cause ni iiour lui-même , ni pour un pa-
tnotisiiie étroit, mais une fois pour la morale catholique, une
wtre pour les unités tragiques , en élevant le débat à une ques-
tioo morale.
Chez Manzoni la poésie historique n*est ni uue inspiration ni
tiMallustoo, mais un examen consciencieux de toute chose.
Noo content de prendre un nom et un fait pour le Jeter dans
uoetragédie ou un roman, il ressuscite les temps, avec les seu-
tiawotsdont ils ont vécu. Il apporte donc une pudeur poétique,
uoe dignité perdue dans la littérature, considérée comme sacer-
<ioce et comme mission (qu'on ne rie point de ce mot, qui, trop
prodigué, est devenu du jargon) ; et il ramène la poésie italienne
vers son origine, au temps où Dante la mettait au service de la
ÔTiUsalion, et des sentiments qu'il regardait comme les meil-
leurs.
Le roman de Manzoni procède deWalter Scott; mais l'auteur
anglais en a fiilt cinquante, l'auteur italien n'en a fait qu'un.
Chez ruD toutes les couleurs sont extérieures , chez l'autre
cest la vie intime ; celui-ci s'applique à peindre et à amuser,
^î-là à faire penser et sentir. Manzoni lui-même crut son
hvre destiné à vivre; car il le retoucha , lorsque l'Italie l'eut ac-
cflâlU. 11 y fut amené par ses idées sur la langue, opposées
néon sons œ rapport à celles de Monti ; car il veut qu'en
Italie, comme ailleurs, on coupe court aux querelles des pé-
dants, en adoptant généralement le dialecte qui , de l'aveu de
Uns, est le meilleur, et qui, étant vivant, est complet, indé-
fectible, et peut suivre les progrès des idées.
Manz(mi a puni sa patrie par sou silence, dans la maturité
■ST. 9Ê. ceirr aks. «> t. m. ^^ ^
^
H6 LITTÉB4TUR1.
de rage et du jugement. Mais la cause était gagnée, le nombre
de ses adhérents s'accrut sous la contradiction officielle ; ils se
tbrtiCèrent dans la lutte, en exprimant les besoins et les espé-
rances de la génération naissante.
tfous ne parlons que des meilleurs; c^ la tourbe se fourvoya
derrière ses deux chefis. Les uns continuèrent à appeler classi-
ques les idées vagues, les expressions exagérées, les enjolive-
ments du genre verbeux et stérile qui a empêché jusqu*ici les
Italiens d'avoir une prose nationale. Us s'obstinèrent aux beautés
stéréotypées de ce vieux procédé où il entre un peu d'imagination
et beaucoup de forme; ils s'en tinrent à un style lâche, prodigue
d'épithètes triviales et de marqueteries classiques, dénué de phy-
sionomie comme les femmes qui se fardent. Mais qu'ils restè-
' rejit loin de la majesté et de la délicatesse de Monti ! Les autres
substituèrent à la mythologie des personniflcations parasites ,
l'hypocondrie à la douleur, des conceptions fantastiques à la
méditation *, des passions de tête à l'étude du cœur. Ils firent de
la tragédie un ramassis désordonné de scènes qui respiraient
le paganisme antique au milieu d'événements modernes ; ils
firent des idylles qui sentent le jardin, et non les champs. Au
lieu de chercher le roman de la pensée , du sentiment , de la
morale, ils n'enfantèrent qu'un péle-méle où des dialogues
sans fin, des détails qui distraient l'attention, remplacent la
narration qui marche au but ; parfois même ils l'embellirent des
rugissements lyriques de Jacopo Ortis. Puis ils se crurent
novateurs , parce qu'ils substituaient, aux Phyllis et aux nym-
phes , des anges , des sylpliides, des clairs de lune. On n'y ren-
contre guère cette inspiration fraîche et naïve de la nature, qui
est le premier charme de la poésie et le reflet des choses elles-
* Sentimentaliste avant Tépoque romantiqiie, Hippolyte Pinderoonte
se distingoa parmi ses oontemporains par sa verve mélancolique et
fracieute. Ame pure et gémissante , mais dénuée d^action , palpitante
cependant pour la liberté, il se plut à représenter dans Arminitu le
noble caractère d^un défenseur de Tindépendance nationale , et il re-
prodia à Foscolo , qui , « tout en s^efTorçant de suivre la pensée mo-
derne, sVbslina dans les Tonnes grecques ( Mazziivi ), » de oe pas savoir
tirtr A'édnccltps poétiques d'objets moins éloignés que Troie.
L*KCOLB BOMAUTIQUB. 147
;, el non odoi d'un autre temps. Bien peu s'aperçurent
qat feseoee de la vérité en littérature se rencontre, non pas dans
Jet objets isolés, mais dans le rapport des objets entre eux.
Les eouieurs sobres qui retracent la société Yéritable , et non
une sodélé fictive; ce soufQe de religion paisible, ce respect
pour la volonté de Dieu , cet amour de la règle qui rend la vie
ÊKÎie et douce, ne pouvaient convenir à beaucoup , qui avec
Foscok» encensent la fatalité, qui se passionnent, avec Alfieri ,
pour le tjnraonieide à la romaine, incapable de changer les ins-
timtÎQos et d^assurer une liberté; qui aiment Tenthousiasme
a la bçMk des rhéteurs, l'exagération dans le bien et le mal,
cette philosophie désolante qui nous avilit sous prétexte de nous
SBaljser, et qui exprime les convulsions d'une société expirante,
pistât que les palpitations d'une société qui renatt.
Lltalte, qui a eu son Chénier, a maintenant son Béranger ;
et la colère est leur muse : coeurs généreux , même lorsqu'ils
sont mal iasinrés. Hais un livre qui respire une tranquille rési-
gnation à on martyre atroce, et où respire cette sérénité pure
que ne trouble ni la persécution ni l'ingratitude, servit mieux
la cause des peuples que les emportements lyriques et les lieux
coDflMiiis d'un patriotisme arrogant et hargneux. C'est pour
eeia que l'Italie le vilipenda, tandis que l'Europe l'admirait.
Mais revenons à la Firance.
Laauotiiie , l'une des gloires de la nouvelle école, a le srati-
BMBt de la solitude, et aperçoit sous les formes visibles un
idéal iafini. Le monde se laissa bercer à l'harmonie mélancolique
de ses MédUaikmê , à ce mystère , à cette élévation brillante ,
âdie. Puis on le trouva monotone avant même qu'il tombât
dans rindîvidttaljsme, dans l'amour vaporeux et stérile, dans
le culte d'une Divinité vague et identifiée avec la nature; puis
une démagogie qui ne procède que de l'enivrement de
et de ses triomphes passagers.
Brisant les entraves imposées à la langue, que l'esprit d'à-
aalyse, par amotnr de la clarté, avait privée de pittoresque et
d'oMfgîe, Victor Hugo risqua le mot propre, l'élision, l'en-
Maeement, la cadence suspendue, le vers brisé, les rimes li*
becs; et souvent il atteignit à une force inconnue dans ce genre
148 LITTÉBATOBE.
de poésie , très-varié d*aspect, et parfois d'une grande puissance
lyrique. Supérieur dans le coloris, saisissant admirablement la
vie individuelle de chaque objet, il sait représenter sous des
images sensibles la pensée la plus abstraite. Lui aussi se gâta
en avançant : il prit l'antithèse pour le caractère, voulut peindre
pour peindre, supprima les gradations pour n'admettre que les
extrêmes, abusa de Taliégorie, personniGa les passions, ma-
térialisa ridée , et poussa la fantaisie jusqu'au délire.
Dans la nature physique et dans la nature morale, le laid est
à côté du beau , comme l'ombre à côté de la lumière ; et celui
qui ne présentera l'œuvre de Dieu que du côté brillant ne la
montrera pas entière. Mais l'imitation de la nature est d'autant
plus admirable qu'elle choisit mieux le beau , et qu'elle ne se
sert du laid que pour lui donner du relief. Les romantiques
français, au contraire, pnrentlelaid pour but; et, de même
que Byron mettait une vertu dans les âmes les plus perverses,
de même Hugo s'attacha à retracer une qualité noble sous
les formes les plus repoussantes ou dans la condition la plus
abjecte.
Par opposition à la régularité du grand siècle , l'art drama-
tique se précipita dans l'étrange , mais il n'anriva pas pour cela
à l'originalité : il ne fit. que clianger de modèle. Alfred de
Vigny, âme naïve, nourrie de ces belles études qui éternisent
leâonvrajges, offrit Shakspeare dans sa rude majesté, non plus
iKHitilé iet civilisé; puis dans ses drames, comme dans ses poëroes
et dans ses TùtnansiElloa, SteUo, etc. ), il pénètre dans tontes
les nuances de la sensibilité, et parle surtout aux âmes élevées;
mais il répand aussi par trop dans ses ouvrages ce décourage-
ment qui ne se pardonne qu'après des efforts vigoureux et con-
tinus. Dumas, au contraire, exploita les fortes passions; il les
étudia à toutes les époques qu'il décrivait, et cela avec cette
action qui est le ressort du drame, avec cette pratiqtie de la
scène qui sufBt pour obtenir des applaudissements, qui maî-
trise l'auditoire, mais ne l'ennoblit pas. Hugo, qui s'était pro-
posé d'être original, chercha dans les procédés cette puissance
qui ne peut venir que de l'inspiration. Son attention se porta
plus sur les choses extérieures que dans les replis intimes du
L*£COLE BOMAUTIQUE. 140
DOMfe qoU peignait. Lyrique, même dans le drame, il cher-
dn ses effets dans la pompe du spectacle ; il amena des situa-
tions terribles sans s*înqaiéter si elles étaient vraisemblables,
irrÎTant au point où la passion n^est plus du sentiment, mais de
rinstinetfOÙ elle a la violence, la brutalité de Tinstinct. Son
Hentani fut considéré comme un prélude heureux ; mais il ne
lai donna point de pendant , et il transmit à son école une
manie de contrastes extravagants, d*anecdotes et de particula-
rites exceptionnelles , qu'ils prirent pour carsctëristlques , de
dcMriptions, d^énumérations prolixes, là où un mot suffisait
an classiques. Cette école poussa le naturel jusqu'au trivial ,
toarmentant le style, afin de lui faire reproduire les angoisses
physiques et morales. Comme le bizarre est moins varié que le
Batorel, on arriva bientôt à l'ennui par la route qu'on avait
prise pour l'éviter. Hugo , qui a pourtant défini la poésie « ce
t|Q'il y a de plus intime dans chaque chose , » édifia son prin*
dpal ouvrage sur le mol fatalité; et ce mot, il Tinscrivit sur le
temple d'où rayonne l'espérance qui console la terre.
La comédie est descendue à la farce, même chez les plus re-
oomaiés. Il est rare d'en voir une qui soit faite sans collabora-
trar, et qui se soutienne par le développement dramatique, par
<les caractères constants, par un dialogue vrai , une leçon vive.
Scribe est tout extérieur, accidents mesquins, mésintelligences ,
équiroqucs, petites causes qui amènent de grands événements;
parfois il a touché le vrai, jamais l'idéal, jamais le fond du
ctEur: c'est par là qu'il platt. Quelques pièces des petits théâtres
de Paris nous ont plus touchés que toutes ces figures de lanterne
magique , parce qu'elles tendaient à ce but élevé sans lequel la
littérature n'est qu'un bruit de tambour. Mais elles n'étaient
pas r<^vrage d'auteurs en renom. Le théâtre exagère les dé-
fauts, et il en résulte que l'on flatte l'homme vicieux en préten-
^t le corriger, qu'on stimule par des excitants ses sens blasés ,
O'J qu'on étourdit la pensée qui l'assiège par le prestige du
diant et de la danse.
Si les titres des ouvrages nouveaux parviennent à la pos-
Mé, elle s'émerveillera que notre siècle ait pu revendiquer 1&
Itialiflcalion de sérieux cl de positif. Les romans , devenus U
13.
ifO UTTKBATUaS.
Jaetam géoérale, ont agité toutes lias questions poUtiqnos et
sociales. Mais au besoin du nouveau ou a répondu par le para-
doxe « les moyens forcés « Tétrange, à ce point que tels de ces
livres sont devenus de véritables délits contre la morale et
rhumanité. Déjà Rousseau avait proclamé la nécessité et la
sainteté de la passion, et la fatalité des circonstances; il avait
produit le dégoût de la vie réelle, et Tabandon des devoirs
qu*elle impose; il avait appelé Tintérêt sur Thomme vicieux,
au détriment d<» l'homme de bien. Il fit école. Les romans de
Victor Hugo sont Tapplication de sa théorie du laid. Dans Notre-
Dame de Paris, peinture puissante, il ensevelit les hommes
sous Farchitecture , les âmes sous les sens, dont il expose la
physiologie; il se plonge dans une recherche inouïe de souf-
frances , sans s'élever jamais vers cet ordre de choses qui leur
imprime le caractère de Texpiation et de la réparation^ Dans ie
Dernier jour dun Condamné et dans Claude le Gueux, îl se
plaît à fouiller les d^rdres sociaux , qui punissent Thomiue
pour des méfaits dont il impute le tort à la société elle-mêoic.
Balzac, par un regard pénétrant, par une description abon-
dante et variée, par l'art de s'approprier les idées, sut plaire
même aux esprits graves {Louis Lambert, Eugénie Grandet)^
avant qu'il se fût abandonné à la sensualité, à laquelle il
mêle je ne sais quelle spiritualité^ qui produisent un ensemble
étrange et bâtard.
Une femme qui, pour la hardiesse de la pensée et l'éclat du
style, a peu d'égaux parmi les hommes, s'est servie du roman
pour démontrer des théories et appuyer des systèmes. Toutes
ses créations ne sont pas à mettre au rang des premières, écrites
sous l'inspiration d'un cœur déchiré et encore saignant; mais
on pourra aussi lui demander un compte sévère de cette persis-
tance à saper les bases de la société, à montrer le néant de la
vertu, des croyances, de la volupté même; à précipiter les
hommes dans le torrent des passious , dans l'immensité des
désirs , au lieu de les aguerrir contre les penchaitts égoïstes et
inhumains.
Lorsque le roman fit invasion dans les journaux, on cessa
d*y chercher l'art et les situations raisonnables; on ne lui de-
L*£COLB flOMARTlQUI. ISl
manda plus que ce qui pouvait exciter la curiosité du luoinent
et les passions inférieures. S'adressant aux sens et non à ia
peom, il étala les prouesses de Tadultère et de la prostitution ,
ibérDîsmedu suicide, et répandit hypocritement l'immoralité
sons rétiquette d'un apostolat humanitaire. Aussi le roman
fraaçaifi, qui plaisante avec la mort, qui se roule dans la fange
sociale, et dans cette abjection de sentiments et de langage
iodi^eosablest dit-on, pour fixer TattenliDn d*un monde affairé,
ft «t-îl attiré de graves accusations. On lui reproche ce mécon-
tnimeat de leur position sociale qui s*est emparé des femmes,
ce déseochantement précoce des illusions généreuses chez la
jeoaesse; chez tous, le scepticisme satirique, la tendance à con-
templer la société avec une compassion pleine de mépris,
comme si on la voyait dans un de ces miroirs rugueux et ta-
cbés de rouille , qui ne renvoient que des monstres et des phy-
kioBoinies repoussantes. Or, une grande partie du monde ci-
vilisé, et ritalie notamment, se rassasie à ce bourbier; elle
se repatt de livres dont nous souhaitons que les auteurs aient
ao motos à se repentir un jour, quand le monde les aura ou-
bliés.
L*hi5toire de la littérature ne saurait plus être le catalogue
des écrivains de chaque pays, rangés par catégories arbHraùres,
avec la date et le titre précis des ouvrages et des éditions ; il
tet qu'elle soit la révélation des idées et des passions. C'est
aiosi que Font conçue les Allemands , qui , adonnés à l'étude
des classiques, à la philologie, et naturellement peu passionnés,
ne se laissent pas égarer par Taffection ou par la haine, et
penrent être nantis dans leurs jugements, sans que des feuilles
memnaireB calomnient ou dénoncent leur libre langage. Sis-
nMmdi jugea du même point de vue que madame de Staël les
littératures du midi ; mais, trop imbu des idées de son époque,
il ne comprit pas une infinité de choses, surtout ce qui est ori-
paal et spontané. Hallam trouva sous sa main, pour tracer le
tableau de la littérature européenne depuis la Renaissance, une
foole de travaux entrepris dans son pays et en Allemagne;
aissi est-il, à leur exemple, tantôt trop succinct, tantôt trop -^
'abondant, dépourvu de jugements originaux et de points ûh
152 LITTÉBATURE.
vue étendus. Scbœll donna en compilateur une Histoire de ia
littérature grecque et romaine , en s'attachant , comme Haï- '
lam, à des subdivisions de matière auxquelles le sujet se prête *
mal.
En France , la critique élargit ses vues durant les instants de
calme dont la littérature put jouir sous la Restauration, avant
de se trouver tout à fait absorbée dans la politique. Villeniain ,
homme de goût et de style, ne se renferma pas dans la poétique
d*HoraceetdeBoiieau. Plus clair, plus judicieux qu*aninié, trop
conciliant peut-être, il évite les décisions hardies; mais il sait ,
dans ses leçons, stimuler son auditoire en lui montrant « le ta-
lent et le génie appliqués aux intérêts civils de la société. » Tout
en révérant V Encyclopédie, il ose trouver des beautés dans les
Pères de T Église. Mais lorsqu'il dit que « Tailusion contempo-
raine enlève en durée aux ouvrages ce qu'elle leur assure en
Togue , » c'est la condamnation de ses compatriotes , et c^est en
partie la sienne. L'improvisation , c'est là le vice fondamental
des travaux modernes. On dirait que les Français ont perdu la
faculté de méditer un ouvrage en silence , de faire difBcilement
des pages faciles '. Ils ont oublié que la tâche n'est faite qu*à
' Le cadre d^une histoire générale ne peut guère permettre de s'é-
tendre beaucoup sur ^histoire littéraire, et l'on conçoit que M. Cantu ,
tenu à Tétroit dans les limites de son plan , ne puisse indiquer que les
caractères généraux de chaque école, rinfluence des maîtres, et le
mouvement littéraire propre à chaque pays. Mais, tout en tenant compie
de ces nécessités, le lecteur pourra se demander avec raison pourquoi
rhistorien est si bref à Tendroit des Français, quand TAllemagne» par
exemple, proportions gardées, prend une si large part dans son traTall?
M. Cantu ne se borne pas à parler des maîtres, quand il s'agit des
Allemands; il se platt à citer une foule dliistoriens , de commenta-
teurs, de poètes, dont quelques*uns sont à peine connus de rAllemagne,
et sont encore moins familiers sans doute à Tltalie. Serait-ce le plai&ir
de révéler ces gloires étrangère^ à son pays , qui expliquerait l'intérêt
dont ils sont ici TobjetP Dans ce cas, Déranger, Lemercier, C. Delà-
vigne, Alfred de Musset, Sainte-Beuve, etc., dont M. Cantu ne parle
même pas , ne feraient donc que porter ici la peine de leor renommée.
La même comparaison pourrait s'appliquer aux critiques et aux his-
toriens; et Ton s'étonnera nirtout du laconisme et du sans-façon irres-
l'écolb bom antique. U3
moitié, quand on a terminé le livre. A rexeepticn de deux his-
toires et de quelques romans , nous ne voyons que des leçons
recueillies à Faide de ta sténographie , des articles de journaux
ou des lettres, formes qui dispensent de donner de^'ampleur
nx dioses, de ta perfection au style; car on ne peut demander
os qualités à des travaux corrigés h peine sur les épreuves, et
qui excluent en conséquence toute idée de méditation. Cest ainsi
que sont nés les ouvrages de Guizot , Cousin , Lherminier,
même ceux de Thierry >. Indépendamment de la médiocrité des
ouvrages, il en est résulté l'habitude de s'en tenir à Timpres»
sion du moment, de rechercher le bruit, de caresser les petites
passions do jour. Aussi faut-il, pour le petit nombre d'ouvrages
qui survivent , se reporter à la date où ils furent composés. La
oîtique qui exige une recherche scrupuleuse dans Texercioe de
h pensée, la patience, la sagacité, le sentiment qui discerne le
fond de ta forme, et y saisit Tunité de Tesprit sous la variété de
ses manifestations , a péri en présence de la critique des jour-
naux, qui, trop souvent adulatrice, toujours myope, n*en
pectiMux avec lesquels M. Caotii parle de M. Guixot, de M. Aug. Tbier*
ry, de M. Tbiers aortout. On ne peut pas s'expliqaer davantage, de la
fui d'un historien , un sileoce complet sur VBUtoire des Français de
SMondî, sur les ouvrages de MM. Oannou, Micbelet, Amédée Thierry,
Beari Martin, Saînt-Priest, Bazin, etc. S*il est un genre de travaux dans
ksqeqls la France ait une supériorité très-a vouée, c'est dans les tra-
nsa dliistoire assurément. Le labeur patient , investigateur, immense
des Allemands , est confus , et pèche presque toujours do cMé de l^irt
et de rordonnaoce. L'école ft-ançalse oontamporaine, quoi qiren dise
N. Canta, s'est dgnalée aussi par la solidité des recherches, par la fé-
coadilé des vues, el elle y Joint (ce qui est plus rare) la clarté, la mé-
tbode, et la oonsécretion de Part (Aa. RéRâi.)
' On pourrait répondre encore que la plus grande partie des œuvres
4e ces teîvains ont été composées en deliors de leurs leçons, et alors
qalls avaieot cessé de professer. Quant aux défauts que M. Cantu re*
proche anx travaux de leurs chaires, est-il nécessaire de faire resssortir
que, sous rimprovisation de la forme, on trou?e le fruit d'Immenses re-
cherches et de longues méditations? Pent-on sérieusement prétendre que
raistoire de la civilisation en France, de M. Guteot, est an livre
SBprovisé? (Aa. R.)
IM UTTÉBATUIIB.
triomphe pas moins, parce qu'on Ut les journaux et qu*on ne
lit pat les livres.
Le siècle de Byrou et de Walter Scott fut pour T Angleterre
nn siècle d*or, rival de celui d'Elisabeth, et plus original que
celui de la reine Anne; mais c'est la vie domestique qui défraye
la littérature, au lieu du but élevé qu'elle ambitionnait aupara-
vant. Au milieu des innombrables imitateurs de Walter Scott,
Bulwer seul se distingue par des idées larges, et tend à un but
sérieux ; il sait beaucoup, mais il en résulte qu'il s'égare en
digressioas inopportunes. Il apporta tous ses efforts à procurer
à la condition de l'homme de lettres cette dignité sociale qui
lui manque trop souvent. Lewis, marchant sur les traces d'Anne
Raddiffe, prodigua la terreur dans le Moine ^ en y mêlant les
couleurs fausses et les tableaux voluptueux. William Godwin
se complatt aussi dans la terreur ; mais G*est du coBur, et nou des
moyens extérieurs, qu'il la tire. En peignant, dans son Caleb
fyUHawu, des situations efiCrayautes , des âmes désolées, des
passions furieuses et misanthropiques, il attaque le système so-
cial , comme Byron le fit après lui. Distingué aussi comme po-
litique, il a écrit sur la république d'Angleterre.
D'autres écrivains, et particulièrement des femmes (mes-
dames Edgeworth , d'Ablay , etc. ) , imitèrent Richardson dans
l'analyse des afTections. Lady Morgan, pleine d'esprit et de
hardiesse, provoqua par ses attaques les injures que beau-
coup de critiques lui adressèrent, surtout en Italie, où elle vé-
cut en rapport avec les libéraux , qu'elle traite d'un air de pro-
tection singulière. Les Anglais excelleraient dans les relations
de voyages, partie si riche de leur littérature et appropriée à
leur vie errante, s'ils ne portaient partout leurs goûts, leurs ha-
bitudes, leur langue nationale, réprouvant tout ce qui n'est pas
eux, et, par suite, voyant peu ou mal. Us ontmieux réussi dans les
romans de moeurs et de scènes domestiques. Charles Dickens,
dont la réputation va grandissant , est rempli de ce sérieux bouf-
fon {humour) particulier aux auteurs d'essais, et il a une ma-
nière tout a lui de tirer des leçons morales de ses peintures de
la vie populaire. D'Israëli , plein d'une verve puissante, prend
pour but de ses traits, dans le roman politique, l'aristocratie
L*£COLB BOM ANTIQUE. 155
et tyramiiqae. Il oppose à une société « dont les re-
JatioDS, fondées sur régoisme, la cruauté , la fraude , conduisent
à Jlnunoralité , à la misâre , au crime , » les maux que souffre
te peuple anglais , ■ autr^ois brave , heureux, religieux, meîi-
J«r que tout autre, et aujourd'hui vicieux, avili , exténué , vi-
rant sans bonheur et mourant sans espérance. »
Tonte la littérature anglaise chemina sous ies deux bannières
politiques des conservateurs et des libéraux. De même que
chaque parti avait son université dans Londres; les whigs
«yanl créé , en 1802 , la Kevue d'Edimbourg, dirigée par ce Jef-
fr«f que Walter Scott et Byron proclamaient le premîcr critique
do fiécle, les tory» y opposèrent la Reoue trimestrielle. Les
jugements se ressentent nécessairement de la politique; mais,
en général , ils sont sérieux et profonds : ne se contentant pas
de rhnmble tâche de prononcer sur le mérite d'un livre, ces
«ritiques prétendent juger les principes sur lesquels il s'appuie.
Dans un pays où Timportance du talent est d grande, les
partis cherdient à se le conquérir, et de là vient que. Ton voit
pvaltre dans les Reoue$ des travaux étudiés, et émanés des
neilleures plumes, sur la jurisprudence , sur les arts , sur le
^Ki^'cniement; et Ton peut dire que les discussions du parle-
ment se sont introduites ainsi dans la littérature. Robert Wilson,
praittaur énergique , défendit le torysme avec une grande fa-
rilité, un sentiment profond, et beaucoup d'éclat. Macaulay se
fit une léputation par les essais qu'il publia dans la Hevue d'É-
^Mi6ow7, et acquit un >1^ <^aos le parlement. Plusieurs pro-
Idèmcs historiques ont été discutés dans les Revues, d'où il s'est
Rpandu beaucoup de connaissances et de bon sens dans les
dâiKS nooyennes ; les auteurs , surveillés de près par la criti-
que , se sont tenus sur leurs gardes , et ne se sont pas endormis
nr leurs lauriers.
Le tbéfttre n'a pas été heureux en Angleterre : Byron n'écrivait
pas ses drames pour la foule assemblée. Les Compositions sur
lespassioMi, de George Baillie , valent mieux.
Le dictionnaire des dix mille auteurs anglais vivants, vers 18S0,
comprend dix-neuf cent quatre-vingt-sept poètes. Les critiques
i«s distinguent en écoles irlandaise , écossaise et anglaise. La
166 LITTÉBATOBE.
première est vive, véhémente, parfois étrange, comme dans lady
Morgan ; la seconde est philosophique , s'occupe d^analyse ,
d'histoire , de sentiments naturels et profonds ; parfois elle m
montre minutieuse et pédantesque. Dans la dernière dominent
le bon sens pratique , une rude simplicité, l'énergie, la discus-
sionlarge et indépendante.
Beattie, philosophe et poète écossais, eut Byron lui-même
pour imitateur, ce Byron dont on a fait à tort un révolutionnaire
littéraire , hostile au passé, tandis qn'il défendait, au contraire.
Pope et Addison contre Coleridge , et frappait sur les novateurs
qui voulaient émanciper la poésie nationale. Coleridge , peu
dramatique , acquit une réputation supérieure à son mérite, par
une imagination brillante , plutôt que par des créations com-
plètes George Crabbe, satirique violent, poète de la réalité,
de la vie obscure et positive , àiumère les misères du paysan ,
chez lequel il ne voit qu'angoisses et désespoir. Rien de plus
riant, au contraire, que les Plaisirs de la mémoire et ia f^ie
humaine, par Rogers. Le ministre Canning connut les finesses
de la satire. Campbell, auteur d'hymnes et de chants militaires,
possède un rhythme savant, ainsi que l'harmonie qui doit régner
entre la pensée et l'expression. Wordsworth, représentant d^une
poésie que. les deux siècles précédents avaient oubliée, montre
la sympathie des êtres et de la nature inanimée : poète de la
nature , épris de tout ce qui porte à l'honneur, à la morale , à
la religion , il aborde les sujets vulgaires avec dignité, et emploie
un langage aussi magnifique que les spectacles qu'il contemple.
I Ce panthéiste Shelley , au souflle satanique , nie et blasphème
I la Providence.
1 Southey , bercé par la poésie rêveuse des laclUsles, put jouir,
très-jeune , du succès de sa Jeanne d'Arc. Lorsqu'il eut vu la
Révolution française aboutir au despotisme , lui qui avait excité
les peuples à la révolte, il maudit le progrès et la civilisation, et
! devint poète lauréat. Uni , facile , clair, souvent original , il se
« vit maltraité dans les Revues, à raison de la faveur qu'il ob-
tenait à la cour.
Thomas Moore, le petit ami de Bloom, importa dans la
Grande-Bretagne lès contes de TOrient, compositions ba-
il
L'BC0L£ BOMÀNTIQUB. 157
tarin. Dans aes CSianls nationaiix d'Irlande, il appliqua des
parafes patriotiques aux vieax airs de ses montagnes, il a écrit
étâ satires très-mordantes; mais, avec tant de ^Milité et d*édat,
ii ittriot rarement la véritable poésie.
Elle se£ût mieux sentir ehez le cordonnier Bloomlield, qui,
abandonné de ses protecteurs, mourut de chagrin; comme
aosi ehez Allan Cuningham, pauvre enfant de TÉcosse, qui
dennt on lyrique distingué et un critique plein d*élégance.
Waher Savage Landor est l'un des écrivains les plus exquis de
la langue anglaise de nos jours.
Mais le champ de la littérature la pins vraie et la plus actuelle,
r*est le parlement, où Tesprit se nourrit de science politique,
«t se complaît aux réminiscences de l'antiquité.
La littérature des Américains du Nord est la fîlle de la litlé-
latare anglaise; mais, occupés à conquérir leur indépendance
€tà forganiser politiquement, tâche plus difficile, poussés par
m mouvement nutériel incessant, inexprimable, ils ont été,
àm leurs écrits, plus positifii même que les Anglais : encore
fi*0Dt4ls écrit qne dans les journaux, jusqu'au moment où se
soDt réfélés de nos jours des auteurs dignes de renom, s'ins-
ptfant toutefois de TEurope , sans traits originaux dans un pays
empreint de tant d'originalités. Cooper est le peintre de la vie
inaritinie , et des relations de la vie sauvage avec le monde
miliaé. Lui et Washington Irving nous ont fait connaître les
oiQnis natives de TAmérique. Longfellow s'est placé parmi les
uUears poètes; Brownson, qui rédige la Revue de Boston,
parmi les meilleurs prosateurs. Les historiens Irving, Prescott,
Bankroft, sont des fruits précoces, mais excellents. Channing,
^ la communion évangélique, appliquant à la société une mo-
i^e sympathique et large , en agita , du haut de la chaire , les
^nestioosritales, et surtout l'amélioration des classes ouvrières,
>îec une chaleur et une pompe inaccoutumées dans cette
langue, mais qui ne conviennent pas mal à qui traite des intérêts
<ie rbunoanité. Lectures on the élévation of the labouring
portkm of the eommunUy, Charles Sealsfield, qui a surtout
(^t csi allemand, a peint la démocratie américaine avec beau-*
<^vp d'originalité.
14
158 LITTÉBATÛfiB.
A la télé de la litténtore allemande s'élèvent encore Schil-
ler et Goethe, Tbomme da cœur et l*homine de Tesprit. I^e pre-
mier est toujonrB inspiré ; le second, toujours mattre de sa verre
et de son style, dispose tout avec une logique sévère, là même
où il n*apparatt que du désordre , et contemple, avec une irome
sans amertume, Famour, la patrie, tous les intérêts qui s'agitent
à ses pieds.
Goethe était si varié, si universel, qu*il serait impossible de
dire quel était son genre > . Mais les Allemands aiment de pié-
■ Goethe disait, dans 868 dernières années : « La républk|iiei
va anjourd*hui ahsolumoit oomme Tempire romain au temps de aa
décadence, quand chacun voulait gouverner, et quVn ne savait plot
à quel chef obéir. Les grands hommes vivent dans TexU , et le pre-
mier rostre qui se fait chef de parti, poar peu qu'il ait d*infloeiioe
sur Pâmée, se proclaoïe empereur. Wleland et Schiller sont détrônés :
combien de temps conaerverai-Je ma vieille pourpre impériale f No-
valis n'était pas encore empereur, mais il s*en fallait peu ; c'eat dom-
mage quUl soit mort jeune! Tieck, lui aussi , fut empereur, mais bioi
|)eu de jours. Il fut accusé de douceur et de clémence; le gouTome-
ment veut aujourd'hui une main robuste , une espèce de grandeur
barbare. Les deux Schlegel ont régné en despotes. C'étaient , diaque
matin, des proscriptions ou des exécutions nouvelles; choses qui
phiMent beaucoup au peuple dans tous les temps. Dernièrement , un
jeune débutant appelait Frédéric Schlegel un Hercule allemand qui
nettoie le pays avec sa massue. Aussitôt le magnanime empereur lui
expédie des lettres de noblesse, avec le titre de héros de la Uttérature
allemande, et lui afiÎBCte pour dotaUon les gazettes, qui s'easoufBant
en laveur de ses amis et partisans , tandis qu^elles ont soin de ne pas
dire un root des autres. Expédient admirable, très-opportun avec œ
digne public, qui ne lit jamais un livre tant que les gaiettm n*en ont
(Kis parlé!...
« 11 est mort récemment à léna un jeune poète , trop tôt en vérité;
car, pour peu qn^il eût continué , il se serait fait un nom. Ses amis as-
su reot, dans les journaux, que ses sonnets Iront à la postérité. Eh!
mon Dieu, il flint antre chose que des sonnets et des almanacbs pour
devenir un grand homme. Dans ma jeunesse, J'ai entendu dire à des
hommes graves que tout un siècle a beaucoup de mal pour produire
un poète, un peintre de génie. Mais nos petits jeunes gens y ont
I.*iCOLft BOMAHTIQUB. Ut
ftfBtt Jcs podes qui pincent toojoon la même eorde, qui
oereent lean ailes dans un horizon étroit, qui chantent 1m
tiaditiflos et les généalogies de chaque eastel.
Cal de Schiller et de Goethe que la poésie allemande a reçu
Il fimne dassique ; mais d'autres surent l'amener à des innofa*
tionjaifois originales, et réussirent à mêler les rêves du mys*
tiôBeauz raoBun prosaïques de leur patrie. Tieek, fimeux
critiqae -de Téeole romantique , lui communique un sentiment
pioirelîgîenz, plus palpitant» plus esMUtiellemeat tndesque; il
éooae à la forme plus de mouvement, de passion , de simplicité
Mflosembleetde liberté, oequi le rend le poète le {4us aile*
■sai, rinterpcèle le plus éloquent du moyen âge, soit du côté
cMicn, soit du côté païen. Il fait revivre les traditions sous
SB aipeet nouTona , en leur conservant la naïveté particulière à
rcafimee des peuples. Dans le fanlastcf, dialogue sur le véritable
ooetère de la poésie, il oppose celle du moyen âge, celle de
Sbkipeare, de Galderon, de Dante, à la poéne banale de nos
josn; la mâle simplicité et rbérolsme de ces temps, aux ra&
issiMntsaetmla; la profondeur et lu chaleur de seotinient qui
MBiaiiliBStaientdans la retigion, dans l'amour, dans l'honneur,
à llateUigeDoe superficielle qui se révèle par rincréduUté, par
régoîsaie, pur la vanité. Trèi^fin dans l'observation et dana
répi^amuM, il dirige sa satire, non, comme tant d'autres,
cMire reialtatioa des noUes sentiments, mais contre l'esprit
eakiilatenr ut la prudence ég0iste. Menzel et l'école de Schle-
^. qai procède de Xiecfc, le placent au-dessus de Goethe;
les moins enthousiastes le mettent à côté de lui. Bien qu'il dise
qae le mérite d'une uomposttkm se mesure au plaisir qu'elle
nctie, quel qu'en soit le scyet, il inspira pourtant le respect
to traditions nationales. Il servit la cause de sa patrie dans
>• H e*est plaiflir que de voir comme flft nous traitent. Aujour-
'koi ou n'appartient pfosàson siècle, comme cela devrait être, mais
<uprélaud raliaorber en soi toet entier : puis, al tout ne va pas à lenr
ftiisms, les voilà broulMs avee le moade^ méprisant le vulgaire , et
K «aqMii du public;... » ewMe eus ndkrtm ptrtôtOkhm Vt^
l«aet dorfesis/ZI , Asf Joua Fau, p. 103.
&«
160 LITTERÀTOBB.
rinsorreotioii contre l'étranger; mais ce mouvement donna Fes-
8or à une poésie qui n*eut pour but que d'exciter les sensations.
L'école suève, illustrée par les noms dlJhland, de K.ôr-
ner, de Schwab , imprime à la poésie un sentiment religieux,
grave, passionné, et des formes populaires plus libres. « Que
« celui-là cbante, dit Uhland, à qui fut donné le chant dans la
« forêt des poètes allemands. O joie ! d vie! lorsque chaque arbre
« répète sa chanson I Le chant n*est pas l'héritage dTon petit
« nombre de génies fameux, la semence en est répandue par
« toutes les terres de TAllemagne. Confie à de libres aceents ce
« que ton cœur te dicte intérieurement. »
Ce même Uhland, Rûckert à la poésie facile et libre, Amdt,
Schenkendorf, Stagemann, Follen, Kleist, et d'antres encore,
combattirent en chantant; c'est au bruit des odes de Rdmer
que la jeunesse des universités s'élançait , intrépide, contre les
étrangers (181S). Une fois le triomphe et la. paix survenus,
les p(^tiqae8 déplorèrékit les déeeplions qui suivirent , et dé-
cochèrent leurs traits contre ceux qui les avaient abusés. Dans
la même route se tigùala aussi rAutrichien Grnn ( Auersperg).
Gollin, à qui Vienne érigea un monument comme à un poète
national, excellait, nonobstant son penchant pour l'histoire
grecque et romaine, à âûre vibrer aussi l'esprit germanique.
Les poètes libéraux ressuscitèrent en 1830; mais bientôt,
retombés dans le silence, ils laissèrent retentir encore la voix
des poètes du passé. Malheureusement la muse se rend parfois
l'organe des déœolissenis religieux- et des espérances oommo*
nistes.
Kotzebue alla fouiller dans les fmtnondices sociales, né visant
qu'aux coups de théâtre et à l'effet, déla}'ant dans un style
diffus une morale triviale, et idéalisant sans cesse les vices
comme les vertus. IfQand, auteur du Joueur^ combattit les ré-
volutionnaires dans les Cocardes; mais ses intentions morales
ne rachètent pas sa fiaicture relâchée. Aujourd'hui, les aateais
de comédies se rappeiUent trop la manière française. Grilparser,
Bauern&ld, Charles Hugo et d'autres ont fait des tragédies qui
méritent de vivre; Raupach dramatise toute une génération
dans les Hohenstaufen. et toute l'insurrection grecque dans
L*ÉGOI.B ROHÀNTIQUB. 101
01^ H iUiphaéL La faUllté de Werner (1768*1822) est plus
lenible et pins dooloureose que oeile des anciens, parce qu'elle
al transportée da palais dans la YÎe domestique.
De Déme que le mystkisme de Novalis venait de Taspiration
vcnrafasoiii, Técole humoriste introduisit Fironie dans l*art;
mais le rire traduit une souffrance intérieure, et la moquerie
lé^, une méditation profonde. Le père des humoristes est
Ikfalenheiig, qui, de même que Lessing, regardait la révolution
eomme une phase du progrès de l'esprit humain, et tendait à
^tritoaliser toute chose. Il se moquait des inventions de ses
eoBtemporams, et parodia les théories de Lavater dans sa Phy-
tkmomie des queues. Jean-Paul Richter, génie étrange, mêla
dais ses eompositions ee qu'il y a de plus trivial et de plus élevé,
des connaissances profondes et des superstitions, des idées et
dei sentînients de tout ordre, de tout état, de tous siècles; et
tout cela dans un style plein d'ellipses , de parentlièses, de sous-
cotendus, en phrases incohérentes ou en périodes intermina-
bk,. Ceux qui peuvent débrouiller ce péle-méle y trouvent un
sentiment profond, une appréciation très-fine de la nature hu-
maioe et de son époque, des révélations qui éclairent les replis
les ploB secrets du cœur. Ces éléments si hétérogènes, on croi-
rait à première vue y voir l'œuvre d'un fou; puis, à mesure que
ta loèôe s'éclaire, vous découvrez un poète passionné pour toute
▼ertu, indigné contre tout vice; un poète tout occupé à cher-
àm dans la nature et dans son siècle tout ce qu'il y a^de beau,
4e tendre, de mystérieusement sublime dans la destinée de
llioinme.
Hoffmami, pilier de tavernes, après s'être échauffé l'esprit
par le vin et les vieilles légendes, composait ses Contes fantas-
tiques, remplis de diableries et d'inventions étranges, que l'on
CRiiratt à peine émanés d'un homme jouissant de sa raison.
niamissqa fut moins original, mais plus intelligible. Solger
apandit le rôle de l'ironie dans l'art, en établissant que le but
de Tait est de révéler à la conscience humaine le néant des
riioses finies et des événements du monde réel ; et que le génie
consiste à se placer à ce point de vue de l'ironie divine qui se fait
un jeu des dtoses créées, des intérêts, des passions, des luttes,
14.
169 LtrriBA'njBB.
des GoHteioiis de la vie humaine, de nos soufifiranees eomme de
nos joies, et à faire planer sar ces tragi-comédies la pulasance
immuable de Tabsolu.
Les romanciers se Jetèrent snr les traces de ces écrivains et
sur celles des auteurs étrangers ; la nature et l'histoire ne leur
sufDrent plus; ils cherchèrent des sujets dans le monde ftntas-
ti<iue. Rarement les Allemands s*élèvent à un noble idéal.
Dans leurs ouvrages scientifiques, Tentassement des détails
diminue l'impression et la valeur des idées générales. La facilité
de leur langue si riche les rend négligés dans la poésie , et plus
encore dans la prose; en même temps leur philosophie, hérissée
de formules, s*enveloppe d'obscurité.
Dans les pays Scandinaves, la plupart des écrivains emploient
la langue allemande. Les ouvrages originaux ont le caractère
sévère dont la nature se revêt dans ces contrées : les expressions
sont roides et sans ornement, mais puissantes; point de frivo-
lité élégante, point de modes éphémères. Les vieilles traditions,
la vie toute particulière du mineur, les mystères de la nature,
y engendrent cette poésie qui s'éloigne de TEurope.
La mélancolie donna h Vitalis des ailes pour s'élever entre
Téeole mystique allemande et l'école toute r^lière de Boileau,
qu'il combattit par la satire. Tegner, évêque de Vexio , intro-
duisit le romantisme, et chanta d'une manière originale r//if*
Mre de Priihiof; mais ces écrivains restent presque inconnus
à l'Europa, comme Geier, poète et historien, comme l'évéqus
Franzen, Atterbom, Nicander, Andersen, Baggesen, et le poéts.
islandais Thorarensen. I^es romans de Frédérique Bremer,
qui n'ont rien de l'ivresse démoralisante des créations en vogue,
commencent à foire du bruit parmi les étrangers. Le théâtre
danois, créé par Holberg (1720-1760), s'est soutenu depuis.
Œhlenschleger, la gloire de la Scandinarie, a traité avec puis-
sance dans ses tragédies des sujets nationaux ; mais il a défendu
la religion d'Odin contre le christianisme, avec les idées suran-
nées de Volney et de Dupuis.
La Hongrie n'a Jamids eu une littérature florissante, bien,
que cette langue harmonieuse et énergique ait été parlée plus
d'un siècle à la cour de Transylvanie, et qu'il existe des ouvrages
L'ËGOLS BOUANTIQUE. 1G3
«es &BnaU dialeetea. Elle tend pourtant aojoiird'hui
à I» constituer, comme l'expression de cet e^t national qni
f'ertsoolefé plus d'nne fois contre les dominateurs. Faludi Ta
njernue arec talent* Quelques écrifains , déjà célèbres par dea
oonageseompoGés en allemand, se sont appliqués au madgyare :
il al employé dans Tadministration et dans renseignement; il
l'ot plié à des ouvrages de grammaire et d'orthographe , à des
tradnetions , à des jounuiux, et au théâtre; mais il nous est
vriTé de Toir reproduire sur la scène hongroise, comme sur
tàk de rAUemagne , les pauvretés brillantc^es auteurs fran*
t».
La langue finoique a fait des progrès dans le dernier siècle, en
laisant de côté les imitations pour y substituer les traditions ,
ks usages et les sentiments nationaux. Après Lenoqvist, qui
publia le Miroir de la superUition des anciens Finnois (178:1) ,
et Gaoander, qui retra^ la Mythohgiefinnique ( 1 789 ) , le doc-
lor Lonnrot fit paraître le Kalewaia ( 1836) , épopée qui est
la aouree la plus pure de la mythologie finnique. Depuis la
lômion de la Finlande à la Russie , la vie intellectuelle s*y est
dérdoppée, et Ton y publie aujourd'hui des journaux, outre des
livRs élémentaires et des traductions. Il slmprime des gram«
nains jusque chez les Lapons , ainsi que des livres ascétiques
cttsehniqocs.
La littérature de la Bohême , s'appoyant sur une langue qui
fat longtemps celle des savants et de la diplomatie en Allema-
gne, lorsque Charles IV eut imposé aux électeurs de l'apprendre,
tttte littérature a dépéri , du moment que la contrée a été sou-
vâie à TAutriche: mais elle se réveille aujourd'hui. Sehaffarik
et Palaeki s'occupent de dictionnaires et d'archives; Koliar
chante les anciens exploits nationaux; les journaux et les tra«
daetions s'étendent, et la littérature slave a beaucoup à espérer
de la renaissance de ce pays.
Ad temps de Pierre le Grand , le peu^de livres que la Russie
poaiédalt , la plupart sur des matières religieuses , étaient écrits
^ un vieux slave mêlé de latin , de polonais et de russe vul-
fi>>ra; jargon lettré, incompris du peuple, dont la littérature
cwsislait en chansons et eu traditions orales. Le cxar Pierre fit
164 LITTéSÂTCJRE.
prévaloir le russe ; mais comme cet idiome ne suffisait pas aux
éléments introduits soudainement dans cette civilisation , il se
mélangea d'expressions et de phrases suédoises, allemandes,
françaises, hollandaises, mosaïque avec laquelle une littérature
n*était pas possible. Lemonossof, qui parut dix ans après la mort
de Pierre le Grand , peut être considéré comme le premier qui
ait écrit dans la langue russe. Au commencement de ce siècle,
elle sortit de ses langes, et produisit Karamsiii pour la prose,
et le gracieux JoukoQ pour la poésie : ni Fun ni l'autre ne fu-
rent pourtant originaux. Derjavine, hardi et poétique autant
que le comportaient les formes mesquines alors en usage et
rindocilité de la langue, montra plus d^originalité ; de même
que le fabuliste Krylof , rempli de bon sens malicieux et d'une
finesse particulière aux Slaves.
Ces écrivains appartiennent encore a l'époque que Ton pour-
rait appeler philologique, attendu qu'ils profitèrent moins à la
littérature qu'à la langue. Cette langue est arrivée aujourd'hui
à la précision, à la finesse , à l'universalité, autant qu'il le faut
aux auteurs et aux lecteurs de ce pays; elle tend à se purger
des mots étrangers. Le Dictionnaire de l'Académie de Péters-
bourg , dressé par ordre de racines , peut servir de modèle.
L'empereur Nicolas , qui veut la nationalité jusque dans le lan-
gage, a décrété qu'à partir de 1845, personne n'obtiendrait les
grades académiques sans avoir subi un examen rigoureux sur
la langue russe.
Les écrivains russes, bien que les nationaux nous les citent en
foule, manquent de cette originalité qui les rendrait dignes de
l'attention des étrangers, et utiles dans leur patrie. Gryboiedof
a fourni beaucoup de proverbes à la haute société dans sa comé-
die : Malhetir aux gens de (aient ! Tout en imitant Byron ,
Pouchkine conserva le fond et l'Ame russes. Il donna , dans des
vers énergiques et harmouieux , la plus haute expression poé^
tique delà vie nationale, avec ses joies et ses douleurs, en
homme qui a beaucoup éprouvé, et qui exprime ce qu'il a res-
senti avec chaleur et liberté. Maître au point de vue de l'art,
son influence fut plus littéraire que morale. 11 eut une fin pré-
maturée, et fut tué en duel ( 1837). Lermontof ( 1839) seul
L*BCOLB BOMAHTIQUE. 165
posnit loi être comparé dans la poésie et dans les oootes : on
iBtf chez loi le besoin d*agîr, stimuié par une inaction forcée;
lert rempli de ces inspirations généreuses, dont il a été jus-
fild le meilleur interprète parmi les Slaves. Les écrivains se
mt divisés sur leurs traces en classiques et en romantiques,
ks ms tendant a Timitation, les autres à Toriginalité. Nkolas
Go^ a peint la vie de lUkraine avec un coloris vigoureux 'et
lataiel : s'étant depuis fixé dans la grande Russie , où sa langue
s'eit psriectioniife, il a fait des romans fort répandus, des eo-
Bédia qui ne manquent pas de force comique , et des portraits
de h nature slave aussi fidèles pour le mal que pour le bien.
Les études philologiques sont très-répandues en Russie. On
eosngne dans toutes les universités Tarabe, le persan, le turc ;
dan qiidqueB-unes, le sanscrit, le mongol, le kalmouk, lan-
gae que le père Hyacinthe a fût connaître. On forme à Péters-
hourg des missionnaires et des ambassadeurs pour la Chine ; et
e'cttebeK les Rosses, plus flextUes et plus insinuants que lea
Ai^glaB, qu'il faut chercher les meilleaxs renseignements sur
FAsie centrale.
Les poètes n'ont pas manqué aux Polonais pour déplorer les.
Bialhenrs dé leur nation, ou pour réveiller ses souvenirs. En
]80f , une université fut fondée à Varsovie pour Tétude de la
bogue nationale, étude h laquelle trop de désastres ont mis obs-
tade. Aujonrd'lnii la plupart adoptent la langue russe. •
La iittératuie hellénique se forme chaque jour au sein d'ios-
titations libres , et à cété d'elle grandissent les littératures v»*
laque et illyrienne.
Las écrivains espagnols , remués par les événements et par*
ksahematives de l'exil , ont entrepris de régénérer la littéral
Ine aatioorie. Arguelles, Quinlana , Gallegos, Prias, Gallardo,
MartineB de la Rosa , Ange Saavedra , Trueba » Toreno et d'aun
ticsoieore, ont écrit dans des temps d'infortune, ou loin de
leur pafs. Beaucoup d'Espagnols ont déployé de rétoquence à
la tribone, on de l'énergie dans les négociations. En contem-
plant leur |ays bien-aimé, ils montrent moinsde sympathie pour
r^poque monarchique, que de regrets pour l'époque féodale.
Miâsv ^dmodonnaail aux faciles inspirations françaises, ils pré-
166 urriEiTUBS.
fèrentla sobriété de pensée, la finesse du goût et le ban sens, à
la brillante imagination des modèles nationaux* Sans parler de
ceux qui, comme Burgoe, Martinez de la Rosa, Lista, Mo*
ratin, restèrent fidèles à Téoole classique, les romantiques eu*
mêmes , au lieu de recourir à cette inspiration spontanée des
grands écrivains qui avaient servi de modèles à eux et aux autres,
se sont mis à suivre les pas de Walter Scott ou de Goethe , et
ceux des Français même. Plusieurs d'entre eux ont ealtÎTé les
genres humoriste et piccaresques notamment Lam, Mi^
fiano, Mesonero ; et, parmi les satiriques, François SenexiE a sa
choisir un sujet heureux, en essayant de fidre mi don Quichotte
moderne dans son monsieur Legrand^ héros philosophe , che-
valier errant, réformateur de tout le genre humain.
La littérature portugaise , qui a eu Thonnenr de former un
cycle complet, s*est ressentie, après le règne de Louis XiV, de
Tinfluenee française dans Técola créée par Xaner Haneiès , aii«
teur de la Henriade. L*Horace portugais , Gerrea Gveao , Ion-
dateur de l'Académie des Arcades , qui fleurit depuis 1766 Jns»
qu'en 1778, s'étant attiré , par sa rédaction de la GoMelêg^ la
colère de Pombal, mourut de misère en prison. On se mit alors
à traduire les productions anglaises ; enfin , Manuel da Costa ,
Denis de Cruz et Silva , se hasardèrent dans des voies noo*
velles. Barboza du Booeage, qui mourut à l'hépital en 1805 ^
fut un véritable poète. Dans l'agitatioa incessante de notre
siècle , les lettres n'ont point grandi ; mais le goût littéraire se
propage ; te théâtre ne s'est pas encore relevé de l'espèoe d'op-
probre qui a pesé sur lui , et il reste abandonné à des éerivams
subalternes. On se platt à l'Opéra, mais encore plus aux combats
de taureaux.
Parmi tant d'écrivains cités ou omis, combien ea est-il qai
parviendront à la postérité , si , dans ce fracas de répntathms
qui se supplantent, il en est qui croient à la postérité ? La littéra-
ture est devenue un tourbillon; les Journaux, qui se multiplient
à mesure que les livres diminuent, en sont devenus les repré-
sentants; les livres même sont contraints d'en adopter la
forme, et parfois Jusqu'au ton. Le public aime les compila-
tions ; il court aux encyclopédies et aux Journaux, qui kû ap-
L ÉCOU lOHAHTlQUB. 107
pMM la icieoee eo détail et la piémnption en gros. De lii la
fMfefM rien n'est plus fiieile que d'écrire ; moins on a de
cftoM à dire, pinson «àroitaiséd'yréassir; chaeon vent dire œ
pi MBt atant de l'avoir médité ; on regarde la moindre idée
flonne on véritable enfantement; toute lubie est comme one
étiaeeile qui doit briller an milieu de la foole. N'a-ton pas dil
qa*a litlératore il suffit de plaire et d'émonvoir > ?
La politiqne élant devenue la préoccupation de notre siècle,
csBuae la religîon était la passion du seizième , trop souvent
hqantion littéraire s'est trouvée confondue avec la question
pofiliqae. La liberté de l'art a été proclamée, comme la liberté
dfils;et Ton s'est trouvé diqiensé de toute rech^che quant
an tliéorîes du bien. Mais la liberté, là comme ailleurs , n'existe
p'i la condition de l'ordre.
Le fcire s'étant glissé dans la littérature comme dans la mu-
et dans la peinture, la grâce simple, les scrupuleuses
de l'art ont disparu devant les basses pratiques
éa aiétier, et les procédés mercantiles sont appliqués à la ma-
lipalation comme à la vente des livres; r<m traduit et l'on
eopie; les Muses tiennent boutique , et Ton aspire à la vogue ,
pvcequ'clle est un moyen de lucre. Les ouvrages qui deman-
éest des années de travail à l'auteur, et de l'attention au lecteur,
ont peu de partisans; on commence sans savoir où l'on abon-
tin , en promet sans tenir ; de là tant de travaux laissés inache-
vés*; ou, lorsque arrive la fin du livre publié à son de caisse,
bs opinions ont changé; les conclusions démentent le début.
On n'a plus que la fécondité des avortements , objets de dédain
povr les pères eux-mêmes, qui n'en montrent pas moins ou
pebB^, en révélant ainsi une de nos plus grandes plaies , un or-
gacil intrépide et le mépris du sens commun. Il en est plus d'un
* « L*uitear a'est pas de ceux qui reconnaissent & la critique le
éroK de qoestJooiier le poète sor sa fantaisie, et de loi denoander poor-
^ 3 a choisi tel sujet, broyé telle couleur, cueilli à tel arbre, poiaé
^tclleaoQK)t..»I]oco.
* KooscMeroQs, ptnni les meilleurs, plusieurs ouvrages deMontl, tes
levsw die Fauriel , de Vtlleasain , Gaiiot , etc. (C. C. )
168 UTTiiirniB.
que k culte do bon goût rend ennemi de toute innovalîoii:
c'est oublier que , dans les langues et dans Festhétique , les ré-
volutions dépendent de tout autre chose que du senlimeiàt des
écrivains. Cest ce que méconnaissent aussi ceux que la déoDau-
geaison de roriginalité fait courir après le paradoxe et Textrava-
gance , qui prennent Tinforme pour le colossal , Tétrange pour
le neuf, et le défaut pour le système.
Trop de gens ont cru que Tinnovation consiste dans la forme
des idées et non dans les idées mêmes, dans la vérité historique
et non dans la vérité morale : la faute en est à une éducation
médiocjre, toujours dirigée vers les objets extérieurs. Gomme on
changerait de casaque en conservant le même drapeau , on a
substitué de certaines formes d*école à. d'autres , mais sans
qu'elles résultent d'un sentiment ou de croyances communes. On
s'est cru novateur en ressuscitant des croyances non-seulement
tombées, mais conspuées, la magie, les gnomes, les spec-
tres ; ou bien Vçn renouvelle le moyen Âge sans la foi , qui en
était la vie. Combien de drames, chrétiens quant au suyet , n'of-
frent, au fond de leur tissu bizarre, que scepticisme ou fata-
lité, mais non cette lutte du bien et du mal, ce conflit des prin-
cipes , l'énergie qui n'exclut pas la tendresse , le péché que
rachète une aspiration élevée! Combien de romans qui ne
peignent que la vie exceptionnelle, une société restreinte et des
croyances personnelles, Taccident, et non le vrai durable et
universel !
Quand le culte de la nature redevint en honneur, on crut en
trouver le sentiment dans les livres, sans avoir connu les grandes
joies et les grandes souffrances, qui sont pour les flmes éner-
giques comme de hautes montagnes d'où se découvre le fleuve
entier de la vie. Dans la poésie lyrique, on exprima avec de
nouvelles formes et plus de vérité la même nature de sentiments.
On chanta la patrie au lieu des amours, mais avec des accents
de haine et de mort, avec des doctrines politiques théoriquement
frivoles, et dangereuses en pratique. Rappelons donc que l'aspi-
ration vers la venté encore inconnue, que l'on ne doit pas railler
même quand on en doute, est la source la plus abondante des
inspirations lyriques , parce qu'ella participe de l'infini , et que
L*iC0LB BOMANTIQUB. 160
bplK grande réeompenfiç , poar un auteur, est d'avoir éveiUé
éau les coeurs une étincelle d'amour.
El cependant il Oaut des croyances fortes, des convictions pro-
foodesà ]a poésie lyrique; car le doute ronge les cœurs, et la
raison individuelle livre à Tanarchie les âmes énergiques; les
êenvaitts blasphèment ou gémissent, selon que leur nature et les
premiers événements qui les frappent les disposent à considérer
b vie comme une comàiie ou comme une tragédie. Aussi voyons-
«N» prédominer la satire et Télégie, qui sont l'expression de ces
fpoqoes où Tezercice de la pensée est devenu comme un tour-
meot. Mais ces élégies et ces satires n*ofïreDt guère que plaintes
^tcriles, héroïsme vulgaire. Le spectacle de la décadence hu-
BBÎoe porte à la mélancolie, nous le voulons bien; mais au-
joordlim on prend à tâche d'exagérer les douleurs. Si jadis on
pzouiUait de petits vers, si la poésie était à Teau de rose ; malnte-
oaat on ù\t étalage de souffrances : après avoir épuisé les sources
àû pathétique , on va le chercher dans les situations violentes,
dans la eouche adultère ou sur les planches de Téchafaud. Ces la«
menutjons sans fin ne sont pas la révolte de Prométhée contre la
tyrannie des dieux , mais le fruit de cette éducation molle qui
De laisse que le courage pusillanime de se plaindre et de gémir ,
c*est la faiblesse qui se révèle par la prédominance de la pensée
ftdela parole sur Taction.
Le sentioient religieux lui-même a pris tantôt le costume mo-
nastique, tantôt un jargon théosophiste : nous ne parlons pas
de ceux qui n'offrent dans le Christ et les saints que des formes
matérielles , et non l'expression du lien qui rattache les choses
visibles aux choses invisibles. Peut-être dans aucun pays Tins-
piration religieuse n'a-t-elle eu autant d'influence qu*en Italie,
KTÂce aux deux ouvrages que le monde entier connaît ' : l'un
r^ignantdes peines imaginaires, l'autre des souffrances réelles,
la conclusion de tous les deux est : Pardonnez !
Il fout que le poète soit aujourd'hui comme la voix des na-
tions; et, comme la colonne de feu dans le désert, il doit mar-
' H ft'ugit ici proliablemeDt dœ fiancés de Manioni , et du livre :
Uu Priions, de Sylvio Pillîco ( Av. R. )
15
170 BEADX-ABTS.
cher en tête des peuples, pour les guider vers la terre promise
de l'ordre, de la morale, et de Thonneur. Le bon goût, qui est la
partie la plus pure du bon sens, finit toujours par répfiidier les
œuvres du vice; et, dans le désaccord des esprits, tous s'aeeor-
dent pourtant sur les idées morales. C'est donc là que doit tendre
celui qui aspire à une noble influence ; il doit gourmander la
misanthropie, la paresse, l'indifférence ; peindre le vice , mats
pour le rendre odieux ; inspirer la générosité, rabnégation,
la charité; ne pas porter les cœurs à la haine, mais à la bien-
veillance; ni au découragement, mais à Faction; réhabiliter
l'amour au milieu de l'égoîsme; réveiller l'enthousiasme de la
vérité et de la vertu dans un siècle où la jeunesse se désespère
de ne pouvoir rien exécuter de généreux, et finit elle-même par
ne plus croire ; raviver enfin les forces de l'esprit au milieu des
désordres produits par les calculs de l'intérêt.
BB4UX-A.nTSb
Les découvertes précieuses et les travaux critiques qui signa-
lèrent la seconde moitié du dix-huitième siècle, vinrent ranimer
l'amour de l'antique , et rendre à l'art une meilleure direction.
Les Allemands apportèrent dans l'étude des beaux-arts un
sentiment plus large qu'on ne l'avait fait encore , foisant de Fes-
thétîque une branche de la philosophie, c'est-à-dire lui donnant
pour base la connaissance de la nature humaine. Nous avons
déjà donné à Lessing , à Winckelmann , à Suizer, les éloges qui
leur sont dus. Mais l'efficacité pratique de leurs doctrines ne se
fit pas sentir en Allemagne , où il ne se forma point d'école
alors.
Diderot leur emprunta quelques idées, selon son usage, pour
livrer bataiUe au goût mesquin de son époque. Ses lettres à
Grimm, sur l'exposition de 1705, attirèrent l'attention par une
critique originale , où il y avait beaucoup de vérités , roâées à
beaucoup de passion. Watelet , Lévesque , Mengs , et d'autres.
BEAUX -ABXS. 171
fim pour V Encyclopédie des artides saos liaison entre eux,
et ooo moins incohérents quant à la méthode. Mengs étale une
foeoeepédantesqne. Il réduit les peintres à Raphaël pour le
desin et Teiqiression, à Titien pour le coloris , à Ckurége pour
la giiee et le dair-obscur ; il porte Tidolâtrie de Tantique jua-
^*à proposer la Hiobé pour type de la Fierge de douleur»
Algarotti, dans YEssai sur la peinture^ est superficiel oommo
da» tout le reste ; mais moins encore que Reuonîco et au-
tres pédants, qui extravaguent après le beau idéal dans une
bogoe toute de convention. V Histoire de la peinture, de
Laozi, plaît par sa clarté ; mais il morcelle la matière , et man-
que de cette pratique qui rend les jugements de Yasari nota et
îBitnictifo, alors même qu'il tombe dans Terreur. Du reste 9
ces écrifains , de même que Reynolds, se contentent de pr^ehar
rnoitation éclectique des moddes , au lieu de recourir à la na*
tore. Milizia au contraire, plein de hardiesse, se pose en vé«
litible Baretti des arts; il prononce ses jugements d'un ton quoi
Ton prandrût pour de Tindépendance et de Foriginalîté , ei Tea
se s'apereerait qull copie les encyclopédistes , sans s'inquiéter
de fsm diqierattre leurs eontradictieos. Passionné, vietent,
BU égards, il jfénigre Michel-Ange et exaJie Meng^
D' Agmeomt, qui» venu à Rome pour y passer quelques Jean,
jiesta clnquanie ans, entreprit de réhabiliter les aitsdu meye»
Ige. Maisaon exécution futdes plus mesquines ; il y apporta des
idées d'éeole, et il ne sut pas pénétrer sous la forme pour saisir
rioipiration et le sentiment. Il ne faut pas, au surplus, exiger
tiop d'un siècle qui ne voyait, dans le moyen âge , qu'erreurs,
barbarie, ignorance. Les temps étaient loin généralement d'ê-
tre proiMces aux beaux-arts en Italie. L'inspiration religieuse
languissait ; les galeries s'enrichissaient de gravures plus que
de tableaux ; le luxe se déployait en olsjets éphémères et en
iiDîtations françaises. On avait cependant sous les yeux les
grands modèles; le hasard en révélait d'autres, d'autant plus
observés qu'ils étaient nouveaux. Les ruines des thermes de
Titus, les peintures de Sahit-Jean de Latran , les mosaïques de
Palcstrina, furent décrites par tiabbé Amaduzai, par Gassola
ds Plaisanoe , par l'Anglais Mayer, par le Français de la Gar-
179 BEAUX-ABTS.
dette, et par Paoli ; de même que les monuments romains par
Gontucci et par Galeotti.
Les protecteurs généreux ne manquaient pas aux artistes. Le
cardinal Albani réunit dans sa villa ,^rès de Rome, tant de tré-
sors, qu'après avoir enrichi plus d*un musée, elle fait encore Tad-
miration des connaisseurs. Le Parnasse qu*il y Gt peindre par
Mengs est le meilleur ouvrage de ce peintre. Le cardinal Va-
lent! fit dessiner par l'Espagnol la Véga onze des loges de Ra*
phaët en quatre-vingts feuilles ; il réunit dans sa villa , près la
porte Pie, des objets rares de tous les pays, et suggéra à Re-
nottXIV l'idée de créer au musée du Capitole une galerie de
tableaux. Ce pontife acheta les précieuses antiquités de François
Vettori. Clément XIV, outre le musée qu'il commença , réunit
la collection des papyrus décrits par Marini , et prit des mesures
pour que les antiquités qu'on viendrait à découvrir ne fussent
ni déthdtes ni vendues. Pie VI hérita de cet amour éclairé pour
les arts. Le prince Marc Rorghèse rassembla les richesses du
<)élèbre musée qui porte son nom. L'ambassadeur d'Espagne
Azara', Gavino, Hamilton, Jenkins, lord Harvey, comte de
Bristol, soutenaient le zèle des artistes par leur munificence.
Hors de ritalie« l'électeurde Bavière favorisait aussi les beaux-
arts; Frédéric-Auguste de Saxe enrichissait VAugusteum des
antiques de la collection Chigi; Frédéric- Auguste II, qui fut
roi de Pologne , y plaça les trois premières statues trouvées à
Herculanukn , acheta pour 4,800,000 livres la galerie des ducs
de Modène, et pour 17,000 tiocats la f^ierge de Saint-Sixie,
par Raphaël. Il en résulta que cette collection ne le céda , de
l'autre côté des Alpes , qu'a celle de Paris pour les chefs-d'œu-
vre italiens. Ce prince fonda à Dresde l'école de peinture que
Frédéric-Christian , son successeur, organisa ensuite sur un
meilleur pied, d'après le plan du poète Frédéric Hagedom.
La gravure, qui répandait les chefs- d*(BUvre en les multipliant,
eut aussi quelque succès à cette époque (1780 ). François Barto-
lozzi grava en Angleterre les tableaux d'Angélique Kauffmann, et
valut à ce talent gracieux, mais sans sûreté de touche ni vigueur
d'expression , une réputation «ipé#ieure à son mérite; il en
garda toujours un peu de douceur efféminée. Pour se conformer
BSAUX-AKTS. 173
as fuk anglais, il travailla aa pointillé , genre dans lequel il se
fbçt an premier rang.
Jeaii-Raptiste Piranesi , architecte vénitien, publia des vues
de Kooe remarquables par la verve, et qu*il fit accompagner de
descriptions. Rosaspina^de Rimini, se fit surtout uas riéputatîon
à rétnnger. Bartolomeo Ptnelli , artiste romain, grava à Teau-
ibrte Thstoire grecque et romaine ; il prit des sujets dans la
Divim Comédia, dans le Tasse, l'Arioste et Don Quichotte,
SoD Meo Pattaca est une des gravures les plus originales que
Ton eonnaisse.
Jean Yolpato , de Bassano, grava h Rome les loges du Vati-
eao : il y fiit seecndé par le Napolitain Raphaël Morghen ; qui
devint ensuite son gendre ; et leur ouvrage , fort reclierché, eut
me grande vogue parmi les amateurs. Ils trouvèrent des émules
dans le Milanais Joseph Googi et Garavaglia, qui formèrent
une Iwnne école.
La lithographie, qui eut pour inventeur Louis Sennefelder,
de Prague, vînt rivaliser avec la gravure sur cuivre. Engelmann
nntrodoisit à Paris, et Ulmandel à Londres. Elle répondit
ao besoin, qui est devenu universel, de mettre à la portée du pu-
blic les ouvrages de toute nature , et permit au peintre, sans em*
pninter le secours d*un interprète, de reproduire son œuvre
Ininnéme dans sa nouveauté.
François Ghingi , de Sienne , travailla les pierres dures avec
UD art admirable , de même que le Napolitain Gostanzi. Les
piores gravées de Sirletli , de Natter, Pazzaglia, Amastini,
Marchant, Gader, Capparroni , Rega , Gerbara, des Pichler,
peuvent ae comparer à celles des anciens. Lippert sut repro-
doire règlement les pierres antiques, avec ses empreintes
en verra et en soufre. Les mosaïstes aussi réussirent à faire
pour la Vatican d*admirabies copies des tableaux des grands
maltoea.
Ainsi b réforme des beaux-arts commençait en KaUe. Louis
Vanvttelli ( 1700-1773), originaire d'Utrecht, et déjà architecte
de Saint-Pierre à l'âge de vingt-six ans , éleva à Naples Téglise
de rAnnonciade, riche en colonnes et de bon goût, bien qu'une
partie se trouvé masquée. Gharles 111 voulut ériger h Caserte uu
là.
174 BBAUX«A1IT8.
palais qui ne le cédât à aucuo en Europe. Le pian conçu par
VanYitelH se distingue par son unité grandiose, et il eut le bon-
heur de conduire lui-même TédiGce à fin, sans ees temps d*ar-
rét dans Texécution , qui déparent tant d'ouvrages d'architee-
ture. 11 fit lenir Peau d'une distance de douze milles poar les
Jardins , perçant cinq fois les montagnes sur son passage , et
la soutenant trois fois au-dessus des vallées au moyen de ponts
à trois rangs d'arcades superposés, de 1618 pieds de long sur 1 78
de hauteur; ouvrage qui ne le cède à aucim de ceux de l'anti-
quité.
Le comte Pompéi , de Vérone , publia les Cinq ordres de
Farchitecture civUe de Michel SanrMicheli. H combattit les
travers à la mode, et il exécuta divers travaux dans sa patrie,
notamment la Douane et le Portique, où Scipion Mafïeî disposa
les pierres antiques. Un autre patricien de cette ville, Jérôme
dal Pozzo, écrivit sur Tart, et attacha son nom à plusieurs
monuments. Vicence continuait à profiter des exemples de Pal-
ladio; et Othon Calderari , excellent artiste, à qui les occasions
seules manquèrent , pourrait passer pour appartenir à un autre
siècle.
Barthélémy Ferracino inventa , sans avoir étudié , des ma-
chines hydrauliques extrêmement ingénieuses; il reconstruisit à
Bassano le pont de Palladio. Ferdinand Fuga, de Florence,
travailla beaucoup à Rome , oik il éleva le palais de Monte-Ca-
vallo et la façade de Sainte-Marie-Majeure ; il agrandit l'hôpital
du Saint-Esprit, bâtit le palais Gorsini ; Naples doit à cet artiste
la Maison de refuge pour huit mille pauvres. Nicolas-Gaspard
Paoletti transporta à Poggio-Imperiale une voûte sur laquelle
étaient des peintures de Roselli. Cerati, de Vicence, érigea dans
Padoue TObservatoire et l'Hôpital, et décora le Pré de la Vallée.
Joseph Camporèse, de Rome, grâce à Tétude des anciens,
lutta contre le mauvais goât. Il donna le plan de l'église de
Genzano , et travailla au musée du Vatican , où l'on remarque
surtout le vestibule et la salle de la Biga ; puis il fut employé ,
pendant l'occupation française , à découvrir et à restaurer de
grands débris antiques.
Pierre Marini , de Foligno , élève de Vanvitelli , vint à ftlilan
BSADX-ABTS. 175
k- 1 )i.n« r w"fni;;
ramirer le palais dueal , et y dirigea des
ioportaotcs, entre autres la villa royale de Monza « avec son
jadn anglais , chose alore nouvelle, et les deux théâtres royaux.
UaccHait à triompher des obstacles, età se plier à toutes les
oéoesités; il voyait bien les défauts de ses devanciers, mais
ans QSff s'en affranchir; U se rapprocha de la manière fran*
aise psr une facilité sans grandeur et des formes sans relief. Po-
hefc tmailla aussi à Milan dans le même goât. Simon Cantoni,
deU^ano, ^us eorrect, quoique moins connu, éleva dans le
Uilaoais plusieurs palais, et à GÎânes la belle salle du conseil, où,
poar écarter le danger du feu , il substitua au plafond en bois
ne Toâte hardie, sans defii. Son compatriote Joconde AlbertoUi
tniiailladans cette ville comme omementiste , et ressuscita le
hJR d« artistes du seizième siècle , en décorantd*ouvrages en
stoeles églises et les palais de Florence, de Napies et de la
limbiniie. Il introduisit dans TAcadémie milanaise , nouvelle*
■MBt créée, un goût très-correct d'ornements architectoniques,
tccn publia une série de modèles.
Cest aussi de Milan que sortit André Appiani , qui , répu-
diant franchement dans les fresques de Salnt-Celse les dé-
bats de ses contemporains, associa la force à la légèreté, la
vivacité à rharmonie, la correction à la hardiesse. Déjà vieux ,
il rqiréscnta dans le palais du vice-roi, à Milan , V Apothéose de
Sapoléah avec une grande richesse d'imagination et les procé-
dci do style mythologique, revenu alors à la mode.
Cependant Rome n*avait à montrer en sculpture que de pau«
nts essais; et si le cultedu Bemin était abandonné, les caprices,
1> neberebe , continuaient encore. Cest ce qu'on voit dans le
^ Vl d'Augustin Penna, qui déeore la sacristie du Vatican,
telles ^iiyes de SaM-Charkt aa Corso, du même artiste, et
<hos la /wtt/A tant vantée d'André Lebrun. Les Sirène* de k
plaee Fantana à Milan , par JcMieph Franchi, de Carrare , sont
iToDeneîlleore exécution.
Antoine Canova, dePossagno ( 1747-1822 ) , conduit à Rome
ptr l'ambassadeur vénitien Jérôme Zuliani, se prit h douter de
M-méme, lorsqu'il y vit régner un goût si différent de celui qu'il
ictait formé. Néanmoms il sot associer tant de naturel à l'art
176 BBÀUX«ABT8.
antique dans son groupe de Dédale et Icare, qu'il anraeha les
applaudissements. Il fut ebai^ du tombeau qu'un particalier
faisait éleyer au pape Ganganelli. Son génie se révéla à ses pro-
pres yeux "dans ce travail grandiose ; et , se dégageant des mau-
vais exemples, il représttenta le pontife avec noblesse, en mon-
trant, dans les plis et dans les détails de son vêtement, qu'il
ne le cédait nullement en habileté de main à ceux qui s'en tar-
guaient le plus. Il symbolisa la Tempérance et la Mansuétude
avec un sentiment bien supérieur à celui de cette époque, et peut-
être Canova n'a-t-il rien produit de mieux. II avait alors vingt-
cinq ans : ce fut peu de temps après qu'il entreprit le monu-
ment du papeRezzonico. Dans Timmense édifice de Saint-Pierre
la correction prenait facilement une apparence grêle; mais si les
partisans du baroque avaient trouvé moyend*obvierà cet incon-
vénient par des masses à grand effet et par des conceptions bi-
zarres , Canova arriva au même but en composant avec largeur,
quoique avec régularité. Comme l'œil , fatigué des bizarreries
étourdissantes qui déparent ce temple, le plus grand de la chré-
tienté, se repose avec plaisir sur ce monument!
Canova dut à ces diverses occasions le magnifique développe-
ment de 80» talent. Mais il étudiait sans relâche , et exécutait
tout par luUmêniet'et-s'il produisait moins, le peu d'ouvrages
qu'il créait 5^<gl^gfftteien «perfection. Il réunissait réellement les
qualités qut^enil^tèiid'B^exclure chez les artistes : sagesse de
composition', éKf^slon des physionomies, dessin châtié, vi-
gueur de ciseau, et habileté patiente pour finir les extrémités, les
cheveux, et donner au marbre le moelleux de la eliair, à ce
point qu'on le soupçonna de vernir ses statues. Mais il répondit
aux reproches de l'envie par de nouveaux travaux ; et, proclamé
le prince de la sculpture , il redoubla d'efforts. Son monument
de Christine d'Autriche, à Vienne, avec ses neuf statues de
grandeur naturelle, est un véritable poëme. Sa Madeleine
n'est pas, comme tant d'autres , une pécheresse étendue , plus
voluptueuse que pénitente ; mais la sobriété du relief, l'expres-
sion de la tête, l'affaissement du corps , éloignent toute idée
profane. Comme on lui reprochait d'être froid , il fit IJercule et
Lycas, Thésée et le Centaure, l'Amour et tsycké, groupe»
BEAlil-ABTS. 177
pirâide feu , où la nature est prise sur le fait. Il excella aussi
imMtt les bas-reliefe, sans en confondre les effets avec ceux
ée la peiotnre.
Le scolpteor a , moins que tout autre artiste , le libre choix
ki sujets; et Ganova dut se résigner à représenter Napoléon en
demi-dieu, Ferdinand de Naples sous la figure de Minerve « et
telles princesses sous Taspect de muses et de divinités. Beau pré-
texte pour dénigrer ce maître, trop exalté peut-être par ses oon-
teoporÛDSl Si cependant la fénut et le Persée qu'il fit pour
reopbeer, dans le Belvédère , les chefs-d'œuvre enlevés par les
FADçais, ne les ont point égalés, nous n'admettons pas qu'on
éeÎTecn conclure que Tart italien le cède à l'art antique , mais
Molcaent qu'il ne peut pas déployer ses ailes quand il se ré-
èntàrimitation.
St la nudité mythologique pouvait convenir à Pauline Bor-
fStiéw, qui posa devant lui comme modèle pour la statue d'une:
Griee, Napoléon ne fut pas charmé de se voir travesti en Her-
Qtle, lui qui devait aller à la postérité avec sa redingote grise
et son petit chapeau. Canova eut occasion, en travaillant à sa
itatoe, de faire entendre quelqu'une de ces vérités qui dépassent
nranent le seuil des palais , et lui dire combien Rome avait
perdaà réloignonent du souverain pontife. L'artiste vécut assez-
poar voir le pape rendu à sa capitale; et il fut alors député par
les États italiens pour recouvrer les chefis-d'oeuwe 4'art que la
fooqaêKe avait enlevés à leur patrie , et que la conquête repre-
naiL
Ce fat en Italie que le Danois Thorwaldsen exécuta tous
M ouvrages : quelques-uns fournirent a sa patrie des modèles
<l'on beau très-correct ; et il en a laissé même en Italie , surtout
^ le bas-relief, qui pourraient le faire ranger parmi les
flasiqnes. Il se montra de force à rivaliser avec Canova. Mais ,
appelée lutter avec lui dans Saint-Pierre pour un monument
f90SKréh Pie VII, il conçut froidement les symboles de ce
çnod pontificat, dont le triomphe avait inspiré à tous, catholi-
<ioesounon catholiques, tant d'allusions heureuses. Les beaux-
vts forent appelés par la Révolution, puis par le conquérant, à
imptoviser des fêtes, des tableaux, des monuments. Maiseestra-
178 BBAUX-ABT8.
Taux, si graDdiosesqu*iIs passent être, n*enllammèrent pas le cceur
des artistes , qui ne surent pas sortir de la classe des imitateurs.
Les fêtes impériales étaient dirigées à Rome par Camporesi ,
qui dessina ensuite la place du Peuple et le jardin contigu à cette
place. Louis Cagnola, après plusieurs travaux éphémères , éleva
à Milan Tare de triomphe du Simpton, Tun des plus grands et le
plus beau qui existe en ce genre. 11 en projeta un autre qui de-
vait être placé sur le mont Cénis, avec cent querante-quatr« co-
lonnes de dix pieds de diamètre. Il a laissé des églises et des
clochers, ainsi qu'un château majestueux qu*il construisit à son
usage. Maintenant arrêtons nos regards sur la peinture.
Raphaël Mengs( 1738-1779) quitta la Bohême, sa patrie,
pour s'établir à Rome, et il y devint l'artiste le plus célèbre de
son époque. Mais quelle différence de lui aux maîtres de Part!
Que son faire brillant est encore loin de Hi vérité ! Que de con-
vention dans son dessin et dans ses couleurs t On pourrait croire
qu'il se défiait lui-même de l'enthousiasme de ses contemporains ,
car il chercha jusqu'à la fin à perfectionner sa manière. Pom-
pée Batoni , qui était de Lucques , après avoir étudié à Rome
Raphaël et les meilleurs maîtres, parvint à acquérir un coloris
varié, transparent, quoique conventionnel. Il mania le pincean
habilement, sans avoir pourtant un style à lui, et porta, du
théâtre à l'atelier, une idée vagne et confuse de l'acrtique, ainsi
qu'une manie stérile d'innovation.
Le Français David , élevé dans la manière de Boucher, son
grand-père , se rendit à Rome, où 11 ne tarda pas à changer de
style devant les oeuvres des maîtres ; et, prenant l'art au sérieux,
il rapporta , dans sa patrie ( 1780 ) son tableau de la Peste de
Marseille. Jacobin effréné, David représenta les scènes de la Ré-
volution, en commençant par le Serment du jeu de paume, qn^ii
exécuta au crayoo. La statue du Peuple, qui devait être formée
des débris de celles des rois et placée sur le Pont-Neuf, était un
Hercule portant inscrit sur le front. Lumière; sur la poitrine,
Nature et vérité; sur les bras. Force et courage. C'était une
pauvre coneeptiott. Dans sa têortêe Maraty emploi remarquable
de toutes les ressources de l'art dans un sujet odieux, David
eonctntra tout rintérêt sur ce scélérat et non sur Cbariotte
BBAUX-ABTS. 179
Conbf , qui pourtant dêrait paraître une héroïne aux apolo-
|iiki de Bniln& Membre du comité d'instruction publique , il
ft MJgMT 3,S00 francs de pension, pendant cinq ans, à de
jesoa artistes qui furent envoyés en Italie et en Flandre pour s*y
potaioQiier. II dirigea Tinstitution du Musée national; et, en
proposaot la formation d*un jury appelé à juger les monuments
en beau-arts, il disait : « Les moaiiments des arts n'atteignent
pu seakoient leur but en charmant les yeux, mais en péné-
trât rime, en ûusant sur l'esprit une impression profonde. »
Il lednait, mais il ne le sentait pas, lui toujours classique dans
tseonpositions et dans sa conduite, terne dans le coloris,
tbéitnl dans les mouTcments , dur dans le dessin.
Kapoléon lui paya 500,000 francs son tableau du Couronne'-
maU, le plus grand qu'il y eût en France ; et 75,000 firanes,
la l>isiributkm des aigks ; pages théâtrales et froides. Il réussît
nùm dans le passage du Sàint-Bemard , où il exprima ce désir
de rempereur : Faiies^moi calme sur un cheval fougueux,
Aprà le retour des Bourbons , le Lêonidas et VEnlécemeni des
Sakiâes lui furent payés chacun 60,000 francs. Mais , proscrit
eoame régicide, il mourut à Bruxelles ( 1828).
Cot de David et de son école qu*est sorti ce que Ton a ap-
pelé le style de l'empire; genre qui s'étendit avec les conquêtes
tam être soutenu par les inspirations classiques ou républi*
oîBes, ca ne conservant que ce qu'il avait de pire, la partie
technique.
Génvd ( 1770* fB3l) peignit dans de vastes proportions VEn-
tréede Henri i^, les BataiUes (TÂusterliiz et de Marengo;
il oéenta les pendentifr du Panthéon , et mit plus de sentiment
tes sa Carimne au cap Misène, ainsi que éansV Extase de
Mille Thérèse. Mais il réussit mieux dans les portraiti.
A cette éeole classique se rattachent d'autres peintres d'un ta*
kat grandiose et froid, comme Girodet en France, Camuccini et
BcDvenutî en Italie, tous deux issus de Mengs, et d'autres encora
<fà eurent l'excessive régularité, sans ce qui fait la valeur. Les
sûats furent modelés , par habitude académique, sur le type des
iUtaes grecques ; on attribua à des édifices d'une destination
DOttTelle le caractère de l'antiquité ; le Panthéon et la Maison
ISO BEAUX-ABTS.
Carrée devinreiit des églises à Paris et a Naples ; les bourses et
les douanes singèrent les Propylées , ou le temple de Thésée.
On peut Toir, par les dissertations de Joseph Bossi sur la Cé/u
de Léonard de Vinci , et par l'Histoire delà sculpture de Cico-
gnara, qu*on ne jugeait du beau que sous le rapport de la forme.
IJn^biographe de Canova kû fait dire « qu'avec les principes
chrétiens aucun beau idéal n'est possible; qu'il n'existe d'art vé-
ritable que chez les anciens; et comme ils ont épuisé toutes les
formes de la pensée et du sentiment, il ne reste qu'à imiter les
Grecs et les Romains. > L'on se flatta d'encourager les arts en
fondant des académies : celle de Milan se fit remarquer par le
goût pur que les Albertolli déployèrent dans romementalion;
dans celle de Venise, Matteoni lit de bons élèves, tels que De-
nini, Polili, Lipparicci , Grigoletti. De l'école de Ferrare sorti-
rent les sculpteurs Zadommegi , Fraccaroli , Ferrario.
Mais bientôt le romantisme s'introduisit dans les beaux-arts,
et marqua un retour vers le moyen âge. Aux Brutus et aux
Atrides succédèrent les Stuarts, Jeanne Grey, l'inquisition,
les doges , avec une fidélité de costumes que certains artistes
regardèrent comme un mérite suffisant ; de même qu'ils se
crurent originaux parce qu'ils changèrent de sujets et de person-
nages, conservant toutefois le faste, les scènes passionnées, en
un mot , la seule vie extérieure ; et, dans les statues, ils aban-
donnèrent le contour classique , jusqu'à tomber dans l'amai-
grissement et la laideur.
On se figurait ainsi qu'on réformait en cliangeant des détails;
mais on ne vit pas surgir un véritable maître, parce que ces
croyances pieuses ou héroïques qui sont les ailes de l'art man-
quaient généralement. Les expositions, devenues de mode par-
tout, ont bien fait voir à quel point les artistes se sont écartés
du droit chemin , faute de temps et de méditation. Pour se
conformer au goût du public, souvent bizarre et amoureux de
la nouveauté, on a plus songé à l'effet du moment qu'à des
succès durables. Les maisons modernes , en outre , se prêtent
mal à recevoir ces grands ouvrages , qui révèlent à eux seuls
un artiste. S'il s'en présente, on les confie à des vétérans émê-
rites, dont l'imagination est déjà épuisée, et qui s'en tiennent à
BEAOX-ABTS. 18t
b pranère ooiieeptioo ventl^, toat extérieore et matérielle,
cc éast le travail patient eonfié à des élèves ne supplée <}u*im-
yarùitemeut à PînsofBsance an sentiment.
KcD pcn d'artistes eompreqnent que le beau est la plus hante
qpifMou dn vrai ; que l'art n'est pas sa fin à lui-même , ni
«M sinpie jouissance pour les sens ; que son but suprême est
la rérilé représentée dams le sentiment, et que la forme doit être
le Téleaient des idées. Les théoriciens placés à ce nouveau point
de ne ont eherebé l'expression qui va à Tâme plus qu'aux sens ;
ib vssleat d'abord redresser le sentiment , avant de songer au
onde employé à sa manifestation : seul moyen de faire que les
beaox^ans soient la langue universelle de Thumanité, une source
d'éoMioD sans égale , une guerre déclarée à TégoTsme.
Mais les théories académiques prévalent en Italie , qui se croit
siBs rivaux dons la partie technique. Riche en dessinateurs, en
ntioristes, en paysagistes, l'Italie incline du c6té sensuel; et
on qui prêchent l'idée y font bien peu d^ prosélytes. On y
^oràt \Àen des sujets du moyen âge, de la Grèce et de l'Italie
nodenes; mais ce qui doit constituer la réforme, ce n'est pas
■a pni plus de vérité dans le costume et dans l'expression ,
plaide poreté dans les lignes, plus d'ordre et de goât dans la
teâmtion, mais bien le soufDe intérieur, et le désir de faire
^ beau im oioyen d'enseignement.
La senlptnre a mieux fait ses preuves; et les noms de Finelii,
deTenerani iront à la postérité, comme Fœuvre colossale qui
fmmmae l'are du Simplon et le groupe du Vendredi Saint.
MattwureQsement les ateliers regorgent encore de Vénus et du
lidss, tandis que le peuple demanderait autre chose. Dans les
oïDctières, lieu de méditation et de triste réalité, la vérité est
«tssi rare dans les figures que dans les inscriptions. Il est peu
<le senlpteors qui sachent donner une âme à la simple statue '^
^on ange priant , d'une Vierge résignée, et qui abandonnent la
beauté de convention.
L'architecture civile s*est évertuée h reconstruire des villes
^fitiètcs , et plus encore à les embellir ; à élargir les rues devant
l« nombre toujours croissant des voitures , à établir des ports ,
its chantiers , des arsenaux , des canaux, des ponts , des routes,
Blir. N ceMT Aies. ~ T. III. 1^
183 BBAUX-ABT8.
desquaU. Dans quelques pays, sivtool en Amérique, oit ne
songe pas au beau, mais seulement à Futile, au convenable,
à réconomique ; dans les autres contrées , on n*Qse se hasarder
à Caire du nouveau , même lorsqu'il s*agit de satisfiiira à des be-
soins nouveaux. Les architectes italiens ont eu nooins oeeasioa
de s'occuper d'églises et de palais que d'élev» des théâtres,
genre d'édifices dans lequel leur supériorité est reconnue. Mais
ee n'est pas seulement dans ce pays qu'il faut déplorer le manque
de grandeur dans les monuments , que l'on condamne en les
appelant jolis. Une architecture sans originalité indique que le
peuple en manque lui-même.
Die beaux et vastes édifices se sont élevés en Russie ; Pierre le
Grand avait posé, sur le bord de la Neva , la première pierre de
l'église de Saint- Isaac, dont le Moderne avait fourni le plan.
Catherine résolut d'en faire un monument digne du héros qui
l'avait projetée : elle la fit recommencer par i'arobitecte Rinaldo
ai 1768 , la voulant construire tout en marbre. A sa mort elle
fut continuée en briques, et il en résultait un ouvrage mesquin,
lorsque l'empereur Alexandre la fit reprendre par l'arclittecte
Montferrand, et a(\hever dans de telles proportions, qu'elle ne
le cède en grandeur qu'à Saint- Pierre die Rome , et n*a guère
de rivales pour la richesse des matériaux >. Moscou s'est releié
de ses cendres plus magnifique que jamais, et le Kremlin peut
se comparer aux plus beaux palais. La plupart des artistes que
la Russie emploie sont Italiens, f^rincipalearant du Tésin;
quelques»uns Rengagent jusqu^au fond des plus lointaines con-
trées, et aujourd'hui même ils préparent dans le Caucase des
cités et des villages pour la civilisation future. Le Russe Brulof
s'est fait connaître de l'Eurojie par ses tableaux pleins d'imagi-
nation, mais incorrects.
• C'est une croix grecque de trois cent quarante pieds ; du sol jusqu'à
rextrémifé de la croix , elle a trois c^nt cinquante pieds. Quatre clo-
chers s'é!èvent autour de la coupole , qui a cent douze pieds de dia-
nnètre , et est entourée de colonnes monolithes de granit , dbtantes de
quatorze pieds. Les murailles sont en marbre ; cent six colonnes mo-
nolithes de granit rouge de Finlande, avec des cliapiteanx et des bises
PB bronze, ornent t'extériear.
VEAlîX ABTl 183
L'iagielerre a des peintres , mais point d'école; et elle a pro
dut, a somme, peu de travaux remarquables, à Texoeption des
agavcHes. La rel^;ion D*y convie pas les artistes à peindre dans
ion temples la terreur ou Tespéranee, et l'enthousiasme n*est
fttlafpialité dominante chez eux:aus8i préfèrent-ils le paysage,
les poctrûts, les fantaisies, et les scènes tirées de leurs poètes.
Us aat pris en conséquence pour modèles les Vénitiens et les
HoUaMiais ; et, tout en recommandant l'antique en théorie , ils
t'abmdoonent au caprice, et négligent la correc^n des formes.
Beyoolds (1733-1797) s'éprit de Bapbaél, en lisant le traité de Ri-
ctuRkoD snr la peinture ; aussi fiit-il heureux dès qu'il put aller
ta Italie étudier les ouvrages du grand artiste. Mais , plutôt que
àt ie mettre à copier les classiques, il pensait qu'il fallait s*ins*
pnr de leurs ceuTres, et se ooîtfer ensuite à son propre génie.
De retaur dans sa pptrie, il y devint le premier peintre de por*
traits; fûble en deuin, mais cherchant scrupuleusement k
SAlure, il visa au fini avec une extrême opiniâtreté. Malheu-
nosement, à force de retoucher sans cesse, son pinceau perdit
éesa fiemieté, et il finit par tomber dans le sec. Il décora le châ-
tesH de lord Égremont, à Péterworth, de vingt tableaux qui
nat ks nieilleiirs ouvrages de ce pays, surtout la Mort du car"
dmalde Beau/ort.
Reynolds contribua beaucoup h la fondation de l'Académie
éei beaux-arts de Londres. Le nombre des artistes et des ama*
mrs s'accrut alors en An^^eterre. Ils furent autorisés à former
aae anociation, et à faire une exposition annuelle. Benjamin
West, soeeesseur de Beynolds, fut à la fois affecté et négligé
eomaie les Italiens d'alors. Sa Cène et son Parakf tique guéri,
9û lui forent pay^ trois mille livres sterling, et qu'on voit dans
1> galerie de Londres, ne sont bons qu'à redoubler le désir
(l*irriver à la salle où sont conservés les maîtres italiens. Il
ténaà mieux dans les marines et dans le paysage ; le Combat de
i9 Hoffue et la Mort de H^off rendirent son nom populaire; mais
toat leur mérita consiste dans l'œuvre du graveur. Cest aussi
éanla gravure qu'il &ut voir les ouvrages de Hogarth, qui,
lOQjours ingénieux et rationnel dans la pensée , sait tirer une
noralilé profonde d'un incident léger, que le sujet qu'il traite
fS4 EEAUX-ABTS.
soit burlesque ou sérieux. Meilleur coloriste, il tûx été Fégal des
Flamands.
L'école anglaise doit à ces deux artistes, ainsi qu*à Wilson ,
Gainsborough et quelques autres, un faire particulier, vigou-
reux, malgré son imperfection. Barry devint populaire en cou-
vrant des panneaux immenses d'allégories gigantesques, sans
savoir ni originalité. Flaxman traduisit, dans des dessins éner-
giques, Hésiode, Homère, Eschyle et Dante; il inventait et com-
posait bien ; mais il tombait, en modelant et en sculptant, dans
l'exagération.
Henri Fuseli, de Zurich (1741-1825), après avoir été pein-
tre , devenu poète , écrivit sur la peinture et sur les études qu'H
avait faites dans les galeries d'Italie. Il est épris de Michel-
Ange , et comme lui il n'admet pas qu'il existe de la dignité sans
action, ni du sublime sans exagération. Il/néprisait tout ce qui
n'était pas médité et creusé à fond ; et il peignait de telle sorte,
que Piranési lui ditun jour : Ce n'est pat là dessiner un homme,
mais le fabriquer. Il eut ses succès à Londres par des peintures
bizarres, comme h Cauchemar, la galerie de Milton, et plus
encore par celle de Shakspeare, qui lui offrit une série infinie
de caractères. Mais il réussit mieux dans la gravure, où l'on n'est
pas blessé par l'étrangeté du coloris.
Beaucoup d'étrangers portèrent alors leur talent en Angle-
terre , où les chefs-d'œuvre étaient payés par les seigneurs et par
les établissements publics à des prix énormes : aussi peut-on
en admirer l'ensemble le plus merveilleux dans le pays qui en
a le moins produit. Lord Elgin, ambassadeur à Constantinople ,
obtint l'autorisation de transporter d'Athènes à Londres beau-
coup de sculptures et d'inscriptions , entre autres les statues de
Th^ée et de Tllissus, les bas-reliefs et les métopes du Partfaé-
non. Achetés par l'État , sur l'estimation de Quirinus Visconti,
au prix de 35,000 guinées, ces débris devinrent le plus bel or--
nement du Musée britannique; mais l'Europe se récria, de-
mandant pourquoi, au moment même où l'on restituait aux
autres peuples les monuments qui leur avaient été ravis, on en-
levait aux Grecs ces che&d'oeuvre de leurs ancêtres ?
L'Angleterre, cette terre classique des arts utiles, plutôt que
BEÀUX-ARTS. les
àtbmii-arts, eot pourtant une période assez heureuse de 1815
2 iS30. Formés à une école étrangère, les artistes affectent un
6iif iirasque et heurté ^ qu'ils appellent à la Rnbens : leurs
jroofes sont à peine indiqués ; ils méprisent la forme et la pré-
«ioB, cherchant plutôt des effets d*ensembleet de premier jet
fw la coffTection et hi pureté. On prendrait certains tableaux
anglais poor des palettes, à la fin d*une journée de travail ; ce
D est qik force d'observer qu'on y distingue quelque chose.
Eadins à Texagération et à la bizarrerie , ils ne procèdent que
|ar sauts, dans le coloris comme dans la composition ; peintres
dePeffet, ils sont excellents où il faut du faire et de Thabileté de
BMÎD. Il en résulte que Tart y tourne facilement à l'industrie ,
comme on le voit dans les livres d'étrennes et dans les illustra^
tkns. Les Anglais conservent encore la supériorité dans Faqua-
reiieet l'aqua^tinta.
A dé&ut d'inspiration religieuse ou de sentiment, les artistes
aaglais produisent, lelon le caprice des particuliers, des portraits,
des tableaux de genre, des scènes de poèmes et de romans. Les
portraits de Lawrence, élève de Reynolds, négligés du reste,
&ODK remarquables dans lestâtes par la dignité qui y respire, et
qui convient à un peuple libre. Dans les sujets historiques, les
Asgias recherchent avec prédilection le détail , les petits effet*!,
raneedole. Wilkie représente des scènes familières et fantasti-
qves, tantdt gaies, tantôt pathétiques. D'autres rassemblent dans
de petits cadres une infinité de personnages, comme Famer,
«itcor d'^/jtnl^a/ sur les Alpes, de la Fondation de Carthpgef
des Pluies d Egypte, et Martin , habile à leur donner ce vague,
ce£mtastîque qui séduit l'imagination. Turner, meilleur paysa-
giste que Martin , produit plus d'effet dans les tableaux que dans
les gravures, tandis que c'est le contraire pour Martin , qui n'a
point de coloris.
Dans la sculpture de portrait ou à la manière italienne, West<
maeott, Gifason, Chantrey , Soanne, Rennie, se sont £ut une
belle réputation. Flaxman s'est fait connaître par les monu*
ments de Collinsà Chichester, de lord Mansfield à Westminster,
et les statues de Washington et de Reynolds. Wyatt a terminé
en 1646 la statue équestre de Wellington, dans des propor-
16.
186 BEAUX-ARTS.
lions énormes et en costume moderne; elle t coAté M/KM> li-
vres sterling.
L'architecture est toujours restéoen Angleterre une entgcpriia
et un métier. On bâtit plus à Londres que dans aucune Tille do
monde , mais il ne s'y fait rien de beau ni de grand : on peut citer
cependant la salle de Westminster, reconstruction gothique de
Barry, dont la dépense s*est élefée à un million sterling^ rhdtel
Wellington , et les Êiçades menteuses de ReioentVPark.
Cunniogham, dans son Histoire de Céook anglaise, déter-
rant force mérites inconnus , prise beaucoup trop des œuvres
médiocres, et traite Tart sans se préoccuper de Tépoque où vécut
l'auteur dont il parle, ni des circonstances qui ont agi sur sou
talent.
£n Amérique, le peintre d*histoire TrumbuU (1 725-1 80S)
s'est fait un nom populaire , dans ce pays peu fovorisé de Tait,
en décorant le Capitole de Washington.
En France, le premier des peintres de genre, Greuze, 8*était
fait une grande renommée dans le siècle passé. Ses rivaux d'a-
bord le trouvaient trivial, parce qu'il était vrai. Il fit le voyage de
Rome ; mais, tenant à garder son originalité, il trouva qu*!! valait
mieux étudier le beau ciel du pays, ses belles femmes, et il cher-
cha la poésie dans la vie et non dans les réminiscences; il ne
s*entendait guère à représenter les rois, les héros, les Gfees et
les Romains. J*ai trempé mon pinceau dam mon eotur, disait-
il. I^'observant pas par les yeux seulement, plus poète qu'au-
cun de ses contemporains, au lieu de peindre des scènes de ca-
barets et de cuisines, il peignit la vie de famille , comme dans
le Père paralytique, la Bonne Mère y la Malédiction patemelie,
la Dame de Charité* 11 tombe quelquefois aussi dans le théâ-
tral , et répète les mêmes caractères de têtes , bien qu'on re-
trouve dans leur fini ses qualités de peintre de portrait. Il né*
gligeles draperies, et cherche trop le relief. Lebas, Cars, Mar-
tenasie, IVlacret, Massard, Porporati, et Flipart mieux encore,
ont gravé ses ouvrages; mais il mourut pauvre et ouUié dans
son pays, alors tout absorbé par la vie politique.
A cette époque, où Julien, Houdon, Moîtte, Cliaudet, rame-
naient la sculpture vers l'antique, on voyait dans la peinture
BEIUX-ÂBTS. ^ 187
Siceéder, aux traditions de Vanloo et de Boucher, le goût uoble
eîjo£eum, mais académique, de Tien, Ménageot, Barbier, Re-
ennlt, Tinceot, et surtout David. logres effectua la transition
eoin les principes de la statuaire qui avaient gouverné Técole
de David, et le mouvement qui s'est produit plus tard. Il re-
trouva dans son dessin les qualités de l'ancienne école. Delacroix
nedle dans le coloris propre à la peinture historique. Delaroche
imt de l*an et de Tautre ; il recherche les sujets dramatiques,
et wie ses compositions avec l'entente la plus habile des pro-
céiâ de Part La peinture religieuse â peu d'éclat en France, où
Ton se repall de la gloire militaire et patriotique. La première est
eocooragée cependant par des prix, par des récompenses, et
par noe publicité qui n'a point d'égale dans aucun autre pays.
Le roi Louis-Philippe a ouvert à l'autre un noble champ , lors-
qoH a ^t de Versailles un temple consacré à toutes les gloires
lutioDales.
Ia marine et le paysage ont eu en France leur moment d'éclat.
Aotoine Vemet, peintre d'Avignon (1714-1789), fut le père
de ce Joseph qui pendant son séjour en Italie s'éprit de passion
pour la mer, et qui se fit lier aii mât d'un vaisseau pendant une
^pêie,afin de mieux la contempler. Après vingt ans de travaux
n Italie, appelé par Lonls XV pour peindre les ports de France,
il s en acquitta avec une habileté qui a fait sa renommée , et sut
jeter de la variété, de l'intérêt dramatique , dans ces sujets uni*
formes. Son fils Carie (1758-1 83e), qui excella surtout dans les
ctiocsde cavalerie, représenta plusieurs batailles delà république.
Horace, son fils, se conforma à l'esprit d*une époque qui subs-
^ la prose au vers, le roman à l'épopée, la gazette à l'his-
toire; il abandonna résolument le grec et le romain en vogue
sous rempire, où, même dans les sujets de circonstance, on
calquait les bas-reliefe antiques. Improvisateur du pinceau, il
reproduisit la multitude sans idéal , les soldats dans toutes les
situations de la vie militaire , avec une fécondité qui empêcha
sa vogue de se refroidir. Le sentiment napoléonien, qui s*était
noimé sous la restauration comme une protestation contre elle ,
demanda incessamment des scènes de la grande armée ; puis ,
lorsqu'il pouvait se trouver épuisé, la révolution de Juillet
18S BIUUX-ABTS.
et la guerre d'Alger viiureot lui fouroir de nouveaux sujeti.
Les marines de Gudin , les scènes champêtres de ce Léopold
Robert qui se donna la mort à Venise ( 1883 }, les sujets tendres
et profonds d*Âry Scheffer, éveillèrent les sympathies , en s'a-
dressant à dessentiments universels. Dans son tableau du Chrisi
au milieu de$ affligée, Scheffer a symbolisé tous les genres de
souffrance : c*est une mère privée de son fils, un poète dédaigné,
un Grec et un nègre chargés de chaînes , un Polonais égoi^ ,
des vieillards succombant sous le poids des infirmités, des ou-
vriers affamés; tous entourent le Sauveur, en qui se peint la
bonté, la compassion, Tamour de cehii qui a souffert pour
ceux qui souffrent.
Après le Naufrage de la Méduse par Géricault, dont Tap-
parition produisit une sensation profonde et fraya la voie à une
nouvelle école, les novateurs cherchèrent, ayant tout, le drame
et la passion. Mais en France, comme ailleurs, il n'y a plus
d'écoles aujourd'hui ; il n'y a que des individualités. Les ar-
tistes, sans lien avec ceux qui les ont précédés , sans égard pour
ceux qui les suivront, jettent sur la toile les premières concep-
tions venues ; on se sert de la religion comme d'une mytho-
logie à'iaquelle on ne croit plus.
La sculpture, en France, a été bien servie de nos jours, et les
sujets ne lui ont pas fait défaut : David d'Angers a reproduit
avec une grande vérité les contemporains illustres, ftlaroelietti,
Bosio, noms italiens, ont exécuté des travaux remarquables ■ . La
Belgique en doit aussi quelques-uns à Geefs, qui a immortalisé
les héros de sa dernière révolution.
L'école de Mengs à la fin du dixrhuitième siècle, et celle de
David au commencement de celui-ci, avaient détourné la pein-
ture allemande des traditions originelles : méprisée par les étran-
gers, elle s'estimait elle-même; et, appliquant à ses types les
idées classiques de Winckelmann, adoptées aussi par Goethe ei
I On pourrait, saos trop multiplier les noms propres dans cette rapide
revue, en ajouter quelques autres ( et ce serait justice ), tels que : Pradier,
Cortot, Dumont, Durct , de Tlnstitut , et la princesse Marie d^Oiléaps,
(iQnt la Jeanne (TArc est un chef-d'œuvre devenu populaire. (An. K.)
pvies autres eritiqucs. elle se résignait à robecurité des imi-
tHWB; aossî ne eonnaissait-onpas ao dehors Koch, Wschter^
Sdàà^ Hartmann. Quand les études se furent retrempées dans
le sotiment de la nationalité , on se dégoûta du mythologisme
icadonque. L'esthétique , fondée sur la psyehologie , enseigna
rmoitf de Fart arec la philosophie, avecla religion , avec PhiS"
taire; le résultat fut la restauration du style chrétien , et une
nrte de dérotion de l'art. Mais les novateurs se laissèrent en-
tnteer, surtout à la suite de ScbelUng, dans une esthétique
toâreuse, qm oonsista plus en règles qu'en pratique. Us af-
taèfcnt une âmplicité puérile, une étude de la vérité triviale ;
ei, peu sûrs de leurs forces , Os cherchèrent des types non pas
diQs la nature , mais chez les Byzantins , dans Cimabue, dans
Besuaeling, sabstituant une ioiitation à une autre, et non la
Write.
Ils sentirent hien que Fart doit représenter Tétat social,
et foe par conséquent il doit être chrétien ; mais ils ne virent
psiasKz que le christianisme, immuable au fond, est soumis
as progrès dans ses formes. Ne retournez point en arrière on
raDoolei jusqu'au berceau, mais ne vous arrêtez pas à un point
vMaire; gardez-vous de copier, mais apprenez comment on
(ioit imiter la nature. Adonnés à Tarehasme, trop ûcile à des
époques d'érudition, les Allemands sacrifient, la forme et la
couleur à la pensée, lorsqu'il faudrait produire tout d'un même
jet Ils veulent que la forme soit une et spontanée, mais ils n'en
recherchent pas la perfection, comme s'il suffisait qu'elle ex-
primlt certaines abstreetions.
Or, les abstractions sont encore un de leurs abus. En s'étudiaot
nn-mémes, ils perdent cette naïveté à laquelle ils veulent ar-
river par l'élude ; en cherchant le symbole, ils deviennent obs-
cars, et ils auraient besoin de longs commentaires. Owerbeck,
l'on des plus sages , eut besoin d'écrire un livre pour expliquer
fOA triomphe de la religion dans les arts. Les meilleurs ont un
Matiment profond , mais avec des formes débiles; et ils embel-
lissent la maigreur ascétique d'un placide sourire , qui ferait
confondre l'amour et la foi. Ces artistes, étrangers au luxe de
la société élégante, ont peu d'ambition, et cultivent rai| avec
1M BEÀUX-ABTS.
ooDMîetioe. De petits princes, et méoie des villes, ont dépensé
des sommes énormes pour favoriser les arts. Il Êiut citer à leuF
tête le roi Louis de Bavière, dont la capitale est devenue Fa-
thènes de F Allemagne. Des rues entières ont été bordées de par-
lais imitant les styles romain\ florentin, gothique. PUKîenrs
églises, construites sur les dessins de Kleuze, de Ohlmûller,
de Gartner, de Ziebland, ont reproduit les édifices byzantins, les
basiliques, les cathédrales du moyen âge; et leurs vastes mu-
railles se sont offertes aux habiles pinceaux de Zimmecmann ,
de Schadow , de Rottmann , de K olbach. Dans ie palais du roi ,
une suite d^appartements est décorée de sujets anciens on mo*
demes ; le bazar est consacré à Thistoire bavaroise '. Puis c'est
à peine si l'atelier du sculpteur Schwantfaaler et la fonderie de
Stiegelmaier peuvent suffoe aux importantes commandes de
l'Europe entière.
Cornélius, qui a peint à fresque dans le palais les légendes
germaniques, dans Saint-Louis llmmense Jugement uninersd,
dans la Glyptothèque les histoires des artistes, mélange de my-
thologie, de christianisme et d'allégorie, où Fortoul croit voir
le système de Fichte personnifié, Goméltus s'est trop épris* de
Michel-Ange ainsi que de la peinture décorative eonventioniielle,
et il a voulu associer le gigantesque aux chastes pensées de Part
chrétien. Schnorr a f^mlies Niebeiungen avec un talent des plus
hardis ; il y a empreint le grandiose et la rudesse, qui sont le ca-
chet de l'époque. Hess a fait, avec un sentiment profond de Tart
chrétien, les Vierges et autres peintures, dans Saint-BoniÛKse,
basilique à la romaine, et dans la chapelle byzantine de Tous-
les-Saints.
Ce fut le 18 octobre 1849, anniversaire de la bataille de
Leipsick, que les arts fêtèrent Fouverture de la Walhalla près
de Ratisbonne, le plus vaste monument de l'Allemagne, bâti
par Kleuze, que le roi de Bavière a consacré à tout ce que la
* Cette inscription frappe les yeux en entrant : « Sans histoire de
la iKitrie, il n*y a pas d^amoar de la patrie. ( Ohne Gesehichie det
Varterlandes gibt as Keine Vaterlandsliebe. )
* F^oul, De Part en Allemagne , 1842.
BBADX-ABTf. IM
pwée oo k forée onl ftodeit d'illoslre eo Allemagne, et
aifiel ODt mis la main tous les artistes dont la Bavière peut
iloMrar. Cesl un temple doriqtte, sitaié a» mie émioence,
M ta monte per trois rangs de terrasses aux escaliers variés,
K 4oet le revêtement est dans le genre ejrclopéen. An^demis
l'aère ee vaste parallékigramme entouré, à rextériear, d'en
férisqrle oonronné d*wie frise, où Martin de Wagner a repré-
RBiê, lar deux cent vingt-quatre pieds de développement, des
ajeti tirés de rhistoire d'Allemagne* Les deux frontons 6U|^x)r-
lat cfaaeun quinse statues de Scbwanthaler. Dans la-ealle in»
tôisofe sont placés, à difiEérentes hauteurs, des bustes, des sta-
tues, ou au moins les noms des Allemands célèbres; le tout
ca anriwe Uane, avec des orarailles ookHrées , an plafond peint
•t àvé, an pavé en mosaïque, orné de celomies et de tous les
èenx de roigrmpe Scandinave.
Dsas les pays protestants mémOtOn a senti le besoin de re-
icsir à Part chrétien; témoin les écoles de Berlin et de Bassel»
dorf.Hactnaan de I>resde, savant en dessin et en composition,
tstaiivé à se faire une main hardie. Le Christ depani PUate,
pv Hemael, est du nombre des bons tableaux réligieiBE. Ascbem-
baeh. Leasing et quelques autres, ont réussi dans le paysage.
Kapdveiae et Domhauaer ont su plaire et toucher. Joseph
FîMch, de Bohême, se distingue parmi les cbampiona de la
pdaCare eat^iolique.
L*école actuelle de HoUande est moins connue qu^elle ne le
Béfiie; nuâs les paysages de Vanhaanen sont admirés dans
teuse l'Eorepe. ^
La Suisse aussi compte phisiedirs paysagistes, en Itte des-
quek il fr ut nommer Galanie.
En résnmé, le culte de la pensée dans l'art tend à se substi-
tuer à celui de la force pure, et nous promet une sorte de re-
naissance i^us vraie peut-être, et eo tout cas différente, de
celle qui 8*est accomplie il y a quelques siècles. Toute grande
nfimne n'est que l'expression collective des convictions indivi-
éwilcs et de Tidée sociale ; mais toujours le sentiment indivi-
duel devance de longue main et prépare le sentiment public ;
il faut du temps pour que les académies, les commissions , les
19fi BEÂUX-ABT9.
gouvernements arrivent h comprendre ce qn*nn esprit d*âite a
deviné.
L'esthétique aujourd'hui établit ses lois, non sur des préceptes
arbitraîreSt mais sur les enseignements de l'histoire; plusieurs
systèmes sont en présence : les uns veulent faire prévaloir le
sentiment individuel sur l'autorilé des exemples et des tradi-
tions, d'où résulte plus d'indépendance que de Justesse;
d'autres voient plos de profit à observer les lois générales de
la convenance et de l'harmonie; mais tous s'accordent à re-
connaftte que l'art atteindra son but suprême, quand la ré*
forme sera l'expression vraie de l'esprit et des besoins de notre
temps.
On étudie avec passion l'histoire de l'art, quoique les efforts
ne répondent pas toujours à la grandeur du sujet. 11 n'est ni
homme ni monument qui n'ait son panégjrrique ou sa monogra-
phie. On interroge les archives pour en exhumer les souvenirs
perdus, ou corriger les erreurs qui ont œurs. En se plaçant à
des pohdts de vue nouveaux, on porte sur les œuvres anciennes
de nouveaux jugements, on hasarde des théories qui renversent
les anciens systèmes de l'école.
Répudier les mauvaises pratiques du siècle passé ; rendre à
l'imitation la force qu'dle a perdue ; rompre avec certaines con-
ventions admirées par la société plus aristocratique d'un antre
temps; donner aux ouvrages une autre valeur que celle de
la perfection matérielle; suivre Tindépendance de rinsfuration :
telle est la mission difficile des artistes. Celle des critiques est
de porter leur aflention non point seulement sur la forme, mais
avant tout sur la pensée qui a dû naître dans l'âme des artistes
avant de prendre corps dans le marbre ou sur la toile.
MOflQUB. tH
NCSIQCC
V0fén «n Italie eomàxtà d'abord dans un speetaele où la
poésie, léchant, rinstrameatation, la décoration, se troQTèrent
anooéi. On ]eaaé|mra plus tard ; la poésie n'y eat ensuite qu'an
riNeMocDdaire, funa on se passa de cet accessoiie dans les sym-
phwifs, et enfin rinstrufflcntatîon prévali]^.
Le ballet vint après, qui fit concorrence à Topera. A peine
coBUDcaçait*!!, qne le silence se faisait dans les loges, où Fon
Btieffaisit point, pendant le ehant, pour causer baut, jouer
etnsBs«r. Les danseuses avaient, pour se fiiîre applaudir, des
«ftfiBi qn^ii eât aisé de deviner.
n n'est pas étonnant que la musique ait acquis dans les so-
àétés modernes on empire inconnu aux anciens. Le peuple alors
m contentait do pain et de spectacles ; chez les modernes la classe
âcfée, manquant d'occupations et ayant besoin de se distraire,
chtrehcrait à se mêler des affaires publiques, si les gouveme-
neits, dansoertaioB pays, ne songeaient à l'amuser et à retour-
4t* Anssi, deposs le tempe où les ménestrels égayaient les fêtes
teeonrti^énières, nous voyons la musique jouer, dans la so-
dété , on WMe qui ne £ait que croître à mesure que celle-ci se
nOna. Tout prince avait a son service des troupes de musiciens ;
fopéfa passa de l'Italie dans les autres pays; et, dans le dernier
liède, plus d*vn roi, non-seuleaoent joua de quelque instrument,
BHis aefil eompoaiteor. Le régent de France composa la musique
éàFmUkée:l»m GeorgeéUbliiiiLoQdBesropéitaitalienenlTlO,
et envoya fisendel à la recherdM des. meiUeores voix. Léo»
poid I^ rinuodnîsit à Vienne; Charles VI fit un opéra qui fut
chanté par les principaux personnages de sa cour, tandis que lui-
fiusait sa partie dans l^rehestre, et que ses deux filles
sur la scène. Frédénc II, si parcimonieux, entretenait
«n tiiéfitre sur sa eassette, et envoyait lui-même leslûllets d'in*
citation. Les bonnes tragédies et comédies devenant rares fivnt
17
la fortune de Topera, malgré ses défauts etson Whienee em^
ruptrice. En France même , ce n'était point déroger que de
chanter en public. Bien d'autres villes que Paris avaient des
salles, des concerts et des académies de musique; c'était man*
quer d'éducation que de ne savoir ni chanter ni jouer dHm ins-
trument Le luth et le téorbe, qui avaient lait les déliées du
siècle précédent, firent plaee è la basse de viole et au daveein',
désormais en &veur ; mais le violon et raecompagnement étaient
si peu considérés alors, que le régent n'en trouva pas pour fiare
exécuter les sonates de CorelK. C'était eueore le vègne de
Lambert et celui de Lulli, révéré comme invienteur« parce qu'on
ne connaissait ni Carisaimi, ni CâvaSi, ni tous ceux qu'il imita.
A peine un air de Lulli eommen^t-il a?€0 oe prsifo aux
cadences marquées, que tout Tauditoire se mettait à raœooi*
pagner. C'était une musique ûieile, expressive, bien lianno*
nisée, qui s'exécutait sans effort, et qui n'usait jx)înt les ehan*
teurs. Elle exigeait plus d'inspiration que d'étude; et en effet,
sous la régence, le mousquetaire Destouches oooiposa un
opéra sans connaître le contre-point Mais partout SLilleurs la
musique italienne avait prévalu, et l'Italie produiaait me foule
d'excellents chanteurs; Bologne et Naples forent surtout fa-
vorisées. Baltbasar Ferri , de Pérouse, « qui d'Une haleine des-
eendaitet remontait deux oetaves entléns atec un trille eontina
sans accompagnement, » fut l'objet d'un eathousiagmie imi-
verseL On pliait au-devant de lui à trois milles de Fk/Renee;
ce n'était que portraits , médailles, sonnets en sen honnev.
Farinelli, à la voix vigoureuse et flexible, rAsevalt à Madrid
quarante mille livres par an, pour chanter ehaque soir devant
Philippe Y. Les chanteurs étaient payés largeoMut, surtout les
castrats, qui alors se maMplièrent Du reste, beaucoup de pré-
tentions et de rIdieiAeschet ces artistes ;les virtuoses bottaient la
mesure avec leur sceptre ou leur éventail, riaient avec les loges,
* Le forte-piano n'a pas été lovent^ comme on Ta dit, par P AHenasd
fiehrœter, mais par Barthélémy Cristofori, de Padoue, qaf ITappeb
cembaio a merleflelli. Ultl l'améUora eneoite. (OMti, Œwres,
I. XIV. )
MUftlQIiB. ifto
éa Ubac» traitaieat le souffleur d'âne bâté , se déla-
mieiu ehanter, et finissaient par se trouver à moitié
MakiUés. Goadagni, gui jouait le rôle d'Aétius, s^habillait
Ci Ibéiée à la dernière seène, pour se donner le plaisir de
eonbittre le Minotanre.
Déjà rordiesti» s*attri]»aait Tlmportance prinfcipale ; on com-
panitla onisiqoe «vmt les paroles , les récitatifs étaient n^-
gà, €t repéra buflb, qui ne faisait que de naître , était prostitué.
Aiif«|ilQs, la musique d*église n'était pas plus digne que celle
ds tliéâtre : elle était Imijante jà Teicès ; les instnunents à vent
éiMt iotcrditsdaas eertttos rites, on les faisait jouer au dehors.
Le dii huitième siècle pourtant produisit d'excellents mat-
taftdsque Porpoi«, Féa, Gorelli, Tartîni. Pergolèse, inimitable
de liiBplicité et de grandeur, porta très-loin Tbarmonie; et il se
soait eorrigé de tes déûiuta, s'il ne fût mort à vingt-six ans*
Il n'ent que daa nfflets de son vivant ; à peine avait-il rendu
le denier soupir» qu'il était proclamé le Raphaël de la rou-
aqae; en effet, son opéra de la Servante maltresse est un des
cbeU'œuvfede Fart.
Rieelas Jomeiii (17 14-1774 ) s'immortalisa par son Miserere,
ddiBs plusieurs drames de Métastase perfectionna la musique
de théâtre. Jean Paesicllo (1741-1806) perfectionna la sympho-
w, et employa largeoMnl les instruments à vent, mais de ma-
wreà ne point eouvrir la partie vocale. Il introduisit le final
deai repéra sérieux , les chœurs dans les airs , et il réunit à
rmé die la pensée mille variations : son Te Deum et sa FoUe
par amour sont des modèles dans des genres opposés.
Deminique Cimarosa ( 1754-lgOl ) fit la musique de plus de
cent Tiogt opéras, qui se distinguent par d'heureux effets seé-
ûqacs, par Tunité des partitions et par la richesse des acoom-
Kaemeats. Son Mariage secret est encore représenté aujour-
d'hui. Sacchini, qui séjourna longtemps en Angleterre , platt
pv us fine aimable et facile , par la douceur et la mélodie. Son
f^:dipe à Cotone parut en France le comble de Fart. Caffa-
ncUo sot adapter les moti& au sentiment du poète. Tous trois
<^eBt Napolitains. Nommons encore Pachierotti , le philosophe
de la musique , et Ferdinand Bertoni , de Salo.
106 MUSIQOB.
En France la théorie se perfectionnait : Rameau publiait,
en 1724, son premier recueil de sonates pour le claveoin, en
employant cinq clefs au lien de neuf. Deux ans après, il sup-
prima encore les trois clefs ^ut, en ne laissant subsister que
celle deyb pour la main gauche et ceHe de èoI pour les notes
aiguës , système qui est encore suivi aujoindHiui. Il s^élait
élevé contre le go^t français dans son Traiiêlh VHûrmxmie;
mais il resta obscur jusqu'au jour oô il en vint à TapplicatioD
de ses préceptes, c'est-à-dire douce ans plus tard. Dix^sepl
opéras composés en peu d'aimées attestèrent sa fécondité; et,
bien que les partisans de Lulii le trouvassent dur et outré,
sa musique prévalut. Alors son Syttème de la basse fonda'
mentale se répandit, et pendant un demi-siècle on n'écrÎTit
plus que d'après des formules commodes, mais dans l'applica-
tion reconnues contraires aux faits que fournit l'expérience.
Rameau, de même que Tartioi, cherchait l'explication philo-
sophique de l'harmonie , à l'aide d'ingénieuses expériences d'a-
coustique. 11 est certain que de pareils moyens n'étaient pas à la
portée du commun des compositeurs, et qu'ils réduisaient à un
pur calcul la philosophie d'un art dont la principale puissance
réside dans le sentiment, et chez lequel les explicatioiis de Fa-
coustique ne rendent jamais compte du rhythme.
Ces recherches attirèrent sur la musique l'attention d'esprits
supérieurs, tels que Rousseau, d'Alembert, Diderot, liais tan-
dis que le premier voulait rejeter tous les moyens d'expreasioa
que l'harmonie foumità la musique, d'Alembert disait : Comaie
géomètre f Je crois devoir protester contre l'abus que f on/ait,
en musique, de ia géométrie. Martini (1706-1784), de Bolo-
gne, écrivit aussi sur les rapports de la musique avec les mathé-
matiques , et fit un recueil très-étendu de traités sur cet art II
associa à la théorie une excellente pratique, quoiqu'en montrant
plus d'art que de génie. Dans tes trois volumes de son Histoire
de ta musique, il ne va pas au delà des Grecs. Il voulait que
l'on conservât à la musique sacrée le caractère grandiose, sans
les mignardises du théâtre et le fracas de la place publique.
J.-J. Rousseau soutenait, avec Grimm, qu'il n'y avait de
bonne musique que celle d'Italie, et qu'aucun compositeur ne
UtSlQUE. 107
rcoperbit sur Pergolèse; son petit intermède du DeviH du
fiCÎyedétMlia les Français, par sa facile et gracieuse sîmplidtét
dosvilèfiiede Rameau. L'italien Duni et le Français Pfailidor,
flompostoirs d^opéras-eomiques, ainsi que Monsignj, eontri-
teèrênc à fiiire ooMier entièrement la lourde musique française.
Gène réfolotion fui comi^étée par Grétry ( 1741-1818) : défi
f/eosatik à Tâge de quatre ans au rtiythme musical , il s^épnt
deb Bianière italienne en entendant un opéra de Pergolèse , et
répudia ks méthodes mesquines de son pays. Il arriva en Italie
avec une étrange compagnie , dont il raconte , dans ses Mé*
iDoires, les aventures joyeuses. Les beautés de ce pays, dit- il,
fveni la première leçon de musigue que Je reçus en Italie;
k chant des belles Milanaises laissa vn éternel écho dms mon
àme. Les minenti de Rome, les églises et les palais, produisi-
rtnt sur lui autant et plus d'effet encore. 11 aborda la musique
rdigieuse , qui , grâce à Clément XIII , se dépouillait de ce
qa*elle avait gardé de profane ; puis il se donna au théâtre.
Lorsqu'il eut triomphé des premiers obstacles qui attendent
dans Paris ceux qui vont y chercher la gloire , il fut porté aut
Does, et devint, dans quarante-quatre opéras, le créateur d'une
musique française, aimable, gaie, vive comme la société. Il
chercha le sentiment plus que le bruit, la grâce plus que la force,
Hnspiration plus que la science; et il disait : Je veux faire des
fautes; tharmonien'y perdra rien.
Tandis que l'art se réformait dans ropéra-comique, les adeptes
de la musique française suivaient encore ses vieux errements
dans le grand opéra , lorsque parut Gluck. Associant à la pro-
foodeur de la science harmonique des Allemands Tinspiration
mélodique des Italiens et la justesse dn sens français, il obtint à
la fois harmonie, mélodie, expression convenable, et créa enfin la
véritable musique dramatique par V Orphée, représenté à Vienne
en 1774. VArmide, YJlceste, les deux Iphigénie, montrèrent
jusqo où peut aller le génie musical. Toujours ûdèle à l'expres-
sion dramatique la plus sévère, il n'admet pas les doux repos de
U cadence naturelle; aussi n'a-t-il pas les tours larges et symé-
triqœs , ni les ondulations de chant , ni les passages inattendus
des compositeurs italiens .
196 MU8IQUB.
Gluck fut soatena par la protection de Marie- Antointfle;
mais ses nombreux adversaires appelèrent à Paris Nicolas Pie*
ciai, élèfe de Durante, qui s'était placé du premier coup au
rang des matuce par la Zéaobie de Métastase. Il introdaint
d'heureuses innofatieM^ les deni-tons dans lepatliétiqiie« plus
d'art dans les morceaux d'enseosble , et les instruments à Tcnl
dans les orchestres. Il substitua dans le genre bouffe Texpres-
sion gracieuse et Tharmonie , à la musique de notes et de pa*
rôles. Il avait déjà fait représenter cent opéras quand il arriva
en France, où se forma aussitôt le parti des pîccinistes, qui se
firent une arme de ses beautés pour combattre la vériié mttfî*
aile dramatique au nom de la mélodie pure. Ceux-là soute-
naient que la musique consistait dans la mélodie et qu'elle suc-
comberait s'il lui fallait suivre les inepties des poëtee. Les
gluckistes, au contraire, soutenaient que la vérité de l'expres-
sion est inséparable de la véritable beauté dramatique, dans la-
quelle la poésie et la musique doivent se donner la main.
Des musiciens illettrés, des gens de lettres qui n'entendaient
rien à la musique , la foide des oisifs et les pbik>sophes har-
gneux , se prirent de querelle pour ces deux rivaux. Quelques
▼érités pourtant se firent jour; mais, au milieu de mille extrava-t
ganees , on ne comprit pas que l'expression minutieuse de dis-
que syllabe ne peut logiquement produire en musique que le
récitatif; tandis que la mélodie n'est qu'un moyen de charmer
Foreille. Il y a pourtant un point de jonction, quand la mélodie,
sans s'asservir à chacune des syllabes, saisit le sentiment da
personnage et en rend l'expression , autant qu'il est donné à 1^
d'y atteindre.
MéhuI, enthousiaste de Gluck, comprit, avec l'instinct de
rharmonie plus qu'à l'aide de fortes études , le parti qu'on pou-
vait tirer de certaines formules italiennes. Son Euphrosinej
qn'il donna à l'Opéra-Comique, offrit des morceaux d'une fac-
ture large, une orchestration soignée dans les détails, et des
modulations inattendues pour couronner la cadence finale. Mais
il a peu de variété, et moins encore de grâee.
liC Conservatoire de musique ayant été réorganisé après la
Terreur, le théâtre se releva. Comme on revenait en tout ap passé,
bwB^iiepntleméiBediMnki, grAee au Fkmollii CbeniiMm
( f 7M-1S43 ), qui éenvit pendant pli» d'un demi-siècle. A vingt*
fiBlieaiMvil avait iM^ âût sept opéras applandis : ayant quitté
Laaini pour Paris , il adopta un fittrenooTeau, qui tenait tout
àliftwde nmiea «t du Êmaçais. Dans aa LodtiUka (17»t ), il
daaaai la musique unaeitaitionineottnQeetdcf {noportions
ifittliées, tant dans le dMnt que dans Torchestre. Spontini à
qui Ton doit la Festoie et Fernand Cariez^ Nioolo» Boiddieu,
esKat la vogue dans les dernières années de Tempire.
Haoïdel avait porté très-haut roralorio en Allemagne. Mozart
(17S6-179I ) excella dans tous les genres. Son Don Juan et sa
FUie enehamiée aont des chefs-d'œuvre, de même que ses
nesKS, son Requiem, sa musique pour le piano. Il e^ grave,
ivofond, penseur^ autant que Qmarosa est vif et flexible : i*un
est pins intime, Tautre plus extérieur; le style de TAllemand
ca large et ferme, celui de Tltalien chaleureux et de premier
jet; l'on touche TAme, Fautre oharroe les sens. Gréiry, à qui
Napoléon demandait ce qu'il pensait de ces deux maîtres, lui
lépondit : GmaroHt met la statue sur le théâtre et lepiédes*
talému VartheMfyre ; Mozart fait le cmUraire.
Avec rAutrichien Haydn ( t7S9*1809), le Michel-Ange de la
laariqoe, oommença une révolution dans la partie instrumen-
tiic, qui jusqu'alors n'avait été que Taccompagnement de la
mosiqoe vocale. M^nt à profit l'habileté de ses compatriotes
daBsl%xéeution, il créa la symphonie, en perfectionnant les
éivenes oombinaisons d'orcliestre, et surtout en trouvant la vé-
ritable forme des phrases, des périodes , des dimensions, qui
coDYenaient à la musique détachée de la poésie, alors qu'il faut
sappléer à la parole par des comblDaisoos musicales propres à
faire naître chez l'auditeur le sentiment voulu par le maître :
c*était d'abord l'unité du motif, c'est-à-dire le choix d'une for-
nale mélodique ou rbytlimique, renfermant les germes de dé-
veloppements de toute nature, dérivant Tun de l'autre, de sorte
que le compositeur pût déployer sur son thème toutes les ri-
diflues de l'harmonie, de la modulation et de la sonorUé de
roichestre. Une pareille unité ne peut exister sans monotonie
dans le drame, à cause du changement des situations; et la
200 MUSIQUE.
mosique, privée des seooars de la parole , a besoin de rép^er
soUTeot les fonnnles mélodiques « afin que Fauditeur puisse se
rendre compte des impressions quil en a reçues, et du senti-
ment du eomposilear. Haydn, qui s*éttiit habitué ainsi « à pein-
dre sans^objet, oomraedit Orétiy, et sans être guîM par le lan-
gage particulier aux divers caractères, » ne réussit pas dans le
drame, où il devait soumettre ses idées à celles du poète. Ses
hardiesses, ses accords, ses étranges moyens artiGcieb, firent
fiiire fausse route à ses imitateurs, qui ont toujours, à la re-
cherche des tours de force, étouffé le chant sous Taccompagne-
ment.
Le Fidelio de Beethoven fut sifllé en 1805; mais on s*en*
thousiasma « quelques années après, de ces harmonies que
Ton avait trouvées si étranges et si confuses. On porta aux nues
cette énergie austère et puissante , ces sublimes divagations ,
cette expression mystérieuse de vagues sentiments. Beethoven a
mis en musique les chants nationaux de TÉcosse, publiés par
Thomson. Il surpassa peut-être dans le sublime le genre Haydn
et Mozart ; mais, ainsi que Cromer, il manque de naturel et d*u-
ni té , car tous Jeux substituent la fantaisie individuelle aux rè-
gles de Part. Ainsi , après Gluk et Grétry, qui avaient médité
la parole , en avaient cherché Texpression rhythmique , la dé-
clamation naturelle, etTavaient prise pour base du chant, la
musique finit par s*affranchir tout à fait de la parole. Le chant ne
devint plus que Faccessoire des accompagnements dans les com-
positions de Mayer ( 1846) , et le récitatif en fut banni , comme
la ligne droite, dans la peinture romantique, avait été exclue
du dessin.
Le sentiment tendre de Mozart, le style profond et vigoureux
de Weber, la manière tragique et pathétique de Gluck, furent
supplantés par les prestiges de Rossini (né en 1793), qui devait
être, après le schisme de Gluck et de Picdni, le réformateur
de la musique. Sans être plus italien que français ou allemand,
il choisit chez tous ce qu*il y avait de bon, et en forma une mu-
sique très-omée et toute fleurie , sans manquer pourtant de sim-
plicité dans ridée fondamentale. Moins travaillée et moins ma-
jestueuse que celle de Haydn , de Mozart , de Beethoven , elle
HUSIQUK. SOI
mtoe pios imivenelIemeDt oompriie, grâee àsa sy-
rfaytbnnque, qui n'offre ni irrégularité , ni dispropor*
tioB. Capable de délicatesse, mais plein surtout de comique ^ de
gaidé, il est tout vÎTaeité , tout esprit , tout bruit eimoBtemeot.
SûapreoBier ounage {Déméiriut et Polybe ) remonte à 1809;
anîs sa réputation commença avec Tancrède en ISSS; 17to-
fiemie à jétger le classa parmi les maîtres; VOthelh et le Bar*
6tfr firent perdre à ses rivaux tout espoir de le surpasser, ils
ha ont reproché Tuniformité de son style et la pauvreté de sa
manière, attendu qu*il revient toujours aux crescendo, aux
appo^giaiure. On Ta accusé aussi de s'approprier sans gène
les pensées des autres, et plus souvent de répéter les siennes;
d*af oir nui à Fart du chant en écrivant tout, ce qui fait gue l'air
prodmt toujours le même effet, quel que soit celui qui le chante ;
de remplir tellement la mesure, qu'il ne reste rien à faire pour
rbabilelé et le goât du chanteur. La médiocrité des exécutants
s'est mise sous le couvert du maître, comme les paroles se sont
perdues sous le bruit de l'orchestre.
Sdr ces traces ont marché Gocda, Generali, Vaccai, Paocini,^
Donizetti, Verdi. Sa popularité devint telle, que sa musique
seule mnplSt la scène , jusqu'au moment où parut le Freytèhûùt
de Weber (1787-18Î5), tout plein des inspirations de la vieille
éeoie allemande , et d'une fraîcheur alpestre qui contrastait ayee
le fracas sensuel du maître italien. Il n'y eut ni ville ni village
d'Allemagne qui ne voulût l'entendre , et la musique y réveilla
le sentiment de l'infini. Ce fut alors que Rossinl éôivit son
CmUiawne Tell ( 1827 ), plus profond, plus chaleureux, et d'une
instromentation plus soignée que tout ce qu'il avait écrit Jus«
qu'alors.
An temps de Zeno et de Métastase, la musique était encore su-
bordonnée à la poésie ; le cantabile lyrique était négligé pour le
récitatif, chant lent et dédamé, comme dans les tragédies grec-
ques, et où rorchestre était presque rédoit à rien. Aujourd'hui ,
au contraire, la poésie est nulle et abandonnée à des gens de mé-
tier,soumis à toutes les exigences du compositeur. Belllni voulut
corriger cet excès, et ne pas laisser la musique étouffer les pa-
rolci;au lieu de préférer comme Rossinl les poèmes médiocres.
lOa MUSlQUfi.
il 7 foidttt un intérêt aussi profond qoe pofisibla, des ébas é$
joie oa de wmbree angoisses, de Témotion dramatique et de
la passion, fût*ce même aux dépens de TefiGet musical. Les uns
virent uneinnovalion dans ce qui paru! à d'autresalénlité d*ima*
gination : par exemple, les interruptions firéquentes de motifs,
au lieu da la répétition sempiternelle ^ consacrée; et aussi la
courte durée de la mélodie. La mélodie estFâme de la musi*
que ; mais Bellini, pour elle, négligea Torcbestre.
L*école allemande , et à sa suite quelques compositeois tels
que Berlioz , tentèrent une réforme, à leur tour, au profil de
l'harmonie et de la science du compositeur. Meyerbeer fondit
dans Robert U Diable et les Huguenots les deux musiques sa-
crée et profane , et embrassa tous les genres dans un ?aste cadre.
C'est l'expression sentie des passions et des caractères, avec un
luxe de moyens un peu trop étourdissant. Sans génie original,
Meyerbeer excelle dans cet éclectisme qui consiste à combiner
les mérites de divera maîtres.
L'Allemagneabonde en exécutants, en chanteurs, en fabricants
d'instruments, plus que le reste de l'Europe. La musique y est
généralement cultivée : elle a des écoles dans toutes les villes,
et le difficile y est préféré. Dee airs de danse très-goûtés, comme
la polonaise, la eraoovienne, la mazurea , la polka, nous sont
venus des pays les plus septentrionaux de l'Europe.
Mais désormais la musique ne connaît plus guère que le
théfttre : ce sont des morceaux d'opéra qu'on entend à la tête des
régiments, et les vodtes des églises ne retentissent que de Tins-
tnimenlation ou des airs qu'ellea empruntent à la scène. Cest
là un champ qui reste ouvert à l'artiste , capable de s'érigier en
réformateur d'un art qui s'est emparé de la société au détriment
des autres, et au détriment de choses qui importent encore plus
que les arts.
Mais que le génie de l'artiste, que les chefs-d'œuvre de l'art, et
bien moins encore les vertus civiles, ne s'attendent pas aux
triomphes que notre siècle réserve seulement pour les chanteurs
et lesdansrârs! Qu'on les couvre d'applaudissements, de fleurs
et d'or, rien de mieux ; que notre siècle si sérieux paye bien ceux
qui le divertissent; que les politiques habiles rémunèrent ceux
wpim C0 pfimMiwfvnMiiit ! mus nffiqiiuii
i»jM9B*à âewdflB-DioiiiniMiits durables à desgloires lîigitifes,
00 peat en rire sans danger, dans ces contrées da nord où les
ioes s'éveillent à d'antres genres d'enthoosiasme, et se per-
■etieni qpwiqiie ^fesîpotion au milieu de la plénitude des af«
tees. Dans les pays, au contraire , où l'âme ne se sent qu'à
propos dm théâtre , où le théâtre est Tunique oecupation corn-
I, l'amqae entretien social ; où Ton ne se passionne pour
i^ioUe eaose, pour auonne térité sublime, maisseule-
poor un pas de ballet ou une roulade ; où Ton vent des
attractions qaà dispensent de penser, de pareils
aantdelafiafoet de la honte.
:'IHiî«HKiKk MU-
inooiTioii. — ÂMcaÈohOQm.
Les sciences qui se rattachent à l'histoire étaient entrées, dès
lesjède dernier, dans une voie de progrès, surtout en Italie. Les
Ejereketsur Fitruve, de Jean Poleai, aidèrent à l'intelligence
de cet auteur. Bianconi écrivit sur le grand cirque et sur Celse.
L'abbé Guamacci, de Volterra, rassembla un musée d'antiquités
nationales , et voulut faire de son pays, dans ses Origines Uali'
qwa, le berceau de la civfiisation. Le Turinois Paciaudi réunit
des antiquités chrétiennes et différents objets trouvés dans
VellèKa ; il contribua à la création de l'université de Parme et
de la bibGothèque de cette ville ; on lui doit aussi une histoire
de Tordre de l^Ialte. On commen<^ à prêter à Tarchéologie sa»
crée Tattention qu'elle mérite.
Jean-Baptiste Passeri étudia avec succès les antiquités étrus-
fKS, surtout les tables eogubines > et la langue étrusque ;
* Ces tiblet ftirent découvertes en 1444 près de Gubio ( États de
nttfitt) » vers les nlhies d'an mausolée et d'un théâtre. Il y avait neuf
tiUes dUrain , èhargéeit d'inseriptions dont îc texte a exercé beaucoup
de ttTSBls, et doat II n^ gnère résnllé que des hypothèses. ( An. B. )
mmM»» ge tim |>m tonKiia €m jfauNIfetiMrtgB taéCHts de «m
ùnaginatioD* L*aiM Mafini porta l«ianiièc««Br les acles des
Aères Aryales, el se livn à l'étade des papynis, en abordant
une foule de questions archéologiques.
liaszooefai , de Capoue, qui passa pour un prodige d'érudi-
tion, fit CMUiaître Tadoiirahle amphithéâtre de sa viHe natale et
les deux tables d*Héraolée. Le recueil de ses leçons sur la Bible,
à Tuniversité de I*iaples, composa son prédeux SpieilegUtut bi*
bHcum. Louis Lan» s^oceupa des anciens Étrusques, en rappor-
tant tout i des origines grecques. Dempster avait entrepris un
musée étrusque, que de nouvelles découvertes permirent plus
tard au sénateur Philippe Buonarotti d'augmenter» Initié par lui
à cette étude, Thelléniste Gori s*en engoua an point de tout voir
dans lesÉtnisques, et Torigine des arts et tous les usages. Il ren-
dit toutefois de grands services à l'archéologie et à Pépigraphie.
Jean Lami , du val d'Amo , d'une érudition étendue et d'un ca-
ractère aimable, publia, dans les Délices des érudits toscans,
plusieurs documents précieux de la bibliothèque Riccardiana.
Des découvertes inattendues vinrent répandre le goût des an-
tiquités. Indépendamment d'HercuIanum et de Pompéi, les
temples dePestum furent trouvés, en 1752, dans une forêt; en
1761 , ce furent, près de Plaisance, les ruines de Velleîa, détruite
au quatrième siècle. Les princes, les papes dégageaient à renvi
la villa d* Adrien, et exhumaient d'autres débris antiques ; d*Han-
carville, Wheler, Choiseul-Gouffier, Spon, Revêt, Stuard, etc.,
mettaient en lumière les arts de la Grèce; Chardin, Norden,
Pokocke, Niebuhr, ceux de TArabie, de TÉgypte et de Palmyre.
Déjà rarchéologie, cessant d'être un objet de simple curiosité,
une lice ouverte à une érudition pesante et à de bizarres hypo-
thèses, apprenait à rejeter les observations futiles, les dtatioDS
accumulées, mais à interpréter, à l'aide de la philosophie, les
religions, la politique, la civilisation.
Winckelmann (1717-1768), fils d'un cordonnier du Bran-
debourg, dénué de ressources, mais passionné pour l'étude,
parvint jusqu'à Rome, où la protection descardina^x Archinto
et Albani lui ouvrit la voie dans laquelle il sut se faire un nom
immortel. Dans un temps où l'archéologiene s'occupait encore
ABCHEOLOGIC. 206
i|iK ^érudition, Winckelmann s'appliqaa aux arts dHf&esajy^
émt il publia une histoire Q 1 764 ), prenant ce nom <lan$ le sefis
gne de système, et n'ayant en vue que l'existence de |;^rt,(Bon
/es Tidssitudes des artistes. 11 faut voir, dans sa préface, les er-
leors grossières de ses prédécesseurs : conjectures téméraires, ou-
trages récents accepta pour anciens, assertions fondées sur des
rapprochements maladroits, descriptions faites, bien moins pour
rinstraction que pour Farousement , bévues de voyageurs obser-
vant en poste , emurs commises par les dessinateurs^ Winckel-
mann vit les choses de ses propres yeux , et , d^ns sa pensée ,
Téuide de Fantiquité n'était pas digne du sage , si elle ne teu-
(iaità épurer le goût et à éclairer l'histoire de Thumanité.
n est vrai qu'il tombe dans quelques erreurs de fait , qu*il
procède avec peu d'ordre, qu'il affecte l'érudition, dans la
description des monuments , et que cet air inspiré qu'il prend
parfois ne lui réussit guère ; on se sent gagner pourtant par
son enthousiasme du beau , et par une éloquence qui s'inspire
du sentiment de l'artiste. Le comte de Caylus (1692-1768),
gui suivit la même voie , est aussi loin de Winckelmann en éru-
dition qu'il lui était supérieur comme artiste; mais il s'épuisa en
petits travaux, tandis que Winckelmann eut occasion d'en me-
ner à fin de grands. 11 ne vit dans l'art antique que le côté in-
dustriel et voluptueux ; et la manière dont il copia les monu-
nients montra qu'il n'en connaissait pas l'importance.
Le Saxon Ueyne ( 1729-1812), Gis d'un tisserand , n'eût pas
quitté le métier sans les trois sous par semaine que son parrain
pava pour qu'il reçût des leçons de latin. D'autres lui vinrent en
lide, et il finit par devenir, en gagnant laborieusement son pain,
un latiniste distingué. Placé comme copiste dans la bibliothèque
^ministre Brûhl, àcent écus de traitement, il se vit pendant
la guerre de sept ans réduit à de dures épreuves; apr^, il fut
appelé comme professeur à Gôttingue, où il commença sa répu-
tation en expliquant les anciens, non pas avec les minuties philo-
logiques et la pure érudition alors en usage, mais en cherchant
à en faire sentir la poésie , le goût, les beautés. Il apprit, de ce
u^oment, à considérer la mythologie comme un dépôt de sym-
^)n, l'assemblage des traditions de peuples et de temps di-
ts
206 éBQOiTtoif.
i; SI leeherelia les altéraUons gabelles avaieot subies dans leur
klée primitiTe , poar les £aiire servir de sappléineiit à lliistoîrr.
Heyne étii<fia les noonaments avec moins dMmagination qne
Winckeimann , mais avec plus de Jugement et de connaissance
des textes : il s'appuya en conséquence sur des notions positives,
et non sur de brillantes hypothèses; il corrigea de nombreuses
erreurs historiques commises par Winckeimann concernant les
époques des arts, et réfuta les causes qu'il avait assignées à leurs
progrès ou à leur décadence. Il s'appliqua^ussi, autant qu*on
le pouvait alors, aux monuments étrusques, et mieux encore
aux byzantins. Ses précieuses éditions de Tibulle et surtout de
Virgile le laissèrent sans rivaux. Devant l'Académie de Gôt-
tingueT s^ dissertations portèrent la lumière sur bien des points
douteux; il sut toujours en écarter l'esprit de dispute et les sub-
tilités modernes , et elle lui fut redevable d'une réputation qui
la protégea contre la fureur des armes.
Mais il fallait encore ua homme qui , embrassant tout l'en-
semble de l'art, parvînt à saisir le sujet, l'époque, le mérite
de chaque travail , à suivre les vicissitudes du goût , et à lire
dans les monuments l'histoire de Thomme : ce fut la tâche d'En-
nio Quirino Visconti , natif de Rome, et qui vécut de 1751 à
1818. Doué d'une mémoire prodigieuse, il eut bientôt amassé
un trésor de connaissances qui le mit à même de parcourir
l'antiquité d'un coup d'œil sûr. Les fouilles d'HercuIanum et de
Pompéi excitèrent dans toute l'Italie une émulation de recher-
ches, et à Rome plus qu'ailleurs. Clément XIV songea à réunir
toutes les conquêtes archéologiques , achetant celles qui étaient
éparies, et s'occupant d'en découvrir d'autres. Visconti fut mis
à la tête du musée qui reçut le nom de ce pontife, et qui fut en-
richi par la munificence de Pie VI. Il y consacra les salles du
Vatican contigues à la cour des statues, qui fut alors entourée
d'un portique ; et le pape ordonna la publication de ces monu-
ments : Description du musée Pio-Clementino, Visconti y joi-
gnit à une érudition sâre l'art d*exposer'avec clarté ce qui était
encore resté obscur et confus, d'éviter les digressions pompeuse?,
de s'en tenir à ce qui regarde directement chaque ouvrage.
Dans sa classification des monuments , il plaça en premier les
ABCHSOLOGIB. 307
àvmiés du cid , de la mer , de la terre , des enfers ; puis les
héros, rhistoireaocîeiuie et romaine, les sages, les philosophes,
kl avmts ; enfin ce qui concerne Thistoire natorelle, les usages^
ia ms; chaque classe y fot distribuée selon l'époque et le mé-
liie iks oovragjBs.
Viseonti déorivit encore les tombeaux des Sapions déterrés
eo 1780, les ruines de Gabio exhumées grâce aux soins du
prioee Boffghèse , en un mot tout ce qui s'offirait de nouveau
en Cût d^antiquités, et tout ce qui avait été mal interprété jus*
qoe^à. Lorsque la France eut enlevé à ritaUe ses trésors d'art ,
Viseonti fut appelé à Paris en qualité de conservateur du Musée
des antiques, qu'il classa selon sa méthode. U y continua ses tra<
raoi ; Napoléon fit faire une édition magnifique de Vlconogra-
fàie grecque et romaine , collection des portraits authentiques
full avait commandés à Viseonti»
La numismatique fut aussi rattachée à sa véritable fonction,
qoicst de veniren aide à l'histoire. Spanheim, Vaillant, Pellerin,
Barthélémy l'avaient déjà mise en bonne voie, quand Joseph
Eekhél, jésuite autrichien, songea à former un ensemble de
toute la sdenoe numismatique. Il adopta l'ordre géographique
de Pellerin en l'améliorant, et distribua les médailles romaines
seien les ftstes, en apportant, dans la disoussioii, de la cri-
tique, des vues ingénieuses, .une érudition étendue, et sans
chariatanisme. D'autres pourront peut-être relever quelque
cmar dans son œuvre, y combler des lacunes; mais il sera
difficfle de lui enlever le premier rang dans ce genre de travail.
Dooiiniqoe Sestini, de Florence, chargé par le ministre britan-
nîqoe Aindie de faire une collection de médailles grecques et
romaines, prit goût à cette étude, et donna sa géographie nu-
mismatique et diverses descriptions de musées et de médailles.
Il a décrit en outre toutes les médailles connues, dans son Sys-
terne géographico-numitmatique , en quatorze voUimes in-
folio, resté manuscrit.
L'étude de Farchéologie dut ses découvertes et ses progrès à
trois circonstances mémorables : la première fut l'expédition
d*Egypte, conception hardie et multiple de Bonaparte , qui sut
7 faire la part des sciencesr Au milieu des combats, une commis-
308 ÉRUDITION.
sion de savants, dont il se fit accompagner, recueillit et rapporta
en Europe des reliques précieuses de ce mystérieux pays , qui
. donnèrent naissance à des investigations nouvelles, et font espé-
rer de voir un jour tomber les voiles de la mystérieuse Tsis. L'ins-
cription de Rosette , en trois langues, fait particulièrement es*
pérer la découverte de Talphabet hiéroglyphique; mais les sys-
tèmes divers proposés par Champollion, Klaproth, Jonny, Seif-
fiirth, Phasiri et autres, n*out pas produit jusqu'à ce jour les
fruits que Ton espérait.
En présence des découvertes dont TÉtrarie a été le théâtre, il
est permis de se demander si sa civilisation n'a pas été antérieure
à celle de la Grèce. On a comparé, dans ce bot, les monuments
pélasgiques répandus dans toute Tltalie moyenne et basse, à
ceux du même genre qui se rencontrent dans le Péloponnèse ,
r Attique, la Thessalie , TÊpire et l'Asie Mineure. Les tombes et
les vases étrusques qui ont été découverts eurent encore plus
d'importance. Ces derniers étaient fort rares encore , lorsqu^en
1827 on trouva de nombreux tombeaux au nord de Civita-Vec-
chia , et dans le pays où s'élevaient Targuinie, Cere , Clusium ,
Bomarzo, Vulci et autres cités toscanes. Grâce aux fouilles entre-
prises par Lucien Bonaparte, prince de Canino, l'on avait réuni,
avant la fin de 1828, plus de trois mille vases peints qui, dis-
persés plus tard, ont passé sous les yeux des hommes de l'art.
Les fouilles continuèrent; et les trésors vinrent non plus seule-
ment de l'Ëtrurie, mais de la Grande-Grèce, de la Sicile, de la
Gampanie, de l'Apulie, des environs de Rome; la haute Italie
et la Grèce fournirent aussi leur contingent. Outre la variété et
la beauté des formes, on put admirer aussi les peintures, le style
original de chaque pays, quelques-uns offrant des sujets fournis
par la mythologie et les poètes grecs, d'autres' sans rapports
avec* les types classiques. Il se trouva aussi dans les chambres
sépulcrales des ornements d*or et d'argent d'une finesse ex-
quise, des bijoux en tout genre, des statues de pierre et de
métal.
Mais une révélation plus importante encore fîit celle du
monde oriental : les langues de l'Asie, que l'on cultivait dans
un but seulement religieux, se trouvaient limitées à l'hébreu et
ABCHÉOLOGIE. 209
à ftabt. Les papes 8*efforcèrent toujours de faire instituer det
diaRs dans les universités pour ces langues. Les questions sus-
citées par la réforme accrurent le nombre des orientalistes ,
léne hors de Fltalie et des rangs du clergé. Ainsi , Guillaume
Postel publiait à Paris, en 1538, les alphabets des langues hé-
bruqae, chaldéenne, syriaque, samaritaine, arabe, indienne
[éthiopienne \ grecque, géorgienne, serre, Ulyrienne, armé-
nienae, latine : c*était une tentative pour ramener tant de lan-
gues à Tonité, et qui devançait la philologie comparée. Conrad
Gcssoer fusait connaître en 1565, dans le Mithridates, cent
trente langues et dialectes, et donnait vingt-deux traductions
de rOraison dominicale.
V introduction avx langues chaldéenne, syriaque et ar-
mènknne , à* Axtkhrovsie Lomeliino (1539), et le commentaire
De ratione communi omnium linguarum ac lUterarum , du
SoÎBe Bibliander, furent composés dans le même but. Le car-
dîoal de Richelieu faisait acheter par Brèves , ambassadeur à
Goostantinople , de très-beaux caractères orientaux pour Tlm-
prifflerie rojale. Les travaux de David Michaëlis , professeur de
Gôttiogue, sur Texégèse biblique, méritent encore d'être con-
sultés. Des dictionnaires javanais et malais étaient publiés à
Amsterdam; et le grand orientaliste Erpénius donnait une
grammaire arabe, qui resta la meilleure jusqu'à celle de Sacy.
L'Angleterre produisait de son côté,' outre les hébraïsants,
Mocke, traducteur d' Aboulfarage , et Hyde, qui traita de la
religion des Persans. En Italie , Grégoire XIV avait fait fondre
des caractères orientaux et imprimer une foule d'ouvrages; le
collège de la Propagande et sa bibliothèque aidèrent à ce genre
(fêtndes. VOEdipus «gyptiacus du jésuite allemand Kircher,
publié à Rome, appela le premier l'attention sur les hiéro-
idjpbes, qu'il disait inventés par les prêtres pour tenir leurs
doctrines cachées, et qu*il se vantait de pouvoir expliquer.
•labloQskt, son compatriote, le continua dans le Panthéon égyp-
^^«(1750), où II scrute, d'après l'idée de l'Anglais Wilkins, le
sy^hmz religieux des Égyptiens , en interprétant, à l'aide du
eophte, les noms des divinités; tandis que de Guignes préten-
dait apliquer les hiéroglyphes à l'aide du chinois. George Zoéga,
210 ÉBUDITION.
qui avait puisé le goût du grec et des antiquités à Pécole de
Ueyue, ayant quitté le Jutland, sa patrie, pour se rendre à Rome
et embrasser le catholicisme, classa les manuserits du musée
fiorgia, flt imprimer les médailles égyptiennes , et fut chargé
par Pie VI de décrire les obélisques de Rome; mais des decou*
vertes ultérieures ont donné un démenti à ses élucubrations. Il
avait étudié la langue cophte , et soupçonné Texistence d'un
élément phonétique dans la langue sacrée.
Les jésuites nous avaient fait connaître les premiers la langue
chinoise, en traduisant les livres sacrés et quelques chefa-
d'œuvre littéraires du Céleste Empire. D'autres apprirent Tin-
dien , assez à fond pour composer en sanskrit V Ezour-Fedam,
et le faire prendre aux encyclopédistes pour un livre original
qui remontait à dix mille ans. D'autres nous révélaient Tétat
des connaissances et des opinions de ce pays. Le père Giorgi
donna les premiers renseignements sur FAsie centrale dans
YAlphabetum thibetanum (176S). Il n'y eut pas d'autre livre
sur cette matière jusqu'à la grammaire de Scbrœter eu ia36,
et à celle de Cosma de Kôrôs en 1834, qui vaut mieux. Etienne
Borgia vendait jusqu'à son argenterie pour acheter des objets
rares , surtout ceux que les missionnaires expédiaient du fond
de l'Asie. Il en forma un musée à Vellétri , et fit imprimer le
Systema brahmanicum de Jean Werdin , connu sous le nom
de P. Paulin de Saint Barthélémy, qui montra des analogies
entre le sanskrit et le latin , la parenté du premier avec le zeiid,
et les ressemblances de la mythologie brahminique avec les
autres. Clément XI acheta beaucoup de manuscrits orientaux
d'Abraham Échellense, des manuscrits arabes, cophtes, éthio-
piens, de Pierre della Valle; et il fit dresser par Assemani de
Tripoli , qui avait toujours vécu à Rome parmi les Maronites ,
le catalogue des manuscrits syriaques et arabes de la Vaticane :
il lui commanda en outre divers travaux d'érudition orientale.
Adler s'appliqua aux antiquités cuûque^ , de même que Menter
et Ungarelli aux antiquités cophto^memphitiques. Saint-Martin
se voua principalement à l'arménien , et en fit profiter V/iù-
toire du Bas-Empire de Lebeau. Le père Méchitar, de Sébaste,
qui fit tant pour ranimer parmi les siens les travaux de rinlei-
AlCHSOLOGII. 211
^ étouAcs depuis leur séparation de TËglise romaine,
oUiBtda sénat de Veniae rfle de Saint-Lasare (1717), où il
éiihlît roidre de Saint- Antoine , abbé , et une impriascne d'où
miiraat beaucoup de llfres de scienees, et des tradactiona;
eoffloie des autres imprimeries du même ordre existant à
Vkoaei k û>nstantiDople, à Smyme, à Moscou et autres villes
rnsses. Ces publications ont propagé la littérature arménienne,
qu, tmitennous initiant à l'histoire de cette importante contrée,
coDiriboe à jeter la lumière sur les pays ▼oisins.
Déjà Lâbnitz avait répandu des vues élevées sur la philo-
logie, et reconnu de quel secours peuvent être les langues pour
lliistoire des temps reculés , et pour constater la parenté des
papin. Les connaissances positives durent beaucoup à Niebuhr
et aux antres savants que Frédéric Y, roi de Danemark , envoya
(■ Orient pour connaître les idiomes, l'histoire , les monuments
deFArabie et de l'Egypte. Pallas publia en 1786 son Focabu*
'rirv de toutes les langues du monde, et en 1800 l'Espagnol
Hmat, le Cùialogue des langues des nations connues. Ade-
loDg fit paraître à Berlin son Mithridates en 1804. De Guignes
nttacha le premier, dans son Histoire des Huns, les vicissi-
tmfas de l'Euiope à celles de l'Asie centrale , et y retrouva des
naâons dont le nom était à peine connu. Anquetil-Duperron,
qai avait été dans Tlnde pendant la domination française, ap-
pliqua réruditioQ aux religions , en publiant les livres sacrés
àe la Perse et VOupanishad des brabmines (1771). Une fois
qtt*tb eurent mis un pied dans ce pays , les Anglais firent phis
oieore; ils approfondirent le sanskrit, et de plus les divers
tdioaes qui en dérivent; on peut dire que ce fiit un monde
aoQvcan qu^ils trouvèrent là , avec l'empreinte de l'état social
le plus ancien. La nécessité de connaître les lois et les usages
(ToQ peuple qu'ils voulaient non-seulement conquérir, mais'
gouverner, leur û\ un besoin de connaître à fond sa langue et
les trésors de sa littérature. Hastings fonda à Calcutta une aca*
déniîe orientale (1784), d'où sortirent les Institutions dAkbar
parGladwin, les Ao{« de Manou par Jones; puis une série de
f^élamges, où Jones, Wilkins, Coiebrooke, Prinsep, Wilson.
Tirent connaître ce que la littérature et la philosophie de ce pays
^12 IBUDITION.
avaient de plus saillant. Une société se forma à Londres pour
propager œs ouvrages, bien que le clergé anglais trouvât ce zèle
oriental on peu dangereux. Jones considérait la littérature orien«
tais comme un vaste ensemble destiné à devenir me base pour
l?histDilre universelle , et où chaque partie servirait à éclairer le
tout : c'est un but bien défini, mais que nous sommes encore
loin d'atteindre. Le goût désintéressé de la sdence poussa
r Allemagne à méditer sur les découvertes des autres, et à y ap*
pliquer sa patiente et profonde critique ; aussi finit*elle par créer
une science toute nouvelle , la linguistique. Lorsque le livre de
Frédéric Scblegel sur la philosophie et la langue des Indiens
(1808) eut fixé l'attention de ce côté , Bopp se mit à étudier le
sanskrit, et en donna la grammaire en 1827, après avoir critiqué
œlle de.Wiikius, qui avait paru en 1808; puis il publia à
Londres le système de conjugaison sanskrite comparé avec les
conjugaisons grecque , latine, persane et allemande.
D'autres marchèrent sur ses pas, tels que Lassea, Rosen,
Uumboldt. Après de longs voyages, Klaproth publia VJgie
polygiotte, et les Mémoires relatifs à l'Asie, En France , la
convention avait créé des chaires d'arabe, de turc, de tartare,
de persan, auxquelles on ajouta ensuite l'arménien, le chinois,
le malais* le tibétain. Ghézy fut le premier qui professa publi-
quement lesanskrit en Europe. De Guignes et lui commencèrent
l'importante publication des Notices et extraits des manuscriU
de la Bibliothèque royale, Sacy publia en 1810 sa grammaire
arabe, très'forte d'analyse, et où se joint la connaissance ap-
profondie de l'hébreu, du chaldéen et du syriaque. Rémusat
rendit le chinois aussi accessible aux esprits patients que peut
l'être toute langue qui appartient à une autre souche que celle
de notre pays. Pauthier, Julien, Bazin » Pavie, Biot, ont donné
de nombreuses traductions. Le Journal de la Société asiatique,
établi à Paris ( 1823 ), sert d'archives aux études orientales dans
toute l'Europe.
Dans rinde, les Anglais ont continué leurs travaux, et en-
voient fréquemment en Europe des éditions et des traductions
des Védas, des Pouranas, des poèmes sanskrits; ils poursuivent
les diverses ramifications bouddhistiques. Déjà Ton connaît
AACHÉOLOGIC. 213
doneents inscriptions dans ces diverses lances, cinqtiante
mSk médailles, et d'innombrables sculptures. Wilson a re-
esoBi, dans V Ariane antique (Londres, 1842), tout ce que
fro arait sor les médailles de tout âge trouvées jusqu'à pré-
sent daas rinde et dans l'Afghanistan. Des travaux pareils ont
en lieo sur rÉthiopie. Quant à FÉgypte, on peut dire qu'elle a
été réeemment découverte ; et si chacun prétend avoir trouvé
ladrfdes hiérc^lyphes , on s'accorde au moins sur la nécessité
de eommeneer par connaître la langue qu'on veut traduire,
c*ert4^1ire le cophte.
Lliistoire peut donc puiser aujourd'hui à d'autres sources
fo'aox ouvrages classiques. Les médailles sassanides, les monu-
mats de Cil-Hinar, les œuvres de Calidasa , de Mirkhond, de
rvdoQsi, le Dabistan , Moïse de Gorène , et toute une biblio-
thèque indienne et tibétaine , sont venus en aide à Thistoire.
Ia recherches philologiques ne se bornant plus à des étymo-
logies, mais ayant pour but des comparaisons sur la connexité
des langues, aideront à débrouiller les temps antérieurs à
Ilûstoire, ainsi que les migrations des peuples. Ainsi les re-
gards n'auront plus pour limite l'horizon du Sinaï, de l'Olympe
on do Palatin. Tandis que les antiquités orientales ne jouaient,
dd temps de Winkelmann et de Visconti, qu'un rôle accessoire
dans rarchéologie , voilà qu'elles en sont aujourd*hui la préface
indispensable; et il finit convenir que l'antiquité classique doit
?wlque chose à sa devancière. Les langues de l'Inde deviennent
Bcoessaires à l'explication des monun)ents figurés , comme le
ptmvent les travaux de Princep , Lassen, Wilson sur les. mé-
driks de Lahore , ceux de Feilows sur Licia, de Froyer sur
Cachemire , etc. H faut interroger la Bible quant aux monu-
Jnenti de Babylone, de Phénicie, etc., sur lesquels il n'existe
pn de documents écrits. La prétendue découverte de Ninive
pvait nous menacer d'une révolution dans cette science, comme
Ta Eut rexpédition d'Egypte. On retrouve dans les livres de
2oroaslre les traces d'une civilisation très-ancienne, et d'une
iviigion qui a. survécu jusqu'à ce jour parmi les Guèbres. Rask
a démontré l'antiquité et l'authenticité delà langue zend et du
2end'Àv€tta, Eugène Bumouf, dans son commentaire sur
214 EBUDITION. — ARCHÉOLOGIE.
Ylacna (1834), a créé l*étude'de cette langue ; il a reconnu que le
pali était un dialecte vulgaire du sanskrit , porté de Tlnde dans
rindo-Chine avec le bouddhisme ; et, en faisant le xend antérieur
au sanskrit, c'est sur les piateam de TAsie qu*il marque le point
de départ des plus anciens idiomes, pour les suivre de là , avec
la civilisation et la religion , comme il Ta fait au nord avec le
bouddhisme. De l'Asie orientale, la civilisation se répandit
dans la Médie et la Perse, sur les mystères desquelles on inter-
roge récriture cunéiforme. Le Danois Munter fut le premier
qui s'en occupa, en 1798, dans l'Académie de Copenhague, mais
sans en fournir suffisamment la clef. Cest à quoi ne réussirent
pas mieux Tycbsen, Herder, Ucbtenstein. Grotefend affirma
que la langue de ces inscriptions était le zend ; Rask et Saiot-
Martin s'en sont emparés pour déchiffrer quelques-unes de
celles de Persépolis, Puis Burnouf fixa l'alphabet cunéiforme,
en démontrant son origine sémitique et proprement assyrienne;
résultat dont Lassen avait aussi approché. Ainsi surgirent par-
tout les recherches et les discussions : les académies , celles de
France, de Gôttingue, de Leipzig, de Turin, de Calcutta sur-
tout, prirent à tâche de résoudre des problèmes spéciaux ; il se
forma des sociétés pour la découverte, la conservation, l'inter-
prétation des monuments , comme on en voit pour les fouilles
d'HerouIanum et de Pompéi, pour l'archéologie romaine. Les
souverains Grent à Penvi étudier et copier les monuments de
ril;gypte, de l'Inde, de la Morée... Chaudler, Choiseul-Goaf-
fier, Cockerell, Gell, Leake, Dodwel, Pouqueville, Hokelbeiy,
Texier, explorèrent la Grèce-, la France profita pour cela de
son expédition de Morée; lord Elgia enrichit le Musée bri-
tannique des dépouilles du Parthénon; la Bavière fit l'acquisi-
tion des marbres d'Égine ; la France et la Toscane envoyèrent
des expéditions scientiQques en Kgypte. En 1840, Flandin et
Coste voyageaient en Perse par Tordre du gouvernement fran-
çais; Ker- Porter et Texier nous faisaient connaître les roioes
d'Istakhar; des inscriptions encore indéchiffrables étaient re-
cueillies à Babylone ; dernièrement , Botta exhumait les débris i
grandioses de Kinive. En Amérique, on découvre à chaque
moment des villes entières, et plus souvent des monuments,
HISTOIBB. 315
1 9» sont rett^ muets jusqu'à présent, comme ia tradition.
La géographie aussi, qui n*est plus un répertoire de noms et
■ anal de cbiffires, se croit obligée d'enregistrer chez les
pnpia tMB les éiëmeots de civilisation. Le Danois Malte«Brun
nt y ailier Fintérét et la couleur poétique aux notions positives;
foPnHDen Guillaume de Humiioldt y associa la minéralogie,
rhoniogie, la elimalologie, l'ethnographie, sans que les sciences
aatanUes fissent rien perdre de son coloris et de sa vigueur;
CMes Rilter a traeé avec éclat les grands aspects de la géo*
pifàie comparée, en déterminant tous jcs caractères de noUre
globt, et llnflnence que sa configuration extérieure a exercée sur
la phéoomàies physiques de la surfece, soit sur les migrations,
nitiar les lois, soit sur les principaux événements des peuples
<3ai Habitent. Les relations des voyageurs, des raissionuaires ,
Mv révèlent mieux chaque jour la nature humaine, les mys*
Ira des pnys fointains , et les voies de la civilisation.
HISTOIRE.
Lluatoire a mis à profit tant de recherches , et mieox encore
Tcqiérienfie des événements contemporains. Kous avons rap-
^ dans un chapitre précédent, comment, dans le dernier
nède, rhîstoîre s'était trouvée enrôlée dans la croisade dé toutes
lo seienoes^ pour prodiguer Topprobre à tout ce que le monde
iM|tf alors avait respecté, en substituant aux fhits, cettie langue
eïeraelle de Dieu, les opinions^ qui ne sont que la langue éphé*
me des hommes. Ce dénigrement fanatique des coutumes et
^ inslîtations du passé se faisait jour dans les épigrammes ,
^onMM dans les immenses volumes de Y Encyclopédie, ha cri-*
^us évitait de combattre à visage découvert les nobles, le
cleiy^, les princes contemporains; mais elle prenait pour but
^ ses traits les pontifes béatifiés , les barons sculptés dans les
pierres sépulcrales. Les croisades i\'étaient à ses yeux qu'une ex*-
pl<KJ0Q du fanatisme ; saint Louis, un honnête homme halluciné ;
316 HISTOIRE.
Cbarleniagne , un clerc armé de pied en cap; Croire VII et
Innocent IH, deux ambitieux qui mêlaient le règne de Dieu à
celui des hommes. Ainsi l'histoire avait encore plus trompé
qu'elle n*avait corrompu les esprits ; et la nation française, faute
de la bien connaître, ne put modérer par l'expérience la fougue
révolutionnaire qui la précipita vers l'avenir au milieu des ruines
et du sang. On a trouvé depuis, en cherchant aérieuaement la
liberté , qu'elle est chose ancienne; que c'est le despotisme qui
est nouveau * ; et qu'H n'y a de durable que les institutions qui
se fondent sur les coutumes, c'est4-dlre celles qu'eogeiidrent
spontanément le caractère des peuples et leurs évolutiaiis pro-
gressives.
Le hasard une fois écarté, on reconnut que les accidents
s'encbataent; que les petits événements sont parfois l'occasion
mais non la cause des grands, dont la raison réside dans les ins-
titutions et dans les mœurs; que le génie naît dans des cir-
constances déterminées ; qu'il n'est donné à aucun législateur
de façonner le peuple à sa guise, le peuple, qui, sans arguments
subtilis, démêle pourtant à la fin ses propres intérêts, ses amis
et ses ennemiSf et juge les hommes autrement que les historiens
de profession. Il faut donc étudier le peuple , au lieu de se mo-
quer de ce qu'il a aimé et vénéré à d'autres époques; approfon^
dir jusqu'à ses erreurs, qui ne sont que les solutions temporaires
des grands problèmes que rhumanité se propose à chaque pé-
riode, et dont elle cherche à chaque période une solution
nouvelle.
Ceux qui savent que l'histoire vit de liberté, ne s'étoniieront
pas que les grands événements de la Révolutipa et de l'Euiiiire
n'aient pas trouvé de dignes interprètes dans ua temps où l'on
en était encore aux pâles généralités du siècle précédent , avec
■ La liberté est ancienne assarément ; mais le despotisme est-tt aéo-
veao ? Ces deux phases opposées de la vie sociale n'apparaiasent-ellea pa«
dans tous les temps? Les noms de Denys^de Tarqnin, dt Tibère» de
Louis XI , de Henri Vil! et de mille autres ne viennent^iU pa« noiii
rappeler que le despotisme n'oocupe pas moins de place dans Thistoire
que la liberté? (Am. R.)
HISTOIAB. * 217
Ffrthnomwnie démolisseur de moins. Disciple de la vieille école,
qu'à aime Y redoute, looe et dénigre tour à tour, Lacretelle
inquiète peu de puiser aux sources; dans son récit décla-
matoire, boursouflé, il s'attadie à la pompe extérieure, à
rétégauce sonore, au lieu d'aller au fond de la société; il garde
le ton sentimental, les haines des encyclopédistes; mais il ne
eooipiiend pas mieux le grand mouvement social qu'il ne pé-
nètre les rapports intimes des cabinets. Michaud a étudié avec
plos de soin la grande époque des croisades ; mais son ordon- '
oance académique défigure les originaux ; il a fait de ces expédi-
tions, dans son histoire, ce que le Tasse en a fait dans son
poêoie; il a supprimé les détails caractéristiques, et s*est ri d'une
erédulité qui pourtant avait mis en mouvement le monde entier.
Sismondi représente toutes les idées de son temps ; mais on lui
leproebcm toujours de désenchanter, comme à plaisir, la jeu -
Ma» de tout œ qu'il y a d'élevé et de magnanime '. Ginguené,
' Il serait superflu de répéter ici C6 que nous avons déjà remarqué, à
rei^t, dans une note précédente (t III, p. 152) : combien M. C. Cantii
» OKiotre rigoureux , et nous pourrions dire peu équitable , à Tëgard
des historiens français. Lacretelle et Michaud sont-ils caractérisés
eoDimc fl convient dans ces sortes de verdicts brefs et tranchants? Est-
ce parler de SisaMindi avec le sentiment que commandent ses grands
Ifsvaax? est-ce le traiter selon sa mesure? Et est-il permis de direquMI
« déieachanle eomme à plaisir la jeunesse de tout ce qu'il y a d'élevé
cl de iiasptaitimrP • Est-ce que les sentiments de moralité, de justice,
àt respect pour la vie , la lilierté et la dignité humaine ne comptent
point parmi ce qu'il y a d^élevé? Et peut-on contester cela à l'auteur
de rmaloire des Français. Ce n'est pas le lieu d^engager une con-
trovene sur ce grand et substantiel ouvrage, qui laisse à désirer sans
doole du côté de Fémotion sympathique et de Pintelligence profonde
de moyen Age, mais qui se recommande au respect par d'autres qua-
Mes : par une méthode sincère, une main sûre, des recherches appro-
iMdies, un jugement sérieux lors même qu'il se méprend , et enfin
la pins parfaite probité qui ait jamais conduit la plume d'un écrivain.
Simoudi était en droit de dire, dans la dernière page qu'il a tracée :
• J'ai donné k la nation française ce qu'elle n'avait pas, un tableau
complet de son existence, on tableau consciencieux dans lequel rameur
DE cEirr AHs. — T. ni. 19
7tS* HISTOIRE.
dans son Histoire UUéraire de riialie, a compilé Tirabosciii ,
tout en substituant aux discussions chronologiques raDal}'se
de livres ou trop importants pour que cette analyse puisse
suffire , ou trop médiocres pour mériter cet honneur. Il y a
semé force traits dMrréligion , et c*est ainsi qu*il a écrit le livre
que Ton recommande h la jeunesse italienne. Chose étrange ,
que les Italiens veuillent aller chercher Thistoire du pays qui est
à la tête du catholicisme chez deux auteurs qui, non-seulement
furent hostiles au catholicisme, mais qui ne le comprirent même
pas.!
I/>rsque la chaîne des traditions nationales se fût renouée à la
paix, la jeunesse, rebutée de la littérature du dix-huitième siècle
et de TEmpire, voulut rendre à Thistoire ainsi qu'au drame la vé-
rité, la vie, le mouvement, en écartant les types de convention,
la personnalité de Tauteur, Torobre du temps présent se projetant
sur le passé; elle se mit h observer les faits, les temps, Thomme,
le pays, au lieu de n'étudier que les livres; et elle crut que ce qui
se rapproche le plus du vrai était ce qui remplit le mieux les
conditions de Part.
Ce fut alors que Ton reprit en France le travail sur les anti-
quités nationales , qui avait été entrepris par les Bénédictins, et
que les patriotes ardents avaient délaissé. On y apporta moins de
patience peut-être , mi|is plus d'intelligence. Dans les années
qui précédèrent la "Révolution , Bréquigni publia de nombreux
documents. Ses dissertations sur les communes et sur la lH)ur^
geoisie prouvent qu'il avait compris le problème des libertés mu-
nicipales du moyen âge, et ce qui se mêlait de droit romain aux
conquêtes faites par les nouvelles communes insurgées. Bien
qu*il ne reconnût ces conquêtes qu*autant qu'elles étaient consa-
<Tées autbentiquement par des concessions royales , il ensei-
gnait à retrouver les origines du tiers état d'après un mode qui
aurait souri aux révolutionnaires, s'ils avaient eu le temps de
s'occuper de livres.
Montlosier publia, sous les Bourbons, une Histoire de ta Mo-
ou la haine, la crainte uu la dattcrie ne m^ont jamais porté à déguiser
autune yérlt^, r> ( Am. Réwf.E. }
nareàk française, qui, tenaol le milieu entre les systèmes de
Mootesquieo, de Dubos, de Mably et de Boulatnvillters, uie la
eooquéte an cinquième siècle, l'admet dans le douzième, et
Uâioeles eommunes aussi bien que les rois d'avoir attenté aux
droits de la noblesse. 11 convint bien que Tancien peuple était
n lotte avec le nouveau ; mais prenant parti pour les Francs,
c'est-à-dire pour les nobles, les privilégiés, il aida à la réaction
eoQtre-iévolution nai re .
Dautres apportèrent des solutions différentes , expliquant
la Révolution comme un conflit entre des vainqueurs et des
vaiocus, mais où les plébéiens se faisaient gloire d'être les
uiocus d*autrefois, parce qu'ils se trouvaient les vainqueurs
d'à présent. Augustin Thierry fait sortir la liberté, non des
coDcessîapa des rois , mais de l'effort des hommes de métier
qui (iaodèient les communes; c'est ainsi qu'il rattache la gé-
Dération actuelle à celles qui nous ont précédés. 11 appliqua
re point de vue à deux faits, qui présentent une révolution iden-
tique : rétablissement des races germaniques dans la Gaule et
edui des Normands en Angleterre, dernière conquête des bar-
Inres. La nouveauté du point de vue, le respect qu'inspirait un
écrivain qui conservait, au milieu des souffrances et dans une
rédté précoce, la force opiniâtre de sa volonté; l'appui que cette
thèse apportait au libéralisme, empêchèrent d'examiner si ce
splème n'attribuait pas trop d'influence aux races, combien de
questions il laissait sans solutions, combien il se trouvait corn-
promis par ses préjugés irréligieux et sa haine pour la consti-
tution anglaise, qui avait servi de modèle à la Charte.
M. Guizot commença à écrire quand les encyclopédistes n'a*
raient pas encore de disciples puissants; aussi les traite- t»il a*ec
de fpfands égards ; et dans une réimpression de Gibbon , s*\\ le
réfute sur quelques points, il y apporte beaucoup de ménage*
raents. Du reste, sans haine comme sans enthousiasme , il ap
fdique à rhîstoire la philosophie éclectique et le sens commun
ilcbercbe les généralités dans ce moyen âge, où l'on était ha
hitué à ne voir que désordre ; il y discerne les causes de la oom
position el de la recomposition sociale, et l'influence de Torgani
sation e clésiastique. Pour loi, la civilisation est le développe
x2d HISTOIRE.
inent simultané de Tétat social et de Fétat intellectuel dans le
rapport intime des idées et des faits. Aujourd'hui la science est
fondée sur les faits , et le principe qui domine la société ac-
tuelle est la science , ou le mouvement des idées. Les leçons
de M. Guizot, quoique inachevées, ont contribué à ilargir les
idées historiques, et à montrer que Thomme, par Timpulsion
de la force et des croyances, aspire à un état toujours plus
complet , où il ait la faculté de développer, son intelligence,
ses sentiments et son activité.
L^histoire dut, par malheur, prendre, comme tout le reste, un
air d'improvisation et de polémique; et les ouvrages qui ont
fait le plus de bruit en France sont ou des leçons inspirées par
Tauditoire et recueillies par le sténographe, ou des lettres et des
articles de journaux ; oela peut bien excuser les fautes et les
imperfections , mais ne peut autoriser la conGance, qui ne se
fonde que sur la méditation et la patience. Les écrivains en état
de concevoir et de combiner un long ouvrage, d'embrasser un
système, de le soutenir dans une suite de volumes , en y appor-
tant de rintérét et un style abondant, sont en fort petit nombre.
En publiant son Histoirt des ducs de Bourgogne , Ikl. de Ba-
rantè inaugura Fécole descriptive , ce qui est une forme, mais
non une nouveauté i»pitale ; et beaucoup d'écoliers après lui
ont abusé du pittoresque. D'autres portèrent leurs regards sur
des pays étrangers , comme M. Villemain dans son HisMn de
Cromweil, M, Guizot dans celle de la Réoolution dAngktent;
c'est ce que flt aussi Armand Carrel dans ï Histoire de ia cm-
tre-rénolution de ce pays : ouvrage écrit avec ime mâle simpli-
cité et le ton décidé d'un soldat, mais où se rencontre à chaque
page l'allusion à la Révolution française et aux fautes de la Res-
tauration, dont il prophétisait la chute. M. Thlers, dans son
Uisloire de la Héoolation, arrive à justifier ses excès, grâce à un
système de fatalisme qui fait qu'un acte dérive inévitablement
d'un autre , et que les hommes accomplissent ce que eompo^
tent le temps et les circonstanoes. C'est faire trop bon marclié
de ce libre arbitre qui est le premier don de notre nature :
système dangereux et déplorable. L'auteur a négligé l'étude des
cabinets étrangers ; mais il s*est attaché à peindre les scènes
HISTOIRE. 231
ongcoses des assemblées , à recueillir les échos de la tribune;
il a retracé au ^if les luttes des factions, et mieux encore les
failaflles : aussi la jeunesse, qui pendant longtemps ne connattra
cette ^K>qu6 que par des pages énergiques , pourra considérer
eorome principal ce qui fut tout à fait accidentel, c'est-à-dire
k mooTement guerrier.
Le livre de M. Mignet, plus concis et plus égal, met en re-
lief eelte philosophie révolutionnaire, et y ajoute un danger
de plus pour Timagination : c'est de donner aux hommes de
h Terreur des proportions grandioses et souvent mensongères.
L'ffistoire parlementaire de Bûchez et Roux nous a conservé
BK partie de ces verbeux débats dont les assemblées et les
ehifas ont retenti pendant tonte la période révolutionnaire; ils
r ont joint des théories particulières où le jacobinisme est glo*
hfié. Ceux qui ont jugé la Révolution du point de vue de Fan-
oenne monarchie, se sont adressés aux morts; d'autres ont
commis un crime social : ce sont ceux qui ont voulu diviniser le
spectacle le plus abominable qui puisse s'offrir a Tâme hu-
maine, c'est-à-dire, comme Fa dit Chatham, la force dépouillée
du droit.
Parmi les richesses de la France il faut citer encore ces mé-
moires historiques, où les événements sont si étranges, les ac-
tean si nombreux, et qui font éprouver des impressions vives, si
elles ne sont pas toujours justes. Les Mémoires dont Napoléon
est le sujet, publiés pour la plupart sous la Restauration, étaient,
comme tout le reste , un moyen d'opposition ; il y est dépeint
du cdté le plus favorable, mais aussi le plus faible; car, pour
Topposer aux Bourbons, on Ty a représenté comme un homme
excellent, familier, spirituel, plutôt que dans ce qui faisait sa
grandeur. Les plus importants de ces Mémoires sont sans con-
tredit ceux de Sainte-Hélène, pourtant altérés, attendu qu'ils
forent dictés ou recueillis de souvenir; la vérité en outre y subit
des variations qui s'expliquent parle changement des circons-
tances. Les écrivains à venir pourront chercher dans tous ces
écrits ce qu'aucun contemporain n'a pu à lui seul retracer, un
demi-siècle qui a changé tant de fois d'idole et de nom , une
luonarchie finissant sur Téchafaud, une autre sortant d'un soulè-
19.
232 HISTOIRE.
vement de trois jours, une nation couronnée, des tribunes élevées
et bientôt détruites, le même éehafaud se dressant pour des en-
treprises opposées, des prospérités et des infortunes inouïes,
des pouvoirs se ruant les uns sur les autres, et, à peine établis,
condamnés; la république, Tempire, la restauration, une nou-
velle révolution , tous enfin n*ayant guère que le temps de dé-
cliner leur nom à rappel de Thumanité , et ne faisant que dis-
paraître.
Des histoires nationales ou étrangères ont paru à profusion
en France dans le cours de ces cinquante années : les unes ont
popularisé les laborieuses recherches des Allemands ; d'autres
ont été Porgane de tel ou tel parti, pour mourir avec eux. Trop
souvent une légèreté inexplicable se rencontre à cdté d*une éru-
dition rare et d'heureux aperçus. En général, elles s'éloigneut
trop de cette sobriété essentielle à Thistoire , et se perdent eu
détails romanesques ou en élans lyriques qui diminuent fort le
crédit de Fauteur.
Ij* Histoire de dix ans, par Louis Blanc, que les espérances
socialistes rendaient originale et attrayante , est le dénigrement
systématique du gouvernement créé par la révolution de 1830,
qu'elle calomnie intrépidement , en le montrant toujours aussi
inepte que pervers. L*auteur a voulu tirer des faits contempo-
rains la démonstration de quelques principes sociaux, chose
facile quand on n'a point à aborder en face des difCcultés
réelles. Lamartine divinisant, dans ses Girondins, les ennemis de
la liberté et de la dignité humaine, y a trouvé de misérables sucr
ces et de longs remords. Montalembert, dans la vie de sainte
Elisabeth, s*est ouvert un champ nouveau, où d'autres se sont
engagés à sa suite, quoiqu'il soit donné à bien peu d'interpréter
la naïveté des légendes et des traditions sacrées , de manière
que la piété en profite sans que le monde s'en scandalise.
Jetons un regard sur l'Italie : Charles Botta (1757-1837)
compte plus parmi les littérateurs que parmi les historiens. En
racontant l'histoire de l'indépendance américaine, dont il ne sa-
vait à fond ni les choses ni les hommes, il garde cependant la
dignité de l'historien, parce qu'il était sans haine et sans parti,
et que, défiant encore, il ne se hasardait pas à trancher. ÉtabU
HISTOIRE. 23S
dans un pays où la presse était libre, il écrivit, s6us Finstiga-
trao des Bourbons , son Histoire (F Italie , depuis 1790 ; puis ,
tffjà Tiem, il fit en quatre années celle de trois siècles remplis
d'ércnenients, et dont chacun aurait exigé des années de recher-
ches. Aussi n*est-oe qu*une compilation, qui, pauvre de choses^
ne se relève que médiocrement par une rhétorique élégante. l£
moyen ége^ selon Botta, est une époque extravagante, éeheve'
ke, qui rC offre que mauvaises chroniques, moines et ckâtetainn
ignorants ; ttn misérable temps où la machine sociale nerfone*
fUmnait que grâce aux menaces et aux promesses de la nie/U"
tïïre, \jt grand triumvirat italien y remédie en partie ; puis la lu-
miéiv apfkamt enfin avec les Médicis. Comment de cette grandeur
sortirent les malheurs de Tltalie, c^est ce qu*il n*a garde de ra-
ouater, c^est en efifet ce qu'il ne comprend guère ; mais il décrit
ks misères et les souffrances sans gloire du pays depuis 1584.
hrité de Tarrogante domination des étrangers , il ne voit dans
les Italiens que bassesse et férocité, jusqu'à l'heure oà ils *vien-
Dcnt à sueeomber : alors il se met en frais de compassion, 4*ex-
cQscs et d'éloges. Il ne voit pas la seule grandeur qui est restée
à ritalie. Les papes en sont toujours à ses yeux le fléau; il parle
en riant du concile de Trente, à la manière de Sarpi qu^il a co-
pié; et il ne voit dans les moines que des vauriens fainéants ou
de rasés fripons. Enfin, les princes, dirigés par des philosophes
ou des jansénistes, allaient réaliser en Italie des progrès merveil-
feux, quand une armée de Jacobins français s'est ruée sur elle,
commandés par un aventurier qui, en dépit de fautes continuelles,
sortait vainqittur de toutes les batailles. Botta déclame contre
Tavidité et la tyrannie de ces administrations militaires , et
contre les imitateurs des folies françaises. Il emploie la plus
gnnde partie de son livre à raconter ces égarements, et il re-
■»n|ae à peine la création d'un royaume, qui fiit un objet
é'étonnement pour ses ennemis même. C'est à peine s'il sait
qa*tnie armée italienne a combattu en Allemagne , en Espagne,
m Itilie , en Russie. Il parle de Bonaparte avec un courroux
qoi touche au mépris. Bonaparte avait cependant tout ee qu'il
fallait pour plaire à Botta , qui n'aime pas Vautoriié amoin"
^», ni ces constitutions qu'il maudit , jusqu'à s'écrier qu'en
224 HISTOIBE*
Italie les assetnbiées nationaies sont de vèritabUs pestes. Il ne
croit ni ao progrès, ni à la raison, ni à la sympathie. La race
humaine^ ^t-W ^conserve des instincts de bête fauve y et le diabie
la pousse; bien fou qui veut répandre purmi les hommes de
ce temps des semences salutaires!
Il y aurait à lui demander de tout ceci un oompte sévère , s'iJ
existait chez lui cette unité d*idées et de sentiments sans laquelfe
il n'y a pas d*œuTre sérieuse. Mais c*est un engouement d^école;
il aime les événements extraordinaires, les choses horribles,
comme étant les plus pittoresques; et alors il s'embarrasse peu
de choisir. Il s'étend là où il trouve des matériaux tout pré-
parés. Très-habile à décrire les choses extéiîewes, il 8*anÀ6
longuement aw( marches, aux batailles, aux tremblements de
terre, aux famines, et répond à tout avec les mots « destiii, for-
tune, nécessité. » Personne ne voudra apprendre daos Botta
rhistoire italienne ; mais on le lira toujours pour la Tatiété et
Tagrément du style. A part ce nom célèbre, Tltalie a peu donné
en fait d'histoire, et c'est déjà beaucoup qu'elle ait donné quelque
chose. Séduits par de brillants exemples, plusieurs ont îàkx de
la rhétorique, et ont mis des fleurs où il fallait des fruits. Un
discours d'Alexandre Manzoni sur l'histoire de Lombardie vint
transporter en Italie les idées françaises sur la conquête, et sur
les rapports entre vainqueurs et vaincus ; d'autres , suivant ses
traces , ont étendu la matière. Beaucoup ont fait de l'histoire
municipale , mais point d'une manière neuve , et sans se préoc-
cuper de chercher dans l'événement local les causes ou les symp>
tomes du mouvement général. Les recueils commencés dans le
siècle précédent seront continués avec plus dlntelligenoe ; ils
seront la condamnation de ceux qui sont restés en adoration de>
vaut les principes arriérés et les vieilles haines. L'histoire denotre
temps ne pouvait pas s'écrire en Italie lorsque les impressions
personnelles, les rancunes de parti, les affections de famille, les
préjugés de classe, ne se sont pas encore effacés.
Les écrivains anglais du dix-huitième siècle n'ont pas été
égalés , à beaucoup près , de nos jours. Le positif étouffe dans
ce pays le sentiment qui est indispensable pour comprendre le
passe. Hallam, dans son livre h\xï CEurope au moyen âge,
HISTOIRE. 225
te preoeeope partout du développement des constitutions plus
que des péripéties de la guerre ; mais il ne voit pas le peuple^ il
M pénètre pas Tétat social. Compilateur de son propre aveu «
0 s'en tient à ees généralités qui peuvent se passer de preuve,
et mettent à Taise toute espèce d'opinion. Il est toujours hostile
n catholicisme , et ne comprend pas ce qu*il y a de beau dans
cette unité dont le monde lui est redevable.
Les jénnaks de C Europe de PÉcossais Arcbibald Alison, qui
vont de la révolution française jusqu'en 1815, se recomman-
dent surtout par le récit des discussions du parlement britan-
nique. Thomas Carlyle (tkefrench Révolution)^ qui a fait sen-
sation de nos jours , grâce à un style anglo-tudesque obscur,
plein de fomrales et de métaphores , mélange d'ironie et de
drame , raconte les plus grandes catastrophes sous forme bur-
lesque : inaccessible à l'enthousiasme et au mépris , il regarde
aree pitié les acteurs de l'immense tragédie, qu'il divise en trois
: la Bastille, la Constitution , la Guillotine '.
' Ob y trouve des chapitres inlitalés Aitrée revient sur la terre
«uf im wou. — Les sacs à vent ^ etc., etc. iHous citerons, comme un
échutîlion de ce livre étrangi», le passage suivant, dans lequel Carlyle
décrit roaverture des états généraux :
« Voici le baptême de la démocratie; le temps Tengendra après le
MMBbre de mois nécessaires, et II s'agit de baptifier la nouvelle née.
La féodalité reçoit rextr^me-ooction; il faut qu^il meore ce système
■marchiqae décrépit, usé par le travail , car il a travaillé beaucoup ,
qnuid ce ne serait que pour vous produire, avec tout ce que vous avez
et tout ce que vous savez ; il faut qu'il meure , épuisé par les rapines
et par les combats appelés glorieuses victoires, par les voluptés et les
wnsualités : il est vieux , très-vieux , il tombe en enfance. Au milieu
des angoisses de Ta^nie et des douleurs de renfantement, un nouveau
•T^tème va oattre. Quel ouvrage I O ciel , ô terre \ que résultera-t-il de
cette révolution F Des batailles et du sang versé : massacres de sep-
(cmbre, pont de Lodi, retraite de Moscou, Waterloo, réformes par-
kmaitalres, guillotines, journées de Juillet. — Et, à partir de l'heure
00 BOUS écrivons, il s^écoulera encore deux siècles de combats ( s*il est
pennis de prophétiser 1 et deux siècles c^est peu dire ) avant que la
t^émocratie traverse ces tristes et nécessaires époques de charlatano-
326 HlSTOlfiE.
' La guerre d^Espagne a fourni un noble sujet au comte de Te-
reno ■ ; iJ produirait plus d^effet s*il était plus bref, et 8*il avait
pluscherché rélévation et la profondeur, sans se tant préoccuper
de la forme de ses célèbres prédécesseurs. Don Manuel Quintana
eratie, avant qa^un monde empesté s*en aille au cimelière, et qu*im
noode nouveau, verdoyant et frais, apparaisse à sa place.
<c Membres des états généraux réunis à Versailles , réjouissez- vous :
le but lointain et définitif apparaît à vos yeux ; mais vous ne voyez pas
respaoe ialerroédiaire. Aujourd'hui une sentence de mort est lancée
contre le mensonge, une sentence de résurrection en fovear de la vé-
rité.
« En attendant , observez les deux battants de l^égUse de Saint-Louis
qui s'ouvrent; une grande procession s^avance vers Notre-Dame , et
un vaste cri, un cri unique frappe Tair. Spectacle vraiment solennel et
splendide! les élus de la France, puis la cour française, tous rangés
par ordre, avec leurs devises respectives et à leurs postes assignés;
nos communes en petits manteaux noirs et en cravates blanclies; Is
noblesse en velours brodé dV, aux nuances éclatantes , couverte de
rubans, ombragée de panaches; le clergé en rochet et en surplis, daiis
sa splendeur ecclésiastique ; enfin le roi lui-même et sa maison, tous
étalant la plus grande magnificence.
« C'est le dernier jour d^nne pareille pompe! Quatorze cents
hommes, apportés par le tourbillon politique de tous les points de
rhorizon , se réunissent pour une œuvre inconnue et profonde. Oui ,
dans cette foule qui s*avance silencieuse , il y a de favenir qui dort.
L'arche symbolique ne marche pas devant eux , comme devant les an-
ciens Hébreux. Ils ont cependant, eux aussi , leur alliance; eux aussi
président à une ère nouvelle dans Thistoire des hommes. Tout Tavenir
est là : le destin les couve sous ses sombres ailes; Pa venir impéné-
trable et inévitable gtt dans les cœurs et dans les pensées flottantes de
ces tiommes. Singulier mystère ! Ils ont en eux Tavenir, et ni leurs
yeux ni ceux d^aucun mortel ne peuvent le découvrir ; le secret est
à Dieu seul. II éclOra de lui-même , je vous le dis , an milieu des
éclairs et des tonnerres , dans les assauts et sur les champs de bataille,
dans le frémissement des étendards, dans le piétinement des conr-
alers , dans Pincendie des villes embrasées , dans le cri des nations
»
■ Hiitoîre du soulèvement , de ia guerre et de la révplut/ixm d^ Es-
pagne.
HISTOllS. 3S7
Fceole classique dans les FiesdesEspagftoU céléàret,
doQt le style est simple, dégagé et rapide. Ferdinand de :Nava-
Rle a éerit les aventures des navigateurs espagnols ; son ouvrage
est ridie de documents curieux; mats Albert Lista, de Sévillc,
ésDrgte. Yoitt les ciMMes qui restent cachées, profondément enve-
io|ipée»aa food de c^te joornée du 4 mai. Elles y étaient déposées depuis
boclenips, et à eette heure elles se dégagent. En vérité, combien n'y
a-t-il pas de miracles dans chacun des jours qui naissent , si^ous sa-
TMNB les dévoOer! heureusement nous n'avons pas les yeux assez per-
çaots. La plus dédaignée de nos journées n'est-elle pas le confluent de
àeax éternités?
> Or, suppose , ami lecteur, que nous prenions place comme tant
«Taotres sur celte eoraicbe, sur cette architrave. La muse Clio nous
k pemaet sans miracle. Jetons un regard passager sur cette procession ,
at cet océan de vie humaine, mais un regard prophétique, qui n'ap-
pvtieat qu'à nous seuls d'aujourd'hui. Nous pouvons y monter, et y
xesler sans peur de tomber. »
ki Carlyle passe en revue les principinx personnages de la Révolution.
« A coup sûr, dans quelque coin peu honorable rampe ou glisse en
gPS—Bflant un petit homme laid , pAle , plein de pustules , puant le
uif et les eataplasmes. C*est Jean- Paul Marat , de Neufcliâtel. O Marat !
réaofateor de la science humaine, auteur de traités d'optique, vétéri-
aaîre des pins distingués , ci-devant médecin des écuries du comte
^Artois, dis-moi, que crois-tu voir à travers tout cela? Ton ftroe ma-
lade est abattue, enfermée dans un corps engourdi, misérable, empoi-
uaaé. Est-ce un faible rayon d'espérance , une aurore après les ténè-
kra, ou seulement une lumière sulfureuse et des spectres bleuâtres?
laforfnnes, douleurs , soupçons, envie et vengeance sans fin, voilà , je
pCKe, ce que tu vois uniquement....
« !foos distinguerons encore deux autres personnages seulement :
rboaune puissant et rousculeux , aux sourcils noirs, à la face écrasée,
assançant une force sans emploi , comme un Hercule qui attend sa
coièfe. Cest un avocat sans clients, et qui a faim; il s'appelle Danton :
n^rde^-le bien. 11 y en a un autre, son confrère , maigre, mmce, au
lôat bronzé, aux longs cheveux bruns et frisés, à la physionomie de
unect merveilleusement éclairée, comme si une lampe de pétrole
brûlait au dedans de lui. C'est Camille Desmoulias, jeune homme de pé-
aétratk», d'esprit, d'une force comique infinie; et, parmi ces mil-
lim d'hommes , il y a peu d'intelligences aussi nettes et aussi vives.
3Î8 HI8T0IBB.
remporte sur lui en profondeur dans Tappréciation historique.
Nous mentionnerons aussi les ^finales de Finquirifion jusqu*en
1834, époque de son abolition, et V Histoire législative de t Es-
pagne après la domination des Coths^ ainsi que de nombreux
PaoTre Camille , qu'on dise ce qu*on Toudra , il est difficile de ne pst
se sentir porté à t'aimer, étourdi , brillant, léger Camille !
« Parmi ces sii cents députés des communes en cravates blanches,
réunis pour régénérer leur pays, quel sera le roi? Car II faut un roi,
un cliefà tons hommes rassemblés pour une œuvre quelconque, uo
homme qui, par sa position, son caractère, ses facultés, soit le plos
apte de tous à racoomplissement de cette œuvre. Cet homme, ce roi mm
élu , ce roi nécessaire h Ts^enir, marche au milieu des autres et comme
un autre. Serait-ce ce député à la chevelure touffue, au grincement ter-
rihle, comète flamboyante devant laquelle vacilleront les trônes? A
travers ses épais sourcils, dans ses traits taillés à coups de hache, sor
son visage tout labouré par la petite vérole, tu Ils le libertinage et la
banqueroute, mais en même temps tu y vois la flamme du génie. Il
est le type des Français de 1789, <5hmme Voltaire fut le type des Frao-
çais de 1750. Français dans ses désirs, dans ses espérances, dans fies
conquêles, dans ses ambitions , il résume, il exprime, il a au suprême
degré les vertus et les vices du temps ; il est plus Français qu'aocan
antre , au moins aujourd'hui. Voilà pourquoi il est le roi de France en
fait et en vérité; puis, intrinsèquement, profondément, c'est on
homme , et un homme très-viril.
« Si parmi nos six cents régénérateurs celui-là est le plus grand , quel
est donc le pins petit ? C'est un individu chétif avec des lunettes, d'une
physionomie peu expressive, maigre, inquiet, Tœil incertain lorsqu'il
6te ses lunettes , le nez en l'air comme s*il aspirait vaguement je ne sais
quel avenir inconnu , d'un teint atrabilaire et formé de nuances di-
verses, mais o(i le vcrdâtre domine; homme couleur de mer. Cest
Robespierre Son intelligence rigide et triste, son esprit méthodique,
prompt mais étroit, ont plu à tel homme en place, charmé de ne
lui trouver aucun génie , mais seulement les qualités négatives qui
conviennent à l'homme d'affaires. Il ne voulut pas condamner à mort
un accusé lorsqu'il fat nommé juge parTévéque, et se retira. C'est uo
homme austère, voyez-vous, un homme strict et scmpoleox, uo
homme peu fait pour les révolutions, dont la petite âme , transpareot«
et pure comme de la bière simple , se pique comme elle facilement.
Peut-être que plus tard il pourra Nous verrons, etc. v
. HISTOIHE. 229
doeoniaits relatifs au passé. Martinez de la Rosa a^donné dans
a» EsprU du siécie un tableau politique et philosophique de
Tcpoque artoelle. Le PraUstantUme comparé au catholicisme
coee qui touche à la cîTilisation européeune, par Jacques Bal-
mes, est un beau pendant à Touvrage de M. Guizot.
Le Suédois Lindberg , qui fut coudamné à mort, puis gracié
et relenn prisonnier, sans plier ni sous le châtiment ni sous le
pankm, a écrit et jugé arec une extrême liberté le règne de Ber-
nadocte.
Lliistoire primitive de la Russie a été traitée par Schlôzer
et par Knig. D'autres ont écrit les événements des dernières
guerres; Bulgarin a publié un tableau historique, statistique,
^n^paphique et littéraire de ce pays, et Ustraiolof une histoire
00 U considère la Grande-Russie comme le point central au-
tour duquel gravitent la Petite-Russie, la Russie Rouge, et la
Litboaoie.
L'Allemagne a poursuivi ses études avec conscience et per-
léfërance ; elle a secoué le joug du génie français dont elle
s'ctaii faite la suivante au temps de l'invasion de Napoléon ,
etàFaide de l'école publiciste de Amdt et de Jahn. Une con-
pius apiHTofondie du droit public devint très-utile à
; et les travaux de Runde, de Danz , de Mittermaier,
et surtout ceux de Eicbhorn ( Histoire du droit public et
pn'ré), portèrent la lumière sur les états successifs par lesquels
la société moderne a passé , en ce qui concerne le droit , dont
les antiquités se trouvèrent éclaircies. Ces écrivains en même
temps ont exhumé les anciens poèmes, les légendes, les monu-
meots, les statuts de villes, de villages, de corps divers.
En 1812, les deux frères Grimm (Jacques et Guillaume)
ércouvrtrent le poème de Hildebrand et Udebrand ; et ce
chant national, applaudi dans la réaction de cette époque, dé-
viât un grand sujet d*études. Jacques publia la Grammaire
tudesgue ( 1819), où quatorze idiomes sont ramenés parallè-
lement à des lois uniformes ; puis, dans les j4ntiquité$ du droit
Mesque, il déduisit d*auteurs anciens , de codes barbares , de
vipill» chartes, la législation primitive des nations allemandes;
«nfin il acheva , par la Mythologie tudesque ( 1 835 ) , la recons-
20
2S0 HISTOIRE.
traction du monde germanique. Guillaume démontrait , dans
ses Recherchée sur les ruines ( 1821 ), Texistenoe de Técritnre
alphabétique parmi les anciens Allemands , et il rassemblait
dans la Tradition héroïque ( 1829) les fragments d*uiie grande
épopée septentrionale, dont les Aiebelungen ne seraient qu'un
épisode. En même temps Gens , Philipps , Klenze , Zôpff ,
Waitz, approfondissaient le droit germanique, et lui trouvaient
les mêmes fondements qu^à celui de Rome , de la Grèoe et de
rinde; enGn la lumière portée par Rask et Geyer sur les anti-
quités Scandinaves réfléchissait une clarté nouvelle sur celle de
TAllemagne et sur les émigrations des peuples. Plus d*un cepen-
dant se laissa égarer par le patriotisme jusqu'à peindre comme
autant de héros accomplis les Genséric, les Alaric, les Odoacre,
et jusqu'à regretter la sauvage grandeur de la race germanique,
détournée par l'invasion romaine et par le christianisme de ce
libre développement , de ce génie propre, qui peul-^élre aurait
amené une civilisation supérieure à celle d'Athènes et de
Rome.
On en a vu d'autres encore, au milieu d^une érudition déré-
glée, introduire dans l'histoire un scepticisme qui n'a pas encore
fait grâce aux faits qui ont le plus influé sur rimmanité. Eich-
hom et Spittler, l'auteur de V Histoire eeelésieuiiqueel de celle
des Étais européens, suivirent les traces deGatterer. Woltmaon
et Menzel ont continué Y Histoire du monde de Becker , avec
plus de solidité ; Schlosser les a surpassés pour la connaissance
des faits et l'élévation des idées. Les vues philosophiques et
politiques émises par Pôlitz, Hapfer, Mayer, de Eggers, Jeniscb,
Gruber, Carus, Breyer, Luden, Schneller et autres, ont été re-
cueillies par Heeren. Rotteck , dans son Histoire unioerseile ,
réimprimée tant de fois , considère la vie des peuples au point
de vue du droit naturel et des réformes politiques , c'est-à-dire
de la liberté et du bien public; mais il est plein de sécheresse
et de préjugés. Comme Dahlmann, il veut le trône héréditaire,
mais avec des assemblées délibérantes. Beaucoup ont remué le
moyen âge : Wilken s'est attaché aux croisades ; Ranke, aux
peuples germains et tudesques du seizième et du dix-septième siè-
cle ; Raumer, aux Hohenstaufen et a l'Europe depuis le seizième
HI8TOIBE. 331
âèek. Lliîsloire modcnie a été traitée par Saalfeld, Hormayr,
Mâaeh; la Rérofailion française et les évéDements oontenipo-
nîDsoot fourni la matière de beaaeoap de travaux. Les An*
■afes emnpéemÊeê depuis 179â, publiées par Posset, fonda-
tnr de la Ga%etU wUverâeiie d*Augsbourg, et supprimées
par b diète eu 1813, mériteat d'être citées comme documents
hatoriqoes; de même la Chratiique de Venturini, la Mi^
iKmr, le Jourmai hisioriquê et polUique de Buchloz, le
AToarfe primiii/ par Malten , les Mélanges sur Tétat présent du
moade par Zschokke , suivis des TradMom sur notre époque.
Miefael Selimidt (1 786) manque de solidité et de portée dans sa
iiMJiimincinr iiUioire des JUemandSt aussi bien que Krause,
RidMck, Henrich, Westenrieder, quelque reoommandablesqu'ils
loient dans eertaines parties. Mais après la réaction qui suivit le
despolisaie de Napoléon, on cessa de s'occuper exclusivement de
U hiiarre constitution de TEmpire et de la gàiéalogie des maisons
régnant», pour éttidier la vie du peuple sous ses divers aspects;
ce qui ranima l'esprit national allemand. L'histoire de Wolfang
Meaid, qm respire la baine des Français, est vive, mais décla-
naloire. Le verbeux Lnden pousse l'exagération patriotique jus-
qu'à trouver tout parfoit. Pfister, qui dans son Histoire de Suéde
révnit un jot^enent droit h de grandes recherches, n'a pas aussi
faim lénssi dans son Histoire d^AUemagne, où il vise trop à
remeigacment. 11 n'y a pas de villes, de villages même, de ebâ-
lemx, de corporations, qui n'aient leur historien. Juste Moser,
mctaéiant, dans son Histoire dOsnahiÊek, un petit pays, diri-
gn d'abord sm recherehm sur le droit national. V Histoire de
iaComfêiiUruUomstrissef entreprise par Jean Mûller, réunit, au
ploi patient examen d« sources, une grande richesse d'idées et
«a Boble amour de la liberté. Zschohke, écrivain populaire, a
tnîté aussi le même sujet, et nous a donné une histobre de Ba-
vière qui a été continuée par Monard et Guilleroln. VHistoire
^Ai JliàaaedeSanorius,celiedela Prusse par Voigtel et par
lansind, celle de l'origine des différents États germaniques
(laOQ, rUstoire de la finmation des ligues libres du moyen âge
( 1837) par Kortum, et beaucoup d'autres, nous révèlent la condi*
«iongénéiile des vittea ou ceUe de quelq|iies««nesen particulier.
232 HISTOIRE.
Des archéologues fumeux ont interprété Pantiquité, surtout
les deux Pîiebuhr, dont l'un nous a fait connattre T Arabie,
Tautre la constitution primitive des Romains, il n'y a pas de
nation étrangère, pas d*époque que les Allemands n'aient prise
à partie et étudiée; pas de question d'art, pas d'inventîen sur
lesquelles ils ne se soient exercés ; et ils ont dans les monogra-
phies la supériorité qui revient aux Français dans les mémoires.
L'histoire ecclésiastique a une importance particulière là où se
trouvent chaque jour aux prises des universités , des peuples ,
des lois , qui appartiennent à des cultes différents.
Les matériaux historiques et diplomatiques abondent en Al-
lemagne, aidés encore par des Hegesia qui mettent à la p(Hrtée
de l'historien tous les faits mémorables d'un temps, d'une &•
mille, ou d'un pays. S'il est des écrivains qui se noient dans
de menus détails par affection de clocher ou par curiosité archéo-
logique. Tes historiens généraux sont là pour juger du parti que
l'on en peut tirer. Mais l'esprit rêveur et systématique de l'Ai*
lemagne a fait plus d'une fois évaporer la valeur positive des
plus laborieuses recherches en abstractions et en chimères.
* Et maintenant que resterait-il à souhaiter? C'est que de tant
de travaux partiels^ il pût sortir une histoire vraiment univer-
selle, où le chemin que l'humanité a parcouru se déroulât tout
entier ; c'est qu'à travers tant d'événements on découvrit la loi qoi
donne l'impulsion au progrès, et celle qui lui sert de giAÎde; que
l'on dégageait l'idée éternelle de l'idée passagère , la justice im-
muable des mille formes Tsriables sous lesquelles elle ixNis ap-
paraît; en un mot, que l'on nous donnAt enfin la vraie philosa-
phie de l'histoire. C'était une opinion universellement répandue,
dans les siècles qui nous ont précédé, que la décadence de l'hu-
manité allait toujours croissant*: de là le devoir de remonter
au passé, de se reporter aux principes des choses, de rétrogra-
der vers notre berceau. A cette croyance a succédé aujourd'hui
celle du progrès, qui ne conduit point à mépriser ce qui a été ,
puisque ce fut uue amélioration sur un état antérieur, mais
qui nous donne la certitude de continuelles conquêtes en frit
de bonheur et de liberté.
Chez les peuples arriérés , rétrogrades, morcelés oa^ompri-
/
HISTOlftB. 2S3
aéipr ia force, plongés dans un bien-être matériel sans di-
gnlé, chez Its nations où l'exercice de Tautorité est le pri-
Ton maître, l'amélioration an monopole, et rabaissement
on système , où les erreurs de rintelligenoe ne sont
mais pnnies, où Ton inflige à des gens avides
ifactîQB le suppliée de l'oisiveté , c'est une difficile conquête
9» «elle de la liberté. Là, l'enthoMSiasme ne s'enflamme
qoepovles dansauis et les eantatrioes. Malheur aux peu-
pis fâ plaisantent avec leurs chaînes, ^i ne savent pas op-
poKT le droit an pouvoir oppresseur, et 4|ui ne savent protester
i|it par une raillerie frivole ou par une soumissîott hargneuse!
Uifoir n'est pas pour eux. Les peuples corrompus appar*
tieBDcnt à la tyrannie, comme les cadavres aux corbeaux.
Llâitotre n'aura à raconter que leurs humiliations. Les gens
de ooBor qui se rencontrent dians une société pareille , injuriés
«néeonnus parce qu'ils sont austères et convaincus, ne se
nagusnt pas au joug du despotisme , par cela qu'ils respectent
lo boas gouvernements; ils savent se soumettre à l'ostracisme ,
« repliant sur eux-mêmes comme le fort resté sans appui ;
ih avcnt comblai il £sut d'efforts , de vertu , d'héroïsme pour
cm et perpétuer un peuple ; combien il est difficile de con-
serter le désinléresBement au milieu des calculs de la vie ma-
(oidie, l'amour du travail au milieu de la pasçion des jouis-
aoecs, la vie du cœur, de Fintelligence, de l'imagination , au
Qiiiai de la préoccupation absoloe des affaires et des plaisirs.
Ibsafent que les grandes choses ne s'improvisent pas; ils mo-
derau Timpatience fébrile qui aspire au mieux. Dans la lutte
des principes absolus avec des faits inévitables , ils cherchent à
foitificr le sentiment moral et cehii de la dignité personnelle,
(S seatiment qui porte à connaître, à vouloir son droit, et à
sâerer vers le but suprême ; enfin ils sont convaincus que le
soleil dore le nuage même qui intercepte ses rayons.
^0.
384 rBARGB.
FRANCE. — LA B ESTAI! RATION.
La Révolution s'était faite au profit do tiers état. Bésirem de
garder ses conquêtes^ il était devenu hostile à l'Empire , et avait
prêté les mains à la restauration des Bourbons. ]] avait obtenu
d^eux une charte qui consacrait tout ce que 89 avait promis,
puisqu'elle déclarait tous les privilèges abolis. La royauté était'
rétablie comme une magistrature héréditaire; mais la noblesse
que la Révolution avait firappée demeurait abolie comme insti*
tution.
La charte proclamait tous les Fkunçais égaui devant la loi ,
et admissibles à tous les emplois; elle consacrait la liberté indi-
viduelle, la liberté de la presse et des cultes , tout en déetoraot
la religion catholique religion de TlCtat; elle garantissait finvio-
labilité des propriétés, Toublides opinions et des votes, Tabo-
lition de la conscription. Le roi , diaprés la charte de 16f 4 , eit
inviolable; il a le pouvoir exécutif: chef de l'État et désarmées,
il déclare la guerre, ftit les traités, nomme aux emplois. H pro-
pose les lois; pois, lorsqu'elles ont été discutés et votées parles
chambres, il les sanctionne et les promulgue. Ilfaitlesrèg^ements
et les ordonnances nécessaires à leur exécution, ainsi qu*à la sd-
reté de TÉtat. Il a des ministres qui répondent de ses actes , et
qui doivent se conformer, dans leur politique, aux décisions da
parlement. Les pairs sont nommés par le roi ; leur nombre n'est
point limité ; ils sont héréditaires. Les membres de la fiunille
royale siègent de droit dans la chambre des pairs; les crimes de
haute trahison loi sont déférés. Les députés sont nommés pour
cinq ans , et renouvelés chaque année par cinquième. Ils doi-
vent être âgés de quarante ans , et payer mille francs de contri-
butions directes. 11 faut, pour être électeur, avoir trente ans
révolus, et payer trois cents francs de contributions directes.
Aucun impôt ne peut être perçu , s'il n'est consenti par les deux
chambres et sanctionné par la couronne. Les deux chambres
LA BSSTAUBATIOIf. 235
eooTOfaéa chaque année et en même tempe par le roi. Il
pnlifsoudFe la ehamlira dee députés , c'est-^-dire la renvoyer
émot «s Joges nalnréb; mais il doit en convoquer une non-
Tcfledans les trois mois.
L'aolorité royale se trouve ainsi tempérée, mais en conservant
la pléutnde du pouvoir ezécmif, exercé par des ministres res-
posMWw L*one des deux chambns^ est héréditaire, l'autre élec-
tive. A la difféience de TAnglelerre, Tinitiative appartient au
roi i0Dl< Les minietres siègent et 4>pinent dans les chambres. Ils
panent être mis en accusation par les députés, et traduits de-
vant les pairs pour trahison ou concussion. Le système Judi>
éàn et le code civil de TEmpire sont mainlenus , ainsi que les
lois qui ne sont pas contraires à la diaite. La confiscation est
abolie; le droit de grâce appartient à la cooronne.
fJbeée comme institution, la noblesse conservait pourtant
an prestige sur l'opinion et son influence sur les basses ckisses.
Le deigé aussi avait perdu son existence politique collective;
mail, sorti du peuple généralement, il restait en commmiauté de
Kotiments avec lui, tandis que son éducation le rapprochait
de la bourgeoisie, et ses opinions politiques de la noblesse. Les
dasns inférieures n'avaient point de part aux affaires publi«
qoes; mais la voie par où l'on s'élève était ouverte enfin devant
elles.
La charte avait été octroyée en pur don par Louis XVllI ;
mais ce qui était un présent à ses yeux, la nation le considérait
ttome on droit. La mise en pratique de cette charte devait
reoeontrer de grandes difficultés dans un pays qui n'était ha-
bitaé ni aux formes constitutionnelles ni à la publicité, et où se
heurta sans cesse une liberté nouvelle contre un despotisme
invétéré. Ceux qui croyaient encore aux bienfÎDÎts de l'abaolu-
tisme accueillirent b Restauration comme un retour à l'ancien
n^me; mais ib s'aperçurent bientdt qu'aucun des débris du
passé ne pouvait revivre. Les disciples de V Eneyelopédie^ d'un
c^ voyaient partout un retour vers le moyen âge; les jacobins
et In bonapartistes, qui s'étaient alliés pendant les Gent-Jours ,
regardaient de mauvais oeil un tréne qui, quelque désarmé qu'il
ftlt de la poissancequi brise ce qui lui fait obstacle, faisait échec
236 VBANCB.
aux idées répubUcnnes. Ce trône était sans éclat aux jreox du
vulgaire, parce qu*il ne se montrait pas entouré de drapeaux
victorieux. La Restauration enfin privait en partie les gens de
finance de ces bénéfices énormes dont ils avaient été redevables
aux prohibitions et aux monopoles.
Les roydistes, d'un autre edté, revenus avec des idéeade ven*
geanee et de réaction , réolafflaient , en récompense de leur fidé-
lité oisive on de leurs intrigues d'émigrés , des emplois pour
eux,, des cbâtiments et des rigueurs contre les auleuis « des pr^
miers for&its et des derniers désastres. » Comme ils doaûoaieot
dans la chambre de 1815« ils exigèrent la mise en jugement du
maréchal Ney, dont la condamnation « ne fut pas juste « parce
que la défense ne fut pas libre. « Les cours prénétales rétabli-
rent, par des exécutions sanglantes « la tranquillité partout où
elle fut compromise. L'amnistie, cette première mesure de tout
gouvernement qui n*a point le vertige, éprouva de Topposition,
et fiit limitée par des exceptions. L'Institut vit exclure plusieurs
de ses membres ; on traita la science comme une faction enne-
mie. La tribune retentit de déclamations furieuses contre la Ré-
volution, bien souvent de la part de ceux qui, n'ajrant pas eu
à souffrir de ses violences, profitaient de ses bienfiadts; puis,
comme le gouvernement se montrait plus modéré que la faction
qui le soutenait , celle-ci constitua une opposition qui travailla
à ressusciter la prépondérance ecclésiastique et le vieil esprit
provincial.
11 se forma donc, hors des chambres, une congrégation de
royalistes forqenés, qui chercha à recruter tous ceux qui pouvaient
agir sur les masses par la science , par les richesses , par la pa-
role ou par les prières. Ils avaient des assemblées , des confé-
rences , sous le patronage du comte d'Artois, depuis Charles X,
et d'autres princes , qui voyaient avec répugnance les limites ap-
portées au pouvoir royal. Louis XVIII lui-même cjberciiait vo-
lontiers à faire montre de son autorité, en laissant de côté ces
foraws constitutionnelles qui voilent le roi pour ne laisser pa-
rattre que le ministre. Mais les vrais amis du trône s'attadnîent
à la charte ; Chateaubriand voyait en elle la seule ancre de salut ;
le général Foy disait : « Quiconque veut plus que la charte ,
LA aSSTAUAATlON. 237
moiii que la cbarte, autremeot que la eharte , manque à tes
Qwces luttes, que ees conflits nous servent d'enseignement
àjKNB étrangers; appliquons-nous à les bien comprendre,
pinqae nous les voyons se reproduire partout où commence la
TïeeoDstitHtionnelle. Pious prenons la France pour modèle, et
00» œ sav<ms pas profiter de ses fautes et les éviter.
Ce pajs avait de larges plaies à cicatriser. Les alliés avaient
nmiase £ure indemniser de leurs frais de guerre et de leurs
fnstan. La déplorable invasion de 1815 coâta cinq cents mil-
lions. II fallut en payer sept cent cinquante , en trois ans , pour
Toccupation étrangère, puis deux cent quatre- vingts plus tard.
Leseiéaocesmr le gouvernement, réclamées surtout parles pays
abaDdonués sur le Rbin , s'élevaient à un milliard six cents mil-
IkNis; la oiédiation de Wellington les fit réduire à deux cent
quraote. La dette publique monta ainsi d*un milliard deux cent
ioiiaate miUious à trois milliards sept cent soixante millions.
Cétaitime rude punition infligéeà la gloire, mais qui manquait
ài^ndeoce de la part de ceux qui professaient Tamour de la
paix; car ils forçaient par là le gouvernement à des mesures
oppmnves et irritantes. Ce qui indignait surtout la nation ,
c'était la joie insultante des étrangers; c'était de voir flotter sur
ks TîUes les drapeaux qui portaient encore la trace du pied de
ia France victorieuse. L'armée d'occupation fut réduite, en 1817,
^ trente mille hommes ; puis les souverains alliés décidèrent à
Aix-iaCbapelle l'évacuation complète (septembre 1817). Alors
le SDafemement devint libre, et, comme tel, il entra aussi dans
laSaiate-Allianoe; mais la France en fut blessée, comme d'une
meDaee qui montrait un retour plus marqué vers les idées ab-
solatiates.
Ces idées avaient soulevé contre elles l'opposition parlement
^ire; mais il en existait une aussi hors des chambres. Vingt mille
officiers, rqetés du bivouac dans l'oisiveté, tournaient leurs
fcgvds vers Sainte-Hélène , ou vers l'enfant qui grandissait sous
la nain de F Autriche; ils espéraient que cette puissance leur
vieodrait en aide, soit pour élever au trône le fils d'une archi-
doehesse, soit pour satîsfiûre à d'andennes jalousies dynasti-
238 rflANCE.
gues. lyautret rêvaient la répubtique : eeui-ei, a?ee la Fayette,
la voulaient paisible et casanière, à Faméricaine; ceux-là , se
reportant vers 93, la demandaient vigoureuse, extrême, con-
férant les droits les plus larges, se faisant la terreur des rois et
l'espoir des peuples. Un troisième parti, les yeux anétés sur la
révolution d'Angleterre, se rappelait que ce pays, pour la oora-
pléter, s'était vu contraint de renverser la dynastie restaurée,
pour lui en substituer une autre n'ayant ni regrets du passé,
ni vengeance à exercer, et devant tout à la Révolution. Tous ces
partis s'appelaient libéraux , et cberchaient à gagner la classe
moyenne en excitant ses craintes ou ses espérances, en accuefl-
lant tous ceux que les Bourbons mécontentaient , en se servant
des journaux et des caricatures, en battant en brèche les mis-
si(Hinaires et les jésuites. Ce dernier nom servait à désigner le
clergé et son parti.
L'opposition légale s'exerçait au scindes chambres, à qoi
la charte attribuait un rôle important. Depuis deux siècles , la
politique se fait au grand jour en Angleterre ; d'où il résulte que
l'opinion la surveille , et l'oblige à se régler d'après Tintérét do
pays. En France , cela était nouveau : la politique y était dès
lors mobile comme les ministres, pilotes novices qui prenaient
le moindre vent pour une tempête , et qui dès lors croyaient
tout perdu. Le peuple aussi n'étsdt point fait à de telles diseus-
sions , et son imagination fiidle s'enflammait aux débats de la
tribune et aux accents de ses orateurs favoris.
L'opposition surtout s'attachait à deux points : la loi Recto-
rale et la censure. 11 ne saui'ait y avoir de gouvernement repré-
sentatif sans la liberté de la presse ; aussi était-elle défendue
même par des royalistes, tels que Chateaubriand, qoi semblait
dire aux Bourbons : Je soutiendrai votre sceptre , pourvu qoe
vous respectiez le mien. « Je ne veux pas , s'écriait-il, que, s'il
« naissait des Copemics et des Galiiées, un censeur pût, d'un
« trait de plume, replonger dans l'oubli un secret que le génie de
« l'homme aurait surpris à l'omniscienee de Dieu. • « Lacensure,
« ajoutait Daunou, est essentiellement partiale, et le fut toe-
« jours, il lui est impossible de ne pas Tétre, comme il est im-
« possible à l'arbitraire de s'arrêter... • Royer^Gollanl , qui
LA miSTADAATlOSf. 2Z9
ma auBà demsidé des restrietioDS à la liberté de la presse ,
dûat» afee une amers ironie : «Ce lut une grande impré.
« maoee, au grand jour de la création^ de laisser rbomme s'é-
• dnpper libre el intelligent au milieu de Tunivers. De là le
« ni et rerrear. Une sagesse plus baute vient réparer la faute
• éela Providenoe, restreindre son imprudente libéralité, et
« raidie à l'humanité, sagement mutilée , le service de l'élever
« à la bienheureuse innocence des brutes. •
Quant auxéleetîons, base du gouvernement représentatif, le
fwieiuement cherchait à les dominer. La lutte s'établit d'abord
cBirt les ultra-royalistes et les royalistes modérés ; puis entre les
Biodâés, les ministériels et les doctrinaires, et enfin entre les
illraet les libéraux.
Roycr-Collard avait combattu le taisualisme de G>odillac »
esauDe cause de Tasservissement des esprits sous Napoléon,
et eu despotisme brutal de la Terreur ou des baïonnettes. II pui-
sutsao âoquenee dans la contradiction et dans sa baiue contre
m système faieD plus que dans l'amour du peuple, qu'il voulait,
aieontraife, laisser en dehors de la constitution; car il avait
été désabusé de la souveraineté populaire par le terrorisme , et
i eoosidérait la chambre comme élective, plutôt que comme
mptésentative. Pour lui, les députés étaient avant tout les
eooseiUcrs du roi. Royer-Collard acquit une grande impor-
linee en parlant peu, et en écrivant moins encore. Comme
iirésomait d'ordinaire le débat sous une forme dogmatique,
en répétant souvent le mot doUrine, son parti reçut le nom
dedbdrinairey mot vague du reste, comme toutes les désigna-
tions de parti, et que chacun interprétait à son gré. C'était une
léottion aases nouvelle de littérateurs et de publicistes, qui s*é-
tiient fiût certaines maximes , d'après lesquelles ils prétendaient
icgicr la politique. Par opposition cepeiMiant aux esprits ab-
solus, qui n'envisagent qu'un seul côté des choses , les doctri-
aaires tenaient compte de tontes ces puissances de fait qui ré-
iolteot de la propriété, de la richesse, et autres avantages de
positioo ; se proposant d'aoeorder entre elles ces puissances so-
ciales à Faide de transactions : contraires en cela aux libéraux ,
qui amraioit vouhs restreindre leur action, et nous y soustraire le
240 FRANCE.
plus possible S jusqu'à isoler l'existence privée delà vie sociale,
et faisant eonsister toute la politique dans les intérêts de la
classe moyenne.
Benjamin Constant peut être considéré comme le poblieiste
du libéralisme d'alors. Asservi aux idées protestantes en reli-
gion comme en politique, intelligence vigoureuse, tempéremeot
faible, cœur froid, il introduisit en France la littérature alle-
mande, et, dans la philosophie, la morale du sentiment, soumise
aux oscillations de la conscience individuelle. Par les idées, par
les sentiments, par son tour d'esprit, par la légèreté deses moeurs,
son cuite de Voltaire , ses habitudes satiriques, il appartenait à
cette école anglaise dont Mounier fut l'orateur, Necker le ûoan-
cier, madame de Staël l'héroïne, et dont l'empereur Alexandre
devint l'adepte. Il fit de Topposition à Napoléon, sans voir ea lui
le représentant de la nation française. Il se rapprocha de lui en
1815, mais en lui conseillant de créer des pairs héréditaires comme
en Angleterre. Sous la Restauration, il devint le chef de ce li-
béralisme bourgeois en hitte avec la souveraineté nationale,
appliqué seulement à garantir l'indépendance individuelle contre
l'action du pouvoir.
Dans ce système constitutionnel qui ne vit que de fictions et de
contre-poids, et engendre tant de complications, l'avantage est
pour les natures souples sur les âmes simples et énergiques : pai
son entraînement vers la jeunesse et ses goûts de popularité,
Benjamin Constant devint chef de parti, quoiqu'il n'ait jamais dé>
ployé de vigueur, et que sa mobilité sceptique se soit trahie par de
flagrantes contradictions. Comme protestant^ il était l'ennemi do
clergé; écrivain facile et ingénieux dans les journaux et à la
tribune, il réunit ses articles sous le titre de Cours de poiUig^f
consfitutionncUe, La liberté individuelle y est offerte comme bol
de toute association humaine, et garantie par la liberté politique.
' «« J*aspirais avec enthousiasme vers un avenir , je ne savais
trop lequel; vers une liberté dont la formule, si Je lui en dowaii
une, était .ceUe'Ci : Gouvernement quelconque, avec la plus gaande
somme poeeible de garanties iDdividuella , et le moins poeaibie d'aclioB
admintetratlve. • Thiburt, Préface aux Dix ans d'études kistoriques-
LA BESTAUBATIOIf. :24l
Cdaic la tttidanœ des gouvernements antiques défaire partici-
pa tous les dtoyeos au pouvoir social ; celle des modernes est
d'assarer la sécurité aux jouissances privées. Les institutions
pofa'ciques sont des contrats par lesquels les hommes renoncent
a la moindre part possible de leur indépendance primitive ; en
oooaéqDeoce de quoi la société n'a de juridiction sur les indifi-
dus que pour les empêcher de se nuire réciproquement.
Quant à nous , nous protestons contre ces idées , et nous
croyons que Tindividu et la société existent pour Fhumanité, afin
qoelle devienne de plus en plus parfaite, que les nations ac-
qiiiérent le plus grand développement possible , et que les in-
difidns doivent tous y apporter le tribut de leurs focultés per-
soimelles, de leur amour pour tous.
Selon les doctrines stériles de Benjamin Constant, la concur-
itnoe industrielle est de droit absolu , et toute intervention de
la puissance sociale est une usurpation, de même que tout im-
pôt qui n^est pas commandé par une nécessité impérieuse. 11
ioteidit toate direction sociale dans Tordre matériel, et plus en-
rore dans Tordre moral. La religion doit être conforme au sen-
timent de chacun, et Téducation des enfants être abandonnée
aux familles. L'indépendance de Tindividu une fois prise pour
bot de Tassodation, ceux-là seuls eu seront membres qui y ap-
jioftent cette indépendance, c'est-à-dire les propriétaires. C'est
ainsi qu'en combattant les privilèges de l'aristocratie, il conso-
lidait ceux de la bourgeoisie , et réprouvait en conséquence Té-
lectioD a deux degrés. S'il n'y a d'intérêt réel que celui des in-
dîvidtts, et si Tintérêt général consiste dans une transaction
entre eux, la nationalité disparaît, et tout se réduit à l'existence
municipale ; il n'y aura plus de gouvernement que l'administra-
tion oonununale, et Tautorité centrale se bornera à vider les dif-
fiéfends qui peuvent naître des prétentions respectives des lo-
^ Benjamin Constant déduisait de là sa théorie de la monarcliie
constitutionnelle, réduite à un rôle neutre et purement modéra-
teur au milieu de principes actiâ. Le pouvoir exécutif appar-
tieol au ministre , indépendant du roi , dont la prérogative se
borne à maintenir les autorités dans leur sphère, soit en chan-
21
2ê1 FRARCB.
géant le ministère, soit en dissoWant les diambres ; oe qui s'ot
traduit depuis par cette formule célèbre : « Le roi r^e, et ne
gouverne pas. >•
La Religion considérée dans ses formes et dans ses déoehp-
pements, de Benjamin Constant, le Polythéisme romain, du
même auteur, prtentent la religion comme progressive, ainsi
que la civilisation entière. Elle ne se fonde pas sur la no-
tion nécessaire de Dieu et de renchatnement des choses ; ce
n*est qu^une disposition instmctive de notre esprit, un sentiment
revêtu àe dogmes arbitraires , pour satisfaire au besoin de la
logique, Cesl un théisme vague, sans autre autorité que la cons-
cience individuelle. Les collèges sacerdotaux et les mystères an-
ciens ne renfermaient point, selon lui, de traditions plus pures,
dont le culte vulgaire ne fot qu'un reflet. Il ne voit dans les
théogonies , dans la mythologie, que des absurdités , des aberra*
tiens, ou des artiûces de prêtres.
Ce composé de V Encyclopédie et de la doctrine de Kant peot
être offert comme l'expression du système qui s'appelait alors
libéral, et qui, s*il faisait peur aux rois , ne pouvait néanmoins
inspirer aux peuples une grande conflance.
Louis XVI II, qui , comme chef des émigrés, avait dû rappor-
ter de l'exil une haute idée de l'autorité monarchique, se mon*
tra jaloux de relever l'honneur de la nation vis-à-vis des étran-
gers, et aussi de consolider la charte. Il congédia cette chambre
dite introuvable, qui était plus royaliste que le roi ; et des non-
velles élections sortirent des hommes tels que la Fayette, Ma*
nuel, etc. Il fallut que le nouveau ministère, dont M. Decazes,
le favori du roi, était l'âme sinon le chef, se protêt h quelques
concessions; mais, contrecarré par les royalistes, il ne marclia
qu'en tâtonnant, et sans montrer un systènie arrêté. La censure
fut abolie, les délits de la presse soumis au jury ; les éditeurs de
journaux, obligés à un cautionnement, devinrent responsables
de leurs publications , et ils furent considérés comme complice
des crimes auxquels ils pourraient provoquer.
Mais déjà les libéraux modérés étaient dépassés, et la nomi-
nation à la chambre de l'évêque Grégoire fut presque une in-
sulte à la dynastie restaurée. Aussi, à Touverture des chambres
LA BESTAUBATION. 243
âe18t9, le roi s^exprima en ces termes: « Une inquiétade
• n|gie« mais réelle, préoccupe les esprits ; chacun demande
• « présent quelques gages de durée ; la nation ne goûte qu*im>
• IHiiaiteoient les avantages de Tordre légal et de la paix ; elle
■ fraiDt de se les voir arrachés par la ylolenoe des fiictions, et
< s'effiaye de rexpreasion trop claire de leurs desseins. »
CTéUit ifouer (chose nouTelle) la distinction entre la nation
et sn goufemement : celui-ci opérant à la snrûiee , l'autre s*a*
gitutau fond , où continuait à vivre la Révolution. Mais, au lieu
(lèse mettre à la tête du mouvement social, dont il sentait les
frésrànoients, ce gouvernement s*obstina à le faire rétrogra-
der derant la volonté d'un petit nombre. Cétait en vain qu'il
étûtaTcrti par ses amis et par ceux qui voulaient le détourner
de mesores illégales. Talleyrand s'écriait : « Ce qui est proclamé
• utile et Ikmi par tous les hommes éclairés d'un pays , sans
■ Tariations pendant des années , doit être considéré comme
■ ne nécessité de temps. Cest le cas de la liberté de la presse.
• n a*eit pas facile, de nos jours, de tromper longtemps. C'est
« ne 6ute que d'entreprendre une lutte h laquelle un peuple
• atier prend part, et toute &ute politique entraîne des périls.»
EtMaDwl disait : « Où teiylent ces répressions intempestives?
• A éteindre le volcan ? Mais ne savez- vous pas que la flamme
< nigit sous vos pieds, et que si vous ne lui donnez une large
' îssoe, elle éclatera pour votre ruine ? >
Ces débats des chambres entretenaient au dehors une agita-
tion que rinquiétude populaire et la polémique des journaux
potaicnt au comble. Le souffle de la haine circulait dans les as-
semblées électorales, dans les écoles, dans les places publiques;
^t le gouvernement se roidissait d'autant plus que des insur-
MàoùM contre les rois éclataient au dehors.
Ce fiit dans de telles circonstances que le due de Berry, héri-
tier présomptif de la couronne, fut frappé par le poignard de
1^^ ( IS février 1830 ). Ce coup fut imputé à la maison d'Or-
Itaos, aux bonapartistes, au ministre Decazes lui-même, aux li-
*)énnx surtout; mais c'était uniquement l'œuvre directe d'un
^me, exalté peut-être par les articles de journaux, mais sans
npporti avec aucun parti , et qui subit le supplice avec impas-
344 FBANCB.
sibilité. La désolation dé la famille royale et de ses partisans
fttt adoucie par la grossesse de la duchesse de Berry. MaisKé-
vénement servit de texte aur ultra- royalistes pour dédamer
contre la faiblesse du gouvernement Les deux chambres expri-
mèrent leur indignation servile en demandant la répression des
« doctrines perverses qui menaçaient d'un bouleversement com-
plet la religion , la morale, la monarchie , la liberté. » On en-
chaîna la presse et la liberté individuelle, punissant ainsi la na-
tion d'un forfait qu'on ne voulait pas croire isolé. La chambre
élue sous ces influences entraîna le roi hors des voies de la mo«
dération et le nouveau ministre, M. de Villèle, résolut d'étouf-
fer lentement la Révolution.
Les esprits les plus ardents, réduits au silence par les entraves
apportées à la presse, concentraient leur haine dans les sociétés
secrètes, et propageaient le carbonarisme. Dès 1820, une cons-
piration s'étendit de Paris sur différents points. Cinq insurrec-
tions édatèrent en 1833, et elles échouèrent, n'ayant ni la forre
que donne la prudence, ni celle qui naft de l'audace. Les diefsde
la conjuration de la Rochelle portèrent leurs têtes sur 1 echafaud ;
le géuéral Berton mourut à Saumur avec ses compagnons, en
criant ^ive la répubUque! Mais le peuple laissa faire , car ces
trames ne regardaient que la bourgeoisie, et non le peuple entier ;
et la monarchie, poursuivant la réaction , se crut plus forte en
punissant.
La Fayette, Manuel, Benjamin Constant, le général Foy, le
banquier Laffitte , étaient désignés dans les procès politiques
sous le. nom d'archimandrites; et l'on croyait qu'une main si
élevée que personne n'aurait osé l'atteindre , répandait des en-
couragements et de l'argent. D'un autre coté, on dénonçait a la
tribune le comte d'Artois conmie chef d'un gouoememefU oc-
cuUe^ qui envoyait de tous côtés des agents royalistes pour réta-
blir la monarchie absolue.
Nous avons déjà parlé de l'expédition contre les libéraux d'Es-
pagne, des faciles triomphes que l'on voulut exagérer en France
pour en faire une auréole au duc d'Angouléme, et donner an
pacifique drapeau blanc une couronne de lauriers. C'est en vain
que Chateaubriand voudrait abuser les contemporains et la pos-
LA BESTAIIRATION. 24fr
térilê,cfi «ppelanl eette expédition « Taete le plus politique et
le fkm vigoorem de la Restauratioii. « Les libéraux oe vou-
teent j Toir qu^ime basse condescendance pour la politique des
alliés, et le désir d'établir le despotisme de l'autre côté des Py«
KBées pour le ramener en France, et imiter ce que les étrangers
avaient &it avee la France en révolution. Manuel alla jusqu'à
dire : • L^esprit de révolution est dangereux ; mais celui de
« flOBtre-révolution l'est aussi. Les révolutions qui marchent en
< avant peuvent commettre des excès ; mais au moins en allant
• es avant on arrive. Si vous croyez que Ferdinand soit en pé*
• lil, ne renouvelez pas les eirooostaoces qui entraînèrent à l'é*
• chafiind ceux qui voua inspirent un si vif intérêt. C'est parce
• que les étrangers intervinrent dans la Révolution française,
« que Louis XYI fut précipité du trône... » Ces parole» pro*
ooneées avee une froide impassibilité excitèrent l'indignation des
royalistes; et, sans respect pour rindépendaoce des représen-
tants du peuple, Manuel fut entraîné hors de la chambre par
des gendarmes (mars 1833). Après avoir réprimé la presse, on
vwlait aussi enchaîner la parole. Le droit était foulé aux pieds
par la force ; il devait se relever victorieux.
Cependant la victoire et des coups énergiques donnèrent,
eonme il arrive toujours, quelque popularité au gouvernement,
et an ministre Yillèle l'espoir de ramener la France à l'absolu-
tisme. Il se décida à dissoudre la chambre, aQn d'en avoir une
a sa dévotion. Les manœuvres des royalistes eurent un plein
sweès ; mais tous ceux qui se trouvèrent exdus formaient un
corps d'ennemis nombreux et redoutables.
La nouvelle loi électorale qui portait à sept années la durée
de la légisUture, dont le renouvellement devait se faire intégra-
lement, parut une violation de la charte; car le droit électoral
est la légitimité des peuples, et ceux qui y attentent les poussent
a attenter à la légitimité des rois,
Iâ» intérêts religieux venaient se mêler aux intérêts politi-
ques, il n'avait guère été possible , sous Napoléon , de discu-
ter sur les privilèges de l'Ëglise et sur ses rapports avec l'État.
I^ charte, en déclarant la religion catholique religion de l'Etat,
a^ec protection accordée à tous les cultes , enlevait au catho-
21.
246 FRANCB.
iîcisme la liberté qu'elle laissait aux autres, et ralliance du trdne
avec Tautel rabaissait le dernier, au lieu de relever. Le eon-
eordat avec la France coâta plus de peine à la eonr de Rome
que jamais traité passé avec les autres puissances. Le gouver-
nement penchait du côté religieux; mais il n'osait se dédarer
franchement. En même temps qu'il lui arrivait de répriman-
der les évéques comme d'abus au sujet de leurs pastorales, et
qu*il les obligeait à se disculper, il tolérait des livres noo-seo-
lement irréligieux, mais immoraux, qui répandaient l'incrédu*
lité et- le libertinage plus qu'on n'eût osé le faire au temps
même des encyclopédistes. De 1817 à 1824, il fut publié douze
éditions de Voltaire et treize de Rousseau ; 2,74t ,400 volumes
de ces doctrines furent mis en circulation ; et le philosophe
Jouffroy écrivait, en 1825, un article intitulé Comment ks
dogmes finissent, où il soutenait que cette recrudescence du
caûiolicisme était une pure affidre de mode , et que bientôt
il retomberait dans l'oubli.
Les consciences timorées s'effrayaient ; on essaya de neutra-
liser l'effet de ces publications avec des missions ou des asso*
dations pour propager les bons livres. Tant de bouleverse-
ments, qui avaient jeté dans les esprits le découragement ou la
haine , conseillaient d'élever la jeunesse dans des idées diffé-
rentes, avec d'autres habitudes que celles qui avaient enfanté le
désordre au milieu duquel elle était née. Or, comme on n'avait
pas su accorder l'éducation publique avec les besoins de l'intei-
iigence et du cœur, un grand nombre de familles envoyaient
leurs enfants aux collèges tenus par les Pères de la Foi : c'é-
tait sous ce nom que se cachaient les jésuites , qui cherchaient
a recouvrer, à l'ombre des libertés nouvelles, leur influence
sur l'éducation et dans l'Ëtat, et qui se répandaient partout,
jusque dans les prisons , pour s'ouvrir accès dans les âmes. La
haine conçue contre le clergé se tourna tout entière snr ceux
qui étaient ses représentants les plus zélés ; et tout ce qui se
faisait dans le sens religieux était attribué aux jésuites. Leur
nom était devenu une injure , et on l'appliquait à quiconque
était haï ou redouté ; on faisait aux jésuites les reprodies les
plus divers. La peur d'encourir celte terrible accusation ren-
LA BBSTAUBATION. 247
diil liiDkle à professer les Yërités catholiques , et beaucoup dts
ciircfîeiis sincères se tenaient, pour y échapper, dans une pé-
niUe irrésolution.
Qadqiies scènes de ce temps parurent arrangées pour reporter
la tspnts Ters un passé dont on ne voulait plus. Un nommé
Martin, de Chartres, eut des révélations dont il fit part au roi.
Une croix apparut dans l'air à Migné. Ce n'était partout que
missions et litanies; aussi l'irréligion parut-elle un moyen de
résistance. Quelques-uns réveillaient les traditions parlemen*
Dires, quoique la Révolution les' eût effacées, pour demander
rintervention de l*État dans certains faits de discipline reli»
gieuse. D'antres, aux yeux de qui c'était lâcheté , sinon men*
songe, que cette crainte des progrès et des envahissements du
dei^, quand on avait liberté complète de le contredire et de
le bafouer à Taide de la presse, soutenaient , au nom de la
liberté, qu'il fallait laisser aux prêtres des divers cultes une
indépendance entière dans leur discipline ecclésiastique; que
frétât aux fidèles à régler leur croyance , selon l'impression
prtMiirite en eux par les dogmes et par la discipline ; et de là une
opposition religieuse. Louis XVIII crut donner satisfaction à cette
o|ûiion en nommant au ministère des cultes l'évéque d'Hermo-
poiis, Frayssinous. Ce prélat, qui appartenait à l'ancienne école,
vénérait les libertés gallicanes , d'après lesquelles le jubilé de
ia2S ne put être publié sans Tautorisation du gouvernement.
Une nouTelle Sorbonne fut créée , pour servir de centre aux
«^tudes ecdésiastiques dans le sens gallican, et Frayssinous vou-
lut la soustraire à la juridiction du pape et de l'archevêque;
mais oe dernier (de Quélen) fit valoir ses droits en menaçant
de rexcommunîcation , et ce projet fut abandonné. Quand le
cardinal de Clermont-Tonuerre , archevêque de Toulouse , dé-
nonça l'incrédulité du siècle, qui tournait en ridicule toute
question religieuse, et demanda le rétablissement des synodes
diocésains et provinciaux, et de divers ordres religieux, Tindé-
pendanee des ministres de la religion, de plus des lois sévères
«xmtre les sacrilèges , enfin la restitution des livres de l'état
civil au clergé, sa pastorale fut supprimée, comme entachée
d*abus ; le parti religieux en poussa les hauts cris ; et de ce
3-IS FBAMCE.
moment devint tout à £ait un parti ; tous les intérêts de la foi
se mêlèrent aux intérêts politiques. Le clergé , qui se rappelait
son ancienne position , la préférait de beaucoup à une protec-
tion qui ne lui attirait que des embarras du côté de ses protec-
teurs, et des attaques furieuses de la part de ses ennemis. Pen-
dant qu'il se plaignait de ses entraves, Ton se récriait contre ses
progrès, contre sa tendance à s*arroger sans cesse une plus
grande autorité. Les chambres , les tribunaux même retentis-
saient de censures amères contre « cette épée dont la poignée
est à Rome, et la pointe partout. » Montlosier fourbissait ses
vieilles armes pour combattre les jésuites renaissants, Tultra-
mont^i^îsme, les corporations, qui osaient encore se réunir dans
la solitude pour la prière et la pénitence, contre l'outrecui*
danoe desévéques, qui prétendaient, dans leurs pastorales,
mettre leur troupeau sur ses gardes ; et, tandis que les sociétés
secrètes s'étendaient impunément, Ton surveillait, avec Tinquié-
tude de la défiance, les frères de la Doctrine chrétienne et
œux de Saint- Vincent de Paul , livrés à renseignement ou à la
bienfaisance.
«
Tout devenait ainsi instrument de haine et de résistance.
Les opposants, ne songeant qu*à démolir, n'avaient rien de
prêt pour le lendemain de la victoire. Leur tactique se réduisait
à rexclusion, à la haine, à la raillerie, sans amour, sans aspira-
tion, sans lien fraternel.
La part qu'y prit la littérature fut grande et active. Napoléon ^
tout en la tenant enchaînée , avait habitué les journalistes à
faire , eux aussi, la guerre aux gouvernements étrangers et à ses
ennemis, ils se formèrent ainsi ; puis, à peine libres d'entraves,
ils déployèrent une grande hardiesse, et constituèrent véritable-
ment un quatrième pouvoir dans l'État. On cherchait avec ar-
deur tout ce qui pouvait déplaire aux Bourbons ; Napoléon, na-
guère maudit, r^evint populaire. Les chansons de Béranger,
véritables armes de combat <, rappelèrent l'intérêt et Tadmira-
tion sur ces vieux soldats , qui ne pouvaient plus , hélas ! ui
tuer ni se faire tuer. Vemet représentait leurs types , repro*
' Combien ta musc a fabriqué de poudre !
h\ RESTAU BATIOIV. 249
dttitsâ milliers par la lithographie, moyen incomparable pour
répandre le ridicule et le mépris. Les Messéniennes de Dela-
f^nie ranimaient Fhéroîsme tombé , et cet amour fle la patrie
qui f'enilamme lorsqu'elle est menacée, et qui s'endort lorsque
son repos est assuré. Paul-Louis Courier, qui s'était fait pam-
phlétaire après de sévères études , comme Pascal et Montes-
quieu V assaisonnait d'une causticité charmante les préjugés et
les passions de son parti, et criblait de ses traits les aristocrates,.
les eourtîsans et les oisifs.
Tout ce que^la littérature comptait d'illustre finit par se
tovmer contre les Bourbons. Chateaubriand lui-même, ce che-
valier du drapeau blanc, sitôt qu'il fut jeté hors du ministère
par Vlllèle , se rangea dans l'opposition ; et s'il ne fit pas une
guerre à outrance , il ne manquait pas de dire : yoici ce que
îauraU conseillé au gouvernement*
Des gens de lettres qui n'aspiraient qu'à des succès de presse
ou d*enseignemerit, finirent par porter ombrage au gouver-
Dément, qui, se voyant impuissante rétablir la censure, se mit
à sévir contre les délits de presse , et en attribua le jugement
aux tribunaux correctionnels. Plusieurs feuilles furent suspen-
dues, d'autres achetées; des professeursfurent expulsés de leur
chaire.
n ne faut point se mettre à dos les gens d'esprit dans un
pays où D n^est pas permis de les ensevelir au fond d'une tour,
attendu que, si on les abat, ils se relèvent plus redoutables. Ces
professeurs, offensés ou mécontentés par le gouvernement, fai-
saient tourner en polémique leurs enseignements ; toute histoire
devenait allusion. La louange on le blAme étaient distribués
en sens inverse des sympathies d'en haut ; la question politique
se traduisait en théories philosophiques sur l'origine du pouvoir :
vient-il de l'homme ou de Dieu , d'un contrat social ou d'une
révélation ? Le langage même a-t-il été révélé à l'homme.' ou
Dieu ne lui a-t-il donné que la faculté de parler? L'homme
a-t-il commencé par parier ou par penser? L'idée est-elle anté-
rieure à la parole ?
Bonald, champion de Técole renaissante de de Maistre, sou-
tenait la théorie d'une langue révélée , ainsi qu'une loi prinii-
2.Î0 FBANCB.
tive , dont découlait l'absolutisme ; il battait en brèdie le jury,
la liberté de Ja presse, renseignement populaire, le droit de pé-
tition , le divorce , l'abolition de la peine de mort. Ballanche,
partant des mêmes principes, soutenait que Thomme est né
poUr la société , au sein de laquelle seulement il se complète.
Ainsi riiomme dot parler dès l'origine, et la parole lui fut com-
muniquée avec ridée , et non pas seulement comme signe de
l'idée. Cette parole règne avec une autorité suprême ; mais la
pensée tend à se dégager de cette tradition, qui Tenchaîne
jusqu'à ce qu'elle se produise libre et spontanée. C'est alors que
la raison individuelle apparaît; à la fatalité succède la liberté;
un contrat se fait à l'aide des lois écrites; c'est la pensée qui
alors gouverne la parole , compromis entre le droit divin et le
droit bumain. Dans cette succession de formules sociales, l'a-
venir se dégage toujours du présent; la restauration elle-même
n*est n qu'une formule, dont l'inconnue se dégagera. »
Une jeunesse pleine d'ardeur, qui venait de voir déjouer ses
complots révolutionnaires, se jeta dans Tétude avec toute la
flamme qu'elle avait apportée aux questions politiques, mais sans
oublier ses premiers projets. Cette jeunesse faisait donc par la
plume une opposition en sens divers : tels étaient de Broglie et
de Barante, parmi les doctrinaires ; Villemain , qui faisait ap-
plaudir dans la littérature ancienne les idées que la censure
effaçait dans la nouvelle; Guizot, qui suivait à travers les dé-
bris du passé les traces de la liberté constitutionnelle; Laromi-
guière, qui restait sensualiste avec Locke; Royer-Collard, qui
répudiait , au contraire, le joug du sensualisme , et voulait ré-
former la philosophie dans un but pratique, positif et social,
aGn de rendre à la France sa dignité morale , à l'intelligence
ses prérogatives, régénérer l'esprit public, et, par ce moyeo,
le gouvernement ; Cousin , qui remaniant la philosophie alle-
mande, semblait donner une certaine vigueur aux pensées etàla
volonté, et inaugurait un éclectisme qui savait trouver pour
chaque opinion l'excuse de Topportunité. Les historiens, pleins
d'allusions , laissaient voir l'espérance et la possibilité d'iin
état de choses meilleur. Augustin Thierry disait : « Hommes
de liberté, nous sommes avaut tout la nation des libres ; et ceux
LA RESTAURATION. 25 1
qû, ioio de notre pays, luttent pour Tindépendance et meurent
pour ëkf sont nos frères , nos héros ' . » Beaucoup ne soup-
cooiiàient pas ce que Ton gagne en force à être modéré , et les
lois eurent à réprimer plus d*une fois Topiniâtreté et la vio-
lenee. Mais quoi ! les procès de presse devenaient de nouvelles
occasions de scandales. Un mélange d'idées de l'Empire et de
réraigralion , avec ce qui s'y rattachait d'espérances ; des rêves
de gloire militaire associés à des calculs de prospérité agricole
H îndusIiieUe ; des passions tout ensemble chevaleresques et
mercantiles , donnent à cette époque une physionomie drama-
tique, assez rare dans l'histoire moderne.
Ccst RU milieu d'une pareille fermentation que mourut
Louis XVin (16 septembre 1824} ^ en s'attribuant le mérite
(Tavoir so louvoyer entre les factions. Charles X, son suc-
eesseur, était désigné dès longtemps comme le moteur caché de
toutes les mesures illibérales de son prédécesseur. La sainte
ampoule se retrouva pour son sacre, où il toucha des scrofu-
\eai : ce fut un sujet de risée pour le^ibéraux. Mais , pour la
première fois, il ne fut pas question , dans cette cérémonie , de
Taotique serment d'expulser les hérétiques , de respecter les
Jinnraaités ecclésiastiques, de ne pas faire grâce aux duellistes.
Charles X jura « de consolider, comme roi, la charte qu'il avait
promis de maintenir comme sujet; » et il supprima la censure.
Mais il ne tarda pas à montrer quel était son système de
goafeniement.
' Cnueur ettropéetk, 17 avril 1S20. 11 écrit ailleurs : « Une as-
locialioQ secrète, empruntée à l'Italie, réunit et organisa, sous des
ebefi pUcéa haut dans l'estime du pays, une grande partie et la partie
la plus éclairée de la jeunesse des classes moyennes. Mais nous ne tar-
dSoMs guère à nous convaincre de Tinutilité de nos efTorts pour amener
4cs événements qui n'étaient pas mûrs; et alors les amiiés, renonçant
a radion, retoumèrent à leurs comptoirs ou à leurs livres. Ce Ait un
acte de bon sens et de résignation civique ; et, chose remarquable, le
phn bcea mouvement d'études sérieuses succéda , presque sans iBter-»
vaUe , à cette efTervesoence révolutionnaire. Dès Tannée 1823 , un souffle
de réaovation commença à se faire sentir, et à raviver simultanément
loates les branches de la littérature. » Dix ans d'éludés historiques.
252 FRANCE.
Une indemnité fut votée aux émigrés pour leurs biens confis-
qués par ia Révolution, malgré les efforts de Toppositioii libérale,
« aGn de récompenser la fidélité malheureuse, et de montrer que
les grandes injustices obtiennent, avec le temps, de grandes ré-
paratious. » Un milliard, en rente trois pour cent, fut affecté à
cet objet : c'était condamner la Révolution à rembourser ceux
qui l'avaient désertée. La répartition qu'il y eut à faire entre les
intéressés mit à la disposition du parti royaliste de nombreux
emplois. Cette mesure accrut sa force, en même temps que la
valeur des propriétés immobilières. Ce fut aussi un habile ex-
pédient financier, qui créa des rentes trois pour cent destinées h
rembourser les autres. Mais la classe très -nombreuse des reu-
tiers , habitant Paris pour la plupart , à qui Ton enlevait d'un
coup de filet environ cent vingt millions de revenu, en fut très*
mécontente.
Les idées nobiliaires se réveillèrent de plus en plus : on alla
jusqu'à proposer de rétablir le droit d'aînesse et les substitu-
tions, alors que le code civil consacrait l'égalité de partage entre
les enfants. M. de Barante avait raison de dire : « Les lois qui
ne sont pas en rapport avec les habitudes et les opinions d'un
peuple ne sont que des mots, et rien de plus. » Les commu-
nautés de femmes fiirent rétablies , ce qui était un achemi-
nement vers les couvents d'hommes. Des lois furent votéei
contre le sacrilège ; et Chateaubriand ayant rappelé que « la r^
ligion chrétienne aime mieux pardonner que punir ; qu'elle doit
ses victoires à ses miséricordes, et n'a besoin d'échafauds qu6
pour ses martyrs, » M. de Ronald lui répondit : « Si les bons
doivent leur vie à la société comme service, les méchants la lui
doivent comme exemple. Oui, la religion ordonne à l'homme de
pardonner; mais elle enjoint au pouvoir de punir. Le Sauveur
demanda grâce pour ses bourreaux , mais son Père ne l'exauça
pas; auoontraire, il étendit le châtiment surtout un peuple.
Quant au sacrilège, par la sentence de mort vous l'envoyez de*
vaut son juge naturel. » C'est dans le siècle de l'indifférence
que l'on osait proférer de telles paroles !
Ainsi se discréditait le gouvernement; et l'aversion se mani-
festait en toute circonstance, lors dfs processions du jubilé i
LA BESTAUAATIO?r. 2^3
les eérânoDies funèbres. Quand le général Foy, Adèle à
flw opposition ennemie de tout désordre , vint à mourir, ne lais-
OBt d^aotre héritage qu'un nom glorieux, la souscription ouverte
a£neiirde ses enflants produisit un million. La garde natio-
nale eria , pendant une revue : A bas les ministres î à bas les
jésMUes ! Le roi, irrité , licencia la garde nationale. Cétait un
eoop hardi dirigé contre la classe moyenne, mais qui supprimait
00 intermédiaire utile entre le roi et un peuple insurgé.
Il n'était pas possible de continuer à marcher de ce pas avec
la liberté de la presse : on proposa donc d'y mettre un frein
SB nom de la religion, de la pudeur, de la vertu , de la vérité
(avril 1827). Un frémissement s*éleva parmi les écrivains ; la pai-
sible Aeadémie elle-même protesta, et Charles X frappa plu*
lieurs de ses membres; ce qui ne lit qu'irriter davantage, et
ajouter aux difficultés. Lorsque ensuite le projet de loi fut retiré,
ce triomphe de Topinion fut célébré par toute la France avec
■ne joie bruyante ; et des milliers de brochures circulèrent,
dévmant le blâme sur tous les actes du gouvernement. Vil-
Ide alors se décida à dissoudre la diambre septennale, et à faire
appel au pays légal (6 novembre 1827).
Il s'était formé, en regard de Tadministration publique, une
soeiécé ayant pour devise Aide^toi, le ciel f aidera : c'était un
BKlaiige de libéraux et de royalistes , qui se proposaient de com-
battre les intrigues du gouvernement et de révéler ses fraudes.
Celte sodélé travailla les élections, qui envoyèrent à la chambre
les principaux chefs du libéralisme. Alors le ministère fut at-
taqué de tontes parts ; il y en eut qui poussèrent ouvertetnent
le due d'Orléaus • à échanger son blason ducal contre une cou-
rumc. . . civique. » • Courage, prince ! lui disait-on ; il reste dans
Dotre monarchie un beau poste à prendre, le poste que la Fayette
occuperait dans une république, celui de premier citoyen de la
France '• »
D'autres livres étaient pleins de la même pensée; et Armand
Carrel» dans son Histoire de la Révolution d' Angleterre, fai^it
évidemment allusion à la nécessité d'un nouveau 1688 : c'est-
' Caocbois-Leinaire , Lettre à Af. le duc d'Orléans
l>e CEXT AM. — T. III. 22
2.>4 FBANGE.
à -dire, à remplacer un roi qui considérait la charte comme une
concession, par un autre qui se reconnaîtrait redevable du
trône à la charte et à la chambre.
Le ministère y illèle devait succomber, et il ne laissait à celui
qui lui succédait que des armes émoussées, avec la nécessité
de concessions qui devaient paraître autant de faiblesses. Au lieu
de s'appuyer franchement sur un parti quelconque, Charles X
se confia à M. de Martignac, plein de bon vouloir, mais ir-
résolu , et n'ayant derrière lui aucune influence puissante , pas
même le roi. Il démontra la nécessité de proposer des garaaties
administratives et constitutionnelles , pour recouvrer la cou-
fiance perdue, et de substituer la loyauté à Tintrigue. La loi sur
la presse fut modifiée ; le droit de fonder des journaux fut rétal)li,
en même temps que leurs délits encoururent des punitions sé-
vères. Le ministre lui-même' eut Tart de s'entourer de gens de
lettres. Des ordonnances hostiles aux jésuites et à Tenseii^Df*-
ment religieux furent de nouvelles concessions à l'esprii du
temps : aux termes de ces ordonnances , le nombre des éle-
vés fut limité dans les petits séminaires , avec défense d'y re-
cevoir des externes. Ce fut une faiblesse dont les pères de fa-
mille eurent droit de se plaindre. Les évéques s*en plaigiiirrnt
aussi, comme d'un triomphe pour les philosophes et d*une cause
de ruine pour l'Église catholique : quant aux jésuites, ils ne vou-
lurent pas se soumettre à l'université, ni subir Tobligation im-
posée aux professeurs de déclarer qu'ils n'appartenaient à aucune
congrégation ; et ils demeurèrent exclus de renseignement. Ainsi
un roi plein de scrupules se trouva exposé aux anathèmes sa-
cerdotaux. Le ministère , sans amis , se traîna languissant au
milieu des ambitions des deux partis extrêmes, jusqu'au jour où
Charles X le congédia, pour appeler à son aide le prince de Po-
lignac.
Le nouveau cabinet (1829) chercha franchement à reformer
une majorité monarchique, non pas en détruisant la constitu-
tion , mais en la confiant aux royalistes : ce que Wellington
avait fait en Angleterre. La bourgeoisie ne vit dans le nouveau
cabinet que le vengeur des émigrés, et protesta bruyamment
de toutes parts en faveur des idées de 1789. On songea , tout
LA BXSTAUBATIOR. 2&Sf
en restant dans les voies légales, a réduire le gouvernement à
l'atrânité, par le refus de TimpÂt. Les journaux jetèrent feu
et flamme, la déflance entra dans tous les esprits; le gouverne-
BMot 7 vit un outrage que les tribunaux refusèrent de punir ;
et le minisière se crut dans Timpossibilité de se soutenir autre-
flient qu*en violant la charte.
L'opposition légale, en quelque sens que oe fût, se repor-
tait toujours à la charte. On lisait, en juin 1830, dans le
fititkmal, le journal le plus hardi du temps, dont M. Thiers
était ondes fondateurs, cette phrase signiGcalive : « Les peuples
• iODt le plus souvent contraints de s'insurger pour avoir la
«liberté; aujourd'hui, grâce à la charte, qui met la légalité de
> ootre côté, e^est an pouvoir de se révolter et de s*exposer aux
« risques de TinsuRection , s'il veut nous arracher la liberté. »
Ce fut dans de telles dispositions que s'ouvrirent les chambres ;
et la discussion de l'adresse révéla l'état des esprits. Le roi avait
dit : « Si des manœuvres coupables suscitaient à mon goover-
« oenent des obstacles que je ne puis, que je ne veux pas prévoir,
• je trouverais la force de les surmonter dans ma r^lution de
• maintenir la paix publique , dans la juste conûance des Fran-
• çais, et dans l'amour qu'ils ont toujours montré pour leur roi. »
Paroles imprudentes , qui fournirent à la chambre une oc»
casion de déployer son drapeau; elle dit, dans sa réponse :
Le concours permanent des intentions politiques de votre
gouvernement avec les vœux de votre peuple, est la condition
indispensable de la marche régulière des affaires. Sire , notre
loyauté nous condamne à vous dire que ce concours n'existe
pas. Une défiance injuste des sentiments et de la raison de
la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de l'admi*
nistration... Entre ceux qui méconnaissent une nation si
fidèle , et nous qui venons déposer dans votre sein les dou-
leurs de tout un peuple jaloux de l'estime et de la confiance
de son roi, c'est à la haute sagesse de Votre Majesté qu'il ap«
partient de décider. >
Uo grand débat s'éleva dans la chambre; on alla aux voix ,
et deux cent vingt et un membres, sur quatre cent deux, se
prononcèrent contre le ministère Poiignac. Ce chiffre de deux
256 FBÀNCB.
cent vingt et un devint la terreur du cabinet et la joie du
peuple. Mais Charles X répondit , du haut de son trdne : • Je
« comptais sur le concours des deux chambres pour faire le bien
u que je méditais ; je regrette d'entendre les députés déclarer
« que ce concours n'existe pas. Mes résolutions sont immua-
« blés. » Et la chambre fut dissoute. Les événements se préci-
pitaient vers une solution ; tous le sentaient, et la couronne es-
péra un instant la retarder, en portant Tattention ailleurs.
Nous avons dit le rôle que le cabinet français avait joué dans
la politique extérieure : voulant mettre un terme au long diffé-
rend de la France avec Haïti , il y expédia une forte escadre,
mais en proposant de reconnaître Tindépendance de 111e moyen-
nant un traité de commerce avantageux et une indemnité pour
les colons. En effet , la convention fut conclue (juillet 1835 ) , et
150 millions furent promis à la France.
Uîle Bourbon lui avait été restituée à la paix : dès lors die
fit de nouveaux efforts pour consolider son établissement de
Madagascar; mais elle y fut traversée parles Anglais, qui
avaient gardé Tîle de France ; et les choses allèrent si loin , que
la France fut forcée d'y faire une expédition en 1829.
Dans les affaires de la Grèce , la France s'était montrée à la
hauteur des autres puissances ; et , dans le remaniement de
territoires qui semblaient devoir résulter de cette guerre , elle
était peut-être à la veille de recouvrer ses frontières du Rbin.
L'expédition d'Alger vint lui offrir une nouvelle occasion de
déployer ses forces. Les remèdes dont on fit l'essai après le con-
grès de Vienne contre la piraterie des Barbaresques , n'avaient
point réussi. Le dey d'Alger, Hussein, réclamait de la France
une dette qui remontait à l'expédition d'Egypte ; et le gou-
vernement entendait en retenir une partie destinée à rembou^
ser les négociants de Marseille , créanciers de sujets algériens.
Pendant la négociation , Hussein irrité frappa au visage, avec
son éventail, le représentant de la France. Celui-ci s'embarqaa
aussitôt , et la France envoya une escadre devant le port d'Al-
ger. Le blocus , trèSHliffîcile à maintenir sur des côtes souvent
battues par la tempête , dura deux ans , un débarquement pa-
raissant aux hommes du métier présenter de trop grands
LA BESTAUBATION. 367
rai|KS. Eofio, Ja France somma le dey de se décider entre
we Rparatioo, ou la guerre (août 1S29). Comme Hussein ré*
pondit à coops de canon, il ne resta plus qu*à faire de même.
Cette expédition plaisait fort au cabinet; elle donnerait de l'oc-
cQpition aox braves, un texte de discussion à tous, et la France
ic laisserait prendre, comme toujours, au prestige de la victoire.
LeeoBitede Bourmont, ministre de la guerre, obtint le com-
maodeinent; et cent trente bâtiments armés, auxquels on joi-
^it cinq cent trente-deux navires de charge, partirent de Tou-
loB sous les ordres de Tamiral Duperré , avec trente-sept mille
iHNnoies, quatre mille chevaux, et soixante-dix pièces d*artillerie.
Ai^ fut contraint de capituler ( 5 juillet 1830 ) : c'était le plus
beau fait d*annes assurément que Ton eût vu depuis quinze ans.
Charles X crut avoir trouvé dans ce triomphe Toccasion la
plos propice pour effectuer ce qu*il méditait depuis quelque
temps, et pour affermir la monarchie, en sortant des voies lé-
cales. 11 était incapable de juger des progrès de Topinion,
dont les lîbéraax ne se rendaient pas compte eux-mêmes. Ce
0niTemement n*avait d'attention que pour les deux partis
aristocratique et bourgeois, et ne s'était point préoccupé du
poiple; les libéraux , de leur c6té, n'avaient pas fait davantage.
Le& royalistes avaient toujours foi dans l'éternité de la dy-
oasliede saint Louis, et croyaient le moment venu d'extirper
les pousses menaçantes de l'arbre révolutionnaire. Les mécon-
tents , associant la prévoyance à l'irritation de la disgrâce , s'é*
taieot serrés autour du duc d'Orléans, qui , sans tramer avec
eux, proGtait des erreurs du gouvernement. Les doctrinaires,
qui Toiriaient la légalité , et dont il ne tenait qu'à la couronne
de se ÎBire des serviteurs dévoués , s'étaient aussi jetés du côté
des libéraux.
Mais le libéralisme n'avait songé qu'à la classe commerçante
et à celte des propriétaires; ses progrès ne profitaient pas aux
masses. Par ses attaques systématiques, justes ou non ^ par
rrtte défiance obstinée qui ne permet ni le bien ni le mal , ni
h ^blesse ni l'énergie , il avait enlevé au pouvoir la force né-
cessaire pour se faire respecter. Pour se rendre un certain parti
favorable, il mit la religion sous ses pieds. L'économie poli-
21.
268 LES TB0I8 JOtlBllÉES DE JUILLET.
tique ne se préoccupait que de ^augmentation et non de la ré-
partition des richesses. Quelque cliose de plus sérieux et de plus
efficace allait se substituer aux doctrines boiteuses du libéra-
lisme.
L'opposition laissa paraître son déplaisir de la prise d'Alger,
qui rendait de l'éclat aux armes françaises. Comme l'An-
gleterre n'en cachait pas non plus son mécontentement, ja-
louse qu'elle était de ne pas dominer sur la Méditerranée, on
pressentait une guerre, sur laqudle les banquiers spéculaient
déjà. Mais la guerre était au dedans, où rirritatîon grandis^
sait à mesure que le gouvernement paraissait s'opiiiiâtier da-
vantage dans sa marche anti-libérale. Les deux puissances mo-
narchique et parlementaire se préparèrent donc à une bataills
décisive.
LES TROIS JOURNEES DE JUILLFf.
L'épreuve de la dissolution de la cliambre ayant UNuné
contre le ministère , il en conclut qu'il n'était pas possible de
régner avec la charte, et se décida à la violer par ordonnances.
Mais, tyrans tout au plus pour faire un coup d'État, ils ne pri-
rent que des précautions frivoles , au lieu d'employer l'armée
tout entière, ri'ayant toujours eu en face d'eux que des gens
de lettres, des négociants et des doctrinaires, ils ne s'attendaient
qu'à des paroles : illusions funestes, qui, en tombant, ne pou-
vaient laisser aller après elles que le découragement. Les or-
donnances qui parurent le 25 juillet touchaient deux points que
nous avons dit capitaux pour l'oppontion : l'élection qu'elles
modifiaient au profit du privilège, et le journalisme qu'elles sou-
mettaient à la censure. C'était frapper à la fois la puissance poli*
tique dans la législature, et la puissance morale dans la presse;
c'était blesser tous les intérêts que la presse faisait vivre, jeter
dans l'inquiétude les spéculateurs, et mettre en mouvement
tous ceux qui espéraient tirer quelque chose du
IMS TB018 JOUBNKES DE JUILLET. 3S^
A la première nouvelle des ordonnances , Paris fut consterné.
Tlwn, Châtelain et Cauchois-Lemaire rédigèrent une protesta-
two eootre la violation des libertés publiques. Les bureaux des
JDuniani devinrent des centres de résistance. En dépit des or*
doBBaoces, qui soumettaient leurs articles à une censure pré-
tentife, ib forent publiés , et raotorité fat ainsi obligée de re-
courir à b force pour les supprimer.
Les boimnes compromis s'efforçaient de propager la résis-
tance. Les imprimeurs fermèrent leurs ateliers, et répondirent
aai euvricn qui vinrent pour travailler, que c'en était fait de
la liberté; que le gouvernement avait décrété la tyrannie et
tooles ses conséquences. La rente baissa , des faillites devin-
rent imminentes; la fermentation s*accrut jusqu'au tumulte
(27 juillet 1830).
La cour, étrangement abusée, s'était retirée à Salnt-Cloud ,
saDsméme donner avis de rien au corps diplomatique. Outre
ks Suisses, il n'y avait, pour protéger Paris, que peu de troupes,
ajant à leur tête Marmont, sur qui pesaient les souvenirs de
1814. La garde nationale avait été dissoute; et ce peuple, à qui
Ton n'avait pas songé, se souleva terrible. Les mouvements
oairaeneèrent le soir du 37 juillet. Les élèves de l'École po-
irtechnique se jetèrent dans ce tumulte , et ces officiers impro-
visés dirigèrent Félan désordonné de gens qui n'avaient d'autres
araies que celles que le basard leur fournissait , principalement
les pavés des mes. Les barricades s'élevèrent de toutes parts ; le
drapcBU tricolore fut arboré, et l'action s'engagea aux cris de
ficeia Charte! Chaque détour devint une embuscade, chaque
fenêtre une meurtrière, d'où les tirailleurs abattirent les lanciers
et les gendarmes; des actes de oourage, de férocité, de dé-
I, de générosité, de sang«froid , se produisirent péle-méle,
il arrive au sein d'une foule passionnée qui n'a d'autre
guide que sa fiireur. Bien des victimes tombèrent de part et
d'autre. lLa colère du peuple se tourna sur la religion , qui
était représentée comme l'instrument du despotisme. Les croix
furent abattues, des églises dévastées ; l'archevêché fui saccagé.
Les troupes, trop peu nombreuses, n'opéraient qu'avec hésita-
tion: et la révolution en peu de temps fut maîtresse du terrain.
300 LES TROIS JOURNÉES DE JUILLBT.
Le peuple triomphait ; un parti voulait la république ; mais les
baoquiers, les gens de lettres , les propriétaires, effrayés, ga-
gnèrent du temps : beaucoup d'entre eux voulaient que Ton trai-
tât avec la cour, la charte , que Ton invoquait, déclarant le roi
inviolable ; mais il était trop tard. La Fayette, Thonnéte homme,
créé tout exprès pour venir après toutes les insurreetions et les
couvrir de son nom, retrouva sa popularité d'autrefois; il dé*
claraà Thôtel de ville que Charles X avait cessé de régner.
Le banquier Laffitte s'était fait un grand renom de probité :
gouverneur de la Banque dans les dernières années de Tempire,
il refusait un traitement de cent mille francs; Napoléon, en par-
tant pour Texil , avait remis ses capitaux entre ses mains; les
Bourbons dans les Cent-Jours en avaient fait autant: Louis X Vlll
lui avait àù des adoucissements pendant son exil ; Paris lui
avait été redevable de pareils services pendant l'occupation. Il
avait résisté aux oppressions , contribué à restaurer les finances
publiques; il voulait rendre le pays plus éclairé et plus libre.
Défenseur de la charte contre l'arbitraire, il avait fait de sou
hôtel le quartier-général de l'opposition; les exilés, les perse*
cutés trouvaient près de lui des secours. Louis-Philippe d'Or-
léans, à qui il avait fait passer des fonds en 1815, lors de $a
fuite, étiit devenu son ami. Ce fut donc dans son liAtel quelles
champions du libéralisme se réunirent pour décider du sort de
la France, qu'ils avaient soulevée; et, devenus des héros quand
le courage avait cessé d'être un danger, ils songeaient à s'ap-
proprier la victoire du peuple ; et, se plaçant entre lui et Tordre
de choses qu'ils avaient renversé, ils firent passer, selon leur
habitude, un parti moyen. Louis-Philippe d'Orléans avait noble-
ment soutenu l'adversité ; il était éclairé, libéral. Depuis sa ren-
trée en France, il était le but des espérances et des intrigues
du parti qui, triomphant enfin, le pressa de prendre la ooo-
ronne. Le peuple et la jeunesse, qui par instinct vont droit,
au fond des choses, et mettent de côté les transactions pour
arriver à la réalité des situations politiques, ne voulaient pas
seulement quelque chose de mieux que ce qui venait de périr,
mais bien quelque chose de nouveau; non pas de simple
changements de personnes , n^-'^is la consécration du gouverDe«
LE» TROIS JOUEIfÉBS DB JUILLET. S61
représentatif. Us se serraient à Tbôtel de ville autour de
b FflfeCle , pour avoir la république.
Les libéraux, déjà effrayés de leur hardiesse, n'avaient pas
soo§é, en renversant le gouvernement de Charles X, aux
noveos d*en constituer un nouveau ; ils flnirent par triompher
des hésitations de Louis-Philippe, qui se décida à monter à che-
val, et, s'avançant à travers les rues dépavées, se rendit à Thôtel
de nlle. La Fayette l'embrassa ; et cet embrassement rétablit
le trône des Bourbons au lieu même où l'on venait de com-
battre pour le renverser. La France, accepta cette royauté
noavelle comme symbole d'un principe. La Fayette avait rédigé
on programme tout aussi vague que la déclaration des droits,
de 89; diargé de le présenter à Louis*Philippe> il lui dit :
• Tous savez que je suis républicain, et que je regarde la cons-
• titDtion des États-Unis comme ce qui existe de plus parCût.
• Elle ne convient pas, quant à présent, à la France; ce qu'il
« toi 6ut , c'est un trône populaire , entouré d'institutions ré-
• poblicaines. » La phrase eut du succès. Huit jours après la
rérolntion , Louis-Philippe d'Orléans était déclaré roi par une
chambre des députés qui n'avait pas reçu ce mandat; et il
promit que « la Charte serait désormais une vérité. »
Charles X et son fils envoyèrent leur abdication, et l'ancienne
dynastie s*achemina vers Cherbourg pour quitter la France; le
peuple la regarda passer d'un air indifférent et digne, montrant
par li combien sa condition morale s*était améliorée depuis la
fuite de Varennes. Paris se mit à repaver ses rues , et se trouva
de nouveau monarchique; la France, habituée à ne vivra et à
ne penser que d'après Paris, applaudit à la royauté nouvelle,
comme elle avait détesté l'autre, toujours à Finstar de Paris.
Ceux qui expliquent dynastiquement l'histoire de France
comme une lutte continue entre les deux branches de Bour-
bon, crurent que le triomphe de la dernière supprimait la
cause des agitations. Les libéraux s'applaudissaient de leur
sucfès : ils avaient obtenu la garde nationale, le jury pour 1m
déKude presse, la responsabilité des ministres, l'intervention
des citoyens dans la formation des administrations départe-
mentales et municipales, la réélection des députés promus à
362 AEVOLUTION BB 1830.
desfonetions publiques. Ce trône, érigé au Palais-Royal, au mi-
lieu des boutiques qui garnissent ses galeries, était salué comme
le triomphe de la bourgeoisie et de la classe moyenne sur Taris-
tocratie. Mais on tremblait de reconnaître la souToraineté po-
pulaire en donnant à la nourelle monarchie la légitimation du
suffrage national, et Ton s'en tint à une quasi4égUimité de fait
accompli. Le peuple, qui avait été le hâros de la bataille dont
la bourgeoisie recueillait les fruits, le peuple resta encore sans
consistance et sans représentation.
REVOLUTION DE 1850.
Le ministère qui fut constitué après les trois jours fut une
confusion de volontés disparates : entre les républicains, les
impérialistes, les monarchistes de juillet, les légitimistes, il
était difficile de marcher, comme il arrive toutes les fois que
l'autorité est renversée, que le pouvoir est sur la place publique,
et qu'un parti est triomphant, mais sans bien savoir encore où il
veut se diriger, et sans pouvoir juger des obstacles. Le parti mo-
déré , ne pouvant suffire à la tâche, se retira. Alors se forma le
ministère Lafiitte ( 3 novembre ) , « qui voulait à l'intérieur un
a trône entouré d'institutions républicaines; au dehois, sou-
« tenir en tous lieux la liberté , et venger la France des bon-
« teux traités de 1815. » Mais, en voulant contenter tout le
monde , il ne satisfit personne; et le banquier sortit ruiné d'un
ministère où d'autres savent s'enrichir. Alors on se tourna vers
ces hommes qui tiennent compte des faits et non des idées ; et
Talleyrand , l'un de ces politiques qui trouvent que la première
nécessité est de gouverner, entreprit de maintenir la paix et de
rétablir l'ordre.
Restait à effacer Taffront des traités de 1815. Les rois,
fidèles au dogme de la Sainte- Alliance , s'armèrent de toutes
parts} et déjà les Cosaques montaient à cheval pour inonder de
nouveau les rives du Khin et de la Seine. La France , presque
BÉTOLDTION DB 1830. 98)
, ^tée de plus par les secousses récentes d*une révo-
lotMO, D*avail que deux partis à prendre pour conjurer le péril :
M s'allier sioeèrement aux peuples décidés à Fimiter, en ex«
ptsaot rSurope entière à un bouleversement radical ; ou se
Inraer à ûivoriser les soulèrements partout où ils éclateraient ,
autant qu*il le faudrait pour occuper ses ennemis, et se garantir
elle-roéôie en sacrifiant les autres. Cest à ce dernier parti qu*elle
La Russie s'étendait alors vers TAsie , et convoitait avide-
oKBtle Bosphore. Le mécontentement de Tltalie et Tambition
de la Prusse tenaient TAutriche en éveil. L'Angleterre décli-
nait en Orient par les agrandissements de la Russie, et à Tinté-
mor avait peine à contenir une population affamée. En Es-
pagne, Ferdinand VU avait mécontenté le parti absolutiste,
qm jusqu'alors avait fait sa force, en épousant Marie-Cbristine
ée Btmrboa , et plus encore en abolissant la loi saiique, ce qui
écartait du trône don Carlos, espoir de cette faction. En Por*
tDgal, la couronne était aussi disputée entre dona Maria, fille
iledon Pedro, et son frère don Miguel. La Belgique était irritée
contre le roi Guillaume pour motifs religieux, et à raison de
ses préférences pour les Hollandais. En Pologne, la noblesse
anit tenté plusieurs soulèvements. La Prusse luttait avec les
(itmaces rhénanes; partout, en un mot, les peuples deman-
daient une réforme.
Us tournaient avec angoisse leurs regards vers la France ,
^ admiration devant ce qu'elle s'était donné : la liberté de cens»
eienee, et la délégation conditionnelle du pouvoir, faite par les
^vemés aux gouvernants; on supposait qu'elle porterait au
(leboisrardeurdont elle était enflammée, qu'elle proclamerait la
ttiote-alliance des peuples, comme Alexandre avait proclamé la
saiste-alliance des rois, et qu'à la garantie mutuelle des usur-
pations elle substituerait la garantie mutuelle des droits.
Mais le libéralisme propriétaire et savant était intéressé à la
paix ; et là encore, cherchant sa voie dans un juste milieu et n'o-
sant proclamer la solidarité des peuples, il inventa, comme sym-
liole de sa nouvelle politique, la non-intervention, La Sainte-
AUiaiice avait proclamé que les rois pourraient se mêler du
264 BÉVOLUTION DE 1830.
gouveniement intérieur de chaque État, poar y barrer le passage
aux institatioDS libérales : une révolution faite au nom de la
liberté pouvait-elle faire moins que de proclamer un principe op-
posé à celui qui Tavait comprimée jusque-là? Mais la France, en
mettant en avant ce principe, répudiait le noble rôle de protec-
trice des peuples. En reconnaissant néanmoins à chacun le droit
de régler ses aiïiaires intérieures comme il Tentendait, c*était
prendre un engagement contre quiconque voudrait y porter
obstacle.
Les libéraux du dehors suivaient avec une attention inquiète
les débats de la tribune française , pour connaître comment
serait expliquée la non-intervention; puis, Tentendant procla-
mer telle qu'ils la désiraient , ils se mirent à déchirer avec le
glaive cette carte deTEurope que le glaive avait tracée en 1814.
Aussi la révolution de Paris s'étendit-elle bien plus rapidement
que celle de 1789, attendu qu'elle était politique , tandis que la
première était sociale.
Au temps où Napoléon distribuait aux siens peuples et cou*
ronnes, la Hollande avait été donnée comme fief à Louis
Bonaparte, puis réunie à Tempire comme complément de terri-
toire. Mais, à la chute de Napoléon, à peine Molitor sortait-il
d'Amsterdam, que les autorités françaises prirent la fuite; on
abattit les signes de la domination étrangère et du blocus, et
Guillaume d'Orange-Nassau se proclama prince souverain par
la grilcede Dieu. Il paria en monarque, et au nom de ses hauts
alliés ; en un mot, il transforma Tantique république en monar-
chie, promettant toutefois une constitution , comme tous le
faisaient alors.
Et en effet on en proclama une , par laquelle le roi s*attri-
buait le pouvoir constituant et une grande partie delà puissance
législative. Les communes et les provinces se virent réduites à
l'administration de leurs intérêts particuliers ; les états provin-
ciaux furent chargés de les réprimer au besoin. Ceux-ci devaient
élire les membres des états généraux, mais sans pouvoir ni dicter
leurs votes, ni leur donner des instructions. Point de jury, du
reste, point de responsabilité ministérielle, point de liberté de
la presse ; Tinstruction publique était dans la main du gouver-
BBTOLUTION DB 1830. * 265
Goîllanme, pendant les Cent-Jours, prit le titre de roi
dciftjs-Bas, donna à son héritier celui de prince d*Orange,
etnaïaiiia la constitation : il établit deux chambres, se réser*
nnt la nomination à la chambre haute ; il laissa aux états
provinciaux le droit d*élire h la chambre basse; tous les cultes
forent déclarés égaux, et les emplois accessibles à tous, sans
distinction de religion.
Les Belges, que Napoléon avait réunis à la France, s*en
étaient détachés en 1814, et ne s*en rapprochèrent pas dans
lesCent Jours. Ainsi la France, comme jadis rAutriche,les avait
eus avec la victoire, et elle les avait perdus avec elle. Us n'a-
nient point de dynastie dont on put invoquer la légUimité; ils
o'araieot point songé à se constituer en république. S'il survi-
vaitqnelques regrets de Tancienne administration autrichienne,
on se rappelait les bouleversements apportés dans le pays par
^phll. En conséquence, la Belgique fut donnée à la maison
d'Orange à titre d augmentation de territoire y avec le grand-
docbé de Luxembourg, qui fait partie de la confédération ger-
utoiqoe.
U constitution hollandaise dut s'appliquer aussi aux Belges ;
oiais les Wallons et les Flamands ne s'étaient jamais fondus
sTee aucun des peuples qui les avaient subjugués; ils n'étaient
devenus ni Espagnols, ni Autrichiens, ni Français. La prépondé-
rance donnée si imprudemment à deux millions de Hollandais sur
quatre millions de Belges n'en fut que plus lourde à ceux-ci ,
^la difiBérenœde religion; un roi protestant ayant à gouver-
Ber un pays où l'idée politique était depuis longtemps identifiée
avec ridée religieuse. Ils jurèrent donc fidélité à Guillaume I^'',
• taof les articles qui pouvaient être contraires à la religion
ealboUque. » Puis les évéques de Gand , de Namur et de Tour-
Bay firent paraître un Jugement doctrinal contre l'esprit de la
constitution , touchant laquelle Rome fit aussi des réclamations.
Le roi , irrité , persécuta les réclamants , et remit en vigueur
^ articles organiques promulgués par Napoléon à la suite du
concordat : ilexigeaque la nomination des curés fût approuvée par
le gouvernement; que des prières publiques fussent faites pour
le roi ; que tes juges prétassent un serment absolu à la consti-
23
366 BéVOLUTION DB 1830.
tution. Ceux qui s*y refusèrent ou qui y apportèrent des res-
trictions furent destitués sans forme de procès. L*abbé Foere,
rédacteur du Spectateur befge, journal ecclésiastique, fut tra-
duit devant une cour spéciale. La création de nouvelles univer-
sités supprimait aussi le droit des évéques sur renseignement
théologique, ce dont ils se plaignirent. L'évéque de Gand notam-
ment fut poursuivi « pour avoir entretenu une correspondance
sur des matières religieuses avec une cour étrangère, • c*est-à-
dire avec le pape. Il fut condamné à la déportation et au carcan.
Il prit la fuite , et son nom fut placardé au pilori, entre ceux de
deux malfaiteurs. Le roi exigea que ses vicaires généraux con-
tinuassent à administrer le diocèse; sur leur refus, ils furent
suspendus. Les prêtres qui censuraient les actes du gouvernement
furent sévèrement atteints; des curés et des chanoines virent
leurs traitements confisqués , et les voeux irrévocables lurent dé-
fendus.
Depuis la réforme , les catholiques hollandais étaient en re-
lation avec le nonce apostolique résidant à Bruxelles, qui en-
voyait les dispenses et conférait leurs pouvoirs aux archiprétres.
Guillaume voulut intenter un procès à celui d'Amsterdam,
parce qu'il avait correspondu avec le représentant pontifical; et
ce fut à peine si l'émotion qui se répandit parmi les catholiques
put le décider à y renoncer. Il favorisait au contraire Tancienne
Église janséniste hollandaise , et les élections schismatiques des
évéques d'Utrecht, de Deventer et de Harlem. La publication
du jubilé fut interdite ; le clergé eut défense de s'assembler pour
des exercices dans des lieux de retraite, et de partir pour les
missions; les sièges furent laissés vacants ; une partialité si mani*
feste exaspéra toutle clergé catliolique. Guillaume alla, en 1825*
jusqu'à prétendre que toutes les écoles et tous les professeurs
fussent autorisés parle gouvernement; que ceux qui faisaient j
leurs études au dehors ne seraient point admissibles aux em-
plois; puis 11 abolit les petits séminaires, cherchant à foire passer
dans les mains des protestants la direction des collèges nouveaux
et de l'enseignement philosophique , attendu que les clercs ne
pouvaient entrer au séminaire qu'après avoir passé par le col-
lège philosophique.
BBVOLCTIOn J>B 1830. 167
GaUaome <f Orange fiiîsait donc revivre en grande partie les
jiRiatioDs de Joseph II, sans en redouter les suites; et ceux
9» avent que toutes les libertés se tiennent par la main , s'ef-
hmaa de le voir s*attaquer aux plus sacrées , celles qui tou*
dient à la conscience et au droit domestique. Qu*en résulta-
t-il?e'est que les libéraux s'allièrent aux catholiques, qui, sans
s'inqniéler de l'épithète de jésuites, reconnurent ce qu'il y avait
de noble et dlmportant pour tous dans cette résistance à l'aiiii-^
tnire. On voyait en outre de très-mauvais œil la dette publique
s'Mcrottre, en même temps que les richesses du roi de Hollande
ngmeotaient Puis , un pays que sa nature , sa langue , ses in-
loto rattachent étroitement à la Fran<se, prenait naturellement
oemple sur elle; tranquille quand la France était en repos, il
>'4gitait aussitôt qu'elle. Ainsi la Belgique portait ce joug en
inoiissaat. Dans les dernières années elle était irritée, de plus,
delà disproportion qui existait entre la représentation nationale
^ ics contributions, et de ce que le roi, qui se défiait d'elle, la
saoiiait à la prospérité des Hollandais, qu'elle détestait autant
qD'eDe en était méprisée.
Ia Journaux , surtout le Courrier des Pays-Bas, servaient
d^orgnes à ces mécontentements; mais le gouvernement y ap-'
P^aa une v^ression rigoureuse , car le jugement par jury n*é-
t>it pas accordé aux délits de presse.
DuM la seconde chambre des états généraux il s'était formé
■M majorité onx>sée au gouvernement; de toutes parts pleu-
rent des pétitions pour obtenir le jugement parjurés , l'indé-
P^oduee des magistrats, la responsabilité des ministres, la li-
^de la presse et de renseignement, la pleine et entière
cxéoition du concordat en faveur de l'Église catholique.
Il avait été établi, en 1819, que les chambres voteraient l'im-
Pôt pour dix ans, après quoi un nouveau budget serait réglé pour
^ niéaie laps de temps par les états généraux. Mais les catho-
%Ks, alliés aux libéraux dans la seconde chambre , refusèrent
^ 1628 d'accorder les impôts, s'il n'était fait droit aux récla-
"^^lioBs générales. Le peuple battit des mains , et le gouveme-
nentfoteoBtraiat de céder, mais il destitua touslesmagistrataqui
avaient |rô part au vote. DePotier, mOmxvà'iamHiitoirêpkèio'
268 BÉVOLUTION DE 1830.
sophique des conciles, avait fini par reconnaître dequel cAté était
la liberté, et par rire de ta peur quMnspiraient les jésuites lors-
que la servitude était imminente : il se mit à la tête des catholi-
ques libéraux, et proposa une souscription nationale pour indem-
niser ceux qui souffraient pour la liberté du pays. Il en résulta
une confédération qui bientôt fut assez forte pour repousser les
ordonnances au nom de la loi, et qui publia une espèce de ma-
nifeste (22 février 1880). Le procès intenté contre Potter, Tiel*
mans et Barthels, ouvrit Tarène à des débats très-fâeheox
pour le gouvernement, et Texil infligé aux prévenus ( 30 avril )
fut regardé comme un affront national.
La matière ainsi préparée, il ne manquait que Tétincelle pour
Tembraser, et la révolution de Paris la communiqua. Le 26 août,
après une représentation de la Muette de Fortici, les Bruxellois
se soulevèrent, demandant leur séparation de la Hollande, et
un prince de la maison d'Orange pour roi. Un mois se passa en
pourparlers avec la cour de la Haye ; puis le prince Frédéric, se-
cond fils de Guillaume, crut trancher la question en marchant
sur Bruxelles. Là une bataille s^engagea dans les rues ( 27 sep-
tembre) ; Tennemi succomba, et la place des Martyrs rappelle
encore le sang qui fut versé dans ces journées.
L'insurrection s'étendit dans tout le pays; partout les troupes
hollandaises furent battues, et Timplacable maison de Nassau
fut renversée.
Un parti poussait la Belgique à se déclarer en république, et
à donner ainsi l'exemple à l'Europe ; mais les modérés pensèrent
que le premier besoin du pays était l'indépendance ; qu'il ne fal*
lait pas se mettre en hostilité avec l'Europe, mais profiter au con-
traire du moment favorable pour obtenir une monarchie natio-
nale. Gerlach, Nothomb, Yan-de- Veyer, Lebeau et Rogier, dont la
révolution vint mettre en scène le caractère et les talents, soutin-
rent ce qui convenait au pays, surent résister à des exagérations
généreuses , et firent adopter la monarchie constitutionnelle,
l'exclusion de la maison d'Orange, l'indépendance de l'autorité
ecclésiastique vis-à-vis le pouvoir civil , en abolissant le ptacet,
les investitures royales, les concordats, et en proclamant la li-
berté de l'enseignement, delà prédication, de la oousdence.!^
BBVOLOTlOIf DB 1880. 969
t, qm avaient pris une si grande part à la régéné-
mioD de leur patrie, furent admis à siéger dans les chambres.
Cependant la Hollande redemandait ses provinees révoltées;
h Fnnee leur ouvrait ses bras pour les absorber, eomme sous
l*En^. La confédération germanique et la Prusse se croyaient
neoaeées, à cause du Luxembourg et du Limbourg ; et ce petit
pays 6it au moment d'embraser TEurope. Les puissances qui
miat consommé la réunion de la Belgique et de la Hollande
sint«poaèrent.en proposant un armistice, et la médiation se
eoafcrtiten un arbitrage qui, traînant en langueur, n'amena
pas moins de quatre-vingts protocoles.
La révolution polonaise coûta plus de sang, parce qu'eHe
naît pour cause des maux plus profonds. C'était avec raison
qi'cB 1816 les vieux Russes, voulant avant tout la grandeur
et lenr empire, murmuraient de voir donner à la Pologne une
eoartitntion particulière. Mais, d'un côté, les puissances au-
ràtnt vu de mauvais oeil sa réunion à la Russie, et demandaient
poordledes formes légales ; de l'autre, Alexandre, qui était
alon dans la ferveur des idées libérales, voulut constituer ce pays
ca Eut particulier ( 27 septembre 1815). Le nouveau royaume
fut proclamé à Varsovie dans oneassemblée solennelle, par un hé-
nataux aimes de Pologne, ainsi que lestatutde 1791 . Le serment
ée fidélité fut prêté au nouveau roi avec l'enthousiasme de l'es-
pérance ; partout flottèrent et l'aigle et les étendardsde Sobieski ;
chaque palatin parut au couronnement avec sa bannière et ses
eouleurs. « Je sais, leur dit Alexandre, combien le royaume a
souffert; mais des institutions libres pourront le relever. • Il
chai|cea des patriotes illustres du soin de préparer sa constitn-
tioo , qui fut rédigée en cent soizante-dnq articles , et qui oon-
aéra rindépendance du royaume. L'impôt et les lois durent
être volés par la représentation nationale, les lois et les actes
<s en langue polonaise, la religion catholique maintenue avec
Ks propriétés , les juifs tolérés , le clergé luthérien salarié par le
trésor public, les paysans affranchis graduellement, les juges
inamoribles ; l'armée polonaise conservée comme corps distinct,
sans pouvoir être employée hors de l'Europe. Une commission
de rinstruction publique fut chargée de protéger la liberté de la
w.
270 RÉVOLUTION DB 1830.
(«esse, et d'en empêcher les abus. Une diète de fioixante-qoatn
sénateuffs à vie fut nommée par le roi ; de plus, une chambre de
soixante-dii-sept nonces fut élue parles assemblées des nobles,
avec cinquante et un députés des assemblées communales, for*
mées de propriétaires non nobles, de chefs de fobriques, de gros
marchands, d'instituteurs et d'artistes. Tous les emplois de-
valent appartenir aux seuls Polonais. Mais bientôt des pétitions
réclamèrent le jnry, la liberté de la presse; on demanda qae les
décrets fussent contre-signes par un ministre responsable.
Alexandre, prenant pour des actes de désobéissance la reven-
dication de droits légitimes) flt clore la session ; il répondit (1823)
aa conseil de Varsovie, qui avait laissé percer des inqulétiides
quant au maintien de la constitution : « Faites compreiidre aux
habitants que la patience et la tranquillité sont les seols moyens
deconduire la nation à la félicité ; » et, « pour arrêter les abstrae^
tiens insensées de la .philosophie moderne, » qui troublèreot
tant d'États , il prohiba les sociétés secrètes et les loges maçon-
niques.
Alexandre , qui venait de renier la révolution grecque, uni-
quement parce que c'était une révolution contre ses intéréu,
était tout à fait conséquent eu cherchant à étouffer chez loi
tout foyer de libéralisme. Quatre ans se passèrent sans qu'il
assemblât la diète*, et, lorsqu'il vmt à la rouvrir, il supprima
la publicité des discussions, « pour faire jouir ses sqjets de tons
les bienfaits que \eut assurait la charte. »
Toute la noblesse polonaise est sur le pied de l'égalité ; si qœi-
qves nobles possèdent des titres , Us les tiennent de l'étranger,
ou les possédaient avant de devenir Polonais. Cette égalité était
un moyen d'union et de force; la Russie songea à la détruire
en rendant réels les titres honoriflques, et l'on enregistra douze
familles de princes, soixante>quinze de comtes, vingt de Larons;
ce qui fit naître des jalousies , des ambitions , et procura à la
Russie le moyen de récompenser la servilité et de surexciter
toutes les vanités.
La constitution polonaiso portait que « la religion catholique
professée par le plus grand nombre sera l'objet de la sollicitude
particulière du gouvernement , sans préjudicier à lu liberté des
BÉVOLUTION DB 1880. S7t
eoltes, dom la différenoe ne noira pas àla jouiaianoedef
Mis chrils et polhiqaes. Les propriétés du clergé romain ou
gRO-vii sont inaliénables. U siégera dans le sénat autant d'é? é-
qÊa c8dM>lk|Bes romains qu'il y a de palatinats , et un évéque
éo coite gree-nni. Le roi nomme les évéques et les arcbevéqôes
écsdifférenta cultes, les prélats et les dianoines. »
Le ezar en usa pour s'arroger sur le clergé catholique une
ioqnetioa qu^il fit exercer par une commission des cultes et de
rnstmctioa publique ; il détermina une nouvelle cireoascrîptioB
écsdiocèacs, entrara les rapports avec Rome, et bientdt ne
iiiiiinin phm son rœa de rteiir tous ses sujets en une seule
Cependant la Pologne reeueillait, elle aussi, les bienfaiis de
la paii : les soutes, les édifices, les canaut, s'étaient multipliés ;
le commerce et i*agriculture avaient prospéré ; la dette publique
cuit éteinte; psrtooton travalUait la laine , le colon , le Un; on
exploitait les mines de fer, les salines, les carrières de marbre;
les filles s'embellissaient, et Tm^ersité de Varsofie était fio*
rinDle. Mais la pensée de la nationalité perdue ne meurt pas,
et les sociétés secrètes travaillaient à détruire Tœuvre de Catbe-
riae ; toes se r^pelaient les promesses d'Alexandre , alors que
ce prince croyait qu'il était de son droit de les reprendre
comme il les avait données, en vertu de la même autorité. Il
en résulta d'un cdté des complots , et de l'autre des châtiments»
Défense lut Hûte aux jeunes gens de se rendre aux universités
d'Allemagne ; la presse fut enchaînée; on accueillit les delà*
lloos , on persécuta les écrivains *. Le prince Constantin, qui
eonaumdait Tamiée, pouvait ce qu'il voulait, et ses volontés
étaient absohies. A la mort d'Alexandre, envers qui les Pok>*
sais conservaient de la reconnaissance pour la constitution qu'il
' Le célèbre poêle Mlbhtewits fat transporté en Rassie; mais là aussi
il ndta des sympathies dangereuses. L^exil loi donna de nouvelles
faites ; et, ayant vu de loin soceomber sa patrie, il chanta les Pèlerins
polMols CB style biUiqoe, et coaserva une ici imperturbshie dsm le
trioaylie de la liberté. Il a cra deraièremcat Tapercefoir dam une ré-
vâÉliea et oae reUgioa nouvelle.
373 BKVOLUTION DB 18S0.
leur avait donnée, Nieoias se fit couronner rot de Pologne; et,
en recevant le sceau, la bannière, Tépée, le manteau, le sceptre
et la couronne , Il jura « de régner pour le bien de la natioo
polonaise, conformément à la charte donnée par son prédéeesr
seur. «
La nouvelle de la révolution de Paris produisit aussi une
vive impression dans ce pays, et les préparatife de Tempereur
contre la France accélérèrent Texplosion. La frano-maçoo-
nerie, introduite en Pologne par Dombrowski, s^était pro-
pagée dans Tarmée, dans les universités et parmi les ci-
toyens V et faisait voir de très-mauvais œil une guerre contre la
France. Les généraux eux-mêmes y répugnaient, persuadés
qu'ils n'avaient qu*à y perdre. On avait de Targent , des armes,
riiabileté nécessaire pour s*en servir ; et Tavant^i^rde de la
Russie Gt voile-face contre elle , comme on Ta dit avec raison.
La police, qui avait connaissance de trames secrètes, fit de
nombreuses arrestations ; mais Constantin ne se montrait pis ef-
frayé. La révolte éclata le 39 novembre 1830, et il y eut de noffl-
breuses victimes; Constantin vit cette belle armée, dans la-
quelle il sejcomplaisait, se tourner contre lui. L'aigle blanche
fut arborée partout , au chant national : a Non, Pologne, ta
ne manques pas de défenseurs ! » et après une bataille sang^te
Varsovie fut délivrée. Les Polonais ûrent un dictateur deChlo-
picki , ancien soldat de Napoléon , «lors en disgrâce , qui n'avait
pas pris part à la lutte. Sans foi ardente, et croyant surtout aux
gros bataillons , il songea à négocier plutôt qu'à combattre.
Alais tout accord était impossible, et bientôt ce fut à qui offriraii
son or et son sang. Les femmes firent appel à la valeur de leun
parents ; des jeunes gens riches renoncèrent à leur patrimoiae,
lesofllciers à leur solde; des propriétaires partagerait leais
terres avec leurs métayers , pour leur faire prendre les armes ;
les clochers fournirent du bronze pour les arsenaux , et les sa-
cristies de l'argent pour battre monnaie. Les propriétaires de mai-
sons.situées dans les faubourgs de Varsovie y mirent eux-mêmes
le feu, pour qu'elles ne pussent pas gêner la défense. Biais
tandis que le peuple voulait rétablir la Pologne et marcher sur
la Lilbuanie , Chlopicki , ( ui avait accepté la dictature sans
BiVOLUTIOir DB 1630. 278
croife à la rév<rfution , la renfeniiait dans les huit palatinats.
Cat aiasi que les hommes da juste milieu entraraient la encore
eetâan qui pouvait seul assurer la yictoire.
Lltalte, qui avait tenté en I82t de remuer sous les baïon-
nettes, était retomba sous le joug. L'Autriche poursuivait Pao
eomplissement de ses projets , sans gêner la prospérité maté-
rielle des fertiles pays qu'elle occupe. Le Piémont cicatrisait
les plaies ; et , à la mort de Charles-Félix, la branche de Savoie-
Cirignan * s*était vue appelée au trône , où monta un jeune roi
âeré an milieu des armes, des études et des espérances ( 27
ami 1891 ). A Naples, Ferdinand If, jeune aussi, commençait
soB règne sous les meilleurs auspices, donnait une amnistie, et
promettait de remédier aux maux du passé.
Mais les févolutiens laissent toujours après elles de longs res-
KBtimeats et des pensées de vengeance chez ceux qui ont souf-
f«ft, comme chez ceux qui ont triomphé, un désir de repré-
aiihsinntiles après les répressions nécessaires. Un grand nombre
de r£fegiés épiaient du dehors la moindre lueur d'innovations ,
pRMnpcs à aocDeillir tout ce qui flattait leurs espérances; ils
«MtaaieDt des intelligences dans le pays , soit avec les débris
des aneiras carbonari , soit avec les nouveaux mécontents. La
fo&ot partout était aux aguets; et en 1829 le pape , sur les
iostanees de rAutriche, après avoûr renouvelé l'exoommuni*
atàaa contre les sociétés secrètes, institua une commission
' Généalogie de Carignan :
Ctiarles-CinmaDoèl I.
Thomas- François, marié avec Marie de Boiirboo.
I
Emmanoel-Philiberi-Aniédée.
Vlctor-Ainédée. Eugène-Maurice,
ï marié a? ec Olynpe Mancinl.
Looia-yictor-Amédée. I
1 Le célèbre prince Eugène de Savoie.
GI«ilei.Albert , né en 1798 ,
ni le 17 avril 1S31 , mort en
1S49.
374 MnrOI.IITIOK PB 1810.
spéciale, qviit le proeès à vingt-û eaibniari. Dès qu'ils ap-
prireot les éfénemcBts de Pvis, les gouvcrnemeali se mlreot
en défense, sans bien prévoir enoore contre qui ils «unûent à
agir.
En effet, à cdté des Kbéraox, qui projetaient des înnoTa*
tions dont le peuple devait être Tinstniment, il y avait les San-
fédistes, qui voulaient auaa Tindépendance italienne, mais
aree Tappui des princes nationaux. Certain chef libéral traita ,
dilron , avec le due de Modène pour mettre la haute Italie sous
son sceptre; négociation sans bonne foi de part ni d'autre.
Rome rendue au pape en 1814, avec toutes ses posseasions,
tressaillit de revoir dans ses muis le Laocoon, TApoUon du
Belvédère, la cour pontificale, les solennités religieuses, et
cette pluie d'or qu'y lépandaient les touristes étrangers. Pie VII,
grâce aux conseils du ministre d'État Gonsaivi , promulgua un
motu proprio, où il était qnestbn de centralisation des pouvoirs,
d'unie de sjrstème , d*indépendance de l'autorité judiciaire , de
reqwnsabilité des fonctionnaires; mais les règlements Tinrent
démentir ces préambules, et les codes promis ne parurent ja-
mais. L'État resta divisé en dix -huit dâégatirais, comprenant
quarante-quatre districts et six cent vingt-six commîmes à la
française; de même pour l'administration des finances, pour
les hypothèques, pour le timbre et l'enregistrement. Hais les
emplois ne furent pas sécularisés; on ne fixa pas de terme aux
appels; il ne fut plus question de municipalités ni des autres
améliorations , d'autant plus désirées qne la domination précé-
dente en avait &it connaître ou du moins pressentir les avan*
tages.
Léon XII , après Pie VII , fit examiner par des jurisconsultes
ce même motu proprio, et se proposa d*all^er par l'économie
les charges qui pesaient sur le peuple : il nomma même une
congrégation d'État ; mais il s'en repentit ou on l'en fit repentir
aussitôt, et il en fit une assemblée consultative. Alors Farbitraire
que Gonsalvi avait corrigé reparut de toutes parts. L'organi-
sation des délégations et des tribunaux fut aussi changée.
Les droits des communautés furent étendus; b noblesse y resta
distincte : la juridiction épiscopale fut rétabtie, et iea
SBTOLUTION DB 1830. 37&
furent chargés d*instraire et déjuger les procès des laî-
;, ainsi que de diriger renseignement. Le saint office re-
ses attributions; les privilèges de mainmorte s*aecnirait;
la tnbanaux de district furent abolis. Le collège romain fut
doofflé am jésoites, et des commissions ecclésiastiques semèrent
rcffimi dana les lestions, sous l'administration de Rivaroia.
Les bandits qui infestaient Tanden pays des Volsques, «itve
les Apennins « les marais Pontins , les monts d*Albana et de
, étaient la ruine et la honte de l*État pontifical. Cette
avait appartenu jusqu^en 1816 à la ùmille Colonne, qui
ât appris aux habitants qu*à se servir des armes , à cause de
ses démêlés avec les Orsini et les papes. Les papes y étaient sans
poatair; tout au plus donnaient-ils aux honnêtes gens un
bievet de derc /pour les soustraire à la juridiction territoriale.
Les Français bouleversèrent cet état de choses; mais les excès
delaeooseription, en 1818, firent reprendre les armes à la pu-
polalioB ; et des bandes de polUiquet entreprirent des excursions
eoBbe Joaehim Murât. Ils s'enhardirent encore plus sous le
ftîMe guuf ernement qui lui succéda : n'obéissant qu'à un seul
dieC, chargés d'armes etde reliques, ils parcouraient, au nombre
pÊtêm de cent hommes, la campagne dépeuplée, et rendaient
cxtrâmement dangereuse la route de Rome à Naples. Personne
n'ooit refuser le gîte et des vivres à ces brigands redoutables,
ei la gouferaemcnt fut maintes fois forcé de s'abaisser jusqu'à
tiaiter arec eux : heureux lorsque quelqu'un d'entre eux, venant
à résipiscence, allait suspendre à la chapelle de la Madone son
poignard ensanglanté! Gonsalri travailla à les détruire; il s'en*
tendit avec le gouverneur napolitain pour que tout refuge leur
^ fermé sur ce territoire ; il fit mettre le feu aux maisons ,
aax villages où ils se retiraient; et l'on établit une fête en
BiéaMiie de leur extermination. Mais il resta encore beaucoup à
fûn an gouvernement de Léon XII.
On connaît l'aspect mélancolique de la campagne de Rome,
oe désert empesté de deux cent mille hectares, où, pour épargnei
Tiatervention des hommes et les frais de culture , les proprié-
taires se contentent de la production naturelle, c'es^à-dire du
pâturage, méthode qui réduit Thomme à rien. Les mesures par-
276 BBTOLUTION DE ISSO.
tielles, les décrets du gouvernement n'aboutirent à rien, faute de
plan. En 1839, une compagnie étrangère proposa d'afiermer toute
la campagne romaine, à la charge d*une annuité au gouverne-
ment, et à chaque propriétaire d*une somme égale à ce qu^il tirait
alors de son fonds ; au bout de cinquante ans chacun serait
rentré en possession de ses terres améliorées. Dans cet intervalle
la société aurait défriché la campagne , desséché les marais
Pontins , ceux de Macarele et d'Ostie ^ rendu le Tibre et le Te-
verone navigables dans tout leur cours, offirant ainsi un débou-
ché aux produits delà Sabine; elle aurait construit des villages
avec des églises, des écoles, des hospices, des routes ;utiiisé
les eaux minérales et sulfureuses; formé des fermes modâes
pour rintroduetion de produits nouveaux, tels que Findigo, la
canne à sucre. Tous ces travaux n*auraieat empl<Mré que des
gens du pays, logés dans des lieux salubres , et congédiés pen-
dant les mois les plus pestilentiels.
Pie VIII (Xavier Castiglioni), le successeur de Léon XU
(31 mai 1829), accueillit avec joie cette proposition; mais il
existait des gens qui avaient intérêt à y mettre obstacle, et on la
laissa tomber. Pie VIII mourut (30 novembre 1830 ), et la ra«
cance, quise prolongea, fut tumultueuse; les ambassadean
excluaient ou commandaient tels ou tels choix pendant les opé-
rations du conclave ; puis la ville, de plus, tenta de se soulever
pour changer le gouvernement. Grégoire XVI arriva au trôae
au nùHeu de ces agitations, « s'engageant librement, à la faee
de TEurope, à faire ce qui serait nécessaire pour associer les
intérêts du trône et ceux de la nation '. «
Pendant ce temps la France prodiguait les promesses et les
encouragements ; il lui importait que la puissance qui prédo-
minait en Italie s'y trouvât occupée, pour empêcher qu'elle ne
tournât ses forces contre elle. Le ministre Laffitte avait dit à
la tribune ( 1^' décembre ) : « La France ne permettra pas que le
principe de la non-intervention soit violé; » et Dupin ajoatait
(6 décembre) : « Si la France, se renfermant dans un froid
' Réponse de Tambassadeur Lutzow à lord Sojmour, 12 septembre
tS32.
CONFVBENCE DE LONDBSS. — RÉACTIONS. 277
é9Mflie,aTaitdit qu'elle n'interviendra pas, c'eût été de la
léehelé; mais dire qu'elle ne souffrira pas qu'on intervienne,
e'ot Ja plus noble attitude que puisse prendre un peuple fort
et géoéreux. » Les patriotes italiens crurent, en conséquence,
que 1 origine démocratique de la nouvelle monarchie la porte-
nità iouteoir une révolution démocratique qui ne pouvait s'ac-
eofflplir que par les armes, puisqu'ils n'avaient oi représentation,
oi droit de pétition, puisque les simples vœux étaient consi-
dérés oMome rébellion. Tout était prêt à Modène pour unsoulè-
îeioeDt; mais le duc le prévint : il attaqua les conjurés dans la
n»on de Ciro Menotti , et les fit prisonniers (3 février 1831 ).
Cependant, en apprenant le lendemain que Bologne s'était in*
srrgée, il s'enfuit dans le Mantouan, emmenant avec lui ce
chef, qu'il livra à l'Autriche ; et il laissa son pays en feu. Bologne
^^t accompli sa révolution, pure d'excès comme les autres ; et
clie se propagea dans toute la Romagne. Le cardinal légat Ben-
feooti tomba entre les mains des insurgés ; Ancâne se rendit
îttx colonels Sercognani et Armandi. Le drapeau italien flotta
à Otricoli, à quinze lieues de Rome ; Marie-Louise s'éloigna de
f^vme et de Plaisance , également soulevées. .
Aiasi une conflagration générale était imminente : la Grèce
fie tentait renaître ; l'Espagne et le Portugal relevaient leur ban-
Dîère abattue ; FAlleroagne voyait le moment venu d'obtenir ce
^i lui avait été promis ; la Suisse avait déjà commencé à réformer
K9 institutions dans un sens populaire. En Angleterre , se mé-
hJt la voix terrible de la multitude, qui demandait du pain au
^ da radicaux qui demandaient la liberté.
CONFERENCE DE LON DRES. — RÉACTIONS.
Tous ces peuples soulevés avaient leurs regards tournés sur
France, comme sur une libératrice. C'était de ce côté qu'un
detnisiècle avant, était venue cette grande secousse qui avait
<^u moins brisé les chaînes de ceux qui n'avaient pas su garder
24
379 CONFÉUBIfCB DB LOIIDRBS.
leur liberté. Tous se rappelaient les victoires de Napoléon : et
comment douter que le drapeau tricolore eût moins de succès,
porté, non plus par un conquérant, mais par la liberté elle-même ;
non plus pour menacer Tindépendance des peuples , mais pour
la leur rendre ?
Telles étaient les espérances dont les esprits se repaissaient;
mais la France n'était pas gouvernée par une convention : avec un
roi couronné de la veille, elle se trouvait isolée au milieu de ri-
vaux qui épiaient ses fautes, pour en tirer parti ; les arsenaux en-
nemis étaient mieux pourvus que les siens, af&iiblie qu'elle était
au dedans par la nécessité d'écarter des emplois les créatures
de la dynastie déchue , c*est-à-dire d'interrompre la marche
du gouvernement , alors qu'il avait le plus besoin de prompti-
tude et de force. Il était naturel, dans la première secousse , que
le parti du mouvement l'emportât. Tout ce qui souffrait trouvait
des sympathies assuréesdans ce pays : prisonniers du Spielberg,
exilÀ de la Sibérie, peuples privés de leur nationalité ou trompés
dans leurs espérances. On rêvait de porter la France aux Alpes
et au Rhin, ce qui aurait entraîné la guerre, et la nécessité de
s'appuyer sur l'affection des peuples. Les clubs, bruyants, ir-
rités, hardis comme qui n'a rien à compromettre , avides d*une
popularité qui ne pouvait s'obtenir que par l'exagération et le
bruit, voulaient effacer les affronts de 1815 et promettre as-
sistance aux peuples, en proclamant entre eux une sainte-al-
liance en opposition à celle des rois. Mais si les uns considé-
raient cette révolution comme un retour aux principes de 1789,
d'autres n'y voyaient qu'une modification de la restauration,
et croyaient qu'il allait conserver sinon les personnes, au moins
les choses.
Il importait à Louis-Philippe de se faire reconnaître par les
autres rois, et de consolider sa dynastie. Au lieu donc de réunir
dans un intérêt européen toutes ces résistances éparses, il prit
à tâche de les apaiser, au profit de la France et de sa maison;
et personne ne saurait nier qu'il n'y réussit parfaitement. Casi-
mir Périer, appelé au ministère, affronta les orages de la chambre,
annonça la volonté de dompter les factions et de ne pas tendre
la main aux insurgés. « Le sang français, dit-il, n'appartient
IBACTIONS. 279
qu*à la France. Le principe de la révolution, c'est la résistance
à oœ agression do pouvoir, et non Tinsurrection ; ce serait
fouler aux |Heds le respect à la foi jurée et au droit, que de £adre
appel ao dedans à la violence, et au dehors à Finsurrection. La
politique extérieure se lie à la politique intérieure : le mal, des
deux c6tés c'est la défiance , et il ne peut y avoir également
qu'oo remède. »
La Sainte-Alliance, en dépit de ses éléments , devait résister
œoce longtemps , parce que TEurope était lasse de la guerre.
Qoelqae jugement que Ton en porte, cette espèce de congrès
peraiaoent renfermait les germes hétérogènes d'un nouveau
dnii public. Occupée d*abord de la tâche facile de conserver des
troues entourés de baïonnettes, elle en trouva après 1830 une
autre pins épineuse : ce fiit de concilier des intérêts opposés, des
principes hostiles. Cest dans ce but que s'ouvrit à Londres une
csejerâoce d'hommes qui , représentant non les nations, mais
k% rois hostiles à la France et aux dogmes qu'elle répandait
sur le immde, s'apprêtèrent à remettre les choses sur l'ancien
pied. La diplomatie reprit donc le dessus , et le congrès de
Vienne se continua à Londres : la Prusse y était représentée par
lluk)w, FAngleterre par Aberdeen, la Russie par Matuszewich,
l'Aotriche par £sterhazy, la France par Talleyrand. Le choix
de ee dernier serviteur de toutes les fortunes nouvelles, apostat
de la liberté, îndlquaitrintention de perpétuer les traités de 1815.
Le sort des peuples était déjà décidé du moment où la France,
après avoir favorisé les révoltes tant qu'elles lui profitaient
comme diversion contre des ennemis menaçants, s'était mise à
«1 aider la répression. Des réfugiés espagnols, qui s'étaient
soustraits à la tyrannie de Ferdinand Vil , préparaient, sur les
eocooragements qu'on leur avait donnés, une invasion dans la
Péninsule , avec le général Mina à leur tête. Mais à ce moment:
ia Ferdinand ayant reconnu Louis-Philippe, cette expédition ne
fit que des martyrs, et ils furent fusillés au\ cris de f^ioe le roi
Q(w>iu! Des Italiens, qui avaient préparé avec le général Pepe
00 débarquement dans le royaume de Naples, furent arrêtés et
dispenés par ces mêmes autorités qui jusqu'alors avaient favo*
nié leurs projets.
280 CONFÉRENCE DE LONDBES.
L*Âutriche, inébranlable dans sa politique, avait toujours dé-
claré qu'elle regardait la cause de tous les gouvernements ita-
liens comme la sienne propre; et quand on voulut lui opposer
le principe de la non-intervention, elle n*en tint aucun compte,
et ne tarda pas un instant à diriger des troupes sur les pa}'s
révoltés, en même temps qu*elle serrait davantage le frein à ses
provinces. Comme elle se montrait décidée à envahir le Piémont
si les révolutionnaires venaient à y dominer, ce fut pour ce der-
nier une question d'existence que de maintenir Tltalie dans cet
état que Ton décore du nom de tranquillité.
Les légations et toute TOmbrie avaient suivi le mouvement in-
surrectionnel ; et les députés des villes s'étant réunis , déclarè-
rent le pape déchu de sa domination temporelle, et formèrent
un seul État avec un président, un conseil des ministres, et une
consulte législative. L'infortune a aussi ses flatteurs ; mais nous
ne saurions justifier tous les actes de ces nouveaux gouverne-
ments italiens. On ne fit pas assez comprendre au peuple le
but de la révolution : ses souffrances n'étaient pas de celles qui
poussent au désespoir; il ne se trouva pas de chefs capables d'en-
traîner par leur résolution ou par l'éclat de leur renommée les
indifférents , qui sont toujours en majorité. Sans expérience des
choses politiques , ils se perdirent dans des difficultés de détail ;
honnêtes, loyaux, pleins de cette modération qui honore mais
qui ne sauve pas, ils hésitèrent, par peur de compromettre une
patrie qu'ils aimaient, une paix dont ils sentaient la nécessité. Se
reposant sur la promesse de non-intervention des étrangers , ils
ne voulurent pas s'immiscer dans l'es affaires de leurs voisins, con-
sidérant aussi des frères comme des étrangers ; et, au lieu d*aller
en avant en secondant l'ardeur populaire, d'assaillir Rome,.d*en-
'flammer les Piémontais, les Lombards, les Toscans, ils recom-
mandaient la tranquillité comme garantie d'inviolabilité, sans
songer qu'on a pitié du faible , mais qu'on ne s'allie qu*avec le
fort. Nous ne dirons rien de ces jalousies réveillées de ville à
ville , ni des désordres inséparables de gouvernements qui , nés
d'une victoire populaire, restent , par nécessité , esclaves de la
multitude qui ne prend pour guides que ceux qui crient le plus,
exagèrent le plus , et promettent le plus. Les deux fils de la
KEACTIOffS. 2S1
reioeHorteiise, Louis et Napoléon Bonaparte , étaient accoun»
pour prendre part aux dangers de la révolution romagnole :
nooreau prétexte dont on se servit pour &ire croire' que Findé-
pendance italienne était menacée, comme sMl eût été question
d€ rriever le drapeau napoléonien.
Il ii*élait pas besoin de prétextes là où l'hostilité s'était fran*
rbement déclarée : TAutriche Gt marcher ses troupes sur Fer-
rare ; elle rétablit le duc de Modène <9 mars ) , ainsi que Marie-
Lmiise (13 mars); et le général modénois Zuccbi , passé du
serriee autrichien à la tête de la révolution de son pays, se re*
Un avec ses troupes sur le territoire de Bologne : mais ce gou«
reroement , respectant le principe de non-intervention, alors
qoH n'était plus qu'une dérision , ne consentit à recevoir des
frères que désarmés.
Cependant la cour de Rome avait été rassurée , non-seule-
ment par TAutriche , mais par la France aussi; et le ministre
Sébastiani arrêtait les hommes et les munitions destinés à l'Ita-
lie. H est vrai que la France avait fait entendre des protestations
sévères à Vienne : si des liens de famille autorisaient l'Au*
triche à intervenir à ^odène et à Parme, jamais la France ne
Moffriniit qu'elle entrât dans la Romagne; mais Mettemich
voyant là une question de vie ou de mort , la conservation des
provinces austro-lombardes, répondit qu'il ne reconnaissait point
a la France le droit d'empêcher l'Autriche desétablir l'autorité
do pape : « S'il faut mourir, dit-il , autant vaut une apoplexie
- qu'une mort à petit feu. £h bien! ce sera la guerre *. » Et
fAotriche entra sur le territoire pontifical. Les Français, In-
dignés , 8*écrièrent que c'était une honte pour la dignité natio*
aaie, une trahison envers les patriotes italiens, et demandèrmt
vengeance; le maréchal Maison, ambassadeur à Vienne, con-
seillait de tirer l'épée et de jeter une armée en Piémont ; mais
I^s»Pbilippe avait d'autres vues.
Bologne une fois prise ( 31 mars ) , les Romagnols , se voyant
aUndonnés, se retirèrent pas à pas devant Tarmée autrichienne.
Après lui avoir tenu tête à Rimini (25 mars) assez pour l'Iton-
' CAriTiccE, Us Diplomates modetnes.
1%.
3S2 CONFÉBENGE DE LONDRES.
neur d'un drapeau qui fut vaincu mais non souillé, ils compri-
rent la nécessité de renoncer à une résistance aussi désastreuse
qu'inutile. Le gouvernement romagnol se retira à Ancône , y
délivra le cardinal Benvenutr, naguère légat dans cette province,
et traita avec lui. Ce prélat promit Toubli du passé , et signa un
passe-port pour les chefs de Tinsurrection, qui s'embarquèrent
Ancône fut en conséquence rendue pacifiquement par le général
Armandi (27 mars). Mais la convention fut déclarée nulle à
Rome ; T Autriche arrêta le bâtiment qui portait les chefs, les jeta
dans les prisons de Venise. Quelque temps après , die remit en
liberté ceux qui appartenaient à d'autres États; Zucchî compa-
rut devant tune commission militaire , d'autres devant on tribu*
liai civil , où ils furent condamnés aux fers. Le jeune Napoléon
Bonaparte était mort des suites de ses fatigues ; Menotti avait été
conduit ausuppliceà Modène. Sercognani, qui s'était avancéjus-
q u'à Ri^i, informé de ces désastres, gagna la Toscane et se réfugia
en France , où arrivèrent en foule les Italiens fugitifs , pour y
recevoir une hospitalité bienveillante , de faibles subsides, et de
trompeuses promesses. Les Autrichiens occupèrent ainsi les
duchés de l'Italie centrale, ainsi que les l^ations; ils effrayèrent
la Lombardie par des procès rigoureux, mais sans effusion de
sang ; et de nouvelles décorations furent octroyées au prince de
Mettemich, « pour avoir si fort contribué à maintenir l'indé-
pendance des États italiens. »
En Piémont, quelques exécutions militaires prévinrent un
soulèvement qui aurait pu compromettre l'indépendance du pays,
en provoquant une nouvelle invasion autrichienne. Une irrup-
tion tentée plus tard en Savoie par les réfugiés coûta encore du
sang, et n'amena aussi que des déceptions >. En effet, tandis que
les révolutions de 1831 s'étaient faites à ciel ouvert, en se con-
fiant dans les déclarations du gouvernement français, les nova-
teurs furent réduits alors à comploter en secret en s'appuyant sur
les radicaux. Ciro Menotti s'était écrié, en mourant à Modène sur
réchafaud : u Ne vous fiez pas aux promesses des étrangers! >
' On y vil figurer le général Ramorino, qui devail servir (3liis tard <k
victime expiatoire k la défaite de Novare, en 1849.
BÉACTIONS. 388
Ce imvDeDt fat recueilU par use société qui se forma alon sous
le nom de Jeune Italie , sous la direction da Génois Blazzinî ;
fodélé que Ton peut à peine dire secrète, attendu qu'elle pu*
h&H par la presse ses déclamations et ses projets. Elle s'adres-
a à « tous ceux qui sentaient la puissance du nom italien, et
h honte de ne pouvoir le porter dignement. » Elle repoussa
de son sein tout bonune dHin âge mûr, mit tout espoir dana
rmsBnrcetioD année, parla d*nne n^g^n à substituer au ca-
tiioËcianie, qui awt fidt son temps; et, d'accord avec les car-
booari pour chasser l'étranger de l'Italie, die dififérait d'eux
CD ce qu'elle ne voulait plus une constitution mais une répu-
blique , renverser tout privilège et se confier dans le peuple , au-
quel les autres n'avaient pas fait appel . Cette sodété sembia faite
piat6l pour engendrer des martyrs que pour assurer la victoire.
Le résultat était donc diamétralement opposé à ce que les
libéraux avûent espéré , puisqu'il avait encore accru l'influence
de r Autriche sur la Péninsule. Ses troupes occupèrent Bologne
imqQ'au 17 juillet, époque où les ambassadeurs des diverses
paissanees à Rome s'engagèrent, au nom de leurs gouveme-
Dients, à maintenir la domination tempordie du saint-siége.
Les puissances toutefois, et surtout l'Angleterre, pensant qu'il
serait impossible d'assurer jamais la tranquillité dans la Ro-
avgne, a moins de concessions conformes à l'esprit du temps,
demandèrent an saint-siége que les assemblées communales
A provinciales eussent l'élection pour base; qu'une junte cen*
tiale contrôlât les actes de l'administration ; que les laïques fus-
fcnt admis aux emplois publics, et qu'on établtt- un conseil
d'État composé de notables citoyens ■. Ces promesses sourirent
ans Romagnols; mais l'édit du 5 juillet 1831 fut bien loin de
' Mémorandum du 21 mai l8.ll. — « L'empereur d'Autriche n*a
ftmé d'imister de la manière la plus presaanle, auprès du aouveraln
poaUfe , sur la néoenUé non-eeulement de donner une exéeatlon oom-
«tHeaox ditposilioiis législatives déjà publiées, maisenooie de leur
oa caractère de sUbllité qui les mtt à Tabri de tout rltqne de
nitors, sans empêcher des améliorations otitas. » yotê d»
Mtsce de Bleilernich à sir F. Lamb, 2S juillet 1832.
284 CONFÉ&ENCB DE LOND&ES.
les réaliser : Grégoire XVI y déclara que la dominatioii des
conseils apparteuait au chef de chaque province; que rien n'y
serait discuté sans avoir été d'abord soumis à Tautorité supé-
rieure; qu'il dépendrait du chef de la province d'approuver ou
non le procès-verbal des séances; que les séculiers n'auraieot
point de part au gouvernement des légations. Il refusa surtout
d'admettre l'élection populaire pour les conseils communauiet
provinciaux, et d'adjoindre au sacré collège un conseil d'État
laïque >. L'édit de justice du S octobre laissa au clergé sa part
dans les attributions judiciaires.
Cependant la garde urbaine restait sous les armes pour pro-
téger la tranquillité publique; et une députation de citoyens
honorables était envoyée vers le pontife , . pour réclamer les
améliorations pour lesquelles le pays paraissait mûr. Loin de
l'écouter, ia^^uvemement accrut les impôts, pour payer les
frais de la guerre et subvenir à la solde d'un corps de troupes
suisses; et, au moment où les plaintes s'augmentaient, où les
pétitions pleuvaient de tous côtés, Rome ût un emprunt, leva
des corps de volontaires recrutés comme elle put, et voulut
dissoudre les gardes urbaines.
Le peuple était en fermentation, et lea réactions commen-
çaient : le cardinal Albani, commissaire extraordinaire, informa
les représentants des puissances (10 janvier 1839) que les troupes
pontiGcales allaient procéder au désarmement des légations.
Toutes, à l'exception de l'Angleterre, accédèrent à cette mesure;
mais elle ne s'exécuta pas sans opposition ( 21 janvier ). Il y eut
des escarmouches sur différents points, et un véritable combat
s'engagea h Césène (18 janvier) ; l'Autriche en pnt occasion
d'envahir de nouveau le pays, où les réformes commencées
restèrent suspendues. Mais voilà que trois bâtiments français
' « Le cabinet autrichien a été obligé de céder sur ce point taati U
résistance légitime du pape qn^aux protestations unanimes des aatrei
goiivemements d'Italie, qui voyaient dans de semblables conoeMÎoBs oa
danger imminent pour la tranquillité de leurs États, aux institoUoiii
desquels le principe de 1 élection populaire est tout h fait étranger. •
Âiéme note.
BEACTIONS. 385
qui aTsient franchi le détroit de Messine avec une rapidité ioac-
coflOiiiMe , s'emparèrent d'Ancône ( 25 février ) , pour contre-
bahneer raetion envahissante de TAutriche. Le pape, surpris
d'aiwrd, consentit, après une longue hésitation , à cette occu-
[latioo, tant que les Autrichiens occuperaient la Romagne.
Cet acte de vigueur était une concession que le ministère fran-
çais avait faite au parti du mouvement, qui frémissait de voir
ritalieà la merci des Autrichiens. Et, bien que les Français eus-
sent moins l'air de libérateurs ou de protecteurs que de sbires
assistant au châtiment des patriotes, néanmoins ce drapeau tri-
colore, flottant en Italie, restait comme un symbole d*espérance
poar beaucoup de patriotes qui n'étaient pas encore désabusés
des étrangers.
Les incendies de la Belgique et de la Pologne ne devaient
pas s'éteindre aussi aisément. La dernière avait une résolution
héroïque, la vertu du sacriflce, l'habitude des armes, et un renom
de courage qui manquait aux Italiens : et cependant elle ne
prodimit pas non plus de ces chefs résolus , et convaincus que
dans les insurrections il ne faut pas commencer par des demi-
mesures. Tandis que tons s'écriaient avec un ardent enthou-
siasme : En IMhuanie! appelant de leurs vœux cette fraternité
de la révolte, qui la rend invmcible, le dictateur Chlopicki ne
s'occupait qu'à modérer l'élan ; il fortifiait Varsovie, y attendant
drja un ennemi qu*il ûillait plutôt aller chercher hors des fron-
tières; il ferma les conventicules , fit arrêter le républicain Le»
level,érudit célèbre, chéri de la jeunesse, et empêcha de pu-
blier la proclamation pleine de dignité dans laquelle la Pologne
retraçait ses misères.
Cëtait un moment critique pour la Russie , épuisée comme
elle rétait par la guerre avec la Porte , ayant à redouter dans In
mer Noire les bâtiments de la France et de l'Angleterre , et de
divers côtés la Perse, lesTartares, les habitants du Caucase
({ui rongeaient leur frein , la Suède toujours épiant l'occasion de
moQvrer la Finlande. Ajoutez le choléra, ce mal terrible qui,
dffNBS1817, ravageait l'Asie et l'Afrique. L'armée russe, qui
lavait contracté dans la guerre de Perse, l'avait rapporté dans
a patrie, puis en Pologne, d'où il se propagea dans tout*
2S6 CONFÉRENCE DE LONDBSS.
rtilurope par Berlio et Vienne (septembre 1831), et pénétra par
Hambourg en Angleterre, se mêlant d'une manière effrayante
a toutes les vicissitudes du moment. La force indomptable
de ce mal, nouveau pour les médecins, ses symptômes , si sem-
blables à ceux de Tempoisonnement, la mauvaise foi de quel-
ques gouvernements qui , selon leur intérêt , cherchaient à le
faire passer pour contagieux ou pour épidémique , tout contri-
buait à frapper Timagination des masses : aussi presque partout
fut-il accompagné de soulèvements , de meurtres excités par
une folle croyance h des empoisonneurs. Il servit toutefois les
gouvernements, en obligeant de recourir à la force pour obvier
au fléau , ou pour y remédier ; les cordons sanitaires forent em-
ployés en même temps contre les idées, et l'attention se dé-
tourna des questions politiques pour s'occuper du salut indivi-
duel.
Les Français, qui dans les chambres discutaient plus sur le
dehors que sur le dedans , se passionnaient pour ceux qu'on a
appelés les Français du Nord. Mais comment secourir une nation
si éloignée, et qui n'avait pas même un port ouvert sur la mer?
On proposait de soutenir son courage en la reconnaissant, et
en lui envoyant des cheft pour diriger le parti démocratique ,
ou de faire une puissante diversion en sa faveur en suscitant la
Turquie contre les Russes. Mais la France, pour secourir la Po-
logne, avait à déclarer la guerre à toutes les puissances, à laisser
ses frontières dégarnies, tandis que les factions frémissaient à
l'intérieur.
L'Autriche, si opposée qu'elle fût à toute révolution, re-
connaissait combien la nationalité polonaise lui servirait de
barrière contre la Russie ; mais la conséquence de l'ancien par-
tage pesait sur elle , et elle tremblait pour sa Gallicie. Elle trem-
blait plus encore pour la ^ongrie, qui voulait faire passer
des vivres, des munitions et des .hommes à une nation soeur,
dont l'exemple était un encouragement pour .elle a réclamer
aussi ses anciens droits. L'Angleterre ne voulait pas se brouiller
avec la Russie, et elle conservait contre la France les vieilles
rancunes de Pitt. La Pologne resta donc abandonnée à elle-
même.
&EÀCTIONS. 2S7
EDedestitua alors Chlopicki, supprima la dictature, élut Rad-
xiwâl génénlissîme , et prononça la déchéance des Roraanov ;
mais le pays était au dedans déchiré par la discorde et la misère,
H û était trop Êieile de prévoir qu'il succomberait ; car la lutte
Q'était pas entre le peuple et le roi, mais entre le peuple et Ta-
listocratie. Il suffirait, pour le prouver, de la défense qui fut
faite de parler de TafFranchissement des paysans. ]
Cette eontrée guerrière ne comptait pas plus de soixante-^lix 1
odle soldats réguliers sous les armes, contre cent vingt«neuf
mille Russes aguerris par des victoires récentes, traînant quatre
eeotspièees de canon, approvisionnés par T Autriche et par la
, qui veillaîent sur les frontières pour en repousser les
L Le choléra, marchant avec Tarmée russe, semait de
la route qu'elle suivait. Diebitch, qui la commandait,
M paraîasait pas suffisamment résolu ; il montraitdes scrupules,
au repeotir : il mourut* G^nstantin ainsi que sa femme mouru-
rent presque en même temps. Orlof, expédié de Saint-Péters-
bourg, entra en arrangement avec la Prusse , afin que , sans
prendre une part active à la guerre , elle devînt une base sâre
pour les opérations stratégiques que devait diriger Paskewitch,
le vainqueur des Perses.
Tandis que la Russie opérait si résolument, les Polonais al-
Imeot s'afTaiblissant par les hésitations de leur gouvernement.
Les plus intrépides voulaient brûler Varsovie, poursuivre les
RatMS partout, soulever la Lithuanie et les provinces turques;
Radsiwil, au contraire, homme honnête mais indécis, concen-
tra les troupes sous la capitale, et rendit inutiles les prodiges de
valeur qui se firent de tous côtés. Skrzinecki, qui le remplaça,
se défia aussi de la victoire ; il négocia, et attendit dans Varso-
vie Paskewitch qui s^avançait. Dembinski n*avait pas réussi à
soDlever la Lithuanie, et par là à diviser Tarmée russe. Le répu-
blicain Dwemiski arrivait victorieux, lorsque, contraint de faire
un détour sur le territoire autrichien, il y fut fait prisonnier.
Les démagogues alors poussèrent le peuple contre les nobles,
au moment où Ton avait le plus besoin d'union. Déjà la multi-
tode , irritée des désastres , se livra jdans Varsovie à des excès
sanguinaires , provoqués peut-être par Krukowicki , à qui ces
28S CONFéRE?)CE DE LO^iDBES.
excès valurent le pouvoir suprême. Déjà Paskewiteh était sous
les murs ; au lieu de concentrer les forces, on envoya des déta-
chements considérables çà et là pour se procurer des approvi-
sionnements. Les Russes eurent le dessus, grâce à la supérîorké
de leur artillerie ; et Varsovie succomba le jour de la Nativité
de la Vierge, jour consacré par Tantique dévotion des Polonais
à la reine des anges , et par la victoire qu^ils remportèrent à
Vienne ce jour-là sur les Turcs. La Pologne croisa ses bras
sur sa poitrine, et se recouclia dans son sépulcre ensanglanté.
Le ministre Sébastian! annonça aux chambres françaises que
tordre régnait h Varsovie.
Nonobstant les stipulations du congrès de Vienne et les pro-
testations des cabinets français et anglais , le royaume de Po-
logne fut incorporé à l'empire russe, à titre de conquête. Aux
termes des mêmes traités, Cracovie devaitrester libre sans qu'au-
cune puissance pût y tenir des troupes; elle fut néanmoins oc-
cupée en 1831 par les Russes, et les Autrichiens s'en emparèrent
iléflnitivement en 1846. L'Angleterre protesta encore, mais elle
ne crut pas devoir aller plus loin.
Les Polonais, rencontrant partout la sympathie, allèrent
mettre leur valeur au service de tous les insurgés d'Europe et
d'Amérique, en proclamant que « la Pologne n'était pas morte ; »
d'autres expièrent en Sibérie le crime d'avoir voulu être une
nation.
Mais qui sait si la Providence ne prépare pas par la voie de
l'oppression même cet affranchissement des serfs , qui aurait
fait bénir éternellement la révolution p^onaise , si elle eût osé
le prononcer.'
CORSTITUTION DE L^BTAT BELGE. 289
cONSTrruTiox de letat belge.
La fatale issue de rinsurrection polonaise venait de montrer
cooMen il est difficile de briser par la foroe le jong d'an gon*
renieinent régulier, si abhorré qu'il puisse être. L'intérêt des
gouvernements devait-il être un moyen phn sûr de dé-
La justice parviendrait-elle à arracher quelque ré-
ionne à ceux qui avaient re&it l'Europe en 1815 ?
Loraqoe le pontife romain lança le blâme d'une encyclique
nr la révolution polonaise, sorte d'anathème jeté sur un ca-
daire, les catholiques belges, craignant de trouver aussi le pape
pour adversaire dans une cause entreprise au nom de la religion,
renvoyèrent consulter; mais le saint-père établit une distinction
cnieor âiveur : ils avaient été poussés à l'iosurrection par les
obstades apportés à leur religion , ce qui justifiait la révolte.
Cette révolution est en effet la seule qui ait réussi, et d'où soit
sortie une constitution , une dynastie nouvelle , un nouveau
peuple même, et cela sans guerre ni au dedans ni au dehors.
Ia conférence de Londres déclara (30 décembre 1880) que
Its puissances avaient réuni la Belgique à la Hollande en vue de
Téquilibre européen, et avec la confiance qu'elles se fondraient
otfcmble ; mais Texpérience venait de prouver que cette fusion
était impossible : dies devaient donc» dans l'intérêt de la paix ,
chercher d'autres arrangements. On accueillit les envoyés du
gonTemement provisoire, ce qui plaça tout à fait la Belgique
àata le ressort de la diplomatie.
Mais quelles bases donner à la séparation, et quel gouver-
naient B^férer?
Les hommes sages voyant bien que si l'on tentait une républi-
que, l'Europe, effrayée d'un tel exemple, lesaurait bientôt écrasés,
<^ que s'ils se décidaient pour un roi, il leur serait imposé de
1 étranger; ils peiisèrent donc que mieux valait se réunir à la
BttT. OR CEHT ANS. — T. III. 25
290 CONSTITUTION DE l'BTÀT BELGE.
France que de végéter sous une demi-indépendance faible, ea
butte h des intrigues continuelles.
Si la France avait agi librement, elle aurait du moins ache-
miné les choses vers cette future réunion qu'elle n*osait encore
accepter; mais, en marchant d'accord avec la conférence,
Louis-Philippe refusa formellement; et Ton prit le parti de
fonder une dynastie nouvelle. Les négociations traînèrent ea
longueur, et les protocoles contradictoires qui se succédèrent t*;-
moignèrentdes incertitudes d*une politique qu'aucun motif su-
périeur ne dirigeait. Knfin I^opold de Cobourg fîit nommé par
cent cinquante-deux voix contre quarante-trois, et salué roi des
Belges (4 juin f831 ). Mais le roi des Pays-Bas s^obstina à r^
pousser tout arrangement, et prit les armes. Alors la France,
violant elle-même la non-intervention qu'elle avait proclamée,
fait marcher cinquante mille hommes sous le commandement
du maréchal Gérard, et \a prise d'Anvers démontra quels pro-
grès l'artillerie avait faits depuis les dernières guerres. Le roi
Guillaume retira ses troupes, et les Français évacuèrent à leor
tour le territoire belge.
Restaient à régler les conditions de la séparation. Les Pa}^
Bas prétendaient obtenir les limites de 1790 et la dette publique
de 1830; la Belgique voulait au contraire la dette de 1790 et les
frontières de 1830 : de là une nouvelle série de protocoles. La
Belgique n'obtint ni le Luxembourg, ni le Limbourg, ni la rin
gauche de l'Escaut, tandis que seize trente et unièmes de la dette
néerlandaise furent mis à sa charge.
Ce furent alors de nouvelles colères, de nouvelles invasions
à main armée ; et l'arrangement définitif n'eut lieu que le 19
avril 1839. La Belgique pendant ce temps s'était donné Tune des
constitutions les plus libres d'Europe. L'Église y est indépen-
dante de TÉtat, bien qu'elle en reçoive un subside ; liberté do
culte, de la presse, de renseignement. Les droits dévolus aui
conseils municipaux et provinciaux et au pouvoir légîiiatif, re-
présenté par deux chambres électives , y sont autant de freins
pour le pouvoir exécutif. Quiconque âgé de quapante ans paye
deux miHe florinâ de contributions, y compris la taxe des pa-
tentes, peut faire partie du sénat; la chambre basse est corn-
CONSTITUTIOR BB L*ÉTAt BELGB. 291
posé de repfésentaDts rétribués, sans conditions d*él^ibi-
lilé.
ti n'y a point en Belgique d'aristocratie capable de résister
«pcople; point de lutte entre la monarchie constitutionnelle
edaiépabliqQe. La toi électorale a établi un cens variable plus
âerépoar les habitants des villes, où le clergé a moins d'in-
Ûoenee, et plus bas pour ceux des campagnes; d'où il suit que
io deux tiers des élections appartiennent à celles-ci. Le clergé
a done beaucoup d'influence sur les nominations; il en résulte
que les catholiques ont la prépondérance sous un roi protestant.
Dans les premiers temps les partis ne se dessinèrent point;
{catholique tempérait l'audace du libéral, en affermissant le
litQ religieux; mais tous voulaient Tindépendance , ceux-ci par
^ guerre, ceux-là pacifiquement ; les uns voulant tenir tête aux
Féteotions de la diplomatie, les autres s'y soumettre. La ques-
tion extérieure vidée, le conflit recommença ; le parti catholique
derena triomphant ehercha à conserver , et se vit bientôt qua-
lifié de rétrograde par les libéraux, qui Taccusèrent d'aspirer
à ooe domination exclusive, de vouloir mettre l'Église an-dessus
de l'État, d'accaparer les emplois, renseignement, de rêver jus-
qii^ao rétablissement de la censure. Et cependant personne ne
saurait nier qu'il n'y a pas en Europe de pays où la presse
jooisK de plus de liberté. Ces noms de catholiques et de libé-
r3Qi s^appjiquent donc à des questions étrangères à la religion ;
elles indiquent la démarcation habituelle entre les idées de
eoosenation et de progrès.
Pendant dix ans les catholiques conservèrent l'avantage. En
1S40 , après le ministère de Thom , les libéraux gagnèrent du
terraia; il en résulta des luttes que le ministère Nothom|)
ehercha à calmer, en ramenant « les questions de parti à des
qoestionsd'affiaire; » mais il finit par succomber (1845).
I^ lait est qu'en peu de temps et avec de faibles moyens la
^giqoeest parvenue à un degré de prospérité dont il y a peu
dnemples dans l'histoire; et cependant cet enfant de la di-
plomatie, faible au milieu de voisins puissants , est sans poids
dans la balance européenne. Le commerce belge essuya une
nide secousse après la séparation , ses manufactures se trouvant
292 CONSTITUTIOK- DB L^KTAT BBUÏB.
alimeptées par la Hollande, qui en expédiait les produits dans
ses colonies; mais il chercha des dédommagements en se tour*
nant vers ralliance douanière de TAllemagne, dont Anvers
pourra devenir le principal port. Comme il fallait en attendant
occuper à des travaux puhlics les bras que nnterraption du
commerce laissait oisi& , six cents kflomètres de chemins de fei-
furent construits aux frais du gouvernement, et la liberté du
commerce raviva les manufactures.
La Hollande resta l'ennemie de la Belgique jusqu*à Tabdica-
tlon de Guillaume ( 1840 ) ; son successeur rentra dans le con-
cert européen, en se résignant aux faits accomplis, et en renouant
des relations avec le pays qui s'était détaché de sa couronne.
Il mit également fln au conflit qui s'était élevé entre son père
et les états généraux, se montra plus juste envers les catholiques,
qui forment les deux cinquièmes de la population, et renouvela
le concordat avec le saint^siége; il sid)stitua la politique d'ia-
térét à la politique de sympathie , donna une constitution au
Luxembourg ( 1841 ) , et s'occupa réellement de remplacer le
gouvernement personnel par le gouvernement parlementaire.
L'impdt s'élève en Hollande à trente-huit francs par tête , sans
compter le droit de consommation des villes et les autres taxes
locales. L'armée, maintenue si longtemps sur le pied de guerre,
finit par obérer les finances. Les routes sont très-coûteuses sur un
sol marécageux, de même les digues; on a aussi dépensé énor-
mément pour conserver les anciens canaux, si nombreux,et pour
en ouvrir do nouveaux. 11 a été employé douze millions de flo-
rins à celui du Nord, qui ouvre à la grande navigation le
port d'Amsterdam , et huit millions au dessèchement de la mer
de Harlem : grande entreprise qui offrira de nouveaux champs
à cultiver, et de la houille en abondance. La marine marchande
a beaucoup déchu ; la flotte militaire est très-réduite , mais le
nouveau système qui s'est introduit dans les colonies d'Asie
tend à les faire prospérer. La dette publique, qui est énorme, n'a
j)our garantie que les revenus de la Malaisie, qui, sur 85 millions
de florins hollandais , n'en coûte que 50. Que deviendrait-elle
donc si elle venait à les perdre? et elle peut les perdre au
moindre mouvement de l'Augleterre.
IBS MIlfISTEBES ET LES PAKTIS EN FBÂNCE. 393
LES HIKtSTÈRES ET LES PARTIS EN FRANCE.
La France, dont les secousses avaient déterminé celles des
antres États, ressentait, comme autant d'événements intérieurs,
le trioroplie ou la défaite des révolutions du dehors. La poli-
tique de sentiment et celle de système y étaient aux prises, et
la discorde agitait tous ces partis, au milieu desquels il y avait
à asseoir une constitution, à rétablir l'ordre, cette première né-
cessité de tout gouvernement.
La charte de 1830 assurait mieux que l'autre les grands
principes de la liberté : la pensée , la presse , la conscience , le
culte, renseignement, étaient libres et à l'abri de tout attentat ;
nncompéteoce de TÊtat en fait de doctrines était formellement
dédaiée.
Hais sur quelles bases établir la loi électorale, pour que la
chambre des députés pût être considérée comme représentation
nationale? Le droit d'élire appartiendra t il encore au principe
féodal de la propriété foncière? Préférera- t-on la souveraineté de
Fintelligence à celle du nombre et à celle de la richesse? Et à
quel signe reconnaître Tindépendance et la capacité des électeurs?
On semblait d'accord pour rendre la vie aux provinces, qui
en avaient été privées par l'excès de la centralisation. Afln
d*eDlever le monopole aux bourgeois et aux légistes , on de-
manda le suffrage universel ; les légitimistes voulaient l'élec-
tion à deux degrés : finalement on se contenta d'abaisser le
cens d'éligibilité de mille à cinq cents francs , et le cens élec*
toral , de trois cents à deux cents 1 Dans une révolution faite
par des avocats et des écrivains, on refusa une représentation à
la pensée ; les membres de Tlnstitut eux-mêmes eurent à payer
cent francs de contributions directes pour être électeurs. £t ce-
pendant Ton assurait à la chambre qu'une nation où le cens
Rectoral est fixé à deux cents francs est la plus libre du monde.
Ainsi se fondait de nouveau le pouvoir de l'argent, sous la
25.
294 LES MINISTÈRES ET LES PARTIS EN FKANCE.
protection d'une garde nationale composée de bourgeois dési-
reux de conserver. L'hérédité de la chambre des pairs serait-el!e
maintenue? La jeunesse, au nom des principes abstraits, le
peuple, par aversion pour ce reste d'aristocratie» demandaient
qu'elle fût abolie. L'hérédité fut combattue dans les chambres
par ceux qui avaient le sentiment de la dignité populaire ; les
hommes d'État et les publicistes la défendirent ; et comme les
doctrinaires avaient jugé nécessaire de conserver rhérédité dans
le pouvoir suprême, ils devaient, pour être conséquents, Tad-
mettre aussi dans la pairie, afin de fortifier la couronne. Ils
eurent le dessous , et la chambre haute elle-même vota pour
rélection ; mais comme cette élection fut abandonnée au roi ,
cela aboutit à faire de la pairie un collège royal , n*ayaot sa
base ni dans le privilège héréditaire, ni dans la propriété , ni
dans le vote populaire, et qui se trouverait dépouillé même de
ces traditions que donnent la pratique des affaires et Tindépen-
dance. Le principe de la souveraineté nationale fut cependant
substitué au droit divin.
Ainsi la constitution resta dégagée de ses entraves, et la ii:o-
narchie se combina avec le plus haut degré possible de liberté.
Mais il n'est pas de tempête qui ne laisse les flots longtemps
agités. « Le gouvernement de Juillet, a dit M. de Broglie, est
né au sein d'une révolution populaire. C'est sa gloire , c'est son
danger. La gloire fiit pure , parce que la cause était juste ; le
péril est grand , attendu que toute insurrection heureuse , légi-
time ou non, produit, par l'effet de son succès, des insurrections
nouvelles. »
La chute de l'ancienne dynastie avait froissé les sentiments
et les intérêts de bien des gens ; beaucoup d'autres, dont la nou-
velle ne pouvait contenter les espérances , n'étaient pas moins
mécontents ; puis le conflit est inévitable là où coexistent trois
pouvoirs ; car lorsqu'une majorité a prévalu , reste une minorité
qu'il faut satisfaire ou comprimer. La révolution de 1830 na-
vait pas adopté la république, parce qu'elle ne pouvait manquer
d'entratner la guerre étrangère : mais sufïisait-il d'élire un roi
pour échapper à ce péril et à celui de la guerre civile? Les dcmi-
résolulions ne pouvaient convenir à la multitude, ni à ceux-là qui
LES MIKISTÈRES ET LES PARTIS EIT FRANCE. 2Ui
avaient combattu. Le gouvernement n'ayant pas la main assez
forte pour réprimer Fanarchie , il en sortit les émeutes , le dé-
duioenient des passions personnelles , et l'étemel courroux
de ceta qui n'ont rien contre ceux qui possèdent : c'était une
oj)potition sauvage qui déshonorait l'opposition légale.
LjoQ fiit le centre d'un soulèvement où la faim eut plus de
part que la politique ; le gouvernement y répondit par des coups
de canon et des fortifications. La Fayette, qui faisait son mé-
tier de républicain avec la candeur et la générosité d'un enfant,
était incapable de se plier à tous les artiGces qu'entraîne la pra-
tîqQedes afEaires ; et Ton pouvait dire de lui , comme des Bour-
bons, qu'il n'avait rien appris ni rien oublié. Chef des gardes
utîooales du royaume , il se trouvait le véritable maître de
Paris : il était donc à propos de lui enlever cette autorité exor-
bitante; mais on vit là un premier pas contre la révolution.
Cependant les républicains dépassaient de toutes parts les
coDstitationnels : Armand Carrel par ses écrits, Garnier-Pagès à
la tribune, Philippon avec la Caricature, Barthélémy avec la Né-
màu, bien d'autres au moyen des journaux, battaient en brèche
le système ; et le nom du roi ne fut pas épargné dans des procès
scandaleux. Une foule d'associations tendaient à la république ;
mais on y trouvait plutôt les sentiments que les opinions du
républicanisme; on y voyait , comme trop souvent dans ce siè-
cle , une critique sans but , habile à détruire, mais ne sachant
pas édifier. La Gazette de France, organe des légitimistes ,
avait proposé le suffrage universel ; les républicains l'adoptèrent ;
et ce principe donna quelque unité et un symbole à ce parti,
qui n*en avait aucun.
Des idées religieuses se mêlèrent aussi à ces luttes : Tabbé
Cbâtel prétendit fonder une Église française, avec une liturgie
dans la langue nationale. Mais Lamennais eut une bien autre
influence. Dans son livre du Progrès de la révolution et de la
guerre contre V Église ( 1 826 ) , il avait signalé comme ses enne-
niis le libéralisme et le gallicanisme. Il sentait bien que l'œuvre
de Dieu ne peut s'appuyer sur des dynasties périssables, mais
qw Vidée religieuse doit se greffer sur la démocratie. La ré-
solution faite, il la salua comme « un avenir de grâces célestes
29G LES MINISTERES ET LES PARTIS EN FRANCK.
et de miséricorde infinie, » comme Tévénement le plus prospère
pour les institutions sociales et religieuses. Il fonda alors le
journal l'Avenir, avec cette épigraphe : Dieu et la liberté! l\
eut pour collaborateurs des hommes d'une grande inlelligence
et d'un grand cœur, radicaux en politique, papistes en religioD,
qui , du même principe d'où de Maistre avait fait découler le
pouvoir absolu, faisaient dériver la liberté , et s'élevaient eontre
les entraves apportées par l'Église gallicane au pouvoir pontifical.
Les concordats n'étaient que des schismes déguisés : le prêtre,
disaient-ils, ne doit vivre que des offrandes des fidèles; l'État
n'a à s'ingérer ni directement ni indirectement dans les choses
ecclésiastiques. Liberté absolue de conscience , d'association ,
de presse; suffrage universel dans les élections; plus de cen-
tralisation , plus d'intervention de l'État dans les affaires de
la commune, des cantons, du département ; en un mot, libertfi
entière et pour tous. Ces novateurs ouvrirent une école au
nom du libre enseignement, prochimé par la charte ; elle fut
fermée par la police, et ils se virent traduits en justice; le tri-
bunal retentit de discours antigallicans qui respiraient la li-
berté, et où figurait le Christ coiffé du bonnet républicain.
11 s'agissait donc de ressusciter Grégoire VU , le patriarche
du libéralisme , disaient ils , qui vit le véritable moyen d'insti-
tuer même ici-bas le royaume de Dieu : il s'agissait de faire du
pape le tuteur des nouvelles libertés des peuples, de mettre le
saint-siége à la tête de tout le progrès moderne, et d'en faire le
centre delà politique, comme il l'est de la religion. Mais le pape
accepterait-il ce rôle nouveau ? Le trouverait-il selon la mission
qu'il tient de Celui dont il est le vicaire ? L'auditoire se deman-
dait : « Est-ce là vraiment la religion catholique.' » comme le
disait Lacordaire dans sa défense.
Et beaucoup disaient que non. Aussi les rédacteurs de VJ-
venir, qui cherchaient de bonne foi à fonder la liberté au nom
du Christ, déclarèrent-ils qu'ils suspendaient leur publication,
pour aller à Rome interroger l'oracle infaillible. Ils s'y rendirent
en effet comme des députés du peuple , pour offrir au pape cette
nouvelle suprématie; mais il réprouva leurs doctrines quant à la
liberté de conscience et de presse , q«iant à la restauration de
LIS XIHISTSRB8 BT LES PARTIS EN FRANCE. 397
fÉ^te, déclarant que la soumission au prince est de foi , que
toale asBodatioQ est interdite entre hommes de religion dififé-
RBie, et que la séparation de l'Église et de TÉtat est contraire
M bien de tous deux'.
Vjévenir se tut de?ant cette condamnation inattendue. Mon*
tilembert s^ soumit, et , entré par Thérédité à la chambre des
paiis, il j derint , au nom du christianisme et dans les limites
de la foi , le champion ardent de la liberté. Lacordaire , après
de longues épreuves, se fit dominicain et prédicateur, laissant
soof ent percer le Tieil homme sous Tobédience et l'orthodoxie,
en traitant du haut de la chaire des rapports de TÉglise et de
FÉtat, bien qu'il subordonne la raison individuelle à Tautorité.
T^mwinaMi hésîta uu pctt avant d'adhérer à l'encyclique, voulant
faire des réserves pour ce qui lui paraissait d'ordre purement
temporel : il se résigna pourtant, à la fin. Mais il éclata bientôt
dans les Paroles cTun croyant, pleines du courroux que lui
mspiraient les gémissements de la Pologne et de l'Italie : pre-
DÛer anneau d'une chaîne d'écrits dans lesquels cet esprit puis-
saat, cet écrivain admirable sortit du christianisme. Celui qui
atait soutenu l'infaillibilité dans le pape, comme le représentant
de la raison générale, transféra cet attribut à la souveraineté
populaire , et se fit Tapôtre de la démocratie absolue. Plus ré-
Tolutîonnaire que rénovateur, il peint les souffrances des peu-
ples, les désordres de la société, avec une éloquence sans égale ;
mais des remèdes efficaces , il n'en propose pas; car ce n'est pas
là an remède que dédire au peuple : « Soyez unis, armez-vous,
anacbez des mains de ceux qui sont rassasiés le pain dont vos
eo£uits ai&més ont besoin. »
liusieurs sectes, conduites par d'autres motift, prêchaient
ose réforme sociale, et parlaient de substituer, au système né-
gatif et destructeur du libéralisme , des idées organiques qui,
an lieu de diviser et d'affaiblir les forces sociales, pussent les
combmer dans leur ensemble : il en résulta de grandes pensées
et des folies. Au moment où le corps social se trouvait attaqué
par la concurrence individuelle dans l'économie commerciale ,
' Sncfclique du IS septembre 1832,
398 LES HIMISTERBS Et LES PARTIS EN FfiÂNCS.
par le soepUdsine dans la morale, par l'anarchie dans la poli-
tique, les saint-simoniena proclamèrent le principe de Tauto-
rite, une religion sociale, Fassociation des intérêts et Torgani-
sation de l'industrie. Il ne s'agissait donc plus de questions
politiques , mais sociales : abordant les problèmes les plus dé-
licats et les plus profonds, ils prirent pour principe : « Rétribuer
chacun selon sa capacité, et chaque capacité selon ses oeuvres. >
En conséquence ils nièrent non-seulement tout droit héréditaire,
mais jusqu'à la famille; ils firent la guerre à la coneurrence,
et donnèrent aux passions un libre cours.
De l'élan, un apostolat chaleureux, des sacrifices pécuniaires,
des efforts gratuits, le culte de la firatemité et de la suprématie
du père, voilà ce qu'offrirent les saint-simoniens. Les chefs
néanmoins n'étaient pas d'accord entre eux : Bazard n'arrivait
qu'à une conclusion politique ; Enfantin voulait une religion ,
c'est-à-dire embrasser tous les problèmes , et refondre la so-
ciété, non avec les éléments qu'elle fournit, mais en créant
au milieu de nous des mœurs et des habitudes nouvelles. La
question do mariage et du sacerdoce divisa l'école; la morale
s'effraya lorsqu'on osa parler de la communauté des femmes;
puis arrivèrent les excentricités fanatiques et les scènes ridi-
cules. Rodrigues prétendait être l'Esprit-Saint incarné ; Elnfantin
soutenait qu'il n'appartient qu'aux mères de déclarer la pater-
nité des nouveau-nés ; et la secte tomba au milieu du ridicule
et de l'indignation. Mais toutes les idées qu'elle avait émises ne
périrent pas avec elle ; ses prosélytes s'adonnèrent principalement
à l'économie politique et h l'industrie. La dignité de riiomme
avait été hautement proclamée ; l'attention se porta davantage
sur la classe inférieure , et l'on commença à croire qu'il peut y
avoir quelque chose de plus sérieux que l'opposition politique
systématique, et de plus profitable que l'émulation mercantile
abandonnée à une liberté désordonnée.
Le pays, agité par ces doctrines , ne pouvait dejneurer en re-
pos ; le mouvement et la résistance étaient oilx prises : Laflitte
était tombé; Dupin et Sébastiani, les chefs de la chambre,
étaient impopulaires. Le ministre Casimir Périer, Tun des plus
fermes qui ait gouverné la France , effraya les républicains et
LES MI^IISTÈRES ET LES PAQTIS EN FfiAKCB. 299
dissipa les associations. Cet bomme d'État fut Tune des notabi-
lités que le choléra moissonna dans Paris. On rendit à sa dé-
(lywille de grands honneurs, auxquels le peuple ne s'associa pas;
et ee dont Royer-Collard le loua principalement, ce fut de
n afoir ni provoqué ni désiré la révolution de juillet
Od vit alors des républicains traduits en justice contester à
leurs juges le droit de les condamner, étant redevables de leur
poste à une révolution victorieuse. Dans ce procès et dans c^Iui
des saint-sîmoniens la foule entendit soulever, devant elle,
ks questions sociales les plus brillantes.
Un mécontentement qui se traduisait par des émeutes et des
tentatives de régicide encouragea les légitimistes, et la Vendée
pit Us armes en faveur du duc de Bordeaux , proclamé sous le
Dom de Henri Y ; la duchesse de Berry , sa mère, s'y montra
elle-même, et enflamma le zèle de ses partisans. Le ministère
Thiers, plein de ressources et d'expédients, réussit à éteindre la
goerre civile par l'arrestation de la duchesse, qui fut livrée par
» traître. Un soulèvement républîoein ayant éclaté à Lyon , il
le réprima , et refusa une amnistie. 11 demanda cent millions
aux chambres pour les travaux publics, et Gt terminer l'église
de la Madeleine, l'arc de l'Étoile, et d'autres monuments; il flt
replacer la statue de Napoléon au faîte de la colonne , pour
ressusciter le culte de la force, moins redouté que celui du
droit. La prise d'Anvers le mit à même de conduire à fin la
question belge.
11 voulait aussi que la France intervint en Espagne, afln
d>mpécber les puissances du Nord d'y prévaloir ; mais Louis-
Philippe s'y refusant, Thiers déposa son portefeuille (15 avril
1837). Le roi trouva plus de condescendance dans Blolé, son
successeur, qui faiblit dans les questions extérieures d'Orient ,
d'Espagne, de Cracovie et de Belgique. 11 évacua même An-
côoe, et laissa ainsi sans contre-poids la puissance qui était pré*
pondérante en Italie (décembre 1838).
Ce ministère succomba sous une coalition ; après la courte
présidence du maréchal Soult (12 mai 1839), le roi fut con-
traint, bien qu'à regret, de rappeler Thiers ( l^*" mars 1840 ). *
Guizot était resté le représentant du parti doctrinaire ; il avait
300 LSS HINISTÈBES ET LES PARTIS EN FBAIIC£.
combatta sous la restauration avec l*opposition conservatrice.
Il voulait, dans Tintérét de la liberté, de la dignité nationale,
de l'ordre publie, que le gouveroement s'affermît, le pouvoir
n'existant qu'à la condition d'être respecté. Il avait en consé-
quence préparé cette loi sévère qui fîit rendue contre la presse,
et exercé la censure avec Royer-Gollard ; mais il avait combattu
le miaistère Villèle, parce qu'il compromettait rautorité en pro-
voquant la réaction. La révolution de juillet accomplie , il s'em-
ploya à en modérer la fougue , à rétablir l'ordre , comme pour
faire oublier que c'était l'émeute qui l'avait mb au pouvoir. De
ce moment, Guizot et Tbiers représentèrent les deux idées du
progrès et des faits accomplis; et la politique intérieure se ré*
duisit presque au gouvernement alternatif de ces deux iiommes.
Aucun d'eux ne sortit toutefois des limites convenues; aussi se
trouvèrent-ils d'accord sûr les questions importantes, principa-
lement sur ce qui était à leurs yeux l'objet capital , l'affermis-
sement de la nouvelle dynastie.
La lutte engagée entre les bourgeois et l'aristocratie , entre le
gouvernement représentatif et le vieux système monirchique, en
un mot entre la constitution et Fabsolutisme, se transforma, à
partir de 1830, en un conflit entre le gouvernement représen-
tatif et la république , entre la {>oui^eoisie et la démocratie tur-
bulente, qui plus d'une fois en vinrent aux mains. Une fois la
victoire obtenue , grâce à la fermeté souple déployée par le roi,
il ne resta plus qu'à équilibrer la monarchie avec les dasses
moyennes, toutes également désireuses de repos. L'agriculture
et l'industrie prirent donc un essor qui ne s'était jamais vu, et
la France put recouvrer sa liberté d'action au dedans et au de
hors. Les rois lui pardonnèrent sa liberté, en voyant de quel poidf
pesait Louis-Philippe pour maintenir l'assiette de l'Europe, en
dépit de tant d'occasions de guerre, qui se multiplièrent plus
en dix ans que dans tout le siècle passé. Les grandes puissances
purent donc remanier à leur gré les petits Ëtats , et tout rentra
dans le cercle de l'ancienne diplomatie.
Quanta l'intérieur, la faction légitimiste dut se croire perdue,
du jour où les hommes religieux professèrent une liberté plus
étendue que ne la formulent les constitutions : celle des crovances
us ■miSTBBBS ST LES PABTlfl BR FBAffCX. 101
Cl «le de renae^nemeiit, par exemple. La charte de 1830 , eu
lapprimaiit la nlîgloii de TÉtat^ isaugiarait la liberté des cultes :
fegovreniem«Dt voulut poortaul encore y mettre la main , et,
poar eourtûer le; vieux libéralisme, il renouvela les défenses
portées eo&tre certains ordres religieux; il mit des entraves à
ee droit sacré, qui appartient à chacun, de £aire élever ses en-
âimcomaie il Tentend. C'étaient là les questions vitales, et peu^
léeW seules importantes qui eussent été agitées depuis plu-
Mnamiées dans les chambres françaises; et c'estlà que se
portait rattention de ceux qui voyaient dans la politique quelque
dans de mieux que la charte et la frontière du Rhin , et que
lu déplofables tracasseries de Popposition systématique, qui s*en
sfiasoulever tout un pays, pour une nidemnité donnée à un pré-
tkmr, ani^aii au fond de TOcéanie.
Un antre soin du gouvernement fut de consolider la con-
quête d'Alg^. On hésita d'abord à la conserver malgré TAngie-
tene, et cette hésitation fit perdre du temps et des hommes, et
laisn s'effacer l'impression de la victoire sur ces races barbares.
Sa conservation une fois décidée , c'est alors qu'apparut Tinha-
Uilé des Français à rien fonder au dehors. Le sang et les tré*
son y furent dépensés à profusion ; toutes les expériences de
eolonisation , de civilisation, d'utopies même, n'ont eu pour
réndtat que de transporter plus ou moins de Français dans les
vite afrieaiiies , sans tirer d'autre parti d'une contrée si vaste
st riehe en ressources, sans autre avantage que d'ouvrir un
éânoehé aux ardeurs militaires, d'exercer l'armée pendant la
paix, et de luire briller la marine. Si Alger n'est rendu un jour
eomme l'a été Saint-Jean d'Acre, attestant une nouvelle recru-
descence de l'islamisme, une guerre pourrait bien la &ire tom-
btf dans les mains de l'Angleterre ; et les Français n'auraient
Mrvilà encore qu'à leur frayer la voie, comme dans les Indes.
Les pays le plus spécialement travaillés par l'influence fran*
eâse étaient les trois péninsules méridionales, tant à cause du
voisinage que par sympathie. PIous verrons plus loin comment
h Grèce se constitua. En lulie, le drapeau tricolore, après avoir
flotté quelques instants dans Ancône, finit par s'éclipser ( dé*
cembre 1S38 ) , en livrant de nouveau le pays au protectorat de
26
303 LES MINI8TBBKS ET LES PASTIS EN FBAHCB.
r Autriche. La Lombardie avait repris ses ehatoes , Unée qii*eUe
était sans la moindre garantie à la domination antridiîeone.
Son roi, œ fut Tempereur lui-même, soumis à la seule obli-
gation de se faire couronner à liiian; à lui la nomination à tous
les emplois, la 6xation de l'impôt, Tadministration desfinanees,
de rinstruction publique. 11 fallut que tout arrivât de Vienne,
malgré tous les inconvénients qui pouvaient résulter de la len-
teur ou de rignorance. Une congrégation centrale devait repré-
senter le pays; mais le gouvernement lui-même en nommait les
membres , lui seul les convoquait ; et leurs délibérations n'a-
boutissaient qu'à un vote consultatif. Un admirable système
communal, reste des anciens municipes, était resté debout an
milieu de tant de ruines; c'était assez pour conserver la vie et
sauvegarder la prospérité de cette opulente province. Bien que ré-
duite à une pure bureaucratie, radministrationcbemiDait enoore
régulière et forte ; la justice, intègre et prompte toutes fois qoe
la raison d*État ne la ûiisait point, était rendue d*après la loi
autrichienne, qui avait remplacé le code français.
La Lombardie pouvait aervir d'exemple au reste de l'Italie
en ce qui est de Tadministration ,'pour peu que ses dominateaiSi
comprenant leurs intérêts et ceux du pays , eussent consenti à
laisser fonctionner librement cette organisation municipale qui
dispense les rois de la tyrannie , remplit les coffres des goaver*
nants, tout en apportant aux sujets la satisfaction de titevailler
au bien de leur'patrie. Mais, sans respect pour les snseeptibilités
nationales , pour les promesses qui avaient été faites, tout alli
se concentrer à Vienne ; et cela non pas d'un seul coup, aimi
HuMl arrive le lendemain d'une conquête , mais lentement , avec
calcul. Les hautes magistratures furent occupées par des Alle-
mands , sans expérience du caractère et des mccurs italienns*
La foule des employés en fut réduite à instrumenter, à ap-
pliquer des ordonnances tombées d'en haut , sans permission
d^examiner, sans voix pour rien exposer : le silence fut com-
mandé sur toutes choses. Cette unité de Tempire, qui était le rêve
de l'empereur François , imposait à l'Italie les mêmes lois qu*à
la Gallicie et aux Croates, jusqu'à enlever la publicité aux juge-
ments, supprimer le droit de défense que l'Italie possédait,
LES HlHISTkAES BT LBS FJkBTIB EN FEARGB. 308
In^B'à expédier de Vienne un règlement sur les eaux à cette
Lflolierdîa qui avait inventé l'irrigation artffieielle. Elle avait
oae belle armée « et bientôt Ton vit ses conscrits incorporés
dans les r^ments allemands, sous des officiers autrichiens;
MOI rit-on s'éloigner de l'armée tout ce qui gardait quelque
ffodoient de dignité nationale et put acheter un rempla-
çffit Le système communal se rit entravé et désorganisé
^ jonr en jour; et la oongrégation centrale, composée de gens
à gagn , se trouva sans voix pour hasarder des réclamations ,
M sias courage pour exiger une réponse. L'Église elle-même
vit peser sur elle le même joug, grâce au système introduit par
Joieph II : il fallut que les curés prétassent serment de fidélité
m louvenân ; les évéques, nommés par l'empereur, eurent dé-
fieaM de correspondre avec Rome , et ne purent conduire leur
liwpeatt sans se voir exposé à la censure de quelque employé
aabiitenie.
Lesmetlleores choses se trouvèrent gâtées par Taction de la
po&ce, arbitre de tout. Une police aulique, ime police du vice-
nâ, ime police générale, une police communale, une police du
gouverneur, une autre de la présidence, se firent la guerre réci-
proquement ; tous les emplois, tous les honneurs, toutes les posi-
lioQS, jusqu'aux chaires et aux fonctions ecclésiastiques, tombè-
raat sous l'action de cette police ; il ne put se frire de nomina-
tions que d'après ses enquêtes et ses notes secrètes, dont le coup
étaitiiiéroédiable. Elle éplucha lespasse-ports, empoisonna toutes
Icsrdations cirileset domestiques , en semant mille soupçons
de trahison entre amis et parents , dans le but d'affaiblir ainsi
Tesprit public par la haine et la discorde ; elle se mit sur la piste
de tous les secrets , pour les divulguer, et jeter le blâme ou le
déshonneur sur ceux qu'elle voulait atteindre. Faute de rien dé-
couvrir, elle inventait; elle mettait en évidence un homme
obscur, pour porter ombrage ou préjudice à quelque mérite so-
lide, à quelque caractère indépendant. Elle violait sans nulle
pudeur le secret des lettres, elle emprisonnait sur les plus légers
soupçons, q^tteà relâcher ensuite, sans même articuler un
pourquoi à ceux qui rentraient de l'exil ou sortaient des cachots.
EUe disait tout bas : « ITavez-vous pas assez souffert? Pour-
(04 US milIBTÈBBS BT U» PÂBTI8 BIT VlÂlfCl.
quoi tantdewmd des sfihins publiques? Joiiisnz delà fk,te
gouyeraeineDt n'y met point obstacle; soyes fîdie8« wja
heureux. » Ceâ ainsi que rAntricbe s'efforce, au moyen des
jouissances, à étouffer tout souvenir d'honneur, et à fafae tour-
ner en un moi embonpoint tout ce qui derrait servir à forti-
fier les muscles; puis , montrant du doigt h TEurope cette vie
nonchalante, ces brillants équipages, cettecampagne florissante,
elle s*écrie : « Voyez comme la Lombardie, mon esclave, est hoi-
reuse! »
Il ne manque pas d'hommes assurément qui , poussés par le
besoin ou par le vice , s*o£frent à lui vendre leur âme, eenx-d
pour des jouissances, ceux-là par ambition, d'autres par veo-
geance. La police a su accréditer le bruit que cet espionnage
était à la fois très-mystérieux et très^étendu; des patriotes
menteurs , des patriotes sincères , répétait cette calomnie, qm
en fait dispense la police d'une vigilance dispendieuse, et qui
déshonore le caractère moral du pays. En l'ofôrant sous ce
honteux aspect, elle réussirai^ peut-être à éterniser les chaînes,
si ce n'était pas Tinévitable destinée de la police de fiiirehûr
plutôt que de sauver les gouvernements.
L'empereur François 1^ disait au congrès de Leybach : « Je
veux des sujets obéissants , et non des citoyens éclairés. » Selon
ce programme, on réduisit les écoles à ne donner que des sujets
médiocres, en refoulant toute supériorité; on borna l'iastnie*
tion popuhûre à ce qu'il faut pour changer les intérêts récalei*
trants en résignation et en obéissance ; on s'embamasa peo de
mettre renseignement classique enharmonie avec les positîoni
et les besoins sociaux : un savoir littéraire superficiel engendra
des esprits à la fois légers et dogmatiques; il en résulta la va-
nité des petites choses, le goût de la parole et du bruit ; il en
sortit des journalistes et non des gens lettrés, des bureauerattt
et non des penseurs. Vienne se réserva d'expédier les lirre8,et
souvent aussi les professeurs ; on les nommait au concours, de
façon h écarter les grandes capacités, et faire pasaertoute une race
de charlatans bien dressés à ces exercices. Quant aux esprits
d'élite, ils avaient la prison pour les soumettre, et les journaux
du pouvoir pour les décrier ; on les faisait difEvner, pour ait>ir
LE9 XIN1STE££S ET LES PABTI8 BU FEÀNCE. 305
moios à les craindre. Une pareille guerre déclarée à toutes
les forées vives , à la moralité et à rintelligenee d*un pays^ ne
suffirait-elle pas pour déshonorer un gouvernement? £t ee
goavcmement, qui dispose de la terreur, de l'éloge, des emplois,
des hooiieoiB , des décorations n*a jamais pu trouver pour le
louer un homme d'un véritable mérite. L'avenir tiendra compte
à la Lombardie de cette indépendance incorruptible de ses
esprits d*élîte ; et ceux-là pourtant ont été en butte à biçn des
attaques envieuses et frivoles ; car dire aux peuples. Soyez sages,
qoaod on ne peut dire aux rois, Soyez justes , c'est paraître de
eoBplidté avec ceux-ci.
Les grandes voix faisant silence, ee fut le règne de cette foule
qui trafique de louanges , d'annonces , de camaraderie ; qui fait
échange de plats éloges et d'odieux outrages, comme il advient
partoot où les amitiés sont sans lien et les inimitiés sans respect.
La sonorité du ride résonnait dans les journaux, autre plaie
de la littérature italienne; journaux qui encensent la médio-
crité, idolâtrent la négation, et surveillent avec l'inquiétude de
la défiance quiconque prend un certain essor; critique futile el
sans conclusion, car elle n'enseigne jamais comment il faudrait
faire, et qui, servile et emportée, réussit à faire détester la
franchise en la séparant de la dignité. C'est la dernière misère
d'un peuple, lorsqu'il a perdu toute foi en lui-même , que de ne
plus savoir employer le peu de liberté qui lui reste qu'à se dé-
chirer et s'arilir ; misère d'autant plus déplorable, qu'une nation
à qui toute autre voie est fermée n'a plus que sa gloire littéraire
et morale qui puisse attester à l'avenir que la génération présente
n*a pas été complètement rile.
Le faux patriotisme ne nous pardonnera pas de mettre- à nu
de pareilles plaies; nous savons qu'il ne nous fera point grâce :
mais, pour avoir le droit de dire la vérité à nos ennemis, il faut
que nous n'ayons pas peur de nous la dire à nous-mêmes,
A François 1*' succéda en 1835 Ferdinand, son fils, qui inau-
gura son règne par le pardon, ainsi que peut le faire tout prince
qui n'est point un insensé. Mais le vice-roi et le ministre diri-
geant chicanèrent ce projet d'amnistie , et, de générale qu'elle
devait être « la réduisirent à des proportions étroites et illusoires.
2G.
306 LES MINISTÈBES ET LES PARTIS EN FBÀNCB.
Mais c*était chose si nouvelle qu*un,tel acte de pardon, que l'em-
pereur fut accueilli à Milan par des transports et des fêtes,
quand il s'y rendit pour ceindre la couronne de fer. Soit eni-
vrement causé par ces fêtes , ou lassitude de maudire , ou bonté
native du caractère italien , il y eut un entratnement inouï vers
le prince. Beaucoup qui la veille exhalaient leur courroux ou
partageaient l'espoir des patriotes, apparurent travestis en
gardes , en chambellans ; il y eut une pluie de décorations , de
dignité de cour , et une recrudescence d'aristocratie.
Tandis qu'un patriotisme sans portée, engourdi dans ses
souvenirs , et qui s*adore lui-même , restait à l'écart de toute
réalité ; tandis que la haine d'un pouvoir oppresseur rendait
indocile même aux institutions tutélaires , les esprits sages étu-
diaient le pays, et avant tout s'étudiaient eux-mêmes. Sans fer-
mer les yeux sur des maux trop réels, ils savaient qu'il est plus
aisé de les dénoncer que de les guérir; c'était moins encore
leurs adversaires qu'eux-mêmes qu'ils surveillaient. Ils savaient
que les espérances d*un peuple sont de longue durée; que le
succès demande autant de prudence dans le dessein que de vi-
gueur dans l'exécution; que les longues souffrances retrempent les
nations. Mais il est bon , dans le malheur même , d'éviter les
aTortements ridicules, et de se souvenir qu'une révolution, en
Italie surtout, est aussi facile à faire qu'il y est difficile d'en faire
surgir une société capable de se défendre, de s'ordonner, et de
se gouverner elle-même. Ceux qui tenaient un pareil langage
étaient naturellement bafoués et vilipendés.
C'est de la Lombardie que nous parlons , car c'est elle qui
nous est le mieux connue; elle a été et sera longtemps encore
le pivot des destinées italiennes. Mais ce que nous disons d'elle,
nous pourrions le répéter du reste de l'Italie, qui croyait tou-
jours à l'efficacité de l'ordre matériel, telle que l'Autriche la re-
présente ; aussi se résignait-on plus ou moins à recevoir ses ins-
pirations ou ses commandements.
Les petits duchés , situés sur le P6 , n'étaient en quelque
sorte que des fiefs impériaux. Parme était en viager dans les
mains d'une archiduchesse qui sut ménageries finances de ce
petit État, en s'aidant de sa fortune particulière. Le duché de
us mniSTÈBBS BT les PÂBTI8 BN FfiAlfCB. 307
LoqiMs était administré temporairement et avec insouciance
par on Boorbon, qne ni le passé ni l'avenir ne rattachaient à ce
pajfs. Le docile de Modène représentait le régime absolu , ca-
raetérisé par les supplices des patriotes, par les monopoles et
rborreur de toute e^>èee de progrès.
La Toscane, plus heureuse^ vivait dans un accord paisible sous
on gouvernement patriarcal par tradition, et qui n*eut point,
peadant longtemps, de révolutions à combattre. Les beaux-arts
et le climat y attiraient les étrangers ; les étudiants affluaient à
Pi», dont Tuniversité comptait tant de maîtres habiles. Les
BHoes de Tlle d*Ëlbe , Texcellent acide boracique qui se tire
des Lagunes, les chemins de fer et la liberté du commerce,
teaîent la richesse de ce pays, qui voyait s'accroître sa popula-
tion grâce au dessèchement des maremmes , entreprise mieux
conçue toutefois qu'exécutée. Mais nul esprit d'ihitiative n'ani-
mait le goaTemement, dont la douceur n'était que négligence,
comme le repos du pays n'était que sommeil. Aux deux bouts
de la Péninsule deux jeunes monarques semblaient vouloir le
bien, sans trop savoir le chemin pour y arriver. Nous parlerons
phs loin de Charles-Albert, au moment où il sembla tout prêt
de réaliser les vœux de l'Italie. Quant à Naples, trois révolu-
tions lui avaient coûté beaucoup d'or et de sang, et elles avaient
laissé après elles bien des plaies et bien des ressentiments.
Arrivé an tidne sans avoir rien à venger, Ferdinand II n'épar-
gaa pas les promesses, et en réalisa quelques-unes. Ce que les
Françtts avaient laissé de bon après eux fut en partie conservé ,
leon eodes entre autres, qui furent modifiés selon les besoins
du pays. Les titres de noblesse perdirent beaucoup de leur pres-
tige dans un temps où tant de choses plus solides s'en sont allées
en poussière. Les ordres religieux furent réduits au tiers de ce
qu'ils étaient avant la Révolution. Le clergé, en rapport avec les
besoins, perdit cet esprit d'hostilité à l'égard de Rome, qui dans
le siècle dernier l'avait inféodé au pouvoir civil. La marine
marchande et l'armée ont pris des accroissements considérables;
mats la pèche du corail, si importante naguère qu'il fallut pu-
blier à son usage le code Coralin , tomba en décadence. Les
^ufires , qui sont Por de la Sicile , furent l'occasion, en 1880,
308 LES MINISTàRÏS ET LES PARTIS EN FRINCB.
d*ttn démêlé avec T Angleterre, qui faillit amener la guerre : le
gouvernement napolitain prétendait conserver ses privilèges,
tout en respectant les contrats existants. Cet incident fit com-
prendre la nécessité d^augmenter la marine militaire et de pro*
téger la capitale, trop exposée aux agressions du dehors.
Chez ce peuple, qui s'achemine aussi vers les innovations, le
pittoresque du costume s^en va comme le reste ; c*est à peine si le
voyageur curieux y trouve elicore ces lazzaronîs nus et ces ban-
dits qui abondent dans tous lea voyages romantiques. Le peuple,
s*il est toujours bruyant , est moins insubordonné; il y est resté
joyeux, quoique moins dissolu. L'instruction et le travail ooiri-
geront à la longue ses autres défauts. Le gouvernement et les
commissions provinciales se sont efforcés de doter ragricul-
ture de nouvelles méthodes et de nouveaux produits , de Taf-
franchir des servitudes territoriales, de rem dier h la plaie des
fidéicommis, de la mainmorte et des biens communaux. Où
ne pourrait point arriver, s*il le voulait bien , un pays de six
millions d'habitants, et qui peut payer cent millions d'impôts?
Mais il y a toujours la grande plaie d*un gouvernement qui
associe sur la même tête la souveraineté temporelle et rero-
pire des consciences. Les haines que fait naître une administra-
tion vicieuse retombent sur le pontife , et la politique suscite à
l'organisation catholique de nombreux ennemis, quoique l'Italie
lui doive ce privilège de suprématie unique qu'elle a conservée
dans les temps modernes. Ce qu'elle a à craindre, ce sont moins
les excès du fanatisme ou les abus de la science , que le dissol-
vant de la paresse et de la volupté , et ce lâche découragement
qui arrête tous les essais, ou cette résignation volontaire à des
maux auxquels on n'a pas le courage de chercher les vrais re-
mèdes.
Au nombre de ces remèdes, il faut compter assurément
ceux de Tordre matériel, tels que l'accroissement de la richesse
publique et sa meilleure répartition. L'Italie compte vingt-quatre
millions d'habitants, tous catholiques, parlant à peu de choses
près la même langue, quoique fractionnée en quinze États,
iont sept sont soumis à des princes étrangers. Elle posséda
d'excellentes lignes en fait de topographie militaire , des for-
us MniUTSABS BT LES PABTI8 EN FBANCE. 800
leroKS inexpugnables , de bons ports, des canaux et des fleu-
ves giû ne gèlent jamais ; les fers de Hle d*£ibe, les cuivres
«fAgordo et de la Toscane, les chanvres du Pô inférieur, les
forêts des Alpes et de TApennin, fourniraient tout ce qu*il faut
pour donner une excellente marine à ce pays, qui est assis sur
dem mers, en vue de la France, de TAlgérie et de la Grèce.
C^eadant sa marine est insuffisante , bien que Naples et les
Étals sardes aient fait de notables progrès pour porter directe-
ment snr les marcbés lointains les huiles, les soies et les fruits
de la Péninsule. Uesprit militaire manque aux troupes, comme
Tesprit d'entreprise au négoce. L'instruction peu répandue y
est soperficielle , si bien qu'à quinze ans les jeunes gens savent
tout; mais à quarante-cinq ans ils en sont au même point qu'à
quinze. Les idées pratiques, manquant de publicité, opt peine à
but leur chemin ; les forces ne tendent point à rassociation {
point d'aKiatanee mutuelle , nul sentiment de la légalité; nui
respect pour le travail; nulle tolérance pour l'opinion d'au*
tmi; point de dignité ni dans les actes, ni dans les discours;
point d'union entre les intelligences ; chacun ne trouve que la
désaffection, si ce n'est même la persécution, sur le coin de terre
qu'il appelle sa patrie.
L'uniformité manque dans les lois civiles et pénales, comme
ranité dans les poids, les mesures, les monnaies; l'égalité
n*exisle pas non plus dans les droits de douane ; tant de fron-
tières sBBurent l'impunité à la contrebande en même temps
qu'elles multiplient les entraves et les dépenses de percep-
tioo. La Lombardie voit croître sa richesse agricole et sa popu-
latioû, tandis qu'elle diminue dans les contrées du midi , qui
pourraient offrir tant de ressources de colonisation, et des re-
fuges à tant de familles de l'Italie supérieure et de la Suisse qui
émipent vers les régions transatlantiques. Aujourd'hui que la
Véditerranée reprend son antique importance, c'est le moment
pour ritalie de se mettre en mesure, et de ne point se laisser
ravir par d'autres le bénéfice de ces nouvelles communications
qui seraient pour son activité un champ si favorable, et où elle
trauveraitces pacifiques conquêtes auxquelles Tinsoucianoe et la
pnessd seules ne sauraient prétendre.
SIC PfimifSlIIJI IBBRIQUB.
PENUSULE UEEIQUE.
La France de 1830 n'était pas sans se douter que la Sainte-
AlUanee, dissimulant par nécessité, n*en gardait pas moins ran-
cmie à son hameur turbulente, si fatale au repos de l'Europe ;
qu'elle guettait l'occasion d*y rétablir sinon l'absolutisme, au
mmnsoe vieux système bourbonnien, qui ne donne ni inquiétude
aux rois, ni espérance aux peuples. Il était donc de son intérêt de
fidre que, dans le midi de l'Europe , les constitutions prissent
racine de ûiçon à balancer le système monarchique pur du nord.
Ifous yerrons pins loin comment la constitution bétlénique se
consolida. L'Italie, sitAt qu'eut disparu le drapeau tricolore qui
avait flotté un instant sur Ancône , retomba sous le proteetoiat
de l'Autriche, qui , bien résolue à repousser toute innovatiOA,
veillait, du haut de ses forteresses lombardes, sur le veste de H-
talie, sans réussir pourtant à enrayer ces espérances que nous
venons éclater bientôt, et toudier presque au succès.
£n Portugal le roi avait repris le pouvoir absolu , et choisi
pour ministre le marquis de Palmella. Don Miguel son fils, resté
le chef des absolutistes fougueux et ennemi juré des firaoes-
maçons , comme on appelait les libéraux , excita les soldats de
la Foi à finir l'œuvre commencée. Il fit arrêter beaucoup de gens
(avril 1824) sous prétexte d'une conjuration , entre autres Pal-
mella, et voulut, on le croit, forcer son père à abdiquer. I^
roi, avec l'aide de la diplomatie, reprit le pouvoir, pardonna
à don Miguel son usurpation , et l'envoya à Vienne pour y ap-
prendre à abhorrer les constitutions, en attendant le moment
opportun. Il donna cependant une amnistie et quelques insti-
lutions. Les factions, au milieu de tout cela, s'agitaient avec fa-
reur; l'Angleterre était jalouse de la France, et elle réussit à
décider le roi à reconnaître l'indépendance du Brésil.
On ne voulut pas même prévoir le cas où les deux couionnes
viendraient à se réunir sur la même tête. En effet, Jean VI
PÉNlNSUtB IBBBIQUB. 311
BMwnit ( 19 mars 1836) , et la qoestîoD 6it de savoir qui Iqî
sneeéderait. Don Pedro, son fils aîné, possédait daus le Brésil ,
OB empire indépendant ; ce qui n*enipécha point son père de le
ncomiattre aussi pour héritier du Portugal. Il s'en déclara roi
sBBtôt, et y envoya une constitution ayant pour bases une
fflonarchie héréditaire , avec une chambre deà pairs dont les
mcflilves sont désignés par le roi, d*après certaines conditions;
etmiecfaamhre des d^tés nommés par des électeurs provin-
dsox, nommés eux-mêmes par des électeurs de paroisses jouis-
sant d*uo revenu de six cents francs. Cette constitution ressem-
blait doncà la charte française, sauf que l'élection y était à deux
éegrés, et basée sur le suffrage universel , à peu de chose près.
Homim de cœur et ambitieux de gloire , don Pedro suivait en
eda les idées du libéralisme ; mais il foulait aux pieds les vieilles
frachiscs nationales, ce qui amena le trouble et la confusion
dans le pays. Craignant rinfluence du parti absolutiste, il dé-
clara qu'auffiitôt le serment à la charte prêté , il abdiquerait en
ûvesr de sa fille dona Maria da Gloria, que son intention était
dejBsrier à don Miguel.
la eonstitation fut jurée; mais beaucoup de gens se réfugié-
lent nr le territoire espagnol, et, appuyés par Ferdinand VII,
ils la repoussèrent comme opposée aux institutions nationales.
Le comte d* Amarante se mit à la tête de ceux qui se levèrent
fnannes; les uns proclamèrent don Miguel, les autres divers
princes, jusqu'à Ferdinand VU lui-même; et le sang coula,
malgré Tintervention des cours étrangères. Don Miguel, sur
Tuvitation de son frère, arriva de Vienne, et jura la cliacte
( MNesabre 1827 ) ; mais il seconda sous main les absolutistes et
t*appuya sur la multitude. A peine les troupes anglaises furent-
eUes parties , à peine eut-il reçu le montant d'un emprunt né-
gocié en Angleterre, qu'il abrogea la constitution et la loi élec*
lorale, pour réunir les anciennes certes des trois états du
royaume. La question de succession y fut soulevée; on y dé-
clara don Pedro étranger, et don Miguel s'empara du pouvoir
absolu (juillet 1828). Cependant une partie de l'armée refusa de
sovirruBurpation ; les con^tutionnels proclamèrent dona Maria,
et mirent Pahuella à la tête de la régence ; la guerre civile éclau,
813 PBNIIISULB IBÉBIQVB.
• les coDStitutionnéls furent dispersés , et rédaits à s'enfiiir; la
supplices fuient le prix de la fidélité; et TAngleterre dierda
vainement à arranger les choses, en foisant épouser à doo Mi-
guel sa nièce dona Maria.
La révolution de 1830 n'Ata pas l'inflaenee aux absolutistes;
et les patriotes, qui avaient espéré obtenir des secours du deiiors,
reconnurent qu'ils ne devaient compter que sur eux-méoMs.
Une révolution s'était accomplie au Brésil , et don Pedro me-
nait en Europe , après avoir abdiqué en faveur de son fils. Ac-
cueilli en roi par l'Angleterre et la France, il rassembia les
émigrés portugais, à la tête desquels se mit Saldanha. L'armée
libératrice, partie des Açores , arriva à Porto; mais elle fîitit-
poussée par le peuple. Ce fut une guerre acharnée, que les pis-
sions rivales , la famine , les persécutions, rendirent misérable-
ment désastreuse. Don Miguel , don Pedro , se virent rédaits
à lutter par i'épée des étrangers : le* premier employa ceHe du
Français Bourmont , l'autre celle de l'Anglais Napier. Palmeili
réussit à négocier un emprunt en Angleterre, procura à son parti
des vaisseaux et des munitions, et décida enfin le triomphe 4ie
dona Maria. La mort de don Pedro (4 septembre 1834), qui sur-
vint peu de temps après, donna le pouvoir à cette reine de téx
ans , dans un pays épuisé et peu tranquille encore. EHe accorda
sa confiance à Palmella. Au milieu des graves embarras causés
par l'état des finances , les cabales firent une guerre iDCCSsante
aux ministres; enfin un soulèvement (1835) éclata, et Ton de
manda leur renvoi, avec la constitution de 1833. Les cortèseo
rédigèrent une nouvelle qui amena une guerre civile entic les
constitutionnels et les chartistes, ce qui ruina les finances et
conduisit à la banqueroute. Le trône de dona Maria se maiatiot
pourtant à travers tant de vicissitudes , et les conslitutioBoeis
modérés eurent le dessus jusqu'en 1847, où une nouvelle iosor-
rection éclata à l'improviste et menaça le gouvernement Oo
l'accusait d'avoir violé la constitution, et la guerre civile forra
ce malheureux pays à subir encore l'intervention étrangère.
En vertu d'anciens privilèges concédés par la maison deBra*
gance, au temps de ses révoltes contre l'Espagne ; enrecounais-
sance aussi des secours qu'ils lui accordèrent depuis, les Anglais
PiNnCSOLB IBBBIQOB. ZiZ
ant obcena , pour leur oommeree en Portogal, des avantages
que n*y ont pas les natkmaax. La compagnie anglaise, qui a
le monopole des vins de Porto, dissoute par don Pedro, a été
retablie depais^ grâce à l'extrême besoin que l'on avait de se
pcocnier des subsides par anticipation. Les dettes contractées et
la QÊccssité de s'assurer une protection lient ce pays à l'An-
gletcm, qui y donne et y reprend la couronne à son gré. Il
ten biea difficile au Portugal de conserver Goa, et plus encore
Haeao. Cette lie, pendant la dernière guerre contre la Chine,
lot oocopée par les Anglais, qui s'arrogent tous les privilèges
de navigation dans les comptoirs portugais de TAfrique orien-
tale. Us 88 montrent peu disposés à restituer Ceylan , et à per-
mettre qa» > le Tage verse ses eaux dans l'Océan sans leur-
Quoi qu'il en soit, ce petit pays, qui a été riche de tant de gloire
et «MBblé de tant de ressources, reprendra de l'importance , s'il
s'y forme une opinion publique; si le peuple apprend à con-
n^hie ses intérêts politiques, et s'habitue à l'agriculture et à l'in-
dustrie; si les majorais cessent de rendre les propriétés inalié-
nables, même les petites; si le souva*ain accepte sincèrement
la eonstitution, et s'applique à la développer au lieu de t'entra-
ver; si la représentation nationale, prenant plus de dignité, vote,
noo dans des intérêts de faction , mais dans l'intérêt public ; si
les Portugais enfin apprennent h subsister par eux-mêmes , sans
^*aiie autre nation vienne cultiver et commercer pour eux. .
En Espagne, Ferdinand VII, redevenu absolu, forcé de céder
aox conseils de la France, avait accordé une amnistie ; mais trop
d*exceptions^ l'avaient rendue dérisoire. Détestant les libéraux
encore plus que le libéralisme , il avait produit une telle irrita-
tion, qu'il s'était trouvé forcé de demander, pour sa sûreté, que
1 occupation filt prolongée, ce qui enraya la fougue des abso-
lutistes. Le désordre était partout : les impôts n'étaient pas payés ;
des bandes armées se montraient de tous côtés, et les cours al-
liées renversaient les ministres selon leur caprice. La terreur
peut bien réduire au silence un peuple faible qu'une grande puis-
sance tient sous ses baïonnettes; mais un gouvernement indigène
aurait-il réussi à maintenir la tranquillité dans un pays où les
27
314 PÉNINSULE IBilIQUB.
agitations sont chroniques, où Tasage des armes est général,
si la population ne fût pas restée étrangère à ees mécontentements
des hantes classes? En effet, la révolution est partie, en Espa-
gne, de la noblesse et de la bourgeoisie aisée ; Pabsolntismey
était, comme une démocratie royaliste et religieuse, eninsor-
rection contre les constitutions de Franee et d'Angleterre, yive
le roi absolu ! fut souvent le cri du peuple ; et Ferdinand dut
protester très-haut contre Tintention qu*on lui prétait de poser
des limites à l'autorité royale. Les absolutistes , méiuige de
monarchiques , de théocratiques, de chefis de la multitude qui
s'intitulaient apostoliques, trouvaient que Ferdinand n'opénit
pas avec assez de résolution ; et ils mettaient leurs espéranees
dans rinfant don Carios, son frère. On put voir, à la révohi-
tîon de 1880, combien les idées révolutionnaires étaient pe&ré-
pandues au delà des Pyrénées. On eût dit qu'un trdne qui n'a-
vait plus pour soutien les Bourbons de France allait éenmler.
Cependant le libéralisme trouva si peu d'échos, que TinvasioD
de Mina échoua du premier coup, et que ce général , qui s'était
vu deux fois porté en triomphe comme un libérateur, ne trouva
pas une cabane pour s'y réfugier, alors qu'il était traqué comme
une béte fauve.
Mais tous ceux qu'un gouvernement absurde avait fini par
s'aliéner se réunirent aux libéraux. Les apostoliques , à force
d'accuser Ferdinand de trahir la monarchie et la religion, finirent
parle dégoûter lui-même; et il s'aperçut qu'un roi doit être quel-
que chose de plus que l'homme d'un parti. Ses trois mariages
ayant été stériles, il voulut essayer d'un quatrième, et épousa
Marie-Christine de Sicile. Les réjouissances, les fêtes qtii ac-
jCueiHirent une Jeune reine pleine de vivacité, changèrent l'as-
pect de ce pays, que tant de misères avaient assombri. Les roya-
listes fougueux prirent en aversion Christine , qui , se voyant
entourée d'ennemis puissants , s'appuya sur le parti constitu-
tionnel. En effet, le libéralisme reprit faveur partout; Ferdi-
nand lui-même retrouva de la gaieté, surtout lorsqu'il se vît
père d'une princesse; et il porta la condescendance pour sa
femme (81 mai 1880) jusqu'à promulguer la loi des cortès de
1789, qui avait aboli la loi salique, et rendu aux fenunes, con-
PÉmiISULB IBBftlQUK. 815
foraénent à l'ancicDiie coutume, le droit de succéder au
trûae'..ËtraDge abus du despotisme, qui fait et défiait tant de
kà, dans tm siède, une loi aussi importante que celle qui règle
Hérédité royale!
D*apiès la eoostitation de 1813, le trône était également dé-
loio anx ^nés, mâles ou femelles. Quoi qu'il en soit, si 1a
CMslitatîoo subsistait, la loi salique était abolie; sinon, le roi
afanla poaTait, à son gré, changer cette loi. Don Carlos se
timifaît, de cett^ ia^n, écarté du trône. La France et Naples
ndanièrent, au nom des droits éventuels que leurs princes
itaieat à cette couronne. Les apostoliques, qui ayaient compté
ar riféDement de Tinfant , se récrièrent et s'agitèrent. Calo-
' PMppeT avait AJt modifier, par les certes de 17 13, Tordre de soo
fuàm aa trôoe de Gsstllle , en ce sens que les femmes ne succéderaient
fi'kprèi reitiDCtIon des lignes masculines, le droit de représentation
étant unii^é dans ces dernières. (Test donc à tort que cet acte de
PWliffe V a été eoefoudii assez généralement avec la loi salique, qui
exdoC caaaplélenienl les femmes da trône ; loi qui est encore en vigueur
€■ Fraaee, dans les anciens électoratsaUemands, dans les pays où la
accession dérive de droits féodaux ou de pactes héréditaires, comme
daas les maisons de Saxe, de Hesse , de Brandebourg ( moins la Prusse
iMtelbis). Dans la succession en ligne cognatique pure y les deux
ieies jouissent d*un égal droit, sauf) pourtant qu*à un même degré les
Mres seot préférés aux sœurs, se réglant, du reste, sur le droit de re-
iwéscBlatioB tel qu'il existe dans le droit romain; de sorte que la fille
d^B mftie est préMrée à ronclè , s'il est cadet de son père. Cest ce qui
a lien ca Angleterre, en Portugal , comme jadis en Castille, en Ara-
pn, en Navarre, qui, pour cette raison, changèrent plusieurs fois de
dynastie. Philippe Y, en modifiant Pancien ordre de succession, voulut
ispècher que le royaume ne passât dans des mains étrangères; et if
introduisit , non pas la loi salique, comme on Ta t)eaocoup répété , mais
U fseeession cognatique mixte, qui n'admet le droit des femmes
<|M knquH n*y a plus , dans une ligne , de mAle issu de m&le. Ce fut
cette M de Philippe V que Ferdinand VU abolit par sa pragmatique
d« 19 onrs 1830, pour assurer la couronne à sa fille Isabelle, au
^étiiflMnt de son frère don Carlos^ Du reste, il ne faisait que rétablir
randea droit de snecessioo, et le conformer à ce que les cortès de 1 789
avaient rédamé de Charles IV.
3i6 PENINSULE IBÉBIQUB.
marde et Alcudia furent renvoyés du ministère; leurs par-
tisans furent destitués. Les esp^nœs des progressistes se por-
tèrent de plus en^plus.sur Christine, nommée rég^ite, et les
diverses nuances libérales se confondirent sous le nom de chriS'
tinos. Le ministère qui se forma alors sous Zéa-Bermndès s'at-
tacha à réparer les maux causés par le précédent : il amena le
roi à quelques concessions, et Gt prêter aux corlès le serment de
fidélité à la reine Isabelle (juin 1833). Il rouvrit les univer-
sités, que Calomarde avait fait fermer ; Tamnistie , en même
temps qu'elle était une réaction contre l'absolutisme passé,
tira de Texil ou des prisons beaucoup d'hommes distingués et
de riches propriétaires , disposés à soutenir la régente contre
don Carlos. Ce prince protestait, retiré en Portugal, sous le pa-
tronage de don Miguel. C'est ainsi que Ferdinand emporta aa
tombeau la certitude délaisser son royaume en proie à la guerre
civile, qui ne tarda guère à éclater.
Marie-Christine prit alors le gpuvernement(3 octobre 1833);
et Zéa-Bermudès , à qui le portefeuille fut conservé, fit paraître
en son nom une proclamation célèbre. Les nouveaux actes, vus
de mauvais œil par les apostoliques, étaient d'autant mieux re-
çus des libéraux. Entre eux toutefois il y avait un parti moyen,
qui, ennemi de la tyrannie, mais aussi de la révolution, se
composait de gens d'affaires influents , et désireux de réaliser
des bénéfices. Puis on avaft en face le peuple , fidèle à la reli-
gion et à la monarchie , à qui il fallait faire entendre que ai
l'une ni l'autre n'étaient compromises par les mesures nou-
velles, et que le gouvernement ne livrait pas l'Espagne aux périls
de l'esprit d'innovation. Pour cela, Zéa-Bermudès annonçait,
au nom de la régente, l'intention de maintenir le système de
("erdiusud, et de pratiquer un despotisme éclairé. En faisant ce
sacrifice aux idées monarchiques du pays , il détacha certains
partisans de don Carlos , jeta de l'indécision parmi les autres,
et rassura le peuple , détrompé de ces constitutions tant de
fois tombées, remises au jour et changées. Mais, comme il ar
rive d'ordinaire au premier ministère d'un nouveau gouverne-
ment, Zéa-Bermudès ne put contenter personne. Martinez delà
Rosa, qui lui succéda , tailla, sur le patron anglais , un statut
PBJRIRSULB IBBBIQUB. SI)
rvp^Ênc une chambre des pairs, moitié héréditaire , moitié
viagère. Cette constitution , qui ne dérivait ni du droit ni des
antiques contâmes, répugna aux franchises du pays , et fut mal
acoidUie. Ce fut alors que commença rjnsurrection cariiste;
il Mot armer le peuple, il fallut loi complaire, en donnant une
eonstitntion au moment où le choléra exerçait ses ravages.
On opposa Mina aux carlistes de Zumalacarregui ; à sa mort ,
E^aitero, qui avait £ait la guerre en Amérique (1836), devint
le héros des christinos. Il réorganisa l'armée, et finit, après six
ans de vicissitudes et de petits combats, par repousser sur le
tifritoire français Cabrera, chef des insurgés du centre, ainsi
qoe don Carlos (juin 1840 ), qui resta prisonnier en France jus-
qu'au moment où il renonça à ses prétentions en faveur de^on
Bb ( 1845 }. Les provinces basques avaient prospéré dans fin*
dépendance , et trouvaient honteuses ces révolutions de palais;
dia opposèrent donc une résistance énergique, préférant
leurs anciens privilèges aux avantages chimériques d'un sys*
tème unitaire. Forcées de mettre bas les armes, elles ne furei t
pomtant pas vaincues, attendu qu'elles conservèrent leurs//<4?-
rot, c*est-à-dire l'indépendance municipale, le droit de fixer
leur impôt elles-mêmes et d'administrer leurs biens, de n'avoir
garnison que dans les forteresses, d'être affranchies du recrute*
ment, de jouir de la liberté du commerce , et de n'obéir aux
actes du pouvoir exécutif et législatif qu'autant qu'elles les ap-
prouveraient
Christine, débarrassée de ses ennemis, se trouva bientôt aux
prises avec ses amis : le plus puissant , Espartero , se trouvant
en dace d*un gouvernement fhible , devint le véritoble maître.
£lle se décida à abdiquer, et passa en Italie,, puis en France.
L^agitation continua après elle : apostoliques, constitutionnels,
rojalistes , se montrèrent également conspirateurs et anarchie
qws. Le peuple soupirait après l'absolutisme ne comprenant
la liberté que sous la folrme de privilèges historiques. Les li-
béiaux, classe aisée, instruite, voulaient. transplanter dans le
pays des systèmes étrangers ; aucun esprit public n'y mûris-
sait à côté des idées de provinces et de privilèges. On obéis-
sait par force à quiconque disposait de l'armée Mois le vain-»
17.
318 PENINSULE IBÉBIQUE.
queuY d'aujourd'hui sera à coup sûr renversé demain, sans qu'on
puisse dire par qur. Cette flère nation espagnole a trop long-
temps vécu sans émulation ; les classes nobles, surtout dépos-
sédées par les princes de la maison d'Autriche, ont perda le
' point dMiouneur et Fambltion , pendant que le clergé s'abais-
sait à servir les passions royales ; le commerce et tout ce qu'il
y avait de forces dans le pays s'est éteint, faute de moyens de
les exercer avec liberté. De là cette grande uniformité que nous
présente l'histoire de l'Espagne, où depuis trois siècles le roi
seul paraît agir ; aussi est-ce à lui seul que la révolution devait
s'attaquer. 11 ne reste plus de véritable aristocratie dans le plus
aristocratique de tous les pays, attendu que le despotisme d'une
part, mais plus encore le sentiment catholique , puis les ancien-
nes guerres soutenues en commun, les moines enfin, dont le
nombre était si grand, y ont enraciné partout les Idées d*égaiité.
Le procès ne put donc être décidé là par la guillotine, comme
en France : il devait traîner en longueur, entre gens dont chaque
homme comptait.
La centralisation répugne dans ce pays, façonné à la division
des anciens royaumes; et, tandis qu'en FVance les mouvements
procèdent de la capitale au reste du pays, en Espagne ils partent
des provinces pour envelopper la capitale. Dans un pareil état
de cboses, les crimes et les délits abondent > ; l'agriculture et
le commerce sont nuls. Au fond, cependant, la nation est plus
morale qu'on ne le croit en Europe; elle est arrivée à une li-
berté plus réelle et plus logique que les autres ; les municipa-
lités, très-anciennes et très-enracinées , ont en Espagne une
force morale extrême; on n'y comprend guère ces libertés
écrites uniquement dans une diarte; et l'on y traite de tyrans
cet libéraux qui dépouillent les gens de privilèges véritables,
pour leur offrir en échange des droite fantastiques, qui n'ont
rien à faire avec le caractère national. Les libéraux eux-mêmes
^ En 1841 , raudience de Barcelone a eu à juger 3,681 proeès crimi-
nels, dont 160 assassinats, 1 parricide, 24 suicides, 6 infanticides, 5
attentats contre la vie, S3 meurtres involontaires, 318 blessures graves,
49 incendies, 404 vols, et 315 cas de contrebande.
pAiiiivsdle ibébiqob. 819
tout dmés en exaltés et en modérés : les premiers, sous les
noms de oommnneros , de carbonari , de jeune Espagne ,
de centre onivecsel, de Sainte-Hermandad , se recrutent dans
les sodélés secrètes sorties de la frane*maçonnerie de l*empire,
et s'appuient snr TAngleterre ; les autres, amis de la France ,
sont à» nobles, des riches, des gens d'af&dres, qui s'appuient sur
la couronne.
Q n'est donné qu'à l'épée d'imposer un maître à un pays dé-
smi à ee point : Espartero, a?ee la sienne, semblait devoir
saipnire ao moins la discorde. Tous ceux qui depuis Napo*
léoD avaient gardé le culte de la force, attendaient de lui, à dé-
bnt d'antre résultat, la tranquillité, ce premier besoin du pays.
Ksis ce général , inconcevable mélange de férocité etd'indéci-
âoD, vint à bout de Barcelone soulevée en la bombardant ; puis
0 n'osa, pea de temps après, employer la force contre une au-
tre insurrection; il s'enfuit en Angleterre, insulté, pour sa
conardise, de cenx qui avaient maudit sa rigueur. Alors Isabelle
fot déclarée majeure ( 1844 ) ; Christine fut rappelée, avec Mar-
tina de la Rosa et les modérés ; mais la trauquillité ne revint
ps. Le mariage de la reine devint une affaire d'État , dont
imites les puissances se mêlèrent ; et ce perpétuel va-et-vient de
oiinstères et départis atteste bien qu'aucun d'entre eux n'avait
son point d^appul dams le peuple.
La seule unité du pays, l'unité catholique, cette force de la
monarchie espagnole, a reçu une forte atteinte de la conGsca-
tkm des biens du clergé, de.l'abolition du tribunal de la noncia*
tare, et du droit de nommer aux évécbés, réservé à Rome. Ces
acsnrcs, destinées à pourvoir, d'un autre côté, à la dette publi-
que, ont produit de grands changements dans les propriétés et
les intérêts locaux : telle est la richesse du sol , qu'il sufGrait
de peu d'années de tranquillité pour ramener une situation
prospère. De bonnes lois sur les mines ont déjà produit des
résultats avantageux à l'industrie du fer ; et Ton ne retire pas
mon» de 60,000 kilogrammes d'or, par an, des mines de Gre*
nade et de Murcie. Gibraltar, il est vrai, est un entrepôt de
produits anglais , destinés à être introduits en Espagne par
contrebande ; le cours des fleuves aussi est interrompu par la
320 PBNINSULE IBKBIQUE.
douane do Portogal , dont ils triTenent le territoire pour m
rendre à la mer ; mais on pourra y remédier en modifiant k
système de prohibition, dont aooim pays n*a eu plus à soui&ir
que l'Espagne. Si le mouvenient d'absorption des petites natio-
nalités dans les grandes se poursuit, la Péninsule, réunie en oo
seul eorps, retrouvera la prépondérance qu'elle a eue jadis panni
les nations européennes.
L'Espagne n'a pas trouvé, après la perte de ses colonies, les
avantages que l'Angleterre a reeueillis après raffranchissemenl
des siennes. Trop faible et trop malheureuse alors pour eoo*
dure des traités de commerce à son profit, elle n'a pas ménie
obtenu plus tard quelques indemnités pour les propriétés con-
fisquées de ses sujets, ni pour les domaines de la couronne ; elle
n'a pu davantage mettre à la charge de l'Amérique émancipée
une partie de la dette qui l'écrase.
Il lui reste pourtant assez de possessions pour figurer eocore
parmi les puissances coloniales. Cuba est l'Ile que la nature a )e
plus richement dotée ; et la Havane, qui domine la double en-
trée du golfe, est l'un des meilleurs ports du nouveau monde.
Depuis que le gouvernement a renoncé au monopole de son
excellent tabac , la culture s'en est considérablement accrue.
Indépendamment du coton et des rayons de miel , on exporte
de la Havane autant de sucre et de café que de toutes les An-
tilles anglaises et de Tlle Maurice. Porto-Ricoo, qui, en 160S,
manquait de sucre pour sa consommation , est arrivé à en pro-
duire plus d'un million de quintaux. Mais l'Angleterre, qui con-
naît Timportance de ces positions, travaille à rattacher les habi-
tantsà ses propres intérêts; et si une guerre survenait, l'Espagne
pourrait-elle les défendre? Le pourrait-elle contre les États-
Unis?
Les Philippines offrent aussi en Asie un beau champ h Tac-
tivité espagnole, situées, comme elles le sont, de la manière la
plus favorable au grand commerce. Manille, assise au fow
d'une vaste baie où se jettent les grands fleuves qui la meUeat |
en communication avec toute 111e de Luçon, fut comme oubiiéi |
par les Espagnols , après sa fondation: c'était l'époque de leuTS
guerres avec les Pays-Bas et l'Angleterre; mais quelques cok)0&
SliÈDB ET DANÉHABK. 321
restes là, soutenus par Ténergie de don Juan d'Antricbe et
par ks missionnaireB , fiDirentj>ar donner Tessor à sa prospé-
rité. L'industrie et le eommerce y ont pénétré aussi avec les
Chinois; mais ces hôtes turbulents ont besoin d'être sévèrement
coDtenos. Les établissements européens, les sociétés commer-
ciales s'y sont multipliés depuis, grâce aux émigrations, à tel
point que la population espagnole y a doublé depuis le eom-
roencemeot du siècle. Mais ce sont là aussi des possessions
pncaires; la marine espagnole ne suffirait pas pour les pro-
tfser> contre les Anglais, ni même contre la piraterie des
Ilbnos.
SUEDE ET DANEUARIL
De tous les soldats de la Révolution devenus souverains ,
Bernadette seul a su conserver le trône et fonder une dynastie.
Volontaire dans le régiment de Royal -Marine, il était sergent-
major lorsque arriva la Révolution qui devait faire de lui un
prince, puis le porter enfin sur les marches du trône de Suède.
Vieux soldat républicain , il sut conserver sa personnalité in-
tacte, quand tant d'autres étaient absorbés dans celle de Napo%
Icon : ce fut par là qu'il attira sur lui les regards d'un peuple qui
cherchait un roi parmi les satellites de cet astre resplendissant.
Alors il comprit que son devoir était de préférer les intérêts de
la Suède à tous autres; et, comme elle n'avait point de raisons
poar détester les Anglais et ne pouvait vivre sans commerce,
il refusa de se prêter au blocus continental. De là les dissenti-
ments qui firent à Napoléon un dangereux ennemi de son an-
' En 1764, TEftpagne comptait cent soixante-dix-huit bâtiments de
PKrre, savoir : soixante-sept vaisseaux de ligne , quarante-sept frégates,
i«iaile*qiiatre bâtiments plus petits. Elle n'avait plus, en 1646, que
lr«s TSÉaseaux de bant bord , six frégates , cinq corvettes, sept bricks
(ie fisgt , et quelques bâtiments moindres encore.
392 SUÈDB ET DANEMARK.
cien général. Les uns veulent que Beroadotte lui-même ait ir-
rité la haine des rois contre le maître de la France; d*autres,
qu*ii ait ambitionné le rôle de médiateur entre eux et Napoléon ;
ceux •ci, qu*il ait songé à lui succéder; ceux-là, quHl se soit
entendu avec les vieux jacobins pour rétablir la république
française. Tout cela 8>st dit, et plus encore. Le fiait est qu^il
fut maintenu par le congrès de Vienne.
La Poméranie devait être cédée au Danemark, aux termes
du traité de Kiel, en échange de la Norwége; mais cette puis-
sance ayant manqué à ses engagements en 1814, la Suède oc-
cupa la Norwége à main armée, et, le fait une fois accompli,
elle le fit accepter sans indemnité; puis , n'espérant guère con-
server la Poméranffe et Tlle de Rugen en cas de guerre, elle
les vendit à la Prusse pour 5 millions.
Deux royaumes de constitutions différentes se trouvèrent ainsi
réunis. Une assemblée constituante, en 1814, rédigea dans quatre
jours la constitution norwégienne, que le congrès de Vienne
approuva sans beaucoup d'attention. Elle ressemble fort à celle
des États*Unis : c'est une démocratie sous un roi, selon Tanti-
que esprit d'un pays où la féodalité n*a jamais pris pied , oiir le
paysan a toujours été libre , et où la propriété est très-divisée.
Tout Norwégien âgé de vingt-cinq ans , propriétaire , .usufrui-
tier ou fermier à vie d'un fief, tout habitant d'une ville est élec-
teur; à trente ans il devient éligible, pourvu qu*il ne tienne
ni à la cour ni à quelque ministère ; qu'il n'ait ni pension, ni
emploi subalterne dans une maison de commerce. Le vote est
public; le parlement («tor/Atn^) triennal se convoque lui-même,
et une loi adoptée dans trois législatures n'a point besoin de la
.sanction royale. Ce fut ainsi que passa l'abolition de la noblesse
héréditaire. Il p'y a point de profession honorable qui ne soii
représentée dans le parlement; aussi y voit-on des gens de toute
condition. Le président et le vice-président sont renouvelés tous
les huit jours , et au commencement de la session un quart dn
iiorihing est choisi pour former la chambre haute {^lagthingh
rjui délibère sur les propositions de la chambre des communes
( odeUfhing ), et juge les ministres accusés par elle. Ceux fi
n'assistent point aux discussions. Non-seulement la presse
SOÈDE ET BAHBMABE. 323
«ififaR, ma» le gouvernement favorise les jonrnaax en les
aeqptant du droit de poète. La peine de mort est ineonnue
en Aerwége. L'émancipation des eàtboliqoes a été décrétée en
jaitt I84&, tandis qu'en Suisse on £nt eneore le procès à ceux
qà dnadocmcnt TÉglise luthérienne. Tontes les cérémonies qaà
entaient avant le luthéranisme ont été conservées. Ainsi ce
pays goûte tons les firuita des mœurs simples de la liberté.
La féodalité pénétra en Suède vers Tan 840 , lorsque Brand-
twaad distribua à ses sqjets le sol déboisé pour le cultiver,
soos robiigation du service militaire ou d'un tribut équivalent.
La eoaroone aliéna plus tard sa propre souveraineté , et trans*
■it à des seigneuv tons les droits qu'elle avait sur le sol ; mais
eoame il n'existait ni loi de substitution, ni droit de priroogé*
aiime» oe n*était point, à vrai dire, une aristocratie. Eric, fils de
GastBve Wasa , créa le premier des titres de noblesse , dont le
s'aœrut dans les guerres qui se succédèrent depuis :
on ne trouva là que des officiers nobles , dépendants de la
, et qui ne formaient point un corps; tandis que le
deigé, proporiétaire d'immenses domaines ' inaliénables, jouissait
d'une graBde puissance. La bourgeoisie était sans force dans
un pays pauvre et sans industrie; les paysans formaient la
■nan de la popubtion : libres^ ils fournissaient des troupes au
roi, mais non aux leudataires ; et» toujours armés pour la chasse,
ils ne furent jamais asservis. La couronne, élective , se confé-
rait sous des restrictions de plus en plus sévères. Dès le treizième
siècle, un sénat souverain, nommé par le roi, mais que les
états généraux pouvaient déposer, discutait les af&ires du gou-
La constitution donnée sous le ministère d'Oxenstiem fut
abolie jgu Gustave 111; et lorsque Gustave IV fi|t déposé par
ledne de Sudemianie(juin 1809) *, les états s'assemblèrent pour
à la bâte une nouvelle charte. Gomme on ne visait qu'a
l'autorité royale, chaque député y apporta quelque
article qui fut adopté après discussion, sans qu'on s'inquiétât
de Tien coordonner ; aussi oette charte, qui ressemble en partie
• Voy. I. Il, p. r
324 SUÈDE ET DAIfEUARK.
à rœavre d^Oxeostieni, pèche-t-clle pnr la confusion. Les
états généraui sont composés de quatre chambres , la noblesse,
le clergé, les bourgeois, et les paysans. L*ordre du clei^é, dont
le roi est le chef visible, se compose de rarchevéque d*Upsa),
.de onze évéques, et des députés élus par les ecclésiastiqueg de
chaque diocèse. Le luthéranisme n^a guère modifié un peuple
qui n*y était pas préparé; le clergé y est très-riche , et le culte
très-pompeux. La secte des illuminés de Swedenborg a trouvé
dans ce pays de nombreux adeptes. Deux mille quatre cents fa-
milles environ ont été anoblies par le roi et inscrites dans le
livre d'or ; ce nombre est demeuré invariable. Le chef de eba-
cune de ces maisons, méritant ou non , est membre effectif de
TËtat. Les terres nobles sont exemptes d*impôt. I^ bourgeoisie
est représentée par les élus des quatre-vingt-cinq villes, qui
comptent plus de 280,000 habitants; les repr^entants des
paysans sont élus par district, et doivent être propriétaires;
point de représentation pour les non-propriétaires , qu'ils soient
savants, chefs de manufactures, jurisconsultes. L'ordre des pay-
sans compte 2,600,000 âmes , possédant les deux tiers du ter-
ritoire. Les états se réunissent tous les cinq ans pour airéter
les comptes et voter Timpôt; le vote a lieu par ordre séparé-
ment, ce qui peut rendre nul le dernier, attendu que si les trois
premiers adoptent, le veto du quatrième est sans valeur. L*u*
nanimité n'est exigée que pour les lois fondamentales; et il
faut que la proposition se discute sur-le-champ; mais elle n'est
votée que dans la session suivante , c'est-à-dire cinq ans après,
ce qui rend les délibérations très-difflciles. Le roi gouverne selon
les formes établies, avec un conseil d'État de neuf membres
nommés par lui , ainsi que tous les fonctionnaires ; s'il s'absente
pendant tme année, le trône est déclaré vacant.
Les états généraux nomment un procureur général de la jus-
tice, pour veiller à la stricte observation des lois, ainsi quun
comité de constitution , qui peut se faire communiquer les pro-
cès-verbaux du conseil d'État, et, le cas échéant, mettre les
ministres en accusation. La presse est libre; cependant le chan-
celier peut non-seulement réprimer, mais même supprimer les
journaux. T^ jury nVxiste que pour tes délits de presse.
SUEDB ET IMNEHARK. 335
Le tribunal de ropinion {opinions namud )e&t une institu-
tioolOQte particulière à la Suède; c*est une sorte d^ostradsme
qni peut renverser le pouvoir exécutif. La législation a conservé
beaoeoap de vieilles coutumes, et le code ordonné par le roi
co 1833 n*a pas été promulgué.
{.Inégalité, comme on le voit, est consacrée par la eonstitu*
tioa. L'ordre le moins nombreux possède les emplois et la ma-
joriié des votes dans la diète; il dédaigne le commerce, qui
périrait s*il n'était ravivé par les étrangers. Toutes les industries
laeiœntpar privilèges, sauf Fagriculture : source d'entrave
etffisDlement. La vanité s'attache, en outre, à ces faveun; et
i'espril de corps amoindrit le sentiment de la moralité person-
nelle.
Le système militaire est bon, et l'armée indella mérite d'être
eilée en particolier. Jadis les propriétaires étaient obligés de
nine le roi à la guerre, avec un nombre d*faommes propor-
tioimé à leurs possessions; Y élection et la noblesse furent con-
férées aux plus riches, qui servaient à cheval. Charles XI,
voyant que les finances de l'État ne sufBsalent pas à l'entretien
<l*iiiie armée permanente , fit revenir à la couronne, par l'acte de
rédtKtkm de 1680 , un grand nombre de propriétés. On eut
alors des régiments soldés {va€rfcade)'y une partie des biens
fanot assignés en guise de solde aux officiers et aux sous-qfQ-
ficfs {botteile ). Les provinces n'en restèrent pas moins obli-
gées de fournir un contingent de troupes qui, sauf les cas de
l^esoin , vivent dans des cabanes séparément et cultivent un
petit terrain, au lieu de paye: troupes essentiellement natio-
nales , et qui ne s'amollissent point en temps de paix. Beaucoup
d'oflfeiers remplissent d'ailleurs des fonctions civiles.
Lon de la mort de Charles XIII, en 1818, Beroadotte eut à
réprimer on soulèvement momentané en Morwége, et fut ensuite
eooronné dans les deux royaumes. Qabile à passer d'une religion
a r»tre, d*une politique à une autre, à sacrifier l'idée au fait,
îl KHitint sa dignité en face de la Sainte-Alliance, qui ne lui
épargnait pas ses conseils contre les libertés du pays. Durant sa
Wigoe vie, qui ne finit qu'au 8 mars 1844 , il se consacra à la
prospérité de sa patrie adoptive ; il sut conserver la paix, malgré
■IW. M CBRT ANS. — T. III. 28
336 SUÈDE ET DANEMARK.
les intrigues de la dynastie déchue , et avec la liberté <fe b
presse; il opéra des merveilles économiques; et, en dépit des
catastrophes répétées qui frappèrent le pays, il éteignit à pai
de chose près la dette suédoise , et réduisit de moitié celle de
la Norwége. La Suède a beaucoup amélioré son état agricole,
et, au lieu dMmporter des blés, comme jadis, die en exporte
aujourd'hui. De 1805 à 1828, la population s*est aoeroe de
dix-huit pour cent; mais les pauvres y sont toujours nom-
breux.
La Suède est riche surtout en mines d'alun, de cobalt, d'étain ;
on travaille activement aux mines d'argent de Kongsberg, et le
fer suédois est le meilleur de l'Europe. Sa marine est devenue
excellente : ce qui devait être dans un pays dont les frootière^
touchent par les neuf>dixièmes à la mer, et qui produit les meil-
leurs bois de construction. On a ouvert entre les lacs, en fS33,
les canaux de Trollhatta et de Gothîe, qui font communiquer
les deux mers, et abrègent le trajet entfe la Russie, r Angletem
et l'Amérique. En 1835 , une grande route a été pratiquée à tra-
vers les Alpes norwégiennes. Une banque qui remonte à fS57,
Indépendante du roi , émet du papier monnaie, et prête à l'agri-
culture et au commerce au taux de trois pour cent. T^ ba-
teaux à vapeur se croisent de tous cdtés , et il est question au-
jourd'hui de chemins de fer qui relieraient à Stockholm les
principaux ports situés sur le Cattégat , le Sund , la Baltique et
le golfe de Bothnie; ce qui affranchirait la Suède da péage do
Sund, qui la rend tributaire du Danemark.
La noblesse cependant, investie par privilège de tous les em-
plois civils et militaires, s'appauvrit , pendant que la classe 6fs
négociants s'élève; et les immeubles, dont un tiers était «icore
il y a peu de temps' dans ses mains , ont passé dans celles des
bourgeois et des payàins, ou sont grevés d'hypothèques. Les
dignités ecclésiastiques passent aussi à des roturiers, ee qui leur
donne entrée dans un des quatre corps qui votent à la diète.
Mais la prospérité n'existera que quand le clergé et les paysans
auront diangé de rôle, et lorsque, par la liberté du commerce, la
Suède pourra subvenir à la disette de bois et de fer qui com-
mence à se faire sentir en Europe.
SUEDE ET DANEMARK. ^27
Dqà feiemple de la Norwége , et le mouvement imprimé
am tspntB par tous les événements de ce siècle, se font sen-
tir ni Suède ; aussi aspire-t-elle à améliorer ses institutions ,
i étendre à tous le droit électoral. Accorder un nombre égal
(Tâeeteoisaax quatre ordres, en former une seule chambre vo-
tant par tête et élisant les membres de la chambre hante , tel
est le Tsn général. Cependant deux peuples différents , réunis,
comme bien d'autres, par le congrès de Vienne, s'accordent
mal entre eux ; et la route que Bemadotte a ouverte h grands
frais à travars les Alpes Scandinaves ne suffit pas pour joindre
la ?ïorw^ à la Suède , quand la mer et la communauté de
bope la rapprochent du Danemark.
Im traités de Vienne ont accablé le Danemark , ils ont amoin-
drisoQ territoire. 11 n*est pas riche, et une grande partie de la
dette qu'il a contractée pour rester fidèle à la France pèse eu*
eore sur ce petit État. Sa marine marchande excelle non-seu-
lement dans la pèche du Nord, mais elle fréquente aussi la Ma-
laise et les mers de la Chine» bien que la perte de la Norwége
loi ait enlevé des matelots d'élite. Le Danemark a vendu der-
nièrement à la Grande-Bretagne ses possessions d'Afrique.
L'Islande a acquis une telle importance, que Ton ne songe plus
ramme autrefois à délaisser ce volcan éteint, et à transporter
dans le Jutland ses quelques centaines d'habitants.
Le péage du Sund est une des compensations accordées au
Danemark pour la perte de la Norwége, lors des distributions
de territoire faites à Vienne. C'était peu de chose alors; mais
le iModnit s'est accru avec les progrès du commerce , jusqu'à
devenir le principal revenu du royaume ' . Mais les étrangers
élèvent des réclamations continuelles contre cette servitude ab-
surde imposée à la mer; et ils étudient les moyens de l'éluder,
& ils De réussissent pas à la détruire.
Les monarques danois , absolus depuis que le peuple , eu
IM, renonça en leur faveur à tous ses privilèges, n'avaient
' Ea 1S44» ce péage rapporta presque six milUons. 11 y passa 4,463 na-
«voasglais» 3,78S suédois, 2,979 prussiens, 2,005 hanovriens et
Bdtlemboorgeois, 1,267 hollandais, 763 russes, 302 français, etc.
328 SUÈDB ET DAllEMARK.
lien fait depuis pour ce peuple généreux. Aussi tout y était-il à
réclamer; il n'y avait point dMnstitutions existantes; on de*
manda donc un statut parlementaire : mais les uns le voulaient
conforme aux anciennes coutumes , les autres approprié aux
idées modernes. Frédéric Vf ( 1808-1839 ) , élevé dans la rigi-
dité des vieux' usages, n'avait pointftippris la modération dans
sa malheureuse alliance avec la France , mais il comprenait que
des libertés profiteraient au pays. 11 fiivorisa les bourgeois en
haine de Taristocratie , fit des grades académiques la coodition
des emplois , auxquels il attacha les privilèges nobiliaires. H
avait promis depuis 1815 des états provinciaux; mais il n'arait
rien fait encore , quand la révolution de juillet vint enflammer
les esprits. C*est alors qu'il se vit forcé d'accorder la cons-
titution promise, avec assemblées provinciales, consulta-
tives seulement, et non pas générales : du reste, point de par-
lement législatif, point de publicité, point de vote de l'impôt,
ni de liberté de la presse. D'après ce statut, le royaume est di-
visé en quatre parties : les lies danoises, le Jutland , le duché de
SIeswig , le duché de Holstein ; chacune d'elles possède une as-
semblée biennale, dont les membres sont élus directement par
des propriétaires payant une certaine taxe.
Ces concessions, si minces qu'elles fussent, furent aceneil-
lies avec transport : cependant l'opposition libérale se fortifie ;
elle est toujours monarchique, mais avec des bases démocra*
tiques dans le Jutland, tandis que dans le Holstein elle tend à
l'aristocratie. En général, la constitution de la France y est
moins enviée que celle de la Norwége, fondée sur le droit com-
mun , ^ans privilège social ni politique. Christian VIII avait
donné lui-même cette constitution aux Norwégiens. On assura
donc, lorsqu*il prit la couronne de Danemark (1839), qu'il
rappliquerait à ce pays, lui qu'on avait vu prendre parti en Italie
pour les libéraux. Mais il n*en fût rien , et il s'en tinta l'exemple
paternel ; il chercha même h faire aux provinces allemandes
une aussi petite part de liberté qu'aux autres. Cependant les
gens avisés lui représentaient que le droit divin allait s'afiai-
blissant, et que le meilleur moyen de consolider son trdne était
de le populariser. Frédéric VII , son successeur, à peine sur le
SniDE ET DANEMARK. 329
troDe (janTîer 1848 ), accorda cette constitution qui devait être
bicoiôt une source de discorde et de guerre.
Depuis 1460, le ducbé de Sleswig, c'est-à-dire le Jutland mé-
ndiooaJ , et le duché de Holstein, État de l'empire germanique,
se sont trouvés réunis au Danemark , sous la maison d*01den-
iNwrg. L*union est telle cependant que les deux principautés ,
iDdissoInblement liées entre elles, ne sont qu'une dépendance
do DaDemark. La maison d'Oldenlîourg s'étant divisée en deux
brandies , Tune a régné en Danemark ; l'antre , celle de Uols«
tao-Gottorp, a possédé la majeure partie des deux duchés
raiDffle feudataire du Danemark, tandis que, pour une autre
partie et pour certaines affaires de haute importance , le gouver-
iMment était exercé par les deux branches en commun. Il en
résulta des difficultés inextricables. Les ducs de Gottorp , par
la paix de Roskil (1C68 ), obtinrent d'être déclarés souverains ;
mais les rois de Danemark eurent toujours l'oeil ouvert sur eux ;
et en 1720 ils se rendirent maîtres du Sleswig , puis du Hols-
teioen 1773, qu'ils échangèrent contre les pays d'Oldenbourg
et de DelmenhoTSt. Cependant les deux duchés eurent toujours
noe existence distincte; les traités de Vienne consacrèrent cette
séparation , et le roi de Danemark , comme duc de Holstein,
devint membre de la confédération germanique, et, de plus, il
obtint le Lauenbourg, en compensation de la Norwége.
Aujourd'hui que la dynastie de Danemark parait prête à
s^éteindre, c'est une question grave que celle de la succession :
eette succession n*est pas soumise aux mêmes règles en Dane*
mark, dans le Sleswig, et dans les duchés de Holstein et de
Uoenbourg. En Danemark, la primogéniture est établie; et,
àdéfaut d'héritiers mâles, le droit passe à la ligne féminine
de mâle en mâle ; ce qui porterait au trône Frédéric de Hesse ,
qui est issu d'une sœur du feu roi. Le privilège des mâles sub-
siste au contraire dans les duchés ; mais l'on ne s'accorde pas sur
ti manière de l'interpréter. La maison impériale de Russie, qui
prétend l'emporter sur les UolsteinrSonderbourg , attache une
importance extrême à une acquisition qui lui donnerait entrée
àm la diète germanique.
En juillet 1846; le roi de Danemark déclara que les duchés
28.
330 SUÈDB ET DANEMARK.
allemands continuaient de faire partie du royaume de Daue-
mark , en se prononçant moins formellement quant au Hols-
tein. Il s*éleva à oe sujet force protestations, surtout quand
la mort de Christian VIll avança le cas éventuel d'une suc-
cession étrangère. Frédéric VII convoqua une assemblée cons-
tituante où le Holstein et le Sleswig obtinrent un nombre
égal de représentants. On croyait ainsi que la liberté les rap-
procherait ; mais c'était l*beure des révolutions : les duché
se levèrent en armes en protestant et en invoquant le parle-
ment germanique qui venait de s'assembler. Le Danemark
voulut réprimer cette révolte; mais la Prusse prit fait et cause
pour les duchés, comme exécutrice des décrets de l'assemblée
germanique ; il s'en est suivi des batailles , des dévastations»
des armistices; et ces pauvres pays, enjeu de iadi^[Nite, sont
demeurés en suspens jusqu'à ce jour >.
Le fait est que les populations tudesques adjugées au Dane-
mark ont peine à s'assimiler avec la population Scandinave ; oo
sent au delà de l'Elbe cette tendance des peuples à se rappro-
cher selon leur race, leur langue, leur religion. Aussi, dans
la Péninsule, ne voit-on pas de mauvais oeil les habitants des
duchés repousser la langue et les coutumes danoises, pour
chercher à se rattacher à l'Allemagne. Cette force secrète qui
pousse les nations européennes à se grouper selon les affinités
de langue, de race et de religion, s'augmente, dans oe pays, de
la crainte de voir le Danemark absorbé par le colosse russe.
Il y existe des sociétés secrètes qui ré vent la .réunion des trois
royaumes Scandinaves, et des associations d'étudiants font ser-
ment d'y travailler, dans l'espoir que l'union Scandinave serait
une barrière entre la Russie et la mer du Nord, qu'elle convoite.
I Par un acte eigoé à Varsovie le 24 mai 1851 , entre les souverains
de Russie et de Danemark , la succession danoise se tronverail réglée
comme il suit : Tempereur de Russie renonoerait aux droits éventoeU
qui lui appartiennent, comme chef de la branche atnée de Holstdn-Got-
torp , en faveur du prince Chrétien de Gluksboorg, et de son épouse,
Louise de Hesae, lesquels à Textinction de la lignée mAle actnellemeBl
régnante réuniraient en eux tous les droits d^hérédité propres à maia-
tenir la monarchie danoise dans son intégrité. ( Am. R. )
COMFKDÉAATION SUISSE. 331
CONFEDERATION SUISSE.
La constitution unitaire que Napoléon donna aux Suisses
{ 1803) ne répondait ni aux traditions ni aux besoins d*un pays
façonné depuis des siècles à Tindépendance cantonale et coii>-
Biuale. Cétait une fédération , où les bourgmestres de Fri*
boorg, de Berne, de Soleure, de Bâle, Zurich et Luceme, de-
vacnt être, à tour de rôle et pendant une année, landamann et
chargés des rapports diplomatiques. Il y eut entre les villes et
les campagnes égalité de droite politiques ; les juridictions ec-
désastiqaes disparurent ; chaque canton eut son grand et son
petit conseil; partout Pesprit démocratique vitson action enrayée.
La Suisse éprouva dans les guerres de ce temps tous les
maux auxquels le faible est réservé : territoire et constitution
furent violés tantôt par une puissance , tantôt par une autre.
Genève et le Valais avaient été réunis à la France, et le canton
eu Tésin occupé par les troupes italiennes.
Cependant la Suisse vit TAutricbe, son ennemie séculaire ,
rrjetée loin d'elle par les vicissitudes de la guerre; et elle
parut recouvrer, au mUieu de tant de secousses, la vie, les arts,
Tesprit d'association. ^Lors de la catastrophe napoléonienne ,
elle fut de nouveau foulée par les armées étrangères, et elle eut
sa part de ces promesses de réintégration et d'indépendance
dont on était prodigue alors. Située dans la partie la plus éle-
vée de l'Europe, comme une citadelle qui domine les princi-
paux États , occupant le versant oriental du Jura , couvrant
cette grande étendue de la frontière française, et pénétrant, par
les hautes vallées de l'Inn, du Tésin et du Rhin, dans les bas-
sins du Danube, du Pô et du bas Rhin, la puissance qui y do-
minerait pourrait à l'improviste verser sur les autres des forces
écrasantes. Aussi trouva-t-on qu'il importait à la paix de l'Eu-
rope de la déclarer neutre, à la condition qu'elle conservât les
formes extérieures de son organisation et son ancien territoire.
333 CONFEDEBATIOll 8D1SSB.
En conséquence, les cantons, après plus d*un orage, jurèrent une
éternelle alliance ( 17 août 1815 ); et la confédération fut re-
constituée , en y ajoutant Genève et le pays de Vaud, partie
du pays de Gex, et tout le Léman ; de sorte que le Jura devint
sa limite avec la France. Du côté de la Savoie, une ligne neutre
fut tirée du lac d*Annecy à celui du Bourget et au Rhône. Une
partie de Tévéché de Bâle fut attachée au canton de ce nom , et
le reste à celui de Berne. Les Grisons ne recouvrèrent pas les
vallées italiennes, ni les cantons montagnards les bailliages du
Tessin, dont il fut formé un canton ; Tévéque de Constance per-
dit tout pouvoir sur la confédération. La Suisse s'obligea à tenir
sur pied une armée de trente mille hommes, dont chaque canton,
en cas de péril, serait en droit de réclamer le secours. L'empereur
Alexandre, sous Tinspirationdu général la Harpe, son ancien pré-
cepteur, se réserva la réorganisation de ce pays ; il y eonserra
beaucoup de bonnes choses « et accorda peu a ceux qui deman-
daient la souveraineté absolue de chaque canton, et des garanties
pour empêcher Tun d'entre eux de prévaloir sur les autres. Les
députés des vingt-deux honorables cantons , réunis alternative-
ment chaque année à Zurich, Berne et Luceme, délibèrent sur
les affaires communes , votant à raison d*une voix par canton ,
selon les instructions qu'ils ont reçnes, et décidant à la majorité.
C'est la diète qui décide de la paix et de la guerre, et qui a
mission d'aplanir les différends intérieurs. Cette espèce d'unité,
qui empêche les cantons de contracter des alliances particu-
lières , ne détruit pas l'indépendance de chacun ; mais la diète
fut déclarée puissance souveraine, quoique liée par les instruc-
tions que chaque canton donne à son député; comme si les
puissances qui dictèrent le pacte fédéral avaient eu pour but
d^affaibiir le principe démocratique de l'individualité canto-
nale , et de diminuer en même temps l'indépendance du pays.
Enfin, l'égalité de vote, entre des cantons si différents en force,
empêche les plus importants de prévaloir ; mais les résolutions
en sont souvent retardées.
En dépit de cette influence étrangère dont le pacte fédéral
porte le cachet, et de la précipitation inévitable dans tous les
actes de cette époque, la Suisse y trouva un progrès incontes-
COnrÉDBBATlON SUISSE. 833
taUe. £a efTel, tout en s'intituJant république, elle n*étalt, a?aiit
la B^rolution, qu'une oligarehie (heimaioibsen ), avec des sujets,
atee une raœ proscrite, espèce de zingaris ou de parias, sans
inUs ni lois. L'absurdité des pays si^jets disparut, avec la
eomiptîMi qQ*y apportait la vénalité des charges; toute hié-
larchie entre les cantons fut supprimée. Le cas où Ton verrait
les Suisses combattre contre les Suisses avait été prévu ; et ce-
pendant le pays n*en continua pas moins de fournir des régi-
ments aux Bays-Bas, à la France, à Naples, à TEspagne, d'autant
pitas condamnable en cela que ces troupes mercenaires jae se
bornent plus à parader devant les cours, mais sont enrôlés pour
servir contre les peuples.
Chacun des cantons se donna sa constitution particulière, mo-
dèle sur la constitution générale , restreignant aussi les droits,
fortifiant les s&ats aux dépens des bourgeois, qui à leur tour
furent mieux partagés que les habitants de la campagne. Uri,
Scbwitz, Glaris, Zug, Appenzell, Unterwald, démocraties pures,
éliient leurs magistrats en assemblées générales, et délibèrent
vraimentsur leursintéréts. Chez les Grisons, le pouvoir suprême
réside dans l'ensemble des conseils et municipalités des vingt-
dnq communes, qui peuvent être considérées comme autant de
petites républiques , qui forment trois ligues. Dans les autres
cantons, la souveraineté est exercée par un grand conseil, nommé
par le peuple à Sain^Gall, Argovie, Thurgovie, dans le Tésin ,
le pays de Vaud, et à Genève ; tandis qu'à Fribourg, Berne, So-
lenre,Luceme, Schafifouse, Zurich et Bâle, cette élection est
à peu près dans les mains des bourgeois.
Les communes embarrassent le pouvoir législatif par des ré-
sistances locales, et perpétuent des préjugés et des abus; elles
se refusent à toute imposition nouvelle, ce qui force à conserver
les anciennes , lors même qu'elles sont absurdes ; elles confon-
dent les pouvoirs , suscitent des jalousies , oublient la natioi»
pour le clocher. Le roi de Prusse ne put ^ en 1815 , abolir la
torture à Neufchâtel que par une ordonnance inconstitutionnelle.-
L'une des plaies de ces pays, c'est qu'ils n'ont ni unité d'origine,
ni unité de foi, de langue, d'éducation. Dans la Suisse romane,
qui comprend le versant oriental du Jura , le lac de MeufebAtel-,
S34 GOHFÉDÉBATION SUISSE.
•
la rite nord du lac de Genève, la vallée du Rhône au-dessus de
SkNif la partie orientale est réformée, Fribourg, ardente calho-
liqoe, et rindustrîeose Neufcbâtel, protestante. Les Allemands
y sont très-peu nombreux, tandis qu*ils forment le fond de la
Suisse allemande, où rè^ne la religion réformée. Quant à Ge-
nève, elle n*est plus la ville d'autrefois , calviniste ardente et
exclusive; et les catholiques, en assez grand nombre, y vivent
sous la protection des puissances étrangères. La Suisse italienne
est toute catholique. Le canton des Grisons , le plus étendu et
le moins peuplé, est un mélange original de roman et de teu-
tonique.
Lacantons, à Tépoque delà paix, se donnerait des codes ; celui
duTésin fut modelé sur le code italien. Celui de Genève, ouvrage
du professeur Belot , est, en fait de procédure , ce que Ton con-
naît de meilleur. Les menaces de la Sainte-Alliance ont souvent
forcé les Suisses , soit à repousser de leur sol hospitalier des ré-
fugiés politiques, soit à conserver des règlements intérieurs re-
connus mauvais , tandb que diez leurs voisins ils se sont vus
enlever certaines franchises commerciales dont ils jouissaient
autrefois. La civilisation cependant a pénétré chez eux avec la
richesse; les cantons de Tonest et du nord ont prospéré par
rmdustrie; Genève, Neufcbâtel , et Bâle, sont comptées parmi
les places de commerce les plus solides; des routes à travers les
montagnes sont venues fiiciliter .le transit, qui est la richesse de
certains cantons; Téducation s'y est perfectionnée par de nou-
veaux systèmes, et la réforme pénitentiaire y a trouvé aussi des
exemples dont on a profité.
Les loges maçonniques , que le général la Harpe et Tbisto-
vïea Zschokke avaient propagées, poussèrent beaucoup à ces in-
novations., Les illuminés d* Allemagne s*y réunirent, à Fiosti-
gation du Prussien Just Griiner, qui avait contribué activement
à constituer en Prusse la Tugenbund; enfin les carbonari
dltalie et de France, réfutés en foule dans le pajs après
leurs revers, établirent des ventes sur la frontière. A leur suite,
il se forma des sociétés pour le chant, pour les arts, surtout
pour le tir de la carabine (schûtsen-gesetischafl)^ mais imites
au fond ayant pour but des changements politiques, |dttsd*une
COnVÉDÉBATIOH SUISSE, 885
des changements sodaux, on Êdsant consister le progrès
à rendre de noareau la Soisse unitaire.
Ces éléments fermentaient déjà, lorsque la révolution de 1830
vint y mettre le feu. On invoqua bientÂt les droits du peuple ;
des milliers de pétitioqs demandèrent des réformes. Quant au
parti aristocratique, il ne pouvait guère compter sur les rois
étrangers, occupés li se défmdre eux-mêmes , ni sur les troupes
aotriehîeones» employées à surveiller le Tyrol et Tltalie. Partout
s*or|^nisait , au dehors, un corps avec lequel on marchait sur
leebef-lieu; et bientôt la constitution était changée , les pri-
vilèges de naissance et de localité étaient mis a terre du même
coup; et, de proche en proche, il se répandait une pluie de
constitutions où l'égalité, la liberté de la presse et des personnes
étaient proclamées. Neufchâtel voulut s*afiranchir de la Prusse;
mais elle essuya une répression sanglante. A Bâle, ce fut une
hme adiamée entre la ville et la campagne , et toute la Suisse
y prit part ; c'était à qui remporterait du grand nombre ou du
petit; enfin la campagne de Bâle resta séparée de la ville.
Les mêmes foits se passèrent dans d'autres cantons, augmen-
tant de plus en plus le morcellement Tous les privilèges de
nanssance tombèrent; il fut interdit d'accepter à l'étranger des
titres, des pensions, des fidéieommis; les jugements furent
rendus pubKcs, les juges indépendants du pouvoir exécutif;
le droit de pétition fut donné à tous,etla presse se trouva affran-
chie tout i &it. Hais on fàt moins pressé de réaliser d'utiles pro-
positions, telles que l'uniformité de mesures et de mminaie, l'ex-
tradition des crimmels, et la création d'une université fédérale ;
aussi étère-t-on la jeunesse suisse dans des établissements dont
ks doctrines sont tout à fait opposées. Quant à l'administration,
exercée gratuitement par les familles riches , elle est devenue
coûteuse avec la démocratie. 11 restait à refondre le pacte fédé-
ral, qui, fait à la hâte comme tous les actes de 1815, avait
mal déterminé les rapports des cantons entre eux. Ils s'étaient
alliés dans l'origine par l'unique besoin de la défense, mais ils
n'avaient jamais conçu l'idée d'une confédération forte et gé*
Bcrale ; et l'ardeur qu'ils mirent à se dégager, dès qu'ils le pu*
rent, de celle que Napoléon leur avait imposée, attestait com*^
896 CONFÉDÉRATION SUISSE.
bien le sentiment de rautonoroie dominait partout Mais, après
1830 , les démocrates , qui rencontraient dans la diète Topposi-
tion des petits cantons, proclamèrent qu'il était étrange que des
pâtres et des paysans comptassent autant que des hommes ins-
truits et pratiques ; les ambitieux auraient aimé les grands em-
plois , qui ne peuvent exister que dans une vaste république ;
les gros cantons auraient voulu resserrer Tunité, surtout Berne,
qui serait devenue capitale , et eût possédé le gouvernement et
le trésor national. Les cantons primitifs, menacés dans leur
souveraineté particulière, et exposés à être réduits à une véri-
table nullité, s'y opposèrent résolument; les cantons radieanx
et les cantons aristocratiques y répugnèient, par des motifs op-
Depuis lors la Suisse a été travaillée par des discordes conti-
nuelles, assiégée qu'elle est de tous côtés par les passions dé-
magogiques. Des utopistes qui n'ont rien à perdre, des réfugiés
qui haïssent toute institution conservatrice, s'y confondent avec
les vrais patriotes; et4es exagérés de liberté y ont été jusqu à
vouloir que toute comnume fût indépendante.
La liberté en Suisse n'exista plus que de nom, dès que l'on
vit la force prendre le rôle décisif. La formation des corps
francs vint en efifet détruire toute indépendance dans les éleo
tiens et dans les délibérations. Chaque canton se souilla de sang,
soit sur le champ de bataille, soit par l'échafaud. Genève, cette
capitale de Tindustrie et de l'intelligenoe, fit trois révolutions
violentes dans le sens libéral et protestant ; d'autres cantons se
fractionnèrent, de telle sorte qu'on peut dire aujourd'hui qu*ii
y en a vingt-sept; même, dans le Valais, cliacune des.treize
décuries se sépara des autres. Les constitutions diangent de
l'été à l'hiver.
Aux questions politiques se mêlent les questions religieuses.
lÀ , comme ailleurs , le congrès de Vienne ne songea guère
aux consciences. Il donna à Fribourg catliolique Morat pro-
testant; l'évéché de Bâle écliut comme indemnité à la proles-
tante Berne. lies évéques suisses n'ont pas de métropolitain , et
dépendent du nonce. La catholique Lucerne n'en est pas
moins radicale; les trois cantons primitifs sont catholiques,
COIlFÉoéBATIOK SjDISSS. 837
déttocntigues et conservateurs. A Berne, raristocratie dé-
chue ec le libéralisme qui lui a succédé sont protestants. Les li-
bénox de Zurich, Yoyaut le sentiment religieux renaître» cher-
dièrent à le battre en brèche en appelant le professeur Strauss,
qai nie Tenstenee du Christ; mais le peuple le chassa, et
renversa on gouvernement qui le 'comprenait si peu. Des trois
cantons directeurs , il n*y a que Luceme de catholique , bien
que la majorité des cantons appartienne à cette croyance; aussi
D a-t-îl pu tenir contre les deux autres. Le canton de Berne,
qui, par sa population ( 386,000 âmes) et ses richesses, est le plus
couidérable de beaucoup, et qui voudrait devenir le centre de
teste la Suisse, s*est efforcé d'attirer à lui les catholiques. Il y
réussit, lorsque, devenu le représentant du parti radical, il dé-
cida sept cantons protestants ou catholiques, et Luceme même,
à fanner une alliance. Dans une assemblée qui se tint alors à
Baden, on adopta des mesures contre les catholiques ; Rome ré-
clama, et finit par lancer Tanathème.
Quand Argovie, de sujette qu'elle étaiii devint canton indé-
pendant , il n*y avait ni ancienne noblesse ni ville importante
qui pât devenir un foyer de brigues politiques ; aussi ce canton
&*eat-il pas de peine, en 1830, à se constituer populairement;
foais comme il compte^ sur cent soixante-dix mille âmes, quatre-
Tingt-dix mille protestants, les catholiques eurent le dessous,
et en pâtirait; ils réagirent à leur tour, en s'appuyant sur les ri-
ches couvents du pays. Mais lorsque, après dix ans d'expérience,
la constitution fut révisée en 1840, l'égalité des droits fut re-
fusée aux catholiques. Luceme, au contraire, leur fut favo^
rable lorsqu'elle révisa aussi son pacte constitutionnel ; puis
elle se détacha de la ligue , et rejeta les articles de Baden. Le
parti opposé devint furieux; Berne, Argovie, Soleure, Bâie
campagne, et les autres protestants, se réunirent en armes;
ils envahirent le bailliage de Mûri (1841), chassèrent violem-
ment les moines , déclarèrent les couvents abolis , leurs biens
confisqués, et exécutèrent leur sentence parle meurtre et la
terreur.
Le pacte fédéral de 18t5 garantit « l'existence des couvents
tX des chapitres , ainsi que leurs propriétés. » C'était pour la
29
338 CONFÉOÉBATION SUISSE.
ocMifédéntion ^ il nous semble , le cas d*einpécher une pareille
violence. Biais le gouvernement central n'avait pas assez de
forces pour &ire exécuter ses décrets; de plus, Berne, alors
canton dirigeant, avait pris parti pour Argovie , et les protes-
tants s^appuyaient sur Fartide qui autorise chaque canton à régler
ses affaires intérieures. La diplomatie s*en mêla, et rAutricbe
par ses menaces ne fit qu*îrriter les esprits.
Lneeme, sous Tadministration du parti protestant, avait sup-
primé deux couvents de franciscains ; les catholiques qui vinrent
après demandèrent au pape de sanctionner la suppression de
ces couvents, jugeant quMl n'y avait pas lieu de lesTétablir. Le
pape y consentit, à la condition que leurs biens fussent em-
ployés à ériger un séminaire communal, exprimant le désir qu*ll
IQt confié aux jésuites, qui déjà exerçaient dans d'autres can-
tons. On en fit donc venir sept de Fribourg ; mais le parti en-
nemi jeta feu et flamme. Luceme, qui voyait son indépendance
attaquée , tint énernquement tête à cette bourrasque. Les au-
tres cantons virent la une belle occasion de se venger, d'écraser
cette ville, d'assouvir leur haine contre les jésuites, et d'ét^
blir la république unitaire. Un complot se forma pour égorger
les magistrats de Luceme ; mais il échoua , malgré le défaut de
ressources de ce gouvernement. Alors les corps firancs enva-
hirent le pays à main année ( 8 décembre 1844 ) ; mais ils fo-
rent battus et dispersés. Le docteur Steiger, chef de TexpéditioD,
fut condamné à mort ; il implora sa grâce , et réussit à s'évader.
Que ses partisans l'aient glorifié , c'était chose naturelle; mais
que certains gouvernements aient applaudi à sa condiûte, c'est
un outrage à la moralité, qui n'a qu'une manière ie voir sor
celui qui recourt à la force pour violenter sa patrie. Bientôt
après, le docteur Leu, chef du parti catholique à Lnceroe,
fut assassiné dans son lit. Des factions qui emploient de pareils
moyens se jugent elles-mêmes. La diète n'osa violer ni le prin-
cipe de tolérance, ni l'indépendance d'un des cantons ; maison
n'épargna pas les menaces, et la guerre couva dans les cceurs.
A quoi servent désormais les luttes de paroles, les questions
de légalité, les discussions fédérales, quand on a l'arme an
poing, quand la conscience et le raisonnement sont subordonnés
GOUFÂDÉAÀTION SUISSB. 339
diaque jour soi décisions de la force ? Lueeroe Ait envahie de
noeren ( 1^' avril 1845 ) par un corps qui avait pour chef
OehKobein ; le gouvernement de Genève , qui devait son exis-
teBce aa sofirage universel , fut renversé (8 octobre 1846 ) ; et
hriolenee imposa une constitution nouvelle d*une démocratie
ilfifflitée, avec une assemblée unique à qui appartient Télection
de magistnits. Alors on exclut ou Ton expulsa quiconque
l'était étefé, quiconque possédait, quiconque pouvait servir le
^ gratis ; on attenta jusqu'aux fondements de Texistence
note. Les puissances voisines armèrent, effrayées et mena-
çâmes; les .cantons catholiques de Lucerne, de Fribourg, du
Valais, de Schwitz , dUri , de Zug et dTnterwald > furent con-
duits, par le besoin de la défense, à former une ligue (5im-
Mimd)\ et ils se virent jeter la pierre, comme coupables d*il-
M'té; Ton demanda à grands cris à la diète la dissolution de
tttte figue séparée. Pour se procurer le nombre de voix sufG-
antes, on opéra de petites révolutions dans différents cantons
(^nllet 1847). Bientôt Ochsenbein, dMenu président de ta
<iKte, ne parla plus des jésuites ni de la ligue, mais de Funité
de la Suisse; et Ton vit bientôt un gouvernement helvétique se
<^ûQititaer à Berne. Les cantons catholiques repoussèrent des
décrets qui attentaient à leur indépendance, et, avec le courage
lianartfre, ils se mirent en devoir de défendre par les armes la
l'iwrté de conscience, et le droit que leur garantissait le pacte
oatio&al, de r^i^ler leurs institutions intérieures. La diète, de
^côté, décréta que Tarmée fédérale marcherait pour dissoudre
^ ligue; et le sang arrosa, dans cette lutte fratricide et mégale,
les tranquilles vallées (novembre 1847). L*arméedu Simder-
^ fut vaincue et dispersée partout.
Oq mit alors la main à une nouvelle constitution , que la
<&te adopta le 13 septembre 1848. Voici les bases de ce non*
^eaastauit : L'assemblée fédérale se compose d'un conseil na-
^oal et d'un conseil des états ; le premier est élu pour trois
^ par les cantons, dans la proportion d'un membre sur deux
mille habitants; l'autre se compose de deux membres par canton.
UaoqDseil exécutif et fédéral de sept membres est élu par l'as-
'to^ nationale; il dure trois ans, et se renouvelle intégra-
340 COIfFBDBBATlON GCaHÀRIQDB.
lement; son président , qui est celui de la confédération tout en-
tière, est annuel, et n*est rééligible qu'après un an d'intervalle.
Les questions de guerre, d'alliance, de traités, de rapports
diplomatiques, deptstes, de péages, sont du ressort de rassem-
blée fédérale. Enfin il y a un tribunal fédéral composé de onze
membres et autant de suppléants, qui est élu pour trois ans par
rassemblée , et qui juge , en matière civile , entre les cantons ,
ou entre ceux-ci et la confédération, ou entre les cantons, b
confédération et les particuliers.
Plaise à Dieu que la Suisse arrive à réconcilier désormais la
force avec la liberté , et qu'après avoir pu subsister oomme
elle Ta fait dans le relâchement fédéral , elle ne se désorganise
pas en essayant d'un système plus vigoureux ; qu'elle attire le
pouvoir au centre, sans attenter à l'existence individuelle des
canUAis , et à ses formes traditionnelles de gouvernement et
de droits ! c'est alors qu'elle servira d'exemple aux amis des cons-
titutions républicaine^
OONFBDBBATIO?! GBBMAtflOUS*
Autrefois les deux rives du Rhin étaient regardées oomme
allemandes ; mais la France peu à peu prit pied sur la rive gauche,
et Onit même par traverser le fleuve. En 1652, elle enleva à PEin-
pire Metz , Toul et Verdun ; à la paix de Westphalle, le Sondgau,
Brisach et la suzeraineté des dix villes impériales de l'Alsace,
qu'elle conquit plus tard en 1672; elle prit Fribourg en 1679,
Strasbourg en 1681 , la Lorraine en 1785, le cercle de Bourgo-
gne en 1797. En 1801 , la France acquit toute la rive gaoehe
du fleuve ; en 1808, elle occupa Kehl, Cassel et Wesel ; en I8t0,
les villes hanséatlques, le Lauenbourg, et les pays qui touchent
à la mer du Nord. Les traités de 1815 rendirent à chacon ce
qu'il avait obtenu à la paix de Lunéville ou lors de U confédé-
ration du Rhin : toutefois la France conserva une belle position
sur la gauche du Rhin , entre Huningue et Lauterbourg ; et à la
CONFBDÉRATIOII GEAHANIQUB. 341
noioéie crise Ton TOît se réveiller son arabitîon de ressaisir
toute Ja ligne du Rhis, tandis que les Allemands parlent en-
core de leurs droits sur les pays de la Moselle et des Vosges,
anisa ImperiL Ces prétentions placent la France dans une
position hostile vis-à-vis de rAllemagne; mais si la France,
en s'altiant jadis à la Bavière, a pu sans grande peine pénétrer
en Allemagne, ces facilités lui manqueraient aujourd'hui, que
la Bavière a pris pied sur la rive gauche du Rhin.
Cependant, au-dessus de ces questions territoriales sans cesse
renaissantes il y a la question morale. Une domination étrangère,
si courte qu*elle ait été, jette toujours au milieu d*un pays des
germes de dissolution et d'innovations, qu*il est difficile d'ex-
tirper après. L'Allemagne a été le berceau des libertés de l'Eu-
rope; mais sa vénération filiale pour ses princes laissa s'établir
ffaezellela monarchie absolue indigène, généralement douce
et paternelle, secondée, plutôt que tempérée, par des états
provinciaux. Le despotisme à nu de Nanoléon et de ses soldats
révdila le sentiment national, qui s'étudlm remettre en honneur
et à rechercher les vieux monuments de la gloire et de la gran-
deur de la patrie.
En proclamant, dans l'acte de la confédération, la souveraineté
des princes allemands. Napoléon n'avait voulu qoe les soustraire
à Pancien empire, pour les soumettre au sien ; mais ils interpré-
tèfvnt cet acte comme les affranchissant de tout respect pour
les privilèges du peuple : en conséquence, ils abolirent partout
les étals; et , en combinant ce nouveau système de souveraineté
absolue avec l'ancien régime patrimonial , ils ajoutèrent la ser-
vitude publique à la servitude particulière : absolutisme envers
lenn peuples , et dépendance vis-à-vis de l'étranger. Le peuple
en accusa moins les princes eux-mêmes , que le dominateur
dont ib étaient lesmstruments ; les peuples se trouvèrent prêts ,
lorsqu'ils voulurent secouer son joug. On sait quelles pro-
messes furent alors prodiguées, et comment la guerre des peuples
s'engagea au nom de la liberté et de l'indépendance. Les peuples
triomphèrent ; mais les princes en profitèrent seuls, dressés par
Napoléon à ce dœpolisrae adminisUatif qui supprime toute résis-
tance à la volonté du maître.
su.
84S CONFEDBBATION GEBMANIQUB.
Nous avons vu ' comment on reQt de F Allemagne, en 1814 ,
une fédération sans chef. L'Autriche obtint la présidence de la
diète, qui siège à Francfort, et qui est chargée des loisfondamen-
taies delà confédération, ainsi que de ses relations intérieures,
extérieures et militaires. Les États allemands sont unis contre
toute espèce d'agression du dehors, et fournissent à cet effet un
homme par cent habitants à l'armée fédérale. Ils ne doirent
jamais tirer l'épée entre eux , et c'est la diète qui est juge de
leurs contestations. « $ 18. Dans tous les pays il y aura une
constitution représentative. $ 16. I^es différences de religioa n'en
apporteront aucune dans la jouissance des droits civils et po-
litiques. » Ces deux paragraphes, par leur déCnit d*exécatioD,
ont jeté le trouble en Allemagne.
Quand la diète de 1818 déclara qp» la confédération n^était
pas une simple alliance, mais une association d*Ëtats formant
un tout , c'était pour combattre le sentiment d^indépendance
qui se réveillait dans les petits États dominés par 1* Autriche el
la Prusse, qui allaient fksqu'à prétendre nommer le généralisr
sime de l'armée fédérale. UÂllemagne fut ainsi considérée
comme une puissance européenne, ayant son existence et sa
langue propre. Mais quant à ce besoin d*iinité nationale si vi?
vement manifesté, on n'y songea guère, puisqu'on ne fit rien
pour la liberté du commerce et de la navigation , et qu*on laissa
le pays morcelé en une trentaine de gouvernements , sans s'oc-
cuper d'autre chose que des droits historiques ou diplomatiques
des princes. Au congrès devienne, le professeur Thibaut pro*
posa d'élaborer un code obligatoire, établissant le droit commun
de toute l'Allemagne, pouvant être modifié toutefois par les
différents souverains. Il est toujours dangereux d'imposer une
loi unique à des pays soumis à des princes divers; et un Mvre
qui eût montré les rapports comme les différences que peut
offrir la législation de ces divers États, aurait mieux aidé aux
progrès de ces diverses législations. Beaucoup d'Allemands, et
notamment Savigny, combattirent cette proposition comme ua
attentat tyrannique , un renouvellement de ce droit fi|F0UclM
I Tome U, Congrès de Vieiuie, page 369.
CONFBOBAATION G£BH4N1QUE. 343
ê
en fota duqud les Français vîctorieiix imposaient partout leur
code. De là na^t une école historique qui en viut à affirmer
qoe les lois, essentiellement progressives « ne doivent pas être
enfhatnées par un texte écrit « et qu*il fiiut s'en tenir aui qpu-
taoKS, qui se modifient avec les temps '.
Ainsi il ne resta entre les différents États aucun intérêt, an-
coae forme de gouvernement qui leur fut commun ; les peuples se
troamcnt abandonnés aux souverains et aux institutions qu'il
plotà coux-d d*octroyer. On confirma aux.princes médiatisés c«r-
fnaiilmits féodaux qui r^ugnalent à l'esprit du temps et aux es-
pénaecs dont on s'^it bercé ; tous ces princes de divers degrés
lîmiènBat une biétarehie d'oppressions, appuyées Tune sur Tan*
cienne eonstitation de l'empire, une autre sur la confédération
da Rlûn, une troisième sur Talliance fédérale actuelle. On en
sealit d^antant plus le mal que l'on voyait , par contraste ,
les habitants de la rive gauc&e , à qui leur réunion temporaire
à la France avait valu l'exemption des dîmes , des corvées et
de toute autre prestation servùe, garder tous ces avantages,
qanque redevenus. Allemands. La diète elle-même se montra
laen moins une assemblée représentative qu'une souveraine
impérieuse : son temps se passait à discuter des affaires pri-
vées, des intérêts seigneuriaux et des prétentions de familles,
aa détriment des choses véritablement importantes. Lors de
la famine de 1817, on en était encore aux premières enquê-
tes , lorsque arriva la moisson nouvelle. L'organisation mili-
taire, le travail des^fortifications, auxquelles étaient affectées
les contributions de guerre imposées â la France , ne furent pas
poussés plus activement; et Ton s'occupait encore moins d'ao-
ooidcr les libertés réclamées par les peuples.
Cependant les patriotes déçus entretenaient chaleureusement
ce vieil esprit qu'on cherchait à éteindre après l'avoir utilisé ; et
Us rmtroduisirent, faute de mieux , dans les costumes et dans
la littérature. Dans les provinces rhénanes surtout, régnaient
■ Ob trouve une habile classiOcatioii de lois reUtives aux commones
aUemaiides dans Touvrage de Grech, AnUic}^Un iiber Staatsund qf*
feniUeher Uben. Uorienbcrga, 18U.
3*14 CONFÊDÉGATION GEBMAIVIQUB.
des théories philosophiques et des doctrines de souveraineté
populaire. On y avait changé de mattres, ce qui avait beau-
coup altéré Tanden dévouement traditionnel. Le clei^é, dé-
pouillé de ses domaines et soumis aux princes , y était mé-
content; un grand nombre dlntéréts locaux étaient blessés , et
tout cela formait une oppontion à qui d*ailleurs la presse, assez
libre, servaitd*organe.
Les gouvernements, trouvant fort difficile de satisfaire à tout,
préférèrent ne rien accorder. Ils traitèrent comme conspiration
toute manifestation de vœux. Les associations des universités, et
les démonstrations, plus joyeuses qu*hostiles, qui eurent lieu
ir la Wartbourg ( 1 8 octobre 1817) pour le troisi^e jubilé de la
réforme et Tanniversaire de la bataille de Leîpsick , décidèrent
tout à fait la réaction. Le meurtre de Rotzebue * et d'autres at-
tentats firent craindre des tentatives régicides et la résurrection
des tribunaux wehmiques. La nobfesse immédiate, voyant ses
prétentions et ses droits j^aux menacés par la démocratie , se
ligua contre elle , et déclara la guerre au régime représentatif,
comme au fruit de la révolution et de Tinvasion étrangère. Les
()ersécutions commencèrent donc ( 18t8), et les rois, réunis en
congrès à Carlsbad ', se proposèrent de dompter cet esprit de
résistance, et de faire triompher à tout prix les principes conser-
vateurs. Une commission fut chargée de poursuivre dans toutes
leurs ramifications les trames démagogiques { 1819); lestmi-
versités furent surveillées plus activement , et l'on fit avorter
la Société générale, qui devait servir de lien à toutes les autres.
La liberté de la presse fut supprimée , et Ton rendit les gouver-
nements responsables de tout ce qui serait publié dans chaque
pays. C'est ainsi que la situation politique del' Allemagne se trouva
changée.
Au congrès de Vietme qui vint après , on traita des rapports
de chaque souverain avec les peuples , et de ceux des divers
princes avec l'Autriche et la Prusse. Où commence l'autorité de
la diète? Comment fah-e exécuter ses décisions? Quelle étendue
' Voy. tome II, p. 433.
* Voy. tome 11, p. 434.
CORFÉDÉBATIOlf GEBHANIQUEI 315
donner à Tart 13 de Tacte fédéral ? T aura-t-il des assemblées
d'étals dans chaque pays de la confédération?
Les deux premières questions furent résolues contrairement
i llndépendance et des princes et des peuples : la diète fut
dédirée Torgane de la Tolonté et le bras de la confédération
alière, Finterprète de Tacte fédéral , chargée de venger les
atteintes portées à la paix , d*écraser la révolte dans tout pays
confédéré, sans y être même appelée par le gouvernement lo-
cal, cl de lui prescrire Texécution des décrets émanés de ras-
semblée. On n'osa toucher aux constitutions existantes , mais
on dédara qu'elles ne pourraient être changées que par les voies
cQostîtationneiles ; et que le principe fondamental de l'union
exigeait que tous les pouvoirs de la souveraineté fussent con-
centrés dans l'autorité suprême. Une fois ces bases arrêtées, et
sons prétexte de sûreté intérieure, la diète s'ingéra dans toute
espèce de conflit entre les gouvernants et les sujets.
La commission centrale établie à Mayenne ( 1822 ) pour re-
cberefaer et juger ces menées démagogiques, fit trente-deux
rapports sur l'extension et sur le but des sociétés secrètes ; mais
à elle constata les doctrines pernicieuses de la jeunesse alle-
mande, elle ne parvintii découvrir aucune conspiration contre
les gouvernements établis, ni à prouver que le poignard de Sand
eôt été dirigé par les sociétés secrètes. La diète en profita pour
rassurer les citoyens bien intentionnés, leur disant « que ces
agitations étaient isolées; qu'ils s'en reposassent donc sur leurs
gouremements , même à l'endroit des mesures qui leur paraî-
traient des entraves inutiles à la liberté de penser, d'écrire et
d'enseigner '. »
A l'cipiietion des cinq années qui étaient le terme des lois con-
nt la liberté de la presse (16 août 1824), la diète les renouvela,
sans fixer un terme nouveau ; elle conserva aussi à Mayence la
commission d'enquête, qui plus tard (1828 ) déclarait , en se sé-
pvant, n'avoir rien déoouvertd'important. L'Autriche avait pro-
clamé, par l'organe deMettemjch, que son but était ■ la conser-
vation de l'ordre établi ; » et l'empereur s'était plaint aux députés
da oomilé de la diète.
346 CONVÉDBBATIOlf GEBMANIQDB.
de Pe8th • que tout le monde avaitle vertige en rejetant les vieUIct
constitutions pour en demander de nouvelles ; • puis le cabinet
de Vienne rappela que, le 20 septembre 1819 , « on avait décidé
qu*il serait interdit aux assemblées d*états de chaque pays d'é-
mettre aucune expression de principes ou de doctrines dange-
reuses pour les droits ou le pouvoir monarchiques. » La diète,
toujours prête à céder aux vœux de T Autriche, décidaque Tinter-
diction serait maintenue , et qu*il Mait un remède à Fabus
des discussions publiques : dernier coup porté à cet esprit na-
tional et populaire que les gouvernements avaient eux-mêmes
surexcité.
Ainsi les États secondaires étaient tout à fait asservis aux
grands, puisqu'ils permettaient à la diète des actes de cette im-
portance; ils toléraient un joug qui les protégeait contre leors
sujets , et il en résulta une ligue des princes contre toute idée
libérale.
Les constitutions germaniques n*ont point pour base la sou-
veraineté populaire , mais le principe historique de la souverai-
neté du prince; les chambres y sont des représentations d'É-
tats , et non des représentations nationales : d'où il suit que le
prince ne connaît d'autres limites que les réserves exprimées par
la loi écrite, ou bien les droits historiques des sujets; tandis
que, dans les pays de souveraineté populaire, le gouvemeoMOt
ne possède que ce qui lui est attribué d*autorité.
Cependant, dans les États du midi qui avaient obtenu des
constitutions , ainsi que nous l'avons vu , l'opposition s'exerçait
dans les limites légales. On ne put donc les dompter tout à
fait ; on travailla xseulement à restreindre, autant que faire se
put, cette action, et à empêcher la contagion, en déclarant que
les États provinciaux n'avaient rien de commun avec les assem-
blées démocratiques , incompatibles avec les gouvememeots
monarchiques , qui composaient seuls la confédération ; et que
les peuples s'étaient grandement abusés slls avaient cru qa'oo
leur promettait de telles garanties, et la participation de tous au
droits constitutionnels.
L« roi de Wurtemberg , cependant , prit sur lui d'élai:gir ks
bases de sa constitution; le* alliés s'en offensèrent, etiap-
CONFBDBHATION GBBMANIQUB. S47
pdèmt leurs ambassadeurs; mais il tint bon. Les paissances,
ptr eontre , tressaillirent de joie lorsque le due de Bade se fit
supplier par quelques munieipalités d*aboIir la sienne, et de
D^pier sekm les inspirations de son cœur paternel. La Bayière
restait fidèle à la monarchie tempérée. Louis, le roi poète, lui
doona toutes les apparences d'une grande prospérité, attirant les
neOlcars profesBeuis dans son université, où légnait le libre en-
KÉgnement; fiùsant de sa ca|ntale l'Athènes de rAllemagne s
esécmant aussi de grands travaux , parmi lesquels il suffit de
dier le canal du Rhin au Danube , c'est-à-dire de la mer Noire
• la mer du Nord»
Tenue en survelllanoe a Tlntérieur par les polices locales , et
m dehors par celle de rAutriche ; ne pouvant plus discuter ses
liroptfes aflfisires , l'Allemagne porta toute son attention sur la
France , et tourna du côté des sodétés secrètes son activité, qui
De trouvait plus d'issue dans la presse. Aussi, la révohition de
IfiiO eut-elle un contre-coup presque immédiat de l'autre côté
du Rhin : quelques mouvements partiels furent réprimés, d'au*
très amenèrent des changements intérieurs.
Le dudié de Brunswick , réuni quelque temps au royaume de
Westphalie, ptiis rétabli en 1814 , avait été donné à Frédéric-
Guillaume, qui fbt toé'peu de jours avant la bataille de Waterloo.
George IV d'Angleterre prit la tutelle de son fils Charles, et donna
en laao une constitution à ce pays. Mais Charles, dès qu'il fut
■Bjeur (18S7 ), désapprouva l'administration de son oncle , et
Rfaaa de convoquer les états. Le roi d' Angleterre en porta
plainte à la diète, qui,n*ayant pu par d'autres voies amener le duc
à —mt^w la constitution, envahit le duché ; Charles l'aban-
donna, et s'en alla vivre à Paris. Il rerint après la révolution
de 18S0 ; et se montra plus hautain et plus despotique que ja-
* U canal iauU comneBoe à Bamberg, et de là te dirige vers le
DiDobe, en fraochisMnt on plateau élevé de 109 mètres : puis Usait
Ib direction projetée par Charlemagne, où s'aperçoivent encore des traces
«TeicavatioDS , appelées Fosse Caroline, Enfio , le canal dârancbe par
rAltmûIi] dans le Danobe à Kehlheim. Il a 23 milles de long; l'on y
coiapCe cent cinq ponts; le travail a duré douze ans , et la dépenie t'est
teée i 33 mUlions environ.
848 CONFED^BATION GEBUANIQUB.
mais , ce qui le fit chasser irrévocablemeut ; on lui donna poor
successeur (6 septembre 1830) Guillaume , son frère cadet, qui
rétablit Tordre et donna une constitution.
L'électeur de Hesse, Guillaume V^^ rétabli en 1813 , voulut
remettre toutes choses sur Tancien pied, jusqu'aux costumes
et au cérémonial , comme si Jérôme Bonaparte n'eût point passé
là; il restreignit autant qu'il le put les libertés de ses sujets.
Guillaume H, son fils, marcha sur ses traces ( 1821 ) ; et une
relation scandaleuse le fit démériter de la morale comme de la
politique. Fuyant devant une insurrection , il remit le gouver-
nement à son fils Frédéric-Guillaume (80 septembre 1831).
Le Hanovre, qui se souleva aussi en 1881 , fut apaisé par la
promesse d'un statut constitutionnel que Guillaume IV d^ An-
gleterre réalisa bientôt par la loi du 26 septembre 1883. A sa
mort, son frère Auguste-Ernest , duc ^e Cumberland , qui lui
succéda, déclara qu'il voulait faire le bonheur de ses sujets
sans entraves , et convoqua les états d'après le mode de 1819 ,
donnant le triste exemple d*effacer d'un trait de plume les cons-
titutions. On écrivit donc, on protesta; les collèges électoraux
refusèrent de procéder aux nominations; la diète ne voulut pas
rendre justice, pour ne pas donner tort au roi , qui promulgua
en 1840 une charte toute monarchique. Le peuple la refusa, et
la lutte continua longtemps.
La Saxe, nation plus éclairée, réclamait des réformes à ses
anciennes institutions; elle prétendait en outre que les catho-
liques étaient l'objet d*une faveur choquante. La Saxe, en con-
séquence , eut aussi sa révolution, et le roi Antoine abandonna
le pouvoir à son neveu Frédéric. Une nouvelle constitution fut
promulguée (13 septembre 1830). Lapresse obtint plus de liberté,
et les livres ecclésiastiques furent dispensés de la censure civile.
D'autres États constitutionnels cherchaient aussi à soustraire
la presse aux tracasseries de la diète , à obtenir des institutioDS
plus larges , h se donner une véritable représentation. Des as-
sociations se formèrent : une assemblée se tint à Hambacb, qui
domine la belle vallée du Rhin. On y parla avec chaleur de la
liberté et de l'unité de l'Allemagne, ce qui causa dans- les pro-
vinces rhénanes beaucoup de fermentation.
COnrÉDBBATlON GEBHANIQUE. 349
Les rois d'abord s'étaient arrêtés, quand la France menaçante
ne parlait que de venger Topprot^re de 1815 et de recouvrer le
Rbio; mais quand ils virent cette puissance rentrer dans Tan-
riea ordre de choses , ils songèrent à rétablir l'autorité absolue,
prétextèrent quelques désordres survenus à Hambach, pour
s'armer de toute la rigueur des lois (1832). Ils décidèrent donc
que toute demande des chambres contraire à l'acte de Vienne
serait repoussée, et que, si elles refusaient l'impôt , la force in-
terviendrait. La diète chargea une commission d'examiner de
près les propositions des diverses chambres ; et les gouverne-
ments s'obligèrent réciproquement à réprimer tout empiétement
des assemblées d'états contre la diète. Puis on interdit les réu-
oioDS politiques, les cocardes, les arbres de liberté. '
Ce n'était donc pas seulement le parti révolutionnaire, c'était
encore le parti constitutionnel que l'on essayait de comprimer.
Tous deux tentèrent de résister ; mais ils échouèrent. Les deux
sociétés principales , TArminienne et la Germanique, qui aspi-
raient également à l'unité allemande, firent à Francfort un
mouvement (1833) qui avorta, et tourna au profit de leurs ad-
versaires. Les puissances étrangères , qui élevèrent la voix en
faveur des libertés germaniques, ne furent point écoutées; et
là, comme ailleurs, on perdit les anciennes franchises pour
<*u avoir rêvé de nouvelles.
L'abaissement des petits États assurait la prédominance des
(Itux grands. L'Autriche se posa ouvertement comme l'impla-
fable adversaire des prétentions libérales, et n'admit de réforme
dans aucun de ses États. Avec ses populations d'origine , de
langue et de traditions diverses, comment aiu'ait-eUe cette
unité qui fait la force des autres puissances? Touchant à dlx-
boit États, elle a des relations extérieures très-compliquées , el
se trouve obligée à de grands armements du côté de la Turquie;
«eseolonies militaires, féodalité armée, ne lui permettent guère
de tirer parti de ces pays fertiles , jusqu'au jour où la chute des
Ottoroamiui donnera un voisin moins turbulent.
I^ revenus de l'Autriche, qui à l'avènement de François II
ne dépassaient pas 8G millions de florins (198 millions de fr.),
^Viaient élevés, à sa mort, à 136 millions C302 millions de fr.)*
30
850 CONFÉDÉBATION GEBHANlQnB.
I^ mines de sel , de mercure , d'argent , lui rapportent beau-
ooup,aiDsi que les mines d*orde la Transylvanie etdela Hongrie,
si mal exploitées qu'elles puissent être. Son littoral s^est beau-
coup étendu ^ mais cette vieille alliée de TAngleteire craint
d'exciter sa jalousie. Le silence règne aujourd'hui dans les fa-
meux arsenaux de Venise ; un vaste arsenal militaire , dans le
beau port de Pola, est resté en projet. Cattaro et Ragusé suc-
combent, sous les faveurs dont on comble Trieste, qu'une im-
mense prospérité attend, lorsque le chemin de fer qui doit la
mettre en communication avec Vienne et Varsovie sera terminé.
Cest de ce côté que l'Autriche tourne ses efforts. Elle et la Russie,
par leur traité du 25 juillet 1840, ont proclamé libre la navigation
sur le Danube, parcouru aujourd'hui par les bateaux à vapeur,
depuis Ralisbonne jusqu'à Constantinople et à Trébizoode.
Le système protecteur des douanes a été modiûé ; des tarifs
ont été réduits. Il s'est créé beaucoup d'établissements utiles, et
le gouvernement est dans la voie des améliorations matérielles.
Mais l'Autriche porte le poids d'une dette publique énorme ,
qui s'est beaucoup accrue pendant la paix *! et il est difficile
d'y remédier avec ime grosse armée, une diplomatie coûteuse,
un empire composé de trois masses hétérogènes, divisées
entre elles par des lignes dédouanes , et réclamant des lois dont
le but est différent».
François T", tout en soupirant aussi après cette centralisa-
^ La dette autrichienne est <1e 1,014,000,000 de florins (1 f. 37 c),
c*est-è-dire de sept fois environ le revenu ; et la rente annuelle à piyer
s^élève à 67 millions de florins.
* Sur les 456 millions de livres antrieliiennes (304,696,000 fr.) qm
forment le revenu total de TAutridie, la taxe de la Honisrie, qui tint
lien d'impôt foncieMie s'élève qu'à 13,165,7») (11,112,956 fr. ). Elle
a poortant plus de douze millions d'habitants, tandis que la Lombaniie,
qui n'en a qœ deux millions et demi, paye pour Timpôt foncier tea-
lement 72 millions de livres antrieliiennes , et pour droits de oonson-
mation, y compris TÉtat vénitien, 13,200,000, s&ns compter les ooa-
tributions indirectes. Ainsi , en additionnant le tout , on paye dais ks
provinces iUliennes 22 livres ( 19 f. 74 c.) par tête (Tggoborskv).
tandis qu'en Hongrie on ne paye qu'un peu plus d*unc livre.
A
COKFÉDBBATION GEBMANIQUE. Sût
tkmiêfée par Joseph II , ne pouvait se flatter de soumettre des
élâiieDissidiTeis à un mode uniforme : il se borna à conserver ;
tandis que le monde marchait, il s'arrêta. 11 n'y avait de bon à
tts jenx que ce qui avait été bon autrefois. Il voulait que les
peuples eussent foi dans leur empereur, et le laissassent faire.
Ce fut «ree cette politique simplifiée qu'il gouverna jusqu'en
183&, refusant tout à des peuples qui chaque jour prétendaient
à un régime plus indépendant. François mit donc tout son ra-
eouis dans la force ; il augmenta son armée , et mourut en lé-
SoaDt son eœor à ses soldats. Il n'y avait « en ÀUemagne,
qa*un seul moyen de tenir tête à l'Autriche , c'était d'y prendre
€Q main la cause de la liberté, de la nationalité, de l'intelli-
^eoee ; tel était le rôle qui convenait à la Prusse.
Lngrands revers qu'elle avait éprouvés sous Napoléon avaient
eontranié à l'instruire et à la régénérer. Sa politique , dès le dé-
but de la Révolution , lui commandait de se rallier à la France
pour balancer l'Autriche; mais l'intérêt d'équilibre céda à Tin*
icfêl de principes, et Frédéric-Guillaume II se fit le champion
des émigrés. Mal soutenu par ses alliés, il fut ba^u ; puis, lors-
que Catherine II lui jeta quelques lambeaux de la Pologne , il
hii £iUnl songer à les contenir. Enfin, il se réconcilia avec la
France, qui, à l'aide de la Prusse, crut rendre le parti pro-
testant prépondérant en Allemagne , et pacifier l'Europe'
Frédéric Guillaume III, qui lui succéda à vingt-septans (1797),
penchait vers la France; mais il n'osa se brouiller avec la
RoKîe , et conserva la neutralité durant les premiers revers des
Francis , de même qu'il résista aux séductions menaçantes de
Napoléon. Cependant le ministre Stein (1807) comprit que,
pour amener le peuple à des sacrifices, les intrigues ne suf-
fisent pas; et il mit la main aux grandes réformes. Il abolit
le vasselage, la servitude de la glèbe, et toutes les juridic-
tions héréditaires; étendit aux bourgeois et aux paysans le
droit de posséder des biens-fonds, et déclara que le commerce
H l'industrie ne dérogeaient pas à la noblesse ; il compléta
Tafi&andiissement (1818), en proclamant que tout vassal héré-
ditaire pourrait devenir propriétaire légal des deux tiers du do-
maine exploité par lui, le surplus demeurant au seigneur. Il
853 CORFBDBBATION GBBMAIIIQUB.
établit aussi le système des municipalités électives , où tout ci-
toyen , quelle que soit sa naissance ou sa croyance, peut choisir
ses magistrats. Après avoir supprimé le privilège des grades mi-
litaires , réservé aux nobles par Frédéric II , il demanda à la
conscription une armée nationale, et exerça la jeunesse au ma-
niement des armes : transitions prudentes, pour passer du
gpuvemement militaire de Frédéric II à une nouvelle constitu-
tion.
Napoléon força Frédéric-Guillaume à congédier Stein; mais
les idées de ce ministre étaient déjà entrées dans la politique du
roi , qui s'appliqua aux réformes, guidé par Tamonr du peuple
et de la justice, substitua aux anciennes taxes un impôt uni-
forme, et abolit corporations et privilèges. En 181 S, la royauté
prussienne se trouva effacée au milieu de Fenthousiasme bel-
liqueux du peuple et de Tinfluence prépondérante de la Russie.
Ia peuple entier courut aux armes sans qu*il fût besoin de Vy
pousser, et il se trouva à la paix vainqueur, et riche de toutes
sortes de promesses. Il était plus facile de les faire que de les
tenir, dans un royaume créé par l'épée et par la- diplomatie,
sans frontières naturelles , sans unité de races, de langue, de
civilisation , de croyance , de législation, de souvenirs ; dans un
royaume où le droit féodal régit encore les contrées orientales,
taudis qu*à Toccident le voisinage de la Firance et son admi-
nistration ont introduit jusque dans la loi des principes démo-
cratiques. Frédéric-Guillaume crut qu*il n*y avait que le gou-
vernement absolu qui pût engendrer la coh^on; et, pour avoir
ses coudées franches, il se rapprocha étroitement de ses alliés.
Les patriotes s'en irritèrent, et le traitèrent d'imposteur et de
tyran. Ces ressentiments ne firent qu'accroître chez ses alliés
la nécessité de rester unis pour y faire face. Cependant, lors-
qu'en 1823 le succès les encouragea à abolir toutes les libertés,
Frédéric-Guillaume accorda les états provinciaux , mais avec
des attributions très-restreintes.
En 1830, la révoJbtion de Belgique renversa la maison d'O-
range , si étroitement liée à la Prusse , et lui enleva les positions
qui flanquaient son grand-duché du Bas-Rhin, où le mécon-
tentement se propageait. Le roi eût bien voulu écraser cette ré-
CONFBDBBATION GBBM>ANIQUB. 353
TolotioQ bdge ; mais les intérêts diplomatiques lie permirent
pas que la paix fût troublée.
La Prusse n*a point de frontières : elle peut être attaquée au
nordmr tous les peints; elle ne possède ni les sources de l'O-
der, de la Yistnle , du Iliéraen , ni celles du Rhin et de l'Elbe ,
fleures qui lui donnent tant de vie; il lui fallut en conséquence
rhertbersa force dans les positions militaires plus que dans les po-
sitions géographiques, et mieux enosre dans la puissance morale.
Elle doit aux meilleures forteresses la sécurité que sa configura-
tioDet ses fleuves, trop souvent gelés, ne sauraient lui donner;
sabodwehrlul assure une réserve de trois millions d'hommes et
demi, qui coûte peu, sans enlever ni bras ni intelligences à ra&-
tintéoatkmale ; ce qui lui permet de n'avoir sur pied que cent
Mngt-deox mille hommes de troupes , et encore en lalsse-t-on
un dixième dans leurs foyers. La population s'est augmentée
considtfabiement en Prusse ( comme dans toute l'Allemagne,
sansoompter l'Autriche ); et depuis vingt ans elle a augmenté de
tnws imlKons d'âmes. Ses rois se sont appliqué avec persévérance
à donner quelque unité à des populations divergentes , et à rap-
procher d*eux les petits États, en se faisant les représentants de
TAltemagne. Après la chute de l'Empire surtout, Frédério-Guil-
laame caressa les intérêts et les idées d'alors; il avait pour sujets
onze millions d'Allemands , le plus grand nombre qui jamais se
Suit trouvé réuni sous un même sceptre ; et il sembla offrir un
i-eatre à TAlIemagne entière.
A peine le blocus continental eut-il été levé, que l'Angle-
terre inonda toute l'Allemagne de ses produits; car on y avait
toujours négligé les manufactures pour les armes. Parmi les in-
térêts auxquels lé congrès de Vienne n'avait pas pourvu, se trou-
vaient les relations commerciales intérieures , qu'il avait réser-
vées à la diète. Les anciennes barrières furent donc conservées ;
et les tarife, les prohibitions, les rivalités, vinrent encore en-
traver Tunité. La Prusse surtout avait besoin d'un bon système
financier, d*une administration unitaire et forte; les impôts di-
rects ne pouvant plus être accrus , il ne restait plus que \9 res-
source des contributions indirectes. Mâts là apparut ce que le
système des douanes avait de vicieux. L'expérience (It bientâv
354 CONFÉDÉBATION GfifiMANIQUB,
voir que le meilleur moyen d^augmenter les recettes était la li-
berté, et on en fit Tessai à rintérieur. Tout put donc entrer et
sortir; on substitua la taxe au poids et à la mesure à la taxe
basée sur la nature des produits; Févaluation et la surveillaoce
devinrent faciles. On en ressentit aussitôt l'avantage ; et les ma-
nufactures prospérèrent, par l'effet de mesures qui, aux yeux de
bien des gens, devaient les étouffer. Les autres États, qui soui-
fraient de leur isolement et 4i leurs douanes multipliées, recon-
nurent bientôt ce qu'ils gagneraient à se procurer un marché plus
étendu, au moyen de concessions réciproques. La Uesse-Damas*
tad t traita à ce sujet avecla Prusse ( 1 835 ), oe qui conduisit à des
idées plus larges encore, telles que d^écbanger librement tous
leurs produits sans lignes de douanes entre elles, ehaeon per-
cevant les droits sur sa frontière, pour les partager entre elles
en raison de leur population.
De telles idées contre-carraient toutes les habitudes, mais
l'expérience donna un démenti à toutes les prévisions sinistres
( 1828 ). La Bavière et le Wurtemberg en avaient déjà fait au-
tant, et, à leur exemple, la Hesse électorale s'unit avec le Ha-
novre et la Saxe , le Brunswick avec Brème et Francfort. La
Prusse , visant alors à s'assurer la suprématie en Allemagne k
l'aide du commerce, fondit les deux unions en une seule; et, à
partir de 1830, la Prusse , la Hesse , la Bavière et le Wurtemberg
jouirent de la franchise réciproque pour leurs produits et leur
industrie.
La réussite fut tdie, qu'en 1846 ï^union douanière , ou ZoUve-
rein, embrassait 8,807 milles allemands carrés ( de 8 kOomè-
tres et demi chacun ) et 39 millions d'habitants, c'est-à-dire toute
l'Allemagne centrale et méridionale, à Texceptiondes possessions
de l'Autriche « qui s'en tint isolée , à cause de ses provinces ita-
liennes et de la Hongrie. Ce système a pour base primitive l'union,
à laquelle les autres sont considérées comme ayant accédé. Le
tarif en est très-modéré ; mais on a cru , en grevant les mar-
chandises étrangères, favoriser l'industrie indigène. La piodue-
tion des cotonnades, des étoffes de laine, des soieries, s'est en
effet prodigieusement accrue, au point qu'on put cesser d'en
tirer de l'étranger; la valeur des immeubles Vest augmentée;
CONFBDBBAXION GBBUANIQUE. 365
ks csfitanx ont irouTé un emploi plus avantageux ; les pauvres
y est gagué du travail, et tous plus ou moins d*aisaace. Il en
est rcnlté pour les gouvernements une grande économie d'ad-
iiiiiiialntion« car la ligne des douanes s'est trouvée réduite de
plvs de moitié; la contrebande et par suite Timmoralité ont
mm dtminiié , dd même que la nécessité de payer des juges et
des geôliers.
Un grand port de mer manque au Zollverein pour faciliter
les déboudiés au dehors. La Baltique est éloignée et fermée ,
par le péage établi sur le Sund ; le dtfiovre reste attaché à FAn-
gMenre, le Holstein an Danemark ; Brème et Hambourg ne
v«lent pas renoncer au profit qu'elles tirent du concours de
tint de marehandises étrangères; elles se tiennent donc à Té-
cart \ el le Zollverein ne peut parvenir à la mer. Le 2^11verein
tt trouve bloqué par la F^ce, la Hollande, la Russie, et par
rAulricbe, qui est devenue étrangère à TAllemagne; il doit
donc se borner à des traités de commerce , au lieu de procla-
mer cette liberté qui, selon les doctrines du fondateur de ce
système* , ne peut exister qu'à la condition d'être réciproque.
L'union douanière est une nouvelle expression du besoin d'u«
nité. U a été question de donner à tous ses navires marchands
on même pavillon, et de lui prêter pour appui une marine de
guerre fédérale; d'établir une colonie fédérale pour recevoir les
condamnés, et les vingt ou trente mille individus qui émigrent
tous les ans, soit au service de l'étranger, soit dans les colonies
des autres États. Ce qui serait plus facile à réaliser encore, ce
serait Punité de mesures, de monnaies, et de code commercial.
L'industrie allemande fait déjà peur à l'Angleterre; elle a des
foires incomparables, des fabriques de machines et d'instru-
ments d'optique, des universités renommées par leurs études
profondes , des presses typographiques très-actives , des chemins
de fer qui réunissent les pays que la politique sépare. La culture
de la vigne s'étend ; les bains attirent tant de monde , que la
taie payée par les étrangers est dans certains pays une grande
* Hambourg est entré dans ranocialioD depuis 1847.
> Flédéric Uit , qui 8*est tué en 1847«
356 GONFBDÉBATION GERMANIQUE.
partie du revenu public ; euGn, le commerce exiérieur y gran-
dit. La race germanique prend le dessus de plus en plus sur ta
race slave; déjà elle se Test assimilée sur la rive gauche de rElbe
de même que sur la rive gauche de TOder, et les colonies alle-
mandes s'avancent du littoral vers Tintérieur.
L'importance que l'union douanière a déjà donnée à la Presse
atteste de quel poids elle est dans les destinées de l'Allemagne.
Moins florissante peut-être par ses recettes que par l'économie
qu'elle a introduite dans les douanes et l'armée (1), elle at-
tire dans ses universités les hommes les plus marquants , et ne
craint pas de les introduire dans le conseil des rois. Elle réunit
en ce moment' TEms au Rhin , et par conséquent à la mer
Noire au moyen de la Lippe; fait capital, qui la rendra la ri-
vale de la Hollande. ^
L'émancipation des basses classes et raffranchlssaroent de
la propriété y marchent d'un pas rapide ; les majorats dispa-
raissent, la propriété se morcelle. Le mouvement intellectuel ne
peut se ralentir dans un pays que sa positiou et que tant d*hom-
mes d'élite exposent aux regards de l'Europe. Il reste à souhaiter
qu'une bonne organisation des états fasse un corps politique
de ce qui n'a été jusqu'ici qu'une aggrégation de provinces.
Lors du couronnement de Guillaume IV ( 1840), les députés
de ces provinces lui rappelèrent les engagements que son père
avait pris , de donner une constitution «miforme au pays. Il
repoussa l'idée d'un système de représentation générale, et con-
sentit seulement à ce que les états publiassent leurs délibéra-
tions et leurs votes. Mais à peine eut on conquis ce eommence-
' Tegoborski (Des finances de l'Autriche ^ 1843) a écrit deux ^
volumes pour combattre les nombreuses publications où Ton a éUbli
rinfériorité de l'Autriche par rapport à la Prusse. 11 y pcrcA toutefois
des faits d'autant plus importants quMls sont moins connus. Selon lai,
la Prusse avait, en 1843, 2,399,000 livres autrichiennes de revenu, c'est-
à-dire qu'on y paye 16 I. 30 par léte; l'Autriche, 420,000,000, ce qui
fait 11 1. 65; la France, 3,635,655,000, c'est-à-dire 40 I. 50 par tète.
L'armée dePAutriehe lui coûte 153 milUonsde livres; oeUe de U Prusse,
99 nii]lio-)s.
BUSSIB. 357
meDt de liberté, que Too eo demanda davantage : liberté de la
presM, eoostîtution avec des garanties sérieuses, permission au
dergt catholique de communiquer avec Rome, libre accès pout
les catholiques et les israélites à toutes les fonctions de FËtat.
3ious verrons plus loin ce qui s'ensuivit. Cet exemple entraîna
le reste de l'Allemagne. De toutes parts on réclama des états
potioctaux ou généraux. La Bavière détendit son frein ; d'autres
petits États firent de même. Mats l'enthousiasme de la liberté
y dégénéra trop souvent en une fureur de bouleversement qui
voulut abattre la famille, la propriété, et Dieu ; aussi Heine, qui
attisait de loin cet incendie, s'écriai^il que quand la révolution
édatoait en Allemagne, celle de France ne paraîtrait plus
9i*inie idylle.
RtSSUS.
Mais que sont ees États allemands , si on les compare à la
Russie et à l'Angleterre? La Russie est organisée militairement
jusque dans sa hiérarchie civile. Celui qui n'a pas retrempé.
800$ les drapeaux la gloire de ses aïeux, voit ses enfants dé-
chus de noblesse. La longue durée du service produit une cava-
lerie et une artillerie excellentes ; on iite des officiers de T Alle-
magne et de l'Angleterre. Quaut au peuple , il y est façonné
^ une prodigieuse obéissance; aussi, dans de pareilles conditions,
la modération est*e.lle difficile.
Ce qui frappe surtout à Theure présente , c'est l'étendue tou-
joois croissante de la Russie. En vain la géographie ou la diplo-
matie lui assignent des frontières : depuis un siècle elle s'est
augmentée à chaque traité. £lle a pris à la Suède la Finlande
tant convoitée, l'Ile d'Abo, Wiburg, la Livonie, Riga, Revel,
Hune portion de la Laponie; à l'Allemagne, la Courlande et
laSamogitie; à la Pdlogne, la Lithuanie, la Volhinie,tm lambeau
de la Gallicie; puis elle a pris la Pologneelle-mème. A l'em-
pire ottoman , elle a enlevé une portion de la petite Tartarie,
3â8 BUSSIfi.
la Crimée , la Bessarabie ; à la Perse, la Géorgie, la Cireasae,
le Schirvan ; puis elle est parvenue à arradier à la nature elle-
même les régions polaires qui joignent TAsie à l'Amérique et
aux fies voisines. Désormais la mer Caspienne ne vmt flotter
d'autre pavillon de guerre que le sien ; elle enserre la mer Koire
et la Baltique ; tous les vingt ans , elle envahit des territoires
qui fiurent occupés tour à tour par des peuples divers : ce forent
d'abord les rives du Don , puis la Plouvelle-Russie, le long du
Dnieper; puis la fertile Crimée; puis la contrée qui s'éleod
entre le Bug et le Dnieper ; puis celle qui est entre le Dniester
et le Pruth , Budeak et la Bessarabie. A cette heure, elle s'ins»
talle sur le delta du Danube , et le fortifie ; d'Aland, elle menace
Stockholm ; de Sdina, Constantinople. Ses frontières indéte^
minées , comme ces royaumes envahisseurs du moyen âge, lui
facilitent chaque année de nouvelles acquisitions ; d'un côté elle
assujettit à des établissements fixes les nomades de l'Asie cen-
trale, de l'autre elle s'ouvre les glaces du I^ord : d'autant plus
menaçante, que ses opérations sont environnées de ténèbres.
L'empereur Alexandre a joué un grand r^le dans l'histoire
contemporaine : deux fois l'Europe Fa salué comme un libéra-
teur. Il semblerait que le mot par lequel il inaugura son règne
ait été le programme de toute sa vie : Que rkorreur de ce pre-
mier jour soft effacée par la gloire de ceux qui Muxcrontl
Ceint de la couronne ensanglantée des czars , il éprouva le be
soin d'une expiation, et il la cheroha dans des pratiques de
piété, dans la conviction qu'il était rinstrument choisi parla
Providence pour délivrer d'abord son peuple de l'invasion étran-
gère , la Grèce de la barbarie des Ottomans, puis l'Europe du
despotisme du glaive, et, dans les derniers temps,'de la dé-
magogie. Il poursuivit l'exécution des desseins de Pieire le
Grand et de Catherine : fortifier sa puissance à l'intérieur, éten-
dre vers l'Occident ses possessions et son influence , profiter
des colonies russes, au nord-ouest deTAmériquCy pour commo-
niquer avec le Japon. Sa lutte contre la France n'interrompit
pas ses conquêtes en Orient, cherchant toujours à enlever quel-
que nouveau lambeau de territoire à la Turquie et à la Pêne.
Secondé par sa fortune et par les fautes d'un grand homoM)
RUSSIE. 3â9
U le montra généreux. A Pans, la Fayette le trouvait « poli,
aimable, et sortout libéral, » 8*affligeant de ce que l'on rendait
àrEarope les hommes d'autrefois, au lieu de bonnes institu-
tions; et, arec cinquante millions de sujets et un revenu de
300 millions de roubles ( l ,500 millions de fr. ) , à la fleur de
rage, il remit son épée dans le fourreau , lorsque tant d'illu-
MU s'offraient à ses regards.
A la nouvelle des grandes solennités qui se préparaient pour
soo retour dans sa capitale , il écrivit : y ai toujours répugné
àcts pompes, et maintetuint plus que jamais. Les événements
9» ctU mis fin aux guerres sanglantes de V Europe sont
Fctwre du Tout-Puissani, et c'est à lui qu^il faut en rendre
grâces, U refusa le titre de Béni; et lorsque dans son conseil il
nilKissait quelque difficulté grave, il se mettait à prier. 11 s'ap-
pliqu à réunir toutes les sectes religieuses de l'empire , se-
condant à cet effet les eCfiiAls de la Société biblique de Londres,
^ij répendait des Bibles par milliers, ce qui semblait devoir
introdnire le protestantisme en Russie.
Qmuid madame de Staël visita la Russie , Alexandre lui dit :
fous serez choquée de voir le servage du paysan. J'ai fait
tt Que je pouvais y j*ai a/franchi les serfs de mes domaines ;
^ois je dois respecter les droits de la noblesse comme si nous
urUms une constitution f quimallieureusement nous manque,
--Sire, votre caractère est une constitution y lui répondit-elle.
"En ce cas, repnt-il,7e ne serais qu'un accident heureux.
Il avait donné une constitution à la Pologne, malgré la résis-
tance des aristocrates opiniâtres; constitution, il est vrai, sans
prantie de durée , et qu'il modifia Ini-méme. Mais les paroles
citées plus haut indiquent bien l'erreur de ceux qui croient que
l^aatocrate peut chez lui tout c^ qu'il veut. La résistance san-
guinaire des boyards, qui se laissèrent égorger par Pierre V* et
^oair par Catherine , renaît de temps à autre avec une fierté
bronche. Celui qui examine de près les dernières expéditions
CD Pologne , en Grèce et en Perse, y démêle des actes ou des
impulsions qui ne partaient point du souverain. La richesse se
compte, en Russie, par les têtes de paysans qu'on possède ; un
seigneur en a des milliers qui dépendent de sa justice, ou plutôt
3G0 RUSSIE.
de son caprice; ces seigneurs forment la cour du czar; or
s*ils ne peuvent agir directement sur lui, ils le peuvent sui
sa mère, sur son frère, sur sa femme; ils commandent les ar-
mées recrutées de leurs paysans, qui, en sortant du service , re<
tomberont dans le servage. U est donc facile de comprendra
qu'un prince, même désireux du bien , ménage une aristocratie
entêtée du passé et opiniâtre de ses privil^es.
Alexandre se montra zélé pour Tinstruction du peuple : il
voulut des écoles , des académies , la libre introduction des )i^
vres, peu dangereuse, à la vérité, dans un pays où le peuple ne
lit pas, où il n*y a pas de classe moyenne, et où l'aristocratie est
bien plus tyrannique que le souverain. Après avoir aboli le
knout et la torture, établi un sénat conservateur des lois,
avec droit de remontrance , il exigea de l'économie dans sa cour«
et se montra lui-même sous les dehors les plus modestes. Mais;
les idées généreuses et désintéressées qui déconcertaient la po-
litique furent bientôt étouffées par la peur des révolutions et
par la défiance qu'inspiraient au czar ses propres conseillers ^ si
bien qu*il croyait devoir s'occuper de détails qu'un grand mo-
narque abandonne d'ordinaire à des subalternes. Mettemidi
réussit à lui inspirer l'horreur des révolutions; les rigueurs
contre les livres augmentèrent ; il réforma , il exclut les Bibles,
et il s'apaisa à l'égard de la Porte, en même temps qu'il devenait
soupçonneux envers la Pologne et la liberté.
Les sociétés secrètes s'étaient propagées durant la campagne
de 1813, surtout celles de V Union du salut, ou des vrais et
fidèles enfants de la patrie; mais, au lieu de se composer*
comme parmi nous, de Içi classe moyenne, elles se recrutaient
dans la classe supérieure , surtout des cadets et de la jeunesse.
Elles étaient distribuées en trois classes : les frères , les nomroci»
et les boyards ; elles se proposaient de changer les institutions,
de faire cesser les concussions et autres abus de l'administra-
tion. C'était aussi le but où tendait la Société des chevaliers
et V Union du bien public. Avec une organisation centrale et
des ressources considérables , elles projetaient une république
qui , formée de semblables éléments , n'aurait pu se résoudre
qu'en oligarchie. Celle des Slaves réunis espérait réunir en con-
BUSSIB. 361
fiédéntion huit États slaves, savoir, la Russie, la Pologne, la
Bohême, la Moravie, ta Dalmatie, la Hongrie, la Servie et la
Tnuttjlvanie, avec la Moldavie et la Valachie. Pestel, Torga*
BÎsatear des sociétés secrètes, avait préparé un code russe que
Ton devait publier après la^ictoire que Ton se promettait. Ces
sodéces prirent plus d'une fois la résolution de tuer Alexandre ;
et cda sans avoir étudié le pays , ni examiné si une révolution
de principes était compatible avec un pareil état de civilisation.
Les sociétés qui travaillaient à Findépendance de la Grèce
agissaient au contraire ouvertement, et obtenaient toute la bien-
mllaiMe d'Alexandre, qui n'était retenu que par les frayeurs
de ses alliés. Cependant, en 1825 , il était au moment de prendre
aoe décision sérieuse en faveur de la Grèce : il partit alors pour
b Oimée , qu'il parcourut pour connaître les frontières de ses
immenaes États. Mais il tomba malade à Taganrog, et rendit le
dernier soupir en fixant ses regards sur son médecin, et s'écriant :
O crime! L'impératrice ne tarda guère à le suivre au tombeaijf.
Comme dans tous les événements imprévus , les conjectures ne
manquèrent pas. Ceux-ci attribuèrent le coup à ses frères,
ceux-là aux libéraux ; d'autres, à FAutriehe, contrariée de l'in-
térêt qu'Alexandre montrait pour les Grecs. La situation se
eomi^iqua encore lorsque dans les papiers de l'empereur on
trouva une dépêche scellée, dans laquelle le prince Constantin
déclarait renoncer au trône, « ne se sentant ni la volonté , ni la
capacité, ni la force nécessaires pour régner. » En conséquence
la couronne passait à son jeune i^ère Nicolas.
Les conjurés , surpris àl'improviste par la mort d'Alexandre,
songèrent au moins à obtenir une constitution , et se soulevé-
rent, en proclamant que Constantin n'avait pas renoncé à la
eouroDue. Ils propagèrent la révolte parmi les troupes , et mar-
chèrent contre le palais , après s'être donné pour dictateur le
prioee Trubetxkoî. Mais Nicolas , après avoir invoqué le Sei-
gneur, sortit intrépidement à leur rencontre, parcourut le front
des troupes mutinées, et les subjugua par sa fermeté. Quelques
coups de canon dispersèrent les rebelles, et la Sibérie fit le reste.
Cela ne pouvait se terminer autrement dans un pays où il
existe un si vaste abîme entre la classe noble et la multitude;
am. DC CENT Ans, — • T. 111. 31
363 BUSSIE.
les soldats ne s*étaieiit laissé émouvoir que par Tidée de sou-
tenir les droits de Constantin et de la consiiiuiion, qu'ils pre-
naient pour la femme de ce prince.
Nicolas trouva opportun de rétablir par la guerre la disci-
pline de rarmée ; et, moins docile que son frère aux suggestHms
de Mettemicb, il reprit les projets contre TOrient.
La Perse embrasse quatre peuples différents : les tribus in-
digènes qui vivent en nomades dans les montagnes entre le golfe
Persique et T Arménie ; elles n*ont jamais été soumises , mais
elles sont tenues en respect par les tribus des Tartares et des
Turcomans, qui ont successivement conquis cette eontrée.
Enfin les tribus arabes, qui habitent le pays découvert, traCqnent
sur le golfe, et ne sont sujettes que de nom.
Dans le siècle dernier, la Perse fut déchirée parles factions des
Kurdes et des Kadyiars, jusqu*au jour où ceux-oi eurent le des-
sus; et Aga-Mohammed-Khan resta le seul maître de la Perse,
eh 1794. Elle était tombée dansTétatle plus déplorable , sans
commerce , sans agriculture, réduite à dii millions d'habitants,
sur un sol capable d'en nourrir quatre fois davantage.
Mohammed, justicier implacable et cruel par caprice, réussit,
plus encore par sa tête que par son bras , à y rétablir la tran-
quillité. Il fut assassiné à Tâge de soixante-trois ans , au mois
de novembre 1796. Feth-Ali, son neveu etson successeur, fut
bientôt en guerre avec la Russie pour la Géorgie.
Ce dernier pays, en 1795, était retombé sous le joug de
la Perse-, mais le czar Paul le déclara incorporé à Tem-
pire, préludant ainsi à la conquête de toute la péninsule qui
s'étend de la mer Caspienne à la mer Noire. Cependant le gou-
vernement qu'il y établit fut tellement dur, que les populations
irritées s'insurgèrent. Alexandre , pour s'assurer le pays par de
meilleures frontières , fit occuper les rives du lac Goktka , en
offrant des indemnités à la cour de Téhéran. Napoléon, qui pro-
jetait de traverser la Perse pour aller attaquer l'Inde anglaise,
envoya à Feth-Ali des ambassadeurs et des officiers, qui for-
mèrent ses troupes à la tactique européenne ; mais les Anglais
surent déjouer l'influence française , et se firent médiateurs de
la paix entre la Russie et la Perse (I813). Par cette paix, qui fut
BUS3IB. 363
BgDée à Gulistan, Alexandre se fit céder par la Perse plusieurs
proTînees du Caucase : le Kouban, le Daghestan , la Mingrélie
(Colchide)f le Derbend^ le Cbirvan et la Géorgie. De plus^ en
l'oUigeaDt à soutenir le prince que Feth-Ali désignerait pour
800 sueeesseur, il s'assurait une ingérence permanente dans
les af&ires intérieures du pays. Les frontières avaient été
mil délenninées : aussi les Russes ayant occupé un pays qui
donnait accès dans la province d'Érivan , les Persans s'en ému-
rent, el les mollahs, ainsi que les grands , poussèrent Feth-Ali
à la guerre. En effet, à la mort d'Alexandre, croyant l'armée
rosse entièrement désorganisée, les Persans coururent aux
armes; le midi de la Géorgie s'insurgea , ainsi que la Mingrélie
et rimirette; et Abbas-Mirza, fils du roi, s'avança avec cin-
qiBDie mille combattants (1825). Mais les Russes les mirent
en déroute sur les bords du Djébam , et le général Paske-
witch porta le carnage jusque sur la droite de l'Araxe. Il
passa ce fleuve sur un pont formé d'outrés gonflées , battit
eomplétement les Persans (17 juillet 1837), prit la forteresse
d^Érifan (13 octobre), boulevard avancé de l'Asie, et assiégea
Taoris. Alors Abbas-Mirza , à qui il restait à peine trois mille
soldais pour défendre cette place, se décida à traiter. Mais
ayant cherché à se soustraire aux conditions qui lui pesaient
pendant que fticolas était aux prises avec Gonstantinople , il fut
contraint, à la paix de Turcmancial (28 février 1829), de céder
à la Russie les provinces d'Érivan et de Nakchivan, de payer
vingt millions de contributions de guerre , et de consentir à la
libre navigation delà mer Caspienne. La Russie acquit ainsi une
frontière excellente pour se défendre elle-même et pour in-
qoiéter ses ennemis ; car de là elle peut à volonté marcher sur
b Turquie d'Asie, sur la Perse, ou sur l'Inde. Elle agit, en
outre, sur les provinces limitrophes de la Perse , en intervenant
dans les actes de ce gouvernement, en protégeant les habitants
qui veulent recouvrer leur nationalité , en étudiant les voies et
les besoins du commerce. Si la Russie s'est arrêtée aux fleuves
Arpason et Araxe, ce n'a été que pour reprendre haleine avant
de se lancer dans une nouvelle campagne qui peut la conduire
jusqu'à rindus. Déjà elle menace toute FArménie turque de la
364 BUSSIE
vaste forteresse d'Aiexandropol. Puis, ayant en sa possession
l'Ararat, le mont Sacré , et le siège patriarcal d'Etchemiatzin,
elle travaille à gagner à sa cause les Arméniens, en exploitant
à son proflt leurs sympathies nationales, et en exerçant, avec
cette habileté qu'on lui connaît, son prosélytisme religieux.
On dit que ces deux guerres ont coûté à la Russie cent qua-
rante mille hommes et cinquante mille chevaux : perte peu sen-
sible, après tout, dans ce populeux empire. La Perse, si floris-
sante jadis, n'était plus qu'un désert , comme tous les pays ma-
sulmans : elle possédait à peine cinq à six millions d'âmes, et
son revenu ne s'élevait qu'à cinquante*buit millions; elle n'avait
ni industrie , ni marine , ni instruction ; car les célèbres univer-
sités d'iapahan, de Schiraz, de Mesched , se bornent à enseigner
l'arabe, le Koran et ses commentateurs. Le gouvernement
semble avoir renoncé à ces violences instinctives qui sont le
symptôme de la force parmi les musuhnans. La Russie et
l'Angleterre, rivales jalouses, tâchent d'asseoir leur domination
sur les contrées voisines du golfe Persique. Lors donc que
Abbas-Mirza, héritier désigné, eut précédé son père dans la
tombe, et que Mohammed-Schah fut monté sur le trône C1S33},
l'Angleterre se hâta d'envoyer en Perse des officiers , et pro-
mit monts et merveilles au nouveau souverain pour le déta-
cher de Talliance russe , sans lui demander aucune cession de
territoire. Grâce aux efforts du grand visir Mirza- Agassi, l'ordre
se rétablit en Perse, l'agriculture s'y releva, l'administration
reprit une certaine régularité. On vit renaître la discipline dans
l'armée, qui fut portée à 120,000 hommes; l'Hérat, leCau-
dahar, le Caboul reconnurent la souveraineté de la Perse; on fit
venir d'Europe des officiers instructeurs, et l'on envoya de
jeunes Persans faire leur éducation en France ; c'était peu de
chose pour un empire en pleine décadence , tant déchu de son
antique splendeur, resserré étroitement entre lea possessions de
la Russie et de T Angleterre, et devenu un cliamp d'intrigues
pour ces puissances, qui en feront bientôt peut être un champ
de bataille.
1^ paix avec la Perse avait laissé le champ libre à la Russie
pour se jeter sur la Turquie , qu'elle eût subiuguée , sans Tinter-
BUS8IB. 365
veoiioi des puissanees rivales. Forcée de conclure un arrai^e-
iMotiTccles Turcs, la Russie s'en dédommagea en attaquant
les tribus do Caucase, dont elle s'était frayé le passage en s*em-
pnnt de la Géorgie ; si bien que de Tiflis elle peut longer
tonte la dntoe de TArarat.
La Adigbes , que les Russes appellent Circassiens , habitent
le pays qui s'étmd au nord jusqu'au Kouban , h l'orient jusqu'à
laUba, à l'occident jusqu'à la mer Noire, et au midi jusqu'au
pindesAbazes; c'est-à-dire, b majeure partie de la région
noDliieiise qui sépare la mer Noire de la mer Caspienne, en
tnrenaat diagonalemtint l'isthme caucasien. Chasseurs toujours
vn^i aventurien intrépides , ils mènent aux combats même
les enfants et les femmes. Le Koran est toute leur science. Chez
nx lesseigoeurs féodaux ont succombé depuis deux sièdes; et
il ne reste plus dans le pays que deux classes , les hommes 11-
lira et les serfs. Ceux-ci sont humainement traités ; les hommes
libres foraient des confréries héréditaires depuis vingt jusqu'à
^ et trois mille, qui sont présidées par un ancien, et dans les-
quelles tous les membres sont égaux. Ils accueillent sous leur
toit rétraoger, épousent la veuve de leurs frères, et se chargent
df leurs rengeances; ils payent en commun les amendes et la
composition pour les crimes commis par l'un d'eux ; une partie
de ces usages leur viennent de l'islamisme ; le reste provient
do christianisme, qu'ils ont pratiqué avant.
U teadance de la Russie vers la mer Noire l'entratna à se
j^ter sor ces populations; et la paix d'Andrinople, en repous-
suit la Turcs des pays du Caucase, lui a livré tout le rivage
orie&tal de la mer Noire ; de sorte qu'elle s'avance sans inter-
"iptioD, par l'istbme caucasien, jusqu'au cœur de la Turquie
d'Asie. Mais les Circassiens ne se croient pas enchaînés envers
^ Rusne par les traités qui les liaient à la Perse auparavant.
1« Tares, les Guèbres, les chrétiens, la race métée du Da-
st)«stan et de la Cireassîe, refusent de lui obéir. Les habitants
i^iachaloe orientale sont soumis à un chef redoutable, Chamill ;
iisprofeasent le muridisme, doctrine venue de la Perse il y a trente
ans, laquelle se réduit aune sorte de méthodisme musulmam, qui
fait une obligation du martyre. La Russie s'évertue à plier ces
266 nussifi.
peuples a la servitade ; mais elle n*a enoore abouti qu'à mnn van-
ter ses victoires, et à sacriQer en même temps one année tous
les ans. Peut-être réossirait*elle mieux en disséminant des garni-
sons dans le pays. Les Caucasiens, slis se sentaient protégés par
elles, pourraient s'y habituer, et subir paisiblement la domination
russe. En procédant par la violence, au contraire , on les éloi-
gne; et la Russie ne reste maîtresse que des places fortes , qui
ne peuvent communiquer entre elles que par mer, et à Taîde de
forts détachés que protège le canon de la flotte ; elle surveille
une étendue de cent soixante lieues géographiques, pour empe-
clier le traQc des armes et des esclaves avec la Turquie , le-
quel pourtant n*en a pas moins d'activité; aussi, après avoir
essayé de tous les genres d'attaque, du blocus, de la défense,
de la civilisation, la Russie s'aperçoit-elle que la nationalité de
ce peuple est aussi résistante que le premier jour.
L'Angleterre voit s'avancer lentement vers la Perse la seule
puissance capable d'inquiéter ses possessions en Asie. Déjà la
Russie a tenté de s'emparer de Kiva ( 18S9) ; et Tinsucoès de
cette expédition a paru venir de l'Angleterre , qui a encouragé
la résistance des chefs tartares. Mais la Russie reviendra à la
charge; déjà les Anglais rencontrent ses ambassadeurs et ses
généraux dans les cours de tous les raîas, leurs ennemis; et
c'est en vain qu'ils stipulent dans leurs traités l'exclusion du
commerce et des armes russes : le colosse moscovite ne tardera
pas à s'avancer jusqu'à Uérat, à cinq cents milles du Caucase
et à sept cents milles de l'Indus.
Du côté de l'Europe , le traité de Kainardji ( 1774 ) n'accorda
à la Grimée qu'une indépendance éphémère et illusoire; car,
neuf ans après, Catherine II la réunit à ses États. Par la paix
de Jassi, l'empire s'étoulit jusqu'au Dniester; le traité de Bo-
charest, en 1813, détacha la Bessarabie de la Moldavie; eo
1829, celui d'Andrinople rendit momentanément Tindépendance
à la Moldavie et à la Valachie; en 18SS, celui d'UnkiamScbe-
lessi reaserra de plus en plus l'empire turc Appuyée sur ces
traités, la Russie occupe le triangle du Danube avec des laza-
rets , qui en réalité sont des casernes «t des forteresses ; déjà
elle domine ce fleuve de l'tle deSolina. Elle ne signe point de
RUSSIE. 367
traité qui ne laisse percer de sa part Tintention de se rendre
h suzeraine de la Porte , et de la tenir privée de tout moyen
d« résistance sérieuse, jusqu'à ce que vienne le jour de la sub-
jo^rtoutà fait.
Ao nord , la Russie a consolidé sa domination dans TEstho*
oie, la Livonie et la Courlande. Les paysans, traités en serfs
depuis la conquête , voulurent revendiquer, par les armes, les
droits qu'on lui refusait , mais ils furent vaincus ; on commença
pourtant en 1817 à améliorer leur position, et ils furent af-
franchis en 1831. A rheure présente, ce sont les Russes qui
oDt le dessus dans toute la Baltique, où la race allemande
«tait seule naguère en possession de l'industrie et de la science.
Noos avons déploré la révolution polonaise, qui a eu pour
eoioéquence la destruction de ce royaume. La hache ou la Si-
tnie ont décimé la noblesse ; le reste languit dans l'exil, et rêve
dfs insurrections qui n'auront pour dénoûment que du sang
rtdn mines. A la diète de 1835, Nicolas dit aux Polonais :
• Je désire que votre discours ne me soit pas lu , pour vous épar-
• pKTun mensonge, persuadé que vous ne sentez pas ce que
• vous dites. 11 faut des faits, et non des paroles; le repentir
' doit venir du coeur. De deux choses l'une : ou persister dans
• fos illusions d'une Pologne indépendante, ou vivre sujets fi-
• ilèles sous mon gouvernement. Si vous vous obsthtex dans
• les rfves d^une nationalité distincte, j'ai fait élever une cita-
• délie, et, au moindre mouvement , je détruirai Varsovie. Au
' milieu des désordres de toute l'Europe, la Russie seule de-
• meure intacte et forte... Croyez-moi, c'est un bonheur vé-
« ritable d*appartenir h ce pays. Si vous vous comportez bien ,
• mon gouvernement songera h votre prospérité, quoi qu'il soit
• arrivé. »
Cependant la Providence semble conduire , même par ces
Toies douloureuses, la nation vers un avenir de progrès, en dé-
iniisant cette caste aristocratique qui sut remplir au moyen âge
une noble tâche de résistance et de civilisation, mais qui doit dis-
[tarahre devant le peuple, devant cette plèbe dont nul ne
devuit proposer raffranchissement, ainsi que le décréta encore
I3 dernière révolution polonaise. A travers les jalousies mal dé-
36S RUSSIE.
guisées des puissances copartageantes, peut briller l'espoir d'une
réuDÎOD ; déjà ce vœu a été exprimé en termes clairs là où il
pouvait rétre,et ailleurs par un retour aux coutumes nationales,
par le rapprochement des seigneurs et des paysans, par des ten-
tatives d'amélioration morale pour ces derniers, et leur parti-
cipation à tous les droits. Bien des projlbsitions ont été faites
au czar pour rétablir la Pologne entière, et grouper autour d'elle
toute la famille des Slaves; ce qui placerait pour barrière entre
la vraie Russie et l'Allemagne un grand peuple, un peuple nou-
veau, et par là réservé peut-être à de hautes destinées.
La guerre avec la France avait laissé à la Russie une dette
éuQrme, et une armée qu'il fallait occuper. On y pourvut a Taide
des colonies militaires, dont le plan fut proposé en 1819 par le
général Araktchéief : c'est à la fois une milice et une popula-
tion agricole. L'empereur désigne les villages destinés à la re-
cevoir. Ceux des habitants qui ont passé soixante ans deviennent
patrons des colons. Chaque patron reçoit une certaine quan-
tité de terrain , sous la condition d'entretenir un soldat avec sa
famille et son cheval ; de son côté , le soldat cultivateur doit
l'aider dans ses travaux quand il n'est pas retenu par le service.
Les autres habitants constituent uue hiérarchie militaire, en vue
de laquelle les enfants sont élevés ; en même temps que la lec-
ture , l'écriture , le calcul, on leur apprend le maniement des
armes et l'équitation. Ainsi Ton substitue la troupe à. la fa-
mille ; on décompose celle-ci pour recevoir des hommes acct-
dentellement ; les liens naturels se relâchent ; et l'iostruction oe
sert qu'à faire sentir davantage la servitude.
En 1847, la Russie comptait 82,000 soldats soumis à ce
mode de colonisation. La population de ces colonies militaires
ainsi que leur production s'étaient notablement accrues ; mais
œ qui importe davantage, c'est que l'empire russe possède par
ce moyen une belle armée, prête à tout, et qui cependant ne lui
coûte rien. L'Autriche aussi a établi des colonies militaires,
qui ont pour but de protéger sa frontière contre les incursioas
des Turcs ; mais elles convertissent l&paysan en soldat. Sous le
régime russe, au contraire, un régiment est placé dans une co-
lonie qiU le fait vivre, sans que le soldat s'y transforme jamais
BUSSIE. 869
en rentable laboureur. Ajoutez à cela que toutes ces forces
militaires stationnent sur les frontières occidentales et mé-
ridionales, c'est-à-dire qu'elles menacent TEurope.
Le territoire russe offre les débris, on pourrait dire les sédi-
ffleots, de toutes les révolutions de F Asie moyenne; dans le
gomremement d'Astrakhan surtout, les populations qui s'y
lODt iroorées aux prises ont perpétué les usages et les croyan-
ces cliques : Russes, Slaves, Cosaques , Circassiens, Grecs,
Tores, Kirghiz, Tchérémisses, Arméniens, Géorgiens, Persans,
Indiens, Huns ou Avares, Mongols, Finnois, Baskirs, se trou-
vant en eontact sur cette frontière de l'Asie et de l'Europe , et
«transforment par degrés sous la pression de la Russie. Les
gooremements de Kasan et d'Orenbourg sont mêlés aussi de
populations diverses; il en est de même de la Sibérie, où la
pnpnlation elair-semée est mahométane, boùdhiste, idolâtre,
c^véticnne, et parle le russe, le finnois, le turc, le mongol, le
t^M^gonse; elle est néanmoins entièrement subjuguée.
la Russie poursuit sans cesse ce grand projet d'attacher
ao (ol et à la civilisation les populations de cette contrée de
l'Asie centrale appelée autrefois Grande Tartane. Elle com-
OKoceà lui assigner les limites qu'elles ne doivent pas outre-
passer, mi en été, soit en hiver : s'il s'élève des différends entre
^«1 elle en profite ; elle attire au cœur de l'empire leurs chefs
h plus influents, et leur inspire le goût des titres et des hon-
nems, ainsi que le désir de rester attachés à la cour. Les fonc-
^naires qu'elle envoie 4]ans ces contrées asiatiques y ont des
f^idenees fixes, avec une église, un hôpital, une école, une
'^seroe, qui deviennent le noyau de nouveaux villages dépen-
dais de Il Russie, et des rudiments de civilisation. Sauf le
inoQopole du sel et de l'eau-de-vie, le gouvernement n'impose
point de taxes ; mais ce que les habitants ne tirent pas de leur
P<^pre fonds , comme les fruits et les mines , lui appartient.
^>ux qui améliorent les terres ont des récompenses. De cette
"^ière les steppes se sont rapidement converties en campa-
^ci; les tribus nomades et les Turcs s'en sont éloignés; les
îartares Nogaïs ont péri dans les guerres, ou se sont retirés en
Asie ; quelques-uns encore se sont faits agriculteurs dans la Crimée
870 Bussis.
etsur la mer d'Azof. Des Russes, des Cosaques, des Allemaud!»,
des Juifs, des Bohémiens, se sont répandas sur le pays conquis,
où ils sont tous respectés, mais tenus de travailler. Les Armé-
niens y ont apporté les yers à soie; les Allemands, les métiers
à tisser et les pioches; les Italiens et les Français , la culture de
la vigne. Aussi la Crimée devint-elle bientôt le jardin de Saint-
Pétersbourg, le vignoble de Moscou , le grenier de Tltalie et de
l'Angleterre. Odessa, Taganrog, Kertsch, Ismaîl , ontgnfbdij
vue d*œil ; d'autres villes se sont fondées. Les Russes se sont civi-
lisés de même au nord du Caucase, de la mer Caspienne, du la'
Aral, du Pont-Euxin, procédant avec mesure et patience, alter-
nant la force et la persuasion, les conversions et la tolérance, et
adaptant les institutions à la nature de chaque pays. Les Kir-
ghiz mahométans ont transporté leurs tentes dans le vaste terri-
toire qui s'étend entre la rive gauche de l'Irtyche, la côte orien-
tale de la mer Caspienne , et l'Iaxarte. Les Kalmouks, qui leur
ressemblent , grossiers sectateurs du lama , relèvent des ^u-
vernements d'Astrakhan et du Caucase; ils ont vingt mille
tentes dans les plaines situées entre le Caucase et la mer Cas-
pienne.
La Russie s'assimile de plus en plus les Cosaques; elle com-
mença à les organiser en troupes légères, du moment où elle
eut subjugué les Tartares. Les premières lignes cosaques dont
elle s'entoura s*étendaient du Volga au Don , et de ce fleure a»
Dnieper, autrefois les limites de l'Ukraine. Après la conquête
de Kasan et d'Astrakhan , ces nomades s'en éloignèrent, et
maintenant ils entourent le Caucase et les steppes des Kirghiz.
En 1804 , les Cosaques de la mer Noire furent organisés comme
ceux du Don , mais avec plus d'indépendance et avec le droit
d'élire leur chef. Ceux du Dnieper et de l'Ukraine sont déjà sou-
mis à un gouvernement. Ce peuple, qui se modèle facilement sur
ceux au milieu desquels il vit et fait la guerre , fournit une
avant-garde légère et hardie , dont la rapidité contribue effica-
cement h tenir dans l'obéissance des populations disséminées
sous des climats très-différents. Mais si cette ligne de circon-
vallation préserve la Russie du danger d'être envahie, elle pour
rait aussi se retourner contre le centre; de là la nécesâté de
BOSSIE. 371
famoser par des guerres, dontle mauvais succès même tourne
aa profit de Tempire.
AiDGÎ eet empire russe est semblable au Pô, qui menace
tosjoDis d'inonder les campagnes qui l'environnent; et TEu*
npe civilisée est toujours contrainte dans ses progrès d'avoir
rcÊil tourné de ce côté, dans la crainte que des hordes enne-
mies ne se mettent en marche pour étouffer les mouvements
qne pourraient tenter soit la Pologne, soit JNaples, soit l'Es-
Avee ee qu'il a gagné même au sein de la paix, l'empire russe
embrasse 261,000 lieues en Europe, 684,000 en Asie , 72,400
n Aosérique; et, au moment où nous parlons, il s'accroît
encore. Moseou , sortie de ses cendres , compte trois cent du-
ipianle mille habitants; bien mieux située que Sain^Péte^s-
booig, elle est toujours considérée comme la capitale réelle et
sationale ; et s'il arrive qu'un Jour le colosse se partage en deux,
Bae Russie moscovite restera attachée au Kremlin ; une autre ,
finnoise et allemande, s'appuiera sur la Baltique, avec la Cour-
lande, FEsthonie, la Livonie, la Finlande, dont les autres pro-
^iaeesenvient les privilèges politiques, ainsi que les droits muni-
cîpna ^ , conservés depuis le moyen âge à travers tant de con-
quêtes. Les colonies russes ne sont pas, comme celles des autres
nations , détachées du territoire de la métropole , bien qu'elles
s'étendent de l'Autriche à la Chine, de la mer Glaciale au Ka-
boul. La nature a prodigué bien des richesses à ce vaste em-
pire ; ronral, qui abonde en fer, en cuivre , en platine , fournit
miintcnant de Tor en abondance; l'Altaï, des porphyres pré-
cieax; le Caucase , a peine conquis , du plomb et du cuivre; et
pem-^tre y trouvera-t-on bientôt l'argent et l'or dont la Sibérie
aussi abonde. Depuis 1823, la Russie a tiré plus de 400 millions
<le ses mines.
Beaucoup de terres sont encore couvertes de forêts; d'autres
mtent en friche et en marais; mais la Russie n'en possède pas
moins de deux cent cinquante mille lieues carrées, aussi fer-
* Cilow en particulier eekl qui exdut de la bourgeoiaie tout individu
fiénwe.
373 BOSSIB.
tiles que les meiUeares terres de la Pologne : aussi expone-t-
elle un quart de leurs produits.
La capitation , qui est de quatre à cinq francs par homme
libre, figure pour 70 millions dans les finances rosses ; Vahrok^
cens annuel de dix francs environ par chaque serf mâle de la
couronne, pour 75 millions; pour 100 millions, le monopole de
Teau-de-vie, qui n*atteint que les pauvres, attendu que ks sei-
gneurs peuvent en distiller pour la consommation de leur fa-
mille; pour 15, les mines ; les douanes, pour 50. Mais Tannée
de terre seule coûte 160 millions; la marine, 40; et Tadminis-
tration , 325.
Les manufactures se sont multipliées dans ces derniers temps;
rimportation des machines s^est accrue de cent cinquante poor
cent ; les matières premières tirées du dehors pour les fabriqua
étaient évaluées, en 1833, à 90 millions de roubles; elles s^élè-
vent à présent à 130 ; et l'on croit favoriser Tindustrie nationale
par des prohibitions rigoureuses qui écartent la concurrence,
mais n'imposent pas la nécessité d'améliorer. Le commerce in-
térieur est facilité par d'innombrables canaux, à l'aide desquels
vont , de la mer Caspienne h Saint-Pétersbourg, sur Un parcours
de 1,434 milles, des produits tels que le thé de la Chine, Topium
de Perse, les fers et les pelleteries de Sibérie. La Russie fait
un trafic immense avec l'empire chinois , bien que certaines
lois restrictives ne le permettent pas sur tous les points de con-
tact des deux États, mais seulement par KJecbta : ce quelle
ambitionne aujourd'hui, c'est de pouvoir remonter le fleuve
Amour, pour y débiter ses fourrures. Que sera-ce quand tout
l'empire sera sillonné de chemins de fer.'
La Russie manque de débouchés extérieurs; aussi lui im-
porte-t-il d'acquérir des mers qui la mettent en communicatioD
avec l'Europe. Il y a un siècle à peine qu'elle était encore en-
tourée d'ennemis; et le port d'Arkhangel, sans cesse bloqué
par les glaces, ainsi qu'Astrakhan sur la mer Caspienne, étaient
les seuls points maritimes de ses relations extérieures. Ce fut
en vue de les étendre que Pierre le Grand s'opiniâtra dans ses
guerres avec la Suède ; et la paix de Piystad lui donna le littoral
des golfes de Livonie et de Finlande , puis toute la Finlande et
BU8SIE. 873
la Goorlciide; et il plaça sa nouvelle capitale de numîère h do-
miDer b Baltique. Mais cette mer est encore trop éloignée , et
b moitié de Tannée obstruée par les glaces; aussi ses succès-
sans ont-ils tourné leurs Yues sur la mer I9oire. De là leurs
guerres toujours renaissantes contrôla Porte. Biais quoique ces
beaux pa}'s touchent à*deux mers, dont Tune communique avec
fEurope, l'autre avec la Perse, et que de grands fleuves s'y
jeUeat, ces mers n'ont point la liberté du commerce, et les
fleures ni les routes ne sont appropriés aux communications ;
c'est ce qui fait qu'Astrakhan dépérit, et que la prospérité d'O-
dessa est tout artificielle. Puis, ni la mer Caspienne ni la mer
5olre ne peuvent avoir d'importance qu'à la condition de pos-
séder les Dardanelles et le golfe Persique. Aussi est-ce vers ces
deux points que se dirige surtout le génie militant de la Russie,
qoi, de même que l'Angleterre, ne vit qu'à la condition de con-
quérir.
La Russie n'est point en dehors du mouvement des études
européennes : ses universités et ses académies s'appliquent à
^ciaircr des points épineux d'histoire et de philologie ; ses expé-
ditions au nord, ses explorations de la Sibérie, des steppes ver-
doyantes des Kii^hiz , de l'Altaï, de Tlénisseî, ont agrandi le
domaine de la géographie. La Russie possède les meilleurs ob-
Mrratoires du monde; elle y attire des savants et des artistes de
tous les pays, tandis que les nationaux vont chercher la science
au dehors.
Cest une pensée gigantesque que celle de réunir sous une loi
unique et sous une constitution identique tant de pays et de
peuples si divers , mais dont le succès n'est ni souhaitable ni
possible. Cest le côté faible de la Russie que de manquer d'u-
oiié politique, nationale et religieuse ; elle veut y substituer
Tuoité administrative : c'est dans ce but qu'elle détruit les fran-
chises nationales, comme celles des Cosaques, et les francliises
municipales , comme celles dont jouissaient les mille colonies
de la partie méridionale.
Mais sa prétention d'arriver à l'unité religieuse a produit de
plus grands maux. Les czars avaient fiait plus d'une tentative
pour se réunir à l'Ëglise romaine, dans le désir de se montrer
32
374 BUSSIE.
Européens ; et, lors même qu'ils y eurent renoncé, Ds aoeordè*
rent du moins leur protection aux catholiques. Catherine II avait
promis, après le démembrement de la Pologne, de respecter
rËglise rutène (I); mats elle était trop philosophe pour cda,
et les vexations ne tardèrent guère , msjgré Tintenrention da
pape et de Marie-Thérèse. Elle avait, dès 1774, enlevé aux Grecs-
unis douze cents églises, pour les donner aux schismatiqoes.
Employant tour à tour la ruse, les menaces, la séduction, la lé-
gislation, elle abolit le métropolitain de Halicz , puis toos les
évéques grecs unis; et en 1791 on ne comptait pas moins de
145 couvents, 9,316 paroisses, et huit millions de fldèles enlevés
à rÉglise-unie. Alexandre rétablit, de sa propre autorité, le
titre de métropolitain de Halicz ( 1807 ), mais comme in parti-
bus, de même que les évéques de Polotsk et de Luck ; il consem
dans le royaume de Pologne Tévéché grec-uni de Chelm : et en
1817 il nomma un métropolitain de PÊglise grecque-unie eo
Russie : le pape constitua en outre cet évéque légat apostolique,
avec des pouvoirs très-étendus.
Mais l'empereur Nicolas réduisit, en 1889, tous ces sièges à
deux seulement , les diocèses de la Lithuanie et de la Russie
blanche; il supprima 231 couvents du rit latin , et tous lesBasi-
liens, qui seuls fournissaient des évéques aux églises ; puis, rt-
prenant les errements de Catherine, il exhuma en 1833 Tordoo-
iiance qu'elle avait ren^lue en 1795, et qui enjoignait < de punir
comme rebelle tout catholique, prêtre ou laïque, de conditioa
obscure ou élevée, qui se sera opposé par paroles ou par actions
au progrès du culte dominant, ou qui aura détourné un antre
catholique de se réunir à TÉglise grecque. ■ Les biens des
jésuites, qu'Alexandre avait promis, en supprimant cet ordre t
de conserver aux catholiques, furent appliqués à d'autres usages;
le nombre des églises et des paroisses fut réduit ; on défendit
toute commimication entre le clergé nomain et le clergé grée*
uni, qui auparavant se prêtaient assistance, vu l'énorme dis-
tance des élises ; il fiit interdit de réfuter publiquement les
' Manifeste de Saint-Pétersbourg, 5 septembre 1773 ; traité de Grodoo,
13 juillet 1793.
BU88IB. 875
objections fûtes contre le catholicisme; il fut prescrit d'élever
dani b religion grecque les en&ntB nés des mariages mixtes ;
la dhedion des écoles fut remise aux mains des laïques, et les
élèifi le virent forcés d'aller achever leurs études dans des uni-
icnitéi sdûsmatiques; on prodigua toutes sortes de faveurs
an prêtres apostats, et ceux qui persévéraient dans leur foi se
îÎRot molestés. Le catéchisme des catholiques russes, imprimé
à WÛDà en 1833, s'exprime ainsi, en expliquant le quatrième
préeepte du Déealogue : « L'autorité de l'empereur procède
ononaoe directement de Dieu. On lui doit culte , soumission,
«riee, prindpalement amour, actions de grâces, prières; eu
BBOMit, adoration et amour. Il £aut l'adorer en paroles, en si-
gna, en actions , dans le fond de son cœur. Il faut respecter
la aotorités qa'il nomme, parce qu'elles émanent de lui.
Griee à l'ineffiEdile action de ces autorités, l'empereur est
partout L'autocrate est une émanation de Dieu ; il est son vi-
caire et ion ministre. » Enfin , le gouvernement finit par ob-
teoirqne tout le haut clergé apostasiât; et, malgré les fortes
résstaoces d'en bas , le très-saint synode déclara que « la soi-
disDt union effectuée depuis 1596 dans les provinces occiden-
taks de la Russie, par la désertion d'une partie du clergé de
CCS contrées, et qui avait déchiré pendant deux siècles la famille
nnse, avait cessé en 1839, par l'acte synodal de Polotsk. »
£q beaucoup d'endroits, les nobles, même schismatîques,
protestèreot contre la violence , disant que c'était porter le
trouble dans la conscience des paysans , que de les contraindre
«Tadoptcr un rit qu'ils détestent ; et qu'en les atteignant dans la
religion, on sapait chez eux la base de toute vertu civile. Dès
que les plaintes des catholiques opprimés eurent retenti à
Borne, le pontifo se fit l'interprète éloquent et sévère des cons-
cienoes tourmentées; et l'allocution de Grégoire XVI, du 22
juillet 1843, restera comme l'un des monuments les plus mémo-
raUes de l'histoire ecclésiastique : « c'est le tableau lamentable
<fe tous les maux sous lesquels gémit la religion catholique
<lsQs la vaste étendue des possessions russes, ainsi que des ef-
forts incessants et toujours inutiles du saint-père pour en arrêter
le cours, et pour y remédier. » Quoique le pape y parlât plutôt
376 jtussn.
le langage d*iiiie profonde tristesse que celui de rautorilé, qo*il
lui appartenait de prendre en élevant la voix au nom d*im
peuple opprimé, cette allocution n*eut pour résultat que d'aug-
menter les rigueurs impériales. Cependant quand le czar se rendit
à Rome en décembre 1845, il eut un entretien avec le pontife,
et montra une modération qui rendit Tespoir aux catholiques et
laissa respirer rÉglise.
Ce fut aussi en vue d'établir cette unité religieuse que b per-
sécution se tourna aussi contre les juifs. Plus d'une tentative a
été foite dans ces dernières années pour réunir cette nation. On a
songé même à relever le royaume et le temple de Jérusalem,
comme une barrière entre TÉgypte et la Turquie. Mais on a
cru recoonaftre que tout effort pour réorganiser la société juif e
serait inutile avant sa conversion. La Pologne compte deux
millions d*israélites. Depuis Casimir (1834) , ils ont étédédarés
idonei et fidèles , avec de grands privilèges, peu respectés de-
puis, par les antipathies populaires. Ils ont pris une grande
part aux derniers mouvements de la Pologne , car ils avaient
de bonnes raisons pour déplorer la cbuté de ce royaume. En
conséquence, Nicolas les a forcés au service militaire, doot
Alexandre les avait exemptés moyennant une certaine contri-
bution , tout en prenant leurs enfants de douze à quatorze ans
pour la marine. Une école qu'ils avaient à Varsovie a été sop-
primée à la révolution. Depuis lors Nicolas a obligé aussi les
juifs à la loi religieuse de Tempire (1844); on dit même que son
projet serait , s'il est maître un jour des provinces occidentales
de l'Asie, de les transférer tous audelà du Taurus, sur quelque
point de leur ancienne patrie.
Ces maux intérieurs , et la guerre interminable du Caucase,
sont la plaie d'un empire qui joint à tant de ressources maté-
rielles les liens inrisibles dont il enveloppe la conscience des
Grecs , des Arméniens , des Bulgares , des Serves , et raflfeetion
de toute la race slave , qui vénère dans le czar le futur rédemp-
teur de sa nationalité : ce sont ces embarras qui rendent moins
effrayantes les menaces que , du fond de ses frimas, la Russie
fait , de temps à autre , gronder sur l'Allemagne et la France.
AKrAlBES ]>*0BIB1VT. 377
AFFAIRES D'OaiBNT.
La diplomatie n'avait rien arrêté quant an sort de la Grèce,
qui restait encore en suspens, quoique, depuis la bataille de
Navarin , elle eût perdu Tespoir de rajuster les chaînes mu-
solnaanes à ce peuple baptisé. Après la mort d'Alexandre,
qui, après avoir provoqué Tinsurreetion des Grecs, les aban-
donna par ecMidescendance pour ses alliés, Nicolas les soutint,
en vue de les aonmettre h un protectorat semblable à celui qu'il
tarait sur les principautés du Danube. L'Angleterre se sou-
ctût pea de voir se constituer cette nation nouvelle , qui pour-
rait un jour rivaliser avec elle. Cependant, entraînés par l'o-
pinion et craignant que l'entreprise ne réussît sans eux , les
Anglais lui tendirent la main, mais sous la condition oue le nou-
vel ttat fût assez fiiible pour se voir obligé de rechercher leur
appui. La France, amie désintéressée, soit* par caractère, soit
qn elle ne fût dirigée par aucune espérance immédiate, voulait
ea&ire un État indépendant, qui n'eût à subir la tutelle ofB-
ànte de personne.
Cape d'iatria, habile administrateur, mit fin , durant sa pré-
sidence, à la piraterie, organisa les Rouméliotes, et propagea
rinslnietîon publique; mais les patriotes le considéraient ton-*
jouis comme le prête-nom de la Russie , et ambitionnant , d'ac*
tord avee cette puissance et avec la Porte , de se faire le chef
du Péloponnèse. Les anciens chefs, après avoir versé généreu-
sement leur sang, en étaient récompensés par la prison ou par
lexil, La révolution de Juillet vint encore enflammer toutes ces
hunes; plusieurs journaux s'emportèrent si loin, qu'il fallut les
supprimer. Quelques-uns des mécontents, s'étant réfugiés à
Hydn, j domràrent le signal de la guerre civile. Constantin et
George Mauromicali , frère et fils de Pierre, détenu alors en
prison, égorgèrent le président dans une église. Conuntin fut
Uiésnr la placé, et George périt sur Téchaûiud. La Grèce s'ap*
32.
378 AFFAIABS D*OftlBNT.
p]audit d*étre délivrée de celui qu*elle avait regardé si longtemps
comme soq libérateur ; elle lui donna néanmoins pour saccesseur
sonfrère Augustin, qui déclara criminels d*État le général Goletti
et les autres cbe£s opposés à la Russie. Pendant ce temps, la con-
férence de Londres , qui statuait sur le sort des peuples sans
les entendre, appelait au trône de la Grèce le prince Othon,
fils du roi de Bavière ( février 1833 \ qui arriva aviec une flotte,
de l'argent, et des conseillers étrangers.
Cest ainsi que se trouva constitué en Europe un État nou*
veau, simulacre de royaume, que la diplomatie substituait à
Tespoir d'un empire grec ressuscité. Il a cela de particulier, que
le royaume y porte le même nom que PÉglise, quoique les Grecs
ne veuiUent pas rester dépendants du patriarche grec, pour
écarter tout péril de suprématie russe. Pourvu de bonnes for*
tîGcations et d'une excellente marine, le pays compte douze mil-
lions d'acres, dont un neuvième appartient aux particuliers, et le
reste à l'État , qui a succédé aux anciens maîtres ; les proprié-
taires eux-mêmes sont presque des fermiers , car ils ont à payer
une dlme eÎ! nature, dont la perception est vexatoire et péoible.
Les terres laissées en friche depuis si longtemps, les anciens
aqueducs étant détruits, les marécages et les landes se sont
multipliés ( on dirait que la nature elle-même a diangé. Le
Cépbise, qui arrêta l'armée de Xerxès, sufQt a peine a^joll^
d'htti à l'arrosement des jardins; c^t à peine si l'tnachus et
rUissus reparaissent à la saison pluvieuse dans leur lit desséché.
Des bois du mont Lycabettus , où se cachaient les oon , il ne
reste plus que quelques arbustes; avec l'insouciaooe ottomane
et le découragement de la servitude, THymette, le Pentéliqne,
le Parnasse , ont perdu leurs abris ; et la terre végétde est des-
cesdue dans la plaine, qui en s'exhanssani a enseveli les édifices
antiques. Dans la Morée, on compte à peine soixaote-dix-sept
hommes par mille carré; vingt-six sur le continent, treote-ciiiq
dans les Iles.
Cependant la Grèce est envoie de progrès, comme un pays doq-
veau ; et lorsqu'on 1 886 elle n'avait pas plus de 76 1 ,077 habîtaols,
elle en comptait, dès 1840, 856,470. 1.es oliviers et les mûrieis y
croissent spontmément ; le coton y est très-abondant Au lieu
AFrAIAES O'OIISIIT. 379
<fu lieu proploe pour y bâtir une capitale nouvelle, par respect
pour les souvenirs historiques, ou fit choix d'Athènes, ville
ariëe, malsaine, et où de mesquines constnictîoos modernes
caotnsleDt avee Tancienne magnificence; elle. renferme au-
jwrdliQi vingt-six mille habitants. Le territoire est divisé en
oonuDimes de trois classes, selon que Ton y compte dix mille,
daa mille ou deux cents habitants; quiconque est âgé de
nn$^-cîiii| ans se trouve électeur ; les communes répondent des
îioicaoes et des vols commis dans leur juridiction, mesure in-
(Hipeasable pomr contenir une population habituée aux coups
de mala. Un tiers de la population, vit de petit commerce ; les
pu négodants ont des maisons au dehors. Les affaires les
plus importantes se font avec Trieste ; mais jusqu*à présent les
cspitamc sont rares , et il ne s^est point encore ouvert de nou-
rfiilei voies. Une banque nationale a été fondée en 1841 ; la mer,
U fertilité du sol^ une activité extrême, promettent un bel avenir
à eepeople r^énéré.
La renaissance des études avait devancé en Grèce la révolu-
lion. La langue grecque avait cessé d*étre employée dans la
littérature; FoscoloetMustoxidi se servirent de Titalien. Il faut
dter avee reconnaissance Coray, médecin de Smyme, qui tra-
duisit d'abord Beccaria en grec moderne, puis s'associa avec les
frères Zozimos pour composer une Bibliothèque grecque et des
dictionnaires. Greco Ducas voulait que l'on fît revivre Tan-
cienae langue : ce serait vouloir ramener les Italiens au latin.
Cataisdy prit parti pour Tidiome populaire, et d*heureuses ten-
tatives, tdles que les poésies lyriques de Cbristopoulos, le mi-
rent en faveur. Coray, tenant le milieu entre le purisme des
éradits et Tinstinet populaire, voulait purger la langue parlée
des locutions étrangères, partout où Ton pouvait y suppléer
par des formes anciennes correspondantes : principe arbitraire
dont on abusa , comme il arrive toujours. Il en résulta qu*on
ne fut ni compris dû vulgaire ni approuvé des érudits; et Rigo
se moqua, dans une comédie, du nouveau jargon den doctes.
Mais le gouvernement parlementaire donnera i la langue le
so^e et la vie, et la question se trouvera décidée par le fait.
Quoi de plus beau que le spectacle d'un peuple qui se régé-
360 AFFAIBSS D*ORTERT.
nère ? Mais la liberté ne naît pas sur nn lit de rote. Le géoie
de ia discorde ne tarda pas, comme toujours, à diviser les Grées.
Les emprunts , résultant de la guerre ou de rétablissement
de la monarchie, pèsent lourdement sur le pays; et les puis-
sances , qui s'en sont portées garantes , s'en font un prétexte pour
s'immiscer dans le gouvernement. La forme d'abord en fot
absolue, et Ton donna au roi enfant un conseil de régence;
l'administration fut entièrement dans les mains dra Bavarois. Il
en vint d'abord quatre mille avec le roi; d'autres aocourureot
pour foire fortune aussi et avoir leur part des grandes charges,
grassement 'rétribuées. Armansperg, tuteur d'Otbon, appuyé
par les puissances, voulait maintenic l'absolutisme; de sortie que
les anciens patriotes, exclus non-seulement du commandement,
mais encore de la représentation , dont ils avaient joui pendant
l'insurrection, subissaient en frémissant le joug de ces étrangers.
Le roi. renvoya Armansperg, et prit en main le gouvernement;
mais cette administration imposée et despotique, tout en faisant
quelque bien, ne put se réhabiliter aux yeux du pays. Le mo-
ment étant venu où les troupes bavaroises devaient quitter la
Grèce, les idées qui fermentaient se produisirent au grand jour;
et, en dehors de toute influence étrangère, par l'énergie du seo-
timent national , le roi fut amené à accepter une constitution
fondée sur la séparation des pouvoirs , avec les garanties habi-
tuelles ( septembre 1S44 ). Tout ce qu'elle offre de particulier,
c'est l'obligation, pour les rois à venir, de professer la religion
nationale.
Ainsi la Grèce recouvrait toutes les libertés qui lui avaient
été enlevées , avec les assemblées délibérantes , pour lesquelles
et à Taide desquelles elle avait combattu. L'esprit de nationalité
y fut même poussé si loin, qu'après avoir déclaré, dans la
première assemblée révolutionnaire , que tous ceux qui croient
en Jésus-Christ et parlent la langue grecque $ont Grecs , on en
vint à exclure plus lard des fonctions publiques tous. ceux qui
n'étaient pas nés dans les limites du royaume actuel ( hétéro'
efUhones), Coletti , principal auteur de la révolution, et repré-
sentant du parti français en face de Mai^pcordato, chef da
parti anglais , s'opposa vainement à cet autochtkonwne : c'était
AFFAIBBS D*OBIENT. 381
mie léaetîon non-sealement contre les Bavarois, mais aussi
coDtre les riches, et snrtoat contre les Phanariotes, qui, sans
avoir pris part à la lutte, étaient accourus à la cuféB >. Les
innées de l'Europe reconnurent la nouvelle constitution , à la
condition que ce royaume renoncerait à s'étendre; voyant bien
que le reste de la Grèce et l'Asie Mineure ont les regards
tooroés fers un pays auquel ils seront un jour réunis , bon gré
mal gré. Hais, de ce moment, tous ceux qui s'y étaient râ^-
giéi tombèrent dans la plus triste position , et durent songer à
abaDdonner l^ir nouvelle patrie. Les émigrés d'Ipsara s'éloi-
guèrent; el aussi ceux de la Crète ( Candie ), tle qui ne cesse
de s'agiter, au grand contentement de l'Angleterre, qui con-
voite les belles rades de la Suda et de la Canée.
Les Russes , dès le dernier siècle , s'étant aperçus qu'ils ne
poonraieot rien contre la Turquie sans la Valachie , s'attachè-
rent à fiivoriser les mouvements de ce pays, où ils entrèrent
en 1837 comme libérateurs. Le traité d'Andrinople, qui constitua
b Moldavie et la Valachie , confirma tout ce qui y avait été fait
par les Russes , et soumit ces provinces à un tribut annuel de
s millions de piastres envers la Porte. Il fut établi des constitu-
tions distinctes pour ces deux pays , avec approbation de la
Russie. Le principe représentatif y domine à ce point que le chef
de rÉtat lui-même y est éki par une assemblée formée de
cent vingt boyards, des évéques, de trente-six députés des dis-
tricts , et de vingt-cinq délégués des corporations de la capitale,
n partage le pouvoir avec l'assemblée nationale , qui se com-
pose d^on métropolitain président, de trois évéques, de vingt*cinq
boyards, de dix-huit députés des districts ; elle n'a point à s'oc-
coper d'affaires politiques , que les deux puissances se sont ré-
serrées. L'abolition de la servitude y a été prononcée , et tout
iodividu peut maintenant acheter des terres et devenir noble ;
mais il feut du temps pour que le peuple s'y habitue. Le général
russe Kisselef , qui fut longtemps président , donna pour prince
au pays Démétrius Ghika ; mais ces provinces , travaillées par
rintxigue étrangère, sont le théâtre de fréquentes révolutions.
* GokKi est mort en «^lembre 1647.
383 iPFAlBES D'OBIERT
On compte dans la Servie douze mille mahométans disséminés
au milieu de neuf cent mille chiétiens , peuple pieux , déroué à
ses prêtres , et qui espère voir toujours rétablir sa religion; vif
dans ses attachements, plein de respect pour les femmes, qui ,
effrayées de la brutalité des Turcs, excitèrent plus d'une fois le
courage des hommes de leur nation. Le soulèvement , qui date
des premières années du siècle, eut pour chefii George le Koir,
puis enfin Milosch , que la Porte reconnut pour prince iadépea-
dant en 1833, en se r^rvant la citadelle de Belgrade. Le premier
pas vers la vie civile fut de rendre aux prêtres les registres de
l'état civil ; car avant il n'était pris acte ni des naissances, ni des
mariages, ni des décès, Milosch établit des fabriques, des ponts,
des hôpitaux, des quarantaines, des postes, un lycée, une impri-
merie, des écoles pour la langue nationale, des prisons péniten-
tiaires : peut-être même niareha-t-il dans cette voie avec trop de
rapidité. Mais sa férocité fit éclater une révolution (1840), qui lui
substitua son fils Michel , repoussa Tinfluence russe et les em-
ployés étrangers , croyant par là donner satisfaction à la natio-
nalité. Aujourd'hui le pays profite des franchises qu'il a acqui-
ses ; et il y a déjà à Belgrade des journaux , une académie , et
un code y a été promulgué ( 1844 ).
La prépondérance russe va se fortifiant toujours en Moldavie.
Prenant pour prétexte la fermentation produite par les événe-
ments de 1848, le czar a fiiit pénétrer dans les principautés une
armée d'occupation, déclarant qu'elle n'en sortirait qu'alors
que la tranquillité serait tout à fiiit rétablie. Quoi qu'il en soit,
voilà des tribunes de politique libérale et d'émancipation chré-
tienne élevées aux portes de la Turquie.
Les anciens oppresseurs des Grecs et des Slaves ont suivi une
autre voie. Ceux même qui exhaltent Mahmoud comme réfor-
mateur peuvent-ils approuver le temps qu'il clioisit et la ma-
nière dont il s'y prit, faisant consister avant tout sa réfoimeà
remplir le sérail de femmes grecques , et à s'enivrer tous les
jours ? D'une volonté ferme, faible d'esprit, point guerrier comme
doivent l'être les réformateurs , il dénatura son empire. Il établit
des imprimeries , des papeteries , une gazette; détruisit sans
songer au lendemain ; et il arriva qu'après avoir mis basFancieo
APFAIBBS D*OBIKIfT. 383
éfifiee , il n'élera rien pour le remplacer. Il ccmtinaa ses ré-
fbnnesaprà la paix d'AndrinopIe ; il institua de nouyelles mi-
liees régulières et une décoration; il renonça à l'isolement
séculaire de la Turquie , il envoya des ambassadeurs près des
poisanees étrangères; il voulut qu^on vénérât son eiBgie,
comme celles des autres rots de TEurope; il fit construire des
baleiox à Tapeur, prit des mesures de précaution contre la
peste, liistitoa des commissions pour le commerce, Findustrie,
pour la révision du code. On vit à Péra un théâtre et un cabinet
de leeUire. Mahmoud s*occupa même des belles-lettres; mais
plus il crut faire pour elles, et plus elles déclinèrent, car la ma-
Bière européenne s'y introduisit comme dans tout le reste. Les
calligrapbes turcs ont perdu leur habileté vantée , depuis l'in-
trodadion de la presse ; les poètes croient avoir bien mérité
de la patrie lorsqu'ils ont composé des chronogrammes , c'est-à-
dire des sentences énonçant quelques faits historiques, dont ils
indiquent la date è l'aide de certains signes alphabétiques. Mir-
Alemsade , fils du porte-étendard, est l'auteur d'un millier de
strophes historiques non moins exactes quant aux chififres que
pMvres de pensées. Au milieu de tant d'écoles, de tant de let-
trés, Constantinople n'a pas un nom à citer; les ulémas, hié-
rarchie seientifique, unique symbole ottoman de Tintelligence,
restent cramponna au passé. Il s'imprime des journaux , mais
ils ne sont lus que par quelques Francs; les livres ne se ré-
pandent pas; à côté d'une histoire de commande, on ignore les
investigations historiques, et la liberté qui en est l'essence ; l'al-
manach impérial ne consiste guère qu'en astrologie , et en dis-
tinction des jours propices ou climatériques. On fait apprendre
par cœur aux en&nts des sentences qu'ils ne comprennent pas ,
ce qui paralyse leur intelligence avant tout développement. Dans
les colites (madrassahs) de Boukhara, dont l'université ,
type de toutes les universités musulmanes , peut donner la me-
sure du haut enseignement de Vislam, on compte annuellement
neuf à dix mille étudiants de l'Arabie , de l'Afghanistan, delà
Turquie, de l'Afirique, de l'Inde. Chaque collège a un nombre fixe
d^étndiants, sous un ou deux professeurs. Chaque étudiant achète
de quelque autre, en arrivant, la place qu'il occupait dans le ma-
384 AFFAIRES d'OBIBNT.
drassah; et il y peut rester toute sa vie , pourvu qu'il ne se
marie pas. Ils se préparent aux leçons des maîtres par la lecture,
et des discussions sous les portiques. Les ouvrages classiques
sont au nombre de cent trente-sept : le professeur £iit lire d*abord
par un bachelier quelques sentences sur le thème proposé;
il invite les élèves à discuter entre eux les opinions qu*ils oat
émises; puis il critique , corrige , et finit par donner sa propre
décision. Les sciences enseignées sont le droit et la théologie,
la langue et la littérature arabes; la sagesse, c*est-à-dire la lo-
gique, réthique, et la métaphysique; mais tout se réduit atu
éléments et à des définitions. Voilà cependant Tunique source
de la théologie musulmane actuelle, de la littérature et de la
philosophie. Les Persans ont seuls, comme schyytes, leur uni-
versité particulière. Ainsi tout se borne à des questions de théo-
logie casuiste , qui , préjudiciables au sens commun , ne sont
bonnes qu*à faire des sophistes, des fanatiques, des esprits
stationnaires. Les gens d'étude ne sortent pas des classiques,
non pour y puiser des idées nouvelles, qiais pour les surcharger
de notes , d'appendices , de scolies et de commentaires.
Ainsi les réformes ne devaient avoir pour résultat en Tur-
quie que défaire perdre aux musulmans leurs qualités originales,
sans leur en donner d'autres. On parlait aux femmes d'éman-
cipation, mais les harems ne s'ouvraient pas, et ce qu'on leur
concéda de liberté n'était propre qu'à amener du scandale et
à augmenter la corruption. Les musulmans ne pouvaient donc
voir dans Mahmoud qu'un renégat; et les cadavres flottant sur
le Bosphore révélaient à la fois et le mécontentement et le
châtiment. Un derviche , vénéré comme saint , alla un jour
apostropher le sultan en ces termes : Infidèle, rCes-tu pas ras-
sasié (f abominations? Tu rendras compte devant Allah dt
ton impiété, TU détruis les institutions de nos pères, to
ruines Fislam , tu attires la vengeance du prophète sur toi
et sur nous. Dieu me commande de te déclarer la vérité, d
il ni'a promis la couronne du martyre. Il ne manqua pas de
l'obtenir en effet, et Ton vit son cadavre entouré d'une lumière
éthérée.
Sur la fin de sa vie , Mahmoud proclama la tolérance envers
AFFAIBBS d'orient. 385
ks ebrétiens , autorisant l'archevêque Maxime Mazlum à gou*
verner les catlSoliques des provinces d'Antioche , d'Alexandrie
et de Jérusalem, et à exercer librement les fonctions spirituelles.
Il défendit à tout musulman de dire aux catholiques : Pour»
quoiiisez-vous les saintes Écritures? Pourquoi aliumez'vous
des cierges f Pourquoi avez-vous des chaires, des images?
Pourquoi brûlez-vous de C encens, exposez-vous des croix?
Il interdit aux chrétiens toutefois de pratiquer en public. 11
pmnit de les entendre comme témoins, et lit défense de les
eoQtratndre sous aucun prétexte à se faire musulmans; Tar-
ehevéque fut autorisé à porter son costume distinctif, ainsi que
la croix ; à avoir des mulets et des chevaux , et chacun fut tenu
de respecter ses décisions en fait de religion et de discipline.
Mahmoud laissa amsi un royaume a^aibli à son Gis Abdul-
Medjid, qui lui succéda bien jeune (1^' juillet 1839), et se
trouva environné de dangers extérieurs. Le hatti-schérif > de
Gulhané (3 novembre), qu'il publia aussitôt, fut pris pour une
coQstitution par ceux qui croient possible de régénérer un
peuple avec une charte. Cet acte réformait le vieux système
d'administration, en garantissant à tous sujets la vie, les biens et
rbonneur; promettait de répartir et de percevoir régulièrement
ks impôts , et de procéder de même pour la levée des soldats;
il ordonnait en outre la publicité des jugements rendus selon
la loi divine avec sentence régulière, et défendait de faire
mourir personne en secret. Il voulait que les biens fussent pos-
sédés paisiblement et transmis aux héritiers, même ceux des con-
damnés. Ces dispositions étaient applicables à tous les sujets de
Tempire, sans distinction de religion. Enfin le jeune sultan pro-
mettait des codes et des lois sur toutes les matières. £n y re-
gardant bien, peut-être trouvera-t-on que ce fut là un acte im-
prudent, car il diminua Tautorité des magistrats, sans accroître
< Le feiwa est nne décision religtease on juridique, émanée du
mufti, ou do ministre de la loi; le firman est une décision politique
ou administrative, émanée do divan suprême. le hatiischér\f on katti-
tckérifeU un acte de la volonté personni-Ue du souverain, signé le
{tlus souvent de sa main. ( An. R. ) .
33
S86 AFFÀIBES D ORIENT.
la sécurité des sujets. Il confessa qu*il existait de graves désor-
dres avec la volonté d*y remédier, mais en même temps avec
l'impuissance d*y réussir. Il enleva aux Turcs les privilèges de
la conquête, sans leur réconcilier pour cela les raîas. C'est une
œuvre qui ne peut s'accomplir que bien lentement, et seulement
peut-être par la ruine de Fun des deux peuples.
Cep^dant les regards des croyants se tournaient d^un autre
côté, et ils voyaient dans Méhémet'Ali , vice-roi d*]tgypte, le
restaurateur futur de l'islam. Nous avons déjà parlé de ses
progrès, et dit comment il avait songé à relever l'Egypte. Ce
fut en despote aussi , sans s'adresser aux éléments nationaux,
mais à la civilisation européenne. Il lui fallait, pour y parvenir,
n*avoir à redouter ni la violence au dehors, ni la désobéissance
au dedans ; mais, en vrai Turc, il ne connaissait d'autre moyen
que la force, et pour se la procurer, l'argent.
L'Egypte, cette grande vallée africaine dont le Nil a fait le
plus fertile de tous les pays, est placée dans de telles conditions
naturelles , que la propriété y a toujours été réglée par des sys-
tèmes particuliers. Quand PArabe Amrou conquit l'Egypte,
peu de temps après la venue de IMahomet, les droits précédem-
ment établis y ilireut maintenus , et les premières transmissions
de propriété se firent moyennant une rétribution au prince;
usage qui continua sous les khalifes et les mamelouks. Sé-
lim r% sultan ottoman, voulant abaisser les hautes classes,
décréta que les terres déjà concédées par les princes appartien-
draient au souverain : en conséquence, les propriétaires ( motr/-
tezim ) ne furent plus que des usufruitiers, a la mort desquels
les terres faisaient retour an fisc ; mais les héritiers les rache-
taient d'ordinaire à un prix fixé arbitrairement. L'usufruitier ne
pouvait vendre son domaine , s'il était accablé de dettes ; le fonds
retournait au fisc, qui en investissait un autre. Soliman H, en
confirmant toutes ces dispositions, confia l'administration des
terres à un deflerdar, lequel en tint registre, sous l'inspection
d'un pacha siégeant au Caire, qui donnait un firman provisoire
au nouvel investi pour les propriétés du fisc, institutions con-
formes à la nature du pays , et qui se maintinrent par ce motif.
Les terres qui appartiennent au gouvernement sont cultivées
AFFAIfiES D*OBIENT. 387
par des fellahs , auxquels il fournit les instruments et le bétail,
en les payant à la journée ; ce sont les terres les mieux cultivées,
grâce à la TÎgilance du maimour de chaque canton, qui en pres-
crit le mode de culture. Après la récolte , ce qui n*est pas
destiné à la consommation est livré au gouvernement à des prix
fixes, et transporté par les fellahs dans les magasins établis
pour chaque canton. On laisse le cultivateur disposer des cé-
réales moyennant une rente. Les villages avaient beaucoup de
terres provenant de fellahs morts sans héritiers, et de ceux qui,
inhabiles à les cultiver, les cédaient pour de Targent. D'autres
étaient affectées à des établissements publics et à des mosquées.
Lm terres dont Tadministration était confiée de temps immé-
niorial aux Cophtes ne changèrent point de régime , parce que
toQt changement aurait préjudicié à leur intérêt et à leur répu-
tation. Les Cophtes remplissaient aussi les fonctions de géomètres
et de notaires ; mats , sur la fin du règne des mamelouks , leurs
«oies furent fermées, et il fut défendu d'enseigner leur langue.
Quand Bonaparte parut en Egypte, les biçns des émigré fu-
rent confisqués , mais il respecta ceux des habitants inoffensifs ;
les impôts vexatoires furent abolis, et les biens passèrent aux
héritiers, moyennant un droit d'enregistrement.
Sous Mébémet-Ali, à mesure que les mamelouks s'étei-
gnaient, leurs propriétés passaient dans les mains du pacha,
qui accorda des pensions aux moultezims survivants. Plus
tard il fit rentrer au fisc les propriétés des mosquées et des éta-
Uissem^ts publics ; il n'eut besoin pour cela que de les con-
traindre à produire les documents authentiques qui prouvaient
la propriété. 11 renouvela ainsi l'opération de l'Hébreu Joseph ',
K faisant l'unique propriétaire du sol , et ne laissi.nt posséder à
titre particulier que les maisons. Cependant il concéda à de^
particuliers certaines terres en friche, à la charge de les mettre
' Joceph , diaprés la traditîoo biblique, avait conseillé au pharaon
de prélever à son profit le cinquième du produit des terres pendant
^ années d^abondance : quand les temps de disette furent arrivés, les
cQltîTateurs abandonnèrent le sol au roi pour obtenir du blé.
( Am. R. )
388 AFFAIBES I>*OBIENT.
en culture , avec exemption dlmpôts pour un temps déterminé :
et moyennaut redevance. Il substitua à Tancien mode la grande
culture, plus convenable pour les inondations ; il multiplia les
canaux, appela des agriculteurs et des jardiniers d*£urope. La
garance, le coton, Fmdigo, Topium, le riz , le maïs, le froment,
les mûriers , les meilleurs fruits, prospérèrent sur ce sol si fer-
tile , et les manufactures s*y multiplièrent.
Mais le peuple y gagna- Ml quelque cbose? non : ce fîit un
monopole tout au profit du vic«-roi, qui revendit au feibh
toutes les choses nécessaires à la vie, et au prix qu*il voulut. En
même temps il répandait Tinstruction , fondait des écoles et des
académies, mais dirigées toujours par des Francs, et dans
le seul but de former son armée. Les soldats albanais, qui
avaient été les instruments de son élévation , devenant indo-
ciles à la discipline , furent ramenés à Tobéissance par les pro-
cédés habituels ,* et le colonel français Sève forma ses troupes
aux manœuvres européennes. 11 porta ses troupes de ligne à
cent trente mille hommes; et en y joignant les Bédouins irré-
guliers, les ouvriers des ports, la milice ^ les élèves des écoles
militaires, il en eut jusqu*à deux cent soixante mille. Marseille
et Livoume fournirent à Méhéroet-Ali les premiers bâtiments
dont il se servit contre la Grèce. Lorsque Ibrahim eut évacué
la Morée, son père Taccueillit après sa défaite avec une rési-
gnation toute musulmane, et le traita presque en triomphateur;
puis, s*appliquant à réparer ses pertes, il forma, avec Taide
d^ofGciers francs , une cavalerie , une flotte et un corps d'artil-
lerie. Sur le promontoire d'Alexandrie , qui était encore désert
en 1D28, on vit s'élever dès 1834 un arsenal vaste et bien or-
ganisé, d'où sortirent dix vaisseaux de ligne de cent canons,
et force bâtiments d'un raug inférieur, quoique le pays ne
fournît ni fer, ni bois, ni cuivre, ni ouvriers, ni officiers enûn
pour diriger cette armée navale.
Aujourd'hui l'Egypte possède tous les établissements dfs
pays civilisés , jusqu'aux télégraphes : grand argument contre
ceux qui mesurent la civilisation sur les chiffres de la statistique
et sur les institutions gouvernementales. Méhémet-Ali ne s'est
servi des ressources de l'Europe que pour organiser le despo-
AFFAIRES D*ORIEMT. 38»
tisme asiatique; et Ton ne saurait trouver une pire condam-
nation de la civilisation musulmane, que Tessai tenté par Mali-
mood et par Méhémet : tout y est matériel , fictif, superficiel,
iofractaeux. Liberté de pensée, dignité, légalité, humanité égale
répartitioQ, tout ce qui, en un mot, est la gloire ou Tespérauce
des pays chrétiens, est ignoré en Egypte comme en Turquie : le
peuple, pareil aux bétes de somme achetées pour le service, ne
travaille que pour un seul ; la conscription y est une chasse
d'hommes ; Tadministration , une hiérarchie d*oppressions ; le
bâton y est la loi et le châtiment universel , quand il n'y va pas
delà tête. Les habitants sont entre eux solidaires de l'impôt : si
le paresseux ne paye pas, le vice-roi tombe sur le sujet labo-
rieux; il s*en prend à la bourgade entière, afin que son fisc ne
le trouve pas en déficit. Ajoutez à cela qu*il paye annuellement
3 millions de pensions à des femmes sorties de sop harem ,
mariées à des personnages du premier rang , aux grands digni-
taires de rÉtat.
Cest ainsi que les revenus du trésor se sont élevés en Egypte
jusqu'au sextuple ; mais la population y a diminué d'un tiers , et
œ qui reste y est misérable, ignorant, sans jouissances, comme
nos pensées et sans dignité. Il y a là des fabriques d'armes , et
point dliopitaux ; des écoles de génie , et point d*écoles pour
apprendre à lire; des palais éclairés au gaz, et point de réver-
bères dans les rues. Les premiers venus que Ton peut saisir sont
enrôlés de force pour creuser un canal ou élever un fort, pour y
travailler des mois entiers sans salaire, quelquefois même sans
nourriture. Là où le peuple ne meurt pas, il s'enfuit; et le pacha
d'Acre ayant refusé de rendre six mille fellahs qui s'étaient
réfugiés chez lui , il en résulta une guerre qui faillit envelopper
l'Europe entière.
La Syrie se trouve liée à l'Egypte par son origine, sa langue ,
son histoire ; de telle façon que qui possède l'une doit aussi pos-
séder fautre. Méhémet comprit de bonne heure le parti qu'il
tirerait de ce pays, pourvu des ports et des forêts dont le sien
manque, et qui lui ouvrirait une route_vers la Turquie. Il eom-
men(^a par s'assurer l'amitié d'Abdallah , ^ .«re, et do
Ternir Beschir, souverain du Liban , en leur obleu^ t le pardon
30.
3U0 AFFAIBES O^ORIENT-
de la Porte pour leur rébellion. Mais Abdallah ne se prêtant
pas à ce qu^on exportât du Liban des bois pour la flotte égyptienne,
favorisant en outre la contrebande et accueillant les fugitifs
égyptiens, Méhémet envahit la Syrie. Le choléra, qui moissonoa
des centaines de mille hommes dans TArabie et TÉgypte, dé-
sorganisa Tarmée et retarda l'expédition; mais elle fut reprise :
Ibrahim attaqua Saint-Jean d*Acre et 8*en empara (27 mai 1832),
malgré cette réputation d*inexpugnable qu'elle avait acquise
depuis que Bonaparte échoua devant ses murs.
Une telle victoire ouvrit les yeux au Grand Seigneur, qui
arma aussitôt pour réduire un vassal devenu si menaçant. Ainsi,
deux armées turques , disciplinées à Teuropéenne, se trouvèrent
en présence. Vainqueurs à Konieh , les Égyptiens se trouvaient
libres de marcher sur Constantinople, où Thorreur des réformes
de Mahmoud faisait désirer Méhémet , comme le représentant
de Torthodoxie musulmane. Mais alors une flotte russe parut
dans le Bosphore pour prendre en main la cause du Grand
Seigneur, qui, pressé en outre par les Français et les Autrichiens,
finit par conclure la paix de Koutayeh ( 14 mai 1633), paria-
quelle il accorda le pachalik de Syrie au vice-roi d*Égypte , qui
Be reconnut vassal de la Porte.
C'était consacrer Tagrandissement de TÉgypte au détriment
de la Turquie : toutes deux s'épiaient d'un œil soupçonneux et
avide, la main sur le cimeterre. Les deux pays eurent à subir
de nouveaux sacriûces , et plus encore la Syrie , déchirée des
deux côtés à la fois. Méhémet ne se voyant d'autre garantie,
pour la conservation de ses États, que la diplomatie européenne,
sentit plus que jamais le besoin d'une grosse armée. Il en usa
pour épuiser la Syrie , où il déploya une rigueur pire que celle
des Turcs, et Gt naître une collision entre les Druses et les Ma-
ronites , afin de dominer les uns et les autres. Au lieu d'exciter
l'enthousiasme musulman, il n'employa que des hordes armées,
composées de chrétiens, d'Albanais, de Turcs. Son vaste mono-
pole parut d'autant plus lourd que le commerce était toujours
demeuré libre dans l'empire ottoman. La Syrie, frémissante
sous un pareil joug, finit par s'insurger; et les hostilités du-
rèrent jusqu'à la fin de 1839, avec une horrible destruction
AFFAIRES D*0R1BNT. 391
d'hommes, et au grand contentement de la Porte, qui voyait
ses emiemis s*af£aiblir réciproquement. L'Égyptien devenait*
iJ menaçant? la Porte se tournait alors vers la Russie, qui finit
par lui arraeher le traité d'Unkiar-Sckelessi, très-dommageable
pour l'intérêt turc. S*efiFrayant bientôt des pas que cette alliée
Êûsait vers elle, la Porte la conjura de s'arrêter; puis, croyant
le moment Tenu de reprendre les armes contre son vassal re-
belle, elle prononça la déchéance de Méhémet-Ali. La défaite
de Mézib anéantit presque Tarmée impériale, tandis que le capi-
tan-pacha, en haine du grand vizir, faisant voile vers Alexan-
drie, allait livrer la flotte turque au pacha(juillet 1839).
Ce fut pendant cette guerre que Mahmoud mourut ; et le
jeune Abdul-Medjid se vit près d'être détrôné par le vice-roi
d'Egypte , dont la dynastie nouvelle semblait faite pour régé-
nérer rÉtat turc , en y versant Télément arabe. Si les musul-
man* s'accommodaient de ce changement , laRussie s'inquiétait
de voir la conquête de Constantinople reculée indéfiniment
pour elle; l'Angleterre, de voir surgir un nouveau con-
canrent à ses possessions d'Asie ; les libéraux^ de voir grandir
un nouveau représentant du principe despotique; Metternioh,
de ee qu^une occasion s'offrait à la Russie d'intervenir comme
protectrice. L'Autriche déclara donc qu'elle entendait qu'on ne
détachât de l'empire ottoman que le moins possible, et qu'elle
serait pour quiconque fonderait un empire fort , grec ou turc.
Hais, pour en finir avec ces rivalités jalouses, on s'arrêta à l'idée
de conserver la Porte faible avec des vassaux puissants, et de
restreindre Méhémet-Ali à l'Egypte , dût-on employer la force
an besoin. C'est dans ce but qu'une alliance fut signée à Londres
( 16 juillet 1S40 ) entre les grandes puissances, à l'exclusion de
la France. Déjà en dissentiment avec elles pour les affaires
de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal, la France, au mo-
ment où elle balançait entre l'Angleterre et la Russie , se
trouva insultée par les rois et isolée des peuples, elle qui était
la terreur des première et l'espoir des seconds.
Cétait la première question grave qui se fût élevée entre les
princes depuis 1815, et tout le monde crut que l'Europe allait
être en feu. La Russie visait à Consuntinople , l'Angleterre à
393 AFFAIRES D^ORIEKT.
Alexandrie : malheur donc si elles se mettaient d'accord ! Il est
établi par les documents officiels, que rAutriche et la Prusse, pour
troubler la bonne intelligence de TAngleterre et de la France ,
firent cet outrage à la dernière, compromettant ainsi la paix
et leurs propres intérêts. Les whigs anglais, qui pendant on
demi-siècle avaient proclamé Talliance avec la France , se mi-
rent à la renier, pour la traiter en rivale. Les révolutionnaires
crurent le moment venu de donner une meilleure solution aux
af&ires de Tltalie, de la Pologne , de la Belgique, et de la Grèce.
Les esprits sages accusaient les cabinets d^avoir lancé rétincelle
sur la mine, et croyaient la France en état de se présenter di-
gnement en lice pour une si bonne cause, sans avoir besoin de ré-
veiller les passions révolutionnaires.
Mais pensant qulbrahim s'attendait à des secours de la
France , qui était plus forte dans la Méditerranée i|ue FAngle-
terre, et qu*il venait de s*engager.au delà du Taurus (29 octo-
bre), un ministère d'action était remplacé à Paris par un minis
tère de réflexion ; et la paix de FKurope, compromise par les
cabinets , fut rétablie par deux faits inattendus , Tinaction de la
France et la faiblesse du vice-roi. Après avoir sommé le pacha
d'abandonner la Syrie, les puissances Tattaquèrent par les ar-
mes et par les révoltes. Elles prirent Beyrouth de vive force;
et la flotte anglaise , se présentant devant Alexandrie , donna
vingt-quatre heures à Méhémet pour accepter Vultîmafum,
c'est-à-dii^e se contenter de TÉgypte. Le pacha, qui dominait
du ^il au Taurus, se résigna à recevoir son pardon et le gou-
vernement héréditaire de rÉgypte; à payer 10 millions de tribat;
à ne pas garder plus de dix-huit mille hommes sous les armes;
à renoncer à son drapeau, à ne nommer que jusqu'au grade de
colonel; à ne point construire de vaisseaux de guerre sans per-
mission expresse : restrictions ridicules, quand le vaincu peat,
dès qu'il le voudra, battre le vainqueur ; mais derrière ces deux
fantômes il y avait deux puissances réelles, l'Angleterre et k
Russie.
Le !3 juillet 1841 , les ministres d'Angleterre, de Russie, de
Prusse, d'Autriche et de Turquie, déclarèrent que les Darda-
nelles resteraient en temps de paix fermées à tout bâtiment de
AFFAIRES D^OBIENT. 303
guerre étranger; et que les motifs de leur alliance ayant cessé,
ih déclaraient nul le traité du mois de juillet précédent. La
France reprit sa place dans Taréopage européen , mais avec un
affront, et après s*étre bien convaincue qu*elle restait isolée , et
que le concert de ses ennemis pourrait toujours faire échec à
ses projets.
Hébénaet-Ali , rejeté de ces provinces qu*il croyait si bien à
lut, continua de civiliser tyranniquement TÉgypte , et tourna
ses regards vers TArabie, impatient d'y fonder un empire qui le
dédomnoageât de ce qu'il avait perdu dans TAsie Mineure. Mais
si Mébémet-Ali fut écrasé, le Levant ne fut pas paciGé pour
ce'a , ni Fempire rajeuni ; et les provinces abandonnées par le
vice roi ne retournèrent pas à la Porte , mais à Fanarcbie. Il y
eut partout des soulèvements : la Thessalie et la Macédoine ré-
damèrent les droits des Grecs ; la Bulgarie se souleva contre
des exactions violentes, et les Amantes envoyés pour les réduire
y portèrent le carnage. Candie et la Syrie furent tout en feu ,
et les puissances se virent obligées d*employer la force pour
abattre la croix, qui osait se dresser sur rida et sur le Liban.
l^ Porte D*y put rétablir sa domination qu*en entretenant la
ciscorde entre les peuples du Liban ; et la lutte intestine , les
irassacres réciproques deces races chrétiennes, seraient pour les
paissances deFEurope un spectacle lamentable, si la politique
avait des entrailles.
IjCs Maronites et les Druses sont les principaux peuples de la
Sjrie : les premiers habitent les vallées du centre, et les chaînes
les plus élevées du Liban, depuis le voisinage de Beyrout jusqu'à
Tripoli ; les Druses occupent le Liban méridional , sur le revers
de TAoti-Liban et du Gobelsceik. Les Maronites n*ont de loi
qiie b coutume ; leurs villages sont indépendants les uns des
autres , les matières religieuses exceptées. Le peuple vit d'agri •
culture; les propriétés sont Gxes et respectées. Laborieux,
Itospitalters , ils sont restés fidèles à FÉglise romaine, qui s*est
montrée envers eux très-conciliante, leur accordant le mariage
des prêtres, la liturgie en langue vulgaire, la communion sous
les deux espèces. Le patriarche est nommé par le clergé, il est
confirmé par le iégat pontifical qui réside dans le couvent d'As-
394 AFFAIRES I>'OBIENT.
toura^ leurs évéques, nombreux et respectés, demeurent dans
les monastères. On compte dans le pays beaucoup de moines,
soumis à une règle très-rigoureuse ; et comme ils ont de Tios-
truction , ils servent de secrétaires à des Turcs même et à des
Druses. Attachés à Rome , ils ont en aversion les Grecs schis-
matiques. Le besoin d'opposer Tastuce au despotisme explique
leur fourberie, comme la franchise des musulmans vient de ce
qu'ils sont les maîtres depuis des siècles. Les Druses sont une
tribu arabe qui s*est réfugiée dans ces nrontagnes à Tépoque
du grand schisme musulman ; plus guerriers et moins nombraax
que les Maronites , ils cultivent le mûrier pt la vigne , le coton,
les grains. L*émlr, qui réunit Fautorité civile et militaire,
reçoit Tinvestiture du pacha turc, et perçoit le tribut que la
Porte s'adjuge sur les vignobles, les mûriers, le coton et les
grains; en cas de guerre, c'est lui qui fait appel à toute la po*
pulation. Les Druses passent pour un peuple très-hardi, et
extrêmement jaloux de l'honneur. Ils n'ont qu'une seule femme,
dont l'infidélité est punie de mort par ses propres parents : le
mari, dans ce cas, la leur renvoie avec le poignard qu'il a reçu
d'eux le jour des noces ; le père et les frères lui coupent la tête,
et font passer au mari une mèche ensanglantée de ses cheveui.
Hospitaliers, mais pleins d'orgueil, ils ont en horreur lescao'
dale; peu leur importe la faute qui n'a pas eu de témoins, lli
ont greffé, sur un fond d'islamisme , des pratiques idolâtres il
toutes sortes de superstitions empruntées aux croyances des
différents peuples parmi lesquels ils vivent. Chez eux, pointai
prières, poiut déjeunes ni de circoncision , comme chez les mu*,
sulmaus; ni interdictions, ni fêtes. Ceux qui en sont jugés cat*
pables passent au rang A^akkal, c'est-à-dire dMnitiés, tandis
que les ignorants restent diael. Les akkals de premier d^rési
distinguent par des turbans blancs, symbole de pureté; ils fuient
tout contact avec les étrangers, et se réunissent secrètenieot
dans certains oratoires élevés ( kalné ), fermés aux profane
Ils paraissent adorer le veau, et ont une grande foi dans lei
amulettes : du reste, toujours prompts à se faire chrétiens m
musulmans, mais en demeurant Druses au fond.
Après avoir vaincu Fakreddin (en 1600), les pachas turcs
▲PFAIAES d'OAIENT. ^7
fendml les lottes de la Grèce , se laissèrent séduire , en 18)8 ,
par des promesses étrangères ; mais iks se trouvèrent aban-
donnés à la paix. Les beys chrétiens indigènes furent détruits
ai 1830, ce qui permit aux rajas de respirer. Comme le pacba
#Égyple les poussait à la révolte, ppur Caire une diversion,
les Turcs firent sauter tons les forts^ et ils introduisirent dans le
pays ee gouvernement bâtard, appelé réforme à Constantinople.
En 1835, ils se soulevèrent en arborant la croix; et, comme
les astres insuigés de ces eontrées, ils réclamèrent la fraternité
rdigieusedes Grecs, et leur réunion à cet État naissant; mais
la diplematie s*y opposa. Aujourd'hui les Albanais du nord
ont une tendance vers llUyrie, tandis que ceux du sud se
mêlait aux Grecs : tous repoussent le joug qu'ils ont porté tant
de sièdes en frémissant.
Les Bulgares sont aussi à la veille de se relever, maintenant
que le Danube et la mer Noire deviennent un moyen d'agir
sur TAsie. Cette race, moins connue que les Turcs, ses maîtres,
parce que peu de gens portent leur attention sur les vaincus, et
parée que la crainte de la peste Tisole du monde civilisé, comme
les antres sujets de la Turquie , ne dépend que nominalement
du synode de Constantinople , et chaque évéque y agit de son
chef; et son influence sociale ne peut qu'en souffrir. £n 1812^
après la guerre avec la Russie, les Bulgares furent replacés
avee la Servie sous le joug ottoman. Eu 1821, les heiduques
bulgares, s*éveillant au bruit de la révolution grecque, coururent
aux armes ; Botzaris était un des leurs : mais ils ne voulurent
paseorobattre avee les Russes en 1828, comprenant qu*ils ne
fmâent que changer de maîtres. Ils formèrent depuis une asso-
ciatioD libérale à Tomow ; mais ils furent découverts, et mas-
sacrés. De nouvelles associations s'organisent, et le frémissement
de Findépendanee s'y propage, sans rien qui puisse Tarrréter.
Toute la Bulgarie fut émue, en 1840, d'une prophétie qui lui
promettait l'affranchissement. En 1841, la violence exercée
sur unejemie fille souleva les Balkans; une guerre de dévos-
utkNi s'ensuivit, et la Porte répandit son or pour corrompre
les lâches ; beaucoup cherchèrent un refuge dans les moulagues
on en Macédoine, parmi les Klephtes grecs. Aujourdhui les
BIST. DE CEirr AR8. — T. III. »*'•
898 AFPÀIBES D^OBIBIIT.
Bulgares, qai forment une population de quatre milttoDS d
demi, se ressentent fortement de l'influence de la (kèee; Hs
sont poussés aussi par les Russes , qui voudraient prendre pied
dans leur beau pays.
Au commencement de ce siècle, le Monténégro sentit le
souffle révolutionnaire pénétrer au fond de ses vallées; le grand
vladika Pierre, qui lutta contre Napoléon , et mourut octogé-
naire en 1840, fit de longs efforts pour constituer son pays.
Pierre II, qui lui succéda dans la série des prêtres héros, fit
des réformes dans le même esprit ; et , s*étant rendu iodépeo-
dmit de TAutriche et de la Russie, il assouplit les mceois de
ee peuple et le fit renoncer aux vengeances héréditaires, rem*
plaçant les vengeances par des procès. Il réussit à établir l'im-
pât. L'Autriche s*étant refusée à faire atu Monténégrins de
légitimes concessions, ils sont devenus ses ennemis, et ib in-
quiètent Cattaro, dont TAutriche, de peur de nuire à Tiieste,
B*a pas voulu développer la prospérité.
Parmi les populations slaves soumises à la Turquie , les Bos-
niens seuls sont catholiques, comme les Croates, aux moave-
méats desquels ils s'assodent Llmpulsion, partie d'Agrane,
arrive à eux par les rapports de race et de religion; et ils ne
sont jamais sourds à ces appels. Le pays qu'ils habitent est
bouleversé comme par la lave d*un volcan en éruption, et Too
prétmidrait en vain déterminer comment ils se trouvent ainsi
jetés, et encore moins ce quMIs deviendront Pour que des mil-
Hons de chrétiens continuent à obéir, aux portes de TEurope et
avec l'exemple de la Grèce, h une bande armée et à un gouve^
nement inepte et avili , il faut la protection des cabinets euro-
péens; or le Turc compromet cette protection par ses propres
imprudences, qui font éclater à chaque instant de nouvdiff
insurrections. Les deux partis ennemis sont donc continuelle-
ment aux prises. I^s populations gréco-slaves soupirent après
le drapeau qui .flotte sur le Pirée, et qui peutiétre est destiné à
réunir tout le Levant européen. Mais que de difflcultés dans
cette entreprise-là, où des conquêtes séculaires ont tellement
mêlé les populations!
Le vieil Orient est devenu le point de mire de la diplomatie;
AFFAIBES D*OBIENT. 399
plnsieura fois il a été au moment de mettre aux prises les puis-
ances européennes : ce sont elles qui dictent au divan ses dé-
dsioiis, qui décident Pélévation ou la chute des ministres de Sa
Haotesse. La Russie a la griffe toujours allongée sur cette proie
qni lui est désignée ; l'Angleterre cherche à s'établir sur Tisthme
de Suez, et à acquérir une espèce de patronage sur les pachas
et les émirs de Syrie, afin que Toccupation de Constantinople
par la Russie ne soit pas toute au profit de cette puissauce. Elle
a même installé un évéque anglican h Jérusalem , comme poui
babituer les Orientaux à la considérer comme leur protectrice.
La France, qui ne voudrait pas rester déshéritée dans ce par-
tage, concentre ses forces dans la Méditen*anée. L'Autriche
a les yeux fixés sur les bouches du Danube , dont elle convoite
aussi les sources. Il y en a enfin qui, dans ledéchirement de Tem-
pireture, entrevoient la possibilité d'un remaniement européen
qoi remplacerait la division arbitraire des territoires , par la
démarcation naturelle des nationalités.
TABLE.
I
Pig»
Empire turc f
Régénération de la Grèce. < 5
Amérique. — Les Étatt-Unls 53
Colonies en Amérique '. Si
Émancipation de 1* Amérique espagnole... • $5
Littérature; — L'École romantique 417
Beaux-Arts. no
Musique 193
Érudition. — Ardiéologie 203
Histoire - 2»
France. — La Restauration 2Si
Les Trois Journées de Juillet • < 258
Révolution de IWO 2CT
Conférence de Londres. — RéactioiM 277
Constitution de l'État belge 299
Les Ministères et les Partis en France 29S
Péninsule it>érique 3lo
Suède et Danemark 521
Confédération misse '. ... 531
Confédération germanique 310
Russie ,...537
A ffaires d*Orient • ^77
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
HISTOIRE
DE
CENT ANS
TOME IV
TYiniGRAPIIIE DE H. PIRIUA DIOOT. » HISniL (BURE).
HISTOIRE
nE
CENT ANS
1750-1850
(onroiius, sciences, littérature, beaux- arts)
PAR CÉSAR CANTU
XrAdttit de IHiaBen, «veo noies et ohterratîon»
PAR AMÉDÉE RENÉE
coimilUAtiVR DE VHMoirê deg Frunçais de Sismondt
TOME QUATRIÈME
PARIS
LIBRAIRIK DE FIRMIN DJDOT FRÈRES, FILS ET C*
IMPRIMEURS Ùt l'institut, RUE JACOB, 56
1860
HISTOIRE
DE CENT ANS.
EMPIRE BRITANNIQUE.
La vraie, la plus constante ennemie de la Révolution française
fiit rAi^leterre; et les torys conquirent dans cette lutte persé-
rém&te Tadmiration de tous ceux qui sont à genoux devant le
saceès. Napoléon espéra triompher de son ennemie, en défen-
dant à FEurope de recevoir ses navires et ses marchandises ; et
son ennemie au contraire n*en prospéra que mieux : sans rivale
nr les naen» elle s'empara de ce trident de Neptune que l'on a
appelé avec raison le sceptre du monde. Les énormes emprunts
contractés par le gouvernement enrichissaient les particuliers.
La prospérité de Tagriculture, de la marine, des manufactures,
la construction des canaux, de ces docks admirables, capables
de recevoir les plus grands vaisseaux, tant d'entreprises dispen-
dieuses, prouvèrent combien le capital national s'était accru.
Seule à Tabri des armées ennemies , la Grande-Bretagne four-
nissait un refuge aux capitaux , ^éme à ceux de Napoléon ; le
blocus continental lui procura les énormes profits de la contre-
bande, et réduisit l'Europe à la nécessité de s'adresser à elle
pour obtenir lés matières premières elles-mêmes. Le coton,
qui valait 2 f. 50 à Londres et à Manchester, se payait le triple
à Hambourg, le quadruple à Paris; et les produits manufac-
turés que r Angleterre offrait sur le continent s'y vendaient de
se à 300 pour cent de plus que dans l'tle : gain énorme, qui
faisait braver tous les risques de l'introduction.
niST. DE cairr ans. _ t. iy. i
2 EMPIBE BRITARNIQUK.
L'Angleterre sortit victorieuse de la lutte, mais greyée de
lourdes charges. Pendant le règne de George III jusqu'en 1816,
les revenus accumulés s'étaient élevés à 1,386 millions ster-
ling ■ . Cependant on contracta une dette de 581 millions sterl ; et,
quoique beaucoup de dépenses eussent été supprimées, Thitérét
de la dette absorbait 42 millions de livres sterling de revenu
ordinaire, sur 46. Si T Angleterre eut à souffrir , dans la pre-
mière année de In paix, une disette comme jamais elle n'en avait
éprouvé durant le blocus , c'est qu'elle avait cessé d'être l'uni-
que maîtresse des mers depuis qu^elles étaient redevenues libres.
Les torys ne jouirent donc pas d'un triomphe qui était leur ou-
vrage; des idées de réformes surgirent successivement, intro-
duites, l 'une par Canning dans les relations extérieures , une
autre par Huskisson dans la politique commerciale, et la
troisième par Gray dans la constitution.
La politique anglaise est avant tout commerciale : elle con-
siste à accroître les produits de l'industrie , ou du moins à les
soutenir, en leur ouvrant de nouveaux marchés. Cette politique
engendre des traités de commerce et des conquêtes au dehors,
nu dedans mille problèmes à débattre entre le gouvernement
et l'opposition. Cette continuelle et ardente lutte entre le patri- ,
ciatdes propriétaires et la plèbe laborieuse, est pour riiomiiie i
d'État un champ d'études aussi fécond que peut l'être l'histoire i
de la république romaine. i
La dynastie de Hanovre, qui dut son triomphe aux vrighs, et i
eut contre elle d'abord l'aristocratie , favorisa le commerre.
Walpole chercha en conséquence à dégrever les propriétés, à
> Avant 1816, la livre sterling valait 24 fr. 75; depuis, elle a <H>'
de 23 tt. 25. Elle se divise en 20 schellings, ceux-ci en doute pences,
et un penny en quatre farthlngs. Avant 1616, la monnaie d*or se
comptait par gainées de 26 Ir. 47; depuis 1816, par souverains àt
75 fr. 21; la monnaie d^argent par couronnes, rancienne couronne
valant G fr. 16, la nouvelle 5 fr. 81. Le dollar, ou écu de banque"»
vaut 5 fr. 41 ; la livre de poids, 453 grammes. Le gallon, mesure <J^
«.apacilc pour les liquides, contient 3 litres 785, et 4 litres 405 povr
les firatns. Le pie<l a 0,304. Le mille est de 1,609 kilomètres; la liene
marine, de 5,'»n'ï.
EMPIRE BBITANNIQUB. 3
étendre le négoce ; et il basa Tassiette de rimpot^ur les coniri-
butioDS indirectes {excise). La guerre contre Napoléon força
de reconrir à Yincome iax sur les revenus qui n*ont pas de
apitaJ apparent, comme les pensions et les emplois, et à la
property fax sur les revenus de capitaux mobiliers ou immo-
biliers, comme loyers, fermages, intérêts '. La paix rétablie,
00 aonit bien voulu maintenir cette contribution ; mais le par-
lement s'y refusa.
Les manufactures anglaises cessèrent de fournir des armes et
des vêtements à l'Europe entière, où surgirent, au contraire, des
oooeurrents partout; et il s'établit jusque dans l'Inde des fila-
tures et des machines à tisser. Heureusement pour l'industrie
britannique, lès colonies américaines, en se rendant indépen-
dantes, vinrent lut offrir de nouveaux consommateurs ; et Tins-
tmment puissant de la vapeur lui permit d'inonder le monde
de ses fers et de ses cotons ', d'occuper ainsi ses populations
affamées.
Mais cette guerre retentissante que Napoléon lui avait faite,
ses alliés la continuaient sourdement, en opposant les douanes
aux marchandises anglaises, et en rétablissant dans les colonies
le monopole, que la guerre avait interrompu. L'empereur
Alnandre lui-même fut amené, par l'exemple, à « renoncer à
celte libre circulatioa qu'il avait considérée en 1815 comme
un remède aux maux de l'Europe ', et il recourut au tarif pour
protéger les intérêts de l'industrie nationale.
Le prix élevé des denrées , au temps où le continent était
fermé, avait engagé les propriétaires h des dépenses énormes
sardes terrains ingrats; mais à peine commençaient-ils à rap-
porter, que la paix rouvrit les mers ; la valeur des denrées baissa,
' Avant 1&43, en prenant la moyenne de dix années , le produit des
tlooanes était de 587 millions et demi ; celui de Vexcise sur les objets
>W consommation immédiate, de 375 millions; celui du timbre, de
177 millioa<i et demi ; tandis que Vincome and property iax ne don*
tiûit alors que 12 millions.
' De 1 803 à 1 8 1 3 , l'Angleterre en exporta annuellement pour 42 mil-
•) ms de livres sterling ; et pour 54, de 1815 à 1822.
^ Molib du nouveau tarif de douanes; Annuaire à» 1822, page 317.
4 EMPIRE BRITANNIQUE.
et de nombreux capitaux se trouvèrent compromis. Ces |»oprié-
taires Grent mettre , comme remède, de lourdes taxes sur les
grains étrangers, c'est-à-dire, décréter la famine; Té^ilibre
n'existant plus entre les besoins des consommateurs et les exi-
gences des producteurs, ce fut le peuple qui en soufirit. Ces
maux intérieurs, que la guerre avait assoupis, venant à se ré-
veiller. Te parti qui demandait la réforme du parlement, en ad-
mettant au vote tout travailleur et tout producteur, gagoa du
terrain ; les radicaux Grent entendre tout haut que ceux qui
n'avaient pas le droit au scrutin ne devaient pas être soumis à
l'impôt.
Déj^ la société des Spencéens conspirait dans un but de
nivellement (1817); chaque ville, chaque village ouvrait uo
club de Uampden , dont le mot d'ordre était : f^eiUe, et sois
prêt! Le projet des conjurés était de s'emparer de la Tour, de
faire sauter les ponts de la ville, d'incendier les casernes^ et
d'arriver ainsi h la réforme radicale du parlement. U fallut,
|X)ur les atteindre, suspendre i'y^a6ea5cor/7tf«, c'est-à-dire pro-
clamer la loi martiale.
Un peu plus tard (aoilt 1819) , ce n'étaient plus des conju-
rations, c'était la faim qui armait les prolétaires à Birmingham
et à Manchester, au cri : le suffrage vniversei, la réforme^ ou
la mort! Les assemblées, échauffées par Hunt et par Wolselej.
se mirent partout à délibérer. Un corps de cavalerie lancé sur
une de ces réunions tua un millier de personnes. Il en résulta
une explosion de malédictions contre le ministre Castlereagh;
Hunt, délivré, fut porté en triomphe. Mais le gouvernement
défendit les armes , les exercices, les écrita incendiaires ; il as-
sujettit au timbre les journaux et les pamphlets politiques; et
FEurope s'attendit à voir l'Angleterre bouleversée.
Le 9 janvier 1820 mourut ce vieux roi, qui, fou par inter-
valles, toujours faible d'esprit, avait prouvé le mérite des lus*
titutions représentatives (puisque le pays avait pu soutenir sous
son règne la lutte la plus terrible et devenir la première nation
du monde) ; le prince régent lui succéda sous le nom de
George IV. Ce prince, qui déjà s'était fait connaître par le scan-
dale de ses mœurs, apprêta im ignoble spectacle à ses sujets dans
EMPIBE BBITAKNIQUE. 5
Je procès qu*il intenta à la princesse de Galles, sa femme. Ca-
rolioe avait affiché ses amours en Europe et en Asie. Lorsque
100 époui fut monté sur le tiône , elle demanda que son nom
fut inséré dans la liturgie , comme reine. Elle essuya un refus ;
on loi proposa 50,000 livres sterling par an , pour renoncer au
titre de reine etdemeurer sur le continent, en la menaçant d*un
procès si elle venait en Angleterre. Elle y aborda néanmoins, et
le roi demanda que le mariage fût dissous, et qu'elle fûtdécla*
lée indigne de régner. L'opposition prit fait et cause pour la
piiocesse, parce que le roi et Castlereagh Taccusaient; elle
m pour défenseurs Canning et Brougham. Ce dernier, membre
des communes, s'était fait de son esprit une arme redoutable :
tantôt violent, tantôt sarcastique, il excellait à tenir la
cbambre en baleine des heures entières. Extrêmement actif,
même hors des chambres, il était à la tête de diverses associa-
tions : dans les meetings, il maltraitait la foule, il injuriait ses
adTcnaires; il haranguait jusqu'à sept fois dans un jour dans
des lieux différents, pour vaincre Tor par la parole.
L*appui de ce célèbre avocat vint en aide à la princesse, mais
plos encore la &veur populaire. La pruderie anglaise fut ou-
trageusement blessée par Tindécence de certaines révélations.
Les jurés n'en déclarèrent pas moins que le délit n'était pas
certain ; et le procureur général fut contraint de dire a Caro-
line : jéUez, et ne péchez plus. Les trois royaumes se livrèrent
a des transports de joie» parce qu'une femme coupable res-
tait impunie. Cependant le roi ne voulut pas l'admettre à la
eérémonie du couronnement; elle fut repoussée de Westmins-
ter,et en mourut de chagrin (7août 182t). Ses funérailles furent
une véritable ovation ; et George IV s'écria : f oi/Sdr un des plus
beaux jours de ma vie ^l
La mort de cette princesse comme celle de Napoléon, qui
arriva presque en même temps, furent attribuées au poison par
* Un autre procès scandaleux avait été intenté, en 1809» au doc
d^York , accusé de vendre des places dans Tarinée par Tintermédiaire
de miss Clarke, sa roattresse; et, bien qu^absous à nne faible majo-
rité, il tùi contraint de se démettre du commandement en chef.
1.
6 EMPIBE BBITANNIQUE.
la multitude^ on prétendit que le gouvernement avait voulu
se délivrer de ses embarras en présence de Forage qui le mena-
çait. Il est certain qu'alors le parti tory, tout-puissant depuis
la chute de Napoléon, dut baisser la tête devant Topinion po-
pulaire, que ce dernier débat avait enflammée.
Dans le parlement, on accusait le ministère de marchera la
remorque de la Sainte- Alliance, ce qui avait empêché, disait-oo,
que, dans les révolutions survenues depuis 1820, la nation se fdt
montrée avec la dignité convenable. L'Angleterre, caressée par
les rois tant qu'elle avait paru nécessaire pour abattre renoemi
communale péril une fois passé, causait de l'ombrage aux cabi-
nets, dont la politique était revenue à l'absolutisme. L'opinion
publique voulait qu'on intervint en Espagne en faveur d'une
constitution déjà reconnue en 1812 par l'Angleterre; Grey et
Brougham reprochaient au ministère de laisser écraser la liberté
par une prétendue neutralité : et comme les Anglais , même les
moins libéraux , n'admettent guère l'absolutisme des rois, lord
Castiereagh soutint au congrès deTroppau et de Laybach que les
peuples ont le droit de régler seuls leur organisation intérieure.
Mais ce ministre avait perdu sa popularité; et lorsqu'il se donna
la mort de sa propre main (9 août 1823 ), le peuple y vit un
remords de s'être fait l'instrument de la Sainte-Alliance. Can-
ning son successeur, ennemi de la démocratie , mais propaga ^
leur des idées libérales, s'efforça de rendre à son pays Hn-
fluence suprême qu'il avait perdue. U prit parti pour les op-
primés, afin de diminuer la puissance des oppresseurs, prêt à
se rallier à ceux-ei toutes les fols qu'il voyait à y gagner; il
louvoya selon les événements, et non selon les principes; il
combattit en Europe ceux qu'il soutenait en Amérique , parée
que tel était l'intérêt de l'Angleterre. Pitt l'avait fait entrer à
vingt-deux ans au parlement (1793), où il attaqua la Révolution
française et les idées qu'elle semait en Europe; et il mérita par
son habileté, sa facilité, par l'à-propos de ses réminiscences clas-
siques, et aussi par un vif sentiment de la réalité, quelqbefois
par la majesté et l'énergie , d'être compté parmi les meillews
orateurs. Les principaux actes de son ministère furent la vio-
lation de la neutralité danoise, et son alliance avec l'insunectioo
EMPIRB BAITANMIQUB. 7
rspagnole. On l'avait tu sortir du cabinet en J809, par TefTet
d'une rupture avec Casdereagb, qui alla jusqu'au duel; et il
B'aiait pris aucune part à la reconstruction européenne qui fut
iœuvre de ce dernier. Devenu son successeur, il chercha à di-
minuer la prépondérance des monarchies absolues, à dégager
son pays de leur alliance; et il opposa au triumvirat des puis-
sances sa neuircUUé, tout prêt à se tourner du côté des peuples,
Si les rois ne renonçaient à leurs projets de surveillance sur
r^arope. « A Theure qu'il est, disait-il, une lutte ouverte ou
• sourde est engagée entre l'esprit de la monarchie absolue et
• celui de la pure démocratie. Aucun siècle n'offre une plus
• grande ressemblance que le nôtre avec celui delà Réforme; et
« l'exemple d'Elisabeth est là pour conseiller à l'Angleterre de
« se mettre à la tête des nations hbres contre le pouvoir arbi-
> traire. Mais Elisabeth était elle-même au nombre de ceux qui
« s'étaient insurgés contre l'autorité romaine, tandis que nous,
• nous combattons la monarchie absolue, vaincue depuis long*
• temps dans ce pays. Prêts à porter secours aux opprimés dans
• les deux partis extrêmes, il n'est /pas de notre politique de
« nous associer à qui que ce soit. Qu'avons-nous de commun
■ avec les peuples qui se soulèvent pour posséder ce dont nous
> jouissons déjà depuis longtemps ? Nous observons toutes les
« phases de ces querelles de la hauteur où nous sommes par-
• venus , non pas avec cet égoïsme cruel qui, selon le poêle, re-
« garde tranquillement du rivage ceux que bat la tempête, mais
• avec un désir sincère d^apaiser, d'éclairer, de réconcilier, de
• sauver : toujours en nous offrant comme exemple, et même
« en y joignant au besoin nos efforts. Notre position est donc
• la neutralité , non-seulement entre les nations belligérantes ,
« mais encore entre les principes contradictoires '. »
Indifférence égoïste, en vertu de laquelle Canning laissa en-
vahir l'Espagne , content d'empêcher que la Sainte- Alliance y
fignrât comme corps solidaire. L'opposition lui reprocha de
laisser triompher sur le continent les maximes de la Sainte- Al-
liance, pour réagir contre la liberté anglaise et la restreindre.
' Séance du 28 avril 1822.
8 EVPIBE BAITAIÏNIQUE.
Les réfugiés d*Espagne et d'Italie trouvèrent sur le sol britanni-
que protection et secours ; on réclama , on plaignit le sort de
leur patrie. Ganning répondait aux reproches : Faut-il, parce
que les Français ont occupé V Espagne^ mettre le blocus devant
Cadix f Non, jamais ! J'ai cherché une compensation dans
un autre hémisphère. Si la France occupe l'Espagne, fe n'ai
pas voulu que ce fût avec les Indes ; et j'ai appelé le nouveau
monde à C existence^ pour rétablir l'ancien équilibre,
£n effet, TAngleterre grandit avec ce système, qui était d^ac-
cord avec les convoitises de son commerce. En Amérique, les
nouveaux États, devenus libres, ouvrirent un vaste champ à la
spéculation, que les canaux et les chemins de fer élargirent en-
core plus tard. Dans Tlnde, les Anglais entamèrent, avec les
Birmans et les Mahrattes, des hostilités qui devaient aboutir à
la conquête du pays tout entier.
Les opérations de bourse en Angleterre passaient toujours aux
yeux du public pour une espèce d'usure. En 1802, quand l38 énor-
mes emprunts contractas par le gouvernement vinrent donner
à ce Jeu une extension nouvelle , on construisit un vaste palais,
où il fut établi des règlements et tout un cérémonial d'admis-
sion ; ce fut le centre d'une société politique , toute-puissante
dans les affaires de l'Europe, qui ne put entreprendre aucune
opération financière sans consulter la bourse de Londres. Le
système des emprunts remonte à Guillaume de Nassau, qui
Tavait appris en Hollande, et qui emprunta, pour fonder la ban-
que, 1,200,000 livres sterling à huit pour cent, et se trouva
avoir contracté, de 1688 à 1702, une dette de 44,100,795 livres
sterling. Une des deux compagnies des Indes offrit au gouver-
nement 2 millions de livres sterling à huit pour cent, à la con-
dition que le capital serait remboursé avant 1711, conditioo
qui ne fut pas remplie. Le chancelier Blontaigu imagina en 1096
les billets de Téchiquier, de 20 livres sterling, qui devaient
être reçus 4ans le payement de Timpdt, et qui, ne pouvant en-
suite être remboursés, furent consolidés à six pour cent. Ce fut
l'origine de la dette publique consolidée. Les opérations Gnan-
cières se multiplièrent tellement sous la reine Anne, que la dette
s'éleva à 60 millions sterling, tandis que le revenu ne dé-
EMPIBB BBITANNIQUC. 9
pusttt pgs 62 millions. George I*% sous le règne duquel il 8*ë-
leraà 80 millions» réduisît la dette àS3, grâce aux moyens d*é-
ranooiie qui furent alors pratiqués ; mais, à la paix d*Aix-la-
QupeUe, elle était remontée à 76 millions, et, lors de la guerre
en Canada, à 160. Plus de 503 millions sterling vinrent s'ajou-
ter à la dette dans les quinze premières années du siècle, si
bien qu^ la paix de Paris elles'élevait à 884,622,454 livres ster-
liog. On profita de l'abondance des capitaux pour convertir
le doq pour cent en quatre, puis le quatre en trois et demi ;
ce, plus tard en trois. Aujourd'hui le capital consolidé, évalué en
fraDcç, s'élève à près de 19 milliards, dont la rente est de plus
de642niiliioDS.
La banque étant devenue une annexe du gouvernement, grftce
a il communauté d'intérêts, le ministère put, en s'entendant avee
elle, étendre ses propres opérations. Elle augmenta ses béuéflces
à mesure que la dette s'accrut ; si bien que, depuis sa fonda-
tioo jusqu'en 1790, les actionnaires se partagèrent 51,546,666 li«
Très sterling; en 1783, son capital s'élevait à 8,900,000 livres
sterling, et en 1816 à 14,955,000. Pendant les guerres de l'em^
pire, le gouvernement emprunta toute la réserve métallique de
cet établissement ; son crédit chancela bientôt, et les demandes
de remboursement se multiplièrent à tel point, que la banque
De se trouva plus en mesure de les satisfaire. Le cabinet alors
anoma une grave responsabilité , en autorisant la banque a
saspendre ses payements, et à donner cours forcé a ses billets.
Le papier remplaça donc tout à fiiit les métaux précieux qui
avaient passé sur le continent. La banque , contrainte de
faire de nouveaux prêts, fiit forcée d'émettre d'autre papier, ce
qui fit hausser le prix de tous les objets. Au retour de la paix, la
banque s'appliqua avec prudence à relever la valeur de ses bil-
lets d^HTéci^; mais ce ne fut qu'en 1819 qu'elle reprit les paye*
oKnts en numéraire et limita l'émission du papier-monnaie.
U c(mvoltise a changé de formes en Angleterre , selon les
temps. A l'époque guerrière, elle s'emparait, le fer en main,
des iHfins des vaincus. Lors de la réforme, elle se substitua
am moines oisi/s; elle exploiu ensuite les colonies de l' Amé-
rique, puis elle s'élança sur les Indes. La conquête de l'Asie
10 BMPIBE BBITANNIQUE.
uuefois consommée, elles'y transforma ea nabab ; elle lit le mé-
tier de contrebandier pendant la guerre contre Napoléon ; après
sa chute, elle spécula sur les actions et sur Tagiotage. Elle s'in-
téressa, pour des sommes considérables, dans les emprunts des
nouvelles républiques d'Amérique, dans ceux de la Grèce et de
Naples, dans des exploitations de mines ; deux cent soixaûte-
treize compagnies s'étaient constituées pour la pèche , pour la
navigation, la culture , pour des fabriques, des constructions,
des routes, des pêcheries, des canaux, des distributions de gaz,
d*eau , de lait. Quatre milliards ainsi employés obligèrent a
émettre du papier en abondance , et il en résulta une aisance
apparente ; mais elle était artificielle, et la disette de numéraire
ne tarda pas à se faire sentir ; les porteurs de billets demandè-
rent à les réaliser, et de là la baisse des fonds, la diminution des
fermages, la clôture des ateliers, et Tébranlement du crédit. Nous
ne dirons pasles expédients mis en œuvre pour conjurer cette pa-
nique. Une seule maison paya 1,700,000 livres sterling, et finit
pourtant par tomber. La monnaie ne cessa pendant plusieurs se-
maines de frapper des espèces , avec la rapidité qui résulte des
machines. La chute de la maison Goldsmith,qui avait fait les em*
prunts pour trois républiques américaines, en amena la déprécia-
tion. On prétend qu*il y eut alors deux mille faillites, c*est-à-dirB
plus que dans les trente années précédentes. Des milliers d'ou-
vriers restèrent sans travail ; le salaire fut diminué. La fureur
des basses classes se déchaîna contre les machines à tisser, et U
charité publique dut s'imposer d'immenses sacrifices.
Cette crise , dont le monde entier se ressentit , fut attribuée
à la trop grande extension du crédit , aux spéculations exagé-
rées, soit en importations, soit en exportations, surtout dans
rAmérigue méridionale ; à la transition rapide d'une guerre
universelle qui assurait le monopole à l'Angleterre; à une paix
qui lui suscitait une concurrence universelle ; enfin aux prohi-
bitions qui détournèrent les capitaux de leur destination natu-
relle.
Pour apporter remède au mal , le ministère fit supprimer les
billets d'une livre sterling , émis par les banques provinciales;
celles-ci furent consolidées par l'institution, dans les provinces,
EMPIBE BRITA1ITIIQUE. Il
debaoques dépendantes de eelle de Londres. La banque royale
mit 3 millions sterling à la disposition des manufacturiers, à rai-
son de cinq pour cent , avec caution ; on facilita Tintroduction
des blés étrangers, ainsi que Témigration; et peu à peu se releva
le crédit.
Le 39 août 1833 , un nouveau statut fut donné à la banque ;
son capital est aujourd'hui de 350 millions de francs , le fonds
de réserve compris , et elle a onze succursales dans les villes
mano&cfurières. Elle prête ce' capital à FÉtat ; elle émet le pa-
pier-monnaie destiné à faciliter les affaires au public, elle offre
aox capitaux ses caisses, comme lieu de dépôt ; puis elle remplit
en outre différents services de Gnance , tel que celui de caisse
ceotrale du trésor et de la dette, service qui lui vaut par an
€,300,000 firancs. Ses escomptes sont assez limités, et à un taux
élevé; mais elle émet beaucoup de papier qui a cours forcé.
Cet établissement est sans concurrence dans un rayon de cent
cinq kilomètres; hors de cette limite, plusieurs banques et
même de simples banquiers ont la faculté d*émission. Mais la
crise de 1836 en a montré les inconvénients, attendu que,
lorsque la banque juge à propos de diminuer rémission, les au-
tres agissent en sens contraire. En 1844, le parlement voulut y
remédier ; et Robert Peel soutint que l'émission des billets était
im droit régalien, comme celui de battre monnaie ; qu'il ne pou-
vait appartenir qu'à la banque, à qui on l'avait concédé; qu'il
faudrait néanmoins distinguer en elle deux établissements : l*un
agissant simplement comme banquier, l'autre émettant des
billets , mais seulement pour la valeur du capital prêté au gou-
vernement. Il fut interdit de créer des banques nouvelles , mais
on n'osa toucher à celles qui existaient ; on limita l'obligation
des actionnaires à leur souscription personnelle , en Içs astrei-
gnant à publier leurs comptes chaque semaine et à restreindre
leurs émissions ; et en les menaçant de leur enlever ce dernier
privilège, on les amena à entrer en arrangement avec la ban-
que. C'est là encore un pas vers la centralisation administrative.
Des maux d'une nature bien plus grave accablent l'Irlande ,
ee royaume de la misère, où Tancienne race endure, avec l'ap-
parence d'un gouvernement libre, une servitude inhumaine sous
12 ElfPIBE BRITANNIQUE.
rinfluenee d*une poignée de conquérants. En effet, c'est!
titre de conquérants et comme protestants que les Anglaii
possèdent les propriétés, si bien que, de 1640 à t788, ja
mais un indigène ne put posséder des terres. Gomme les Irlati'
dais expropriés luttaient résolument contre les nouveaux mal'
très, ceux-ci , n*osant , pour leur sûreté , habiter le pays , loué
rent leurs terres à des spéculateurs, qui les affermèrent, ave<
le droit de les sous-diviser encore. II en résulta un morcelle
ment qui rendit extrêmement précaires et la récolte et la sul^
sietance d*une population entière.
Tout lé territoire appartient donc aux fils des conquérants
( land-lords ) , qui résident ailleurs. Des étrangers et protêt
tants y rendent la justice ; d'avides entrepreneurs exploitent
la famine , qui s*y renouvelle chaque année. Il ne reste aoi
vaincus d*autre ressource que de labourer la terre; et é
u*ont pas, comme en Angleterre, le commerce et Tindustrie.
pour pouvoir pénétrer dans la société aristocratique. Aoss
voit-on là des friches immenses à côté de jardins les mieiD
entretenus ; des châteaux magnifiques , au milieu de hotM
et de véritables tanières. Le peuple reste sans instruction;!
n'y a de routes que d*un château à Fautre. Des pommes à
terre d*une espèce grossière , d'un transport dificile , et qi
se gardent peu , sont Tunique aliment du malheureux Irltt ,
dais; d'informes haillons sont tout son vêtement, et il aV
pour abri qu'une hutte de paille : souffrances augmentées pi .
le spectacle du luxe et de toutes les jouissances , et dans i|
pays où tout parle de droits et de liberté. On prit d'abord poi
un roman , pour un amas d'exagérations , les dix volumes if
folio que publia la commission de 183S, ce récit interminabi
d'une série de maux variés à l'infini. '^/
Le gouvernement anglais, à l'époque de la réforme, am^^
nommé, aux trente-deux diocèses et aux treize cent quatre-vingj
cinq bénéfices qui existaient en Irlande, des évéques et des chl
noines anglicans. Comme les catholiques ne voulurent pas af '^
cepter leur direction, il en résulta que chaque siège et cba(i^7^
paroisse eurent deux titulaires : le ministre protestant, riciH._'-
heureux, entouré d'une nombreuse famille , mais bien souvcl ,
EMPIBB BBITAflNIQUE. 13
ne troQYant pas dans le peuple on seul paroissien ; et le curé
eatholique , lauguissant dans l*indigenoe comme tout son trou-
peau, et qui n*a pour subsister que les aumônes de gens qui
manquent de pain. Cliose étrange que d*avoîr pu conserver la
rdigion et la nationalité attaquées , poursuivies comme elles
le sont jusque dans le foyer de la famiUe et dans les replis de
la eonadence!
Diaprés Tenqnéte faite en 1833 , sur les sept millions d*habi-
tmts que contient 111e, cinq millions sept cent cinquante mille
étaient catholiques, cinq cent mille anglicans , cinq cent mille
presbytériens, et deux cent cinquante mille protestants dissi-
dents. L*Êglise ofGcielle y percevait plus de sept cent mille li-
vres sterling de dîmes ; de plus, la cx)uronne nommait à six cent
quatre-vingt-quatre bénéGces, et cinq cents bénéGciers au moins
ne repaient pas dans le pays.
En résumé, il y a en Irlande six millions de pauvres, à tel
point que celui qui peut manger trois fois par jour des pommes
de terre de qualité inférieure est réputé à son aise , et que
tnris millions d'entre eux sont , pendant trois ou quatre mois
chaque année, exposés à mourir de faim , depuis le moment où
CCS tubercules viennent à se gâter, jusqu'à la récolte nouvelle.
Que les publicistes nous expliquent comment les mêmes institu-
tions ont produit des fruits si différents dans les deux pays ;
comment il en est résulté chez Tun la dignité légale jusque dans
rhomme qui meurt de faim ; chez l'autre, ce dernier degré de la
misère ou Fhomme cesse de lutter contre le malheur, et se
résigne à la malpropreté , au vice , à l'avilissement et, à la bes-
tialité.
La malheureuse Irlande se venge de l'Angleterre en versant
sur elle ses flots de mendiants lui offrent leurs bras à meilleur .
marché que Fouvrier anglais ; c'est le châtiment de l'injustice ' !
* « L« Irlandais ont donné une funeste leçon anx classes laborieuses
de PAngleterre... Ils learoot enseigné à limiter leurs besoius au strict
entretien de la vie animale, et de se contenter, comme les sauvages, du
nniiodre des moyens qui suffisent à prolonger la vie... Instruites du fatal
Merci de subsister avec le uét-essaire anûnal, les familles laborieuses,
1
14 EMPIBE BBITANNIQUB.
La faction orangiste n*en continue pas moins de câébrer tous
les ans avec solennité Tanniversaire de la bataille de la Boyiie,
qui fut le dernier soupir de Tlrlande, aigrissant ainsi les haines
d*un peuple humilié et affamé , qui n'a pas encore pardonné à
ses vainqueurs.
Nous avons vu comment Pitt entreprit de réduire le rojaomc
à Tunité , en enlevant à Tlrlande son parlement (1800). Par là
elle redevint tranquille , c*est-à-dire que la tyrannie des riches
sur les pauvres , des protestants sur les catholiques , y fut affer-
mie. L'Angleterre avait promis alors d'abroger les lois qui frap-
paient les catholiques d'incapacité civile; mais elle ne tint pas
sa promesse , et le pays se plaignait en vain que le commerce
des colonies tournât exclusivement au profit de Ttle dominatrice,
tandis que l'Irlande n'en recueillait aucun avantage pour son
agriculture. L'eiaspération des Irlandais leur fit prêter Toreille
aux sollicitations de la république française et de Napoléon;
mais le mauvais succès de leurs efforts empira leur condition ,
et les orangistes se réunirent pour résister à ceflx qui voulaient
troubler une oppression à laquelle ils donnaient le nom de paix.
Castlereagh , nommé secrétaire général de Tlrlaude , réprima
avec vigueur et inflexibilité les petits mouvements qui y écla-
tèrent encore, de telle sorte que Ton put enfin proclamer une
amnistie. Mais après la paix les plaintes se renouvelèrent, com-
pliquées de la question religieuse.
Les Irlandais, reconnaissant, par expérience, que toute ac-
tion directe ou indirecte du gouvernement dans la nomination
des évêques est nuisible à la religion , s*abstenaient des assem-
blées électives.
Le pape consentit que la liste des candidats proposés fdt pré* '
sentée au gouvernement, et qu'il en pût effacer ceux qui ne lut
conviendraient pas. Ce qui le décidait à cette concession, c*étatt |
cédant en partie à la nécessité, en partie à Texemple, ont perdu c(
louable orgueil qui les poussait à meubler convenablement leurs mai*
sons , à multiplier autour d^elles ces commodités décentes qui contri-
buent au bonheur. » Docteur Kat, De la condition des classes labo*
rieusfs dans les manufactures de coton de Manchester,
SKPIBB BRITANNIQUE. 15
Fe^ir d'obtenir rémancipationdes catholiques etrabelitiondes
lob pénales ; mais quand le parlement fut saisi de ces questions , il
les rejeta. La longue patience des Irlandais était à bout; ils devln-
rôit Âirieux, se réunirent en bandes années; les arrestations, les
châtiments ne Grent qu'augmenter la résistance. On ne rêva plus
seulement de se maintenir dans la grande unité catholique, maïs
de se séparer de TAngleterre , et de se constituer en républi-
que , selon les idées qui avaient cours alors ; les whUe-bays
( e est le nom que se donnaient les contuitiaces ) se répandirent au
nombre de quatre ou cinq mille , dévastant et brûlant les maisons
des protestants ( 1829 ). L'Irlande alors fut mise hors la loi , et
tout habitant rencontré hors de son domicile avant le lever ou
après le coucher du soleil , courait le risque de se voir déporté
pour sept ans.
Les voies légales devaient mieux réussir à l'Irlande que les insur-
rections ; et elle se mit à réclamer l'émancipation des catholiques
au moyen de la presse , des pétitions et des associations. Il s'était
ronstitué, depuis 1810, une association catholique , dans le but de
diriger les efiforts nationaux; son premier chef fut un ouvrier en
soie, JeanKeogh ; et après lui vint O'Gonnell, l'un des hommes les
fias extraordinaires de ce pays. Avocat des plus experts , il cel-
lait à fouiller dans l'énorme amas de lois britanniques, cet arsenal
d*ane tyrannie fondée sur la loi. Déclamateur bruyant , agitateur
ÎD&tigable, rustique aussi bien que courtisan, il n'était pas moins
capable de s'élever aux accents les plus nobles que de vociférer
dans des tavernes. Dans le même jour on le voyait Ggurer dans
des lieux très^oignés, diriger des élections, faire nommer celui-
.ci, exclure celui-là, toucher la main calleuse du manant comme
celle du vice-roi ; il allait s'agenouiller devant la reine lorsqu'elle
visitait l'Angleterre. Ayant tué en duel un adversaire qui l'avait
provoqué, il fit serment de ne plus accepter aucun cartel ; ce qui
le nûtà l'aise pour dénigrer et insulter ses adversaires. Caressant
et impétueux, grossier et pathétique, raisonneur et inspiré, il
soulevait et maîtrisait les passions populaires, bravant l'opinion
comme le pouvoir. Les violences que l'indignation semblait lui
irndua étaient calculées d'avance ; il mesurait de sang-froid jus-
qu'où il pouvait pousser, sans la compromettre, le peu d'indépen-
16 SMPIBB BBITAJfNIQUB.
dance qui restait à son pays, et qu'il youlait obtenir complète.
Il parlait, il écrivait, il imprimait, il intriguait, associant des
id^s qui semblaient incompatibles, Tinsurrection constitution-
nelle et Fagitation réglée. Pour trouver quelqu'un à comparer au
grcmd agitateur^ Il faut se reporter à ces mâles époques où un
Pierre l'Ermite, un saint Bernard, un saint Antoine de Padooe,
entraînaient à leur suite des cent mille auditeurs.
Sous sa gouverne, l'association catholique se fortifia ; elle eut
ses magistrats, son trésor, ses journaux; elle scmta tous les
actes du gouvernement britannique. Grâce à son autorité mo-
rale, elle fit sortir l'ordre de son propre désordre; dissoute , elle
se reconstitua sous une autre forme. Sa hardiesse s'accrut, et
elle ne demanda plus seulement Témancipation des catholiques,
mais la séparation des deux pays , le rappel de l'union ( repeal).
Elle répartit les affaires entre trois comités particuliers, perçut
des contributions dans chaque paroisse par Tintermédiaire des
curés, sous la surveillance des évéques, et concentra les plaintes
et les vœux des Irlandais, pour les faire parvenir] usqu'au trône.
Mais six millions d'opprimés ne se réunissaient pas sans faire
trembler le sol, etlesoufOe qui remuait la Grèce et l'Amérique
du sud se faisait aussi sentir parmi eux.
Un bill de répression fut alors proposé au parlement (1836} ;
on voulait frapper l'agitation au lieu d'en détruire les causes,
l'oppression des catholiques. Canning, poussé par l'opinion, de-
vint alors chef du cabinet ; les libéraux l'emportèrent, et les ca-
tholiques espérèrent recouvrer leurs droits politiques, surtout
depuis la mort du duc dTork, héritier présompt^ de la cou-
ronne, et leur adversaire implacable. Mais Canning lui-même,
étant venu à mourir (8 août 1827), fut remplacé par un minis-
tère composé de torys et de whigs, Wellington et Robert
Peel, qui dominait la chambre des communes, s'étant entendus.
L'émancipation des catholiques fut repoussée. Ce fut alors qu^on
siège au parlement étant devenu vacant , O'Connèll s'y fit élire
lui-même (juillet 1838), avec des démonstrations populaires
qu'un gouvernement libre ne saurait dédaigner. Les débats en-
gagés sur cette élection firent connaître à Finlande ses propres
forces. 0*Conneli, qui déjà avait exposé aux communes, dans on
BMPIRB BH1TANRIQUB. 17
adninble diseoun, les misères de rirlaode, réclama alors l'é-
ilUDcipation parlementaire de son pays. Il éleva la voix, il tonna
tant qu'il pat ; mais il ne s'associa pas avec les radicaux du par-
koieiit, parce qu'il réclamait la séparation législative : « Savez-
Toos, s'écriait-fl, ce que signifie le cri de justice pour llrlande?
D*abordrabolition totale de la rente féodale qui sert à payer les
ëua; la protection de l'industrie irlandaise ; la stabilité des
biiix, de manière à encourager l'agriculture, et à assurer au fer-
mier un profit équitable pour son travail et pour son capital ;
ose représentation complète du peuple dans la chambre des
commuoes, par la plus grande extension possible du droit de
suffrage, et l'établissement du scrutin secret ; l'abolition ou une
rtforme radîcalede la loi des pauvres ; enfin le rappel de l'union,
qui est l'unique moyen d'obtenir le reste '. »
Ses adversaires s'effrayèrent de ces menaces : des oontre-asso-
ôatioDs se formèrent; on vit les loges orangistes et des clubs
brenswîckois se cotiser pour solder l'élection des protestants.
Depuis longtemps le parlement était divisé en deux camps hos-
tiles sur cette question ; qui était devenue comme un brandon de
' TooB les avantages qu'O'Conoell se promettait da rappel de Tunlon
Mat éoumérés dans one lettre de janvier 1843, adressée à ses compa-
triota:
« Roos nous administrerons noos-méroes: la conscience sera libre,
il religion de même ; l'enseignement sera libre , et s'étendra à toutes
l<B dasses; la presse sera libre; nous aurons un système de ferroa;;e
fiuetdéierminé; notre dette publique sera réduite aux proportions
primitives ; les manufactures irlandaises deviendront prospères et m6me
Mpérieores; on verra les impôts diminuer, et ils ne pèseront que sur'
lo produits exotiques qoe notre patrie ne fournit pas. On abolira en*
tièrement Todieuse dlme; les impôts extraordinaires, qui s'élèvent jus-
qh^ 1 millions do livres sterling, ne seront plus une prime offerte par
rirlande à Tambitlon de T Angleterre, et celle-ci ne nous contraindra'
piiu i payer pour soutenir des guerres auxquelles elle nous oblige à
l^endre part. Quatre millions de livres sterling, qu'on lève aujourd'hui
(R Irbnde pour les dépenser en Angleterre ou au dehors, resteront
^os le pats pour salarier nos ouvriers, encourager nos manufactures,
dfndre notre commerce. »
O'Connell mourut à Genève en mai 1847.
2.
18 SKPiaB BfilTANNIQUB.
guerre civile. Les torys, voyant qu'ils ne réomraieQt pas à étiouf-
fer ce germe de discorde, et que mieux valait accorder législa-
tivement rémancipation que de se la laisser arracher par la ré-
volte, voulurent en enlever Thonneur aux wbigs : en conséquence,
elle fut proposée par Peelet Wellington (mars 1839). Fut reconnu
électeur et éligible tout catholique qui jurerait Gdélité au loi et à
la ligne protestante; qui s'engagerait par serment à ne pas tra-
vailler contre FÉglise établie ; à ne plus regarder les rois excom-
muniés comme pouvant être licitement déposés ou tués ; ^ à re-
noncer à cette croyance qu'aucune juridiction temporelle ou
civile appartînt au pape dans le royaume. Tout catholique était
déclaré admissible aux emplois civils ou militaires, sauf quel-
ques hautes fonctions. Ils étaient néanmoins exclus de toute di-
gnité ou fonction dans les Églises d'Angleterre et d'Ecosse,
dans les cours de judicature et les universités.
La chambre des communes était toute disposée à voter ces
mesures ; les lords cédèrent ensuite, après avoir longtemps ré-
sisté. Cependant ils élevèrent le cens électoral, de 40 schellings
h 10 livres sterling. Ce coup, habilement calculé, enlevait le
droit de suffrage à la foule des paysans, qui auraient voté sous
rinfluence du clergé. Les Irlandais se plaignirent qu*on n'a-
vait pas fait assez ; les protestants, de ce que Ton avait fait trop.
Wellington, accusé d'avoir cherché par l'émancipation une po-
pularité dangereuse, et compromis la haute Église et la consti-
tution de 1688, se vit forcé de se battre en duel avec le comte
de Winchelsea.
C'était folie de croire que l'émancipation dût guérir tant de
plaies 'par enchantement. Un grand pas était fait ; mab Fin
justice primitive continuait de subsister en Irlande, où elle est
peut-être ineffaçable à moins d'une seconde expropriation. Les
land-lords cherchent à améliorer la condition des paysans et des
fermiers ; ils tâchent de remédier à cette subdivision sans fin.
Mais il est fort difficile de mettre d'accord deux races bostfles :
les manufactures, les chemins de fer, ou. autres progrès maté-
riels, les grandes villes, la propreté et toutes les aises de la vie, la
fondation d'écoles, la défense de contracter des mariages préco-
ces et de se livrer à la mendicité, ce n'est point dans toutes ces
KMPIBB BHITAMNIQUX. 19
choses que peut consister le remède: il ne consiste point, en un
mot, à transformer les Irlandais en Anglais, quand le maigtt
pffdsément dans cette prétention. On agit sur TAnglais par la
téie, en flattant chez lui Tambition, les idées ]ibérales,4*ainour
éa confortable. Llrlandais suit les élans de son cœur ; il a be-
soin de croire à une idée, à un homme, et de s'y abandonner
SUIS réflexion. 11 faudrait que le propriétaire crût avoir non-
teoleaient des droits, mais des devoirs ; qu'il habitât au milieu
des paysans >, qu'il les disciplinât, qu'il fût pour eux un père ;
tandis qa'au contraire il est aussi éloigné d'eux par la différence
de religion et de languequepar sa résidence habituelle en Angle-
tene. Voilà pourquoi, après avoir obtenu l'émancipation, les Ir-
landais réclamèrent le rappel, c'est-à-dire qu'on restituât à
l'Irlande son parlement distinct.
L'émancipation catholique avait rendu les torys soupçonneux
envers le ministère ; les whigs le soutenaient, mais seulement
autant qu*il le fallait pour le faire subsister, et se conserver une
part du pouvoir. George IV mourut (2Gjuui 1830) un peu avant
b révolution de Juillet; et Wellington, qu'on avait cru le seul
capable de refréner les caprices de ce prince et sa condesoen*
danee pour ses favoris , semblait devenir moins nécessaire. Ce-
pendant Guillaume IV, qui prit la couronne à l'âge de soixante*
quinie ans, conserva ce cabinet. Les whigs alors passèrent dans
Topposition ; déjà elle avait rejeté le budget, qui présentait un
déficit de 560,000 livres sterling, et en exigeant que les traite*
ments fussent réduits, et surtout que la représentation du pays
dans la chambre élective fût répartie plus également.
La réforme parlementaire avait, en 1790» été appuyée par Pitt
' Xortbon, dans ton ouvrage sur l'Irlande, attribue les maux du pays
à Tabsence des propriétaires. Selon lui, 111e rend 400 millions de francs :
too millions forment le revenu des propriétaires absents ; 37 millions
rt demi, celui du clergé, dont plus de la moitié ne réside i>as ; 122 et
<1emi passent ep taxes et en dîmes; l'armée en absorbe 82, pour main-
tenir Tordre dans le pays. 11 reste ainsi par jour, à six millions d^babi-
tants, 3ô centimes par tête. Les inégalités inévitables d'une pareille
répartition ne laissent au plus grand nombre que la misère.
20 EtfPIRB BaiTANNIQUB.
lai-méme, qui Tabandonna ensuite quand la peur inspirée par la
révolution française eut fait prévaloir les oonsenratears torys.
Ces torys tremblaient de voir toucher à ce yidl édifice, auquel
Saxons, Normands, catholiques , protestants, Hanovriens, la li-
berté et la tyrannie avaient ajouté quelque pierre, et dont on avait
surchargé les fondements au point qu'il était facile de Tébranler.
Les libéraux croyaient qu*il fallait le saper par la base, en res-
pectant la représentation nationale, mais la régénérant par des
élections libres, pures de corruption, et faites au scnitîn.
Les anciens droits , comme il arrive toujours, s'étaient accu-
mulés et répartis d*une manière absurde ; les avantages accor-
dés aux comtés, à l'époque de leur réunion , avaient rendu dif-
férents pour chacun d'eux le nombre des votes et les conditions
d'éligibilité. On avait essayé en 1801 de régulariser œ chaos, en
fixant à six cent cinquante-huit le nombre des députés; quatre-
vingt-quatre pour les comtés d'Angleterre , vingt-cinq pour les
grandes villes , cent soixante-douze pour les bourgs , huit pour
les ports de mér, quatre pour les universités de Cambrigde eC
d'Oxford, vingt-quatre aux comtés et aux villes du pays de Galles,
trente aux comtés et soixante- cinq aux villes et bourgs d'Ecosse,
cent à l'Irlande. Outre la très-grande inégalité de cette réparti-
tion, beaucoup de localités autrefois très-peuplées se trouvaient
réduites à rien, tandis que de faibles villages, devenus des villes
très-populeuses, restaient sans représentants. Edimbourg n'avait,
sur une population de centmilleâroes, qu'un seul député, nommé
par trente-trois électeurs; tandis que certains lords, seigneurs
4e bourgs pourris (rotten-borough) , disposaient de beaucoup de
sièges au parlement : un mur en ruine y envoyait un représen-
tant, un petit coteau en avait deux. Le duc de Norfolk disait
nommer onze députés; les ducs de Ruthland et de Newcastle,
sept ; cent quarante-quatre pairs et cent vingt-quatre gros proprié-
taires avaient dans leurs mains l'élection de quatre cent soixante
et onze députés. Enfin, trois cent trente membres de la chambre
'des communes étaient élus par quinze mille électeurs, et la ma-
jorité leur était ainsi asst^rée au milieu de cette prétendue r^ré-
sentatlon du pays.
L'aristocratie était donc arrivée à inféoder la députatton dans
BMPIBB BBITANNIQUB. 21
Rs mains , et elle en faisait Tapanage des cadets. Ces bourgs
podirris se donnaient en dot, et se transmettaient par héritage.
Gelai de Gatton fut, en 1795, vendu 2,750,000 francs ; ainsi un
âége dans le parlement s^achetait comme un immeuble. Les
aagneors en usèrent parfois pour faire arriver d'emblée à la
diambre des sujets qui sont devenus plus tard des hommes
dtM Ulustres. Mais était-il possible de dire que la nation y
fdt représentée? Le pays voulait qu'un pareil système fût re-
muiié, de telle sorte que la représentation se trouvât réelle.
A l'ouverture du nouveau parlement ( 3 novembre 1830 ),
en sous rînllnence de la révolution de Juillet , le mécontente-
oHot édata au point que l'on reconnut que la question de la
léfonne ne pouvait être déclinée plus longtemps ; l'efiferves-
cenee populaire se manifesta par des incendies. De nombreux
pamphlets excitaient Londres à imiter Paris; on reprochait
anx ministres d'avoir imaginé un complot pour s'entourer de
baïonnettes. Wellington, en butte aux huées et poursuivi à coups
de pierres, céda le portefeuille aux whigs; et lord Grey, qui lui
locoéda, prit pour chancelier Brougham , chef de l'opposition,
et composa son cabinet avec des hommes d'opinions diverses.
Lord Russeli, qui avait proposé dès 1819 la réforme parlemen-
taire, lut alors dans le parlement un bill tout à fait radical. Tout
bourg au-dessous de mille habitants perdait la représentation,
ce qui excluait cent soixante-dix-huit membres ; elle était attri-
buée au contraire à vingt-sept villes, et à quelques nouveaux
quartiers de Londres. Le nombre des députés devait être pro-
portionné à Fimpêt des terres , et surtout à celui des maisons ;
cinq cent mille nouveaux électeurs devaient en outre s'ajouter
am anciens , et le nombre des députés devait être réduit.
L'opposition tory, non moins forte que brillante, retarda le
triomphe de ses adversaires ; mais l'émotion croissante démon-
trait qu'on ne voulait plus s'arrêter. Les assemblées politiques
se répandaient des villes dans les campagnes : on parlait de
droits de l'homme , de^ufifraga universel, de l'abolition de la
pairieel de tous les privilèges héréditaires ; il fut question de re-
fuser les subsides à la couronne. On préparait des drapeaux trico-
lores, et des soulèvements éclataient sur divers points. 11 fallut
24 BMPIRB BRITANNIQUE.
heure aux affaires, elle perd la fiaituité insolente qui distiDgae
ailleurs raristocratie. Disons en outre que la pairie , qui confère
cette haute position, apanage de la naissance en d'aatres pays,
peut se conquérir en Angleterre par le mérite. La couronne a
la faculté de créer autant de pairs qu'il lui convient, tandis qu'elle
ne peut créer un seul bourg.
Le pouToir judiciaire est exercé par douze juges , qui font
chacun quatre tournées par an , en tenant le^ assises dans la
circonscription qui leur est assignée. L'un d'entre eux préside
le jury , qui décide seulement les questions de fait. Legrandjury,
qui prononce sur la mise en accusation , est formé de douze
citoyens; le petit jury après cela rend son verdict sur la culpa-
bilité. On peut en appeler devant la chambre des lords; mais
cela entraîne tant de frais, que bien peu de gens y ont recours.
La répression des délits appartient aux juges de paix, magis-
trature locale et gratuite , attribuée à la noblesaei inférieure.
Brougham s'efforça d'introduire quelque réforme dans le chaos
de la législation anglaise. Dans un discours qui ne dura pas
moins de sept heures, il passa en revue ( 7 février 1828) le sys-
tème judiciaire , et montra les absurdités qu'il contient. Trois
tribunaux suprêmes , dit -il , existent à Londres avec des attribu-
tions presque identiques , et pourtant très-différents quant à la
forme et aux frais. L'un (King's-bench) est surchargé de tra-
vail ; les deux autres {Common-piaids et Exchequer) n'ont pres-
que rien à faire, attendu le petit nombre d'avocats qui ont droit
d'y plaider. Les juges de paix , institution si vantée , sont nom-
més parles lords lieutenants des comtés, et rien ne contre-balance
leur action. Les lois sur les biens-fonds et sur les suooesioss
varient de comté à comté. La propriété immobilière est teiie-
ment privilégiée, que le créancier ne peut jamais la saisir; et
pourtant le débiteur failli est frappé très-sévèrement. Les affaires
des colonies sont renvoyées , avec des frais énormes, au eonseil
privé du roi, qui n'est point au fait des législations très-variées
d'après lesquelles elles sont régies. Le pays manque d'un régime
hypotliécaire régulier et uniforme.
Lorsque Brougham devint lord chancelier, c'est-à-dire prési-
dent de la chambre des pairs, et en même temps premier juge
EMPIRE B1|ITANNIQUE. 3â
d'appel, il se mit à réformer autant qu'il le put. Il proposa d'éta-
blir plusieurs degrés de tribunaux , au lieu de cette concentra-
tîQD gênante de la justice qui contraste avec la séparation admi-
nistrative du royaume, puisque les arrêts sont rendus par des
joges supérieurs qui résident dans la capitale , et qui statuent
arec précipitation , dans leurs tournées annuelles, sur d'innom-
biaUes a£ûiires, tandis qu*un labyrinthe de juridictions secon-
daires, féodales ou municipales, juge arbitrairement les petites
affaira, selon des règles entièrement différentes '. Riais les avo-
«ats, les juges, et tous les gens intéressés à cet orde défectueux,
qui rend les procès aussi longs que ruineux , se mirent à la tra-
urw pour faire échouer ce projet;. et la ehambre des pairs le
rejeta. Les mêmes motifs firent avorter la tentative de Brou-
gham pour séparer les fonctions politiques du chancelier de ses
foiietioos judiciaires.
£n résumé, il n'y a en Angleterre ni concentration de pouvoirs,
ai police générale , ni ministère public. Les intérêts de la société
y sont sacrifiés au respect pour l'individu. Chaque commune est
indépendante pour son administration intérieure , et jamais on
0 y voit apparaître l'intervention du gouvernement. Cependant
Texemplede la France, adopté par toute l'Europe, s'y est fait
sentir aussi quelque peu. Peel a remplacé les gardes urbaines
de chaque paroisse, par les hommes de police , corps spécial t
dont l'action est plus prompte et d'organisation uniforme. 11 sim-
pli6a quelques complications de la procédure , imprima au sys-
tème municipal et à la hiérarchie administrative une apparence ,
de àéçenâojfice ; ei l'inspection établie sur les chemins de fer et
' Là partie écrite de la loi anglaise consiste dans les jugements rendus
( reports 0/ cases), qui forment déjà tfçis cent cinquante volunies
in folio ; et chaque année il 8*en publie huit volumes. Aussi est-il peu
de DiétierB aussi lucratifs que celui d'avocat. JLe cabinet de sir Samuel
Romllly loi rapportait 400,000 francs par an. Le traitement des juges
est en proportion ; et , en comptant leurs honoraires (/eea» aUcwance ),
îl s*élève de 100 à 400,000 francs. Celui du lord cliancelier est de
100,000 francs; mais ses honoraires le portent jusqu'à 4 à 500,000.
AjoQloQs qu'il eiiste entre les coutumes des différentes provinces une
complète diversité.
3
2d EMPTRE BRITANNIQUE.
sur la taxe des pauvres est un pas dans la voie d'une eentrali-
sation future de l*administration.
Cependant le règne exclusif des torys , ces conservateurs par
excellence , ces champions de la couronne, était clos avec la ré-
forme , ^t toute la politique européenne s'en ressentit Sous
le ministère Grey, qui réunit les whigs les plus capables, te
pays s'achemina rapidement au progrès. On étendit la repré-
sentation , on convertit les dîmes en rente foncière, et l'on ren-
dit cette mesure permanente et obligatoire ; on prépara la ré-
forme des lois municipales et l'abolition de l'esclavage.
L'Ecosse, après l'entreprise du Prétendant en 1745 , vit abolir
ses juridictions patrimoniales et ses clans; c'était le moyen de
dissoudra à jamais ces bandes armées, toujours promptesa répon-
dre à l'appel d'un chef héréditaire. Mais ce fut la destruction des
mœurs et du caractère national ; les champs, surtoat les monta-
gnes , se dépeuplèrent ; la foule afflua dans les villes. Le com-
merce et l'industrie multiplièrent à l'infini les relations avec l'An-
gleterre, et ouvrirent la porte aux idées et aux usages étrangers.
Dans l'ancien système du clan, qui veut dire parenté , le ehef
était un père pour tous ; il n'eât jamais songé à hausser le taux
des fermages, ni à chercher des bras hors de la tribu. Une fois ce
lien brisé , au lieu de subdiviser les terres à l'infini , pour les
donner à bas prix et augmenter par là le nombre des vassaux et
des soldats , il se forma de grandes fermes; on congédia tout ce
qui n'était pas en état de payer , pour donner la préférence b
des fermiers de la plaine qui s'établirent ainsi dans les hautes-
terres. La valeur des biens-fonds s'y accrut à ce point que tel
propriétaire qui en t750 touchait cinq ou six mille livres sterling,
en eut quatre-vingts ou cent mille dès la fin du siècle. Les for-
tunes devinrent donc colossales , mais les anciens fermiers du
pays se trouvèrent ruinés ; la campagne dépeuplée d'hommes se
couvrit de troupeaux, et ce fut le Canada et la Nouvelle-Ecosse
qui donnèrent asile à ces vieilles familles écossaises.
L'Angleterre , qui avait prévu ce désastre, laissa h FÉeosse,
comme un dédommagement, ses lois municipales , et quelques
autresprérogatives honorifiques. Mais tout ce que les agriculteurs
perdirent, Tindustrie le regagna bien. Glasgow, qui en 1707
EMPI&B bbitaunique. 17
eoo4rtait à peine quatorze mille habitants, en avait cent cinquante
mille à la fin du siècle; elle en possède aujourd'hui deux cent
qoatre-fiogt mille. La douane de son port produisait en 1840
Deof cent mille livres sterling, taudis qu'aux temps de Tunion
les douanes du royaume tout entier n*en produisaient pas trente-
quatre mille. Cette prospérité manufacturière et commerciale
offre cela de remarquable, c*est que tous les habitants savent
lire; le savoir y est solide, et Tbomme de talent est sûr de se
faire un nom. Il y a à Edimbourg et à Glascow une foule de
sociétés scientiGques et littéraires. VEdimburg'RevieWy fondée
eo 1804, compta bientôt douze mille abonnés, et conquit beau-
eoop d^influenoe sur Topinion.
dtaque paroisse a une école, sous Tinspection du prêtre-, les
quatre universités aussi sont dirigées par des ministres presby-
tériens; rintolérance y régna longtemps; mais elles se ^ont
émancipées depuis, et aujourd'hui on y accueille des étudiants
détente religion.
Si TAngleterre fait l'admiration du monde par la supériorité
de son aristocratie, par ses machines , par ses colonies , par sa
liberté , et si elle est la terreur des autres nationalités , elle porte
dans ses entrailles un ulcère qui la ronge. 11 ne fut plus possible
aax ministres qui arrivèrent au pouvoir à la suite de la réforme,
de négliger les classes inférieures. Le choléra fit pénétrer les
r^3Fds au fond des habitations , lieux horribles , même dans les
principales villes; et les enquêtes qui furent ordonnées en 1833
sur Tagriculture, rindustrie et la moralité publique , resteront
au nombre des documents les plus singuliers de Thistoir^ Le
nombre des poursuites criminelles avait quintuplé en Angleterre
etdansle pays de Galles, il avaitsextuplé en Irlande et en Ecosse '.
Le clergé anglican possède un revenu de 236 millions de francs,
^ la totalité du territoire appartient à cinq ou six cents fa-
milles. Six cent douze pairs reçoivent de TÉtat 96,598,000
' Ed France, de 1832 à 1836, il y eut trente exécutions capitales;
vingt-sept, de 1 836 à 1841. £a Angleterre, malgré rangmentation ef-
Irayantedes crimes, il n'y eut que cinquante-huit exécutions de 1805
^ 1811, et onze seulement de 1837 à 1841.
28 EMPIBB BBITANNIQUB.
francs; le duc de Cleveland légaa encore à son fils, qu'il dés-
héritait, un revenu de 2 millions. Le duc de Bedford laissa
une fortune de 180 millions; le duc de Northumberland jouit
d^un revenu de 8,600,000 francs.
L*excès de la richesse exprime Texcès de la misère. Le sol
est insuffisant pour nourrir la population ; aussi le nombre des
laboureurs est-il moindre de plus de moitié de celui des ou-
vriers. Mais les machines remplacent chaque jour les bras ; et
dans les manufactures où travaillaient naguère cent personnes,
il suffira bientôt de deux ou trois enfants pour aider , par des
mouvements matériels, Faction d*une immense machine.
Que reste-t-il donc au peuple.' A mourir de faim , comme il
arrive tous les ans, daps Londres même, à celui à qui Taumônt*
légale fait défaut. La taxe des pauvres, qui en 1748 ue dépas-
sait pas 730,135 livres sterling, s^éleva en 1817 à 9,320,440;
elle était de 7,803,465 en 1827. A partir de cette époque » on
songea à diminuer, non pas les causes de la misère , mais le
nombre de ceux qui recevaient des subsides publics, en les
réservant à ceux qui se résignent à être enfermés dans les
workhotises ou maisons de travail , pour y vivre séparés de
leur famille , à la manière des forçats.
Voilà où en est l'Angleterre, grâce à la complète séparation
qui existe dans ce pays entre les deux éléments de la produc-
tion , le capital et le travail. Le paysan qui jadis possédait un
porc , une vache , un jardin , ne les a plus aujourd'hui ; et un
seul fermier a absorbé ce qui était réparti entre trente mé-
tayers. La plèbe gît entassée dans de misérables bougés , à dix
et douze par chambre; les caves, les hangars , où les chiffon-
niers déposent les guenilles qu'ils ramassent par la ville , de-
viennent un asile envié pour des malheureux de tout sexe.
D'autres ne vivent que des os qu'ils ramassent à la porte des
hôtels, jusqu*au moment où ils sont décimés paries fièvres
pernicieuses , si fréquentes à Londres , malgré le vent d*oue>t
qui la balaye si fréquemment. On sait ce que souffrent ceui
qui travaillent aux machines, dans les mines de fer et de
houille, véritables animaux, qui n'ont plus de la noble nature
de l'homme que la faculté de sentir leur déaradalion.
EMPIBE BRITANNIQUE. 29
Donoer à manger » c*est-à-dire du travail à cette population ,
tel est le grand problème du gouTemement ; et malheur à
loi le jour où il ne trouverait plus de débouchés pour les pro-
duits toujours croissants des manufactures ! L'Angleterre a
subi, dans ces dernières années, plus d*une crise de cette na-
ture ; mais elles résultèrent toutes d'événements extraordinaires,
jusqu'à celle de 1842, qui fut produite uniquement par la di-
minution des exportations , et qui résultait du progrès de l'in-
dastrie étrangère, surtout de l'union allemande, laquelle éleva
ses tarife sur les marchandises anglaises ; car les autres pays se
iroQtrent peu disposés à accepter cette liberté commerciale ab-
solue que proclame l'Angleterre.
UEurope , quand toutes les communications se rouvrirent
eDt8l4, s'était prise d'admiration pour la prospérité de ce
pars, et y vit le résultat des lois restrictives rigoureusement
mrintenueS) en dépit de la liberté proclamée par Adam Smith.
Malgré Fempire des préjugés , beaucoup d'Anglais cependant
étaient revenus de ce système des prohibitions, qui engageait les
autres États à l'imiter; Ton songea donc h dégrever l'industrie,
ainsi qu'à permettre la libre introduction des marchandises et
denrées étrangères.
Cette nouvelle politique fut inaugurée par Huskisson, homme
pratique, qui Gt en Angleterre ce que Turgot avait fait en
France, en introduisant les spéculations de la science dans le
gouvernement. Ami de Canning et secrétaire d'Ëtat, il avait eu
put aux affaires pendant la lutte contre la France , et profité
les expériences Gnancières faites dans ce pays. En 1819, il pu-
>iia un tableau des Gnances de l'Europe , insistant sur la né-
sessité des payements en numéraire ; il s'appliqua aux réformes,
^utenant les intérérs agricoles, tout en combattant les pri-
iiiéges de la propriété foncière , s'élevant contre Vacte de na-
vigation, qui repoussait les produits apportés sous pavillon
tranger. Il réussit à faire adopter un bill pour l'admission des
âtiments étrangers, à charge de réciprocité (juin 1822); puis un
Qtre pour la libre introduction de la soie ; et par là il ouvrit
ne ère nouvelle dans la politique commerciale de la Grande-
•lelagne: modèle à suivre pour tous ceux qui ont à triomphtj?
30 EH PIBE BRITANNIQUE.
d'erreurs et d'abus soutenus par les classes les plus puissantes.
Mais la misère, qui dispose les peuples à écouter les agitateurs
ou les rêveurs , donne une importance redoutable à la question
des céréales. Ce n'est pas une^ question politique entre les do-
minateurs ; elle est entre le peuple et ceux qui l'oppriment.
Pendant le règne de la féodalité, on ne voit pas que la pro-
duction des grains en Angleterre soit restée au-dessous des be-
soins de la population ; le producteur alimentait alors le con-
sommateur qui relevait de lui. Lorsque Henri VU eut affisibli
le système féodal , les seigneurs, n'ayant plus besoin de tant
de vassaux , demandèrent au sol non le produit le plus utile,
mais le plus avantageux. On préféra donc les prairies poar
avoir des laines, qui se vendaient très-cher à la Fiandie.
Aussi, les grains augmentèrent d'autant plus sensiblement que
l'argent diminuait alors de valeur; et tandis qu'au commen-
cement du règne de Henri Vlli un quarter de froment valait
6 schellings et demi, sous Charles l^' il en coûtait de 33 à 40,
puis sous Cromwell jusqu'à 88. L'abondance étant revenue avec
la paix au retour des Stuarts, causa la ruine des fermiers,
qui avaient fait des baux durant la cherté. Les propriétaires,
alors tout-puissants , obligèrent donc le parlement à protéger
les denrées nationales par des taxes progressives sur le blé
étranger, et a faire payer même une prime à l'exportation da
blé national. Il résulta de ce double expédient que le blé resta
toujours cher et le peuple afTamé, en même temps que le goa-
vemement payait en primes aux exporteurs, à partir de 16S8,
jusqu'à 7 millions de livres sterling. L'accroissement extraor-
dinaire de l'industrie et de la -population contribua aureocbé*
rissement du grain, et la faim des pauvres enrichit les proprié-
taires. Mais les industriels avalent aussi acquis de l'inflaence
nu parlement, et ils firent rendre la loi libérale de 1773, qui per-
mettait d'introduire des grains étrangers moyennant un simple
droit, dès que les prix dépasseraient 18 schellings le quarter.
En 1790, on se relâcha des vieilles entraves du commerce
des grains à Tintérieur. Mais bientôt les producteurs, cest-à-
dire Taristocralie , devenue plus puissante par la guerre contre
la France, obtinrent de nouvelles restrictions; et la difficulté
EMPUB BRITARRIQVB. ai
des communications venant s'y joindre , les grains valurent ,
de 1809 à 1814, le double de ce qu'ils coûtaient de 1789 à ] 794.
Une perspective si séduisante attira la spéculation sur le sol au-
quel on demanda tout ce qu'il pouvait produire , sans épargner
les dépenses, dont on espérait être si richement recompensé.
Mais la pafz revenue tout à coup, les mers furent rouvertes,
et le blé étranger afQua en Angleterre. Tout ce qui avait été dé-
pensé sur le sol en améliorations se trquva dès lors compromis,
et les fermiers se refusèrent à exéeuter les baux signés dans
des conditions si différentes. Les riches, en perdant l'espoir de
soutenir le haui prix du pain, réclamèrent des mesures rigou-
reuses contre l'introduction du grain étranger, comme si les
qiiders du reste de l'Europe avaient voulu maintenir le sucre
et le café au prix élevé sur lequel ils avaient spéculé durant la
pierre. En effet, il fut interdit d'introduire des grains du de-
hon à moins que le prix ne fût à 80 schellings le quarter en
Angletoie (36 francs riiectolitre); cherté impossible à main-
teotr lorsque se f nt évanoui l'espoir de nouvelles disettes ,
eimmie celles de 1816. La clémence du ciel triompha de la cu-
pidité des hommes et le pain ( malheur horrible pour l'aristo-
cratie ) devint à bon marché ' .
Cependant la rigueur des taxes, jointe à ce qu'il y a d'incertain
dans la production du grain indigène , exposait les cours à des
soubresauts monstrueux. Les disettes se renouvelèrent souvent,
eu en pareil cas, c'était une opération violente et coûteuse que de
faire venir des grains par des voies qui ne leur étaient pas habi-
tuelles. La population pauvre et la classe manufacturière souf-
fraient donc, pour enrichir les propriétaires* le nombre de ceux
qui souffraient augmentant ainsi que Timportance des industries,
ils en vinrent à demander l'abolition des lois sur les céréales *.
' Si dénaturée que l'on suppose rarislocraiie an;;laise, on aura peine
à admettre, ici avec l'auteur, qu'elle ait pu révor le retour d'une fa-
mine comme celle de 181 6 , où , toutes les récoltes ayant manqué, les
fermiers ne purent payer leurs maîtres, qui eurent par là leur part du
Hém. (Aii.R.)
* L'Angleterre, pauvre en blé , craint qu'on n*en introduise, et qu'il
8) EUPIBE 1IB1TANN1QUB.
Le mal fut à son comble en 1822; mais le parlement ne vou-
lait pas en avouer la cause véritable. Canning proposa de pei^
mettre Fintroduction quand le grain valait 60 sehellings , et
de le soumettre néanmoins à un droit de 20 sehellings le quarter
à rentrée, en augmentant ou eu diminuant de 2 sehellings,
selon que le blé indigène augmentait ou diminuait d'autant. Il
combinait ainsi la taxe dans la proportion du produit ; mais les
lords repoussèrent son plan , et il en mourut de chagrin.
La question se réveilla sous le ministère whig de lord !^f el-
boume; et tandis que Tlrlande réclamait le rappel, les char-
tistes le suffrage universel , le peuple portait en procession deux
pains du même prix : Tun tout petit , tel qu*on le vendait dans
la libre Angleterre; Tautre énorme, comme ceux de la Pologne
esclave. C'était un raisonnement qui parlait aux yeux. La ligue
contre la loi des grains (anti-corn'law league)^ qui se constitua
alors, afDcha la modération , professant le respect de la constitu-
tion, en même temps qu'elle sapait une de ses principales basess.
a Le peuple, disait-elle, a besoin de pain et de travail ; il ne peut
se procurer ni Tun ni Tautre, alors que les seigneurs s'engraissent
dans l'oisiveté. Dans les magasins des États-Unis pourrissent
le blé et les salaisons, qu'on échangerait volontiers contre nos
tissus et nos ustensiles, dont ce pays manque. De cette manière
nos classes inférieures vivraient à meilleur marché , et auraient
plus de travail. Ainsi, abolition du système douanier, point de
tarif protecteur, point d'impôts indirects , point de droits sur
les matières premières; excepté seulemiht sur le thé, le café,
le cacao, le tabac, les liqueurs, les vins, les fruits secs. Point de
privilèges en faveur des colonies ; les colonies sont une affiiire
ruineuse qui chaque année coûte au pays tant de millions, qu'il
épargnerait en s'approvisionnant partout où se présente le meil-
leur marché. Il n'est pas même besoin de demander la récipro-
cité aux étrangers : nos manufactures produisant à meilleur mar-
ché, les étrangers auront intérêt à s'adresser à nous, et Texeinple
agira eûicacement. » A l'appui de ce système on présenta un
ne tombe à trop bas prix; la fertile Lombardie craiiit qu'on n'ea a-
portCi et qu'il n'en résuHe la disette. Voilà deux systèmes rérélés.
EMPIRB BRITANNIQUE. 33
budget OÙ les frais de perception étaient réduits , et où la re-
cette atteignait à peu près celle de Tannée courante, moyennant
DM ûible augmentation de l'impôt direct sur les terres et sur
les rerenus.
Des souscriptions produisirent des sommes considérables ,
qà defaient servir à seconder la réfonne par des journaux, des
«ojiges , des subventions , des livres , et à se procurer ( tout
deraat être légal dans les efforts à tenter ) cette majorité qui dis-
pense d'avoir raison, en favorisant Télection des réformistes, en
promettant partout des routes, des secours , des débouchés pour
les produits manufacturés. Richard Cobden se plaça à la tête du
oiOQvement, et il fut secondé par des membres du parlement, par
im grand nombre de fermiers qui en attendaient une diminu-
UoDdans le prix des baux, par les chefs d'établissements, qui es-
péraient avoir des ouvriers à plus bas prix, et par là se trouver eu
état de soutenir avec plus d'avantage la concurrence étran-
gère.
L'aristocratie, comme nous l'avons vu , avait fait attribuer,
dans la réforme de 1831 , le droit électoral aux locataires et aux
fermiers : or, en faisant Ggurer comme associés les Gis, les
frères et les parents des fermiers véritables , ils étaient arrivés à
^ rendre maîtres des élections des comtés. Leslibres-échangistes,
de leur coté, tâchèrent de tirer parti de cette autre disposition
gui rendait électeur tout propriétaire d'un immeuble produisant
<uschellings (50 francs) de revenu ; et ils poussèrent tous ceux
qui avalent quelque argent h acheter une bicoque ou un coin de
tfrre. Ainsi les l^urgeois , après avoir fait la guerre aux privi-
1^^ politiques de l'aristocratie , se mirent à la faire aussi à ses
propriétés.
U £iat louer ceux qui demandent les réformes et en proclament
l'opportunité ; mais il faut réserver son admiration pour ceux
1^ les effectuent. Ce fut encore aux torys qu'échut la tâche de
proposer la réforme des tarifis, en présence d'immenses meetings
«loQtle mot d'ordre était : A bas le monopole l le pain à bon
mrchéî
T^ budget ordinaire de l'Angleterre, sans compter la taxe des
l»uvres, les dépenses du culte , l'entretien des routes et des ca-
3t EMPIBE BRITÀNRIQUJS.
naux , ainsi que les dépenses communales et provineiales, s'é-
lève à près de 1,800 millions. Pour y subvenir, Timpôt foncier
ne figure que pour une faible partie, et tout le reste provient
des taxes sur la consommation. Ce fut en 1798, pour la pre-
mière fois, que Ton songea, afin de subvenir aux frais de la
guerre, à une taxe sur le revenu (income-tax). Elle fut Gxëe
à dix pour cent ; et ceux qui avaient moins de cinquante livres
sterling de rente en furent exempts. Après avoir été rédiiite ,
puis supprimée à la paix , elle fut rétablie par Robert Peel lors-
qu'il rentra au ministère, afin de combler un déficit de cent vingt-
cinq millions ; mais il la réduisit toutefois à trois pour cent , et
ne la fit peser que sur ceux dont le revenu dépassait cent cin-
quante livres sterling ( 3,750 fr. ). Les fermiers payant moins
de trois cents livres de loyer en sont exempts; les antres sont
taxés à raison de la moitié, et en Ecosse d*un tiers. L'impôt
tombe donc en entier sur les propriétaires. Il y est suppléé en
Irlande par le papier timbré et la taxe sur les liqueurs. Pour le
commerce et pour les arts libéraux, les contribuables sont
tenus d'affirmer par écrit le montant de leurs bénéfices.
Cela fait, Uobert Peel diminua ou supprima les droits sur la
viande , le poisson , le houblon , les pommes de terre , le riz ,
le blé , les bois de construction , et sur d'autres objets de con-
sommation ou matières premières : hardiesse Immense , et toute
en faveur du peuple et du commerce. Ces réformes, qui, tout en
comblant le déficit, donnèrent un nouvel élan à l'industrie ,
faisaient triompher des principes économiques diamétralement
opposés à tout ce qu'on avait pratiqué jusque -là, et qui peu de
temps auparavant auraient passé pour des utopies. ^Angleterre
avait pour règle d'inonder de ses produits les autres contrées, et
de n'en rien recevoir. Tout est changé à cette heure : celui qui
veut vendre doit acheter, et réciproquement. Tout peuple qui
entrave chez lui la production , ou y rend le travail moins lu-
cratif, doit nécessairement déchoir : en conséquence , liberté
absolue d'échanges avec tous , sans même s'inquiéter de la ré-
ciprocité. Les autres nations ne veulent-elles pas nous imi^
ferf tant pis pour elles, dit Robert Peel ; le contrebandier ré-^
tablira Céguilibre. L'^ingleterre entend acheter à bon marché
BMPIBB BBITANNIQCB. 35
Un/t ce dont eUe a besoin ; si les autres veulent acheter cher.
Us en sont bien les maîtres»
ToBS les tari& prohibitif furent donc abolis , et les taxes ré-
dnites à dnq pour eent pour les matières premières , à vingt
pmr les produits manu&cturés. Le succès fut tel, que les doua-
nes, qui avaient donné 500 millions de francs en 1841 , après
la réforme, rapportèrent 600 millions en 1844'. Un pareil
icsuUat suffit pour assurer à Robert Peel une place parmi les
gnnds nonrteurs.
Il ne s'en tint pas là : en 1845, il exempta de tout droit les
oHtièreB premières les plus importantes , telles que les laines ,
la eotans^ le tin« le vinaigre ; il abolit toutes les taxes d'exporta-
tiffii, même sur les machines et sur le charbon de terre. Quant
an Ué, qui est le monopole de Taristocratie , et au sucre, qui
eoastitiie la ridiesse des planteurs , il n'osa alors ou ne put sup-
primer oitièrement les taxes. Mais la loi du 28 janvier 1847
vint compléter son œuvre , en déclarant : V* Tabolition entière
des droits sur les céréales; 2^ un dégrèvement total ou partiel
nr les matières premières et les denrées alimentaires ; 3*^ la ré*
dnction à quinze pour cent du droit sur les soieries ; 4"* l'affran-
chittemeot des objets manufacturés les plus communs ; 5"" la ré-
éoetioa à dix pour cent des droits sur les objets d'un travail
pbis fin , et en outre de notables améli<»rations quant aux char-
ges qui pesaient sur Tagriculture. Cest ainsi que Robert Peel
a su faire entrer dans la pratique du gouvernement le principe
delà vie à bon marché. Cest un des résultats les plus décisifs
de t*histoîre contemporaine; car la liberté commerciale sera le
iien Tîsible de la confédération universelle des peuples.
Déjà la richesse, c'est-à-dire le hien*étre, descend de plus en
pins dans les couches inférieures de la société. En 1727 , on ac-
courait d*Édimbourg à une campagne voisine pour assister au
^wetade encore nouveau d'une moisson de blé ; aujourd'hui la
coltare en est générale dans le pays; les chevaux, les bœufs, les
montons , se multiplient dans Hle entière ; le nombre des voi-
^ L'Angleterre exporta en 1830 pour 1,340 millions de francs , et en
1^4 pour 1,470, c'est^<dire 130 millions de plus.
36 SMPIRB BBITANNIQUE.
tares a plus que doublé à Londres >. La eonsofnination du thé,
du café , du sucre, s'élève chaque année ; Tai^enterie est deve^
nue commune ; remploi du fer a procuré une inCnité de com^
modités. Robert Peeï, pour démontrer, dans la discussion soi
Vincome-tax , combien la propriété mobilière était accrue d«
valeur , établit que le revenu annuel , qui est la base de la taxe ^
avait été en 1812 de 5^,784,533 livres sterling, et qu*en 184S
il s*était élevé à 73,800,000; que le capital représenté était en
1812 de 1,391,613,325 livres sterling, et qu'il était en 1842 dei
1 ,830 millions
Au nombre des machines de guerre employées par les libéraux
contre Taristocratie , il faut compter Téducation du peuple*.
Brougham se signala en particulier dans cette campagne, en re*
pendant par milliers les livres élémentaires à très^bas prix; eo
fondant des écoles pour les enfants , d'autres pour les ouTrien
adultes ( mechanics institutions ) , et l'université libre de Lon-
dres, la première qui ait admis toutes les communions. Il con-
sidérait Tinstruction comme le boulevard le plus solide contre i
la tyrannie du clergé^ de l'aristocratie et du canon. Luttant une i
fois avec sa fougue accoutumée contre le ministère Wellington,
il s'écria : Le maître décote y pourvoira ; mot qui est devenu \
proverbial. La taxe uniforme des lettres, et le prix réduit des
frais de ti*ansport , en a accru le nombre à l'inGni ; les biblio-
ihèques circulantes , introduites d'abord en Ecosse , répandent
les connaissances jusque dans les villages les plus éloignés.
Ceux qui voudraient que les conquêtes populaires se oomplé*
tassent d'un seul coup ont peine à se résigner à ces voies obli>
ques, qu'il faut admettre dans un pays de traditions, et où les
principes économiques ne peuvent cheminer qu'à la remorque ,
des événements politiques. Les deux partis whig et tory ont
' Il y en avait 49,426 en 1812; en tS40 , on en comptait 104,476.
^ La France, pour rinstruction publique, dépensait en 1840 14,77^,660
francs, dont 1,000,000 fr. étaient payés par PÉtat, 4, 658,281 parlcsdé-
partemenls, le reste paries communes. En Angleterre on demanda en
1839, pour la première fois, 30,000 liv. sterl. pour renseigncraûnt, rt
on les obtint par 275 voix contre 273.
KHPIBR BBITANNIQUK. 37
conservé leurs noms ; de même fue dans les républiques itn-
Ueones on restait guelfe même en combattant contre le pape,
et vice versa. Mais en réalité le symbole des torys a péri, et
aojoard'hui ils e£feotuent ce que les whigs avaient proposé, il y
a quinze ans, de plus bardi et de meilleur. Ces derniers à tout
prendre sont des oouservateurs, tandis qu'en dehors des torys et
deswhigs existe Topposition grandissante des radicaux, des char-
tistes et des socialistes. Car TAngletêrre a aussi et depuis long-
temps ses socialistes. L'un d*eux, Robert Owen, qui a cru que la
société pouvait se constituer sans Dieu, et que tout devait être
rœavre du peuple, asemélecommunisme par des journaux répan-
dus à vil prix, où il prêche entre autres choses la destruction des
grandes villes et des beaux-arts; il veut de grands hospices natio-
naux, où chacun puisse trouver du travail ; il veut que les voyages
soient obligatoires; il dit que « la religion, le mariage et la pro-
• priété sont le véritable Satan de ce monde, triade monstrueuse,
« source inépuisable de crimes et de maux. » Ses adeptes, qui
comptaient en 1840 soixante et une sociétés affiliées, déclinent
maintenant, tandis que les chartistes font des progrès. Ceux-ci
sont Texpression la plus directe et la plus générale de la démo-
cratie moderne ; démocratie hostile aux propriétaires et à la
grande industrie, aux gros fermiers, aux boutiquiers et qui se
recrute surtout parmi les masses entassées dans les grands cen-
tres manufacturiers , artisans sans ouvrages, existences précai-
res ou déclassées. « La réforme électorale de 1831, disent-ils, n*a
fait qu'admettre la classe moyenne aux distinctions aristocrati-
ques, et la classe pauvre reste toujours déshéritée. Ce que nous
voulons maintenant, c'est ime charte pour celle-ci, qui ne se sou-
mettra qu'autant qu'elle participera au droit électoral. » Ils ré-
clament doue suffrage universel, vote au scrutin, parlements
annuels, abolition de tout cens d'éligibilité ; ils veulent que les
membres des communes soient rétribués ; que les collèges élec-
toraux soient divisés en nombre égal d'électeurs, et non plus-
par vflles et par comtés. Quelques chartistes réclament aussi
pour les femmes le droit de voter.
Le parti modéré a pour chefs, parmi les chartistes, Lovett et
Vincent, simples ouvriers, le journaliste O'Brien; et pour organe
■ItT. DE CBirr ANS. — T. IV. 4
8S EMPIRE BBITÀNNIQUE.
clfins le parlement, le fougueux Feargus 0*Connor. Ils ont sou-
vent déclaré qu'ils n'aspiraient point à la république, ce qui ne
les empêcha pas d'y pousser directement, en voulant substituer
la force du nombre aux trois pouvoirs conclues , en attaquant
le monopole non-seulement dans les chambres, mais dans b
presse, qu'ils veulent affranchir de toute espèce de taxe. Il y en
a de plus avancés qui veulent réglementer le salaire, et le con-
server tel qu'il était en 1835, ce qui serait la ruine des manu-
factures anglaises.
Ce parti, loin de s'affaiblir par Teffet des réformes philanthro-
piques, n'en est devenu que plus hardi. « Les réformes, disent-
il$, ne sont que des concessions arrachées aux aristocrates, en
vue de leur conservation : tout le mal gît dans la distribution
trop inégale de la richesse sociale. Le peuple parle de justice, et
Jes grands seigneurs lui répondent charité ; ils fixent les heu-
res du travail, établissent des bains, des écoles, des récréations ;
aumônes déguisées , que Ton jette à ceux qui invoquent le
droit. » En 1842, ils réclamèrent, appuyés de 8,317,703 signa-
tures, la réforme du parlement, le vote au scrutin secret, Tcga-
lité des collèges électoraux. Le clergé seul, disaient-ils, reçoit
de l'État assez pour secourir les classes laborieuses; les privilè-
ges exorbitants d'une classe peu nombreuse sont inconciliables
avec le bien de la multitude >.
Enfin les socialistes et les chartistes, voyant les entrepreneors
ligues pour exploiter les ouvriers, se liguèrent à leur tour con-
tre eux ; et il en résulta des collisions menaçantes, surtout dans
le pays de Galles et dans les cantons manufacturiers, jusqu'à
faire croire que l'Angleterre était à la veille d'un bouleversement,
llebecca, personnage idéal, qui voulait dire la démocratie, com-
mença par renverser les barrières des douanes, puis refusa les
dîmes aux prêtres anglicans ; elle voulait que la législation fût
réformée, que la justice fût rendue moins coûteuse; et tout cela
dans le style des allusions bibliques méthodistes. Elle traînait à
■ On a calculé, en 1831 , que le clergé anglais jouit de 230,439.1 7â
francs (le revenus, tandis que tout le reste du clergé chrétien n'e» a
que 224,975,000.
EMPIUE BBITANNIQUE. 39
sa suite des masses de pauvres et d*artisans. Cependaut tout ce
désordre s*apaîsa presque sans effusion de sang, et avec moins
de forces qu'il n'en faut ailleurs contre une poignée d'étudiants.
La révolution de 1848 vint relever les espérances des diartistes ;
ib crurent que leurs plans allaient enfln se réaliser ; ils convo-
quèrent les masses, pour porter au parlement d'énormes péti-
tions ; mais le tumulte qu'ils soulevèrent tomba devant Tattitude
delà population.
Quoique l'Angleterre soit réellement, comme on le dit , un
pays d'intérêts matériels, la question religieuse y prime tou-
jours; et c'est un fait certain que les révolutions n'y réussissent
qu*â Tombre de la religion. En face des dissidents et des catho-
liques, dont le nombre croît chaque jour, les anglicans sont en
minorité dans la Grande-Bretagne; eux-mêmes sont divisés en
deux sectes, la haute et la basse Église, de même qu'en Ecosse
rassemblée générale et les bénéficiers. De là l'irritation et la
peur; delà aussi ces fureurs que la populace déploie contre les
papistes ; et quand les chambres retentissent contre eux de cris
iotolérants et même homicides, ce n'est pas l'effet d'une colère
sincère dans les hautes classes, c'est l'expression du vœu de la
multitude. Pour preuve, il sufïlt de voir la plèbe de Londres sor-
t.r de son flegme taciturne, de son calme famélique, pour traîner
par les rues un mannequin représentant le pontife romain, et
le brûler sous le Monument, en hurlant : Malédiction sur le
pape!
La plaie religieuse est surtout à nu en Irlande , où la loi dis-
tingue encore parfaitement la condition de chacun. Les pau-
vres y sont catholiques, les propriétaires protestants.; ceux-ci
gouvernent, ceux-là n'ont qu'à obéir ; l'orgueil paraît naturel
atu uns, conune aux autres la soumission '. Si l'émancipation
' Aojoard'boi PÉglise anglicane ne compte plus en Irlande que sept
cent mille individus, c'est-à-dire à peine un dixième des catholiques.
£Ue est divisée en quatre provinces ecclésiastiques : celle d'Armagli (où
Ton compte plus de la moitié des anglicans ) , celle de Dublin , de Ga-
Ad, deToam, avec trente-deux diocèses, 1,387 bénéfices, 2,450 p<i-
rai«es. La moyenne du revenu d'un évèquc s'élève à I75|000 francs. Il
40 BMPIfiB BBITANIIEQUB.
a corrigé la lorpolitique, la base féodale de TédiOce subsiste en-
core, outre que la longue habitude de servir fait que le catho-
lique n*exerce ni ne connaît bien ses propres droits, comme tout
esclave émancipé de la veille, O'Connel fut le premier lord maire
catholique ( 1841 ) : et on le vit, comoie premier magistrat de
la cité de Dublin, en vertu du bill des corporations , se rendre
en pompe à une messe solennelle célébrée dans Tégiise catiioii-
que, en exprimant son espoir de l'entendre un jour dans Tab-
baye de Westminster.
£spérait-il tout ce qu'il demandait? Il faut demander beau-
coup pour obtenir quelque chose « et, dans les questions de
nationalité, le temps ne compte pas. Ceux qui veulent rendre
rirlande digne de la liberté, en la façonnant aux bonnes mœurs,
tendent au même but qu*Û'Connel. Cest ce que fait entre au-
tres le père Mathew, par ses sociétés de tempérance. Mais le
découragement s'empare des âmes, quand on voit dans ce
malheureux pays tous les remèdes tourner à mal. C'est ainsi
que lors de la disette de 1846 , où des milliers d'individus pé-
rissaient littéralement de faim , on proclama la liberté du com-
merce des grains. Aussitôt les seigneurs de l'Irlande, habitant
pour la plupart l'Angleterre, firent sortir le blé de ce pays pour
le mieux vendre , et affamèrent de plus en plus la population ,
ne faisant que trop ressortir la nécessité d'une loi agraire. Le
gouvernement dépensa les millions par centaines pour pro-
curer au peuple des travaux publics; le peuple y courut, et
laissâtes champs sans culture; en sorte que. Tété venu, la mois-
son manqua. Il fallut acheter des blés au dehors, ce qui nt
sortir de Tlle le numéraire ; d*oii il résulta une inûnité de fail-
lites. Depuis, on en est venu à un remède héroLiue : on a appli-
qué à l'Irlande la taxe des pauvres; c'est là un grand pas, qui
constitue presque une révolution.
y a telle paroisse où il n*y a qu'un seul anglican contre 1,500 ealMi*
qucs; dans d'autres, 12 anglicans se trouvent e« présence de 5,393 ca-
tholiques; et pourtant les catholiques sont obligés de payer ladlme
aux prêtres anglicans.
COLONIES ANGLAISES. •— INDE. ^f
COLONIES ANGLAISES, — INDE.
Pour se feire one idée de la puissance colossale où TAngle-
terre est parvcDue, il ne faut pas regarder seulement sa pré-
pondérance dans tous les événements européens, mais encore
l'incessante activité avec laquelle elle se répand dans le monde
entier, et y propage son industrieuse civilisation. Il n'y a pas
depeufrie moderne qui ait eu en partage, à ce degré, rambition
petieote et hardie de conquérir et de conserver. En voulant de-
meurer Tunique maîtresse du sol, raristocratie anglaise a con*
tneté tacitement Tobligation d*assurer au peuple tous les profits
(feniidustrie,et en conséquence de lui procurer des débouchés,
et le nrayen de verser sans cesse dans des pays nouveaux Ta-
bondance crmssante de ces produits. Tout peuple nu que Ton
décide à se vêtir vide les magasins de Manchester ; les marchands
•Y emploient pour désencombrer leurs maisons, comme les mis-
tionnaires par zèle religieux.
Les Anglab se sont toujours hâtés de reconnaître Tindé-
peodanoe des colonies étrangères soulevées contre les mé-
tropoles, pour y porter au plus vite armes, denrées, tissus,
et se trouver en mesure les premiers d*y faire des traités de
commerce avantageux. Mais la civilisation leur doit la plus
notable partie de ses conquêtes au delà des mers. Ce génie
colonisateur de l'Angleterre s*est révélé sur tous les points du
globe; mais c'est dans Tlnde qu'il nous apparaît avec une
grandeur tout à fait inconnue dans les fastes de rhumanité.
Portons nos regards en arrière sur ce vaste pays que la science
signale comme le berceau de la civilisation du monde, et dont
le riche idiome ( le sanscrit ) passe pour la souche commune
de toutes les langues européennes. Ce qui caractérise l'état so-
aal de cette contrée, c'est sa religion panthéistique, sa foi à
I3 métempsycose; c'est sa division en castes, et ce caractère
dlmmobilité qui &it qu'à cette heure il est à peu près tel que
4.
4i COLONIES A9IGLA1SBS.
le virent les Grecs quand Alexandre y pénétra. Cependant son
histoire fdt marquée plus tard par une révolution importante :
ce fut la conquête de Tlnde par les musulmans au IX^ siècle.
Vainqueurs et vaincus, depuis cette époque, ont vécu sans se
mêler.
L'islamisme ne s'était répandu que dans la partie septentrio-
nale, parmi les Afghans, grâce aux déhris qu\ avaient laissés
les armées des dynasties tartares, et au grand nombre de Per-
sans et d'Arabes appelés à la solde des princes conquérants.
Cétait dix millions environ de mahométanSy un dixième
peu^étre de la population. Distincts des naturels, ils habitaient
les capitales, les villes de commerce et les places fortes; ja-
mais la campagne ni l'intérieur du pays, où Tlndien conservait
sa foi à Brama ou à Boudha , ses castes , ses prescriptions in-
finies , et la haine des étrangers.
Chacune des grandes divisions de l'empire était gouvernée
par unêubadar, représentant l'empereur. Après lui venaient
leafousdars , qui l'accompagnaient dans toutes les expéditions
militaires, et qui s'honoraient du titre de nabads ou lieute-
nants que leur donnèrent les Européens, et qui plus tard devint
synonyme de vice-roi musulman , tandis que le nom de radjah
s'appliquait aux vice-rois indiens. Ces charges étaient révoca-
bles, et les empereurs avaient soin de changer souvent les titu-
laires, de peur qu'ils ne devinssent trop puissants. Mais le lien
s'étant relâché , les nababs s'enhardirent jusqu'à se rendre in-
dépendants , et à transmettre leurs charges h leurs héritiers.
Nous ne suivrons pas toute la série des ofUciers subalternes.
Tandis que les décisions judiciaires pour les musulmans
étaient rendues par le cadi, aux termes du Koran , les Indiens
s'en rapportaient à des arbitres , choisis le plus souvent parmi
les brahmes. Dans certaines contrées , les princes indigènesse
maintinrent en payant tribut , quelques-uns même sur des ré-
gions très-vastes , comme les rois de Mysore et de Tanjore, où
rien ne fut changé au gQuvernement intérieur.
La conquête ne détruisit pas non plus l'im des éléments es-
sentiels de l'ancienne constitution, le village : là, le poiail
veille aux affaires générales et au bon ordre; le karnoum en-
INDE. 43
registre les dépenses de culture et les produits ; le tailler ia-
fomie sur les délits. Ces villages existaient de temps imniérnoo
rial, sans avmr subi ni altération de limites, ni déplacement
de Dunilles, et sans que les changements politiques eussent
booleversé leur économie intérieure : petites républiques im-
muables, sous les vastes monarchies si variables de TOrient.
Dans la plupart se perpétue une sorte de communauté de biens
et de travaux , d^où il résulte que chacun profite de l'assistance
de tous. L'impôt prélevé, le reste de la récolte est réparti à
proportion du terrain que chacun a cultivé; celui-ci va au mar-
ché, celui-là s'adonne à quelque industrie. Dans certains vil-
hs^es, les terres changent chaque année de maîtres.
L*impAt était réparti et levé de diverses manières , en esti-
maot la moisson lorsqu'elle était encore sur pied. Un dewan
prenait à ferme toutes les terres d'une province; le zemendar
sous-traitait pour les divers districts qu'il distribuait entre les
niltivatenrs (ryofs) ou entre les villages; il devenait percepteur
des impôts , et se trouvait revêtu , en conséquence , de certains
pouvoirs, même du commandement des troupes de son district.
Il taisait figure de prince, avec juridiction civile et criminelle.
On pourrait donc assimiler un tel régime a la féodalité , sauf
que nos feudataires avaient réellement la propriété des terres
et percevaient les taxes à leur profit , tandis que dans l'Inde
Tempereor était considéré comme l'unique propriétaire. Il est
irai que le ryot jouissait pleinement des droits de propriété ,
puisqu'il n'en était dépouillé que lorsqu'il manquait à ses obli-
gations, et qu'il pouvait la transmettre à d'autres.
Ao sommet de l'échelle, le Grand Mogol, descendant de Ta-
merlan, était le dépositaire ou le titulaire d'une autorité illimi-
^. Les provinces étaient administrées en son nom , comme
B008 Tavons dit, par les subadars, qui souvent s'en rendaient
■ultres. A côté d'eux existaient beaucoup de princes indigènes,
ADdens dominateurs de la contrée. Au-dessous de cette hiérar-
chie aristocratique et administrative , venait le village. Ainsi
se trouvaient ràints le despotisme au sommet, l'aristocratie et
la féodalité au milieu, le rounicipe et la république à la base.
Akbar le Grand (t&&5-t605) , sixième descendant de Tamcr*
44 COLONIES ANGLAISES.
lao, acheva la conquête musulmane de l*Inde en f^oumettant les
Afp^hans, et fut le véritable fondateur de Tempire mogol. Après
lui la discorde régna entre les princes ; Fanarchie et les guerres
civiles durèrent jusqu^à AurengZeb (1659), qui se signala par
ses victoires. Il avait, sous le masque de la dévotion, fait
périr ses frères et emprisonné son père ; il resta le maître de
Tempire, dont il porta la grandeur à son comble. Son trésor se
composait d'énormes lingots d*or et de pierreries, dont un dia-
mant de deux cent quatre-vingts carats, trouvé au sac de Gol*
conde '. Ce dont on s'émerveillait surtout, c^étaitde son trûne
de paon, ainsi appelé de l'oiseau qui le surmontait, tout en or
massif, semé de pierres précieuses, avec un énorme rubis à la
poitrine , d*où pendait une perle de cinquante carats. Douze
colonnes inenistées de perles supportaient le baldaquin. Aureog-
2Seb séjournait rarement dans les villes , il habitait le plus sou-
vent des cnmps mobiles : trois immenses palais de bois léger,
dont les pièces se démontaient, étaient transportés par deut
cents chameaux et cinquante éléphants , à un jonr dUntervaUe
l'un de l'autre; il trouvait ainsi un palais construit partout où il
stationnait. Des centaines de chameaux qui portaient ses tré-
sors, des chiens, des panthères dressées à atteindre la gazcHe,
des taureaux pour chasser le tigre , puis cinq cent mille hom-
mes employés pour la cuisine, la garde-robe, les archives, les
armes, la réparation des routes, formaient sa suite. Lorsqu'on
était arrivé dans quelque vaste plaine, ce demi-million de vova*
geurs campait autour du palais du Grand Mogol , et des files
innombrables de tentes, dressées en un clin d'œil et enlevées de
même , se prolongeaient en ligne droite vers ce palais.
L'empire mogol embrassait, à la mort d' Aureng-Zeb (1706),
quarante provinces, s'étendant du 85* au 10^ degré de lati-
tude; et il en tirait dix milliards, bien que les produits valus-
sent un quart du prix qu'ils auraient eu en Angleterre, liais
après lui l'empire marcha vers son déclin. Plusieurs prétendants
' Ce cdlèbre d. amant est anjourdMiul la propriété de la ooarcine
britannique, et a Rguré parmi les merveilles de TcxpositlDa deLoadres
«a ts&l. (Ah. R. }
1ZIDE. 45
se dispatèrent le tr6ne et se renversèrent tour à tour ; le luxe et
b débaudie marchaient de pair avec la cruauté, qui faisait
rouler le sang entre frères. Pendant ce temps, les radjahs et
kssubadars se rendaient indépendants , tellement que la puis-
iiDoe du Grand Mogol se réduisit à peu près à conGriner le suc-
cesseur du nabad défunt , en lui délivrant fa patente impériale.
Daos les provinees du nord, entre Tlndus et le Djommah,
éuit mort en odeur de sainteté , vers 1539 , près de Lahore , un
oertaio Nanek, au tombeau duquel affluaient les dévots et les
^ples qu'il avait recrutés de diverses nations et réunis sous
le nom de seîkhs, qui veut dire écoliers. Argiounmal , son
SQccessenr, recueillit la doctrine du maître dans le Pothi ou
Bible, et de là naquit la secte des selkhs. Cette secte , rejetant
les traditions brabminiques, adore un Dieu unique et invisible,
et fait de Tamour du prochain la base de la morale ; elle re-
omnnande , du reste, de pratiquer la tolérance et d*éviter les
coatroverses, abolit les castes, en conservant néanmoins la
<listinetiun des tribus, ainsi que la séparation des sectaires avec
la étrangers; elle permet de manger de la viande , à l'exception
de la chair de vache; les idoles et toute espèce d'images sont
ndoes de ses temples; les femmes jouissent d'une sorte d'é-
naodpation. On donne à chaque initié un sabre , un fusil , un
vCfUne Oèche et une lance, et de plus une tasse d'eau, où l'on
to fondre le sucre avec la pointe d'un poignard.
Cette secte forma bientôt une nation guerrière sous ses gou-
'i^t diefs spirituels qui luttèrent souvent contre le Grand
Mogol, se mêlèrent aux guerres civiles, mais perdirent en-
suite tout pouvoir séculier. Le pays se divisa alors entre plu-
sieurs sirdars ou chefs , surnommés singhs ou lions. Ce sont
^ qui avaient élevé, sur le trône du Grand Mogol, Moham-
"M^-Sebah, qui régnait en 1739, quand II fut attaqué par Na-
<lir-Schah, le restaurateur de l'empire persan. Après avoir dé-
vasté Delhi, Nadir laissa le trône à Mohammed ; mais il lui
«aleva les provinces situées sur la rive occidentale de l'indus.
A peine s'était-il éloigné, que la province de Bérar se détacha
^ Teropire des Mahrattes. Aoud se rendit aussi indépendant
^tis Achmed-Schah, successeur de Mohammed (1747); il en
46 COLONIES A!IGL4ISES.
fut de même du Bengale. Le Mogol se trouvait ainsi réduit a
une partie des provinces de Dellii et d*Agra. Sous le règne
d'Allemghir II (1753), Hamed, roi des Abdallis, nation af-
ghane du Candahar, assaillit Delhi , pilla tout ce qui y était
resté, et renversa jusqu*aux murailles pour en enlever les
pierres. Cette ville Tut dévastée une troisième fois par les Mah-
rattes , sous Djiban-Shaw; ils fouillèrent jusqu*aax tombeaux;
mais le roi de Candahar les ayant attaqués , en tua, dit-oo,
cinq cent mille. Parmi les gouverneurs musulmans qui, après
riuvasion de Kouli-Khan, aspirèrent à se rendre indépendants,
Dawoust Ali-Kbau, nahab de la province d* A rkot, où étaient
situées Pondichéry et Madras, se rendit tellement redoutable,
que les radjads implorèrent le secours des Mahrattes.
Cependant des puissances plus redoutables grandissaient sur
ces rivages : c'étaient les Portugais , les Hollandais et les Fran-
çais. Les premiers y avaient pris pied après la découverte du
cap de Bonne- Espérance; mais ils n*y avaient pas gagné de ter-
rain ; et s'étaient vus dépossédés par les Hollandais , qui avaient
alors les plus vastes établissements de TAsie, des tles de bi Sonde
aux côtes de Malabar. Dès le règne de François F^ , les Fran-
çais avaient tenté de 8*établir dans Tlnde; mais, repoussés par
les tempêtes, ils ne franchirent pas le cap de Bonne-Espéraooe.
Henri IV établit en Bretagne une compagnie des Indes orien-
tales (1604), qui, après y avoir expédié sans succès quelques
navires, ne tarda pas à se dissoudre. D*autres tentatives échouè-
rent encore, ce qui engagea les armateurs français à se porter
plutôt yers Madagascar. Richelieu, voulant ranimer le com-
merce des Indes , forma une nouvelle compagnie avec de larges
privilèges ; cependant elle ne put prospérer. Une autre, instituée
par Colbert, avec une dotation de quinze millions et un priri-
iége de cinquante ans, grandit rapidement; mais elle était déjà
en proie au désordre quand Law songea à la relever, en lui ad-
joignant les compagnies d'Occident, de la Chine et de TAfrique,
sous le nom de compagnie perpétuelle des Indes. Nous avons
vu (tome P^, page 26] le succès non moins brillant qu'épbé-
mère de cette entreprise : la compagnie survécut au naufrage
de Law , et porta ses vues sur Pondichéry, qui avait prospéré ^
INDE. 47
griee à des efforts parttculien. Dumas, qui y fut envoyé
comme gouverneur ( 173â), la rendit florissante par son admi-
Distntion tout à la fois habile et vigoureuse. 11 obtint du Grand
Mogol Mohammed-Schah le privilège très-avantageux de battre
monnaie; Tacquisition de Karikal et de son territoire, acheté
d'un prétendant au royaume de Tanjare (1739) moyennant une
faiblesomme et des promesses de secours , fut encore plus utile.
Les Français avaient formé d'autres établissements dans la
pnsqulle Indieune. lis s'étaient assuré le commerce du poivre
m les côtes du Malabar ; ils transportaient à Surate les tissus et
les bijouteries de Lyon ; on pouvait croire qu'ils allaient rivaliser
avec les colonies des grandes nations maritimes , d'autant qu'ils
fwmt à la tête de leurs établissements trois hommes d'un grand
nêrite, Dupleix , la Bourdonnais et Bussy.
A rarrivée de Dupleix ( 1742 } , les Européens n'étaient con*
sidérés dans l'Inde que comme des marchands; mais lorsqu'il
eot étudié le pays, il conçut le projet d'y dominer, et dissimula
cette pensée tant qu'elle ne pouvait paraître que folle ou témé-
nire. Son plan , extrêmement simple, consistait à mettre des
corps européens au service des princes indiens, persuadé que
bientôt ils y acquerraient de la prépondérance. C'est ainsi qu'il
parvint à dominer dans le pays de Ramate, puis dans le Décan,
Hir trente^nq millions d'habitants , c'est-à-dire sur presque la
iwiiiéde l'empire du Mogol, créant ou détruisant à volonté les
établissements étrangers. Les Anglais voyaient d'un œil d'envie
<*nx des Français ; ces derniers n'avaient qu'à favoriser un na«
^b, pour que leurs rivaux le prissent en inimitié : aussi conti-
Boaient-ils de se faire la guerre dans ces contrées , alors même
qo^ils étaient en paix en Europe. Après la paix d'Aix-laOïapelle
(174S), Dupleix reprit ses vastes projets, dans la conviction où
il était que la compagnie française ne pourrait lutter contre sa
râle, à moins de prendre pied sur le continent indien. Mal-
iicureusement les chefis étaient en désaccord et jaloux l'un de
^'antre; la Bourdonnais, à qui Ton devait la prospérité des Iles
^ France et de Bourbon, au lieu de s'unir à Dupleix , qui mé*
ditait la conquête de Madras, voulut se donner la gloire d'enlever
«^laux Anglais leur plus riche ctablissempot dans leCoromandel.
48 COLONIES ANGLAISES.
( 1746 ). Madras était divisée en ville blancbe des Européens,
et eo ville noire des Juifs, des Banians, des ArméniciB,des
mahométans, idolâtres, nègres, rouges, cuivrés. La Bourdon-
nais avait Tordre de son gouvernement, qui ne connaissait poim
le pays, de ne conserver aucune des conquêtes qui seraient fai-
tes : en conséquence, il accepta dix millions de livres pour la
rançon de cette ville. Mais Dupleix , qui en appréciait rimpor-
tance , cassa la capitulation, saccagea et brûla la ville, et j fit
exécrer le nom français. Puis il suscita tant d*obstacles aux oo»-
velles expéditions de son rival, que la Bourdooiiais se retira;
il rentra en France , où il fut mis à la Bastille.
n ne pouvait arriver rien de plus à souhait aux Anglais,
qui , ayant réuni des forces , non-seulement recouvrèrent Ma-
dras, mais assiégèrent encore Pondichéry. La belle défense à
Dupleix , qui contraignit les Anglais à battre en retraite, oou
vrit les torts qu il avait pu avoir.
Madras une fois perdu , Dupleix dirigea ses efforts sur le Dé-
can.et le Kamate, où plusieurs prétendants étalent aux prises.
Au milieu de leurs discordes, il parvint, après des exploits
comme ou n*en voit que dans les romans ' , à donnt^r le trône
du Décan à Mousa-Fersing, son protégé, qui agrandit consi-
dérablement les territoires de Pondichéry et de Karikal, ethii
donna Masulipatnam avec ses environs. Mais bientôt la ccxnpa*
gnie anglaise , sans déclarer ouvertement la guerre , vint en ai<ie
dans le Kamate à Tadvenaire de Dupleix, qui , mal sotfteoti
par ses alliés et par le cabinet pusillanime de Versailles, fiait
par succomber. Plein de hardiesse au milieu des difficultéSi iné-
puisable en expédients , il sut se relever. Ses victoires avaient
excité un enthousiasme inexprimable en Europe : on disait que
les seules terres obtenues de Chandasaeb rapportaient 39 mil*
lions ; on comptait déjà annuellement sur un revenu net de 60
millions : chimères comme celle de Law. Tons comptes tttSi
' On raconte qu'an officier français, nommé de Latoocba, coloti^
par quatre- vingt mille ennemis, pénétra de nuit dans leur camp tvec
trois centade aes compatnotes, en tua douse cents, èponvaaUlcsi''
1res 9 et les dispersa sans avoir perdn plus de deux soldats.
IPiDB. 49
la ooiii|Miigiiie se trouva en perte de 3 millions, et on inculpa
Dupleix , coname si Ton n*avait pas dû prévoir que ses vastes en-
treprises devaient coûter beaucoup , et qu*ii faudrait dépenser
eoeore pour en recueillir ultérieurement les fruits. Irrités donc
de se voir déçus dans leurs spéculations ( 1753 ) , les directeurs
résolorent de lui donner un successeur ; et le ministère s*y
prêta d'autant plus que les Anglais demandaient son rappel,
Tacoisant ë'attiser la discorde en Asie ( 1754 ]. Les cabinets de
Fnaoe et d'Angleterre s'unirent alors pour réconcilier les deux
compagnies, et les mettre sur un pied d'égalité parfaite de for*
ces , de territoire et de commerce sur les côtes de Goromandel
etd'Orissa, voulant qu'elles pussent jouir cbacune en paix de
ses pofisessioois, sans se mêler aux querelles des princes indi-
gènes.
Dupleix sUndignait que scm successeur eût négocié avec les
Anglais, au lieu d'employer les troupes qu'il amenait pour as-
siéger Tridnapali, dont l'acquisition aurait assuré aux colonies
fraïu^aiaes et la domination et des avantages immenses. Lors-
qu'on voit oe que les Anglais ont effectué depuis, on est porté
à croire qu'il conseillait le meilleur parti ; mais il lui fallut obéir.
U avait avancé 13 millions de ses deniers, plein de confiance
qu'il était dans k victoire , et elle lui était arracliée. Ce fui
donc en versant des larmes qu'il abandonna le théâtre de sa
gloire.
A son retour en France, on refusa de lui tenir compte de ses
avances, et l'on intenta un procès à celui qui avait été sur le
point de donner l'Asie à la France. Après avoir dépensé ce qui
^ restait à solliciter une audience de ses juges, il mourut dans
^ misère ( 1768 ), cet homme qui avait eu dans sa main les
trésoisde l'indel
Ia compagnie française possédait alors, sur les côtes d'Orissa
^l de Goromandel, Masulipatnam avec quatre districts , Pondi-
^^ entouré d'un vaste territoire, Karikal et l'île de Chéringam ;
P<>sKttions considérables, mais trop écartées pour se soutenir
"^tttiieUenient. Le marquis de Bussy, lieutenant de Dupleix,
avait soutenu l'influence française dans le Décan, et il eût été
^n de confier les choses à son expérience. Au lieu de cela, le
£0 COLONIES ANGLAISES.
cabinet firançais envoya le comte de Lally ( 1 7&6 ), Irlandais, of5-
cier plein d'Iionneur et de courage, mais imprudent, et qui
n*avait ni le liant ni la modération nécessaire dans des contrées
éloignées, et au milieu de circonstances difficiles. Par hutinet
national, il abhorrait les Anglais , et disait que sa politique coo-
sistait dans ces quatre mots : Pius d Anglais dans la Péninr
suie! Mais il ignorait les lois, les intérêts, la politique de rinde,
ets^obstinaîtà ne pas écouter ceux qui aucaîentptt Ton instruire.
Son adversaire Coote, au contraire, homme froid, résolu et mo-
déré, savait agir suf tout ce qui Tentourait, et profitait des mtms
de Tennemi.
Les premiers actes de Lally réussirent bien; il reponoa Ici
Anglais de toute la côte de Coromandel. Mais, toujours à court
de ressources , il ne tira point parti de ses succès ; il s'aUésa
par la rigueur et par les menaces les administrateurs, et cette
tourbe d^employés à qui les abus profitaient :. Tannée elle-
même se révolta contre lui , et les Anglais bloquèrent Pondi-
ehéry. Les castes supérieures dans cette contrée répugnent
au travail ; les castes inférieures ont des professions déter-
minées, et se croiraient déshonorées eu se livrant à une autre :
ainsi le portefaix , sMI lui fallait tenir sous son bras un iardean
qu*il est dans ses habitudes de charger sur sa tête; le soldat,
s*i1 creusait la tranchée qui doit Tabriter; le cavalier, s*il Cra-
chait rherbe pour son cheval. Il faut donc qu'une population
innombrable suive les armées. Lally, n'ayant pu réunir assez de
monde, enrôla par force, sans égard pour les castes et la dis-
tinction des travaux, les habitants de Pondichéry, leur im-
posant les mêmes fardeaux, foulant aux pieds tout à la fois (ce
qui était sans exemple) Tordre social et Tordre religieux. Ao
milieu de la discorde, des révoltes, de la famine, Lally résista à
des forces vingt fois supérieures aux siennes ; mais enfin, réduit
aux dernières extrémités, il rendit la place, et fut conduit pri-
sonnier en Angleterre. La prise de Pondicbéry porta le dernier
coup à la domination des Français dans Tlnde, où ils ne eonse^
vèrent que des factoreries insignifiantes , tandis que le Coro-
mandel et le Bengale firent la colossale grandeur de TAngletene.
A la paix de 1763, Pondichéry fut restitué à la France, mais eo
raine et avec an territoire iosigniGant. La France recouvra aussi
Kvikal, Cbandeniagor et ses autres comptoirs dans le Bengalo
(1769), mais à la condition qu'elle n'y élèverait pas de fortiGca-
tioos. La France avait aussi perdu en dix ans ses établissements
d'Afrique, une partie de ceux d'Amérique, et tout le Canada.
Il eo résulta une grande irritation; et comme il fallait s'en
prendre à quelqu'un , on se déchatna contre Lally, dont tous les
Ides forent interprétés le plus mal possible, et qu'on accusa
même de trahison. Informé de ces accusations, il obtint de venir
d'Angleterre pour se disculper ; et il écrivit à M. de Choiseul :
f apporte ma iéte et mon innocence. Cetteaffaîre (chose absurde)
lit portée devant le parlement : il s'agissait de campagnes, de
si^es, dans un pays et dans des circonstances qu'il ignorait
complètement. Lally, absous du crime de lèse-majesté, fut con-
damné comme coupable d'avoir trahi les intérêts du roi et de la
eompognîe, et abusé de son autorité. Il fut en conséquence con-
damné à mort ; il fut conduit à l'échafaud à l'âge de soixante-six
•B8 (1766), avec un bâillon dans la bouche. L'arrêt fut plus tard
cassé par Louis XVI, et la mémoire de Lally fut réhabilitée.
Mais revenons aux affaires de l'Inde. Souîa-al-paoula, qui ré-
gnait dans le Bengale, à Behar et à Orissa, ennemi déclarédes Au-
rais, surprit Calcutta, leur principale factorerie, peut-être à
riostigatÎQn des Français ; et cette place fut obligée de se rendre
( 17$6). Comme il y trouva peu d'or et de marchandises, il crut
qa'on les avait cachés ; et, pour forcer les prisonniers à lui dé-
couvrir leurs trésors» il les enferma dans un cachot privé d'air
et de lumière , qu'on appelait V Enfer noir, et où, dans l'espace
dedooze heures, cent vingt-trois périrent étouffés. Les Anglais
de Madras frémirent à cette nouvelle; et l'amiral Charles Wat-
ton, dirigeant aussitôt sa flotte dans le Gange , fondit sur Cal-
oitta qu'il emporta d'assaut.
Robert Clive (1735-1774), fils d'un petit gentilhomme du
Shropshire , avait comme tant d'autres passé aiu Indes , où il
NDcontra toutes les contrariétés réservées aux caractères ^er-
(iques. Ce nouveau Cortès possédait , comme le conquérant du
Mexique, la force de résolution, la promptitude à prendre un
parti , la rapidité à exécuter ; il savait Inspirer son enthousiasme
h7 COLONIES AGLAISES.
âax soldats , imposer aux étrangers , agir de son propre mouve-
ment, et pourtant faire don à sa patrie de ce qu*il avait conquis
sans elle. Parvenu au commandement deFarmée, // ne convient
pas de se tenir sw la défensive , dit-il ; attaquons ! et il livra
bataille au farouche nabab, qui périt dans Faction. Son généra)
Mir-DjafQer, qui devint son successeur, paya deux millions de
livres sterling aux Anglais > 230,000 à lord Clive, avec une pen-
sion de 60,000. Mais les vainqueurs ne s^arrétèrent pas là ; et
la faiblesse du nabab amenant de leur part de nouvelles exi-
gences, il fut réduit à leur abandonner, pour sûreté des paye-
ments auxquels il s'était obligé , trois districts voisins de Cal-
cutta, qui formèrent le noyau de leur futur empire. Puis,
lorsqu'il en vint à résister a leurs prétentions , ils le renversè-
rent, et mirent à sa place Cossim- Ali -Khan, qui leur aban-
donna deux autres districts , et récompensa largement les fau-
teurs de la révolte. Humilié aussi de sa position, il voulut se
soustraire au joug : il augmenta son armée, et, tombant à Tim'
proviste sur les Anglais , il en fît un grand massacre. La
France et TAngleterre venaient , à cette époque , de reprendre
les armes ( 1767) ; mais la compagnie française, an lieu de s'u-
nir aux princes du Bengale contre leurs communs adversaires,
adopta une neutralité pusillanime ; elle refusa des secours à
Souîa-al-Daoula. Ce nabab ayant donc succombé , les Anglais,
devenus riches et puissants, poussèrent vivement la guerre,
pour effacer Thumiliation où Duplelx les avait réduits; et l'on
vit avec étonnement quelques bataillons européens triompher
des immenses armées de deux confédérations (1760).
Le Grand Mogol Schab-Alepi II avait été chassé par 1*^
Mahrattes de Delhi même, la dernière ville qui lui fût restée,
ils avaient mis sur le trône son 61s Dejwan-Boukt. Le Mogol
déposé proposa à la régence de Calcutta , si elle le rétablissait
dans Delhi, de lui donner Gazipore et Bénarès, qui ouvraient
le Bundelcond, dont les diamants étaient un objet de convoitise.
Il n'en fut pas tout à fait ainsi. Mais Clive négocia un traité
de paix , par suite duquel les Anglais consolidèrent et accrurent
leurs possessions, et obtinrent du Grand Mogol Vinvestilure
des devantes du Bengale, de Behar, d'Orissa, qui comptaient
IKDE. Ô3
dix jDillioos dlialMtants, et donnaient un revenu net de 3C mil-
lions de firancs.
Cii?e, s'étant transporté à Madras ( 1761 ), comprit que
rhoire était arrivée pour T Angleterre de se rendre maîtresse
du pays; et il écrivit à la compagnie : « Voici le moment de
décider si nous prendrons ou non le pays tout entier pour
notre compte L'empire du Grand Mogol (je n'exagère
pas) peut être demain en notre pouvoir. Ces peuples n'ont
d'amour pour aucun gouvernement; leurs armées ne sont ni
payées comme les nôtres, ni commandées, ni disciplinées. Une
poignée de troupes européennes suffira non-seulement pour
nous défendre contre tout prince indigène , mais pour nous
nodre maîtres, et redoutables au point que ni Français, ni
Hollandais , ni aucun autre ennemi , n'osera s'attaquer a nous.
Tout nabab dont nous prendrons le parti deviendra infail-
liblement jaloux de notre puissance, ou envieux de nos pos-
iesaions; Tambition, la cruauté, l'avarice, ne cesseront de
nojoier notre raine. Chaque victoire ne nous vaudra qu'une
trêve momentanée; tout nabab déposé sera remplacé par
an antre qui, dès qu'il pourra entretenir une armée, fera
coaune son prédécesseur, c'est-à-dire deviendra notre en-
nenu... Il fout donc que nous soyons les nababs au moins
de tait, sinon de nom... peut-être même, sans déguise»
ment , de nom comme de fak. »
Ce n*est donc pas seulement au machiavélisme des Européens
QQ'ii faut attribuer leurs succès rapides en Asie, mais à Tempire
presque immédiat qu'une volonté bien arrêtée acquiert sur
^'^gens flottants et désunis comme l'étaient ces nababs, ces
*(^babs, ces radjahs, qui, après avoir obtenu à prix d'or
^n possessions d'un despote imbécile, avaient besoin du cou-
ine et de l'avidité de soldats étrangers pour se détruire en-
^^ eux. Les Anglais eurent l'art de masquer leur domination
sous de vieilles formes indigènes, en maintenant un soubob
oational; de sorte que les lodous croyaient recevoir du Grand
Uogol les ordres qui , en réalité , venaient de Calcutta.
Mais les Anglais ne s'étaient point mesurés encore avec leurs
adreisaires les plus redoutables. De Delhi à Tomboudra s'é*
6.
54 COLOiMES ANGLAISES.
tendait la confédération des Malirattes : c*esl ainsi que l*on
appelait une ancienne tribu du Décan , originaire des monta-
gnes du Hahrat , dans le Visapour; c*est à cette tribo qu'appar-
tenaient peut-être les pirates qui , dès le premier siècle de Tére
vulgaire, infestèrent les mers de Tlnde. Population de bandits,
ils fournissaient de cavalerie excellente les princes de la Pé-
ninsule, et appartenaient à la caste des vaithyas ou marchands;
mais le père de Sevadji , soldat d'aventure au service du roi
de Visapour, qui avait reçu de ce prince un jaghir dans la
Karnate, avec le commandement de dix mille hommes, sor-
tait de celle des khatriya» ou guerriers (1645). Le jeune Se-
vadji , ayant attiré près de lui , par sa valeur, un grand nombre
de braves , sortit avec eux de Pounah , son pays natal ; la con-
trée montueuse qui s*étend des frontières du Guzarate jusqu'à
celle du Kanara, pays moins civilisé, lui fournit aussi des bandes
intrépides qu*il lî^unit en corps de nation. Il conquit une pa^
tie du Visapour, ainsi que la forteresse de Sultana ; et Aureng-
Zeb ne lui ayant pas opposé des forces suffisantes , il se pro-
clama radjha-majah ou souverain (1674); puis il occupa toas
les ports de la côte occidentale du Décan, à Texception deeeox
qui appartenaient aux Portugais ou aux Anglais. Aureng-Zeh
fit la paix avec son fils , en accordant aux Mahrattes le dixième
de tous les revenus du Déc^n , qu'ils furent autorisés à faire
percevoir par des fermiers héréditaires préposés par eux. Ja*
hon , petit-fils de Sevadji , étant devenu vieux , abandonna le
gouvernement (1717) à son premier ministre {pelschwah)^
qui de ce moment devint une espèce de majordome bérédi
taire.
Les troupes indigènes n'étant pas payées , les princes du pa}*}
confiaient certaines contrées à des chefs militaires , avec Fobli-
gation de pourvoir à l'entretien des troupes : quiconque jouissait
donc d'une réputation de valeur trouvait facilement des me^
cenabnes » dont l'appui l'encourageait à usurper Tautorité; bien-
tôt il était en mesure de renverser l'ancien roi , ou de se ivs^
céder par lui l'exercice du pouvoir.
C'est ainsi que s'éleva HalderAli ( 1718-1782), qui d'une oon-
dition des plus humbles parvint au gouvernement de MysorVt
1JIOI. 55
ctemHle à la soaTeraineté; on le surnomma à cette époque
k MdMe de tOrUni.
Ainsi, à la guerre que s'étaient faite entre eux les Européens
sméda (1747) la lutte dès Anglais contre l'Inde musulmane.
Hvder-Ali, avide d'entreprises, se rendit maître du Bengalore ,
et iaisn ce pays an radjah de Mysore dont il fit son vassal, et qu'il
ëéfeadît eontre les Mahrattes. Mais, soit pour sa propre sdreté,
loit psr motif d'ambition, il s'empara deSéringapatnam, capitale
do Mjpsore. 11 se trouva posséder un revenu de cent dix mil*
iioas , deox eent mille soldats , dont vingt*cinq mille cavaliers,
et un corps de douze cents Français. Avec un art admirable,
aidé par son fils Tippoo-Saîb, il conclut un traité aux portes
da Madras même, et aux termes duquel le nabab d'Arkot,
créature des Anglais, dut abandonner la ville d'Oscotta avec sa
forteresse, et lui payer un tribut de 1 million 400,000 livres
piraa.
Les Anglais eurent à coeur d'effacer cette honte, en faisant
dans rindostan des expéditions heureuses. Ils s'y rendirent mal*
tm en effet de Cora et d'Allahabad, qu'ils cédèrent, comme
noverains, au nabab d'Aoud, en l'obligeant à un tribut de
35 nûllions. Avec l'or de ce nouveau vassal , ils firent la guerre
à Eohilkenda, et, Tayant soumis, réunirent son territoire 'à
cdai du nabab d'Aoud, en augmentant son tribut de 4 mil*
lions, et en se réservant la province de Bénaràs, ville sainte,
dont la possession leur permit de s'étendre Jusqu'à l'extrémité
du Bei^le.
De tels succès les enhardirent de plus en plus ; et, ne dis-
limulant plus la conquête , ils imposèrent leur volonté pour
loi , donnèrent aux indigènes leurs nationaux pour juges et
pour administrateurs; enlevèrent toute autorité au soubab,
qoi, tributaire de la compagnie 'et placé sous sa dépendance,
fut dépouillé du droit de faire la paix et la guerre, de nommer
ses ministres , de commander ses troupes , d'administrer les
finances, de rendre la justice à ses sujets. Considérant le pa3*8
comme une mine , le peuple comme une marchandise, les An-
glais ne visèrent qu'à exploiter à fond leur conquête. Mais la
t}Tanme porta ses fruits : un grand nombre de cultivateurs,
66 COLONIES ▲>GLAISBS.
ruinés par les extorsioos, laissèrent dépeapléset ea friche des
terrains fertiles ; beaucoup de tisserands en soie s*€Stropiaieat
ou se mutilaient , plutôt que de subir les avanies auxquelles les
exposait leur industrie. Les métiers restèrent oisiâ , et la récolte
diminua. Le monopole de la société avait détroit Tindustrie natio-
nale, qui produisait ees belles étoffes recherchées en Oocide&t
depuis des siècles ; et le pays fut appauvri, tout en absorbant
l*argent de r£urope et de rAmérique. De toutes les marehandi»
ses anglaises apportées dans le Bengale, les munitions de guerre
furent les* seules qui éprouvèrent de Taugmentation. Les fami-
nes, les épidémies étaient provoquées par l'insatiable avidité des
monopoleurs ; on en dte un qui, arrivé nu dans le pays, envoya
14 millions en Europe. Une corruption ignoble sMntroduisit par-
tout; elle se noélait à la politique, avide de ces présents clan-
destins qui toujours ont joué un grand rdle dans la diplomatie
orientale, et que la loi put restreindre, mais non prohiber.
11 n^existait point de lois qui protégeassent les personnes, point
d'autorité qui pût se, faire respecter. L'en&nce de Tindustrie
empédiait tout développement de la richesse publique; et ua
peuple qui diffiérait tant de l'Européen par la langue, les usa-
ges, la religion, était rançonné pardes gens que l'éloignement de
leurs mandataires mettait à Tabrl de toute responsabilité. On
cherchait à se procurer un emploi dans l'Inde, pour amasser à la
hâte quelques centaines de mille Uvres sterling, et retourner
épouser en Angleterre la fille d'un pair, acheter un bourg-pourri^
et faire figure.
Qu'eût pu faire unchef honnête en pareille situation ?,Cepen-
dant, sous son apparente richesse, l'Inde s'appauvrissait tou-
jours; l'argent se trouvait dans la main d'un petit nombre de
gens qui approchaient les Anglais , et qui ne songeaient qu'à
pressurer de plus en plus le pays. Une sécheresse désastreuse
détruisit la récolte du riz, principale nourriture de ces contrées,
et les spéculateurs accaparèrent le reste ; si bien que les plus
riches eurent peine à se procurer de quoi vivre. Au milieu de
cette horrible famine > les liens de la société furent brisés , mais
ceux de la superstition résistèrent ; car on n'osa tuer les ani-
maux , et le bœuf , la vache disputèrent impunément leur pâture
IMDB. 67
à des /sens qui mounuent de fiedm* Trois ou quatre millions d'iia*
faîtanis périrent au Bengale.
Avec un terriloire si riche et si vaste, avec le privilège du
eommeree de TOrient et des exactioDsiasatiables, la compagnie
fat eependant obligée de solliciter un secours d'un million et de*
mi sterling , au lieu de payer à ses actionnaires le dividende de
douse et demi pour cent qu'elle leur avait promis.
Elle avait pendant dix ans tiré annuellement du Bengale 3G
ndllioDS, sans compter 200 millions pillés parles exacteurs. Mais
la sooiee de tant de richesses était épuisée par les guerres, les ré-
volntioiis, les extorsions; les habitants échappés à la famine étaient
dans la dernière misère ; et pourtant les directeurs, dont l'intérêt
bien entendu eût élédechercher k remédier à de tellesextrémités,
déclarèrent , dans leur lettre générale de mars 1771 , « que c'était
le bon moment pour profiter, par tous les moyens possibles , des
avantages que promettait la possession du Bengale. » Tant il ffst
vrai que la spéculation mercantile est sans entrailles l
Ces misères étaient ignorées en Angleterre, où ne parvenait
que le bruit des victoires de Clive, d'autant plus vantées qu'elles
eootnstaient avec les revers éprouvés en Amérique.
I#ai« dans rinde des bruits horribles couraient sur son compte;
il passait pour fiiire un ignoble monopole du bétel et du tabac ,
du riz même , Tunique aliment du pays, et pour commettre les
de pouvoir les plus révoltants. Burgoyneen porta plainte
lui en Angleterre, où Clive , qui avait gouverné la moi-
d^un monde à son gré , sans compte à rendre à qui que ce
fât, titt eontraiot de s'expliquer tout haut comme citoyen. Sa
en fut altérée, et, retiré de la société, consumé par une
de foie , il mourut à quarante-neuf ans. C'est un nom
a périra pas; car, sans autre mattre que le besoin et le péril ,
sot devenir grand général, grand administrateur, et s'ar-
léter à temps. L'histoire est encore dadb le doute sur ses torts.
Ce fut à cette époque que le parlement songea à modifier la
eoostitutiott de la compagnie , dont il convient de parler ici. Les
adionBairM, à l'origine, se réunissaient de temps à autre pour
leurs intérélB, et , en se séparant, ils chargeaient un comité
d'expédier Icsafïaires courantes. Les moindre intéressés y avaient
68 GOLONIBS ANGLAISBS.
aoeès comme les autres; mais, après Taete d'unioii, il iittot
un capital de 500 livres sterlÎDg pour assister h rassemblée des
actiomiaires, et de 2,000 pour faire partie du comité. Un pré-
sident et un vice-président dirigeaient les délibérations, où Ton
élisait les directeurs annuels. Des convocations général»
avaient lieu en mars , juin , septembre et décembre , et en outre
toutes les fois qu'il en était brâoin , même à la requête de neuf
actionnaires. La cour des vingt-quatre directeurs se réonissiit
quand elle le jugeait bon , et la présence de treize de ses membres
suffisait pour valider ses opérations. La compagnie était doue
modelée sur la constitution anglaise. Les propriétaires d'actions
correspondaient à la nation, leurs assemblées au corps électoral;
et le président , assisté des directeurs , au roi et au parlemoit.
Les directeurs.se partageaient en dix comités de correspon-
dance , de procédure, du trésor, de magasinage , de comptabi-
lité, d'achats , de navigation , de commerce ; il y en avait un es
outre pour Pintérieur et un autre pour la surveillance.
Dans les trois présidences de Bombay, de Madras et de Cal-
cutta, indépendantes les unes des autres, l'autorité suprême ap-
partenait à un gouverneur, assisté d'un conseil dont les membres
étaient pris à l'ancienneté , parmi les employés civils de la com*
pagnie : chaque décision était adoptée à la majorité des «Dix.
Gomme le président et les conseillers pouvaient cumuler pis-
sieurs charges, ils se réservaient les plus lucratives. La compa-
gnie entretenait une armée recrutée en Angleterre ou panai
les déserteurs des autres colonies, et composée aussi d'indigènes
(elpayes) , qui se plièrent à obéir à des officiers européens.
Quant au commerce , celui des tissus , qui fut toujours le prin-
dpal , avait pour agent un secrétaire (banyan ) , qui se transptv*
tait sur les lieux avec un caissier et quelques serviteurs anaéL
Il prenait un certain nombre d'employés subalternes qui , se dis-
tribuant dans les différents postes, s'y installaient avec des
domestiques armés et autres gens de service. Gesagents traitaient
avec les courtiers, et ceux-ci avec les pkart^ qui enfin négo-
ciaient avec les tisserands ; ainsi il y avait entre ceux-ci et la
compagnie cinq intermédiaires. Le tisserand, comme il airiv*
toujours , hors d'état d'acheter les ustensiles et les matiètee, rt
IKDB. S^
de le Bourrir duriot le travail , cherchait des avances à grot
ÎBlérfti : ionqull avait fini sa fHèee, il la portait au banyan,
qnils déposait dans un magasin, ta campagne terminée, le
bnjan et ses agents examinaient diaque pièce, et la payaient
aa ttswraod , avec un rabais de quinze, vingt ^ vingt-cinq pour
eem nr le prix convenu : en un mot, le banyan était Fannean
4t comnnmieation entre les deux peuples. Les riches Indiens
xbetaicittce titreà grand prix ; c'était un moyen de trafiquer pour
kur compte sous le nom anglais. Les marchands libres, c'est*
à-iiiit eeux de la compagnie, avaient le privilège de trafiquer
(fans k pays sous leur propre nom , mais en prêtant serment d'ha-
liilereBx et leurs familles dans le lieu désigné par la compagnie ,
et de n'écrire ni faire écrire rien, touchant le commerce de la
cMBKBÎe dans PInde, à d'autres qu'à la cour des directeurs.
Le ^tène judiciaire, organisé en 1726 , comprenait quatre
eipèoes de tribunaux : chaque présidence eut une cour de maire
[mt^or't court) , une cour d'appel, une de première instance ,
MoB tribunal des quatre sessions, qui réunit les attributions
teJQges de paii et autres juridictions inférieures. Deux tribunaux
'CBdâent en outre la justice aux indigènes selon leurs lois , l'un
an criminel et l'autre au civil ; le président nommait ou desti-
tuait les juges, à sa volonté. La compagnie voulut étendre son
poQvoir sur tous lessujets britanniques établis dans l'Inde, qu'ils
fiBseBt ou non ses agents; elle obtint h la fin que quiconque y
^l^Nderaitsana son autorisation pût être renvoyé comme infrac^
tev de la loL On avait déjà débattu en Angleterre la question
<^sivoir si une compagnie privilégiée pour le commerce pou-
^ excreer la souveraineté , et si ses acquisitions ne revenaient
P«à la nation. Il paraissait étrange, en eàet, que la qualité d'ac-
tûuiaire dans ime société conférât le droit de se faire conque-
'^t et législateur. Le parlement ne décida rien, moyennant
^'obligation prise par la compagnie de payer 400,000 livres
sterling de plus que par le passé.
Cependant les guerres mineuses et la mauvaise administration
'Pûnient la compagnie : chacun ne songeait qu'à piller. La
dette s'éleva à 330 millions de francs, sans compter les dettes
P^rtieulières des quatre présidences, tandis que le capital ne dé-
$0 COLONIES ANGLAISES.
passait pas en tout 130 millions. Le parlement vînt à son aide
(1773) en réduisant les dividendes à six pour eent, et il eliangea
en outre l*organination intérieure de la société. Un gouverneur
général , nommé pour cinq ans , dut résider au Bengale , arec
un conseil de einq membres désignés par la compagnie et insti-
tués par la couronne. Les autres présidences relevèrent de ce
fonctionnaire, et ne purent faire ni guerre ni traités sans son
assentiment Tout porteur d^une action avait d^abord droit d«
voter dans rassemblée générale : il fut restreint à ceux qui en
possédaient deux. Les directeurs furent nommés pour quatre
ans, et durent être renouvelés annuellement par quart.
Un tribunal suprême , formé de magistrats anglais et indé*
pendants du gouverneur, fut institué pour décider en dernier
ressort, d*après les lois et coutumes britanniqiAs : contradictioo
fondamentale avec le droit national. Les Bengaliens voyaient des
gens armés traverser leur pays pour prêter main-forte à Texé-
cution de sentences fondées sur des lois qu'ils n'entendaient pas,
et pour opprimer les mindars^ c*e8t-à<dire les anciens fermiers
héréditaires, devenus depuis grands propriétaires, et révéréi
comme les derniers restes des princes nationaux. Blessés dans
leur religion et dans leurs coutumes , les Indous s'opposaient
souvent par la force à ces exécutions, et. le sang coulait; en
sorte que le parlement se détermina a changer cet ordre de
choses.
Le privilège fut continué à la compagnie pour un temps limité
à la charge de payer à TÉtat 400,000 livres sterling , et de son*
mettre tous ses actes au gouvernement»
Les trafiquants s'en revenaient en Europe avec des rieliess»
immenses, quels renommée grossissait encore; aussi lesaetions
montaient-elles énormément. Mais lorsqu'on veut que Tarbre
donne des fruits, il ne faut pas en dessécher les racines. Le Ben-
gale, épuisé, ne produisit plus le revenu habituel. Aussi la com-
pagnie aurait-elle fait faillite, si le gouvernement ne lui edt
avancé 81 millions et demi.
Warren Hastings, devenu gouverneur général (1773), essava
d*opérer quelques réformes. Frappé du désordre des finances, il
chercha à les rétablir, en supprimant les dépenses inutiles H
INDE. 61
ks charges excessives , en dimmuant les frais de perception , en
centralisant Tadministration davantage ; enfin en instituant des
coius provinciales pour s'opposer aux abus. Il fut contrarié par
ceox-là dont il voulait réprimer les excès; les expédients auv
quds il recourut convenaient peut-être au caractère indien,
mais répugnaient aux idées anglaises ; cela le rendit impopulaire ,
et tous ses actes furent pris en mauvaise part. On voulait
conserver Tintégrlté du territoire, et on lui interdisait la guerre ;
pois on lui en imputait les résultats :.on lui demandait sans cesse
4e Targent , et Ton désapprouvait les moyens immoraux à Taide
desquels il s'en procurait, comme en vendant ralliance et les
armes de la Grande-Bretagne à des tyrans ou à des ambitieux.
Le parlement anglais, par son intervention continuelle dans des
afiaires qu'il ne connaissait pas, augmentait le mal. Hastings sut
limiter la conquête et Tagglomérer; mais il n'y avait rien alors
de stable » aucune idée arrêtée ni sur la politique extérieure , ni
sur la constitution intérieure. 11 n'y avait point d*argent , point
de pouvoir» surtout point d'opinion publique. Soit donc pour
ion profit particulier , soit pour n'avoir plus à lutter contre les
mécootents, ilastings laissa les chopes retomber dans leur
ancien état.
Enfin , les plaintes des malheureux Indous furent entendues
en Angleterre (1783). Charles Fox, alors ministre, proposa à la
chambre une réforme; mais tous les moyens, bonsou mauvais, fu-
rent mia en œuvre pour la faire échouer. Pitt, arrivé après lui au
ministère, parvint à faire passer /e bUl de l'Inde^ qui attribua
au rai la nomination des directeurs, avec six conseillers sous
la présidence d'un secrétaire d'État , auxquels la cour des direc*
teurs eut à transmettre toute sa correspondance avec l'Inde. Le
gouvernement central fut composé d'un gouverneur général et
de trois conseillers, que le roi pouvait destituer. Toute conquête
ou ag^randissement, toute alliance offensive ou défensive avec
les princes indiens , furent déclarés contraires à l'honneur et à
la politique ; du reste , une grande liberté fut laissée au gouver*
neur général, sous sa garantie personnelle. Mais si un pareil
accroissement de force portait remède à certains maux , on re*
connut plus tard qu'il avait de graves inconvénients.
6
€3 COLONIBS AKGLAI8BS.
Les sajeCs anglais relevaient des cours d'Angleterre pour la
délits commis dans l'Inde, et les dirers gouTcroeurs pouvaient
&ire arrêter et transporter en Angleterre tout individu suspect.
Une nouvelle cour de Justice fut instituée à Londres pour eoo>
nattre des concussions, des exactions et des actes de violenee
commis dans Tlndostan. Hastings fut cité devant cette cour, et
son procès est resté au nombre des monuments judiciaires les
plus curieux. Sheridan, orateur déjà fameux de la cfasmbre
des communes, attaqua le nouveau Verres dans un discours im-
provisé qui parut le comble de Féloquence ( 7 octobre 1785), et,
contrairement à Tusage, il fut salué perdes applaudissements
redoublés. Burke, Fox, Pitt, s'accordèrent à dire que jamaii
on n'avait vu , dans les temps anciens ni modernes , un exemple
pa^il de la puissance du génie et de Faft pour agiter et dominer
les esprits. La mise en accusation d'Hastings devant la diambre
des lords fut donc votée, et la parole de Sheridan Ty poursuivit
avec moins de fougue , mais avec plus d'insistance. Burke , es
développant lescbarges, retraça l'histoire de l'Inde, de ses cou-
tumes, et des horribles souffrances qu'elle avait subies. Ao
moindre retard de payement, les propriétaires étaient jetés en
prison, et réduits à emprunter à usure pour rembourser les billeti
qu'i|$ avaient été forcés de souscrire : ils payaient ainsi jusqu'à
six eents pour cent. Ceux qui ne pouvaient s'acquitter étûeot
appréhendés ; on leur serrait les doigts avec des cordes, et Toa
y enfonçait des clous et des épines. D'autres étaient liés deux à
deux par les pieds et suspendus la tête en bas ; puis on leur ap-
pliquait la bastonnade sur la plante des pieds , Jusqu'à ce que les
ongles s'en détachassent ; on les frappait sur la tête , à td point
que le sang leur coulait par la bouche et par les oreilles; enGo,
lorsque leur corps était déchiré par les coups, on les firottait
avec le suc d'herbes vénéneuses. Tels étaient les traitements que
Devi-smg (c'est ainsi que les indigènesdésignaient Hastings) fai-
sait éprouver.aux Indous, sans parler des angoisses morales que le
pèreetle flls éprouvaient lorsque, liés ensemble pourétie fouettés,
l'un ne pouvait se garantir des coups sans y exposer l'autre. Le
sort des femmes était pire encore, arrachées qu'elles étalent à leur
chaste retraite, pour être exposées nues à des violences brutales.
INDE. 68
Un lirétniiiiMiiml d'indignation et de pitié se propagea de
I^ADgletore à toute l'Europe, et retentit jusqu'en Asie; mais
les enquêtes demandèrent tantde temps, que ce procès était déjà
de? CDU impopulaire quand Hastîngs prononça sa défense : il
dura de 1786 h 1795 , et se termina par Tacquittement d*Has-
tingn. Indemnisé de ses pertes et délivré de ses longs tourments,
il acbem aes jours fort paisiblement .
Beaucoup de personnes contestaient non-seulement à la com-
pagnie, mais à T Angleterre elle-même, le droit d'envahir l'Inde,
et principalement Fox, Burke, Sheridan : c'était la conséquence
des principes philanthropiques qui retentissaient partout alors.
Pitt avait donc à défendre les conquêtes par la parole, en même
tempe que d'autres les armes à la main ; et les héros marchands,
en rentrant dans leur patrie, y trouvaient, au lieu du triAm-
phe, une accusation. Le ministère lui-même condamna à plu*
sieufs r^rises les agrandissements de territoire ; mais pouvaiu
il en être autrement ? Chaque pays soumis avait un État voisin
qui devenait son ennemi, et attaquait s'il» n'était attaqué;
battu « il réunissait d'autres troupes, et revenait à la charge :
de là la nécessité de le détruire , et on se mettait ainsi en
contact avec un nouveau voisin , qui devenait rfn nouvel en-
Oiaries Gomwallis ( 1802 ) , successeur d'Hastings, partit avee
la résolution déclarée de rétablir la paix et de la conserver;
mais son administration fut en contradiction perpétuelle avec
les sentiments et les idées qui l'avaient rendu populaire, et avec
les siennes aussi. Au lieu d'obéir en tout au parlement, il
s'alliranehit de son autorité ; au lieu d'économies, il fit d'énor-
mes dépenses ; au lieu de ramener la paix , il s'agita dans une
guerre incessante. Mais comme on gouverne plus par le carac-
tère que par l'intelligence, il se concilia les esprits : tout de sa
part paraissait juste; et, bien qu'il manquflt de grandes qua-
lités tant militaires qu'administratives, il fit voir comment
l1)onnéteté peut aller de pair avec la politique. On lui vota une
statue, et une pension de cinq mille livres sterling.
A la fin du siècle dernier, le gouvernement des Indes offrait
une situation extérieure très-brillante; mais l'administration
64 COLONIES ANGLAISES.
intérieure était dans un état effrayant'. Là, comme dans
toute r Asie , le territoire appartient au souverain : celui-ci le
concède au cultivateur, moyennant une contribution qui ali-
mente les caisses du gouvernement îndo-britannique, héritier
lies anciens maîtres du pays. Point donc de division en grands
domaines , comme dans la féodalité ; mais un morcellement en
petites tenures , que le fermier subdivise encore entre de pau-
vres gens.
Le gouvernement établit un împ^t sur le premier , le premier
sur le second , et celui-ci sur le troisième, qui; accablé par le
poids, n'a pas même de quoi acheter une poignée de riz dans
un pays si fertile ; et tous , comme en Irlande , meurent de &im.
A c4téde ces classes malheureuses il en est de privilégiées : les
brahmes, qui ne font rien; les fermiers de certaines terres
exemptes d'impôt ( lakhiradjars ) ; les marchands des villes; les
grandes familles musulmanes , et ce qui reste de noblesse in-
digène. Ce sont autant de corps divers sans lien commun;
ajoutez-y en outre ceux qui sont issus de sang ajiglais et de sang
indien , et qui forment encore une classe à part.
Les sujets britanniques vivent encore plus séparés da reste,
ne pouvant ni acquérir la bienveillance des populations îadoue
et musulmane, ni changer les habitudes qufprotégent leur indo-
lence et leur apathie. Les parents refusent d'envoyer leurs en-
liants à l'école , et font plus de cas du dernier pundit que de
tous les savants de la Société asiatique. Le petit nombre din-
dons qui étudient savent mille choses inutiles , le calcul des
slokes, les minuties de la grammaire, de la prosodie, des cé-
rémonies des temples et de leurs divinités ; mais ils n'ont aucune
science applicable. Les brahmes et les khiradjars sont trop in-
■ En 1793 et 1794 , les revenus des Indes étaient de 8»276,770 U-
vres sterl. ; les dépenses, de 6,633,931 ; mais cet état prospère ne dora
pas; et, en 1798, les revenus étaient de S,0ô9,8S0; les dépenses, de
8,178,620. A la fin de l'administration de lord Wellesley en 1806, les
revenus étaient de 15,403,409; les dépenses, de 15,672,017. Ainsi la
dette, qui en 1793 était de 15,962,743, s'élevait, en 1797, à 17,059,f9î,
et, en 1806, k 81,638,827 lîv. «tcrl.
INDE. €5
Céressés à tes maintenir dans leur ignorance et dans leur cou-
délion d'autrefois.
A ion les Anglais, près de terminer fa conquête commerciale
et politique de Tlndoustan , n*étaient pas plus avancés qu'aux
premiers jours dans la conquête morale et religieuse. Eu
Toyant cette haine des races indigènes pour ses conquérants ,
Haîder-Ali, qui depuis deux ans faisait inutilement la guerre
aux Mahrattes, conclut la paix, et s*allia contre Tennemi com-
mun avec le nidzam de Décan et avec les Français, que la guerre'
d* Amérique avait mis aux prises de nouveau avec TAngleterre.
La compagnie se sauva par sa promptitude dans ces circons-
tances critiques. Elle attaqua ( 1778) les établissements français
de Chandemagor, Karikal et Masulipatnam ; elle réduisit Pon-
dichérv à capituler, et en même temps elle réveilla adroitement
les vieilles haines des Mahrattes et du nidzam contre Tusurpa-
tenr du Mysore. Cependant Haîder ne se montra pas effrayé :
il dévasta le pays de Kamate, et prit Arkot; mais il fut forcé de
battre en' retraite devant de nouvelles forces, et du même coup
il se vit arracher Calcutta et Mangalore ; sa flotte fut détruite.
I.e général anjf^ais Eyre Coote lui fit essuyer plusieurs défaites ,
mais sans le dompter, et des renforts français relevèrent sa
fiMlime.
Tlppoo-Saïb , son successeur, continua la guerre avec des
sneeès mêlés de revers. Puis, lors de la paix entre la France et
TAngleterre (1783), la première recouvra Pondichéry, Ka-
rikal, Chandemagor; et la ffollande, ses anciennes possessions,
moins Négapatnam qui resta aux Anglais.
Tippoo-Saîb, demeuré seuf, désira la paix, qui fut signée en
rffet ( 1784) avec la compagnie anglaise à Mangalore; les con-
quêtes et les prisonniers furent restitués des deux parts. Mais
Tippoo-Salb haïssait les Anglais autant que son père : plus fier
et moins kitelligent que lui , il se crut choisi par le pro-
phète pour exterminer dans l'Inde les Nazaréens, et les pour-
suivre jusqu'aux enfers. H répétait qu'il aimerait mieux vivre
deux jours tigre que deux siècles agneau. Le tigre était son sym-
bole; il le mettait partout, et il en avait plusieurs apprivoisés
autour de lui. 11 aimait la guerre pour elle-même, surtout con-
6.
6B COLONIES ANGLAISES.
tre les Européens , par fanatisme religieux. Prodigue et avare,
astucieux et violent , indolent et énergique , il D*était eonslaitt
que dans son courage et dans son amour pour ses enûmts.
Tippoo-Saîb, pour atteindre son but, se servit de Taide des
Français , qui , au fort de la Révolution , cherchaient partout des
ennemis à TAngleterre. Il trouva des officiers français pour dis-
cipliner ses troupes et diriger son artillerie. 11 avaK sur pied
soixante mille hommes et un grand nombre drailles. Bonaparte
fit passer, du Caire dans l'Inde, de pompeuses proclanaations , où
il annonçait qu'il allait venir pour y briser la tyrannie britan-
nique. Lorsque ensuite la bataille d'Aboukir eut fait avorter
ces espérances gigantesques et les grands desseins que Napoléoo
se croyait destiné à accomplir en Asie, lord Momington, gouver-
neur de rinde , cessa de ménager Tippoo-Saîb, et ne manqua pas
de prétextes pour marcher sur le Mysore. La^ lutte fut ardeate,
mais ne resta pas longtemps douteuse.
Les premières défaites abattirent Tâme superstitieuse de Tip*
poo-Saîb, qui, renfermé dansSéringapatnam, fut tuéeneom-
battant comme un soldat ( 1799). Alors tout le Mysore subit le
joug des Anglais , et la seule puissance qui pût 7 seconder U
France se trouva anéantie.
Ils prirent dans la famille dépossédée par Haîder un fantôme
de prince dont ils firent un radjah , pour déguiser l'usurpa-
tion. Mais l'Angleterre n'en avait pas fini avec toutes les résis-
tances de l'Inde. La confédération des Mahrattes occupait neuf
cent soixante-dix milles, du nord au midi , et neuf cents, de il
baie du Bengale au golfe de Cambodje ; elle comprenait qua*
rante millions d'âmes , dont un dixième de musulmans , le reste
d'Indiens, distribués en cinq Etats, sous la souveraineténominale
du radjah de Sattara. Nous avons dit plus haut comment le pes-
ciiua, espèce de majordome, s'était substitué en fait à ce radjah;
mais lui-même fut subjugué par Maadji-Scindia. Le père de ee
dernier était chargé de garder les babouches que le peschua
laisse à la porte en entrant chez ses femmes. Son maître, sor-
tant un matin de leur appartement, le trouva endormi, mais
tenant les pantoufles serrées sur son sein. Ce dévouement àsoo
devoir lui valut de l'avancement; et son fils, qui lui succéda
niDB. 67
dam m charge , affecta longtemps de porter à sa ceinture une
paire de iiabouches, en souvenir de son origine. Il grandit sous
une humilité feinte, et flnit par être assez puissant pour lever une
grooe armée , disciplinée par un officier savoyard , nommé de
Soigne. li convoitait Delhi, quand il y fut appelé par Schah-
Aiem, dernier héritier d'Aureng-Zeb, pour se délivrer de la ty-
raooie de son ministre Goulam , qui Tavait dépouillé et rendu
areagle. Scindia courut à son aide, et fit périr l'usurpateur dans
m cage, après ravoir mutilé. Mais il retint l'autorité, et ne
laissa au monarque aveugle que la ressource de vivre d'aumônes.
Son successeur, Daouiet-Aaa-Scindia , marcha sur ses traces,
et se confia entièrement aux Français. S*il eut le tort de laisser
OMsommer la mine de TippooSaïb, il refusa de partager ses
liépouilles. Les Anglais comprirent par laquelle n'avaient rien à
opérer de lui; ils firoit donc savoir au peschua qu'ils lui préte-
nient assistance, s'il voulait s'affranchir du joug de son puis-
laot sujet. Le colonel Wellcsley, qui s'était déjà signalé dans
^ gouvernement de Séringapatnam, et qui, sous le nom de lord
Wellington, devait tant aider un jour à la restauration des Bout-
Iwns, fut envoyé pour rétablir ce peschua. Excellent général et
politique habile dans ces contrées où cliaque conquête mettait
l'Angleterre aux prises avec un nouvel ennemi , il poussa la
goerre contre les Mahrattes , dont la puissance fut écrasée dans
la plaine d'Argam (29 octobre 1803); et l'Angleterre, maîtresse
des Indes, ayant transféré du sud au nord le centre de son aor
lorité , s'étendit jusqu'au territoire des SéUibs.
Les deux chambres cependant ne cessaient de blâmer le sys-
tème des conquêtes ; il fallut y substituer celui du protectorat et
des alliances; mensonge qui contraignit délaisser aux vaincus
leurs mauvaises administrations, sans toutefois éviter la guerre.
Les successeurs de Wellesley, lord Gornwallis ( 1804), puis
George Barlow (1805), se promettaient de ne pUis conquérir, de
eonsoilder la paix, et pourtant furent toujours entraînés à la
itKnpre. Lord Hinto ( 1813) revint à la politique active de Wel-
k%.Hastings, son successeur (1823), répétait qu'il fallait con-
servtt à force ouverte ces sources de richesses. A peine arrivé
dans rinde , il prévit une crise prochaine, et s'y prépara. Les
68 COLONIES ANGLAISES.
Gourkas menaçaieotlafroDtière orientale des possessions britan-
niques ; les Pîadarris la partie septentrionale ; les Mahrattes et
les Radjepontes épiaient Toccasion de secouer le joug. Hastln^
anéantit les Pindarris , réduisit un grand nombre de radjas à se
soumettre à l'Angleterre; et la confédération mahratte tomba du
même coup. La compagnie ainsi régna directement sur les deux
tiers de la Péninsule, et sur le reste par voie dMnfluence. On re-
Tôt du pouvoir nominal quelque famille souveraine; mais il est
exercé de fait par un résident anglais , qui commande un corps
de troupes recruté parmi les naturels, sous les ordres d'officiers
européens. Juge des contestations internationales , comme le
Grand Mogol dans ses beaux jours , il ne rend compte qu'à son
gouvernement.
A peine lord Amherst eut-îl succédé à Hastlngs , qu'il lui fal-
lut porter la guerre dans le Birman , vaste empire despotique,
formé de ceux d'Ava , de Pégou , de Mounnipoar, d'Arakan et
de Ténassérîm ; situé entre le Thibet au nord , la Chine etSiam
à l'est, la baie de Bengale et les établissements anglais au cou-
chant, Malacca au midi. Les Birmans vaincus virent bient^
leurs frontières largement entamées ( 1826 ).
L'empire indo-britannique une fois poussé si loin, il fallut ^o^
ganiser. Bentink s'y appliqua ( 1828 ) sans recourir aux moyens
extraordinaires de la guerre , 6n luttant contre les difficultés
intérieures, et contre un déflcit de plus de 13 millions sterling.
Il fit tout examiner publiquement; il régla Tadministration,
réprima les bandits, combattit les coutumes barbares, telles que
le sacrifice des veuves; fit des conquêtes dans Flnde centrale,
voyagea beaucoup, introduisit ta navigation à vapeur et la li-
berté de la presse.
Au milieu de ces vicissitudes on arrivait â mieux comiaftre
le pays; et la relation de Hoiwell détruisit une partie des pré-
ventions qui existaient contre ces populations. Les philosophes
s'en emparèrent , pour montrer la supériorité du culte indien
sur le nôtre. On exagéra l'antiquité des livres sanskrits; oo dé-
clama contre la civilisation, qui porte ses ravages au milieu des
nations voisines de cet état de nature tant préconisé , et qoi ,
disait-on, jouiraient d'un bonheur parfait, si la superstitiott n^araii
IMDE. Q9
aussi iatroduit parmi elles ses atrocités. D'autres se mirent à
étudier ces peuples avec une intelligence patiente. Ou découvrit
une langue extrêmement ancienne, riche en monuments inesti-
mables, qui vinrent partager la vénération vouée exclusivement
aux classiques grecs et latins ; des édiOces admirables par leur
antiquité et par leur beauté; des doctrines qui devançaient de
piuaiears siècles les inventions dont FEurope se glorifie Je plus.
En 1784, l^illiam Jones fonda à Calcutta la Société asiatique,
pour publier les ouvrages originaux des peuples de l'Inde, appro*
foodir leur histoire et leurs croyances. Il y eut bientôt des impri-
oMries. des journaux, ainsi qu'une académie de médecine et un
jardin botanique, dans la colonie danoise de Serampour, à cinq
lieues de Calcutta, résidence de missionnaires qui s'occupent de
la conversion des Indous. Il a été publié des éditions de la
Bible dans les difTérents dialectes de l'Inde , sans compter les
auteurs classiques de l'Angleterre.
Les Anglais ne sont point allés dans Tlnde pour y trouver la
liberté religieuse, comme dans l'Amérique septentrionale, ou
pour y faire des conversions, mais pour y chercher la richesse.
Ils y portent leur roideur de marchands, et des habitudes cho-
quantes pour ce pays. Leurs femmes , au lieu des vêtements
pompeux de l'Orient, y portent des toilettes passées de n;ode
en Europe, et qui sont dans l'Inde incommodes et ridicules.
Les hommes mangent et fument tout le jour, vivent isolés ,
pour se dispenser des convenances; et ils se livrent à ces fan-
taisies excentriques, déjà communes dans leur patrie. Ils exi-
gent le respect des indi)$èuos, tandis qu'eux ne respectent rieu
dans leur conduite extérieure. Ils mangent des mets défendus,
laîaent leur femme sortir au bras d'un autre, dansent pendant
rété, chantent à table, et se livrent à toutes sortes d'actes qui
font autant d'abominations aux yeux de ces peuples.
Au milieu de cette nature exubérante qni fait que tout se
trouve chez eux dans la proportion de notre cheval à leur élé-
phant, les Indiens aiment l'extraordinaire. H leur faut des ca-
nons énormes, une poésie immense, une mythologie à millions
de dieux, des fêtes de peuples entiers. Les Anglais ont, au con«
trairOv un culte prosaïque, des airs compassés, des habitudes
70 COIiOllIBS ANGLAISE?.
sans grandeur, une économie étroite, des qualités louables, miii
minutiettses.
^esclavage subsiste encore de fait dans rinde. Le monopole
du sel pèse lourdement sur des populations qui ne vivent que de
végétaux. Le pays , d'industriel qu'il était , est devenu agrieole;
on lui envoie des tissus d'Europe, et on lui demande du soere, du
coton , surtout de l'opium , dont la culture est imposée par for»
et rapporte très-peu. Aussi , loin d'absorber l'argent de l'Europe
c'est l'Inde, au contraire, qui en exporte. Le gooveroemeot an-
glais ne fait point de travaux publics pour le bien de tous : il
en résulte que des ruines remplacent les palais , et que les chs-
cals errent aux lieux que les hommefront désertés.
L'Indou est encore, comme il y a un siècle, comme il y en
a vingt, paresseux, insouciant, routinier. On ne troufe pas en-
core dans sa demeure une chaise , une table , une cuiller, une
fourchette. Il couche sur une natte, et c'est à peine s'il a assa
de linge pour en changer une fois : nous parlons des riches. Us
autres n'ont que la terre pour lit, et vont à peu près nus. I/or-
févre se sert encore des instruments les plus grossiers pour finir,
grâce à une patience incroyable, des ouvrages qui font l'admi-
ration de l'Europe. Le laboureur brise la glèbe avec une béefae
longue à peine de deux pieds , ce qui l'oblige à se tenir courbé.
11 blanchira continuellement sa maison , mais ne balayera pas
la poussière sur l'aire où il dépose sa récolte; et ce n'est qu'après
avoir terminé cette toilette de son habitation qu'il aura qœl-
que soin de l'intérieur. Il ménagera un fliet d'eau pour son
champ de riz , et il ne s'occupera pas du conduit qui le lui
amène ; il tremblera à l'idée de périls imaginaires, et 8'eDdo^
mira sur le chemin où passent le tigre et le serpent. Il épargnera
sur sa nourriture et celle de sa famille , puis il vendra les bi-
joux de sa femme et de sa fille pour s'engager dans un procès,
pour acheter témoins et juges, seul moyen qui lui semble <^-
cace. Mats, tandis qu'il soutiendra un procès sans fin pour la
valeur d*un centime , il verra sans s'émouvoir son voisin assas-
siné à ses côtés. Lorsqu'il viendra à marier sa fille, celui qoi s*é-
tait réduit à l'eau et à la ration de riz prodiguera tout, inviter}
parents et amis, musiciens et danseurs. Il se procurera di
IHDI. 71
rargrai à trois pour eent par inoii pour régaler ses convives,
les bAergpr tous pen^t quinze Jours , el les renvoyer habillés
ée Bcof de la téta aux pieài : l'usage de la caste le veut ainsi.
Ijes enfants vont à Fécole tout nos , et écrivent encore sur la
poussière devant la porte. Celles que les Anglais ont établies
n*enaeigoeot que leur théologie et leurs lois nationales , afin de
§9fiiier des magistrats ; mais sans les préparer à une réforme fon-
daaaiitale , qui exigerait la suppression des castes. Or, les An-
glais oat résolu , au contraire, de les respecter. Lord Bentiock
affraneiiît les Indeus de la peine du fouet , alors qu'il la main-
tenait poor les Européens, ce qui dut augmenter chez les pre«
miers rergueil de leur supériorité. Quand des troupes indigènes
et aBgMMs*ont embarquées ensemble, il est trte-sévèrement
prracrit à eeiles-d d'éviter tout contact avec les cuisines des
ladous. On laisse chaque caste préparer s^arément ses ali-
oMota. Jusque dans les chapelles des missionnaires protestants,
le brshmine et le khatiya sont séparés du soudra et du paria;
et Ton dirait qu'à ceux-ci il n'est edseigné du christianisme
que robligatkm de s'humilier, et de pardonner les injures. Or,
qu'est-ee que le christianisme sans son dogme fondamental de
régalHé?
Cependant les Anglais sont arrivés à bire cesser les sacrifices
de venves, l'Infanticide, l'association meurtrière des Tadjis
Le nombre des métis va croissant, et des aventuriers européens
épooaent des princesses. Il y a peu de temps que lord Ebirdinge
déclaïaît que les emplois seraient donnés au concours, à ceux
qui aonient le mieux profité, dans les écoles, des cours de langue
et de littérature anglaises. Leslndous consentent à s'embarquer,
BMlgré leur préjugé contre la mer, et à se laisser transporter au
delà da Gange. Pourquoi donc n'entreprendrait-on pas de dé-
truire le préjugé bien plus funeste de la séparation des castes ;
de les aoamettre au même code , aux mômes tribunaux ; de les
mâer dans les écoles , dans l'armée , dans les emplois ; de les
admettre surtout sur le même pied à la communion de la paioie
eéleste et du pain consacré?
Sans eèla, les Indous seront à jamais incapables d'émanei*
pation; et si par aventure ils étaient arrachés à FAngislBiia»
72 COLONIES ANGLAISES.
elle les aurait laissés dans llmpossibiliié de se gouverner eux*
mêmes. Les enfants qui naissent dans l'Inde de parents aoglaif
meurent presque tous; il s'ensuit qu'il ne pourra jamais se
former une Inde anglaise. Nous avons vu que la guerre contre
Hyder-Ali et contre la France avait obligé la compagnie de
Indes de réclamer du gouvernement un prêt de 900,000 livres
sterl. On avait songé alors à réformer son statut : on créa, soqs
le ministère Pitt , le bureau du contrôle pour les affairée da
Indes , composé de six membres du ministère auxquels furent
soumis tous les actes militaires et civils, quoique la compagnie
restât encore souveraine quant au commerce. La dette ne dimi-
nua pas pour cela; et, en 1799, la compagnie se trouvait en
déficit de 1,319,000 livres sterling. Lorsqu'elle se fut agnn-
die des États de Tippoo-Saïb et de ceux des Mahrattes, le
revenu territorial^ qui, en 1797, était de S millions de livres
sterling, s'éleva à 15 millions en 1805; la dette augmenta
en proportion, car le déficit monta à 3,269,000 livres ster-
ling, et ne fit que croître depuis. Le privilège de la compagnie
expirant au mois de mars 1814, on accorda , sous certaines
réserves , la liberté de Uafiquer dans l'Inde à tout bâtiment
moindre de 350 tonneaux , en laissant à la compagnie la domi-
nation du pays et le commerce avec la Chine jusqu'en 1831.
I^a compagnie n'éprouva nul préjudice , et ses affaires prospé-
rèrent alors : elleavait encaissé, en 1824, 13,215,300 livres ster-
ling, et elle n'en avait dépensé que 9,490,777 : ainsi elle se
trouvait en bénéfice de 3,724,523 livres sterling , malgré la
guerre des Birmans.
Robert Peel soumit à la chambre des communes, en 1830,
les arrangements pris entre le ministère et la compagnie « pour
garantir aux habitants de ces régions lointaines la jouissance
de leurs droits , de la liberté individuelle et des fruits de leur
industrie; les dédommager des souffrances et des injures pas-
sées , les consoler, à foree de bienfaits, de la perte de leur iodé
pendance. »
Parle statut de 1833, la patente.de la compagnie fut pro-
longée dé vingt ans ; non plus toutefois comme association
commerciale , mais comme société du gouvernement , autorise»
INDE. 73
àpenevoir les impôts jusquVn 1864, et à régler les revenus de
soo ancienue conquête au moyen d*une cour composée de
^ingt^uatre directeurs , sous la surveillance du conseil d^État.
Ses propriétés mobilières et immobilières furent attribuées à la
onurooDe, mais rusufruit eu fut laissé à la société peiiduiit
(otite ia durée du privilège. Sou capital de G millions de li-
ues sterling est divisé en actions, que chacun peut acheter et
vendre,
là se termine l'histoire de la compagnie des Indes , mais non
tons les embarras que ses conquêtes ont causés à T Angleterre.
Us déclamations contre son esprit envahisseyr sont devenues
uo lieu commun. Cependant en aucun pays on n*opéra avec
autant de publicité ; tous ses actes ont été d*abord exposés aux
attaques de l'opposition, puis soumis à des enquêtes. Son his-
toire nous révèle comment un premier pas entraîna inévitable-
ment à un second , et comment chaque conquête donna un
nouveau voisin qui bientôt devint un ennemi qu'il fallut com-
lattre , jusqu'à ce que sa chute mit le vainqueur en présence
<l'un ennemi nouveau.
Les Anglais espéraient, il y a peu de temps encore, que l'In-
dus, sur lequel ils croient avoir le droit que la Providence donne
à 1 intelligence et à la justice sur Tignorance et la force brutale,
pourrait devenir pour leurs possessions une limite et une bar-
^re, en même temps qu'une voie commerciale ; on supposa
qu'il traversait des contrées riches et paciûques. Aûn de re-
connaître son cours et de l'ouvrir à la navigation européenne ,
il< y envoyèrent une expédition, dont Alexandre Burnes nous
tnee le récit.
Sitoé entre l'Himalaya, l'Indus et la Perse , l'Afghanistan a
^ la route choisie par tous les conquérants. Les peuples qui
l'habitent se donnent pour les descendants des huit tribus
juives transportées dans ce pays par les Perses. Le système
asiatique se conserve chez eux , et Bûmes y a connu lui prince
<pû avait eu soixante enfants, et ne pouvait se rappeler com-
^ il lui en restait de vivants. Les Afghans avaient conquis la
Kactriane et le Hérat jusqu'aux rives de l'Oxus, et poussé au midi
jusqo'à rOcéan ; après avoir franchi l'Indus , ils soumirent le
BIST. Dfi «HT ANS. — T. IV. 7
74 COLONIES il NG LAI s ES.
Knchemire, et firent des excursions dans le Pendjab. L'Aigle-
nislan compte au plus quinze millions d'habitants; caria popu-
lation y va décroissant comme dans tous les pays maliométaus;
on nV trouve que cinq villes : Peschauer, rapprochée de Tlndus;
Kandahar, capitale de la partie occidentale; Kaboul , de eelle
du nord; Hérat, près des frontières du nord-ouest; Ghazoah,
qui donna naissance a Mahmoud Gaznévide, le premier musul-
man qui envahit Tlnde. Les tribus des Ghilzis et des Doura-
Dis sV disputaient la prééminence dans le siècle passé. Cestâ
la dernière qn*appartenait Hamed-Schah , compagnon de Nadir,
qui , ayant conquis tout le pays , se couronna roi à Kandabar,
«*t transmit à son fils Timour Tempire qui fut appelé des Dou*
rnnis. Cétait le plus puissant de TAsiè, après la Chine; car il
avait 364 lieues du nord au sud, sur 480 de Touest à Test. L'In-
(Jus , à l'est, le sépare de l'Indoustan ; il est joint à la Perse par
une langue de terre cultivée à traver? un désert de sable. Us
quatre fits de Timour se disputèrent ce royaume , qu'ils perdi-
rent; et Mahmoud Kamram conserva seulement Hérat Tandis
que Dost- Mohammed , chef des Barouksis , s^établissait àKa-
i)Oul , un de ses frères prenait possession de Ghaznab, un autre
de Kandahar, et tous trois restaient ennemis.
La ruine des ISÎahrattes et de Tempii^ mogol (1763) profit
non-seulement à Ifamed, mais encore aux Séikhs. Ayant attaqué
les Afghans, ils en vinrent à s^emparer deLahore, qui leur assu-
rait la possession de tout le Pendjab ; ils firent de leurs conqoéta
douze principautés indépendantes ( misait) sous êes chefs par-
ticuliers ( sirdars ), qui se réunissaient deux fois Pan en assem-
blée générale, pour délibérer sur les intérêts communs. On s«ntit
bientôt les inconvénients de cette organisation dans les guerres
qu'ils se firent entre eux, et auxquelles Randjit-Sing {roifio^)
dut son agrandissement. Voyant l'Afghanistan en proie aux dis-
cordes et ce qu'une volonté ferme y aurait de chances de saccès,
il fit de Lahore le centre de ses opéra lions, et s'entendit avec lord
,T^ke, gouverneur général des Indes, qui fut trop heureux de
s'assurer au moius de sa neutralité au moment où il avait I&
Mahrattf s sur les bras. Randjit-Sing s'empara alors de quelques
territoires des Afghans, et il introduisit dans son armée Torga
INDE. 75
DÎsalioo miliUiFe des cipoyes. Il put ainsi s'ériger en protecteur
des autres sirdars, et réduisit sous son obéissance tontes les
provinces situées sur la rive gauche de l'indus, entre autres le
ftfoultan etleKachemire. L'Italien Ventura et le Francis Allard^
sDdeDsolBders de Napoléon, initièrent ses troupes à la tactique
européenne.
Secondé de la sorte , il proflta du moment où les Anglais
eombanaient les Birmans , pour passer l'Indus; et lorsque la
djnastiedes Douranis venait d*étre renversée par les Barouksis,
après une guerre civile qui avait épuisé les Afghans , se jetant
au milîea de ce conflit, il leur porta le dernier coup par hi>prise
èe Peschauer.
Si nous en croyons les généraux Allard et Ventura, l'armée de
Randjit-Siog fut portée de 8,(X)0 hommes à 84,000, dont 20,000
de troupes régulières, avec 376 pièces de canon et 370 escarpi-
nés, transportées à dos de chameau. Les revenus étaient évalués
à 125 millions de francs, sans compter un trésor particulier de
2^0 millions. Il n^y avait ni institutions politiques, ni lois
écrites, ni système d*administration et de justice : tout y dépen-
dait du caprice du souverain et de la fortune. Il avait pour lui
le prestige qui entoure la puissance; quant au peuple, il crou-
pissait dans la superstition et l'ignorance, avili par Texemple de
Randjit-Sing, qui ne connaissait ni probité ni pudeur, et ne met-
tait point de bornes à ses passions.
A sa mort ( 1 889 ), le trônç fut occupé par Shere-Sing, sou fils
illégitime, homme résolu, mais sans frein. Le ministre Dhyan-
Sing, rayant fiiit assassiner, extermina la famille détrônée;
mais il lot tué lui-même par Adjet-Sipg, dont la main avait
consommé tous ces meurtres.
Sous lessuccesseurs chancelants de Randjit-Sing, les Afghans
aoniient pu s'avancer jusqu'à Delhi, s'ils n'eussent été tenus en
respect par les Anglais, qui avaient réuni aux trois présidences
de Bombay, de Madras et du Bengale, celle d'Agra, beaucoup
plus voisine du Pendjab. Les Sétkhs, grands amateurs de procès,
> portent souvent leurs contestations à juger. Dans la crainte
que leurs ennemis ne s'emparassent d'un territoire fertile qui
leur appartenait, et qui forme la limite orientale du Pend-
76 COLONIES AKGLAISES.
jab, ils cliargèrent les Anglais de le défendre, leur abandoD*
nant en retour la succession de tous ceux qui mourraient sans
liéritiers. L'opium et Teau-de-fie multiplièrent bientôt les
décès, à ce point que les Anglais ne tardèrent guère à se trouver
les maîtres du pays. Ils y établirent un fort , avec un surinten-
dant, et prirent une influence dominante sur les Séikhs , au
grand déplaisir de Itost-Mohammed , qui , à la tête des forces
réunies de la Perse et de l'Afghanistan , épiait le moment de
tomber sur les Séikhs, détestés des Afghans^ tant par motif de
religion qu'à raison de leur indépendance.
L'intérêt des Anglais est évidemment qu'aucune antre puis-
sance ne prenne pied dans l'Asie centrale, bien que lear but
ne soit point d'y étendre leurs conquêtes ; mais les intrigues de
la Russie les obligèrent à passer l'indus en 1833 , pour remet-
tre. Scbab-Soudja sur le trdue afghan. Il commirent une faute
en voulant, non pas conquérir l'Afghanistan, mais lui imposer
un prince méprisé, et en s'aliénant ainsi Dost-Mohammed,
qu'ils auraient dû plutôt fortifîer comme barrière contre les
Russes. Mahommed alors se tourna vers la Russie, qui envo)ii
des ofQciers a^^c Taide desquels les Persans mirent le siège
devant Hérat (1838). L'Angleterre se vit contrainte de prendre
les armes et de renverser Dost-Mohammed , contre le voeu du
pays»
Guidés par Burnes , héros infatigable , le premier Européeo
qui ait remonté l'indus, les Anglais conquirent le Sind (1839;;
mais les montagnes du Bosan leur opposèrent de graves diflicui-
tés et un froid meurtrier. Les Hindous, chez qui se réveilla le
fanatisme religieux, firent comme les Russes à Moscou : ils se
retirèrent en détruisant' tout, et entraînèrent ainsi les Anglais
dans rintérieur. Fiers d'une première conquête qui servait d'ei*
cuse a leur témérité, ils prirent pied dans le Kaboul, point d'io-
tersection des deux grandes routes qui joignent la Perse à
rindoustan.
La chute des valeureux afghans déeouragea toute l'Asie cen-
trale; mais, trois ans après, Kaboul se souleva (3 novembre
1842) : Burnes fut massacré : pendant deux mois, cinq mille
hommes sans feu , sans vivres et sans munitions résistèrent à
IlfDB. 77
cinquante mille insurgés ; ce fut à peine si quelques individus
épors purent s'échapper.
Le pire de cette défaite , ce fut la nécessité de se venger,
de conquérir, de s'étendre. Lord EUenborough , en prenant
le gouTememenl des Indes , avait désapprouvé son prédéces-
Bcor lord Aukland et sa politique agressive, et il avait annoncé
la ferme résolution de se renfermer dans les limites du terri-
toite. Il Êillut pourtant foire la guerre aux Afghans pour relever
le prestige tombé. Le drapeau anglais flotta bientôt de nouveau
à Kaboul , puis il se retira volontairement. Mais quelle fron-
tière donner à l'Inde anglaise ? Fallait-il s'arrêter aux déserts
qui séparent le Sind de l'Indostan ? Cependant ce pays domine
IVmbouchure de l'indus et le commerce de toute l'Asie centrale.
EHeoboroug reconnut donc la nccossilé de le réunir à reiu-
pire. Le Sind , situé entre l'Afghanistan, le Pendjab , le stérile
Békmcliîatau et la mer, était gouverné par des émirs indépen-
dants , protégés , depuis 1838 , par des traités avec les Anglais.
Ellenborough chercha donc des prétextes, chicana les émirs,
et réduisît les traités à des stipulations de servitude ; enfin , il
réunit le Sind aux possessions britanniques ( 1844 ). Des accu«
catians graTes s'élevèrent à ce siget contre lui, et il fut rap*
pelé pour avoir à se justifier devant des juges ; mais il semble que
la Grande-Bretagne soit obligée fatalement de s'agrandir malgré
die dans ces contrées. A peine se fut-elle retirée de l'Afghanistan,
que Dost-Mohammed rétablit dans le Lahore tout ce qu'elle
avait détruit; il en exclut ses monnaies, et réorganisa Tarmée.
A peme un nouveau gouverneur, lord Hardinge, eut-il mis le
pied dans l'Inde avec les intentions les plus pacifiques, qu'il
eut à recommencer la guerre. Tant que l'Angleterre espéra
trouTcr parmi les Sdikhs un chef capable de réunir les débris
du seeptre de Randjit-Sing, elle s'abstint d'envahir leur pa>'8.
Mais vojant le désordre s'accroître, et le despotisme militaire
s'établir, elle passa l'indus, assujettit le Pendjab après une ba-
taille où elle essuya peu de pertes, et conclut une paix glorieuse.
Aux termes de la convention de Koussour (18 février 1846) et
des modifications postérieures, le royaume de Pendjab fut
maintenu ; mais tout le territoire entre le Bedjab , l'indus et
/ .
8a L4 CHINE.
les mettre h mort par caprice, par plaisir, se vantant d'être
dans Feinpire eequ^est le soleil dans le monde, et indestructibles
comme lui.
Il eu est qui ont attribué uniquement à ce despotisme do-
mestique la durée de ce grand empire : il aurait bien plmôt
hâté sa ruine , sans la grande institution des lettrés, qui ûit de
la science Téchelle qui conduit à toutes les grandeurs. L'enfant
le plus obscur peut, en étudiant, se rendre capable de subir les
examens annuels dans son village, et se présenter à ceux qui ont
lieu tous les trois ans dans les grandes villes , où s'obtient le
premier degré. G*est au chef-lieu de la province qu'il faut aller
chercher le grade supérieur qui conduit à de certains emplois:
mais c'est dans la capitale de l'empire et bous les yeux du mo-
narque qu'on accorde le troisième degré : c*est alors qu'on
monte sur le coursier d'or et qu^on s'assied dans la saOe de
jaspe t ce qui veut dire qu'on entre à l'académie et qu'on peut
prétendre aux plus hauts emplois. Ces examens sontannonrésà
l'avance avec une grande solennité ; à peine un candidat a-t-il
cueilli le rameau d'olivier odorant, qu'il trouve des pères em-
pressés de lui donner leurs filles, et des ministres pour lui ouvrir
la carrière. La vénération des Chinois pour les lettrés reo)onte
aux temps les plus anciens ; elle est si bien enracinée, que mal*
heur à qui foulerait sous ses pieds un papier écrit ! Mais ce ne
fut qu'au septième siècle que se régularisa cette admirable ins-
titution des concours. Il en résulta cette aristocratie littéraire «
unique dans le monde, et qui eut pour base non point la posses^
sion de la terre, mais les examens. Ces lettrés firent contre-
poids à l'autorité royale , comme les prêtres dans l'Inde, eo
Egypte , en Chaldée. Le Fils du Ciel , devant qui personne ne
se présente sans frapper neuf fois la terre de son front, ne peut
conférer de son chef aucun pmivoir, aucune dignité qu'à ceux
qui lui sont désignés par les lettrés. Ils ont dans leurs mains
tous les emplois; ils restent debout à coté des dynasties q'ii
croulent. La loi leur attribue le droit de dire la vérité ; aussi
leur arrive -t-il parfois de lever la tête, et de frapper de bléoiele
despotisme au nom de la doctrine écrite et des traditions de^
premiers temps, qui commandent au roi de semer de fleurs la
LA CHINE. 81
route par laquelle le sage vient le rappeler à son devoir et h la
réparation de ses fautes; elles lui enseignent que Tamour du
pmpie donne le sceptre, que son courroux le brise; qu*élever
au honneurs un homme universellement odieux , au détri-
ment de celui que désigne le vœu public, c'est aller contre la
Justice, provoquer les plaintes; c'est entrer dans le nuage où
dort la foudre qui réduit en cendres.
Il est vrai que ces avertissements , ces préceptes , s'adressent ,
Don à la personne céleste de l'empereur, mais à ses ministres ;
car les Chinois usent, depuis bien des siècles, de ce procédé que
FEurope moderne croit avoir découvert, lequel donne pour base
aux eoostitatîoos une fiction qui tient les rois pour infaillibles,
et Eût les ministres seuls responsables.
L'empereur, fils du ciel , unique gouverneur de la terre ,
grand-père de son peuple, est en conséquence adoré; et, comme
il est inadmissible que deux empereurs puissent exister en même
temps sur la terre, toute ambrâade est considérée comme un
hommage de vassal à souverain. Quand rempereur adresse la
parole à un seigneur de la cour, il doit se prosterner, et at-
tendre ainsi les ordres. Lorsqu'il sort, toutes les maisons se fer-
ment; et tous ceux qui le rencontrent doivent détourner le
visage ou se jeter à terre, sous peine de oiort. L'empereur
marche précédé de deux mille satellites qui portent des chaînes,
des haches, et autres instruments propres à châtier ses enfants. En
somme, c'est une idolâtrie politique de l'État, personnifié dans
le souvecain ; ce qui n'empêche pas qu'au fond de son palais
il ne soit souvent dominé par les femmes et par les eunuques.
Comme le maître sert toujours d'exemple aux inférieurs , les
mandarins et les magistrats font peser leur despotisme sur les
provinces. Ils font leurs tournées précédés de bourreaux toujours
hurlants, qui, au moindre signe, arrêtent ou assomment le pas-
sant qui a le malheur de déplaire, ou qui tarde à se ranger contre
la muraille.
A l'exemple encore de l'empereur, qui n'est pas seulement
pontife pour sacrifier , roi pour gouverner, mais encore maître
pour enseigner, les mandarins, qui le représentent, doivent, au
commencement et au milieu de chaque mois, réunir leurs su-
82 LA CHl^E.
l)ordonnés, et leur faire une instruction sur quelques points que
la loi détermine.
Il n*jr a ni emplois ni titres qui soient héréditaires, sauf oeioi
des princes du sang et des descendants de Confîicius. L'empereur
confère la noblesse, non à un individu, maïs à ses aïeux. Tout
le peuple est divisé en six ordres : mandarins, guerriers, lettrés,
agriculteurs, artisans, marchands.
La justice est gratuite; les affaires se discutent publiquement;
chacun y plaide sa cause , sans assistance d'avocats , profession
dont ils n*ODt pas Tidée. En matière civile, la procédure est très-
expéditive , et se résout le plus souvent en bastonnade , parfois
pour les deux parties. La justice criminelle a plusieurs degrés;
toute condamnation capitale doit être approuvée par Tempe-
reur. Tous les supplices ont lieu en automne et à la fois.
La législation, chinoise remonte de dynastie en dynastie jus-
qu'à la plus ancienne, et forme soixante-quatorze volumes; les
missionnaires, de qui nous tenons les informations les plus
exactes sur ce pays, ont donné l'analyse d'un code chinois qui
embrasse toute la matière, et constitue un document précieox
sur le caractère de cette nation. L'ordre en est clair, le style
simple, tempéré; on n'y reconnaîtrait point l'origine orientale;
mais, selon l'esprit qui préside à tous les règlements chinois, il
descend à des détails puérils et aux exceptions les plus rares ; sa
tendance est de tout régler, de faire intervenir la loi dans tout,
et de ravaler la vertu même en la commandant. Il y a punition
pour celui qui ne visite pas de temps en temps la tombe de ses
aïeux; le mâle a droit à part entière dans un héritage, la femme
à une demi-part, l'hermaphrodite à une part mixte. Les termes
de la loi sont parfois des plus vagues : ainsi celui qui se conduit
avec inconvenance et contre l'esprit des lois , sans cependant
en enfreindre auc^n article , est passible de quarante coups
de bâton. Le crime de haute trahison est puni avec une atroee
sévérité ; et les descendants du coupable sont déclarés infimes
jusqu'à la neuTÎème génération. Un criminel qui attenta à la vie
de l'empereur, en 1803, fut condamné au supplice le plus lon^
qu*on put inventer, et ses enfants en bas âge furent étranglés.
Le châtiment le plus commun est celui du bambou; puis vient
LA CHINE, 83
te kîa , OU eollier de bois, qui se porte un mois de suite dans
fpftains eas; et enfin Texil. La série des châtiments décrétés en
Chine en 1837 contre les fumeurs d*opium , montre combien
Feiil y est une punition grave. Le coupable est pour la pre-
mière fois marqué au front avec un fer rouge ; la seconde, il
nçoit cent coups de bâton sur les épaules , avec trois annéds
d'exil ; il est décapité à la troisième : Texil est donc un châti-
ment plus grave qu'une marque ineffaçable sur le front. Les au-
tres peines sont le carcan , les soufDets, le hallage des bateaux,
I uis la strangulation, et la décapitation, qui est réservée aux plus
^nds crimes. De très*longues détentions ont lieu dans des
raefaots , qui ont le nom d'enfer et qui le méritent ; les femmes
sont remises à la garde de leurs parents les plus proches. Le
serment n*est point admis ; mais on a recours à la torture qui
coDsiste à presser les ongles du patient dans un triangle. Si
Tacoisé ne s*avoue point coupable, il est immédiatemenf mis
a la question, qui augmente jusqu*à ce que le malheureux écrive
ou signe la confession du crime. On en dresse alors procès-
verbal , et on Texpédie à l'empereur, qui ordonne la poursuite.
Si par extraordinaire le tribunal déclare un accusé innocent,
il succombe bientôt aux tourments qu'il a soufferts. Tous les
châtiments sont aggravés pour les esclaves.
U vol simple est puni par le bâton ou par l'exil , selon la
^Tîté du cas. Le traître, le parricide, le sacrilège, sont coupés
par morceaux;. le père qui tue son fils n'est puni que de la
Ittstonnade. L'homicide simple se rachète à prix d'argent; mais
ii'il a lieu dans une émeute, le coupable est étranglé, toute
espèce de tumulte étant diâtié avec la dernière rigueur. Aussi
l«s Chinois se querellent-ils des heures entières sans porter la
nuin Tun sur l'autre ; -car toute voie de fait est chose grave.
I^ paroles outrageantes sont également punies ; car elles por-
tent atteinte à la paix intérieure, que la loi veut assurer à
tout prix.
Ainsi ce dont la loi chinoise s'occupe le moins, c'est de faire
nurclier de pair avec le bien public la liberté individuelle : on
pourrait la définir un bon système de police, avec accompagne-
ment de prédications morales. A en croire ces belles maximes ,
84 LÀ CUIKE.
on dirait que Fâge d*orr^e dans ce pays. Le ChouKtng
recommande auK magistrats la justice, le désintéressement, û
redierche de la vérité. « Après que les parties ont produit leurs
preuves, les juges écoutent ce qu'elles ont à dire. è'W n'y a
point de doute , ils appliquent Tun des cinq supplices <. S'il y
a'doule , il faut recourir aux cinq modes de rachat. Dans le cas
où Ton pourrait hésiter sur l'opportunité du rachat, il convient
de juger selon les cinq sortes de fautes. Celles-ci ont pour causes
la crainte d'un homme en place , la vengeance ou la reconnais-
sance , la séduction des femmes , l'amour de Targent , les re-
eomoMindations. Ces foutes peuvent être commises par les ju-
ges ou par les parties : pensez-y bien, et, s'il y a doute, il faut
pardonner. Quand un homme est accusé, il faut regarder aux
circonstances et aux motifis. Ce qui ne peut être vérifié ne sau-
rait offrir matière à procès. Il fout être, selon le cas, indul-
gent ou sévère. Ceux qui savent faire de beaux discours ne valent
rien pour juger des procès; il faut pour cela des hommes doux
et sincères , droits , et d'une modération éprouvée. Expliquez
et publiez le code des lois. Que dans le procès on n'ait point
égard à l'intérêt. Les richesses ainsi amaissées sont un trésor
de fautes qui attirent malheur. »
C'est ainsi que le code abonde en belles maximes, mais qui
malheureusement se perdent dans l'application, par rignoraocc
de l'interprète ou la vénalité des organes de la loi.
La religion se réduit à peu près à un règlement d'État et de
discipline. Trois religions sont en présence dans ce pays, grioe
à un esprit de tolérance qu'il conviendrait mieux d'appeler
apathie : celle des savants, qui est la loi de Confucius, se réduit
en somme au déisme et à l'indifférence : ils considèrent qu'à
la mort, l'âme passe en d'autres corp^^ ou se décompose dans
l'air, sans qu'il reste autre chose de l'homme que son sang dans
ses enfants , et son nom dans sa patrie. Dieu seul est imioor-
tel. Les tao-tsées suivent la religion des esprits, avec toutes
sortes de superstitions. Confucius ayant déclaré qu'il n'avait
' La aiarqiie sur le visage, PampuUtion du nez , des pieds, rériit-
lion, la mort.
LA CHI^iE. 8&
pour tâche que de relever les doctrioes primitives, et qu'il n*é-
lait que le précurseur d*un graad personnage qui viendrait de
rOccident , le roi Minet envoya une flotte à la rencontre de ce
Hesie.
L*expédition s*engagea assez loin , mais n'osa pourtant pro-
looger le voyage ; elle aborda dans une île, où on trouva une sta-
tnede Boudha, qui fut rapportée en Chine trente-trois ans avant
le Christ. Son culte se répandit dans les basses classes qui, Tado-
rèreat sous le nom de Fo ; mais il fut repoussé des savants.
Les Chinois sont donc tout à fait libres dans le choix de leurs
opini<Hi8 religieuses ; mais la loi, comme dans tout le reste, sans
s'occuper des choses intimes, règle minutieusement les rites.
les formes jeitérieures , les cérémonies. Tout cet ensemble de
oMeors caractéristiques ; ce cérémonial compassé et invariable ,
ettte hiérarchie sans fin ; cet amour du beau, plutôt puéril que
grand; cette gravité pédantesque des lettrés; tout ce grand vide«
recouvert d'uoe élégance mesquine, a cependant résisté à Tac-
tioo des siècles > et a fini par absorber les conquérants barba*
res. De la vivacité grecque et méridionale , on n*en trouve pas
Toffibre dans ce pays, où on affecte de faire tout avec calme ,
temps et mesure. Les Chinois savent adroitement profiter de la
vivacité des Européens pour les faire tomber dans tous les pièges
que leur imagination inveute ; si bien qull n^est point de mar-
chands assez adroits pour y échapper. Ils savent cacher sous
des dehors tranquilles la haine et la colère la plus violente :
offensez les, et ils vous paraîtront ne rien sentir; mais leur ven-
geance vous atteindra quand vous y penserez le moins.
La seule passion qu'ils laissent éclater est celle du jeu, dont
ks émotions conviennent si bien à une société vieillie : riches
et pauvres s'y abandonnent malgré toutes les défenses de la loi,
et ils jouent sur un coup de dé leur fortune, leurs maisons,
jusqu'à leurs enfants et leurs femmes.
Comme tous les peuples iguorants les Chinois sont fatalistes :
les incendies fréquents dévorent leurs villes sans qu'ils cessent
pour cela de brûler des papiers et de Tencens , de fumer, de tirer
des feux d'artifice au milieu de leurs maisons de bois et de paille.
Le feu une fois allumé, ils regardent la maison comme destinée
88 LA CHINE.
nouveau mattre, connue sous Tancien. Les enyaliisseurs triom-
phent doue, et s'accommodeBt on ne peut mieux des traditio::s
despotiques de Tempire. Ils prennent pour eux les richesses,
partagent le pouvoir avec les lettrés, a6n qu'ils lesaident à main-
.'tenir le peuple dans Tobéissance. Gelui*ci travaill^d*abord pour
enrichir ses maîtres, et pour subsister, si le cas se trouve
possible.
Aiosi il y a la paix sans la justice, des richesses sans rémula*
tion, des cérémonies sans amour, une morale sans pratique.
Aux frontières toujours la guerre imminente, au dedans les
séditions.
En 164S, la Chine fut conquise par les Tartares, qui
adoptèrent tous ses usages et la forme de son gouvernement.
Cette dynastie décréta que tout corps militaire dans les provin-
ces serait composé par moitié de Chinois et de Tartares; ainsi
des tribunaux : de façon que ces deux peuples se tiennent réci-
proquemeut en respect ; ni Tun ni Tautre n^est entièrement privé
du pouvoir civil et militaire; et le peuple conquérant peut sV
tendre ainsi sans s'affaiblir, et faire téta aux troubles civils
comme aux invasions étrangères.
Les missionnaires, et principalement les jésuites , formèrent
le premier lien de communication entre la Chine et TRurope;
ces derniers nous ont fourni les meilleurs documents que
nous ayons jusqu^à ce jour sur ce pays. Ayant eu Tadresse de
capter les bonnes grâces de Tempereur et des mandarins, il
leur fut permis d*en espérer les plus grands avantages pour la
religion et pour la civilisation. Mais les jésuites avaient en
Europe des ennemis puissants alors et implacables qui les atta-
quèrent auprès du saint-siége, leur reprochant de tolérer de
certaines superstitions inhérentes aux coutumes chinoises : de
là une lutte qui entama leur crédit près de& Chinois, désireux
par-dessus tout de la tranquillité, et qui aboutit à leur*expul-
sion. Avec eux disparut de la Chine le christianisme, qui, dans
les siècles précédents, y avait déjà été apporté par les Arméniens.
L*empire russe a une telle étendue , qu*il touche aux couCas
de la Chine : ce qui décida Pierre le Grand à y envoyer, en
1730, une ambassade dont fit partie le voyageur anglais Beil
LA CHINE. 80
d*AnfeniiODg, qui nous en a laissé la description. Ce fut un spec-
tacle inouï pour les Chinois que ce cortège , vêtu à l^européenne,
et disant son entrée dans Pékin. L'étiquette exigeait que tout
amba^deur se prosternât en frappant neuf fois la terre de son
front {Kou'tou); et cela non-seuleroent devant Tempereur , mais
encore devant les princes du sang, les vice-rois, les mandarins,
et les ministres. L'ambassadeur Ismaîlof redoutait d'un cdté le
courroux du czar s^il se prêtait à cette humiliation, et il pouvait
ëe Faotre , en s'y refusant , mettre la mésintelligence entre les
deux empires, et faire manquer ainsi le but de sa mission. Mais
Fempereur heureusement désirait que ces étrangers fussent
témcnns des fêtes que Ton allait célébrer pour le soixantième
anniversaire de son règne; et il aplanit la difBcnfté, en faisant
rendre en son nom un hommage semblable, par un mandarin, à
la lettre du czar que Tambassadeur était chargé de lui présenter.
L'envoyé russe accomplit alors sans scrupule les actes de res-
pect indispensables.
La Russie demandait la liberté du commerce entre les deux
États f et à établir des comptoirs; mais Kang-hi n'y consentit
que pour Pékin et quelques points. La Russie obtint aussi de
laisser an agent dans cette capitale ; mais il y fut gardé comme
prisonnier, et on te renvoya à la première occasion. Les négo-
ciations se renouèrent plus tard ; on régla la question des fron-
tières. Pierre I^', qui s'était agrandi aux dépens des Rlongols du
Raptchak , et avait envahi la Sibérie^ se trouva limitrophe de
la Chine, au nord du pays occupé par les Mongols Khalkha.
D*aotres Mongols s'étaot réfugiés, après une défaite , dans le
pays ntué au sud-est du lac Baîkal , implorèrent la protection
de la Russie, s'offrant à elle pour vassaux. Comme ils allaient
en pèlerinage à Ourga, résidence de leur pontife suprême
{KoU'iouk'tou)^ il en résultait des conflits fréquents qui atti-
rèrent ^attention des gouvernements russe et chinois. Des con-
férences se tinrent sur le Sclenga ; on marqua de nouveau les
frontières, on éleva des colonnes, et l'on posa des sentinelles.
Kiaktft fut désigné comme marché commun au commerce des
deux nations. Les Chinois ont gardé le monopole de la rhubarbe,
dont les Russes n'ont jamais pu obtenir la vraie semence; ils
8.
00 LA CHINE.
échangent en outre le thé contre de Targeut, des fourrures et
des draperies. Le gouvernement chinois permet aux marchands
étrangers de Kiakta de venir tous les trois ans à Pékin, mais
point au nombre de plus de deux cents.
Le Portugal aussi envoya en 1722 un ambassadeur, don
Metello, pour réclamer protection en faveur des Portugais ré-
pandus dans Tempire. La cour admira la gravité de Tambasta-
deur, et son exactitude dans Taccomplissement des cérémonies;
mais s'apercevant qu*il était scabreux de parler de religioD,
il évita d^aborder ce sujet. r..es Hollandais envoyèrent aussi une
ambassade en 1796; elle fut mal reçue, Tempire n*ayant plus
besoin d'eux. La même année, FAngleterre y expédia lord Ma*
cartney, diplomate habile, qui cependant ne put rien obtenir.
£n 1806, la Russie mit en campagne une nouvelle légation; elle
se composait, au départ, de cinq cents mdividus ; mais, arrivés
à la grande muraille, ils étaient réduits à soixante-dix, et, n'ayaot
pas voulu se soumettre au Aou-tou^ ils se virent fermer rentrée
de la C4ipitale.
L'Angleterre envoya de nouveau une ambassade en 1815,
pour arranger les différends qui s'élevaient chaque jour entre la
Chine et la compagnie des Indes. £lle était conduite par kxd
Amherst,qui ne put se résigner au Kou-iou; et» arrivé omx
portée de la demeure impériale, il fut congédié, aaju acoirpit
lever les yeux sur le Fils du Ciel.
Cependant les marins qui portèrent en Chine Tambassadeur
Amherst en étudièrent soigneusement les cdtes; plusieurs pé-
nétrèrent dans Tintérieur avec la légation. Ce ne sont point les
relations qui manquent sur ce pays; nous avons les voyages
de George Staunton (1797), John Barrow ( I80i), de Gui-
gnes (1808), Henry Eliis (1817), Abel Clarke (1818},Tim-
bovski (1827), Davis (1837) : mais les étrangers peuvent-ils
atteindre h la vérité, trompés qu^ils sont par les indigènes, ett
ainsi queTavouait un Chinois, reçus comme des mendiantsf
traités comme des prisonniers, renvoyés comme des voleurs*
La Chine passa d'abord, sur la foi de Marco Polo, de Jean de
Carpin et de Mandeville, pour le pays de Tor et des pierreries;
puis les niissionnakes, qui espéraient la trouver docile à leurs
LA GIllNB. 91
eueigneoieDts, en parlèrenl favorablement .-Voltaire et son
éeolen*y virent que des Mencius et des Gonfueius. Aujourd'hui ,
sa contraire , les négociants de Macao et de Canton , non moins
odusifs dans leurs jugements, et concluant sans doute du par-
licalier au général, nous donnent tous les Chinois pour des
fourbes et des voleurs. La guerre finira peut-être par déchirer
le voile dont la Chine s'obstine à s'envelopper.
Quant au commerce, pendant longtemps il n'y eut que Canton
qii fikt ouvert aux Européens ; mais le temps de leur séjour était
limité, de même que le nombre des marchands avec qui ils pou*
Taient trafiquer. Jusqu'en 1793 ces marchands n'étaient qu*au
nonfarede douce, pois ils furent portés à dix-huit : connus sous
le nom de Hanistes , ils servaient à toutes les transactions corn-
oMTcialei, et répondaient de tous les risques comme courtiers.
Les Chinois se répandent, pour faire le négoce, sur toutes les
mers d'Orient et dans les principaux ports de la Malaisie et de
rbidetransgangétique.l]s8e sont emparés depuis quelque temps
dacommerce de Siam et de l'empûre d'Annam.
Lnr principale exportation est celle du thé, que laCliine
lÎDiiniit seule à l'Europe et au resta du monde. Cette feuille,
doitt l'usage est très^ancien parmi les Chinois, fut apportée
m I6t0, pour la première fois, en Europe par les Hollandais.
Les ambaesadeurs moscovites en offrirent au czar en 1688, et
en peu de temps le thé se répandit dans toute la Russie. Il
était à peine connu en Angleterre en 1650; mais il y fut bien-
tôt soumis à une taxe, comme le café et le cacao. La compagnie
des Indes crut pourtant filre au roi Charles II un beau pré-
sent, en lui en offrant en 1664 deux livres de thé. Dans le
eoors du siècle dernier, il a pris place en Angleterre parmi
les denrées de première nécessité. De 1710 à 1810, la compa^
gaie CQ vendit à Londres 760,219,000 livres, qui rapportèrent
129,604,696 livres sterling; et, de 1810 à 1893, au moins
S46,408,000 livres; elle en a placé 61 millions de livres en 1887;
et le thé produit à l'échiquier une recette annuelle de 75 mil-
lions de francs.
L*empereur Kien-long ( 1736-1790) établit sa domination sur
les Êleules, de lorte que Tempire s'étendit jusqu'aux confins de
02 LA CHINE.
la Perse. Il soumit le Tibet (1757 ) , et ne laissa aa dalaî-lama,
chef sapréme de la religioD de Bouddha, que Tautorité reli*
gieuse, sous la suprématie du Fils du Ciel. Kien-long fut le plus
grand prince de sa dynastie : caractère ferme, esprit pénétrait,
il visitait ses provinces et se plaisait à soulager ses peuples. 11
maintint la paix à Fintérieur, et poussa ses conquêtes an «lehors.
11 composa des poésies et plusieurs histoires , et recueillit la
monuments littéraires de tous les siècles.
Kia-KIng (1796-1832), son successeur, eut à lutter contre des
conjurations et des révoltes. Ce prince disait que le peu d'intérêt
que ses sujets lui avaient montré dans ses dangers l'affligeait
plus que les projets homicides des assassins , et il promît de
se rendre plus digne de leur sympathie. Les côtes méridionales
furent alors ravagées par les pirates, qui en rançonnaient les tia-
bitants et les bâtiments. Des sociétés secrètes se formèreiit au
dedans pour expulser les Tartares et recouvrer rindépendanee
nationale. En 1816 , le gouvernement en devint plus rigoureux.
Toute réunion de cinq personnes fut défendue ; on eut reeoors
à des tortures atroces pour arracher des aveux; et 10,270 indi-
vidus, condamnés à la peine capitale, attendaient dans les prisons
la vie ou la mort, de la volonté de Tempereur. Les lettrés ne
cessaient, il est vrai, de rappeler à l'empereur ses devoirs, sur-
tout dans les grands désastres , à Toccasion d'une sédieresse
qui désola le pays, d'un débordement du fleuve Jaune (1818),
qui noya cent mille personnes , d'un ouragan qui dévasta Péàio,
et poussa la mer sur une grande étendue des cites.
Tao-Kuang, son successeur (1821-1850), se montra très-hostiJe
au christianisme, et son règne fut agité par plusieurs révolutions.
La dynastie tartare, attentive à empêcher l'empire de se dis-
soudre, devait voir d'un œil jaloux les compagnies européeiuMs,
qui , sous un titre commercial , sont de véritables puissaaoes,
ayant des armées , des possessions , des lois et des ambassa-
deurs. D^à lorsque, dans le sièele passé, les Népaulais con-
quirent le Tibet, le dalaï-lama avùteu recours à Rien-long,
empereur de la Chine, qui en effet les chassa, et réunit le
Tibet à ses États. Il passa même l'Himalaya, et entra dans le
iVépaul. Mais la compagnie anglaise, craignant un soulèvement
LA CHIN£. 93
dos rfnde, dirigea son année eontre les Chinois, et les obli-
gea 4é battre en retraite. La mésintelligence 8*augrD«ita en-
eore (1808) lorsque l<Hrd Minto, sons prétexte d'empécber
qw la marine française ne a'emiMurât de Macao, se jeta sur
cette piaee : les Chinois finrent foreés de Téfacaer après une
lotie. Les Anglais envabbent ensuite leNépaal (1814-1816), et
lucecMifement se substituèrent, dans TAssam et dans i'Af-
ghamstan, à œs fiirmans que la Chine ayait voulu conquérir
ai 1767 ; ils se trouvèrent ainsi limitrophes de la Tartane ehi-
Boise. Vers 18S0 ils eolonisèrent Smgapour, dans le détroit de
Malaeea ; et en la déclarant port franc ils y firent affluer bien-
tôt les navires, du monde entier; mais cette ville est encore à
vingt degrés de la Chine.
Nous avons vu que les nations étrangères ne peuvent trafic
fÊtt avec la Chme que par mer, à l'exception de la Russie ,
qui coamunîqne avec ce pays par la Tartarie , et entretient à
Pékin nu archimandrite et une légation. Canton était ouvert aux
Eoropéens, mais avec force restrictions : ils ne pouvaient entrer
dans la ville, il leur fallait se servir d'intermédiaires chinois,
teoir les gros bâtiments à douse milles, et se soumettre à la
sarffillanee la plus minutieuse.
L'Angleterre s'en plaignit à plusieurs reprises : en 1816, elle
envoya Macartney et Amberst, puis Napier en 1834, avec des
propositioDS qui forent repoussées : non pas que lc« Chinois
aient de réloignement pour le commerce avec les Européens,
ils en sont même les intermédiaires dans toutes ces mers ; on en
trouve par milliers dans la Malaisie, surtout à Java, à Singa-
pour, à Calcutta : mais les histoires anciennes et modernes ne
leur offrent que trop de moti& de se défier des Européens ,
qui ont massacré tant de fois les Chinois dans les Philippines
et dans les Moluques, et qui ne cherchent qu'à s'étendre dès
quilsy ont un pouce de terre.
Les Américains du nord font un commerce très^actif avec la
Chine, sans toutefois soulever de plaintes, parce qu'ils n'ont en
voe que l'intérêt privé. Les compagnies commerciales politiques
ées diffikents pays de l'Europe inspiraient peu de défiance, vu
leur foiUesse, et leur docilité à se soumettre à toutes les me*
sures prescrites. Mais il en était autrement de la oompagnie
anglaise, qui allait grandissant toqjoors. Quand les Ab^^
eurent eonquis le Kaboul et rAmmarapourak , les Chinois mi-
rent des garnisons dans le Tiliet, comme ils enfoyèrent des
▼aisseaux pour défendre la Goohinebine après la conquête de
l'empire birman. La Russie, tiès-attcntive à eootreearrer li
domination de TAngleterre en Asie et surtout en Chine « do-
tait les craintes et Tirritation deTempereur.
La Grande-Bretagne, qui tire des Indes orientales six mil-
lions et demi de livres sterling ( 163,600,000 fr. ), aurait bientôt
épuisé le pays si elle se Élisait payer en argent. Elle préière
cela en opium, obligeant les indigènes à semer, non du blé,
mais des pavots, dont elle reçpit la graine en retour du froment
qu'elle fournit. Cet opium est échangé en Chine contre do thé,
que l'Angleterre revend à l'Europe moyennant argent. De
plus, 70 millions de coton et d'objets manufocturés dans l'Inde
servent à payer d'autres produits de la Chioe; et il reste en-
core 20 ou 26 millions en espèces. Cest amsi une chaUie per-
pétuelle d'échaoge de blé, d'ophim, de thé, d'argent, dont un
anneau, s'il venait à se briser, causerait de grands donmiagn.
L'opium fut Introduit en Chine d'abord comme simple médi-
cament ; puis l'usage s'en répandit au point qu'il devint un besoin
irrésistible. L'empereur Kia-King, en 1709, en défendit Tin-
troduction sous des peines sévères, telles que la strangulatloo,
l'exil, la prison; mais, comme il arrive toujours, l'usage s'ea
augmenta d'autant. L'opium ne sert qu'au vice, c*est-à-dife à
enivrer les Chinois : donc l'empereur, qui se proclame le père
de ses sujets , devait les prémunir contre le danger, et voir de
mauvais œil les Anglais introduire, malgré lui , un poison dam
ses États. Les Anglais, au contraire, attachaient une graade
importance à continuer ce trafic, attendu que les deux rnooe-
pôles du sel et de l'opium, comme le déclara lord Gleneig'à la
chambre des communes (juillet 1838), rapportaient déjà plus
de 80 millions.
Bien que l'Angleterre eût à ménager un pays où elle Utaât
un commerce de 400 millions par an, et qui lui fianrnisBait ce
thé qui est devenu pour elle d'un usage indispeusable , cUe
LA CHINE. 93
fottbi aux pieds lois et coutumes, et s'adonna à la contrebande
en bnrant toutes les autorités. En J838, elle introduisit en
Chine 4,376,000 livres d*opium, d*une valeur de 105 millions
au moins, payée comptant, comme tout ce qui est de com-*
naerce prohibé. L*empereur dut s^indigner de Taudace de ces
barbares, qui venaient sans pudeur violer ses lois, ses fron-
tières, et encourager les vices de ses sujets : en conséquence il
prohiba le commerce de Topium , et envoya Lin à Canton en
qualité de commissaire, avec de pleins pouvoirs pour faire exécu-
ter ses ordres (décembre 1838).
Les actes du gouvernement chinois en cette occasion mon-
trent autant d*)gnorance du caractère des Européens et de leurs
usages, que les Chinois en trouveraient chez nous sur leur
eonqite, s'ils prenaient la peine de lire uos livres. Lin procéda
avec vigueur : il ordonna des arrestations; il reprocha aux Eu-
ropéens tout ce qui avait été fait pour eux, et l'ingratitude dont
ils l'avaient payé; il menaça de soulever le peuple contre eux,
et se fit livrer tout l'opium. Eliiot, qui commandait la marine
britannique dans ces mers, avait déclaré le commerce de i'o-
piom illégal , et annoncé que l'Angleterre ne le protégerait pas.
En conséquence, il en fut détruit 20,283 caisses. Mais le gou-
lemement anglais déclara, que l'honneur de la nation était en-
gagé, et , justice ou non , qu'il devait soutenir les négociants.
Il désavoua donc Eliiot, qui leur avait garanti , au nom du
gouvernement britannique , la valeur de l'opium livré à Lin.
De là des collisions : tous les négociants anglais s'embar-
quèrent dans im moment où il ne se trouvait pas même un
«aisseau de guerre pour les protéger. Au commencement de
1840 arriva la flotte anglaise , forte de trois vaisseaux de 74 ca-
oons, de deux frégates de 44, de douze corvettes ou bricks »
et de quatre bateaux à vapeur. La supériorité de celle marine
rendait le succès non douteux. Les bâtiments à vapeur et l'ar-
tillerie européenne écrasèrent les lourdes jonques chinoises , et
bravèrent de grosses batteries mal servies , ainsi que des mu-
railles de porcelaine. Cependant si les Chinois tombaient par
milliers, U en revenait par milliers, et ils résistaient par le nom-
bre. Les négociations et les attaques se succédèrent jusqu'à
90 LA CHINB.
Tannée suivante. Pendant ce temps , les Anglais conlinuèrent
la contrebande de l'opium , d'autant plus recherclié qu*il était
.prohibé, lis bloquèrent le fleuve de Canton, prirent Itle de
Gliusan, et pénétrèrent assez près de la capitale. Mais Tastuce
diplomatique des mandarins suppléa à leur inexpérience mili-
taire. Les succès furent balancés par des revers , jusqu'au mo-
ment où l'Angleterre , voyant son honneur compromis visà-vis
de barbares , objets de railleries , prit le parti de s'avancer jus-
qu'au cœur de l'empire.
flenri Pottiiiger remplaça avec de pleins pouvoirs Elliot,
^ui fut rappelé (août 1841 ) ; et il occupa , sans perdre plus de
vingt hommes, trois grandes villes de la côte (juillet 1842),
ainsi que le canal Impérial, en remontant la rivière Bleue. Les
Chinois se défendirent avec une valeur inattendue; ils écran-
glèrent dans les villes prises leurs femmes et leurs enfants, et
remplirent les puits de leurs eadavres. Partout où l'iotorilé
cessa de les tenir en bride , ces populations dans l'enfanoe se
livrèrent à tous les excès. Des provinces qui depuis des siècles
jouissaient d'une paix profonde se trouvèrent en proie à tous
les maux d'une guerre fiilte à outrance , et par des ennemis
tout à fiedt inconnus (29 août 1843). L'empire cessa de se
croire invincible, et se déeidaenfln à traiter de la paix. Ella
fut conclue aux conditions suivantes : la Chine eut à payer 31
millions de dollars ; elle dut ouvrir à tous les Européens la
ports de Canton, d'Amoy, de Fo-tchou-fou , de Ning-pou, de
Sing-haï; céder à l'Angleterre Ttle de Hon-Kong, et donaer
une amnistie à ses sujets. Quant à l'opium, il n'en fut pas dît
un mot.
Le commerce ainsi ouvert avec trois cents millions d*babitaats,
on s'Imagina que l'on allait d'un seul coup verser dans le pays
l'excédant des manufactures de Bristol et de liiverpool ; mais
un peuple dont les habitudes sont si tenaces n'adopte pas, do
jour au lendemain, les modes de Londres et de Paris, et il ne
change pas ses étoffes de soie pour du coton. Quoi qu'il en soit,
cette guerre de l'opium, hideuse dans son principe, a eu pour
i^ultat d'affranchir des défenses qui leur fermaient le Céleste
Kmpire tous les bâtiments des nat ons européennes. Voilà l'Aa-
LA CHlIfE. 97
gleteiTe maîtresse d*une tle en face de la Chine , comme elle Té-
tait, il 7 a eeot ans, d'une forteresse sur la lisière de Tinde.
Qui pent prévoir les événements réservés à FOrient?
Dans les quatre premiers mois de 1844, la compagnie a expé-
dié en Chine huit mille cent qnatre«vingtdix caisses d*opium
pour DDe valeur de 26,252,000 francs, produit annuel d'environ
78 millions '. L'empereur a eu recours aux exhortations, au\
défenses, aux traités, contre une habitude meurtrière. Pottinger
luiconseillait d*autoriser le commerce de l'opium, et, en le sou-
mettante un droit raisonnable, de procurer à ses flnancesd'ation-
dantes ressources. Mais , au lieu d'adopter ce parti lucratif et
IwDteux, Tempèreur proposa h la compagnie une indemnité
de 37 millions et demi par an, si elle voulait renoncer à cul-
tiver l'opium. C'était une proposition absurde; mais de quel
o6té se trouvaient la noblesse et la moralité * ?
Une connaissance plus exacte du pays et des idées mieux en-
tendues de liberté ont fait voir combien s'abusaient les savants
do siècle passé, lorsqu*ils proposaient le gouvernement chinois
à fadmiraticfn des hommes. Véritable type du gouvernement de
famille, prodigue d'ordres et de promesses, il envahit le sanc-
tuaire domestique, et enchaîne par des prescriptions arbitraires
tout développement , toute spontanéité; son premier soin , c'est
■ Pendant la gnerrede la Chine, on publia à Calcutta le bilan suivant
do commerce du Bengale :
Iroportatioas. EiportatJont.
Autfc». liv. «lerl. Uv. iteri.
1S3&-1836 73,956,000 131,783,892
1836-1837 93,164,000 167,693,522
1837-1838 101,748,760 162,616,887
1838-1839 103,514,375 162,002,012
1839-1840 111,747,952 176,015,297
1840-1841 146,698,177 209,223,245
' La France a fait auin on traité de commerce avec la Chine le 24
octobre 1845.
(Juillet 1847 ), de nouvelles hostilités furent près d'éclater entre
la Chine et PAngleterre , qui nourrit évidemment l'intentloo de s'éta-
blir dans ce pays. 9
M LA CHINE.
de réprimer les révoltes, et de conserver un ordre qui n'est autre
chose qye rim mobilité. L*éj;alitéde ce pays ii*existe que devaot
le bambou; leremède au paupérisme est Texposition des enfants,
et la misère du nombre immense de malheureux réduits à
mourir de foim. Les peines ont un caractère matériel , à ce point
qu*on peut s*en racheter pour de Targent ou les faire subira d^au-
très, même le dernier supplice. Les mandarins sont les agents
d*une administration frivole et vexatoire, qui assure l'immobilité
au sein d'une barbarie élégante, issue d'un ^oîsme peureux. Une
concurrence que ne limite aucune considération morale , et oon-
centrée sur certains points, stimule l'activité, et procure aui
arts une prospérité apparente. Mais le goût du mesquin stérilise
l'imagination; un cérémonial inOexible enchaîne toute affection
franche et cordiale : les traités de morale sont des textes sonores,
rédigés par des lettrés panthéistes , absolus , pédants , qui ne
s'adressent qu'à la mémoire, ne visent qu'à Teffet et à l'arran-
genient des paroles, et ne connaissent point le peuple, qui, à son
tour, ne sait pas les lire; ils no s'adressent ni à son âme ni à son
imagination. En un mot, la civilisation, l'instruction, le gouver-
nement , tout est matériel ; tout est dominé par la nécessité
terrestre : on ne sent nulle part l'influence d*un principe spiri-
tualiste , d'une loi religieuse, où le mystère réchauffe l'imagina-
tion , jusqu'à ce que la raison s'éveille à son tour. En eifet, le
cultede Bouddha, tout grossier qu'il est, a réussi beaucoup mieux
que n'avaient fait jamais tous les lettrés; il a agi sur les indifi-
dus; mais, dépouillé de ce mysticisme qui faisait sa force sur
le Gange , et qui ne saurait être compris sur le fleuve Jaune ,
où il n'a conservé que les idoles et quelques cérémonies extérteu-
res, le bouddhisme a perdu toute valeur sociale. Aussi ne réussit-
il qu'à engourdir, en le fatiguant, un peuple qui n'est initié à
aucune espérance d'avenir, et qui ne vit que dans la vénération
du passé.
KlfCOAB LANGLBTEBXE. 99
ENCORE L'ANGLETERRE.
On ne peut s'occuper de TAngleterre sans avoir h parler
d*nne moitié du genre humain ; elle ressemble en cela à Fem*
pire romain. Au milieu des vicissitudes de ce siècle, TAn*
gieterre n'a rien perdu, et elle a gagné énormément. Elle a des
colonies où l'on parle français, allemand, espagnol; tandis
qu'aucune puissance n'en possède où l'on parle anglais. Elle
est maîtresse, en Europe, d'HeligoIand, de Malte, de Gibraltar,
des Ues Ioniennes ; en Amérique , du Canada , de l' Acadie , des
Lueayes, des Bermudes, d'une grande partie des Antilles, d'une
portion de la Guyane , des Malouines et autres îles ; de Falkland
et de la Trinité : elle domine la mer des Caraïbes. Elle a en
Afrique Bathurst , Sierra-Leone , plusieurs établissements sur
la côte de Guinée , les Iles de France, de Loss, de Rodrigue ,
les Séchelles, Socotora, l'Ascension, Sainte- Hélène , et le cap
de Bonne-Espérance, la plus importante de toutes ces positions.
Elle a supplanté la France en Asie ; elle est maltresse de Ceylan,
d'un empire de cent vingt-cinq millions d'habitants, qui s'ac-
cnrft chaque jour ; des îles de Singhapour, d'une partie de Ma*
lacca et de Sumatra. D'Aden , station extrêmement favorable
entre Bombay et Suez, et jadis marché considérable de l'Arabie,
elle pourra répandre dans l'Yémen et dans l'Hadramant. les
productions de l'Europe et de l'Inde. Elle possède, dans le
grand Océan, la plus grande partie de l'Australie, la Tasmanie,
les lies Norfolk , la Nouvelle-'Calédonie , la Nouvelle-Zélande ,
les Sandwich. Ses conquêtes vont toujours augmentant , non
point par ambition , ce n'est jamais là le défaut des gouverne-
ments bien pondérés , mais pour sa prospérité intérieure : or,
qu'un marché lui soit fermé en Europe, il faut que l'Angle-
terre s'en dédommage sur l'Indus ou sur le fleuve Jaune. Qui
peut rivaliser avec elle en fait de colonisation } qui s'entend
mieux à choisir une position qui domine les mers ? qui met plus
100 ENCORE L'ANGLBTBRBE.
de patience à s'y fortifier ? Jersey et Guemesey lui donaent les
clefs de la Manche ; Heligcland lui assure les bouches de TElhe
et du Wéser. De sou rociier de Gibraltar, elle surveille FEs-
pagne et les côtes barbaresques, et ferme la Méditerranée; Malte
et Corfou sont ses échelles vers TOrient; de Socotora , elle
domine la mer Rouge, et confine à la côte orientale d^ Afrique
et à TAbyssinie ; Ormus, Buchir lui assurent le golfe Persiqueet
les deux grands fleuves dont il reçoit les eaux. D'Aden , station
des plus favorables entre Suez et Bombay, et jadis le plus grand
marché de l'Arabie, elle pourra répandre dans TTémen et TA-
dranàant les productions deTEurope et deTlnde. Pullo-Pînang
la rend mattresse du détroit de Malacca, Singapour du pas-
sage de rinde è la Chine *, des îles Melville et Bathurst , elle
plonge au cœur de la Malaisie, d'où elle dispute aux Hollandais
les épices des Moluques. Le cap de Bon ne* Espérance lui sert de
sentinelle avancée dans l'océan Indien . où elle trône sur les
Séchelles et Itle de France. Sainte Hélène sert de point de relâ-
che au commerce de l'Inde ; Falkland pourra devenir un jour le
Gibraltar du grand Océan; de la Jamaïque elle surveille les An-
Jilles, et communique avec les deux Amériques. Suez lui ouvrira
un passage vers les Indes. Elle travaille à s'établir sur le Ail;
elle s'évertue à pénétrer, par le Niger, aux régions inconnues de
l'Afrique centrale ; elle veut acheter, deniers comptants, de l'Es-
pagne , les fies Femando-Po et Annobon , qui dominent les
côtes de Guinée. La Russie convoite-t-elle un port sur la M«li-
terrannée ? l'Angleterre s'empare par précaution de l'île Sapienza
pour surveiller les Dardanelles. Aussitôt qu'il fut question de
percer Tisthme de Panama, elle en stipula le libre passage avec
les États-Unis.
L'Angleterre a des voyageurs intrépides pour explorer, dans
tous leurs cours , l'Indus, le Gange, le Brahmapoutra, le Goda-
verry, le Kisthna , le Cavery , chaque poste , chaque rivage du
golfe Persique , du golfe Arabique , et surtout le trajet eotre le
Cap et la Chine ; elle parcourt avec la vapeur l'Amazone et
le Niger, et s'ooeupe de franchir les Andes avec un chemin de
fer. Le canal de Pambon lui évitera le long circuit de Ceyian ;
elle doit en ouvrir un autre entre le Gange et Flndus; elle en
ENCOBR L'aNGLETERRR. 10 1
projette d*autres à travers les isthmes de Suez et de Panama.
Sa marine a purgé de pirates les plages de Concan, pour la sil-
retédes bateaux à vapeur qui viennent de Bombay, et rejoignent
aoi Laquedives ceux qui rasent le littoral d'Orissa , de Coro-
mandel, de Ceylan et du Malabar.
Pays unique que cette Angleterre, où tous sont libres et où tous
obéissent ; où Taristocratie conservatrice tient à faire elle-même
les réformes dès qu'elle les reconnaît nécessaires; où les merveil-
les se succèdent ; où les machines à vapeur suppléent à la force
de dnq cent mille chevaux , de deux millions et demi d'hommes ;
où la capitale est plus peuplée que les royaumes de Grèce , de
Hanovre, de Wurtemberg, de Saxe, de Norwége ; où Ton jette
des ponts, ou plutôt des chemins de fer, à travers des bras de
mer; où Ton creuse des passages sous de grands fleuves, des
canaux pour des frégates sur la cime des montagnes, des bassins
aussi spacieux qu'un port, et revenant à des centaines de millions;
où un seul pont {Pf^aterloo-brigde) en a coûté trente, certaines
digues cioqiuinte ; où des milliards ont été employés en chemins
de fer!
Les deux compagnies du gaz, à Londres, possèdent un capital
de 45 millions. La marine marchande, depuis 1814, a construit
870 navires à vapeur, et compte 30,000 bâtiments. Comme si
c'était un débouché trop étroit à tant d'activité et de richesse
qu'an empire qui comprend près d'un huitième de la surface du
globe, et auquel obéit un cinquième du genre humain , l'Angle-
terre n'en travaille pas à moins spéculer chez les étrangers. Éclate-
t-il des révohitions dans quelque partie du monde ? l'Angleterre
prêta ses guinées, résigna à les perdre, parce qu'elle est assurée
de s'en dédommager par les avantages qu'en retirera son com-
merce. Ses compagnies font les chemins de fer et les canaux
de toute l'Europe; elles exploitent les mines de l'Amérique.
EUe a versé, tant en prêts qu'en spéculations, 400 millions
dans l'Amérique méridionale; elle en a donné 30 à la Grèce,
SoO à l'Autricbe; sa bourse est une mer dont toutes celles de
rF4irope semblent ^tre des affluents, et cet immense amas de ca-
pitaux se transforme en agents productifs. Où ne la trouve-t-on
pas? Est- il un événement ou une situation dont elfe ne profltc ?
102 EKcoas l'anoletebbs.
Avec 20 millions de livres sterling, elle réprime la traite àcB
nègres ; elle en dépense autant en missions religieuses et en ex-
péditions scientifiques. Elle entreprend de coloniser des rochers
arides avec une constance et des dépenses incroyables , dans
Tespoir qu'ils deviendront autant de déboochés pour son indus*
trie. A peine les coraux ont-ils formé un îlot, qu'elle 7 arbore
son pavillon et y installe une famille. Elle transporte sur des
plages inliabitées l'écume de ses prisons , et bientôt il s*y défe-
loppe des colonies florissantes ; beaucoup de paroisses, au lieu
(Je faire Taumône à leurs pauvres , les transportent dans les
Maldives et dans quelques autres des îles heureuses de FOoéan,
avec la réserve des droits emphytéotiques, et ces tles devienoent
bientôt riches et populeuses. La vente seule des terres incultes
de TAustralie méridionale rapporte des millions. On peut re-
garder enGn les colonies des autres peuples conune appartenant
à la Grande-Bretagne ; car aussitôt qu'une guerre éclatera, il ne
dépendra que d'elle de s'en emparer.
Des économistes à courte vue se sont effrayés de l'immensité
de sa dette ; et cependant les fonds publics sont toujours r^r-
dés comme le plus sûr et le plus commode de tous les place-
ments. Par l'effet des conversions répétées, l'intérêt de la dette
a été réduit de telle sorte qu'en 1860 il aura diminué de
130,000,000 de francs, ce qui équivaut à une diminution dn
capital de 4,330,000,000. La population s'est augmentée, de-
puis 1815, de près des deux oûiquièmes; les impôts, depuis
cette époque, ont été réduits de plus d'un tiers. L'armée étaot
peu de chose, et les fonctionnaires publies en petit nombre,
aussitôt que la guerre cesse , la dette publique ne grossit plus.
La Russie et l'Amérique du Nord offrent seules une rivalité
sérieuse à l'Angleterre; mais elle a l'avantage sur ses rif aies par
la qualité , le bas prix de ses produits , par rabondanœ de ses
capitaux , par de meilleures stations maritimes, par le crédit de
maisons colossales et de banques dans les pays te plus éloignés,
par sa sollicitude à protéger son comnierce et son pavillon par-
tout où il flotte , au moyen d'agents qui font e(»uiaîlre les be-
soins avec une extrême rapidité, et pai' sou habileté à approprier
les produits au goût, au caprice des étrangers. Les autres os-
ENCOKB L*ANGLETBJIRB. J03
lions croient venir en aide à leurs manufactures en excluant soi*
gneusement les Anglais : ceux-ci admettent, tout au contraice,
toutes les marchandises étrangères, sans exception. Après avoir
mncu la Chine , ils Tout obligée à ouvrir quaUre de ses ports ,
Mm pour eux seuls , mais pour toutes les nations.
Les débats parlementaires de l'Angleterre ne se rappetissent
pas à une lutte d'homme à homme , en vue de se renverser tour
à tour du ministère ; c'est une lutte de principes fixes et héré*
ditaires. Les torys, grands propriétaires serrés autour du trône,
hommes d'État dévoués à l'intérêt national , servant leurs sem*
blable^ parce qu'ils ont besoin d'eux ; les whigs, voulant la li-
berté , mais dans une certaine mesure; les dissidents, radicaux
de rÉglise ; les anglicans , presque catholiques : tous ont leur
plan arrêté de longue date , et soutenu avec constance. L'union
la rend forts dans les dangers publics , et tous ensemble coin*
battent pour le bien du pays. En 1828 , une société de wighs
fondait ruoiverslté de Londres. L'année suivante , une société
de torys lui opposait le King^s Collège, De là résultent des
hommes convaincus, opiniâtres, et grands par cela même :
William Pitt, infatigable à l'œuvre et tourné constamment vers
son but, plein d'ambition et d*orgueil , mais qui savait néan«-
noins se conserver intègre, refusait les ûnécures, les titres,
rordre de la Jarretière , et mourait presque pauvre ; Wilber-
force, qui ne se lassait pas de réclamer l'aflfrancbissement des
esclaves ; Romilly , qui poursuivait la réforme de toutes les
lois; Cobbet, le terrible logicien popuhiire; Francis Burdett,
gentilhomme de la liberté; Brougham, dont la verve ne reposait
jamais; Peel , à la parole souple , à l'action hardie, qui ne rougit
pas de se dédire, qui proclame qu't7 n'y a pas de honte à pren-
dre les leçons de fexpérience, et à corriger ses opinions pré'
unies d'après tes erreurs passées; O'Connell enfin, l'un de
res hommes qui deviennent une puissance par leur seule force.
La reine Victoria fut couronnée ( 18S8 ) avec un faste qui rap-
pelait le moyen Age. Lorsqu'elle- parcourut l'Ecosse, on lui pro*
di^ades adulations inconnues même dans les pays d'esclavage,
liffi salles de banquets , les théâtres ont retenti longtemps des
hymnes et des hourrah en l'honneur de cette jeune reine. Mais
106 ENCORE L'ANGLETERBE.
ligence facile, sur le dogme, sur la constitution ecclésiastique,
sur la controverse religieuse; ils répandirent aussi leurs idées
sous la forme d*liistoires et de romans , en proposant de croire
ce que TÉglise croyait dans les premiers siècles. Ils trouvèreot
à Cambridge et à Belfast des partisans et des contradicteurs.
Les puséistes, ainsi qu*on les appela, répudient les réformateurs
du seizième siècle, comme purement négatifs* comme ne pré-
supposant aucune foi , et ne faisant autre chose que contredire.
Ils déplorent la séparation de l'Église anglicane et de l*£glise
romaine , la seule qui possède la vertu de développer entièrp-
ment le sentiment religieux. L'Écriture ne suffit pas, selon
eux , pour règle de la foi : il y faut aussi la tradition conserva
par TÉglise, et d'après laquelle l'Écriture doit être interprétée;
ils acceptent en conséquence un certain nombre de dogmes tn-
ditionnels : quelques-uns n'hésitèrent pas à proclamer que le
seul moyen d'arriver à l'unité ecclésiastique était de se rat-
tacher à Rome >. Quant aux formes légales, qui seront tou-
jours un grand obstacle h l'innovation, ils s'ingénient à démon-
trer que les trente-neuf articles de la reine Elisabeth ne sont
pas en contradiction directe avec le concile de Trente ; tâche,
h vrai dire, aussi difiîcile que vaine. Ils remettent aussi les rites
en honneur ; et les croix, les étoles, les cierges, ont reparu dans
leurs chapelles, ainsi que le bréviaire romain, quelque peu mo-
difié. Toutefois, ils n'acceptent pas jttsqu a présent Tautoritédu
pape; et, soutenant que l'Église anglicane est la seule véri-
table, ils exhortent l'Église romaine à se puriûer, et à se réunir
à elle. Ainsi le puséisme n'est pas encore un retour au vrai,
mais c'est une protestation contre la théorie fondamentale du
protestantisme : il relève la dignité morale du clergé, en
épurant ses mœurs; il accroît l'autorité de l'épiscopat, qui
n'avait pas de pouvoir sur le peuple et moins encore sur le
clergé, et qui se rédubait à Tofiice de gentilhomme ecclésias-
tique.
Qui ne sent Timporlance de ces premiers pas ? qui ne voit
surtout que ce retour vers les anciens temps doit affranciiir
* Wackcrbalb.
BNCORS l'ANGLETERBB. 107
rÉglise de la tyrannie du gouveinement ? S*agit-iJ d'ordonner
no jeOne? cela regarde le parlement. Les bénéfices appartiennent
à des laïques qui ne sont d'aucune religion , et la loi enjoint
aox éféques de ne pas repousser le candidat du patron, sauf le
easdlmmoralîté flagrante. Le docteur Percival soutenait « que
lesenrerain peut suspendre unévéque s'il le juge convenable,
tandis qu'un évéque ne saurait changer un iota du rituel sans
Tordre exprès de la couronne : le conseil privé s'assemble, et
envoie, au nom de la volonté et du bon plaisir royal, une cir-
folaire qui ordonne d'introduire une nouvelle prière dans le
service habituel *.
Mais la discipline était bien différente dans les premiers siècles,
comme l'attestent, à défaut d'autres preuves, les déclamations
des htsiorieDS encyclopédistes, qui lui reprochent son indépen-
dance. Un retour aux traditions primitives briserait donc la
tvnmnîe de la haute Église, et avec la liberté, comme toujours,
le triomphe de la vérité serait assurée Le catholicisme lui-même
s'étend. Sans parler de l'Irlande, que seul il console de tant d'a-
baissement et que seul il pourra relever, les conversions se mul-
tiplient : Peel a fait restituer aux collèges les dotations catholi-
<|iKs enlevées par la Réforme : le nombre des églises et des
chapelles augmente, et l'espoir d'arriver à l'unité se fait entre-
voir*. Cest cet espoir qui décida Pie IX, en septembre 1850,
à instituer un archevêque catholique, et à rétablir en Angleterre
l'antique hiérarchie^. L'intolérance religieuse, le libéralisme in-
' l/indon Gazette ^ 14 décembre 1841.
> On lisait ce qui «lit, en 1846, dans un journal catholique anglais :
> Quand Rome comprendra- 1 elle enfin que notre caractère, à nous
hommes du nord , est bien différent de celui des méridionaux? quand
se pemadera-t-elle qu'il existe une démocratie qui n'est pas hostile*au
chrnUaaiMiie , on amour de rindépeodaoce qui n'est pas du jacobinisme ?
Quand die sera convaincue de ces vérités, quand elle aura r^eté au
loin ses vieilles habitudes de timidité; quand un courage tout d'action,
un courage d'homme aura remplacé un courage tout passif, alors nous
n*aarons plus à redouter un concordat. Jusque-là ce mot doit inspirer
^ reffrol. .
* En Angleterre il n'y avait en 1 79î que 80 chapelles catholiques , et
\
10S POPULATIONS BÀRBAKES, VOYAGES, ETC.
crédule en ont jeté les hauts cris ; nnais qui connaît les voies de
riiumanité sait que ce qui est artîGciel ne se perpétue pas; et il
faudra que tôt ou tard la véritable liberté germe sur le sol bri-
tannique, que l'aristocratie et la religion de FÉtat y disparaissent
avec rédifice gothique. S*il est sorti de ce pays tant de doctrines
et tant d'exemples, combien plus devra-t-il en offrir lorsque
auront cessé les inégalités qui ne profitent qu'à une minorité
privilégiée?
Si l'Angleterre a tant fait au profit de la civilisation sous une
oligarchie sans entrailles et avec une religion officielle, à quoi ne
pourrait-elle pas réussir, une fois arrivée à la démocratie et re-
venue à l'unité catholique? A coup sûr la conversion de l'An-
gleterre serait le fait le plus important de l'ère moderne : car
elle détruirait la cause première des maux intérieurs, du pau-
périsme et de la servitude irlandaise ; elle rendrait efficaces les
missions en Asie, aussi stériles que dispendieuses, et contribue-
rait puissamment à propager la civilisation, à laquelle la nation
anglaise travaille plus que toutes les autres.
POPULATIONS BARBARES, VOYAGES, COMMERCE, INDUSTRIE.
COLOIillES, GÉOGRAPHIE
Cette grande variclé de peuples que nous venons de passer en
revue, après avoir accompli chacun ses destinées à part, devaient
se trouver subjugués successivement parla forte unité delà race
blanche, et par celle de r£urope principalement. Ayant la cons-
cience de sa supériorité, jalouse de l'exercer et de constater ses
il n'y existait aucun collège. Maintenant on y compte 519 chapeUes.
43 églises, 10 ':olléges, 60 séminaires.
En Irlande il y avait :
Ea I7tl. ed im.
Protestants. 700,451 1,515,111
Catholiques 1,309,768 6,427,711
Total. . . . 2,010,219 7,942,933
COMMBBGB, INBUSTfilE, COLONIES, GBOGAiLPttIB. 109
propres forces, rEorope a entrepris, de nos jours, des voyages,
des aplorations, avec une ardeur pareille à celle du 15^ siècle*,
moins dans le but peut-être de découvrir des terres nouvelles,
que pour explorer mieux les découvertes antérieures, y répan-
dre la civilisation, en rapporter des connaissances, en induire
des conséquences philosophiques, religieuses, scientifiques, et
fournir des armes à tous les partis. Byron, Wailis, Carteret,
sortirent des ports anglais pour visiter les mers du Sud. Le duc
de Cboiseol envoya Bougainville dans Tocéan PaciGque, où il
SQipaaa en audace et en exactitude les Anglais ses rivaux ; où
il découvrit Tarchipel des Navigateurs , et traça les premiers
tableaux de Fétat social et des mœurs de ces peuplades incon-
nues. Les compagnons, puis les imitateurs de Cook observèrent
les phénomènes variés de la nature , Venfajice ou la décrépi-
tude des sociétés, la formation d*lles nouvelles ou leur réunion
au continent au moyen des isthmes de corail ; et, rapprochant
les mœurs et les idiomes , constatèrent les émigrations des an-
ciennes races : heureux quand ils n'avaient point affaire à des
peuplades assez sauvages pour repousser les présents qu'ils
leur apportaient , tels que le blé, la vigne, les légumes, les ani-
maux domestiques ! Ce fut alors que l'Allemand Damberger , au
serrice de la compagnie hollandaise, traversa l'Afrique depuis
le cap de Bonne-Espérance jusqu'au pays de Berbères (1781-
1 797), dont les côtes furent décrites par Desfontaines. L'Anglais
Peuerson pénétra chez les Hottentots ; BoufQers et Golbery, dans
d autres parties de l'Afrique; Bruce, dans l'Abyssinie; Iserre,
dans la Guinée et chez les Caraïbes ( 1773 ). Barrow explora le
Cap, ainsi que le Hollandais Stavorinus ; Sparrman et Levaillant
partirent également du Cap à la poursuite d'animaux encore in-
connus à la sciencQ. Les académiciens de Pélersbourg parcou-
raient de leur côté l'immense empire du pôle jusqu'au Caucase,
etapportaientà la science le contingentdes régions septentriona-
les (Gmelin,Pallas, Steller, Gueldanstadt, Georgy, etc.). Les so-
ciétés scientifiques de l'Inde, de l'Amérique du nord, firent mieux
connaître aussi des peuples anciens ou nouveaux. Le Danemark
envoya Wieburk explorer l'Arabie; la Russie y envoya Pallas,
et 6t partir Gnielin pourla Sibérie, et le Danois Hoest pour le Ma-
imT. DE ccirr anb. — t. iv. 10
110 POPULàTlOIfS BAHBàBBS, VOYAGES,
roc. Richard Modier parcourut FAsie Mineure et la Grèce; Cou
publia la relation des découvertes des Russes et de leur com-
merce avec la Chine ( 1781). Ce dernier empire avait été décrit
surtout par les jésuites, dont les Lettres édifiantes [ 1717-1774)
sont encore une source précieuse pour tout ce qui concerne le
pays.
Le dévouement à la science poussait en même temps Stedman
dans la Guyane, Charlevoix au Japon et au Paraguay, Boyie
au Tibet, le major anglais Rooke sur les cdtes de FArabie et
en Egypte ( 1781 ), Kerquely dans les mers Australes (1782),
Forster dans le nord , le conimodore Billurgs dans la Russie
asiatique, Samuel Tumer au Tibet et au Boutan. Chaodler
visita TAsie Mineure; Lechevalier, la Troade. Cboîseul-Goof-
fier réveillait les sympathies en foveur de la Grèce, en dé-
crivant ses ruines et en révélant ses longues misères ; Volnej
allait chercher dans les ruines de TÉgypte et de la Syrie des Ids-
pirations , des plaintes él^aques et des arguments d'impiété.
En retranchant de tous ses récits la partie romanesque, on
trouve de la vérité dans les descriptions. Le voyage pittoresque
dans rinde de TAnglais Hodget vint offrir des spectacles nou-
veaux; on cessa de regarder comme des fables les merveilles de
Balbek et de Palmyre; en lisant le voyage de Wood et Dawkios
(1 753*1757). Le baron de Tott leva les cartes de Tempire ottomao,
dontil avait organisé la défense. Anquelil-Duperron, Legestfl et
Sonnerat interrogeaient les Guèbres et les Brahmes sur les restes
d*une grande civilisation perdue. Legentil, quis*était rendu dans
les Indes pour y observer le passage de Vénus , y prolongea son
séjour au profit de la science, étudiant les courants, les marées,
les moussons, les trajets les plus courts, et aussi les usages et les
opinions du pays ; il examina surtout l'astronomie des bnb-
mes, alors si vantée, et fit voir qu'elle n'ajoutait rien auxocmosb-
sauces des Chaldéens. Ce fut alors que Ton donna le noio de
statistique à la géographie politique; et Guthrie publia un traité
complet de géographie ( 1770 ).
Les Cassini pendant trois générations travaillèrent à roesorer
le méridien qui traverse la France : il en résulta de saraotes
diseussions qui servirent à préciser la forme de la terre, l»
GOMMEACe, INDUSTBIS, COLONIBS, 6Ê0G|liLPBII. lll
ûusiMistes s'en allaient mesurant et décrivant la France, la
tonnant d*un réseau de grands triangles entre les principales
villes, auxquelles des triangles plus petits rattachaient les locali-
tés secondaires. François Cassini ( 1714-1784) établit sa carte
de France dans la proportion d*une ligne pour cent toises , et il
se flattait de n*y dépenser que dix ans et quatre-vingt-dix mille
ifancs chaque année : illusions ordinaires aux grandes entreprises,
et preGtables pourtant en ce qu'elles empêchent qu*on ne s'ef-
liraye en s*y lançant. Les besoins de la guerre firent suspendre le
invaU; Cassini proposa de le reprendre au compte d'une société
qui aurait, pour se couvrir, la propriété de la carte ; mais les dé-
penses outre-passèrent tous les calculs; beaucoup de provinces,
au lieu de s'associer à Toeuvre, s*y opposèrent jusqu'à chasser
par la force les ingénieurs ; et Cassini mourut sans avoir vu ter-
miner ce travail, qui lui avait coûté trente-quatre ans. Son fils
Dominique venait de le mener à fin, quand la Révolution boule-
versa les anciennes circonscriptions : cette carte servit de base
aux nouvelles. Le comité de salut public vint en aide à la com-
pgnie pour terminer l'entreprise ; et ainsi la France put offrir
sa monde l'exemple d'une carte établie tout à fait d'après les
données astronomiques, et qui depuis servit de modèle au reste
de l'Europe.
Le nouvel art fut appliqué aussi à l'histoire , pour retrouver
la géographie des temps anciens : déjà Delisle et les deux Sam-
100 en avaient dressé de meilleures cartes, mais qui n'éuientpas
encore exemptes d'erreurs, ni conformes aux découvertes récen-
tes et aux données astronomiques. D'Anville ( 1697-1782) établit
que, pour bien connaître la géographie des anciens, il fallait
commencer par se rendre bien compte de leurs mesures linéaires.
11 y réussit avec une exactitude merveilleuse : il suffit de dire
qu il supprima plus de six cents lieues en longueur, dans une
mappemonde de l'antiquité publiée par Delisle; de même qu'il
irùta pas moins de deux mille quatre cents lieues carrées à la carte
d'Italie de Delisle , et de quatorze mille à celle de Samson.
L'ardeur des voyages s'est tellement répandue dans notre siè-
cle, qu'aujourd'hui la race européenne domine toutes les autres.
Elle fourmille dans lesllesetles continents du cinquième monde ,
112 POPULATIONS BABBARES, VOYAGES,
terre sans passé , dont personne ne peut prophétiser Tavenir.
Dans TAsie , elle est au Bengale comme en Sibérie; elle pèche
les phoques du détroit de Behring et les perles de Tlnde;
les Dardanelles et Pékin s'ouvrent devant elle. Cest à elle
que revient Thonneur de la dvilisation deFAmérique, qui, née
d*hier, rivalise avec sa mère, et grandira encore lorsque l'anar-
chie politique aura cessé dans les contrées méridionales, etranar-
chie religieuse dans celles du nord. Aucun élément de grandear
ne manque au Brésil. Dans les anciennes colonies espagnoles,
les bouleversements empêchent de profiter des biens prodigoés
à ces contrées ; mais Tagitation est , alors même qu'elle parait
funeste , un symptôme de vie.Xa race anglo-américaine avance
dans rOrégon , à raison d'un demi-degré de longitude par aa :
ainsi elle s*étendra bientôt de Tocéan Atlantique à Tocéan Pacifi-
que. Les montagnes Rocheuses , déjà franchies par les missioD-
naires, le seront bientôt par des colons, qui feront de ee paj-s une
chaîne entre TEurope et les Indes orientales. La race blanche
qui occupe les deux extrémités de l'Afrique y possède l'embeih
chure de tous les fleuves , et attend le moment de remonter
jusqu'à leur source; après y avoir détruit la piraterie, elle essave
d'y abolir aussi l'esclavage , aussi ancien que le sol : une fois
qu'elle y aura détruit cette cause de guerres entre les indigènes,
la barbarie y sera refoulée de plus en plus, comme les lions et
les hyènes. Les voyageurs européens ont pénétré aussi en Abys-
sinie ; et le docteur Ruppell , pourvu de toutes les connaissances
indispensables pour profiter de tout ce qui tomberait sous ses
yeux, entra dans ce pays (1831) avec une caravane de deux
cents hommes bien armés et de cinquante cbameaox. Les AbjFS-
sinlens offrent un beau type, comme les Arabes*Bédoains; Ils
observent quatre-vingts jours de fête et deux cents joarsdejeâne
par an; ils regardent le travail comme un opprobre. Les ma-
hométans dans ce pays sont corroyeurs; les Grecs et les Égyp-
tiens y sont orfèvres et armuriers ; les Juifs, maçons et gens de
peine. Ruppell trouva partout le désordre et l'anarchie : de 1778
à 1833, quatorze souverains avaient occupé le trône ; on y avait
vu vingt-deux révolutions : quiconque ne veut ^as se soumettre
peut se rendre indépendant , s'il est assez fort.
GOMMBBCB, IIVDDSTBIV, COLOIIIBS, 6É00BAPHIB. 113
En 1840, le goaTernement français y envoya deux ofBcien,
Gaiinier et Ferret, qui dressèrent une excellente carte du pays.
On doit aussi des renseignements précieux au missionnaire alle-
mant Kraft (1842), d*après lesquels Zimmermann décrivit la
région supérieure du Nil. Mais les sources de ce fleuve restent
toujours inconnues : le pacha d*£gypte envoya plusieurs expé-
ditions pour les explorer ; ce fut en vain, bien qu*on ail remonté
cf fleuve jusqu'au quatrième degré de latitude méridionale.
Aujourd'hui que les Anglais sont makres d' Aden et d'une nou-
velle route conduisant de l'Europe dans Tlnde , l'Abyssinie ne
peut tarder à fixer les regards de la politique et du commerce ;
lurtout, si d'accord avec ses princes, ils s'ouvrent par le littoral
des communications à travers ce pays, queFélévalioa de ses pla-
teaux et ses mœurs inhospitalières ont toujours rendu d'un si
difUeile accès. Déjà l'Angleterre s'est emparée de la route qui
conduit de la côte située vis-à-vis d*Aden, au royaume de Cboa,
dont ils ont acheté la souveraineté à des tribus arabes, sans,
l'inquiéter si elles avaient le droit d'en trafiquer, et si elles com-
prenaient la valeur du marché '.
Christophe, lieutenant de la marine anglo-indienne, releva
tonte cette côte de l'Afrique, et découvrit au nord de l'équatenr
un grand fleuve, qu'il remonta dans un parcours de cent trente
milles. Dans le même temps, Roehet d'Héricourt établit des
relations entre i'Abysinie et la Fr»Mse, et rencontra sur son
chemin les Amarras, peuplade chrétienne et très-douce de
mœurs.
■ Adcn est nn grand port, qui n*â été fortifié que depuis la con-
quête des Turcs, au milieu du dix-8e|>tièin«) siècle. Jl appartenait en
dernier lieu au suUao de Saidja , quand un négociant anglais s^entendit
a^ec ce chef, en 1830, pour faire naufrager sur cette côte un navire
qu*il avait fait assurer à nn taux exorbitant. La fraude découverte,
les Anglais saisirent ce prétexte pour s'emparer de cette place. Ils Pont
occnpée dqiais, en payant -une redevance ao sultan dépossédé; ils
se sont liâtes de la fortifier, sacliant bien qu'il n'y avait dans la mer
RonSB rien de pareil en tant que position militaire, outre les avantage
qu'#tt poHvait en titer pour le commerce des calés de Moka, et pour
les dépôts de houilie iodIspeasablM à la navigation de Tlnde.
10.
1 14 POPUbÂTlOHft BlBBABBS t YOYAGBS ,
Le Sénégal etGorée furent d'abord occupés par les Portugais;
les Français s'emparèrentdu Sénégal, puisde l'Ile de Saint-Louii.
En 1815, la France les recouvra avec Portendie, sauf le droit
laissé aux Anglais d'y faire la traite de la gomme. Le contact
de ces deux nations rivales, placées sur les deux grands fleuves,
le Sén^^ et la Gambie, amena (Aus d'un conflit entre elles. Les
factoreries qu'on y , a fondées ont servi à foire connaître la
pays voisins, et dû Jeur importance au commerce de la gomme,
que les créoles,' en remontant les fleuves, vont acheter aux na-
turels en échange des étoffes de coton» pour les vendre ensuite
aux négociants français dont les bénéfices se sont accrus avM
la consommation de cette denrée en Europe *. Un produit non
moins riche, c'est l'huile de palme que les Anglais tirent de la
Guinée; ils expédient de trente à trente-cinq navires chaque
année, pour y fiiire leur chaigement dans le nouveau Galabar
et le Bonni. Ils en font du savon jaune à l'usage des Amé-
riques, après l'avoir édiangé contre des barres de fer, des col-
liers d'ambre de la Baltique, des verroteries, des bouteilles, de
la poudre, du plomb, et des élofSes de coton et des draps.
Les Mandingues, placés entre laSénégambie et la Guinée, nous
sont donnés par Muago-Park comme moins féroces que les autres
peuplades africaines et comme possédant quelques formes de
gouvernement civil. Une partie d'entre eux ont adopté le mafao-
métisme. Au-dessus de la Sénégambie, on trouve les Sousou,
qui forment une confédération où la justice est exercée par les
Pourrab, société secrète, semblable aux Jtcibunanx vi^estphalieas
du moyen âge : il en existe une par canton, où l'on n'est admis
qu^après les épreuves d^initlatien les plus dures. Un individu
a-t-il commis un délit, il voit arriver bientôt un homme masqué
qui lui dit : » Le Pourrab t'envoie à la mort; » et il le tue.
Les Foullahs, répandus d'abord des rives de la Sénégambie
jusqu'au Bornou, et du grand Désert aux montagnes du Congp,
ont formé des établissements fixes depuis le dernier siècle; ils
* Il eatre chaque année, dans le eommeree, ao nMloDS de kitegran-
mes de gomme; dans les colonies, elle est échaagèe oeaUv les toilei
de Guinée, étoAes de coton rayéee qu'on Mriqoe espfés à Peadieliéry.
COmiBftGS, IHDUSTIIB, COLONlMt OBOOBAPBIl. lU
ont fondé dans l'Oassa un empife qui menaçait de s'étendre lur
tout le nord-ouest de l'Afrique. Ils diffèrent des nègres par
leun cheveux lisses, leur nés relevé, leur peau olivâtre, leur
visage ovale , et leur intelligence plus développée ; ils ont le sen«
tifflent de la dignité personnelle et l'entkiousiasme religieui aq
poim de se liiire les apôtres de Tislam. Leur langue se rapproche
de celle des Malais, surtout des habitants de Java et de Afadagas*
car. tandisqu'ils en diffèrent par les caractères physiques. Ils ont
fondé des villes où ils donnent asile aux esclaves fugitifs, pourvu
qulb adoptent le Coran. Gapperton décida le sultan Belle à
pooMltre par lettre au roi d'Angleterre d*einpécber ses sujets
de conduire les nègres sur les marchés de puînée. Si cela, en
effet, pouvait s'obtenir deschefe africains, on arriverait enfin à
l'aboliticHi de la traite.
Les Aehantis, peuple de l'intérieur sur le fleuve de Guinée,
portèrent la guerre en 1607 jusque sur le littoral ; ce qui décida
les Ann^aia k leur envoyer une ambassade qui traversa, du cap
Gonoi Koomasy, une centaine demilles, en profitant de cela pour
reeoonaltre le pays. Ils forment un État souverain entouré de
beaucoup d'autres, ses tributaires ou ses alliés, sur une étendue
de huit mille lieues carrées. Les Aehantis sont nègres, mais
pourtant distincts des autres races noires» et se rapportant plu-
Ut an type abyssinien. Leur langue ne se rapproche d'aucun
idiome eonnu ; elle est uniforme dans tout l'empire ; die abonde
en voyelles : quant à l'écriture, ils ne la connaissent point. On est
soldai dès que l'flge le permet. Les Aehantis se sont rendus re-
doutables même aux Européens de la côte ; ils sont très*féroces
èins leurs ^ctoîres : leurs prêtres arrachent le cœur de certains
ennemis, et en font un mets destiné aux Inraves ; les dents et les
petits os leur servent à ftûre des colliers. Ils multiplient dans
toutes leurs fiêtes les sacrifices humains; et Hutchinson, rési-
dent anglais dans ce pays depuis 1817 , fut témoin à Kounrasy
d*un massacre qm dura dix-sept nuits. Cette férocité de leurs
rites religieux cède devant l'islam, qui va se répandant chez eux
de plus en plus. L'or et l'ivoire y sont l'objet d'un^prand com-
merce; Ils savent tanner, Uindre, apprêter les peaux, et fabri-
quer des vases et de l'orfèvrerie. Le roi y est matue des biens
116. POPULATIONS BARBARES, VOYAGES,
et de la vie de tous , tandis que le conseil des grands vaque aux
' affaires du dedans et du dehors. Par une particularité éûrange,
* dans la succession de la couronne comme des biens particulier,
c'est le frère qui succède d*afoord ; à son défaut, le fils de la
' sœur; puis le fils du défunt, et après lui le premier esclare.
Une ambassade danoise trouva le roi sur un trône Cor
massif, sous un arbre à feuilles d*or, le corps enduit de soif
saupoudré d*or, avec iin chapeau à l'européenne tout galonné
d*or , portant une ceinture d'or, et les pieds posés sur un bassin
d'or. Depuis les épaules jusqu'à la plante des pieds il était chargé
de cornalines, d*agates et de lapis-laznli. A terre étaient assis
les grands, la tête couverte de poussière; une oentaine d*aocttsa-
' teurs et d'accusés se tenaient dans la même attitude; derrière
eux, une vingtaine de bourreaux, le sabre nu , attendaient le »•
* gnal de l'exécution , dénoôment ordinaire de tous les procès.
* L'ambassadeur, pour s'approcher du roi , eut à passer au nu-
lieu d'une foule de têtes encore saignantes. Les Anglais étant
entrés en relation avec ce peuple, en recueillirent des profils et
^ y trouvèrent des dangers. Charles Mac-Cartey ( 1823 ) gouver-
neur des établissements d'Afrique, travailla à brouiller ces
formidables Achantis avec les autres peuples de la côte, qa^il
souleva contre eux, mais à leur grand dommage; puis il leur
déclara la guerre, pour son malheur, puisqu'il y fut vaincu et
tué. Dans une nouvelle bataille (1826) la mitraille anglaise allait
échouer encore contre Tintrépidité des Achantis, quand les îa-
sées à laCongrève décidèrent la victoire, et déterminèrent le roi
* Say-Touto-Kuamina à demander la paix.
Le Bénin, au fond du golfe de Gumée y dans le vaste delta da
Mger, compte beaucoup de peuplades industrieuses et bospi-
< talières , mais rapaces. Idolâtres et superstitieux « ces nègres
n'accomplissent jamais sans sacrifices humains leurs e&rémm^
religieuses : il faut que le sang consacre les colliers de corail,
qui sont la marque distinctive des nobles. Le roi peut en vingt-
- quatre heures appeler cent mille homnles aux armes. Tous
maintenant sont pourvus de fusils. La loi n'admet aucune
distinction dans ses rigueurs : le marin Landolpbe et le natu-
* raliste Palissot s'efforcèrent en vain , en 1T97, de sauver un
COMMSBCB, INDUSTBIB, GOLONIBS, OÉOOBAPHIS. 117
des fib do roi, condamné à mort pour avoir taé un homme par
accident.
L'insalubrité do climat a toujours été un obstacle aux éta-
blissements formés sur cette côte par les Hollandais , les Fran--
çais et les Anglais : il serait fort à souhaiter que les empires de
rmtérieor, tels que Bornou, Fellotha, Bambara, Tombooc-
tou, Achantis, pussent s'affermir, absorber les tribus errantes,
et les préparer par Tunion à la civilisation.
Le cap de Bonne-Espérance était une colonie hollandaise,
lorsqu*en 1795 les Anglais s*en rendirent maîtres; ils la regar-
dent aujourd'hui comme la position la mieux choisie pour do-
miner l'Atlantique. Le territoire du Cap embrasse aujourd'hui
9800 lieues carrées géographiques , avec une population de
60,000 blancs, 34,000 esclaves , et 30,000 Hottentots déclarés
libres, mais esclaves par le fait s'ils demeurent sur la glèbe, et
poursuivis comme des sauvages s'ils viennent h fuir.
Cette colonie , relevant de la couronne, n'a ni gouvernement
représentatif, ni législation locale élective; le pouvoir est aux
mains d'un gouverneur, assisté d'un conseil exécutif. Ainsi
déchus du droit de représentation, si cher à tous les Anglais ,
les descendants des vieux colons hollandais élèvent d'inces-
santes réclamations , et contrecarrent en toutes occasions un
pouvoir qui ne sait pas les protéger contre les Bosjemanns.
Les Cafros , dont le nom veut dire hérétiques, turent ainsi
appelés par les mahométans de la côte orientale; de là le nom
de Cafrérie qui s'est étendu à toute l'Afrique intérieure, et que
les Hol landais conservèrent aux tribus qui touchaient leur colonie
du Cap, et dont le vrai nom est Kaussas : race active et belle,
qui s'abstient de la chair du porc , de l'oie et du poisson ; elle
aime les longues courses, les chasses aventureuses, les combats ;
des associations de dévouement ou de vengeance sont com-
munes dans ces tribus.
Le Niger serait la plus naturelle et la meilleore de toutes
les rootes vers les contrées intérieures de l'Afrique : aussi la
lodété africaine a-t-elle mis tous ses soms à reconnaître son
parcours. Depuis Bruce, Clapperton etLang, il était reconnu
que ce grand fleuve coulait d*orient en oecident , Joaqu'à oe
118 POPULATIONS BARllAHBS, VOYAOBS,
qu'il se jette dans l'Atlantique; mais le point de sonembou*
cbure restait inconnu. Les frères Richard et Jean Landtr eotre*
prirent de le remonter ( 1830 ). Arrivés à Buasa où périt Hoago-
Park , ils suivirent le fleuve, hérissé d'écueils à cet endroit,
et endurèrent des souffrances de toutes sortes : dépouilla
par les naturels, retenus prisonniers, tantôt r^;ardés taam
des demi-dieux , tantôt réduits à mendier parmi des peopladcs
qui ne connaissent rien de la civilisation que la cupidité de Tor.
Enfin, ils furent reconduits prisonniers à la mer. Il resta démon-
tré pour eux que le Niger, que les naturels appellent Dgolibaoa
Quorra, loin de se réunir au Nil ou de se perdre dans la sables,
se Jette dans TOcéan sur la côte de Guinée , auprès do cap
Formose, après un parcours de huit cent cinquante lieoes.
Le commerce songea aussitôt à tirer parti de cette eiplori*
tion, et deux vapeurs furent expédiés pour le Niger (1833);
mais leurs équipages furent décimés par les.fièvres; Richard Lin-
der en fut atteint lui-même, et succomba. Les Anglais ea expé-
dièrent trois autres en 1840 , sous le capitaine Frotter; mais
assaillis par d'affreuses maladies, il leur fallut rebrousser chemiBi
réduits à un seul officier et à trois marins , après avoir eo pof«
perte dépensé trois millions (août 1841). Mais combien d'é-
checs avaient précédé la réussite de Diaz et de Colomb !
Ce vaste Sahara dont le nom seul effrayait la pensée, ce désert
aride, peuplé de lions et de serpents, offire, maintenant aux
observateurs plus sérieux , un archipel d'oasis, chacune ayant
sa peuplade, ombragée de palmiers, de figuiers , de grenadiers ,
d'abricotiers, et de vignes. Il suffit de creuser dans les bas-
fonds pour y trouver de Teau, de façon qu'au moyen du forage
on pourrait changer la face du désert. Les habitants de ces oasis
sont industrieux, aiment passionnément leur pays, ont des
troupeaux sans nombre, avec des champs et des jardins bi«i
cultivés : les uns restent pour le travail intérieur, les autres vi-
vent en tribus nomades, et vont échanger au loin les produits de
leur sol. Voyageurs intiépides de ces déserts, ce sont eux qui
nous fieront connattre un jour les mystères de l'Afrique centrale,
et de ce Tombouetou , dont le voyage est si périlleux à tenter
pour nous Européens , tandis que les marchands de Tunis
COMMBIOI, I2IDUSTBII, COLONISS, OITOBAPHIB. 110
et #Alger B*y rendent deux fois Tan. L'Afrique ne Yerra sans
doute pas comme rAmérique périr toutes ses races indigènes,
et pour elle l'esdavage même pourra devenir un acheminement
à la dTÎtisation. Dans le voisinage de Sierra-Leone se trouve
aojourd'hiii la eolonie de Libéria, où sont conduits tous les
Boiis que Ton peut arracher aux mains des traitants.
Les colonies situées sur la côte orientale grandiront sans
doute en importance, maintenant que l'isthme de Suex va jouer
UD â grand rôle, et servir de lien entre TAngleterre et le Beu-
gle. Aujourd'hui les Galles , nation douce et hospitalière dans
b paix antant qu'implacable dans la guerre , s'avancent du midi
pour envahir le nord, et semblent près de s'emparer de l'Abys*
sinie épuisée : leur progrès serait-il l'histoire future de l'Afri-
que? En même temps l'Algérie française s'étend sur l'Afrique
do nord; l'exemple des Européens améliore les civilisations
hybrides de l'Egypte et du Maroc; les comptoirs de hi côte occi-
dentale ont renoncé au trafic de la chair, et deviennent des cen-
tres d*a£bire8 et d'éducations religieuses (1).
Madagascar, grande tle à l'entrée de l'océan Indien, sur
la route de la mer Rouge, du golfe Persique, de l'Indostan,
des tles de la Sonde , voisine des tics Maurice et Bourbon , foor-
oit un ébène précieux et des bois de construction; elle exporte
disque année trente-deux mille bœufs des seuls comptoirs de
Tawatawa et de Foulepointe. Mais les habitants ne connaissent
ai Divinité ni pudeur; et on les jugeait incapables de recevoir
le diriatianisme, lorsque les missionnaires parvinrent à pénétrer
parmi eux (1818). Andrianampovine fonda la puissance des
Hovas, peuple du centre. Plus tard, le roi Radama, qui lui
' Les denrien voyageora noua ont rapporté d'horriblea traits de bar-
barie de l'Afrique centrale. Monléoo et Broe » qoi ont visité le Dahomey
ea IS44, y ont trouTé le despotisme le plas bratal. Le roi Guésoh-Apoj
ttcrifie des hommes aux dieux, et plas encore à ses passions. Il en fit
ésor^er soixantoquatre devant sa porte en une seule noit , et d*aatres
dus des flMes. De plus , il conserve avec soio nne race de cannibales
pour manger les chefs de ses ennemis» ainsi qu'une troupe de lemmes
sVNrrIea et férooes. La castration dea ennemis vaincus est en nsaae
^as ce pays, oonme dana TAbyssiaie.
130 POPULATIOHS BABBAWBS, TOTAGBS,
succéda en 1810, éteadit son pouvoir sur 111e eoUère, qui,
aussi grande que la France , n*a pas plus de cinq millions d*lia-
bitants de toute couleur. S^étant converti à la foi , mais sans
changer de moeurs , il abolit cependant la traite des esclaves et
rinfanticide superstitieux. Mais Ranavalona, son successeur
( 182B], ayant renié la foi chrétienne, exclut tous les étrangen,
et principalement les Français.
Pendant la guerre continentale, TAngleterre s'est emparée de
presque toutes les possessions des autres nations. Il n*est resté
aux Français que le gouvernement de Pondichéry et Hle Bour-
bon, défendue par sa seule position. Ils ont occupé depuis
quelques années les Marquises, et Tarchipel de Taîti dans le
grand Océan. La compagnie des Indes hollandaises, si florissante
au seizième siècle, alla en déclinant, et se trouvait en 1730 en dé-
ficit de deux cent trente-trois millions. En 1780, les expéditions
dirigées sur la Hollande tombèrent aux mains des Anglais : ce
qui força la compagnie à suspendre ses payements ; si bien que
les états généraux ordonnèrent une enquête sur sa situation, et
mirent sa ruine en pleine évidence ; sa dissolution fut pronon-
cée en 1808. Le gouvernement prit en main Tadministnition des
colonies , et y envoya comme gouverneur général le maréchal
Daendels. Ferme et vigilant, il rendit aux naturels la liberté du
commerce, mais en augmentant les services corporels indispen-
sables pour établir des routes et des forteresses. Il abolit le ré*
gime ruineux des fermes concédées à des Chinois, qui en tiraient
d'énormes bénéfices par toutes sortes de vexations. Il mit un
frein aiu exactions en assignant aux fonctionnaires des salaires
fixes, et réorganisa toutes les parties de Tadministration, en
même temps qu'il disposa tout pour repousser les agressions des
Anglais. Mais les flottes anglaises interceptaient tous lesconvoisi
de façon qu'au lieu des bénéfices sur lesquels on comptait, on
se trouva en face d'un énorme déficit ; et les princes indigènes,
que Ton avait trop peu ménagés, en profitèrent pour soulever le
pays. Les Anglais finirent par s'emparer de Java en 1811 , et y
organisèrent un gouvernement modelé sur celui que Comwallis
avait établi au Bengale, laissant debout le régime municipal,
tel qu'il existait antérieurement à Tislamisine , et en dépouillant
OOHHEBCB, I2IDUSTHIB, COLONIBS, OBOOBAPHIS. J3i
tous les princes iodigènes de leur autorité. Java fut rendue
en 1814 à la Bollandet qui y maintint le système anglais, nom»
nuuit un chef pour chaque village , et lui donnant à ferme l'ex-
ploitation des terres.
Mais le gouvernement, trouvant le revenu insuflQsant, força
les fermieis de planter des cafiers, et retint à son profit les deux
doqoièiiies de la récolte. U en résulta une oppression intolé-
rable pour les naturels, qui vendirent leur café en contrebande
aux étrangers, surtout aux Chinois.
Quand cette denrée vint à baisser de prix, le gouvernement,
perdant une partie de son revenu, y suppléa par un gros em-
pnmt M taux de neuf pour cent. Ne pouvant plus soutenir la
eoneorreoce contre les Anglais, qui inondaient le pays de leurs
mardModises et accaparaient le café, toutes les maisons de
comoierae se trouvèrent ruinées. Une compagnie, dont le roi
lui-roéoM se fit le chef, se constitua en 1824 pour tenir tète à
une ooneuirence si redoutable; mais le pays tomba d'un mal
dans im autre. Diépo Negoro, l'un des cbe£i indigènes, leva Té*
tmdard de la révolté; les naturels opprimés coururent aux
armes, et engagèrent une lutte à mort ; si bien que la EoUapde,
après avoir dépensé trois cents millions en moins de cinquante
ans, fut à la veille d'abandonner la colonie.
Mais le général van der Bosch, nommé gouverneur en 1830,
sVmpara de Negoro, termina la guerre, et sut asseoir une
administration meilleure que celle dont on avait fait l'essai. U
exigea que chaque commune abandonnât au gouvernement un
cinquième des rizières, pour y cultiver les plantes les plus prisées
en Europe; moyennant quoi il les exempta de tout impdt et de
toute corvée , et même leur assura une part dans les bénéfices
de cette combinaison. Il établit en outre des ateliers avec des
ouvriers , pour faire la récolte et les préparations sous des che&
' indigènes ; il parvint à vaincre par l'appât du gain la répugnance
des naturels pour le travail. L'exemple les engagea bientôt a
cultiver pour leur propre compte, et à vendre leurs produits à
la compagnie, qui arriva à amortir une bonne partie de ses
dettes , et le transport des denrées ranima aussi la navigation.
Gr5ce aux Chinois, méprisés comme les juift, ®t pourtant ïwàish
11
IM POPULATIONS BABBAASS, TOYAGIS,
pensables , Java eut bientôt une culture et un eommcree florii-
sant. En 1889 , elle produisit cinquante-six millions de kilo*
grammes de café» quarante millions de sucre, suixante-hoit
mille d*indigo; et comme le monopole y est aboli , tout bâti-
ment y est admis en payant un droit. La capitale de IHe est
régulière, propre, active comme les dtés tabllandalses, et riuti
de végétation comme celles de l'Asie; mais le climat tœ oen
qui vont y chercher la richesse.
Les deux extrémités de l'Asie sont occupées par l'empire indo*
britannique et par l'empire russe, entre lesquels s'étend Hai-
mense territoire central , qui, dirais la soumissioii des Éleudics,
appartient en totalité à la Chine. Ainsi, ces deux pays ne eom-
muniquent que par les basses régions de la Bactriane à l'extrê-
mité sud-ouest, par les plateaux do lac Aral et le rivage erieatal
de la mer Caspienne. Les convulsions de l'Asie centrale oot
poussé jadis les peuples de ces contrées sur TEurope, dont ib
ont ebangé la fince; mais aijyourd'bui le péril n'existe plus; sans
être arrivée à l'unité social^ l'Asie commence à r^ler ses mou-
vements, elle est moins étrangère aux idées d'ordre et de tn-
vail , elle perd de ses habitudes violentes : c'est une oeuvre à la*
laquelle bi Rusrie et la Chine ont concouru. Au Tibet , plv à»
cent mille individus mâles vivent dans les couvents bouddhistes,
dont la règle est très-douce ; les autres adoptent l'existence des
Cosaques russes; et comme le voisinage de deux empires puis-
sants leur permet moins de se livrer au pillage, ils sont em-
ployés à en garder les frtmtières , à fournir des escortes aux
caravanes, à servir d'éclaireurs dans les guerres. Les tribus ou
bandes qui se sont maintenues indépendantes sont toutes ea ri*
valité entre elles, et s'affaiblissent conséquemmenL Elles soot
d'ailleurs divisées en deux grandes catégories par le désert de
Cobi : celles do cAté du midi , qui gardent la frontière de la
Chine contre la Russie, ont abandonné leurs coutumes sauva-
ges; elles cherchent à obtenir des fiiveurs, des privilèges, et
servent à maintenir les oonununicatlons commerciales entre les
deux extrémités du Céleste Empire. C'est de lui que dépend no-
minalement la grande horde des Kirgbises, éublieà l'oocidcst
de la nxoungarie, tandis que la petite et la moyenne relèveal
OOMMBBCB, IHIHJSTBIBt COLOIIIBB, gAoGBAPHIB. 123
delaRottie; des tempêtes de neiges « qui durent sonrent trois
jours entiers s portent la désolation parmi ces peuplades.
Les oonirées qui ont pris tour à tour, des différents peuples
qsi 8*y sont suceédé en si grand nombre , les noms de Scythie ,
de Baetriane, de Sogdiane, Transoxiane, Touran, Grande-Bon-
karie, Tuikestan, sont comprises entre Fempire russe, les dé*
peadanees occidentales de la Chine, et les hordes des Kirghises*
Les Turcs-Usbeeks, qui y domment, n*d)éissent plus à un chef
amque; ils sont divisés, sous une foule de khans très-inégaux
ea forces , Turcs pour la plupart. Nous avons vu récemment le
khan de KJbiva causer de graves embarras à Tempire russe. Le
khan de Boukhara, le plus important de tous , possède les meil*
leuies campagnes, où croissent des mûriers et des céréales en
abondance ; mais le dixième du sol à peine est cultivé. La capi*
taie, où se pressent péle-méle des Turcs, des Usbeks, des Persans,
des A%hans, des Kalmouks , n'est plus ki florissante métropole
des Sananides , mais c'est encore un des centres de Finstruction
musulmane; dix mille étudiants y consument leur jeunesse sur
le Koran et sur ses commentateurs. Samarcande , Tancienne
résidence de Tamerlan, est vide d'habitants ; Balkh , sur l'Oxus ,
autrefois la demeure des rois bactriens et la patrie de Zoroastre,
qui serrait d'éch^e entre l'Orient et l'Occident pour le corn-
nieree de la moyenne Asie, compte à peine deux mille habitants,
parce que les eaux , amenées par dix-huit aqueducs magnifiques,
ioondent la campagne et y exhalent des vapeurs méphitiques. Le
khan , maître absolu comme tous les chefs turcs , fût tour à
tour des guerres sans profit ou des traités de paix avec la Chine,
ainsi qu'avec ses voisins du Kaboul , de Khiva , de Kundouz.
Les hal>itants de ces vastes contrées se livrent à un commerce
aedf , trafiquant jusqu'avec l'Indoustan par le Kachemyr. Le
Kaboul aeul est traversé tous les ans par plus de deux mille
chameaux; d'autres se dirigent par Balkh, Kashgar, Yergend ,
•
' Ea ISS7, OB de œs oongVM de neige, qv'on appelle barantt chaesa
nn Saimtov les troupetax de la horde intérfeiire, entre TOural méri-
dkwal ei le Volga, et il y périt 2S0,000 dievaux, 30,000 bète« à cornes,
10,000 chameaux, et plus d'un million de moutons. ( HcnaouiT. )
124 POPULATIONS BABBABSS, T0TAGB8,
vers la Chine, d*où Boukhara seule tira en 1SS9, selon k
voyageur Bûmes, neuf cent cinquante charges de thé. I>es
chargements considérables d'opium , expédiés de Perse dans le
GélesteEmpîre, traversent également Boukhara.
Ces grandes invasions qui ont fait jadis trembler FEorope
sont devenues impossibles aujourd'hui , grâces aux divisioiis
politiques de ces contrées, où les populations se sont raréfiées
par le manque de subsistances : ainsi les difficultés même y
viennent en aide aux premiers pas de la civilisation , et aux re>
lations pacifiques introduites par la Chine et la Russie.
Les peuples occidentaux de l'Asie, ces guerriers sans frein
naguère , prennent, comme les Cosaques , des habitudes séden*
taires : les populations se groupent dans les villes et se fixent sur
le sol ; et bien que ces Afghans, ces Usbecks et ces TurkomaDS
soient fort loin de la discipline européenne, ils ont renoncé aoi
habitudes désordonnées des hordes primitives. La Tartane,
d'où sortirent les dévastateurs de l'Asie et de l'Europe, reo-
ferme maintenant un grand nombre de populations que le boud-
dhisme a pacifiées. Des caravanes russes traversent les steppes
des Kirghlses , le Turkestan ,'Khiva, la Turkomanie ; la Russie
y envoie des négociateurs, et, à leur suite , des géomètres, des
naturalistes. Tout enfin annonce que l'Asie est destinée à passer
un jour sous la domination ou au moins sous le protcetont
des Européens. L'Europe , comme une souveraine qui veut re-
connaître les pays soumis à son obéissance , s'en va visiter ses
anciennes conquêtes et en préparer de nouvelles , parfois dans
le pur intérêt de la science et de la vérité.
L'ère de la navigation scientifique fut inaugurée par le célèbre
Cook (1769). Il avait été choisi pour commander le na?ire expé*
dié dans Tautre hémisphère à l'effet d'observer le passage de
Vénus sur le disque du soleil. L'expédition se rendît à Taïti,
que l'on avait signalé comme le point le plus ftvorable à ses
observations. Tandis que les savants contemplaient le ciel,
Cook portait ses regards sur la terre, reconnaissant ou déeoo-
vrant de nouvelles lies dans la mer du Sud. Ame de feu dans on
corps de fer , hardi à concevoir, résolu dans l'action, fécond en
expédients , indomptable dans les traverses , il réprimait la
COMMEECB, INDUSTAIB, C0I.0NIE8, OtiOOBAPHIB. I2S
BMitinerie de ses équipages avec un impérieux sang-froid, assez
Toisin souvent de la cruauté.
SùD voyage auKHir de la Nouvelle-Zélande détruisit l'opiniou
qa*dle faisait partie d'une vaste terre australe. Beaucoup néan-
moins s'obstinaient à croire à un continent méridional. Pour
8*ai assurer, une nouvelle expédition fut entreprise ; et Cook par-
tit avec les deux bâtiments la Résolution et l'Aventure (1772).
Ua întér^ universel accompagna ce grand voyageur , député,
pov ainsi dire, par toute l'Europe pour porter ses arts à ces
peuplades sauvais, et réparer, à Faide du christianisme les
cnmes de Pizarre et de Yalverde. Grand nombre de savants rac-
compagnaient : Banks, Green, Sparrmao, Solander, Ander-
SQu. C'était une académie qui tenait ses séances sur deux
frégates. Cook passa en serpentant à travers un archipel mal
imiiqiié jusqu'alors, et qu'il appela les NouveUes-Hébrides; il
povsa ensuite vers d'autres terres auxquelles il donna le nom
de Sandwich, les plus méridionales que Ton eût encore visitées,
lûBtes couvertes de glace. Après avoir couru plus de vingt mille
lieues marines au delà du cap de Bonne-Espérance, il revint
€Q Angleterre après une absence de trois ans.
L'idée d'un grand continent austral une fois abandonnée ( à
moins de le supposer relégué à de telles profondeurs dans le
pèle sud qu'on n'en pourrait rien espérer en fait de richesses ni
de colonies), il restait encore douteux s'il existait un passage
antre les mers au nord-ouest. Le gouvernement anglais proposa
vingt mille livres sterling. à qui le découvrirait. Cook s'offrit
poar cette expédition (1776). U chargea sur ses navires des bes-
tiaux qu'il destinait aux îles du Sud, et reparut de nouveau sur
(et aneien théâtre de sa gloire, où il laissa ses présents. Il re-
monta ensuite vers le nord, pour y rechercher le passage : il tou-
cha à Textrémité la plus orientale du contineot américain, séparé
à peine de TAsie par une distance de treize lieues ; et il vérifia
la laigeur du détroit de Behring* Il lui fallut reculer devant les
ghees; et, toumantses voiles vers le pôle antarctique, il traversa
use moitié du g^be , visita de nouveau les lies Sandwich, où il
reçut d'abord lejneilleu^ accueil. Mais, voulant réprimer l'invin-
cible penchant ^ ces peuples au vol , il provoqua la colère de
u.
136 POPULATIOKS BABBABfitf YOYAGBS,
ces fauvages, qui regorgerait, et oatngèrent le cadam de
l'homme qu'ils avaient révéré comme un demi-dieu.
Gook fut médiocrement heureux en ftit de déoouvertei; car
ses voyages répondirent négativement à deux questioiis que la
expéditions postérieures ont résolues affirmativement. Sa re-
nommée cependant fut immense, et elle taX méritée; car il ex-
plora plus de pays qu'aucun de ceux qui Pavaient devaneé. Son
mérite particulier fut le soin qu'il donna à la santé de ses éqai*
pages, dans des campagnes où il les transportait deux ou tnà
fois de la ligne aux deux pôles. Il rendit compte des détails et
ses expéditions dans des relations simples, qui poftent le cadMt
de la vérité. On n*avait pas encore lu de roman qui attachât
plus que de semblables récits, où Ton voit les soins qu'il preaatt
de ses compagnons, son habileté patiente pour adoudr llrâmeor
des sauvages, et la civilisation européenne prenant posseaioB
d'un monde qui s'élargissait pour en recevoir les fruits, fl monrot
sur le champ de bataille ; et sa mort 6t oublier les torts du sea-
timent jaloux qui le poussait à changer la dénomination des
terres déjà découvertes par les Français et les Hoibndais.
Gook avait pris à eoeur particulièrement la If ouvelle-HoUaiidi
comme une terre féconde et riche, ce qui engagea le^gouver-
nement anglais à y ft>nder la colonie de Botany*Bay. Le«a|ii-
taine Philips ( 1783 ), expédié dans ce but, trouva la position de
Port-Jakson plus favorable ; et la colonie, quoique composée
en grande partie de malftiiteurs , ne tarda pas à prospérer. I>e
là des explorations hardies furent poussées sur les cdtes voisinei,
où Ton forma des établissements qui purent feamîr de l'caaet
des havres pour la chasse aux phoques.
Ainsi l'attention se reportait sur des pays que pendant deox
siècles l'Europe avait oubliés, et l'on donna le nom d^Oeéaaie à
cette cinquième partie du monde, en y comprenant le ooiitiDeat
de l'Australie et les lies. Cette moitié de la surface du globe était
habitée seulement par 25 millions d'individus : moitié de la terre
très-intéressante pour l'étude de la nature comme pour eeHe
de Thomme; où toutes les races semblent s'être donné readei*
vous, depuis l'albinos jusqu'au nègre, depuis le géant jusqa'ae
(!> gmée ; où la société patriarcaile oofodoie les trAus «Qthfo*
GOMItUIGBY IHftUftTBIl, COLOlfIBS, OBOOBAPRIB. 127
po|iliagcB; où des natàonB d^nne eifilisatioa aneieDne toochent
atepenples cnfmti. Lanature, oomme une insulta à l'espèce
famne, y • miBles idoB intelligents des singes à e6lé des plus
idiots CDtre les hommes; une riante fégétation y contraste avec
1» miDes occasionnées par les volcans ; on y voit les animaux
et les végétaux les plus étranges , une mer tranquille agitée
toutàeoop perdes ouragans et des trombes épouvantables; des
templea d*nne antiiiulté immémoriale, et des Ilots sortis d*hier
du sein des flots. Les formes de gouvernement offrent la même
variété: id latrâm, plus loin la monareUe, variété à laqudle se
joint celle des conquérants qui y dominent ou y ont dominé,
Anglais, Portugais, Espagnols, Hdlandais, Américains. Quant
à la Ptranee , qui a en dans ces découvertes une si large part ,
fl ne hd an reste rien.
Hais ee qui est plus merveilleux encore, s*il est possible,
c'est de contempler, dans ces régions, le travail de la nature, à
Bssnreqa'elleconstrult de nouvelles terres. Des coraux et des
madiépoiuB éèèvent du fond de la mer leurs noiUe rameaux, les
oitielacent de manière à en faire un obstacle Insurmontable aux
fipégates elles*mêines, et finissent par entourer d'une ddture une
certaine étendue d'eau qui, bientôt remplie par les dép4ts ma-
rins et par d'autres polypes, derient une lie. Cest ainsi qu'on
en voit apparaître de nouvelles chaque année; quelques-unes
f^dèventdéjà mijestueusement au-dessus de la mer, changées
CB un eol fertile ; d'autres se montrent à peine à fleur d'eau,
revêtues seulement du gracieux feuillage du pondanus odorant,
qui oCfre aux naufragés qui s'y trouvent jetés le lit et la nourri*
ture. Celles-ci se cachent commeun piège sous les eaux ; celles-là
se dressent perpendiculairement du sein d'abtmes dont la sonde
tt'aUsHit pas le fond. Ailleurs ces rescift de corail créent des
baies et des anses autour des aneiennes fles, ou obstruent celles
qui existent ; et peut-être le temps viendrait- il qu'étendant leurs
tamlflcations d*!le en fie, ils transformeront en un vaste conti-
nent cet immoise drohipel.
Les voyages récents ont prouvé qu'il existe dans les ties de
rooéanîe un système de langues, dont on a esuyé de rapporter
à une langue générale antérieure les nombreuses ressemblances :
128 ^ POPULATIONS BABBABE8, TOTAOBS,
langue qui aurait laissé des traces sur des pcniits très-éleigDés
les uns des autres, dont les Idiomes offrent autant de rapports
qu*en auraient les dialectes de provinces cootiguës^ tandis que
ceux des points intermédiaires en diffèrent considéiableineDt
La linguistique a ainsi rapproché des peuples entre lesquels on
n^aperçoit pas d*autre lien , et qui se trouvent disséminés sur
quatre-vingt-dix degrés de longitude. Le plus grand orientaliste
de notre époque, Guillaume de Humboldt, a poussé très-loîa
l'étude de ces langues; et dans son ouvrage posthume sur le
ka vi , langue liturgique et littéraire des anciens Javanais, il
poursuit les affinités et les développements de toutes les langues
océaniennes, non par curiosité de grammairien, mais pour ùin
connaître toute la variété des formes de la pensée, et ajouter à
Tintelligence des monuments et des traditions. Gomme Guil-
laume Schlege! , son émule en savoir et en sagacité, il ne Unité
pas la comparaison des langues aux mots seuls; mais, sans né-
gliger ceux-ci, il examine tous les rapports des formes gran-
maticales. Il arrive de la sorte à constituer cinq groupes de
langues : le malais et le javanais, Tidiome des Gélèbes, oelui
•de Madagascar, celui des Philippines et de Formose; enfin le
dernier, comprenant les langues de la Polynésie orientale, dont
les dialectes principaux sont ceux des ties Tonga, Sandvich, de
la Nouvelle-Zélande, et de Taîti.
La grande tle ou le continent de la MouveUe-Hollande offre ua
aspect^ stérile et monotone, habitée par une race noirAtoeaus
formes grêles. Les animaux et les plantes y semblent cQntr^
•dire nos idées et nos classifications. Là, daos un sable aride,
s'élèvent des arbres gigantesques; les orties et les fougères jr
rivaliseraient avee nos chênes ; mais on feuillage rude et blaa-
diâtre y remplace la riante verdure de nos forêts. Là maoqueat
tous les fruits qui sont ailleurs la nourriturcde TlHunaie; let
.Mimaia qui vivent sur la terre y sont rares, tandis que les oi-
aeaux et les plus beaux coquillages y abondent, le chica seul y
vit à rétat domestique ; le cygne y est noir ; un autre aniaisl
{d'ornitk0rinçue)y tient tout ensemble du quadrupède, du rep-
tile, du poisson et de Toiseau. On trouve dans ce pays ua volein
qui jette des fiammes, mais point délave; de grands fleuves
OOMMBBCXt IRDUSTBIB, COIiOllIBS, OÉOOftAPHIB. 129
ae préainlmt des montagoes, mais ilg se réduisent à un fliel
(Teao avant d'arri?er à la mer. Là les montagnes n'ont point de
vallées, et sous ee elîmat favorisé da ciel vit une race dégénérée
qui mérite à peine Je nom d'hommes. Difformes et faibles de
eerps, sans notion d'aucun art ni de la prosnriété, ces naturels
vifcnt abandonnés à de grossières superstitions.
On ignore comment se sont peupléi» les innombrables petites
Iles de la Iflicronésie semées sur la vaste étendue de TOoéau :
les uns en font remonter l'origine aux Phéniciens « les autres
aux Japonais , ceux-ci aux habitants de Java ; ceux-là les consi*
dèreat comme les restes d'un grand continent submergé. L'u-
nité de leur origine , outre la conformité de langue dont nous
avons parlé, se trouve établie par certaines coutumes générales
ea debors des besoins naturels, et par certaines analogies de
euhe. 11 semblerait qu'à une race primitive d'autres sont venus
slneorporer, lesquelles, possédant des droits à des degrés divers,
ont constitué différentes castes. Le plus grand nombre de ces
groupes obéit à des rois qui commandent à d'autres chefs. Ils
difièrent de religion, mais tous croient à la Divinité, un grand
nombre d'entre eux à la trinité> à la vie future, et à rexpiatioa;
ils ont sur la cosmogonie les idées les plus bizarres, et qui varient
à TinGni. Quelques-uns offrent à Dieu les prémices des biens de
la terre; le plus grand nombre croit l'apaiser par des sacri-
fices humains, en torturant leurs victimes sur les marches de
leur moral, autels et tombeaux autour desquels ils se réunissent
comme les druides gaulois autour de leurs dolmens. Ils célè-
brent la victoire en mangeant leurs ennemis. A la Nouvelle
Uollande, on sacrifie des hommes au génie du mal. La famille
est-elle trop nombreuse? la mère pose le doigt sur la fontanelle
de son. nouveau-né, et le tue. Us trouvent naturel de se manger
eutre eux parce que les poissons et les autres bêtes en font autant ;
oiais ils dévorent leurs ennemis encore plus volontiers , parce
qu'ils supposent qu'en détruisant le corps ils détruisent aussi
l'âme, qui vient alors augmenter la leur. Tous ces effets de la
iopentition sont d'autant plus étranges, que les Polynésiens sont
par caractère pacifiques et doux. •
Le docteur Chamisso, Uuperré, d'Urville, ainsi que les Russes
110 MV0I.ÂTI01IS BAMBABI8, TOVIOIB,
Ltttko et Blartins, portèrent saeceerivanent la himièra nr Pv-
cfaipel des Carolines. Ce fut en rhonneor du roi Gharki n qw
ee nom leur fut donné par rEtpognol Lorenxo, qnl le preoiMr dé-
eouvrit une deoes ttesen 1068; les Toyageon qoi Tinrent aprii
lui en virent d'autres auxquelles ils appliquèrent le mtee non,
pensant que c'était toujours la même. Bientôt les mîssionnaira
accoururent de Manille, et firent mieux oonnattre ees groupa;
mais ils réussirent peu dans leurs efforts pouryûiiredesoonw*
aions. Cet archipel resta oublié jusqu'au moment où tÂntUope^
navire de la compagnie anglaise, commandé par Henri Wifara,
se brisa sur les rochers des tles Pelew (1793). Quand la tempête
œssa et que le jour reparut, ils aperçurent la terre, et, se jetasl
dans les chaloupes et sur des radeaux, ils Tatteignirent. Cétait
une tie déserte, soumise au roi Pelew, qui envoya du monde es
aide à ces naufragés, si bien qu'il s'ensuivit des rapports d'aailtié,
au milieu de Tétonnement qu'ils se causaient réelproquenieot
Les Européens secoururent ce roi contre ses ennemis ;paîi
ils réussirent à construire un bâtiment sur lequel ils partirent
Le fils du roi voulut les suivre ; il se fit instruire à Londrei,
où il mourut de la petite vérole.
Le naufrage du Mentor, bâtiment américain, fit ooooattra
les tles Martz, Chiangle, Lord-North et des Martyrs. Quant toi
Carolines proprement dites, Martine, Morrell et dlJrville ci
parlent comme de pays enchanteurs pour leur climat, peoplâ
d'une race belle, industrieuse et vaillante, remplie d'égards d^
lieats envers les femmes, et étrangère à ces mœurs lasctves qui
paraissent générales dans l'océan Pacifique. Leurs tissus se fout
remarquer par leur finesse.
Il serait trop long de redire les aventures bizarres par suite
desquelles tantôt un bâtiment perdu, tantôt un baleinier, taa-
tôt un naufragé, amenèrent la découverte de pays qui avaient
échappé aux recherches attentives des expéditions les miesK
combinées. Ainsi en 1785 le capitaine d'un navire de la compa-
gnie des Indes, ayant jeté l'ancre au port de Penang pour iàtt
eau, fîit aperçu par la fille du roi, qui s'en aHa prier son pèn
de le lui donner pour mari, fille obtmt ee qn*éUe aoobaitsit;
rae luifut aceordéepour dot, et Theureux marin la vendit trente
COMJnBCB» INDUgnil, GOLOmiB, 6i06BAPHlJK. 131
»
flûfle lifics storUng à la compagnie des Indes, qui lui donna lé
nom de Prince de Galles, et en fit son principal entrepôt pour
la eommefee de ropiam.Bateman, en se rendant de la terre de
Tan-Diénien an port Philips, trouva chez les naturels certains
vestiges de nos connaissances et de nos arts; il en devina la cause
quand il rencontra un blanc qui, abandonné là depuis 1808 ,
avait féea près de quarante ans parmi les indigènes, à qui il
avait ap^is, nouveau Robînson, ce qu*il savait des arts de
PEurope.
Les tien de la Société ont été décrites par beaucoup de voya-
geon: la nature y est riante, les mœurs y sont douces et aima<*
blés, leaol y est fécond. Les poètes et les romanciers ont célébré
les habitiides enjouées et hospitaltères des habitants de Tafti,
cette rdne de roeéan Pacifique, Les colons anglais, informés
des iaoïneiiees ressources que l'arbre à pain pouvait offrir, de-
nandènot au gouvernement de leur en procurer. Le lieute*
natt Blig fut en conséquence expédié à Taîti ( 1787) où il en
embarqua plus de mille pieds , avee autant d'eau qu'il en
laBaitpoar les arroser; mais son équipage révolté l'abandonna
eo nm dans une chaloupe, avec dix-neuf hommes qui lui
étaientrestés fidèles. Sans perdre courage, il continua sa route,
nt résister à toutes les souffiranees de sa position ; et après un
tiajet de douze cents lieues, il atteignit Coupang, dans If le de
Timor, où le gouverneur hollandais lui fit l'accueil que méri-
tttcat son infortune et sa constanée. De retour en Angleterre,
Blig y obtint justice, et fut promu au commandement d'une
nouvelle expédition qui arriva en huit mois à Talti. Il réussit
à faire un nouveau chargement; et deux ans après il était de
retour en Angleterre, sans avoir perdu un seul homme de son
équipage. Ijbs colons anglais obtinrent ainsi cet arbre précieux ;
mais ils n'en tirèrent pas tous les avantages qu'ils en espéraient,
rar les esclaves à l'alimentation desquels ils le destinaient pré-
fèrent h son firuit celui du bananier.
Vingt ans après le voyage de Gook, Vancouver vinta la volup-
toeuse Taîti ; mais , au lieu de ses beaux et joyeux habitants, il
n*y trouva qu'une population livide, décharnée, en proie aux
guerres dviles. Cest ainsi qu'ils s'étaient modifiés par le oontact
193 POPDLlTIOlfS BASBABBS, TOYAOSS,
des Européens. Celte simplicité naïve qui avait tant charmé les
premiers navigateurs avait dispara tout à fiiit ; et la feinte, Ti-
vidité, fruits de la civilisation, s'étaient introdoites pmni eux
avant les vertus qui y mettent un frein . Les besoins s'étaient a^
crus, mais non les moyens de les satisfaire ; la raoe s'était altém
par l'effet des maladies importées dans le pays ; et lorsque Cook
y comptait cent mille habitants, Forster cent quarante-cinq
mille , les missionnaires n'en portaient plus le nonâbre qu'à sept
mide en 1828. Ils rafifolent aujourd'hui des armes et des W^
inents de TEurope : peu leur importe qu'ils soient en haltloBS,
usés ou neufs, trop larges ou tropétroits^d'hommeoudefemne,
de juge ou d'arlequin : aussi les matelots mettant à cootrilntioo
nos boutiques de fripiers pour le trafic, on a vu les Taitiensseï»
vaner dans l'accoutrement le plus étrange qu'on puisse imagioer.
L'introduction du christianisme a aussi produit bien des chut-
gements dans ce pays. Les missionnaires avaient aowné avec
eux un cheval qui émerveilla les naturels, comme l'avait déjà
fait celui de Cook; ils firent aussi venir une presse ; et, en 1817,
le roi en personne voulut tirer les premières feuilles de l'Évas*
gîle de saint Luc, traduit dans la langue indigène : ce fiitune
fête et on étonnement pour tout le pays. Taîti, en 1823, t'eti
déclarée indépendante des Anglais ; et elle est gouvernée par va»
reine du nom de Pomaré. Les missionnaires y ont conservé de
Tinfluence.
Les missions rencontrèrent plus d'obstacles dana la NouveHe-
Zélande , en raison de la discorde qui existait entre les cbeft et
l'orgueil qui caractérise ces populations; elles sont, do reste,
très-courageuses, très^actives, et très-propres au service à bord
des navires. Ces indigènes font trafic de leurs boia de coBStra^
tioQ et de leurs chanvres, qui sont excellents; et l'habitude du
travail finira sans doute par modérer leur humeur indomptable.
La Grande-Bretagne, impuissante à nourrir hi populatioD
de ses trois royaumes , prend soin de lui trouver des déboochés
au dehors. Elle a déjà formé beaucoup d'établissements, colonisé
sur plusieurs points la Nouvelle-Zékmde , les divers archipels
de la Polynésie; elle travaille à se rendre mattvesse de toute
In Nouvelle Hollande. Une compagnie sud-australiCDoe s'est
COMMEBCB, llfOUSTBIS, COLOfilBS, GÉOG^APHIB. 1S3
■
fonnée dans ce but; elle a fait choix pour ses opérations d'un
territoire aux environs de Port-Lincoln, qui n*a pas moins de
quatre eent vingt milles carrés , et où les transports sont faciles.
Afin de prévenir les désordres qui auraient pu résulter d'une
mauvaise répartition des terres, le sol entier a été déclaré pro-
priété publique : personne ne peut en obtenir à titre gratuit ;
ehaam ainsi n'en prend que ce qu'il peut exploiter, et l'argent
que produisent les ventes sert à payer le passage des émigrants.
An lieu d'enfermer les délinquants dans des prisons où ils
achèvent de se corrompre, on a reconnu que mieux vaut les
transporter sur des rivages éloignés, où, cette déplorable tra-
ditioQ de crime et d'infamie qui conduit quelquefois à de nou-
veaux méfaits une fois rompue, on y voit le voleur, le meurtrier,
l'impudique devenir lescheCs d'une famille honnête. Les Russes
ont, pour cela, la Sibérie; l'Espagne, les Présidios d'Afrique;
le Portugal et la Hollande ont le Mozambique et les Indes. En
Angleterre, où le roi jure à son couronnement de faire exécu"
ter la justice avec miséricorde, la peine de mort peut toujours
être commuée ; il est donc important d'avoir un lieu de dépor-
tation. Lorsque l'Angleterre perdit l'Amérique , on songea à le
chercher en Afrique ; mais Banks fit préférer Botany-Bay , dans
la Nouvelle-Hollande : onze bâtiments y portèrent sept cent
soixante convicts ou condamnés , un certain nombre de colons
libres , quelques soldats , des magistrats , avec les approvision-
nements nécessaires. Mais on ne trouva pas dans ce lieu tout
ce que promettait la richesse végétale du sol ; la colonie fut
doue transférée à Parramata (1784), et bientôt le port Jackson
et la ville de Sidney acquirent une grande prospérité. Le gou-
vernement transporte à ses frais des condamnés , qui , dans ce
pays lointain , n'ont ni à rougir en présence les uns des autres,
ni l'espoir de déserter. Arrivés là , ils sont mis au service des
colons libres; les uns se comportent bien , et se relèvent mora-
lement; d'autres se mettent à battre les bois {bushrranger)i
cependant une espèce d'opprobre pèse sur ces condamnés, même
après l'expiation de la peine ; aussi ne vont-ils jamais de pair
avec les autres habitants.
Les progrès de la Nouvelle-Galles méridionale furent plus
Î2
1S4 FOraLàTIORt BAlBABia, TOTAfttt,
rapides que ne le ftirent JamaiB ceux d'auomi empire* Fondée n
1788, mise aussitôt en culture, elle avait des représentatioDi
théâtrales en 1706. Elle avait un founial en 1808; un reecDie-
ment y fut ûdt en 1810, et Ton donna des noms aux rues de
Sidney, qui compte déjà seize mille âmes >. Le pays a dei
routes , des bateaux à vapeur', des foires , cent mille tâes de
gros bétail , deux cent mille moutons , plusieurs millieis de che-
vaux, des brasseries, des pompes à feu , une société d*agnciil-
ture, et un commerce acdf. On y a établi (35 mai 1843) Té-
clairage au gax, qui manque à tant de capitales de rEarope,
et que ne possède encore aucune ville de 1* Asie et de rOoésaie ;
et cependant il existe encore des gens qui se souvienneot d'j
avoir vu construire la première cabane.
L* Angleterre établit partout dans ce monde nouveau des
comptoirs, en attendant le moment d*en devenir maîtresse. Lo
voyages de Flinders (H08-1808) , qui dépassèrent, en fait d*au-
daceet d*aventures, tout ce que Timagination peut inventer,
firent connaître tout le contour de la terre de Van^DîéflieD , qui
est peuplée aujourd'hui de condamnés : ce sont des cultivateon
infatigables, qui en moins de quarante années ont fût ftdre à li
culture de grands progrès. Ils ont réussi de même en soixante
dix années dans la NouveUe-Galles , dans cette tâche à laquelle
n^aurait pas suffi le double de travailleurs ordinaires.
En 1818 , le commandant William Smith trouva, sous le 63*
de latitude sud, une cAte où abondaient les veaux marins, dont
on allait précédemment chercher les peaux dans le nord. Elle
reçut le nom de Nouvelle-Shetland ; et Ton estime qu*îl y fut
tué, dans les années 1821 et 1832 , trois cent vingt mille de
ces phoques , dont on tira quelques milliers de banques d*bnile.
Ils étaient si tranquilles qu'ils ne bougeaient pas tandis qa*0B
* La ville de Sidaey compte aDjoiird'Iiui 60,000 Ames ; quoi aox
troupeau Xy le nombre en est devenu incalculable; et les moutons, doal
les laines sont enrore le commerce le plus important de ces régioBs» s'y
comptent à cette beure par millions. La découverte récente ( 1851 ) de
mines d*or dans P Australie y a porté la perturlMtion dans rindusirie
agricole et dans toutes les branches de commerce , que les tnvaiUeert
ont déserté, pour se Jeter vers la contrée aurifère. ( A«. B. )
COMMIICI, IUDUSTUS, COLOAIBS, QAooaAPBII. 135
en tuait d'aatns auprès d'eux; mais on ne rot pas mime
épatgoer les femelles , de sorte que ee riche produit fut bientôt
épuisé.
La Géorgie , où Gook aborda en 1771 , après d'autres usTiga-
teurs, procura aussi de grands profits au commerce anglais. On
calcule , en effet , qu'on en tira vingt mille bariques d'huile et
1,300,000 peaux de phoques. 11 faut citer également llle du Dé-
sespoir. Plus de trois cents marins furent employés chaque
année dans les seuls parages de ces deux pays ; mais elles ne
tardèrent pas non plus à être épinsées oitièrement.
La Russie cherche à ri?aliser avec l'Angleterre et à s'établir
dans les parties élevées de l'Australie « d'où ses bâtiments font
voile pour les États-Unis, le Japon et la Chine. Les Américains
do nord se montrent aussi fréquemment dans les mers austra-
les , où ils échangent contre des perles l'huile de coco, les ra-
cines de iaro, des chiens , des porcs et des volailles, des tissus
decotooi des quincailleries et des ustensiles enfer.
Aujourd'hui les îles de la Polynésie sont fréquentées sajrtout
pour la pèche de la baleine , pour le bois de sandal et les pelle-
teriea de la cdte nord-ouest d'Amérique ; les marchands sont
dans rhabitude d'hiverner dans ces lies et de s'y ravitailler,
pour retourner à la belle saison en Amérique , afin de complé-
ter leur voyage. Voyant les armes à feu recherchées des Poly-
nésiens, ils en apportèrent à foison pour les échanger contre
des denrées, sans songer aux conséquences. Il en résulta que ces
inrolaires devinrent redoutables; ils ont déjà capturé quelques
bâtiments; ils se comportent avec plus d'audace et de violenoe,
tandis qulls inclinaient auparavant vers les améliorations so-
ciales.
Gomme la pêche des phoques ne suffirait pas toujours pour
couvrir les dépenses des expéditions, les patrons anglais passent
des marchés avec le gouvernement pour transporter dans ces
contrées les condamnés et les émigrants. Us déposent leurs pê-
cheon sur quelque tle déserte , débarquent les déportés , et re-
vivent le prix de leur fret en traites sur Londies; et, après
avoir fait quelques afibires avee les insulaires du Sud , ils vont
reprendre les pécheuis où ils les ont laissés, font voile pour
136 POPULlTIOHtf BABBABBS, TOTAOBS,
Canton, où ils Tendent leurs pelleteries, négocient les traites
qu'ils ont reçues sur Londres , et chtf|;ent pour l'Europe d»
marchandises de la Chine.
Les Français , sous Louis XVI , jaloux de rivaliser avee TAn-
gleterre dans le vaste champ des découvertes, et de donner la
solution du problème, confièrent à Tintrépide et généreux la
Pérouse la tâche de dissiper les nuages qui couvraient encore
la géographie maritime ■; ce fut le roi lui-même qui traça de
sa propre main les instructions pour ce voyage : les sollicitudes
philanthrophiques de ce temps sont admirablement caractérisées
par le passage suivant : « Si des circonstances impérieuses, que
« la prudence ne peut prévoir, contraignaient M. de la Pérouse
> La navigation aussi payait son tribal de découvertes à ce siècle, en-
traîné sur toutes les pentes de Tlnconnu. La Pérouse faisait, oomise
marin , ce que faisaient Turgot dans la politique, Mongolfier, LaTobiêf
dans la science , et Mesmer lui-même, tout en s'égarant : il étût poussé
par Tesprit du temps au fond des mers lointaines... Ce mouvement,
plus fort que les hommes, va les prendre dans tous les postes qn^ils oc'
cupent , il les emporte en tout sens. Cette unité de tendaDoes te vA
partout; c'était Phenre d'entreprendre, de réformer, de recommeneer
toutes clioses, tant les choses existantes étaient peu dignes des spécQ-
lalions et de TambUion des esprits. Nobles efforts souvent déjouée!
ambition féconde, mais pleine de déceptions I Bien des idées manquè-
rent à Tessai, bien des hommes moururent à la peine; dans ce grand
ébranlement de la vie Immaine, il y eut de l'aventure partout, et, commue
la Pérouse beaucoup ne revinrent pas! Ce courageux marin , déjàUlu^
Iré dans la guerre d'Amérique, partit, en août 1785, pour un voyage
autour du monde-Il devait explorer le grand Océan; on en attendait
de belles découvertes , dans Témulalion qui régnait alors entre les na-
tions maritimes. L'Angleterre venait d'avoir les grandes exploratioBs
^e Cook. La Pérouse découvrit dea lies, des baies, des détroits nou-
veaux, mais sa navigation f^t traversée par toutes. sortes d'accideots;
il donna de ses nouvelles pour la dernière fois en février 1788, et le
dénouement de sa triste expédition resta longtemps caché an milieu
des mers. Le roi avait pris grand intérêt à cette entreprise, dont il arait
écrit de sa main les Instructions. On dit qne le souvenir de sa cruelle
isaue lui revint souvent en mémoire, comme un pressentiment de sa
propre destinée. > ( Au. RmÉs., ffisL de LtnUs XVi. )
COMMBfiCB, mDDSTBIB, COLONIES, GBOGBAPRIB. 137
à Caire usage de la sapériorité de ses forces sur celles des sau
rages pour se procurer les choses nécessaires à la vie , il en
usera avec la plus grande discrétion , et punira avec une ex-
trême rigueur ceux des siens qui transgresseraient ses ordres.
Dans tout autre cas, s'il ne peut obtenir l'amitié des sauvages
par de bons traitements, il cherchera à les contenir par la
crainte et par les menaces : il n'aura recours à la force que
dans un besoin extrême et pour sa propre défense « ou quand
la sûreté des bâtiments et la vie des Français qui lui est coniiée
se trouveraient compromises. Le meilleur résultat de l'expédi-
tioo t BOX yeux de Sa Majesté , sera de n'avoir coûté la vie à
aucun homme. »
Ce fiit à qui parmi les marins et les savants s'embarque-
rait sur les. itères ia Boussole et r Astrolabe (1786). Cette
grande entreprise fut préparée aseo un soin et des précautions
extrêmes. La PârousCt après avoir exploré les archipels de To-
céan PaciGque en vérifiant on en rectifiant les observations des
Anglais, fit voile vers la cdte nord-ouest de l'Amérique; sur la
côte de Tartane , il découvrit le détroit qui porte son nom ,
et qui sépare ces côtes de l'tle de Sakhalien. Il expédia du Kamt-
chatka en France, avec les cartes et la description des pays
explorés, Lesseps, qui traversa le premier l'ancien continent
dans toute sa longueur. De ce moment , on n'eut plus de nou-
velles de Texpédition". Bien que la France fût agitée alors
' Ce ne fat point 14, aor ces oôles de la Tartarie , qve s'arrêtèrent
les Bouvelies de la PérooM ; les dernières sout postérieures de dnq mois.
Après sa relâche au Kamtcbatka , dans le bavre de Saint-Pierre, le
7 novembre I7S7 , où Catherine avait donné Tordre de le recevoir avec
bonneuTt la Pérouae descendit de nooveau vers Hiémisplière austral ,
coupant la ligne pour la troiirième fois. Après avoir visité Tarcliipel
des Haf igaieups dont il compléta la reconnaissance, il relftcba à Maoïma
le 98 décembre. C'est dans cette Ile que fut massacré le vicomte de
Uaele» capitaine de V Astrolabe ^ dent le chevalier de Ckmard prit
après loi le commandement. L^expédition , après avoir découvert ou
r«ooonu plusieurs lies dans Tarchipel des Amis » mouilla à Botany-Uay
le se janvier I7SS. C'est de là que furent datées les dernières nonvell^,
16 février 17S8. L'anûral d'Entrecasteaox^ envoyé è la recherche ri#
198 POPUlkÂTIOnS BABBAIBS, V0Y4GBS,
de tempêtes plus terribles que celles de IX)eéaii, elle expédia
à la recherche de la Pérouse des bâtimeDts sons les ordrès de
ramiral d'Entreeasteaux ; mais ils ne forent gaère plus heureox
que ceux dont ils suivaient les traces.
Les compagnons de Gook avaient, pendant leur séfour an ni-
lieu des mers australes, ramasBé une grande quantité de fourre*
res très-abondantes dms ces parages, plutôt pour leur uige
que dans un antre but; mais comme ces fourmres élaient très-
recherchées des Chinois , ils ne demandèrent pas mieux qoe
de les vendre , et réalisèrent ainsi de gros bénéfloea. On conprit
alors avec quel avantage le commerce pourrait se Cure entre le
nord-ouest de rAmérique et la Chine, où les pelleteries n'arri-
vent qu'après avoir traversé de longues distances et passé paraoe
foule de mains, en commençant par les Russes» qui les r^
çoivent du Kamtchatka; et ce nouveau commerce attira
dans Tocéan Paciûque autant de navires qu'autrefois celui des
épiées.
Les ports de Noutica, qui en devinrent le marché général , fo-
rent bientôt enlevés aux Espagnols par les Anglais, qui com-
prirent comment le cominerce des fourrures pouvait de.là se
faire directement avec la Chine.
I^ capitaine Vancouver fut chargé de relever la ctte nord-
ouest depuis le 80<* Jusqu'au 60<» de latitude (1791-1794), d'où
la Péroute en septembre 179t , ne réussit point dans cette pirtie 4e
M tniittlaà; bmIs les beilei découvertes dont la seienoe géoi^pliiqM
lui AH redevable, l'ont placé an rang des plus mustres navl^iteerf; a
périt dn scorbut à Java, au miMeu de sa eampagae , en Jnlllet 179t.
Oe ae fut que plus de trente ans après, en ISM , que le capihriBe ao'
glals Dilton découvrit par hasard, sur les rèdfe de Mie Vaaihoro, dd
débris de naurnige qui lui semUèrent se rapporter à fespédition de ta Pé-
roose. Le capitaine Dumont d'Drvilfe AK chargé par le graveraesMl
fhia^is de visiter ces lieux, et le réeulUt de son explorstion eooflroii
rtaaetitnde des Mis avMoés par le capitaine Dilion. Les nooil»«i&
débris qa'il rapporta, tels que ancres, canons, instiUBMnts naafiqssi*
qui te voient anjonrdlini dans le Musée naval du Louvre, étsWiun*
rotame un Mt désormais liers de doute que les IM^ates de la PéiooM
ae aatat perdues sur les côtes de Vanikmno. (An. R.)
OOMMSBGB, IHDIÏSTBll, GOLOIIIBS, OfiO«UPHIB. 1S9
fémlu le plus beau travail bydrographîqiie, exécuté sur neuf
oiiUe lieues de côtes.
A partir de cette époque , les coonaissances relatives au nord-
ouest de rAmérique ne firent point de progrès jusqu'en 1816 ,
oà akm le comte de Romanzov fit partir à ses finis le capl-
taine Rotzebue, qui découvrit dans le détroit de Bering une
anae pofor alnriter les vaisseaux , et lui donna son nom; mais il
ne profita pas du temps favorable pour pénétrer dans les mera
polaires. La côtenord-ouest de F Amérique appartient ai:gour-
d*bfri à r Angleterre , à la Russie et aux États-Unis, qui, à peine
émancipés, sentirent rimportance du commerce des pelleteries,
le aeiri objet de trafic redierohé par les Chinois. Il s*accrut
considérablement par Tacquisîtion de la Louisiane ( 1804 ) , que,
sans en eoom^tre llroportance, Napoléon leur vendit pour six
milUona. ils étaient à portée de jogerde retendue deson territoire
sur la rive occidentale du Mississipi, et de sa fertilité; aussi
s'appliquèrent-ils à en tirer tout le parti posstt>le. Jefferson pro-
posa une expédition qui remonterait le Missouri jusqu'à sa souroe,
afin de trouver un passage entre les montagnes à l'ouest, et de
descendre par la Colombie dans l'océan Pacifique ; peu de temps
après. Lavis et Clarke traversèrent les pramlen l'Amérique
septeotrionale , des États-Unis jusqu'à la mer Pacifique. D'au-
tres Toyageun , remontant le Mississii» , reconnurent plosieun
de ses afDuents; d'autres encore traversèrent les montagnes
Roebeuse^enfin, en 1818, le gouvernement lui-même entreprit
une reconnaissance de ses possessions à l'est de ces montagnes
en vue de les fortifier et de les coloniser. L'expédition fat con-
duite par le major Long, accompagné du botaniste James ; et Ile
en rapportèrent, avec des notions précieuses , de nouvelleset-
pèees d'animaux et de végétaux. Le général Cass en dirigea
une autre, dont te but était d'éindier les contrées qui bordent
les possessions britanniques vers la source du Mississipi : ce qui
compléta la reconnaissance des vastes possessions des États-
Unis.
Quant à la région située an nord du lac Supérieur et de la
source du Mississipi , elle est moins connue ; mais les Anglais ,
en fiâsant le commerce de pelleteries , y pénètrent chaque jour
140 ' POPULATIONS BABBiJUM, VOYAGES,
plus avant : déjà ils sont parveous à cette région des lacs dans
lesquels se déversent les eaux qui descendent des mont^;Des
Rocheuses. Ils y ont trouvé on fleuve, et lui ont donné le nom
de Mackeosie, ainsi appelé du voyageur qui s*aventura le pre-
mier à le remonter au milieu des difficultés d'un pays inoonnu et
sauvage.
On doit aux cfaasseursla reconnaissance de certaines contrées;
d'autres découvertes proviennent de la guerre de Tindépen-
dance, ou des frères moraves, qui répandent la civllisatioD an
Groenland et dans Je Labfador. Ce fut l'Italien Beltrami qui
découvrit, dans le lac de Julie, la souroe du fleuve Sanguin.
Au commencement de ce siècle , Malaspina explora le nouveau
monde depuis le Rio de la Plata jusqu'au cap Hom , et de là
jusqu'aux tles du Prince Guillaume, avec les instruments Ifs
plus parfaits, les méthodes les plus exactes.
Des reconnaissances scientifiques ont été poussées dans la
partie méridionale de l'Amérique. £n 1781 , le gouvernement
d'Espagne chargea don Félix d'Azaraet autres officiers de dé-
terminer les limites entre le Brésil et les possessions espagno-
les : ce fut l'occasion de se proourer des renseignements impor-
tants et de bonnes cartes. L'histoire et l'hydrographie des pays
situés au sud de Buenos-Ayres étaient restées fort obscur»,
quand le capitaine Head nous fit connaître les Pampas, vastes
plaines à l'ouest et au midi de la Plata , qu'il traversa pour aller
lisiterles mines.
£n 1782, les Espagnols relevèrent exactement les côtes delà
Pafeagoiiie et le détroit de Magellan ; on sut alors que la Terre
de Feu est un groupe de plusieurs Iles. Le capitaine King en fit
ensuite tm.relevé exact, malgré de grandes difficultés (1896), ce
qui profita beaucoup à la navigation dans ces parages; elle y
avait été considérée jusque-là comme très-périlleuse. Enfin la dis-
tance entre l'Europe et l'Amérique n'était pas bien détemùnée ;
-et il y a peu d*années encore que l'Atlantique passait pour moins
large qu'elle ne Test en effet de soixante et même de cent qua-
itaste lieues, tandis qu'on supposait le grand Océan plus vaste.
A partir du moment où les Anglais eurent pris pied dans
l-Uide, il& étudièrent géographiquemeat la contrée. Webb et
COMMBBCB, INDUSTETB, COLOlfIBS, GBOOEÀPHIE. 141
Mooreroft, qui gravirent THimalaya en 1808 pour découvrir
la source du Gange, la reconnurent pour la chaîne de monta-
gnes la plus élevée du globe. La navigation en grandissant vit
diminuer ses périls par la rectification des erreurs géographi-
ques , et Ton redressa ce qui avait été altéré à dessein par la
ruse de concurrents jaloux. Les relations des voyageurs per-
dirent cet air de charlatanisme qui laissait subsister le doute ,
même lorsqu*on acceptait la vérité. Au lieu d'impressions per-
sonnelles, au lieu d*aventures bizarres, ils racontèrent ce qui
importe à Thistoire de la terre et de Thomme. Les raretés et
les monstres firent place aux classifications, à Tétudo des
mcBors, au redressement des erreurs commises.
Ainsi la géographie donne la main à Ffaistoire naturelle , à
Tethnographie , à la physique , lorsque surtout surgit une de
ces vastes intelligences qui en embrassant diverses sciences les
fortifient Tune par Tautre. Tel fut Alexandre de Humboldt ,
qui , après avoir tout étudié dans sa jeunesse, notamment la
physique et l'électricité animale, put, riche qu'il était, perfec-
tionner ses études par les voyages. En relation avec les natu-
ralistes célèbres de son temps , il se trouva porté vers Tétude
des mystères de la nature ; et, s'associant avec ruiustre botaniste
Aimé de Bonpiand, il entreprit un grand pèlerinage scientifique.
il obtint de l'Espagne l'autorisation de visiter ses colonies , où
jamais ne s'était arrêté le regard d'un savant (1799-1804 ) : il
y porta partout l'observation du botaniste et du géologue. Il
monta sur les plus hautes cimes , pénétra dans des plaines in-
franchissables, observa les mœurs et les langages des hommes
en même temps que l'aspect des forêts et des végétaux. Toujours
ses instruments à la main, il trouva partout où il passait quel-
ques améliorations à tenter, et il sut, par une prodigieuse variété
de connaissances,] tirer des inductions de toutes sortes de phé-
nomènes et de faits. H fit faire de grands pas à la géographie
physique, et les théories, les hypothèses qu'il émit furent en
grande partie adoptées par Télite des savants.
Restait toujours la question de savoir s'il existait un passage
au nord-ouest entre l'Amérique et les régions polaires ; malgré
tant de persévérance à le chercher, elle n'était pas résolue.* A
14$ POPULATIONS BABBAAKS, VOTAOBS,
peine sortis de leor lutte contre Mapotéoo, les Anglais eovovè-
rent le eapiuine Ross explorer la baie de BafiBn ( 18 18 ). Ce as-
vigateur observa de près les Esquimaux an delà du Groêoland,
et les trouva plus grossiers enoore que les autres ; mais fl n*ap
porta pas un soin suffisant aux vériûcations géographiques,
poursuivant sa route ou s*arrétant selon son caprice ; ansai re-
vint-il avec de médiocres fruits, affirmant que la mer do Baffin
était fermée. Ses officiers ne dissimulèrent pas cependant qu'on
aurait pu obtenir de meilleurs résultats si on Teât roula, cl
que la proéminence d*un cap avait pu faire prendre eetia mer
pour une baie. En conséquence « l'amirauté fit partir le capi-
taine Parry ( 1819 )qois*avança au milieu des glaces à traven de
grands périls. Ils virent dans un seul jour plus de quatre-ringts
baleines énormes. IMeios d'espoir de trouver enfin la mer Po-
laire, ils pénétrèrent au delà de toutes régions connues, dé
passèrent le 1 10^ méridien occidental, calculé de GreeDwIch, et
gagnèrent ainsi le prix proposé en vue de ce résultat Surpris là
par les gelées , ils restèrent trois mois privés de soleil , avec un
froid de 80 à 60 degrés, et dans le silence funèbre d'une nature
morte. Pour obvier à l'abattement moral , cause la plus immé-
diate du scorbut , ils montèrent des théâtres, s'occupèrent de
métiers , et rédigèrent un bulletin de semaine , où étaient rap-
portés les accidents peu nombreux de cette vie monotone , les
pensées sérieuses ou gaies qui pouvaient naître dans cette péni-
ble situation. Le 7 février, le disque du soleil, qu'ils avaient
perdu depuis le 6 novembre, reparut ; mais le froid devint plus
intense , et le mercure gela. Enfin, le 1**^ août, ils parvinrent à
se mouvoir au milieu de périls que la plus extrême vigilance
était seule capable de conjurer.
Parry revint avec la certitude qu'il existait des bras de com-
munication avec la mer Polaire, et qu'ils se rouvriraient lors de
ia rupture des ^aces. On lui donna un vaisseau pour tenter
une expédition nouvelle; on y apporta toute la prévoyance,
toutes les améliorations que l'expérience d'un premier voyage
avait dû suggérer, tant pour la sûreté que pour les moyens pro-
pres à maintenir la chaleur durant ce terrible hivernage ( 18Sf }.It
partit alors pour gagner ce passage tant désiré du nord-ouest. La
GOMMSBCB, mOOSTBIB, COLONIBS, «BOaBAPHlB. 143
RiiHie j irait en raîn expédié en 1819 le lieétenant Lazareff,
et ea 1831 Lotke, qui, dans les deux années suivantes, reeonnut
le détroit de Blutochin, qui coupe en deux la Nouvelle-Zemble.
Parry trouva dans le détroit de Davis et dans la baie de BaflQn
eette énorme quantité de gros cailloux « de sable, de coquillages
déjà signalés par les anciens voyageurs, et transportés , on ne
sait eomoient , sur ces glaces. Il commença, d'après ses instruc-
tions , à reeonnsltre , à partir du cercle polaire arctique , toutes
les edles et les anses du nord-est; et il continua pendant plus de
deux cents lieues, jusqu'à ce que l'hiver fût venu. Il le passa plus
rapproché de huit degrés du p61e que dans le voyage précédent,
en ayant recoursaux mêmes expédients et aux mémesdistractions
pour son équipage. Mais ce qui s'offrit de nouveau, ce fut la dé»
cuaverte d*une cinquantaine d'Esquimaux qui vivaient là dans
des cabanas de neige régulièrement construites. Parry et ses com-
pagnonas'étant remis en marche sur les indications recueillies de
ces saavages, comptaient plus que jamais trouver le passage
eherebé , quand ils se virent arrêtés par une barrière iosurmon-
tible de glaces. Ils passèrent leur nouvel hivernage entre des
murailles de neige, et la mer ne dégela qu'à la moitié d'aoât.
Ils revinrent alors, n'ayant perdu que cinq hommes sur cent
dix , durant deux hivers d'une telle âpreté.
11 restait démontré que le continent américain ne s'étendait
pas au delà du 70^ de latitude , et que l'Atlantique communiquait
avec la mer Maire par des canaux obstrués de glaces, dont pour-
rait triompheruneplus grande chaleur ou quelque accident natu-
rel. Mais on ne trouva point qu'il fût digue du courage anglais
de s*arréter sans avoir réussi ; et Parry obtint de faire une troi-
sième expédition. Il fut contrarié par de tristes accidents, et se vit
obligé de retourner sans s'être avancé plus loin que les autres
fois. Il voulut néanmoins risquer une nouvelle tentative , et Gt
(1837 ) eonstruiredescfaariots propres a voyager sur la glace, ainsi
que des bateaux à la fois légers et solides, destinés à être traî-
nés par des rennes. Mais , au lieu de la surface polie que nous
offre la glace dans nos contrées, il la trouva raboteuse et iné-
gale, telle qu'une mer qui se serait congelée soudain pendant
la tempête. ITayant pu se servir des rennes, ils se mirent eux-
144 POPULATIONS BABB4BBS, VOYAGES.
mêmes a traîner les chaloupes , les mettant à Teau quaDd ih en
trouvaient. Ils avancèrent avec des peines inGnies « voyageant
de nuit pour éviter riodammation des yeux produite par la blan-
cheur éclatante de la neige , et pouvoir, le jour, profiter d*uoe
température moins rigoureuse durant les heures de repos. La
nuit pour eux ne se distinguait du jour qu*à Taide des mon*
très ; une humidité continuelle pénétrait leurs vêtements* Au mi-
lieu de cette monotonie du del et des glaces, tantôt une mon-
tagne de neige plus haute que les autres, tantôt la bizarrerie de
sa forme , étaient un événement qui fournissait un sujet d'en-
tretien pour la journée entière, lis atteignirent ainsi jusqu'au
82^ 41' de latitude ; puis , désespérant de pousser plus k>în , ils
revinrent sur leurs pas.
Vers le même temps ( 1819) , le capitaine Franklin avait été
expédié pour explorer par la voie de terre , avec le naturaliste
Richard son, le fleuve de Cuivre. Après avoir fait voile jusqu*à
la baie d'IIudson, ils prirent leur route par terre, et dieminè-
rent , T^^pace de huit cent cinquante sept milles, par un froid
qui alla jusqu'à 50 degrés.
Surpris dans ces parages par un second hiver, Fianklin s'a-
vança jusqu'au 68^ parallèle, et aux environs du fleuve de Cuivre.
On ne saurait se figurer les souffrances qu'on endure à des points
si élevés. Quoiqu'ils eussent pris soin de s'approvisionner de
rennes et de poisson , leur provision s'épuisa, et ils se virent me-
nacés de mourir de faim. Back eut alors le courage de faire à
pied, pour chercher des vivres, quatre cent trente-quatre lieues,
toujours sur la neige, par un froid qui s'éleva jusqu'à 57*. Pea-
dant ce temps, la plupart de ses compagnons périrent de faim ; et
Franklin lui-même ne vécut durant un mois qu'en rongeant les
os restés de l'année précédente. Mais les damiers d'entre eux al-
laient expirer, quand Back, devançant le convoi de provisions
qu'il leur amenait, fut l'ange sauveur qui leur conserva la vie.
Ils avaient reconnu un espace de deux mille lieues environ,
et avaient eu tout le temps d'étudier les phénomènes électriques,
magnétiques et atmosphériques de l'aurore boréale , de même
q ue tous les accidents d'un climat où cesse toute vie animale
cl végétale. L'intérêt de la science est si vif, que les hardis
COMMBBCS, IllDUSTBIB, COLORIBS, OBOGBAPHIB. 145
Toyageurs ne farent pas découragés par tout ce qu*ils avaient
souffert. Franklin proposa au gou?ernement d*aller reconnaître
la edte à Tooest du Mackensie. L*expérience de la première expé-
dition fiit mise à proût dans la seconde, et on laissa en dépAt
sur la baie d'Hudsonune réserve de provisions. Franklin arriva
au fort de Bonne-Espérance, dernier poste des hommes civilisés *
que respoîr du gain pousse jusque sous le 60^ parallèle; et, en
descendant le fleuve, lui et ses compagnons eurent la joie de
voir rOoéan. Ils passèrent l*hiver sur le bord du grand lac Ours;
puis, bien approvisionnés, ils se partagèrent en suivant les deux
bras du Mackensie. Franklin, ayant rejoint TOcéan, parcourut
en deux mois, toujours menacé par les glaces, sept cents lieues,
en relevant cent quarante lieues de côtes.
Richardson ne fut pas moins heureux sur Tautre bras du
fleure ; il explora plus de deux cents lieues entre le Macken-
sie et la rivière de la Mine-de-Cuivre ; presque toute la lisière
septentrionale de TAmérique se trouva ainsi connue. 11 résulta
du voyage de Franklin la certitude que les Esquimaux qui
habitent à cette hauteur ont la même Jangue et offrent les
mêmes caractères que ceux du Groenland, et que dés lors les
régions polaires sont occupées par une même race, mais ceux-ci,
ayant quelque organisation civile et des édifices, étaient un peu
moins grossiers que ceux qui errent dans la presqulle de Mer-
ville. Comme ils prenaient tous les Anglais pour des femmes, à
la nuance délicate de leur teint, ils les abordaient sans crainte.
Le capitaine Ross, désfareuxde réparer dans une nouvelle
expédition la maladresse qui avait fait échouer la première, arma
par souscription la f^icioria, navire à vapeur , et se dirigea vers
la baie de BafBn, sur les traces de Parry ( 1829 ). Pendant quatre
ans on n'entendit plus parler de lui; et déjà Ton associait son nom
à celui de la Pérouse,quand il reparut enfin. Ayant déplissé le
point où Parry était arrivé, il avait éprouvé les hivers les plus
rigoureux, et des souffrances monotones comme la contrée elle-
même.
Enfermé par les glaces, Ross se mit en relation avec les
Esquimaux qui habitent jusque-là; et, avec leur aide, il continua
à pied ses excursions jusqu'au delà du 69® degré: des cabanes
BlST. DB CBRT ANS. * T. IV. 11
14fi POPULATIONS BABBÀBES, VOTA.GBS ,
de glace, des grottes creusées dans la neige, tel était Fabri où
ils se reposaient. Ils attelaient des chiens à leurs traîneaux. Lo
noms de Boothie et de Félix éterniseront dans ces régions le sou-
venir de Tbomme généreux ( Félix Booth ) qui avait fourni les
moyens de réaliser cette expédition. Ross pensa alors qu'il
' n existe point de passage au nord-ouest, mais que la langue de
terre , s*étendant entre le détroit du Régent et la mer au nord,
qui est étroite et entrecoupée de lacs, rendrait facile d'y ouvrir
un canal : nuiis à quoi servirait une pareille entreprise , quand
les périls de la navigation remportent tellement sur les avan-
tages qu'on en pourrait espérer.
L*été suivant Ait tellement court, que ia Fietoria pot à peine
avancer de trois milles au milieu des glaces. Alors Ross se mit
à la recherche du pdie magnétique, c'est-à-dire du lieu où Pai-
iniille ne dévie aucunement de la ligne perpendiculaire : 11 le
trouva à 70^ 5' 17" de latitude et 99* 4(^46" de longitude ouest
de Paris. Le bâtiment restant emprisonné dans les glaces, mal-
gré Tété de 183 1, il foliut Tabandonner, pour gagner, sur des
traîneaux tirés à bras, rendrait où ils avaient laissé les embar-
cations sur lesquelles ils espéraient passer à la baie de Baffin;
mais ils furent surpris par un autre hiver encore plus âpre et
plus tempétueux que les précédents. Heureusement la pécbe
amena. Tété suivant, un bâtiment qui les recueillit et les rendit
à leur patrie.
Ils y rapportèrent des reconnaissances plus précises des
hautes terres Isabelle et «Alexandre, et Topinion i|u'il n*était
pas possible de passer au nord-ouest par le détroit du Régent,
ni au sud , à la latitude de 74^. lis avaient en outre détermiDf
la position véritable du pôle magnétique, fait des observations
thermométriques très-importantes, et établi une nouvelle théo-
rie d^ aurores boréales.
Ce George Back, qui avait accompagné Franklin dans son
voyage, avait été expédié par terre sur les traces de Ross ( 1833 ).
Malgré le retour de ce dernier, on l'engagea à pounuifre sa
route, pour se livrer à des études géographiques qui eurent de
bons résultats. On l'envoya ensuite par mer pour tenter de nou-
veau le passage, mais sans succès (1835) .Pierre William, Dease
COmiBBCB, I1IDU8TB1B, COLOIfIBS, GBOOBAPHIB. 147
et Thomas Simson forent plus heareux ( 1887 ). Envoyés par la
compagnie de la baie d'Hudson sur la rivière de Cuivre, ils re-
montèrent le fleuve Riehardson , découvert en 1838, et rencon*
trmnt trente Esquimaux, dont ils ne parenttirer aucun ren-
seignement. Poursuivant leur route , ils touchèrent les caps
Barrow, Franklin, Alexandre, arrêtés à chaque instant par les
nomlireases langues de terre qui y forment des baies, et ren-
eontrant partout des Esquimaux, qui vivent là de rennes et de
thons. Après avoir doublé aussi le cap Hay, le dernier que
Back eât reconnu, ils en touchèrent un autre qu'ils appelèrent
Bretagne; et, du côté occidental du fleuve des Poissons, ainsi
nommé par Back, ils s'assurèrent que Boothie était entièrement
séparée du continent américain.
De ce voyage, le plus lointain qui ait été fait dans les mers
polaires, ils rapportèrent donc la certitude que FAmérique est
séparée de Tancien continent; mais en même temps les difficul-
tés de oe passage détruisirent Tillusion, longtemps caressée par
nos pères, de pouvoir ouvrir par là une nouvelle route au com-
merce vers la mer Pacifique. Et pourtant les entreprises ne ces-
sèrent point pour cela : Franklin partît pour la troisième fois
en 1845, avec les bâtiments l*Érèbeel la Terreur^ pour s'assurer
de oouveau de la réalité de ce passage ; mais ils n'ont point re-
paru, et plusieurs expéditions, envoyées depuis lors à leur re-
cherche, n'ont rien appris sur leur sort.
On fut plus heureux du côté des mers du Japon et des îles
Roariles, toujours difficilement explorées, soit par les dangers
de la navigation , soit par la jalousie des Japonais. La côte de
la Tartarie avait été bien reconnue par la Pérouse; le capitaine
Brovgbton en compléta l'exploration.
Le commerce des pelleteries appela de nouveau l'attention
»nr le Japon : les Hollandais seuls avaient pu y conserver quel-
ques relations en s'avilissent eux-mêmes et en dénigrant les
autres nations, qui en restaient exclues. Ce fut donc avec
peiue que l'Allemand Ksmpfer et le Suédois Thunberg purent
obtenir d'accompagner l'ambassade hollandaise, ce qui nous a
valu quelques détails sur ce pays. Il est probable néanmoins
qu'il y pénétrait quelques bâtiments russes. Un navire japonais
148 POPULATIONS BABBAEES, TOYAGBS,
s^étant brisé contre une des tles Aléoutieones, réquifuige fat
sauvé par les Russes, et retenu dix ans en Sibérie (n93). Ao
bout de ce temps, Catherine n les renvoya avec un négociateur et
des présents, non pas en son nom, pour ne pas paraître se reii>
dre tributaire de Tempire, mais au nom du gouverneur de 1?
Sibérie. Il fut reçu avec des égards ; mais il ne put rien obtokir
de plus pour le commerce que rentrée du port de Nangasaki,
le seul accessible aux étrangers. Ce ne fut que di^ ans après
(1803) que Bisanoffiit envoyé au Japon en qualité d^ambûsa-
deur, aveodeuX'bâtiments, par le cap de Bonne-£spéraDee:c*é-
tait la première fois que le pavillon moscovite se montrait dans
rhémisphère austral. Mais lorsque les Russes touchèrent à NaD-
gasaki, on ne voulut pas les recevoir à terre, et il ne leur fut
permis de communiquer ni avec les indigènes ni avec les Hol-
landais. L*empereur, au lieu de les admettre dans sa capitald
envoya un plénipotentiaire, devant qui Fambassadeur russe fut
obligé de quitter son épée et sa chaussure, et se tenir accroupi
les pieds sous lui, pour s'entendre refuser et ses dons et rentrée
de Tempire.
Krusenstern, habile marin qui commandait cette expédition,
objet de grandes espérances, tourna ses voiles vers le Kamt-
chatka. Après avoir exploré les cotes de Tlle Sakhalien et de la
Tartane, il rapporta d'utiles renseignements. Plus tard, le capi-
taine Golownin fut expédié par le gouvernement pour explorer
les mêmes côtes et les lies Kouriles (1811); mais il fut arrêté
par les Japonais , et retenu prisonnier avec son équipage, lis
réussirent à s*enfuir; puis s*étant laissés reprendre, ils furent
enfermés dans des cages, et n'obtinrent leur liberté que deux ans
après, par échange. Leur délivrance fut fêtée par les Japonais,
qu'ils trouvèrent extrêmement humains et polis, aimant la lec-
ture, l'instruction et les commodités de la vie ; mais ils ne pu-
rent se procurer de connaissances sur le pays.
On continuait avec non moins d'ardeur les explorations des
terres antarctiques, surtout après la paix de 1815, qui permit de
poursuivre les recherches avec plus de sécurité. Le capitiine
Philip Parker-King étudia les côtes de rhémisphère austral
entre les tropiques; Bothwell trouva^ en 1820, le Sud^OriuND'^;
COMMBRCE, IRDUSTDIB, COLOlftCS, OBOOBAPHIB. 149
Palnier et autres chasseurs de phoques virent de loin les terres
qui recurent le nom de Palmer et de la Trinité. Bougainville,
le fils du célèbre navigateur, et du Camper parcoururent en 1823
rOcéanie. Le capitaine Bellingshausen, en poussant jusqu'au
70® 30' de latitude sud, découvrit en 1819, avec des vaisseaux rus-
ses, plusieurs fies nouvelles, entre autres Ttle de Pierre 1^*^,
la plus méridionale que l'on connaisse; et auprès, celle d'Alexan-
dre I^. L'Anglais Weddell pénétra, en 1824, de S"" 5' dans lecer-
cle antarctique, c'est-à-dire de deux cent quatorze milles plus
avant qu'aucun autre voyageiu*; il trouva dégelée la mer à la-
quelle il donna le nom de George IV, et constata que la boussole
y faiblissait, comme au p4le arctique.
Hais n'y a-t-il véritablement que des glaces sous le pôle? ou
y existe-til un continent?
Quelques navigateurs avaient remarqué , en s'approchant au
sud, des indices de terres. Le capitaine Biscoe en aperçut une
en 1830, sans pouvoir l'atteindre à cause des vents contraires.
L'Américain Morrell en 1830, et Kœmpfer en 1833, confir-
mèrent le fiait, et pensèrent qu'en franchissant la première bar-
rière déglaces, on pourrait arriver aux terres antarctiques. Cette
découverte fit naître une nouvelle ardeur; et la France expédia
le capitaine Dumout-dlJrville, l'Angleterre le capitaine Ross,
et les États-Unis Wilkes , pour tenter d'y parvenir.
Dumont-d'Urville explora avec rÀstroiabe (1826-1828)
quatre cents lieues de c6te^ de la Nouvelle-Zélande, et une infi-
nité d'autres Iles; il en rapporta de nombreux renseignements.
Il y fut envoyé de nouveau en 1837, pour vérifier les découvertes
de Weddell , et s'assurer si, en dedans d'une ceinture de glaces
formée le long des Iles entre le 50<* et le 70^ de latitude , il existait
one mer libre, dans laquelle une baleinière anglaise eût pu ga-
gner jusqu'au 70* 15'. Repoussé d'abord parles glaces, il atteignit
en 1840 la plus haute latitude australe où l'on fût encore parvenu.
Cerné par les glaces, il réussit toutefois à déterminer la position
de quelques ties qu'on n'avait vues jusque-là que de très-loin;
et il aperçut la terre à laquelle il donna le nom d'Adélie, au
60* 80 de latitude sud, et au iSS*" 21' de longitude orientale.
Elle fut vue aussi , le même jour, par l'Américain Peacock , qui
13.
150 POPULATIONS BABBARES, Y0Y4GES,
la côtoya. D'Urvîlie , à qui les Anglais contestent tout mérite,
allait entreprendre une nouvelle campagne et recueillir de
nouvelles informations ; mais celui qui était revenu sain et sauf
de voyages si périlleux périt, brûlé misérablement, sur le cbe-
min de fer de Versailles it Paris.
Cependant un navire baleinier, expédié en 1839 sous le com-
mandement du capitaine Balleny, vint apporter de nouveaux faits
à Tappui de la donnée en question , bien qu*il eût été arrêté aussi
par les glaces, après avoir poussé jusqu'au 69**. Wilkes affirma
s'être approché à la distance de quelques milles, sous le 67* 4' de
latitude sud et le 140'' 30' de longitude orientale de la terre qu'il
appela Continent Antarctique ; mais il ne recueillit que des
pierres , seul tribut qu*il pût arracher à cette nature glacée.
Le 29 septembre 1839, le capitaine Ross partit pour un nou-
veau voyage au pôle austral avec rÉrébe et la Terreur, en
faisant route par Sainte-Hélène, aûn de déterminer le minimum
d'intensité magnétique sur le globe, il aborda (janvier 1840 ;
à la terre la plus méridionale qu'on eût encore touchée , à 70*47'
de latitude sud, et 174" 16', de longitude est, de Greenvich;
puis s'avança jusqu'au 78® de latitude et 187 de longitude. Des
glaces de cent cinquante pieds de hauteur, sur une éteodue
de trois cents milles, Tobligèrent à s'arrêter pour se remettre
en marche l'année suivante. Après avoir navigué longtemps
où Wilkes et les cartes américaines avaient placé la terre
ferme, le 22 février 1841, il se trouvait a cent milles du
pôle magnétique. Il crut pouvoir affirmer que s'il existe au
nord deux pôles magnétiques verticaux « il n'y en a qu'un seul
dans l'hémisphère austral. L'Angleterre vit donc flotter sou
pavillon tout près du pôle ; et le.nom de sa jeune reine sera éter-
nisé par la terre Victoria, à l'extrémité de laquelle s'élève le
volcan Érèbe, comme un phare naturel pour les futurs naviga-
teurs.
Les Anglais sont toijyours ceux qui profitent le plus des dé-
couvertes et des colonies nouvelles. Une partie des conquête
qu'ils avaient faites pendant les guerres de la Révolution furent
restituées, il est vrai , en 1 81 5 ; mais ils conservèrent la pénin-
sule de Malaca et nie de Singapour, qui, placée à l'extrémité
COMMBBCS, INDUSTRIE, COLONIES, OBOGBAPRIE. 151
de cette péninsule, oororoande le détroit que traversent les bâti>
ments expédiés dans les mers de la Chine. Singapour, fondée
par Raflles, savant orientaliste qui a écrit Thistoirede Java,
s*accrut avec une telle rapidité, que des navires de tous les pays
abordent aujourd*hui où n'existait en 1819 qu'une poignée de
pécheurs et des pirates malais. En 1825, TAngleterre partagea
entre elle et la Hollande la domination de l'archipel d'Asie et
de la péninsule, les Hollandais conservant toutefois les îles les
plus riches en productions, telles que Sumatra , Java, les Mo-
laques; tandis que les Anglais se réservaient les positions les
plus importantes pour l'établissement d'un commerce d'échanges
entre l'Asie orientale, l'Inde, et l'Europe. 11 en est résulté
que les colonies de Singapour et du Prince de Galles sont de-
venues le centre des nouvelles relations entre l'Occident et les
contrées les plus reculées de l'Orient, relations qui maintenant
s'étendent jusqu'à la Chine.
Nous ne connaissons pas exactement le revenu des colonies
hollandaises; mais le produit minéral y est immense, s'il est
vrai que Sumatra produise 10 millions de livres sterling de
poudre d'or; Bornéo, pour 13 millions de francs; Banca,
S millions de livres d'étain. RafiDes estime à 100 millions de
francs ce que rapporte annuellement Java ; et Ton peut cal*
culer à 30 millions ce que donnent les Moluques.
L'Europe n'avait jadis rien à échanger avec l'Asie; mais
aujourd'hui ses manufactures lui fournissent des objets de
trafict surtout des étoffes de coton, si convenables à ces climats
bHllants, où l'on ne s'habille pas autrement.
Voilà pourquoi les colonies sont essentielles à l'existence de
l'Angleterre; car c'est par elles seulement qu'elle peut fournir
un débouché à ses manufactures, et soutenir cette foule de pro-
létaires qui, exclus de la propriété, lui demandent du pain. La
Chine seule n'a pas besoin de ce que lui offrent les Anglais;
mais ils ont réussi à lui rendre l'opium nécessaire, en dépit des
kns impériales; et aussitôt ils ont supprimé dans l'Inde la cul-
ture du blé, pour lui substituer celle du pavot. En échange de
ce narootique, ils reçoivent des Chinois le thé, qu'ils revendent
avec grand profit à l'Europe, d'où ils tirent du blé, que les
153 POPULATIONS B4BBABES, VOYAGES,
Indiens sont obligés de payer d'autant plus cher qu'il vient
de plus loin. Cette longue chaîne d'opérations en partie mer-
cantiles , en partie fiscales, se briserait tout à coup si la Chine
réussissait à exclure Topium , et à faire cesser cette cause d'a-
brutissement et de mort pour ses populations.
L'Angleterre, quand il s'agit de coloniser, laisse bien loin
tous ses rivaux, soit dans le choix des positions les plus favo-
rables pour dominer les mers et pour assurer le débit de ses
marchandises, soit dans sa persistance à les obtenir. Partout,
en un mot , elle cherche des marchés qui lui assurent de nom-
breux consommateurs sans aucune concurrence; et rien n'é-
chappe aux efforts , à l'attention , à la hardiesse , à la persévé-
rance de cette nation.
liCS voyages de circumnavigation ont aujourd'hui beaucoup
de détracteurs; car tout étant désormais découvert, ils ne
peuvent fournir que quelques observations aux astronomes,
ou certains détails soit sur le magnétisme terrestre , soit sur U
température sous-marine; mais d'autres les croient encore utiles
pour faire respecter le pavillon des puissances qui manquent de
colonies dans des pays barbares qui par malheur sont armés,
et pourront devenir bientôt des États redoutables»
Les derniers voyages ont contribué aux progrès d'une science
nouvelle, l'anthropologie. Blumenbach avait fondé la distinction
des races sur l'organisation et principalement sur la confor-
mation du crâne. Il en distinguait cinq , d'après une dirision
plus géographique que scientifique. A cette étude s'associèrent
celles de la linguistique et de l'histoire. Enfin, de nos jours on
a constitué cette science en lui donnant pour première base
les caractères physiques, comme les plus stables et les moins
arbitraires, mais en les confrontant avec l'histoire.
C'est dans cet esprit qu'ont été conçus le travail d'Edwardscl
les recherches sur Thistoire physique de l'espèce humaine, du
docteur Pritchard. Les peuples de l'Amérique méridionale ont
été étudiés de près par d'Orbigny. En 1817, Louis de Freycinet
fut envoyé dans rhémisphère austral , pour y observer , outre
les phénomènes magnétiques et météorologiques , les langues et
les mœurs ; Dumont-d'Urville , dans ses voyages d'Océanie , a
OOMMBBCB, IUDUSTRIB, C0L01IIB8, 6B00BAPHIB. Iô3
reeoalli des cadavres, des modèles, des empreintes, des reu-
seignements sur les caraetères physiques et moraux des races
nombreuses qui se trouvent mêlées dans ces contrées. Il rapporta
huit cent soixante-six dessins d'hommes, d*armes, d*liabi«
tatîo&s , d'ustensiles; quatre cents de cites et de paysages , cin«
quante- trois cartes terminées; puis des esquisses de cotes : de
ports, de rades; car s'il suffisait autrefois, lorsqu'on avait
trouvé une tle, d'en déterminer la position en se tenant en rade,
on veut aujourd'hui en oonnattre chaque anse, tous les fonds,
tous les passages ; et il est nécessaire de joindre aux indications
astronomiques des notions de physique et d'histoire naturelle.
Ainsi l'Europe a répandu , dans l'espace de trois siècles, sa
population sur le monde entier, sans s'appauvrir elle-même;
tandis que les autres races, exclues selon toute apparence de
cette grande loi de progrès , déclinent en nombre et en puis-
sance*. En Amérique, même dans les pays à esclaves, les
nègres disparaissent, soit par la mort, soit par le mélange * ; et
les tribus indigènes se retirent devant les semeurs de grains ^
qui avancent toujours. Désormais, quelle que soit la contrée du
monde dont on parle, c'est d'Européens qu'il s'agit ; nos inté-
rêts déterminent les alliances ou les guerres de l'Inde ; ce sont
les ambassadeurs européens et les chambres européennes qui
parient au nom de la cour de Perse, et qui dictent les firmans
du Grand Seigneur. La destinée des nègres et celle des races
jaunes ou des peaux rouges dépendent du scrutin.
Dans rOeéanie, où près de vingt-cinq millions d'hommes si
différents s'agitent sur un espace de plus de six cent mille lieues
carrées , le christianisme , les sciences , le commerce introdui*
sent une vie nouvelle , à tel point que les vicissitudes de ce
" On a dterché dernièrement à expliquer pbysiologiquemeot le dépé*
risccment des races indigèoes, en affirmant que lorsqu'une femme de
eoalear a engendré d'un blanc, elle n'est plus susceptible d'être fé-
condée par un individu d'une race inférieure ; d'où il résulte que le
nombre des enfonts de couleur diminue, et que les nuances se multi-
plient.
* Il en fiiut excepter les États-Unis, où la population noire s'est con*
ùdérabiement accme, depuis l'abolilion de la traite. (Av. R.)
154 ^POPULATIONS BABBABBS, VOYAGES,
monde loiptain influent déjà sur celles de I*Ëurope. Cette iiiG-
nité de côtes facilite partout l'alx>rdage, autant que la masse
compacte de 1* Afrique le rend difQcile ; désormais les nations
anciennes se raniment au contact des nouvelles , et elles profi-
tent de Tactivité que vont exercer au ioin le zèle du missioo-
naire, Taviditédu négociant.
Le collège de la Propagande est assurément une des insti-
tutions les plus surprenantes du catholicisme : une armée
de missionnaires part de Rome pour se répandre dans le
monde entier : gens qui, par la seule force de la doctrine , de
la persuasion , de la charité, ne redoutent ni la distance , ni
le péril, pour attirer des âmes à la religion, c*est-à-dire à b
société civile , aux mariages légitimes, aux idées de propriété,
aux espérances immortelles. La philosophie la plus raiUeuse ue
peut se refuser à admirer ces frères héxoïques.
Le protestantisme n*a pas cette unité , cet esprit d*exclusiun
qui fait la force du catliolicism«; mais il tient aussi à bien mé-
riter de rhumanité en s'emploVant à adoucir les barbares. I>e-
puis cent cinquante ans, les différentes communions protestaates
d'Angleterre, d'Amérique et du continent européen, principale-
ment les méthodistes, ont formé des sociétés pour la propagation
du cliristianisme; ils y dépensent des millions chaque année,
et répandent par centaines de mille des Bibles, qui, en véritii
ne sont pas le livre le plus propre à faire éclore et à consolider
la foi des peuples nouveaux. Dans les seuls comptoirs de Cantoo,
Malacca , Batavia , Penang et Singapour , il a été imprimé, soie
en malais, soit en chinois, plus de quarante-quatre mille ou-
vrages touchant îa doctrine chrétienne. Les missionnaires an-
glais qui abordèrent à Taîti en 1 799 réussirent fort peu jusqu*en
1807, oùPomaré se déclara leur protectrice, et promit de mettre
de côté son dieu Oro, pourvu qu'on lui donnât en retour on
peuple vêtu et surtout armé, outre le nécessaire pour écrire et
imprimer. Le marchéfut bientôt accepté, et les Taitiens cessèrent
de se tatouer, d'aller nus ; leur langue se perfectionna, et llle fut
bientôt comme une sorte de séminaire d*où sortirent des mai
1res nombreux, qui répandirent les idées chrétiennes dans les
pays voisins.
COMMBBCB, IllDirSTBIB, COLOIflES, 6É(M3BAPH1£. 155
Aux Iles Sandwich, que Cook avait trouvées en pleine barba-
rie, les missionnaires américaios débarquèrent en 1830, avec de
jeunes indigènes devenus chrétiens qui avaient été élevés aux
États-Unis. Quoique repoussés d*abord, ils flnirent par s'impa-
troniser dans le pays, surtout après la mort du roi Liholibo,
violent et ivrogne, qui alla mourir en Angleterre en 1830. Sa
veuve se fit chrétienne, et beaucoup de chefs suivirent son exem-
ple. A cette heure un tiers de la population sait écrire : on y
trouve des écoles nombreuses, quatre imprimeries, une infinité
de manufactures ; les haches de fer ont remplacé les haches de
pierre; ils construisent des barques, des tables, toutes sortes
d*ustensiles domestiques ; et autour de ces autels quMls inon-
daient de sang humain, ils se réunissent aujourd'hui pour le
sermon et la prière. Ces rois, dont Tun faisait tuer quiconque
s'offrait à ses yeux mieux orné que lui, et dont un autre entourait
son palais d*un mur de crânes, ont aujourd'hui des lois et une
administration. Mais le prédicateur s*en va avec femme et en-
fants; il ne faut donc pas s'étonner s*il manque de résolution pour
braver le martyre, et s'il prêche une morale avec des intentions
plutôt droites que généreuses. Des gens qui savent à peine lire
interprètent souvent, de la manière la plus étrange, les récits
mystiques de la Bible. Les catholiques n*ont pas encore pu réus-
sir beaucoup chez ces peuples nouveaux. La congrégation de la
Propagande confia en 1833 les missions de TOcéanie orientale
aux prêtres de Picpus , qui ont converti les îles Gambier;
en 1837 , seize cents insulaires avaient déjà reçu le baptême.
Cestdelà que partent ces sentinelles avancées de la vérité, fran-
ciscains et augustins, dans l'Amérique méridionale et dans l'Asie
inférieure; capudns, dans l'Asie supérieure et en Afrique;
fermes, en Palestine; lazaristes, dans l'Amérique septentrionale;
pères de l'Oratoire , à Ceylan. Mais les revenus de la congréga-
tion ne dépassent pas trois cent soixante mille francs, somme
bien insuffisante pour envoyer des ouvriers sur tous les points
au globe. On s'est efforcé d'y subvenir par quelques institutions
récentes, comme le séminaire des Missions étrangères h Paris,
la société I^poldine en Autriche, mais surtout par l'œuvre de
^^ Propagation de la foi, instituée à Lyon en 1822 : tous les
166 P0P1U.ATI0N8 BABBAHSS, YOYAGBS,
catholiques sont appelés à s'associer h cette pieuse tâche, moyen-
nant la modique contribution d'un sou par semaine. Cette
faible aumône , multipliée par le grand nombre des sooscrip-
teurs, rapporte chaque année des sommes considérables qui
viennent en aide aux missions, et servent à imprimer et à ré-
pandre le récit des généreuses entreprises de ces hères de la
foi et de la charité.
On a reconnu qu'il y avait plus d'avantage à former dans )e^
pays nouveaux des prêtres indigènes, dont l'influence surpasse
celle qu'y pourraient prendre des étrangers. Cest sur ce pied-là
que les missions sont établies aujourd'hui. Vingt év^^és ou u*
cariats apostoliques ont(été institués de 1840 à 1844, et de nom-
breux vicaires indigènes ont été établis à Ceylan et dans 1?
péninsule au delà du Gange. L'Australie, qui en 1820 n'avait pas
un seul prêtre, a maintenant un archevêque à Sidney . Un vicain
apostolique dirige le travail des missions chez les misérables
nègres de la Guinée. Dans l'Amérique du Nord, où rien n'en-
trave l'autorité ecclésiastique, il n'y avait d'autre évêque en 1790
que celui de Baltimore ; on en comptait dix en 183 1 , seize en \SU,
vingt-cinq en 1846, et l'on a demandé depuis trois nouveaux
sièges. De l'évêché de Québec sont sortis plusieurs autres dio-
cèses dans les contrées entre la baie d'Hudson et l'Orégon ; le
sain^sîége a divisé ce dernier pays en dix diocèses, et y a nommé
un archevêque et deux évêques.
Dans l'Inde, à Hong-Kong, à Tonkin, dans la Corée, oo
compte des séminaires plus ou moins nombreux. Le brahma-
nisme et le culte rationaliste de la Chine ont peine à résister ê
Fexemple européen et aux missionnaires , ces précurseurs paci-
fiques de la lumière; et le Céleste Empire vient d'abroger les lois
qui prohibaient le culte chrétien. L'islamisme ne £Eiit plus de
conversions en Asie et dans la Malaisie ; son apostolat cesse, et
fait place tout à fait à celui de l'Europe. Ainsi, l'Occident renvoie
à la haute Asie la civilisation qu'il en a reçue jadis et il ut se
contente pas d'envoyer aux barbares ses marchandises, son luxe
et ses vices.
L'éducation du genre humain procède aussi par les voies pa-
cIGques du commerce. L'homme continue en Orient à vivre de
COMMBHCB, IRDDSTBIB, C0L0NIB8, GBOOBAPHIB. 167
eetle Tîe qui loi est particulière; et il y reste statlonoaire, parce
qo*il est errant. Le passage des grosses caravaaes garantit à
chaque pays qu'il recevra, à une époque fixe, telles et telles
denrées; en conséquence, personne ne s'inquiète d'aller les
cbercber, et attend leur arrivée comme on attend que le soleil
mûrisse les fruits. Si le commerce européen vient à reprendre la
route qu'il suivait avant de doubler le cap de Bonne-Espérance ,
les caravanes redeviendront importantes ; et les pèlerinages à la
ville sainte, que les riches musulmans ne pratiquent plus au«
jourd'hui que par représentants , au détriment du commerce
lui-mêiiie, contribueront peut-être, en se renouvelant, à Caire
pénétrer dans l'Afrique intérieure une civilisation imparfaite ,
qui frayera la route à une autre civilisation plus avancée.
Il y a des pays qui excluent, par crainte, tout commerçant
étranger. De ce nombre est le Japon, où , depuis 1637, il est dé
fendu aux habitants de sortir du royaume. Le seul port de Nan-
gasaki est ouvert aux navires de la Chine, de la Corée et de la
Hollande , en nombre déterminé ; et ils y sont assujettis à une
surveillance rigoureuse. Il paraît que le commerce à l'intérieur
est très-favorisé , et que tout y abonde; mais nous nous défions
des éloges prodigués aux États qui s'enveloppent de mystère.
Les Chinois vont trafiquer au dehors, surtout dans l'archipel
indien, dans l'Inde transgangétique, et dans la Papouasie; ils
font seuls le commerce des royaumes de Siam et d'Annam. Les
Européens sont exclus aussi de l'Inde au delà du Gange , à l'ex-
ception de l'empire Birman et de quelques petits royaumes de la
péninsule de Malacca. Mais quelles barrières pourront résister
aux machines à vapeur, qui centuplent la puissance productrice,
et qui nous conduisent de l'Europe dans l'Inde en si:^ semaines,
et à la Chine en deux mois?
Avant et depuis la découverte du Cap , l'Inde avait été cons-
tamment le gouffre où allait s'engloutir tout Tor du monde :
c*est là que s'écoulait celui que les Espagnols tiraient d'Amé-
rique; les vaisseaux de la Hollande, de l'Angleterre, du Portugal,
portaient les marchandises indiennes au Pégou , à Siam , à Cey«
lan , à Achem, à Macassar, aux Maldives , à Mozambique , dans
toutes les parties de cette mer, et en rapportaient l'argent
14
158 POPULATIONS BABBABBS, YOYAGBS,
dam riiid«; là refluait aussi celui que les Hollandais tinîeiit da
Japon. Quoique Tlnde eût besoin de girofle , de cuivre , de can-
nelle, de noix muscade (qu'elle recevait par rîntemiédiaire des
Hollandais), de Tétain de l'Angleterre, des chevaux de la Perse
et de FArabie , du musc et des vases de la Chine , des fruits do
Caboul , des perles de Bahraln , elle échangeait tous ces produits
contre ceux de son sol.
Les choses ont bien changé depuis la conquête de Tlnde par
les Anglais, et surtout depuis que l'homme a mis la vapeur à
son service. L'Europe envoie en Orient, non plus son ai^K
seulement, mais les produits de ses fabriques, et même des
tissus qu'autrefois oi^ demandait à la Chine et à l'Inde. Les
Anglais, en épuisant, comme ils le font, cette dernière contrée,
ont réduit l'indigène à leur acheter ce dont il a besoin pour se
nourrir ; tandis qu'il voit ses champs envahis par la culture
exclusive du pavot, qui fournit la denrée destinée à empoisonier
la Chine, afin que celle-ci donne en retour son thé h l'Angle-
terre, qui s'en fait encore de l'argent.
Et cependant, tant qu'exista le monopole de la compagnie des
Indes , le commerce anglais fut enchaîné dans des opérations
que l'industrie privée aurait seule pu rendre profitables; la na-
tion payait plus cher les marehandises qui provenaient de 1X>
rient, et la compagnie des Indes néanmoins se trouvait en
décadence. Mais à peine le monopole fut-il aboli en 1814, que
nous vîmes ces mers se couvrir de spéculateurs entreprenants;
l'activité et les bénéfices s'accrurent , la consommation aug-
menta , l'importation des tissus anglais devint cinquante fois
plus considérable : et tout cela en épargnant à l'État les dépenses
énormes que lui coûtait le maintien du monopole.
Nous savons les motifis que l'on allègue en faveur de l'ancien
monopole colonial et des colonies elles-mêmes, l'exereice qu'el-
les procurent à la marine , le respect qui en rejaillit sur le pavil-
lon de la métropole; enfin, la gloire de garder sa conquête. Mais
l'Asie n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était au temps de Vaseo
deGama, d'Albuquerque ; et il n'est plus à craindre que le
croissant vienne à reprendre le dessus. De son côté, l'AroériqBe
ne songe certainement pas à conquérir l'Europe ; elle tend plu-
eOMMIBCS, INDUSTBIB, 001X>NIB8, GB00BAPH1B. 169
tôt à consolider son afifranchissement, et à noas fournir des
eiemples de liberté, comme uniqae vengeance des coups que
loi ont portés nos pères.
Cependant les budgets de tous les États montrent combien les
colonies sont T>néreiises ; ainsi, la Martinique et la Guadeloupe
doivent à la France 130 millions, tandis que la valeurde toutes
les propriétés immobilières n'y est pas estimée plus de 300 mil-
lions. On ne foit donc, avec les colonies, que restreindre le
nond»re des consommateurs et des vendeurs. La législation se
trouve pouaiée à des mesures absurd<^ pour soutenir un ordre
de choses qui répugne à la nature. Puis la morale s'élève con-
tre Teselavage , inévitable avec ce système , qui succombera tdt
00 tard par Teffet de raffranehiasenient des noirs. Les colonies
du novd de TAmérique oot pu s'émanciper parce qu'elles sont
agricoles, et devenir presque aussitôt une grande nation, ne
rdevant que d*eDe-ménie ; m^ il en est autrement des Indes, et
des posisesaionB de l'Espagne et du Portugal. Des événements
extraordinaires comme la révolution française et les guerres
dTspagne ont pu créer une république de nègres à Hàiti, et des
constitutions dans la Colombie ; mais rien ne met les colonies
en voie naturdie d'émancipation, sauf te cas où les Européens
se décident à les abandonner, pour aller demander les mêmes
produits à des pays {dus rapprochés.
En effet, on se demande pourquoi l'on va foire dans ces lies
lointaines des plantations qui prospéreraient en Sicile, en Espa-
gne, et surtout sur les côtes d'Afrique, où croissent spontané-
ment le coton, la canne à sucre, le café, et où sont à peu près à
rétat indigène les nègres que Ton transporte à si grands frais en
Amérique ? Puis la science demande à son tour pourquoi nous
allons chercher le sucre à la Guadeloupe et à la Havane, quand
OD peut le tirer chez soi du maïs et de la betterave ?
Nous savons les réponses que l'on fait à ces questions ; mais
elles ne paraissent pas décisives, et nous ne pensons pas qu'elles
aient beaucoup de force dans l'avenir.
Si la civilisation a marché, pendant tant de siècles, d'orient
en occident, on est frappé de sa tendance constante à retourner
vers sa source , et de cette idée qui a préoccupé tous les em-
leO POPULATIONS BABBAB18, YOTAGBS,
pires dans \em plus grande prospérité , de s'emparer des lieux
qui donnent passage vers F Asie. Alexandre fondait sa cité là où
risthme de Suez touche les mers qui conduisent aux extrémités
derorient; Constantin choisissait sur le Bosphoreremplaoemeat
de sa nouvelie capitale, que deraient se disputer plus tard les
croisés, les Mongols, les Turcs et les Russes. Les caliles trans-
portèrent de 1* Arabie leur berceau, soit à Bagdad» soit à Bas-
sora, le siège de leur puissance et le grand comptoir de leur
commerce; les Francs s'efforcèrent de planter la croix en Pa-
lestine et sur les câtes de Syrie ; Colomb et Vasco de Gama s'en
allaient par un chemin opposée la recherche des contrées asia-
tiques, et c'est pour y trouver un passage plus court que Ton
s'obstine encore contre les glaces étemelles du pôlearetiqoe.
Nous voyons aujourd'hui même l'Angleterre et la Russie, seules
puissances conquérantes de notre époque > , s'étendre continuelle-
ment vers l'Orient, l'une par le Caucase, l'autre par l'Inde, taa-
dis qu'elles jettent un regard de convoitise sur l'isthme de Suez
et sur le Bosphore. L'Angleterre règne despotiquement sur ces
pays de l'Inde dont l'antiquecivilisation formait une barrière de-
vant nous. La Russie occupe le versant septentrimial del'ancieo
continent jusqu'au Kamtchatka et à la mer de Bering; et, en as-
sujettissant les peuplades errantes qu'elle forme à la rie agricole,
elle s'apprête à pousser sur la Chine les hordes qui la conquirent
jadis, mais après les avoir cirilîsées. En attendant, les contrebaii •
diers se jouent de la grande muraille; iIspénètreotdanssespoKs
au méprisdes lois, et uneexpédltionde quelques milliersd' Anglais
ose attaquer un empire de 350 millions d'hommes. Peut-être
cette tle de Hong-Kong deviendra-t-elle aux mains des Anglais
un autre Gibraltar, qui fera la loi sur le fleuve de Canton.
On peut faire aujourd'hui en deux ans le tour du globe, ce
n'est plus qu'un voyago d'agrément ; on a vu même unetroope
de chanteurs italiens l'entreprendre pour Caire entendre sucees-
■ Est-ce que la France et les États-Unis ne mériteraient pas aosô
l'honneur d*6tre nommés ? L'Afrique française, aussi Irien que les vasta
acquisilions des États-Unis, peurent cependant oompler |Muiuf les
quêtes de ce siècle. (An. B)
COMMBBCB, IRDIISTHIB, COLONIES, OBOOBAPHIB. 161
n?eiiieat les chefe-d*œuvre de Rossini au Cap, à Goa, à Calcutta,
et à Haeao.
L'Amérique est impatiente de franchir l*isthme de Panama,
et de joindre les deux mers qui baignent ses rivages; déjà les
nations européennes attendent le moment où la route des An-
tilles conduira aux Marquises. Les bateaux à ?apeur remontent
FEophrate, le Tigre, Tlndus, le Niger ; il y a des traversées ré-
gulières de rAngleterre à FAmérique du Nord et aux extrémi-
tés de rinde. La route du cap de Bonne-Espérance n'est plus
la seule qui conduise en Orient ; on y arrive par les grands
fleuves de la Mésopotamie, par Alexandrie, le Caire-, on expé-
die par Suez les lettres et les marchandises d'un faible volume,
en attendant le moment où cette langue de terre s'ouvrira pour
les vaisseaux.
Cétait beaucoup naguère, à ce qu'il semblait pour les cour-
riers, de parcourir seize kilomètres à l'heure; aujourd'hui
hommes et marchandises en font cinquante et plus. On re-
monte dans un parcours de huit et neuf cents lieues les fleuves
les plus rapides, pour fonder des États dans des lieux qui sem-
blaient devoir rester éternellement séparés des pays policés.
Qui peut dire ce qui résultera des chemins de fer quand ils sil-
lonneront tout notre continent, quand ils toucheront à Cons-
tantinople, à Trébizonde, d'où s'ouvrent déjà des communica-
tions par Erzeroum et Tauris avec Aboukir sur le|(olfe Persique,
et de là avec Bombay ?
Cest un devoir sacré pour chaque peuple que de contribuer
aux découvertes, puisqu'elles tendent à procurer aux besoins de
l'homme une plus grande satisfiiction , à étendre sa domination
sur les parties encore incultes de la création terrestre, à accroî-
tre et à perfectionner l'espèce humaine, à rapprocher les hom-
mes et les nations , afin qu'ils puissent de concert dompter tt
eipknter la nature.
Du temps de Colomb et de Gama, les nations étaient condui-
tes par Tenthousiasme, caractère dominant de cette époque ;
auiourd*hui tout est objet de réflexion et de calcul. On recou-
rait à la force pour convertir ; aujourd'hui l'Angleterre pousse la
tolérance dans l'Inde jusqu'à laisser encore les veuves se brûler.
14.
163 POPULATIONS BàaBARBS, V0YAOB8, BTC.
|)ar oentaines, chaque année, /Sur les bâchera de leurs maris.
L*homme le moins dépravé, il y a quelques siècles, se pennellatt
des actes d'oppression envers ces races conquises, dans la persua-
sion orgueilleuse qu'il était d*unenature supérieure; aujourd'hui
le plus pervers s'abstient d'en commettre, par respect pour ce
droitde l'humanité, qui trouve dans la presse un organe si redou-
table à toute iniquité. La science et la philanthropie sont, auvi
bien que l'intérêt, les mobiles de toutes découvertes; ^ si les
anciens vantaient ce roi de Sidle qui imposa pour unique coq-
dîtion aux Carthaginois vaincus de cesser les sacrifices humains,
à l'heure qu'il est on ne fait pas un traité avec les nègres de
l'intérieur de l'Afrique, aussi bien qtt*avec les princes européens,
sans stipuler l'abolition d*un traâc infâme, pour la suppression
duquel les abus même paraissent excusables.
A la vieille politique de haine, d'exclusion, succédera la politi-
que d'association, de réciprocité : l'homme, étant créé pour une
vie de lutte, continuera de combattre, non plus pour soumettre
des hommes, mais bien pour dompter la nature; ce n'est que
lorsqu'il connaîtra ce globe toutentier, qu'il pourra espérer d'im-
primer à la civilisation sou caractère de grandeur et de généro-
sité.
Eh bien ) il reste encore à explorer le centre de l'Asie et ds
l'Afrique, celui de la Chine, et la Nouvelle-Hollande; l'ardear
réfléchie qui nous porte aujourd'hui vers ces contrées semble
tenir à des circonstances semblables à celles qui existaient au
temps de Colomb; il s'ensuivra peut-être des eifets pareils. La
poudre à canon et l'imprimerie venaient alors d'être découver-
tes, comme aujourd'hui la machine à vapeur et l'électro-niag&é-
tisme. Alors tombait en Espagne la puissance ntusulmane,
comme elle se dissout ou se transforme maintenant à Constan-
tinople; alors renaissaient les études classiques, comme aujour-
d'hui celles des langues orientales; alors naquit la Réforme et
se consolidèrent les nationalités européennes. Ce qui commence
aujourd'hui, nos fils le verront; mais à coup sâr les héros de
l'avenir ne seront ni des Luther, ni des Charles-Quint, ni (es-
l^ns-le ) des Cortex et des Pizarre. Le continent une fob
sillonné de chemins de fer, nous aurons pour voisins les pays du
SCfKlICBS. — MATHÉMATIQUBS ET PHYSIQUE. 163
Levant; la mer sera plus sûre que ne Tétait la terre il Q*y a pas
eneore Imigtemps. Maintmant que les douanes et les quaran-
tsiiics sont supprimées ou modifiées , que la piraterie des Bar-
baraques est détruite, que les oo]<A)ies sont afiranchies, que la
Grèce et l*Égypte recommencent à vivre, une révolution aussi
grande que cdle du quinzième siècle vient changer ritinéraîre
do commerce et détrôner le Cap, pour remettre en honneur ces
nmtea où Tantiquilé et le moyen âge ont imprimé leui^s pas. La
Méditenanée devient ^n lac européen, où Tltalie et la Grèce
s*aUoBgent comme des sentinelles avancées. Verront-elles arra-
cher de leurs mains enchaînées un sceptre que la nature leur
destina ? Quelques années encore , et la grande révolution sera
aeeomplie; et les nations qui n'auront pu ou su en profiler se-
ront condamnées encore à un long abaissement.
SCIENCES.- MATIIEUATIQUES ET PHYSIQUE.
L*csprit humain avait voulu , dans son orgueil , dresser dans
X Encyclopédie le catalogue de ses propres richesses ; il y voulut
montrer le progrès continu de la science au moment où il re-
niait le passé, et s'efforçait de briser la chatne des traditions.
Au sortir de la Révolution, les consuls demandèrent enFan x,
à l'Institut, un rapport sur les travaux accomplis dans'cbaque
iciencedepuisl789. Cuvier et Delambre, l'un, vaste intelligence,
Tautre, esprit méthodique , étaient rapporteurs pour les sciences
pbyaiqueB el naturelles ; Dader, pour l'histoire et la littérature
MKàemie; Lebreton , pour les beaux-arts ; Joseph Chénier, écri«
Tsio d'un goût sévère, pour la langue et la littérature française.
Us sciences morales avaient été écartées de ce programme. Ki^
polé^n, qui aimait les sciences positives autant qu'il avait en
aversion' les philosophes, dit, en recevant ce rapport : i'a<
* U est très -vrai que Napoléon goûtait peu les philosophes do
^ iMWps, el surtout ces adeptes de Técoie matérialiste qu'il désignait
104 SCIENCES.
voulu avoir votre avis concernant les progrés de fesprii hu-
mai» dans ces dernières années^ afin que oos paroles fusseni
entendues de toutes les nations.
En efifet, il n*est point d*époque où les sciences aient pris un
si grand essor. Jusqu^alors les observateurs avaient été isolés et
en petit nombre ; à cette heore ils afDuent partout; ib étudient
sur les lieux mêmes, communiquent entre eux à l'aide des joor-
naux et des procès-verbaux académiques. Des Instruments pré-
cieux, tels que le goniomètre réflecteur, des balances sensibles
à la millionième partie de la quantité pesée , des cbrooomètres
capables d'évaluer des millièmes de seconde, assurent la con-
naissance et la mesure exacte des données physiques, et per-
mettent d'apprécier le soin apporté aux expériences, de corriger
les erreurs des résultats. Le sphérômètre, capable de diviser irn
centimètre de longueur en vingt mille parties, substitue le sens
du toucher à celui de la vue pour les menus objets ; le levier de
contact est plus puissant encore; la balance de torsion de Cou-
lomb mesure avec précision les degrés d'une force impercep-
tible : il en est de même du galvanomètre. Arago et Fresnelont
enseigné à calculer les pouvoirs réfractifs des milieux transpa-
sous le nom d'idéologues; quant aux liltérateurs , c*eil autre ehoK :
l'empereur avait un goût très-pronoacé pour le théâtre , pour nos
grands poôtea, dont il aimait fort à s'entretenir. Il disait que si Cor-
neille eût vécu de son temps , il Taurait fait prince. S'il exila madame
de Staël, on sait pour quels motifs : ce ne fut point la littérature qui!
combattit en elle, mais la politique. S'il sMrrita tant de l'IiosUlité cachée
ou publique de quelques écrivains en renom, c'est qu*il y attachait
beaucoup d^importance.
Peu de souverains ont été plus sensibles que Napoléon aux idois-
sances littéraires. Il avait trop d^imaginatlon pour y être tndilKKBt 11
avait débuté lui-même par des vers , des essais de romans, dlwtoirp,
des compositions académiques. A Sainte-Hélène, Il s'amusait à retoucher
et À modifier le dénoûment de certaines tragédies; ses conversaliooi
roulaient fréquemment sur ces matières-là. On conoall le ton poétique
de ses proclamations, et le langage qu'il parlait dans toutes les occa-
sions solennelles. Les manuscrits de ses Mémoires indiquent aussi,
par leurs ratures, toute l'importance qu'il attocbait à l'excellence du
style. (An. R )
MAT^éMATlQDBS BT PHYSIQUB. 165
rents, aa moyen de la diffraction; la sonde a fait oonnattre la
constitution géologique du sol; le microscope d*Ehrenberg ré«
vêle la vie cachée partout dans la matière, en découvrant des
animaux infusoiressiliceux jusquedans le tripoli et dans Topale ' .
Les trayaux des différents analystes du continent triomphèrent
enfin des préjugés nationaux dû Anglais, et excitèrent parmi
eux une glorieuse émulation. Le métaphysicien Berkeley opposa
an système des fluxions et au principe des limites des objections
déduites de Timperfection du lanpge; enfin d'Alembert dé-
BMMitra, dans le sens le plus simple, Tapplication de cette
théorie des limites, et assigna des principes généraux au mou-
vement des solides et des liquides.
Lacroix résuma et coordonna les nombreux travaux relatifii
au calcul différentiel et intégral. L*Huillier essaya d*en établir la
métaphysique, en ramenant tous les détails de ce calcul à la
doctrine des limites ; enfin Louis Lagrange, de Turin , donna
sa Théorie des fonctions analifUques ( 1736-1813 ). Il n'avait
que dix-neuf ans, lorsqu'on examinant l'ouvrage d'Euler sur
les isopérimètres , il répondit au désir de ce savant, qui cherchait
en vain une méthode de calcul indépendante de toute considé-
ration géométrique. Il sut aussi donner, à son théorème concer-
nant une nouvelle propriété du mouvement des corps célestes,
un principe applicable à tous les problèmes de mécanique
{Rrineipe de Faction minime). Euler proclama la découverte
de son jeune émule, à laquelle il donna le nom de méthode des
variations. Admiré alors de toute r£urope, Lagrange multiplia
ses travaux sur les parties les plus élevées des mathématiques.
Homme tenc et simple , philosophe sans bruit, comme l'appe-
lait Frédéric, il contraignit l'envie à le respecter, sinon à l'ai-
mer. Après un séjour de vingt ans en Prusse, il se rendit à
Paris, où il traversa la révolution sans être inquiété, et se vit
appelé à Organiser l'École normale et l'École polytechnique. Il
* Certaines pierres à paver, examinées au microscope, ne sont qu'un
amas de myriades de petites carapaces semblables à celles de nos tor-
tues. Il y a des montagnes entières qui ne sont qoe des débris d'aai-
malcoles microscopiques.
166 SCIENCES. ' %
se remit à la géométrie, et composa sa Théorie, où, s*appli-
quant toujours à généraliser les principes, il arriva à la méta-
pbysiqne des fonctions {nrimitives et dérivées , ramenant font à
une investigation algébrique élémentaire, écutant de Panalyse
toute idée d'infiniment petits , de fluiions et de limites, comme
il écartait de l'appareil des solutions les constructions compli-
quées, qui nuisaient à l'élégance et à runiformité. Aussi fut-il
surnommé le Racine des mathématiciens, pour avoir associé Té*
légance des formes à la généralité de la méthode et à l'unité des
pensées. Son style est demeuré classique dans Tanalyse. Gain
ayant publié (1801) ses DisquisitUmei ariihmetieœ, en y ajou-
tant une méthode originale pour résoudre les équations d*nii
degré exprimé par un premier nombre, Lagrange, tout en ad-
mirant son ouvrage, revint sur les règles qu'il avait établies an-
térieurement pour la solution générale des équations ; et il rendit
la théorie du mathématicien allemand indépendante des équa-
tions, ainsi que de l'inconvénient des racines ambiguës. L'tf û-
Mre des mathémaligues de Montuda est un beau monument,
malgré ses défauts et ses lacunes. On trouve surtout dans h
préface des idées saines. Les erreurs relatives à lltalie ont éii
rectifiées par Pierre Gosali, de Vérone ( 1748-1815), dans VHiS"
tùire de l'origine et deêprogrét, de talgébre, ouvrage laborieux,
mais qui fatigue par la rudesse du style et par des diseussions
étrangères au sujet.
Herschell (1753-1882) donna, dans la trigonométrielsphéroï-
dale, une solution entière au problème , jusqu'alors insoluMe,
qui se proposait de trouver tous les rapports possibles entre les
six éléments de tout triangle sphéroïde.
Laurent Mascheroni, de Bergame, conçut l'idée de ramener
au seul compas toutes les questions de la géométrie élémentaire.
Il présenta ainsi un ensemble de propoôtions tout à £aiit neuf,
où celles qui se rapportent à la dirision du cercle sont partiea-
lièrement remarquables *. Ses recherches sur Téquilibre des
voûtes sont aussi estimées.
' nonaparte, qui , avide de tous les genres de gloire, s*était Cûtad-
mcUre à l'JnsUtut , et assistait parfois aux séances de P Académie M
MATHEMATIQUES ET PHYSIQUE. 167
U semblait que le hasard tout du moins échappait aux règles
matbématiqiies, et pourtant ces r^es prétendaient le dominer.
1)^ Pascal et Fermât l'avaient essayé à propos des jeux ; et après
eux Huyg^ns, en déterminant les combinaisons d'après Tanalo-
gie. Jacques Bemoulli traita avec détail cette matièto ; Laplace
le réduisit à un calcul applicable à ces nombreux objets de con*
naissances qui sortent de la sphère d'une certitude absolue, et
parmi lesquds il sert de guide pour embrasser les contingences
futures. Laplace crut pouvoir soumettre au cakul la probabi-
Hté de to«8 les événements en la dégageant de l'accident, nom
qui exprime uniquement l'ignorance des causes ou de tous les
^ets. Au moyen de dix principes, il veut calculer les espé-
rances, démontrer la fausseté de certaines illusions et des pré-
jugés vulgaires, surtout dans les jeux , et faire voir que la pru-
dence est un calcul, dans lequel on tient compte même de ces
particularités fugitives que nous ne nous rappelons plus lors-
qu'elles ont déterminé notre choix. Fourier y ajouta le calcul des
conditions d'inégalité. Condorcet l'appliqua aux opinions dans
les jugements criminels; d'autres, a la loterie de Genève; puis
aux paris, dont s'occupèrent particulièrement les Anglais; aux
tontines pour les emprunts publics, aux annuités et aux rentes
viagères, aux Sections; aux assurances, enfin à une foule de
problèmes politiques et économiques.
Il faut citer les noms deCauchy, qui détermina les intégrales
définies, «t la manière d'en user pour résoudre les équations
algébriques ou transcendantes; de Poisson, qui calcula les va-
rianteset les conditions d'intégrabilité des formules diiférentiei-
les; de Gau^, de Babbage, de Fourier. Prony, consulté par Na-
poléon pour les grands ouvrages destinés à signaler son règne, fit
beaucoup pour l'Italie; il a laissé un ouvrage sur l'architecture
hydraulique, et des leçons pour l'École polytechnique; on lui
doit, pour le cadastre, des tables trigonométriques qu'un simple
science», avait eu connaisnoce en Italie de la Géométrie du campai*
nioore ignorée en France; et il s'amusa un jour à embarrasser Lagrange
par les problèmes curieux dont ce livre donne des solutions neuves et
pleines de sagacité.
fG8 SCIBNCVS.
ouvrier peut appliquer. 'Wronski , matbématiden origiiial (/»
iroduction à ia phiiosophie des mathématiques , philosophie
de ta technicité), posa le premier le théorème géi^éral et le pro-
blème final des mathématiques, et fit consister leur caractère
distînctif dlans la certitude d*un principe unique, transcendant'
absolu; il embrassa toute la science dans une loi suprême, «ni-
que, d*où dérivent toutes les lois possibles de la généralion da
quantités. Cest, après la découverte du calcul infinitésimal, le
progrès le plus important qui se soit accompli dans les mathé-
matiques.
Monge, se basant sur le principe qui rapporte à trois coordon-
nées la position d*un point dans l'espace, fut ainsi Tinventenr
de la géométrie descriptive, c'est-à-dire de celle qui, partant des
notes géométriques, s'applique aux constructions graphiques, à
Taide desquelles elle détennine les rapports de position des
lignes et des surfaces, prises isolément. Ce nouveau langage hni-
tatif donnait la faculté d'écrire avec l'algèbre tous les mouve*
ments imaginables dans l'espace, et d'en rendre fixe le qieetaek
changeant Hachette mit en ordre les leçons de son cours, et les
développa surtout par les solutions de la pyramide triangulaire,
réduites à de pures constructions géométriques; de plus, il
poussa la géométrie descriptive jusqu^à des recherdies qui sem-
blaient réservées à l'analyse transcendante.
On vit au commencement du siècle le cas, fort rare parmi les
mathématiciens, d'une discussion sur les principes att sujet des
forces vives, c'est-à-dire touchant le mode à employer pourappré-
eier la force des corps en mouvement. L'Allemagne, l'Italie, la
Hollande, restèrent avec Leibnitz et Bemoulii ; l'Angleterre s'en
tint aux anciennes méthodes; et comme des deux côtés le ré-
sultat était le même, on pouvait ne voir là qu'une pure question
de métaphysique, et penser qu'il était possible d'estimer les
forces soit par le carré de la vitesse, soit par les vitesses simples.
D*Alembert en 1743 mit fin aux dâ)ats sur la mesure des forées,
en ramenant les questions les plus compliquées de dynamique
à de simples problèmes de statique.
Un autre débat s'éleva touchant le principe de la moindre
action proclamé par Maupertuis, mais que d'autres attribuèrent
MATHEMATIQUES ET PHYSIQUE. 1G9
ù Leibnitz ou à Konig. La Mécanique d'Euler est le travail
d'investigation analytique le plus profond qu'on eût encore vu.
Lagrange montra toute la fécondité du principe des vitesses
virtudles trouvé par Galilée, en le prenant pour base de sa Mé-
cmUque analytique ( 1788 ), où il le combine avec celui de d'A-
kmbeit, et rapplique, à Taide du calcul des variations, à toutes
les droonstances de Féquilibre et du mouvement. II en ramène
la théorie à des formules générales, dont le simple développe-
ment ofifre les équations nécessaires pour résoudre toutes les
questions qui s*y rapportent.
Bélidor prétendit ramener tous les problèmes de la balistique,
dans son Bombardier français, à la théorie de la parabole. Ben-
jamin Robins le réfuta {Anewtkeoryofgunnery^ 1842), en cal-
culant mieux la résistance de Tair *. Huton donna plus de pré-
dsioa à ces calculs, en déchargeant des canons contre des peu*
dules balistiqaes. Ce problème fut un des plus agités comme des
plus difficiles. Le chevalier Bordé essaya de résoudre tous les
proMèmes de la balistique , en déterminant surtout la véri«
table portée des différentes pièces d*artillerie.
Lorsque Lahire eut mesuré par des expériences la force de
rhomme et celle de ses dififérents muscles, Lambert et Coulomb
étendirent ces recherches, en donnant la quantité d*action de
rhomnie et des chevaux.
Jaeqoes Vancanson, célèbre par ses automates, inventa et per-
fectionna les machines à filer la soie. Les ouvriers de Lyon,
ayant appris qu'il songeait à simplifier le métier à tisser, Tassail-
lirent à coups de pierre ; et, pour se venges d'eux, il inveuta une
raadiine qui, mue par un âne, faisait des étoffes à fleurs. On
sait que le problème fut plus tard complètement résolu par Jac«
quard.
Newton n'avait pas bien expliqué, d'après les lois de l'hydros*
tatique, pourquoi, dans l'eau poussée par un étroit orifice au
fond d'un cylindre, le jet est à peine des cinq huitièmes de celui
' 11 démontra que, lonqn'im boulet se meut avec une rapidité qui
dépane quatre cent onze mètres par seconde, le vide se forme derrière
lui, de telle «sorte qu'il doit vaincre toute la pression de Tatmoephère.
13
170 SCIENCES.
que la théorie indiquerait Ce pioblènie fut étudié par Daniel
Bemoullif d* Alembert, Euler et Lagrange ; mais ils ne parrin*
rent pas à mettre le calcul d*aocord aiec l'expédence. •
On réussit mieux à appliquer les doctrines hydroslatiqiies
à rarchitecture navale. Duhamel publia un ouvrage sur la ooos-
tmctlon des navires (175S), et Ot établir en France une école
d^ingénieun constructeurs. Olivier perfectionna tous les genres
de construction, changea la forme de la carène et la distributioa
des batteries dans les frégates, et, bien qu'il ignorât les mathé-
matiques, simplifia les théories hydrauliques, et démontra on
problème d'une grande utilité sur le centre de flottaison (mé*
iacentre). V Architecture hydrauiique de Bélidor est un trésor
de recherdies.
Smeaton étudia TactioD des fluides sur les moulins; ses
théories furent ensuite complétées par Lagerhjelm et pai
Forselles (1811-1815). Coulomb évalua les frottements, et ses
théories furent confirmées par les expériences de Tredgold, et
plus récemment par celles du capitaine Morin. Bossut étudia la
résistanse de Teau dans les canaux étroits. Laplace avait donné
une formule compliquée pour Tattraction capillaire ; maislvory
la simplifia plus tard, et Pessuti la rendit intelligible même pour
les débutants.
Bouguer, dont nous avons déjà parlé, reprit la théorie des
hauteurs mesurées avec le baromètre. Deluc reétifia les défauts
des instruments, et Ramon détermina le coefficient constant,
qui a gardé son nom.
L'Italie eut Thonnmr de quelques bonnes applications. Le
Bolonais Guglielmini fit avancer la pratique de rhydrométrie
par son ouvrage De la nature des fleures, et on eat maintes fois
recours h lui pour régler le cours des rivières, et décider des
contestations. Le Sicilien Ximenès fut consulté par les Véni-
tiens pour tous leurs travaux hydrauliques, et il publia à Flo-
rence un nouveau Recueil des auteurs ayant traité du minut'
ment des eaux (JIM). Zendrini, deBrescia, suggéra aux Véni-
tiens ridée de construire leurs célèbres mi/rassî; il leur indiqua
en outre les ihoyensd*améliorer le port ainsi que Tair de Viar^ggio
et de Ravenne. H soutint Ferrarc dans une contestation avec
MATHÉMATIQUES ET PHYSIQUE. 171
Bologne sor la direction à donner au Reno. Eustache Manfredi,
poète et astronome, s'occupa aussi beaucoup de cette question.
Les calculs de ces quatre volumes à*Épkémérides sont Poivre
de ses sœurs Madeleine et Thérèse. Le Milanais Antoine Lecchi
éerifit sur les canaux navigables; il évita les calculs pour s'en
tenir à la pratique dans P Hydrostatlqve examinée dans ses
ffrincipes ( 1 765), ouvrage le plus complet qu'il y ait en ce genre.
Paul Frisi, son compatriote, qui traita divers 'points d'astrono-
mie et de mathématiques, se livra avec succès à l'hydrosta-
tique. Les Riccati, de Venise, émules de Bemoulli, de Leib-
nitz et de Vallisnieri , appliquèrent les études mathématiques
aui i^vières et aux lagunes. Jean Polenus, commenta Frontin
De aqusedMcMus, et Vitnive ; il fut l'un des premiers qui trouvè-
rent expérimentalement les lois de l'écoulement des eaux ; il dé*
termina la relation entre les tubes, les orifices, et la hauteur du
liquide.
L'électricité est Tune de ces forces universelles répandues
dans toute la matière qui nous environne, et que la nature semble
employer dans ses opérations les plus secrètes et les phis impor-
tantes.
Les anciens avaient observé que Velectrtêm ou ambre jaune
acquiert, par le frottement, la propriété d'attirer les corps
légers, et de les repousser ensuite après quelques instants d«
contact. On reconnut, au seizième siècle, que ce phénomène
pouvait être produit par d'autres corps, et on l'appela élec-
trieUi. Othon Guéricke et Hauskbee construisirent en 1736
la première machine électrique. Les premières considérations
scientifiques puUiées sur ce sujet sont de l'Anglais Etienne
Grey, qui (1766) distingua les corps en conducteurs et en
wn-condueteurs. Il reconnut aussi que ^électricité se perd
ou peut se communiquer à de grandes distances par le moyen
<les corps conducteurs, et qu'on peut, au contraire, l'accu-
muler sur un point, en l'isolant à l'aide d\in corps non
conducteur.
Dafoy ( 1783) démontra que les corps'oonducteurs eux-m/fmes
pouvaient étre-électrisés, pourvu qu'ils fussent isolés. 11 distingua
f7S SCIBNCES.
réiectrieité en vitrée et en vésinenseY ou en positive et en né-
gative, et constata qne les corps chargés d'électridté de même
nom attirent ceux qui sont chargés d*électricité de nom op-
posé , et qu*ils se repoussent au contraire, s'ils sont électrisés
identiquenient. Cuneus, Muschenbroeck et Allemand, obser-
vant que les corps électrisés, exposés à Tair, perdent cette pro-
priété, pensèrent qu'en les faisant terminer par des corps éle^
triques , ils poufraient recevoir une plus grande charge et b
retenir : ainsi fut trouvée la bouteille de Leyde (1746). Franklin
reconnut que Télectricité se dissipe par les pointes, et que la
foudre est le résultat de Faccumulatlon du fluide électrique dans
Tatmosphère. En combinant ces deux faits, il rendit sensibie
réiectrieité atmosphérique à Taide de pointes. Gela le conduisit
à rinvoition des paratonnerres ( t753). Épino démontra com-
ment les lois de l'équilibre de l'électricité peuvent se soumettre
à une rigoureuse étude mathématique. Le père Becearia , de
Mondovi, professeur à Turin, expliquait les théories de Franklin
en montrant Tanalogie de l'électricité artiGcielle et de l'électricité
atmosphérique; il traita aussi, d'apirès Symmer et Cigna, des
atmosphères électriques, et de ce qu'il appelait électricité Teng^
resse. Lôrd Mahon flt une observation plus importante en faisant
voir que, dans le phénomène de la foudre, le fluide électrique peut
passer non*seulement du ciel vers la terre, mais, d^une manière
diverse, de la terre vers le ciel ( foudres terrestres ). Coulomb,
ayant construit une balance très-délicuteau moyen de la tonton
d'un fil métallique, démontra ces trois vérités, savoir : que les
attractions et les répulsions des corps électriques varient en rai-
son inverse du carré des distances; que les corps isolés, chargés
d'électricité, la perdent selon une proportion déterminée; enfin
que toute l'électricité réside dans la superficie, et qu'elle ne pé-
nètre jamais à l'intérieur.
Tels étaient les résultats de la sdenee : de son coté le beau
monde s'en faisait un amusement ; l'irrital^lité hallérienneet
l'électricité défravaient toutes les conversations. Chacun vou-
lait avoir éprouvé la secousse électrique, et cette récréation coâta
la vie à beaucoup de gens. Les matérialistes s'en fiiisaient un ar-
gument pour expliquer à leur gré ce mystère qu'on appelle l'âme.
HATHBMATIQUES ET PHYSIQUE. 173
Cependant réleetrieité apparaissait encore comme Tun de ces
nombreux problèmes de la philosopbie expérimentale qui restent
isolés du reste de la science, et qu*on ne peut étudier que dans
leurs rapports intérieurs ; mais le contraire fut démontré par
Alexandre Volta, de Gdme ( 1745-182G) , qui devait peu à peu ,
en se servant plus de l'expérience que de la théorie, arriver à
one grande découverte. Après avoir d'abord inventé Vélectro-
phare perpétuel et \t condensateur, puis perfectionné Télectro-
mètre, il porta ses investigations sur Télectricité atmosphérique,
et rechercha comment se forment la grêle, les aurores boréales\
et autres phénomènes météorologiques. Mais, quoique expéri-
mentateur exact, il n'eut pas l'esprit assez philosophique pour
établir des doctrines précises ^ et atteindre à la rigueur mathé-
matique. 'Jamais il ne rapporta à leur véritable théorie Télec-
trophoreet le condensateur : il ne vit pas la véritable cause du
développement de l'électricité par l'évaporation de l'eau , et ses
deux hypothèses n'obtinrent pas la sanction des faits.
Ce fut dans le même temps que Louis Galvani ( 1737-1795)
remarqua, à Bologne, un mouvement musculaire qui se produi-
sait dans les grenouilles mortes, soumises à l'action d'un cou-
rant électrique. Anatomiste et non pas physicien , il se per-
suada à lui-même et aux autres qu'à existait une électricité
animale différente de l'autre. Les matérialistes croyaient y
trouver l'agent physique au moyen duquel les corps extérieurs
agissent sur le cerveau , et ils espéraient par là arriver à la
connaissance des mystères de la sensibilité. Les philosophes
créèrent des systèmes pour expliquer le fait; mais Volta, re-
nouvelant ses expériences , se douta que les parties animales
étaient seulement passives, et que les métaux opéraient sur
elles comme stimulant extérieur. Il varia les modes d'expéri-
mentation, sépara les muscles et les nerfs, auxquels il stibs-
titua des feutres qu'il plaça entre des disques de cuivre et de
zinc, et il en obtint les phénomènes électriques (1794); il mul-
tiplia ces couples métalliques, et ainsi fut découverte la pile qui
porte son nom, l'instrument le plus puissant de l'analyse chi-
mique. Volta survécut près de trente ans à sa découverte, saus
y rien ajouter, sans même l'appliquer. Pendant ce temps Ritlcr,
la.
174 SC1BNCB8.
Carlisie, Davy l^employaient à la décomposition de Tean, de la
potasse, de la soude, de la chaux, etc. , et la chimie prit un
nouvel essor.
L*é]ectricité fit dès lors de grands progrès. Les notions im-
parfaites de FrankUn, de Volta, de Saussure, sui Téleetrieité
atmosphérique, furent complétées par des savants plus hardis,
comme Lecoq, qui osa se transporter au milieu d'un nuage
chargé de grêle, pour y voir les gréions se former; oorome
Pothier, qui démontra, par des observations pleines de perspi-
cacité , que les nuages sont de simples conducteurs isolés dans
l'atmosphère, et que chacune de leurs parcelles est chargée d'é-
Jectricité, et non pas seulement leur surface , comme on le
croyait auparavant. Marianini, fidèle aux idées de Volts, sou-
tint Torigine physico- mécanique de Pélectricifé Contre ceux
qui y voient une action chimique. Mateuoci étudia le pas-
sage des courants à travers les liquides; Zamboni se crut à la
veille de résoudre la problème du mouvement perpétuel avec
la pile sèche. Cette science prit un nouvel essor, lorsque les
phénomènes du magnétisme entrèrent dans son domaine.
L'action directrice (déclinaisons et inclinaisons) que le globe
exerce sur Taiguille aimantée fut étudiée en ce qu'elle a de plus
surprenant. Graham , Barlow et Christie en examinèrent les va*
riations journalières , l'attribuant à l'action du soleil. La thâ>ne
de Hallcy, qui assimilait le globe à un grand aimant avec quatre
pôles , deux au nord et deux au sud , fut adoptée par Hansteto
de Christiania, qui la modifia , en avançant que Tun des pâles
nord et l'un des pôles sud sont plus faibles que les autres, et
qu'un des pôles nord tourne autour des pôles de la terre en
dix-sept cent quarante ans, l'autre en huit cent soixante,
et que de là résulte la variation dans la déclinaison de Tai-
guille.
L'examen comparatif de^ la tension magnétique du globe
avec la tension électrique de l'atmosphère fut l'objet d'ooe
étude particulière. Le Danois Oerstedt constata le premier l'action
d'un courant électrique opérant sur l'aiguille aimantée (1819). A
la même époque , Arago et Davy annonçaient que le fil métal-
lique conducteur, en activité électrique , attire la limaille de
MATHBMATIQUBS BT PHYSIQUE. 175
fer, qui tombe aussitôt que le cercle est interrompu. Faraday
remarqua que les effets se trouvaient extrêmement modiflés
par la position de Taiguille magnétique relativement au fil
eondttcteur, et que les attractions et les répulsions étaient pro-
duites du même côté du fil métallique, selon qu'il se trouvait
plus ou moins près du pivot de raigiiille : il en conclut que le
eentre de Taction magnétique ne résidait pas à Textrémité de
raiguille, mais à son axe. Les propriétés magnétiques, que
Ton croyait appartenir au fer seul, furent trouvées aussi dans le
nickel, dans le cobalt, dans le titanium; puis Ck>olorob et
Araga démontrèrent que toute substance quelconque peut
donner des signes d*action magnétique à un degré différent,
quand elle opère comme conducteur; et, depuis Oerstedt, on
peut communiquer avec les courants d'induction toutes les
propriétés d'un aimant à un faisceau de fils métalliques. La
conclusion fut que le principe électrique et le principe DfUh
gnétique n*en font qu*un, et que les pôles magnétiques de la
terre sont des effets de courants électriques. Or, les phénomènes
de polarité , d'attraction et de répulsion ont été ramenés à ce
fait général, savoir, que deux courants électriques qui s'avan-
cent dans la même direction se repoussent, et qu'ils s'attirent,
an contraire , s'ils vont en sens opposé.
Les principes de l'électricité , du galvanisme , du magné-
tisme, se trouvèrent réduits à un seul dans rélectro-magné-
tisnll. La sdence de l'électro-magnétisme fut développée par
Davy , Faraday, Ampère, Arago, Christie, Barlow. Ensuite See-
beck et Gumming ont rattaché un autre agent impondérable aux
faits nombreux de la thermo-électricité et du thermo*magné«
tisme. Faraday signala, il y a peu de temps (1846), l'action
de rélectricité sur la lumière. C'est ainsi que l'expérience laisse
entrevoir l'identité des quatre agents impondérables (électricité,
magnétisme, chaleur, lumière).
Arago, Babbage, Herschell et Barlow trouvèrent que des
disques de cuivre et d'autres substances , lorsqu'on les foit tour-
ner rapidement sous une aiguille magnétique, la font dévier,
et finissent par l'entraîner avec eux. En conséquence de ce fait,
des expérimentateurs ont déterminé le différent degré d'aptitude
176 SCIENCES.
magnétique des corps ; et il en est résulté la science électro^yna-
mique, dont Ampère a exposé la théorie.
On a multiplié , sur différents points du globe « les stations,
pour observer les perturbations magnétiques, leur simultanéité,
la fréquence des orages magnétiques j et pour arriver à la cause
de ce phénomène, qui est un élément nouveau de la météoro-
logie. Dansie premier congrès des savants italiens (Pise, 1840),
Antinori démontra Timperfection des observations météorolo-
giques, résultant de Tinsuffisance des instruments , de la ma-
nière d*observer, et du langage usité; d*où il suit que cette
science d*une si haute importance serait la moins avancée de
toutes, et hors d'état encore de rendre compte des phénomènes
atmosphériques et de les prévoir. Les expériences deSchùbler
et d'Arago ont réduit à de justes limites Tinfluenoe de la lune
sur les pluies et sur le baromètre, quoique les données soient
encore assez vagues.
Ainsi donc.rélectricité se trouve aujourd'hui en contact
avec toutes les sciences physiques, et semble les dominer. La
chimie doit aussi beaucoup à Télectricité ; elle lui doit , entre
autres , la découverte de la plupart des corps simples. Lorsque,
il y a un siècle, Tétude de rélectricité débuta, en quelque sorte,
par la découverte de la bouteille de Leyde, qui aurait prém
que la météorologie demanderait à cet agent impondérable la
cause des grands phénomènes de l'atmosphère : la physique
rooléeuJaire , la révélation de la construction intime des corps;
la chimie, les théories les plus plausibles et les moyens d'ana-
lyse les plus puissants ; la minéralogie et la géologie , Torigine
des cristaux et des roches; la physiologie, la connaissance
intime des forces qui régissent la matière organique, et le secret
d'opérer sur elle presque comme sur la vie ; la médecine , un
remède à des maladies incurables; la métallurgie , des procédés
nouveaux; la mécanique , une force indépendante du temps et
de l'espace? Nous l'avons vu fournir aussi Tinstrument le phis
délicat pour découvrir dans les rayons caloriOques des pro-
priétés analogues à celles des rayons lumineux. On avait trouvé
dans les décharges électriques d'autres sources de lumière , œ
qui faisait pressentir un moyen de mieux opnnattre le soleil, qui
. MATHEMATIQUES ET PHYSIQUE. 177
eo est la source naturelle. Grâce aux travaux de Becquerel , la
phosphorescence vient se joindre à la lumière électrique. Le
daguerréotype a appelé Tattention sur les effets chimiques de
la lumière ; et le galvanomètre est encore Tinstrument le plus
apte à en faire découvrir les traces les plus minimes, ainsi que
l'influence du passage de la lumière à travers des ohstacles de
diverse nature.
Becquerel obtint, par Taction prolongée de très-petites forces
électriques, des cristaux que la nature seule avait produits jus-
qu'alors. Le carbone seul (qui se serait converti en diamant) ne
put se cristalliser. L*idée d'expliquer Télectricité par la stratifica-
tion du globe se présentaà Davy ; et, bien qu'on Tait combattue,
elle a donné l'explication de divers phénomènes , et principale*
ment du magnétisme terrestre, ainsi que des produits accidentels
qui se trouvent au milieu des roches ignées et des sédiments
neptuniens.
Cest en vain qu'on a voulu attribuer à l'électricité les phé-
nomènes physiologiques. Mateucd soutient que les phénomè-
nes électro- physiologiques ne se rattachent qu*indirectement
aux fonctions des nerfs, et qu'ils résultent plutôt d'actions
chimiques et de changements -de température.
La doctrine de rémission des rayons lumineux , base de la
physique depuis Newton, est remplacée actuellement par la
théorie des ondulations, qui suppose qu'un fluide infiniment
subtil ( réther ) est répandu dans l'univers.
La science du plus beau et du plus merveilleux des agents
impondérables a fait, en peu de temps, des progrès rapides.
Descartes, Euler, Huyghens avaient déjà pensé que la lumière
n'était pas lancée, comme une flèche, du corps lumineux jus-
qu'à nous ; mais qu'elle résultait , comme le son dans l'air, de
l'ondulation d'un fluide universel. Cette idée fut accueillie
sur les démonstrations d'Young; et l'on établit pour les cou-
leurs une gamme comme pour les sons, d'après l'agitation
plus ou moins grande des molécules incandescentes , dont le
mouvement vif produirait le violet, et le mouvement lent , le
rouge.
Certains cristaux, comme le diamant, ne réfractent le rayon
178 SCIENCES.
qu'une seule fois ; d^autres le réfractent deux fois comme le
cristal d^rslande. Mais que Ton mette Pun sur l'autre deux cris-
taux dislande , et le rayon De se réfractera pas quatre fois dans
le second. Si la section principale du second est dirigée , non
du nord au sud, mais de Test à Touest, Feffet est différent. Cest
à raison de ce fait que Malus afGrma qu'un rayon solaire a un
pôle nord-sud et un pôle est-ouest.
Les rayons peuvent dans certaines conditions s'éteindre alter-
nativement, de manière que deux rayons de couleur et de ré-
frangibilité égales , tombant sur un corps blanc , au lieu d'aug-
menter la lumière , l'effacent (interférence) : or cet effet n*est
explicable par aucune hypothèse de parcelles matérielles, mais
bien par la théorie des ondulations. II arrive quelquefois que les
rayons ne s'élident pas , mais se combattent, en produisant
les nuances irisées d'une bulle de savon. Ce fut par leur faculté
de généraliser, et par la hardiesse de leur imagination, qu'Arago
et Fresnel parvinrent à ces admirables découvertes. Ce dernier,
enlevé, jeune encore, à la science, essaya de déferminer b
quantité de lumière réfléchie. Hamilton appliqua un nouveau
système à la théorie des ondes , et arriva à prédire la forme en-
tièrement nouvelle que prendrait un rayon dans des circons-
tances données. Arago trouva que le rayon réfléchi n'est jamais
blanc comme le rayon incident , mais d'une couleur ou d'une
autre , selon l'angle sous lequel le miroir est présenté ; ce qui est
un moyen de décomposer la lumière par réflexion. Il reconnut
aussi la propriété singulière de la tourmaline, qui sépare en
deux tout rayon qui vient la traverser. Si ce rayon émane d'un
corps opaque , la lumière est identique; si c'est d'un corps
gazeux , il se réfléchit en deux couleurs diffîrentes. Cette expé-
rience appliquée aux corps célestes le conduisit à affirmer qw
les comètes^ n'ont pas de lumière propre , et que le soleil est
un amas de gaz aggloméré dans l'espace.
Le calorique se propage aussi , comme la lumière, par ondu-
lations ; il a sa polarisation et son interférrtice. Seebeck réus-
sit, en 1823 , à démontrer que la simple application de la cha-
leur à certains points d'un cercle entièrement métallique peut
y développer un courant électrique. Becquerel généralisa ce
UATRBMATtQUBS ET PHYSIQUE. 179
fait, jusqu'au point d'afRrmer que la transmission de la cha-
leor est toujours accompagnée d'un développement d'électricité.
Léopold Nobili profita de cette découverte pour inventer la pile
tenno-âectrique, plus sensible que tous les thermoscopes. Mel-
loni, qui la perfectionna, trouva dans le calorique des rayons de
nature différente. Il reconnut qu'ils étaient transmis par certains
corps et interceptés par d'autres ; que, tandis que la chaleur ordi-
naire se propage lentement et par des v\)ies diverses i il y a une
chaleur rayonnante qui ne se communique pas par le contact ,
mais toujours en ligne droite, et instantanément comme la lu-
mière. Si elle rencontre un verre noir, elle le traverse , comme
la lumière dans un cristal limpide , en exceptant toutefois les
Terres de certaines nuances vertes séparées par une couche d*eau ;
l'eau et Talcool lui livrent passage, mais eu la décomposant,
comme les verres prismatiques décomposent la lumière. Les
plaques métalliques polies la réverbèrent , le noir de fumée
TalBOibe ; le papier et la neige reflètent quelques-uns de ses
éléments, et absorbent les autres.
Ce fut à l'aide de ces instruments que Becquerel détermina
la manière dont la chaleur se répartit entre deux corps en frot-
tement. Fourier, soumettant au calcul les phénomènes du ca-
lorique, qu'on y avait crus jusque-là rebelles, essaya de trouver
combien il aurait fallu de temps pour que le globe parvînt , de
rétat d'incandescence, à sa solidité actuelle, en admettant
Thypothèse du feu central de la terre. Il voulut aussi évaluer
la température qui résulterait de l'irradiation de tous les corps
de l'univers, en supposant que l'espace dans lequel la terre
toorne est à quarante degrés au-dessous de zéro ; ce qui expli-
querait pourquoi la variation de chaleur entre le jour et la
Doit, comme entre l'hiver et l'été , n'est pas plus grande et plus
sabite. Il crut avoir établi parla que le feu central n'élève plus
la température de la surface du globe; et il avança que la cha-
leur des pôles diffère peu de celle des espaces planétaires et de
lasur&ce des grandes planètes situées à l'extrémité de notre sys-
tème solaire , que Buffon avait supposées encore à l'état incan-
descent pour des milliers d'années. Fourier, avec le thermomètre
de contact, détermina pour les différents corps le degré de trans-
180 ASTIIONOIIIB.
missibilité de la chaleur, et appliqua sa théorie à divers usages
pratiques. D^autres après lui ont étudié la forme du calorique
ou combinée ou développée dans les corps, et la oondition de
son rayonnement. Quand les conditions de la chaleur latente
seront mieux connues , elles pourront apporter une immense
économie dans les machines h vapeur. Les recherches sur la
chaleur spécifique ont été agrandies, après Lavoisier et Laplaee,
par Crawford, puis par Delaroche, Bérard, Dulong, Petit, et
par Avogadro.
La physique avait soumis à des procédés analytiques impor-
tants les phénomènes de la chaleur ( la dilatation et la chaleur
spécifique) et ceux de la lumière ( la double réfraction et la po-
larisation). A ces progrès il faut ajouter ceux que Savart fit faire
à Tacoustique, en étudiant les sons qui résultent des vibrations.
ASTRONOMIE.
L*astronomie, la seule science dans laquelle les aoeiens
' eussent fait de véritables progrès, prit, grâce aux instruneots
d'optique et à la multiplication des observations, le développe-
ment le plus rapide. L'observatoire de Greenwich a pour rivaox
ceux d'Edimbourg, de Cambridge, d'Oxford, de Dublin, et
d' Armagh. Les Anglais en ont érigé au cap de Bonne-Espéraoee,
à Sidney, à Madras , à Sainte-Hélène , au cap Comorin : œs
derniers établissements ont contribué à nous faire connaître
l'hémisphère austral. L'observatoire de Paris se recommande
par des hommes qui joignent pour la plupart à une observation
attentive la puissance d'analyse et de conception. Ceux de
Bruxelles et de Genève vont de pair avec les meilleurs observa-
toires. Indépendamment de celui de Palerme, illustré par Piaz-
zi, Naples en possède un autre sur une des hauteurs qui la do-
niioent ; et ou vient encore d'en élever un sur le Vésuve. I^^
observatoires de Turin , Parme, Milan, Florence, Padoue,
▲8TB01IOM1B. 181
Vienne, Altont, Munich, Gôttingue , Hambourg, ont aussi droit
à des éloges. Ceux de Prusse, de Russie possèdent ce qu*il y ji de
plus pariait en instruments.
La Société royale astronomique, fondée à Londres en 1830,
distribue des prix, et publie un recueil extrêmement riche en
documents. Les observations faites simultanément aux extrémi-
tés d*un grand arc terrestre sont utiles pour connaître exacte-
ment la parallaxe. Halley proposa d'observer, des points les plus
éloignés, le passage de Vénus en 1761 et en 1769. On envoya,
en conséquence , des astronomes vers la ligne et vers les pôles ;
et, bien que diverses circonstances eussent contrarié Tobserva-
tion du phénomène , on put atteindre à la précision voulue :
on détermina Téloignement moyen du soleil à 82,695,535 mil-
les ( 15,313,981 myriamètres). L'abbé de la Caille fut aussi en-
voyé au cap de Bonne-Espérance pour observer la parallaxe
de la lune, tandis que Lalande l'observait à Berlin; et Ton dé-
duisit de leurs calculs la distance précise de cette planète à la
terre. Déjà la Condamine et les autres martyrs de la science
avaient mesuré le méridien , et vérifié la figure de la terre. L'ap-
pui que les gouvernements prêtèrent à ces opérations permit
d^étendre les réseaux trigonométriques, et de mesurer les arcs
du méridien à des latitudes différentes. Maskelyne et le ba-
ron de Zach déterminèrent l'attraction exercée par les grandes
oKintagnes; Cavendish, la depsité moyenne de la terre. Mai-
ran essaya d'expliquer les aurores boréales (1754), et l'abbé de
la Caille assigna des noms aux étoiles de l'hémisphère aus-
tiai.
Lorsque Bradley eut découvert l'aberration des étoiles, qui
fut démontrée plus tard dans les essais de Simpson , et la nu-
tstion de l'axe de la terre, il parut impossible d'arriver à de
aouvelles découvertes qui eussent pour résultat de changer la
scienee , laquelle se borna à en préciser la vérité.
En appliquant à la matière universelle la loi de gravitation,
OD démontra que les planètes n'étaient pas seulement attirées
par le soleil, mais qu'elles s'attiraient réciproquement; et, en
présence de ces causes perturbatrices, les astronomes virent que
les lois de Kepler ne suffiraient point à représenter exactement
HlftT. DE CENT ANS. . T. IV. tS
182 ASTRONOMIE.
les mouvements conçus avec une extrême régularité par Pastro-
noniie ancienne.
Halley, qui se servit des formules newtoniennes pour calculer
les évolutions des vingt-quatre comètes les plus notables, dé-
montra qu'elles ne décrivent pas toutes des paraboles , qu'il
y en a qui décrivent des ellipses très-allongées, et qn^elles re-
paraissent périodiquement ; mais il s*y trouvait une variation
qui allait jusqu'à deux ans sur soixante-six. Le calcul difGrile
de ces mouvements fut établi par Clairaut, qui détermina le
temps et le lieu où apparaîtrait la comète de 1758, après les
retards occasionnés par l'attraction de diverses planètes; et,
à rétonnement du monde savant, il tomba juste à une diffé-
rence de douze jours seulement. Dès lors une ère nouvelle s'ou-
vrit pour l'astronomie ■.
Si un astre, la lune par exemple, gravitait seul vers le centre
de la terre, il décrirait une ellipse; mais s'il est aussi attiré par
le soleil , il tendra soit à augmenter, soit à diminuer les dimen-
sions de son premier orbite , et il en résultera une complica-
tion qui paraîtra du désordre h la première vue. Cest ainsi que
surgit le problème des trots corps y que Newton n'avait pas
même essayé de résoudre analytiquement , et qin le fut pour la
première fois par Clairaut (1747) : solution qui embrassait toos
les mouvements subordonnés de la lune , confirmait de plus m
plus la loi de gravité simple , et développait le principe des per-
turbations. Euler, en ayant en connaissance, reprit les mêmes
investigations avec une méthode différente ; et il obtint le même
résultat, de même que d'Alembert, Mayer et Simpson. D'A-
lembert démontra ce que Newton n'avait fait qu'émettre sur la
précession des équinoxes , et ramena à l'attraction jusqu'aux
perturbations découvertes par Bradiey dans la précession et
' En 1773, Lalaodc annonça qu^une comète s^approclierait asseï près
de la terre , et Teffroi fut grand. Cette annonce donna occasion de cal-
ciiler les effets que produirait une comète en s^approchaht de la terre à
douze on treize mille lieues, et Ton prétendit qu'il en résulterait n»
titn tellement violent , que les eanx de la mer conTrîraient les ««•
tagnes.
▲8TBONOM1B. 183
roadllatîoD de Taxe de la terre pendant une période de dix-huit
ans, joste l'espace de temps que met la lune pour revenir
aux mêmes points d'intersection du plan de !*écliptique.
Ainsi l'espace infini ouvert par Newton fut conquis jusque
dans ses parties les moins accessibles par les savants du dix-
huitième siècle f puis par Lagrange, par Laplace, et d'autres
encore , qui « à mesure que s'étendirent et se généralisèrent les
procédés du calcul analytique, complétèrent la théorie de Tat-
tractioo, qui embrassa les inarées, les inégalités lunaires, le
mouTement des comètes, la détermination de la figure de la
terre; et la loi de l'attraction resta victorieusement démontrée.
La complication des mouvements célestes et des forces qui
les déterminent, avait conduit Newton et Euler à rec(mnaltre
nécessairement l'intervention d'une main toute-puissante pour
en réparer de temps en temps les pertui^tions. Laplace (1749-
1827) entreprit, au contraire, d'en signaler l'ordre inalté-
rable , et de faire voir qu'au milieu du dérangement apparent
des éléments planétaires , il y en a un qui demeure constant, le
grand axe de chaque orbite, et par conséquent le temps de 1«
révolution de chaque planète; de telle sorte que l'attraction
universelle suffit pour maintenir le système solaire. Cette inva*
riabîlité des mouvements moyens fut démontrée dans la Méca*
niquecéleste (1773); puis Laplace prouva (1784) que la stabilité
des autres éléments du système venait de la petite masse des pla^
nètes, de la fiiibleellipticité de leurs orbites, et de leur direction
semblable dans leur rotation autour du soleil.
Ce savant ayant établi les lois dynamiques, qui devinrent
la base de tout le système analytique des forces, les appliqua
au système du monde, et posa les principes d'où devait résulter
l'invariabilité des distances moyennes des planètes. Après avoir
assuré les méthodes d'approximation, il put donner une théorie
mathématique des inégalités des satellites de Jupiter , qui jus-
que-là n'étaient connues qu'empiriquement ; il imagina des mé-
thodes variées pour calculer les perturbations des comètes ,
ainsi que les mouvements des noeuds et des inclinaisons des
Qlfcites planétaires. Il appliqua sa théorie de la variation , à
l'aide de laquelle il avait reconnu que la variation de l'excen-
f8t ASTmOHOMIB.
Incité de Jupiter doit altérer le moareineiit des satellites, à la
libratioa de la hme , ensemble de phénomènes singuliers décou-
verts par Cassini , qui offraient un accord inexplicable entre des
éléments très-disparates, jusqu'à ce que Lagrange sût aussi le ra-
mener à rattracti<m universelle, en démontrant la modification
que la lune a subie en se solidifiant, par suite de l'attraction de
la terre; et il expliqua pourquoi elle tourne toujours la même
face de notre côté. Il détermina ainsi la véritable théorie de Té-
quation séculaire de ce satellite , résultant du diangemeot de
Texcentricité de Torbite de la terre par l'action des grandes
planètes : il trouva ensuite que cette équation séculaire ne se
rencontrait ni dans Jupiter ni dans Saturne, et il introduisit
enfin (1808) dans la âiécanique cUesU la fonction dite pertur*
batrioe , diaprés laquelle fanalyse qui s^applique à un nombre
indéterminé de corps devient simple, comme si elle ne considé*
rait qu*un seul corps.
Lalande (1792-1807) compléta le système parfaitement mé«
canique et dynamique du mécanisme céleste; il rassembla et
combina dans une vaste généralité tout ce qui était connu avaat
lui; il remonta aux conséquences les plus éloignées, et fit eo*
trer dans le domaine de Tanalyse une foule de vérités ph}*siques.
Il mania habilement le calcul , et si parmi ses procédés il en est
qui ont vieilli, on en compte cependant dont la science fera
longtemps usage.
Lalande trouva, sans se déplacer, le moyen de déterminer
cette distance moyenne du soleil que l'observation était allée
chercher dans les régions les plus éloignées : il la détermina au
moyen des perturbations de la lune, dans lesquelies il constata
aussi les effets de l'aplatissement du sphéroïde terrestre. Des
effets d'attraction de la lune, il déduisit encore des arguments
pour combattre la théorie du refroidissement successif de notre
globe , que Buffon et Bailly avaient ingénieusement supposé;
et il démontra que, dans l'espace de deux mille ans, la tempe*
rature moyenne de la terre n'avait pas varié de la centième
partie d'un degré du thermomètre centigrade.
Jamais l'analyse mathématique n'avait atteint des vérités aupi
profondément enveloppées dans les actions complexes de forées ;
ASTRONOMIE. 185
jamais on n*avait démontré si péremptoirement, parTapplica-
tion de règles inflexibles, que la même loi de gravitation main-
tient Tordre dans la variété; jamais on n'avait prouvé d*une
manière aussi évidente la stabilité du système solaire..
Lalande porta aussi dans les problèmes des longitudes une
précision gue la science n'aurait osé espérer , en ramenant à
ime exactitude mathématique les nombreuses perturbations des
satellites de Jupiter, perturbations que Galilée avait prévues,
et qui occupèrent trois générations de géomètres. Grâce à lui,
les marées furent soumises à une théorie analytique, où pour
la première fois apparaissent les conditions physiques du pro-
blème; de sorte que les calculateurs peuvent prédire, plusieurs
années à l'avance , Theure précise des marées, en la déduisant
des actions attractives du soleil et de la lune.
De même que Montucla avait écrit l'histoire des mathémati-
ques, Bailly (1736-1793) écrivit celle de Tastronomie. Il donna
trop carrière à son imagination dans ce qui regarde la science
de rOrient, et regarda l'astronomie indienne comme étant
d^une haute antiquité , se fondant sur des observations d'une
valeur contestable. Il est impartial à l'égard de l'astronomie
moderne ; mais on voudrait y voir les découvertes capitales plus
nettement exposées , et leur marche graduelle mieux éclaircîe.
11 fut extrêmement goûté , grâce à son style élégant et à son
enthousiasme pour la science.
Beaucoup de savants s'appliquaient alors à perfectionner les
instruments de précision. Halley étudia la dispersion inégale
de la lumière en passant dans les divers milieux, aOn de corriger
la couleur, par la combinaison de verres, au foyer objectif des
télescopes : idée reprise par Jean Dollond, qui perfectionna le
télescope achromatique. Rochon appliqua le prisme aux lunettes
pour décomposer la lumière des étoiles, et trouva le moyen de
mesurer exactement les lois de la réfraction et de la diffraction.
L*lnvention du cadran d'HalIey , en 173 1 , permit de foiro des
observations sur les navires. Leroy, Berthoud et Harrison fa-
briquèrent d'excellentes montres marines. Fergusson trouva
It roue astronomique pour observer les éclipses de lune (1776).
Le mécanicien anglais Ramsden dut à la perfection de ses
16.
186 ÀSTBONOMIB.
instrumeats astronomiques d'être compté parmi les savants.
Les télescopes à réflexion furent perfectionnés en Angleterre;
mais les télescopes catadioptriques de William Herschell (1738-
1822) donnèrent des résultats jusqu'alors4iiQUinusuUa'^Mis-
tait point avant lui qui grossissent au delà^ quatre cents fois;
il arriva à six mille, en abandonnant les procédés en usage poor
la fabrication des miroirs, et rendit en outre ses télescopes d'un
maniement commode. Il passa des années sans se coucher une
seule nuit, toujours en plein air, et pensant que c'était la mé-
thode la meilleure pour les observations. Il employait des jours
entiers à poUr ses miroirs. Il commença ses observations eo
1774, avec un télescope de vingt pieds ; puis il en termina en
1787 un de quarante , ayant quatre pieds d'ouverture, à Taide
duquel il vit la nébuleuse d'Orion étinceler d'une vive clarté.
Aucun des instruments dont se servit Galilée ne dépassa Taug-
menfation linéaire de trente-deux fois. Huygliens et Cassini Tob-
tinrent de cent fois, en portant à huit mètres la longueur focale
du télescope. Anzout fit un objectif capable de rapprocher de
six cents fois les distances ; mais comme il avait quatre-vingt-dix
mètres de longueur, il était extrémementdifûcile à manier. (Test
pourquoi Ton préféra les télescopes à réflexion, jusqu'au moment
où Dollond fabriqua des lentilles achromatiques, qui rivalisent,
pour les résultats qu'elles procurent dans leur petite dimension,
avec ces interminables objectifs. L'Angleterre les répandit partout
et en conserva le privilège, grâce à la perfection de son cristal,
jusqu'à l'époque où Frauennhofer à Munich trouva le moyen de
les faire sans stries.La plus grande lentille achromatique connue
u'a que trente- huit centimètres d'ouverture; mais on se propose
d'en faire qui aient jusqu'à un mètre. Barlow voulut suppléer
à la difficulté de se procurer de grands morceaux bien purs de
fliniglass au moyen de minces lentilles remplies d'un fluide io-
colore et transparent. Amici, de Modène, construisit des té-
lescopes qui ne le cédaient en rien à ceux d'Herschell ; il en fi-
briqua un nouveau, composé d'un miroir concave et d'un autre
à surface plane, troué au milieu; il fit aussi des microscopes à
réflexion et des chambres lucides.
I^rebours et Cauchois apportèrent une nouvelle perfection
ASTRONOMIE. 117
aux instruoieiite d'optique. Arago, qui a su rendre populairr
une science qui semble n'être le partage que de matbématicmt
profonds, a inventé des instruments ingénieux pour obvier aux
erreurs produites par l'irradiation, dans le calcul des diamètres
des planètes. Trougbton a perfectionné de plus en plus les ins-
truments vantés de Ramsden ; et Gambey a construit un équa-
torial avec lequel on suit très-exactement les mouvements cé-
lestes.
Les efifets ont été proportionna aux efforts , sinon en impor-
tance , du moins en étendue. Delambre et Mécbain, à Faide du
cercle répétiteur inventé par Borda, tracèrent Tare terrestre en-
tre Dunkerque et Barcelone ; Btot et Arago allèrent le continuer
jusqu*aax fies Baléares ; les Italiens le tirèrent dans toute la
longueur de leur péninsule; l'Allemagne et l'Angleterre accep-
tèrent les points trigonométriques ; à Theure qu'il est, plusieurs
savants s'occupent de la triangulation de l'Inde. Delambre
(1769-1822) voulut refaire le calcul de toutes les tables as-
tronomiques, projet qui fut repris par des astronomes de Ber-
lin. Ce fut au milieu des fureurs de la Révolution, et exposé à
des soupçons que tant d'autres expièrent sur l'échafaud, qu'il
exécuta la mesure de l'arc de méridien dont une fraction ( la
dix-millionième ) devait servir d'unité fixe au nouveau système
métrique. Veccbio unit, dans son Histoire de tAstrmomiey
rérudition à la pratique, pour traduire les opérations antiques
dans le langage moderne.
L'Académie de Berlin a convié les astronomes les plus renom*
mes à former un atlas céleste complet, assignant à chacun d'eux
une des vingt-quatre heures équatoriales.
Lorsqu'une fois les instruments furent perfectionnés, et que
toute chose eut été soumise au calcul, le ciel sembla réeompen-
ser tant d'efforts, en révélant d'autres corps perdus dans son
immensité. Dans la nuit du 13 mars 1781 , Maskelyne avait ob-
servé une étoile mobile, que l'on crut pendant quelques mois
être une comète. Enfin son orbite ne se dessinant pas en para-
bole, Uersehell acquit la certitude que c'était nue planète : il
lui donna le nom A^ Astre géorgien, et Bode celui d'Uranus,
Kepler, ^idé par l'idée de Tharmonie avec laquelle le Créa-
18S ASTBOÏVOHIE.
tear a disposé Funivers, avait va que les planètes sont, par rap-
port au soleil, à des distances représentées par les séries 4,7,
10, 16, 28, 62, 100. Toutefois il manquait celle qui aurait dû
se trouver au nombre 28 , entre Mars et Jupiter. Or Piazzi, à
qui Ton doit Tobservatoire de Palerme, ayant fait construire par
Ramsden, non plus un quart de cercle mural, avec lequel on
peut se tromper de quatre ou cinq secondes, mais un cercle ai-
lier qui ne permet pas même Terreur d'une seconde, porta jus-
qu'à 6,748 le catalogue des étoiles; puis, le 1*' janvier I80t, il
aperçut une petite planète qu*il appela Gérés. Une autre, Pallas,
HÛt signalée à Brème par Olbers le 28 mars 1802; ensuite Junoo,
par Harding, le 1*'' septembre 1804 ; et Vesta, le 29 mars 1807.
Plus tard, Astrée fut découverte par Henke le 8 décembre 1845;
Iris et Flore, le 13 août et le 18 octobrel847, ainsi que Victoria,
furent signalées par Hind à Greenwich; Mitis le fut par Graham
le 25 avril 1848; Hygie et Parthénope, le 14 avril 1849 et le il
mai 1850, furent découvertes à Naples par Gasparis. Ce sont de
très-petites planètes, dont les orbites sont plus inclinés qae les
autres par rapport au plan de l'écliptique, et que Ton suppose
être des débris de la grande planète qui devait occuper la place
vacante dans la progression de Kepler. Mais le monde fdt plas
frappé d'étonnement lorsque , dans le cours de Tannée 1846,
Leverrier indiqua, par la seule puissance du calcul , Tendroitpré-
ois où devait se trouver une planète au delà d'Uranus; et , par
une coïncidence singulière, elle fut découverte par Gall, à Ber-
lin , presque le même jour où Leverrier Pavait trouvée à Paris
h Taide du calcul. L'immense télescope que lord Rose a fû\
construire pour son usage particulier révélera sans doute* de
nouveaux secrets dans le ciel; déjà il a servi à fairb reconnaître
une infinité d'étoiles distinctes dans le vaste amas des nâ»-
leuses.
C'est à Scbrôter que l'on doit la description la plus exacte de
la lune, et les meilleurs travaux sur l'atmosphère de cette pla-
nète. D'autres y ont établi par la pensée leur observatoire pour
décrire les phénomènes qu'ils apercevraient de là : Lahire a cal-
culé que, pour y apercevoir une tache grande comme Paris , il
sufGt d'une lentille d'un puissance focale représentée par cent,
ASTBONOIIIB. 189
et qu'il en fiuil une de soixante mUle pour distinguer un corps
ayant une toise d'étendue. Delambre et Zach ont dressé les meil-
leures taUes du soleil; Berschell , à la fois sagace et hardi ,
sonda le premier les profondeurs du ciel , pour déterminer la
forme et les limites de la couche d'étoiles dont notre monde fait
partie. A peine eut-il rompu les barrières des cieux > en décou-
vrant Uranus, qu'il en calcula l'orbite et les éléments. Après
avoir signalé aussi les astéroïdes, il sentit la nécessité de réformer
les connaissances des anciens relativement aux inégalités et aux
pertorbatioDS des planètes. Moins à l'aide du calcul que par la
poiasance des instruments qu'il avait composés , il vérifia que
l'anneau de Saturne tourne rapidement autour de la planète, et
il j dîscema les deux satellites intérieurs ; il en trouva six à
Uranns; il porta son attention sur les étoiles doubles et sur les
nébuleuses; il détermina les moindres diamètres de Gérés et
de Pallas; enfin, il fixa ses regards sur le soleil ,'et établit que
la lumière n'émanait pas de cet astre, mais des nuées phospho-
reseentea de son atmosphèris.
Piazzi, tirant parti d'une idée de Galilée adoptée par Hers-
chell, observa le petit anglefbrmé entre une étoile brillante et une
moindre qui l'accompagne; et, par la variation d'ouverture
qu*il supposait devoir se produire tous les six mois, il essaya ,
mais sans succès, de calculer les distances des astres. 11 étudia
mieux l'obliquité de l'édiptique, bien que l'irrégularité de la ré-
fraction que le soleil éprouve en hiver l'eût empêché de noter
avec précision les deux solstices. Cette réfraction fut ensuite
soumise au calcul par Lalande; et sa formule fut trouvée exacte,
même pour la zone torride,' par Humboldt et par Delambre. Le
Milanais Oriani précisa les éléments d'Uranus^ et résolut des
difficultés déclarées invincibles par Euler, en trouvant tous les
rapports possibles entre les six éléments d'un triangle sphéroldal
quelconque* Poisson calcula les perturbations planétaires, l'in*
variabilité des grands axes, et la distribution de l'électricité en
repos à la surface des corps. Le Florentin Ingbirami, dans les
Ephémérides de l'occultation des petites étoiles par la lune, ré-
' On ut sur son épiUpbe à Upfton : Cœlorum perrupit dausira.
100 ASTmONOllU.
daiiit à des additions et à des soiistradioiis des ealeiils eitréme-
roent difficiles: méthodes déclarées menreilleoses par PAradé-
mie de Londres. Plana, qui développa par une profonde analne
les idées de Laplaee , traita de la constitutkMi atmosphériqne de
la terre, et constata les vicissitudes lunaires.
Tous ces travaux ont agrandi le domaine de noa conoais-
sonces sur les forces primitives de tous les corps, et ont fait
mieux ressortir les preuves de Funiversalité de la loi d'attiaf-
tion. La périodicité domine tout le système solaire, quelle que
soit la différence dans la vitesse de projection , ou dans la quan-
tité de matière agréée; et elle a été constatée jusque dans des
comètes quarante-quatre fois plus éloignées que ne Test Ura-
nus. Reste à vérifier ce qui a été affirmé par Bessel , savoir,
que la force attractive ne se mesure pas seulement par la quan-
tité de matière, mais qu*il y a aussi des attractions spédfiqoes,
qui ne sont point proportionnées à la masse.
Lalande a porté de dix mille à cinquante mille le nombre des
étoiles observées; Piazzi en- a ajouté trois mille autres; puis
Bessel a préparé les éléments d'un catalogue d*étoiles compre-
nant celles de huitième grandeur, et distribué par zones de dé-
clinaison. Ceux qui sont venus après lui y ont apporté une pré»
cision plus grande encore. On a déterminé les déplacements
annuels de plus de cent cinquante étoiles, qualifiées d'étoiles
fixes. Argelander, d'Abo, a perfectionné les travaux d*Hers-
chell et de Prévôt , et émis Tliypothèse ingénieuse que le soleil
avec tout son cortège de planètes s^avance , par un mouvement
de translation général , vers la coiistellation d*Hercu1e; et il a
essayé de montrer par le calcul que notre système planétaire
fiitt ainsi par jour, comme aussi Ta de la liyre et la 6i^ do
Cygne, 884 mille lieues de vingt-cinq au degré. On aéliidié
d*autres étoiles inobservées encore à raison de leur petitesse;
et Ton estime qu'il en existe dans la Voie lactée dix-buit mil-
lions de télescopiques , que Ton distingue sans nébulosité, tandis
que dans l'étendue des deux il en est à peine huit mille de vi-
sibles à l'œil nu. D'après une autre hypothèse, les étoiles filantes
forment un anneau d'astéroïdes qui coupe probablement Torbite
de la terre, et se meut avec une célérité planéuire. La lune a
ASTBONOMIE. 101
ététovinise à des calculs d'une précision lemarquable* On espère
reoonnâtire ratmosphère de Vénus, les taches neigeuses de Uùn^
les vents périodiques de Jupiter, l'anneau de Saturne , qui est
éloigné de trente-deui mille kilomètres de sa planète, et qui a
quarante-huit milles de largeur; les changements de forme
eontiniieis des comètes ; les montagnes de la lune ' et ses vol-
Non contents d'avoir déterminé d'une manière précise la
masse du soleil , comparée à celle de la terre , les astronomes
s'efforcent de déterminer celle des étoiles (soleils d'autres sys-
tèmes planétaires ) qui n'ont aucune grandeur appréciable pour
les plus fortes lunettes. L'attention s'est portée sur les étoiles
doubles; Herscheil et Struve en ont enregistré 3,057. Elles sont,
en général, d'une couleur différente Tune de l'autre; et la plus
petite tourne autour de la plus grande, d'après les mêmes lois
d'attraction qui régissent notre système. Herscheil crut pou-
voir, à l'aide de son instrument, plonger 497 fois plus loin que
Sirius : en conséquence il calculait que 1 16,000 étoiles passaient
par le champ visuel , ce qui supposait un angle de quinze mi-
nutes. La voûte entière du ciel contiendrait doue plus de S bil-
Kom d^étoiles; or, si chacune est un soleil entouré de planètes,
et si cellesHd sont entourées de satellites, quelle immensité pro-
digieuse s'ouvre aux regards de l'homme, pour lui faire admirer
de plus en plus la gloire de Celui qui fait tout mouvoir par des
lois d'une si grande simplicité!
Les nébuleuses n'excitent pas moins la curiosité. Herscheil ,
le père, admettait que la lumière, qui, d'après les dernières ex-
périences de Struve, fait 4 1,5 18 milles géographiques dans une
seconde, mettait plus de deux millions d'années pour arriver,
des nébuleuses les plus éloiguées qui apparussent à son miroir
de quarante pieds. Or, à cette distance qui effraye l'imagination,
rastronome croit apercevoir dans les nébuleuses d'Orlon et
d'Andromède une intensité croissante de lumière , qui indique-
rait une augmentation de solidité. Faut-il y voir les éléments de
' On Us porte à 1093, dont "71 surpassent le mont lllMie en liaateur,
€t dont une s^élève 4 7,600 mètres.
19) CHIMIE.
«ystèmes planétaires fotan? Peut-être que dans rimaMosité
nage line matière cosmique qui se con^nse annukûremeot,
et dont les étoiles filantes semiileraient n*étie qu\in produit mi-
nime, identique avec les aérolithes, dont la périodidté a été
déterminée * ; en même temps, que de cette matière se forme-
raient, sur une plus vaste échelle, les planètes, qui^*arrondi-
raient peu à peu, leur noyau centrai se montrant d*abord lumi-
neux, et leur nébulosité finissant par disparaître. Que de millien
de siècles n*aurait pas exigés la création du monde , qui se
transforme sans cesse!
CHIMIE.
La chimie, science des lois qui régissent la constitution élé-
mentaire des corps, est un instrument d*anaiyse par escellenoe :
il était donc naturel qu'elle vînt après les autres sciences; car
elle ne révèle pas seulement une série de faits nouveaux , mais
un ordre nouveau d*agents dont la puissance s'exerce sur tous
les feits connus. La chimie n'était encore qu'un recueil d'obser-
vations plus ou moins exactes, lorsque Paracelse, Van Hel-
mont, Boyle et surtout Stahl essayèrent d'en faire une science.
Scheele, pharmacien suédois, expérimentateur habile, con-
tribua plus que tout autre à faire connaître les acides, et il en
décrivit onze nouveaux , entre autres l'acide pmssique. Il trouia
le chlore (1774) en étudiant le manganèse, et le eonsidén
comme un acide murialîque privé de phlogistique, c*est-À-dire
de gaz hydrogène ; théorie qui fut combattue d'abord, puis re-
mise en honneur de nos jours par Davy. Bla^, d'Edimbourg,
* Surtont après la nuit du 12 au 18 octobre tsa3, dans laquelle
Obnsted et Palmer observèrent en Amérique 240,000 étoiles filantes eu
neuf heures. On connaît jusqu*à présent les deux périodes du 12 octo-
bre et du 10 août. Sclireibers spppose qu'il tombe chaque année, sur
la surface de la terre, 700 aéroulbes.
CHIMIB. 193
élèf6 de Cullen, professeur à Glaseow, qui avait popularisé la
chimie, fit mieux conoaitre la nature et la formation de Tacide
carbonique, appelé air fixe, et il remarqua que la causticité de
la chaux tenait à la soustraction de cet air de la pierre calcaire ;
Woodward découvrit le bleu de Prusse; Bergmann, les eaux
minérales factices. Fahrenheit obtint un grand abaissement de
température en versant de Tesprit de nitre sur de la glace pilée;
Boerfaaave prit pour but de ses travaux opiniâtres le feu , la cha-
leur, b lumière, l'analyse végétale. D'autres marchèrent sur ses
traces, redressant ses erreurs, reconnaissant la combustibilité
du diamant, le phosphore, le cobalt, le nickel , le manganèse ,
le platine , venant en aide aux arts , et cherchant à donner à la
chimie une forme scientifique, c'est-à-dire le classement systé-
matique des faits.
Vers le milieu du dix-huitième siècle, l'attention des chimis*
tes se fixa particulièrement sur l'étude des gaz. En 1774, et
presque en même temps, Priestley en Angleterre, Lavoisrer
en France et Scheele en Suède, découvrirent l'oxygène, et
inaugurèrent la chimie moderne. Cavendish démontra le
premier anaiytiquement que l'eau est une combinaison d'oxy*
gène et d'hydrogène , à la même époque où Berthollet trouve la
véritable composition de l'ammoniaque (combinaison d'azote et
d'hydrogène); enfin, les découvertes les plus importantes se
succédèrent avec une rapidité dont il n'y a peut-être pas
d'exemple dans l'histoire '.
Lavoisier, aidé de Guyton de Morveau, délivra la chimie
du jargon scolastique, et proposa une nouvelle nomenclature
r^ulière, donnant ainsi à la science des instruments et un lan-
gage nouveaux. D'autres savants firent sur le chlore et sur le
soufre ce qu'il avait fait sur l'oxygène ; on connut mieux la com-
position des corps quaternaires appela sels, et les rapports des
composés entre eux.
Berthollet ( 1748-1823 ), observateur habile, se hâu trop
de conclure, de ses recherches sur les produits organiques ,
que les substances animales se distinguent, par l'azote, de*
• Voy. F. Hœfer, Hist. de la Chimie, U JI.
17
194 CHIMIB.
substaneos végétales. Il reconnot pour inexaeie ToiNmoii de
Lavoisler, que l'oxygène est le générateur universel des addes ,
puisque Facide muriatique et Tacide prussique (exempts
d'oxygène ) jouent le même rôle. Il étudia les dilorates, sds
explosibles, dangereux à manier, et obtint Targf^nt fulmi-
nant en combinant Tammoniac avec Poxyde d'argent ; il appli-
qua la propriété décolorante du chlore au blanchissage des
t«iles. Aussitôt de Bom s'en servit pour la cire ; Cl^ptal ,
pour les chiffons à papier, pour le nettoyage des estampes et
deis livres tadiés. Il reconnut aussi la véritable composition de
l'alun, et fiacilita la fabrication de ce sel important. Bientôt non-
seulement l'alun , mais encore les acides sulfurique, nitrique,
muriatique, le sel de Saturne et autres préparations, ne vin-
rent plus de l'Angleterre et de la Hollande, et il ne fut plus
besoin de tirer d'Andrinople le rouge de garance.
D'Arœt chercha la meilleure méthode pour faire la poreelaiDe.
il trouva que Pargent est oxydable et volatil, augment» con-
sidérablement la liste des nûnéraux fusibles, et prouva aussi
que le diamant se volatilise, il s'aperçut, en exammant les Pt-
rénées, que leurs cimes s'abaissent, et proclama que leur fàs-
tdireest celle de foutes les montagnes de la terre , et que pv*
fout, au dedans comme au dehors, la nature désorganise et te-
eampose. Brugnatelli, de Pavie, crut qu'un supplément était
néoessaire à la théorie de Lavoisier, attendu qu^ellJ'lie rendait
pas raison du calorique et de la lumière qui se dévetoppent
dans certaines eiroonstances ; il en fit donc une théorie paràeu*
Mère, appelée thermorygéne.
La science étendit ses limites en employant h pife. Klèboi-
son et Carltsle avaient découvert son action décomposante sur
l'eau. Berzelius et Hisinger, y soumettant avec sagacité unesé»
rie variée de subsUuices, avaient vu les seh soumis h Taetion
de la pile se décomposer toujours de telle sortie que les aiei-
des étaient portés vers lé fil positif, et les bases ters té fil n^fa-
tif; et dons les oxydes, ils virent l'oxygène se diriger au pôle
po^tif , tandis que le radical se portait au pôle négatif
( 1718-1839). Davy, devinant que la pile servirait très-puis-
samment à sonder les mystères de la dilmie, imagina de Ttm-
CHIMIE. 105
ployer sur des substanoes iadéeomposées jusque-là, comine les
alcalis et les terres. Il soumit la potasse à raction de la pile, et
▼H Toxyg^ie se porter an pdie positif et un nouveau métal en
globolea semblables à ceux du mercure se diriger vers le pôle
négatif 11 le nomma potassium, métal tellement avide d'oxygène
quil décompose Teau. En démontrant ainsi la véritable compo-
sition des alcalis et des terres, Davy prouvait contre Lavoisier
que Toxygène n*est pas seulement acidifiant, mais qu'il est ie
principe constituant de ces bases ; et que les oxydes sont des
combinaisons variées de Toxygène avec les métaux. Il trouva
aussi 1 oxygène tians Tacide oxymuriatique de Lavoisier ( acide
ehlorique); et il reconnut Tacide muriatique ( hydrocblorique)
pour un bydradde.
Seul parmi les alcalis Tammoniac se compose d'hydro-*
gène et d'azote; Davy soutint cependant qu'il renferme un
principe médillique analogue à celui des autres alcalis. S'aven-
tumot même au delà des limites tracées par Lavoisier, ilsoup*
eoiuia que les métaux n'étaient pas des corps simples , mais
qu*il8 résultaient de l'union de l'bydrogène avec des bases in-
connues. En conséquence , les alcalis proviendraient tous de la
eombinaison de ces bases avec une certaine proportion d'eau,
et renfermeraient de l'hydrogène aussi bien que de l'ammoniac.
Dans sa Philosophie chimique, Davy renversa la théorie de
Lavoisier sur la combustion* en démontrant, par des expériences
décisives, que l'oxygène n'est pas l'nnique principe de la combus*
tioD, mais que celle-ci provient de l'action chimique intense et
routnelle des corps; que même d^autres corps produisent des
aâdes, et qu'il n'est pas exact de dire que le développement de
la chaleur et de la lumière dans la combustion ne puisse naître
que de l'oxygène. Or comme tous les corps d'une forte action
réciproque se trouvent toujours dans des états électriques oppo-
sés, il inclinait à croire que la chaleur et la lumière sont engen-
drées par la neutralisation des deux électricités contraires.
Davy appliqua aussi ses recherches à la géologie; et, en exa-
minant l'can, le gas, et les substances bitumineuses contenues
dans les cavités du quarts, il fortifia l'hypothèse du platonisme
de Playfair et de Hall.
196 CHIMIB.
I^es hostilités qui existaient alors entre la Franee et l* Angle-
terre n*empéohèreDt pas rinstitut de lui décerner uo prix ; et il
put visiter les volcans de TAuvergne et ceux du royaume de Na-
ples*. Il flt à Maples des expériences curieuses sur les col-
leurs employées par les peintres anciens, et chercha un procédé
pour dérouler les papyrus exhumés ; mais son |Hrooédé ae
prévalut pas sur celui qui était en usage.
Berzelius conclut, de la doctrine de Davy, que le caiactère
électro-chimique dans les corps où entre Toxygène n^appartieat
pas à celui-d , mais à la base ; et que les phénomènes de cha-
leur et de lumière produits par la combinaison chimiquis soat
de même nature que Péclair et la secousse éle<^ique. Il pro-
posa donc la classification chimique des substances en électro-
négatives (acides et oxygènes) et en électro-positives ( bydn^
gène , alcalis , bases salifiables). Il vit en Egypte le carbonate
de soude se produire par la décomposition du sel maria sous
l'action des roches calcaires qui entourent les lacs du désert,
et il en déduisit sa Statique chimique, où les lois de rafGuité
sont fortement posées, bien^qu'il ne s'aperçût pas de la stabilité
des proportions dans la plupart des combinaisons.
Les poids atomiques des divers éléments chimiques furent
déterminés par Berzelius avec un soin admirable; des savants
suédois et allemands le suivirent dans cette voie. Gay-Lussac
et Dalton firent de beaux travaux sur la condensation des g»
et des vapeurs. Haûy et Vauquelin montrèrent le lien intime
qui existe entre la composition chimique et la forme cristal-
line, où Mitscherlich et Rose apportèrent l'exactitude. Biot fit
servir la polarisation de la lumière comme un moyen d'analyse
délicat.
Les acides et les bases , c'est-Mire les oxydes métalliques^ oat
' On B*égaya beaucoup à Parte de son Insensibilité pour le beau. Il
ne prenait aucun plaisir à la musique. En voyant le musée du Loorret
qui était alors le plus riche du monde, il s'écria : Quelie magn^^
collection de cadres! et, devant rAntinoûs : QmdU superbe ilaiot^
titef ll8*eiitâsîa au contraire devant le modèle de i'èléphaat» destiaé
au monument de la Bastille.
CUIIIIB. 197
entre em une affinité extrême ; et , en se combinant, ils pro-
duisent des sels dans lesquels un métal peut directement pren-
dre la place d'un autre. Ainsi , si vous mettez une lame de cuivre
dans du nitrate d'argent , le cuivre se dissout , tandis que l'ar-
gent renaît à l'état métallique, et tout le nitrate d'argent se
transforme exï nitrate de cuivre. Ici donc le cuivre se combine
en même temps avec l'oxygène de l'oxyde d'argent, et avec l'a-
cide nitrique; mais, tandis que le premier sel contient treize
cent cinquante parties d'argent, le second n'en contient que
trois cent quatre-vingt-seize de cuivre. 11 faut donc beaucoup
moins de cuivre que d'aiigent pour former un sel avec une égale
quantité d'oxygène et d'acide nitrique : ce fait , qui se vérifie
dans beaucoup d'autres cas, prouve que la capacité de saturation
a des rapports fixes pour chaque corps , et variables de l'un à
l'autre. L'étude de ces rapports, ou de ces équioaients, comme
on les appelle, est aujourd'hui très-avancée; et on les apprécie
en considérant l'oxygène comme représentant cent , et en y rap-
portant les autres corps.
Wenzel annonça, en 1777, que les sels se composaient d'un
acide et d'une base généralement binaire , et que deux sels
pouvaient échanger leurs bases et leurs acides, de manière à se
transformer exactement en deux autres. Il considéra comme
une particularité des sels ce qui-était la grande loi de la ciiimie.
On y fit attention lorsque le système de Lavoisier se fut conso-
lidé ; mais BerthoUet soutenait que deux corps peuvent se com-
biner, en quelque proportion que ce soit, entre deux limites
extrêmes ; selon Proust, ils ne se combinent que dans la propor-
tion de 1,2, 3,4, ou5auplus,sans intermédiaire. L'Anglais Dal-
ton généralise cette loi des proportions définies, par l'ingénieuse
théorie atomique, qui fut soutenue par Gay-Lussac. Il vit que,
pour former de l'eau, il fallait un litre d'oxygène pour deux
litres d'hydrogène. Guidé par cette donnée, il constata que les vo-
lumes des corps gazeux qui se combinent sont dans les rapports
simples de 1 : 1 , 1 : 2, 2 : 4, etc. Et comme, à une tempéra-
ture suffisante , tout liquide peut se réduire en vapeur, on
établit que les équivalents des corps divers représentaient des
volumes égaux , ou des volumes exactement multiples les uns
17.
198 CHimB.
des autres. Nous trouvons donc encore ici on nouveau moti
d*admirer rarrangemeot du monde en nomlNre et en mesure.
Si les corps se combinent tous dans des proportions pemia-
aentes s et si dans les réactions chimiques un équi valent est tou
JQOfS ceniplacé eiactement par un autre, on peut découvrir
d'autres nombres à l'aide du calcul , du moment où Ton eo
connaît quelques-uns , dont, par suite, il importe beaucoup que
la détermination soit exacte. Dumas entreprit en conséquence
de mieux préciser les équivalents de Vhydrc^ène el du carbone.
Dulong et Petit , en cherchant la mesure de la chaleur spé
cifique dans les divers corps simples, ou la proportion du csdo-
rique différente à poids égal , et nécessaire pour que la tempé-
rature s'élève d'un degré, reconnurent qu'elle est en raison
inverse des poids par lesquels les équivalents sont représentés ;
c'està-dire qu'un corps dont l'équivalent pèse le double d'oa
autre a la moitié moins de chaleur spécifique. Suivant Faïaday
la quantité de force électrique nécessaire pour décomposer des
corps pris en quantité correspondante à leurs équivalents, est
fixe et invariable.
L'un des faits chimiques les plus étonnants qu'on ait obser-
vés , c'est l'isomérisme. On regardait comme un axiome que
deux corps de composition identique ( iioméret ) , dans des ci^
constances semblables, doivent avoir les mêmes propriétés. Il
n'en est rien cependant. Mettez dans le creuset une quantité
donnée d'oxyde de chrome, qui est d*un vert sombre; diauiïé,
il brillera d'une vive lumière, comme s'il était embrasé; puis
après le refroidissement, il se trouve devenu d'un beau vtft, et
il n'est plus soluble dans l'acide, il a donc changé de propriétés
chimiques et physiques; cependant ni la balance ni l'analyse n'y
trouvent la moindre altération ; et si vous le plongez dans de
l'acide sulfurique chaud, il reprend son premier état. 11 en est
de même du verre ordinaire : si on le tient longtemps en fusioii
tranquille , il devient opaque, infusible, dur au point défaire
jaillir des étincelles de l'acier; et pourtant il ne 8*y manifeste
aucun changement. En multipliant l'analyse , on trouve que
certains corps , composés de la même manière , peuvent différer
en dureté, en poids spécifique, et en action sur la lumière. Chet
CHIMll. 19)
quelques-lins il n'j a de changement que dans les propriétés
physiques {dimorphes) ; chez d'autres, il j en a aussi dans les
propriétés chimiques (isomères) : c^est^à-dire que dans les pre-
miers les molécules composées restent les mêmes , en se grou-
pant d*une manière différente ; dans les seconds, les atomes sont
disposés différemment dans la molécule composée. Parmi les
dimorphes, le carbone à Tétat de diamant a des propriétés
très-difTérentes du charbon. Le soufre cristallisé par la nature,
ou dans le sulfure de charbon , forme des octaèdres à bases
riiomboîdales ; lorsqu'on le laisse se refroidir peu à peu après
qu'il a été fondu, il donne des prismes obliques ; si, après qu'on
Va cfaauflë à cent cinquante degrés, on le fait couler dans l'eau
froide , il reste mou, brun, élastique, transparent, pendant plu-
sieurs jours. Il serait donc polymorphe. Mais toutes ces ques-
tions ont encore besoin d'être éclaircies.
Il serait trop long de suivre dans leurs travaux Yauquelin ,
Tbénard , Ampère, en France; Dalton et Wollaston, en An-
gleterre; Wenzel, Rlchter, AYœhler, Lîebig, RIitscherlich , en
Allemagne; par leurs découvertes relatives aux substances
isomères et dimorphes, ils ont donné Tessor a la théorie des
formes primitives, posée par Haûy.
La nature emploie quatre forces distinctes et une soixantaine
de corps simples pour créer et modifier la matière, tandis que
b force de gravité lui suffît pour régler les mouvements des
atomes et des mondes. Est-il possible qu'elle ait abandonné ici
cette économie qui constitue une de ses merveilles? Cest là
ce que le sage a de la peine h croire; et il accepte les résultats
présents comme l'expression des faits actuellement connus,
mais non comme vérité dernière. Cette unité que les physiciens
ont reconnue dans les impondérables , les chimistes tendent à
la trouver aussi dans la matière pondérable ' ; et depuis que les
études sur les corps organiques ont conduit à la théorie des ra-
dicaux, plusieurs savants se sont appliqués à décomposer les
corps appelés simples, et les résultats ont été tels, que la science
a dû aussi en tenir compte.
* Expéricnoes de Proust et de Souligny.
900 CHIMIB.
Alors qu'on admirait la simplicité desrapport? entre les pesan-
teurs deséléments qui entrent dans la composition de la substance
minérale, on ne croyait pas qu*il existât une relation simple
entre les éléments des combinaisons organiques. Mais CheTreul
Vy démontra dans son travail remarquable sur les corps gras
d*ongine animale , qu'il assimila à des sels, attendu que la base
et Tacide sont des composés ternaires , analogues à ceux de la
nature inorganique. Davy prouva Tinfluence de Télectriciié
sur la végétation , comme d'autres ccmstatèrent aussi celle de la
lumière. Les végétaux , en décomposant l'acide carbonique et
l'eau, Gxent le carbone et l'hydrogène, et rejettent Toxygèoe
dans l'atmosphère; et, tantôt en réduisant l'oxyde d'ammonium,
tantôten enlevant directement l'azote à l'air, ils s'jissimilent cet
élément. L'azote et le carbone, dont vivent les plantes, sont
tirés de l'atmosphère; d*où il suit que la fertilité d'ua temin
dérive d'éléments inorganiques qui conviennent à une plante
plus qu'à une autre. En étudiant donc les cendres de l'une d'elles,
on peut connaître quels éléments inorganiques un sol doit pos-
séder pour qu'elle y prospère ; quel assolement y établir, de quels
engrais l'aider. Juste Liebig, professeur à Giessien » appliqua spé-
cialement la chimie organique à l'agriculture et à la physiologie.
II croit que l'engrais est profitable, parce qu'il fournit beaucoup
plus d'ammoniac que l'air, et celui qui est liquide bien plus que
le solide. Boussingault , qui démontra que les plantes décom-
posent Teau pour en fixer l'hydrogène, a enrichi de travaux im-
portants la chimie appliquée à Tagriculture. Payen et d*aatre5
ont étudié Tamidon, la cellulose, et la présence des matières
azotées dans les tissus végétaux.
Dumas , Boussingault et Payen portèrent principalement leur
attention sur les opérations mystérieuses qui s^accomplisse&t
sous Tinlluence de la vie ; ils établirent que les matières ternai-
res accumulées dans le tissu animal, comme la graisse et les
matières azotées neutres , qui constituent la trame de Toi^sa-
nisation animale, sont élaborées parles végétaux. Le règne vé-
gétal serait donc un immense appareil d'extraction ; le règoe
animal un appareil de combustion : les plantes et les animaui
ne seraient en quelque façon que de l'air condensé.
CHIMIE. Sai
Ob s'achemine ainsi à une prodigieuse simplification $ plus
grande encore dans les corps organiques » car, bien que doués
de principes spéciaux, ils consistent en un très-petit nombre
d'éléments, carbone, oxygène, hydrogène, azote, qui, combinés
aTec une douzaine au plus d'éléments secondaires , produisent
une immense variété.
Mais d'où la nature tire-t-eUe cette profusion d'oxygène,
d*hydrogène, de carbone, d'azote? S'épuisera-t-elle? corn*
ment se répare-t-elle? Et quand l'animal ou le végétal revient à
l'état de matière informe, qu'advient-il de tous le» produits
de la vie ? Cest à résoudre ces problèmes que s'appliqua Dumas
{Essai de statique chimique des êtres organisés)^ en établis-
sant que les végétaux produisent les principes immédiats , que
les animaux s'mi servent et les décomposent, et que l'atmosphère
est le réservoir d'où la nature tire ses richesses.
L'atmosphère est composée de 23 parties d'oxygène sur
77 parties d'azote, sans compter la vapeur aqueuse, un peu
d'adde carbonique et un peu de gaz de marais : on y trouve
accidentellement quelques produits ammoniacaux et une petite
quantité d'acide azotique, qui, solublesdans l'eau, sont en-
traînés par les pluies dans les terres, qu'ils engraissent. Dans
le jour, sous l'influence de la lumière , les plantes exhalent de
leurs feuilles de l'eau et de l'oxygène « et la nuit, de l'eau et de
l'acide carbonique, outre qu'elles absorbent de l'hydrogène , de
l'oxygène, du carbone, de l'azote et un (nni de cendre, ce qui
les fait augmenter de poids. La terre ne leur sert donc que de
point d'appui, et toute leur nutrition dérive des éléments at-
mosphériques, à tel point que certains arbustes ont crû et fleuri
même dans du verre pulvérisé. I^s feuilles décomposent à froid
un des corps les plus stables, l'acide carbonique, dont elles déga-
gent Toxygène et retiennent le carlione, pourvu qu'elles soient
aidées par la lumière. Puis les végétaux tirent l'azote en partie
de l'air, en partie des substances organiques en décomposition.
Ici la chimie touche de nouveau à un des points les plus impor-
tants de l'économie, les engrais; car il importe de bien connaître
les fourrages qui fournissent le plus d'azote dans le fumier,
et d'en faire usage pour nourrir les animaux dont les excré-
SOS CHIMIB.
ments doivent rendre à la terre Tatote destiné à alimenter les
plantes qai en ont le plus besoin *, c*est-à-dire celles auxquelles
r azote de Tair ne suffit pas, mais pour lesquelles il fiiut qu'il soft
combiné avec d'antres coips à l'état d'ammoniac, d'acide azoti-
que et d'azote.
Les matières premières élaborées par les végétaux sont asâ-
milées par les animaux, an moyen de la digestion. Ceux-ci dé-
gagent incessamment de l'acide carbonique et de l'eau , an point
de pouvoir être considérés comme des fourneaux de carixme et
d'hydrogène. De là la chaleur animale; un homme brûle dis-
que jour, en moyenne, par la respiration, deux cent quatr^
vingt-huit grammes de carbone ou l'équivalent en hydrogène.
Ainsi, dit Dumas, les plantes cèdent aux animaux tout ce qu'el-
les ont tiré de l'air, auquel les animaux le restituent; cercle
éternel dans lequel la vie s'agite et se manifeste, mais où Is
matière ne fait que se déplacer.
Si l'action viciante des animaux et l'action purifiante des vé-
gétaux cessaient de s'équilibrer, l'harmonie de la vie sersit
troublée; mais le péril est si éloigné, qu'il dépasse toute longé-
vité calculable *.
' Expériences de Tbaér et de Boussiaguilt
' L'atmosplière a vingt lieues de iiaatear environ, et pèse à poi
près 5«2a9,000 trilIioBS de kilogrammes; Toxygène iièse 1,206,000 tril-
lions, et l'acide carbonique 2,08S billions. Or, pour réduire le toot à
des itnages sensibles, en admettant des cubes de cuivre ayant no kilo-
mètre de chaque cOté, 581,000 représenteraient par leur poids Pat-
mosphère; 134,000, son oxygène; 116, Tacide carbonique. Un honune
consomme en une heure 40 grammes d'oxygène ou 350 kilogrammes
par an , et 35,000 en un siècle. Si l'on suppose la population animale
du globe représentée par 4,000 millions dliommes, ils auront esa-
sommé dans un siècle 140 trilllons de kilogrammes d'oxygène* eeqai
ferait 15 des cubes d-dessns, e'esl-à-dire une quantité miniflae » qnaad
même elle ne serait pas réparée.
Quanta Tadde carbonique, un homme brOle 13 g^anunasde caikoas
par heure, et prodoit 44 grammes d'acide earbonîqoe, cTcst-àdire en-
viron un kilogramme par Jour, et 365 par an. En conséquence, les
4,000 maiions d'hommes produisent en un an 1,460 billoos de kilo-
HISTOIU HATOBKLLB. 908
BinOlRB !f ATOEBU.&
L*hi8loire niturelle dut «e reoonttitiier d'après ces grandes
déeoiiferles el aller bieDldt de pair avec lea autres seîences.
George Bsffon ( 1707*1788 ) , appelé à la dîreotîon du Jardin des
pbnles , songea à se rendre digne de ee poste. Il Toulutque cet
aablisBement, qui jusqu'alors n*avait été affecté qu'à la méde-
etoe, embrassftt TensemUe de la science ; et il conçut, à trente-
cinq ans, ridée de son HUMre naimreUe. Écrivain purement
descriptif dans le principe, il devint plus tard zoologiste, mais
il ne Ait jamais anatomisie, bien qu'il comprit la nécessité de
eotoipHrer la stmctoreintérieiire desanimaux, et qu'il ait éclairé
par quelques vues lumineuses la route que devait suivre son
compatriote Daubenton , dont il avait fait choix pour l'aider
à pareeurir vn si vaste champ et suppléer à la foiblesse de sa
vue, en la chargeant de décrire les détails. Mais tandis que
Daubenton opérait sor les faits particuliers, et dès lors à l'abri
d'eirenra, BttCfon s'élevait aux généralités, et quand l'expérience
hii manquait, il y suppléait par la vigueur de l'esprit, en pré-
voyant ee qu'il appdait les /aite nécessatres : procédé basar«
deux pour qui n'a pas la force d'embrasser tous les rapports de
Fonlven. Et en effet il se trompa souvent. Il croit à la généra-
tion spontanée ■ ; il dédaigne les méthodes, parce qu'il ne les
gramoies d*«dde carboniqDe, c^ert-ë-dire rhz ^ ^l*>i V^ cootient l'àt*
nMMphère. Il faudrait donc 1 ,5C0 ans poar dovbler la proportieo actuelle
de Taclde caiboniqtie de Tair. Quand mène le rèspe végMal esiseralt
•es roDcUons , quand les volcans» qui lancent des torrenCs d^aeide car-
bonique, ainsi que les foudres, sous lesquels se combinent l'azote et
Toxygène de Tair, et se forment facide afotique , Taiotate d'ammonia*
que, etc.» viendraient à ne plus ëgir, la \éRélation serait reprodnito
par les cadavres mêmes de» animaux que «a cessation aurait faH yérir.
Ces calculs sont dos fc M. Dumas
« Cependant, la doctrine delà Kénéralioo spontanée Iroiive «sors
204 HISTOIBB NATUIBLLB.
connaît pas : « La véritable méthode, diaait-il, est la descriptioD
complète et Thistoire exacte de chaque chose en parlicnlier. •
En conséquence, il décrirait les individus Tun après l'autre. Il
censure la classification de Linné, déduite des objets eux-mêmes ;
tandis que lui , sans approfondir les parUcularités , s'en tient à
des divisions générales et arbitraires : animaux servant à
l*homme, animaux sauviq^ européens, animaux étrangeis.
Parvenu à la maturité de son génie. Il vit mieux les ressem-
blances et les disparités, de méaie que Tadmirable uniformité
de la nature, la gradation dans les variétés, le perfeetionnenicnt
successif desespèces, et la prééminence relativedesorganes dans
les diverses espèces. Mais on lui reprochera toujours cette ma-
nière vague de philosopher, sans calculs ni expériences, et
d'après des théories préétablies, en dissimulant les difficultés
sous la majestueuse circonspection des mots. Le mérite que la
postérité lui reooimatt, c'est d'avmr fondé la partie historique
et descriptive de la science. Ce qui lui valut avant tout l'adoû*
ration de ses contemporains, ce lut l'éclat du style '. Oo dit
qu'avant de se mettre à éerfre, il s*habillait en grand oosturae.
Sa théorie de la terre était un véritable succès : une oomèie heu^
tant le soleil, en détache des fragments tncandesoents, qui ss le-
fW>idissent par degrés et deviennent les planètes ; des toes o^
ganisés naissent sur leur surface à mesure que leurtempcnture
se modère à travers des milliers de siècles. Cette expositk» lit-
téraire de faits immenses , ces époques de la nature antéhistori-
que, cette divination hardie qui invitait à réfléchir, et à rap-
aojourd'liai d6« partisans parmi les Dainralistes les plus distiogaés; et
en effet , il y a des faits qui» s'il» ne viennent pas directement k Tappoi
de celle qusUoo si cealroTersée , la laissent au moins dans le doole.
- < L'aolenr ne rend point suOipammeot justice à BufTon , à U fois
savant et écrivain (double qualité bien rare en tout temps). BnfToo,
par ses belles deseripUons, qaiaont aiyourd'hui, quoi qu'en dise M. Cantu,
4te vrais modèles de style» a l'un des premiers lait aimer la science;
el, en ta popolarisani ainsi , il a plus contribué à ses progrès que les
nslnrsllstes qui découvrent des espèces non Telles dont ils ne donnest
qn*mie aride noneneiabiie.
HISTOIBB If ATDBBLLK. 205
prodier des phénomènes disparates en apparence, devaient
plaire à un siècle épris de la science et du talent.
De même que Buffon, Linné naquit en 1707; mais l'un vint
au monde dans un pauvre village de la Suède, où l'érudition
était inconnue; l'autre, au sein d'une riche et noble famille
boQi^ignonne, dans la France de Louis XIV . Linné fut contraint
de Élire des souliers pour vivre, et de lutter contre de longues
traverses ; Buffon n'eut qu'à résister aux séductions d^une vie
molle et nonchalante. Linné se montre patient et sagace-dans
Hovestigation des faits, autant qu'ingénieux dans leur coordi-
nation ; il est précis et rigoureux daus l'exposition, au ^int de
repousser toute élégance, à moins qu'elle ne résulte de la sim-
plicité des moyens et de Félévation des idées. Circonspect dans
ses déductions, il procède toujours des faits positif et d'après
des raisonnements rigoureux : sachant créer des hypothèses vrai-
semblables sans les prendre pour des vérités absolues ; appréciant
avec justessechaque fait, chaque idée, il ne dédaigne pasde suivre
patiemment les détails, pour se lancer ensuite dans des régions
plus élevées. Buffon n'est pas moins ingénieux , mais dans un
autre ordre d'idées ; il ne cherche pas tant à créer et à rnuUi*-
plier par lui-même les &its d^observation , qu'à en saisir toutes
les conséquences ; et il élève, sur une base étroite en apparence,
un édifiée grandiose. Il ne ^arrête pas à des détails techni*
ques, ni à des divisions systématiques ; et, dans son vol hardi à
travers des espaces inconnus, il s'égare parfois, mais il sait
tirer la vérité de ses erreurs mêmes ; il n'achève rien , mais il
rommenee tout. Linné , avant de réformer les idées, réforma
le langage, en donnant une nomenclature claire et simple, où le
genre est indiqué par le nom , et l'espèce par l'adjectif. Outre
la dénomination deâ végétaux, il fallait offrir un moyen simple
et commode de trouver le nom d'une plante décrite, et de
ciaBser un végétal nouveau ; c'est à quoi il arriva par le sys-
tème sexud t système artificiel , qu'il avouait lui-même n'être
pas celui delà nature; mais il excita tant d'étonnement, que
personne ne s'aperçut que sa classification zoologique reposait
sur des principes différents.. La classification zoologique qui fut
éublie en 1797, et complétée en 1818 par Geoffroy Saint-
18
Î06 HfSTOIBB 11 ATUBELLI.
Hibîre et ptr Covier, ne fit que leeiifier et défeloppereelle dn
natoraliste suédois. Son sysièîne de botaniqneest encore anjoar-
driini soin, eoneommment avee eelui de Laurent de Jussiea.
Dès 1758, Bernard de Jussiea étabtiasaità Trianonun jardio
où les plantes étaient classées par groupes natarels , d'après
lesquels il cberdiait à résoudre le problème final de la natnie.
Après lui, Laurent de Jossieu appliquait à tout le règne végétal
le système de son oncle , dans Touvrage intitulé Genres des
plantes (1789), en faisant consister la râleur des genres et
des espèces dans la réunion de plusieurs caractères naturels.
Adansçn , élève de Jussiea et de Réaumur, fit V Histoire natu-
relle du Sénégal. Il donna la première description exacte da
liaobab , et des arbres qui fournissent la gomme arabique. 11
disposa les familles des plantes d'après un systènoe <^»po6é à
celui de Linné, en se fondant sur.Fobservation, non pas de quel-
ques caractères seulement, mais de leur ensemble : bientôt il
8*aperçat que ce système pouvait s*appliqoer k tous les éties,
et former une encyclopédie de la nature. H présenta donc à FA*
eadémie (1775 ) le projet de son ouvrage , qui devait renfermer
en vingt-sept volumes « l'ordre universel de la nature, ou mé-
thode naturelle comprenant tous les êtres connus, leurs qualités
matérielles et leurs facultés spirituelles, ainsi que leurs rap-
ports. » On Tadmira, mais Ton jugea rentreprise impossible;
Il resta donc paavre et à Técart avec ses projets ; et lorsque le
nouvel Institut national rappela dans son sein , il répondit qu*il
ne pouvait se rendre aux séances, firate de souliers.
Cliarles Bonnet ( 1730*1793), croyant que rien ne se fait par
bond dans la nature ', s'appliqua à saisir l'enchaînement des
faits : mais il prétendit le trouver dans des formes apparentes,
au lieu de l'entrevoir dans ces transitions dont la nature se ré-
serve le secret.
A la fin du siècle, la botanique fîit étudiée avec passion. Des
fleurs et des arbres de latitudes lointaines enrichirent les jar-
dins et les forêts. L'arrivée d'un arbuste ou d'une fleur était
' C'est Linné qui avait dit avant M. Bonnet : in natnra mm dater
saitus.
UISTOIIB NATOBBLLK. 307
fêtée eomme autrefois celle des galions chargés de Tor da Mexi-
que. La Société Unaéeane fut fondée en Angleterre, et ne se
montra pas indice de son nom. Smith, son président, trouTa
irfuneurs espèces nouvelles; Acton, beaucoup plus encore. Les
classes riches prirent du goût à cette science. L'Allemand
Hedwig, et après lui Micheli, reconnurent les organes sexuels
des cryptogames ; Roth trouva ceux des cryptogames aquati-
ques, et Hoffmann ceux des algues, dont le Suédois Acarius
compléta Thistoire. Bostcm et Dickson étendirent la connais-
sance des cryptogames; l'Espagnol Cavanilles donna un beau
travail sur les plantes monadelphes. La chimie, grâce à ses pro*
grès, fut appliquée à la botanique ; et Priestley, Senehier, In-
genhous, Théodore de Saussure, Crell, Lavoisier, Duhamel, ex-
pliquèrent, a l'aide d'expériences suivies, la respiration des
feuilles, comment elle purifie l'air, et augmente dans la plante
la masse de carbone soustraite à l'atmosphère. Duhamel fit
une découverte très-féconde, en reconnaissant que les nouvelles
couches s'ajoutent dans les arbres entre le vieux bois et Té-
eoroe. Dupetit-Thouars soutint, au contraire, que la plante
^accroît dans le sens vertical, et que son germe est le bouton,
véritable indiridu qui pousse ses racines jusqu'à celles de la
plante ; théorie reprise et développée par M. Gaudichaud. D'au*
très étudièrent l'organisation végétale; et Schuize a prétendu
démontrer l'analogie entre l'impulsion circulatoire des liquides
dans les plantes, et le système nerveux central dans les animaux
supérieurs. On constata aussi la fécondation des plantes qui
n'ont en apparence ni fleur ni fruit ; et d'importantes monogra-
phies, des recherches ingénieuses sur la géographie végétale,
éterniseront les noms de Schow , de Brown , de Morren , de
Moris,etc.
Il était cependant réservé à un poète de fiiire connattre les
loB intimes de l'organisation des êtres. Selon Goethe, la feuille
est l'organe fondamental de la plante; les bractées, le calice ,
la corolle, les étamines et le pistil n'en sont que des modifies*
tious. Au moment de la germination , la plupart des végétaux
présentent deux feuilles sàninales ou cotylédons, qui, destinés
à nourrir la plante, disparaissent bientôt ; mais les organes qui
208 IIISTOIRB NATUBBIXB.
se développeul ensuite si variés ne sont que des cotylédons
transformés. Ils se déploient d*abord en feuilles qui aspirent,
en manière de poumons, Tair qui modiOe les sucs distribués
dans leur intérieur. Mais, vers le sommet de Taxe ou des ra-
meaux , les feuilles diminuent de volume ; elles se contractent,
et se transforment en bractées. Celles-ci, tantôt isolées, tantôt en
cercle , se modîGcnt en formant le calice ; puis les pétales de
la corolle en proviennent , et se réduisent ensuite en étaraines.
Le pistil lui*méme est une nouvelle métamorphose de la feuille ;
et, à son état de développement complet, il constitue le fruit
Enfin Tembryon 8*entoure dans la semence d*enveIoppes qui ,
selon Goethe, sont encore des feuilles modifiées. Personne n'a-
vait fait attention à cette théorie du poète, jusqu'au moment
où le Genevois de Candolle, dans le mois où mourut Linné, la
démontra scientifiquement; et, sans connaître son ouvrage, il
le compléta en trouvant la loi de symétrie. Au système artificiel
de Linné, de Candolle préféra celui de Jussieu , plus rationnel
et plus naturel, en se fondant non plus sur la ressemblance
d'une seule partie de l'organisme, mais sur les caractères
essentiels des plantes, et en démontrant que les propriétés
médicinales sont communes dans les individus de la mène
famille >. La nature a créé tous les êtres d'après un plan
symétrique, bien qu'elle le conserve rarement. Elle a varié les
fleurs, dont le nombre est si grand, pour des motifs qui nous
sont inconnus.
Ces lois ont été appliquées à la botanique par Nées d'Ésem-
beck, Rœper, Martins, Auguste de Saint-Uilaire, et Gaudi-
chaud; à la zoologie, parOlien, Carus, Geoffroy Saint-Uilaire,
et Serres.
Abraham GottliebWemer passe pour le fondateur de la géo-
logie. 11 érigea en tliéorie la formation de la croûte terrestre, et
■ De Candolle ajouta, dans la réimpression de la Flore françmse de
Iiamarck, 2,000 espèces aux 2,700 déjà enregbCrées, en expliqoiDt,
dans une introdocUon fort utile , les réoentes conquêtes et les géaértli-
Mtions de la Bcience. Dans le Prodromus spsiemaiis vefetaiit, il
étudie la distribution des végétaux sur le globe.
UUTOIBB NATDBBLLB. 209
disthinia le premier les terrains selon leur antériorité relative :
terrains primitifs sans vestige de corps organisés, terrains de
transition, roches, terrains d*alluvion. Il les attribue à la préci-
pitation dans un liquide , sans en excepter les marbres et les
basaltes. De là Fécoie des neptuniens, combattue par les vul-
caniens, qui finirent par triompher, lorsque Desmarets eut dé-
montré que les montagnes de FAuvergne sont volcaniques.
Cronstedt, Bergmann, Ignace Bom, KJrwan, classèrent les fos*
siles selon la décomposition chimique.
Carburi, de Céphalonie , inventa la meilleure manière de
fondre le fer, et s'en servit pour les canons avec lesquels
Ëmo boo^barda Tunis; il enseigna aussi l'emploi d'un papier
incombustible, pour Tartillerie. Jean Arduino, de Vérone, se
mit à travailler dans les mines de Ciausen, pour étudier la
métallurgie et la minéralogie. Mais on manquait de guides ,
et ses Observations sur la constitution physique des Jlpes
vénitiennes furent le premier ouvrage géologique. Il y établit
la bîsection des roches ignées et sédimentaires, et distingua
celles qui sont calcinabtes ou de sédiment , et celles qui sont
vUrifiables ; il indiqua que les dépôts de métaux , qu'il re*
gardait comme des sublimations qui accompagnent la formation
des porpbjrres et des autres productions ignées, se trouvaient
le plus communément sur la limite entre ces deui espèces.
Le poète Boecaoe avait observé que la montagne de Certaldo,
son pays natal, abondait en coquilles marines. Targioni, se
trouvant en cet endroit, se mit à recueillir des testacés fossiles,
et se prit de goût pour cette science, dont il s'occupa beaucoup
dans son Voyage en Toscane. Hamilton, ambassadeur d'An-
gleterre à Naples, étudia aussi avec passion les phénomènes
naturels, si nombreux dans le midi de lltaHe, et en rendit
compte à la Société royale de Londres ( 1766-1779 ), puis dans
des ouvrages à part ( Campi PMegrxi, 1776). 11 eut pour col-
laborateur Joseph Gioeni, de Catane, qui publia la Uthoiogie
tésuvienne^ pleine de théories et d'hypothèses qui furent alors
très-applaudies. Dolomieu(]7â0-I801) examina la conforma-
tion des montagnes de l'Italie depuis le phare de Messine jusque
dans la Rbétie, ainsi que les divers, matériaux employés dans
is.
210 HISTOIRE NATUIBLU.
les monuments dont Tltalie est couverte. Il aeeompagna Bona-
parte en Egypte ; et, foit prisonnier à son retoar , il éaiTÎl, «Uns
les horribles cachots de Naples, la Philosophie minémlogiq^.
Les anciens avaient entrevu que certaines substances natu-
relles sont disposées à revêtir constamment certaines formes;
et Pline déciît celles du quartz et du diamant. On fit peu;de
cas de cette observation, et ce ne fut qu*après de longs sièeks
que Linné vint indiquer les formes cristallines de plusieurs
substances; et il en crut.le caractère tellement absolu, qu'il admit
pour chaque sel ime forme particulière. Rom^ de Tlsle ( Traité
de CrittaUofraphSe^ 1772 ) constata la constance des angles des
cristant ; et il conçut l'idée de réduire les diverses formes dis-
tallines à une seule, appropriée à chaque substance, et modifiée
par des lois géométriques rigoureuses. Quand Bergmann eut
découvert qu'au moyen du clivage, on pouvait mécanique»
ment dégager la forme primitive et fondamentale des miné-
raux, la minéralogie cessa d'être une liste de noms, on catalogue
de pierres ; elle devint une science extrêmement féconde en
faits et en applications. Bergmann n'en déduisit pas de règles
générales ; mais dans le même temps Hauy, en essayant de r^
juster un cristal qui s'était brisé en tombant, parvint h déter-
miner les règles constantes de la superposition des lamelles,
de telle sorte que, les formes primitives une fois connues, il est
possible d'indiquer les formes dérivées. En s'aidant de la chi-
mie, il approfondit la connaissance des molécules primitives, et
arriva, au moins en grande partie, à déterminer un solide qui,
ajouté à lui-même selon trois dimensions et avec certaines lois,
reproduirait le cristal avec toutes ses modifications.
Dès lors on eut une règle sûre pour distinguer un Aainéni
d'un autre. Le goniomètre réflecteur de WoUaston pcnnit de
vérifier sur im fragment la forme d'un cristal; Toptique dé-
montra que la lumière se modifie h travers les formes cristal-
Unes; enfin, l'analyse chimique fournit le moyen de classer les
minéraux plus rigoureusement que la cristallographie.
Piesque à la même époque que Wemer, Lehman et Roudie
avaient distingué les premiers les terrains en primitifo, c'est-i-
dire en roches où abondent les métaux, et en secondaires, dé-
H1ST0IIKB HATUBBLLE. 211
pots des eaox et débris organiques. Cette classification fut en-
suite développée parles travaux de Deluc, Saussure, Dolo-
mîeu, etc.
Brocchî, de Bassano, examina rétat physiqnedu sol de Rome,
et décrivit quelques localités de Tltalie, surtout les collines con*
cfayliacées subapennines. Il prépara ainsi une donnée certaine à
ses saecessears pour établir la formation contemporaine des
terrains tertiaires, non d'après leur gisement, mais d'après la
ressemblance des corps organiques qu'ils contiennent. Nicolas
Covelli fit d'importantes découvertes sur la nature des produc-
tions volcaniques, La doctrine wernérienne de l'origine neptu-
nienne fut combattue par Ardouin et par Mara^ri, qui, en exa-
minant le Tyrol, prouva l'origine volcanique des granits, ainsi
que leur apparition postérieure aux calcaires secondaires et
même à la craie, et démontra le passage graduel des granits au
syénite et au porpbyre pyroxénite. Les observations faites près
du rillage de Predazzo devinrent un sujet d'étude pour tous les
géologues; et Humboldt leur trouva des analogues jusque dans
la Mongolie. Saussure, qui fonda la science de l'hygrométrie,
et^ établit des stations météorologiques eut les plus grandes
hauteurs, traversa quatorze fois les Alpes, pour réduire la géo-
logie à l'état de science d'observation >. Léopold de Buch intro-
duisit dans la géologie l'idée de formations locales et générales ;
il considéra chaque accident local selon les qualités internes et
externes, et selon la relation avec le tout. Alex, de Humboldt
appi-la l'attention sur l'idée d'une loi de direction uniforme dans
toute la structure de la terre, en indiquant la polarité des diffé-
rentes roches.
I^Iais le grand pas de cette science consista dans la théorie des
soulèvements, déjà pressentie par quelques savants * , puis
' U faut ajouter à ces travaux ceux de Pallas, de Lamarck, Patrin,
Oreeoough, Granville Penn, Conybeare, Phillips, Buckland, Murchi-
3on, Forbes, Fleming, etc.
' On peut cooslater cliez Vallisnieri à quel point la géo|^îe en était
arrivée. En pjirlant « des corps marins qui se trouvent sur les monta-
gaes , et de Télat du monde avant, pendant el après le déluge, » il s'a-
213 HISTOIBB !IATUR£LLE.
exposée par de Buch, et réduite en formule par M. JÉJie de
Beaumont. L*ordre dans lequel les couches de sédiment ont été
superposées, la stratiGcation, la nature des terrains trayersés ou
réunis par les roches en éruption, les débris organiques qui S¥
trouvent disséminés dans certains terrains, révèlent Tépoque
des formations successives. L'application des preuves botaniques
et zoologiques imprime à la géologie une direction scientifique.
C'est à Taide de la théorie du feu central que Ton expliqua les
soulèvements.
Cependant la chaleur centrale est aujourd'hui contestée, et
Ton explique autrement la formation de la croûte du globe.
De même que dans le siècle passé on s'était servi des lois de
la physique pour arriver à l'histoire primitive du globe et à sa
transformation future, de même on y applique aujourd'hui les
lois de la chimie, tout en respectant davantage la cause première.
Le feu et l'eau avaient cessé d*agir, et la croûte terrestre se con-
solidait en renfermant le feu central ; mais une mer sans limites
la couvrait, quelques îles seulement s'y dressaient cà et là, et ti-
raient leur chaleur, non du soleil voilé de brouillards, mais de la
flamme intérieure. Sous cette atmosphère brûlante, surchargée
de vapeurs aqueuses et d'acide carbonique, déchirée à chaque
instant par la foudre, dénuée d'oxygène, aucun animal n'aurait
pu vivre, à l'exception des polypes, des mollusques, etc., daos
la mer. Mais la végétation déploie une activité immense; et les
tles asséchées se couvrent de plantes vasculaires d'une organisa-
tion simple et d'une croissance rapide, de prêles colossales, de
fougères arborescentes, de palmiers luxuriants, etc. Leur vie
décompose une énorme quantité d'acide carbonique et d'eau,
pour en fixer l'hydrogène et le carbone; enfin, l'air se puriGe
perçoit que les diflérentes hypothèses sur la manière dont les débris kSf
sites auraient été abandonnés par les eaux sur les hauteurs, ne peuvent
se soutenir; mais il ne sait en donner une explication satislkisaote. Il
soupçonne cependant que la cause en doit être attribuée à d'autres
déluges qu*à celui de Noé, si surtout il est vrai qu^on ne trouve pas,
parmi ces débris, d*08sements humains. Il croit que ces débris sont plus
abondants dans les montagnes voisines de la mer, et de peu d*élévatioft
UISTOIBB NATUBELLB. 213
en t'emparant de l'oxygène, et Tapparition des animaux devient
possible. Alors survient une révolution sur la face de la terre,
et les dépôts immenses de ces végétaux sont ensevelis et con-
vertis en charbon fossile ( houille ), par la pression des couches
superposées et par la chaleur du globe *. A cette révolution
succèdent d*autres âges géologiques, d'autres journées de la
création : les Iles s*agrandissent, la surface du globe se peuple
d*abord de reptiles gigantesques, vivant dans une atmosphère
encore impore, qui s*assainit peu à peu par la précipitation des
calcaires , et par Taction incessante des végétaux. Enfin appa-
raissent les insectes, les oiseaux, les mammifères, se rappro-
chant, à chaque nouvelle révolution, de leurs formes actuelles;
et en dernier lieu Thomme, roi de la création.
Mais comment Thomme fut-il produit? quand et comment
naquirent les autres animaux > Toutes les espèces furent-elles
formées tout à coup, ou provinrent-elles d'un germe unique qui
se serait graduellement transformé en un nombre infini d'es-
pèces?
Ces questions sont du domaine de la zoologie » sdence qui
dut beaucoup au Modénais Spallanzani, qui étudia la généra-
tion, la respiration et particulièrement la reproduction de
quelques membres, dans les animaux à sang froid. Il étudia les
animaux infusoires, et démontra qu'ils provenaient aussi de
germes. Linné, Fabricius, Mûller, le Sicilien Poli, avaient
donné rimpulsionà la zoologie systématique ; Daubenton, Vicq-
d'Azyr, Camper, Lyonnet, Tremblay, avaient étudié l'orga-
nisation des animaux; Bonnet, Réaumur, Buffon . leurs
* On a calculé que la Pensylvanfe seule contient 600 billions de ki-
logrammes de houille. En supposant que le reste du monde en con-
tienne seulement mille fois autant , nous aurons 600,000 billions. Si
le carbone entrait pour deux tiers seulement dans la composition de
ce charbon , Il y en aurait 400 billions de kilogrammes. Il Tandrait pour
le transformer en adde carbonique, un trillion de kilogrammes d'oxy-
f(ène, et le gaz acide carbonique, produit pèserait un trillion 4,000,000
billions de kilogrammes. L'importance attribuée à Taction des végétaux,
dans les premières journées de la création » n^est dojic pas exoesnve.
3N HISTOIRE KATlIBELLlft.
mœvffi; Buffou, Linoé, Bonnet, avaient formé une zoologie gé-
nérale. Les idées de Vicq d*AXyr, aussi solides que bien ex*
primées, s'élevèrent parfois Jusqu'à l'anatomie philosophique.
Pallas répandit sur tous ces objets une grande lumière par sa
nombreux voyages , et par ses beaux travaux sur la dassificatioo
des infusoires et des loophytes, sur Tanatomie des ▼ertâ>rés,
sur la paléontologie. Le nombre des espèces connues depuis
Linné fût plus que quadruplé. L'Australie en fournit d'étranges,
même des dasses entièrement nouvelles, comme les marsu-
piaux ; et les admirables descriptions données par les An^ais
Gould,OweD, Waterhoose, Jardin, Lowe, Smith* Darwin, ainsi
que les aequisitionBContiDuellesdesmuséeSs accrurent tellemeut
le domaine de la science, qu'il fallut former des genres nouveasi
et modiOer les classifications. Force fut donc d'étudier la
conformation intérieure des animaux et de s'appuyer ainsi sur
l'anatomie comparée, unique moyen de connaître la véritabie
nature des débris des espèces qui ont péri. Adoptant la mé-
thode physiologique , on étudia les développements sucoessifi
des animaux, ainsi que la série des modifications par lesquelles
Porganisine se simplifie dans les êtres inférieurs : ce ne fut
point sur des cadavres que l'observation s'exerça, mais sur les
êtres vivants, les insectes, les mollusques et les annélides. Les
travaux de Lacépède sur les cétacés , les reptiles et les poissons,
ont encouragé la science. Éverard Home porta ses recherches sur
l'anatomie comparée; Meckel le surpassa comme xootomistei
et fonda la tératologie, développée par Isidore Geoffroy Saint*
Hilaire. Rudolphi, indépendamment de l'anatomie comparée,
mit au jour un ouvrage immortel sur les entozoaires ; Huher,
de Genève, prit rang, quoique aveugle, parmi les meilleurs ob-
servateurs. On doit à Latreille, le prince des entomologistes,
la partie relative aux insectes du Règne animal de Cuvier ; rien
de plus admirable que les travaux d* Ehrenberg sur les infusoires.
George Cuvier (1769-1 832), observateur infatigable, doué de
connaissances encyclopédiques, créa, à l'aide dé l'anatomie eoni'
parée, la paléontologie, et fonda une classification nouvelle.
Dans la première , il mit à profit le grand principe de la 8ubo^
dination des organes ; il s'en tint toujours aux laits positift plus
H18T0IHE NÂTUBfcLLE. 215
q«*Mniiriiieipes«et dédaigna les hypothèses. Il détacha Fana-
Bomie comparée de la physiotogie : il en augmenta la précision
et la régularité, et cela non-seulement en trouvant des faits
nouveaux, mais en examinant de plus près les anciens. Ainsi, il
prit pour bases de la zoologie philosophique la structure ana^
tomique et les fonctions physiologiques, en fondant les grandes
dirisioos sur les caractères génératix de l'organisation <.
Cuvier considère tout être vivant comme créé ponr une fin ,
et pourvu d'organes propres à Fatteindre, il en résulte pour lui
que chaque animal forme un système complet en sol, et que
toutes ses parties sont tellement liées entre elles, que l'une
déciles ne saurait se modifier sans que les autres ne s'en res«
sentent. En établissant celte loi de la corrélation des parties, il
nia la continuité admise par d'autres dans l'échelle des êtres ,
et marqua des limites précises entre les quatre grandes classes
des vertébrés. Avec quelques os, Cuvier parvint à reconstruire
des espèces perdues, et révéla, pour ainsi dire, tout un monde
d*êti«8 nouveaux (antédiluviens), à formes gigantesques, éhran-
ges. Ses Recherches sur îes ossements fassUes et son Discours
sur les révohttions du globe sont des monuments impérissables.
Eo rapprochant de l'ostéologie des espèces vivantes celle des
espèces éteintes, Cuvier réussit à recomposer cent soîxante^huit
animaux vertébrés qui constituent cinquante genres, dont
quinze sont nouveaux; Manteil, Buckland, Hibbert, Agassiz,
Brongntart , ont augmenté ce tiombre depuis , au point de fiiire
croire que les espèces éteintes n'étaient pas en moindre quantité
que celles qui existent aujourd'hui.
Les végétaux fossiles furent étudiés d'après la même méthode.
Brongniart en donna l'histoire générale; Stemberg publia la
Phredu monde. primitif ; Lindley et Hutton, la Flore fosstiê
d'Angleterre; Cotta, les Fougères de Chemnitz, en Saxe, etc.
Lamarck, que la botanique conduisit à enseigner la zoologie,
après avoir donné la Flore française, publia le Système des
invertébrés et la Philosophie géologique : dans le premier ou-
• SoivaalGeoffroy Salnt-Hilaire, l*unité de eoinpoAftion et rioég»Hté du
défdoppgmeat sont lei devx grandes lois de la sooidgie.
21 6 HISTOIBE . N ATOBELLB.
vrage , il ofTre une classiGeation inéthodique des groupes ia-
f erieurs du règne animal, et traite scientiCquemeat, dans Tautn,
la question suprême de la variabilité des espèces.
Déjà Aristote avait signalé le développement du germe dans
Tceuf , et les anatomistes s'étaient attachés à suivre Taeeroisse-
ment successif de Tembryon et du fœtus. Harvey dit que tout
animal provenait d'un œuf : tous les efforts s'appliqiàreat à
découvrir comment; et Hunter démontra, par ses études sur
le placenta, l'utérus et le cliorion, que Fovologie humaine ri-
valise d'intérêt avec celle des oiseaux.
On comprit, en avançant, que les animaux inférieurs poii<
valent servir à expliquer la structure de l'homme ; et quand
Gleichen et Ehrenberg eurent trouvé moyen d'injecter les in-
fusoires en colorant le liquide dont ils se nourrissent , on put
étudier ces insectes* En partant de ce degré, on établit un pa-
rallèle entre le perfectionnement graduel de l'organisation des
embryons dans les animaux supérieurs , et les transformatioDS
correspondantes dans les invertébrés; évolutions passagers
dans le premier cas, devenues fixes dans les autres.
Cest en généralisant les faits nombreux recueillis pareesdivers
observateurs, que l'on parvint à fonder la partie philosophique de
l'anatomie, autrement dit Torganogénie animale. Cette scieocti
n pour objet de recherciier eomment l'homme se forme de Tœuf,
en passant par des états intermédiaires d'organisation qui*
transitoires dans les animaux supérieurs, sont permaoeott
chez les animaux inférieurs de l'échelle zoologique. Genffm
Saint-Hilaire rechercha les ressemblanoes , et entreprit de
longs travaux dans le but d'arriver à une formule nouvelle des
caractères généraux des êtres , en portant son attention sur les
diverses périodes de développement des organes, et en s'stta-
chant à démontrer qu'avant d'être différents, ils étaient analo-
gues. Il en déduisit l'unité de composition organique, le prin-
cipe du développement inégal, et la loi de l'évolution centripète,
opposée à la persistance du germe : théorie qui avait prérala
dans le siècle précédent. Une série d'espèces animales, de fœtus
h des âges différents, d'états anormaux et pathologiques de
l'organisation, sont ramenés, dans ee système, à des lob géo<*
MBDBClfffi. 217
raies et à l'unité fondamentale de la zoologie. Ici donc Tinva-
riabilHé des espèces zoologiqoes fait place à la mutabilité. En
résumé, Torganogénie est raDatomie comparée des formes
transitoires , comme Tanatomie comparée est en quelque sorte
Tembryonogénie des formes permanentes.
Ainsi la science s'appUya sur une loi fondamentale applicable
aox di?erses parties de la zoologie : c'est-à-dire la progression
lioéaire, non pas simple, mais provenant d'une double série,
dont les deux éléments viennent se rencontrer en suivant une
direction opposée. En même temps que Lamarck annonçait
cette loi de continuité ou, pour mieux dire, dégradation, Fiscber
proclamait la môme chose en Russie, sans savoir qu'il edt été
devancé. Blae Leay la mit plus en évidence dans les Hùrm .enr
tomoiofficx (1819); enûn, le botaniste allemand Fries rencon-
trait la même loi dans le règne végétal. Or ce concours spon-
tané de quatre savants célèbres donnerait à croire que la loi
universelle, dans l'ordre de la nature, est désormais trouvée,
et que la zoi^ogie doit être placée au rang de science démons*
trative ; c'est ainsi que Blainville a pu établir la série animale.
Puisse-t-on en écarter toute tendance au matérialisme, et y ren«
contrer un nouveau sujet de gratitude pour cette sagesse su-
prême qui a tout disposé par ordre et par mesure!
UfiOECUfB.
La médecine s'est ressentie successivement de tous les feux
pas comme de tous les progrès des sciences naturelles : astro-
logique avec Paracelse ; chimique et mystique avec Van-Hel-
mont; exclusivement chimique avec Sylvius ; mécanique avec
Borelli et Boerhaavc; enOn, spiritualiste avec Stahl. Ce fut l'o-
rigine de la lutte entre les anciennes théories et les nouvelles,
entre le système psychologique et le système mécanique et chi-
mique.
»I«T. DE CEflT ANS. — T. IV. |J
218 MéDBCINB.
Frédéric Hoffimami ( 1660-1742) fut le premier q[Qi la soomit
à une foroe plus appropriée à sa nature avec le soUdisme orga-
nique. Mais comme la philosophie d'alors radiait oe qui était
surnaturel, on reconnut Texistence d*un principe qui n*est m
matière ni âme , et qu'on appela /orœ viiak. Sa nature restait
à Tétai de mystère ; il suflBsaitde l'étudier dans ses effets seosi*
blés. Les expériences se multiplièrent sur Texistence et Tin-
llueuce de ce fluide qui circule dans les nerfs. George Bagliri,
de Raguse , observateur attentif, en arriva au solidisme, diri-
sant les maladies en trois classes : celles où les solides ont uoe
énergie excesmve ; celles où ils en ont peu ; enCn, celles où il y a
exubérance dans les uns et relâchemoit dans les autres. Ce
théories manquaient de précision, mais elles donnaient l'impol-
sion à ces vues élevées sans lesquelles on n'embrasse pas Teo-
semble d'une science.
Une certaine force fondamentale des Qbres, agissant indépen-
damment des esprits vitaux , avait déjà été admise par quelquor
uns comme hypothèse ; elle fut réduite en système , dit de fir^
ritabUité, par Albert Haller, de Berne (1708-1777) ; ce fut le
dernier coup porté aux théories mécaniques de. Bœrhaave. H
trouva, après de longues expériences, que, dans les organes eom*
posés de Âbresmusculaires, l'ifritabiltté opère incessamment; et
il en exclut les nerfs, dont la force est subordonnée à la volonté.
Il nia que ceux-ci transmettent les sensations en vibrant comme
une corde de clavecin , attendu qu'ils sont mous, et que, pussent-
ils osciller, ils en seraient empédiés par les ganglions. Il admet
au contraire un fluide vital, dont l'existence était en quelque
sorte rendue probable par les expériences de Hill, de Lœven-
hoeck et de Ledermuller.
Cest ainsi que Haller appela l'attention sur les forces fonda-
mentales de la nature animale, et les trois systèmes se trou-
vèrent en présence : l'un niait l'irritabilité, l'autre la sensibilité;
un troisième niait leur nature distincte. L'insensibilité des ten-
dons fut soutenue par Tissot de Lausanne, Moscati de Milan, et
Borsieri de Trente, qui, le premier parmi les modernes, appliqua
avec exactitude l'irritabilité de Haller à la théorie de l'inflam-
mation, en écartant les anciennes hypothèses de l'obstruction.
MBDEËINB. 219
disciples de Haller s'étalent fondés principalement sur ce
qull ne se trouve pas de nerfs daibs le cœur, qui pourtant est
rorgane le plus irritable; mais Antoine Scarpa les y montra ,
et fit voir que les muscles du coeur ne diffèrent en rien des
antres muselés soumis à la volonté.
Collen, professeur à Edimbourg, après avoir ramené à un
véritable système Tétude des nerfs, assigna pour cause à la fiè-
vre et à rinflammation les altérations de rirritabtlité. De TËecsse
et de rirlande , cette doctrine, qui exclut les maladies humo-
rales, se répandit dans toute FEurope, Vacca Berlinghieri ré*
fute en partie Cullen, en soutenant que les humeurs en mouve-
ment rie peuvent être soumises à la corruption que hors des
vaisseaux , et que les altérations des corps, salubres ou nuisi-
bles, viennent de la réaction des solides sur les fluides, suscitée
par une nécessité physique.
Théophile Bordeu( 1722-1777) établit les bases de la vita-
lité dans Torganisme, en ouvrant la voie à Fécole physiologique,
qui devait tant grandir en France. « Le corps animal , dit-il ,
est le résultat d*un concours d^organes et de parties qui cons*
pirent au même but : ainsi la vie qui en dérive est l'ensem-
ble des vies spéciales des organes particuliers; leur mutuelle
harmonie donnera l'état normal; son dérangement produira
rétat morbide. Le cerveau, le cœur, Testomac, sont les trois
fondements de la vie; le pathologue doit donc porter son
attention sur les fonctions de ces organes, sur leurs vices et
leurs perturbations. » Bordeu devan4^ ainsi Broussais. Paul
Barthez (1784-1806) reporta la m^ecine vers le principe
vital , parce qu'il voyait partout des forces sensitives, des for*
ces toniques et des forces motrices. L'action des médicaments
résulte du mouvement imprimé à ces forces; la chaleur natu-
relle est produite par ce mouvement; la santé est l'exercice
relier des forces vitales, et la maladie vient de leur défaut
d'équilibre.
Cependant les découvertes, la mode aussi donnèrent naissance
à de nouveaux systèmes. Lorsque la chimie se fut renouvelée «
la chimiatrie reprit vigueur, et Ton voulut faire servir cette
science de base a la théorie des maladies. Mais , bien qu'elle
320 mAdbcinb.
éclairctt Tadion de la nature sur les êtres virants et sur Ici
eorps inorganiques , c'était aller trop loin que de prétendre
lui &ire expliquer la vie. Les progrès de la chimie parurent au-
tant d'arguments à la Mettrie pour soutenir le matérialisme.
Le Genevois Tronchin , vanté par les encyclopédistes, consulté
par le beau monde, inclina aussi au matérialisme; il défendit
Tinoeulation et favorisa l'hygiène populaire : il voulait de la pra-
tique, et non des théories. L'ouvrage de Cabanis ( 1757-1809)
(HapporU du Physique et du Moral de f Homme ) fîit coocu
dans le même esprit. Voyant les philosophes négliger le ph}'si-
que et les médecins le moral, il crut pouvoir les concilier. « Arec
un verre de bon vin, disait-il, vous rendez un homme courageux :
si donc la nature extérieure était toujours une mère prévoyante,
nos fÎBCultés acquerraient un grand développement, comme nos
mœurs, modiflées par le sexe, par l'âge, par le tempérament, par
l'alimentation, pourraient devenir excellentes à l'aide de l'habi-
tude. » Voilà donc l'homme réduit à l'état d'animal , à l'état
de plante , comme l'avaient prêché les encyclopédistes, préten-
dant le rendre par là à sa dignité primitive.
Sitôt qu'on eut découvert l'électricité, plusieurs médecins rap-
pliquèrent à la physiologie , et lui attribuèrent les fonctions dont
on avait gratifié autrefois les esprits vitaux. La médecine en cs-
pérabeauooup, et le Vénitien Pivati alla jusqu'à eroûrequ'oo
pourrait à l'aide de l'électricité employer des médicaments sans
les introduire dans le corps , rien qu'en les mettant dans les
bouteilles de Leyde. D'autres l'employèrent avec raison dans la
paralysie, contrairement à l'avis de Haller. Girt^nner voulut
expliquer l'irritabilité musculaire par l'action de l'oxygène du
sang artériel et d'un double courant électrique, dont les nerfs
sont les conducteurs. Dutroehet demanda aussi aux appareils
électromoteurs l'explication des mystères de l'économie animale.
A mesure qu'on reconnut l'importance del'anatomie patho-
logique, elle fut étudiée avec plus de circonspection et d'impar-
tialité. Portai, dans V^énatomie médicale, avait ajouté à la
description des organes dans l'état naturel , celle de leurs al-
térations. C'est ce que fit encore mieux McNrgagni de Forli
( 1683-1771 ), professeur à Padoue. Il rechercha le siège et Ton-
MtoBCINB. 321
gine des RMRn les plus cachés ; et, malgré 4a prolixité de ses his-
cires, personne n'avait encore aussi bien associé que lui l'ana-
tomie à la pathologie «.
L^anatomie ne fit pas de médiocres progrès. Le Hollandais
Camper, qui périt dans la révolution de 1787, démontra Texis-
teoce de Tair dans les cavités du squelette des oiseaux; il si-
gnala aussi les variétés naturelles de Tespèce humaine , et
les caractères tirés de la conformation des os de la tête et de
Tangle facial, d*après lesquels Blumenbach classa ensuite les
races humaines. Tylor fit de belles observations sur la structure
de Toeil et sur la cataracte; TËcossais Hunter, sur Tutérus dans
Tétat de grossesse. Blanchi, de Turin, opposé à Haller, étudia
le foie, et engagea à ce sujet une controverse avec Mascagni.
Malacame, de Saluces, porta son attention sur le cervelet hu-
main, et reconnut l'un des premiers Timportance de l'anatoroie
comparée, science à laquelle s'appliqua aussi Rezia, professeur
à Pavie. Une école pratique de chirurgie fot instituée dans cette
ville par Antoine Scarpa (1767*1852), du Frioul. Il se lia à Paris
avec frère C6me, le célèbre lithotome ; à Londres avec les deux
Uunter, avec Pott ; et il observa les injections opérées alors dans
cetle capitale sur les sujets lymphatiques. Félix Fontana, qui
étudia le venin de la vipère, suggéra au grand-duc Léopold
ridée du musée physique de Florence; et il fut appelé en Au-
triche pour établir celui de Vienne , dont on admire encore les
préparations en dre.
Beaucoup de médecins, à la fin du dix*huitième siècle, pour-
suivaient les investigations physiologiques de Haller. Les travaux
de Sœmmeringet de Monro sur le cerveau et la moelle épinière,
de Vicq-d'Azyr et de Scarpa sur l'ouïe et l'odorat, sont classi-
ques en ce -genre. Duvemey, Rezia , Cruikshank et Mascagni
s'occupèrent du système des vaisseaux lymphatiques , découvert
par Aselli; Rndbeck et Bartolino prouvèrent qu'ils existent
dans tout le corps, qu'ils absorbent le chyle et la lymphe. On
■ Le sénat de Venise porta sa pension jusqu'à 2,200 seqnins. On troiiv«
dans le cours de ce siècle d'antres exemples de rémunérations géné>
renies, surtout de la part de la république vénitienne.
I9b
32) MBDXCIIIB.
publia, après la mort de ce denûer, son jénaiomie k Tvsage de
ceux qui étudient la sculpture et la peinture, ausi que le Pro-
drome de la Grande Anatomie, où il représenta avec exactitude,
et de grandeur naturelle, toutes tes parties du corps. L'exposi-
tion succincte de Tanatomie de Langenbeck mit cette sôeace à
la portée de tout le monde; les planches de Sœmmering, de
Rosenmûller, de Mascagni, offrirent tout Fensemble de la vie
animale ; les travaux de Blumenbacfa , de Cuvîer, de Geofifroy
Saint-Hilaire, établirent le principe rationnel sur lequel se fon-
dent les rapports des animaux entre eux. .Berzeliua examina
chimiquement les parties constitutives du sang , et Bichat dé-
montra que le sang se colore par le contact avec Tair respiré;
Bréra, Duméril, Alibert, étudièrent la médecine iatrolepiSque,
fondée sur la faculté absorbante de la peau ; et Richerand si-
gnala Faction des vaisseaux artériels et veineux sur les mou-
vements du cerveau. Les ExereUationes palhohgicx de Pa-
letta sont riches de foits et de vues nouvelles. L'Écossais Charles
Bell fit des découvertes remarquables sur les fonctions du sys-
tème nerveux. Ainsi, on vit se développer d'abord la pbysido-
gie générale avec Haller; puis l'anatoroie descriptive, l'anato-
mie pathologique; ensuite Tanatomie comparée, après laquelle
vinrent, comme conséquence , la paléontologie et Torganogra-
phie.
Jttsqu*au siècle dernier on n'avait observé les phénomènes
que dans leur généralité, sans descendre aux détails; et, ne
sachant point fouiller profondément le tissu organique de
l'homme, on se contentait d'observer en lui la manifestation vi-
tale. Le regard pénètre plus avant, et même dans ce sublime
magistère on prétend trouver une unité d'action qui tient de
la mécanique. Les Annales de la médecine de F.-J.-G. Sebel-
ling, et le Traité de la vie de J.-F. Schelling , méritent de figu-
rer en première ligne dans la philosophie naturelle. Oken fonda
un système panthéiste, en faisant du monde une sorte d'animal ;
mais ni la chimie ni Tanatomie ne sauraient donner l'homme :
il y faut la pensée et la réflexion. Bichat ( 1771-1806} distin-
gue la vie animale et la vie végétative ou organique, et prétend
établir la physiologie sur la tliéorie des propriétés vitales; il
'MiDBCIRI. 333
volt entre les phénonièDes vitaux et les phénomènes physio-
ehimiques, non-seolement des dissemblances , mais encore de
ropposition. On lui doit les plus adnûrables observations sur
les ionisants, dans lesquelles il décrit la manière dont cessent
les fonctions des ileux vies. Dans Fanatomie générale, il pei-
gnit àgrandstraitsles caractères des êtres organiques; etlorsqu'il
a établi les caractères anatomiques d'un tissu , il le suit dans
tooles ses transformations , tant que les procédés d'une inves-
tigation sévère peuvent lui suffire. En s'appliquent à observer
les lois normales, il les voit se produire même irrégulièrement ;
d'où il résulte que les propriétés, et en conséquence les fonc-
tioos, en restent modifiées; de là les maladies. Celles-ci sont
done attaebées aux transformations de l'organisme ; et , oonsi-
dérées en elles-mêmes ou par rapport aux modifications des
fonctions, elles produisent Fanatomie pathologique, science
préparée par Linné et par Morgagni, et élevée par Bayle, Cor-
mart, Mackel, Otto, Gruveilher, Serres, Abercrombie, Andral,
LoQÎs« et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.
Dupaytren (1775-lgi5), qui écrivit peu, pratiqua beaucoup
comme chirurgien en chef de l'Hôtel-Dteu, eton lui est redeva-
ble d'an grand nombre de méthodes nouvelles d'opérations. Il
a légoé, en mourant, 300,000 francs à la &culté de Paris , pour
la fondation d'une chaire d'anatomie pathologique. Boyer ( 1 757-
1833) publia, sur les leçons de Desault, son maître, un traité
complet deehururgie. Moins orné que Bichat, il résuma et com-
pléta les travaux de l'Académie royale de chirurgie : ce ne fut
pas un inventeur, mais un grand anatomiste et un sage opéra-
teur. Le traitement des blessures et le r^me des hdpitaux s'a-
méliorèrent pendant les guerres de la république, et le nom de
Larrey sera béni partout où l'ambition et la nécessité de se dé-
fendre mettront des armées aux prises.
Le système des humoristes allait toujours dédmant , depuis
que les découvertes anatomiques et physiologiques avaient paru
frire résider l'action vitale dans les parties solides, et en £aire
dépendre la circulation do sang ainsi que la sécrétion des hu-
menrs. Ce système donna naissance à la doctrine du docteur
Bfown t d'ËiÛmbourg ^ que Christophe Girtanner répandit sur le
324 MiDBCtlIB.
continent, en le faisant passer ponr son ouvrage. La santé, seloD
Brown, consiste dans une quantité réglée de force vitale , dont
Texoès on le défaut produisent les maladies. Celles-ci sont donc
de deux espèces seulement : les maladies sthéniques ( produites
par un excès de force vitale), et les maladies asthéniques
(produites par le défaut contraire ) ; Popium est vanté pour ces
dernières comme un remède souverain. Conâdérant la plupart
des maladies comme générales, et provenant de Texcès on
de rinsuffisance du principe vital ou d'irritabilité , oe praticien
bornait le traitement à observer jusqu'au point où le malade
pouvait supporter le remède opposé. Rasori ( 1766-1887) connut
à Florence la doctrine de Brown dix ans après sa publication
( 1 788 ), tant les communications étaient lentes à cette époque;
et il commença sa réputation en traduisant cet ouvrage (1792),
puis en prenant sa défense contre ceux qui Tattaquaient. Vacei
Berlinghieri le réfuta par des arguments de bon sens; mai;
Rasori opposa la déclamation et Temportement à tous ceux
qui prédisaient la chute de cette doctrine. Il la modifia pour-
tant lui-même par sa théorie du contre-stimulant , d'après la-
quelle l'excitabilité et Faction des puissances extérieures seraient
le principe même de la vie; à td point que le sentiment, la
contraction musculaire, les phénomènes de l'esprit et de la pa»
'sion, ne seraient plus que des modes d'excitation. Les remèdes,
selon Rasori, se distinguent en stimulants et en contre-stimu-
lants, et, comme tels, ils s'appliquent aux maladies qui, à
l'exception de celles qui naissent d'irritations, proviennent tou-
tes d'un excès ou d'un défaut de stimulant. La couenne du
sang est produite pat la phlogose et constituée par la fibrine. Or,
la phlogose résulte d'un développement des vaisseaux veineux
qui sont engorgés , et elle ne détruit ni n'engendre de parties
organiques. La théorie du contre-stimulant fut modifiée par
Tomasini (1769-1846), qui voulut l'intituler Nouvelle DoetriM
médicale italienne
Déjà Rasori , Tomasini et Pinel avaient sapé la doctrine de
Brown, et substitué le solidisme local au solidisme général,
de manière qu'on étudiait Taction vitale de chaque organe
tout en recherchant le siège particulier des maladies. Bioussais
MÉDECINE. . 225
|Mrt de rirritâbilîté de Haller, et c'est sur elle qà*ii fonde la
physiologie, la pathologie, la thérapeutique, et jusqu'à la pbi-
kwophie médicale : cette unité de ivîncipe flatta les esprits par
une apparence scientifique. Une force vitale préside à la for-
mation primitive des tissus et à leur conservation, qui s'opère
au moyen de rirritabilité , mise enjeu par les agents extérieurs,
et consistant en un mouvement de contraction qui appelle les
liquides oiganiques sur le point excité. Si ce stimulant est ex-
cessif ou insuffisant, les fonctions des organes sont troublées,
et la maladie en résulte : la mairie est donc ou Teffetde l'irri-
tation et inflammation, ou d'un défaut contraire. Elle commence
par un organe, et peut s'étendre à tous, et entraîner U mort ; or,
le plus exposé de tous est le viscère digestif, siège des princi-
pales irritations. Le traitement consiste à accroître et bien plus
soaTcnt à diminuer rirritabilité, à l'aide de stimulants ou de
débilitants. // faliait, dit-il, /Mrr^ir (Tun point quelconque pour
étudier iet maladies internes ; etfai pris mon point de départ
dans la chirurgie. Vit^flammation doit être à l'intérieur du
corps ce qu'elle est à r extérieur. De là ses théories delà loca-
lisation primitive de toutes les maladies , de leur caractère sthé-
nique presque général, de rioflammation des organes digestiis
substituée à tant de maladies diverses, enfin de l'emploidu traite-
ment semblable à celui qu'on dirige contre les inflammations
externes : savoir, les saignées, les sangsues, les boissons gom-
meuses. Il triompha; mais bientôt sa théorie fut examinée , et
comparée avec les résultats obtenus. Or, si on lui reconnut le
mérite d'avoir étudié les inflammations, et d'y avoir fait admet-
tre aussi comme telles les mahidieschroniques, d'avoir rendu le
diagnostic plus sûr en le localisant, et mieux observé l'appareil
digestif, on lui reprocha de n'avoir établi qu'un seul genre de
i/ialadies, une seule opération oi^;anique, un seul traitement
Broussais étendit son système aux faits intellectuels en trai-
tant de la folie , et combattit l'ontologie pour faire revivre
l'expérience matérielle : il fit de la sensibilité un produit ner-
veux, de la passion un acte des viscères, de l'intelligence une
sécrétion cérébrale, du moi une propriété générale de la na-
ture vivante, de la liberté des déterminations humaines une
226 MBOBCtNB.
ehimère ^ n'y foyant rien que le résultat ùtal d'une eieitation
dominante.
Les anatomistes^tholosBtes et Téonle de Broussais dirigè-
rent entièrement leurs recherches sur la matière orpniqoe. Ce-
pendant cette école vit bientiit s*éiever contre elle l'école vita-
liste, qui vient de se retremper dans l'étude de l'embryogénie.
La localisation des maladies eut alors pour elle la localisation
des facultés du cerveau. Gall (1758-1828 ), fondateur de la cra-
niologie^ soutient que les facultés et les dispositions de rhomme
sont lunées en lui , et que leur manifestation dépend de l'orga-
nisation spéciale de l'encéphale. A un cerveau général, à Fiotri-
ligence générale unique , il en substitue une foule d'individuels,
et autant d'organes qu'il y a de facultés : celles-ci , en se dére-
loppaut, opèrent sur les portions de l'encéphale qui leur cor-
respondent, et produisent certaines protubérances ou sinuo-
sité du crâne auxquelles leur énergie est proportionnée ; de
manière que nos ùcultés fondamentales peuvent être focile-
ment reconnues. Le nombre , selon lui, s'en élève à vingt-sept,
chacune ayant la Êiculté de percevoir, de se souvenir , déjuger,
dlmagîner, etc.; mais elles n'agissent que concurremment avec
les focultés générales de la perception et de la mémoire. Gail
chercha à se disculper de l'accusation de matérialisme et de fa-
talisme, et à tirer de son système une idée de la perfectibilité
humaine, ainsi qu'une tolérance illimitée pour toutes les opi-
nions, comme étant le résultat de Torganisme.
Personne ne refusera à l'école phrénologique le mérite d'une
observation sagace du système nerveux. George Combe , d'E-
dimbourg, fit faire des progrès à la doctrine de Gafl , en si-
gnalant à la surface du crflne le siège positif de chaque là-
culte, et en inventant le craniomètre. Quelques-uns ont voulu
appliquer cette science naissante à l'éducation des enfants et la
reconnaissance des criminels. Us disent, pour échapper à la
conséquence de la doctrine des fatalistes, que les prédispositions
naturelles et innées peuvent se vaincre à l'aide de la volonté,
et en s'effor^nt d'en faire prévaloir d'autres. ^
L'honuBopathie, l'hydropathie, et d'autres systèmes eneofe^ •
sont portée aux nues par quelques-uns , tandis que d'autres
HÉDBCIIIB. fï7
leur nient jnsqu^à la qualification de scientifiques. Or , 8*il Ait
jamais permis de révoquer en doute Tautorité de Texpérienra,
à regard de ces doctrines , dont les partisans et les dé-
tracteurs se sont appuyés sur les mêmes faits. Les esprits sages
les recueillent , et attendent leur explication du temps.
Le magnétisme animal, que les adeptes de Mesmer laissèrent
tomber dans le ridicule , se releva en 1813 avec Thistoire de De-
leuxe, ouvrage écrit avec mesure et avec esprit. On affirme qu'un
homme peut opérer matériellement de loin sur d*autres indivi-
dus, par le seul intermédiaire d'un fluide différent des impon-
dérables connus. Ce n*est donc pas la théorie physique de Mes-
mer, mais une théorie physiologique, puisqu'elle n'a besoin
que de Faction libre de la volonté , et de ce qu'on appelle des
passes; ce qui ne produit pas de convulsions , mais un chan-
gement de circulation, le somnambulisme, la lucidité de Tin**
telligence. Le magnétisé derient insensible aux impressions ex«
tériesres , à moins qu'elles ne soient produites par la personne
avec laquelle il est mis en communication; il obéit au magn^»
tiseur : doué d'une seconde vue, il perçoit l'intérieur de son
propre corps et de celui d'autrui , la nature des maladies et les
remèdes qui leur conviennent; puis, une fois réveillé, il ne se
aoamnt de rien. On cite-à l'appui les somnambules , les aca«
taleptiques, les logMs, les trembleurs, les devins; et comme on
trouve à toutes les époques de la société des miracles, des vi-
sions , des prophéties, qu'on ne saurait nier sans abolir toute
eertitade humaine, on espère les expliquer physiquement par le
magnétisme.
Noos ne sommes que trop habitués à la guerre que la science
ofllcidle livre à celle qui apparaît nouvelle et excentrique, à
l'eaprît déliant et servlle à^a savants de profession. Ceux qui
admettent uniquement ce qu'ils comprennent, et rejettent ce
qui ne peyl ni se manier ni se tailler , trouvant les théories
physiologiques impuissantes à embrasser et à expliquer les
frits magnétiques, les nient résolument; mais cette science,
«S|ui peut-être est destinée à jeter une grande lumière sur l'ae»
> ^mm nerveuse , est plus compromise par les exagérations de ses
partisans que par ses ennemis eux-mêmes.
138 MBDKCIIIE.
Qaelle que soit la valeur des doctrines, la plupart croiat
toiyours que la médecine doit procéder de préférence par ks
voies expârimentales. On a vu en Italie Geroroini attribuer à
Tuntologisme les erreurs de cette science, Giaeomini combattre
la doctrine diétésique , et Pucinotti prêcher la médecine hif •
pocratique, qui se confie à la nature, comme le meillenr do
médecins.
«L'étude de la nature, en faisant des progrès, a mis de mw-
veaux médicaments à la disposition de Fart de guérir, et la
mécanique en a perfectionné les instruments. Les moyens d*a-
nalyse multipliés sont venus s'offrir à Tanatomie, qui a eu
grandement à profiter des sections et des injectimn des cadavres,
des expériences sur la nature vivante, de l'usage du microscope
et des analyses chimiques. La stéthoscopie aida à suivre la
série des maladies des organes de la circulation et de la respi-
ration; des vies entières ont été consumées laborieusement à
étudier une seule maladie. Le système nerveux a été étudié
avec riwportance qu'il mérite, et l'on a recherché comment,
par la loi de réflexion , des maladies locales deviennent géné-
rales. L'action des agents pondérables ou impondérables, me-
surée et dirigée à l'aide d'ingénieux appareils, a donné naissanoe
À la nouvelle chimie organique et animale; et Foo esfèn qœ
cette science répandra la lumière sur les affections psychiqueSi
point de contact de la médecine avec les sciences morales.
Déjà le système brownien avait simplifié les méthodes con-
tives; et cette simplifications été pousée encore plus loin par
l'hydrothérapie, Thomoeopathie et la doctrine de Broussais; et
non-seulement la polypharmacie, se trouve aujourd'hui con-
damnée, mais la chimie a rendu les médicaments supportables et
plus e£Bcaces; en outre, la série des remèdes héroïques s'en
étendue. À peine Sertnemer eut-il découvert la morphine, rua
des principes essentiels de l'opium, que Pelletieret Carentou trou-
vent une quantité d'alcalis végétaux, au nombre desquels la qsi-
nine tient le premier rang : c'est une véritable quintessence des
substances végétales, et la réalisation scientifique du scmge de
Paracelse. Les miasmes délétères sont décomposés par les chlo-
rures alcalins ; les méthodes désinfectantes sont non-seulement
APPLICATIONS. fiO
aux hôpitaux , d*où disparaissent les fièvres nosoco-'
miales, mais on voudrait en tirer- parti pour abréger les quaran-
taines , si nuisibles à la rapidité du commerce. De même que la
ehimie, la chbrnrgie vient en aide à la médecine interne, en
coordonnant ses opérations avec la physiologie et Tanatomie
pathologique. La section des nerfs et des tendons , les ligatures
des artères, l'art de pénétrer profondément dans les chairs pour
en extraire des os cariés, en extirper des tumeurs ou en dégager
des liquides, la cure radicale des hernies, l'extraction ou le
broiement de la pierre, Tobslétrique régularisée. Part de l'ocul iste
perfectionné , sont autant de services rendus par la chirurgie.
£ofln, elle est parvenue à diminuer ou à supprimer les douleurs
par rinbalation de Téther ou du chloroforme. On 8*est occupé
de la santé des équipages marifiraés et de celle des armées , on
a remédié au péril des sépultures précipitées ; bien des maux
ont été prérenus par la police médicale; des mesures ont été
prises pour assainir les logements des classes pauvres. L*art
vétérinaire s'exerce avec lèle sur les animaux qui partagent et
allègent ks travaux de Thomme. On a donné une attention
seniiMilease aux maladies des enâints; une multitude de faits
ont été recueillis, foits qui éclairent une pratique sage, s'ils
ne fondent pas eneore de nouvelles doctrines.
appucahons.
L'un des caractères les plus saillants dé la science contempo-
raine , c'est son application aux besoins et aux jouissances de la
vie. La chimie, à son enfance, s'était appliquée à faire de Tor,
et à découvrir le secret de {Hrolonger la vie ; c'est encore le but
qu*elle se propose aujourd'hui par les applications usuelles.
Jusqu'à Lavoisier, elle avait cherché des notions dans les pro-
cédés empiriques des arts techniques ; à partir de la fin du dix-
huitième siècle, elle ouvrit des routes inconnues aux vieilles in-
dustries, et en créa de nouvelles. L'extension des manufactyres
20
2S0 APPLICATIOIIS.
de produits chimiques mootra qu'elles ne senraieiit plos uni-
quement à la médecine. Pendant les guerres de la Révolutioii,
la potasse étant devenue rare, on y substitua la soude, eitraite
du sel marin. Lorsque le blocus empêcha le sucre d'anirer,
on y suppléa par la betterave.
Chaptal (1756- 1833) rendît populaire cette scioioe, rdéguce
naguère dans les pharmacies, il établit des fabriques, introdsi-
sit des manufactures, encore ignorées, d*acide sulfuriqoe, dV
lun, de nitre, et de soude artiOcielle ; il enseigna à fiibriqucr IV
cétate de cuivre « à teindre les cotons, à employer les sds de
1er. Appelé en vain par le roi d'Espagne et par Washington, il
ne voulut pas abandonner sa patrie, et il lui vint en aide dans les
liesoins de la Révolution. Sous le Directoire, il rédigea des rè-
glements pour les fabriques, fit établir une chambre de coib*
merce, des conseils d*arts et manufactures, etc. Il fit venir dM
ouvriers anglais avec leurs machines, encouragea les nationaiii
par des concours, créa au Conservatoire des arts et métiers une
icole spéciale de chimie appliquée aux arts ; il s'occupa des fon-
deries, des mines, des salines, des tourbières, de la eirculatk»
des grains, des méthodes pour la culture de la vigne, pour la
fabrication do vin , pour l'élève des mérinos ; il introduisit dans
ses propriétés les procédés nouveaux de la scteoee, el ne disrin»-
lait ni ses gros bénéfices , ni les moyens à l'aide desquds il la
obtenait '•
BerthoUct exposa, dans VJrt de teindre, des vues et des ap-
plications nouvelles. Il étudia les phénomtoes de la manipula-
tion du sel de nitre, trouva le chlorate de potasse, et tenta de le
substituer au nitre dans la fabrication de la poudre; mais ce
chlorate, trop explosif, ne s'emploie plus que pour la pr^-
ration des allumettes chimiques. Le Blanc et Dizé trouvèrent
le moyen de fabriquer la soude, qui remplaça la potasse d'A-
mérique, ce qui délivra les verreries, les blanchisseries, les pa*
' Aytnt donné sa démission lors dn coaronneroent de Napoléon,
Chftptâl revint aux aflkires en 1813, aux jours ôe» revers; et en I815
U signala à Napoléon la nécessité de donnet des instilvtions, ga^
d'une mutuelle confiance.
AVPLtCATlOlia. 9S1
fMterici, les MTOiineries, da danger de rester en diômage par
fratemiption des eommonvcations. Dartigiies parvint à extraire
le soufre des pyrites ; d*autres chimistes perfectionnèrent la fil*-
Ivncatîon de Tacide snifurique et de l'ahin. La science trooya
encore le secret de préparer des fomiers qui convertirent en ri-
chesses les déhris organiques ; elle ninitiplia les moyens les
plus commodes et les moins dispendieux d*allumer le feu ; elle
perfectionna la poudre et les procédés pour faire partir les ar-
mes à feu.
A peine Chevreul eut-il fait connaître la véritable nature des
corps gras, que les bougies stéariques remplacèrent celles de
cire, beaucoup plus coûteuses. Les lampes d'Argand furent
perfectionnées en 1801 par Carcel et Carreau, qui firent monter
rhulle de manière qu'elle arrivât froide à la mèche, et Timbi-
bât continuellement; depuis lors, on y apporté de nouveaux
perfectionnements. Dans le thermolampe, imaginé en 1800 par
le Français Lebon, le gaz hydrogène carboné, produit par la dis-
tilMmi du bois, servait déjà comme moyen d'éclairage ; mais
il ne devint d*un usage général qu'à dater de 1806, époque où
fi lut employé dans les fonderies de Watt et Bulton. D'autres
perfectionnèrent cette invention, qui se répandit bientôt , à tel
point qu'elle fournit aujourd'hui l'éclairage à des villes entières.
La physique a trouvé aussi des applications utiles : les presses
hydrauliques de Bramah tassent sur les bâtiments les fourrages
militaires , les étoffes de laine et de coton; d'autres foulent la
tourbe pour en fiidliter la combustion. On doit à Philippe de
Girard la filature mécanique du lin h Leistenschneider, à Ro-
bert et h Didot la machine pour fabriquer le papier. Les perfec-
tionnements apportés aux moulins, aux charrues, au fléau à battre
le grain, égalèrent, en Angleterre surtout, l'invention du tis*
sage mécanique. Les théories de Fourier ont été appliquées à
améliorer les voies de communication; celles de Rumford, à
ralimentation des classes pauvres ; les progrès de l'astronomie,
è faciliter la détermination des longitudes ; ceux de la mécanique,
à perfectionner les vaisseaux.
Les lois de la catoptriqûe ont été appliquées aux phares. D'à*
bord la lumière y fut concentrée au moyen de mûoirs parabo*
239 APPLICATIOHS.
ligues en métal ; mais il en résultait qu'on ne la voyait qsa dans
les directions des rayons parallèles aux axes de lames paraboli-
ques , et de grands espaces en restaient privés. Bordier ocMTÎgiea
ce défaut au Havre en 1807, en faisant tourner Tappareil; et
récUpse qui en résulte sert en outre à faire distinguer cette la-
nûèreile toute autre. Mais comme cette espèce de miroir peid
facilement son poli, on songea à y substituer la réfraction, à
Taide de laquelle la lumière se dirige à volonté. C'est à quoi
réussit Fresnel en se servant des lampes Garcel améliorées, et de
lentilles décroissantes entourant comme d*anneaux la flamme,
qui, en se réfractant, se trouve dirigée le plus convenablement
Davy appliqua Tune des particularités du pliénomène de la
combustion à la lanterne des mineurs, en Tentourant d'une
toile métallique, pour les garantir des explosions produites par
le contact de la flamme avec les gaz inflammables. 11 cberdu
aussi à préserver de Toxydation le revêtement en cuivre des
navires, en ôtant à ce métal, au moyen de clous, la tensioa
électrique produite par le contact avec Teau de la mer. Mais Té-
lectricité négative y fiait déposer une croûte de carbonate cal-
caire, sur lequel s'attachent des zoophytes et des mollusques, au
point de rendre cette doublure inutile. La galvanoplastique est
venue offrir de nouveaux procédés de dorure, surtout depuis le
perfectionnement apporté à cette découverte par Ruolz et El-
kington. On s'en est servi pour frapper des médailles; et dans
les établissements de Saint-Pétersbourg on a vu exécuter, par oe
procédé , des statues n'ayant pas moins de trente pieds.
L'électricité a été appliquée aussi à la médecine ; elle l'est
aujourd'hui à la métallurgie. Wheatstone l'a employée, à Taide
de mécanismes très-ingénieux, à transmettre des signaux à une
grande distance, avec la rapidité de la pensée. Un tél^raphe
électrique vient de s'établir à travera la Manche, et l'on ne
désespère pas d'en voir un prochainement entre Londres et
Kew-York. L'électro-magnétisme met le feu à une mine, même
sous l'eau, et peut-être le verrons-nous éclairer nos villes. Bon-
sen , dans ses recherches sur la lumière hydro-électrique , a dé-
montré qu'avec 800 grammes de zinc, 466 d'acide sulfurique
et 606 d'acide azotique, on produit pendant une heure, pour un
APPLICATIONS. 233
prix minime , mie lumière égale à 573 bougies de stéarine.
Toutes les barrières parurent s'abaisser devant Taudace hu-
maine, quand les frères MontgoUier traversèrent l'espace dans ces
imitons, où ilsraréOaientTair à Taided'un brasier attaché au-des-
soos. Le physicien Charles et le mécanicien Robert y adaptèrent
un gaz plus léger, Thydrogène, et substituèrent le taffetas à la
toile : lors de leur ascension auCharop-de-Mars, les canons annon-
cèrent à la capitale de la France que la science venait de prendre
possession des champs de Pair. En 1785, Pilâtre et Romain
diercbèrent à combiner les deux systèmes de la fumée et de
rhydrogène ; mais Thydrogène prit feu , et les deux aéronautes
furent précipités du haut de l'atmosphère. Arnold et son fils
firent une ascension à Lmidres; la machine s'étant inclinée» le
père lut lancé dans l'espace ; le fils se retint aux cordes jusqu'à ce
qtt*elle se fût redressée : elle se releva enfin ; mais le feu y prit,
et il tomba dans la Tamise « dont il gagna le bord à la nage.
Ces expériences malheureuses firent considérer alors cette décou-
verte comme un jeu périlleux ; si quelque sceptique demandait :
A qvoi tii<e bon f Franklin repondait : A quoi est bon r enfant
qui vient de naUre ? Et aujourd'hui même, malgré la fin déplo-
rable de Blanchard, Zembeccari, Garnerin , Gale, et de tant
^e hardis aéronautes , nous voyons les savants, les mécaniciens
poursuivre le secret de diriger les ballons ; le temps n'est peut-
être pas éloigné où ce jeu téméraire réussira à bouleverser
toutes les conditions de la guerre et de nos systèmes de douanes.
Mais aucune application n'est comparable à celle de la vapeur.
Les anciens n'ignoraient pas que l'eau, en se transformant en
vapeur, se dilate, et acquiert une grande force élastique : en effet,
Aristote et Sénèque attribuent les tremblements de terre à une
évaporation subite de ce liquide, produite par la chaleur terres-
tre. Un siècle avant J.-G., Héron d'Alexandrie décrivait une
machine correspondante à nos machines à réaction; et c'est peut-
être h la connaissance de cette force qu'il faut attribuer quel-
ques-uns des prodiges à l'aide desquels les prêtres païens abu-
saient delà crédulité du vulgaire. Salomon de Gaus, ingénieur
normand, a décrit une machine où la force élastique de la vapeur
servait à soulever l'eau (les Raisons des forces mouvantes, Frano-
20.
334 APPUCATIOHS.
fort, 1615). Maisdéjà, auparavant, JeaU'BaptislePortaantt traité
de la maniera d*évaluer lea voiiHnesrelati& de poids égaux d*eaii
etdevapear,falen qu'on n'y voie pas rintentiond'oiytfloirune force
motrice. Un nommé Branca proposa, à Rome, de diriger sur les
aubes d'une roue horisontale le courant de vapeur développée
par unéolipyle ; et, en 1663, le marquis de Worcester, d'âerer
l'eau à l'aide de la vapeur. En 1690, François Papîn décrivit, dans
les Jctei de F Académie de Leip^iekf la première machine oà
un piston s'élevait et s'abaissait par l'expansion et la condensa-
tion alternative de la vapeur, à l'aide du frmd. U ne l'appliqnsit
qu'à puiser de l'eau ; mais il comprit combien elle pouvait avoir
de puissance, et exposa la manière de l'utiliser pour faire mou-
voir un axe ou une roue. Il inventa la machine à double effet ,
et il en fit l'anilication à la balistique, à la navigatioD, à d'au-
tres usages encore. Il avait imaginé avant 1710 la naehinei
haute pression sans condensateurs, la ciavelte à quatre fini, la
digeeteur^ si précieux pour l'industrie, et la soupape de sârelé.
Savery, capitaine anglais, exécuta en grand, en 1696, une raa-
clune à puiser, dans laquelle la vapeur se précipitait, au moyen
du jet d'eau froide lancé sur les parois extérieures du vase ntel-
lique. Le serrurier Newoomen , s'étant associé à lui et an vitrisr
Cawley, apporta quelques perfectionnements à la mafthine de
Papin ; et, dans celle qu'il exécuta en 1705, la condensation
était effectuée par un jet froid dans le corps même de la pompe.
La soupspe destinée à obtenir l'alternative d'expansion et de
condensation se fermait et s'ouvrait encore à la main. Henri
Potter, jeune gai'eon employé à cette manœuvre ûistidieuse,
ajouta des verges de fer au balancier, servant à ouvrir et à fermer
la soupape au moment opportun; ce qui donna k l'ingénieur
Brighton l'idée du triangle vertical se mouvant avec le balan-
cier, tel qu'il est usité aujourd'hui dans les grandes machines.
Le volant, inventé par Fitzgerald, rint compléter les moyens
proposés par Papin pour changer en circulaire continu le mou-
vement rectiligne de va-et-vient La nécessité de refroidir le
cylindre à chaque condensement de la vapeinr entraînait en-
core une grande déperdition de chaleur. Enihi, Watt songea
à ajouter au corps de pompe une chambre où passe la vapeur,
▲PPLICATI0H8. 335
mptès avoir produit son effet et reça le jet froid, sans que la tem-
pérature s'abaissât dans le eorps de la pompe. En 1799, il
iMint un breret pour cet appareil essentiel du condensateur
isoléf et il construidt ainsi les machines à effet simple; puis la
maehine à double effet en un seul corps de pompe. En 1784 ,
il inventa le parallélogramme détaché pour la madiine à double
cfTet, et y appliqua le régulateur à force centrifuge. Lorsque en-
suite Murraj exécuta, en 1 ROI , les tirants mus par une ezcen*
trique, les organes mécaniques de cet appareil se trouvèrent
complets.
Tout cela ne servait encore qu*à des machines fixes, lorsque,
qoarant^eux ans après que la première idée s'en était offerte
à Papln, Jonathas Hull ( 1737) obtint un brevet pour construire
on bûteau remorqueur avec la machine de Newcomen. Ce projet
n*mn pas de résultat Mais le Français Perrier en 1775 , et le
marquis de Jouffroy en 1778, construisirent des bateaux de ce
genre : ce dernier en établit même un sur la Sadne, ayant qua-
ranle-six mètres de long sur quatre mètres cinquante de large,
et mû par deux machines. La Révolution l'ayant forcé d*émi-
grtr, les Anglais prirent les devants; et MAler en 1791 , lord
Stanhopeen 1795, Symenton en 1801, continuèrent les tenta-
tives avec succès.
Dès Tannée 1548, le capitaine Blasco de Garay avait offert à
Charles-Quint une machine destinée adonner Flmpulsion aux na-
vires sans le secours du vent et des rames. L'empereur en auto-
risa une expérience qui (ht faite dans le port de Barcelone Bien
que Fauteur ne voulût pas publier son important secret* on sait
que Tappareil consistait en une chaudière d'eau bouillante, qui
faisait mouvoir deux roues sur les flancs du bâtiment On loua
le résultat obtenu; mais le trésorier Ravago objecta qu'un na-
vire de cette espèce ne pouvait feire plus de deux lieues en trois
heures ; qu'il coûtait beaucoup, et qu'il y avait en outre le danger
de l'explosion de la chaudière '. Les hommes pratiques émirent
* Les documents à ce sujet ont été publiés par Navarrète.etparDeios
de la Roquette, Recueil des vojfagei et déeouverteê de$ Espagnole
depuis taJUidu q^n%ième sfèeU.
33(1 APPUCATIOHS.
une opinion toute oontraire; mais Charles-Quint, oeeopé à
ses guerres, n'avait pas le temps de songer à une invention qui
aurait hâté de deux siècles et demi la révolution dont nous
sommes les témoins dans Tart de naviguer.
. Un autre mécanicien se présenta, de nos jours, à on empereur
animé des idées de Charles-Quint , et lui proposa aussi des ba-
teaux pouvant marcher contre le vent parla force de la vapeur.
Or ce guerrier, qui pourtant cherchait tous les moyens d'abat-
tre T Angleterre, méconnut celui qui lui aurait donné une su-
périorité infaillible. Napoléon, malgré son génie, ne comprit pas
ï'ing^ieur Fulton, et il dut le regretter amèrement aux jours
de ses revers.
I^ liberté accueillit ce qu'un conquérant avait dédaigné :
cette Amérique, que nous appelons encore le nouveau*monde ,
et qui asphre, comme un vaillant élève, à surjpasser son maître,
appliqua à la navigation cet agent, qui |Hroduit d'incalculables
effets; et, grâce à la vapeur, les mers sont aujourd'hui traver-
sées avec sécurité et avec une rapidité jusque-là inconnue.
Robert Fulton (1765-1815), né de parents irlandais en Pea-
sylvanie, fit naviguer en 1807 le premier bateau à vapeur sur
l'Hudson ; à peine obtint-il deux lieues à Theure. Cependant sa
découverte se propagea. L'Angleterre eut en 1812 ses premieis
bateaux réguliers, la France, en 1816; les autres nations les
suivirent. Ce ne fut qu'en 1841 que l'océan Pacifique fut sillonné
pour la première fois par des bateaux à vapeur {ie Pérou et k
Chili) j construits en Angleterre pour un service régulier entre
Valparaiso et Lima.
^ L'Angleterre et ses colonies, qui ne possédaient en 1814 que
deux bateaux à vapeur de 456 tonneaux, en comptaient en 1834
cent vingt-six, jaugeant ensemble 15,739 tonneaux ; en 1834,
quatre cent soixante-deux , du port de 50,734 tonneaux. lU
dépassent aujourd'hui mille. Le premier bâtiment de guerre à
vapeur anglais fut construit en 1828, et la marine anglaise en
compte aujourd'hui plus de cent. Les théoriciens et les prati-
ciens avaient déclaré cepeadant qu'il serait impossible d>n
faire usage pour traverser TOcéan; mais le Great-JVes»
tern, parti de Bristol au mois d'avril 1838, arriva à New-
APPUGATIORS. 287
York €n qalDie jours, après avoir Ml donase cents lieaes.
Ce fol alors que Voa songea à siibstitaer au bois le fer, qui
.est pin» fort, plus léger, et qui n'a rien à craindre des insectes.
DoU imagîtta en 1818 les cales à plusieurs compartiments, sys-
tèoie qai« si l'une fait eau, laisse les autres intactes ; C.-W . Wil-
liams mit cette découYcrte en pratique. On construisit, d'après
ce système, ie Tigre, i'Eyphratef l'Jiburkka, le Quorra, CAè-
beri^ ie H'Uberforce et autres, pour servir à l'exploration des
fleuves. Ces navires purent pénétrer plus avant vers les p6les, en
Inisant les glaces et en tirant moinB d'eau. On remonta des
fleuves jusqu'alors inaccessibles. Maintenant l'Orénoque, Tim-
roense Hissouri, le mystérieux Mississipi, servent, grâce à ces
pyroaeapbes, à rapprocher les populations les plus éloignées.
On les emploie maintenant à explorer le Niger, afin d'arriver à
rextirpatîon entière delà traite des nègres. Deux vapeurs ont
remonté l'Euphrate jusqu'à Belès l'espace de plus de trois cents
lieues pour ouvrir de ce odté une nouvelle voie plus fevorable
au commerce que celle de Suez ; car l'Angleterre n'y serait en
conenrreace ni avec les Arabes ni avec les Banians.
Bientôt après, le gouvernement général des Indes songea à
utiliser la vapeur pour faciliter ses relations avec la mère pa*
trie. Ce projet fut longuement discuté. Enfin le capitaine John-
son partit, le 16 août 1825, de Falmouth avec V Entreprise^ bâ-
timent de 460 tonneaux ; et, le 7 décembre, il touchait au Ben-
gale. Quand trois mois ne suffisaient pas à un navire ordinaire
pour faire sur le Gange le trajet de Calcutta à AllahAbâd, ceux-
ci y arrivèrent en huit jours, bien qu'ils ne marchassent pas
la nuit. D'autres se dirigèrent vers la mer Rouge; et en 18S0
le Hwg'UMdsay passa de Bombay à Suez en vingt et un jours.
Ceux qui le suivirent y mirent moins de temps encore. Le par-
lement résolut donc d'établir des communications par cette
voie, et l'on espère que la malle de Bombay pourra arriver à
Londres en un mois. Ainsi s'effacent les distances. Déjà la nou-
velle Société anglaise entretient, à l'aide de quatorze steamers et
de trois goélettes à voiles, le service de la poste, à raison de deux
courriers par mois, entre la Grande-Bretagne, toutes les parties
des Iodes occidentales, la côte voisine de l'Amérique méridio-
Mie, elHMiAHni;€ll»cip6di6den Cote pimoif tenrira
à k Haivitt, à R«HW, aoz porte des Étai»>Uiiis nr r Atlntiqiie,
eljaeqa*àHali6z dms la Novfelle-Éeoeee. Leeerrioe eHoiga-
weé de manière à âdlitar IcBCOfluiiiioioetioiie entre tonlei Ice
liée el ks contiiieiiti» de SmùÊm à Forient» Joaqa'aa Men^oe
à Toecident, el du golfe de Paria et de Chagrèi jasqo*à Halito.
On vaaineietronrevientenioiianteJonrsderAmériqpeàLon-
dfce, après avoir tooché à la plupart des lies oeeidentaies, et
ràité les prineipanz ports de rAmérique, sor des batesnz oo
Ton trouve tontes les eommodités de la vie.
Le grand défimt des bsteaox de Fnhon était de n'avoir d'autre
nioteurquelavapeor,etde ne point profiter des gTsudestoecs
naturelles. En effet , la machine se trouvant plaeée au centre et
sur les flancs do navire empêche éy élever une mâture pas-
sante, capable d'aiTronter les plus grsndes tempêtes. On vient,
dans la construction du Gnea^ffrifai», de remédier à ce défaut
en remplaçant les aubes des roues par la vis d'Ardiimède, ou
plutôt par une vis ordinaire de seize pieds de diamètre, nouvel
appareil de propulsion que les Français attribuent à DeUe , et
les Anglais à M. Smith. Ce mécanisme allège le navire de cent
tonneaux , et donne au bâtiment de la eonunodité et de Télé*
ganoe, en même tempe qnli lui rend plus aisée rentrée des es
naux. Si ce procédé s'étend, comme il est à présumer, il focîli*
tera beaucoup les voyages dans l'Inde , ralentis d'ordinaire per
les calinesaltemati£i, par les courants, et par les tourbillons.
Tels sont les résultats que l'on a atteints, depuis que Pea
n'abandonne plus la construction dss pyroscaphes à une prati-
que aveugle. La remonte d'un fleuve, que Ton avait toujoon
considéré comme un obstacle au commerce , est maintenant ft-
cile et lucrative par la dépense immense de charbon. Avn
la découverte d'une mine de charbonde terre est plus eetimée*
aujourd'hui qu'au seizième siècle l'était celle d'une mine d'or,
et suffirait pour enrichir quelque rocher désert de k Polynésie.
L'invention des pyroscsphes ne date pourtant que d'hier; rasii
qui pourrait calculer les perfectionnements dont elk est
ûble, et les conséquences qu'elle aura P
Motra Bièck a été caractérisé uar k moidilé des voiei de corn-
APPUCATIORS. 389
nHaueatîoiis : ses premières années ont tu, en effet, les an-
eiennes routes s'améliorer et de nouvelles s'ouvrir, fMir ce besoin
eroiasant de se communiquer les produits du sol, de la pensée,
de Texpérience; puis, dans une proportion extraordinaire, par
rétablissement des chemins de fer. Les routes impraticables sur
lesquelles il allait conduire le charbon des mines de Newcastle
suggérèrent ridée de fixer dans toute leur longueur deux lignes
de poutres , sur lesquelles les chariol8<»uraient plus facilement.
Vint ensuite la pensée de couvrir ces madriers de lames de fer,
puis d'y attacher des listeaux aussi en fer ( 1767 }, à bord exté-
rieur relevé, afin que les roues ne pussent pas dérayer. On en
eooehnrisît ainsi plusieurs; mais, depuis 1808, on cannela les
roues elles-mêmes, qui s'emboîtèrent sur l'ornière en relief, de
fer battu, soutenue par des coussinets assiiyettis sur des socles
en pierre, auxquels on substitua ensuite des poutrelles avec plus
d'avantage.
Dès 1769, Wattavait conçu l'idée de faire mouvoir une voiture
par la vapeur. L'année suivante, le Français Cugnot en exécuta
une dans rAisenal de Paris ; mais comme il ne connaissait pas
la manière de diriger ni de modérer le mouvement de la ma*
diine, elle renversa un mur. £n 1805, Trévithick et Virian,
appliquant Tidée bien connue d'une machine à haute pression
sans condensateur, firent les premiers essais d'une locomotive
sur des rails en fer; l'invention se perfectionna ensuite peu l|
peu jusqu'à George Stephensou, qui établit en 1814 des looomo*
tives régulières. La première application en grand fut faite en
septembre 1836, sur la route qui conduisait des mines de Dar-
lington au port de Stockton, à une distance de vingt-cinq milles
aurais, dmnt une grande partie desquels les charrois descen-
dent d'eux-mêmes. Le chemin de fer construit entre Manchester
et Uverpool réussit mieux encore. Ces deux villes communi-
quaient auparavant par deux canaux qui, bien que très-incom-
modes, avaient rapporté de gros bénéfices aux actionnaires. Les
nombreuses difficultés que présentait l'exécution furent vain-
cues, et l'ouverture s'en fit le 15 septembre 1830 , sous la direo-
tion de Stephenson : les machines, dociles à l'impulsion du con-
ducteur, faisaient de quarante à cinquante kilomètres par heure.
940 APPLICATIONS*
Sept années après, une loeomolÎTe de Shaq» et Roberls paraos*
mit cent kilomètres dans le même espaee de temps.
La France a commencé par le chemin de Saint-ÉtiflniM i
Lyon, dont la longueur est de quarante-ciog milles; et les
chemins de fer maintenant sillonnent toute la surfiioe do pays.
La K< Igique, rendue à son indépendance, a fail de ses difiéfen-
tes villes autant de fieiubourgs de sa capitale; la Pman réunit
par un réseau du même genre les États de rAllemagiie; TAu-
triche se rattache la Hongrie, la Bohême, le royaume lombardo-
vénitien ; la Russie s'en sert pour effacer les im menaes distanees
de son empire. En Amérique, les chemins de fér auroot à la
fois facilité et ouvert des communicatiens entre desproviocei
isolées; ils y ont été construits dans des proportions gigantes-
ques, comme sur un sol vierge ; et, depuis que les divenes oon-
pagnies ont confondu leurs intérêts, une seule routa eondvl
de Porismouth {New-Hampshire ) à la Nouvelle-Orléaas, sur
un espaee de dix-huit cents milles sans interruptioii.
Depuis lors, Stephenson conçut le hardi projet d'établir un
chemin de fer sur un hras de mer, en le faisant passer au tra-
vers d*un immense tube de fonte. En somme, il a sofli de
vingt-cinq années pour créer une source de cheaninsde fier qui
pourrait faire le tour du globe.
Là encore se manifeste Tutilité delà paix, de la libaité d'in-
dustrie, delà sdreté des relations. Les États-Unis ne ODomien*
cèrent qu'en 1817 lepreraier canal d'Érié ; et au cooameooament
de 1843 ils avaient terminé 35,880 kilomètres, tant en canaux
qu'en chemins de fer. A la fin de 1841 , on parcourait llbrancnt
7,000 kilomètres de canaux et autant de nrtf^iM^a, distribués
sur 24,700 myriamètres carrés, peuplés de dix-huit raillioas
d'âmes. La Grande-Bretagne, qui a commencé de|Niis «a
siècle ses travaux publics, a, sur 3,120 myriamètres carrés,
habités par vingt-sept millions d'Ames, 4,500 kilomètres de
canaux et 4,000 de chemins de fer; la France, 4,S50 kilomè*
très de cahaux et 1,750 de chemins de fer sur 5,377 myria-
mètres, avec une population de trente-quatre millions dti^*
tants. Ces deux pays ensemble, avec la Belgique et la Hollande,
n'arrivent donc pas à égaler les travaux faits en vingt«cinq
APPLICATIONS. 341
années par les Américains pour leurs voies de communication.
Cependant le fer est rare chez eux, car ils doivent tirer les
barres d'Angleterre; la main d'ceuvre est chère, et les capitaux
peu abondants ; mais ils ont su y apporter une économie extrême,
et s'occuper de Futilité beaucoup plus que de la beauté des cons*
tructions.
Les voitures à vapeur sont encore une intention récente ; on
peut donc y espérer des améliorations qui obvieront aux dan-
gers les plus graves, leur feront franchir les pentes , et parcou-
rir des courbes d*un faible rayon ; elles ne seront éminemment
sociales qu'autant qu'elles pourront être employées sur les rou-
tes ordinaires, et servir même aux particuliers.
On a fait beaucoup de recherches sur l'effet de la vapeur en-
gendrée par d'autres liquides, ou sur les gaz permanents soumis
à l'action de la chaleur. Une machine mue par l'acide carboni-
que a fonctionné à Londres, dans le Tunnel, sous la direction de
Fingénieur Brunel; mais l'économie qu'elle procurait ne com-
pensait pas même le prix des métaux qu'elle usait. Il paraît en
outre que les vapeurs qui proviennent des liquides exigent une
quantité de chaleur égale pour produire la même force motrice,
et que, par suite , ce n'est pas la peine de changer, du moins
en grand, le liquide qui, ne coûtant rien, comme Peau, est
commun partout, et généralement répandu '.
Ainsi l'homme puise dans un réservoir intarissable et univer-
sel une force motrice beaucoup plus considérable que celle qui
est nécessaire pour obtenir le charbon et l'eau qui la produit,
ce qui assure son empire sur le globe.
Que dire des étonnantes applications de la vapeur aux maclii-
nes ? En 1792, on calculait que toutes les machines qui existent
en Angleterre faisaient le travail de dix millions d'hommes;
' Ceci n'est pas exact : les liquides dont le point d'ëboIKtion est peu
élevé, s'ils sont plus cbere que l'eaa , n'exigent pas autant de combus-
tible pour produire la même force expansive. Ainsi , on a fait tout ré-
cemment à Tonkm Fessai d'an navire mn par la vapeur d'éther, et cet
cKai a parfaitement rénssi : il donne une économie de plus d*un tiers sur
le combustible.
21
14S APPUCATIONS.
en I8ST, es diiftre É'âevatt h deai cents millions; à quatre
eenls, en 18SS. Dans les filatores, les broches qni faisaient cin-
quante toms à la minute en font aujourd'hui huit mille. Dans
une seule ftibrique« à Manchester, on en fait fonctionner cent
trente-six mille, qui, en travaillant ensemble, filent par semaine
un million deux cent mille écheveaux de coton. A New-Lanark,
Owen produit par jour, avec deux mille cinq cents ouvriers, au-
tant de fil qu*il en ft udralt pour fii ire deux fois et demi le tour da
globe. La /eiuiy-mtitf tire d*une livre de coton un fil de dn-
quante-trois lieues de longueur, ce que ne pourrait ftire la
main la plus habile. Dans le seul comté de Lancastre, on
fournit chaque année, aux manufactures de calicots, autant
de fil qu'en pourraient préparer avec le fomau vingt et un mil-
lions de fileoscs.
En résumé, la vapeur donne déjà la force de dix millions de
dievanx ou de soixante millions d*hommes; et pourtant elle
n*est encore qu'à aes débuts. Depuis 1814 , l'application en a
été &lle à la presse; ce fot d'abord pour l'impression du jou>-
imI animais fe TUnes, ce qui donna im tirage de 10,000 ftnHes
à l'heure, célérité qui répond à cette fièvre impatiente que notre
époque ressent pour les nouvelles. Il est une infinité d'ouvrsf^
qui ne pourraient absolument s'exécuter sans la vapeur. H
faut aux mines de Gomouaillei cinquante mille chevaux pour
en retirer l'eau, c'est-à-dire tnds cent mille hommes ; une seolt
mhie de cuivre y emploie une machine à vapeur d'une puis-
aanee de plus de trois cents chevaux, et , pendant vingt-quatn
heures qu'elle opère sans relâche , elle exécute le travail d'un
millier de chevaux.
L'homme est donc arrivé désormais, avec l'aide de la vapeur,
h dessécher des marate, à tarir des puits et des mines, à faire
jaillir des fontaines , à distribuer Teau, dans des villes comme
Paris et Londres, aux étages les plus élevés. Il construit, il
domine les mers et les vents, il parcourt la terre avec une vé-
locité impossible aux moteurs animaux ; il creuse des ports et
des canaux , et il dirige des fleuves ; il pourra couper des mon»
tagnes et combler des vallées , fendre les isthmes qui joignent
et séparent les grands continents, rattacher à de grands ccntrfi
APPtlGATlOHS. 343
les populations dlstéminées. En un mot, rhomme se rappro-
che chaque Jour davantage de rhomme, et s*empare de la sur-
fine de ce glohe. Qui sait s'il ne pourra point, par la suite, y
pénétrer plus a?ant ? Comme agent physique et chimique , la
vapeur est employée dans une foule d'opérations , comme le
blanchiment , le tannage , la teinture, le chauffage des apparte-
ments, la concentration de la gélatine et desnrops, la purifi-
cation des matières animales et des métaux. En un mot, elle
poonra devenir l'agent le plus puissant de la technologie mo-
derne.
Source de richesse dans la paix, elle pourra être dans Ta guerre
un auxiliaire formidable. Déjà les troupes peuvent se transpor-
ter rapidement, ce qui diminue la nécessité d'en entretenir un
aussi grand nombre sur pied et de multiplier les garnisons. Les
sièges, et les batailles sur mer et sur terre, changeront peut-être
de caractère au moyen de ces agents. Si Perkins a tenté vaine-
ment d'appliquer la vapeur aux projectiles, son système ne
pouvant servir que pour des boulets pesant moins de quatre
livres, Madelaine a proposé de faire opérer des volants dont les
balles, à la fois fortes et élastiques, lanceraient l'un après l'autre
des projectiles pesant jusqu'à huit kilogrammes, pour repousser
les attaques. Peut-être parviendra-t-on à s'en servir pour donner
à rartillerie l'agilité qui lui est si nécessaire, ou pour lancer
contre l'ennemi des masses qui en rompraient l'ordonnance,
comme les chars armés de faux des anciens.
L'application de la vapeur est la plus grande œuvre de notre
siècle, et peut-être n'est-elle pas la dernière. L'invention des
chemins de fer à propulsion atmosphérique , par Samuel Clegg
et Samuda, (bit disparaître les plus grandes difRoultés, et écarte
les dangers de ce genre de locomotion. Enfin l'éleclriclté et le
magnétisme se trouvent partout dans la matière à l'état latent,
et la science cherche déjà à en tirer parti pour se créer un mo-
teur nouveau et d'une extrême puissance.
344 PHILOSOPHIE.
PHILOSOPHIE.
Depuis Descartes, la philosophie se trouvait avoir reculé vers
le doute et le niatériaUsme. L*école anglaise de Locke devint po-
pulaire , d'autres diront vulgaire, en raison de cette confiance
avec laquelle elle explique les &it8 intellectuels, en sautant à
pieds joints par-dessus toutes les difficultés. Il n% a pas d*idées
innées, nous dit Locke; toutes dérivent des sens et de la réflexion.
Mais comment l'idée de substance peut-elle venir des sens?
Locke, au lieu de s'attacher à ce problème, nia l'existence de
cette idée , parce qu'il ne pouvait la déduire des sens.
Le vulgaire accepta aveuglément ses assertions ; mais d'Alem-
bert , qui pourtant le proclamait le Newton de la métaphysique,
s'aperçut que deux choses restaient à expliquer. SI les sensa-
tions sont des modifications intérieures de l'esprit, comment se
fait-il qu'elles nous semblent être dans les corps ? Gomment pen-
sons-nous ce qui est en dehors de nous? Les sens nous offrent
en outre diverses sensations indépendantes : or, de quelle ma-
nière l'esprit les rapporte-t-il à m sujet unique? Lorsque je
manie une boule de neige, je sens le froid , la résistance, la
pesanteur : comment ces trois qualités distinctes se réunissent-
elles dans l'idée complexe d'une boule de neige?
Objections fondamentales, devant lesquelles on s'étonne que
l'on ait pu nier l'idée de substance, et confondre les sensations
extérieures avec les jugements qui s'y mêlent.
Condillac ( 1715-1780 ) prétendit expliquer les difficultés sou-
levées par d'Alembert ; mais il ne les comprit même pas, parce
qu'il prenait pour point de départ la nuitière de la connaîssanee,
et non la forme. On connaît l'hypothèse de la statue, à laquelle
le philosophe attribue successivement les divers sens. L'odorat,
la vue, l'ouïe, le goût, ne suffisent pas pour assurer la statue
qu'il existe quelque chose en dehors d'elle ;»mais le toucher lui
donne le sentiment de solidité, qui est comme le pont à l'aide
duquel Tintelligence passe hors d'elle-même, et arriveà se rendre
PHILOSOPHIE 3-15
compte de reûscenee des corps. Condillac supprima la très-pe-
tite part que Locke avait laissée à la réflexion, réduisit tout aux
sens; la psychologie devint avec lui une branche de la zoologie.
L'homme ne forme plus qu'un anneau dans la chaîne des êtres ;
ses facultés ne sont que le développement varié d*une pre-
mière sensation. L'attention est la perception de l'objet pré-
senté par les sens ; si elle est double, elle s^appelle comparaison ;
si Tobjet de l'attention est éloigné, c'est la mémoire. Sentir
la différence et la ressemblance de deux objets, c'est le juge-
ment ; une suite de jugements constitue la réflexion ; déduire un
jugement d'un autre qui le renferme, c'est raisonner, c'est-à-dire
qu'on ne peut raisonner sans sensation ; et l'ensemble de toutes
ces facultés se nomme entendement. Si Ton considère les Sen-
sations en tant qu'agréables ou désagréables , on a la genèse des
facultés qui se rapportent à la volonté, laquelle n'est que le désir
rendu permanent par l'espoir. La réunion de toutes les facultés
relatives à l'intelligence ou à la volonté constitue la pensée ,
qui, en conséquence, est engendrée par la sensation.
Cette unité parut une merveille. Il sembla que c'était chose
merveilleuse que d'effacer le sujet , et de réduire les facultés
même les plus actives de l'âme à un seul principe passif. Rai-
sonneur superûciel, Condillac ignore tout à fait l'idée de cause ;
il croit à la sensation , mais il ne se demande pas comment elle
est perçue. U parle sans cesse des transformations que subit la
sensation, mais sans nous dire comment ce phénomène s'opère ,
et d'où procède ce nouvel élément. Si c'est la sensation qui per-
çoit, (|uijuge, abstrait, se perpétue , ne serait-elle pas synonyme
à la fois du mot dute? La naissance simultanée de la parole et de
la pensée, déjà indiquée par Locke, en passant, fut reproduite
par Condillac : ce sont les mots qui, selon ce dernier, donnent
naissance à la réflexion, à l'abstraction, au raisonnement , en
vertu de quoi l'intelligence de l'homme surpasse celle des ani-
maux. Certes la parole forme bien une condition essentielle de
cette supériorité, mais elle n'en est pas la cause originelle; et
Condillac, qui attribue tous les progrès à l'habileté avec la-
quelle nous nous sommes servis du langage, ne s'enquiert pas
(Lqù cette habileté nous est venue.
21.
246 PHILOSOPHIE.
Le sensualisme était porté en Angleterre à ses dernières eonsé-
quences avec plus d*espnt et de résolution. L*axiome, Tout tffd
a une cause^ est impossible à déduire de Texpérience, qui nous
présente des &its isolés, maïs jamais la connexion qui existe en-
tre eux et leur cause , encore moins leur nécessité. Au lieu doue
d*en conclure qu*il existe en dehors des sens une autre source
de connaissances, Hume aima mieux établir Paxionne de Fha-
bitude; et, pour ne pas douter du jugement arbitraire d^un phi-
losophe, il supposa tout le genre humain en erreur, et supprima
le fondement le plus général de l'activité humaine. L'idée de
cause supprimée , tous nos jugements tombent ; car nous ne pou-
vons expliquer les phénomènes qu'en y appliquant cette notion,
qui seule nous permet de croire à l'existence des corps car nous
croyons en tant qu'ils sont la cause de nos sensations. Les no*
lions morales ne se soutiennent pas davantage; car l'homme,
d'après ce système, nie peut plus être mû que parllntérêl per-
sonnel; et tout motif rationnel manquant de générosUé, d'ab-
négation , il ne reste plus que le doute. L'idée de liberté tombe
aussi » car un choix libre sans motifs n'est pas possible; et le
motif ne pourrait être qu'une sensation qui entrafne irrésisti*
blement la volonté. D'un autre cité, les sens n'offrent plus un
moyen d'arriver à Dieu , si l'on cesse de le considérer eomme
cause ; donc plus de religion. Il n'y a point de philosophie pos*
sible sans connaître le rapport qui existe entre la cause et les ^•
fets; et l'esprit humain est capable de connaître autre chose que
certains faits qui se passent en lui-même , et dont il se souvient
Berkeley était arrivé par une autre voie à la même négation.
Les substances ne peuvent nous être connues que par les quali-
tés qui leur sont inhérentes. Or, nous ne pouvons concevoir
aucune qualité comme inhérente aune substance matéridie;
le monde extérieur n'est rien qu^ln phénomène, et il ne nous
est donné de percevoir que des idées. Tous ces ordres de sen-
sations ne sont que des signes conventionnels , des mots d'une
langue dans laquelle nous parle Dieu, qui est la seule cause
efficiente. Comme Berkeley n'admet que les idées, son système
fut appelé idéalisme ; mais il vaudrait mieux le nommer idéisme.
Telles furent les eonséquences logiquesde la doctrine de Locke;
PHILOSOPHIE. 247
le lens comman s*en effraya , et se mit à examiner Ferrear et à
cbereher un remède. L'Écossais Thomas Reid (1710-1790).
esprit solide, y opposa la doctrine du sens commun, et les
pdncipes indépendants de Péducation. La philosophie ne doit
pas prétendre expliquer les causes et les substances , attendu
que nous ne pouvons connaître de la réalité que les faits ou les
phénomènes que nous obsenrons, et que nous devons nous
contenter de bien décrire. Parmi les faits , les uns tombent sous
les sens, d^antres sont l'objet des perceptions intimes; les pre-
miers r^ardent la physique, et les seconds la philosophie;
il se trouve dans l'esprit humain quelques vérités fondamentales,
indépendantes de Texpérience, d'après lesquelles, non^seule-
ment le vulgaire, mais les philosophes eux-mêmes, raisonnent
et soht contraints de raisonner, s'ils veulent être compris. L'un
de ces axiomes est la véracité du témoignage des sens ; l'autre ,
qu'il n'y a point d'effets sans cause efficiente. Partant de là ,
nous acquérons la notion des corps au moyen de Vfmpresston
que ceux-ci font sur nos organes, de la sensation qui en résulte
dans notre âme, de la perception de l'existence, et des qualités
sensibles de ces corps. Comme la sensation ne peut être cause
de la perception de l'existence d'un corps , il fout bien admettre
dans l'esprit une activité innée qui le porte à juger, par la vole
delà sensation, l'existence du monde extérieur.
Reid entreprit donc de fortifier les principes du sens com-
mun contre la philosophie, qui prétendait l'anéantir. Mais, en
voulant que la sensation dif^re de la perception , il enlève la
certitude à la connaissance, et retombe dans l'i^/^^me qu'il
voulait combattre. H croit que la sensation est précédée par le
jugement, à l'aide duquel on la reconnaît et on la distingue ; et
que la première opération de l'esprit est la synthèse , et non
Tanalyse. Mais, s'il combattait ainsi les partisans de locke, Il
ne voyait pas que le jugement même suppose une idée simple,
générale, puisqu'on ne peut juger qu'une chose existe sans
avoir une idée de son existence ; si tel objet perçu existe dans
la réalité, les idées générales n'ont d'existence que dans l'espnt :
il manquait donc à Reid un moyen de les expliquer. Dugald
Çtewart (1753-1828) crut plus à propos 4^ les nier, et d'afQr-
248 PHILOSOPHIE.
mer qu'elles ne sont que des noiss. Il ne s*aperçut {mis que les
noms ne peuvent expliquer Tacte par lequel Tesprit imagiiie
des êtres possibles , et en plus grand nombre que tous les êtres
•qu*il a perçus par les sens : c'est à quoi ne suffisent pas non plus
les notions des qualités perçues dans les individus mêmes, et
qui leur sont adhérentes ; il faut que Tesprit conçoive ses qua-
lités en elles-mêmes , c'est-à-dire isolées des individus» et sim-
plement comme possibles. Les signes ne sont pas non plus
suffisants pour expliquer comment on arrive aux vérités géné-
rales, lorsqu'on n'admet pas que ces vérités soient quelque
chose de réel. Ainsi le problème de l'origine des idées générales
n'est pas résolu par l'école écossaise.
En Allemagne aussi , l'on vit les disciples de Leibnitz et de
Wolf se laisser supplanter par l'empirisme de Locke, préfé-
rant la variété des applications à l'unité du principe. Mais ce
scepticisme provenait moius de la conviction que du vide qu iis
trouvaient dans le dogmatisme. Ils sentaient donc qu'il était
temps de changer de route, si l'on voulait arriver à la certitude.
C'est ce que fit Emmanuel Kant, de Kœnigsberg (1724-1801),
qui réalisa, avec plus de résolution que personne, cette idée des
modernes, que l'objet unique de la philosophie est Fesprit humaio
en lui-même, isolé de tout ce qu'il touche, réfléchit et suppose.
Mais, loin que la vérité ait brillé tout à coup à ses yeux, nous
.trouvons sa doctrine enchaînée à celle de ses prédécesseurs,
dont elle semble un corollaire. Lorsque Descartes posa le pro-
blème fondamental , Puis-je savoir quelque chose ? Que ptas-
ie savoir? il dit que les sens nous trompent si bien, que nous qe
pouvons ^e douter des choses extérieures , etque la seule cbo6e
dont nous puissions être assurés, c'est de n'être sûrs de rieo.
. Cependant, en même temps qu'il doute de tout, il ne peut
douter de sa propre existence, c'est-à-dire que l'être qui doute
n'existe. Il établit donc cet axiome fondamental i Je pense,
donc /existe. L'existence de l'âme est donc plus certaine pour
lui que celle du corps; l'idée de l'existence est nécessairement
comprise dans celle de l'être parfait; Dieu existe donc ceriai-
.nement ; et comme il ne peut être que vrai , il n'a pu vouloir
uous abuser : les corps existent donc.
PaiXOSOPUIB. 219
CesX aiDsi que ce grand apôtre du doute prend pour point
de départ un acte de foi; mais il cessa d'observer la conscience,
après y avoir vu seulement la pensée ; et il ne fonda pas du
même coup l'autorité de la conscience et celle de la raison pure.
Alats ce qu'il faut chercher de préférence dans les inventeurs ,
e'est la méthode, qui survit même aux vices de Tapplicatiou.
Descartes avait donné l'exemple de déduire toute la métaphy-
sique d'une donnée psychologique : il fallait pousser plus loin
que lui l'observation de la conscience, et, avant de tirer les
déductions, reconnaître toutes les croyances qu'on nous pré-
sente comme aussi nécessaires que l'existence de la pensée
même. Ce fut la tâche que se proposèrent les Écossais, qui
s'efforcèrent de compléter la pliilosophie par la méthode : ils
n*inventent pas, mais ils sapent Terreur; ils nient comme
Locke, mais ils arrivent aussi à quelques afCrmations. Kant,
ayant trouvé faibles leurs arguments, reprit le problème de la
connaissance au point où l'avaient laissé Berkeley et d'Alem-
bert. Il commença par afûrmer la nécessité d'une science qui
explique la possibilité de l'expérience extérieure. Mais cette
science résultera-t-elle des seules notions fournies par l'expé-
rience? ou en existe-t-il qui soient indépendantes des sensations,
et qui ne soient produites que par l'intelligence?
Kant admit comme base que toutes nos connaissances ont
pour point de départ l'expérience ; mais il afQrma que la con-
naissance à priori est nécessaire et uni^rselle. Dans toute
proposition il y a un élément général et logique , et des élé-
ments particuliers, variables, accidentels. Lorsqu'on dit un
assassinat, on suppose un meurtrier et une victime; les cir-
constances varient, l'instrument diffère; mais reste le principe
général que tout assassinat provient d'un assassin , et un plus
général encore, que tout accident a sa cause. Celui dont il est
question serait la forme, les autres la matière, La matière ,
mais non la forme, provient du dehors; la forme résulte do
Tintérieur du sujet; les connaissances sont donc ou subjectives
ou objectives. Mais comme la matière n'entre dans la connais*
sance réelle que par la forme , l'objectif ne nous est connu
que par le subjectif. Il faut dans l'étude philosophique partir
9 1
^ i
I
2Ô0 PHILOSOPHIE.
de la pensée, de la forme, et non de Tobjeelif. La métaphy.
tique change donc de point de départ. Il en résulte que ni te
sensualisme ni Tidéologie ne peufent se soutenir, attendu
qu'ils vont de la matière à la forme , de Fobjet au sujet, de Vkn
à la pensée, de Pontologie à la psychologie.
Les sensations sont l'élément matériel de la sensibnité; le
temps et Tespace , formes de nos perceptions , en sont rélémnit
formel. L'entendement réunit les matériaux fournis par Texpé-
rlence , à Faide des catégories qui établissent le rapport de la
matière, aux eonceptions Indépendantes de l'expérience; f^
ces catégories , réunies à la forme des perceptions sensibles ,
donnent les principes constitutifs de l'entendement. I^otre
esprit, ou divise l'idée en plusieurs parties, ce qu'on appelle
analyse, ou réunit ces parties en une idée, ce qui est la syn-
thèse. Par les Jugements analytiques, nous attribuons au sujft
un prédicament qui lui est inhérent et essmtiel, comme lors-
qu'on dit : Le triangle est une figure de trais côtés; par les
jugements synthétiques, le ^rédicament est quelque chose de
plus que ce qui se conçoit dans le sujet, comme lorsqu'on dit :
Le ciel est serein. Le jugement analytique suppose le jugement
synthétique déjà foit, attendu qu'on ne décompose que ee qui
est déjà composé. En portant son attention sur les jugements
synthétiques, l'on trouve que les uns ont pour base Texpérience
{empiriqîtes)y et que d'autres se forment a priori. Les pre-
miers s'opèrent sans difficulté, mais Fappui de Texpérienre
manque aux jugements a priori. Or, d'où proviennent les pré*
dicaments de ces jugements ? Les sens ne nous les fournissent
pas; nous sommes donc forcés de les tirer de nous-mêmes, et
d'admettre en conséquence qu'il existe en nous une énergie
merveilleuse , d*où émanent les prédicaments de l'espèce des
choses. Ces prédicaments, qui existent en nous a priori, doivent
être et nécessaires et universels. La philosophie dmt donc s'ap-
pliquer à énumérer ces prédicaments, sans lesquels les objets
perçus par nous n'existeraient pas , et à décrire la manière dont
notre esprit applique ces prédicaments aux objets, et en forme
les objets de ses connaissances.
. Il fallut par conséquent entreprendre la critique générale
PHIL080PH». 2Àf
tant àé la fiiaoD théorique que de la rakon pratique , et d^une
iroisièfiie qui établit l'aUiance de la première avec la seconde.
Locke» voyant que eertaines idées dérivent des sensations , en
conelat que les sensations étaient la source de toutes les idées ;
Kant , Toyant que quelques-unes ne peuvent en dériver, conclut
que les idées ne sont pas fournies par les sens : avec le premier
on arrive à nier toute vie intellectuelle en dehors des sens, et
ToQ va droit an matérialisme. Rant, fusant une réaction puis-
sante, reeonnatt une révélation de la conscience, indépendante
des sens : lés idées , selon lui , viennent toutes de Téxpérience;
mais l>xpérience ne suffit pas pour les expliquer toutes. Après
avoir nié la causalité, Hume arrivait à déclarer la métaphysique
impossible comme science. Kant accepta cette décision , at-
tendu que notre savoir ne s*étend pas au delà des limites de
Texpérienee; mais il ajouta que la métaphysique est un fait,
comme disposition naturelle de notre esprit. En effets en voyant
les phénomènes s'enchaîner, nous sommes portés naturelle-
ment à rechercher si le monde a eu un commencement, s'il a
one limite par rapport à l'espace, s'il y a des corps indivisibles?
L'expérience n'a pas de réponse à ces questions : d'où il résulte
que notre esprit tend à en outre-passer les limites. 11 est certain
encore que , dans la solution de pareils problèmes, hi raison
arrive à des conclusions contradictoires.
D'où provient donc cette iUusion traïueendantak ^ par la-
quelle la raison est contrainte d'établir une réalité au delà du
sensible? D'où natt le conflit de la raison avec elle-même, lors-
qu'dle condut tantdt que le monde est limité, tantdt qu'il ne
l'est pas; tantdt qu'O est étemel , tantôt qu'il est temporaire?
Kant se met en conséquence à rechercher l'origine de la mé-
taphysique naturelle, et montre que la raison est la faculté de
déduire des conséquences particulières de principes généraux.
Or, la conséquence de tout raisonnement peut être considérée
comme un condUUmnd d'où l'on remonte à un principe qui
est la conséquence d'un autre raisonnement, jusqu'au moment
où Ton est forcé de s'arrêter à un absolu ou à un inamdilUmnA
qui a sa base dans l'essence de la raison même, et qui devient
le fondement de toute unités
952 PHILOSOPHIE.
Après avoir admis que la sensivité n'ocre que des pereepdons
simples , Kant l'exclut du domaine philosophique; et la raisoD
pure se réduit par là à de simples possibles. Les idées de Dieu,
d*âme, de bien et de mal, dépassant le cercle de l'expérienee,
sont donc destituées de valeur réelle , c'est-à-dire qu'elles ne
peuvent pas être contrôlées expérimentalement Kant, se refu-
sant à cette conclusion , fut contraint de s'oriœter dans la na-
ture, et de repousser les conséquences de son propre systènie,
en réédifiant par la force de la volonté ce qu'il détruisait par la
force de la raison. Il eut donc recours à la raison pratique, qui
a pour objet le bien et le mal; et, après avoir proscrit i'absola
dans l'intelligence, il songe à le réintégrer dans la morale. La vo-
lonté se détermine par un élément matériel et par un élément
formel, c'est-à-dire par des motifs qui agissent sur la sensibilité,
et par des motifii désintéressés qui se rattachent seulement à la
raison pure , et qui se refusent à cet impérafi/ catégorique :
j4gîr selon une régie qui puisse être regardée comme loi gêné*
raie des êtres raisonnables.
Kant crut pouvoir suppléer ainsi à l'imperfectioD des mé-
thodes précédentes; et, se proposant de combiner le principe
sensualiste de Bacon avec le principe idéaliste de Leibnttz , iJ a
le mérite d'avoir mieux distingué que tout autre philosoplw
moderne le sentiment de l'intelligenoe, la perception des idées,
etd*avoir vu que toutes les opérations de l'entendement peuvent
se réduire à des jugements ; par conséquent , qu'il allait avant
tout scruter les fonctions du jugement. Il exposa ses idées dans
une forme bizarre, hérissée de néologismes et de formules. Mais
dans ces analyses rigoureuses, dans ces distinctiiNis infinies,
véritable algèbre de l'intelligence, on aperçoit plutôt l'enthoo*
sîaste qui veut paraître un homme extraordinaire, que le tran-
quille investigateur de la vérité ; on voit Tesprit orgueilleux, qoi
se considère comme au-dessus de cette pauvre humanité, jouet
du hasard et de l'illusion. Ce fut en vain qu'il se flatta de ren-
verser par la critique le véritable scepticisme. En plaçant la loi
suprême de la nature dans les seules fietcultés de notre intel-
ligence , il chancelle; de plus , nos facultés ne peuvent atteindre
à la connaissance des causes et des effets réservés à Tintuition
PHILOSOPHI^. 3.V3
eipériineotale. Esprit très-pénétrant, admiré et rarement lu,
faux dttus Tensemble, il servit la vérité par ses nombreux aperçus;
ear il repoussa Tempirisme mesquin , et dirigea Tattention sur
les éléments simples et transcendants de nos connaissances.
U porta aussi sa pénétration sur Thistoire : De même que
Copernic a trouvé, a t-il dit, que le soleil est le centre du sys-
tème planétaire, on finira par trouver que Thomme est le centre
du système moral. Il admettait, en effet, une loi, un but à
toutes les choses; et à plus forte raison pour l'homme, dont
les dispositions Naturelles doivent se développer pour une fin ,
non toutefois dans Tindividu, mais dans l'espèce; car, en
même temps que les individus périssent , l'espèce est immor-
telle , et profite des améliorations de chaque génération. Or , le
problème le plus important vers lequel la nature porte l'homme,
est d'établir une société civile et générale qui maintienne le
droit et la liberté de chacun; et l'on pourrait composer une
histoire universelle sur un plan de la nature qui aurait pour
objet d'assurer une société civile parfaite. Kant posa aussi des
limites rigoureuses entre la jurisprudence et les autres sciences
qui B*y rattachent , et il y introduisit les principes tirés des for-
mes de la pure raison , ûisant d'elle ainsi une véritable science.
Mais les sopbismes du temps et les idées protestantes le con-
dnisinDt, comme bien d'autres, à constituer le système de la
force, c'est-à-dire un état social où chacun pût être réprimé
dans Tezercioe de ses droits de manière à ne pouvoir, quand il
le voudrait , nuire à ses semblables.
KjDt resta inconnu à sa patrie jusqu'au moment où les jour-
naux se mirent à le prôner. Reinhold , professeur à léna, subs-
titua à la phraséologie technique du célèbre philosophe de Ko«
nisberg un langage plus populaire. Alors une tourbe d'écoliers
se jeta sur les tracesde Kant, et en exagérales défauts. Beaucoup
de philosophes, sedonnantcommepartisansducH^Jcisme, devin-
rent dogmatiques en prétendant analyser toutes les fonctions; et,
négligeant l'expérience, ils se fourvoyèrent dans des hypothèses
transcendantes et ridicules. Si Kant, malgré sa critique, se
vantait d'établir une nomenclature exacte des facultés de l'es-
prit humain , ses partisans allèrent jusqu'à fixer les limites de
UI»T. DE CENT ANS. — T. IV. 22
254 PHILOSOPHIB.
Vesprit, indiquèrent les bases des sciences à naflre , et le poiot
auquel il était permis d*aspirer. S*il introduisit des termes nou-
veaux pour rendre des idées. nouTclies , ses disciples réduisireot
la philosophie à des expressions techniques, ce qui était la saos-
traire au peuple. Rant créa Tidéalisme critique transcendant,
qui est devenu le caractère particulier de la philosophie all^
piande; ses successeurs en ont déduit des systèmes différents
du sien , et en ont tiré des armes et des matâriauxen ûiveurdo
scepticisme, auquel il prétendait l'opposer.
Ses disciples se sont mis à la recherche de cette îneomme
qui se trouve à la base de toutes nos connaissances , et ils créent
des hypothèses là où les éléments positiâ manquent sur des
questions qui surpassent Texpérience.
Kants*était demandé , Comment pouvoni-nous eomuxUref et
il en résulta le criticisme ; Qu'est-ce qui estf et il en résulta le
dogmatisme. En répondant, Rant s*étalt arrêté an doute. Fîchte
(1 762- 1 814) répondit par Le moi, et prétendit établir un nouveau
système pour réduire à l'unité la matière et la forme, de même
que pour expliquer le rapport entre les représentations et les
objets. Il admet pour seule vraie la philosophie critique; mais
celte de Rant ne lui paraît pas une critique pure. Il entreprit d'é-
tablir systématiquement et en elle-même la théorie de la con-
naissance, voulant découvrir et la science des sciences, et dans
cette science un principe suprême , absolu dans la forme poor
la science, absolu dans le fond pour l'être; principe et des
choses en elles-mêmes , et de la méthode qui le fait connaître.
Ce principe est le moi pensant; or, tandis que dans l'expression
de Descartes la pensée ne faisait qu'attester l'existence , àtn
Ficbte , en pensant qu'elle pense , elle se réalise elle-inéine :
Pexistence n'est pas une induction , mais une production de
Ja pensée; elle est cause et effet , et affirmer équivaut à eréer.
Le non-moi existe, mais le moi seul le connaît; e'estdire
qu'il n'existe qu'au moyen du moi : on n'arrive aux choses objec-
tives qu'en vertu des nécessités subjectives de la morale. L'es-
sence du moi consiste à avoir la conscience de soi : il se erre
donc lui-même par l'acte de sa conscience, et par suite il pense ce
If ni n'est pas moi, c'est-à-dire le monde extérieur, et même Dieu.
PHILOSOPHIE. 265
Le moi et le tiot^moi , votià le Ihème continuel de la philoso-
phie de Fichte : il rejette le formalisme des écoles , qui cache
souvent le vide du fond » et aborde les questions capitales, eu
les dédaignant toutefois tant qu'elles restent à Tétat de spécula-
tion. Cest ainsi qu*il construisit la morale et la politique entière
sur rindépendance spirituelle.
Cet idéisme transcendantal , qui servit de transition entre
ridéaKsme subjectif de Kant et Tobjectif de Schelling, éleva les
esprits aux problèmes les plus sublimes ; et , tandis que le siècle
était plongé dans la matière, il présenta la vie de Tesprit comme
la seule véritable.
De là chez Thomme, enorgueilli de la puissance de son es-
prit, une confiance, une audace qui se révéla avec un éclat
voisin du ridicule , lorsque Fichte , ce Messie de la raison
pure >, dit, du haut de sa chaire : Dans ta prochaine leçon, je
m'occuperai de créer Dieu.
Voulant donc donner une base au criticisme sans sortir de
l'analyse transcendante, Fichte agrandissait Tabîme qui se trouve
entre l'intelligence et la nature ; il absorbait tout dans la sub-
jeclirité, dans la conscience , de telle sorte que hors du moi
rien n'existe, si ce n'est la limite du moi, limite posée par le
moi lui-même. Mais, au lieu de voir dans le non-moi une
prodoetiondu moi, on pouvait voir dans le moi une forme es-
sentielle et typique du non-moi. Le monde idéal et le monde
réel deviendraient ainsi identiques , et les différents états dans
lesquels nous concevons la réalité objective ou subjective, ma-
térielle et intellectuelle , ne seraient que des degrés ou des
formes de Tétre. Ce fut là la conclusion de Schelling. Les pro-
cédés connus jusqu'à présent n'expliquent pas comment de
1*101 peut sortir le multiple, et vice versa. Il faut donc une
philosophie dans laquelle les deux choses se réunissent. Telle
«t Videniité absolue du subjectif avec l'objectif, et cette iden-
tité caractérise l'absolu, ou Dieu, pour qui être et connaître
sont identiques; de là le parallélisme constant qui se manifeste
entre lee lois de l'intelligence et eelles du monde.
* Cest ainsi que l'appelle Jacobi» dans une très-belle réfutation.
356 PHILOSOPHIE.
11 n'existe qu'un seul être identique, et les choses diffèrent
en quantité, mais non en qualité, attendu qu'elles sont une
manifestation de l'être absolu sous une forme déterminée, et
qu'elles existent uniquement en ce qu'élles^participent de lui.
Cette manifestation de l'absolu se fait par lee rapports et les
oppositions, qui se révèlent dans le développemeni total, oà
prédomine tantôt l'idéal , tantôt le réel. La science qui étudie
ce développement est l'image de l'univers, en tant qu'elle dé-
duit les idées des choses de la pensée fondamentale de l'absolu,
d'après le théorème de l'identité dans la variété. Cestlà précisé-
ment ce qui forme l'édifice de la philosophie : le plan général
offre l'absolu d'abord, se manifestant en nature dans les dein
ordres relatifs, le réel et l'idéal. Sous la force de gravité, c*est
la matière; le mouvement, sous celle de la lumière; la vie,
sous celle de l'organisme; la science, sous celle de la Térité; la
religion, sous celle de la bonté ; l'art, sous celle de la beauté. Au-
dessus, comme formes réfléchies de l'univers, sont Thomme et
l'État , le système du monde et Phistoire.
La diversité une fois supprimée , la religion et la morale s(mt
impossibles : Schelling fait pourtant de sa doctrine la base de b
croyance ù iin Dieu. La vertu est l'état de Pâme se conformant
à In nécessité interne de sa nature. Le bonheur n'est pas un ae-
ddent de la vertu , mais la vertu elle-même ; et la moralité est
la tendance de l'âme à 8*unir à son centre. L'ordre social est le
résultat d'une existence commune, conforme au type divio.
L'histoire est dans son ensemble une révélation de Dieu , qni se
déroule dans une progression continue.
Ainsi Flchte avait dit que du subjectif natt Tobjeetif , mais
sans le démontrer; Schelling croit qu'on peut arriver an au»
en parlant aussi de la nature : de là une double philosophie, li
philosophie transcendantale et la phihêophie de la naÙÊre.
Cette dernière prend son point de départ du moi, libre, un,
simple, pour en déduire la nature : diverse, nécessaire; Taiitre
soutient le contraire : toutes deux tendent à expliquer les unes
par les autres les forces de la nature et de l'âme; d*où il sem-
blerait résulter que les lois de la nature se rencontrent en nous
comme lois de la conscience, et que celles-ci se retrouvent daos
PHILOSOPHIE. 267
le monde extérieur comme lois de la nature. Fîchte a puisé daos
son système des idées originales relativement au droit, dont il
a fait une science indépendante, entièrement appuyée sur le
principe de la liberté et de Findividualité ; et, en ce qoi toucbe
à la morale, il a remis en honneur les idées stoïciennes du devoir
pur et désintéressé. Ce que Ton admira dans la doctrine de Ti-
dentité de la nature de Schelling, ce furent la liaison des parties,
la largeur des applications, la manière dont elle embrassait le
cercle entier des spéculations hunfliînes , en effaçant la diffé-
rence entre les notions empiriques et les notions rationnelles ;
aussi eatrdle une grande influence sur la théologie , l'histoire,
la médecine, la philologie, Fart, la mythologie, et principale-
ment sur resthéûque, ce dont elle fut redevable aux Scblegd.
D'autres philosophes en tirèrent des paradoxes, se livrèrent à
des extraragances mystiques; Schelling lui-même proclama
trois périodes religieuses : la doctrine de saint Pierre, c'est-Mire
la doctrine catholique ; celle de saint Paul, c'est-à-dire le protes-
tantisme; celle de saint Jean, c'est-à-dire l'école mystique.
George Hegel, de Stuttgart (I770-18S2), tenta une réac-
tion aride etscolastique contre la forme poétique et séduisante
de Schelling. Critique profond , il ne se fia pas a ce que Schel-
ling appelle l'intuition intellectuelle , qui conduit quelquefois
à la vérité, mais par une voie peu sûre; et il réduisit la philo-
sophie à une science que la dialectique peut embrasser : science
de la raison, qui , contenant en soi tous les principes particu-
liers, acquiert par l'idée la conscience d'elle-même et de tout
ce qui est. Il distingue donc la philosophie en /bgiçtfe, science
de ridée en soi et pour soi ; en philosophie de la nature, science
de l'idée qui se retrouve dle-méme au dehors; et en philoso-
phie de resprU, science de l'idée qui de Textérieur rentre en
elle-même. L'Identité du subjectif avec l'objectif forme le sa-
voir absolu, auquel l'esprit doit 8*élever, et qui consiste à croire
que Fétre n'est que l'idée en elle-même. Kant voudrait qu'avant
de se livrer à des investigations métaph}^iques on en examinât
rinstrument. Hegel trouve là un cercle vicieux , attendu qu'on
ne peut entreprendre cet examen qu'avec la pensée elle-même.
Il commence donc par la logique , dans laquelle Tabsolu est
22.
2a8 PHILOSOPHIE.
non-sculenieiit le principe , mais la matière; et il la divisait en
obfeetive, e*est-à-dire de l'être « et en stAjective, c^est-à-dire de
ridée. L*obiet de la philosophie est b ▼érité; Dieu est la seule
Yéritét la srâle réalité ; donc Tolijet absolu de la philosophie est
Dieu. Une connalssanee parement snbjectiTe de Fêtre ne saffit
pas , mais on doit loi donner une valeur nécessairement objec-
tive. Le but Anal de la science est de concorder avec la réalité;
c^est Texpérience interne et externe.
Dieu est Tessence générale des phénomènes qui s^oflGrent à
la pensée. La pensée procède de Texpérience, et lui imprime
le caraetèrede nécessité; elle s*élève ainsi à l'absolo, et elle
scnite non plus les phénomènes présentés par rexpérience, mais
les idéeSt les catégories, les notions qu'elle reprtente. La phi-
losophie doit précisément enlever aux fidis de rexpérienee le
caractère de données immédiates, et leur imprimer la forme de
nécessité; c'e6t*à*dire ce qui n*est possible ni réel dans la rs-
présentation ou dans le sentiment, mais seulemoit dans la pen-
sée. Hegel relie ainsi la philosophie et l'histoire de la philo-
sophie : Tune, développement de la pensée dans son propre
élément, et l'autre , représentation de ce développement sous
la forme des faits.
L'histoire de la philosophie est celle des découvertes de li
pensée sur l'absolu, qui en est l'objet. La religion est la cons-
cience de la vérité telle qu'die convient aux hommes, quel
que soit leur degré de culture intellectuelle : mais la connais-
sance scientifique de la vérité est un autre mode de conscience,
qui exige un travail dont peu d'hommes sont capables. La re-
ligion ne peut subsister sans la philosophie» ni celle-ci sans la
première. Tout ce qu'il y a de sublime et d'intime a été édairci
dans les religions , dans les philosophies, dans les arts, sous
des formes plus ou moins pures et nettes , parfois même soos
des formes arides. Le contenu, le réel, demeure toujouis
jeune; les formes seules rieillissent. Les philosophies précé-
dentes sont donc les dépôts plus ou moins purs de toutes les
vérités concernant le droit, la cité, la morale , la religion; notre
savoir est le fruit des siècles passés ; la tradition nous a fait ce
que nous sommes ; mais, en nous en assimilant la substance «
PHILOSOPHIE. 259
nous la tranaformôas , à Taide d^éléments nouveaux. Hegel at-
taque en conséquence les catholiques et les piétistes , et il ensei-
gne que le christianisme doit passer à Tétat de philosophie, et
« prendre conscience de lui-même. »
L'idéalisme objectif absolu d*Hégel tend à nier le monde spi-
rituel, non moins que le monde physique. Dieu n'est pas distinct
du monde, attendu qu'il est la vie, l'âme, l'esprit, le mouve*
ment universel; il n'a pas d'existence personnelle, et il ne doit
la conscience de lui-même qu'à la pensée humaine. C'est là un
spinosisme évident; c'est du panthéisme, non pas matérialiste,
mais spiritualiste. Il anéantit ou Dieu , ou l'immortalité de
l'âme; et c'est renverser les principes de la moralité, que de
n'admettre ni liberté, ni différence réelle entre le bien et le mal.
La moralité est une harmonie de l'homme avec la nature. La
raison de la volonté , pourvue d'une activité extérieure , produit
l'action; et l'action doit être déterminée par la connaissance de
la idifférence entre le bien et le mal. La volonté est donc sa fin
à elle-même, et dans la moralité Tintention est distincte de
l'acte.
Hegel attribue à l'homme les prérogatives de la Divinité, non
toutefois à l'mdividu, mais à l'homme collectif, au genre hu-
main simultané , ordonnateur de l'univers, et comme lui in-
destructible. Or, l'homme collectif étant toujours et partout
constitué en sociétés politiques appelées États, il en déduisit sa
tliéorie de l'État-Dieu, dans lequel l'individu est absorbé comme
les nations le sont dans le monde , et comme Test le monde
dans l'esprit. Le droit a sa base dans rintelligeuce, et part de la
libre volonté, par laquelle nous lui attribuons une forme ; la
réalité subjective a une histoire représentée par la famille , par
la société civile, par l'État, par l'histoire du monde. La famille
se développe sous trois aspects : le mariage, la propriété, Té-
ducati<m. La société, unie par les besoins, parle travail, par
les échanges , éublit la loi du droit , c'est-à-dire la justice. L'É-
tat est l'expression la plus élevée de la volonté et de la liberté ;
le monde, la formule la plus élevée du droit; et la substance
de resprit universe^ sy développe dramatiquement, dans l'art
comme image et miroir , dans la religion comme sentiment et
260 PHILOSOPHIE.
représentation, dans la philosophie comme pensée , dans Tbis-
toire du monde comme résultat ?ivaiit et intelligent de tout ee
qui est extérieur.
L'histoire est le développement de Pesprit universel dans le
temps ; Thistoire politique en particulier est le progrès de la
conscience de la liberté. Un peuple n*existe dans rbistoire do
monde qu'autant qu'il représente une idée nécessaire : temps
durant lequel les autres n'ont ni force ni droit contre lui. Cet
esprit du monde s'est réalisé dans quatre principes. Le premier
fut la manifestation immédiate de l'esprit universel , forme
substantielle , où l'imité gisait presque ensevelie dans sa propre
existence. Vint ensuite la conscience de la substance, qui pro>
duit le sentiment, l'indépendance, la vie, l'individualité sous
la forme du beau moral. Puis parut le développement plus pro-
fond de la conscience , dans l'opposition entre une universalité
abstraite et une individualité plus abstraite aussi. Lorsque cette
opposition a cessé, surgit le quatrième principe, eonsistant dans
la possession de la vérité concrète des choses, de la vérité mo-
rale. Telle a été la série parcourue par les peuples orientaux,
puis par les Grecs , par les Romains , enfin par les Allemands.
Hegel donne à la philosophie du droit un caractère inconnu
d'élévation et de rigueur. Il dit que l'État est la société ajant
conscience de son unité et de son but moral , qu'elle est portée
h atteindre par une seule et même volonté : aussi c'est à Hegel
que se rattache l'école historique de la jurisprudence. Lorsque
auparavant on représentait la législation comme Porigine du
droit positif, la nouvelle école, ayant à sa tête Savîgny, prodama
la soumission au pouvoir de fait, et soutint que l'État ne doit
pas être édifié, mais être considéré comme rationnel. Chaque
peuple a des facultés primitives et des besoins particuliers, dlrà
natt le droit qui lui convient ; et comme le langage ne saurait
naître du hasard, de même les lois ne sauraient naître du ca-
price du législateur; mais elles sont des expressions de la cons-
cience rationnelle. Les jurisconsultes doivent se borner à con-
naître les croyances communes sur lesquelles elles reposent: le
législateur a rendu obligatoire le droit positif, qui naît des
besoins intimes de la société. Les législations spontanées soat
PHILOSOPUtB. 361
donc liréférables aux constitutions rédigées, et c'est un attentat
que de fiiire des codes.
Penseurs intrépides et concentrés comme ils le sont, les Alle-
mands, peuple élu de la philosophie, associant la science avee
la vie, lorsqu'ils se sont attachés à une idée , y ramènent tout;
ils en imposent la physionomie à la science et à Fart, et soutien-
nent leur doctrine à Taide d'un vaste appareil de connaissances
positives, surtout en ce qui concerne l'histoire, l'antiquité,
la philosophie ancienne , les sciences naturelles. *
Ainsi Kant, comme jadis Socrate, donna le jour à des écoles
bien différentes. A cette question, Qu'est-ce çtU existe? il n'a-
vait répondu que par le doute; Fichte répondit Le moi; Schel-
ling. Le mot et le non-mot identifiés, en penchant toutefois
pour le non-moi, c'est-à-dire pour la nature, ce qui le condui-
sît au panthéisme. Mais l'identité absolue se trouvant irrécon*
ciliable, d'autres se tournèrent vers le dualisme de Kant, les
uus préférant la partie matérielle avec Oken, les autres la partie
intellectuelle avec Hegel. Kant nous dit que l'Idée s'afBrme seu-
lement elle-même ; Fichte ajoute que seule l'idée afQrme l'être;
Schelling proclame ensuite que l'être produit l'être : enfin Hegel
veut que l'idée soit l'être , et il arrive ainsi au panthéisme. Les
conséquences de ce système, que ses élèves ne dissimulent pas,
renversent la morale et révoltent le sens commun, qui voudrait
retourner à des principes plus sains et plus solides.
Gomme le criticisme, entraîné par le pr^ugé exclusif de la
connaissance démonstrative et médiate , paraissait écarter toute
notion du supra-sensible, Jacobi opposa à la philosophie systé-
matique bi croyance et le sentiment ; il prétendit fonder la con-
aaissance philosophique sur une espèce d'instinct rationnel, un
savoir de sentiment immédiat, une perception directe delà vé-
rité; sentiment intérieur, sur lequel il fonde aussi la morale.
Cette « théorie du sentiment et de la croyance » ( réatisme sp^
rituel) trouva des partisans parmi les nombreux esprits qui
sentent le besoin d'élever la nature humaine au-dessus des ari-
dités spéculatives; mais elle conduisit facilement au mystidsme.
L'école supra-naturaliste, s'apercevant que la logique seule
aboutit inévitablement au panthéisme, s'efforça de réhabiliter la
262 PHILOSOPH».
liberté hamaine; et elle soutint, avec Biader, Heiofoth et Ks-
cheninayer, que la religion est le complémeot indispensable de
nos facultés naturelles; que l'Ame peut recevoir la notion de
Dieu, mais non la créer; et qu'elle Ta reçue lorsque Dieu se fut
révélé à l'homme pour sati^aire les vagues et profonds désirs
dont il est tourmenté. Selon H. Wronski, le monde, dans soo
dévdoppement progressif et uniforme, parcourt deux époques,
Tune physique, l'autre rationnelle ; et entre elles deux une phase
intermédiaire, mêlée de nature matérielle et de nature spiri-
tuelle, l'une soutenue par l'expérience, l'autre par la connais-
sance et par le sentiment; attendu que la réalité de l'homme ne
peut se manifester que par la connaissance et le sentiment.
Ainsi nous voyons fonder uniquement la coonaissance sur le
témoignage des choses extérieures, et les uns se borner à Texpë-
rience , tandis que d'autres se basent seulement sur la coqs<
dence, et s'en tiennent à la révélation. Le premier système
identifie la pensée avec la matière; le langage alors n»t
qu'une fixation arbitraire de la pensée ; il n'existe point dans le
monde d'intention finale ni d'ordre providentiel. La théorie du
sentiment porte, au contraire, à croire que l'homme a été créé
immortel avec la conscience, et capable d'un savoir absolu ; les
esprits supérieurs , dégénérés, ont engendré le péché ; la matière
du monde physique est une modification produite par le Créa-
teur ; de lui dépendent tous les actes , et le langage est le moyen
de communication de la pensée humaine et le symbole de h ré-
vélation.
Au premier système se rattache le sensualisme de Locke et
des Écossais; le second est l'idéalisme des Allemands. Mais cer-
tains principes de la raison humaine ne permettent ni à Tun oi
à l'autre de régner absolument, et ils doivent se concUier dans le
vrai absolu, c'est-à-dire en Dieu. Ront a proposé le problème de
Vaàsoiu, pour la solution duquel il fout parcourir toutes les ré-
gions temporelles de la connaissance humaine, afin de remonter
à la religion révélée ( MesHanUme ), qui seule peut expliquer le
mystère de la création.
Ainsi les critiques et les idéalistes tombent dans un excès pa-
reil. On ne peut s'y soustraire qu'àraide d'un réalisme rationnel
PHnosoPH». ' MS
qui remette rinteiligence en harmonie avec Funivers, sans ab-
sorber Ton dans l'autre : c'est dans cette voie qu'il fiiut cher-
cher le vrai progrès, qui doit affirmer et non détruire tout.
Dans le reste de l'Europe , les philosophes se sont tratnés ,
partie sur les traces de tiOcke, partie sur celles de Rant, en
crojant innover ; d'autres se sont donnés pour créateurs, en em-
pruntant à toutes les sources.
L'Angleterres'enest tenue au senscommun de l'école de Reid
et de Stevart. Cette école s'appesantit beaucoup sur les pré-
misses, mais elle ne conclut pas, ou ne le fait qu'avec timidité.
£lle observe ce qui est, au lieu de découvrir ce qui devrait être ;
elle ne crée rien, mais elle prétend constater, et ne rien laisser
sans explication.
En France, la Révolution fbt le produit du sensualisme. Aussi
les fils de cette révolution ne manquèrent pas de le défendre
comme le dernier mot de la science. Yolney , qui conclut de
Tétude des ruines au néant des religions, composa un caté-
chisme dont les règles sont la conservation de l'individu et la
jouissance. DestuttdeTracy, tirant les dernières conséquences
que Condillac avait esquivées en sa qualité de prêtre , réduit
ridéologie à la pensée, et celle-ci à la sensibilité, qui est le
principe et la forme de toutes les facultés de l'Ame, le crité-
rium de l'esprit , enfin la règle du bien et du mal. // faudrait,
disait-il , extraire de Cabanis et de moi un petit catéchisme
populaire, et le répandre à profusion, Cabanis s'exprimait
ainsi : Jt n'est pas besoin de prouver que la sensibilité physi*
que est la source de toutes les idées et de toutes les habitU"
des; personne fCen doute plus parmi les gens instruits.
De Cabanis sortit l'école des physiologistes , qui convertirent
le principe de Factivité passive de Condillac en un principe pu*
rement physique , en faisant découler les idées et les habitudes
de la sensibilité exercée au moyen des nerfs ; en expliquant les
faits mélangés d'intelligence et d'organisme , à L'aide de la sim-
ple économie animale , et en réduisant la pensée à une opéra-
tion cérébrale. Cabanis avait dit que le cerveau est un organe
spécialement destiné à produire la pensée, comme les intestins
à opérer la digestion ; les Impressions sont les aliments du
WÊ4 • PHILOSOPBIB.
oerviMiOt et eUes ehemiiieQt vers cet organe oomme les aliments
Ters Testomae. La nourriture, en tombant dans Festomae,
fexcite à la sécrétion ; de même les impressions , en arrivant
au cerveau, le font entrer en activité : les aliments tombent
dans Testomac avec leuis qualités pro|ires et en sortent avec
des ^pialités nouvelles, de même les impressions arrivent au
cerveau isolées , incohérentes; mais le cerveau réagit sur dles,
et les renvoie transformées en idées. D*où il conclut, avec ter-
tUude, que le cerveau digère les impressions, et fait organi-
quement la sécrétion de la pensée.
Cette théorie fut soutenue parLaroarck, qui regardait Thoamie
oomme le dernier anneau d*une chatne progressive d^organisa-
tion^ et par Broussais, qui, voulant établir le matérialisme sur
la physiologie, supposa que les tissus sont composés de fibres :
lorsque celles-ci se contractent, il en résulte VexcUaUoH;û
cette dernière est excessive, elle produit VUrUaUan. L*anato-
mie démentait cette fibre contractile du système nerveux;
Broussais n*en prétendit pas moins expliquer par elle les actes
intellectuels. Une excitation de la pulpe cérébrale produit les
perceptions ; il déduit de la même origine le jugemoit, la eom*
paraison, la volonté. Les mots d*flme, d'intelligence et d'esprit
lui échappent à chaque instant; et que £sit-il? il y ajoute quelques
points, comme un temps d'arrêt ou une correction, et il y
Joint une périphrase, qui révèle plutôt le désir que la possifai-
lité d'échapper à une contradiction perpétuelle *. Il dit qu'après
avoir reconnu que le pus, accumulé à la sur&ce du cerveau,
détruit nos £scultés , et qu'elles réapparaissent lorsqu'il est éva*
eue , il n'a pu les concevoir que commme des actions du ce^
veau. Broussais, adversaire violent des professeurs de métaphy-
sique, les déclarait en état d'irritation cérébrale, et soutenait
qu*il n'appartient qu'aux médecins d'examiner tout ce qui se
rapporte aux phénomènes intellectuels. Tous les adeptes de Gall
se rattachent à cette école. Ainsi, la science était devenue un
instrument d'impiété, soit en construisant avec Lamarck l'hts-
* Par exemple : • Les objets sont perçus par notre iatelligeoce.... je
veux dire que nous percevons les objets. »
PHILOSOPHIB. 966
toire naturelie Bans Dîea , ce qui était un pur épicuréisme ; soit
eo établissant le panthéisme avee Oken, et en regardant le
monde comme un grand animal.
Déjà, au milieu des saturnales de la Révolution, Saint-Mar-
tin, le phUoMophe inconnu, avait jeté le gant aux doctrines
matérialistes : il ébranla le trAne de G>ndillac, en proclamant
qu^on ne peut connaître les choses supra-sensibles que par une
illumination d*en haut; il rappela la philosophie à Tétude de
rhomrae, formé à Timage de Dieu, pur et innocent, et qui peut
redevenir tel par la prière. Il soutint que les inégalités sociales
sont le résultat de la chute originelle; il admettait dans le chris-
tianisme des doctrines exotériques; et il se crut sérieusement
un voyant, un inspiré, dépositaire de vérités nouvelles.
De Maistre explique le gouvernement temporel de la Provi-
dence, Texistence du mal, Torigine des idées et du langage, en
un mot les problèmes fondamentaux de la philosophie, en sup-
posant une révélation primitive de la parole et des idées, obscur-
cie ensuite par la chute de Thomme. Il réduit la science à la foi.
Bonald rapporte à la théorie du langage jusqu*aux questions
qui paraissent s*y rapporter le moins. Les idées entrent dans
Tesprit par la parole : llionune n*est donc que tradition et an«
torité, « intelligence servie par des organes. » L'homme pense
sa propre parole ; il ne pourrait donc penser sans elle ■ : il ne
pent la tenir que de Dieu seul ; et Dieu ne saurait avoir voulu
que rhomme demeurât un seul Jour dans Tétat stupide d*un être
muet En la lui révélant, il lui révéla aussi les idées qu'elle ex-
prime; la société s'établit sur la double base d'une règle de
conduite et d'une règle de croyance, première et indispensable
révélation qui constitua le pouvoir religieux et le pouvoir poli-
tique. La première vérité révélée par la parole fut : Tout a une
cause; puis. Entre la cause et C effet il y a nécessairement un
terme moyen : axiomes fiéconds. Bonald voit partout la Trinité,
et il invoque dans les gouvernements l'unité de constitution,
* Pour Piéton aussi, la parole et la pensée sont une seule et même
ciMMe; sauf que la pensée est la parole au dedans de l'Ame, et qui n*^t
pa» proférée par des sons.
2a
266 PHILOSOPHIE.
runiformité d^administration, ranîon entre les hommes. Cette
unité équivaut pour lui à la monarchie absolue , où DieUf le
prêtre et le fidèle constituent les trois personnes de la société
religieuse ; le père, la mère et le fils, celle de la société domes-
tique; le roi, le noble et le peuple, celle de la société politique.
La loi est aussi pour lui Texpression de la volonté générale ; mais
la volonté générale est celle de Dieu, manifestée par la religion,
attendu que tout pouvoir politique vient de Dieu, représenté par
le pouvoir religieux. La première condition du pouvoir, c^est
d'être inamovible ; le plus complet est celui du pape, vicaire de
Dieu, et il serait à désirer que sa suprématie fût généraleroentre-
connue. Le dogme impie et inserué de la souveraineté populaire
a été la cause de la Révolution. On a retenu ce mot de Bonald,
que la littérature est l'expression de la société*
Bonald avait donc abattu le sensualisme; dé Maistre avait
appliqué la doctrine à Tordre théologique , et voulu mettre les
foudres de Grégoire VII dans les mains de ses paisibles soc-
cesseurs; tâdie aussi peu réalisable que de faire endosser Far-
mure de Charlemagne au dernier empereur d'Allemagne. Vint
Lamennais, qui combattit la religion individuelle ; il reprocha à
la philosophie de n'admettre d'autre certitude que l'évidence,
tandis que la théologie n'accepte d'autre évidence que celle de
l'autorité. Il voudrait les concilier toutes deux, en prouvant à la
philosophie l'évidence de l'autorité, qui ne résulte pas de la rai-
son privée, mais du sentiment universel du genre humain. Or,
comme le genre humain a toujours cru les dogmes consacrés
par l'Église catholique , celui qui ne prétend pas donner sa
propre raison comme supérieure à celle de toute rhumanité
doit avoir foi en cette Église. Lamennais abolissait donc la raison
individuelle au nom de la raison générale , et établissait Fauto*
rite pour règle des jugements.
Gerbet joignit à ces idées la formule des progressistes, et con-
sidéra la philosophie comme une science fondamentale et infi-
nie, attendu qu'elle aspire à la sagesse infinie ; les autres systèmes
se condamnent mutuellement , selon lui , parce qu'ils opposent
"'^ au limité , le doute au doute : la religion seule offie
iverselle. Il voit trois modes dans le mouvement de
raiLOSOPtflfl. 367
rhamuiité : le cycle, qui répond an panthéisme ; le monTement
létvogrnde, aete de désespoir ; le progrés , qui, seul vrai et ra-
tionnel, est le propre du christianisme seul, lequel, par le
dogme de la grftee , établit le gouvernement divin de la liberté
hwname.
Baatain nie aussi que la raison humaine puisse s'élever à la
eonoaissanoe du premier principe sans le langage, ni s'exercer
sans des axiomes, qu'elle est obligé^ d'admettre, sous peine de
s'annihiler. En conséquence , la philosophie, dont le but est de
nous fournir des vérités fondamentales sur la raison , l'origine
et la fin de l'homme, ne peut être que la parole de Dieu révélée,
qu'il faut admettre comme vérité antérieure à toutes les autres.
Les vérités métaphysiques ne différent pas des vérités théolo-
giques « et la science de l'homme est la science de Dieu.
Gomme en France on fait arme de tout, le gouvernement
comme l'opposition s'emparaient de ces tliéories. L'école théolo-
giqoe était pour les législations spontanées, pour l'autorité
domestique, pour les hiérarchies du moyen flge, pour la va-
riété : il faut prescrire les lois , mais non pas les écrire , tant
qull i^agit de refaire la société. Lorsqu'elle est ramenée à l'état
normal , il fiaut les écrire , mais non les prescrire , et ne pas em-
pédier, par la législation soientiOque , les développements de
la législation spontanée. Pour l'école sensualiste, les lois spécu-
latives a priori peuvent donner à la société une physionomie
et des penchants oj^sés même à son état antérieur : l'homme
voit facilement ce qui lui est avantageux, et il peut se perfec-
tionner indéfiniment ; ce n'est point le passé qui est à consi-
dérer : l'avenir s'ouvre à toute espérance hardie. Ces doctrines
étaient regardées, par le libéralisme négatif et destructeur,
eomme l'expression des idées généreuses , uniquement parce
quTelles étaient en oppositioti avec les théologiens et avec le
gonvemement.
La Révolution avait proclamé, des dogmes absolus; elle fut
eombattae de la même manière. Mais tout à coup une troisième
école prétendit s'élever entre les deux partis extrêmes, et les
soumettre au libre examen. Déjà , parmi les idéologues, Maine
de Bîran avait aperçu quelque chose qui différait de la sensa-
268 YHILOSOPHIB.
tioii; Cottdiliae avait nié Taetivité penoniMlle de l'âme, b
concevant comme une table rase, qui ne £iit que recevoir )m
empreintes transmises par les sens. Mais comment et à quelle
condition nous connaissons-nous nous-mêmes, sinon comme
cause sans cesse agissante? De quelle manière puis-je me com«
prendre moi-même, sinon en me distinguant de ce qui n*est pas
moi? Pour cette opposition, il est nécessaire d'agir et de réa-
gir; d*où il suit que tout fiait de conscience suppose Taetivilédu
moi. Biran concluait de là que l'ftme est un principe essentielle-
ment libre et actif; il établit la perception interne immédiate,
attribua à la volonté une sphère plus étendue que Teffort mus-
culaire , et il aida ainsi à rétablir la philosophie sur la base de
la psychologie. Laromiguière aussi , bien que procédant de Con-
dillac , admit aussi Tesprit , et distingua le sentiment de la pen-
sée. Royer-Gollard décrivit Fintelligence d'après Reid , et b
volonté selon Biran : quoique expérimentaliste et psydiolo-
giste, il répudia le pur matérialisme. Mais tout en protestant
contre cette philosophie dépourvqe de vérité , de noblesse et
de grandeur, contre cette idéologie qui voulait réduire le iftxX
à une question de logique et de grammaire, ib ne parvinrent
pourtant à rien édifier sous ces ruines.
Kant expose Torigine des idées et de notre oonnaissaiioe avec
autant d'assurance que si lui-même en avait été le créateur.
Mab vient-il à en rechercher la réalité et b certitude, il n*a
plus que des doutes; de sorte que, partant de l'affirmation b
plus positive , il arrive à la négation universelle. Faire dispa-
raître cette contradiction , c'est-à-dire ce qui est inconcUbUe,
telle fut la tâche entreprbe par Téclectbme, au nom de la spath
tanéité de VinieUigence, Cest ainsi que M. Cousin, représen-
tant et historien de cette école , a appelé le développement de
la raison antérieur à la réflexion, le pouvoir qu'elle a de
en un instant la vérité , de la comprendre , de l'admettre ,
savoir s'en rendre compte. Kn effet, nous ne commençons pas
par la science , mais par la foi en la raison , dans laquelte tout
existe. Pub , en agissant, cette pensée instinctive nous offre
notre existence propre, celle du monde, celle de Dieu , et les
catégories de b raison. L'erreur n'est qu'une vérité incomplèle.
PHIL080PH1B. 368
convertie en vérité alMolae : aucun système n'est faux ; beau-
coup sont incomplets. Ainsi tout est vrai pris en soi , mais peut
devenir fiiux, si on le prend exclusivement* L'erreur a aussi son
utilité ; c'est la fimne de la vérité dans l'histoire. La philosophie,
qm est un produit nécessaire de l'esprit humain > a pour tâche
de rassembler ces parodies de vérité.
L'école écleotique se fonde donc sur l'observation appliquée
aux phénomènes de la consdenoe ; elle ne prétend rien exdure,
mais, au contraire , choisir ce qu'il y a de mieux dans chaque
système. Cependant, pour distinguer le mieux , ne fout-il pas
«voir l'idée première du bien? C'est à ce système que corres^
pond en politique le juste milieu , et en histoire l'école fataliste.
En efTet , Phistoire est fatale, ajoute M. Cousin , et tout y est
bien;car tout mène au but marqué par la Providence. Le grand
homme est l'expression invindble d^une pensée qui sommeille
dans une nation; c'est un système ûiit honmw; il doit expri*
mer la généralité du peuple, qu'il domine par sa puissante in^
dividualité. La gloire est le jugement de l'humanité sur un de
ses membres, et l'humanité n'a jamais tort Or, le caractère du
grand homme est de réussir : on peut avoir pitié du vaincu,
mais on doit toujours se ranger do parti du vainqueur ; il est
juste , il est moral , il est le représôitant de la vérité. L'école
éclectique eut son utilité en ce qu'elle étudia les différents au*
teurs, multiplia les traductions, et olTrit, sous un aspect plus vrai,
la pensée de chaque époque historique. Une vivadté ingénieuse,
de l'élégance, la connaissance du monde, une piquante fami-
liarité , rendent les philosophes français attrayants, et ont po-
polarisé leurs travaux; mais ils manquent d^origioalité, et de
cette construction scientifique qui est le fait des Allemands.
Ausn ont-ils donné, dans ces dernières années , d'excellentes
histoires des philosophies particulières, plutôt que des sys-
tèmes.
Cependant la jeunesse, fieitiguée de doute , de négation, ap-
pelait une réorganisation : aussi à l'école théologique du passé,
et è J'éeole édeetique du présent, succéda cdle de l'avenir, qui
fit une grande place aux idées religieuses, après les avoir com-
battues d'abord. Les uns se sont attachés à un christianisme
3S.
270 PHIL080PHIB.
timide, et ont remis en homieur la soolastîqiie , de préférence
aux méthodes greoqœs. D'antres, an contraire, attaquent vi-
gonreusement la psychologie an nom d'une philosophie huma-
nitaire, et considérait comme un progrès le catholicisme, qui
p cqiendant doit faire place à un procès plus grand encore.
'^ Chateaubriand a proclamé que « le christianisme* denenditit
. philosophique sans cesser d'être dÎTÎn , et que son cercle flexi-
ble s'agrandirait avec les lumières et la liberté, la crmx conti-
nuant toujours d'en marquer le centre immuable. » Lamartine
enseigne « une foi chrétienne , fondée sur te religion générale,
ayant pour organe la parole, pour apAtre la pre&se, pour
dogme Dieu un et parût. » Bref, chacun s'est &it son sym-
bole religieux ; ce qui prouve que tous sentaient bien que la
pure raison ne suffit pas pour satis&ire toutes iesÊMultés ha-
D'auties cependant, même après la philoaophie du progrès,
oont restés sensuallstes. Charles Comte, en traitant DelaUgU-
kttUm , aboutit au dogme de l'utile , et fonde les sdenees mo*
raies sur la seule expérience. Auguste Comte, dans la PhUo-
Sophie positive t établit que toutes les sciences passent par trois
phases, théologique, scientifique, positive; que cette dernière
est la phase déflnitiTe de Finteiligence huroaiùe; et il envisage
tous les phénomènes comme sujets à des lois naturelles invaria-
bles. Il a fiiit depuis, de son Positivisme, un véritable culte où
l'on adore l'humanité, en place de Dieu.
En Italie, Soave avait préparé lesToies au sensualisme de Gon-
dillac , bien qu'il eût pour adversaires des esprits plus sérieux.
De ce nombre furent G«tlil, qui, partisan de Malebranebe,
soutint que l'idée de l'être ne peut dériver des sens, et qu'elle
est cependant une idée formée; Falletti, qui substitua ao
principe sensuel celui de la raison suffisante de Leibnita, et
ridée générale de Têtre déduite du moi pensant; DraghettI,
qui s'éleva à une doctrine plus complète sur les facultés de
rame, en la fondant sur l'instinct moral et sur la raison; Mi-
<*«li, qui, repoussant Y Ontologie de Wolf, devança Schelling
dans ridée d'un nouveau système des sciences ; Pino , dont is
Protologk se propose la recherche d'unpre>/trer, non subjeo-
PHlLOSOPfilS. 27 1
tif , mais réel , et londenieot de la science. En même temps
Palmieri et Caiii combattaient les conséquences du sensualisme
appliqué à la religion et au droit public. Us furent peu écoutés,
et ils n*empéebèrent pas les Italiens d'accueillir à bras ouverts
ridéologie mesquine de Traey , à laquelle le traducteur ajouta
un catéchisme moral tout à fiût empirique. Pascal Borello , sous
le pseudonyme de Lalebasque, soutint, dans la Généalogie de
ia pensée 9 que la sensation était Tidée. Il fout ranger Roma*
gnosi parmi les empiriques, bien qu'il le fût dans un sens large,
en recherchant les causes assignables; tellement qu'il a l'air
d'un spiritnaliste. Chez lui la morale ne se sépare pas du droit.
Il rendit à cette dernière science des services remarquables, en
résumant la doctrine du siècle précédent dans la Genèse du
érM pénal et dans le Droit publk unioerseL
THnbnrini , répudiant comme impuissants le sensualisme et
la morale de l'intérêt , fit dériver l'obligation morale du besoin
de la perfection; il réfuta le progrès indéfini de Condorcet II
est oublié aujourd'hui , de même que ses doctrines ecclésiasti-
ques. Mais d'autres ont tenté de concilier l'eipérience avec la
raison , persuadés que de leur accord seul peut résulter un sys*
t^e basé sur la vérité. Pour Mamiani , la méthode philoso-
phique est tout , et toute réforme ne résulte que du changement
et du progrès de ce procédé ; la différence entre la science et la
vérité consiste dans la méthode; la science n'est, en dernier
lieu, que la vérité méthodique; et toute discussion philosophi-
que peut se réduire à une question de méthode. Le temps ,
e'est-à-dire l'esprit humain , fait toujours un choix ; et il fait
servir ce qu'il y a de vrai dans chaque méthode à accroître ses
richesses: le reste est emporté par le temps. Au dire de Ma-
miani , les anciens Italiens connurent la vraie méthode , et
celui qui la ferait revivre restaurerait la science du même coup ;
d'où il faudrait conclure que les dernières conséquences de la
philosophie rationnelle doivent se confondre avec les maximes
du aens commun. Dans cette restauration du passé, il se trouve
d'accord avec le père Ventura, qui veut ressusciter la scolasti*
que , afin d'identifier la philosophie avec la révélation. L'éclec*
tisnie universel de Poli diffère de réciectisme français, en ce
273 PHILOSOPHIE.
qu'il n'emprante pas ce qu'il y a de vrai dans les systèmes op-
posés, mais qu'il met en rapport entre eux les deux prin-
cipes extrêmes de l'empirisme et du rationalisme. Il netroare
pas , comme Cousin , tous les systèmes vrais, mais il les croit
tous imparfeits ; il rejette l'art du syllogisme, et il aspire à l'on-
ginalité >. Galuppi , philosophe expérimentalista , n'admet pas
aeulement'des éléments objectifiide la connaissance, mais en-
core l'esprit humain , qui s'élève par la méditation du condi-
tionnel à l'absolu , par Teffet de l'intuition médiate du raison-
nement établi sur les notions acquises. L'identité et la diversité
sont les âéments subjectifs de nos connaissances. 11 y a donc
des vérités primitives d'expérience intérieure ; ailes ne procè-
dent pas d*un pur empirisme ni des principes a priori de Kaot,
mais de la subjectivité même de l'esprit , oonune ses lois origi-
nelles. La conscience, la sensibilité , Timagintillon , l'analyse,
la synthèse , le désir, la volonté , sont des facultés élémentaires.
La conscience et la senâfallité fournissent à l'esprit TiAjet des
pensées ; l'imagination reproduit les perceptions ; l'analyse isola
les objets ; la synthèse les groupe ; la volonté mène et dirige les
opérations synthétiques et analytiques, en formant ainsi l'édi-
fice des connaissances humaines. Dans la doctrine morale,
Galuppi admet des jugements pratiques apriori, et il place la
loi morale dans la droite raison , qui dirige la volonté vers notra
bien-être , en nous indiquant les actes qui peuvent produire ou
empêcher le bonheur. Telle fut sa tentative pour renouveler
parmi les Italiens la critique de l'entendement. Bien inférieur
à Kant, il rencontra en outre des entrayes particulières dans
son pays.
Les deux philosophes les plus originaux de l'Italie sont ri-
goureusement catholiques , et adversaires de l'empirisme qui
domine dans les écoles et dans les sdoDces appliquées. Ros-
* Les étrangers ne font pas à l'école italienne rhonncnr de la nom-
mer. Poly a élevé la voix en sa faveur dans les noies étendoes qn^ a
ajoutées à satradocUon deTennemann, où il classe les penseurs mo-
dernes de ntalie son comme littérateurs, mais d^prèsleor tendaaoe
philosophique.
PSILOSOPH». 378
mini renVMe avee une Iogiq[ue in^sistible les systèmes des
éerivains précédents , qui , eo recherchant Toiigine des notions
indispensables pour former un jugements ou refusent trop ou
exigent trop. Il démontre quUl n'est nécessaire d'admettie
eomme innée que Tidée de la possibilité de Fétre; que cette
idée , unie à la sensation , suffit pour former toutes les autres ,
ainâ que rintelligence et la raison humaine. Cette première
perception intuitive de Tétre en général est la source de la
certitude ; les sceptiques ne peuvent supposer qu'elle soit une
illusion; c'est donc la vérité elle-même; et elle engendre la
connaissance des corps, celle de nous-mêmes , celle de Dieu,
celle de la loi morale, lien du monde idéal avec le m<mde réel ,
de la vie théorique et spéculative avec la vie pratique. Rosmini
a fait des applications de ce principe à l'anthropologie, à la
morale , au droit , à la théodioée; et il continue de les étendre
de manière à en feire résulter cet ensemble sans lequel il est
difficile de juger un système. Il mérite dès à présent la recon-
naiasanoe de Tltalie pour le mouvement nouveau qu'il a imprimé
à la pensée philosophique , qu*il a dégagée de ses entraves et de
l'empirisme.
Son adversaire le plus marquant est Vincent Gioberti. Celui-
ci prétend substituer à la méthode psychologique , qu'il regarde
comme la cause de la décadence actuelle de la phûosophie, la
méthode ontologique de Leibnitz, de M alehranche , de Yico,
ces derniers philosophes dont la voie a été faussée par Des-
cartes, « qui, nouveau Luther, a substitué le libre examen à
l'autorité catholique. » En conséquence, Gioberti part d'un
principe ontologique dans lequel sont comprises en puissance
toutes les notiony possibles ; et il Texprime par cette proposi-
tion : Uétn crie les existeneee. Dans cette proposition , le pre-
mier membre est une réalité absolue et nécessaire, le dernier
une réalité contingente ; et le lien entre eux est la création,
acte positif et réel , mais libre. Voilà trois réalités Indépendan-
tes de notre esprit ; voilà l'affirmation du principe de substance,
de celui de cause , de l'origine des notions transcendantes , et
de la réalité objective du monde extérieur. Il en déduit l'ency-
clopédie entière , en assignant à l'être la philosophie, à l'acte
S74 SaBHCBS 80CIJLLI8.
delà Ciéiltai les iiiatliéiiiatiqiie8,€taiix existmoesb physiqae.
L'idée de Tétre comme pnaiMer pgychohgi^me ert aeeeptée
par Giobeili ; mais il ne lui suffit pas qu*dle soit seofement
poasilile : il croit, au contraire, qa*il est ittogiqoe de fidre naître
l'idée de la réalité de celle de la possibilité; et, en supposant
que cdle-ci eiiste sans Tantre, on arriverait au nihl&me oa
an panthéisme. La formule idéale de Gioberti est donc le pre-
mier philosophique, qui comprend le premier psgfchologique d
le premier ontologique : c*est-à-dire la preml^ idée et le pr^
mier être. 11^ supprime donc tout intermédiaire, dans l^intm-
tionderabeolu, entre Tesprit créé et Tétre en qui sont otgedi-
^rsoMut tootts les idées. 11 veut que Tintuition de Tesprit humaixi
aoit dans rêtre divin, idéal, réel, qui crée; tandis que Roi-
nini fini Thituition idéale de sa nature, et établit le léd
conune bot du soitinient. Il en résulte que notre esprit n*a pas
directement l'imuition de Dieu , et que Tidée de Tétre , en hn
représentant Tétre comme possible et universel , ne lui £ût
pas distinguer le nécessaire du contingent; tandis que le senti-
meot de la réalité divine appartient à un état au-dessus de la
nature, fl a ftit de cette doctrine des applications étendues.
Mais on ne pourra juger en dernier ressort son q^slème qae
quand il aura reçu les derniers développements.
SCIENCES SOaALES.
Mais le bul que l'homme se propose n*est pas seulement de
coonattre; il veut aussi aimer et agir. Les actes de la raîsoo
aont accompagnés et souvent modifiés par ceux de la sym-
pathie; les œuvres commencent sans attendre la démoastn-
tîon. C'est pourquoi, tandis que la pbîleaophie théorique poa^
suit la recherche de la vérité absolue, la philosophie pratiqoe
•Itemi la justice el la bonté.
Quiconque connaît rhistoire sait combien la spéculation théo-
rique influe aur Tordre pratique. Après avoir dit que toutes nos
SCIENCES SOCIALES. 275
dérivaient de la sensation, Locke et Gondillae
anmeot dû en induire que le sentiment moral ne consiste que
dans l'utile, c'est-à-dire dans l'intérêt ou le plaisir. Ils ne le
disait pas, parce qu'il fallait que toutes les croyances fussent
apées avant d'arriver à établir la jnorale sur l'intérêt , eoninie
le fit Jérémie Bentbam (1748*1 882), en confondaDt la raison
et le sentiment, et en prenant pour vu iak étemel ce qui est
particulier au temps : diemier pasde féeole matérialiste , en ré-
volte contre l'idéalisme chrétien.
Bentbam n'eut j«nais pour bréviaire que le livre d'Helvé-
tins, et jamais il ne conçut un doute sur la doctrine de l'é-
gcMorae qu'il y puisa, et qu'il prêcha dans le cours de sa longue
eiislence. Son pays lui montrait la légalité , jamais le droit; il
n'y avait donc pas moyen de le réfuter , lorsqu'il appliquait aux
lois de sa patrie un critérium, quel qu'il fût. Il combattit
Blaksbmey qui donnait pour base à cette l^slation un con-
trat entre les nobles, le roi et le peuple; et il leur donna pour
règle suprême l'utilité, générale. Ce point une fois adopté, il se
trouva plus fort que ses adversaires, et poursuivit sa route sous
l'Hifloenoe du philanthropisme et de la misérable métaphysique
du temps. Bentbam ne veut pas que la justice se rende au nom
du rm, ce qui est un reste de la féodalité ; chaque tribunal doit
être compétent pour tout; mieux vaut un seul juge que plu-
sieurs; point de vacances; des juges amovibles; publicité de
l'accosation et de la défense; pointde monopole d'avocats; point
de jmyen matière civile; des codes clairs et absolus. 11 prit
part à la Révolution française ; mais pouvait-4l faire écouter sa
doctrine égoïste au milieu des admirables sacrifices de ce grand
mouvement ? 11 se retira donc en Angleterre ; et il cultiva , avec
non moins de persévérance que de foi , ses doctrines, qu'it vit
se répandre surtout en Amérique.
Dans VlnêroduetUm aux principes de morale et de UgislU'
tion, il remonte aux principes philosophiques de ses opinions :
n'envisageant les actions que du côté social , il perd de vue
leur cûté moral ou individud , et il fait reposer uniquement
la différence des actes sur leur plus ou moins d'utilité. Il se
ratuche ainsi à Êpicure et à Hobbes. La légitimité d'une
976 8CIB1ICK8 SOCIALES.
tion , sa bonté, sa moralité , ne signifleot rien qne son uâlilé.
L*iatérêt de Tindividu est la plus grande somme de bonheur
à laquelle il puisse atteindre; Tintérét de la société, c^est la
somme des intérêts de tous ses membres. A cet intérêt s*oppoce
etTaseétisrae, qui conseille des actions causant du déplaisir,
et pice versa, et la sympathie ainsi que Tantipathie, qui noos
font regarder une action comme bonne ou inauvaise, pour des
raisons indépendantes de ses conséquences. L*homme n*agit
donc que par calcul^'intérêt, et la science ne peut que lui en-
seigner à bien taire ce calcul; la législation, à bien balancer
les plaisirs et les peines résultant d'une loi , et à combattre les
Clauses qui dérangent cette économie. 11 n*y a donc pas de de-
voir : « la vertu n'est un bien que pour les plaisirs qui en dé>
coulent; le vice, un mal que pour lés peines qui en résultent;
le droit dérive simplement de la loi. »
Bentham traita , après Dragohetti , de la vertu et des récom-
penses. Mais les services pour lui constituent la vertu ; et la peine
n*est juste qu'autant qu*elle sert à empêcher le délit Lesmaa-
vais sigets sont des gens qui calculent mal ; et, pour rectifier
réquilibre de leur jugement , îl faut changer l'organisation des
prisons. Reniant l'histoire , ne connaissant point de divenlté de
temps ni de nation, il croit à une législation absolue, fondée sur
des règles égales pour tous : en conséquence, son code est « ua
corps méthodique et immuable de toutes les règles d'action. • H
prodame la libre concurrence; plus de colonies, point d'en*
traves à l'usure ; point d'écoles publiques, liberté absolve pour
les disoussiotis des chambres.
Mais comment fonder quoi que ce soit avec son sensoa*
lisme? Gomment passer de Tintérêt privé à l'intérft général?
Plein d'inconséquences, il admit non-seulement les plaisirs de
rame, mais jusqu'à ceux de la piété, et les jouissances reli-
gieuses t qui résultent de notre conviction de posséder la fyfwr
de la Divinité; » et il se figurait prendre ainsi l'honunelelqa'i
est. « Donnez-moi les affections humaines, joie, doulear,
plaisir, déplaisir, et je créerai le knonde moral; je innoduini
non-seulement la justice , mais encore la générosité , le patrio-
tisme, la philanthropie, toutes les vertus aimables ou
SCIBNCBS SOCIALES. 277
dans leur pureté et leur exaltation. » Comme si les afTections
étaient sépû^es des pensées! Sa confiance éclate dans ces paro-
ks; et en effet il était convaincu que son code , n*offrant ni la-
cune, ni obscurités, ni difficultés, deviendrait universel, et
qu'il serait le législateur de Tavenir : Je voudrais , disait-il ,
çue chacune des année» qui fne restent à vivre fût transportée
a la fin de chacun des siècles à tenir, pour être témoin de
{efficacité de mes ouvrages. Il voulut en mourant être utile à
rbumanité , et il abandonna son cadavre aux anatomistes.
Le droit ainsi réduit au fait, il ne faut pas s^étomier si Ben-
îbam en vint à proclamer Tutile comme la mesure unique du
droit. Il fonda sur cette base un projet de paix perpétuelle. Un
souverain n*a pas de meilleur moyen de régler sa conduite en-
vers les autres nations, que de rechercher le plus grand avan-
lage de toutes. La loi internationale aurait donc pour but l'in-
térêt général : l'^ en ce qu'une nation ne serait à charge aux
autres qu'autant qu'il est nécessaire à son propre bien-être;
2^ en ce qu'elle- ferait aux autres nations le plus grand bien
compatible avec le sien , ce qui constituerait ses devoirs à rem-
plir; 3° en ce qu'elle ne souffrirait des autres nations aucun
dommage , au delà de ce que réclamerait leur propre bien ;
4^ en ce qu'elle recevrait le plus grand bienfait des autres , leur
pn>pre bien-être une fois assuré : voilà en quoi consisteraient
ses droits^ On ne connaît Jusqu'ici d'autres remèdes aux viola-
tions du droit que la guerre ; le cinquième but du code inter-
i^lional serait donc de pourvoir à ce que la guerre n'entraînât !
que le nud indispensable pour arriver au bien qu'on aurait en '
vue. I
I^ guerre est une espèce de procédure , à Taide de laquelle
une nation revendique ses droits aux dépens d'une autre. Les
causes qui l'engendrent le plus ordinairement sont : l'incerti-
tude dans les droits de succession ; les agitations intestines chez
des voisins , dérivant soit de cette source, soit de disputes sur le
droit constitutionnel ; l'incertitude des droits sur des pays nou-
vellement découverts ; les haine» et les préjugés religieux ; les
querelles entre des États limitrophes. U conviendrait donc, pour
les écarter : l« de réduire en code les lois non écrites , mais qui
24
278 SCUBCBS 80GULU.
font eonaerées par Tusage; T de &ire de nooTelles ooii?ea-
tiens et des lois internationales snr tous les points non dém^
minés ; 8^ de perfectionner le style des lois et des autres aeies.
Mais comme ces choses dépendent des intérêts et des passions
humaines, les remèdes seraientinsuffisants; en conséquence
Bentbam imagine une paix perpétuelle, fondée sur deux points
essentiels : 1^ la réduction et la flxation des forces militaires et
navales; 3® l'émancipation des colonies , qui sont toujours oné-
reuses à leur métropole , contrainte qu'elle est de les protéger
par une marine dispendieuse.
Un tribunal arbitral , selon Bentbam , serait indispensable
pour prévenir les dissidences d'opinion entre les négociiteon
des deux puissances ; et la décision de ce tribunal sauvegarde-
rait du moins l'honneur de la nation qui succomberait. On a
imaginé diverses combinaisons , comme la neutralité armée, la
confédération américaine, la diète germanique, la ligue suisse.
L'histoire nous montre ainsi que la confiance entre nations n'est
pas un fait anormal. Cest ainsi que l'on pourrait former un
congrès général, où chaque puissance enverrait deux dépotés,
et qui aurait autorité pour rendre sa décision , pour la fiûre
publier dans les deux États , et pour mettre au ban de rEii-
rope celui qui n'y obtempérerait pas. €omme dernier expédient,
on pourrait fixer le contingent de chaque État potur l'exécutioa
des sentences prononcées. Mais on préviendrait cette néœsaîté
en autorisant le congrès à donner la plus grande publicité à
ses jugements motivés, ce qui serait un appel solennel àTopi-
nion.
Tel était le rêve de Bentham en 1789 , la veille de la confla-
gration générale , où l'on vit apparaître la plus flagrante viola-
tion de tous les traités positifs. Elle avait d^à écbté, quand un
autre philosophe, Emmanuel Kant, imagina une paix perpé-
tuelle , constituée aussi sur une confédération de toute l'Eu-
rope , représentée par un congrès permanent. La première eon-
dition, c'est que les Etats soient républicains , c'est-à-dire que
chaque citoyen concoure, pair ses représentants, à faire les lois
et à décider de la guerre ; car un despote n'hésite guères à re-
courir aux armes : mais le peuple sait qu*il s'expose à toutes
KIBIICBS 80CIALBS. 279
les charges et à tous les maux qui suivent un appel à la force.
Par constitution républicaine il entend un gouvernement limité
par une représentation nationale, où le pouvoir législatif est
s^^aré du pouvoir exécutif; tandis que la démocratie rend toute
représentation impossible, et qu'elle est nécessairement despo-
tique, attendu que la volonté de la majorité de ces mille sou-
verains dont elle se compose ne se trouve pas limitée.
Une paix perpétuelle exigerait encore que l'alliance se fon-
dât sur une confédération d'États libres; mais l'état naturel
entre les nations a été jusqu'à ce jour celui de guerre déclarée
on imminente, et leurs droits ne se débattent que sur les
cfaamps de bataille, où la victoire tranche la question , mais ne
la résout pas. La paix devrait donc être garantie par un pacte
spécial qui ait pour but de mettre un terme à toutes les guerres,
et par lequel les nations renoncent à la liberté anarchique des
sauvages , pour former une civiias genHum. Si par hasard un
peuple se constituait en république (gouvernement qui tend
de sa nature à la paix perpétuelle) , il deviendrait le centre de
cette confédération, à laquelle d'autres s'associeraient pour
garantir leur propre liberté , selon le droit public. « Car s'il est
juste d'espérer que le règne du droit public se réalisera par des
progrès graduels, mais indéfinis, la pabc perpétuelle, qui suc-
cédera aux trêves appelées jusqu'ici traités de paix, n'est pas une
diimère , mais bien un problème dont le temps nous promet la
solution ; et ce temps sera vraisemblablement abrégé par l'uni-
formité des progrès de l'esprit humain. » {^ tous cas, ce sera tou-
jours l'un des rêves les plus séduisants pour les cœurs généreux,
et pour ceux-là surtout qui, s'éeartant des dogmes religieux ,
croient au bonheur sur la terre. L'assemblée constituante avait
proclamé que le peuple est un grand individu , et que le monde
civilisé n'est qu'un seul peuple, dont les diverses nations sont
les provinces; que l'humanité est une seule famille, qui doit
être gouvernée par la loi de justice et de liberté; que la politi*
que est distincte de la morale , mais ne lui est pas opposée. Elle
chercha cependant en vain à édifier un code de droit interna-
tional ; l'ancien droit ressuscita blent At , n'ayant pour règle que
la force et les conventions. Plus tard, la sainte-alliance se flatta
380 SGIBNCBS SOCtàLBfl.
de réaliser ce concert ; et quarante ans d*une paix que les ca-
lamités de la guerre n'ont point attristée , n'ont cependant rien
détruit de ce qui pourrait amener des conflits nouveaux.
Après les dépenses incalculabies que les guerres de l'Empire
occasionnèrent, la gène que tous les gouvernements éprouvèrent
du système de la paix armée, il fallut bien aviser à y trouver
des remèdes : ce fut ce que se proposèrent ces congrès de la
•paix, dont l'Américain Burrik fut le propagateur. Les gens les
mieux intentionnés du monde se réunissent dans ces assem-
-blées , pour déclamer et protester contre les horreurs de la
guerre , pour montrer aux peuples et aux rois ce qu'elle coûte
aux uns comme aux autres; mais, au milieu de ces idylles en
l'honneur delà paix, les peuples, victimes de vieilles oppressions,
ne voient que la force pour s'en affranchir, de même que les
rois n'attendent que d'elle seule leur conservation.
Cependant la science politique était l'objet d'études théori-
ques. Dans sa Science du gouvernement , G aspard de Real , qui en
traite d'une manière plus pratique que Buriamachi et Vattel, vint
résumer les doctrines des publicistes classiques. Le fécond et
exact Bynkershoek, de Middelbourg, offrit le premier une
exposition critique et systématique du droit des gens maritime,
traitant de préférence certaines questions particulières d*une
application pratique. Selon lui , ce qui est conforme aux lo-
mières de la raison est obligatoire , dès qu'il est observé par la
plupart des nations les plus civilisées. Le droit des gens est
donc une présomption fondée sur la coutume ; d'où il suit qu'il
cesse d'être en vigueur du Jour où apparaît une manière de voir
opposée à celle qu'il consacre. Son ouvrage sur le droit des am*
bassadeurs ebt d'une importance capitale. Tracy, dans le Com-
mentaire sur r Esprit des lois de Montesquieu, ne reconnaît que
deux modes de gouvernement, le national et le spécial ; celui
où les gouvernants sont faits pour la nation , et celui où la na«
tion est faite pour les gouvernants : distinction empirique, et
pourtant plus réelle que celle de Montesquieu.
Certains publicistes ont proposé, en vue de réeoaomie, les
gouvernements h bon marché, supprimant la magistrature hé-
réditaire suprême. Dans ceux où le peuple est appelé à prendre
SCIENCES SOCIALES. 281
part à radmioistration , le grand problème du pouvoir est Té-
ieetion. Les répid)Ucaias, avec Jean- Jacques Rousseau, pla-
cent la puissance dans le nombre > ; d'autres n'accordent la
représentation qu'aux propriétaires. Mais la foi dans Tautorité
s'étant trouvée ruinée, on s'est vu dans l'impossibilité d'é-
tablir le dogme de la souveraineté; et la majorité qu'oa lui
a substituée, c'est-à-dire la moitié plus un, est une base mo-
bile et vacillante, selon le caprice de cette majorité. C.-L. Hal-
1er tenta une rettauraUon de la science polUiquef où l'on
peut trouver du moins la réfutation des auteurs précédents.
Dans son TraUé de philosophie polUique, lord Brougham a
passé en revue cinquante formes de gouvernements. Il fait
dériver, comme Bentham, le droit de commander et le devoir
d'obéir, non d'un contrat primitif, mais de l'utilité du plus
grand nombre (Expediency)\ de là résulte l'espèce de bas-
cule où le peuple et le souverain se font contre>poids, ainsi
que le droit réciproque de résistance , qui, en somme, est la
base des constitutions libérales de ces derniers» temps. Il traite
mieux les principales questions de la société civile actuelle ,
le gouvernement représentatif, la liberté de la presse, les ar-
mées sur le pied de guerre ou de paix ; puis les débats parle-
mentaires, le scrutin secret, la répartition des droits électo»
raux , la durée du mandat, les incompatibilités : tout cela au
point de vue théorique et pratique , et toujours prêt à citer les
grands exemples que pouvait lui fournir le gouvernement de
son pays.
Les questions de droit politique ont été plus agitées par les
année ou dans les conférences que par les écrivains ; et ces
•
' Fichte partage cette opiaioD ; niaiSy en reconnaissant la forme ré-
publicaine comme la plas rationnelle, il en fait dépendre l'application
de l'esprit public des nalloos, et ne la croit possible que là où le peuple
a appris à respecter la loi pour elle-même. Toute constitution est lé-
gitime, pourvu qu'elle favorise le progrès général et le développement
des facultés de diacun. L'idéal de la perfection sociale consiste dans un
accord de toutes les volontés à la loi de la raison, de telle sorte que
clmcun travaille au salut commun, et que Tactivité de tous aboutisse
au bien-être de chacun.
283 SCTBNCES 80CULK8.
deroiers temps n'ont produit aucun auteur dassique. Blackin-
tosh donna , dès 1797, le plan d'un cours de droit naturel et
des gens , et il est fort à regretter qu*i] ne Tait pas exécuté lui-
même. Il définit le droit naturel, la science qui enseigne les
droits et les devoirs des hommes et des Ëtats; de sorte qu'il
embrasse toutes les règles de morale , en tant qu'elles régis-
sent \t conduite des hommes entre eux dans les différeots rap*
ports de la vie, la soumission des citoyens aux lois , l'autorité
des magistrats dans la législation et le gouvernement, les rap-
ports des nations indépendantes en temps de paix , et les li-
mites que doivent avoir leurs hostilités. Tout en louant Gro-
tius et Puffendorf , il voudrait un nouveau système de droit in*
ternational , attendu que le langage de la science est tout à 6ût
changé, et que chaque siècle exige un enseignement donné
dans sa propre langue. Maintenant une philosophie plus mo-
deste et plus simple s'est répandue; la connaissance de la na*
ture humaine s'est accrue; des pays incotmus ont été explorés;
les cent fleuves de la science se sont réunis en un vaste coq-
ïant; lliistoire est devenue un musée où Ton peut ândier
toutes les variétés de notre nature. La guerre est devenue
moins cruelle , surtout envers les prisonniers ; l'instruction prt-
tique s'est enrichie des dernières expériences *.
On pourra malheureusement opposer à ces progrès vantés
des violations effrontées, des guerres poussées avec un acharne-
ment fiirouche , les prisonniers de guerre torturés sur les pontons
anglais et dans les neiges de la Sibérie , le blocus et le droit de
visite étendus *.
Quelques publicistes se sont occupés du droit des gens au
point de vue purement positif et pratique, et, d'après les docu-
ments, ont établi les actes et les règles qui devaient diriger les
souverains et les diplomates.
■ Philosophie du droit, où tous les {systèmes contemporaif» ssr
la politique et le droit se trouvent exposés. V. Stahl.
* Les dentiers événements ont été étudiés dans leurs rapports avee le
droit des gens par rAroéricain H. Wrbatoiv, Progris du droit des
cens en Europe, et par Maurice de Hauteiiive, Progrès que lé droU
des gens a fait en Europe depuis la paix de Westphalie.
8C1BNCES SOCIALES. 283
Déjà le président Hénault , dans son DroU publie fondé sur
les traités y avait révélé ce qui jusqu'alors avait été considéré
eomme les arcanes de la diplomatie. Moser s'occupa toute sa vie
da droit public, principaîeinent de celui de l' Allemagne. Do-
pais la mort de Charles VI, il ne marche qu'appuyé sur des
faits, rejetant les spéculations philosophiques, parce qu'il voit
que les principes abstraits ne sont pas observés par les souve-
rains. Martens publia en 1788 un Abrégé du droit des gens de
r Europe moderne fondé sur les traités et la coutume, qui de-
vint ensuite un manuel. Il part de l'idée de Vattel : que ce droit
est une modification du droit naturel , appliqué à régler les rap-
ports entre les nations. Kock et Schœll ont donné depuis cette
Histoire générale des traités de paix entre les États européens,
depuis la paix de ff^estphalle; ouvrage que vient de continuer
jusqu'à nos jours le comte de Garden.
La science de la législation , dégagée des misères et des atro-
cités d'autrefois, s'est préoccupée des origines du droit pénal el
des applications de la jurisprudence. Kant avait fait reposer le
droit de punir sur ce principe : Que chacun soit rétribué selon
ses oeuvres ; et il porta sa sévérité jusqu'à l'inflexible talion.
Zacharie modéra cette sévérité monstrueuse , en réduisant toutes
les peines à la perte de la liberté, attendu que tout délit est un
attentat à la liberté d'autrui. Mais bientôt parut la Théorie de
l'amendement, de Uenke, qui, refusant aux tribunaux la fa-
culté d'apprécier la culpabilité intérieure, et par suite de pro-
portionner la peine à la perversité du coupable , veut qu'on se
borne à l'améliorer. Après lui, Weber et Schuize proposèrent
pour but à la société le perfectionnement moral de l'homme :
d'où il résulte que l'État a le droit de punir la violation des
préceptes qui résultent d'une telle obligation. Romagnosi re-
chercha l'origine métaphysique du droit de punir et ses divers
degrés, en s'appuyant sur ce que la société étant l'état naturel
de l'homme, sa défense en est la conséquence : d'où la nécessité
d*infliger des peines, mais seulement dans les limites de cette
nécessité. Quelques-uns vont chercher ce droit dans quelque
nhose de plus élevé, dans le principe d'expiation, et dans les
inspirations d'une conscience publique, inconnues aux sen-
3S4 8C1£NCBS SOCIALES.
Bualistes, ainsi qUe dans Tordre moral, doDt les perturbations
doivent être prévenues ou punies par le pouvoir social.
Parmi les écoles modernes de Jurisprudence, Féoole praii-^
qtie, qui s'est étendue en Angleterre, proclame le droit positif,
en lui donnant les codes pour base, et en réduisant l'art à leur
application. L'école philosophique, qui règne en Allemagne «
examine avec Kant le droit comme quelque chose d'absolu et
de pure raison, ou recherche l'esprit des codes, les interprétant
pour en trouver les motlfis suprêmes. Défendue aujourd'hui par
Thibaut et par Hegel, cette école a trouvé des contradicteurs
dans Hugo et dans Savigny , qui lui ont opposé l'école kisiori"
gtu. Selon eux , le droit n'est pas une libre création du législa-
teur, mais un fruit naturel des mœurs, des besomsy de tous
les éléments eoostitutift d'une natioii; de telle sorte que le
présent se trouve étroitement lié au passé , et qu'il faut dès lors
recherdier avec soin tous les débris de l'ancien droit. En con-
séquence, les juristes philosophes se sont proposé de faire ua
code pour toute l'Allemagne, persuadés que le droit est uni-
versel , et doit triompher de toutes les variétés de caractère, de
climat, d'origine, et identifier la science avec la pratique. L'é-
cole historique a porté une grande lumière sur le droit romam ,
considéré philosophiquement et philologiquement, en publiant,
en coordonnant, en critiquant des fragments antérieurs à Justi-
nien, et aussi les codes des barbares^ de manière à iaire triom-
pher l'histoire, et à l'associer à la pratique du droit. Sous oe
point de vue , Savigny considère le droit romain comme le type
de la loi positive universelle , et l'aperçoit partout dans la
codes modernes; il le regarde comme la base d'un autre code,
qat ne pourra être compilé de longtemps : aussi faut-îl se con-
tenter, quant à présent , des statuts et des coutumes que nous
tenons du passé.
Cette dernière école voudrait aussi s'intituler école du pro-
grès^ parce qu'elle fût le droit continuellement variable, comme
un résultat de l'expérience, selon les temps, les pays, les usages ;
oe qui fait qu'on ne doit avoir en vue que son application, tandis
que ceux qui le construisent d'après des règles rationnelles te
condamnent nécessairement à Fimmobilité. De semblables di-
8CIBNCB8 SOCIALES 285
rergences prouvent qu'il n'existe pas encore une véritable sdenœ
du droit; mais elles donnent lieu aussi à de fortes études, à
des discussions, et tendent à éclairdr l'importante distinction
entre le droit et la morale.
Le premier code officiel fîit le Landilagh de la Suède, dans
lequel avaient été fondus les douze codes provinciaux en 1442,
et qui fiit imprimé plus tard en 1608. Dix ans après, Gustave-
Adolphe donna un nouveau statut; et, en 1731, Frédéric II fit
rédiger ce code général que la diète sanctionna en 1784. D*au-
très essais eurent lieu également au dix-huitième siècle, parmi
lesquels nous avons mentionné déjà les codes de Frédéric le
Grand et de Joseph II. Le cùde Napoléon , qui est comme une
transaction entre les anciennes coutumes et les conquêtes- de
la Révolution, fut porté dans toute l'Europe par la victoire; et
il lui a survécu dans plusieurs pays, où il en a inspiré de nou-
veaux. Le code Bavarois, ouvrage de Feuerbach (1810), chan-
gea le droit criminel allemand ; et on l'imita en corrigeant ce
qu'il avait de trop rigoureux. Le Digeste de r Empire a intro-
duit en Russie l'ordre et l'uniformité (1833) : il contient les
statuts organiques de l'État, les règlements concernant les
finances, l'économie publique, la police intérieure, indépen-
damment des lois civiles et criminelles. La Grèce a promulgué
un code pénal , et s'occupe de substituer un bon corps de lois
civiles à l'amas de dispositions empruntées aux législations
romaines et byzantines. Dans l'Amérique septentrionale, les
codes se ressentent de l'influence firançaise. Celui que Li vingston
a rédigé pour la Louisiane est extrêmement remarquable; les
délits et peines y sont nettement divisés , et les limites des au-
torités administratives et judiciaires bien déterminées '. Dans
le code Brésilien (1836) » qui est d'une douceur extraordinaire,
la peine de mort est réservée au meurtre et à llnsuncction
* LIvjngBtoB discute» dans son préambule, les trois bases que l'on a
allribiiées tu droit de punir, eherchaot à concilier ceux qui le font
dériver de la lëglUme défense , ceux qni le font dériver d'un contrat
•octal, et ceux qui le ratUclient à la justice divine. Rossi aborde aosri
cet examen dans son Traité du droit pénal.
386 SCIBNCBS SOCIALES.
armée des esclaves. Celui de la Bolivie punit la tentative moins
que le crime consommé , et traite , dans une partie, des crimes
publics, et, dans Tautre, des délits privés. La Russie a promul-
gué, en mai 1846, un nouveau code établi sur les coutumes
antérieures , mais qui en est cependant indépendant. Le knout
y est aboli, et toutes les autres peines s'y trouvent adoucies.
Le code commercial français a emprunté des titres entiers
à l'ordonnance maritime de 1681. Napoléon contribua beaucoup
à le répandre, et plusieurs peuples de TEurope de TAmérique
l'adoptèrent, même après la chute de Tempereur. Brème, Ham-
boui^, Lubeck ont des codes particuliers. L'Édii poUUque de
navigation^ promulgué par Marie-Thérèse pour les ports autri-
chiens, n'a trait qu'à la discipline. Il paraîtrait que le code ma-
ritime de la Suède a beaucoup emprunté aux vieilles eoutuoies
Scandinaves. Les autres peuples ont aussi leurs codes de com-
merce, sauf FAngleterre et les États-Unis, c'cst-à-dhre les deux
nations les plus commerçantes du monde : elles préfèrent s'en
tenir aux jugements d'Oleron et de Wisby , et aux précédents de
leur jurisprudence. Des écrivains anglais nous ont fait coa-
nattre le code maritime de la Malésie, dont lesdi^Msitions s*é-
cartent peu de celles de la justice européenne.
Tous les peuples demandent des améliorations à leur légis-
lation pénale; T Angleterre elle-même, où la loi est tout et où
les principes ne sont rien , lutte pour rajeunir les vieilles lois.
La distinction s*établit partout entre le pouvoir administratif et
Je pouvoir judiciaire, que Ton rend indépendant et inamovible.
Le ministère public s'y introduit également, et Ton établit divers
degrés d'appel qui Gxent un terme aux procès. On distingue
le délit de la transgression, la tentative de l'exécution ; ajoutons
à ces améliorations frappantes la publicité des débats , les arrêts
motivés, les jugements par jurés, la rédaction des lois dans la
langue vulgaire, et enfin la précision des châtiments.
Le prévenu dans les prisons n'est plus confondu avec le con-
damné, Tadulte avecTenfant; et celui qui a subi sa peine
n^est plus livré à Tarbitraire de la police, mais confié au pa-
tronage de personnes pieuses et sages. On s'eflbrce d'enlever aos
châtiments le caractère de vengeance, pour leur donner celui
SCIENCES SOCIALES. 287
d^expialkm, en rendant aux coupables le sentiment de leu»
dignité. Beaucoup de publicistes se sont élevés contre la peine
de mort ; et peut-être n'est-ce que Timperfection de nos moyens
de répression qui la fait conserver. L'Angleterre Fa restreinte,
en 1837, à un très-petit nombre de crimes; et, en 1841 , elle
en a excepté aussi les crimes d*État.
Dans les armées même, les châtiments échappent à Tarbi-
traire : le soldat est soumis à un jugement; on abolit les châ-
timents eorporels, qui avilissent; et la peine de mort n'est plus
prononoée pour désertion en temps de paix..
Mais depuis la destruction des anciennes corporations , qui
constîtiiaient entre leurs membres une espèce de surveillance
réciproque, cette surveillance a dû se concentrer dans la police.
Cette institution a donc pris une grande importance , et em-
piète parfois sur les attributions du pouvoir judiciaire.
La centralisation du pouvoir, et le besoin de connaître avec
certitude les ressources d'un pays, ont donné naissance à la
statistique, qui est l'énumération des faits qui peuvent éclairer
Fadministration publique, l'inventaire des forces d'une nation.
Déjà elle avait grandi sous Napoléon, qui n'en prit pas ombrage ,
attendu qu'on peut faire dire à des chiffres tout ce qu'on veut.
Quelques-uns en ont abusé depuis, et en l'exagérant ont voulu
constituer comme essence de la science économique ce qui
n'en était que Finstrument; ils sont tombés dans le frivole et
dans le ridicule. On appuya d'un grand appareil de chiffres les
maximes les plus absurdes ■ ; ce qui est venu en aide au maté»
riallsnie de l'administration , pour qui l'homme n'est pas un
être intelligent, mais une machine qui produit ou ne produit pas.
Melchior Gioia, collecteur infatigable de faits arbitraires,
dont il ne vérifiait pas la source, exposa, dans la Philosophie
de la statistique, des tableaux où devraient figurer, dans sept
catégories, tous les faits et tous les objets de la société, comme
s'il était possible de ramener tout au nombre et à la mesure.
Le même écrivain a réuni sur tous les objets possibles, dans
' « Depuis dix ans» disait Garaîer-Pagjfes a la chambre des dépnléfi.
Tari des chiffres est la langue du mensonge. »
288 SCIENCES S0CI4LV8.
^ •
Iton Prospectut det sciencet écanomigveSy les pensées des
sages, les opinions et les usages des peuples, les actes des
gouvernements. Sa définition de la statistique, « description
économique des nations , » n^est pas satisfaisante; car cette
science doit dresser le calcul si complexe des forces politiques,
et arriver à marquer le degré de la vie sociale, ou la véritable
puissance intérieure.
La Grée» antique, qui tenait peu de place dans le monde,
n'en était pas moins une chose immense; Athènes, qui était peu
par le nombre d^ ses habitants, était beaucoup par ses oeuvres :
cela prouve qu'il y a des forces qui échappent à rarithmétiqoe ,
forces qui ne peuvent ni se toucher ni se mesurer. Deux co-
lonnes de chiffres ne sufBsent pas pour déterminer la condition
d'un peuple , puisqu'une grande somme de richesses peut exister
avec la dernière dégradation du caractère moral : en elfeC.
lliomme n'est pas seulement un être physique et iatdlectuel ,
et sa partie morale échappe au creuset de la statistique. Que
dire ensuite lorsque les chiffires sont établis d*après Topinimi de
celui qui les recodlle, et non l'opinion d'après les chiffres?
La statistique doit réunir et condenser en chififires les ftits
qui doivent avoir pour résultats des théories. On n'aborde aujour-
d'hui aucune grave question d'économie politique , sans s^étre
Kvré préalablement à des recherches sérieuses sur les faits qui s'y
rapportent. On connaît par la statistique les dépenses et les re-
cettes , ainsi que les comptes de la justice civile et crimindie,
c'est-à-dire la fortune publique et les mœurs, l'enseignement
primaire, les dépenses des communes, l'entrée et la sortie des
marchandises , les productions du sol, et celles des mines. Cest
un inventaire du présent , au profit de l'avenir.
Dès le temps d'Aristote et de Xénophon, les questions éco-
nomiques préoccupèrent les philosophes. Néanmoins ractirilr
industrielle ne pouvait être très-grande chez les anciens, oùlt
vie privée était subordonnée à la vie publique, où la première
pensée du citoyen était pour l'État, et la seconde pour lai-
même. De même dans le moyen âge , quand la religion était la
première affaire des États et des indiridus, l'éoonomie sociale
ne pouvait prendre un grand essor. Mais, au temps présent, b
SCIENCES SOCIALES. ^9
est devenue la condition non-seulement du bîen-étre
matériel , mais aussi de la dignité personnelle, de rindépendance,
du développement intellectuel et sodaL
On connaît Taxiome de Quesnay : La terre ne produirait
pas sans travail; donc le travail est ta véritable richesse,
Cest grâce au travail que la terre rapporte régulièrement,
abondamment, et que les manufactures fleurissent; le travail
annuel d*une nation est la source des produits nécessaires
à la consommation, aussi bien que de ceux au moyen desquels
on se procure les produits des autres pays. En effet, la ri-
chesse consiste dans la valeur échangeable des choses : ce-
lui-là est le plus riche qui produit le plus, ou qui possède
des objets auxquels le travail donne une utilité qu'ils n'auraient
pas autrement. La valeur échangeable diffère de la valeur utile ,
en ce qu*on peut avec la première se procurer beaucoup de
choses, et que la seconde ne peut figurer comme matière à
échange. Qu'y a-t-il de plus utile que Teau ? On ne peut ce-
pendant en faire Tobjet d'un échange; tandis que le diamant,
qui est si peu utile, peut servir à acheter beaucoup de mar-
chandises. Le rapport entre deux valeurs échangeables exprimé
en une valeur convenue, à laquelle on donne le nom de monnaie,
s'appelle prix. Le prix nominal diffëredu prix réel, qui représente
ce que les choses ont coâté de travail ; diverses circonstances
peuvent foire que le prix courant s'éloigne du prix naturel , et
trois éléments concourent à l'établir; car il faut ajouter au re-
venu de la terre qui a fourni la matière première , le salaire de
l'ouvrier et le bénéfice de l'entrepreneur.
Smith laisse une grande part à la terre ainsi qu'aux produits
accumulés des richesses créées par le travail : une partie se
consomme immédiatement, une partie s*accumule par l'éco-
nomie et par l'épargne , ce qui constitue les capitaux , qui ne
sont pas seulement l'or et l'argent, mais toute richesse quel-
conque résultant du travail , surtout quand cette richesse est
eniployée à en créer d'autres par un travail nouveau. Le capital
est Jixe s'il se transforme en ustensiles; il est circulant s'il sert
à payer le salaire des ouvriers et à acheter des matières pre-
mières. Améliorez-vous votre fonds? c'est un capital fixe; l'ar-
niST. DE CEKT ANS. — T. IV. 35
290 SCIENCES SOCIALES.
gent et les vivres sont un capital circulant. Mais, dans les com-
binaisons par lesquelles les produits du travail s'échangent en-
tre eux au moyen de l'argent, qui réglera le prix des choses?
La demande et Foftre.
Smith nous a donné la meilleure analyse du travail : selon
lui, les progrès de cet élément de richesse sont en proportion
de sa subdivision , de sorte que les machines deviennent les
bienfaitrices de Thumanité , malgré leurs inconvénients passa-
gers. La richesse peut donc être créée , accrue, conservée, accu-
mulée , détruite ; la stérilité du travail est une erreur, et les
classes manufacturières échappent à la prédominance des classes
agricoles.
Passant ensuite aux revenus de TÉtat comme corps poli-
tique, Smith détermine à quelles dépenses la société entière
doit contribuer, quelles sont celles qui doivent peser seu-
lement sur certaines classes, et quels sont les avantages du
système colonial. Quiconque est apte à créer des valeurs doit
à rÉtat des subsides et des taxes, en retour de la liberté de son
travail ; il n'est plus de professions stériles dès qu'elles peuvent
donner aux choses une valeur échangeable au moyen du travail.
Chacun peut donc acquérir l'indépendance; l'économie devient
une vertu active, et le champ des valeurs échangeables est infini.
Les premiers économistes avaient attribué aux gouvernements
une part telle qu'ils faisaient de leur science et de la politique
deux choses synonymes ; au contraire, Smith veut que le gou-
vernement reste passif. Supprimez les entraves , et les capitaux
préféreront toujours l'emploi qui profitera le plus à l'industrie
nationale. La paix, des taxes supportables, la justice, suffisent
pour porter un peuple de la barbarie à la plus haute civilisa-
tion. L'intérêt individuel est le mobile de chacun, et la con-
currence , le meilleur des stimulants. L'égoîsme est donc le
fond de son système ; c^est par l'égoïsme qu'on travaille, qu'on
invente, qu'on fait. des efforts pour améliorer sa condition.
Que chacun s'ingénie de son mieux, et cette activité de tous
sufBra à la prospérité et à la richesse de la nation : en consé-
quence, liberté absolue, concurrence, émulation. Smitli oppo-
sait ces théories aux physiocrates , sans prendre leur ton dogma-
SCIENCES SOCIALES. 291
tique, mais simplement, et en tirant ses exemples des objets
les plus usuels. S'il ne fut pas toujours rigoureux dans ses
conséquences; si, en combattant des erreurs enracinées, il
tomba quelquefois dans d'autres excès ; s*il n'apprécia pas toute
Timportance de la terre et des capitaux ; s'il ne donna pas la
théorie la plus exacte des machines ; si , épris des valeurs échan-
geables, il ne songea pas aux valeurs morales, qui sont la
gloire, Tornement des nations, et s'il négligea les médecins ^
les avocats, les prêtres, les magistrats^ sans s'apercevoir que
le talent est un capital accumulé , il faut le lui pardonner, en
considération des difficultés qu'il rencontra , et de l'inexpérience
qu^avaient montrée ses prédécesseurs. Il se laissa surtout abuser
par la philosophie écossaise , qui cherchait à suppléer, par la
méthode, au défaut de principes, et à combler par l'expérience
le vide laissé par le sensualisme de Locke.
En outre, ni Smith ni ses disciples ne s'inquiétaient, dans
la libre création des richesses, si elles tournent au détriment
des pauvres ; aussi l'Angleterre , qui fit l'application la plus
large de sa concurrence universelle , se trouva-t-elle accablée
sous la masse de ses prolétaires indigents. Depuis qu'à cette avi-
dité de l'intérêt privé est venue s'ajouter la puissance énorme
des machines à vapeur, on s'est demandé de plus en plus si
le monde a beaucoup gagné à cette création de richesses ,
qui , sans frein de justice ni de morale , plonge dans la mi-
sère une multitude de gens ; tandis que les richesses, pour être
un bienfait réel, demanderaient à se trouver également répar-
ties entre tous les producteurs. Heureusement la position de
TAngleterre , sur laquelle Smith a fondé ses doctrines , ne sera
jamais celle de toute l'Europe. Non , l'homme n'est pas destiné
à ce travail solitaire , à cette hostilité de la paix ; et nous avons
la confiance que Vassociation sera substituée un jour à la con^ .
currence»
Les doctrines de Smith pénétrèrent rapidement dans la pra-
tique, firent tomber beaucoup d'entraves , donnèrent une meil-
leure idée des colonies , réveillèrent le crédit public , et rédui-
sirent les balances de commerce et les systèmes restrictifs, non
moins que les théories des physiocrates , à n'être plus que des
292 SCIENCES SOCIALES.
erreurs historiques. Ces vieilles théories avaient pourtant profité
à la France, car cette nation sympathique ne pouvait, ainsi que
Smith , concevoir sa mission exclusivement comme un mar-
chand, à qui il suffit de réaliser de gros bénéfices. Elle voulait
effacer les restes de la féodalité, et la nuit du 4 août 1789 vit
opérer plus de réformes que n*avaient osé en réclamer les éco-
nomistes. On débattit longuement la question de savoir soi
quelle classe il fallait faire peser Timpôt; l'école de Quesnay
avait adopté une définition trop étroitede la valeur^ et elle arriva
à des idées exclusives ou fausses , en faisant tout peser sur la
terre, comme Tunique source des richesses. La Révolution , qui
appliquait la doctrine de ces économistes , accabla dMmpots les
propriétés foncières, et laissa perdre à la nation ce qu'elle
aurait pu tirer, à son grand profit , des capitaux et de Tindus-
trie. Il £illut donc forcément émettre des assignats sur les biens
du clergé et des émigrés. Mais comme cette ressource ne pou-
i(ait suffire pour résister à toute l'Europe , on eut recours à des
expédients ruineux , auxquels , disait-on , on était contraint par
le salut public. L'argent fut prohibé , pour donner cours aux
assignats ; la valeur s'en étant accrue , on prétendit fixer le
maximum des prix; et alors les marchandises et les denrées
disparurent à leur tour. Les violences qui suivirent ces mesures
obligèrent à prendre des partis désastreux. Mais Napoléon lui-
même appelait le système continental un retour à la barba-
rie ' ; et ses erreurs en économie politique lui furent plus nui-
sibles que ses erreurs d'ambition.
Tandis que la France démocratique pesait sur la propriété
foncière, en Angleterre l'aristocratie grevaU les impots indi-
rects. Dans ce pays toutefois s'étaient créés la grande industrie,
le crédit moderne , la dette consolidée , puis la dette flottante,
par l'émission des bons du trésor, qui , dans des temps calmes,
devinrent pour les Ëtats des expédients très-commodes, en les
dispensant de conserver l'argent improductif pour des besoins
" « Il nous a coûté de revenir , après tant d'années de dvilisalion,
aux principes qui caractérisent la barbarie des premiers Ages des Da-
tions, n Me^Mige du 21 novembre 1806.
SCIENCES SOCIALES. 293
imprévus. Or, TAngleterre , avec son commerce immense, avec
ses coionies , avec sa libre discussion , était le pays le plus pro-
pre à produire des théories, et à les autoriser par une vaste
pratique. Les esprits pénétrants virent la fausseté du système
commercial en vigueur, qui considère Fargent comme Tunique
richesse , et tend à en attirer la plus grande somme possible
en vendant beaucoup et en achetant peu ; système sur lequel
étaient basées les lois de douanes de toute T Europe.
Le crédit rapproche les deux éléments , trop souvent divisés,
de toute production, le capital et le travail : il fait que les ca-
pitaux , quoique employés, peuvent encore concourir utilement
à d'autres entreprises ; et 1^ crédit anticipe sur Tavenir. Cest
au crédit qu*est due la supériorité de TAngleterre ; les banques
sont le crédit élevé à sa suprême puissance. Henri Thomton
entreprit de justifler la suspension des payements de la banque,
d*après ce principe que la circulation proûte également , soit en
numéraire , soit en effets , et que les banques peuvent favoriser
indéflniment le travail et multiplier la production sans recourir
au numéraire , pourvu que les émissions soient modérées. Pitt
soutint que le capital fictif, créé par le prêt, se transformait en
capital fixe , et devenait par là aussi avantageux au public que
si un nouveau trésor était ajouté à la fortune publique : c'est
là une absurdité , et pourtant quelle force prodigieuse en ré-
sulu!
Mais lorsqu'en 1810 les efforts de la Grande-Bretagne contre
Napoléon eurent porté l'État à des dépenses énormes, et déme-
surément accru le prix des denrées , Gobbett lança sou opus-
cule intitulé le Papier contre l'or, ou Mystères de la banque
dr Angleterre : chef-d'œuvre de bon sens , soutenu par une lo-
gique inflexible, à l'aide de laquelle il pénètre les questions les
plus épineuses , et dévoile les tromperies du gouvernement en
matières de finances.
Ricardo lui Wnt scientifiquement en aide {Du haut prix
des denrées, 1809), en prouvant que la hausse et la baisse du
cours étaient des termes relatifs , et que le cours, tant qu'il ne
circule que des monnaies d'or et d'argent ou du papier conver-
sible en numéraire, ne pouvait hausser ou baisser plus que dans
2».
394 SCIENCES SOCIALES.
les autres pays , au delà de ce qui est nécessaire pour les frais
de transport de l'argent et des lingots. Si au contraire les bil-
lets ne sont pas conversibles , ils ne sont pas reçus au dehors,
et dès lors la baisse qu'ils éprouvent indique une étnisnon ei-
cessive. Or, il projeta une banque où les billets seraient échan-
gés, non contre de l'argent, mais contre des métaux ; ce qui
conciliait la sûreté des porteurs et celle de la banque, en évi*
tant les frais de monnayage et le danger des réclamations ins-
tantanées. L'expérience n'en a pas été faite jusqu'ici.
Le même écrivain soutint ensuite (1817), dans les Principes
de r économie politique et de Cimpôt, toujours avec des for-
mules abstraites et algébriques , que le revenu est indépendant
des^dépenses de production, et que la hausse des salaires dirai-
nue les bénéfices , mais non le prix des denrées, et vice versa.
Les salaires, selon lui , et par suite les bénéfices, sont détermi-
nés par les frais de production de ce qui est nécessaire à la
consommation de l'ouvrier. Quelque chers que soient ces
objets, l'ouvrier doit toujours en recevoir autant qu'il lui en
ûiut pour vivre , lui et sa femille. Cette théorie a été com-
battue ; mais elle a amené de belles idées sur les bénéfices , les
salaires, les produits bruts, l'influence des taxes sur la pro-
duction.
Comme il est constant que la modération des désirs ne pro-
voque pas la production , Ricardo a prétendu que , pour rendre
un peuple actif et industrieux , 11 fallait accroître le nombre
de ses besoins. Il a donc plus en vue la richesse collective des
nations que le bien des individus , et il pose ainsi les bases de
son système : Déterminer les lois qui règlent la distribu-
tion des produits en rentes^ bénéfices^ salaires, tel est le pro-
blème capital de Véconomie politique. L'objet de son ouvrage
est de le résoudre , et c'est aussi le but que se sont proposé James
Mill et Torrens.
Mac-CuUoch^qui définit l'économie politique « la sdencs
des valeurs , » modifia les idées de Ricardo, tout en les rendant
plus populaires ; il adopte aussi l'inflexible absolutisme du sys-
tème manufacturier, sans égard pour les travailleurs : la plos
grande félicité consiste, à ses yeux, dans la plus grande
8CJBNGE8 SOCIALES. 295
sociale ; d'où la nécessité de lois qui en règlent la distribution.
Ainsi voilà Téconomie publique tout à fait matérielle : l'homme
est une machine de travail , les nations sont autant de manu-
factures ; le monde est régi par la fatalité des lois économiques.
L'humanité est-elle broyée sous les roues des machines ? il n'im-
porte. On oublie que l'augmentation des produits n'est désira-
ble qu'en considération des hommes : on songe à la richesse et
à la prospérité de la nation , mais non à celle des individus.
A coup sâr, depuis que Arkwright et Watt changèrent les
conditions du travail en substituant aux bras les machines, les
grandes associations ont succédé aux petites manufactures, et
les finances se sont portées sor Tindustrie ; c'est-à-dire qu'elles
ont aggravé de plus en plus les impôts indirects, qui forment
même l'unique revenu dans certains pays , comme aux États-
Unis et en Angleterre. Mais quelques-uns s'aperçurent que si
les prohibitions accroissent la production , elles mettent toute-
fois obstacle à la consommation. S'opiniâtrer à fabriquer ce
qu'on peut se procurer à meilleur marché est une faute sem-
blable à celle de l'Espagne , qui se ruina pour multiplier Tor,
qui faisait augmenter les produits manufacturés de la Flandre.
La prospérité à laquelle étaient parvenus les États-Unis , où
rindustrie et les manufactures n'étaient ni favorisées ni proté*
gées , démentait l'école protectionniste , ainsi que le régime co-
lonial , et démontrait que les balances du commerce étaient
fausses, et les lois protectrices, imprévoyantes. En consé-
quence , le ministre Huskisson attaqua la prohibition « à l'aide,
disait-il, de ces changements graduels et pondérés qui, dans
une société d'une forme ancienne et compliquée , sont les pré-
servatif les plus convenables contre les innovations impruden-
tes et dangereuses. » Il affranchit donc la navigation et l'entrée
des soies étrangères; aux objections des uns il opposa celles
des autres , et démontra par le fait que l'abaissement des taxes
profite à l'État. Son triomphe fut si complet , que peu d'années
après on proposait d'employer le canon pour faire adopter par-
tout la liberté.
Henri Pamell, qui vint après lui , passe en revue, dans sa
nr forme financière^ le système économique anglais, et les
29G SCIENCES SOCIALES.
germes d^améliorationsdont il est susceptible en fait de douanes
et d*intéréts commerciaux. Les Anglais ont le grand avantage
d'apporter dans les systèmes une expérience qui leur sert à dis-
tinguer les idées pratiques des illusions passionnées, et de voir
les réformes triompher dans l'opinion avant d'être discutées au
parlement, dont tout le rôle consiste alors à décider des ques-
tions déjà bien débattues. C'est ainsi que le ministère de Robert
Peel put affranchir des droits de douane une partie considé-
rable des marchandises; et Ton en vint à demander bientôt
qu'il en fût de même pour le reste. Les partisans de la liberté
du commerce formèrent en peu d'années un parti , qui prit le
dessus sur les deux partis anciens; on le vit réunûr dans une
soirée 15 millions de francs pour tenir tête à raristocratie;
s'appuyant sur le peuple , il a le sentiment de ses besoins et favo-
rise ses réclamations. Ce pays, qui devait sa grandeur séculaire
au système prohibitif, qui avait repoussé si longtemps toute
marchandise importée sous pavillon étranger, 8*est décidé
(1850) à abolir tout privilège de navigation ; il a ouvert ses ports
et ceux de ses colonies à tous les produits et à tous les pavil-
lons.
Ainsi , un principe opposé à celui qui a dominé jusqu'ici est
proclamé, celui de la libre concurrence entre les nations. Ce*
pendant les lois prohibitives ressuscitent dans la ligue doua-
nière de l'Allemagne. Dans cet autre pays, les matières pre-
mières sont exemptes de droits; une taxe légère frappe celles
qui, ayant été à demi ouvrées , servent au travail; mais les ob-
jets manufacturés y sont grevés de droits très-lourds; les den-
rées intertropicales y sont asssujetties à diverses taxes >. L'a-
* Le thé paye 86 pour cent, le sucre 50, ce qui a fait beaneosp
augmenter le sucre de betterave; te riz 35, les tabacs 60, etc. PTauniit-
11 pas été plus opportun de faire des arrangements avec l'Amérique,
d'autant que T Allemagne, qui n'a pas de colonies, n'a pas de monopoks
À protéger, et qu'elle aurait pu obtenir à bas prix ces denrées, pour les
répandre dans toute l'Curope? On évalue la consommation du sucre,
dans les pays civilisés, à trois kilogrammes par tête. Or, l'Anglais Fré-
déric Scheer a calculé que l'Europe, les États-Unis , le Canada, en oat
consommé, en 1845, 840 millions de kilogrammes. La consooDmalioo,
SCIENCES SOCIALES. 297
vantage intérieur fut très-grand. Le revenu net» qui avait été
dans la première année de 46 millions et demi , s'éleva presque
à 87 millions en 1843 , défalcation faite des frais de perception.
Dans la première année, la ligue comprenait 23 millions d'in-
dividus; on avait donc gagné t,94 par tête : en 1843, il y en
avait 23 millions et demi , ce qui donnait 8 fr. 11 par tête. La
population, indépendamment de Faugmentation des personnes
employées, trouve donc son avantage dans Faccroissement des
salaires et des industries, et dans la plus-value des propriétés.
Les restrictions sont-elles donc avantageuses ? La ligue an-
glaise contre les douanes est-elle donc absurde? Voilà les faits
à Fappui des deux théories : Favenir décidera entre elles.
Cest à Jean-Baptiste Say (1767-1832) que la France fut re-
devable de Fimportation des théories anglaises. 11 érigea en
principes c^ qui pour Smith avait été des preuves, et en propo-
sitions générales les simples conséquences. Il accepte ce qui est
comme droit, et relègue à Fécartles questions abstraites : n'ayant
que Tobservation des faits pour théorie, il réduit la science h
Fempirîsme , et lui donne son passé pour avenir. L'économie
politique est pour lui la science de la production , de la distri-
bution et de la consommation des richesses*. Il combat le
système exclusif et colonial , en démontrant que les nations
payent les produits avec les prodoits, et que toute loi qui en-
trave Fachat entrave la vente. Si donc la récolte est mauvaise
dans un pays , les manufactures s'en ressentent ; si un pays
prospère, ses voisins en profltent*, ou par les demandes qu'il
dans la Grande-Bretagn« , est de 8,46 par tête, de 8 dans les États-
Unb, de 5,4 1 en Hollande, de 3,61 en France, de 1,20 en Autrielie,
de 3 dans le reste de FAllemagne; de 0,77 en Russie. En supprimant
les entraves, la consommation décuplerait peut-être*
' Jl est vrai qu^il a avoué depuis que cette manière de voir était
trop restreinte, et que la science doit embrasser tout le système social;
mais, dans la pratique, il ne s'écarta pas de ses premières données.
* On peut juger à quel point H s'éloigne de Voltaire, qui écrivait :
m Telle est la condiUon humaine, que souhaiter la grandeur de son pays,
c^est souliatter du mal à ses voisins... Il bst CLàia qu'un pays ne peut
gagner sans qu'un autre ne perde. nDiciionn» phiiosoph»^ Patbie.
298 SCIBNCBS SOCIALES.
fait , ou par le bon marché qui en résulte. Qu'on eesse donc de
se. nuire réciproquement : plus de guerres , folies ruineuses
pour le vainqueur ; la politique habile consiste à se doaner
mutuellement la main, deux nations étant entre elles comme
deux provinces. Qu'elles emploient donc leurs forces à snbju-
jB;uer la nature, et à en tirer la richesse qui est source de ta
puissance.
Quant aux classes pauvres, Say ne s*en inquiète pas, el« grand
admirateur de l'industrie anglaise, il ne se doute pas des maax
causés par une concurrence sans frein. Si les richesses srat le
produit de Tindustrie de l'homme combinée avec les agents na-
turels et avec les capitaux , la nation qui possédera le plus de
machines sera la plus riche. L'entrepreneur et le capitaliste
soin tout ; le travailleur n'est rien. Se faisant une arme, sous la
Restauration , des doctrines agressives du libéralisulfe , il déni-
grait le gouvernement , et repoussait toute intervention de sa
part dans Tindustrie et les travaux publics ; il voulait qu'on
s'en remît de tout à l'intérêt individuel. C'est aussi ce qu'avait
voulu Smith, qui réduit le rôle du gouvernement à une pure
surveillance, et n*entend pas qu'il dépense rien ni pour leculte,
ni pour les beaux-arts , ni pour la charité.
Les économistes avaient donc démontré comment se produi-
sent et se consomment les richesses. Mais pourquoi ne sont-
elles pas également distribuées dans la socfété? Pourquoi tant
de misère? Le mal vient-il de la nature, ou de la société? Peut-
on y trouver un remède? La Révolution, passionnée pour les
abstractions et les déclamations , ne comprit pas qu'il y avait
mieux à faire qu'à renverser les privilèges et à discuter les ins-
titutions; que la déclaration des droits réclamait une organi-
sation sociale qui en rendit la jouissance possible; que I»
citoyens , une fois déclarés Ubres et égaux,des réformes écono-
miques étaient nécessaires pour soustraire le peuple à la
tyrannie de la faim , plus indomptable que celle des rois. Bar-
rère avait dit à la tribune que « les pauvres sont les puissances
de la terre, et ont droit de parler en maîtres aux gouvernements
qui les oppriment; » et, en conséquence de ces abstractions, on
eut recours à des moyens inouïs pour soulager la misère,
SCIENCES SOCIALES. 299
jusqu'à lui donner droit à une rente de IGO francs par tête :
remède aussi vain que le furent la guerre, le maximum, les
emprunts forcés, la banqueroute, Tabolition des contribu-
tions indirectes, et la guillotine ; la tourbe des pauvres ne dimi-
nua pas. La science se fatigue inutilement sur ce terrible pro-
blème. Guillaume Godwin( 1793), nouveau Rousseau, en accuse,
dans sa Justice politique , les institutions sociales. II faut dé-
truire les gouvernements, la religion , la propriété, les mariages;
introduire une égalité où les riches ne soient que les adminis-
trateurs du bien d'autrui , et où Ton considère comme injuste
toute jouissance dont un membre quelconque serait exclu.
Robert Malthus (1786-1836), au contraire {Essai sur le
principe de la population ), trouve le vice non dans la société,
mais dans les individus, surtout dans Tignorance et la dégra*
dation désirasses classes ; et il nous endurcit aux souffrances
de nos semblables, en les regardant comme méritées. Il dédui-
sit , des recherches de Hume , de Wallace , de Smith , de Price,
que Tespèce humaine multiplie en proportion géométrique, et les
moyens de Tentretenir en raison arithmétique; d*où il suit qu*ils
deviendraient insuffisants , si les maladies et les guerres n'y
pourvoyaient. Si le vice et la misère augmentent avec la popu-
lation ^^ que restera- t-il à faire à la société, sinon d'exclure du
banquet de la vie tous ceux qui s'y présentent lorsque les places
sont déjà'occupées ? Il faut donc ne distribuer ni aumônes , ni
encouragement ; il ne faut pas nourrir les enfants trouvés, ni
fournir de subsides qui multiplient les malheureux en encoura-
geant Toisiveté. Tourbe misérable , qui assiégez les portes du
financier en demandant Taumône, ou le comptoir du manufac-
turier en sollicitant du travail , videz la place , vous gênez ! la
place est aux plus riches. Prétendriez-vous qu'au moins les '
douceurs du mariage , de la paternité vous ont été accordées
par le ciel, et j]ue la société ne peut vous les enlever? ?îulle-
ment. Il faut qu'il vous soit défendu d'engendrer ; que la na-
ture reste chargée du soin de vous punir du crime d'indigence.
Que l'hérédité et les privilèges, au contraire, soient sacrés,
puisque l'égalité ne ferait qu'augmenter les crimes et la misère.
Jamais, depuis le Cnrist^ on n'avait condamné aussi effronté-
300 SCIENCES SOCIALES.
ment la charité, et réhabilité la peste, la guerre et tous les fléaux.
Malthtis y fut poussé par le désir d'assigner à la misère une cause
unique, tandis que ces causes sont toujours complexes; d'ab-
soudre par anticipation les gouvernements, et de prendre pour
naturels les abus d'un état social et industriel contraire aux
lois régulières de la population. Il exagéra la proportion dans
laquelle elle se multiplie, en empruntant à TAmérique ses
points de comparaison > ; il ne vit pas que les populations sont
aujourd'hui plus nombreuses, et pourtant mieux nouiries,
mieux vêtues qu'autrefois , et que Taugmenlation des besoios
stimule Findustrie, et aide à triompher de la nature. Combien
de pays encore inhabités ou incultes recevront Texcédant de
ceux qui sont à naître! Le commerce ne remédie-t-il pas à Tm-
suflbance de Tagriculture?
Des théories qui mettaient les inégalités sociales 0ous la sau-
vegarde de la Providence ne pouvaient manquer de sourire aux
heureux du siècle, et parurent justifiées par les excès de la Ré-
volution. En Angleterre, ceux qui demandaient qu'on diminuât
les secours légaux aux pauvres ne manquèrent pas de s'en faire
une arme. C'est fort bien ; mais il faudrait auparavant renverser
les obstacles et les institutions qui empêchent la richesse des
grands de descendre jusqu'aux pauvres, même après avoir sup-
primé les lois qui empêchaient l'homme laborieux de devenir
propriétaire.
Du reste, les Anglais seuls érigèrent l'économie en véritable
science, et dans les limites hors desquelles il ne reste que l'u-
topie, la spéculation. Elle ne fut traitée ailleurs que d'une
manière éclectique, et on l'appliqua aux besoins de chaque
peuple, sans s'élever a l'idéal : ainsi Ganilh pour la France,
Merwal pour la question des colonies, de Laborde pour celle
des associations, Piavillepour la charité légale ; Flores, Estrada,
UUoa, Pebrer, Ramond de la Sagra, pour l'Espagne; Kluit et
Quételet, pour la Hollande et la Relgique; pour la Russie,
■ L'Américain Everett, réfutant et Godwin et Maltbus (I82S), pré-
tend , au contraire, démontrer que là où la population s'accroît
t, 3, 4, 6, ii;a ressources augmentent comme I, 10» 100, 1000.
8CIBRCB8 SOCIALES. 301
Henri Storcb, qui apprécie magistralement le travail des es-
claves , source pour cet empire d'une si grande richesse natio-
nale.
Les Italiens n'eurent guère à s'occuper des sciences éco-
nomiques, sinon historiquement > ; et, comme dans les siècles
précédents , ils furent plutôt administrateurs et économistes po-
litiques que philosophes. Romagnosi forma une école qui s'ap-
puyait sur la jurisprudence. Melchior Gioia ( 1767-1829 ), secta-
teur de Bentliam dans l'économie, de Locke dans la logique, a dit :
Bechercher les faits, voir ce qui en résulte, voilà la philoso-
phie. Les sciences ne sont que le résultat défaits enchaînés^ de
telle sorte que l'intelligence en soit facile^ et le souvenir durable.
II ne sut donc donner qu'une philosophie vulgaire : il observa les
phénomènes sans en rechercher les causes ; après avoir émis un
fait , sans même qu'il s'inquiète parfois de le prouver, il en
déduit une théorie. Pour lui, la morale est la science du bon-
heur, et le bonheur est la somme des sensations agréables, sous-
traction faite du chiffre des sensations pénibles : « Lois, droits,
devoirs, contrats, crimes, vertus, ne sont que des additions, des
soustractions, des multiplications, des divisions de plaisirs et
de douleurs. La législation civile et pénale n'est que l'arithmé-
tique de la sensibilité *. Les discours comme les actions sont
subordonnés à la loi générale de la plus grande utilité et du
moindre dommage ^ ; et une bonne digestion vaut mieux que cent
ansd*immortalité *, » En conséquence, il méprise le peuple, pré-
fère les grands manufacturiers aux petits, les grandes propriétés
aux médiocres ; il proclame la tyrannie administrative , et ne
traite ni des institutions politiques, ni des rapports entre Téco-
' Nous citerons la RaccoUa degli économiste, publiée par le baron
Ciistodi ; la Storia delV econcmia publica in Italia, de G. Pecchîo,
résnroé de l'ouvrage précédent; et le récent travail de L. Blancliini,
Délia scienza del ben vivere sociale, e deW economia degli Stati;
Païenne, 1845. Les étrangers ont appris de Pecchio qu'en cette matière
■ Il n*avait été rien produit en Italie dans l'espace de trente ans. »
* Préface au Traité du divorce,
^ Mériie et Kécompense^ t. I, p. 231.
4 Nuovo GalateOf p. 3ôo.
36
803 8CIBNCB8 SOCIALES.
nomie et la législation, non plus qne des finances ni du paupé-
risine. Dans Mériie et Récompense^ il veut qne Fœîl de 1*80-
torité pénètre jusque dans le foyer domestique '.
Mais tandis que Malthus s'élève contre les enfants qui naissent
sans moyens d'existence, et conseille paternellement le célibat
aux deux tiers du genre humain; tandis que Ricardo calcule
dans son cabinet combien il faut sacrifier de victimes à la con-
currence, les sentiments d'humanité l'emportaient cbcz d'au-
tres; surtout lorsqu'aux embarras de la guerre succédèrent
ceux de la paix, et qu'à la suite des changements apportés par
la Révolution , apparurent ceux des machines, plus grands en-
core, et surtout inattendus.
Tant que l'homme avait eu un maître, il avait peu souffert
de la faim, non plus que le chien ou le cheval. K mesure que
l'indépendance s'accrut, la pauvreté augmenta ; les corpo-
rations d'arts et métiers une fois dissoutes, chacun se trouva
isolé ; les pauvres de la campagne , qui avaient autrefois deux
asiles, le château et le couvent, lorsque l'un et l'autre furent
abattus, affluèrent dans les villes. Partout où la Révolution
passa, elle détruisit les institutions de charité, de même que
les institutions populaires. Mais c'est dans les pays surtout où do-
minent le crédit et les manufactures, qu'apparatt plus hideuse
cette plaie dévorante de la mendicité ; l'industrie mécanique
fait que les ouvriers les moins habiles suffisent au travail, et
qu'on les préfère, parce qu'ils sont moins chers : ils n*ont plus
en conséquence d'état régulier, et se trouvent facilement réduits
à rinaction , c'est-à-dire à la misère.
Les gouvernements ont compris que c'est pour eux non-seule-
ment un devoir, mais une nécessité, de relever les classes labo-
rieuses. Ils ont donc cherché de^ remèdes au mal, mais au ha*
sard ; et ils ont voulu leur donner Téducation, avant de leur
avoir assuré le travail.
' Voici le jugement qa*en portait Romagnosi : « L'économie polHî-
qiio, telle qu^elle est exposée aujourdMioi, prend un air de sensnalilé
mesquine et f yrannique, dans laquelle se trouve oubliée la partie la plss
précieuse de la cliarité et de la dignité de Tespèce humaine. »
SaBlfCBS SOCIALES. 303
Sismondif appliquant le bon sens à la science sociale, s'é-
lera contre les abus des doctrines industrielles , en demandant
grâce aux banquiers et aux machines, pour les souffrances dés
hommes. Les moyens économiques de la production sont un
bien soda! quand la consommation y correspond, et quand cha-
que producteur en retire ce qu'il en obtenait avant que cette
économie fût introduite, (f est-à-dire quand elle rend réelle*
ment un produit plus considérable. Mais la concurrence, qui est
une lutte de tous contre tous, amène Teffet opposé ; elle y ajoute,
de plus, de graves complications et de cruelles injustices. Dans
cette guerre faite à la petite industrie par les gros capitalistes,
ligués avec les banques pour créer des machines qui multiplient
les marchandises, dont Taccumulation occasionne de grandes
crises, c'est le peuple qui souffre. Le conflit des intérêts indi-
viduels ne sulBt pas à produire le plus grand bien de tous; et
les entraves que les anciennes corporations mettaient à Texubé-
ranoe de la production avaient de salutaires résultats.
Ainsi , tandis que Smith exclut Tintervention du gouverne*
ment dans Tindustrie et le commerce, Sismondi rappelle; il
repousse la libre concurrence, et soutient que le bien-être phy-
sique de rhomme , « en tant qu'il peut être Tœuvre du gou-
vernement, est l'objet de l'économie politique. » Il établit néan-
moins, avec d'excellentes intentions, deux classes distinctes, le
pauvre et le iriche ; il veut la légalité de la bienfaisance, mais il
n'indique rien de bien efficace en faveur de ces classes labo-
rieuses auxquelles il est presque le premier, parmi les écono-
mistes, qui ait montré un intérêt bienveillant.
Il est certain que le peuple jouit aujourd'hui de plus de bien-
être qu'avant l'emploi des grandes machines ; il parcourt des
rues plus belles , sa route est éclairée ; il a les chemÎTis de fer,
renseignement gratuit, l'habillement à bon nu&rché. Les ma-
chines, en économisant le temps, épargnent à l'homme les tra-
vaux pénibles de la brute, et en exécutent d'autres qui, sans
elles, étaient impossibles. Mais l'avidité les rend désastreuses.
Du reste, il est des maux qui ne guérissent que lentement; et il
est facile de les révéler, comme il est toujours aisé de critiquer.
Cependant d'autres écrivains répondirent à cet appel fiiit au
304 SCIENCES SOCIALES.
sentiment en faveur des classes souffrantes, en accusant de ma-
térialisme Técole anglaise, en combattant son but ^olstCi en
dirigeant enfin la science vers le bien-être et le perfectionne-
ment de l'homme, vers ce qui éclaire son intelligence , stimule
son activité, et soulage ses maux.
Drojs veut que les richesses soient non le but, mais le mojea ;
le bonheur d*un pays ne dépendant pas, selon lui, de la quantité
des produits , mais de la manière dont ils sont répartis. Dunoyer
se platt à exhiber, au contraire, les torts des basses classes, leur
imprudence , leur ignorance, Timpossibilité de les contenter :
idées dénuées de fondement scientiGque. Yilleneuve-Bargemont
ne voit de remède que dans la charité chrétienne. En général,
l'école des économistes catholiques regarde la misère comme
résultant en partie de la condition de l'homme, en partie du
vice, et pense qu'il faut, pour y remédier, la parole du prêtre,
le repentir du coupable, et la grâce de Dieu.
Eugène Buret, étudiant, non plus la théorie de la richesse,
mais celle de la misère *, en fit un tableau d'autant plus déchi*
rant qu'il n'inspire pas de défiance, comme tant d'autres ou-
vrages passionnés sur la pauvreté, sur les classes dangereuses,
sur la prostitution. L'Angleterre principalement eut à s'occuper,
après la réforme parlementaire, des souiTrances de la multi-
tude; et les commissions envoyées en Irlande et dans les villes
manufacturières pour y visiter les tristes lieux où vont s'en-
tasser la misère et la malpropreté, révélèrent une telle dégra-
dation de la race humaine , qu'on ne pouvait en être tânoin
sans chercher à y remédier. Le choléra vint inspirer aux riches
la crainte de voir l'infection de ces bouges immondes gagner
leurs brillants hôtels; une insurrection désespérée fut l'o»-
vre de ces malheureux pour qui la grandeur et la prospérité de
la patrie n'existent pas, condamnés qu'ils sont à l'incertitude de
l'existence , au travail sans espoir. Alors des milliers de jeuaes
garçons que Tivresse et la débauche faisaient chanceler, de
' EocÈifB BuBsr, De la misère des classes laborieuses en FroMS
et en Angleterre ;dela nature de la misère, de sen existence^ de tet
causes ; de Vlnsuffisance des remèdes qu'on lui a opposés jusq^iei*
SCIENCES SOCIALES. 305
femmes gui n*avaient rien de leur sexe , d'ouvriers qui n'avaient
jamais entendu le nom du Christ, et qui ignoraient souvent
leur propre nom , conjurèrent contre ces richesses dont ils sont
les premiers artisans ; et, sans qu'un seul eût révélé le secret
commun, ils eurent bientôt réduit en cendres l'industrieuse
ville de ShefBeld, au cri de « Mieux vaut la mort que la faim I »
Ce système de charité légale, qui ne soulage le corps qii'en
abattant l'esprit , avait élevé la taxe des pauvres jusqu'à 4,000
millions de francs annuellement. Cette dépense exorbitante
croissait d'année en année, et d'inconcevables abus en attes-
taient l'inutilité. On se mit en quête de quelque autre remède.
On substitua à l'aumône que distribuaient les paroisses , des
maisons de travail ( work-houses ), où les pauvres furent di-
rigés de points très-éloignés , pour y peiner comme des bétes
de somme, loin de leurs enfants; véritable châtiment in-
fligé à cette pauvreté qui ne dérive pas de la mauvaise conduite,
mais de l'inégale répartition des biens. Le gouvernement anglais
institua un bureau spécial (pooriaW'board)^ouT les mesures a
prendre relativement aux indigents ; il envoya étudier dans tous
les pays les règlements concernant les pauvres; et l'on trouve
dans l'ouvrage de Porter les précieux résultats de cette enquête,
qui toutefois ne produisit pas d'améliorations décisives. Des colo-
nies de pauvres ont été fondées par la Belgique , la Hollande , la
Suisse; mais elles ont plus coûté qu'elles n'ont rapporté.
Le dernier siècle s'est glorifié d'avoir détruit les maîtrises et
ramené l'homme à la liberté, c'est-à-dire à l'isolement qui dé-
charge le riche de Tobligation de donner, et prive le pauvre de
la ressource de lui demander assistance ; mais on reconnaît
aujourd'hui la nécessité de pour>'oir d*une manière quelconque
à cette décomposition. On a essayé, dans le comté de Cor-
nouailles, de rapprocher les ouvriers en les intéressant dans le
produit des fabriques, comme font les baleiniers anglais, qui
répartissent les bénéfices entre les armateurs et les équipages;
on a introduit les assurances et les pensions mutuelles, on a
tenté de nouvelles corporations d'une nature purement morale.
Les caisses d'épargne imaginées par Wilberforce, mais qui n'ont
guère existé que depuis 1810 , sont une garantie de moralité, et
26.
306 SCIENCES SOCIALES.
elles auront de bons résultats si elles sont organisées, comme
en France, pour Tavantage des pauvres , en offrant de la facilité
pour remploi et le transport des fonds; mais elles ne contri-
buent pas encore à affranchir le pauvre de Tentrepreneor. Or
tous les secours n'aboutissent à rien , s'ils ne mettent le paovre
en état de se passer de secours, et de ne compter que sur lui-
même pour écliapper à la misère. Vouloir arrêter les effets sans
détruire les causes, c'est erreur ou folie ; c'est un aveu d'im-
puissance.
Que la science économique s'élève à d'autres considérations
que ce qui regarde uniquement les finances et le commerce;
qu'elle cesse de se considérer comme la science de la ric4iesse,
et de ne voir dans la richesse que l'argent. La richesse se com-
pose de tout ce qui satisfait les besoins légitimes, et l'économie
politique est la science qui doit coordonner les parties constitutives
d'une nation, en vue de lui procurer le plus de bien-être et la
plus grande prospérité possible. Aujourd'hui, les besoins des
peuples, qui, dans le silence de la paix, arrivent jusqu'à l'o-
reille des rois, ne permettent pas de se perdre dans des abstrac-
tions, ni de traîner les choses en longueur; ils réclament des
réponses catégoriques et sociales. Le prolétariat a-t-il le droit
de vivre et de jouir du fruit de ses travaux? Comment le sou»*
traire à son humiliation présente? Suffit-il de lui recommander
la résignation? Suffît- il de lui faire la charité? Ou doit-on pré*
parer à chacun les moyens de remplir sa tâche, d'exercer ses
droits, de développer son activité propre ? Ce n'est pas dans les
livres qu'il faut chercher les solutions de ces problèmes, mais
dans les ministères et dans les assemblées législatives. Ils sentent
que ce n'est plus le moment de discuter, mais d'agir, et de con-
cilier les calculs de l'intérêt avec les inspirations de la morale
et de l'humanité.
/
II
BÉFOBHBS ET AlISLIOBATIOlfS 307
RÉFORMES ET AMELIORATIONS.
Ao milieu des doetrines fonestes des uns, des doctrines
ineptes des autres, bien des améliorations partielles se sont
introduites , parce que les hommes sont meilleurs que leurs
théories. L'égalité des personnes et des choses est désormais
entrée dans les lois. Ce n'est pas avec la politique de Tar-
quin à Gables, en abattant les pavots les plus élevés, mais
en élevant les tiges inférieures, qu'on y est parvenu. Aussi
voyons-nous les races qui restaient marquées d'un signe d'in-
famie, les Bohémiens, les Juifs, les Irlandais, se fondre à la
longue avec les antres; et l'esclavage disparaît dans les pays
même où il a ses plus vieilles racines. La Turquie a détruit les
mameluks et les janissaires, et a proclamé la tolérance envers
les chrétiens; F Angleterre a émancipé les catholiques; la
Suisse , ses ilotes ; la Russie affranchit ses esclaves. L'Amé-
rique du Nord ne diffère l'émancipation des siens que par la
crainte de la guerre civile. Les Juifs sont admis dans la loi
commune , et songent à devenir une Église plutôt qu'à rester
une nation. Dans les pays où la noblesse s'est maintenue comme
corps politique, elle a perdu la plus grande partie des biens-
fonds, de même que le privilège des emplois civils, militaires,
communaux, et celui des dignités ecclésiastiques; sa juri-
diction patrimoniale a été limitée ; elle est soumise à l'impôt,
à la conscription , et le plus souvent aux tribunaux ordi-
naires ; elle voit s'élever à côté d'elle les hommes lettrés et les
industriels ; et l'immobilité de ses richesses est sapée par l'éga-
lité dans les successions civiles. Les conditions ne sont pas
égales , il est vrai ; mais toutes sont également aptes aux em-
plois dont le mérite les rend dignes ; toutes sont soumises à la
loi, aux impôts , au service militaire.
ïje pouvoir monarchique reprend chaque jour aux feuda-
taircs quelque lambeau de cette autorité dont ils s'étaient saisis
808 aÉFOnilfiS £T AM^LIOaATIONS.
depuis des siècles, et se reconstitue dans son unité; ce qui lui
permettra de séparer entièrement le pouvoir administratif d«
Tautorité judiciaire. Les pouvoirs aristocratiques ont disparu
avec les anciennes républiques; les cantons suisses, où il en
avait survécu quelques parties , sont arrivés à lYgalité ; eutîu,
les petites seigneuries vassales se sont effacées, en reconnais-
sant rentière souveraineté des princes d* Allemagne. La révolu-
tion, qui concentre les pouvoirs dans les mains de l'admiDis-
tration, se trouvant presque partout accomplie, celle qui les
restituera à qui de droit se prépare peu à peu ; et maintenant que
les «liatnes de Tesclavage sont brisées, il reste à briser la plus
terrible de toutes, celle de la misère. Tant de discussions qui
se sont engagées sur Téconomie politique et les systèmes sociaux
prouvent assez que tous veulent avoir part aux affaires qui
concernent tout le monde. On veut que TÉtat ne se mêle du
travail social que dans les limites de la stricte nécessité; qui!
considère le droit de tous comme Tunique restriction au droit
de chacun ; et Ton commence à donner plus d'attention aux li-
bertés réelles qu'aux libertés théoriques.
Les guerres tendent à devenir de plus en plus impossibles;
et on doit espérer qu'elles ne se feront plus pour le caprice des
rois , mais seulement pour Témancipation et le bonheur des
peuples. Que si le système de la paix armée ruine les finances,
il ne ruine pas les peuples; car les impôts d'un gouvernement
régulier, quelque lourds qu'ils soient, n'équivalent pas, à beau-
coup près, aux maux qu'une guerre entraîne avec elle.
Dans les pays où il y a une religion d'État , on peut défendre
l'exercice public d'un culte dissident; mais nulle part on ne
persécute plus les croyances et les pratiques privées. Les ecclé-
siastiques n'ayant qu'une puissance purement morale , leurs
biens sont soumis aux mêmes charges que ceux des autres ci-
toyens, leurs personnes aux mêmes juridictions; le droit cano-
nique va se restreignant de plus en plus. Si dans quelques pa}'S
(TAngleterre, la Norwége, l'Ecosse) le clergé participe au
pouvoir législatif, c'est plutôt comme un des éléments du pa-
triciat que comme classe distincte , et tendant à un but parti-
culier.
BBFOBIIES ET AMÉLIORATIORS. 309
Le droit d*aubaîne est aboli , au moins par des conventions
réciproques. La foi publique forme l*une des bases du système
financier, de même que les économies utiles et la publicité des
comptes. Les falsifications , les fraudes en matière de monnaies
disparaissent ; les douanes sont établies de manière à ne plus
néoessiter l'immoral remède de la contrebande.
On a dérogé à beaucoup de prescriptions du droit civil qui
dérivaient du droi^ politique, entre autres au partage inégal
de rbéritage paternel. Quelques écrivains se sont même élevés
contre le droit de tester, respecté pourtant dans toutes les
législations. L'autorité paternelle a été modérée, mais main-
tenue ; dans les pays où le divorce est permis, les moti£i en ont
été restreints.
L'importance attribuée à la propriété foncière dans le moyen
flge n'a pas diminué, mais la propriété mobilière est mieux
appréciée; et les constitutions accordent une représentation
non-seulement à la ricbesse industrielle, mais encore à la
pensée. La publicité des hypothèques garantit les créances, et
diminue les causes de procès. En ce qui concerne Timpôt, tous
les économistes admettent qu'il doit être basé sur le revenu avec
une extrême modération, et qu'il peut être refusé lorsqu'il
excède les besoins réels de TÉtat. Il doit être proportionné aux
ÊKoltés de ceux qui doivent le payer, comme prix de la pro-
tection et des avantages sociaux; ceux-là étant tenus de donner
plus, qui ont plus besoin d'être garantis. Partout on frappe de
réprobation la taxe personnelle, qui atteint non le revenu,
mais l'existence y et qui, instituée à l'origine en remplacement
de l'obligation du service militaire, est maintenue aujourd'hui
conjointement avec ce service.
La loi n'est plus un acte de puissance , mais de raison ; et,
même dans les États absolus, des règles fondamentales limitent
l'action du pouvoir suprême; là où il n'y a pas de garanties
dans le gouvernement, il y en a dans l'administration. Les
droits des nations sont déclarés imprescriptibles, et tout pou-
voir qui réprime arbitrairement ce qui est nécessaire au bien
et à l'extension des facultés humaines ne tardera pas à être
regardé comme immoral. En effet, connaître, aimer, agir, c'est
310 BBFOAMES ET AMÉUOEATIOIIS.
tout rhomme. Les gouvernements qui veuleot le réduire à une
seule de ces faicultés se fourvoient Gomment nier le progrès?
N*en est-ce pas un déjà notable, que nous attribuions le mérite
du bîen«étre actuel à Tabolition de ces mesures, à Taide des-
quelles nos pères se flattaient d'y arriver ?
Le progrès n'existe pas moins dans l'ordre intelleetnel. La
violence , qui est un moyen de tyrannie , fait place à la pondé-
ration des forces et des moyens , à des dispositions dans Tintérét
du plus grand nombre, a l'association des forces, à des écrits
où l'on attaque les passions et non les hommes , où Ton soutient
le droit sans blesser les convenances , où l'on parle de justice
aux forts, de paix aux opprimés. Les sciences ne regarderaient
pas leur mission comme accomplie, si elles n'appliquaient leurs
conquêtes au bien général. Elles ont facilité par le recensement
la répartition de Timpôt; elles ont mieux maîtrisé les eaux, et
les ont dispensées en proportion des besoins ; elles donnent des
conseils à la bienfaisance pour améliorer les hôpitaux et les
prisons. L'économiste étudie la question des salaires; jusqii*à
quel degré il convient d'organiser les classes laborieuses, sans
entraver l'instinct et l'intelligence de l'individu; comment oo
peut rendre moins pénible le travail des enfonts dans les ma-
nufactures; quelles institutions facilitent aux pauvres un meil-
leur emploi du produit de leur travail ; comment on peut les
accoutumer à l'économie et à la prévoyance, favoriser les en-
treprises par des banques agricoles et d'escompte , faire que les
travaux d'utilité publique tournent au plus grand avantage da
particulier , combiner les intérêts du fisc avec la suppressioo
des loteries, la diminution de l'impôt du sel, des douanes, et
des autres taxes indirectes ; enfin on cherche à résoudre le grand
problème d'équilibrer la subsistance avec la population.
La société a compris qu'elle perd le droit de punir le délit, si
elle n'a eu recours à tous les moyens de le prévenir. C'est pcxir
cela qu*on s'est tant occupé de l'enseignement. Le nombre dei
établissements pédagogiques «'est donc énormément accru;
mais on y a conservé (défaut capital) les systèmes d'une so-
ciété bien différente, et l'on a abandonné à des mains vénales
Tapplication de ceux qui ne convenaient qu'à des eorporatioos.
B^FOIMBS £T AMBLIOBATIONS. 311
Or, les corporations une fois détruites, il aurait fallu que les
systèmes fussent complètement changés.
Quelques tentatives ont été faites dans ce but II n'était pos-
sible d'instruire le peuple que par des méthodes promptes : il y
avait bien moins à lui charger la mémoire qu'à développer son
moral, et à fiiire en sorte que l'enfant se trouvât amélioré par
les choses qu'il apprend, et par la méthode à Taide de laquelle
il apprend. ITest-ce pas ainsi que font les mères , qui, par la
parole , communiquent aux enfants les idées du juste et du
bien? Cest précisément en méditant sur l'éducation maternelle
que le père Girard pensa que l'étude du langage, qui est en ré-
sumé Tétude de la pensée, peut devenir l'instrument d'éducation
le plus complet , comme il en est le premier ; or il voulut qu'à
tout travail de la mémoire et du raisonnement se rattachât une
leçon religieuse ou morale. Pestalozzi, de Zurich, fut l'auteur
d'une méthode qui tend à ce que l'élève développe par lui-même
ses notions et ses qualités propres , indépendamment des opi-
nions de l'instituteur , et qu'il appuie ses propres données sur
la connaissance distincte des parties intégrantes et essentielles
des objets. 11 voulut donc que le maître fût formé par l'élève «
et qu'il lui donnât à son tour l'impulsion; que le savoir et le
faire se trouvassent réunis ; que les facultés physiques , morales
et intellectuelles de l'enfant pussent s'exercer harmoniquement.
Mais, eiagérant une pensée de Locke, il fit des mathémati-
ques la base de l'éducation ; comme s'il était possible de ne pas
accepter aussi les vérités prouvées par la conscience et par le
cœur!
Former le peuple à la morale plus encore quà la science,
à Taide d'une méthode accessible à tous, et assez peu dispen-
dieuse pour n'avoir pas besoin du gouvernement, tel est le but
que se proposa Lancaster. Déjà Bell , prêtre anglican , s'était
aperçu qu'il était possible de transmettre l'instruction aux élèves
au moyen des élèves eux-mêmes ; et il avait fondé , d'après cette
idée, une école à Madras. Lancaster établit aussi son ensei-
gnement mutuel : procédé mécanique par lequel les enûmts
s'instruisent l'un l'autre, les plus avancés servant de directeurs,
de moniteurs, de maîtres, sous la direction d'un instituteur.
^313 BlirOfiMBS ET AUÉLIOBATIORS.
qui est plutôt uq surveillaat. Il ouvrit, dans le quartier le plus
misérable de Londres , une école pour la lecture , récriture et
le calcul , ne demandant que la moitié du prix exigé par les
autres maîtres. Épargnant la dépense des lims , il n*avait qn*un
seul exemplaire suspendu à la muraille, qu'il Élisait copier, soit
sur le sable avec le doigt, soit sur Tardoise avec un crayon. H
parvint à rendre renseignement gratuit au moyen de souscrip-
tions, et Ton s'étonna qu'un seul homme pût suffire pour des
milliers d'élèves. Mais comme il était quaker, et qu'il recevait
des élèves de tout sexe, quelques ecclésiastiques s'efOrayèrent de
son succès. Lui-même ne sut pas s'accommoder aux nécessités
dont tout novateur est assailli ; aussi vécut-il très-misérablei
chargé de dettes, et en butte aux persécutions.
Sa méthode se propagea, malgré des contradictions de tout
genre; le sentiment religieux y trouva place; car désormais
personne, à l'exception d'Owen , n'admet plus ie paradoxe de
V Emile , qu'il ne faut point donner aux enfants , dans le pre-
mier ftge, ridée de l'Être suprême. Mais, dans les pays manu-
facturiers , les parents , assujettis à un travail journalier, sont
contraints de laisser à l'abandon leurs enfants , qui grandissait
dans la misère et dans l'immoralité. Cest pour suppléer à ce
déplorable abandon qu'ont été institués les asiles pour l'en-
fance : innovation excellente, pourvu qu'elle ne dévie pas de
son but , qu'elle ne détache pas les enfants de leur état, qu'elle
ne relâche pas, entre les enfants et les parents, ce lien qui
sera toujours le principal frein du vice.
"En général, l'instruction du peuple ne sera jamais qu'une
déception et une moquerie partout où on lui apprendra à lire
et à écrire, sans qu'il puisse en faire usage. Quant au haut en-
seignement , qui trop souvent engendre des talents secondaires,
et non pas de grandes intelligences, les gouvernements tendent
à s'en emparer comme d'un moyen d'action , c'est-à-dire à eo
faire un monopole , jusqu'à 6ter aux pères de famille le droit
précieux d'élever leurs enfants dans les idées qu'ils croient les
meilleures. On ne sait trop, par malheur, ce que l'on veut en
fait d'éducation et d'enseignement. Nous critiquons ce qui est
vieux , sans nous entendre sur ce qu'il y a à y substituer de
BirOBMKS ET AMELIORATIONS. 813
neof; nous allons à tâtons. Cela est si vrai, que nous nous
débattons non sur le fond , mais sur les méthodes. Que dirons*
nous de ces pays imitateurs, où l'on prétend copier des mé-
thodes faites pour d'autres tout différents , et qui ont un but
tout contraire à celui auquel ils doivent viser? Que dire de ces
prôneurs de liberté qui imitent les despotes dans le monopole
de renseignement , et qui imposent aux pères de famille , dont
le droit, le devoir est de donner à leurs enfants Tinstruction la
plus saine, et de choisir par conséquent leurs maîtres, des sys-
tèmes et des instituteurs désignés par Tautorité civile?
La bienfaisance est devenue plus active à sonder les plaies
de rhumanité , et plus ingénieuse à les guérir. Les hôpitaux
ont été améliorés autant qu'ils peuvent l'être dans des mains
vénales. On veut qu^ les jeux de hasard ne soient plus un re*
venu de finance , que les maisons d'enfants trouvés cessent
d'être un cimetière, et que l'œuvre de la charité ne soit point
convertie en supplices. Il a été établi à Londres , sur un vais-
seau (ie Dreadnougth) ^ un hospice pour les marins, où l'on
reçoit ceux de tous les pays , comme des gens dont la mer est
la patrie commune. Dans les contrées catholiques, les ordres
hospitaliers ont été rétablis ; et les sœurs grises , ainsi que les
scnirs de Charité, ont mérité tout à la fois les sarcasmes et la
confiance du siècle des machines. L'éducation des sourds-
muets et des aveugles s'est perfectionnée , et l'on s'est oc-
cupé des moyens de secourir efQcacement les asphyxiés. Le
principe d'association a produit les compagnies de secours
mutuels et d'assurances contre l'incendie, la grêle et les risques
maritimes ; d'autres associations se sont formées pour venir en
aide aux orphelins, aux jeunes débauchés, aux filles perdues,
aux enfants trouvés, dont le nombre augmente d'une manière
effrayante dans le monde entier '. L'œuvre de la Sainte-Enfance
s'est proposé pour but de recueilibr les nouveau-nés qu'on
' Necker évaluait à 40,000 le nombre des enrants exposés et en-
tretenus dans tous les hospices de France avant 1789. Il y en avait
67,966 en 1815, 99,346 en 1SI9, 129,689 en 1834, et la dépense s'é-
levait à près de dix millions. ( Conire-enquétes iur Us enfants troU'
véSf mai 1S39.)
27
814 BÉP0B1IK8 BT AMRUOBATlOIfS.
expose en Chine par milliers. Une société s'est eonstituée dans
rOcéanie pour commencer Péducation des peuples nouveaux ;
une autre en Algérie , pour convertir les Africains. D'autres
rachètent les esclaves, et travaillent à rabolition de l'esclavage :
les paroles ne suffisent pas pour louer le zèle des missionnaires,
ces pacifiques conquérants.
Si l'ignorance et le besoin continuent de pousser au crime
tant de misérables, on fait des prisons un moyen de correction
et de régénération. Lorsque l'Angleterre eut perdu ses colonies
d'Amérique, elle déporta ses criminels à la Nouvelle-Hollande,
où elle fonda la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud; en 1817,
elle créa celle du pays de Yan-Diémen. Les émigrés volontaires
prospérèrent aussi dans ce pays fertile, qui n'a point de bétes
féroces, et où les troupeaux sont une source de richesse. Là,
des hommes dont l'Europe n'aurait su faire que des habitués
de prisons , ont formé là des villes florissantes. Mais il arrive
malheureusement qu'ils se corrompent les uns les autres dans
le trajet, et que ce chAtiment n'effraye pas assez pour détour-
ner du crime.
Le docteur Rusch lut en 1787, chez Franklin , des Recher-
ches sur les effets des châtiments sur les coupables, ce qui
conduisit à former une société pour raméUoration des pri'
sons; et des essais de régime pénitentiaire. En 1790, fîit fondée
à Philadelphie la prison d'Étal, dirigée par dix citoyens hono-
rables : les détenus y furent distribués en prévenus , en con-
damnés pour fautes graves et pour légers délits, en vagabonds
et en débiteurs; tous y travaillaient à leur profit, et la bonoe
conduite leur valait une abréviation de peine. Ils y étaient isolés
jour et nuit , tandis que dans les prisons d^Aubuni ils travaillent
ensemble dans la journée , mais en silence : ces deux systèmes
sont en présence, et tous deux tendent également à empêcher
la contagion entre les prisonniers. L'Angleterre a imité ceséta-
blissements ; mais les effets n'ont pas répondu à tout ce qu'on
attendait, et ils n*ont guère servi qu'à faire briller l'héroïsme de
quelques philanthropes , tels que La Fry, qui entreprit h New-
gâte, d'améliorer la condition des femmes détenues. Les mai-
sons pénitentiaires de Genève (1820) et de I^usanne ( 183-1 )
▲MBLIOBATIONS BEVÉES. — SOCIALISME. 315
ont donné des résultats dignes d*éloges; aujourd'hui tous les
pays civilisés en possèdent ou en rédament.
En somme, aucun genre de souffrances n'échappe aux efforts
combinés de la science et de la bienfaisance, qui s'empressent
d'accourir partout où il y a des consolations h donner, des se*
cours à préparer, des lumières à répandre. Mais l'expérience a
bien démontré qu'elles ne réussissent à rien, ou ne recueillent
que de mauvais fruits, quand elles ne sont pas inspirées par la
religion ; c'est d'en haut seulement que peut venir le baume
qui restaure.
AMÉLIORATIONS RÊVÉES. — SOaAUSME.
Depuis la paix, les gouvernements se sont obstinés à mainte-
nir des lois économiques, faites pour un temps déjà éloigné
où l'industrie était bien loin de son développement actuel; aux
maux qui résultent de cette contradiction , la philanthropie n'a
encore su trouver que des palliatifs. Les uns n'en meurent
pas moins de faim, les autres de réplétion. L'abîme se creuse
de plus en plus entre les entrepreneurs millionnaires et les ou-
vriers indigents, lorsqu'un petit nombre de mains accapa-
rent l'industrie, et peuvent réduire le peuple au pain pour
toute nourriture, ou le jeter, du jour au lendemain, sur la voie
publique. Dans les pays agricoles et en Angleterre surtout, le
système des fermages a amélioré les campagnes , simpliGé les
administrations publiques et privées; mais il a réduit à la mi-
sère les basses classes, obligées de tout donner à un fermier,
qui se trouve dégagé de toute clientèle d'affection envers les
propriétaires traditionnels , envers les corporations religieuses
ou bienfaisantes, qui comptaient au nombre des fruits du champ
la vie de leurs paysans. Est-il bien permis de désigner comme
la plus riche des nations celle où, chaque année, une multitude
de gens est réduite à mourir littéralement de faim?
Les socialistes ont cherché un remède radical à ces maux
316 AHBLIOBATIONS BEVEES.
et à d'autres encore dont ils font d'effroyables et irritants ta-
bleaux, et dont ils accosent la société actuelle. Ils se composeDt
de différentes sectes qui sont en désaccord entre elles, non-seu-
lement dans l'application, mais jusque dans leurs principes
les plus abstraits. Dans toutes ces écoles, les vieilles idées
de démocratie se sont associées au développement nouveau
de l'industrie, et au désir de réformer le droit individuel et le
droit réel, ramenés à une théorie absolue. Aussi leurs docteurs
croient que la science économique ne sert à rien , si elle ne se
fonde sur le système social tout entier; et ils se mettent à re-
pétrir le monde. Philosophes non plus du passé ni du présent,
mais de l'avenir, leur science est une révélation , leur méthode
rhistoire, la syntlièse leur but; c'est-à-dire qu'ils prétendent
identifier la religion et la philosophie en une science de la vie
et deractioQ, ou, si l'on veut, de la société.
Saint-Simon (1760-1825), d'origine aristocratique « et ce-
pendant frappé de l'injustice des inégalités sociales, prit pour
devise : améliorer le sort de la classe la plus pauvre, « Si
tous les princes du sang , disait-il , les officiers de la couronne,
les ministres , les présidents , les évéques, venaient à mourir
aujourd'hui , ainsi que les dix mille plus gros propriétaires de
France, on en serait affligé sans doute, car ce sont d^excel-
lentes gens; mais l'État n'en éprouverait pas le plus petit mal ,
et le lendemain la perte de ces trente mille colonnes serait ré-
parée, attendu que des milliers d'individus sont capables de
faire ce que font les princes du sang , les ministres , les million-
naires, les grands prélats. Si, au contrahre, les principaux arti-
sans, les principaux producteurs venaient à mourir, et aussi
les chimistes , les physiciens, les peintres, les poètes, etc.,
la perte serait irréparable Le peuple a beaucoup gagné dans
les dernières luttes, il a surtout gagné la connaissance de lui-
méiAe et de ses propres besoins : aussi ne croit-il plus à la né-
cessité de souffrir et d'être opprimé. Mais si la féodalité aristo-
cratique est brisée, celle de la richesse subsiste; et la jouissance
oisive est encore le partage des uns, les fatigues et les privations
le partage de ceux en qui résident les puissances créatrices du
travail, du génie, de la civilisation. Ces heureux, qui ont la
SOCIALISME. 3f7
plénitude des droits civils, sont en France le vingt-cinquième
de la population : gens improductiflB , qui imposent des lois
au reste. En même temps les progrès de la civilisation sont
abandonnés au hasard, les sciences cultivées et appliquées de
même au hasard ; les découvertes restent éparpillas , jusqu*au
moment où Tavidité d*un capitaliste vient faire violence aux
habitudes manufacturières; les faillites, les changements de
mode, plongent dans la misère des milliers d'ouvriers. Il y en
a qu>nrichit le hasard d*un héritage ; les machines et les capi*
taux restent inféodés, tandis que tous les chemins sont fermés
à ceux qui ne sont pas propriétaires , pour tirer parti de leur
propre génie. Il y a des pauvres, parce que trop de gens vivent,
non pas de leurs travaux de tête ou de main , mais des travaux
d autrui , et qu'ils consomment tant , que le labeur ne peut
suffire et à leur subsistance et à ceHe des travailleurs. Il y a
des pauvres, parce que ceux-ci comptent sur les aumônes
privées , aumônes faites par ceux qui ont à bail les terres et les
capitaux. » Saint-Simon remplaça la qualification de libérai
par celle ûHndustriel, qu'il trouvait mieux appropriée à des
gens qui veulent instituer un ordre stable par des moyens pacifi-
ques, et accomplir la volonté de Dieu, qui est que chacun puisse
travailler, et soit rétribué selon ses oeuvres.
L'égolsme proclamé par Bentham ne saurait empêcher les
intérêts privés et les intérêts généraux de se heurter ; en consé-
quence, Saint-Simon y substitua la sympathie , de même qu'il
remplaça l'instinct individuel par la direction des grands
hommes, des révélateurs, des initiateurs. Il accepta néanmoins
les théorèmes de Bentham : seulement, comme ce dernier n'a-
vait pas dit en quoi consistait l'utilité générale , Saint-Simon
la fit consister dans la production : idée précise , substituée à
une énonciation indéterminée. De même que, dans l'ordre ma-
tériel, la société est gangrenée par les souffrances des pauvres
et par l'insuffisance des remèdes législatifs, de même elle est
rongée, dans Tordre moral, par le manque de foi. La croyance
religieuse a péri ; il n'y a plus de croyance politique ; l'astuce est
substituée à la force; la justice a disparu; un é^oîsme impuis-
sant survit seul ; on prodigue les serments et l'on se parjure au
27.
SIS AHÉLIORÂTIONS BUTÉES.
gré des partis; Taulorité et la liberté sont des mots ioToqués
tour à tour, et que personne ne comprend ; les diâtiments sont
une vengeance , bien plus qu*ane correction salutaire et un
moyen d'amélioration. L'éducation est réduite à un enseigne-
ment désordonné, sans but préciSy sans égard aux dispositioDS
individuelles et aux intérêts généraux ; les déplorables éeoles
classiques produisent un orgueil stérile diez des hommes qui
connaissent Homère, mais non la Bible; Helvétius et Dnpav,
mais non l'Évangile, et qui n'ont d'idée du catéchisme que
par les sarcasmes de Voltaire. L'égoîsme émousse les passions
et éteint les sentiments ; l'amour est un trafic , la littérature un
jouet; il ne reste aux poètes que la satire pour le réel, et l'élégie
pour cet idéal qu'ils ne savent déterminer. Comment y remé-
dier? En faisant l'opposé de ce qu'on a fait jusqu'ici. Le passé
se divise en deux grandes époques, le paganisme et le christia-
nisme. Tous deux organisèrent la société d'après des principes
universellement admis {époques organiques) \ vinrent oisuite
les philosophes, qui y introduisirent l'examen lépoqnes cri*
tiques), qui finit par saper l'édifice. Au milien de ce travail
d'organisation et de destruction , Thumanité avance sans cesse,
constante, infaillible dans ses trois grands organes, la science,
l'art, et llndustrie. Maintenant, nous sommes dans le pèle-
méte d'une époque critique; et il faut préparer ime nouvelle
époque organique, où les intérêts, les sympathies , les însti-
tutions^ convergent et s'unissent. Le christianisme, mal en-
tendu ou corrompu , doit être ramené à l'amour du prochain ,
et principalement des classes pauvres , en stimulant l'activité
industrielle et en répartissant les profits d'une manière plus
(équitable , en la réglant , au moyen d'un pouvoir hiérarchi-
que, sur le modèle de l'Église du moyen fige. La force régna
d*abord avec la guerre, qui est sa manifestation , et l'esclavage,
qui fut sa conséquence; le tout au détrinient des masses. L'as-
sociation, au contraire, l'industrie, l'intelligence , <Hit créé la
villes et les nations, émancipé l'esclave, affranchi la pensée.
I^upprimer la guerre, détruire le règne de la force, et fonder
rassociation universelle , voilà le but de ia science nouvelle.
Comme les hommes écoutent volontiers ceux qui leur pro-
SOCI/^LISHB. 819
mettent loutes tes félicités sociales , ces idées se répandirent
bientôt. I^ presse exalta sur tous les tons le progrès de Tindus-
trie, combattit le système prohibitif, démontra Pimportance des
hommes de savoir, des travailleurs, des artistes; chercha en
même temps à diminuer celle des hommes de guerre , à dé-
trôner la richesse et la politique au proût du travail.
Quel est donc Tobstacle qui s*oppose à la réalisation de ce
règne de Dieu? C*est un reste de la féodalité, c'est la propriété,
transmise par accident , et non en raison du mérite : en consé-
quence, plus d'hérédité, et que les instruments du travail soient
distribués en proportion de la capacité. Ainsi Tindustrie met-
tra chacun à sa pUice; le gouvernement sera une banque, qui
centralisera tous tes biens , pour lés répartir entre ceux qui sau-
ront le mieux en faire usage. Mais cela détruit la famille* Eh
bien ! supprimons la famille , cette servitude de la femme. Que
la femme s'affranchisse du père qui la vend , du mari ^ui Ta-
cheté, et qu'elle devienne aussi un agent de production. Que
les enfants soient élevés , non plus par Tégoisme domestique ,
mais conformément aux vues de la société.
C'est ainsi qu'on portait la hache aux racines mêmes de la
société, qu'on abolissait l'hérédité, et qu'on proclamait, non
la communauté des biens , mais leur répartition selon la capa-
cité. Les saint-simoniens crurent voir le triomphe de leur doc-
trine dans la révolution de 1830. Ils proclamèrent donc sur
l'industrie , sur les banques , les hypothèques , les enfants trou-
vés, les travaux publics, le paupérisme, Tassociation , même
sur l'histoire et les beaux-arts, des idées dout Finvention ne
leur appartenait pas, mais groupés, avec talent, en un corps de
doctrine et sous forme dogmatique. L'éclectisme reçut d'eux une
atteinte mortelle ; et l'on peut dire qu'ils ont jugé avec sagacité
les autres systèmes, observé en grand la synthèse générale des
sciences, comme complément de leur méthode, et proposé
enfin le véritable but de la philosophie, en tant que science de
la vie.
On entendit alors, non plus des prêtres, mais une secte qui
n'était pas même chrétienne , proclamer l'importance civilisa-
trice de rfCglise et du clergé caihoiique , et de la séparation
320 AMBLIORATIOlfS BÉVBBS.
des deux pouvoirs ; déclarer hautement que Tautorilé spiri-
tuelle était dans son droit quand elle cherchait h s^assujeuir
Tautorité temporelle , c'est-à-dire à soumettre les droits de nais-
sance et de conquête à ceux de la capacité ; et que le clergé
catholique avait édifié le premier une société à Taide de forces
pacifiques '.
Ce fut, au milieu d*un monde égoïste, un spectacle noureau
que de voir une réunion d'hommes riches, intelligents, répudier
leurs avantages personnels pour les faire tourner au profit detous,
se soumettre à la pratique de leurs théories et à la vie commune;
des savants distingués se faire artisans et cuisiniers , af&onter
Tennemi le plus mortel du bien , parce qu*il est le plus re-
douté, le ridicule; et quand il était de mode de dénigrer
Pautorité, en proclamer la nécessité. Il est à remarquer
ici que d'un système industriel on arriva à un système reli-
gieux ; de la liberté suprême à la papauté , de la toi écrite de
Bentham à la loi vivante. En partant comme lui du principe
utilitaire, les saint-simoniens durent nier rimmortalité da
droit : si l'individu cessait d'être égoïste, le corps social le de-
venait. En conséquence , les actes, appréciés seulement en tant
qu'utiles à la société , consistent soit en services grossiers, soit
en désintéressements sublimes; les affections , la charité, la re-
ligion, l'art, les sacrifices, n'ont point de valeur par eux-mêmes,
mais uniquement comme moyens de production.
Maintenant , pour distribuer les produits et faire l'éducation
des producteurs , un sacerdoce est nécessaire. C'est ici que la
doctrine se convertit en une religion dont le pouvoir de-
vait s'exercer non-seulement sur l'industrie et le commerce,
mais sur les sentiments, sur les idées, sur les découvertes.
Les saint-simoniens tombèrent alors dans une théocratie
hérétique, qui substituait à l'abnégation chrétienne la jouis-
sance, la liberté des goûts, et la satisfaction des passions. Quand,
* On troove déjà dans Campanella la commiinaaté des bieDs, Tabo-
lition de la famille, de la patrie, de la nationaUté ; Pagriculture prati-
quée en commun , la distribution des richesses selon le capadié el la
tiavail, et au sommet de cet édifice la papauté.
SOCIALTSMB. 321
sur la demande d Oliiidc Rodrigue, Si chat^ue enfant pourrait
reconnaître son père , Enfantin , leur chef suprême , répon-
dit qu*à la femme seule appartiendrait de décider, les |9lus
distingués parmi eux désertèrent le drapeau ; et la réprobation
qui s*y attacha resta imprimée même sur des hommes fort ho-
norables , et sur des doctrines qui ne mourront pas complète-
ment. En effet, la prédication saint-simonienne propagea géné-
ralement l'intérêt pour la classe pauvre, qui s'est fait jour
dans la poésie, dans les romans , dans les débats parlementaires,
et dans tes mesures adoptées par les gouvernements.
Owen et Fourier, bien qu'antérieurs à Saint-Simon, furent
moins heureux que lui en disciples de talent. Fourier, d'une>
main brutale, mit à nu les maux du siècle, les souffrances des
basses classes ; montra le vice opulent et Thonnéteté pauvre , la
politique corruptrice, la famille divisée, le conflit entre Tor-
dre et la beauté physique; enfin les turpitudes morales du
monde. Il établit ainsi la théorie des cinq mouvements : le
matériel t attraction du monde, découverte par Newton; V or-
ganique » attraction emblématique dans la propriété; VinsUnc-
tij, attraction des passions et des instincts ; Vat^maly attraction
des corps impondérables ; le social y attraction de Thomme vers
ses destinées futures. Les passions, selon Fourier, deviennent
vices, uniquement parce que la société les réprouve. C'est ainsi
qu'il parle, sans voir que les passions ne sont en soi ni bien ni
mal, maisque ce sont des forces par lesquelles se révèle ta liberté
humaine. Les supprimer est impossible , ne pas vouloir qu'elles
soient comprimées est un crime; et l'Iiarmonie consiste non
pas à s*y abandonner, mais à balancer le droit avec le devoir.
Fourier se proposa d'utiliser les passions comme forces vives,
et, au moyen de l'attçaction passionnée, de substituer au
morcellement l'association des hommes en capital , en travail
et en talent. Dans ce but , il entremêla tous les travaux de
plaisirs; au lieu de sales villages, il imagii\a des phalan-
stères élégants et commodes , où l'utilité n'était pas sacriGée au
luxe, ni l'architecture aux nécessités, et qui devaient être habi*
tés par des phalanges de travailleurs , ceux-ci recevant des pro*
priétaires tous les biens, en échange d'actions transmissibles.
S22 AMÉLIODA^TIONS BÉVÉES.
Ainsi cessait le morcellement des propriétés et du travail agri-
cole : chacun choisit Toccupation qui lui*pbît, et en change
lorsqu'elle cesse de lui convenir; Témulation stimulera sans
cesse ce travail en commun. Connaissant leur importance mu-
tuelle ) les capitalistes tiendront compte des manouvriers , et
ceux-ci des capitalistes; personne ne connaîtra le besoin; au-
cune convoitise ne sera limitée , aucun amour-propre humilié ;
chacun recevra sa quote-part, en proportion du capital, du
travail, du talent : quand le travail le plus bas, le plus rebutant
sera le mieux rétribué , combien de haines cesseront dans le
monde ! Puis-, toutes les phalanges contribueront à assurer aux
grands hommes, qui appartiennent à Thumanité entière, la
fortune, les honneurs et la reconnaissance générale. Il se for-
mera des armées , non de guerriers exterminateurs, mais d'in-
dustriels et de savants , qui porteront leur assistance partout où
besoin sera.
Les détails dans lesquels entre Fourier pour assurer les plai*
sirs destinés à ses phalanges, prêtèrent facilement au ridicule;
on se scandalisa de cette association domestique, avec ses divers
degrés de favoris et de favorites, de géniteurs et de génitrices, etc.
Toutefois il se plaignait , peut-être avec raison , de ce qu*on
s^en prenait aux côtés accessoires de sa doctrine, au lieu de
s'attaquer au principal , qui est Fart d'organiser Tindustrie,
d*oà naîtront les bonnes mœurs, Taccord des classes pauvre ,
riche et moyenne, la cessation des hostilités de parti , des crises
financières, des révolutions; enGn l'unité universelle. Victor
Considérant, qu'on a appelé le saint Paul de cette doctrine,
entreprit d'écrire une histoire de l'humanité. 11 commence par
Védénisme » alors qu'il n'y avait ni propriétés individuelles, ni
restriclion apportée aux amours par les préjugés ou les conven-
tions, ni conflit d'intérêts. Mais l'espèce ne pouvait se perpétuer
dans cet état de béatitude , et la pénurie se fit sentir. Alors
surgit régoïsme , la société se dissout, la famille survit seule au
naufrage des affections, et devient la base de la société. A Tétat
sauvage succède le patriarcat, puis la barbarie, enfin la ci\ilisa-
tion : époque de souffrances nécessaires pour que l'homme en-
fantiit les sciences et les arts. Maintenant qu'ils ont pris nais-
SOCIÀLISHB. 323
sance, doit venir Fflge da garantinme^ destiné à concilier la li-
berté de la nature primitive avec les raffinements de Pextréme
civilisation.
Owen s*élève contre toutes les religions ; il y voit la cause de
tous les maux du genre humain ; il nie Fempire de la foi et des
lois : il veut le gouvernement rationnel , la communauté coo-
pérative, en améliorant la condition des travailleurs, non par
des réformes économiques, mais par de bonnes règles d'admi-
nistration et de moralité; il abolit la propriété , cause de Tindi-
gence ; il réforme TÉglise et l'enseignement : plus de mariages,
de familles, de propriétés; plus de droits , de devoirs , ni de
croyances ; la fatalité détermine le bien et le mal ; le seul lien
social doit être la bienveillance. Il supprime, en un mot, le
mobile de l'intérêt personnel , mais sans y substituer l'intérêt
religieux. 11 fit une colonie modèle de sa grande manufacture
de New-Lanark , où il dépensa beaucoup ; il y donnait Téduca-
tion , et combattait les inclinations perverses par des moyens
ingénieux : école pour les enfants , secours pour les malades ,
récréations après le travail , association de chaque famille aux
bénéfloes, en même temps que les âmes étaient disposées, par
le bien^tre , à la sérénité et à Texpansion. 11 obtint, en effet,
d*heureux résultats ; mais il ne s'aperçut pas quMts tournaient
contre lui; car, pour ne rien dire de sa patience particulière et
de ces vertus évangéliques qu'il exerçait, tout en les dénigrant
dans ses écrits , Owen était un chef d'établissement désinté*
ressé, tenant sous sa dépendance des gens salariés, ce qui ne
constitue pas une société. New Harmony, qu'il fonda en Amé»
rique, marcha bien tant que ne s'y développèrent pas les vices
sociaux ; mais bientôt les travailleurs se trouvèrent victimes des
oisifs , et les hommes intelligents exploités par les ignorants. Il
exposa au congrès d'Aix-la-Chapelle ses vues économiques , les
dangers d'une production excessive, et, comme les machines
sufllsaient désormais à approvisionner le monde entier, la né*
cessité de substituer à la concurrence l'unité d'intérêt. Mais ce
congrès avait à s'occuper de bien autre chose que des huma-
nitaires.
Tous ces sectaires, en résumé , attaquent , les uns d'une ma«
324 AMELIORATIONS BÈVÉES. — SOCIALISME.
nière , les autres d*une antre , le grand problème de la paa-
vreté , et cherchent à concilier les progrès tes fabriques à
Taide des machines , avec un adoucissement dans Texistenre
du peuple ; à augmenter la valeur personnelle des* lM>mmes ,
dans quelque profession que ce soit ; à commencer par Tenfancf
lamélioration de la race humaine. Quand les théoriciens éco-
nomistes ont pris pour base la concurrence sans limites, les so-
cialistes proclament l'association universelle ; mais tous, a com-
mencer par Babeuf, arrivent a établir le despotisme , en créant
un pouvoir omnipotent et infaillible , quMIs appellent le gou-
vernement, et auquel ils attribuent la responsabilité dont ils dé-
chargent rindividu. Les socialistes oublient que riiomme est
quelque chose de plus que la matière , et que les biens dont il
'peut jouir sont le moyen et non la fin de son existence. T^
propriété, selon les économistes, constitue un privilège, un
monopole , mais qu'il faut respecter, parce qu*il est nécessaire.
Ces socialistes admettent qu'elle est un privilège nécessaire;
mais ils réclament pour ceux qui ne possèdent pas une com-
pensation, qui est le droit au travail. Plus absolus , les eommu*
nistes concluent que, si la propriété est un privilège , il faut l'a-
bolir, fiaiire le partage des biens et des jouissances , et r^ler la
part de chacun, non sur sa capacité , mais sur ses besoins. Ij»
eommunistes se trouvèrent fortement organisés en France aus-
sitôt après la révolution de 1830. Les uns voulaient le triom-
phe de leur principe, à l'aide de Tinsurrection ; les autres
croyaient à sa diffusion lente et progressive. Les uns proda*
maient l'athéisme , les autres le vague déisme du / icalre m*
voyard; d'autres encore , V Évangile refondu en un christia-
nisme de leur façon. Divisés sur les questions religieuses, ils
éparpillèrent leurs efforts : se recrutant des débris des différen-
tes Êictions démocratiques, ils n'ont pu s'entendre quant à
Tapplication sociale de leur dogme de la communauté, sols-
titué à celui de la propriété particulière.
Lamennais , devenu d'apôtre tribun , a coiffé le Christ d'un
bonnet rouge : il a dépeint avec une éloquence brdlante ki
misère des masses , de ces esclaves modernes , plus à plaindrp,
dit-il, que ceux du moyen âge; victimes innombrables d'un
ESPERANCES DE L^TALIE. 325
petit nombre d'heureux ou de dominateurs , dont on dirait que
la félicité consiste dans la souffrance de tous. Comment guérir
de pareils maux? Lamennais répond à haute voix ce que les autres
murmurent tout has : « Peuple , réveille-toi ! esclaves , levez-
vous ; brisez vos fers ; ne souffrez pas plus longtemps qu'on
dégrade en vous le nom d'hommes. Voudriez-vous qu'un jour
vos fils, meurtris des fers que vous leur auriez transrois, pus-
sent dire : Nos pères furent plus lâches que les esclaves r<h
mains; car il ne s'est pas trouvé parmi eux unSpartacus î ^
Il appelle donc dès à présept le peuple à conquérir Tégalité ab-
solue ) et à exercer directement sa souveraineté ; à constituer
cette société libre, dans laquelle « le pouvoir, simple exécuteur
de la volonté nationale, obéit et ne commande pas, de telle
sorte que le monde ne forme plus qu'une seule cité , qui saluera
dans le Christ son suprême et dernier législateur. » Lamennais
néanmoins combat les socialistes ; il croit que la propriété est
une condition nécessaire de la liberté. 11 n'y a de liberté qu'au-
tant qu'elle est individuelle. Le socialisme concentre toute la
propriété dans les maios de l'État; le communisme exagère
cette concentration jusqu'à l'abus.
Sur les traces de ces nombreux réformateurs est accourue
péle-roéle la jeunesse, qui se laisse prendre à tout ce qui se mon-
tre sous un aspect de générosité, de sacrifice, ou de résistance.
Elle s'est précipitée sur ces problèmes sociaux avec toute l'ar-
deur de sa sympathie , acceptant aveuglément les nouveaux re-
mèdes , comme s^il y avait une panacée pour les maux de l'hu-
manité.
ESPERANCES DE L'ITALIE.
I.es idées qui paraissent simples, parce qu'elles sont contenues
dans un seul mot, sont celles qui exercent sur l'homme le plus
d'empire. Ainsi, le sentiment de ta nationalité, qui ne natt chez
les peuples qu'après que le malheur leur a fait sentir la solida-
rité de toutes les infortunes, s'est réveillé dans l'Europe orien-
IIIST. DE CKNT ANS. — T. IV. 28
326 ESPSBARCBS DS L*ITAL1B.
taie, où il représente la fln da servage et la conquête des droits
civils. Mais si ce noble sentiment s*y est fiait jour au milieu du
sang et des ruines, ce fut sous de plus heureux auspices qu'il
germa en Italie. Appelée à Tunité par sa position bien détermi-
née, et parla papauté qui en occupe le centre, cette contrée a été
conduite au morcellement par sa beauté même, par sa con-
formation géographique^ et surtout parce que nul conquérant ne
put s\v asseoir comme les Francs dans la Gaule, et les If ormaïub
en Angleterre. Elle n'en atteignit pas moins aux destinées les
plus prospères , alors qu*aucune ville ne l'emportait sur les
autres, que chacune d'elles, enricliie par Tagriculture , le com-
merce, la science, se sentait assez forte d'intelligence et de
courage pour devenir une capitale. La nationalité s'arrêta donc
aux confins de chaque pays : Gênes n'éprouva pas le besoin de
s'unir à Naples ; Milan ne demanda rien à Florence; les guerres
entre Venise et la Romagne, entre la Toscane et la Sicile n'étaient
pas plus des guerres civiles que l'on ne regardait comme telles
les luttes entre la France et la Bourgogne, entre la Castille et l' A-
ragon. Mais le pressoir unit les matières séparées : c'est ainsi que,
sous le poids de l'oppression' étrangère, l'Italie s'est sentie une;
elle s'est sentie une dans les arts , dans la langue , dans sa litté-
rature déjà nationale depuis le Dante, et dans laquelle son nom a
survécu alors que l'épée l'effaçait de la diplomatie. Ce sentiment
ne survivait pourtant que parmi les classes cultivées; il s'ac-
commodait assez de la domination étrangère, contre laquelle on
pourrait à peine trouver une plainte chez les écrivains du siècle
passé. Cela tenait aux gouvernements d'alors, qui, respectant en-
core les formes historiques, laissaient beaucoup à faire aux corps
municipaux et provinciaux. Ainsi, dans ce partage de l'autorité,
beaucoup jouissaient du noble plaisir de travailler pour la patrie.
Bonaparte apparut en Italie , et déclara que nous ne serions
ni Allemands, ni Français, mais Italiens; puis il divisa, dé-
membra ou vendit sa conquête, constitua un royaume d'Italie,
formé seulement de quelques provinces, et organisé à la fran-
çaise. A sa chute, l'Italie demanda l'indépendance et lajiberté
• Le grand homme que M. C. Cantu est si enclioà blAmer, a^avaiC-fl
ESPÉfiANCES DK L*1TÀLIE. 327
à ceux qui avaient vaincu Napoléon au nom de la liberté et de
l'indépendance ; mais ils lui répondirent par un nouveau partage
en la divisant entre d'anciens et de nouveaux maîtres; et la
Lombardie ainsi que Venise furent livrées à TAutricbe comme
une conquête sans condition.
Ainsi le despotisme, chose nouvelle, s'implanta eu Italie ; avec
lui vint la haine des gouvernants. En confisquant tout ce qui avait
survécu des antiques libertés , en revendiquant pour eux toute
Taction publique , ils assumèrent aussi la responsabilité de
tous les maux, et se trouvèrent en butte aux exigences même
exagérées. L'Autriche ayant proclamé bien haut qu'elle soutien-
drait les gouvernements absolus, la haine de tous se réunit sur
elle, et se traduisit par le vœu de délivrer Tltaliedes étrangers.
Ce sentiment éclata dans les révolutions de 1821 et de 1831 ,
et dans les divers complots qui suivirent, mais qui influèrent
peu sur l'esprit public. Les plus impatients parlaient de la liberté
avec la rage du prisonnier. En les exagérant avec maladresse ,
ils arrivaient à faire excuser presque les torts des oppresseurs :
bien loin d'aviser aux remèdes possibles , et de conseiller sur-
tout le plus efficace de tous, la concorde, ils s'emportaient
contre ceux qui, trop sincères pour être mobiles , différaient
d'eux sur quelque point, ou qui refusaient de se jeter tête
baissée dans des périls certains , préférant arriver au même but
p», ao contFrire, secondé Tes tendances de son pays vers runité, en
créant ce royaume d^Itaiieqai comprenait déjà la meilleure moitié de la
Péninsule, et dans lequel étalent venus s'absorber une partie de ses États
morcelés f Ce n'est point au morcellement, à coup sûr, que tendait le
génie de Napoléon : l'Italie ne fut point traitée par lui comme une con-
quête; plus qu'aucun de ses maîtres précédents, il a respecté sa natio-
nalité; il l'a gouvernée et administrée par ses nationaux. Ce n'est pas
seulement en couvrant Tltatle d'utiles monuments, y laissant de grands
travaux, des établissements précieux, des exemples féconds que, Napo-
léon a mérité sa reconnaissance : c'est surtout en y rappelant le sen-
timent d'une nationalité endormie, en y ravivant les souvenirs, en y
retrempant les âmes, en lui rendant les occasions de gloire, qu'elle ne
eonnaisBait pins depuis longtemps. L'Italie en aurait-elle perdu la mé-
moire? ( An. R. )
328 ESFÉUÀINCKS DE L*1TAUE.
par des moyens légaux. Toutes ces jalousies de oatioD , de con-
dition, d'intelligence, ces aniniosités entre concitoyeDS, se tra-
duisaient en accusations réciproques , contradictoires, sourent
abjectes; d'où l'on aurait pu conclure que nos tyrans sans doute
étaient mauvais , mais nous pires encore , et que noas ne méri*
tions pas la liberté, ou n'étions pas capables de Tacquérir. Ainsi
nos discordes, nos haines insensées ont été la sauT^arde de nos
ennemis. A quelques Tyrtées se joignaient une foule de Jérémies
qui , par amour pour Tltalie , poursuivaient Fltalie de leurs
plaintes et de leurs imprécations. Tous ces écrits n^arrivaient
pas au peuple, mais seulement à la classe qui lit pour ne pas
penser, et maintenait en elle une sorte de fièvre qui simulait la
vie. Il s'ensuivit plusieurs soulèvements partiels , tentés avec
rintrépidité de Tinexpérience , et par ce besoin qui pousse cer-
tains hommes à protester au nom d'un peuple entier, ou même
contre un peuple entier. Deux frères vénitiens, du nom de
Bandiera , ayant déserté la marine autrichienne, débarquèrent
avec un petit nombre de complices en Calabre ( 24 juillet 1844),
où ils furent pris et mis à mort.
D'autres, profitant de la paix, tentaient pendant ce temps
des améliorations partielles, et s'efforçaient de faire passer du
coté de Topinion une partie de la prépondérance attribuée aux
baïonnettes. En garde contre la tentation des plaisirs, contre
cette mollesse qui cherche ses excuses dans la difficulté , en
ces temps funestes à la vertu, ils travaillaient, solitaires,
méconnus , outragés même , mais persévérants. Surtout dans
les derniers temps leur activité se portait sur des recherches
historiques, des travaux littéraires et statistiques , où les faits
anciens servaient de voile aux choses présentes. Ils appelaient
l'attention sur les problèmes politiques et sociaux, répétant sans
cesse le nom de l'Italie , réveillant ses espérances : la censure y
effaçait des mots et des phrases , mais l'esprit échapiKiit à ses
atteintes; les a.^sociations s'appliquaient aux écoles, à la bien-
faisance ; sous la forme frivole et surannée des académies, on
trouvait des prétextes pour rapprocher les Italiens, et leur don-
ner l'habitude de l'ordre , de la parole , de la légalité. Les é^
inius de fer furent un nouveau moyen de contact ; de même
ESPÉRANCES DE L*ITALIB. 329
les congrès scientîOques. A côté des sciences naturelles, les
questions économiques arrivèrent bientôt ; et si ces assemblées
servaient de piédestal aux charlatans qui profitent de tout pour
attirer les yeux , ce fut beaucoup aussi de voir des Italiens se
réunir en comités nationaux , discourir d'autres choses que de^
frivolités , mettre en commun le fruit de leurs recherches so-
litaires et, applaudir autre chose que des baladins et des chan-
teurs.
Mais approfondir et raisonner ses sentiments est chose peu
commune en Italie ; la plupart les acceptent de l'éducation, de la
mode , de Thabitude. Qu'on leur demande en quoi consistent
les doctrines libérales, presque tous répondront : Dans la haine
de l'étranger. Mais ce sentiment négatif ne sufût pas, il est sans
relation avec la vraie liberté ; au lieu de l'étudier et de s'élever
jusqu'à elle , on s'en détourne , en se contentant de railler, de
mépriser, d'éluder la loi, et de regarder comme un trait d'hé-
roïsme tout acte d'opposition au gouvernement. Ceux-là qui
prétendaient à la liberté et la regardaient comme chose sacrée
se divisèrent d'opinion ; et comme il faut des noms au vul-
gaire , on exhuma les vieilles bannières des Guelfes et des Gi-
belins.
Les Gibelins, se rattachant à Dante, à Machiavel, voire même
aux jacobins, proclamèrent la nécessité d'avoir des gouverne-
ments forts, quels qu'ils fussent : ils jetèrent les yeux sur quel-
qu'un des maîtres de l'Italie, pour la placer tout entière dans
ses mains; peu leur importait que ce fût Charles- Albert de Sa-
voie, François de Modène, ou même l'empereur d'Autriche. « Le
premier besoin d'un peuple, disaient-ils, c'est l'être, c'est l'u-
nité; le reste viendra après. »
L'autre parti, brûlant surtout pour la liberté , lisait dans l'his-
toire qu'elle eut toujours les papes pour défenseurs, et qu'op-
posant l'Église universelle à l'universel empire, la papauté avait
créé politiquement la grande unité catholique : c'était donc elle
qui avait préservé l'Italie, sauvé \es restes de l'antique civili-
sation, et empêché les barbares de prévaloir tout à fait. Les
papes, il est vrai, avaient appelé un étranger pour l'opposer à
un autre; mais c'était en leur nom que s'étaient faites les ter
2S.
830 B8PXBA1IGBS DB L ITAUB.
tatives d^indépendanoe et de fédération itaUeanes, soit dans la
ligue lombarde ou dans la ligue florentine, soit dans celle
qui se forma contre Ezzelin, puis sous Jules II, et enfin sous
Pie VI.
Ultalie, en gâiéral , est mal disposée à Tégard des papes,
parce que là ils sont princes aussi , et parce qn*ils ont été en
butte aux attaques des écrivains modernes. Pourtant le lurogrès
récent des études historiques et le réveil du sentiment religieux
les ont fait regarder d*un autre œil : si cette piété cbez quel-
ques-uns a dégénéré en mysticisme monacal , elle a inspiré des
âmes supérieures, et a produit (pour n'en pas nommer d'au-
tres) deux livres qui sont devenus populaires jusqu'au delà
des Alpes.
Il sembla donc aux nouveaux Gibelins que le meillear moyen
pour relever les peuples était de relever les pasteurs; ils entre-
prirent de rehausser le pouvoir spirituel, comme le mieux fait
pour rétablir le respect de Tautorité, si nécessaire dans les gou-
vernements libres, c'est-à-dire ceux où il n'y a plus d'autre freio
que la morale. Comment en craindre les abus quand lesgouvei^
nements avaient en mainla force, etles écrivains l'opinion .'Ainsi,
prenant la tradition et Thistoire pour guides, on projeta une ligue
des peuples italiens, avec le pape pour chef. Restaurer l'Italie
dans l'unité non du pouvoir, mais désintérêts et des sentiments;
unité de drapeau , d'enseignement, de douanes, de diplomatie.
Mais cette ligue, l'Autriche voudrait-elle y entrer? Voudrait-
elle isoler ainsi des autres ses provinces italiennes? ou bien sa
puissance, dans ce cas, ne lui donnerait-elle pas la prépondé-
rance aux dépens de l'indépendance? Grande difficulté, que Ton
croyait éluder, comme il arrive trop souvent, en n'en tenant
pas compte.
Cependant le parti des Guelfes modemesrencontra pour oppo-
sants tous ceux qui regardaientlepape comme le plus grand obs-
tacle à la régénération de l'Italie, discernant mal raccident de la
substance , les personnes des principes , le pape de la papauté.
Mais beaucoup de cœurs droits et de bons esprits nourrissaient
le «ulto de cette idée-t l'abbé Gioberti fut son représentant le
plus fameux. Le salut de l'Italie , selon lui , est impossible saiis
BSPBBARGBS DS L*ITÀLI£. 331
le concours des idées religieuses ; la Péninsule ne peut être libre
et forte, si Rome, son centre et son chef moral , ne se relèvent
pas. Si les tentatives politiques n'ont pas réussi jusqu'à ce jour,
c'est que dans ces entreprises on n'a tenu nul compte du clergé
et des croyances; c'est que la religion est la base du génie ita-
lien ; que Rome est sa métropole ; que la seule grandeur possible
de l'Italie ne peut résulter que d'une confédération de tous ses
États , présidée par le pontife romain.
Maïs Giobttrti, tout en voyant dans le pape rétemelle gloire,
l'antique sauvegarde , la nouvelle espérance de la nation , prô-
nait aussi Charles-Albert, se figurant qu'il se ferait le centre de
la restauration italienne. Quant à l'Autriche, il n'en parlait pas.
Ces idées eurent peine à se répandre, renfermées qu'elles étaient
dans deux gros volumes imprimés à Bruxelles; elles ne compté-
cent d'abord qu'.un petit nombre d'initiés, jusqu'à ce que César
Balbo en tirât un livre plus pratique, plus simple, plus bref. Il
fut le premier qui osât parler sans voile en Italie de la politique
italienne, et sous un prince qui ne Taurait pas persécuté, ni
peut-être même défendu. Le livre se répandit ; ce fut un thème
offert aux réflexions de ceux qui pensent, et aux discours de
tous ceux qui ne font que répéter.
Le but suprême de Balbo, c'est l'indépendance ; au point qu'il
n'hésite pas à lui sacrifier les formes de la liberté. Il ne croit
pas possible • la formation d'un royaume d'Italie avec tant de
variété d'opinions, de projets, de provinces; » mais bien une
confédération dont le Piémont serait l'épée et Rome le cœur, et
dans laquelle on referait aux peuples de telles concessions , que le
dominateur étrangw s'en trouverait désarmé, jusqu'à l'heure où
la Providence le forcerait d'abandonner l'Italie, et lui offrirait
dans la Turquie un dédommagement.
Mais la France , où la presse et la tribune alors se jouaient de
tout, feignit de s'effrayer de ceux qui , à Tombre de la liberté ,
avaient cru pouvoir se réunir pour prier, enseigner, prêcher.
Les livres, les gravures, les chansons, les romans soulevèrent
l'opinion contre les jésuites , feignant de croire le monde assez
insensé pour se laisser bouleverser par quelques prêtres sans
force contce M.
332 ESPÉBARCES DE l'ITALIB.
(^tte polémique , ces écrits pénétrèrent aussi en Italie, où les
gouvernements aiment assez que l'attention se détourne d'eux ,
pour se porter sur le clergé. Ce fut avec la rapidité d'une mode et
la commodité d'un nom, que, dans un pays qui avait des ennemis
réels à combattre, on répandit la haine contre les Jésuites, dési-
gnant ainsi, non les restes des disciples de Loyola, mais quicon-
que apportaitdu zèle dans le ministère ecclésiastique, quiconque
favorisait les idées pontiGcales, et tous ceux enân qu'on voulait
discréditer par une qualification qui n'admettait pas d'excuse, et
qui danssa vague définition embrassait tous les degrés du mérite
et de l'infamie ; et, comme la pire des infamies était de prendre
parti pour l'étranger, on ne manqua pas de dire que les Jésuites
étaient les amis de l' Autriche : et cependant l' Autriche ne les
admettait qu'à grand^eine et en petit nombre dans ses pro-
vinces, et muselés par la Jalousie administrative. En Piémont, au
contraire, ils étaient tout-puissants, au dire de GioberU, qui, crai-
gnant aussi sans doute de se voir compromis par les louanges
qu'il leur avait données, réimprima en cinq gros Tolumes tout ce
qui avait été dit contre eux , en y ajoutant encore des laits nou-
veaux et personnels.
Les jésuites n'eurent ni la dignité du silence , ni celle de la
réplique ; ainsi les Néo- Guelfes s'accusaient les uns les autres et
déshonoraient publiquement leur parti, tandis que les Gibelins
les accusaient de républicanisme, et prétendaient que les papes
avaient ruiné l'Italie.
Ce qui rendait surtout difficile l'entreprise des Néo-Guelfes,
c*est la condition toute spéciale des États pontificaux, réduits,
par une série d'événements, au malheur exceptionnel d'un gou-
vernement civil, mêlé à la puissance ecclésiastique. Un autre
préjudice encore pour ce parti , c'est que les promesses de
Grégoire XVI et des puissances avaient été bien mal réalisées.
Le règlement législatif et judiciaire, donné en 183^, n*avait
point introduit de réforme sérieuse. Les anciens revenus se
trouvant épuisés sans qu'on en eût créé de nouveaux, les fi-
nances dépérissaient. Les travaux publics tendaient toujours au
faste, non à l'utile; et le voyageur, gémissant sur ces incom-
parables ruines, demandait pourquoi les plantations et II
ESPÉRANCES DE L*ITAL1E> 833
culture ii*assainissaient point les alentours de Rome? pourquoi
la vapeur ne remontait pas le cours du Tibre ? pourquoi des
chemins de fer ne joignaient pas aux deux mers la capitale de
la chrétienté? Le cAté moral était pire encore. Une police inqui-
sitoriale feignait ou suscitait des complots , pour assouvir des
vengeances privées ; elle rendait ainsi les sujets suspects à l'auto**
rite, et celle-ci odieuse h tous. Le mécontentement des légations,
déjà prévu par la diplomatie en 1831 , obligeait à solder des
Suisses, et à se tenir servilement attaché à la politique étrangère.
Un code civil et criminel, avec le jury et des débats publics; la
confiscation et la peine de mort abolies pour crimes politiques,
et ces crimes déférés aux tribunaux ordinaires ; la juridiction
sur les laïques enlevée au saint office; les conseils municipaux
et provinciaux constitués, ainsi qu'un conseil d'État délibérant
sur les recettes et les dépenses, et consulté sur le reste; les
dignités et les emplois civils et militaires donnés aux laïques ,
la censure limitée, le renvoi des troupes étrangères : telles étaient
les réformes raisonnables qui, d'abord prononcées à voix basse,
finirent par être réclamées à grands cris. Mais bientôt les ten-
tatives d'insurrection répétées donnèrent raison aux répressions
vigoureuses , d'autant que la cause des insurgés se confondait
souvent avec celle des bandits^ ce mal chronique des pçys
romains. A la fin, Bimini, pour se soustraire aux exactions
financières, se souleva : Benzi, le chef du mouvement, ayant
été vaincu, se réfugia en Toscane, puis fut envoyé en France, qui
le repoussa; la Toscane le livra au gouvernement romain. Il en
résulta de nouveaux troubles, qu'occasionnait sans cesse l'in-
compatibilité des deux pouvoirs (septembre 1845).
Autant Grégoire XVI s'était montré incapable en fait de
gouvernement civil, autant il déployait d'activité dans l'ordre
spirituel : ardent à servir la cause de Dieu, pénétré de la sainte
majesté du dogme , il sortit de la position purement passive de
ses prédécesseurs, pour tenir tête h des adversaires acharnés et
puissants. Champion de la suprématie pontificale dans son ou-
vrage, le lYiomphe du saint-siège^ il s'efforça de relever la
hiérarchie, de réveiller la ferveur des fidèles» et d'enrayer le
progrès des hérésies.
334 BSPBRANCKS DB L*iTALtB.
A 8» mort , les brigues dii^omatiques étaient à peine en jeu ,
que le sacré collège élut ( 16 juin 1846) Gioramei Masuî Fer-
tetti, qui prit le nom de Pie IX. Son encyclique répéta tontes
les lamentations traditionnelles : comme ses prédécesseurs , il
s^âeva contre l'indifFérence, le rationalisme^ les sociétés bibli-
ques, la liberté de la presse; et il saisit toutes les oocasions
pour répéter qu'il était pape catholique avant tout, père de tous
les fidèles, Jaloux des droits du saint-siége. Nonobstant cela,
l'opinion fit de lui son idole, lui attribuant des vues , des pa-
roles, des actes, des espérances auxquels il était étranger. L'am-
nistie restreinte qu'il accorda fut plus applaudie que d'antres
beaucoup plus larges; dans les réformes qu'il essaya, on Toyait
un acheminement à des réformes bien plus importantes; on fit
courir toutes sortes d'anecdotes pour démontrer que le noaieau
pape réunissait en lui bi piété de Pie IV , la fermeté de Sixte V,
le génie de Jules II ; il en résulta ime admiration unirerselle.
yive Pie IX î devint un cri à la mode, auquel tant d'espérances
faisaient écho.
En réalité , c'était un prêtre pieux, qui consacrait une partie
de ses heures à la prière ; qui se jetait aux pieds de la Madone
quand im doute s'élevait dans son âme; qui voulait le bien sin-
cèrement, et n'entendait diminuer ni augmenter le pouvoir qui
lui avait été transmis. Entraîné pourtant par la plus douée des
séductions, celle de la faveur populaire, il crut s'en faire un
appui ; il la reçut comme une aide à ses saintes intentions.
Pendant quelque temps les fêtes ne cessèrent pas à Rome;
c'étaient des bravos, des hymnes, des sérénades, des rqouis-
sances, quand le pape sortait, quand le pape rentrait. Cet en-
thousiasme gagna hi Romagne, le reste de l'Italie, pub TEu-
rope et le monde entier; les protestants comme les catholiques
répétaient f^ivePielX! et, pour les fils de Voltaire, le nom de
ce pape était devenu le symbole de tout ce que les peuples peu-
vent demander et les princes accomplir de mieux.
Il était pourtant difficile d'assigner une cause à «t en*
thousiasme : chez le plus grand nombre, c'était imitatîoo,
mode; chez beaucoup d'autres, sincérité irréfléchie. Ceui
qui avaient conscience de l'hallucination y voyaient avec joie
ESPEKANCBS DB L'ITALIB. 885
une impalsion qui serait sanctifiée aux yeux du peuple et mo-
dérée par le nom du pape. En Italie surtout , ce fut le rayon
des plus douces espérances. Tous ceux qui « appelaient le retour
de la sainte liberté, en dépit des déclamations furibondes , du
dénigrement folliculaire et du despotisme révolutionnaire, »
ceux-là répétaient qu'on verrait ce que vaut un prince qui ,
résolu à faire le bien, se fle à ses sujets, et ose résister h ses
propres amis. (Test ainsi qu'on se plaisait à élever Pie IX aux
dépens des autres souverains. Ceux-ci sentaient pourtant l'oppor-
tnnité d'améliorer la condition de leurs sujets, sinon en les
faisant participer au pouvoir, du moins en anoblissant l'obéis-
sance. Charles- Albert, voulant réparer ses premières erreurs, se
mit à l'œuvre,' multiplia les institutions de bienfaisance, de pré-
voyance , les pénitenciers, les essais d'éducation, les routes nou-
velles, très-coûteuses dans ce pays sillonné de torrents ; il en-
treprit les chemins de fer au compte de l'État, et il sut éviter
par là les scandales de l'agiotage. 11 substitua aux statuts lo-
caux le code civil ; il fortifia son armée, si nécessaire à la défense
des Alpes; il tira parti de l'admirable position de Gènes, si r^
belle qu'elle fût à son obéissance; il envoya le premier vaisseau
de guerre italien faire le tour du monde ; il mit tous ses soins à
accroître la prospérité de la Sardaigne^ dont la population s'é-
leva, sous son règne, de 852 à 535 mille âmes. Déjà son prédé-
cesseur avait ouvert entre les deux caps une route importante.
Charles- Albert attaqua la féodalité, abolit le droit d'asile des
églises, la servitude du pabarile; il rendit à la culture les trois
quarts du sol encore inculte ; il utilisa la splendide végétation
et rexcellent bétail de Ttle; enfin il la préparait à reprendre sa
prépondérance dans la Méditerranée.
Charles- Albert était peut-être le seul des princes italiens qui
se préoccu^t du mouvement de l'opinion publique : il connais»
sait les écrivains, et cherchait à se les attacher par des places ou
des décorations. C'est ainsi qu'il attira l'attention et devint
l'espoir d'une foule d'Italiens, qui se rappelaient l'ambition sé-
culaire de sa maison, de se mettre à la tête de l'Italie. Il flottait
pourtant entre le bien et le mal , entre l'impulsion et la résis-
tance. Ne s'appuyant jamais que sur les conseils d'autrui , il
S36 BSPÉBANCBS DB L*ITALIB.
était retenu par mille, craintes : il craignait que TAutriche ne
tirât prétexte de ses concessions libérales pour appesantir son
joug davantage; il craignait les mouvements populaires, eomme
s^il eût pressenti les extrémités auxquelles il serait poussé on
jour. Mais s*ii ne manquait pas de gens autour de lui pour fob-
séder de leurs préjugés politiques et religieux, il n*en maoquait
pas pour l'exhorter à donner à son pays une con^tutioa qui le
rendrait l'exemple et Tenvie de l'Italie entière. A ceux-ci il ré-
pondait que la mission de la maison de Savoie était de chasser
l'étranger, et que, pour y arriver, il avait besoin de toute sa
puissance et d'un gouvernement absolu , puisque, la cause na-
tionale une fois victorieuse, on fonderait la liberté.
Mais les années s'écoulaient et l'occasion ne venait pas vite ;
la jeunesse commençait à le maudire. La mésintelligence éclata
enGnentrelui et rAutricbeausujet du sel,etdes taxes sur le vin.
La patrie comme la religion ne connaît pas de fautes inexpiables.
Cela sufBt donc pour que Charles-Albert grandit à tous to yeux,
et apparût comme l'épée de l'Italie , tandis que Pie IX en était
l'âme.
(Octobre 1847.) Ces applaudissements touchèrent son cœur,
et le décidèrent à quelques réformes : les applaudissements ro-
doublèrent alors. Elles ne dépassaient pas cependant l'organisa^-
tion administrative : ce fut l'établissement d'une cour de cassa-
tion; la publicité accordée aux débats dans les causes crimi-
nelles ; la presse rendue plus libre ; la police restreinte, et passée
des gouverneurs militaires aux intendants; la sûreté individuelle
mieux garantie ; les conseils municipaux basés sur Téleetion.
Enfin, le mérite fut substitué à l'ancienneté et à la noblesse
dans les promotions militaire.
Dans la Toscane, nous l'avons dit, le pouvoir était doux, l'o-
béissance paisible; mais là, point d'impulsion vers les réformes.
I^e savant Fossombroni eut pour successeur au pouvoir Neri Cor
sini. A la mort de Cempini, il fut appelé aux affaires, etprit pour
conseiller intime Baldasseroni, moins populaire que lui, et à qui
on imputait d'avoir livré au gouvernement pontifical le réfiigie
llenzi. Pourtant, dès que parurent les réformes de Pie IX,
le grand-duc se décida à l'imiter : il institua ( 24 juillet ) on
ESPÉEANGBS DB l'ITAUB. 337
conseil d*État, prit un ministère libérât ; de sorte qn'il sem-
bla que ritalie s'acheminait paisiblement vers le bien, conduite
par des princes en parfaite harmonie avec les peuples. Au mi-
lieu de cette douce illusion, les jours se passaient en fêtes; les
opinions les plus divergentes avaient des bravos pour quiconque
voulait se les attirer par des paroles sympathiques ; ou Ton ne
voyait pas les difficultés , ou Ton s*en faisait un jeu ; des chants
patriotiques échauffaient les esprits, quand il eût fallu les
éclairer. Ces transports retentissaient aux oreilles de rAutriclie
attentive, dont la haine était le seul sentiment commun entre
tous ces poètes italiens. Mettemich adressa aux cours alliées
(2 août) un memo7'andum;\\y prophétisait un soulèvement
universel, demandant qu*on garantît de nouveau les possessions
autricliiennes, et qu'on l'aidât à étouffer les premières étincelles*.
Les cabinets consentirent au premier article, laissant pourtant
à la disposition de chaque État la question de réforme intérieure,
sans intervention étrangère. Metternich, par un coup de sa po-
litique habituelle , tenta de détruire la popularité de Pie IX,
en simulant entre eux im complet accord. Cette tactique lui
ayant mal réussi , il s'en vengea en occupant Ferrare ; mais la
protestation du pape, efficace comme toute parole ferme, ap-
puvée sur le bon droit, prouva que le règne de la force était
fini.
Je dis le règne de la force armée; mais il en est une non
moins tyrannique , celle de l'opinion. Sa puissance se faisait
jour dans des écrits menaçants ou adulateurs ; des écrivains, fort
experts è juger des danseuses et des chanteurs, donnaient leur
avis sur la politique; ils agissaient sur ce bas-fond de la popu-
I Dépèche de lord Paloierston, du 1 1 septembre. -• Guizot, alors mi-
nistre, écrivait, le il septembre, que la France respecterait et ferait
respecter Tindépendance des États, et en conséquence le droit de régler
eux-mêmes leurs propres affaires , parce qu^il importait au bon effet
des réformes qu^elles se fissent d'accord entre les princes et les peu-
ples, régulièrement, progressivement. Le pape, disait-il» montrait un
profond sentiment de ses droits comme souverain, et II obtiendrait par
là i'apiHii et le respect de tous les gouvernements européens.
29
3S8 BSPBftÂHGKS Dfi L^ITAUI.
latîon des villes qui usorpe le nom saeré de people : ils ne
louaient pas Pie IX, Gbarles-Albert, Léopold le réfonnateur, et
d'antres idoles du jour, sans j mêler des imprécations contre
le despote sanguinaire de Naples et les jésuites ; et chacun ap-
pelait jésuite son adversaire , son rival, son bienfaiteur, qû-
eonque exdtait son envie. Les diatribes des journaux se tradai-
salent en cris et en émeutes. Charles- Albert laissa bannir les jé-
suites, qu*il eût voulu garder ; etaprèsavoir déclaré que la garde
nationale était inutile dans un pays où Tannée est considérable,
il fut obligé de la laisser armer ( février 1848 ). Ces exemples ne
manquèrent pas d*étre suivis. A Rome, on trouvait déjà que
Pie IX procédait trop lentement. On avait répandu le bndt d'un
complot contre sa vie ; et en conséquence, on avait demandé que
le peuple fût armé pour le défendre, comme s'il avait eu des
ennemis ( 16 juillet ). Le pape avait décrété un conseil des
Cimt, sur lesquels il aurait à élire un sénat de neuf membres,
puis une consulte d'Etat présidée par un cardinal. 11 entama
des négociations avec le Piémont et la Toscane ( S novembre)
pour une lignrdouanière italienne, qui devait conduire à l'union
t>olitiqtte. Mais déjà il s'effrayait d'un mouvement trop rapide;
et, en instituant un patriarche à Jérusalem (4 octobre), il pnn
testa contre Tabus qu'on faisait de son nom : en ouvrant la
consulte d'Etat ( 26 novembre ), il déclara qu'il n'avait jamais eu
l'idée de mettre en doute la souveraineté temporelle du saint-
siége, ni de favoriser les utopies que d'autres appuyaient impru-
demmentsur les actes de son gouvernement. Ceux qui se promet-
taient de tirer parti des réformes du pape pour amener la guerre,
prétendirent que ces déclarations n'étaient que des saorifiees
faits aux exigences étrangères; le caractère cojnmun des agita-
teurs étant de nier l'évidence et les faits.
Ce fut à ce moment que le roi des' DeuxSlciles, ajHrès uo
mouvement vigoureux de Ttle et une démonstration de la ca-
pitale , donna, malgré les protestations des cours du Nord , une
constitution avec une amnistie pleineetentière(27 janvier 1848).
Son nom, jusque-là maudit, fut exalté de telle sorte, que les
autres prinoes se virent forcés de Flmiter. Chariea-Albert, après
avoir lutté contre les souvenirs et peut-être contre les promesses
BSPÉBâRCES de L*iTALlB. 389
données, promit une constitution sous le nom de statut ( 8 fé-
vrier). Le grand-dnc Timita ( 11 février), rappelant que déjà
Léopold 1*' s'était proposé d'octroyer une constitution à la
Toscane ; que même il l'avait £Biit préparer par le sénateur Gianni.
Ferdinand I^, alors que les membres du conseil général de
Florence le félicitaient de son retour ( 7 janvier 1815), avait
dil aussi « qu'avant peu de temps son peuple posséderait une
constitution et une représentation nationale. » Le duc de Luc-
ques, qui avait succédé à Marie-Louise comme duc de Parme
( 18 octobre 1847) , promit aussi une constitution. Pie IX restait
encore : il avait déclaré qu'il ne restreindrait pas la puissaoce
dont il était le dépositaire ; on répétait autour de lui que la
domination pontificale ne pouvait souffrir d'entraves parlemen-
taires, n assembla le consistoire ( 14 février 1848 ), et, d'après
son avis unanime, il se prononça en ces termes : « Pourvu que
la religion soit sauve, nous ne refuserons aucune innovation
nécessaire; » et il donna à son tour sa constitution.
11 eût été bon, dans l'intérêt de l'unité Italienne , que toutes
ces constitutions fussent uniformes. Elles diUéraient peu les
unes des autres, il est vrai, toutes étant calquées sur la charte
française : deux chambres, des ministres responsables, le sénat
nommé par le roi, les députés nommés par des censitaires, la
liberté de la presse et le droit de pétition. A Rome seulement,
OR maintenait comme troisième chambre le consistoire des car-
dinaux, qui devait prononcer en secret sur les résolutions du
pariement, et se réserver les affoires mixtes, comme tout ce qui
concernait les canons et la discipline ecclésiastique.
Ce fut un enivrement général ; partout on discutait sur la
liberté, sur les constitutions ; l'on demandait et l'on obtenait
aussitôt des ministres , non plus au goût du souverain , mais au
choix des citoyens; partout l'on célébrait cet heureux accord
entre les princes et les peuples, ce concours du pouvoir et de
l'opinion dans la conquête de la liberté et de l'indépendance*
340 RBYOLIITIOR FBANÇAISI DB 1848.
RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1849.
La France, depuis un si^le, a décidé de tous les mouTements de
]*£urope ; mais , après tant de gloire et de conquêtes, elle ne s*est
point agrandie à Tégal de ses rivaux. Ia France a perdu Saint-
Domingue et la plupart des Antilles, le Canada, la Louisiane, et
toutes ses positions sur les golfes du Mexique et de Saint-Lau-
rent ; en Afrique, Madagascar et Tîle de France ; dans Tlnde, tout
le pays du cap Comorin jusqu'au Gange et à Surate ; en Europe,
rtle de Mlnorque et les places dont Louis XIV avait garni les
frontières. Ce ne sont plus des principautés ecclésiastiques sans
force qui s'interposent entre elle et le Rhin, mais la Prusse et la
Confédération germanique. En compensation, elle a conquis
l'Algérie, les Marquises; et elle a soumis à son influence les Iles
Sandwich , placées à mi-chemin entre l'Amérique et la Chine.
Mais autant la France avait perdu en étendue, autant elle avait
gagné en force morale.
N'eût-elle tiré à l'intérieur d*autre avantage de la Révolution,
elle en sortit une, compacte, plus que tout autre peuple de l'Eu"
rope ; elle en sortit lavée de la grande iniquité de la conquête,
qui partout ailleurs embarrasse encore les progrès, et perpétue le
règne de l'iniquité, fille est devenue comme le laboratoire des
expériences sociales. Un changement de ministère et même de
gouvernement, Facquisîtion d'une frontière plus forte sur le
Rhin et sur les Alpes, l'alliance russe ou anglaise, ce n'est point
là ce qui peut faire l'importance de la France. Ce qui la carac-
térise, c'est celte passion des sentiments généreux qui souvent
les produit , ce sont ses promptes et ardentes sympathies « cette
vanité , cette vive imagination qui font d'elle l'objet de la co-
lère, de l'engouement et de l'imitation des autres. Sa littérature
est celle de toute l'Europe ; sa langue est comme le moule
universel de la pensée ; sa tribune semble celle de tout peuple
qui en est privé; et chaque jour rend plus vrai ce que disait
REVOLUTION 'FBANÇAISB DE 1848. 341
Jefferson : Tout homme a deux patries , la sienne et la France ;
nation conduite pfus par Timagination que par le calcul. 11 s*y
rencontre des hommes de cœur, pour toute initiative généreuse.
La France s'est mainte fois dévouée pour la cause de la liberté ;
elle a envoyé des combattants partout où brillait un éclair de
régénération. C*est avec son or et son sang qu'elle a donné à
TEurope la sécurité de la Méditerranée; et, sur ces rivages de
VA frlque que F Atlas sépare du désert, elle féconde une terre bai*
gnée du sang de saint Cyprien, de saint Louis, du roi Sébastien.
Mais rimplacable besoin du mouvement ne lui laisse pas de
repos, et la jette continuellement dans de nouvelles expériences
et de nouvelles tempêtes. Louis-Philippe, placé sur le trône
comme un bouclier contre la république, réussit à Tarréter durant
dix-sept ans. II avait remédié aux plaies que laisse derrière elle
toute révolution , fait refleurir les finances, revivre le commerce,
respecter Tautorité, grandir la prospérité matérielle en favori-
sant Taristocratie du commerce, qui avait fini par remplacer
celle des familles nobles. Il avait encouragé les lettres, les arts,
les sciences jusqu'à en faire une puissance ; il avait conservé la
paix au milieu des plus flagrantes occasions de guerre ; restauré
la marine de telle sorte qu*elle pût paraître avec honneur jusque
*sur les mers les plus lointaines. Il avait laissé une grande li-
berté à la parole, à la presse, à la tribune. Mais ce gouverne-
ment n*avait pas eu pour le consolider l'action du temps, parce
qu*il n'avait d'autre origine qu'une révolution. Ceux qui n'a-
vaient pas trouve place dans cette révolution s'efforçaient d*ett
préparer une autre, dont les déshérités ne manqueraient pas de
travailler à leur tour à une troisième. Forcé de diercher des
adhésions de toute part, Louis-Philippe avait à caresser les in-
térêts privés ; force lui était de céder, de vaciller, de reculer
souvent au lieu d'avancer ; et, après dix-huit ans de règne» il se
trouva moins solidement établi qu'au début.
Les légitimistes lui gardaient une haine implacable, et, im-
puissants à l'abattre, lui tendaient mille embûches. Les républi*
cains le regardaient comme l'unique obstacle à la réalisation de
leurs desseins. Il y a en outre un parti neutre, ami et ennemi de
tous , qui profite des dissensions pour se glisser dans tous les
29.
843 BÉYOLUTIOIf FKANÇAISB DE 1848.
autres, et arriver au pouvoir par surprise el par rapine. Ce qui
le fait marcher^ ee n^est pas Tamour de la gloire ni de la liberté;
il agit par imitation, pour faire du bruit, de la déclamation, cette
arme d'à présent, comme la logique était rarmedes premiers ré-
volutionnaires. L*o|nnion, toujours prête en France à applaudir
ce qui contrarie le gouvernement, perpétuait une opposition qui
attend tout du gouvernement, et qui le ruine en attendant qu'elle
a'en rende maîtresse. Cette opposition s'empara du marteau pour
démolir : dès qu'elle fût en possession de la liberté, elle descen-
dit de la hauteur où elles'était élevée sous la Restauration. On ne
vit point surgir chez elle de nouveaux génies: les anciens décli-
nèrent ou se pervertirent, dans la forme, par l'improvisation ,
et dans l'esprit, par une démoralisation croissante. Le récit lim-
pide de Thlecs, la description colorée de Lamartine servirent à
célébrer la force, rayonnante avec Napoléon, fiérooe et odieuse
chez Marat et Robespierre. Lamennaisemploya son style brûlant
et sa logique puissante à battre comme à coups de bélier cette
autorité sur laquelle il avait naguère posé l'édifice de la société
et de l'intelligence. Victor Hugo professait que le poète peut
tout se permettre; qu'il peut croire à Dieu , à Satan, ou à rien.
Tous les écrivains de métier, flattant le besoin inunodérc de
Jouissances matérielles , divinisaient l'épicoréisme , et plaçaient
le paradis en ce monde ; les heureux du siècle, ainsi poussés k
satisfaire tous leurs désirs, restaient sans idée d'abnégation
ou de charité ; et l'on attisait chez le pauvre la haine du ri-
che, représenté comme l'usurpateur du patrimoine commun.
Dos romans qui, pour être lus de tous, se publiaient dans les
Jouniaux, portaient chaque jour leur dose d'arsenic au scindes
familles , dans les boutiques , dans les campagnes ; ils flattaient
les penchants voluptueux des riches par des images licencieuses,
comme les passions des prolétaires en exagérant la corruption
des classes élevées. Ils montraient les femmes succombant iné-
vitablement, à l'occasion et les hommes n'ayant de mobiles que
les passions et l'mtérét. Pour ces écrits déplorables, l'idéal con-
sistait dans certains désordres exceptionnels de la nature et
delà société; ils initiaient les cœurs vierges à des turpitudes
contre lesquelles l'ignorance est une sauvegarde, et dont la
BBTOLUTTOR ITBANÇAISE DB 1848. 343
oonnaissance est un aignilkm. Cest ainsi qu*une tourbe d'écri-
Tains corrompus jetaient la contagion parmi la partie saine du
peuple. Abusant de ce motde peuple, Us flattaient enson nom les
plus grossiers appétits. Célébrant d*un côté les héros de Ten*
▼ie et de l'assassinat, ils insultaient, dénigraient ceuz*là qui
seuls ont la mission de consoler et d'instruire. Ils éteignaient
dans les flmes toute espérance, et tonte aspiration vers Fimmor*
taiité.
De jeunes et nobles cœurs, révoltés de ce honteux spectacle ,
en imputaient le tort à la société ; et, se persuadant que ces acci*
dents morbides constituaient un état normal , ils songèrent à
la renverser de ses bases séculaires, pour la reconstruire sur
des plans nouveaux. Les âmes vulgaires, en proie à une impa«
tience fébrile, aspiraient à une explosion, moins dans Fintérét
de Tordre moral que pour mettre à leur portée ces jouissances
des sens, dont la littérature leur avait offert tant de tableaux.
La responsabilité de ce désordre moral retombait en partie sur
le gouvernement, qui, forcé de s'assurer les élections, de com-
plaire à ses amis et à ses créatures, de rattacher les intérêts
grands et petits à sa propre durée, avait trop à faire pour s^occu-
per beaucoup de la vertu. Tout ce qui était intéressé à l'ordre et
à la paix, ceux qui avaient à conserver emploi, pension, une place
au palais ou à la chambre, désiraient sans doute que le pouvoir
C^affermlt; mais ils le désiraient mollement, alors que les partis
attaquaient le gouvernement sans relâché; et, battu chaque
jour par les coups de la presse, travaillé par l'activité fiévreuse
et oisive des réfugiés de toutes nations quMI avait recueillis,
ce gouvernement, bien loin de disposer de l'avenir, pouvait à
grand'peine louvoyer parmi les expédients. Un déluge d'atta*
ques personnelles,' dont V Histoire de dix ans offre le résumé,
poursuivait incessamment Louis-Philippe : on Taccusait de
travailler uniquement à consolider sa dynastie; on disait que,
champion de la paix à tout prix , il n'avait pas hésité cependant
à courir les chances d'une guerre , dès qu'il s'était agi d'obtenir
une princesse d'Espagne pour son fils. L'Angleterre, qui s'était
grevée d'une dette de cent millions , lors de la guerre delà suc-
cession , pour empêcher TEspagne et la France de se donner
344 BBVOLUTION FB41IÇA1SB DB 1848.
la inaîD , crut ses intérêts menacés de nouveau par ce mariage.
Elle rompit l'accord qui serrait seul de contrepoids à Vabso-
lutisme septentrional , et n*asptra plus qu'à se venger. En Al-
gérie , on n'avait encore rien fondé de stable. Le développe-
ment prodigieux donné aux travaux publics ( nouvelle ère de
la vie industrielle en France ) avait grossi la dette de treize
cent millions, et faisait peser sur le présent les prospérités de
l'avenir.
Il appartenait aux chambres de conduire le pays sans secous-
ses aux réformes utiles ; et les chambres, au contraire, ne savaient
que rirriter par leurs déclamations , sans cesse accusant le
pouvoir d'avilir la France au dehors , pendant qu'il étouCEiit à
l'intérieur ses développements. Comme si l'agitation constituait
un progrès, on passait d'un ministère à un autre sans motif,
si ce n'est peut-être pour dire le lendemain que les nouveaux ve-
nus étaient pires encore que leurs prédécesseurs. Le dernier de
ces ministères fut celui de Guizot, l'historien illustre, caractère
plus rigide que ne l'eussent voulu les passions ambitieuses,
et plus pur au moins que ses compétiteurs. Appliqué à sau-
vegarder la paix comme moyen d'affermir la monardiie repré-
sentative et la nouvelle dynastie, soumis au roi dans l'ordre
constitutionnel, et ayant pour lui la majorité dans les chambres,
les plus vives attaques lui venaient de ceux dont la politique dif-
férait le moins de la sienne, c'es^à•dire de ceux qui aspiraient à
le remplacer : c'était Thiers, attaché comme lui à la famille d'Or-
léans ; c'était Odilon Barrot, représentant d'idées plus avancées,
quoique constitutionnelles. Mais ce qui faisait l'acharnement de
cette lutte, ce n'était ni la diversité des principes, ni de généreux
désirs : ils s'irritaient qu'un ministère eût duré sept ans dansuo
pays où la stabilité semble une calamité publique, et sous uoe
constitution qui, selon eux, ne permettait au roi ni volonté ni sjs-
tème. if fallut à tout prix avoir raison de ce ministère, sans pré-
voir qu'on renverserait avec lui la monarchie. Alléguant que le
pouvoir avait faussé les élections , on reprit le vieux thème de
la réforme électorale, et ce fut surceterrain que se livrèrent les
combats dans la chambre et au dehors. Un grand mouvement
alors se propageait en Suisse, en Italie, dans les pays slaves :
EÂYOLUTtOri FRANÇAISE BB 1B48. 845
la France pouvait-elle rester en repos, et se contenter, comme
son gouvernement, du rôle de médiatrice? Gomme en Italie, on
accéléra la fermentation par des banquets, dont les toasts trou«
vèrent mille échos dans les journaux et communiquèrent à tout
le pays une irritation toujours croissante.
Le roi, en ouvrant les chambres , s'éleva avec force contre ces
manifestations, sans consentir à changer son ministère. L'oppo-
sition lui répondit en préparant à Paris un banquet de cent mille
individus. L'autorité s'y opposa; et ceux qui l'avaient préparé
reculèrent devant cette dangereuse responsabilité. Ce fut le si-
gnal des soulèvements : on demanda à main armée et la réforme,
et la chute du ministère. La garde nationale assemblée mêla ses
cris à ceux du peuple. M. Guizot déposa son portefeuille, et
M. Mole lui succéda, mais il parut bientôt insufûsant, et céda la
place à Thiers, puis à Odilou Barrot. Le tumulte allait gran-
dissant en raison de ces condescendances, et Paris déjà s'était
couvert de barricades. U ne restait plus qu'à employer la force,
ou à signer une abdication : Louis-Philippe préféra ce dernier
parti ; et, persuadé par les siens que son départ calmerait Paris,
il abdiqua, et s'éloigna, comme Charles X, entre le rugissement
de l'insurrection et l'inaction de ses amis. Le comte de Paris,
son petit-fils, conduit par sa mère à la chambre des députés,
allait recevoir le serment de fidélité de l'assemblée, quand une
poignée d'insurgés fit irruption dans la salle au cri de f^ive la
répubUgue! C'était la voix étouffée en 1830 qui dominait enfin
les débats parlementaires. Le poëte Lamartine paraphrasa ce
cri dans une improvisation dont le sens se résumait par ces
mots : jikajacia est! Le royal enfant sauvé à grand'peine, et la
princesse sa mère, quittèrent la France en secret; et tandis qu'au
dehorson égorgeait, on saccageait, pour obtenir quelques réfor-
mes partielles, on apprit bientôt qu'il n'y avait plus ni roi ni
gouvernement.
Au fond, ce n'était pas même le besoin de cesréformes, ce n'é-
tait pas le généreux d^irde la grande pacification de la démocra*
tie, c'était la révolte d'une minorité inconsidérée qui bouleversait
ainsi la France. Après avoir éprouvé tour à tour depuis soixante
ans les angoisses d'une révolution sanguinaire , les vertiges de
B46 ■iTUUnOlf FAAIfÇAlSB DE 184S.
la ifiùke militaire , puis les humiliations de la défaite; âpres la
monarrhie abeolue du génie , la monarchie tempérée sans génie,
la légitimité, la quasi-légitimité, pouvoirs fondés les uns sur
la tradition, les autres fondés sur les intérêts, la France al-
lait expérimenter une souveraineté non plus eompressive,,
mais expansive, la souveraineté de tous , en détruisant le der-
nier privilège politique, le cens, comme le dernier privilège so-
cial , la noblesse.
Telle est la concentration des pouvoirs en France, que Paris
seul fait et défait le gouvernement. Aussi le télégraphe n*eot
qu'à transmettre la nouvelle d*une insurrection triomphante,
pour changer en un moment tout le pays en république. Hais
au lieu de proclamer la liberté avec la république, au lieu de
restituera Tindividu et à la commune la responsBd>illté de leurs
propres actes, en ne réservant au gouvernement que la tutelle
de Tordre et radministration de la justice, on ne songea qu'à
exagérer Tautorité; les doctrines socialistes des journaux pas-
sèrent dans les ordonnances, et des sociétés secrètes dans le
cabinet du ministre. La démagogie prétendit que, capables ou
non, tous devaient avoir part égale dans les affaires ; la philan-
thropie communiste voulait que tous, travaillant ou non, eussent
une égale part aux jouissances. Louis Blanc s'en fit le mis-
^onnaire, et proclama que le gouvernement était tenu de fournir
du travail à tous les citoyens ; que chacun avait droit an salaire,
non pas en raison de sa capacité, mais en raison de ses besmns,
les droits étant proportionnés aux besoins, et les devoirs aux
facultés. En conséquence, on ouvrit des ateliers où cent mille
bras inoccupés s'en allèrent demander non du travail, mais une
paye. 11 en résulta bientôt une dépense prodigieuse et un im-
mense danger, quand on vit ces masses oisives discuter au ii»
de travailler, et, le fusil au bras, menacer l'honnétê ouvrier qui
continuait sa libre industrie. Les anciennes institutions étaient
détruites, et les nouvelles n'existaient pas encore; paitootune
multitude riolente , exaltée, régnait dans Paris. Gomme en 18S0,
toute l'Europe ressentit bientôt le choc de ces événements. La
veille, tous les peuples ne songeaient encore qu'à se donner
des gouvernements constitutionnels : bientôt ils ne ooagèreal
BtTOLCTlOlf PBAHÇAI8B Dft 1848. U1
plus qa*à ks abattre; la révolution se changea de défensive en
agresaive , d*autant plus qu'on montra autant de violence pour
la réprimer que d*inhabileté à la diriger.
Il importait d'abord de savoir comment la France républi-
caine entendrait ses devoirs politiques. Lamartine ayant accepté
dès Tabord racclamation de la république, et mis sa parole poé^
tique à son service, se vit bientôt exposé à Tirruption d'une
niasse insurgée dans l'bôtel de ville, et l'affronta courageuse*
ment, infatigable à parler, à répondre, à recevoir maintes dé-
putations, il condescendait aux désirs de chacune. Flattant le
peuple comme tout pouvoir nouveau ; n'ayant d'autre notion^
d'autre habitude que celles de l'opposition, il se trouva inca*
pable d'organiser,, donnant pour des projets ses simples espé-
rances. Chargé d'annoncer à l'Europe, comme ministre des
ai&ires étrangères (3 mars) , la nouvelle forme de gouveme-
ment , il déclara qu'à la^différence de celle de 93, la république
ne menaçait aucun gouvernement, sachant que la guerre est
dangereuse à la liberté. Les traités de 1815 seraient regardés
eonime non avenus, mais la France n'en respecterait pas moins
les circonscriptions établies.en vertu de ces traités. Si pourtant
quelque nationalité opprimée venait à se réveiller ; « si les États
indépendanta de l'Italie se trouvaient envahis, ou leurs trans-
formations intérieures empêchées , la France protégerait leurs
progrès légitimes: » ambiguïté peu digne d'une grande nation
qui en disait assez pour exciter les caractères passionnés , mais
se réservait un prétexte pour reculer au besoin. Enivrés par
cet exemple , trompés par ces paroles, les peuples crurent tou-
cher an jour de leur affranchissement.
Nous avons raconté quelles étaient alors les espérances de l'I-
talie : partout elles se traduisaient encore en applaudissements
poor les gouvernants nationaux. La Lombardie seulement fré-
missait dans l'attente. Nous avons dit ce que celte province
souffrait du joug étranger. Si quelques heureux s'étourdis-
saient au milieu de leurs jouissances, en prétextant l'impossi-
bilité du mieux, d'autres résistaient aux caresses et aux me*
naees : cette patrie perdue, ils gardaient un cœur pour l'aimer,
une voix pour l'avertir, un jugement pour la diriger. Depuis
848 BéyOLnTIOH FBANÇAISB DB 1648.
longtemps la Lombardie était en possession des réformes eon-
cédées ans pays voisins , grâce à l*antique tradition mmiici-
pale; mais elle brûlait du d^ir de se régénérer. Le but pour elle
était déterminé : il s'agissait de reconquérir cette nationalité
sans laquelle il n*est pas de liberté, de dignité, de dévelo]^
ment complet et véritable ; mais si la conscience se soulevait
contre un gouvernement obstiné à briser les volontés , la raison
n'entrevoyait d'émancipation possible que dans on boulever-
sement européen.
La ibule saisissait toutes les occasions d'exprimer sa haine
pour la domination étrangère, et sa sympathie pour les princes
italiens. Des démonstrations fréquentes sur les places publiques
coûtèrent du sang; les municipalités, qui jusqu'alors n*avaient
connu que l'obéissance passive à la domination autrichienne,
sentirent qu'il leur appartenait aussi d'avertir, d'instruire et
d'exprimer les vceux du pays. Dans leurs réclamations modé-
rées, comme dans les écrits de ceux qui risquèrent leur propre
sûreté pour le bien public, il ne s'agissait que de conciliation.
Un mouvement légal éclata à Venise, où s'appuirant sur d'an-
ciennes lois Inobsecvées, on demanda une eensure moins ab-
surde , une police moins vexatoire. Le vice-roi fil ce qa'M pat
poiir éluder ces lois : mais les sentant appuyées par la légalité
et Topinion , il s'en tira par des promesses (9 janvier). Pendant
qu'on endormait ainsi l'esprit public, l'empereur déclara qu'il
avait assez fait pour les peuples; qu'il n'était pas disposé à de
nouvelles concessions, et qu'il mettait sa confiance dans la valeur
de ses troupes. Bientôt la police obtint le droit arbitraire d'ar-
rêter et de déporter j et débuta par les citoyens qui avaioit per-
sonnellement déplu. Ces coups d'autorité irritèrent , mais n*ef-
frayèrent pas.
On vénère le martyre , mais on ne le prêche pas. Et quel
homme de bien ne tremble pas devant la responsabilité de
lancer son pays dans la terrible épreuve d'une insurrection?
Pourtant la patience cesse quand cesse l'espoir, et il arrive une
heure où les nations sentent que tout lien de fidélité se brise
devant le droit d'acquérir la sécurité qui ne se trouve plus dans
l'ordre établi ; et cette lieure semblait avoir sonné pour l'Italie.
BBV0LIIT101I FRANÇAISE DB 1848. 849
On parlait avec une provocante ostentation de nouvelles
troupes envoyées d'au delà des monts, de pillages promis, de
bombardements au moindre mouvement; le vice-roi proclama
la loi martiale , et s'éloigna , abandonnant le pays au pouvoir
militaire. On parlait d'armes amassées dans Milan , de corps
organisés par les émigrés sur les frontières, d'encouragements
officiels venus de France, d'Angleterre, du Piémont. Pourtant
la suite montra bien qu'il n'y avait ni armes, ni intelligences,
ui préparatifs; les mazziniens même, à Paris, avaient résolu de
ne pas troubler par leurs mouvements le cours pacifique du
progrès italien ; mais l'étincelle jaillit d'où on l'attendait le
moins.
Vienne , cette ville qui semblait matérialisée par les jouis-
sances, et dévouée à une dynastie qui la met à la tête d'un
grand empire, s'était pourtant fatiguée de cet absolutisme pour
lequel les mots gouverner et comprimer étaient synonymes. Un
vieux ministre, qui se croyait fort parce qu'il refusait tout mou-
vement, se laissa surprendre dans un de ces instants où avec les
abus tombent aussi les institutions. Quelques ambitions de cour
et de cabinet favorisèrent les aspirations libérales « surexci-
tées déjà par les diatribes que l'Allemagne lançait contre le gou-
vernement autrichien, et que la révolution de France enflammait
encore. Les États de la basse Autriche se réunirent pour exposer
leurs demandes. Déjà la Bohême et la Galicie avaient réclamé
la liberté de la presse (13^ mars), celle de l'enseignement , et
Texemple des étudiants bavarois gagna ceux de Vienne. Une
proclamation du Hongrois Kossutb, dans laquelle il demandait
que toutes les nationalités dont se composait l'empire pussent
se gouverner elles-mêmes et former une confédération , donna
un but déterminé aux demandes des étudiants. Ils firent une.
pétition, et voulurent la porter à l'empereiur. La cour opposa des
refus, puis des délais; mais le peuple viennois s'était comme ré-
veillé de son sommeil. Les armées étaient loin, la petite garni-
son de Vienne pouvait être surprise au milieu d'une foule d'in-
surgés; quelques coups de feu irritèrent le peyple, qui se montra
plus menaçant. Les ministres et la cour hésitant, on obtint le
renvoi de Mettemich , et bientôt après la liberté de la presse , la
30
850 EBVOLUTIOR VBÀHÇAISB DB laiS.
garde natkmale , et enfla la eonvoeation d'une assemblée poor
rédiger une oonstitation. L'empereur confia le ministère à Pil-
lersdof et à d'autres honnêtes gens de la vieille école, qui se flat-
tèrent de résister à des exigences exeesâves.
Le télégraphe porta en Lombardie la nonvelle de ees eonees-
sions qui, par le contraste avec les menaces et les refi» d«s jours
précédents, montraient que l'Autridie couvrait do nom de con-
cession, ce qui lui était arraché par la nécessité; œtle nécessité
devait être bien pressante pour engager le gouTememeot de
Vienne dans une voie qui lui répugnait tant. Mats pourait-oo
compter sur sa bonne foi? On aima mieux recourir è la foroe
( 18 mars ). Ayant en tête la représentation municipale, les ha-
bitants de Milan allèrent demander des armes pour la garde
civique. On leur en promit, mais quand ils se rendirent à TUô-
tel-de-ViUe pour les recevoir, ils se virent assaillis par la troope,
qui en arrêta quelques-uns et les traîna en prison. L'indigna-
tion précipita le mouvement déjà commencé; l'exaltation se
changea en fureur; les espérances grandirent bientôt jusqu'à
lldée de l'indépendance : on arbora les trois coaleurs^ au cri
de vive Pie IX et de mort aux Allemands. Les Milanais se ven*
gèrent de cem qui leur avaient prodigué l'outrage, et eomineQ*
cèrent un combat mémorable où, avee des barricades et quel-
ques fusils de chasse, ils tinrent tête à des troupes dîsoipllaéea.
"Ni les armes qu'on disait cachées, ni les émigrés, ni les Pié^
montais, ni leshabitants des campagnes, qui, peosait-on, n'atteiK
daient qu'un signal, ne se montrèrent alon; et pourtant
l'ennemi avait peine à se défendre. Bientôt la rareté de ses
munitions, le courage et l'union des patriotes, rextension
probable de l'insurrection , Tincertitnde de ce qui se passait à
Vienne, décidèrent le maréchal Radetsky à ordonner la retraite.
Milan se trouva libre : ce fut une joie d'autant plua vive qu'elle
était plus inespérée; Cdme, puis Brescia, Bergame, Grémone
chassèrent aussi leurs garnisons, ou les firrat prisonnières.
La commotion se fit sentir *d6 même à Voûse. Après avoir
cherché à l'étouffer dans le sang, le gouverneur Palfy résîgpa
ses pouvoirs au commandant Zichy, et celui-ci capitula : il sor>
tit avec les troupes allemandes, laissant la caisse-, les armes.
BATOLUTION FBANÇ41SB DE 1848. ' 361
les soldats italiens à Venise, qui se trouva légalement libre.
Les villes de la terre ferme ne tardèrent pas à Timiter.
Le Piémont apprit Tinsurrection de Milan avee cette sympa-
thie que l'on ressent pour des compatriotes et pour de proches
voisins ; la population entière frémissait du désir de soustraire
cette nation voisine à une extermination inévitable. Déjà on
partit en foule pour se joindre aux Lombards; on leur envoya
des armes. Peu de jours avant, Charles-Albert, entrant franche-
ment dans la voie constitotionndle, avait formé un ministère
sous la présidence de César Balbo : sa popularité , ses inten-
tions connues, ouvrirent le champ à toutes les espérances.
Mais au-dessus de toutes ces espérances planait le but de
Tunité italienne; tous demandaient donc que le Piémont tirât
répée pour l'assurer. M'était-ce pas le vœu de Charles- Albert?
N'avait-il pas 70,000 soldats , des arsenaux bien pourvus , un
trésor plein , un état-major brillant , et cette armée ne brûlait-
elle pas de se mesurer avec les étrangers qui pesaient sur la
LomJbardie.'
lia réalité était loin pourtant de répondre à de tels discours.
Le système militaire tant vanté du Piémont fut bien vite re-
connu défiBCtuenx dans ce passage subit de l'état de paix à l'é-
tat de guerre; ce fut au point qu'à peine 13 à 15 mille hommes
purent se mettre en campagne. Une partie de ces forces était
en Savoie, où l'on craignait que la France ne fit irruption; on
ignorait d'ailleurs le délabrement de l'armée autrichienne ; on
attendait peu d*efforts de l'Italie désaccoutumée des armes ;
TAngleterre, qui avait envoyé lord Minto pour modérer le
mouvement , bien loin de l'attiser, déclarait la Lombardie assu-
rée à l'Autriche par les mêmes traités qui assuraient Gènes au
Piémont, et toucber à l'une serait compromettre l'autre. On ne
voulait pas de l'aide des Français, qui eût pu devenir fatale au
royaume. D'autre part, des esprits clairvoyants dissuadaient le
Piémont de faire la guerre; et il suffisait aux nouveaux minis-
tres que l'Autriche ne menaçftt pas le Piémont, qui pourrait
affermir en paix ses nouvelles libertés. Mais la nouvelle de
l'insurrection lombarde embrasa la jeunesse d'une ardeur,
guerroyante. Si les vieux libéraux redoutaient que la guerre >
352 BBVOLiniON FRANÇAISE DE I84S.
ne compromit leurs espérances, les nouveaux la trouTaient
bonne pour aller en avant. Le roi et son ministère sentaient
bien que laisser Tautorité obéir au tumulte, c^est la compro-
mettre et la perdre. Mais si Milan venait à succomber, quelle
honte pour un voisin armé! Et que ferait Gênes, qui avait
crié : jivec Milan , sinon , non ! Et la sympathie ne pourrait-
elle alors pas se tourner en haine contre le prince, et finir par
proclamer la république ?
Pendant qu*on hésitait entre la prudence et les périls de la
générosité , Milan se délivrait elle-même. Les Allemands, mis
en pleine déroute , s'enfuirent à travers des populations
résolues à n'en pas laisser échapper un seul. Alors Charles- Al-
bert se décida à jeter son épée dans la balance; il annonça qui!
marcherait avec ses fils à la tête de Tarmée, et prêterait secours
aux Lombards comme un frère à des frères. Il ne parlait point
de récompense; seulement on déciderait après la guerre du
sort de la Lombardie.
Les autres princes d'Italie répondent au cri parti de Turin :
Pie IX voit la main de Dieu dans la victoire des Milanais; il
dit ( 30 mars ) que « la concorde est la première cause de la
stabilité et du succès; que la justice seule édifie pendant que
les passions détruisent. » Le duc de Parme, déplorant « le temps
où la nécessité et sa position géographique l'avaient soumis à
une influence étrangère, * promet h la Lombardie son secours
et celui de ses fils. Léopold , grand-duc autrichien , excite la
Toscane (25 mars ) à.« ne pas rester dans une oisiveté honteuse
quand la sainte cause de l'indépendanoe italienne est en ques-
tion » , mais a à voler au secours des frères lombards » ; Ferdi-
nand de ^ples ( 5 avril ) invite ses sujets à courir dans les
plaines de la Lombardie où va se décider le sort de la commune
patrie. » « Union, dit-il, abnégation, courage, et Findépendanee
de notre belle Italie sera conquise ( 7 avril ) ; 24 millions d'I-
taliens auront une patrie puissante , un commun patrimoine
riche de gloire, et une nationalité respectée. » Saint accord des
princes et des peuples, qui, se sentant assez forts de leur cou-
rage, excités par de longues souffrances, ne voulaient pas que
ritalie fût le trophée des victoires d'autrui , et répétaient le mot
RSYBBS DBS ITÂLIBNS. 353
de Charles- Albert : L*Italie fera tout elle-même ( Cltalia fura
da se).
UEVERS DES ITALIENS.
Une poignée de Lombards jeunes et courageux s^étaient élan-
cés sur les traces de Tennemi ; mais les campagnes ne secon-
dèrent pas réian des cités dans la haute Lombardie. Radetsky
arriva^ sans être même attaqué, jusqu'au Mincio, et dans le
formidable carré des forteresses de Peschiera , Mantoue , Le-
gnago, Vérone ; il y rallia ses troupes , en attendant de nou-
velles recrues, et se disposa au combat. L*armée piémoiitaise,
bien inférieure en nombre à ce qu*on avait espéré, traversa la
Lombardie, et se campa sur TAdige, en couvrant une ligne de
36 milles. Alors commença une guerre de détails, une lutte de
positions, où Tincapacité stratégique ût échouer une valeur
qui se fit jour partout ou l'on en vint aux mains. Quand la
victoire était Tuoique but vers lequel devait se diriger l'ardeur
nationale , on ne sut où Ton ne voulut pas se résoudre à une
levée en masse ; Tarmée régulière faisait peu de cas des volon-
taires , alors que l'ennemi utilisait tous ceux qui accouraient des
écoles autrichiennes ou des forges de la Styrie. Au lieu d'incor-
porer les conscrits dans les cadres de l'armée, on en forma des
corps nouveaux,. avec une lenteur extrême ; une imprudente con-
fiance en soi et un mépris non moins imprudent de l'ennemi
endormirent les efforts des patriotes ; au lieu d'offrir tous ses
biens , tout son sang pour le rachat de la patrie , on se plaignait
des contributions ; et des hommes jeunes et robustes n'eurent
pas honte de rester chez eux et de se pavaner dans les gardes
nationales.
Bientôt des nuages obscurcirent ces brillantes lueurs dont se
pare l'aubè de toute révolution. Beaucoup de ceux-là qui , par
mode ou par vanité, avaient invoqué la tempête, trcivblcrent
30.
854 BBTBfiS DBS ITALIENS.
de la voir déchaînée , le spectacle des troubles de la Flranee
leur faisant craindre la guillotine et le communisme. La mul-
titude qu'on avait nourrie de mille espérances de soulagement
et de bonheur, au lieu de lui apprendre d*abord la nécessité des
grands sacrifices, maudissait déjà ses flatteurs. Les gouverne-
ments corrupteurs entrevoyaient déjà Tavenir; Ton manquait
d'hommes capables d'ouvrir la nouvelle ère ; les raisonnements,
les jalousies individuelles ou locales, les habitudes plus fortes
que tous les intérêts détruisaient toute l'harmonie.
Dans un pays livré, comme Tltalie, à un long repos, les quali-
tés négatives l'emportent communément sur les qualités posi-
tives; l'homme qui ne fait rien et ne peut rien, s'il n*est pas plus
estimé, se voit moins dénigré d'ordinaire que celui qui peut et
qui agit ; on ne laisse pas impuni quiconque dépasse cette médio-
crité qu'on décore du nom d'égalité, la moquerie s'attaque à l'ar-
deur et à l'exaltation des nobles sentiments. Nous étions trop
habitués à nous haïr, à nous railler, à trembler devant les mé*
pris de gens très-méprisables. Les esprits élevés étaient inex*
perts aux affaires, aux combats, à la vie politique ; en outre, ils
se trouvèrent en butte aux soupçons et à l'envie. Beaucoup,
passant de l'idolâtrie de l'absolutisme à l'idoiâtrie de la souve-
raineté individuelle, croyaient que l'insolence envers les gens
de mérite était une marque d'égalité ; ils les déclaraient au-des-
sous des circonstances et les attaquaient avec acharnement.
Dans ces dernières années, on était arrivé à ces exagérations
du bavardage qui déshabituent de la vérité et rendent inha-
bile à la pratique, car rien ne répugne tant aux dlscourears
que la réalité. Élevés à la déclamation, ils déclamaient encore
quand il fallait agir. Auprès des nouveaux pouvoirs se pressaient
en foule les serviteurs du pouvoir déchu , qui ne voulaient pas
tomber avec lui. Des persécutés vrais ou £aux demandaient des
récompenses ; des statisticiens improvisés offraient des conseils;
des marchands spéculaient sur les armes , les places , les répu-
tations.
Il nous venait aussi dy dehors des Influences malencontreuses;
ainsi, dans un pays où le clergé tient le premier^rang, on se mit
à invectiver les pvétres; dans un pays qui depuis quatre* vingts
BEVB£S DBS 1TALIBR8. 8â5
aos ne eonnaît d'aristocratie que d'InsigniGaDtes di8tinctioiis,on
▼oeiféra contre les nobles : c'était nous affadblir par la division.
Dans chaque dté, le gouvernement tomba aux mains des pre*
miers vepus,ou de ceux-là qui se contentaient d'une position
sans nul avantage, mais pleine de périls, et dont Fimpopularité
était la seule récompense. Afin de concentrer la résistance, le
gouvernement provisoire de Milan s'évertuait à triompher de
mille jalousies et d'obtenir que chaque province envoyât un
député.
C'est le lot, c'est la fiiiblesse de tout gouvernement révolu-
tionnaire de se trouver en face de ses compagnons de révolte ,
d'être livré à tous les hasards de l'inexpérience , de la précipita-
tion, du désordre. Celui de Milan ne songea pas à se donner
le baptême de l'élection populaire, ce qui eût été facile grâce à
l'organisation municipale du pays. Ce gouvernement, dans ce
premier élan d'une révolution , se comporta ainsi que dans une
situation normale : il voulut conserver l'ordre avant tout. Ayant
affaire à une liberté qui ne faisait que de naître, etqui était na-
turellement jalouse, il gouverna aussi mystérieusement que l'on
conspire; il voulut garder le pouvoir à des conditions qui ren*
daient le hîea impossible, et avec ces allures de la médiocrité
qui ne peuvent imposer à la multitude. Persuadé, comme nous
le sommes , que las révolutions échouent ou réussissent par le
mérite ou par la feute des peuples , c'est à eux que nous nous en
prenons de leur dé&ite plutôt qu'à leurs gouvernements, auxquels
le vulgaire impute tous les torts. Qu'importe de s'en prendre
aux personnes qui passent, alors que le succès dépendait de
vertus publiques qui ont fait défaut.
Les écrivains qui d'abord avaient exagéré l'héroïsme pour en-
tretenir le feu sacré , se moquèrent bientôt de leurs prétendus
héros. Les journaux, les affiches, les circulaires, élevaient la voix
inconsidérément, et forçaient le gouvernement de recourir à tous
cessubterfuges, qui sont la ressource de ceux qui n'ont pas le droit
de leur côté. Personne qui ne se crut capable de conseiller, per-
sonne aussi qui assumât sur lui la responsabilité d'agir. Le peu-
ple obéissait mal à un gouvernement qui semblait si peu le maî-
tre ; les miliees montraient plus d'esprit de parti que d'esprit de
356 BEVEBS DBS ITALIBHS.
corps ; et, au milieu des hymnes et des discours de fraternité,
personne ne se Oait à personne. Les finances se trouvant obérées,
dans la riche Lombardie on nesut pas pourvoir aux nécessités de
la guerre, alors que le premier, que l'unique besoin était de metue
sur pied des soldats et toujours des soldats. Ceux-là qui don-
naient d'abord pour prétexte de leur inertie l'impossibilité d'af-
fronter l'ennemi , en trouvaient maintenant un autre en répé-
tant que l'ennemi était vaincu. 11 n'y avait plus qu'à se croiser
les bras ; et l'on se mit à discuter de quelle manière on gouverne-
rait la nation , avant d'être sûr qu'il existerait une nation.
Venise, devenue libre grâce à une capitulation régulière, n'eut
qu'à puiser dans ses souvenirs : elle proclama la république de
Saint-Marc, et les villes de la terre ferme y adhérèrent. A Milan
le libéralisme consistait à abhorrer les Autrichiens. Aussi, se per-
suada-t-on que leur fuite avait tout terminé* Quelques uns
pourtant entretenaient des intelligences avec l'entourage de
Charles- Albert. D'autres trouvaient que la forme républicaine
convenait mieux à un pays dont la liberté venait d'être baptisée
de son propre sang ; il n'avait point de vieille dynastie à res-
taurer. La Lombardie d'ailleurs, dans les beaux temps de son
histoire, n'avait-elle pas été une république? Puis, ne semblait-il
pas que la France, redevenue républicaine, allait faire accepter
partout sa nouvelle forme de gouvernement?
Cependant, reconnaissant que le but suprême de la révolution
était l'indépendance, «le parti républicain de la Jeune JtalU
s'était engagé, dès le début de l'iosurrection, à.caclier son dra-
peau. Le roi de Sardaigne et le gouvernement provisoire de
Milan avaient plus d'une fois promis qu'il ne serait question
de gouvernement qu'après la victoire, et qu'alors, tous étant li-
bres , tous déaideraient. Mais, au lieu d'attendre, voilà que tout
à coup l'on invite le pays à se prononcer; voilà qu'un philosophe
fameux quitte ses paisibles études pour aller prêcher partout la
fusion avec le Piémont : d'autres aussitôt répondent par le cri
de république.
Alors la division commença. Les désordres auxquels la France
était livrée faisaient redouter au plus grand nombre le gou-
vernement républicain. Parmi ceux-mêmes qui le vénéraient
AEVEBS DES ITALIENS. 3ô7
comme le goavernement de Tavenir^ beaucoup trouvaient que
le pays n'était point façonné encore à ce respect de la loi qui
est la première des vertus républicaines, et que Ton ne pouvait
y arriver qu'en passant par le régime constitutionnel. D'un
côté un. roi qui venait de tirer Tépée pour la cause commune,
un centre de gouvernement déjà établi , et qui n'aurait besoin
que d'étendre ses attributions, l'héroïsme des Piémontais , qui
n'avaient point reculé devant les hasards de la lutte, l'avantage
qu'il y aurait pour la guerre dans l'unité de commandement,
toutes ces considérations militaient en faveur de la monarchie.
' La dynastie de Savoie représentait aux yeux du Piémont la
puissance et la gloire; tous ses intérêts se rattachaient h cette
dynastie ; cependant il y avait là des factions qui s'agitaient.
La Savoie venait de repousser une bande d'ouvriers venus de
France , et qui avaient tenté d'y proclamer la république. Sans
être possédée d'enthousiasme pour la cause italienne et pour
les sacrifices imposés par la guerre, elle en acceptait de bonne
grâce et bravement sa part. Gênes, de son côté, ne bornait pas
ses vœux à un ministère libéral à Turin ; là, bien des gens espé-
raient remplacer la couronne par la toque, dès que la cause na-
tionale serait en état de se passer d^ la première. La cocarde
tricolore dont le patriote décorait son front servait de passe-
port aussi à l'intrigant, qui , pour en ramasser quelque chose,
aime voir à tomber le pouvoir dans la fange; au sophiste, qui
ipet les mots à la place des choses ; à l'intolérant, qui n*aime de
la libre discussion que l'occasion d'injurier ses adversaires.
Outre la presse, qui était affranchie de toute entrave, ils trou-
vèrent le champ libre dans les chambres , qui s'ouvrirent le
8 mai 1848. Turin s'y montra très-préoccupé de la crainte de
se voir enlever par Milan sa suprématie; d'un autre côté, on
espérait obtenir d'une assemblée constituante à laquelle parti-
ciperaient les nouvelles provinces un meilleur équilibre entre
les deux pouvoirs législatif et exécutif.
Le ministère piémontais ayant à diriger une guerre qui était
une affaire d'honneur plus que de raisonnement, se voyait forcé
de recourir à l'élément révolutionnaire et d'en réprimer en
même temps les excès; il fit des représentations au gouverne-
ZiS BEVBRS DES ITÀLISHS.
ment piorâoire de Milan , qui se résigiiait à obéir, alors qu'on
Paccosait de commander mal. Cest ainsi qa'il fit appel au vote
miifersel diaprés le mode le plus illibéral et le pins malbeareui :
eetui des registres. Puis on demanda la fusion immédiate du
Piémont et de la Lombardie. Les villes vénitiennes y.aceédè^
rent ; Yoiise elle-même 89 résigna. Cette fusion consentie , dès
le dâMit, sans autre condition que celle de vaincre, eât rap-
proché toutes les forces dans un but commun ; elle ne fit que
les désunir, an contraire , au grand profit de rennemi. Tous ces
mandes n'avaient donc pour résidtat que d*empirer la situa-
tion. La victoire de Bfilan avait fiiit tressaillir la péninsule tout
entière; llodène et Parme s*étant soulevées , leurs ducs parti-
rent, laissant le gouvernement à qui voudrait en prendre la res-
ponsabilité; on y vit bientôt se former des gouvernements pro*
visoires, qui demandèrent, eux aussi, la fusion avec le Piémont
Le grand«duc de Toscane dut m^tre de côté ses titres autri*
chiens et fiiire choix de ministres en dehors de ses Sjrmpathies,
car le mouvement déjà, ne se laissant plus diriger par les princes,
se tournait contre eux.
Le pape, dont le nom d*abord avait servi de drapeau à Tltalie,
se plaignait qu'on en fût venu jusqu'à violenter sa consdenoe :
il s'était vu contraint d'expulser de ses États les jésuites, tout en
déclarant qu'U les avait toujours regardés comme d'iuâitigables
auxiliaires de Rome. Aux conseillers qui avaient sa ccmfiance
on en substitua d'autres qui voulaient Faidiatoer aux idées àp
G ioberti . On lui imposa des ministres, des généraux, etrobl^tion
de prendre part à une guerre contre laquelle F Allemagne proies»
tait jusqu'à menacer d'un schisme. Il avait béni d'une voix pleine
d*autorité et d'amour les espérances de Fitalie; il envoya le
plus cher de ses cardinaux comme son représentant dans le
camp italien ; il avait mis ses propres troupes sous le comman-
dement de généraux* piémontais , leur prescrivant de marcher
d'un parfait accord avec Charles- Albert ; il invita les princes
h envoyer à Rome des députés pour conclure une ligue poli-
tique entre eux. Mais Charles-Albert, au lieu de cela, ne par-
lant que d'une ligue militaire , Pie IX , voyant bien que Toa
visait à réunir Fitalie dans d'autres vues , déclara qu'il oe
BIYKBB BIS ITALIBUS. 859
fafomanit point un prince italien 'aux dépens des autres.
Désarmé, entouré d*opinions divergentes, voyant que ia barque
qu*il était chargé de diriger était en péril, il désavoua toute
participation de sa part au mouvement révolutionnaire; il
(MTOtesta qu'il n'avait rien fait que ce que les puissances elles-
mêmes avaient d^a suggéré à Pie VII et a Grégoire XVI, et
ce qui lui avait semblé avantageux à ses sujets ; qu'il gémissait
de ce qu'ils n'avaient pas su rester dans les bornes de l'obéis-
sance, de la fidélité ,' de la concorde ; que ce n'était pas à lui
qu'il fallait imputer les convulsions de l'Italie , à lui qui ab-
horrait la guerre; enfin il désavoua ceux qui osaient parler
d^une république italienne avec le pape pour président.
En attendant , Rome, qui obéissait au pape à condition que
le pape lui obéit, menaçait de noyer dans le sang « Texécrable
gouTennement des prêtres ; » et le pouvoir populaire abandonna
le pape au moment qu'il importait tant de le soutenir et de le.
pousser en avant. Pie IX cependant n'avait pas encore renié la
cause italienne; il écrivit à l'empereur d^Autriche pour l'exhor-
ter a « convertir en d'utiles relations de bon voisinage un pou-
voir qui ne serait jamais ni noble ni prospère tant qu'il repo-
serait uniquement sur les baïonnettes, • le conjurant « de mettre
fin à une guerre qui ne lui reconquerrait jamais le cœur des
Lombards et des Vénitiens, qui avaient le droit d'être fiers de
leur propre nationalité. » Puis, voulant se faire le médiateur
de la paix, il songea à se transporter à Milan. Qui ne voit
combien sa présence eût exalté le courage des patriotes ita-
liens et découragé l'ennemi.' Mais déjà le démon de la dé-
fiance avait aveuglé les esprits. On soupçonna le Piémont, qui
sollicitait impatiemment la fiision, de vouloir abaisser la cause
italienne aux proportions d'un intérêt particulier. On soupçonna
le roi de Naples de chercher à s'assurer d'Ancône , et de viser à
quelque agrandissement territorial ; on soupçonna le gouver-
nement romain de vouloir recouvrer la Polésine et foire revivre
d'antiques prétentions sur les pays de Parme et de Modène; on
se défia du prélat que le pape venait d'envoyer à l'empereur;
on se défia de la flotte que le roi Ferdimmd avait expédiée
dana l'Adriatique pour renforcer celle de Sardaigne , et les Si-
360 REVERS DES ITALIENS.
ciliens la canonnèrent au passage du détroit ; on se déGa do
ministère romain quand il mit aux mains de Charles- Albert
toutes les forces pontificales. L'hésitation du pouvoir augmen-
tait partout la propagande subversive qui se faisait dans les
journaux, dans les cafés, sur les places publiques. Le nouveau
ministère romain , présidé par le philosophe Mamiani, déclara
catégoriquement que Pie IX se bornait à prier, à bénir, à par-
donner, mais qu'il laissait les affaires à l'Assemblée. Cétait
dire qu'on Pavait destitué de tout pouvoir temporel. Le pape
protesta, comme il avait protesté contre l'Autriche, lorsqu'elle
avait occupé Ferrare , en dispersant un corps de troupes pon-
tificales; mais déjà sa parole avait perdu tout crédit.
Les choses allaient à JNaples en empirant. La Sicile couvait
de profondes rancunes contre !Naples , et se plaignait toujours
de lui être sacrifiée. Elle tenait au souvenir de son ancien par-
lement, que la constitution de 1812 avait fait revivre; elle se
rappelait la prospérité qu^elle avait due , pendant un certain
temps, à la domination anglaise : prospérité qui tenait à des
circonstances toutes spéciales : à ce que la paix n'existait que
là r pendant les guerres de Napoléon : que là seulement on
échappait au blocus continental, et que la Sidle était le centre
de la contrebande anglaise, qui s'y élevait à cent cinquante mil-
lions par an. Mais cette constitution éphémère laissa subsister la
féodalité, les droits de maip-morte, ^'aînesse, et tous ces abus
sur lesquels une révolution peut bien passer son éponge san-
glante, mais qu'un gouvernement régulier, si bien inspiré
qu'il soit, ne peut réformer que pas à pas. Les Bourbons une
fois de retour à Naples, la Sicila resta comme un pays d'ex-
ception, où l'on ne trouvait à la vérité ni conscription , ni mo-
nopole de tabac, mais très-peu d'institutions, de mauvaises
routes , et tous les inconvénients d'un gouvernement lointain.
On avait vu , en 1821, les Siciliens refuser de donner la main
à la révolution de Naples, et accélérer ainsi sa chute. La réaction
qui en fut la suite ne fit qu'envenimer les plaies. Le nouveau
roi protesta de son désir d'y remédier; mais elles étaient trop
invétérée^ pour que le bon vouloir y pût suffire. Le méconten-
temeni entretint un état de fermentation qui éclata plusieurs
BEVEBS DES ITALIENS. SCI
fois, et particulièrement en 1837, à roccasion du choléra qui
ravagea Païenne et Catane. Il fallut recourir aux moyeus vio-
lents pour rétablir la paix dans ces deux villes. Il parut à cette
occasion des décrets qui abolirent radniinistration spéciale ,
les juridictions patrimoniales, la féodalité; on projeta de nou-
velles routes, un nouveau cadastre, le partage des biens com-
munaux au profit des pauvres ; mais ces décrets sont encore à
exécuter.
Quand on parcourt cette tle qui fut jadis le grenier de FI-
talie, aujourd*hui dépeuplée, couverte de ruines, n'offrant
que des campagnes incultes ou marécageuses, nourrissant à
peine quelques chétifs troupeaux ; quand on voit en regard de
cela la vive intelligence de ses habitants, rattachement qu'ils
ont pour leur patrie, leur désir d'amélioration , on ne peut que
souhaiter le moment où la Sicile redeviendra le centre du
commerce méditerranéen. Mais ces lointaines espérances ne
suffisaient pas aux patriotes ardents. Les sociétés secrètes , dans
leur activité souterraine, s'entendaient avec celles de Naples
pour demander à tour de rôle quelques franchises, et de ré-
forme en réforme arriver à obtenir une constitution. Les impa-
tiens n'obéirent {)as longtemps à ce mot d'ordre : à Messine
d'abord, puis à Palerme, ils se soulevèrent (9 janvier 1848) ,
élevèrent des barricades , et restèrent victorieux. Ils formèrent
des compagnies d'armes , sous la présidence de Pruggiero Set-
timo, et donnèrent à la Sicile un gouvernement séparé, avec la
constitution de 1812. Le roi y consentit; mais les Siciliens ne
voulurent pas recevoir, à titre de don , ce qu'ils tenaient déjà
à titre' de conquête. Les libéraux de Naples s'agitaient, de leur
côté, pour obtenir des réforme;, à l'exemple de Aome et du
Piémont; bientôt ils eurent une constitution. Il semblait que
tous les amis de la liberté allaient se montrer satisfaits : bien
loin de là ! la Sicile protesta contre cette constitution , et rede-
manda à grands cris sa charte de 1812, déclarant que, si le
roi n'adhérait pas complètement à la demande , la Sicile se dé-
tacherait de Naples. Des forces furent envoyées ; on les repoussa
(6 mars), et la déchéance des Bourbons fut prononcée le 13 avril.
Ce fut un mal incalculable que celte séparation , qui arriva au
HI8T. DE CBNT ANS. — T. IV. 31
302 BEVEBS DES ITÀL11!SS.
moment où il n*étaît question partout que d*union italienne.
Alors que toutes les forces étalent nécessaires sur TAdige, le roi
de Naples se vit forci de détacher une partie de son armée pour
mettre à la raison les Siciliens. Le reste fut acheminé vers la
Lombardie, sous le commandement de Guillaume Pépé, gé-
néral malheureux delà révolution de 1820, et infatigable auxi-
liaire de toutes les tentatives qui se sont succédé depuis 1796 jus-
qu*à ce jour.
Cependant, comme il s'agissait de mettre en pratîqne la
constitution, les chambres furent convoquées à Naples. Mais
dans' la première réunion (14 mai) quelques députés refusèrent
de prêter serment à la nouvelle charte, vu que le programme
du 3 avril attribuait aux chambres le droit d*interpréter la cons-
titution, d*accord avec le pouvoir exécutif : d^où ils voulaient
conclure que les- chambres étaient constituantes et non cons-
tituées. Le roi se résigna à changer la formule : mais l'as-
semblée, dont ou entretint la défiance par des contes perfides,
ne se tint pas pour satisfaite , et répondit au roi qtt*il n*était
qu'un, tandis que les députés étaient cent. Ce débat intérieur
retentit bientôt au dehors, où éclata un mouvement qui fiit
provoqué , selon les uns , par les républicains pour aller en
avant , et, au dire des autres, par les réactionnaires poui sévir :
chacun imputant, selon Tusage, à ses adversaires les impru-
dences ou les méfaits dont il redoutait les suites. Ceux que tour
l tour Ton adulait sous le nom de peuple, ou qu'on vilipendait
sous celui de lazaronni, prirent parti pour le roi. Ce fut en vain
que celui-ci obtempéra aux demandes et prit un nouveau minis-
tère ; ce fut en vain que les députés se mêlèrent h ta foule, et
recommandèrent de détruire les barricades, puisque le but de la
«h^monstration était atteint. S*il est aisé d'imprimer !e mou-
vement, il est dîfncile de le diriger. On. incendia, on ^rgea;
puis les baïonnettes et les prisons finirent par calmer la révolte.
La nécessité de réprimer le désordre rendit au gouvernement
Parme de l'arbitraire, que la raison avait arrachée de ses mains.
On donna pour prétexte que ce mouvement avait été Toeuvre
d'un parti qui visait à placer l'Italie sous un seul sceptre; et
comine le premier instinct de tous les êtres est de se conserver
BEYEBS DES ITALIENS^ ^C3
et qu^aussi le premier besoin de tout gouvernement est de maiu«
tenir le cdlme intérieur^ le roi rappela son armée , qui était
campée sur le Pô. C'est ainsi que la cause italienne perdit ce
renfort important, à Texception de quelques récalcitrants qui sui*
virent l'exemple de Pépé, et passèrent à Venise. Le roi, après
avoir dompté Témeute, déclara que c'était sa ferme et immuable
volonté de maintenir la constitution, voulant « que Ton se fiât
à sa loyauté, à sa religion , à ses serments libres et spontanés. •»
Cétait un temps ou la haine aussi bien que l'enthousiasme ne
connaissait plus de mesure; et on put voir alors combien la
popularité réduit ses fétiches à l'état d'esclaves. Pie IX, adoré la
veille, fut dénoncé partout comme un traître. Avec tout autant
d'imprévoj^ance on avait adoré Charles- Albert; on l'avait ac-
clamé roi d'Italie : dans ce but on avait prêché, intrigué; on avait
remué tout le pays. Le prince de Monaco s'était prononcé pour
lui; le parlement de Sicile lui avait demandé pour roi un de ses
fils. En conséquence, les princes crurent qu'on les poussait à com-
battre, non plus pour l'indépendance , mais pour enrichir un
seul homme de leurs dépouilles. L'accord une fois rompu , les
récriminations des princes mirent le^ peuples en fureur ; et
Charles-Albert se trouva lui-même embarrassé par l'extravagance
de ses admirateurs.
Déjà ce roi, chargé de la conduite d'une guerre d'insurrec-
tion, sentait vaciller dans ses mains Tépéequi promettait de déli-
vrer ritalie. Ses efforts échouaient contre ces terribles obstacles
de l'art et de la nature; et rien ne décourage comme l'inutilité
des efforts. Les vj^res mal distribués introduisaient la faim au
milieu de l'abondance. Les volontaires de la croisade italienne
firent preuve de bonne volonté et de courage à Ilelvio, à Tonale,
à Curtalone; mais ils ne firent jamais preuve d'union, d'obéis-
sance, de persévérance, ce qui est indispensable pour vaincre.
Le chef d'ailleurs n'en sut point profiter. Confiné dans les li-
mites de la stratégie officielle, il 'repoussa le puissant secours
de l'insurrection populaire. L'ambition d'être le héros de la
rédemption italienne lui fit refuser une autre épée mieux fourbie
que la sienne pour une guerre qui n'était pas une guerre de roi.
C'est ainsi qu'en poussant les choses trop loin , on compromit
864 REYEBS DES ITALIENS.
tout. Tandis que, d*un côté , on éloignait les sympathies da de*
hors par ce mot tant répété, V Italie fera tout elle-même^ de Tau*
tre, on ne se prétait à nul accord au dedans ; et quand TAfitriche
en vint à offrir, sous la médiation de l'Angleterre, de constituer
un Etat indépendant sous le sceptre d*un archiduc, qui aurait
Parme, Modéne etlaLomhardieJusqu'àrAdige, onne voulut pas
même s*y arrêter : on répond i t que Tépée une fois tirée pour la cause
italienne, on ne pouvait plus s'arrêter qu'à l'entière délivrance.
Cétait au moment où l'Autriche, assaillie de tous les côtés à
la fois, semblait près de succomber, que le ministère Fiquel-
mont s'était résigné à de telles propositions; mais bientôt l'Au-
triche reprit le dessus. Une nouvelle armée descendit des Alpes,
sous le commandement de Wolden et de Nugent ; elle reprit la
Vénétie ville par ville (avril et mai); elle força l'armée ponti-
flcale, qui était sous les ordres d'un général piémontais, à capi-
tuler et à repasser le Pô. Puis Radetzky, débouchant de Vérone,
et tombant avec ses masses sur la faible armée piémontaise, b
rejeta de l'Adige sur le Mincio, puis sur l'Olio, et enCn sur
l'Adda. Ciuquante mille hommeà avaient commencé la retraite
à Goïto; il en parvint à peine vingt-cinq mille à Milan, et ce
fut pour Tabandonner immédiatement et repasser le Tésin ; si
bien que tout le royaume lombard-vénitien, à Tcxception de
Venise, se trouva reconquis.
I.a catastrophe porta l'irritation au comble ; et, oomnie il était
plus facile de répondre par des outrages que d'en apercevoir les
causes, on jeta de nouveau l'épithète de traître à la tête de ce
roi qui venait d'exposer sa vie et celle de ses fils.
Les Autrichiens s'étaient arrêtés au Tésin, acceptant l'armis-
tice offert par le Piémont; mais ils entrèrent dans les duchés,
en donnant ta parenté pour prétexte à cette invasion. Ils entrè-
rent aussi dans la Romagnê, en dépit des protestations que k
pape renouvela, répondant à^cela que ce n*était point à ki
qu*ils faisaient la guerre, mais aux bandes qui avaient pris les
armes malgré lui. Bologne résista avec courage (8 août) , ta
faisant entendre encore, à travers le fracas du canon et de li
fusillade, le cri de f^ioet Italie et Pie IX! Ce fut la dernière foi:
que ces deux noms se trouvèrent associés.
BBVBBS DV8 ITALIBRS. 365
A însi ritalie retombait au pouvoir des Autrichiens. Les esprits
s^aîgrirent, se soulevèrent, et Ton tint conseil au milieu du
vertige et de la confusion. Un congrès italien ouvert à Turin
(10 octobre), sous la présidence de Gioberti, de Mamiani, et du
Calabrois Romeo, voulut prendre en main les affaires de ritalie ;
mais ce ne fut qu'un tournoi académique, une affaire d'élo-
quence et de bravos, comme si Ton eût été encore aux premiers
jours delà révolution. Cette assemblée ne tarda pas à se dissou-
drr, attendu que le ministère toscan de Montanelli , qui avait
remplacé Guio Capponi, déclara qu'il voulait se placer à 4a
tête d'une fédération, et invita les divers États à envoyer à Flo-
rence leurs députés pour une constituante italienne.
Pellegrino Rossi était un publiciste éminent, qui avait associé
à la science du droit les études économiques. 11 avait longtemps
résidé en Suisse , et y avait proposé une nouvelle constitution ; il
avait depuis quitté ce pays pour se fuér en France, où il professa
le droit constitutionnel et se vit élever à la pairie. Quand Pie IX
fut entré dans la voie des réformes , Louis-PhOippe envoya Rossi
à Rome en qualité d'ambassadeur, chargé à la fois comme pra-
ticien consommé, de guider la marche du gouvernement pon-
tifical, et, comme réfugié, de gagner la conGance des libéraux.
En tout cas, il sut gagner si bien celle du pape, qu'au milieu de
ses perplexités, il le 6t chef de son propre ministère. Il mit à la
tête de l'armée Zucchi, vieux soldat des guerres de l'empire, con-
dottiere de l'insurrection de 1831, qui était demeuré depuis lors
enseveli dans une forteresse autrichienne, d'où la présente révo-
lution l'avait fait sortir. Rossi s'appliqua à rétablir les finances,
à donner l'essor aux travaux publics, à préparer une statistique,
à constituer cette association italienne dont Pie IX s'était fait
de lui-même l'initiateur et le promoteur zélé. Il s^attacha enfin
à contenir les factions furieuses, et aussi la réaction qui travail*
lait dans l'ombre.
Comme il montra dans cette œuvre de la force et des ressources,
il n'en fut que plus exécré. Pour les prêtres, c'était un sacrilège ;
aux yeux des Albertistes, c'était un obstacle à leur fusion fantasti*
que : les déclamateurs le signalaient à la colère du peuple. Cest
que, dans ces moments difficiles où deux partis enneniis sont aux
31,
366 BBVERS J>BS ITALIENS.
mains, acharDés Tuo et Tautre après le pouvoir, celui qui se
place entre eux dans un milieu loyal voit les deux factions con-
jurer sa ruine. Les chambres convoquées, Rossi en s*y rendant
fut poignardé( 15 novembre) ; et les ovations, prodiguées jusque-
là au pontife régénérateur, furent remplacées par des ovations dé-
cernées à un assassinat : il fut célébré, non-seulement à Roine,
mais sur beaucoup de points de Tltalie. Au milieu dé Tépou-
vante causée par ce meurtre, le pape fut réduit à prendre un
ministère parmi les bommes qui lui inspiraient le moins de
confiance. On proclama la constituante italienne; le papelui-
.même fut assailli dans son palais : si bien que, tiré de ses rêves
de popularité par le bruit de la fusillade, abandonné du peuple,
il se jeta dans les bras des princes, et s'enfuit dans le royaume
de Naples. Sans tenir compte de ses protestations, le ministère
convoqua une constituante pour TÉtat romain (13 décembre),
laquelle, réunie le 5 février, prononça bientôt la déchéance du
pape (9 février 1849), proclama la république, et déclara biens
nationaux les propriétés de FÉglise.
Le grand-duc, en ouvrant les chambres ( le 20 janvier ), se d6-
ciarait de nouveau prêt à la guerre. 11 consentit qu'on élût des
députés toscans pour la constituante italienne; mais ensuite,
voyant qu'il allait s'attirer les censures pontificales, il refusa de
sanctionner la loi. Manquant de force pour résister, et ne voulant
pas donner motif à des réactions, il quitta le pays. La chambre
établit alors un gouvernement provisoire, composé de Guerrazi,
Montanelli, Mazzoni, et qui entra en négociations pour s'unir à la
république romaine, ce qui n'eut pas lieu. Guerrazi, l'un de
ces caractères peu faits pour obéir à des héros pusillanimes, et
qui ne se coqtentent point du rôle de figurants, agissait arec
persévérance, avec habileté, et savait masquer de profonds des-
seins. Il se dégoûta assez vite des prédications de Mazmi, qui
passa quelque temps à Florence, puis gagna Rome , où il fut
nommé triumvir avec Armelllni et Saffi. Ainsi donc une ré-
volution, commencée d^abordau nom des princes, avait bientôt
pris en défiance ces mêmes princes, contre lesquels au fond elle
se faisait. Bénie au début par le pape, elle finit par se séparer
de lui et le maudire; après avoir pris pour mot d'ordre, V Italie
BBYVBS DES ITALIENS. 3G7
fera tout elle-même, on la vit bientôt enrôler un ramas d*étran-
gers. La déchéance du pape ne pouvait rester un fait isolé dans
Ja chrétienté : indépendamment du respect, de Tamour des
fidèles, et des sympathies que le monde tout entier avait témoi-
gnées pour Pie IX, ou vit apparaître, dans cette république ro-
maine ( inaugurée par un assassinat que tous les partis se jetaient
mutuellement à la tête), comme le fantôme d'un grand complot
européen travaillant à renverser tout ordre quelconque, à ruiner
toute idée de subordination. En Sicile, l'assemblée constituante
manifesta le vœu de voir rémtégrer le pape dans ses États ; TEs-
pagne, empressée de reprendre rang dans la diplomatie euro-
péenne, invita les souverains à ouvrir un congrès dans ce but.
Le pape s'adressa à l'Autriche, à la France, à l'Espagne et h la
Sicile, les conviant à renverser la république romaine (20 avril ).
Ainsi Jes destinées de l'Italie devaient encore une fois être re-
mises aux mains des étrangers.
Charles-Albert brûlait du désir d'effacer l'affront de sa dé-
faite, et de se jeter à corps perdu dans les hasards d'une nou-
velle tentative : mais son armée était désorganisée, et le pays était
épuisé. Les discordes civiles retentirent plus fort quand le bruit
des armes cessa de se faire entendre; un héroïsme qui ne tient
compte d'aucun obstacle poussait sans cesse à risquer le sort de l'I-
talie. Cequele peuple veut. Dieu le veut, répétait-on. Les moteurs,
qui avaient déclamé alors que les autres combattaient, criaient
plus fort, depuis qu'on ne pouvait plus leur répondre : Pourquoi
ne vous battez-vous pas? Des milliers de réfugiés lombards s'a-
gitaient dans le saint désir de relever leur patrie ; les braves
s'agitaient pour venger leur désastre, les peureux, pour cacher
leur peur en faisant peur aux autres. Les républicains surtout
ê'agîtaieut, criaatqu'on avait tout perdu en se confiant à un roi ;
les calomniateurs s'agitaient, accusant ministres, généraux,
fournisseurs; et quiconque avait eu quelque bribe de pouvoir
faisait planer des soupçons sur ceux mêmes qui s'étaient le
mieux conduits; on les crut, comme on croit toujours à ce qui
peut ravaler le caractère italien.
Tout cela tournait au proGt de cette faction qui se disait dé-
mocratique, et qui demandait à grands cris que l'on se jetât sans
368 nEVSBS DBS italiehs.
délai dans une nouvelle guerre à outrance. Cette faction porta au
ministère Gioberti (16 décembre 1848), afin que celui-là aussi
perdh son auréole. La chambre fut dissoute, et les nouTelles
élections, qui eurent lieu sous la* pression des circonstances,
réussirent selon les vœux de ce parti; Le roi ouvrit la session
(!*'' février), émettant le vœu d*une confédération entre les princes
italiens ; il se montra tout prêt à rétablir Tarmée sur le pied de
guerre, pour peu que les négociations entamées avec rAutriche
n'aboutissent pas à un arrangement honorable; mais ce que le
plus grand nombre entendait par ce mot, c*était la consen-a*
tion des provinces qui 8*étaient fusionnées avec le Piémont :
Bolution d*autant moins probable qu*il s'agissait déjà de faire
restaurer le pape et le grand-duc au moyen d*une intervention
étrangère. Pour tâcher de se soustraire à la honte de voir encore
les étrangers disposer des destinées de T Italie, le ministère Gio-
berti crut qu*il serait opportun que le Piémont se chargeât lui*
même do restaurer ces princes : la démonstration pourrait suf-
fire, pensait-il, pour faire tomber toute résistance, et Tltalie
s'habituerait à voir ses enfants résoudre par eux-mêmes les ques-
tions intérieures. Le Piémont reprendrait par là vis-à-vis des
puissances Tattitude qu'il avait perdue. Ce serait un moyen de
détourner les esprits d'une guerre avec TAutriche, laquelle ne
laissait entrevoir qu'un désastre inévitable. Mais la chambre
accueillit le projet de Gioberti comme un fratricide. Celui-ci
déposa aussitôt son portefeuille (20 février); vilipendée! oublié
bientôt, il reçut le salaire ordinaire de la popularité ; il le reçut
toutefois avec une dignité dontbien peu avaient donné Texemple :
sans fortune et sans titres, il retourna paisibleaieot à ses
études.
Le ministère Chiodo qui remplaça Gioberti promît, pour
son début, la guerre contre rAutriche. Préparé on non à
entrer en campagne, on donna le commandement en chef de
Parmée à un général polonais; on dénonça l'armistice; mais
il ne fallut qu'une journée pour donner à l'Autriche une vic-
toire complète. Charles- Albert vit son armée mise en déroute;
il abdiqua, et gagna l'Espagne, où 11 succomba bientôt à iM
chagrins. Ce dénoûment précipité fut encore imputé à la tra-
BBVEBff DES ITALIBflS. 869
hisoQ; mot commode qui couvre toutes les fautes , et qui pré-
vient le découragement, en le convertissant en fureur. Qu*utt
homme soit Fauteur des ruines sous lesquelles il se trouve en-
seveli, cela se rencontre fréquemment ; mais on ne saurait im«
puter qu'à un fou des crimes inutiles. On en vit pourtant qui
ne craignirent pas de répandre des bruits, des soupçons que le
peuple, en de tels moments, traduit en insurrection. Gênes se
souleva au cri de PHce la république (80 mars 1849)! et les
ennemis de Fltalie eurent encore le plaisir de voir tourner contre
des Italiens ces armes qui venaient de se briser contre Tétran-
ger. Le mouvement de Gènes fut vite comprimé ; puis on donna
satisfoction aux cris de trahison en faisant fusiller le général
Itamorino, et eu ordonnant une enquête sur les causes du dé-
sastre de Novare. La fureur dès lors se changea en pitié, puis
on entonna des hymnes en l'honneur du magnanime Charles-
Albert. L'Autriche, au prix de 70 millions, vendit la paix à son
fils Victor-Emmanuel, à qui échut la noble tâche de fermer les
plaies de son pays, d'affermir ses institutions, et de donner
l'exemple au reste de l'Italie.
Le royaume lombard-vénitien fut livré, comme il l'est encore
aujourd'hui, à l'arbitraire militaire. Venise seule, après que la
fusion eut échoué avec le Piémont, déploya l'héroïsme des
derniers moments, comme Milan avait eu celui de l'initiative :
elle déclara qu'elle résisterait à tout prix, sous les bannières de
Sâint-Marc et sous le gouvernement de l'avocat Manin. Aban-
donnée alors par la flotte sarde , privée de subsides et d'assis*
tance, soumise à un blocus de plus en plus étroit, elle seule, en
de telles extrémités, trouva le courage de discuter, de négocier
sur le fait des franchises constitutionnelles promises au royaume
lombard- vénitien. Le ministre autrichien de Bruck en fit
l'offre, en effet, aux envoyés de Venise; mais ceux-ci les rejetè-
rent, en ce que, 1^ les charges n'étaient pas conservées intégra-
lement aux Italiens , 3*" que l'Autriche se réservait la faculté
d'abolir les droits fondamentaux en temps de guerre ou de ré-
volution ; 3* qu'elle entendait réserver la partie la plus im-
portante de la législation au parlement viennois, au détriment
du parlement italien ; 4"* qu'elle ne créait ni armée ni flotte
S70 BEVfiBS DES ITALIENS.
italienDe qui dût rester dans le pays. L'Europe applaudit
à cette lutte admirable et ne flt rieu pour la soutenir, tandis
que TAutriche déployait une artillerie formidable pour écraser
la reine de TAdriatique. Le choléra y joignit ses ravages à
ceux de la Ceiim ; et, quand elle eut tout épuisé, Venise capitula
(13 août), après avoir vu moissonner la fleur de ses enfants.
Tous les républicains de l'Italie s^étaient donné rendez-Tocis
à Rome, tandis que Naples était le refuge de tous les princes dé-
possédés. Un corps d'armée napolitain fit voile pour la Sicile,
bombarda Messine, et remit 1 île tout entière sous le joug.
L'ordre s'y rétablit comme il Tavait été sur la terre ferme, au
moyen des emprisonnements et des exécutions. Les chambres,
rouvertes le 1^' juillet, furent presque aussitôt dissoutes, et le
gouvernement personnel reprit ses coudées franches. Le mi-
nistre Bozzeli, l'auteur ou le compilateur de la constitution , se
vit chassé comme traître et infâme, ainsi qu'il arrive à tous
ceux qui ont approché un moment de leurs lèvres la coupe
aroère du pouvoir.
La Toscane était toujours en révolte contre son prihce ; mais
le désordre envahissait tout, comme il advient là où la force
réelle n'existe pas. Fatigués d'un arbitraire que le no/n du dic-
tateur déguisait mal, les Floreutins se soulevèrent ; et, vengeant
par des assassinats les désordres qui avaient ensanglanté la pai-
sible Toscane , ils rappelèrent leur grand-duc. Ils espéraient
par là se soustraire à Tinvasion autrichienne ; mais ils n'y échap-
pèrent pas. En vertude la convention du 22 avril 1S52, une partie
de l'armée impériale occupa le grand-duché pour un temps illi-
mité. On espérait que les franchises constitutionnelles, que le
grand-duc avait de lui-même octroyées en les déclarant méritées
et promises, seraient conservées à un peuple resté fidèle, par
, un prince qui avait eu ia chance unique d'une restauration
populaire; mais elles furent suspendues pour un temps m-
défini. .
Restait donc la république romaine, contre laquelle s'agitaient
Autrichiens et Français, Espagnols et Napolitains. Les prenûers
prirent pied dans les légations; les Espagnols occupèrent on
moment l'Ombrie; les Napolitains ne firent que paraître; les
BEVEBS DES ITALIENS. 371
Français débarquèrent à Civita-Vecchia, en déclarant quMls ve-
naient pour rétablir le gouvernement pontiQcal , moins les alîus
dont on avait déjà fait justice. Ils marchèrent sur Rome (le 2â
avril 1849), et restèrent fort étonnés de la résistance qu'ils ren-
contrèrent après les désastres de Custoza et de Novare. On répé-
tait-partout que la promptitude de la défaite n'avait pas laissé
aux Français le temps de venir à notre secours : Rome était
dans la persuasion que quelque événement pouvait éclater en
France et faire abandonner Tentreprise. Mais cette résistance ne
fit que multiplier les victimes, sans autre résultat que de donner
un démenti à ce mot tant répété alors, que les Italiens ne savaient
plus combattre. Sans troupes régulières, sans généraux expéri*
mentéSy ces soldats improvisés firent payer cher au vainqueur
Foccupation de la ville étemelle, qui ne se rendit (3 juillet)
qu'après vingt-six jours de tranchée ouverte.
A près s'être fait longtemps attendre, le pape rentra (avril 1 850),
trouvant le pays en ruines, toute obéissance effacée, Vautorité
, religieuse compromise dans la haine que le pouvoir temporel
soulevait sur ses pas. A ces plaies profondes les palliatift habi-
tuels ne suffisaient plus ; la force était devenue une nécessité. Aux
égarements des peuples on vit succéder alors les égarements des
prinees : ne voulant pasreconnattre qu'on peut toujours gouverner
en marchant d'accord avec les intérêts, les idées, les sentiments
d'un peuple, ils s'autorisèrent de l'excès des exigences pour
manquer à leurs pibmesses et se refuser aux plus justes conces-
sions. Ils mirent de côté tout esprit d'initiative, écartèrent ceux
qui pouvaient exercer quelque action modératrice; et le progrès se
vit représenté dès lors par ces hommes d'opposition violente, qui
se montrent d'ordinaire si inconséquents ou si impuissants,
une fois qu'ils sont à l'œuvre. L'arbitraire, les vengeances furent
abandonnés à la force brutale, qui se platt à multiplier les occasions
de se montrer nécessaire ; le pays déchut, en un mot, autant du
côté moral que du cdté économique. Resté en dehors de toutes
les conditions normales d'une société civilisée, ne voyant plus
quand et comment la lumière renaîtrait du chaos, il ne trouvait,
nu bout de ses espérances, que l'affermissement du pouvoir et
des abus qu'il avait voulu déraciner.
a7) L^ÀUTBICaE.
Cétait pourtant la première fois que l'Italie sonleTée 8*étaît
jetée dans une véritable lutte contre T Autriche; et elle y avait
déployé assez de valeur pour foire taire les reprodies prodigués
d*habitude au caractère italien. Ce n'étaient pas seulemeol les
troupes disciplinées c'était la jeunesse inhabile à manier les ar-
mes, c'étaient des populations pacifiques, des villes cmvertes,
Milan, Venise, Vicence, Trévîse, Bresda, Bolofpse, Aneône, Li-
voume et Rome, qui avaientafTrontérennemi, non pas seulement
dans l'ardeur irréfléchie des premiers élans, mais avec une cons-
tance plus méritoire et plus rare, et alors que la confiance de
vaincre n'existait plus.
L'AurnicuB.
Nous nous sommes arrêtés quelque temps sur
l'Italie, parce qu'un pays qui nous a vus naître obtient de droit
nos préférences, et enfin parce que les vices et les vertus d'une
révolution se retrouvent dans toutes les autres. Mais des événe-
ments plus considérables encore éclataient aussi dans le reste de
l'Europe , et particulièrement en Autriche. Nous avons déjà dit
de quel amalgame de peuples se compose l'empire d'Autridie ;
adjonctions qui datent de tous les temps en tertn de conventions
très-diverses, rattachées à l'Empire par des conquêtes suconsives.
Toutes ces races s'y sont perpétuées sans mélange. Les principa-
les possédaient des constitutions dont la source était dans la
tradition. La haute et basse Autriche, la Styriie, la Carinthie,
la Bohême, la Moravie, la Galicie, avaient leuis diètes compo-
sées des quatre ordres : clergé , noblesse, gentilshommes , et
paysans. Le Tyrol aussi possédait, depuis le M mars 1816, des
États constitués sur un pied semblable, ayant droit de remon-
trances à l'empereur , mais n'ayant de vote ni en matière K^ts*
lativeni en matière d'impôt. Dans la Siléâe autrichienne, les
états se composaient de princes, ducs, seigneurs (stamiskerren)t
gentilshommes { rUterschqft) , relevant immédiatement de
L'àUTBICHB. 873
r Empereur. La constitatioa hongroise préientait une originalité
à part, en ce que divers peuples se trouvaient soumis les uns aux
autres, sans qu'il en r^tât ni fusion ni unité, et cet état de
choses se maintint après que le peuple vainqueur se trouva sou-
mis à la maison d'Autriche. Les Magyars, race dominante, com-
prenait les magnats, grands propriétaires, grands dignitaires de
l'État; les nobles, possesseurs de terres, et les simples gentils-
hommes qui, tombés dans la pauvreté, n'en conservaient pas
moins leurs privilèges héréditaires. Ces trois classes, réunies au
haut clergé, aux villes libres royales, aux bourgs privilégiés, cons-
tituaient le peuple hongrois : c*est à eux qu'appartenait Télec-
tion du roi, le privilège de faire la loi conjointement avec lui,
de voter rimp6t au sein de la diète triennale, où les députés
figuraient armés, éperonnés, et s'énonçaient en latin. Quant au
reste de la population, elle payait Timpôt, et ne jouissait d'aucun
droit politique (mi&era contribuens plebs). Si le roi avait le
droit de décider la paix ou la guerre, il fallait le vote de la na-
tion, c'est-à-dire des nobles, pour ordonner la levée en masse; il
jurait de respecter la constitution, de faire exécuter les arrêts des
cours de justice ; et, si ces privilèges étaient violés, la nation hon-
groise pouvait recourir aux armes. Le noble pouvait posséder
partout le royaume, le bourgeois dans le territoire seulement
de la cité où il résidait. Au premier les hautes magistratures,
tous les emplois des comitats, le droit de rendre la justice, etc.
Les paysans recevaient du propriétaire, moyennant le service
personnel et certaines redevances, une terre à cultiver.
Cette vaste contrée renferme quatre millions de Magyars et de
Hongrois, cinq millions de Slaves ; les Allemands, les Valaques,
les Grecs, les Albanais, les Arméniens, les Juifs, les Bohémiens,
sont évalués à environ deux millions. Les Magyars opulents habi-
tent les châteaux ; pauvres, ils gardent les troupeaux et mènent la
vie nomade ; les Allemands font le commerce ; les Valaques tien-
nent auberges ; les Croates viventd'agriculture et d'industrie ; les
Juifs et les Arméniens y sont marchands et fermiers ; les Zinzares
et les Bohémiens sont maquignons, forgerons, chanteurs ambu-
lants ; les Slaves cliasseurs et bateliers. Ces différents peuples con-
servent leurs moeurs, leurs costumes, leurs privilèges particuliers ;
32
374 L'àUTRICHB,
chaque État, chaque race y possède ses lois , ses magistrats, et
chacun y est jugé par ses pairs.
Les peuples d*origine slave conservent tous, sous le joug de
leurs divers maîtres , une grande uniformité de croyance et de
mœurs. Travaillés sourdement par les rivalités des cabinets de
Vienne et de Saint-Pétersbourg, excités par l'ambition des no-
bles, par rimpatience des démagogues, ces peuples cédèrent plus
ou moins 'à la secousse de février. La Bohême s*agita la pre-
mière, et prit les armes contre FAutriche (1 3 juin 1 848} , sous pré-
texte que sa nationalité se trouvait menacée si FAutriche venait
à se fondre avec TAllemagne. Le cabinet de Vienne fiit forcé
d*employer la force pour la réduire, et le prince de Windisgraëtz
éteignit dans le sang Tinsurrection de Prague. Puis , quand h
constitution autrichienne vint à proclamer Tégalité des diverses
races, les Bohèmes trouvèrent que les Slaves en seraient lésés;
aussi se tournèrent-ils dès lors vers Tempereur ; ils protestèreot
contre insurrection de Vienne , et s'offrirent pour combattre
les révoltés.
La secousse fut plus profonde en Hongrie. La maison d'Ao-
triche s'était de tout temps appliquée à se l'asservir, enentamaoi
ses privilèges , Joseph II par la force, au nom de la philosophie,
ses successeurs par des moyens détournés. La diète, qui devait
être convoquée tous les trois ans, ne l'avait pas été une seule f(HS
de 1812 à 1825;et, pendant cet intervalle, le roi François P^avai:
levé hommes et imp($ts selon son bon plaisir, sans oser cependar:
faire ce que Napoléon lui avait conseillé , conquérir résoldmeL:
la Hongrie. Réunis enfînle t8 novembre 1825, les nobles hoa-
grois profitèrent de cette occasion, attendue longtemps, pourn-
vendiquer leurs anciens droits, pour se plaindre que leur invi
bilité n'eût point été respectée, et qu'on eût appliqué à leur pai
les règlements faits pour les provinces héréditaires. Le roi p
de ne plus lever ni impôts ni soldats sans le consentement de
diète, et, tout en déplorant la manie de constitutions chiniériq
qui s'était emparée du monde, il Gt l'éloge de la c4)nstitution
groîse, et protesta de son amour pour elle. Mais les nobles hongr
avaient pris vis-à-vis du souverain une attitude hostile, allant]
qu'à prétendre <ju'il résidât parmi eux, qu'il pariât la lanii
l'àUTBICHB. 37â
nationalei qu'il lui fût interdit de conduire l'armée bots des
frontières, sauf le cas d'invasion; enfin, ils semblaient ne pas
reculef devant Tidée de détacher la Hongrie de l'empire d'Au-
triche. Mais y quand la révolution de 1830 éclata, les Magyars
prirent l'alarme, plus inquiets encore des idéesd'atfranchissement
populaires qu'ils ne l'étaient des exigences de l'Autriche;
ils consentirent à envoyer des troupes pour contenir les
Italiens et tenir tête aux menaces de la France. Tout étant
rentré dans l'ordre, ils élevèrent de nouveau la voix. A par-
tir de 1840, un mouvement de réforme et de progrès se ma-
nifesta en Hongrie ; la noblesse même se prêta à la formation
d'un tiers état; on s'appliqua à créer des routes, des moyens de
navigation intérieure, à développer l'agriculture, à introduire
d'utiles innovations. Certaines communes obtinrent dans la diète
leur représentation; l'usage de la langue ma^syare s'étendit; la
noblesse se soumit à l'impôt. Puis, par un sentiment exagéré de
patriotisme, on proposa de refuser à l'avenir les subsides de
l'Autriche , et d'augmenter pour cela l'impôt de douane établi
eiitre les deux États. La ville de Pest se vit réunie à Bude par
un pont admirable. On améliora l'éducation publique; la publi-
cité commença pour la pensée; on réforma la procédure; on pré-
para un code pénal ; des conventions furent arrêtées entre les
jiaysans et les seigneurs pour le rachat des dîmes, ainsi que du
servage; dans le choix des juges, on commença a tenir compte
du mérite, indépendamment de la naissance ; deux simples bour-
geois prirent place à la table des sepiemvirs, cour suprême de
justice. Brefj le droit individuel se rapprocha de la raison, et de
rbumanité; et l'utilité publique tendit chaque jour davantage
à supplanter le privilège.
La diète de 1844 mérite une mention particulière : elle abolit
les lois wr(Hitiaks qui pesaient sur la population agricole, la-
quelle obtint alors la (acuité de posséder des terres nobles ; elle
établit une banque hypothécaire pour les cultivateurs, leur pro-
curant ainsi des moyens de rachat, et la faculté de devenir pro-
priétaires et citoyens. Elle réclama rabolition des justices patri-
moniales, qui n'étaient, en quelque sorte, que des justices de paix .
£Ue demanda la publicité des jugements, l'introduction du jury
876 • L*ADTBICaft.
et le droit pour les plébéiens d'en faire partie; mais elle ne pot
l'obtenir, pas plus que la responsabilité des ministres en matière
de dépenses publiques.
C'était là toutefois de véritables pas faits par cette contrée,
que sa position a ppelait à jouer un grand rAle dans la rénoTation de
rorient Mais les pas ne peuvent se &ire que lentement là où, sur
13 millions d'habitants, 500 mille seulementjouissent d'une en-
tière liberté. Les communes, qui achètent leur émancipadon,
c'est-à-dire le droit de s'administrer et d'avoir des justices parti-
culières, restent encore sous la haute main des magnats, qui
peuvent casser les élections; elles n'ont d'ailleurs qu'une seule
voix dans les diétines. Mais cet élément national n'en est pas
moins de nature à établir, avec le temps, un pouvoir nouveau
dans la constitution hongroise.
De son c6té, l'Autriche s'efforçait d'agrandir la sphère de
l'autorité royale ; elle réussit à faire passer l'armée hongroise sous
la dépendance du conseil aulique, de même que les colonies mili-
taires des frontières; elle s'efforça d*attirer également le manie-
ment des finances à elle^ en commençant par centraliser le ser-
vice postal. La jalousie des diflërentes races aidait en cela les
efforts de l'Autriche ; sa politique trouvait son compte à fomen-
ter ces divisions et à prendre en main la cause des plus ftibics.
La langue latine avait été adoptée dans les rapports de ces dif-
férents peuples ; les Magyars voulurent y substituer leur langue,
et l'imposer au roi lui-même, sous couleur de mesure libérale;
mais les races tributaires, à qui cette langue était étrangère, n'y
virent qu'un nouveau symptôme de la domination magyare et de
leur propre asservissement. Les Slaves, les Croates protestèrent
Ces derniers surtout déployaient de grands efforts en Italie pour
faire avancer leur mdustrie et leur état social ; ils étaient attachés
à l'Autriche» en retour de l'appui qu'elle leur prêtait contre la ty-
rannie des Magyars. En outre, deux millions de Yalaques, épar-
pillés en Hongrie et en Transylvanie, n'avaient point de patrie
à servir ; ils avaient foi dans leurs popes, et tournaient leurs yeux
vers le czar, comme vers leur chef, smon national , au moins
religieux.
L'Autriche, qui avait aidé ces races tributaires à rdever la
L*AUTBlCHfi. 877
tête, croyant par là affaiblir la puiasance magyare, s^effraya quand
elle vit le mouvement 8*étendre: œ fut surtout quand elle en-
tendit ks Ulyriens s'attribuer le titre de nation. Elle défendît aux
Dalmates et aux Slaves de prononcer ce mot. Louis Gaj, qui
avait remué le pays contre les Magyars, persuada aux Croates
de renoncer à leur dialecte pour adopter comme langue natio-
nale le ragusien ; la langue illyrienne fut adoptée dans la diète
comme langue officielle.
L'Autriche, alarmée, tenta d*arréter.cet essor ; et, par un de ces
accidents fortuits qui ne manquent guère quand la mine est
préparée, une collision sanglante éclata dans Agram. Le peuple
se souleva furieux; Gaj seul parvint à Tapaiser : il protesta que
TAutriche était innocente de Tévénement. Il adressa alors à
Vienne diverses réclamations ; il demanda la destitution du ban
Haller (1846). L'Autriche y consentit, à condition que les Croa-
tes favoriseraient dans la diète hongroise le parti autiicliieii.
Mais ce réveil des nationalités gagnait tous les pays slaves.
Ce n'était pas de l'entratnement politique, c'était un sentiment
sérieux, un enthousiasme; c'était moins pour obtenir des droits
politiques que pour se voir reconnus comme nation , et cesser
d'être inférieurs à d'autres peuples^ Tous ces vœux trouvèrent
leur représentant dans Joseph Jellacblch, officier des colonies
militaires, beau, vaillant, chevaleresque comme George î^
Moir, érudit, poëte, très au fait de l'histoire et de la diplo*
matie de l'Europe. Elu vice-roi de Croatie, il mit en pratique
les idées qui consistaient à s'attacher à l'Autriche, pour
rompre tout lien avec les Magyars. Pourtant il se proclama
l'ami de tous les Slaves autrichiens; mais les Slaves polonais
haïssaient l'Autriche comme complice du démembrement de
leur patrie ; les Slaves Cesci de la Bohême Tavaient également
prise en haine, se croyant sacrifiés aux intérêts allemands ; aussi
ne comprirent-ils pas et ne secondèrent-ils pas les vues de Jel-
lachich, qui , en devant haut la Croatie, méditait peut-être la
fondation d'un grand empire slave.
Ces mouvements se propageaient sous la pression bureaucrati-
que de l'Autriche. On peut se figurer combien ils prirent d'im-
portance et de violence, quand l'Autriche se vit ébranlée par
32.
378 l'AOTAICHB.
une révolution ( 1846 ). Ce choc de uationaKtés eontie un gou-
vernement militaire, menaçait de détacher la Hongrie de l'em*
pire. L'archiduc Etienne, en ouvrant comme palatin la diète
hongroise (5 juillet 1848), déclara que la volonté du rot était de
protéger l'unité et Finviolabilité de la couronne contre toute
agression étrangère et tout déchirement intérieur. Le parti do
progrès légal mit alors sa confiance dans 1* Autriche, et réalisa
des améliorations appelées depuis longtemps. Le serrage iiit
aboli; de sorte que cinq cent milje nouvelles femillessetrau-
vèrent propriétaires; tous les emplois furent décldlés accessibles
à tous; fut dédaré électeur quiconque possédait 750 f. tUTiron :
de même tout porteur d*on dipidme, tout ourrier ayant un ap-
prenti ; enfin, la diète proclama la réunion de la Tlnuisylvaoie à
la Hongrie.
La constitution n'admettant point de fonctionnaires étnngen
au royaume, les décrets de l'empereur, devenu roi coastitution<
nel de la Hongrie, ne purent plus être acceptés sans le contre-
seing des ministres. D'un autre côté, les Hongrois, façonnés
depuis longtemps aux manoeuvres parlementaires, puisque
seuls de tous les sujets de l'Autriche ils avaient le privilège
d'une constitution , entrevirent le danger de la direction de tant
de pays différents par un seul ministère, lequel pourrait obtenir
de l'un des troupes et de l'argent pour opprimer Tautre. Ils
formèrent donc un ministère de leur nation , distinct et res-
ponsable. L'Autriche, menacée d'une séparation complèle, se vit
forcée d'y acquiescer et le roi prêta serment à la nouvelle consti-
tution.
Ainsi réduite à caresser la Hongrie, l'Autriche devait voir da
plus mauvais œil les efforts tentés par Jellachich en faveur
delà nationalité des Slaves. Celui*ci cependant se laissa per-
suader que si l'Autriche pouvait sauver son unité, les Slaves
finiraient par prévaloir, en raison de leur supériorité numérique.
Aussi le ban, qui ne voyait rien que sa propre nation, mit bas
les armes, et se rapprocha de l'empereur, dans le' bot de ré-
générer l'Autriche, en mettant toutes les races de l'empire sur
le pied de l'égalité.
£n Hongrie, le comte Szedieni et d'autres nobles illustrer, qui
L*AUTB|€ilE, 370
depiiit longiemps <léjà tFavaillaient à dater leur patrie des pro-
férés indusiriele et sooîaax doot rexpérience était faite ailleurs»
ue songeaient qu'à y afiformir l'ordre et le régime constitution-
nel ; mais là comme ailleurs ces vétérans de la liberté déjà étaient
traités de rétrogradeSfd'oppresseurs par les néo-libéraux, lesquels,
tout en faisant sonner bien haut chez eux les mots de liberté, de
générosité, de patrie, voulaientmaintenir sous le joug les Croates,
et ne faisaient nul doute d'en venir à bout facilement. Ce parti
avait pour chef l'avocat Koesuth, d'origine slave, qui, comme
Jellachich, et tous les révolutionnaires de cette race, étaient
persuadés alors qu'il fallait maintenir l'Autriche puissante, cha-
cun d'eux se figurant que sa nation y aurait la prépondérance;
Kossuth avait mis tonte son éloquence à obtenir des Hongrois
qu'ils fournissent des troupes pour écraser l'Italie, nes'aperce-
vant pas que c'est un mauvais moyen pour retrouver une natio-
nalité, que d'en égorger une autre. Puisque la Hongrie voulait
continuer d'opprimer les Slaves, il fallait d'abord s'affranchir
des Allemands, Elle l'eût pu usément, si elle eût proOté du sou-
lèvement de l'Italie; mais elle resta hésitante, ne sachant alors à
quoi se résoudre. Pendant ce temps, TAutriche reprenait son
preitige, sa forée, rapprochait d'elle les Croates, qui, ne voyant
de salut pour eux que dans l'unité autrichienne, se firent sea
ehampiona, et Jdiachidi marcha sur la Hongrie.
Tons ces mMivements partiels s'aceélérerent bientôt de celui
qui éelata dans Vienne, où la révolution prit un aspect inattendu ;
des nudns de eaux qui lui avaient donné le branle et espé«
raient le contenir, il passa aux mains de la démocratie pure, re<*
présentée par la légion. universitaire. On réussit enfin à soulever
le peuple, en faisant circuler contre la cour toutes sortes d'ap<
eosations. Le ministère capitula ( S6 mai), et Vienne se vit trans*
formée en une quasi-république, tombée aux mains des étud iants,
et gouvernée par un comité de sûreté publique. L'ébranlement
se communiqua à toutes les provinces ; cliacune y voyait une
chance de recouvrer sanationalité : c'étaitcomme autant d'iiéri-
tiers qui s'arrachaient les dépouilles d'un mort. L'Autriche, en
effet, semblait à l'agonie ; elle tâchait de gagner du temps, et ne
! e faisait faute de promesses. Une assemblée constituante fut
880 L*AUTBICaE.
convoquée h Vienne ; sa mission, c'était de fonder la monarebie
constitutionnelle. L'élection ayant ea lien d*apiès le soffn^
universel à peu de chose près , où vit figurer dans cette anem-
blée les révolutionnaires les plus fougueux. Les gens du peuple
y formaient la majorité; on y trouvait le plus bizarre mélange
de costumes, de langage, de mœurs : c'étaient des Galiciens et
des Croates d'une ignorance quasi sauvage , et qui révéraient
l'empereur comme leur sauvegarde contre les nobles qui les
opprimaient; des Bohémea d'une éducation relevée, et qui van-
taient l'établissement d'un empire slave; des Magyars attachés
à tous leurs privilèges de conquérants ; des Roumans, des Siotes
et autres nations esclaves, très-étonnés de se voir appelés à
siéger aux côtés de leurs maîtres. Tous cherchaiient, à leur ma*
nière, l'occasion d'améliorer leurs vieilles institutions nationa-
les; mais il y avait parmi eux un parti libéral à la française, qui
repoussait toute tradition, tout précédent, pour n'admettre qu'un
droit métaphysique. Dans ce cahos d'éléments hétérogènes il
était facile aux intrigants et aux furieux de s'emparer de la di*
rection de cette assemblée. On congédia le ministère Pillersdorf»
qui, incapable, malgré de loyales intentions, de réaliser aucun
progrès, semblait continuer les traditions de l'ancien ê4aéu quo,
et laissait de la sorte grandir le désordre. U Ait remplacé par
un cabinet où entrèrent Dobblof , Wessemberg, Bach» libéraux
avancés. Ce ministère, composéd'hommes vigoureux, eoouneoça
par dissoudre le eomité de sûreté publique, ressaisit l'autorité,
et, laissant la diète discuter, gouverna comme il l'enteodit 11
rassembla des troupes et les dirigea sur Tltalie, « afin, dit-il, de
relever l'honneur des armes impériales, et de fiûre nue paix'
honorable pour l'Autriche. » Décidée ne aouffrir aucun démem
brement de la monarchie, le ministère prit le parti d'opposer la
force à toute contrée qui parlerait de s'en détacher. C'^t dans
ce but qu'un corps d'armée venùt d'être réuni à Vieune pour
marcher contre la Hongrie rebelle, quand le peuple se souleva
pour s'opposer à son départ. Force futde tourner contre l'émeute
les armes de ces régiments; mais le peuple déchaîné resta le plus
fort. Le ministre de la guerre, Latour, fut massacré par des fu-
rieux ; l'arsenal fut pris, et la capitale se couvrit de barricades ;
L*ÀUTBICHB. 881
si bien que Tempereur prit la fuite et que la diète resta seule
souveraine. Messenkauser et le Polonais Bem (6 octobre} pré-
tendirent détendre Vienne contre Tannée impériale ; mais com-
bien , dans ce temps-ci, n'a-t-on pas vu de villes victorieuses
dans un soulèvement, succomber bientdt après. Jeliachicb,
Auersperg, Windisgraëts, qui étaient occupés à combattre trois
insurrections différentes, se concertèrrat pour marcher sur
Vienne, qui fut prise d'assaut (81 octobre). L'état de siège et le
gouvernement militaire y déployèrent toutes leurs rigueurs ;
beaucoup de gens furent jetai en prison, un certain nombre
passés parles armes : parmi ces derniers Messenkauser et Blum,
député à la constituante 'germanique. Quant à la constituante
viennoise , elle fut transfiirée à Rremsier, soustraite ainsi à Fin-
fiuenoe de l'esprit révohitionnaire qui avait agité Vienne. Un
nouveau cabinet, présidé par le prince de Scb warzenberg, se pro*
nonça résolôment contre les prétentions fédéralistes, en décla-
rant qu'il accepterait loyalement la constitution, mais avec un
caractère unitaire. La Lombardie en devait être partie inté-
grante, et y trouver de nouveaux gages pour sa propre nationa-
nté.
Ainsi, grâce à l'armée, se réédifiait la monarchie autrichienne,
si près de se dissoudre la veille. Mais l'empereur Ferdinand, re-
connaissant le besoin d'un bras plus jeune que le sien pour le
raffermir, céda le trône à son neveu, le jeune François-Joseph
(2 décembre). Ce nouvel empereur, dans sa proclamation, recon-
nut la nécessité d'Institutions libérales en rapport avec le besoin
du temps. Ce fut au milieu de ces dreonstances que la consti-
tuante poursuivit ses travaux. Le débat principal était entre ceux
qui voulaient conservera F Autriclie son unité, par la centralisa-
tion du pouvoir et de radministration, selon la manière française,
et ceux qui, alléguant la diversitéde caractère et de mœurs do ses
provinces, préféraient le système fédératif. Puis, quand on en vint
à discuter sur le principe même de la souveraineté, le côté de
l'assemblée qui représentait le principe populaire fut sur le point
de triompher : ce qui aurait changé la base et la nature du
gouvernement, et dépassé le but qui avait été assigné aux déli-
bérations de cette diète. Le ministère saisit ce prétexte pour dé-
88) t'iJITRICaK.
ciaror que Ton perdait le tempsen abstnelioiis, m tiea de ter-
miner le travail de la consdtutioa ; et que d'aiilrâ» tous les peu-
ples de la monarchie n'étaient point représentés dans la diète,
il prit sur loi conséqueaBment de la dissoudre (4 mars 1849), et
de donner spontanément une constitution. Elle était conçue ha-
bilement et libéralement. Elle adoptait pour basel'uiiitéderem-
pûe, avec un système de centralisation hardie, aorte de protesta-
tion contre la constituantegermaniquet qui, à ce moment-là, affi*
chaitledésir de se mettre en travers de la puissaneeantrichieiine.
Mais tous les citoyens étaient proclamés égaux : il n'en fiillut pas
davantage pour pousser à bout les dasaes privilégiées et donner
le signal d'une révolte plus menaçante que toutes celles que Tab*
solutisrae avait provoquées. Elle inonda de sang la Hongrie, qui,
dans la nouvelle constitution ne voulut rien voir que la main de
l'Autriche s*étendant8ur ses privilégesnationaux. Elle ne voulut
pas reconnaître Tabdication de Teoipereur Frédéric et ravéne-
ment du nouveau roi^ en ce qu*ii n'avait pasété élu par la diète;
à chaque concession elle opposait une demande plus large* En-
fin, mettant de côté tout moyen terme, elle prononça la sépara-
tion de la Hongrie et de l'Autriche et peu de tempsaprès le gou-
varnement républicain.
L'Autriche, dans cette question, avait pour eUe le côté libé-
ral, défendant le droit de l'humanité et de l'égalité des raees;
elle avait pour eUe toutes les nations aoumises au joug des Ma-
gyars. Les Croates lui envoyèrent tout ce dont ils purent disposer.
En Transylvanie, les districts saxons prononcèrent leur sépaïa-
tion de la Hongrie sitAt que celle-ci se fut détadiéede T Autriche ;
d'autres encore se prononcèrent contre le rétablissement du des-
potisme magyar. Bien plus , une foule de Serbes et de Bulgares,
sujets de la Turquie, coururent sous les drapeaux de Jellachich.
Mais l'esprit militaire des Hongrois, la nature du pays, les ta-
lents de Georgey , de Dembinski, l'intrépidité de Bem, de Kiapka,
de Mezzaros, l'éloquence populaire de Kossutb, vinrent en aide
à la résistance des Hongrois, si bien qu'après des pertes incalcu-
lables « l'Autriche se vit réduite à implorer le secours de cette
Russie dont elle avait épié jusqu'à ce moment les démarches
avec unt d'Inquiétude, et au moment même où elle avait le plus
I.*AUTBtCHS. 8^3
de sujets de la redouter. De telle façon que la Russie, attentive
à tous les mouvements de l'Europe, eut à peine vu s'agiter les
nations slaves de la Turquie, et les Yalaques réclamer ce que
les Turcs avaient promis, qu'elle envahit avec soixante-quinze
mille hommes les principautés du bas Danube, sans que la di-
plomatie élevât la voix contre cette occupation, dont la menace
seule avait, en 1829, déeidé Mettemicb à dédarer la guerre à la
Russie.
Si TAutricbe eût succombé dans la lutte avec la Hongrie, 1^
populations, slaves de cette contrée seraient vraisemblablemei^t
tombées Tune après l'autre sous la domination de la Russie.
Le soulèvement dç la Hongrie devait donc tourner de toute ma*
nière à son proflt. La Russie pourtant mit de côté ses convoitises,
pour éteindre d'abord un incendie qui pouvait gagner jusqu'à
elle; elle se rendit aux prières de l'Autriche, et jeta le poids de
son armée dans la balance (août 1849 ). La Hongrie dut succom*
ber. Une réaction odieuse suivit cette victoire que la trahison
avait préparée. Ce ne fut pas seulement la Hongrie et l'Italie que
la secousse âln'anla; il fallut que l'Autriche bombardât la plu-
part de ses capitales; presque partout l'état de siège fut établi.
Le salut de l'Autriche, ce fut de n'avoir pas concentré toute
Tautorlté dans Vienne. Aussi est-ce en cédant qu'elle résista ; jel
quand l'empereur en fuite se jeta dans Olmùtz, dans Inspruk ,
rien encore n'était désespéré. La vie de l'Autriche était dans son
armée, qui resta inébranlable dans sa discipline.
Ce qui restera des révolutions avortées de 1848, c*est le mérite
d'avoir procuré l'affranchissement à tous lesserfsde Teropire ; les
paysans ont cessé d'appartenir aux seigneurs ; les biens seigneu-
riaux et communaux ont été mis sur le même pied , la propriété
foncière s'est trouvée tout à fait affranchie ; tous les droits pro«
venant de servitude personnelle ont été abolis sans indemnité.
Quant aux provinces itidiemies qui étaient en possession , depuis
plus d'un siècle, de toutes ces franchises, elles n'ont rien retiré
(le cette commotion : elles n'en ont connu que les désastres.
M4 ALLEMAOHI.
ALLEMAGNE.
Frédéric-Goillaume IV avait renouvdé, à son avéomiieBt
(1S40), la promesse déjà faite par son prédécesseur, et toujoun
éludée, de convoquer les états-généraux. Ce nefut qu^en 1847,
que, grâce à une certaine liberté de presse et de discussion tolé-
rée par le gouvernement prussien , ces assemblées forent «ifin
convoquées. Homme de savoir et de conviction, adepte de Técoie
historique, le roi, après t*ouverture des états, protesta contre les
chartes et les constitutions écrites; n*admettant pour seule base
des institutions que les précédents, les traditions de sa monar-
chie. Ce langage, joint aux restrictions que Ton mit à son rôle,
dégoûta à ce point rassemblée, qu'elle se sépara en protestant et
en grand courroux. Le roi, qui regardait comme un acte de pure
munificence plutôt que comme une obligation cet appel à une
partie de la nation, se montra peu disposé à la convoquer de
nouveau. Mais les mouvements populaires s'annonçaient de
toutes parts : les succès 4es démocrates suisses amenèrent des
tentatives contre Bade et le Wurtemberg; puis l'événement du
24 février propagea l'incendie. Frédéric-Guillaume promit alors
de réunir périodiquement les États de sa monarchie. Chaque pas
qu'il faisait dans cette voie servait à ébranler aussi le vieil édifice
autrichien. La révolution de Vienne éclata, et toute TAllenuigQe
se trouva en feu. Partout on vit flotter les couleurs rouges. Jau-
nes et noires; on ne pétitionna plus, on eiigea ; on ne se con-
tenta plus de discourir, on s'insurgea. AMunidi, les étudiants
chasseront une courtisane qui avait jeté l'opprobre sur le gou-
vernement, et le' roi abdiqua (17 mars). Une révolte sanglante
éclata à Beriin, où le roi se vit réduit à saluer les cadavres des
insurgés, et à promettre une amnistie ( 18 mars ). Mous avons déjà
rencontré tant d'émeutes sur notre route, qu'il n'importe guère
de s'arrêter à tous les mouvements qui se succédèrent à Ber-
lin; si bien que Frédéric- Guillaume, pour tâcher de se tirer des
ALLBMAOlfB. / 985
mains de ses sujets, se proclama roi de T Allemagne. Comme tons
les autres, il convoqua une constituante, et comme les autres
aussi, il prit le parti de la dissoudre quand il la vit s*attaquer à
ses droits de souveraineté, ou plutôt quand il se sentit plus
^fort. Il promit de donner une constitution d*après des principes
qu*il fit oonnattre ; il réforma, en attendant, ses tribunaux et leur
procédure. Les chambres furent convoquées en avril 1849;
mais elles se mirent en opposition ouverte contre le cabinet
Brandebourg-Manteuffel, et le roi finit par les dissoudre. Ce
ne fut qu'en février 1860 que le roi octroya sa constitution, sem-
blable en beaucoup de points à la constitution belge : deux
chambres élues à deux degrés, la première, représentant les cer-
cles, composée de 180 membres ayant atteint 40 ans, et nommés
pour un an. Tout citoyen âgé de 24 ans choisit un habitant
sur 350, lequel devient électeur de la seconde chambre, qui re-
présente les populations ; ses membres sont élus pour trois ans,
et reçoivent une indemnité. Le budget se vote pour un an. J^
nouvelle charte consacrait d'ailleurs Fégalité des citoyens, Ta-
bolition des privilèges, des serritudes, des fidéicommis, procla-
mait la liberté de commerce, d'association; elle donnait aux fonc-
tionnaires des garanties contre l'arbitraire, plaçait tous les
cultes sur un pied d'égalité, et les déclarait indépendants de
l'I^tat, chacun pouvant correspondre directement avec |on chef.
Comme garantie de la charte, le roi croyait qu'il suffisait de
sa parole royale et de sa haute piété. Mais s'il est chose dont au-
jourd^ui les libéraux se défient, c*est une parole de roi ; l'es-
|iritdu moment d'ailleursn'admetait plus l'équilibre des pouvoirs;
l'opposition réclamadonc une seule chambre et Télection directe.
Mais, tout en agitant ces questions intérieures, la Prusse épiait
l'occasion de remédier à sa forme vicieuse par quelque accrois-
sement de territoire; elle visait surtout à se placer à la tête de
r Allemagne, fille incorpora, en effet, les principautés de Hohen-
lohe et de Sigmaringen, et fit admettre ses États slaves dans la
confédération germanique.
Quand la révolution de 48 éclata, il n'était pas un coin de
rAllemagneoù le mouvement libéral n'eût pénétré. La censure
avait été abolie à peu près partout; des réformes électorales, ju-
33
380 ALliBUAOBIB.
dîdaires avaicat été accordées; et partout le tiers état y avait
obtenu accès. On avait tant parlé de nationalisme que ces vieilles
espérances semblaient mûres eiiQn : il s'agissait d'unir plus
étroitement les différents membres du corps germanique, de&-
Gon qu*une eonféderationd'États se transformât en un État confé-
déré ayant une seule et même constitution , un seul et même
drapeau, une seule diplomatie, un^seui mode de naturalisatioo,
et finalement un seul chef supérieur aux trente-sept princes,
et de qui émaneraient comme d'un centre toutes les libertés po>
pulaires. Voilà ce que l'empereur d'Allemagne n'avait ^ dans
aucun temps, et c'était à tort que l'on ofifrait comme une restau*
ration du passé ce nouvel édifice dans lequel tous les États
voyaient périr leur indépendance. Plusieurs d'entre eux étaient
des puissances de premier ordre, comme l'Autriche et la Prusse :
il était peu croyable qu elles consentissent à se soumettre à un
chef électif.
La thèse semblait donc être de i*ordre spéculatif, bien plutdt qiio
de l'ordre pratique ; mais les docteurs allemands, quand ils ont
posé un théorème, l'appliquent imperturbablement Alors on
croyait à la toute-puissance de l'opinion publique, aux révo-
lutions pacifiques; on croyait que la volonté éclairée devait £ure
tomber les armes aux mains des princes : c'est ainsi qu'une
cinquantaine de doctes esprits se rassemblèrent à Francfort et
se mirent à difcuter tour à tour sur les intérêts de la pauie, et,
encouragés par les applaudissements do dehors, allèrent jusqu'à
convoquer une diète constituante. L'Allemagne démocratique
applaudit avec enthousiasme à l'idée de ce nouveau pouvoir tout
moral; les princes, ballottés par le tourbillon , n'avaient pas
encore repris leur équilibre : ils obéirent à cet appel en ce qui
les concernait ; et les députés de toute l'Allemagne s'assemblè-
rent à Francfort dans l'église de Saint-Paul ( 18 niai 1948).
Ils se donnèrent pour président le Hessois Henri de Gagera.
Mais la constituante prussienne était déjà réunie ; la constituante
autrichienne allait être convoquée : le parlement de Francfort
déclara donc nnl à l'avance tout ee que ces assemblées pourraient
faire en opposition à ses décrets.
Le premier pas à foire était de constituer un pouvoir central;
ALLEMAGNE. 387
mais par qui le faire élire, par les prioces ou par le peuple ? Blum
elles plus ardents de son parti obtinrent des ovations bruyantes,
tandis que Ton poursuivit de huées Vinke et tous ceux qui
' parlèrent en faveur du droit historique contre la souveraineté po-
pulaire. Reconnaissant qu*il était injuste de constituer un pou-
voir central, Gagera proposa à rassemblée de créer un vicaire
impérial, choisi dans une maison souveraine et que Ton décla-
rerait irresponsable. Le choix se porta sur Tarchiduc Jean d'Au-
triche, qui avait une sorte de renom populaire ; on lui donna un
ministère, et bientôt Tancienne diète fut déclarée dissoute.
L'assemblée de Francfort aurait beaucoup obtenu, si elle eût
pu amener l'Autriche et la Prusse à s'incliner devant le dogme de
l'unité germanique. Restait à régénérer la nation, à réconcilier
les partis, h rejeter les races étrangères, à recouvrer les provinces
perdues. Ce qui n*£(liait pas moins qu'à remanier une moitié de
l'Europe. Mais qu'importe? Cette assemblée, qui avait la préten-
tion de représenter les peuples, osait tout, et, selon l'habitude
des corps délibérants, elle se figura qu'il n'y avait qu'à trancher
les questions à coups de décrets.
Le débat s'ouvrit d'abord sur les droits fondamentaux, et des
lors la logique, la poésie, la science, l'enthousiasme firent irrup-
tion : ce fut d'interminables disputes. C'était à qui emporterait
les applaudissements des tribunes, des journaux, les ovations de
la jeunesse ; à qui se poserait devant l'univers comme le chef de
son parti. Ruge proposait d'exclure toutes les religions, tandis
que Dolinger baisait les pieds du pape. Les uns s'enfermaient
dans un patriotisme exclusif, tandis que les autres aspiraient à
se faire cosmopolites.; les premiers repoussaient toute inter«
vention au dehors ; il fallait aux seconds une propagande ar-
dente. On exaltait le sentiment national ; et à coté l'on enten-
dait maudire et vilipender la Lombardie ; on surexcitait le sen-
timent germanique, en même temps que l'on huait l'armée de
Radetzky.
Bien des questions qui semblaient simples et évidentes en théo-
rie se trouvèrent en fait très-compliquées. Par exemple, on pro-
•posa de reporter l'Allemagne à ses véritables limites, et de leven-
diquer tous les pays qui parlent l'allemand. Quoi de plus juste en
388 ALLBliAfllIl.
théorie, et en fait quoi de plus précis ? Mais, sans parler des pro-
vinces qui sont devenues françaises, telle que la Loraine et r Al*
sace, que deviendrait le duché de Posen ? Quederiendraient toutes
les parties de l'Autriche qui parlent slave, magyare ou italien?
Que faire de toutes les colonies semées sur les frontières, etc. On
décide qu*il faut reconstituer la Pologne; et, en même temps,
on permet à la Prusse d'employer la force pour incorporer la
Posnanie. Le Limbourg est uni a la Hollande ; le SIeswig et le
Holstein sont joiots au Danemarck ; il faudra donc les ea arra-
cher, rions avons déjà dit comment ces deux duchés s*étaieut in-
surgés contre le Danemarck, qui ne put les ramener à lui alors
même que le nouveau roi eut proclamé la constitution. Si le
Holstein pouvait fournir quelque prétexte aux réclamations de
fAllemagne, à quel titre aurait elle pu prétendre à incorporer
le SIeswig? Le parlement de Francfort n'en décida pas moins
que tous deux étaient partie Intégrante de l'Allemagne, et qu*oa
les reprendrait les armes à la main. Le roi de Prusse se fit Teiê-
cuteur du décret et se mit en campagne; et les duchés se virent
inondés de sang. Le Danemarck, de son odté, repoussa la forée
par la force. Ainsi donc les délibérations académiques se ré-
solvaient en batailles ; il fallut que les puissances s'interposas-
sent et fissent accepter un armistice. Mais Tbistorien Dahlmann,
champion du teutonismedans l'assemblée, s'opposa à tout accom-
modement : il fallait que les duchés en litige fussent conquis,
et que la Prusse remplît jusqu'au bout sa mission armée. &i>
proposition n'obtint pas la majorité ; mais la minorité se leva
en tumulte, mit en avant le peuple, qui s'empara de la ville, en
criant que rassemblée et quiconque avçit accepté l'armistice
avaient trahi la cause de l'Allemagne, la liberté et Thonneur. Il
s'ensuivit des conflits sanglants : on égorgea plusieurs membres
du parlement, entre autres le prince de Lichnowscki et le géné-
ral Auerwald. C'est ainsi que, dans cette fiitale année, toute ini-
tiative aboutissait à la guerre, et toute cause se souillait par des
assassinats.
La paix rétablie, les discussions reprirent leur cours, visant
toujours aux abstractions, au lieu de résoudre les questions pra-.
tiques; l'hostilité contre l'Autriche alla jusqu'à vouloir qu*une
ALLEMAGNE. 389
puissance composée de diverses natioas ne pût faire partie de la
Confédération-Germanique : il fallait donc ou cesser déposséder
des provîneesnon allemandes, ou renoncera ses sujets allemands,
et se contenter de ses États slaves. Aussi rAutriche cherchait*
elle tous les moyens d*entraver les travaux de cette assemblée :
cette puissance reprenait son assiette et retrouvait ses forces ;
elle offrait en perspective la liberté à ses peuples, et semblait
avoir renoncé eittièrement à son absolutisme. Elle repoussait de
toutes ses forces cette idée d*une Allemagne unitaire; elle con-
sentait bien à la reconstituer, mais de façon à ce qu*elle fût forte
au dehors , en laissant à chacun de ses membres sont indépen-
dance intérieure. La Prusse, de son côté, ne trouvait pas bon que
le parlement décidât de son sort ; les autres princes protestaient
contre un pouvoir central qui menaçait le leur. La Russie armait,
tout en disant qu'elle ne ferait rien tant que la constituante se
tiendrait dans de justes limites. Mais qui serait appelé à les dé-
finir?
Les idées absolues se trouvaient donc contraintes de transiger
avec la réalité. Ce fut la tradition cependant qui suggéra Tidée de
créer un empereur. Le parlement le nomma, non point héréditaire,
pas même à vie , mais seulement pour six ans. Ce fut le roi de
Prusse qui fut salué empereur i ainsi le voilà parvenu à cette
hégémonie (1) vers laquelle il soupirait depuis si longtemps.
Mais l'ambition ne l'aveuglait pas au point de lui faire percTre de
vue combien ce titre pompeux, mais nominal, allait faire échec
à sa puissance comme roi, en faisant tomber son royaume sous
la dépendance d'un pouvoir central.
La constituante avait servi en Allemagne, comme le nom de
Pie IX en Italie» pour faire la guerre aux divers princes, et tan-
(I) Mot tiré du grec ( ^y^ijuov, guide , ) et fort usité , dans ces
derniers temps , par la docte et universitaire Allemagne, pour désigner
la suprémaUe , la domination à laquelle les deux puissances rivales ,
rAutriche et la Prusse prétendent dans la confédération. C'est
ainsi que Sparte et Athènes se sont disputé VhégémonU en Grèce. Les
confédérations italiques, celles de la Gaule offrent également l*exein-
pie de divers États ou cités auxquelles Vhégémonie appartenait to'ir
4.tour. (Ah. R.)
390 ALLEMAGNE.
dis que leur existence se trouvait mise en question dans tes dis-
cussions de cette assemblée, le radicalisme levait la tête et vou-
lait tout résoudre par la force. Frédéric Hecker et Gustave Struve
avaient convoqué leurs adeptes à se réunir en armes à Donauers-
chingen(l5 avril 1849); les troupes du Wurtemberg les mirent
en déroute après quelques engagements. Plus tard de nouveaux
soulèvements forcèrent le roi de Wurtemberg d'accepter la con-
stitution de Francfort. Ce succès enhardit les autres; le grand
duc de Bade se vit expulsé par ses propres troupes (mai 1849);
la Saxe tout entière s'insurgea ; la Bavière rhénane en 6t autant
Les capitales levèrent l'étendard contre les princes, les chambres
contre les gouvernements. A Lauterbach, sur les confins de la
Hesse-Électorale, on assassina le conseiller Priuz; Strave, Bren-
tano, le polonais Mieroslawski accouraient partout où il s'agissait
d'attiser ou de défendre une insurrection. La Prusse accourait de
son côté pour les réprimer. Que devenait la foi que Ton avait eue
à un remaniement pacifique.^ La Prusse finit par voir assez
clairement que son unité tant rêvée répondait mal aux besoins
et aux désirs de TAllemagne, et que des États indépendants ne
se résoudraient guère au vasselage qu'on leur destinait. Goil*
laume IV déclara donc qu'il n'accepterait la digoilé impériale,
qu'autant que les princes y souscriraient; puis, finissant par voir
que cet empereur ne serait qu'un fbntôme (car on venait de lui
enlever le veto absolu), il refiisa enfin d'accepter le titre. H pro-
posa la création d'un Ëtat fédéral, dont feraient partie ceux qui
le voudraient bien, et il invita les autres gouvernements à en-
voyer leurs députés à Berlin.
Ce fut alors que les députés de la Prusse quittèrent le parle-
ment de Francfort; il en fut de même de ceux de F Autriche,
de la Saxe et autres. Cette assemblée se vit mourir. Il est vrai
que vingt' neuf États avaient accepté sa constitution ; mais ces
États étaient les plus petits derAlleinagne , taudis que la Prusse,
le Hanovre, la Saxe, formaient une alliance particulière contrôles
ennemis du dehors et du dedans, et pouvaient établir une fédé-
ration mieux que la constituaute n'y serait parvenue. Beaucoup
de princes étaient prêts à y adhérer. I^ constituante protesta
et en appela aux armes ; mais elle se vit forcée d'interrompre
ALLVMÀGIIB. 8dl
ses travaux ( 30 mai ), et un petit nombre de ses députés seule-
ment se réunirent à Francfort, et ne furent plus que la carica-
ture de la primitive assemblée. Inaugurée sous les plus heureux
auspices, elle fiait misérablement; elle avait fait sonner très-haut
les principes éternels de la justice, et elle se lança dans des guerres
injustes; elle prétendit à la légalité, et aboutit à des soulèvements,
pour laisser plus divisé qu*avant le pays qu'elle avait la préten-
on de réunir.
Le conflit n'existe plus désormais qu'entré les deux princi-
pales puissances : Fune, qui se considère comme éminemment
allemande, voudrait à ce titre conquérir la suprématie; l'autre
qui a naturellement à cœur de conserver le poste d'honneur
quelle occupe depuis des siècles, et qui sent que son individua-
lité politique importe à l'équilibre européen, puisqu'il devien
drait impossible si une partie de sa monarchie tombait sous Id
dépendance de l'unité germanique. Considérant donc comme
toujours en vigueur le pacte de 1815, l'empereur d'Autriche
convoqua l'ancienne diète à Francfort, pour la saisir des affaires
communes à la Confédération. Le roi de Prusse hésita à recon-
naître cette réprésentation traditionnelle de l'Allemagne; il
penchait vers les idées populaires; il eût voulu que les petits
princes et les peuples eux-mêmes fassent repréwntés dans la
diète; mais il eût été peu opportun de rompre avee l'Autriche,
alors que son royaume et toute l'Europe se trouvaient ébranlés
par des questions bien plus profondes que les rivalités politi-
ques.
Néanmoins, l'Autriôbe et la Prusse, suspectes.l'une à l'autre,
trouvèrent une occasion de rupture : le peuple de la Uesse ayant
chassé son électeur, l'Autriche prétendit que ce fussent les trou-
pes fédérales qui intervinssent (tour le rétablhr, tandîn que la
Prusse prit ombrage de cette marche des Autrichiens sur sa
propre frontière. Les Pru.ssiens marchèrent donc, l'arme au
bras, contre leurs frères, comme ils auraient marché contre des
Français. La prudence intervint encore une fois, et prévint le
conflit le plus imminent.
392 LÀ FBÀRCB BT LBS AUTBBS JÉTATS BUBOPBEIIS.
LA FRANCE ET LES AITTRES ÉTATS ECROPÉEIIS.
Ébranlée par les secousses du dedans et du dehors, la France
s^agitait au milieu d*un malaise qui attestait combien elle était
loin d'avoir retrouvé son assiette. Gomme dans toute révolution,
il fallut improviser un gouvernement pour arrêter Tanarchie et
l'effusion du sang : gouvernement qui n*avait d'autre sanction que
les acclamations de la place publique, et pour point d^appui que
la foule tumultueuse, à laquelle on promettait un salaire, qu'elle
eût ou non du travail ! En effet, ce qui caractérisa de prime
abord cette nouvelle révolution, ce fut de voir un gouverne-
ment reconnaître le dt^it de chacun à réclamer sa subsistance
de l'État. Cent vingt mille individus tombèrent ainsi tout à coup
à la charge de la nation, réunis en ateliers où la discussion
occupait plus que le travail. La révolution créa en outre, pour
sa propre défense, une nouvelle milice, sous le nodi de garde
mobile, qui se recruta parmi la jeunesse des Êiubourgs; d'autres
soldats improvisés occupaient î'hitel de ville : sorte de gardes
du corps du gouvernement provisoire. Mais les caisses se trou-
vant blentét vides et toutes les ressources épuisées, il fallut re-
courir à un Impdt de 45 centimes sur les biens.
La déplorable situation de Paris gagnait aussi les départements;
chacun s'apprêtait à défendre son champ ou sa maison contre
l'assaut des nouvelles doctrines (1). Les clubs retentissaient d'un
(1) Nous avons d^ fait remarqaer que ce fut Brissot qui, le premiery
et avant fiabŒuf» fit entendre ce mot fameux : La propriété, c'est un
vol. Dans une déclaration de principes que Robespierre lut à la société
des Jacobins le 21 avril 1793, Tarticle XI portait : « La société est obligée
de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soît en leur proco*
rant du travail , soit en assurant des moyens d'existence j^ ceux qui
sont hors d^état de travailler. » C'est là ce que depuis on a appelé Tor-
ganisalion de Tindustrie. Le philosophe allemand Ficbte avait proclané
la même doctrine sous une forme abstraite.
LÀ FBANCB ET LES AUTRES ÉTATS EUBOPEENS. 393
bout de la France à l'autre. Une levée de boucliers eut lieu à
Paris, et quarante mille hommes convoqués par Blanqui au
Cliamp de Mars ( 16 avril ) marchèrent sur Thètel de ville, en
demandant la république démocratique et saciale et l'organisa-
tion du travail : les baïonnettes de la garde nationale ûrent
écliouer leurs projets.
Une assemblée constituante, sortie du suffrage universel, se
réunit à Paris, le 4 mai, sous la présidence du philosophe Bû-
chez; composée d'hommes nouveaux et sans expérience, sen-
tant le i)esoin de flatter la foule, qui la soutenait de ses acclama-
tîons ; tumultueuse au dedans, menacée au dehors, elle se mit à
l'œuvre au milieu du déchaînement des clubs, qui battaient en brè-
che le gouvernement républicain, comme on avait fait longtemps
du régime monarchique. La ruine du crédit qui frappait l'indus-
trie paralysait des millions de bras laborieux, tandis que d'au-
tres, oisifs volontaires, prétendaient subsister des deniers de TÈ-
tat, rois du moment qui voulaient vivre à la façon de ceux d'autre-
fois. De nouvelles recrues affluaient chaque jour à Paris. Sous
prétexte d'une démonstration en faveur de la Pologne, les clubs
se mirent en campagne (15 mai), et envahirent l'assemblée;
une partie de ces insurgés se rendirent de là à l'hôtel de ville, et
y proclamèrent un gouvernement provisoire.Quelques régiments»
appuyés de la garde nationale, sauvèrent le pays d'une nouvelle
révolution. Mais ce temps d'arrêt ne fut que d'un moment. Les
ateliers nationaux subsistaient toujours ; l'assemblée essaya soit
de les dissoudre, soit de leur assigner une destination et du
travail. Peu disposés à s'y soumettre, ils se soulevèrent et cou-
vrirent Paris de barricades et de sang. Durant trois jours la
mitraille joncha les rues de cadavres, ruina les édiûces. L'armée.
perdit six de ses généraux : plus qu'il n*en périt dans la plus
meurtrière des batailles; l'archevêque de Paris, s'avançant pour
s*entremettre au milieu de cette lutte fratricide , trouva le mar-
tyre sur une barricade. Le parti républicain , qui gouvernait la
France, prit contre cette révolte des mesures de rigutnir devant
lesquelles eût reculé le gouvernement monarchique. Il déporta
sans jugement dix mille insurgés, licencia les ateliers nationaux,
mit Paris pendant six mois sous le régime de l'état de siège , et
39-1 LA FBANCE ET LES A 11 THES ÉTATS BUBOPÉENS.
abandonna au général Cavaîgnac une dictature qui semblait
déjà nécessaire pour rendre à la vie civile un peuple à qui ta
veille la liberté constitutionnelle la plus large ne suffisait pas.
L*assemblée coniftMia , sous la proleetion des baïonnettes , à
compiler tant bien que mal sa constitution , qui fîit proclamée
le 12 novembre. Par le fait, il en sortit un régime bien moins
propre h initier le monde aux avantages du gouvernement dé-
mocratique qu*à servir de texte è tous les ennemis du système
républicain. Mettant une fois encore les mots à la place des
choses, on déclara que la France, disposant librement d'elle-
même, se constituait en république, afin de pouvoir marcher
plus à Taise dans les votes du progrès et de la civilisation. La
souveraineté repo^sn dans Puniversalité des citoyens ; tout Fran-
çais âgé de vingt et un an se trouva, sans condition de fortune,
Jéclaré électeur, et concourut h Télection des députés ; rassem-
blée, nommée pour trois ans, composée de sept cent cinquante
meilibres , se renouvelait int^alement. Le pouvoir exécutif
était confié à un président, élu par le suffrage universel pour
quatre années; il n'était rééligible qu'après un intervalle de
quatre ans. Un conseil d*État présidé par le vice-président de la
république, devait être consulté sur les projets de loi; il se
composait de quarante membres nommés par rassemblée na-
tionale pour six ans. Dans la dernière année seulement de la
législature, rassemblée pouvait décider s*il y avait lieu de mo-
difier la constitution.
L'f^lectiou du président se trouvait donc remise au vote de la
nation. Le parti républicain se flattait de faire triompher le gé-
néral Cavaignac, a qui on rapportait le mérite d*avolr sauvé Tordre
et empêché la république de se déshonorer par le pillage et le
meurtre. IMais n*est-ce pas comme une fatalité commune â
toutes les crises révolutionnaires de rendre bien vite odieux qui-
conque possède quelque lambeau de pouvoir? La France est
d'ailleurs travaillée par un incurable besoin de nooveantésdans
les personnes comme dans les choses , auquel le TOte universel
ne se prête que trop bien. Un nom dont la multitude était restée
idolâtre, fut plus fort que tous les efforts improvisés d*une ré-
publique accidentelle , et sur 7,827,345 votants, Louis-Napoléon
LA PBANGB BT LES AIJTBES ÉTATS EUBOPEEKS. 390
Bonaparte obtint 6,048^872 suffrages. Ainsi, au moment où Ton
venait dWfaoer toute distinction de naissance , et jusqu'au sou-
venir d® id royauté , la nation remit ses destinées aux mains
d*un homme qui ne lui était connu alors Aue par son titre de
prince et ce nom de Bonaparte si plein de prestiges à ses yeux.
La république dès lors ne fut plus qu*un nom > et ne consista
plus que dans un clief élu et responsable*
Ainsi se trouvèrent en présence deux pouvoirs de pareille ori-
gine, entre lesquels il ne pouvait manquer de surgir maints con-
flits, sans qu'on y jjût porter remède : les représentants ne pouvant
déposer le président, et celui-ci ne pouvant dissoudre l'assemblée.
De là de continuels embarras dans Fadministration ; à tout mo-
ment le peuple était mis en mouvement pour renouveler quel-
que élection > détourné du travail et tenu dans une ablution tel-
lement incessante et fatale, que l'assemblée sortie de ce vo.'o
universel se crut dans la nécessité d'éliminer du corps électoral les ^
individus frappés dequelquecondamûaliou, les ouvriers sans do-
micile fixe et tout le bataillon volant de l'anarcbie ( 1 2 mai 1 850 ) .
On la vit durant deux années occupée à détruire l'œuvre de 48,
à rétablir, sous le coup de la nécessité, les iilipôts qui avalent été
abolis pour capter la faveur populaire, tel que l'impôt des bois-
sons, rendreau pouvoir judiciaire son indépendance, relever le
crédit, qui avait péri sous les menaces d'expropriation, rouvrir
les sources de la prospérité nationale affectée à ce point que ,
dans la seule année 48, on avait vu les dépenses s'accroître de
26d millions et demi. Mais tsomment rétablir Téquilibre dans
des finances dérangées à ce point !
Au début de la nouvelle révolution, la France semblait vou-
loir entraîner par ses enseignements l'Europe sur ses pas ; et, de
fait, elle n^épargna rien pour activer l'embrasement général, mais
en agissant sous main, à la façon des sociétés secrètes ! 'Cepen-
dant, prompte à sedémentir, la révolu l ion ne tira point l'épée pour
ctfux qu'elle avait entraînées par son exemple. Aussi perdit-elle
bientôt les sympathies des peuples voisins. Tandis que ces peu-
ples luttaient pour leur nationalité ou leur émancipation , la
France se consumait en brigues intestines, en rivalités de parti,
en conflits d'ambition. On vit après février ce parti libéral, ad-
soc LA FRANCE ET LES AUTRES lÉTATS EDEOPÉElfS. ,
versaire acharné des nobles et des prêtres, leur tendre la main
pour affronter de concert le péril commun. Ceux-là qui avaient
sapé toutes les bases du pouvoir monarchique proclamèrent
leur repentir. On qualifia hautement de surprise, de catastrophe,
de coup de main, cet établissement d'une république à laquelle
la nation ne s'était résignée, disait-on, que par l'appréhension dej
quelque chose de pire. j
Au sein de l'assemblée elle-même bouillonnait le parti socia-
liste. Ce qu'il voulait, ce n'était pas seulement le vote universel
en matière politique : il demandait également pour tous la jus-
tice, rinstruction, Fabolition des taxes indirectes; prétendant re-
porter toutes les charges sur la propriété foncière, qu'il entendait
soumettre à l'impôt progressif. Les hommes politiques n'aperce-
vaient au fond de ces théories que l'anéantissement de Tindus-
trie, une prime offerte à la paresse, h l'insouciance, au détriment
du travail et de la prévoyance, la ruine infaillible du capital so-
cial, alors que les efforts privés ne tendraient plus à l'accroître;
enfîn, la perpétuité de l'anarchie et la destruction de toute li-
berté , du moment que ce despote sans égal qu'ils intitulaient
TËtat se chargerait de tout faire, de tout prévoir, de disposer
de tout ; car, déchargeant le peuple de la responsabilité de ses
propres actes, ils le tenaient pour incapable de se diriger dans
ses choix, incapable aussi de tous les devoirs, et ne pouvant être
mu qu'à la façon des automates.
Tous ces problèmes , bons à débattre entre philosopM» et
économistes, étaient tombés dans le domaine d'un public im-
patient d*en voir sur-le-champ l'application ; ce qui pour beau-
coup ne consistait qu'à spolier les riches au profit des pauvres,
et à bouleverser toutes les positions. En vain niait-on que ce
cri sauvage eût jamais été poussé : ces assurances ne pouvaient
endormir les gens paisibles, c'^t à-dire le plus grand nombre,
lequel s'effrayait de plus en plus de voir traduire ces idées en
notes de violence, et demandait qu'on y mît un frein. Le signai
fut donné par les socialistes de l'assemblée ( 1 1 juin 1849) : ils
accusèrent le gouvernement d'avoir abusé du pouvoir qu'il avait
dans les mains pour étouffer la république romaine, et ils pro-
testèrent par Torganede Ledru-Rollin, « prêts à défendre, dirent-
LA FBANCB ET LBS AUTBBS ÉTATS. EUROPÉENS. 397
ils, la constitution les armes à la main, v Ce cri retentit aussitAt
dans la rue, et provoqua un nouveau soulèvement. Cette fois
encore il fut réprimé par les armes, et n'aboutit qu'à des empri**
sonnements et à des exils. Mais Tagitation, calmée à la surface,
se perpétua dans les profondeurs de la société. Ce fut alors que
le président déclara « que ceux-là étaient les ennemis implacables
de la république, qui obligeaient de changer la France en un
camp, et de convertir tous les moyens de progrès en préparatifs
de défense. > Et cependant on avait dit qu'avec le sulûrage uni-
versel toute violence deviendrait impossible, et que chacun, pou-
vant y exprimer légalement sa propre volonté, n'aurait plus de
raison de recourir aux armes.
Pour opposer une digue au torrent , les différentes fractions
du parti de l'ordre s'unirent dans le seul but de le sauver, mettant
à l'écart pour le moment leurs souvenirs et leurs espérances*
Mais les partis modérés sont toujours inhabiles contre les as-
sauts de la place publique ; inhabiles dans leurs moyens politi-
ques, qui ne consistent jamais qu'en expédients du moment ; inha-
biles dans leur langage, où le respect humain déguise la vérité;
alors que les partis avancés s'adressent aux passions, oblitè-
rent les intelligences, diffament leurs adversaires dans leurs
prédications, dans leurs libelles répandus par milliers jusqu'au
fond des campagnes ; enfin au moyen de toute cette rhétorique
sophistique qui cherche bien moins le vrai que les applaudisse-
ments de la foule.
Le reste de l'Europe se ressentit plus ou moins de la se-
cousse. La Belgique jouissait, depuis 1830, d'une constitution
qui lui assurait, sous le nom de monarchie , toutes les libertés
d'une république, et faisait la part la plus large aux communes.
C'était la nation elle-même qui se gouvernait; le roi n'était
que l'exécuteur des volontés nationales : la couronne n'était
qu'une sorte d'ornement dans la constitution belge. La loi
électorale subit, en juin 1847, un changement qui enleva la
prépondérance au parti désigné alors sous le nom de catholi-
que. Ce parti , après avoir été le fondateiur de la liberté , enten-
dait la préserver de tout excès. C'était sous cette administra-
tion que la Belgique avait vu consolider ses institutions, et qu'elle
ni8T. DE CENT ANS. — T. IV 3'l
398 LA rBANCE ET LES AUTBBS BTATS EUB0PÉER8.
était parvenue à une prospérité matérielle jusqae-là sans exem*
pie ; mais ses adversaires Taceusaient d^aspirer à une prépon-
dérance qui finirait par se résoudre en théocratie. Pois des cir-
constances fortuites vinrent mettre à nu de grandes misères
cachées sous cette surfece brillante. Le fléau du paupérisme
décimait surtout les Flandres , pays manufacturier, et exposé
par là à toutes les crises de l'industrie. Le ministère de Theux
échoua dans tous les remèdes auxquels il eut recours. Le mou-
vement commercial était arrêté, comme le crédit ; les manufao-
tgres chômaient, tous les hôpitaux étaient encombrés; et la fa-
mine était à ce point que Ton vendait comme aliments les chiens
et les chevaux morts. En de telles extrémités , il est d*u6age
que chaque parti impute le mai à ses adversaires. Les libéraux
réussirent à faire tomber tout le poids de la colère publique sur
les catholiques, les accusant surtout d'avoir laissé établir des
monastères. Le parti libéral profita de Toccasion pour faire
abaisser à vingt florins le cens électoral , ce qui changea la si-
tuation Tespective des partis dans les chambres. Les campagnes,
soumises à l'action des propriétaires , des cultivateurs et du
clergé, virent leur influence supplantée par celle des villes, que
le parti libéral faisait mouvoir.
La Belgique, constituée en royaume par la révolution do 1830,
dut ressentir, avant le reste de TRurope, le choc des événements
de 1848 : le parti révolutionnaire se flattait d*y installer la ré-
publique en un tour de main ; mais une bande, accourue de
France pour révolutionner le pays, s'y trouva repoussée de
prime abord par le bon seus populaire, qui n'entendait point lâ-
cher des avantages réels pour courir après des chimères. Leroi,
cette fois encore, se montra tout disposé h abdiquer, dans le
eas où ce parti semblerait profitable au pays. Mais la Belgique
tremblait déjà de se voir absorbée par la France : aussi se serra-
t*elle plus fortement contre son roi. Léopold sévit raffermi tout
à coup par la confiance générale, par ce motif qu'il n*en avait
jamais abusé, et n'avait point substitué sa volonté personnelle à
l'opinion publique.
La Hollande tressaillit de même à la nouvelle des événements
de 1848, et le roi chercha son salut, non dans des répressions
LA PHANGB ET LES AUTEES BtATS EUBOPl^ENS. 399
sanglantes , mais dans des concessions opportunes. Il fit choix
d*un ministère plus libéral , il réforma la charte, en définissant
pins clairement les dogmes constitutionnels, en faisant dispa-
raître les privilèges aristocratiques que la charte de 1815 con-
sacrait ; une seconde chambre fut ajoutée aux états-^généraux ;
elle se composa de députés élus directement par les censitaires
et nommés pour quatre ans, dans la proportion d'un représen^
tant pour quarante-cinq mille habitants. Les membres de la
première chambre devaient être élus pour neuf ans par les prin-
cipaux contribuables et les états provinciaux. La presse fut
affranchie, le droit d^association proclamé, la liste civile ré*
duite à un million de florins. Ces concessions prévinrent tout
désordre grave ; et, quant aux prétentions de l'Allemagne à
$*incorporer le Limbourg et le Luxembourg ^ elles restèrent
pendantes devant le parlement de F'rancfort.
Isolée de l'Europe depuis la chute des Bourbons, TËspagne,
sous le coup des événements de 1848 , courait le risque de re-
tomber au pouvoir des factions ; mais le gouvernement avait pour
chef, à cette époque , un général dont la main ferme contint
tous les*partis, sans avoir besoin de porter atteinte aux libertés
publiques ; et la tranquillité, qui est devenue pour ce pays , si
longtemps bouleversé , le premier des besoirf^, le mit à même
de tirer parti de tous les dons que la nature prodigue à ses ha-
bitants. Au dehors, l'Espagne a profité de l'occasion qui s* est
offerte à elle , de renouer ses rapports avec la diplomatie eu-
ropéenne, en contribuant, par l'envoi de quelques bâtiments,
au rétablissement du pontife romain. Mais il lui a fallu faire
un effort plus sérieux pour sauvegarder sou importante colonie
de la Havane, que les États-Unis convoitent et menacent ou-
vertement.
La Grèce reconstituée n'a cessé de voir son existence troU'^
blée par les rivatttés et les intrigues des autres gouvernements ;
elle est restée debout néanmoins, comme pour attester que des
maux effroyables et qu*une oppression séculaire ne peuvent
étouffer complètement la vie d'un peuple.
400 LA FBANCB ET LES AUTRES ÉTATS EUROPEENS.
Il appartenait à un historien philosophe, en touchant à la Gn
de son récit, de reporter son regard en arrière, et d'exprimer
ici sur Tensemble des événements un vaste et dernier jugement.
C'est ce qu'a fait M. C. Cantu, en terminant par une conclusion
son Histoire de cent ans. Mais ce résumé philosophique, nonobs*
tant son caractère élevé, est écrit à un point de vue particulière*
ment italien. En outre, les événemenU qui se sont accomplis en
France et en Europe, depuis l'année 1850, ont dû faire perdre à
cette conclusion-une partie de son opportunité et de son intérêt.
Ces considérations ont déterminé, bien qu'avec regret , le tra-
ducteur à omettre ces dernières pages qui terminent si heureu*
sèment l'ouvrage italien. ( An. R. )
FIN au QUATIUÈUE ET DERNIER VOLIJIB.
TABLE.
Pages
Empire Brttanniqae. f
Colonies anglaises. — Inde 4!
La Chine 79
Encore rAnglelerre g9
Populalious barbares, voyages, commerce, industrie, colonies, géogra*
phie. 108
Sdetioes. — BlatbémaUques et Physique. ; 463
Astronomie. 180
Chimie 492
Histoire naturelle. 30S
Médecine 217
Applications. 229
Philosophie. Sifli
Sciences sociales. •...•••.•• 274
Béronnes et aniélioratSoBs 807
Améliorations rêvées. — Socialisme. 315
Espérances de l'Italie. S5
liévolution française de 4848 SkO
Revers des Italiens. S35
L* Autriche 57i
Allemagne , % S84i
La France et les antres Btaliauropéenk •• 392
FIN DE LA TABLE.
çwose^e
»
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K
57580249