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Full text of "La Russie, politique et sociale"

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Harvard  Collège 
Library 


1 


ntOM  THE  FUND  BEQUEATHED  BY 

Archibald  Cary  Coolidge 

CUm  of  1887 
nonsflOB  OF  hutoby 

190S-1926 

DIBBCTOB  of  THE  ClflVEBUTY  UBBABT 
1910-1928 


1 


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LA  RUSSIE 

POLITIQUE  ET  SOCIALE 


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1 


iMra:MiiiiK  eiMÉiuLH  us  cBAitixoii-fUR-ann.  —  a.  pioiat. 


il 


L.  TIKHOMIROV 


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LA 


RUSSIE 


POLITIQUE  ET  SOCIALE 


'^/ 


PARIS 

nOUTSLLS  LIBRAIRIE   PARISIENNE 
E.  GIRAUD  ET  €»•  ÉDITEURS 

18,    aUB    DROUOT,    18 

1886 
Tous  droits  réeervôs. 


-SWv    "^07^2^  12. a 


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1 


LIBiAAkY 
C   3  l^W 


Q^ZÂy  (/'V'/' 


PRÉFACE 


Depuis  ces  dernières  années,  la  Russie  attire  de 
plus  en  plus  l'attention  de  la  France  et  du  monde 
civilisé.  Cette  attention  est  d'autant  plus  signifi- 
cative qu'elle  n'a  plus  maintenant  pour  objet  le 
gouvernement  seul  comme  naguère.  Ce  qui  la 
préoccupe,  c'est  le  pays  lui-même,  c'est  le  peuple. 
De  nombreuses  publications  sur  la  Russie,  une 
multitude  de  traductions  de  nos  romanciers  en 
sont  la  preuve  évidente. 

J'espère  donc  n'avoir  pas  besoin  d'expliquer 
les  raisons  qui  m'ont  poussé  à  entreprendre  le 


II  PREFACE 

travail  que  je  livre  au  public.  J'ai  tâché  de  le  met- 
Ire  le  plus  possible  à  la  portée  du  grand  public, 
c'est-à-dire  de  le  rendre  aussibref  que  possible  et  en 
même  temps  assez  complet  et  assez  sérieux  pour 
que  le  lecteur  puisse  y  étudier  la  Russie  tout  entière. 
La  Russie,  organisme  social,  voilà  bien  mon 
sujet.  J'ai  voulu  décrire  la  Russie  politique  et  so- 
ciale, tout  simplement  comme  elle  est,  avec  ses 
étendues  infinies,  peuplées  de  millions  de  paysans 
incultes  d'esprit,  mais  pleins  de  traits  sympathi- 
ques ;  avec  ses  classes  si  bizarrement  organisées  ; 
avec  son  tntelliguentia\  cette  martyre  de  sa  mission 
historique  ;  avec  ses  problèmes  politiques  si  mys- 
térieusement embrouillés.  Je  voyais  devant  moi 
ce  pays  qui  fait  tant  souffrir  ceux  qui  l'aiment  et 
qui  sait  pourtant  les  attacher  si  fortement  que 
nulles  souffrances  pour  lui  ne  les  effraient.  Je 
songeais  à  l'exclcunation  du  poète  : 

Et  pauvre  et  riche, 

El  puissante  et  sans  forces 

0  ma  mère,  Russie  ! 

Cette  image  se  dressera-t-elle  devant  les  yeux 
du  lecteur?  A  lui  de  résoudre  cette  question. 
Il  me  faut  donner  encore  une  explication  indis* 


PREFACE  in 

pensable.  Connaissant  trop  insufOsamment  le 
français  pour  pouvoir  écrire  en  cette  langue,  j'ai 
écrit  le  livre  en  russe  et  l'ai  ensuite  traduit  en 
collaboration  avec  mon  ami  M.  Albert  Savine.  Je 
faisais  une  traduction  littérale  :  M.  Savine  donnait 
à  cette  traduction  une  tournure  littéraire.  Ainsi 
la  forme  purement  littéraire  de  ce  livre  appartient 
à  cette  plume  habile.  Je  puis  dire  que  j'ai  toujours 
été  frappé  de  la  finesse  du  goût  de  M.  Savine  et, 
quoiqu'il  ne  sache  pas  le  russe,  je  trouve  qu'il  a 
rendu  avec  une  admirable  pénétration  les  plus 
légères  nuances  de  mon  texte,  tâche  d'autant 
plus  difficile  que  mes  idées  dépassaient  souvent 
de  beaucoup  les  siennes,  de  son  propre  aveu,  et 
parfois  allaient  à  leur  encontre. 

En  outre,  mon  livre  est  redevable  à  M.  Albert 
Savine  de  quelques  menues  améliorations  dans  la 
distribution  des  chapitres,  etc.  Enfin  ce  qui  est 
fort  important,  c'est  à  M.  Savine  que  je  dois  de 
nombreuses  indications  sur  les  côtés  de  la  vie 
russe  qui  peuvent  le  plus  intéresser  le  public  fran- 
çais. Si  donc  le  lecteur  trouve  que  le  présent  livre 
répond  avec  succès  à  ce  qu'il  peut  désirer  savoir 
sur  la  Russie,  il  devra  se  rappeler  qu'il  le  doit  en 


î  IV  PREFACE 

I  grande  partie  à  mon  collaborateur,  sans  les  con- 

î  seils  de  qui  'il  eût  été  trop  difficile  de  venir  à  bout 

!  de  cette  tâche  à  un  écrivain  qui  se  présente  devant 

I  un  public  inconnu  et  si  différent  de  l'auditoire 

russe  auquel  il  est  habitué. 

L.    TlKHOMIROV. 
Février  1886. 


LIVRE  PREMIER 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE 

I.  —  La  Russie,  terme  de  géographie  politique  et  la  Russie  nation. 

—  Faiblesse  et  fragilité  des  grands  Empires.  —  La  vitalité  de 
la  Russie.  —  Son  mode  de  développement  historique.  —  Il  est 
surtout  le  fait  du  peuple. 

II.  —  Population  de  la  Russie.  —  Population  de  race  russe,  popu- 
lations de  races  étrangères.  —  Peu  d'importance  de  ces  derniè- 
res. —  Répartition  de  ces  populations. 

III.  —  La  Finlande.  —  L'union  sur  le  pied  d'égalité.  —  Ses  consé- 
quences. —  Vieilles  libertés  finlandaises.  —  Le  àiodus  virendi 

—  Importance  stratégique  de  la  Finlande  pour  la  Russie.  — 
Motifs  d'inquiétudes  pour  les  Finlandais. 

IV.  —  rroTînces  de  la  Baltique.  —  Importance  de  leurs  ports 
pour  la  Russie.  —  Race  lithuanienne.  —  Conquérants  alle- 
mands. —  QueFtion  agraire.  —  Indifférence  maladroite  de 
notre  gouvernement. 

V.  —  La  Pologne.  —  Population  polonaise  et  russe.  —  Question 

de  l'Ukraine  et  de  la  Russie  Blanche.  —  Historique.  —  Les 
idées  de  Milioutine  :  sa  réforme  agraire.  —  Liens  de  la  Pologne 
et  de  la  Russie  actuelle.  —  Politique  néfaste-  de  notre  gouver- 
nement. 

VI.  —  La  Bessarabie.  —  La  Crimée.  —  Le  Caucase  et  la  Géorgie. 

—  L'Arménie.  —  Politique  économique  et  policière  de  notre 
gouvernement  de  nature  à  faire  perdre  à  la  Russie  le  bénéfice 
de  ses  bons  services. 

VII.  —  Le  Turkestan.  —  Populations  indigènes.  —  Notre  gou- 
vernement n'a  su  que  conquérir.  —  Confit  commercial,  et  un 
jour,  militaire,  avec  l'Angleterre. 

VIII.  —  Le  nationalisme  en  Ukraine.  —  Chevtchenko  et  les  na- 
tionalistes contemporains.  —  Aspirations  populaires.  —  Les 
nationalistes  ne  leur  donnent  pas  satisfaction.  —  M.  Dragoma- 
nov  et  son  influence.  —  Résumé  et  conclusions  du  livre. 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE 


Jetez  un  coup  d'œii  sur  la  carte  de  Russie  ;  puis,  e9> 
sayez  de  vous  représenter,  les  yeux  fermés,  l'espace  san* 
fin  que  vous  avez  devant  vous,  d'elle-même  cette  ques- 
tion se  pose  à  votre  esprit:  La  Russie  est- elle  en  fait  un 
pays  ou  n'est-elle  qu'un  terme  géographique?  Peut-il  y 
avoir  un  lien  réel,  intime,  qui  unisse  toutes  ces  popu- 
lations dispersées  à  de  telles  distances  ?  Vraiment,  que) 
lien  peut-il  exister  entre. un  habitant  du  Kamtchatka  et 
un  habitant  de  la  Podolie,  alors  que,  seul,  le  trajet  de 
luneà  l'autre  de  ces  contrées  comporte  trois  à  quatre  mois^ 
de  voyage,  en  raison  des  moyens  actuels  de  communi- 
cation? Et  si  même  on  supposait  un  train  marchant  avec 
une  vitesse  de  quarante  kilomètres  à  l'heure,  en  ligne- 
drpite,  de  la  frontière  occidentale  aux  limites  orientales 
de  la  Russie,  il  ne  lui  faudrait  pas  moins  de  quinze  jours 
pour  traverser  cette  distance  de  15000  kilomètres,  et  à  j 

l'arrivée,  le  voyageur  pourrait  se  féliciter  d'avoir  par-  I 

couru  un  territoire  qui  surpasse  par  sa  grandeur  l'Europe  -j 

et  l'Australie  prises  ensemble,  un  territoire  qui  est  le  j 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


sixième  de  la  terre  ferme  du  globe  —ce  qui  revient  à 
22311997  kilomètres  carrés  K 

Vraiment,  ce  semble  être  trop  pour  une  na//on.  L'His- 
toire nous  donne  quelques  exemples  de  monarchies  gi- 
gantesques. Ainsi  TEmpire  des  Mongols  était  beaucoup 
plus  vaste  que  la  Russie  ;  la  Turquie,  au  temps  de  sa 
splendeur,  occupait  un  teiTÎtoire  de  10000000  kilomètres 
carrés.  L'Angleterre,  avec  ses  colonies^  dépasse  actuelle- 
ment la  Russie  de  464000  kilomètres.  Mais  qui  donc  con- 
sidérerait un  de  ces  Etats  comme  un  seul  pays  ?  L'An- 
gleterre possède  rinde  et  le  Canada  :  nul  ne  dira  que  ce 
sont  là  des  pays  anglais.  Pendant  des  siècles,  la  Tur- 
quie posséda  la  Grèce  ou  la  Bulgarie  :  il  a  toujours  été 
évident  qu'il  n'y  avait  point  de  lien  organique  entre  ces 
pays  et  leur  conquérant  quoiqu'il  leur  eût  imposé  sa 
dénomination  politique.  C'est  là  un  trait  caractéristique 
de  ton  tes  les  monarchies  gigantesques  et  qui  explique  leur 
existence  relativement  peu  durable.  Ne  voyons-nous  pas 
une  poignée  de  montagnards  pyrénéens  conserver  son 
unité  organique  dans  l'espace  des  siècles  pendant  les- 
quels s'épanouissent,  grandissent  et  se  flétrissent  succes- 
sivement au-dessus  de  cette  poignée  de  Basques,  lEm- 
pire  de  Rome  la  Ville  Eternelle,  l'Empire  universel  de 
Charlemagne,  l'Empire  de  Charles-Quint  pour  qui  le 
soleil  ne  se  couchait  jamais  ? 

Ces  grands  souvenirs  historiques  planent  sur  vous 
quand  vous  vous  représentez  l'énorme  territoire  de  la 
Russie.  Est-il  possible  d'y  trouver  quelque  partie  douée 

1.  Gomme  terme  de  comparaison,  nous  rappelons  que  la  France, 
colonies  non  comprises,  n'a  que  528517  kilomètres,  rÂllcmagne 
544907  ;  l'Autriche  624045. 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE 


d'une  unité  organique  ?  N'est-ce  qu'un  conglomérat  fra- 
gile comme  les  Empires  d'Attila  et  de  Tamerlan  ?  Cette 
dernière  supposition  semble  d'autant  plus  plausible  que 
dans  la  liste  des  nationalités  russes  on  trouve  plus  de  70 
dénominations  sans  compter  les  étrangers.  Gomment 
maintenir  unis  ces  peuples  dissemblables  et  ne  doit-on 
pas  s'attendre  à  voir  un  beau  jour  la  Russie  s'effritter 
et  laisser  à  sa  place  quelques  dizaines  de  pays  indépen- 
dants ? 

Sans  pousserplus  avant  l'examen  de  la  question, — nous 
allons  donner  plus  loin  quelques  renseignements  de  na- 
turel éclairer  le  lecteur,  — il  est  hors  de  discussion  qu'un 
fait  bien  constaté  vaut  toujours  mieu;L  que  des  supposi- 
tions théoriques.  La  Russie  est  un  fait  que  l'humanité 
a  eu  tout  le  temps  de  reconnaître.  L'existence  des  gi- 
gantesques empires  artificiels,  comme  les  empires  orien- 
taux, n'est  pas  durable.  La  Russie,  elle,  existe  depuis  déjà 
plus  de  cinq  cents  ans  comme  état  et  depuis  plus  de  mille 
ans  comme  unité  nationale.  Que  de  changements  elle  a 
vus  autour  d'elle  pendant  tant  de  siècles  !  Elle  assista  à 
l'éclatant  épanouissement  etàla  chute  définitive  de  l'Em- 
pire Tartare.  Elle  vit  la  naissance  de  ce  redoutable  em- 
pire ottoman  dont  la  mort  inévitable  n'est  à  présent 
qu'une  question  d'années.  Née  en  même  temps  que  la 
Russie,  la  Pologne  a  déjà  traversé  toutes  les  phases  du 
développement  et  de  ladécomposition  politiques.  Mêmes 
révolutions  dans  l'Europe  occidentale.  La  puissance  de 
l'Espagne  fleurit  et  défleurit.  La  puissance  tempo- 
relle des  Papes  naît  et  meurt.  Une  foule  de  petits  or- 
ganismes politiques, comme  les  Pays-Bas, le  Danemarck, 
la  Suède,  ont  atteint  ces  limites  extrêmes  d'accroisse- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ment  qu'ils  ne  sauraient  plus  surpasser...  Et  la  Russie  ? 
La  Russie  vit  toujours,  elle  se  développe,  elle  marche  plu- 
tôt à  une  éclosion  complète  et  encore  inachevée  qu'elle 
ne  s'avance  au  delà,  sur  la  pente  delà  décrépitude.  Sonas- 
pect  ne  ressemble  guère  à  celui  des  Etats  qui  ont  seu- 
lement une  existence  artificielle.  Même  dans  la  formation 
croissante  de  Tempire  de  Russie  on  sent  la  présence  de 
je  ne  sais  quelle  force  organique.  Cet  accroissement  ne 
ressemble  en  rien  aux  conquêtes  des  Tamerlan  qui  dix 
ans  plus  tard  sont  comme  non  avenues.  La  Russie  gran- 
dit sans  rel&che  pendant  des  siècles  entiers. 

L'Etat  russe  a,  au  XV^  siècle,  560000  kilomètres;  au 
XVI«,  8720000;  au  XVII*  14392000;  au  XVUI'  siècle, 
47080000;  au  XIX%  22311992.  Il  convient  de  remar- 
quer la  régularité  et  la  constance  de  la  marche  de  ces 
chiffres. 

Fait  plus  significatif  encore,  l'agrandissement  de  l'i^/a/ 
russe  était  bien  souvent  précédé  par  l'agrandissement  du 
territoire  national.  Des  espaces  considérables,  au  Nord, 
à  l'Est  et  au  Midi  étaient  souvent  occupés  ou  conquis 
par  les  peuples,  avant  que  le  gouvernement  n'ait  songé 
à  les  rendre  siens.  Il  est  même  arrivé  qu'il  refusât  de 
prendre  sous  sa  protection  le  territoire  conquis  par  les 
Cosaques. 

De  la,  ce  trait  caractéristique  que  l'accroissement  du 
territoire  de  la  Russie  ne  dépend  que  fort  peu  du  génie 
de  ses  gouvernants.  Cet  accroissement  ne  s'arrête  point 
âous  des  souverains  imbéciles  comme  Théodore  I*''  :  Il 
ne  s'arrête  pas  davantage  aux  époques  des  plus  grands 
désordres  politiques.  Le  début  du  XVII*  siècle  fut  pour 
îa  Russie  une  période  de  désorganisation  politique  qui 


L*BMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE 


faillit  amener  ia  perte  de  son  indépendance.  Pourtant, 
alors  qu'en  1598  elle  avait  un  territoire  de  8792000 
kilomètres  carrés,  en  1645,  à  la  fin  de  cette  période  trou- 
blée, elle  en  avait  porté  la  superficie  à  14000000.  Le 
même  phénomène  se  produit  durant  le  second  quart  du 
XVIII*  siècle.  Il  est  évident  qu'on  ne  peut  attribuer  ce  fait 
aux  succès  accidentels  de  grands  conquérants  et  qu'il 
en  faut  chercher  les  causes  plus  profondément,  dans  la 
vie  même  de  la  nation. 

La  vitalité  delà  Russie  est  démontrée  plus  clairement 
encore  au  temps  de  ses  rudes  épreuves  historiques.  Notre 
histoire  est  l'histoire  d'une  lutte  incessante  qui  plus  d'une 
fois  pouvait  réduire  notre  peuple  aux  abois.  Dès  1238,  la 
Russie  dut  fléchir  sous  le  joug  des  conquérants  tartares, 
joug  terrible  qu'elle  supporta  pendant  deux  siècles  et 
demi.  Vaincue  et  démembrée,  elle  recueille  cependant 
assez  de  force  pour  se  relever  et  rentrer  en  scène  avec 
plus  de  résistance  que  jamais.  Pendant  l'Epoque  des 
troubles,  au  commencement  du  XVIf  siècle,  la  Russie, 
déchiréeparla  guerre  civile,  se  trouva  non  seulementsans 
dynastie  régnante  mais  sans  gouvernement  national.  Une 
partie  de  son  territoire  fut  envahie  par  les  Suédois  et  le 
reste  en  grande  partie  conquis  par  les  Polonais  qui  oc- 
cupèrent même  la  capitale  de  l'Empire .  La  Russie  n'a- 
vait plus  ni  armée  ni  administration.  Les  boyards,  qui 
constituaient  le  piteux  gouvernement  provisoiredu  pays, 
décrétèrent  sous  les  baïonnettes  des  soldats  polonais 
l'avènement  au  trûne  moscovite  du  prince^  Vladislas.  Sou- 
dain voilà  que  retentissent  de  toutes  parts  les  voix  des 
patriotes  :  ce  n'étaient  pas  des  Tzars,  degrands  boyards, 
des  gouYdrneurs,  des  fonctionnaires  ;  c'étaient  surtout 


LIi  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


des  gens  du  peuple,  de  petits  nobles  comme  les  frères 
LiapounoY,  le  moine  Abraham  Palitzine,  un  petit  com- 
merçant Kouzma  Minine.  Le  prince  Pojarsky  dont  la  race 
était  depuis  longtemps  déchue,  fut  le  plus  éminent 
d'entre  eux.  Une  révolte  générale  éclate  dans  la  Russie. 
De  pelits  détachements  d'insurgés  (Chichis,  comme  on 
les  appelait)  épuisent  l'armée  polonaise.  Une  milice  de 
100000  hommes  s'approche  de  Moscou,  et  comme  elle 
se  trouve  impuissante,  d'innombrables  troupes  nouvelles 
viennent  du  fond  des  provinces.  Cette  grande  lutte  qui 
finit  par  la  délivrance  complète  de  la  patrie  est  soute- 
nue par  le  peuple.  Même  après  la  nomination  du  Tzar, 
l'Assemblée  nationale  (Zemsky-Sobor)  siège  pendant 
plusieurs  années,  et  c'est  surtout  à  l'énergie  et  à  la  pru- 
dence de  ses  représentants  que  la  Russie  doit  sa  libéra- 
tion. 

Ces  souvenirs  historiques  ne  dénoncent-ils  pas  les 
forces  organiques  que  possède  la  Russie  et  dont  l'acti- 
vité ne  cesse  même  pas  aux  époques  de  désorganisa- 
tion politique  ?  Ces  forces  trompèrent  plus  d'une  fois 
les  calculs  des  conquérants  qui  ordinairement  ne  voyaient 
dans  la  Russie  que  son  gouvernement.  Ainsi,  en  1612, 
les  jésuites,  d'accord  avec  les  rois  de  Pologne  pour 
tenter  la  conquête  de  la  Russie,  croient  suffisant  de 
porter  un  coup  vigoureux  au  centre  gouvernemental. 
Un  siècle  après,  le  roi  de  Suède,  Charles  XII,  fonda 
tous  ses  calculs  sur  son  entente  avec  le  gouvernement 
de  l'Ukraine.  Les  plans  de  Napoléon  I"  *,qui  croyait 
n'avoir  à  lutter  qu'avec  Alexandre  I®',  furent  toujours 
déjoués  par  le  peuple. 

!.  Napoléon  !•%  cependant,  avec  le  flair  d'un  homme  qai  appar- 


L*BHPIRB  BUSSE  ET  LX  RUSSIE 


II 


Si  maintenant  nous  examinons,  d'une  manière  plus  dé- 
taillée, la  composition  de  la  population  de  la  Russie,  Texis- 
tence  d'une  unité  nationale  ne  nous  étonnera  pas  autant. 
Il  est  vrai  que  TEmpire  russe  renferme  dans  ses  limites, 
plus  de  soixante-dix  nationalités  diverses,  mais  il  ne  faut 
pas  exagérer  rimportance  de  ce  fait.  Sur  100,000,000 
d'habitants  de  TEmpire,  la  race  russe  compte  pour 
67  millions,  de  sorte  que  pour  toutes  les  autres  races 
il  ne  reste  plus  que  33  millions.  Ainsi  le  nombre  de 
chacune  d'elles  ne  peut  pas  être  grand.  En  effet,  la 
race  finnoise  —  qui,  les  races  slaves  mises  à  part,  est 
la  plus  nombreuse  en  Russie,  —  n'est  que  le  6  0/0  de 
la  population  de  l'Empire  et  d'ailleurs  se  subdivise  en 
onze  variétés  séparées  les  unes  des  autres  par  d'énormes 
distances,  par  la  diversité  de  la  langue,  par  l'absence 
complète  de  relations.  En  outre  plusieurs  de  ces  peuples 


tient  par  ses  origines  à  une  époque  révolulionnaire,  se  doutait  quel- 
que peu  de  rimportance  de  la  masse  populaire  :  il  essaya  de  sé- 
duire les  serfs  russes  par  des  promesses  de  libération.  Cette 
tentative  timide  n'obtint  aucun  résultat.  L'imagination  du  peuple 
a  subi  cependant  l'influence  du  souvenir  du  grand  conquérant.  On 
trouve  aujourd'hui  encore  parmi  nos  sectaires  un  groupe  dit  Na- 
poleonovchtchina  (napoléoniens;,  qui  vénère  le  portrait  de  Napo- 
léon. Quant  à  la  masse  de  la  population,  elle  le  confond  avec 
l'An  li  christ. 


iO  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOGULE 


sont  des  tribus  sauvages  de  quelques  milliers  d*Àme3  ^ 
On  pourrait  généralement  en  négliger  la  moitié  sans 
que  la  population  de  TEmpire  se  trouvât  diminuée  d'un 
1/2  0/0.  Et  ces  petites  peuplades,  en  fait,  sont  de  plus  en 
plus  négligeables,  en  partie  parce  qu'elles  s'assimilent 
aux  Russes,  en  partie  malheureusement  par  suite  de  la 
mortalité  parfois  effrayante  chez  elles. 

Tous  les  peuples  de  l'Empire  qui  n'appartiennent 
pas  à  la  race  russe  n'ont  certes  pas  si  peu  d'impor- 
tance. Des  provinces  entières  ont  eu  leur  histoire  et  con- 
servent encore  aujourd'hui  leur  langue  parfaitement 
élaborée  et  leur  civilisation  parfois  supérieure  à  celle 
de  la  race  purement  russe.  Ces  provinces  occupent  une 
partie  de  la  zone  occidentale  et  méridionale  de  la  Russie. 
La  Finlande,  les  gouvernements  de  la  Baltique,  la  Li- 
thuanie,  la  Pologne,  une  partie  de  la  Bessarabie,  les 
gouvernements  situés  au  delà  du  Caucase  sont  tout 
autant  de  contrées  où  le  Russe  est  regardé  comme  un 
étranger.  Souvent  ces  provinces  ne  sont  maintenues 
dans  l'obéissance  qu'à  l'aide  des  baïonnettes  et  de  la 
police.  Cependant,  en  détachant  tous  ces  pays  par  na- 
ture étrangers  à  la  Russie,  il  nous  reste,  malgré  tout» 
un  territoire  colossal,  habité  par  la  race  purement  russe 
avec  alliage  par  taches  d'un  petit  nombre  d'habitants 
appartenant  à  d'autres  races.  Ce  territoire  de  plus  de 

1.  Exemple  :  Samoyèlcs  :  23,000  âmes;  —  Vogoulis  et  Ougres: 
2000  ;  —  Mongols  de  Sibérie  :  5000  ;  —  loukaghirs,  Tchouktchis, 
GuUiaka,  Kamtchadals,  pris  ensemble  :  40000  ;  —  les  tribus  mon- 
tagnardes de  Caucase  ne  sont  souvent  pas  plus  nombreuses  (Ka- 
ratchaïs,  Oubikhs,  Koumiks,  Svanels,  Ossetines,  etc).  Chacune  ne 
compte  que  de  5000  à  23,000  âmes.  On  pourrait  multiplier  les  exem- 
ples. 


L*BMPIRB   RUSS8  ET  LA  RUSSIE  il 

4  miliioDS  de  kilomètres  s'étend  dans  la  Russie  euro- 
péenne, de  rOcéan  du  Nord  jusqu'à  la  mer  Noire  et  au 
Caucase.  Sur|ce  territoire,  la  race  russe  forme  90  0/0 
de  la  population.  En  Asie,  le  territoire  peuplé  presque 
exclusivement  par  les  Russes,  occupe  tout  le  Midi  de  la 
Sibérie  et  de  TOural  jusqu'à  l'océan  Pacifique  (au  moins 

5  millions  de  kilomètres).  Il  est  impossible  de  donner 
le  chiffre  exact  de  la  population  russe  dans  cette  con- 
trée, mais  la  moitié  de  la  population  de  la  Sibérie  est 
russe.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  chiffre,  la  Sibérie  appar- 
tient sans  contredit  aux  Russes  ;  les  indigènes  —  de 
petites  tribus  sauvages  —  ont  été  repoussés  jusqu'aux 
forêts  et  aux  plaines  marécageuses  du  Nord  et  ne  peu- 
vent être  nos  concurrents  ^ 

11  y  a  pourtant  parmi  les  indigènes  de  la  Sibérie  des 
races  capables  de  civilisation  %  par  exemple  les  Yakouts 
(près  de  230,000  âmes)  et  surtout  les  Bouriates  (près  de 

1.  c  Les  Oâtiaks,  dit  d*uae  de  ces  peuplades  un  homme  dont  la 

sympathie  pour  tous  les  opprimés  n'est  pas  douteuse,  appartiennent 

à  la  catégorie  des  races  qui  s'éteignent.  On  s'en  rend  compte  au 

premier  coup  d'oeil.  Ils  sont  excessivement  faibles  et  rabougris. 

Deux  O^tiaks  peuvent  se  placer  dans  un  canot  si  petit  qu'un  seul 

Européen  de  taille  moyenne  y  pourrait  tenir  à  peine.  Il  est  triste 

de  voir  ces  sauvages  à  demi  nus  trotter  le  long  d'une  rivière.  Les 

hommes  ne  sont  vêtus  que  d'une  chemise  sale  et  presque  en  lam- 

I  beaux.  Leurs  ventres  et  leurs  têtes  semblent  être  démesurément 

I  gros.  Leurs  pieds  horriblement  maigres  leur  donnent  de  la  res 

I  semblance  avec  les  échassiers.  »  Dkbagort-Mokribvitch,  Mémoires 

daus  Le  Meuager  de  la  volonté  du  peuple ^  n°  1. 
I  2.  Un  historien  de  talent  Ghtchapov,  descendait  des  Bouriates 

du  côté  de  sa  mère.  La  mère  du  révolutionnaire  Neoustroev  fusillé 
dernièrement  jetait  une  Iakoutka.  Le  célèbre  voyageur  Mikloukha- 
Maklaî  descend  aussi  de  je  ne  sais  quelle  race  sibérienne.  De  sem- 
biahles  exemples  ne  sont  pas  rares. 


T!  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

260,000).  Mais  ces  races  subissent  facilement  Tinfluence 
russe  et  dès  lors  ne  peuvent  plus  amener  aucune  com- 
plication politique. 

A  l'extrémité  orientale  de  l'Empire  sur  les  bords  de 
l'Amour  et  de  l'Oussouri,  il  y  a  des  provinces  sur  les- 
quelles  la  Chine  peut  élever  des  prétentions.  Ces  pro- 
vinces lui  appartenaient  autrefois. 

A  cela  près,  les  12  à  13  autres  millions  de  kilomètres 
carrés  de  la  Sibérie  sont  incontestablement  russes. 

De  la  sorte,  en  négligeant  les  provinces  de  l'Empire 
qui  n'ont  avec  la  Russie  qu'un  lien  plus  ou  moins  ar- 
tificiel, on  trouve  toujours  un  territoire  de  16  à  17  mil- 
lions de  kilomètres  pour  la  Russie  proprement  dite,  ter- 
ritoire habité  par  77  millions  d'Ames  dont  67  millions 
de  pure  race  russe.  Il  est  vrai  que  l'Unité  nationale  n'est 
pas  toujours  la  même  chose  que  l'Unité  politique,  sur- 
tout quand  les  races  ne  sont  pas  tout  à  fait  homogènes,  ^ 
comme  c'est  le  cas  pour  la  Russie.  La  prédominance 
de  la  race  russe  explique  jusqu'à  un  certain  point,  ce- 
pendant, cette  unité  nationale  qui  s'est  si  souvent  ma* 
nifestée  dans  l'histoire. 

On  voit  donc  que  la  nationalité  russe  est  solidement 
assise  dans  l'Empire,  quoique  cette  considération  n'y 
détruise,  certes,  pas  l'importance  de  la  question  des 
nationalité. 

Parler  de  cette  question,  insister  sur  elle  n'est  pas  per- 
dre de  vue  le  but  de  ce  livre.  Elle  en  limite  au  contraire 
très  sévèrement  le  sujet.  Notre  étude  ne  peut  en  effet 
dépasser  le  point  où  finissent  les  provinces  purement 
russes.  Si  l'auteur  de  ces  pages  se  hasardait  à  écrire 
non  plus  sur  la  Russie  actuelle  seulement,  mais  aussi 


L'BMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  13 

sur  la  Pologne,  sur  la  Finlande,  sur  la  Géorgie,  etc., 
son  liTre  deviendrait  une  vraie  bibliothèque. 

L'existence  de  provinces  immenses  qui  ne  tiennent 
à  la  Russie  que  par  la  force  des  baïonnettes  et  la  toute- 
pnissaoce  de  la  police  est  d'elle-même  une  question  in- 
térieure très  grave.  Les  soulèvements  périodiques  de 
la  Pologne  nous  dispensent  d'insister  sur  ce  point. 

En  parlant  donc  de  la  Russie,  il  nous  faut  consacrer 
quelques  pages  à  ses  provinces  frontières,  nous  préoc- 
cupant surtout  de  la  solidité  du  lien  qui  les  unit  & 
l'Etat  russe  et  de  l'importance  qu'a  leur  possession  pour 
les  intérêts  de  l'Empire. 


III 


La  Russie  proprement  dite,  nous  Pavons  déjà  indiqué, 
est  entourée  du  côté  de  l'Ouest  et  du  Midi  d'une  large 
zone  de  3  millions  de  kilomètres,  peuplée  d'au  moins 
24  millions  de  sujets  de  race  exotique.  De  là  l'aspect 
particulier  de  l'Empire  russe  :  son  maximum  de  force 
est  au  centre,  sa  faiblesse  relative  dans  la  périphérie, 
dans  cette  écorce  étrangère  qui  enveloppe  la  moelle. 
La  Russie  présente  pourtant  dans  ses  différentes  pro- 
vinces frontières  des  degrés  différents  de  solidité  ou,  si 
Ton  préfère,  de  faiblesse.  Aussi  l'importance  de  la 
question  des  nationalités  dans  chacune  de  ses  provin- 
ces n'est-elle  pas  la  même  pour  la  Russie.  Examinons 
donc  la  situation  de  chaque  province. 


H  LA  RUSSIS  POLITIQUI  ET  SOCIALE 

A  la  frontière  du  Nord-Ouest,  entre  la  Russie  et  la 
Suède  est  situé  un  pays  spacieux  qui  se  nomme  la  Fin- 
lande ;  elle  occupe  un  territoire  de  380,000  kilomètres 
et  renferme  plus  de  2,000,000  d'Ames  (250,000  Suédois, 
le  reste  Finnois).  La  race  finnoise  n'a  parmi  les  races 
européennes  de  parenté  qu'avec  les  Hongrois.  Autrefois 
c'était  une  race  fort  nombreuse  et  fort  puissante  qui  oc- 
cupait d'immenses  territoires  en  Europe  et  en  Asie  ; 
mais  peu  à  peu  elle  a  été  absorbée  par  les  autres  peu- 
ples ^  et  maintenant  on  ne  la  trouve  plus  qu'en  Russie 
où  elle  est  dispersée  en  plusieurs  endroits  par  petits 
groupes. 

La  langue  finnoise  n'a  rien  de  commun  avec  le  sué- 
dois. Mais  la  Finlande,  conquise  par  les  Suédois,  il  y  a 
plus  de  600  ans,  et  demeurée  en  leur  pouvoir  jusqu'à  la 
paix  de  Tilsitt  %  qui  la  donna  à  la  Russie,  porte  à  pré- 
sent encore  le  cachet  de  la  civilisation  suédoise. 

La  Finlande,  quoique  conquête  de  nos  armes  sur  les 
Suédois,  fut  annexée  à  la  Russie  sur  le  pied  d'égalité 
et  non  comme  province  conquise.  Gela  résulte  du  titre 
même  que  prennent  les  Tzars  russes  :  (c  Nous,  par  la 
volonté  de  Dieu,  Empereur  et  Autocrate  de  toute  la 
Russie,  Tzar  de  Pologne,  Grand  Princede  Finlande,  etc.  » 
Alexandre  I®%qui  faisait  parfois  parade  d'idées  libérales, 
disait  que  l'annexion  de  la  Finlande  à  la  Russie  était 
uniquement  son  affranchissement. du  pouvoir  suédois. 
En  tout  cas,  la  Finlande  conserve  encore  sa  constitution  : 

1.  Ce  sont  surtout  les  Grands  Russiens  qui  ont  dans  leurs  vei- 
nes un  mélange  de  sang  finnois. 

2.  Du  reste  une  partie  de  la  Finlandetju8qu*à  la  rivière  Kumene,) 
était  encore  aux  mains  des  Russes  en  1741. 


L'KHPIRR  RUSSB  ET  LA  RUSSIE  43 


elle  a  son  administration  propre,  ses  diètes,  ses  doua- 
nes, son  budget  et  même  sa  petite  armée,  ce  qui  n'em- 
p6che  pas  les  bataillons  russes  d'occuper  toutes  les 
forteresses  finnoises.  ' 

La  Finlande  est  actuellement  la  seule  partie  de  la 
Russie  où  les  représentants  du  peuple  peuvent  contrô- 
ler le  gouvernement,  où  l'individu  est  affranchi  de  l'ar- 
bitraire administratif,  où  la  presse  est  libre. 

Au  commencement  de  l'annexion,  les  sympathies 
pour  la  Suède  étaient  grandes  dans  la  contrée.  Au- 
jourd'hui encore  elles  existent  ;  cependant,  la  fin  de 
la  domination  suédoise  a  été  le  signal  d'une  crise  grave  : 
la  race  finnoise,  qui  forme  la  grande  majorité  de  la  po- 
pulation, se  décida  à  élever  la  voix.  Jusqu'alors  la 
langue  littéraire  unique  était  celle  de  la  Suède,  et  un 
Finnois  qui,  par  son  instruction,  sortait  de  la  foule,  de- 
venait ipso  facto  un  Suédois.  Peu  à  peu  la  langue  fin- 
noise fut  adoptée  par  les  tribunaux,  dans  la  vie  politi- 
que, en  littérature,  de  sorte  qu'aujourd'hui  elle  est 
presque  dominante.  La  race  finnoise  s'est  ravivée  : 
elle  s*est  mise  à  lutter  contre  les  Suédois.  Cette  lutte 
ne  ressemble  pas  tout  à  fait  à  une  lutte  politique,  mais 
elle  entraîne  des  conséquences  politiques  fort  impor- 
tantes. 

Plus  la  Finlande  devient  finnoise,  plus  elle  se  déta- 
che de  la  Suède...  et  dès  lors  plus  elle  a  de  motifs 
de  se  lier  à  la  Russie. 

Voilât  pourquoi  le  gouvernement  russe  a  toujours  sou- 
tenu les  tendances  nationales  des  Finnois. 

Q  est  pourtant  indispensable  d'ajouter  que  la  Fin- 
lande tout  en  rompant' ses  liens  avec  la  Suède  ne  cou- 


16  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


tractait  aucun  lien  moral  avec  la  Russie.  Pour  se  ren- 
dre de  Saint-Pétersbourg  à  la  frontière  de  la  Finlande, 
il  ne  faut  qu'une  heure  de  chemin  de  fer,  et  cependant, 
quand  on  dépasse  cette  frontière,  on  a  l'impression 
que  Ton  est  transporté  à  des  milliers  de  kilomètres  de 
Saint-Pétersbourg. 

On  ne  saurait  se  figurer  deux  pays  qui  se  connais- 
sent moins  et  qui  éprouvent  aussi  peu  d'intérêt  Tun 
pour  l'autre.  Généralement  le  Finnois  n'aime  pas  les 
Russes  qu'il  traite  de  haut  et  le  Russe  est  absolument 
indifférent  à  ce  qui  concerne  les  Finnois.  Les  événe- 
ments qui  ont  un  intérêt  social  pour  la  Russie  trouvent 
un  écho  en  Géorgie,  en  Pologne,  sur  l'Amour  et  ne 
produisent  aucun  effet  en  Finlande  où  une  révolution 
parisienne  aurait  peut-être  plus  de  retentissement  qu'une 
révolution  pétersbourgeoise. 

II.  est  difficile  de  se  représenter  deux  types  sociaux 
aussi  dissemblables  que  la  Russie  et  la  Finlande.  La 
Finlande  \  c'est  un    bourgeois  honnête  et  laborieux 

1.  La  Finlande  rappeUe  la  Suisse  en  beaucoup  de  choses.  Ses 
habitants  sont  laborieux  ,  honnêtes  et  énergiques.  Ils  savent 
se  créer  une  vie  indépendante  et  aisée.  La  Finlande  n'a  pas  de  pro- 
létariat :  la  majorité  de  sa  population  possède  des  propriétés  fon- 
cières —  ce  qui  jusqu'à  un  certain  point  est  dû  aux  efforts  opi- 
niâtres du  c  Sénat  »  local.  Le  sol  de  la  Finlande  est  stérile  :  le 
nom  indigène  signifie  con/r^e  des  lacs  et  des  marais:  si  on  ajoutait: 
et  des  rocs  granitiques^  la  caractéristique  serait  complète.  Mais  en 
dépit  de  tous  ces  désavantages,  grâce  à  la  persévérance  des  habi- 
tants, le  pays  est  couvert  aujourd'hui  de  champs  en  pleine  culture. 
Cependant  la  production  du  blé  est  insuffisante  pour  nourrir  les 
Finlandais  ;  c'est  par  le  produit  de  leur  commerce  et  de  leur  industrie 
qu'ils  rétablissent  l'équilibre.  Les  Finlandais  passent  pour  excel* 
lents  marins  :leur  flotte  est  de  1593  bâtiments.  En  1875,  le  nombre 
des  fabriques  était  de  419  avec  un  produit  de  10  mUlions  de  roubles. 


L'BMPIRS  RIISSK  ET  LA  RUSSIE  il 


dont  la  yie  est  lucrative,  réglée  sur  la  raison....  mais 
toujours  monotone  et  un  peu  triste.  La  Russie,  c'est  un 
étudiant  déréglé,  tantôt  débauché,  tantôt  affamé,  ca- 
pable de  toute  sorte  de  folies,  mais  aussi  de  traits 
sublimes  et  qui  toujours  se  préoccupe  davantage  des 
grands  problèmes  de  l'humanité  que  de  son  terme  à 
payer.  Ces  deux  caractères  si  différente  s'accommodent 
d'autant  mieux  que  Russes  et  Finlandais  s'occupent 
moins  de  leurs  affaires  réciproques  :  tel  est  en  réalité  le 
modus  Vivendi  des  deux  peuples. 

On  peut  affirmer  qu'aussi  longtemps  que  la  Russie 
n'empêchera  point  la  Finlande  de  vivre  à  sa  guise,  ce 
pays  demeurera  pour  elle  un  allié  fidèle.  Pendant 
la  campagne  de  la  Grimée,  la  Finlande  combattit  coura- 
geusement pour  la  Russie  :  durant  la  dernière  guerre 
contre  la  Turquie,  les  Finlandais  luttèrent  brave- 
ment ayec  nous  dans  les  plaines  lointaines  de  la  Bul- 
garie. 

Il  est  d'autant  plus  aisé  de  trouver  un  modus  Vi- 
vendi favorable  aux  intérêts  des  deux  peuples  que  la 
Russie  n'a  besoin  de  la  Finlande  qu'au  seul  point  de 
fue  stratégique.  Saint-Pétersbourg,  nous  l'avons  dit, 
n'est  qu'à  une  heure  de  la  frontière  finlandaise,  et  c'est 
encore  à  la  Finlande  qu'appartient  toute  la  côte  nord 
du  Golfe.  Protégée  par  les  bastions  de  Sweaborg,  une 
flotte  ennemie  bloquerait  sans  issue  Cronsladt  et  Saint- 
Pétersbourg.  Bref,  aux  mains  dos  ennemis  de  la  Russie, 
la  Finlande  serait  une  arme  terrible  contre  elle.  Elle 
le  fut  plusieurs  fois  jadis  pendant  nos  guerres  contre 
la  Suède. 

A  tous  les  autres  points  de  vue,  la  Finlande  n'a  aucune 

2 


18  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

importance  pour  la  Russie.  Ses  ports  sont  loin  de  nos 
voies  commerciales.  Son  sol  ne  produit  rien  qui  nous 
soit  d'une  absolue  nécessité.  Le  plus  grand  dévelop- 
pement possible  de  ses  forces  ne  menace  en  rien  nos  in- 
térêts nationaux,  car  dans  toutes  les  provinces  le  long  de 
la  frontière  finlandaise,  la  Russie  est  absolument  chez 
elle.  De  son  côté,  plus  la  Finlande  se  développe  comme 
pays  finnois,  moins  elle  a  de  raisons  de  s'opposer  à 
l'union  politiqu«ivec  la  Russie,  d'autant  qu'elle  a  be- 
soin du  blé  russe  pour  sa  propre  consommation  et  des 
marchés  russes  pour  écouler  ses  produits.  £n  i882, 
l'importation  en  Finlande  a  été  de  13  millions  de  rou- 
bles en  marchandises    d'origine  russe  *  et  l'exportation 
dans  l'Empire  de  plus  de  15  millions  de  roubles  (plus 
de  10  millions  de  produits  de  fabriques).  Cette  balance 
n'est  pas,  on  le  voit,  sans  profit  pour  le  commerce  de 
la  Grande  Principauté,  et  les  Finlandais,  semble-t-il, 
doivent  seulement  désirer  que  leurs  rapports  d'amis  avec 
l'Empire  se  prolongent  le  plus  longtemps  possible. 

Malheureusement,  compter  ainsi,  c'est  compter  sans 
le  mattre.  Ce  mattre  vient  et  tout  change.  Un  gouver- 
nement despotique  qui  a  pour  agents  des  millions  de 
baïonnettes  est  un  gros  sujet  d'inquiétude  pour  les 
Finlandais.  La  Grande  Principauté  ne  peut  oublier 
le  sort  de  la  Pologne  qui  avait,  elle  aussi,  reçu  autre- 
fois une  constitution  des  mains  d'Alexandre  I®'.  Un  seul 
caprice  du  despote  peut  anéantir  les  franchises  sécu- 
laires du  pays  :  or,  en  Russie,  il  y  a  eu  pas  mal  de  des- 
potes, et  des  despotes  parfois  très  capricieux. 

1.  Dont  6  miUioDS  de  roubles  pour  les  blés. 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  i9 


Cette  crainte  perpétuelle  arrête  le  développement 
politique  de  la  Finlande.  Les  Assemblées  s'efforcent 
d^éviter  à  tout  prii  les  modifications  à  la  constitution 
afin  de  ne  pas  donner  l'exemple  à  leur  terrible  Grand- 
Duc.  C'est  ainsi  que  la  constitution  finlandaise  con- 
serve encore  je  ne  sais  quel  aspect  bizarre  et  moyen 
âge  ^  alors  quien  fait  la  noblesse,  sous  la  poussée  de 
la  vie  moderne,  a  renoncé  à  tous  ses  privilèges.  C*est 
ainsi  encore  que  de  nouvelles  classes  se  sont  peu  à  peu 
formées,  qui  demeurent  sans  représentation  dans  TÂs- 
semblée  Nationale. 

Jusqu*ici  la  Finlande  s'est  résignée  à  tous  ces  désa- 
vantages ;  mais  ils  vont  croissant  plus  les  tendances 
à  la  réaction  s'emparent  du  gouvernement  russe. 
La  police  de  Saint-Pétersbourg  trouve  chaque  jour 
plus  gênante  la  protection  accordée  par  la  Constitu- 
tion à  la  liberté  individuelle.  En  1882,  l'arrestation 
arbitraire  de  deux  citoyens  finlandais  à  Helsingsfors , 
capitale  de  la  principauté ,  a  provoqué  une  protesta- 
tion énergique  de  la  part  du  sénat.  Le  parti  réac- 
tionnaire qui  entoure  Alexandre  III,  s'élève  toujours 
conitelesinjustes priviièfjes  delà  Finlande.  Les  protec- 
tionnistes étroits,  qui,  durant  ces  dernières  années,  ont 
sacrifié  tous  les  intérêts  politiques  généraux  aux  inté- 
rêts des  fabricants  de  Moscou,  entonnent  à  leur  tour  la 

1.  L'Assemblée  Nationale  se  divise  en  quatre  chambres:  noblesse, 
dérivé,  bourgeoisie  et  paysans.  Pour  toutes  les  décisions  le  con- 
sentement de  trois  chambres  est  nécessaire,  parfois  celui  de  toutes 
les  quatre.  Le  pouvoir  de  cette  assemblée,  selon  les  idées  ac- 
tneUes,  était  très  restreint.  La  convocation  de  l'Assemblée  émane 
da  Grand  Duc  (Empereur  de  Russie),  qui  la  convoque  quand 
bon  ^ui  semble. 


20  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

même  chanson.  C'est  qu'à  Moscou  on  considère  comme 
insurmontable  la  concurrence  de  la  Finlande  et  le  gou- 
vernement, par  faiblesse,  commence  à  multiplier  les 
barrières  qui  séparent  l'Empire  de  la  Grande  Principauté. 

Aussi,  les  Finlandais  se  posent-ils  de  plus  en  plus  cette 
question:  Que  recevons-nous  de  la  Russie?  Où  sont  les 
avantages  qui  nous  feraient  oublier  les*  inconvénients 
de  notre  union  avec  un  pays  d'arbitraire  ?  Le  mécon- 
tentement, sourd  jusqu'à  cette  heure,  se  témoigne  de 
plus  en  plus  souvent  par  des  manifestations  hostiles 
contre  les  Russes  *,  et  ces  manifestations  sont  à  leur  tour 
de  nouvelles  raisons  qu'allèguent  en  faveur  de  la  politi- 
que actuelle  les  réactionnaires  russes. 

Telle  est  à  ce  jour  la  situation.  Le  danger  n'est 
pas  grand  encore  ;  mais  au  cas  où  la  domination  du 
parti  réactionnaire  se  prolongerait  à  Saint-Pétersbourg, 
il  faut  s'attendre  à  des  complications  très  sérieuses  — 
•d'autant  plus  probables  qu'entre  la  Russie  et  la  Finlande 
il  n'existe  aucun  de  ces  liens  historiques  qu'on  ne 
déchire  ni  sans  douleur  ni  sans  regrets. 


IV 


En  traversant  le  golfe  de  Finlande,  nous  trouvons 
sur  la  côte  opposée  un  territoire  qui,  lui  aussi,  n'est  pas 
purement  russe.  Ce  sont  les  Provinces  Bal  tiques  :  Estho- 

!.  En  1883,  on  ainaugaré;à  Helsingfors  un  monument  en  mémoire 
•d'un  général  finlandais  servant  dans  Tannée  suédoise  et  vainqueur 
«des  Busses  dans  un  petit  combat. 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  St 


nie,  Livonie,  Gourlande,  qui  au  Nord  s'étendent  jus- 
qu'à Saint-Pétersbourg  et  touchent  au  Sud  la  Lithuanie. 

Cette  large  bande  de  terres  sâpare  la  Russie  de  la  Bal- 
tique et  lui  ferme  entièrement  les  communications  avec 
cette  mer.  C'est  à  ces  provinces  qu'appartiennent,  Saint- 
Pétersbourg  excepté,  tous  les  ports  de  la  mer  Balti- 
que, ports  nécessaires  au  commerce  russe,  comme  Re- 
vel,  Riga,  Windava,  Libava,  Port  Baltique.  La  Dvina 
de  l'Est,  —  un  des  plus  grands  fleuves  de  la  Russie,  y 
a  son  embouchure.  Aux  ports  de  la  Baltique  aboutissent, 
en  outre,  plusieurs  lignes  de  chemin  de  fer  qui  trans- 
portent les  marchandises,  des  provinces  les  plus  éloi- 
gnées ,  de  la  province  de  Voronèj  par  exemple.  Les- 
intérêts  commerciaux  d'une  très  grande  partie  de  la 
Russie  sont  donc  étroitement  liés  avec  les  ports  de  la 
Baltique  ^  Leur  perte  serait  pour  la  Russie  la  perte 
d'une  partie  de  son  indépendance  économique  :  voilà 
pourquoi  elle  a  soutenu  tant  de  guerres  pour  posséder 
ce  pays  et  ne  le  cédera  jamais  à  aucune  autre  puissance. 
Heureusement  les  intérêts  de  la  majeure  partie  de  la 
population  des  provinces  de  la  Baltique  sont  identiques- 
aux  intérêts  de  la  Russie. 

Ces  provinces  ont  été  peuplées  par  les  races  lithua- 
nienne et  finnoise  :  mais  leur  importance  au  point  de 
vue  commercial  y  a  attiré  les  Russes  dès  les  temps  les- 
plus  anciens.  Au  XI®  siècle,  les  ducs  de  Polotzk  et 
les  citoyens  de  la  république  de  Novgorod  possédaient 

1.  Riga  seul  faille  dixième  de  notre  exportation.  La  balance  du 
eommerce  de  Libava  était  en  18S3  de  près  de  soixante-dix  millions 
de  roubles.  L'exportation  de  Revel  est  de  cent  vingt-six  millions- 
de  roubles. 


22  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

déjà  une  partie  du  pays.  En  même  temps  commence  le 
mouvement  de  conquête  des  Allemands  vers  l'Ouest. 
Les  Croisés  (Ordre  des  chevaliers  livoniens)  s'emparent 
des  provinces  baltiques,  baptisent  par  force  les  habi- 
tants et  les  réduisent  en  esclavage.  Conquise  à  la  même 
époque  par  les  Tartares ,  la  Russie  ne  put  entraver 
en  rien  l'invasion  allemande.  Plus  tard,  l'Ordre  devint 
un  Etat  indépendant  dans  lequel  la  minorité  allemande 
forma  les  classes  dominantes  (noblesse  et  bourgeoisie 
commerçante)  tandis  que  la  minorité  (indigènes  asservis) 
formait  la  classe  des  paysans. 

Quand  la  Russie  fut  délivrée  des  Tartares,  elle  était 
retranchée  d^  l'Europe.  Les  Allemands  de  la  Livonie 
s'efforcèrent  de  garder  en  leurs  mains  le  monopole  du 
commerce;  ils  empêchèrent  la  science,  l'art  et  1  indus- 
trie de  l'Europe  de  passer  en  Russie.  Bref,  ils  tâchèrent 
de  retenir  notre  pays  le  plus  longtemps  possible  dans 
un  état  de  barbarie.  Cette  politique  égoïste  ne  demeura 
pas  sans  succès  :  elle  a  durant  des  siècles  arrêté  les 
progrès  de  la  civilisation  chez  nous.  Mais  la  nécessité 
pour  la  Russie  de  se  créer  un  débouché  sur  la  Baltique 
n'en  résultait  que  plus  clairement.  Ainsi  s'engagea 
une  lutte  de  près  de  deux  cents  ans,  pour  la  possession 
de  ces  provinces.  Au  début,  ce  fut  la  guerre  contre  la 
Livonie,  puis  contre  la  Suède  et  la  Pologne  qui  s'em- 
parèrent de  ce  pays.  Enfin,  sous  Pierre  le  Grand, 
la  Russie  put  respirer  à  libres  poumons  :  elle  réussit  à 
se  tailler  une  fenêtre  sur  l'Europe  et  à  s'ouvrir  même 
une  large  porte  de  ce  côté. 

Telle  est  l'histoire  de  ces  provinces  si  nécessaires  à 
la  Russie. 


L'EXPIRB  RUSSB  ET  LA  RUSSIE  23 


Cette  annexion  est-elle  solide  ?  Quels  sont  les  senti- 
ments des  Provinces  elles-mêmes  pour  la  Russie  ?  Pour 
résoudre  ces  questions,  il  est  utile  d'entrer  dans  quel- 
ques détails  économiques  et  sociaux. 

Sur  deux  millions  d'habitants  des  Provinces  Baltiques, 
la  race  allemande  ne  peut  réclamer  qu'une  minorité  in-* 


sigmnanie,  amî 

51  qu  on  le 

•/.  de» 

peui  voir 

%defl 

sur  ce 

•i,  doa 

laoïeau  : 

Autres 

indigènes. 

Allemands. 

Ruuos. 

nationaltléi. 

Ksthonie  .  . 

.    87,6 

7,9 

4 

le  reste. 

Livonie  .  .  . 

.     87,2 

10,6 

IJ 

— 

Courlande.  . 

.    79.6 

10,6 

1,6 

— 

Malgré  leur  nombre  insignifiant,  les  Allemands  possè- 
dent iouidans  le  pays:  propriété  foncière,  droits,  pou- 
voir, honneurs.  Le  commerce,  l'industrie  sont  entre 
leurs  mains.  Le  tableau  que  l'on  va  parcourir  des 
yeux  prouve  à  quel  point  la  classe  laborieuse  indi- 
gène est  dépossédée. 

Total  du  territoire 8.497.000  déciatines  * 

Noblesse  (allemands)  .  .  .    6.168.037      — 

Etat 1.457.780      — 

Paysans  (indigènes) ....        215.677      — 
Clergé  (allemand  en  majorité)  .  90.998      — 

Le  reste  appartient  aux  villes,  c'est-à-dire  pour  la 
plus  grande  partie  aux  Allemands. 

i.  La  déciatine  vaut  109  ares. 


24  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Certes,  en  peu  de  contrées  la  distribution  des  terres 
est  aussi  injuste.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  noblesse 
pour  les  trois  provinces  ne  compte  que  5924  âmes. 
C'est  à  cette  poignée  d'hommes  qu'appartieAnent  les 
trois  quarts  du  sol.  Il  n'en  reste  qu'un  quarantième  à 
la  classe  innombrable  des  paysans.  L'ordre  social  an- 
cien du  pays,  laissé  presque  intact  par  le  gouverne- 
ment russe,  augmente  encore  la  prédominance  de  l'é- 
lément allemand  en  lui  livrant  l'autorité  administrative 
et  judiciaire.  Ajoutez  les  mœurs  d'un  peuple  qui  a  con- 
quis le  pays,  qui  s'est  habitué  à  en  traiter  les  indi- 
gènes en  esclaves,  et  vous  pourrez  avoir  une  idée  de  la 
situation  des  paysans  de  la  Baltique. 

Nulle  part,  en  Russie,  le  peuple  n'est  soumis  à  un 
arbitraire  pareil.  Les  journaux  russes  sont  remplis  de 
nouvelles  qiii  le  constatent.  L'an  dernier,  un  certain 
Hekken,  propriétaire,  a  tué  d'im  coup  de  fusil  un  cer- 
tain Krasmus  sans  autre  raison  que  celle-ci  :  Krasmus 
osait  traverser  le  pré  de  Hekken.  Les  journaux  russes 
ont  fait  encore  beaucoup  de  bruit  au  sujet  d'un  pasteur 
livonien  qui  a  bâtonné  un  pauvre  petit  pâtre  qu'il 
laissa  à  demi  mort  et  qui  en  resta  idiot.  Mais  le  bruit 
fait  par  les  journaux  n'a  abouti  à  aucun  résultat.  L'in- 
digne serviteur  de  Dieu  demeure  impuni,  et  cependant 
les  juges  de  la  Baltique  sont  infiniment  moins  indul- 
gents vis-à-vis  des  indigènes.  Au  dire  des  journaux, 
ils  font  fouetter  d'anciens  militaires  que  la  loi  exempte 
de  toutes  les  peines  corporelles.  Un.  juge  de  paix  de  la 
Livonie  a  condamné  une  femme,  pour  je  ne  sais  plus 
quelle  faute,  à  l'exil  dans  une  forêt  sauvage.  La  mal- 
heureuse y  resta  quelques  semaines  avec  ses  enfants. 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  25 


mourant  de  faim,  sans  asile  contre  la  pluie,  le  froid  et 
les  insectes  de  la  forêt.  Bien  entendu,  le  caprice  des- 
potique de  ce  prétendu  juge  de  paix  a  seul  inventé  cette 
pénalité  bizarre  et  barbare. 

La  population  indigène  est  pourtant  sortie  de  Tétat 
où  les  hommes  supportent  sans  murmure  un  pareil  ar- 
bitraire. Parmi  les  paysans,  surtout  parmi  les  Latichs 
(de  la  race  léthone)  un  mouvement  national  puissant 
s^accentue  depuis  vingt  ans?  [Ces  Latichs,  malgré  les 
efforts  des  Allemands,  ont  réussi  à  élaborer  leur  lan- 
gue, à  créer  une  littérature  :  ils  possèdent  déjà  quelques 
journaui  et  demandent  Tégalité  de  droits  politiques  et 
sociaux  avec  les  Allemands.  La  masse  du  peuple,  elle, 
commence  à  opposer  le  plus  souvent  la  force  à  la  force, 
la  violence  à  la  violence.  Ces  dernières  années,  le  nom- 
bre des  crimes  agraires  évoquait  le  souvenir  de  l'Irlande. 

Le  gouvernement  russe  n'a  jusqu'à  présent  presque 
rien  fait  en  faveur  des  indigènes  ni  pour  la  réforme 
des  institutions.  Les  marquis  des  Provinces  Baltiques 
occupent  tous  les  emplois  administratifs  et  militaires 
et  jouissent  de  la  faveur  du  gouvernement  ^  Un  sati- 
rique russe  n'a-t-il  pas  dit  :  «  Un  Allemand  a  toujours 
un  cœur  russe  ;  oh  !  pourquoi  les  Russes  n'ont-ils  pas  des 
cœurs  aussi  russes  !  i  Cependant,  le  gouvernement 
accorde  un  peu  de  protection  aux  indigènes  et  fait  quel- 


1.  La  noblesse  des  Provinces  Baltiques  a  donné  au  gouverne- 
ment un  certain  nombre  de  fonctionnaires  éminents.  Citons  le 
général  Todtleben,  le  noble  défenseur  de  Sébastopol,  qui  {depuis 
a  troqué  cette  gloire  patriotique  pour  la  triste  célébrité  que  lui  a 
acquise  sa  répiession  cruelle  du  mouvement  révolutionnaire  à 
Odessa. 


26  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ques  tentatives  hésitantes  pour  réformer  les  institutions. 
L'opinion  en  Russie  a  toujours  encouragé  et  protégé 
la  résurrection  nationale  des  Latichs  :  elle  a  toujours 
poussé  le  gouvernement  à  réprimer  l'arbitraire  des 
hautes  classes.  Les  Russes  jouissent  en  conséquence 
d'une  popularité  assez  grande  parmi  les  indigènes. 
On  peut  donc  affirmer  sans  crainte  d'erreur  que  toute 
tentative  des  Allemands  pour  détacher  les  Provinces  de 
TEmpire  rencontrerait  l'opposition  énergique  des  4/5 
de  la  population. 


EnLithuanîeet  en  Pologne,  la  position  de  la  Russie  est 
beaucoup  plus  complexe  et  beaucoup  moins  solide  que 
dans  les  provinces  de  la  Baltique.  On  n'a  pas  oublié 
l'insurrection  de  1863  et  le  soulèvement  de  1831  qui  fut 
plus  terrible  encore.  Il  suffirait  de  deux  révolutions  ana- 
logues pour  que  l'annexion  de  ces  pays  devint  très  dou- 
teuse. 

Le  pays  que  Pologne  et  Russie  se  disputent  erxore, 
s'étend  des  frontières  prussienne  et  autrichienne  jus- 
qu'aux bords  du  Dnieper  sur  un  espace  de  600000  kilo- 
mètres carrés .  C'est  ce  qu'on  appelle  la  Pologne  historique 
ou  la  Pologne  de  1772  \  Mais  le  territoire  naturel  de  la 

1.  Pour  reconstituer  la  Pologne  de  1712,  ilfaudrait  ajouter  encore 
la  Galicle  et  Posen,  qui  appartiennent  la  première  à  TÂutriche, 
la  seconde  k  la  Prusse.  A.  l'époque  la  plus  florissante  de  son  his- 
toire (le  XVI*  siècle)  la  Pologne  était  beaucoup  plus  vaste  (1116000 
kilomètres). 


L'EMPIRE  RUSSE.  ET  LA  RL.-SIK 


Pologne  russe,  ainsi  que  le  rayon  de  son  influence,  est 
beaucoupplus  restreint.  Lasuperficie  delà  Pologne  histo- 
riquesedivisenaturellement  en  quatreparties  sociales:  La 
Pologne  proprement  dite  (123874  kilomètres),  la  Lithua- 
me  (H8452  kilomètres)  '  la  Russie  Blanche  et  la  Petite 
Russie  ou  Ukraine.  Les  indigènes  de  la  Lithuanie  sont 
d'une  race  à  part  qui  n'a  rien  de  commun  ni  avec  les  Polo- 
nais ni  avec  les  Russes.  Les  habitants  de  la  Russie  Blan- 
che et  de  l'Ukraine  sont  deux  variétés  d'une  grande  race 
russe.  Quel  est  donc  le  nombre  des  Polonais  dispersés 
sur  ces  divers  territoires  ?  On  peut  évaluer  à  cinq  mil- 
lions deuT  ou  trois  cent  mille  âmes  les  Polonais  qui 
occupent  en  masse  compacte  le  territoire  du  royaume 
de  Pologne.  Dans  les  autres  provinces,  seules  la  noblesse 
et  la  bourgeoisie,  en  partie  cette  dernière,  —  sont  po- 
lonaises. Dans  le  royaume  de  Pologne,  les  Polonais  font 
le  64  0/0  du  chiffre  total  de  population  :  en  Lithua- 
nie 10  0/0;  en  Ukraine  (sur  la  rive  droite  du  Dnie- 
per) 18  0/0;  en  Russie  Blanche  7  0/0.  Cesdernîers  chiffres 
ont  peu  d'importance,  mais  la  composition  ethnographi- 
que d'un  pays  n'est  pas  tout. 

Les  Bretons  diffèrent  autant  des  habitants  de  l'Est  de 
la  France  que  les  Lithuaniens  des  Polonais.  Les  Alsa- 
ciens appartiennent  à  une  race  allemande,  Bretons  et 
Alsaciens  sont  cependant  également  Français  par  T&me 
et  par  la  cœur.  L'histoire  nous  révèle  clairement  les 
sympathies  réelles  des  peuples.  Interrogeons  donc 
l'histoire  de  la  Pologne  historique. 

1.  Ce  sont  lej  chiffres  do  divisions  administratives  qui  ne  sont 
pas  certes  iden  i  ues  aux  divisions  ethnographiques  et  sociales. 
Ces  chiffres  ne  sont  donc  qu'approximatifs. 


28  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

La  Russie  et  runîté  nationale  naquirent  ensemble  en 
Ukraine  et  dans  j..  Russie  Blanche.  Kiev,  la  capitale  de 
l'Ukraine  s*intitula  pendant  des  siècles  la  mère  des  villes 
russes^  selon  Texpression  du  temps.  De  sombres  forêts 
couvraient  alors  la  Lithuanie,  et  ses  habitants  étaient 
tantôt  soumis  aux  ducs  russes  et  tantôt  pillaient  leurs  do- 
maines. La  Pologne  proprement  dite  avait  peu  de  rela- 
tions avec  ses  voisins  d'Orient,  absorbée  qu'elle  était  par 
sa  lutte  continuelle  contre  les  Allemands.  Puis,  au  mi< 
lieu  du  Xlll^siècle (1224-1 240)  seproduit  un  grand  évé- 
nement historique,  qui  amène  dans  l'Europe  Orientale 
une  perturbation  complète  :  les  Tartares  ont  ruiné  et 
conquis  la  Russie.  Pour  le  peuple  russe,  c'est  le  début  de 
siècles  d'esclavage  ;  c'est  la  fortune  pour  les  princes  de 
la  Lithuanie.  Peu  à  peu  leur  puissance  grandit  et  ils  font 
la  conquête  de  la  Russie  Blanche,  et  puis  de  l'Ukraine. 
Ils  prennent,  dès  cette  époque,  le  titre  de  Grands  ducs  de 
Lithuanie  et  de  Russie,  En  même  temps,  la  civilisation 
russe  prédomine  en  Lithuanie  au  point  que  la  langue 
russe  y  devient  langue  officielle. 

Après  avoir  sauvé  sa  nationalité  dans  la  lutte  contre  les 
Allemands,  la  Pologne  mit  enjeu  des  forces  sociales  pro- 
digieuses. Son  peuple,  doué  de  tant  de  qualités,  s'ap- 
propria rapidement  les  lumières  de  l'Europe  et  fonda  les 
institutions  gouvernementales  les  plus  libérales  de  l'Eu- 
rope entière.  Une  civilisation  splendide  et  la  liberté  de 
la  vie  sociale  attiraient  vers  la  Pologne  les  sympathies 
des  pays  voisins.  En  1386,  la  diplomatie  habile  des  Po- 
lonais parvint  à  unir  la  Lithuanie  et  la  Pologne.  Au  dé- 
but c'est  l'unité  de  dynastie,  puis  l'union  devient  défi- 
nitive. En  même  temps,  la  langue  et  les  mœurs  polo- 


L'BMPIRB  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  29 

naises  se  répandirent  dans  la  Lithuanie,  la  Russie 
Blanche  et  l'Ukraine,  du  moins  parmi  la  noblesse.  La 
constitution  de  la  Pologne  était  absolument  aristocrati- 
que :  tous  les  droits,  toutes  les  lumières,  toutes  les  ri- 
chesses étaientconcentrés  dans  les  rangs  de  la  Chliakhta. 
(noblesse).  En  conséquence,  la  Pologne  n'attirait  que  les 
sympathies  des  hautes  classes,  mais  ces  dernières 
étaient  partout  bien  vite  polonisées.  Ce  fut  alors  le 
point  culminant  de  son  développement  politique.  Au 
XVI®  siècle,  les  Provinces  Baltiques  s'unissent  spontané- 
ment à  elle.  Au  XVII®  siècle,  la  Pologne  est  bien  près 
de  conquérir  toute  la  Russie  Moscovite.  Cependant,  la 
prépondérance  exclusive  de  la  Noblesse  creuse  un  abtme 
qui  engloutira  le  pays. 

En  asservissant  le  peuple,  la  noblesse  a  perdu  elle- 
même  l'amour  de  la  vraie  liberté  :  celle-ci  devient  in- 
compatible avec  les  privilèges  de  la  Chliakhta.  Chose 
inouïe  avant  cette  époque,  nous  voyons  en  Pologne  des 
persécutions  religieuses  I  LesJésuites  de  viennent  les  pré- 
cepteurs les  plus  estimés  et  les  plus  recherchés.  En 
même  temps,  les  nobles,  corrompus  par  la  vie  luxueuse 
et  l'oisiveté,  perdent  même  leurs  vertus  militaires  et 
civiques  d'autrefois. 

Au XVh  siècle,  les  hommes  perspicaces  prévoyaient  la 
perte  de  l'Etat.  «  Retch  pospolita  (la  république)  excla- 
me l'éminent  prédicateur  Skarga,  devient  indigente.  On 
pille  partout  le  trésor  public  à  tel  point,  que  le  gou- 
vernement ne  reçoit  plus  la  moitié  des  impôts.  11  est 
impossible  d'évaluer  les  calomnies,  la  chicane,  les  tra- 
hisons qui  régnent  dans  les  tribunaux...  Et  cette  sueur 
de  sang  d^s  paysans  qui  coule  incessamment  n'appelle- 


1 


30  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


t-elle  pas  le  châtiment  de  Dieu  sur  TEtat  entier?  Pour- 
quoi ces  hommes-là  n'ont-ils  pas  la  protection  de  la  loi 
et  des  tribunaux,  pour  garantir  leur  vie,  leur  santé, 
leurs  biens  ?  Que  ne  suis-je  un  Isaïe  !  J'irais,  les  vête- 
ments déchirés,  nu-pieds,  criant  sur  vous,  violateurs  et 
violatrices  de  la  loi  de  Dieu  !  Les  murs  de  votre  répu- 
blique secrevassentsanscesse...  Elletomberaàuneheure 
inattendue  et  vous  écrasera  tous...  L'ennefni  du  dehors 
vous  envahira.  Il  saura  profiler  de  vos  discordes.  Il  dira: 
c  les  cœurs  de  ces  gens  çont  divisés  et  ils  doivent  périr,  » 
Vos  discordes  vous  conduiront  à  la  captivité  où  toutes 
vos  libertés  périront  et  deviendront  dérisoires.  Ces  pays, 
ces  grandes  principautés  qui  se  sont  réunis,  qui  se  sont 
liés  aulrefoisenun  seul  faisceau,  se  détacheront,  et  leur 
lien  sera  rompu.  Vous  qui  avez  autrefois  gouverné  les 
autres  nations,  vous  deviendrez  pour  elles  un  jouet,  un 
objet  de  dérision!  » 

Ces  sinistres  prédictions,  qui  rappellent  les  colères 
des  prophètes  d'Israël,  étaient  impuissantes.  Les  événe- 
ment marchaient  selon  leur  logique  inévitable. 

A  la  fin  du  XVI®  siècle,  commencèrent  les  soulèvements 
des  Cosaques  de  l'Ukraine:  un  événement  fatal  de  l'his- 
toire polonaise.  Les  Ukrainiens,  pour  fuir  les  représail- 
les et  l'arbitraire  de  la  noblesse,  émîgrèrent  en  aval  du 
Dnieper,  dans  l'inaccessible Za/?orc>;Ve  (pays  d'au  delà  les 
cataractes).  Les  émigrés,  protégés  contre  l'armée  polo- 
naise par  cent  lieues  de  cataractes  et  par  les  steppes 
inhabitables  des  Tartares,  fondèrent  une  république  à 
demi  indépendante  qui  devint  le  point  d'appui  de  toute 
une  série  de  révolutions  en  Ukraine.  Ces  révoltes  con- 
tinuèrent presque  un  siècle  entier.  Plusieurs  fois,  elles 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  31 


furent  réprimées  avec  une  cruauté  qui  fait  oublier 
que  peu  avant,  la  Pologne  pouvait  être  citée  comme 
la  nation  la  plus  civilisée  de  l'Europe .  Mais  tous  les 
efforts  de  la  Aetch  pospolita  furent  inutiles.  Les  insur- 
rections ne  cessèrent  point.  Enfin,  en  1654,  Thotman 
Bogdan  Khmelnitzky  se  plaça  avec  toute  l'Ukraine  sous 
la  protection  du  Tzar  Alexis  I®'. 

Les  Tzars  de  Moscou  acceptèrent  le  don,  mais,  après 
une  longue  guerre  contre  la  Pologne,  ils  lui  abandonnè- 
rent )a  moitié  de  l'Ukraine.  C'était  une  vraie  trahison 
envers  la  Russie  comme  envers  l'Ukraine.  Affaibli  par 
des  guerres  prolongées,  et  [puis  démembré,  ce  malheu- 
reux pays  ne  bougea  plus.  Un  certain  temps,  tous  les 
efforts  des  patriotes  ne  visèrent  qu'à  repeupler  les  con- 
trées dévastées  et  à  procurer  au  peuple  un  peu  de  repos. 
Ce  n'était  point  que  la  haine  contre  les  Polonais  se  fût 
affaiblie  :  au  siècle  suivant,  on  en  eut  la  preuve  dans 
la  terrible  révolte  de  Gonta  et  de  Zalizniak.  La  répu- 
blique terrassée  ne  trouva  plus  la  force  de  réprimer 
l'insurrection.  Elle  demanda  assistance  à  Catherine  II. 
Catherine  qui  avait  elle-même  provoqué  en  partie  Tin- 
siirrection,  envoya  son  armée  en  Ukraine.  Ce  furent  les 
baïonnettes  russes  qui  soumirent  le  paysà  la  domination 
de  ses  ennemis  ^  Ce  n'était  plus  pour  longtemps  :  les 
jours  de  la  République  étaient  comptés. 

Sa  perte  devenait  certaine.  Tout  dans  le  pays  était 
écrasé  et  avili,  sauf  la  Chliakhta.  Mais  qu'était  la  Chlia- 

1.  Un  châtiment  terrible  attendait  Gonta:  les  Polonais  l'écorchè- 
rent  Tiff  Cette  cruauté  montre  bien  la  dégradation  de  la  Chliakhta. 
En  Rassie  même,  le  chef  d*une  révolte  aussi  redoutable,  Pouga- 
fcbey,  fat  simplement  écartelé  sur  l'ordre  de  Catherine  II. 


1 


32  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


khta  de  cette  époque?  Narouchevilch,  poète  et  écri- 
vain remarquable  du  temps,  dans  les  strophes  célèbres  de 
La  voix  des  morts  les  peint  sous  les  traits  suivants  :  «  On 
se  sert  du  saint  héritage  des  Jagellons  et  des  Piastes  pour 
satisfaire  une  ignoble  ambition.  La  foule  dorée  des  pa- 
rasites s'empiffre  dans  les  cours  oisives.  On  &  pillé  les 
biens  des  rois  et  le  vent  renverse  nos  tours  et  nos  châ- 
teaux forts...  Plus  de  guerriers,  phis  de  gloire...  0 
troupeau  errant  de  mendiants  à  armoiries  !  Tu  regardes 
ces  grands  seigneurs  cauteleux,  mais  tu  ne  comprends 
pas  qu'ils  se  moquent  de  ta  niaiserie  et  qu'ils  te  servent 
par  intérêt  personnel,  quand  ils  rompent  et  collent  vos 
assemblées  \endues.  Tu  cherches  la  liberté  :  les  grands 
seigneurs  seuls  ont  la  liberté.  Tu  vends  le  palladium  de 
nos  libertés  héréditaires  pour  un  petit  verre,  pour  un 
salut  courtois  du  grand  noble  !  » 

La  Pologne  n'était  déjà  qu'une  oligarchie.  De  la  masse 
de  \dichtiakhta  un  petit  nombre  de  magnats  s'étaient  déta- 
chés qui  étaient  les  rois  du  pays.  Ruinéeel  tombée  dans  l'i- 
gnorance, laChliakhtase  groupait  autour  d'eux,  en  qualité 
de  clients,des  gens  d'armes,  même  de  domestiques  ou  de 
simples  parasites.  Ces  foules  paresseuses  donnèrent  leur 
voix  selon  les  désirs  des  seigneurs  et  parfois  appuyèrent 
leur  vote  de  leur  sabre.  L'anarchie  du  pays  devint  telle 
que  les  magnats  avaient  plus  de  soldats  à  leur  solde  que 
l'Etat.  Les  tribunaux  étaient  impuissants  à  faire  exécu- 
ter leurs  arrêts.  De  là  ce  phénomène  bizarre  du  nalezd 
(irruption,  envahissement).  Un  homme  qui  avait  pour 
lui  un  arrêt  de  tribunal  se  croyait  en  droit.de  l'exécuter 
par  ses  propres  forces.  Il  convoquait  ses  camarades  ou 
ses  clients  et  envahissait  les  domaines  de  son  ennemi... 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  33 


On  comprend  bien  que  le  droit  et  la  force  n'étaient  pas 
toujours  du  même  côté,  et  d'ailleurs  on  faisait  maintes 
fois  natezd  sans  aucune  sorte  d'arrêt  légal.  L'anarchie 
était  surtout  sans  remèdes  grâce  dMlibcrum  veto,  c'est- 
à-dire  au  droit  de  chacun  des  membres  des  assemblées 
nationales  d'opposer  son  veto  aux  décisions  de  la  majo 
rite.  Grâce  à  ce  droit  absurde,  la  réforme  devenait  im- 
possible :  l'activité  législative  était  même  tout  à  fait 
paralysée.  Les  élections  des  rois,  dans  la  position  où 
se  trouvait  la  Pologne,  devenaient  cartes  forcées,  parce 
qu'elles  donnaient  lieu  aux  intrigues  des  puissances 
étrangères.  Les  puissances  voisines,  surtout  la  Prusse  et 
la  Russie,  avaient  toujours  leurs  candidats  qu*elles  sou- 
tenaient en  achetant  le  vote  des  magnats  et  de  simples 
nobles  ou  même  par  les  armes.  La  Pologne  était  ainsi 
devenue  un  jouet  entre  les  mains  de  ses  voisins,  ennemis 
acharnés  de  la  réforme,  par  crainte  de  voir  la  Pologne 
se  régénérer. 

Les  patriotes  ne  manquèrent  pas  cependant  en  terre 
polonaise.  Après  1772,  quand  la  Russie,  la  Prusse  et 
TAutriche  l'eurent  démembrée  pour  la  première  fois  \ 
les  patriotes  réunirent  tous  leurs  efforts  et  réussirent  à 
faire  en  i 791  un  coup  d'Etat  parlementaire  qui  établit 
la  Constitution  du  3  mai.  Cette  Constitution  décréta  la 
monarchie  héréditaire,  l'abolition  du  liberum  veto  et 
donna  quelques  droits  politiques  à  la  bourgeoisie.  On  eût 
dit  que  la  Pologne  était  sauvée.  Mais  la  Chliakhta 
n'était  plus  apte  à  la  vie  politique...  Une  insurrection 
éclata  contre  la  Constitution  nouvelle.  Les  puissances  se 

i.  On  enleya  alors  un  quart  du  territoire  et  presque  moitié  de  la 
population  de  la  Pologne. 

3 


34  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


déclarèrenipour  les  insurgés  qui  représentaient,  disaient- 
elles, /'orrfre  établi  et  légitime.  La  Constitution  du  3  mai 
fut  abolie.  Un  an  plus  tard,  les  alliés  se  récompensaient 
de  la  restauration  de  cet  ordre  légitime  par  un  nouveau 
partage. 

Derechef,  tous  les  cœurs  nobles  se  révoltèrent  et  la 
Pologne  prouva  qu'elle  ne  manquait  ni  de  talents  ni  de 
vertus  civiques.  Le  héros  deses  derniers  jours,  Tadeouch 
Kosziucbko,  nous  rappelle  les  grandes  figures  de  Rome 
antique.  Mais  tout  fut  inutile.  Le  peuple  ne  fit  rien  pour 
une  république  qui  le  tenait  en  esclavage  et  la  chliakhta 
préférait  la  perte  de  la  patrie  à  la  perte  de  ses  privilèges. 
Chose  incroyable  !  on  vit  des  membres  de  la  noblesse 
chasser  lespaysans  de  Tarméedu  vaillant Kosziuchko qui 
avait  proclamé  leur  atfranchissemert  :  —  «  Allez-vous- 
en,  manants,  allez  à  vos  fléaux  età  vos  charrues.  Ce  n'est 
pas  à  vous  de  guerroyer.  » 

Battu,  blessé  et  fait  prisonnier,  Kosziuchko  s'écria 
avec  désespoir  :  Finis  Polo?iiâs  I 

Un  an  plus  tard,  en  effet,  les  puissances  se  partagè- 
rent entre  elles  les  restes  de  la  Pologne  (1795). 

Ce  n'était  là,  cependant,  que  la  ruine  de  la  vieille 
Pologne.  Le  peuple  n'avait  pas  péri.  On  peut  même  dire 
que  cette  rude  épreuve  lui  fut  à  plusieurs  égards  favo- 
rable. Elle  poussa  l'élite  du  pays  à  travailler  pendant  des 
années  à  la  régénération  sociale,  morale  et  intellectuelle 
du  peuple. 

Sur  ce  terrain,  les  progrès  de  la  Pologne  sont  incon- 
testables et  leurs  efforts  furent  couronnés  de  succès. 

C'est  à  cette  époque  d'asservissement  politique  que 
l'instruction  descendit  pour  la  première  fois  dans  les 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  35 

masses.  Le  pays  contient  actuellement  un  nombre  con- 
sidérable d'hommes  instruits  sortis  de  la  petite  bourgeo:- 
sieet  de  la  classe  ouvrière.  En  un  mot,  le  peuple,  comme 
la  noblesse,  fait  maintenant  partie  intégrante  de  la  na- 
tion. La  littérature  et  la  science  sont  à  la  hauteur  de  la 
littérature  et  de  la  science  européenne.  L'industrie  po- 
lonaise développa  énormément  les  forces  productives  du 
pays.  Sur  ce  point,  la  tendance  à  un  développement 
organique  {praza  organilchna)  a  une  importance  parti- 
culière. 

Après  l'insurrection  de  1863,  lorsque  le  gouverne- 
ment russe^  ayant  exterminé  des  bandes  innombrables 
et  même  des  armées  entières  d'insurgés,  se  proposa  de 
russifier  toute  la  Pologne,  *  les  Polonais  ne  se  déconcer- 
tèrent point.  Ils  adoptèrent  une  tactique  qui  obtint  une 
grande  popularité  et  porta  ses  fruits.  Ils  luttèrent  contre 
la  Russie  sur  le  terrain  du  progrès  et  soutinrent  leur 
unité  nationale  en  s*e£forçant  d'écraser  la  Russie  par  la 
supériorité  de  leur  culture.  Vingt  ans  après  Tinsurrec- 
tion,  la  Pologne  surpassait  la  Russie  au  point  que  les 
patriotes  russes  en  sont  quelque  peu  mortifiés  :  quant  aux 
réactionnaires  à  laKatkov,  ils  se  sentent  tellement  décou- 
ragés par  notre  impuissance  à  vaincre  la  nationalité  polo- 
naise ^qu'ilsproposent,  comme  la  seule  issue  possible,  de 

1.  LespersécuUons  endurées  par  les  Polonais  furent  horribles  Le 
Polonais,  qui  restait  catholique,  n'était  plus  admis  dans  les  ser- 
Tices  d'état.  En  Lithuanie,  en  Ukraine,  en  Russie  Blanche,  on  dé- 
fendait de  parler  la  langue  polonaise  :  on  défendait  également  aux 
Polonais  d'acqnérir  des  biens  fonds  dans  ces  provinces,  etc.  Le 
russe  devint  la  langue  officielle,  même  dans  le  royaume  de  Pologne  ; 
eUe  fut  inCrodnite  dans  toutes  les  écoles,  de  sorte  que  la  grande 
majorité  des  Polonais  est  aigourd'hui  en  état  de  parler  russe. 


36  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

livrer  à  rAUemagne  une  partie  de  la  Pologne  (le  district 
deLodze)  ou  môme  la  moitié  de  tout  le  royaume  avec  sa 
capitale,  jusqu*à  la  Vistule  ^  Cette  mesure  porterait  sans 
contredit  un  coup  formidable  aux  Polonais  en  enlevant 
la  moitié  des  provinces  à  l'influence  de  Varsovie.  Ces  plans 
perfides  à  Tégard  de  ]a  Russie,  de  la  Pologne  et  de  tous 
les  Slaves  en  général,  ne  démontrent-ils  pas  que  la  force 
vitale  de  la  Pologne  est  énorme  ?  Ne  ressemblent-ils  pas 
au  cri  de  Julien  TApostat  mourant  :  Tu  as  vaincu,  Gali- 
léenl 

Cette  victoire  réjouit  le  cœur  de  tout  ami  du  progrès 
et  de  la  liberté. 

Les  prétentions  de  la  Pologne  sur  la  Petite  Russie  et 
la  Russie  Blanche,  si  tant  est  que  la  Pologne  en  élève, 
il  faut  bien  le  dire  cependant,  ne  sont  pas  plus  justifiées 
que  jadis.  La  Pologne  se  souleva  deui  fois  en  1831  et 
en  1863  :  chaque  fois  elle  demanda  qu'on  lui  rendit  tout 
le  pays  jusqu'au  Dnieper.  Seules,  les  hautes  classes  de 
la  société  y  témoignaient  de  la  sympathie  à  l'insurrec- 
tion. Le  peuple,  au  contraire,  facilita,  même  en  Russie 
Blanche,  la  répression  de  la  sédition.  En  Ukraine,  ce  fut 
de  la  haine  contre  les  Polonais  qu'on  manifesta.  En  1831, 
l'empereur  Nicolas  P'  ordonna  de  faire  un  appel  aux  po- 
pulations de  l'Ukraine  et  de  former  un  corps  de  volon- 

1.  La  rive  gauche  de  la  Vistale  est  la  partie  la  plusindastrieuse  de 
la  Pologne.  Oa  compte  actueUement  dans  tout  le  pays  19285  fabri- 
ques qui  emploient  116029  ouvriers  et  produisent  un  revenu  de 
153629209  roubles.  Le  marché  principal  pour  la  production  polo- 
naise eât  la  Russie  dont  les  fabriques  ne  peuvent  soutenir  la  con- 
currence des  fabriques  polonaises.  Il  y  a  un  an,  les  fabricants  de 
Moscou  ont  demandé  au  gouvernement  russe  rétablissement  d*une 
ligne  de  douanes  protectionnistes  entre  la  Russie  et  la  Pologne. 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  37 

"7     — ^^— — — -^^— ^— ^— — ^^^■^— ^— — — — ^— — — — ^— — — — — ^— ^  -      " 

taires  pour  combattre  les  insurgés  polonais.  14000  hom- 
mes se  présentèrent  en  quinze  jours,  et  le  mouvement 
prit  des  proportions  si  larges  que  Nicolas  s'effraya  et 
ordonnad'arréter  le  recrutement.  En  1863,  les  habitants 
de  toute  l'Ukraine  demandèrent  la  permission  de  com- 
battre les  Polonais...  En  présence  de  ces  faits,  les  pré- 
tentions de  la  Pologne  sur  ces  provinces  me  paraissent 
tout  aussi  peujustifiables  que  les  pr(!  tentions  de  la  Russie 
sur  la  Pologne  proprement  dite.  Il  n'y  a  pas  à  s'y  mé- 
prendre :  ces  provinces  se  rangeront  toujours  dans  le 
camp  russe  dans  nos  conflits  avec  la  Pologne. 

Si  les  insurrections  de  1831  et  1863  ont  d'ailleurs  fait 
naître  l'idée  que  la  Pologne  est  toujours  prête  à  se  dé- 
tacher de  la  Russie,  cette  idée  n'est  pourtant  pas  tout 
à  fait  juste.  La  longue  période  du  développement  orga- 
nique, ainsi  que  certaines  mesures  gouvernementales, 
ont  créé  entre  la  Russie  et  la  Pologne  des  liens  assez 
solides.  La  force  de  l'insurrection  de  1863  effraya  le  gou- 
vernement; Nicolas  Milioutine,  l'un  des  hommes  d'Etat 
les  plus  célèbres  de  la  Russie  \  profita  de  ce  moment  de 
frayeurpour  arrachera  Alexandre  II  une  mesure  vraiment 
révolutionnaire  :  il  proposa  d'affaiblir  la  noblesse  en  for- 
tifiant les  paysans.  Dans  ce  but,  Milioutine  et  ses  amis, 
Tcherkaski,Solovievet  d'autres  entreprirent  une  réforme 
agraire  en  Pologne.  Il  est  vrai  que  Milioutine,  brisé  par 
une  attaque  de  paralysie,  ne  put  achever  la  réforme 
commencée  ;  il  est  vrai  aussi  que  cette  réforme  fut 
ensuite  rendue  méconnaissable.  La  propriété  foncière  su- 
bit néanmoins  des  modifications  très  importantes.  En 

1.  Voir  Un  homme  d'Etat  russe,  par  M.  Leroy-Beaulieu,  livre  fort 
remarquable  qui  m*a  plusieurs  fois  étâ  utile. 


38  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


!859,  0,6  0/0  des  paysans  du  royaume  de  Pologne  seu- 
lement étaient  propriétaires  fonciers  :  le  reste  s'occu- 
pait de  fermage  ou  appartenait  à  la  classe  prolétaire 
(36  0/0  delà  populat'on)  ».  Vers  1874  —  grâce  à  la  ré- 
forme, le  tiers  du  territoire  passa  aux  mains  des  paysans. 
Leur  propriété  foncière  devint  ainsi  plus  grande  que 
celle  des  nobles  (la  propriété  des  paysans  s'élevait  à 
4716347  déciatines  et  celle  de  la  noblesse  à  3680847). 
Cette  réforme  fortifia  beaucoup  la  nation  polonaise  :  en 
même  temps,  elle  attira  à  la  Russie  les  sympathies  d'une 
partie  considérable  des  paysans  polonais. 

A  leur  tour,  les  classes  instruites  des  deux  pays  se  rap- 
prochèrent. Les  mesures  répressives,  qui  entravaient 
rinstruction  supérieure  dans  le  royaume  de  Pologne, 
obligèrent  beaucoup  déjeunes  gens  à  aller  aux  univer- 
sités de  Saint-Pétersbourg  et  de  Moscou.  Dès  lors,  des 
relations  s'établirent  enlrela  jeunesse  des  deux  nations. 
Autrefois  la  Pologne  ne  connaissait  pas  la  Russie,  et  c'é- 
tait grave  erreur  de  sa  part.  Les  Polonais  confondaient 
le  peuple  et  le  gouvernement  russes  ;  ils  les  détestaient 
tous  deux  également.  Ils  savent  main  tenant  que  la  classe 
instruite  de  la  Russie  n'a  aucune  haine  contre  les  Po- 
lonais. Us  savent  aussi  que  la  littérature  et  la  culture 
russes  méritent  bien  la  peine  d'être  étudiées.  On  com- 
mence à  traduire  en  Pologne  les  œuvres  des  écrivains 
russes,  et  chose  inconnue  auparavant,' la  Russie  et  la  Po- 
logne échangent  entre  elles  leurs  idées  politiques.  Ainsi, 
par  exemple,  les  socialistes  polonais  sortent,  pour  la 
plupart,  des  Universités  russes  et  maintiennent  avec 

\,  Recueil  militaire  de  Slatistique.  IV,  213.  —  Iakson.  Statistique. 
11,  118-182. 


r 


L'BMPIRB  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  39 

leurs  camarades  russes  des  rapports  conlinuels.  D*au- 
Ire  part,  nous  voyons  une  foule  d'hommes  politiques, 
d*hommes  de  professions  libérales  d'origine  polonaise, 
travailler  pour  les  intérêts  de  la  Russie,  tout  en  gardant 
leurs  sympathies  polonaises.  L'influence  des  Polonais  a 
sa  part  dans  le  développement  du  libéralisme  russe. 

Acôté  de  ces  liens  moraux  — à  l'état  de  germe— entre 
la  Russie  et  la  Pologne,  on  voit  naître  un  lien  économique 
qui  devient  de  plus  en  plus  fort.  La  Russie,  je  l'ai  dit 
déjà,  est  le  marché  principal  pour  la  Pologne  :  les  fabri- 
cants polonais  auraient  donc  tout  à  craindre  et  tout  à 
perdre  dans  une  rupture  avec  la  Russie. 

Ainsi,  selon  moi,  l'insurrection  en  Pologne  dans  le 
but  unique  de  se  détacher  de  la  Russie  est  fort  peupro- 
bable.  La  politique  répressive  du  gouvernement  russe 
seule  forcerait  peut-être  un  jour  les  Polonais  à  prendre 
les  armes.  Cette  politique  tend  à  transformer  la  Pologne 
enuneprovincerusse,  à  limiter  le  plus  possible  les  droits 
de  ses  habitants  (les  droits  civils  des  Polonais  sont  tou- 
jours limités  par  la  défense  d'acheter  des  terres  dans 
la  Petite  Russie,  en  Lithuanie  et  dans  la  Russie  Blan- 
che) et  à  y  introduire  l'arbitraire  administratif. 

Aucune  de  ces  causes  de  mécontentement  n'a  disparu 
aujourd'hui,  malheureusement.  Alexandre  111,  immé- 
diatement après  la  conférence  de  Skernevitz,  déclara  sa 
résolution  inébranlable  de  maintenir  en  Pologne  la  poli- 
tique antérieure  ;  l'admin'.stration  russe  prend  actuelle- 
ment des  mesures  qui  semblent  choisies  exprès  pour 
surexciter  la  population.  Tantôt,  par  exemple,  le  chef  de 
la  poLce  de  Varsovie  ordonne  de  soumettre  toutes  les 
ouvrières  a  la  même  inspection  médicale  que  les  filles  pu- 


1 


40  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


blîques.  Tantôt  le  gouvernement  central  forme  des  pro- 
jets absurdes  :  il  met  de  nouveaux  régiments  russes  à 
la  place  de  ceux  qui  stationnent  en  Pologne  depuis  vingt 
ans  et  qui  ont  réussi,  durant  cette  longue  garnison,  à 
établir  avec  les  Polonais  des  liens  d* amitié  et  même  de 
parenté.  Â  défaut  de  garanties  légales,  ces  liens  person- 
nels sont  excessivement  chers  aux  Polonais.  Le  gouvei^ 
nement  se  met  en  devoir  de  les  briser.  Pourquoi  ?  Ce 
projet  prend  aussitôt  aux  yeux  des  Polonais  la  couleur 
d'une  menace,  annonçant  toute  une  série  de  nouvelles 
violences  prêtes  à  pleuvoir  sur  leurs  têtes.  La  russifica- 
tion suit  toujours  son  cours  sous  une  forme  encore  plus 
rude.  Lors  de  sa  dernière  visite  en  Pologne,  l'Empereur 
ne  trouva  pour  exprimer  sa  satisfaction  rien  de  mieux 
à  dire  que  cette  phrase:  «  Les  enfants  des  écoles  parlent 
bien  le  russe.  »  Au  théâtre  impérial  de  Varsovie  on 
commence  à  monter  des  opéras  russes.  Bref,  on  montre 
aux  Polonais,  sous  mille  formes  différentes,  qu'on  veut 
exterminer  leur  nationalité. 

Grâce  à  cette  politique,  il  est  bien  possible  que  nous 
voyions  encore  une  fois  couler  sur  les  bords  de  la  Vistule 
le  sang  polonais  et  russe.  Ce  qu'il  y  a  déplus  triste  dans 
cette  pensée,  c'est  que  sans  nul  doute  cette  effusion  de 
sang  restera  inutile  et  infructueuse.  Les  Polonais  sont 
trop  peu  nombreux  pour  combattre  Tarmée  du  gouver- 
nement russe. 

Leur  affranchissement  sera  seulement  la  conséquence 
de  Taffranchissement  de  la  Russie. 


L'BMPIRB  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  4t 


VI 


En  avançant  vers  le  midi|  nous  voyons  encore  un  pe- 
tit territoire  limitrophe  de  la  Roumanie  et  nullement 
russe.  L'ambition  du  Tzar  a  cl*éé  là  pour  la  Russie  une 
cause  de  complications  internationales.  Le  Danube,  & 
Fembouchure  duquel  sont  situées  ces  contrées,  tra- 
verse le  territoire  slave  et  le  territoire  autrichien  ;  il  n'a 
rien  de  commun  avec  la  Russie.  Néanmoins,  lors  de  la 
dernière  guerre,  Alexandre  II  a  jugé  nécessaire  d'enle- 
ver ces  terres  aux  Roumains  —  ses  propres  alliés —  qui 
protestaient  hautement  contre  cette  injustice.  Affran- 
chie, la  Russie  se  hâterait  —  c'est  presque  certain  —  de 
rendre  aux  Roumains  ce  territoire  ainsi  qu'une  partie  de 
la  Bessarabie. 

Au  reste,  je  n'ai  pas  à  m'arrèter  sur  cette  minuscule 
conquête  :  je  ne  me  propose  également  pas  de  parler 
longuement  de  la  Grimée. 

D'après  les  souvenirs  de  la  guerre  de  Crimée,  on  peut 
croire  en  France  que  cette  péninsule  est  peuplée  de 
Tartares.  Or,  après  la  guerre,  la  plus  grande  partie  des 
Tartares  se  transportèrent  en  Turquie.  Aujourd'hui  on 
ne  compte  dans  tout  le  gouvernement  Taurique  —  la 
Crimée  fait  partie  de  ce  gouvernement  —  que  16  Vo  de 
population  tartare,  tandis  que  les  Russes  sont  plus  du 
68,  Vo-  Le  restant  de  la  population^est  grec,  allemand, 
juif,  etc... 

La  question  nationale  a  une  importance  beaucoup 
plus  grave  de  l'autre  côté  de  la  mer  Noire,  au  Caucase. 


42  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Ces  riches  provinces  qui  servirent  autrefois  de  route  à  la 
grande  transmigration  des  peuples  et  d'appât  à  l'avi- 
dité des  conquérants,  offrent  aujourd'hui  une  rare  diver- 
sité de  races  entre  lesquelles  règne  une  terrible  animo- 
site.  Cette  circonstance  aide  à  coup  sûr  au  maintien  de 
la  domination  russe  dans  ce  pays. 

Le  Caucase  du  nord,  qui  renferme  des  plaines  im- 
menses dans  les  bassins  du  Kouban  et  du  Terek,  est 
peuplé  jusqu'au  pied  même  des  montagnes  par  les 
Russes  —  la  plupart  Cosaques. 

Les  parties  Orientale  et  Centrale  des  montagnes  sont 
occupées  aujourd'hui  encore  par  les  indigènes,  parmi 
lesquels  il  faut  remarquer  surtout  les  Lezghines,  les 
Tchétchènes,  les  Ossetines,  les  Svanetes,  et  enfin  les 
Kabardiens,  qui  du  reste  habitent  maintenant  la  plaine 
pèle-mële  avec  la  population  russe. 

Les  montagnards  du  Caucase  apparliennent  aux  races 
supérieures  de  l'espèce  humaine.  Toutes  ces  peuplades 
sont  remarquables  par  leur  beauté,  leur  bravoure  et  leur 
esprit  d'indépendance.  Quelques-unes  d'entre  elles,  les 
Tchétchènes,  par  exemple,  sont  de  vraies  races  de  cheva- 
liers. Ils  n*ont  même  pas  de  classe  princière  et  s'enor- 
gueillissent de  cette  égalité.  Le  sentiment  du  point 
d'honneur  est  étonnamment  développé  parmi  eux  :  aussi 
un  Tchétchène  ne  peut-il  suppoiler  aucune  insulte  sans 
la  venger,  même  au  prix  de  sa  vie. 

Tandis  que  je  séjournais  à  Vladlkavkaz,  en  1879, 
voici  quel  incident  se  produisit  en  .cette  ville  :  un  Tché- 
tchène, rencontrant  dans  la  rue  un  officier  russe,  ne  son- 
gea pas  à  lui  céder  le  pas  :  ils  se  bousculèrent.  L*offi- 
cier,  furieux  de  cette  impolitesse,  donna  un  coup  au 


L*EMP1RB  RUSSE  ET  L\  RUSSIK  43 

montagnard  ;  ce  dernier  tira  son  poignard  et  tua  raide 
son  agresseur. 

Des  faits  semblables  arrivent  sans  cesse.  G*est  ce 
qui  me  permet  de  dire  que  le  sentiment  de  Thonneur 
est  développé  chez  la  plupart  des  montagnards  à  un  de- 
gré plus  haut  que  chez  les  peuples  civilisés.  Les  mon- 
tagnards sont  vraiment  des  gentilshommes.  Notre  célè- 
bre poète  Lermontov,  quiles  connaissait  bien,  était  plein 
d*entbousiasme  pour  cette  race  et  choisissait  souvent 
chez  elle  les  types  de  ses  héros.  Cependant,  malgré  ces 
t  uits  sympathiques,  il  faut  avouer  que  leur  faire  la 
g  jerre  était  pour  nous  une  nécessité.  Tous  ces  peuples, 
mahométans  pour  la  plupart,  se  trouvaient  sous  la  do- 
mination turque.  Les  garnisons  de  ]a  Turquie  occupaient 
leî  forteresses  au  bord  de  la  mer  Noire.  Les  insurrec- 
tions des  montagnards  protégeaient  les  opérations  de 
Tarmée  turque  dans  le  Caucase.  La  guerre  continuelle 
entre  la  Turquie  et  la  Russie  amenait  logiquement  la 
guerre  contre  les  montagnards.  Leurs  brigandages  in- 
cessants la  rendaient  plus  urgente  encore.  Ces  gentils- 
hommes, en  effet,  se  distinguaient  de  longue  date  par 
l'audace  de  leurs  rapines .  A  proprement  parler,  on  ne  peut 
les  traiter  de  paresseux.  Les  plaines  situées  au  bord  de 
la  mer  Noire  étaient  dans  un  état  beaucoup  plus  floris- 
rissant  au  temps  où  elles  étaient  encore  peuplées  de 
montagnards,  qu'elles  ne  le  sont  à  présent.  Les  plateaux 
du  territoire  des  Tchétchènes  possèdent  un  système  de 
canalisation  si  parfait  qu'il  étonne  nos  ingénieurs.  Si 
vous  allez  au  cœur  du  Caucase,  à  Kasbek,  vous  verrez 
tout  près  de  la  région  des  neiges,  au  milieu  des  brous- 
sailles et  des  éboulements  de  roche,  de  petites  pièces  de 


4i-  L.\  RUSSIlfi  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

terre  laborieusement  cultivées  malgré  raridité  du  sol. 
Grâce  à  diverses  circonstances  historiques,  néanmoins, 
le  pillage  passa  dans  les  mœurs.  Il  était  de  bon  ton  : 
c'était  de  la  hardiesse.  Là  où  la  nature  est  pauvre,  le 
montagnard  devient  un  véritable  oiseau  de  proie,  fort, 
hardi,  mais  aussi  sanguinaire. 

Lorsque  les  étoiles  brillent  dans  le  ciel 
Ils  se  mettent  en  incursion 
Les  braves  fils  (du  Caucase). 
Toute  la  famille  vit  de  pillage: 
Partout  où  ils  passent  ils  portent  la  crainte; 
Voler  ou  enlever  —  cela  leur  e^t  égal. 
Le  via  nouveau  et  le  miel  c'est  par  le  poignard  qu'ils 

les  demandent, 
Et  c'est  avec  une  balle  qu'ils  paient  le  millet. 

C'est  ainsi  que  Lermontov  dépeint  l'entourage  de 
Tune  de  ses  héroïnes  dans  un  de  ces  nids  d'aigles,  posté 
sur  la  cime  d'un  rocher  inabordable. 

Ces  braves  ravisseurs  terrifiaient  les  populations  du 
Kouban  et  du  Terek.  Mais  c'est  surtout  la  Géorgie  qui 
souffrait  de  leurs  incursions.  Aussi  la  guerre  systéma- 
tique contre  ces  montagnards  commença-t-elle  aussitôt 
après  l'annexion  de  la  Géorgie. 

La  Géorgie  est  située  sur  le  versant  méridional  de 
la  chatne  de  montagne.  Elle  occupe  la  fertile  vallée 
de  Rion  et  partie  de  la  vallée  de  la  Koura.  Le  peuple 
géorgien ,  connu  dès  le  temps  d'Alexandre  de  Ma- 
cédoine, avait  une  civilisation  propre,  une  langue  éla- 
borée. Le  royaume  de  Géorgie  était  tantôt  le  maître 
de  presque  tout  le  Caucase  et  tantôt  la  proie  des 
conquérants  arabes,  tartares  ou  perses.... 


L*BMPIRE  RUSSE  ET  LÀ  RUSSIE  45 


Au  XVII*  siècle,  la  Géorgie,  dévastée  par  les  monta- 
gnards^  et  plus  encore  par  les  Perses,  demanda  Taide  de 
la  Russie  qui  avait  la  même  religion  qu'elle.  En  1801, 
le  Tzar  géorgien,  George  XIII,  menacé  par  les  Perses, 
se  résigna  à  céder  son  royaume  à  la  Russie.  Les  monta- 
gnards furent  dès  lors  entourés  de  provinces  que  la 
Russie  avait  le  devoir  de  défendre  contre  leurs  inva- 
sions. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  une  guerre  de  cin- 
quante années  commence  de  la  sorte  contre  les  monta- 
gnards. Le  nom  de  Schamyl  est  indissolublement  lié  à 
cette  lutte.  Schamyl  est  TAbd-El-Kader  du  Caucase.  Pen- 
dant trente-cinq  ans,  il  fut  la  terreur  des  Russes.  Cet 
iman  infatigable  obtint  à  la  faveur  de  ses  talents  eitraor- 
dinaires  et  de  ses  grands  exploits  une  popularité  énorme 
parmi  les  montagnards.  II  sut  réunir  des  peuplades  entiè- 
res sous  son  autorité.  Mais  généralement  les  tribus  mon- 
tagnardes sont  aussi  désunies  qu'il  est  possible  de  Tè- 
tre.  Souvent  chaque  aoul  (village)  est  une  unité  indé- 
pendante et  se  trouve  en  relations  plutôt  hostiles  avec 
ses  voisins.  Ces  querelles  continuelles  entre  les  villages 
permirent  même  aux  Russes  de  se  créer  des  alliés  parmi 
les  montagnards,  qui  sont  presque  totalement  privés 
du  sentiment  d'unité  nationale  K 

Le  défaut  d*unité  des  montagnards  est  tel  que 
Schamyl  a  dû  recourir  à  un  despotisme  si  dur  que  les 
persécutions  de  notre  administration  tracassière  ne  sont 
rien  comparativement.  En  1859,  enfin,  Schamyl  fut 

i.  On  ne  trouTe,  par  exemple,  dans  aucune  de  leurs  langues  de 
nom  qui  désigne  tout  le  territoire  du  Caucase.  Le  nom  de  Caucase 
est  une  appellation  russe. 


1 


45     .  LA  RUSSIE  POLITIQUR  BT  SOCULB 


pris  et  tout  le  Caucase  oriental  tomba  sous  notre  do- 
mination. 

Le  Caucase  occidental  conserva  encore  son  indépen- 
dance pendant  quelques  années  jusqu'à  l'époque  où 
les  Russes  adoptèrent  un  système  de  dévastation  bar- 
bare. Ils  formaient  de  petits  détachements  qui  se  dis- 
persaient par  tout  le  pays,  ravageaient,  incendiaient  et 
tuaient  tout  ce  qui  leur  tombait  sous  la  main.  Le  gou- 
vernement russe  posa  cet  ultimatum  aux  malheureuses 
tribus  :  émigrer  dans  la  vallée  du  Kouban  ou  être  ex- 
terminées. Les  montagnards  transmigrèrent,  pour  la 
plupart,  en  Turquie. 

Toutes  les  questions  nationales  dans  le  Caucase  de 
^'Ouest  furent  donc  résolues  avec  le  radicalisme  de  Ta- 
merlan.  Le  reste  des  peuplades  montagnardes  (plus 
d'un  million  d'âmes)  est  toujours  tout  aussi  peu  russe 
qu'auparavant  ;  c'est  un  peuple  vaincu  qui  déteste  la 
Russie  comme  par  le  passé.  Le  gouvernement  doit 
faire  garder  le  pays  par  plusieurs  régiments  et  les  indi- 
gènes sont  toujours  prêts  à  profiter  de  toute  occasion 
pour  se  révolter. 

Lors  de  la  dernière  guerre,  à  peine  la  nouvelle  de 
la  prise  de  Soukhoum  par  les  Turcs  parvint-elle  à  Vladi- 
kavkaz  qu'une  insurrection  éclata  à  Tchetchna.  Les 
Kabardiens,  plus  prudents,  attendaient  l'arrivée  de 
l'armée  turque  pour  se  révolter  à  leur  tour.  L'insur- 
rection de  Tchetchna  fut  écrasée  et  plusieurs  de  ses 
chefs  exécutés.  Mais  le  pays  demeura  longtemps  en- 
core en  état  de  siège  grâce  aux  brigandages  partiels  des 
montagnards.  Pendant  la  conférence  de  Berlin,  l'au- 
dace de  leurs  bandes  alla  jusqu'à  oser  attaquer  la  gare 


L*SMPIRB  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  47 


de  Vladikaykaz.  Aujourd'hui  même  le  soulèvement 
dans  les  montagnes  est  toujours  possible.  Seulement 
les  insurrections  n'iront  jamais  au  delà.  Si  le  monta- 
gnard craint  et  déteste  les  Russes,  il  déteste  et  méprise 
aussi  les  Géorgiens,  les  Arméniens  et  les  autres  tribus 
paisibles  du  Caucase.  Aucune  alliance  ne  pourrait  se 
former  entre  ces  peuples.  En  outre,  le  montagnard 
n*a  aucune  idée  de  patrie  et  de  nationalité  à  notre  point 
de  vue.  Le  fait  suivant  le  démontre  nettement. 

Pendant  l'expédition  de  Kars,  la  milice  montagnarde 
refusa  de  combattre  ses  coreligionnaires.  Le  général 
en  chef,  pour  la  punir,  lui  enleva  ses  drapeau t  ;  les 
montagnards  se  crurent  alors  tellement  déshonorés 
qu'ils  supplièrent  le  commandant  de  leur  permettre  de 
se  réhabiliter.  Après  en  avoir  reçu  la  permission,  ils 
se  battirent  avec  un  tel  acharnement  que  le  comman- 
dant jugea  bon  de  les  récompenser  par  les  honneurs 
militaires. 

Un  vieux  montagnard  disait  à  ce  sujet  : 

— 11  est  vrai  que  les  Turcs  sont  nos  coreligionnaires, 
mais  que  voulez- vous  ?  Autrefois  nos  jeunes  gens  pou- 
vaient se  distinguer  et  se  couvrir  de  gloire  en  combat- 
tant les  Russes.  Maintenant  c'est  impossible  :  que 
leur  reste-t-il  à  faire  ?  Mieux  vaut  qu'ils  combattent 
dans  les  rangs  de  l'armée  russe  que  s*ils  restaient 
oisifs. 

Avec  tant  de  naïveté,  on  ne  fait,  certes,  pas  de  grandes 
choses  en  politique. 

La  Caucase  méridional,  j'ai  eu  déjà  l'occasion  de  le 
constater,  fut  obligé  de  rechercher  la  protection  de  la 
Russie  et  trouva  quelques  avantages  dans  cette    al- 


1 


48  Ik  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


liance.  Notre  domination  donna  au  pays  la  sécurité, 
grâce  à  laquelle  il  put  atteindre  un  certain  degré  de 
prospérité.  C'est  également  par  Tintermédiaire  delà 
Russie  que  la  Géorgie  connut  la  civilisation  euro- 
péenne. Si  elle  était  resiée  une  province  de  la  Perse, 
la  Géorgie  présenterait  un  aspect  bien  autre.  Cepen- 
dant, si  nous  laissons  de  côté  les  comparaisons  avec 
la  Perse,  il  faut  avouer  que  la  domination  russe  ne 
peut  pas  exciter  des  sentiments  trop  chaleureux  chez  les 
Géorgiens.  Une  administration  despotique  pèse  lour- 
dement sur  le  développement  du  pays.  Le  gouverne- 
ment, jaloux  de  toute  pensée  d'indépendance  nationale 
a  privé  de  son  autonomie  passée  l'église  géorgienne. 
Les  institutions  du  zcmstvo  et  du  jury  *  dont  jouissent 
les  provinces  russes,  n'ont  pas  été  introduites  dans 
le  Caucase.  La  censure  écrase 'la  presse  et  la  littérature 
du  pays.  Le  gouvernement  oppose  un  invariable  décli- 
natoire  à  toutes  les  pétitions  de  la  Géorgie  pour  l'éta- 
blissement d'une  université  à  Tiflis.  Les  intérêts  écono- 
miques du  Caucase,  eux  aussi,  sont  sacrifiés,  parfois 
trop  cavalièrement,  aux  intérêts  de  l'industrie  russe. 
La  suppression  du  transit  par  la  Transcaucasie*,  bien 
que  ce  transit  enrichît  tout  le  pays,  est  un  exemple  con- 
cluant de  cette  politique.  Si  donc  la  Russie  a  rendu 
quelques  bons  services  à  la  Géorgie,  cette  pression  con- 
tinuelle de  sa  part  enchaîne  le  développement  ultérieur 
de  notre  annexion  et  en  irrite  la  population. 

1.  Zemstvos,  assemblées  provinciales.    Nous   en    parlons  plus 
loin. 

2.  C*e3t-à-dire  par  la  Géorgie,  rArménie  et  les  provinces  per- 
sanes. 


L'KHPIRB  RUSSE  ET  LA  BUSSIE  49 

En  Arménie,  cette  irritation  est  d^autant  plus  forte 
que  ce  pays  n*a  presque  rien  reçu  qui  puisse  compenser 
les  inconvénients  de  la  domination  russe. 

Le  territoire  presque  entier  de  l'Arménie  est  tribu- 
taire de  la  Turquie  K  Autrefois  indépendante  et  même 
en  possession  d'une  certaine  civilisation,  l'Arménie  ne 
pat  résister  aux  conquérants  turcs.  Dans  l'organisation 
de  son  église  seule,  elle  conserva  une  sorte  d'organisa- 
tion nationale  parce  que  le  Katolikos  ^  était  toujours  un 
représentant  naturel  de  son  peuple  auprès  du  gouver- 
nement ottoman,  et  jouissait  d'une  certaine  puissance 
temporelle.  Dès  que  les  provinces  arméniennes  —  gou- 
vernement d'Erivan,  de  Kars,  et  même  Etchmiadzine, 
résidence  du  Katolikos,  —  obéirent  à  l'Empire  russe, 
rimportance  du  Katolikos  s'affaiblit,  du  moins  dans  ces 
provinces,  —  ce  qui  ne  pouvait  être  agréable  aux  pa- 
triotes arméniens. 

En  compensation,  à  vrai  dire,  en  deçà  de  la  frontière 
russe,  ils  purent  plus  facilement  travailler  à  la  résurrec- 
tion nationale  de  l'Arménie.  Pourtant,  plus  les  provinces 
arméniennes  se  rangent  sous  l'obéissance  de  l'Empire, 
moins  notre  gouvernement  se  montre  bienveillant 
pour  cette  propagande.  Ces  derniers  temps,  il  est 
devenu  soupçonneu!C  au  point  de  commencer  à  prati- 
quer des  représailles.  Immédiatement  après  Tannexion 
du  pays   de  Kars,  par  exemple,  le   gouvernement  y 

1.  L'Arménie  a  un  territoire  de  280000  kilomètres  carrés,  une  po- 
pnlaUon  3  millions  d'âmes. 

2.  Les  dogmes  de  Téglise  arménienne-grégorienne  difTèrent  autant 
de  c«ux  du  catholicisme  romain  que  de  cenx  du  catholicisme  grec. 

Le  Katolikos,  chef  de  Féglise  arménienne,  a  le  titre  de  Sa  Sain- 
ieté. 

4 


!5%  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Ttoute  une  série  d'Etats  indépendants  avec  les  villes  de 
Khokand,  Samarkand,  Tachkent,  Boukhara,  Khiva,  Merv. 
appauvris  et  tombés  en  décadence,  si  on  compare  le 
^présent  avec  le  glorieux  passé,  —  ces  pays  avaient  ce- 
pendant conservé  quelques  restes  de  culture,  et  parfois 
«lëme,  comme  Boukhara,  ils  passaient  pour  la  capitale 
•^e  la  science  mahométane. 

L*état  social  de  tous  ces  pays  est  très  peu  alléchant  : 
«c'est  un  type  d'autocratie  orientale,  où  les  conquérants 
'Ouzbeks  dominent  les  Sartes  vaincus  el  se  trouvent  eux- 
mêmes  sous  la  domination  despotique  de  I^mt^ Khans. 
Les  dynasties  efféminées  des  Khans  ont  négligé  tous  les 
intérêts  des  peuples  *et  sont  souillées  des  vices  les  plus 
infâmes  de  l'Orient.  Les  marchés  d'esclaves  de  Khiva  et 
•de  Boukhara  n'ont  été  supprimés  que  par  les  Russes. 
Le  nombre  des  esclaves  était  parfois  tellement  grand 
«que  leurs  séditions  devenaient  fatales  pour  les  Etats. 
<^ela  est  advenu,  par  exemple,  pendant  notre  campagne 
'Contre  Khiva.  Quant  au  reste  des  populations,  elles  s'oc- 
•cupent  en  partie  d'agriculture,  en  partie  elles  vivent  en 
nomades,  parcourant  les  déserts  avec  leurs  troupeaux. 

ftraversent  le  Turkestan,  ce  sont  le  Sir-Daria  et  rAmou-Daria  :  ils 
•Aboutissent  au  lac  d'Aral.  On  peut  regarder  le  Sir-Daria  comme 
la  frontière  naturelle  de  l'influence  russe  ;  mais  notre  domination 
■^  dépassé  cette  frontière  très  loin  au  midi  jusqu'à  l'Afghanistan. 

1.  M.  Elisée  Reclus,  dans  sa  Géographie  monumentale,  loue  fort 
•ia  conduite  des  gouvernements  de  l'Asie  Centrale  qui  confisquent 
les  terres  de  ceux  qui  ne  veulent  plus  les  cultiver.  Dans  cette  loi 
sage,  on  ne  doit  point  voir  cependant  le  soucis  des  Khans  pour  le 
Ibien-  être  du  peuple.  Ce  n'est  là  qu'une  conséquence  fatale  des 
principes  sociaux  du  Coran.  Mais  ces  principes  sont  violés  dans 
TAsie  Centrale,  si  bien  qu'à  Khiva,  par  exemple,  la  moitié  des  ter- 
tres cultivées  appartient  au  Khan  et  à  ses  courtisans. 


L'EMPIKK  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  53r 


L'agrioulture  est  partout  dans  un  mauvais  état.  Pour- 
bien  cultiver  les  terres  de  la  contrée,  il  faudrait  les  bieor 
arroser,  et  les  canaux  d'irrigation  sont  très  souvent  en^ 
abandon,  souvent  même  tout  à  fait  obstrués  par  les- 
sables  du  désert. 

Les  brigandages  des  nomades  ont  longtemps  rendu 
impossible  tout  commerce  et  inquiétaient  même  nos- 
pècbeurs  de  la  mer  Caspienne. 

Merv  est  un  nid  d'oiseaux  de  proie.  Ses  habltents,.. 
les  Tekins  (de  la  race  Ouzbek)  célèbres  par  leur  courage  v. 
ont  répandu  la  terreur  dans  toute  l'Asie  centrale  qu'ils- 
ont  dévastée  par  des  invasions  perpétuelles. 

Comme  les  steppes  de  la  Sibérie  ne  sont  séparés  dd: 
l'Asie  centrale  par  aucunes  frontières  naturelles,  les- 
inyasions  des  nomades  dans  nos  possessions  étaient  quo- 
tidiennes, c'est  ce  qui  rendit  nécessaire  notre  interven— 
lion  dans  les  affaires  de  l'Asie  centrale,  il  fallait  bien 
une  fols  dompter  les  nomades  indépendants  et  forcer  les 
Khans  de  Khokand,  de  Boukhara  et  des  autres  villes  à 
porter  un  peu  plus  d'attention  aux  actes  de  leurs  sujets^.. 
Outre  la  nécessité  d'employer  la  force  armée  pour  pro- 
téger ses  nationaux,  la  Russie  avait  à  remplir  une  mis- 
sion civilisatrice  :  elle  devait  contribuer  à  la  création  i 
d'un  état  de  choses  régulier  dans  l'Asie  centrale. 

Malheureusement,  le  gouvernement  impérial  ne  s'est 
pas  montré  capable,  plus  que  dans  le  Caucase,  de  créer 
sur  la  frontière  une  série  d'Etats  dont  leurs  intérêts- 
mêmes  feraient  des  alliés  fidèles  pour  la  Russie.  Le 
gouvernement  n'a  su  qu'entreprendre  des  conquêtes 
aussi  faciles  qu'infinies. 

En  186S,  prise  de  Tachkent;  en  1868,  prise  de  Sa— 


54  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

markand  et  Boukhara;  en  1873,  prise  de  Khiva;.en 
.1881,  prise  de  Merv. 

Ainsi  toute  TAsie  centrale  appartient  aux  Russes. 

Au  centrede  ce  territoire,  —  Boukharaet  Khiva  jouis- 
sent encore  d'une  ombre  d'indépendance  ;  tout  le  reste 
est  soumis  à  l'administration  russe  et  fait  partie  de 
nos  provinces. 

C'est  ainsi  que  les  Loups  blancs  *  se  trouvent  aujour- 
d'hui face  à  face  avec  les  Anglais  aux  portes  de  Tlnde. 

Ce  mouvement  a  eu  nombre  d'épisodes  brillants  au 
point  de  vue  militaire.  Mais  quelle  en  est  la  portée  po- 
litique? Il  n'est  pas  facile  de  la  voir. 

Les  pays  du  Turkestan  n'ont  rien  perdu  en  perdant 
leur  indépendance.  La  Russie  y  a  aboli  l'esclavage,  mis 
un  terme  aux  brigandages  ;  elle  y  maintient  un  certain 
ordre  qui  permet  aux  populations  de  travailler  en  sûreté. 
A  Tachkent  et  ailleurs,  la  Russie  a  rendu  égaux  les 
•droits  des  Sartes  et  ceux  des  Ouzbeks.  Enfin,  nos  con- 
quêtes ont  prouvé  aux  peuples  de  TAsie  l'avantage  de 
la  civilisation  :  ce  qui  ne  restera  point  sans  influence 
sur  les  esprits. 

Quel  profit  la  Russie  a-t*elle  retiré  de  ses  conquêtes? 

Nos  protectionnistes  y  cherchent  un  moyen  de  créer 
un  marché  pour  nos  produits.  Ce  marché  ne  rapporte, 
jusqu'à  présent,  pas  assez  pour  suffire  à  l'entretien  de 
l'administration  du  pays.  Tout  le  commerce  russe  avec 
le  Turkestan  n'était  en  1867  que  de  20  millions  de  rou- 
bles. Depuis  lors  il  s'est  sans  doute  accru  considérable- 
ment, mais  la  balance  de  Tachkent,  centre  du  com- 

1.  On  appelle  les  Russea  de  ce  Burnom  dans  TAsie  centrale  à 
cause  de  Tuniforme  blanc  de  notre  armée  du  Turkestan. 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE  55 

merce  russe  dans  TAsie  centrale,  n'était  en  1873  que 
de  19  mUlions  de  roubles.  La  balance  commerciale  entre 
la  Russie  et  Khiva  ne  dépasse  pas  3  millions.  L*expor- 
tatioo  totale  parleTurkestan  en  1882  était  de  3  millions 
de  roubles  également,  et  sur  ce  chiffre  nos  produits  ma- 
nufacturiers ne  figuraient  que  pour  160,000  roubles. 
Ces  chiffres  ne  peuvent  étonner  si  Ton  songe  que  la  po- 
pulation de  toute  TAsie  centrale  ne  dépasse  pas  7  mil- 
lions d'âmes,  pour  la  plupart  gens  très  pauvres.  D'ail- 
leurs la  concurrence  de  TAngleterre  n'est  pas  vaincue  ; 
parfois  même  elle  chasse  les  marchandises  russes  des 
marchés  de  l'Asie  centrale. 

Enfin,  la  conquête  économique  n'est  pas  nécessaire- 
ment accompagnée  de  la  conquête  militaire.  En  réalité, 
cette  dernière  n'est  qu^un  résultat  d'une  ambition  que 
le  gouvernement  n'a  pas  la  force  de  contenir,  et  qui  a 
déjà  créé  sur  plusieurs  points  de  la  frontière  une  situa- 
tion très  tendue  et  périlleuse. 


VIII 


Pour  compléter  cet  examen  de  la  question  des  natio- 
nalités en  Russie,  il  me  reste  seulement  à  dire  quelques 
mots  du  mouvement  national  en  Ukraine. 

La  figure  colossale  du  célèbre  poète  Ghevtchenko 
(mort  en  1861)  est  indispensablement  liée  à  ce  mouve- 
ment. 

Né  serf,  et  plus  tard  envoyé  par  Tempereur  Nicolas  I^' 
dans  un  exil  terrible,  Ghevtchenko  sentait  bouillonner 


50  La  ULSSIË  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

dans  son  âme  toutes  les  haines  du  peuple  opprimé.  Il 
était  Cosaque  jusqu'au  bout  des  ongles.  Ses  vers  sont 
rouges  de  la  flamme  des  incendies,  du  sang  des  mas- 
sacres. 

Malgré  son  génie,  Ghevtchenko  demeura  presque  isolé. 
Les  nationalistes  ukrainiens  contemporains  s'occupent 
de  former  non  un  parti  populaire,  mais  plutôt  la  classe 
instruite  ukrainienne  ainsi  que  la  langue  et  le  théâtre 
nationaux.' Ils  aspirent  plutôt  à  l'autonomie  de  l'Ukraine 
qu'à  l'autonomie  des  Ukrainiens. 

Le  peuple  comprendra  bien  plutôt  Chevtchenko  que 
les  nationalistes  contemporains.  Ses  aspirations  ont  un 
caractère  purement  social.  Elles  portent  sur  la  question 
agraire,  la  suppression  des  accapareurs  villageois,  la 
suppression  de  l'arbitraire  des  employés  de  l'Etat,  etc.. 
Le  peuple  ne  s'occupe  nullement  de  la  question  natio- 
nale proprement  dite.  Plus  que  le  peuple  de  n'importe 
quelle  autre  région  de  la  Russie,  les  Ukrainiens 
sont  capables  de  manifester  leurs  désirs  et  leurs 
protestations.  Jamais  ils  n'ont  manifesté  de  tendance 
séparatiste.  Les  nationalistes  de  l'Ukraine  avouent  eux- 
mêmes  que  le  peuple  ne  se  souvient  plus  de  VEiat  co- 
saque, dont  la  création  était  à  demi  réalisée  au  temps 
des  hetmans^  Bien  plus,  le  nom  de  Thelman  Mazeppa 
qui  voulut  séparer  l'Ukraine  de  la  Russie,  est  aujour- 
d'hui encore  en  Ukraine  une  injuresanglante. 

Les  tendances  nationalistes  ne  se  manifestent  donc 
que  dans  certains  cercles  de  la  société  lettrée  de  l'Ukraine. 

Le  plus  remarquable  représentant  de  ces  tendances 

l.  Dragomanov.   Vesptit  des  chansons  politiques  de  l'Ukraine  mo- 
derne (en  langue  ukrainienne),  p.  10. 


L'EMPIRE  RUSSE  ET  LA  RUSSIE 


est  aujourd'hui  M.  Dragomanov,  ex-professeur  de  TUni- 
versilé  de  Kiev,  homme  de  beaucoup  de  talent  et  d'une 
rare  érudition.  Obligé  de  quitter  la  Russie,  il  est  devenu 
Tàme  du  cercle  ukrainien  nationaliste  Gromada  (la 
commune  ou  Vassembiée.)  Ce  cercle  qui,  à  ma  connais- 
sance, n'a  jusqu'à  ce  jour  jamais  été  dissous,  propagea 
très  vaillamment  ses  idées  et  publia  beaucoup  de  livres 
et  de  brochures  en  langue  ukrainienne.  Il  n'a  pu  acqué- 
rir la  moindre  force  politique.  Aujourd'hui,  M.  Drago- 
manov s'occupe  de  l'organisation  d'un  cercle  nouveau 
Vtina  Spilka  [Alliance  libre)  ;  mais  celui-ci  n'a  point 
manifesté  son  existence  et  son  influence. 

Bref,  en  parlant  de  la  Russie,  nous  n'avons  pas  à  te- 
nir compte  jusqu'ici  du  mouvement  na/zona/ts^e  ukrai- 
nien, qui  n'est  pas  un  mouvement  national. 

On  peut,  cependant,  supposer  que  si  notre  gouverne- 
ment continue  à  réprimer  tout  mouvement  d*idées  en 
Russie  et  à  empêcher  le  développement  social  de  notre 
patrie  —  les  tendances  nationalistes  pourront  gagner  du 
terrain  en  Ukraine  et  devenir  même  séparatistes.  Dans' 
le  cas  opposé,  c'est-à-dire  si  la  Russie  suit  une  marche 
régulière  de  développement,  on  peut  affirmer  que  ce 
mouvement  ne  dépassera  jamais  une  certaine  renais- 
sance littéraire  et  artistique,  ne  deviendra  jamais  un 
mouvement  politique. 


En  somme,  les  résultats  de  cette  étude  sont  les  sui- 
vants :  au  point  de  vue  de  l'unité  nationale,  la  Russie 
a  beaucoup  de  force  au  cœur  du  pays  ;  aux  frontières 


1 


58  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

cette  force  diminue  énormément  le  plus  souvent,  parfois 
même  devient  nulle. 

En  dépassant  les  limites  naturelles  de  sa  croissance, 
TEmpire  russe  se  donne  un  talon  d'Achille  de  la  fai- 
blesse duquel  un  ennemi  habile  peut  profiter.  Mais, 
même  ainsi,  la  question  des  nationalités  ne  présente  pas 
chez  nous  les  périls  extrêmes  qu'elle  présente  dans 
quelques  autres  Etats.  L'animosité  contre  la  Russie 
existe  en  effet  bien  souvent  dans  les  hautes  classes  seu- 
les. La  masse  n'éprouvequetrës  rarement  ce  sentiment. 

Enfin,  si  un  ennemi  puissant  pçirvenait  à  enlever  à 
la  Russie  la  plupart  de  ses  provinces  non  russes  —  cette 
amputation  aurait  pour  elle  plus  d'avantages  que  d'in- 
convénients. 


LI.VRE  SECOND 


LA  RUSSIE  RUSSE 
LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS 


LA  RUSSIE  RUSSE 
LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS 


I.  —  La  Russie  physique.  —  lufluence  de  son  unité  climatériqne 

et  agricole  sur  l'unité  du  peuple  russe.  —  Influence  du  strug- 
gle  for  life  sur  cette  même  unité.  —  Différences  des  type» 
provinciaux.  —  Les  trois  grandes  races  russes. 

II.  —  Traits  caractéristiques  de  ces  trois  races,  d'après  les  chanson» 

et  les  contes  populaires.  —  Différences  dialectales. 

m.  —  Les  Cosaques.  —  Rôle  historique  des  Cosaques.  —  Orga- 
nisation de  l'armée  cosaque.  —  Politique  de  notre  gouver- 
nement à  l'égard  des  Cosaques.  —  Mécontentements  qu'elle  a 
fait  naître  parmi  eux. 

lY.  ^  Les  Allemands  et  les  Juifs.  —  Prétentions  des  Allemands 
à  avoir  civilisé  la  Russie.  —  Grande  influence  des  Allemands 
de  la  Baltique  sur  la  politique  russe.  —  Colonies  allemandes 
laborieuses.  —  Leur  rôle  dans  la  Russie  méridionale.  —  Les 
Juifs.  —  Leur  importance  comme  population.  —  Leur  situa- 
tion méprisée.  —  Juifs  polonais  et  caucasiens.  —  Droit  de 
séjour.  —  Juifs  dans  l'administration  et  des  écoles.  —  Rôle 
économique  des  Juifs.  —  Leur  pauvreté  et  leurs  pilleries. 
—  La  question  sémitique.  —  Le  moyen  de  la  résoudre. 


r 


LA  RUSSIE  RUSSE 
LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS 


Les  conditions  physiques  ethistoriques,  dans  lesquel- 
les s'accomplit  son  développement,  ont  sur  un  peuple 
une  influence  tout  aussi  puissante  que  l'éducation  sur 
rindividu. 

Lorsqu'il  y  a  mille  ans,  les  Slaves  s'établirent  pour 
la  première  fois  dans  la  zone  occidentale  de  la  Russie, 
ils  y  trouvèrent  des  espaces  énormes  qui  s'étalaient 
devant  eux  à  Test,  tantôt  très  imparfaitement  peu- 
plés par  des  tribus  sauvages,  tantôt  absolument  dé- 
serts. Aucune  barrière  ne  s'élevait  entre  eux  et  ces 
territoires  qui  s'étendaient  à  travers  l'Oural  presque 
jusqu'à  la  mer  Pacifique. 

Sur  toute  leur  superficie  on  ne  rencontrait  pas  de 
montagnes.  Les  montagnes  russes  ne  sont  guère  que 
des  collines  comme  Montmartre  et,  sur  la  plus  grande 
partie  de  sa  longueur,  l'Oural  semble  plutôt  un  plateau 
qu'une  chatne  de  montagnes.  Sur  leurs  frontières  ac- 
tuelles seulement,  les  Russes  pouvaient  se  heurter  aux 
monts  Garpathes,  au  Caucase,  &  l'Alta!,  aux  montagnes 


«2  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

de  la  Sibérie  orientale,  ou  s'arrêter  aux  rivages  de  la 
mer  Blanche,  de  la  mer  Noire  ou  de  Tocéan  Pacifique. 
Nulle  part  ailleurs,  dans  la  plaine  sans  bornes,  la  mar- 
che des  pionniers  ne  devait  trouver  d'obstacle.  Au  con- 
traire, Dnieper,  Dvina  du  Nord,  Don,  Volga  dont  les  af- 
fluents descendaient  presque  de  la  Sibérie,  tout  un  ré- 
seau de  belles  rivières  formait  une  voie  naturelle  de 
communications. 

De  la  sorte,  la  marche  des  Russes  vers  TEst  devenait 
inévitable.  11  sera  toujours  plus  séduisant  d'occuper  un 
sol  vierge  que  de  cultiver  avec  bien  des  peines  un  sol  que 
d'autres  ont  déjà  fatigué.  Chasseurs  et  pécheurs  — 
c'étaient  là  les  professions  les  plus  répandues,  —  fai- 
saient un  calcul  analogue. 

Quelquefois  aussi  les  Russes  s'avançaient  vers  l'Est 
en  raison  de  certaines  considérations  commerciales. 

Ce  mouvement  était  d'autant  plus  facile  que  partout 
ils  trouvaient  les  mêmes  conditions  physiques  que  dans 
leur  ancien  séjour. 

Le  climat  de  la  Russie  entière  a  un  caractère  iden- 
tique. C'est  un  climat  sec,  continental,  avec  des  sai- 
sons régulières,  fortement  prononcées.  La  différence 
entre  la  température  du  Nord  et  du  Sud,  sous  le  70^ 
et  le  40°  de  latitude  septentrionale,  est  à  coup  sûr 
énorme,  mais,  grâce  à  la  marche  régulière  des  saisons, 
elle  devient  moins  sensible.  L'habitant  d'Arkhanghelsk 
connaît  et  les  hivers  rudes  et  les  étés  tièdes  :  la  tempé- 
rature moyenne  de  juillet  est  de  15^9.  L'habitant  du  midi 
a  des  étés  torrides  et  des  .hivers  assez  rudes  :  à  Novo- 
tcherkask,  la  température  moyenne  en  janvier  est  de 
8^6  au-dessous  de  0. 


LA  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    6a 

Grâce  &  ce  caractère  du  climat,  les  conditions  du  tra- 
vail sont  jusqu'à  un  certain  point  les  mêmes  pour  tout 
le  pays.  «  Un  été  chaud  rend  Tagriculture  possible  dans 
les  régions  où,  à  en  juger  seulement  d'après  la 
moyenne  de  la  température  annuelle,  on  n'en  admet- 
trait jamais  la  possibilité.  A  Mezen  où  cette  moyenne 
est  0^,  l'orge  mûrit  pendant  l'été.  A  Yakoutsk  où  la 
température  moyenne  est  de  —  11^4  et  où  la  terre 
ne  dégèle  jamais  au-dessous  de  trois  pieds,  la  chaleur 
de  l'été  (i4°3  ^en  moyenne)  permet  au  froment  même 
de  mûrira  » 

La  nature  du  sol  donnerait  lieu  aux  mêmes  obser- 
vations. 

Sous  ce  rapport,  la  Russie  se  divise  en  deux  régions  : 
la  zone  septentrionale  couverte  de  marais  et  de  forêts, 
la  zone  méridionale  occupée  par  des  steppes  ^  L'écono- 
mie rurale  de  ces  deux  régions  présente  certes  une 
grande  diversité.  Cependant,  cette  économie  n'évolue 
que  dans  les  limites  de  la  culture  des  céréales.  La  race 
rosse  ne  sort  presque  jamais  des  limites  de  la  zone 
des  céréales  et  de  ce  climat  continental.  Voilà  pour- 
quoi le  paysan  des  forêts  de  Kostroma  transplanté 
dans  les  steppes  de  Samara  n'éprouve  aucune  difficulté 
à  se  conformer  aux  exigences  de  cette  situation  nou- 
velle. Il  continue  ses  anciennes  habitudes  en  y  intro- 
duisant quelques  changements  insignifiants. 

Le  peuple   russe  pouvait,   on  le  voit,  se  disperser 

i.  Uhsoh.  statistique,  1. 1,  p.  15. 

2.  Toute  la  zone  médiane,  située  entre  les  forêts  du  Nord  et  les 
steppes  du  Sad,  possède  un  magnifique  tchernoziom  (terre  noire) 
qui  peut  donner,  sans  engrais  aucun,  des  récoltes  magnifiques. 


1 


6i  LA  RUSSIE   POLITIQUE  ET  SOCIALE 

sur  un  espace  considérable,  sans  franchir  les  bornes 
du  territoire  où  les  conditions  physiques  sont  homogè- 
nes. Ce  gage  d'unité  fut  encore  renforcé  par  les  cir- 
constances historiques. 

En  se  fixant  sur  le  Volga,  sur  la  Dvina,  sur  le  Don 
ou  rObi,  les  Russes  se  mêlaient  aux  aborigènes  et  les 
soumettaient  à  leur  domination.  Mais  les  aborigènes 
étaient  à  un  tel  degré  inférieurs  aux  Russes,  même 
comme  race,  que  ces  derniers  se  pénétraient  involon- 
tairement de  la  conscience  de  leur  supériorité  nationale, 
—  sentiment  qui  est  toujours  la  meilleure  garantie 
de  l'unité  d'un  peuple. 

Un  événement  grave  poussa  encore  les  Russes  à  l'u- 
nion, par  pur  calcul  cette  fois.  Leur  marche  vers  l'Est 
se  heurtait  à  un  courant  en  sens  contraire  :  la  marche 
vers  l'Ouest  des  nomades  d'Asie.  La  collision  qui  en 
résulta  se  prolongea  à  peu  près  neuf  cents  ans.  La  né- 
cessité absolue  d'une  lutte  et  d'une  défense  en  com- 
mun développa  chez  le  peuple  la  tendance  à  Tunité  et 
au  groupement.  Enfin,  dernière  circonstance  très 
grave  :  les  Russes  étaient  et  sont  encore,  à  un  certain 
point  de  vue,  une  population  excessivement  mobile. 
Ils  ne  demeurent  pas  longtemps  dans  un  seul  et  même 
endroit.  Les  habitants  des  différentes  provinces  se  con- 
fondaient continuellement,  et  en  conséquence  ne  parve- 
naient jamais  à  former  des  types  et  des  idiomes  pro- 
vinciaux fortement  accentués.  Ainsi  toutes  les  condi- 
tions physiques  et  historiques  contribuaient  au  déve- 
loppement de  l'unité  nationale  et  à  la  création  d'un 
type  uniforme. 

Cependant,  dans  une    période  de  mille  années,  le 


LA  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    65 

peuple  russe  ne  pouvait  pas  ne  point  créer  quelques 
types  provinciaui,  dont  les  différences  proviennent,  ici 
de  la  diversité  des  races,  là  des  conditions  sociales. 
Ainsi  les  habitants  du  Nord,  surtout  les  pomors 
(habitants  des  bords  de  la  mer)  —  qui  descendaient 
des  citoyens  de  la  république  de  Novgorod*  qui  ne 
connurent  jamais  le  servage  et  que  leur  profession 
devait  aguerrir  aux  dangers  de  Tocéan  Arctique, 
créèrent  fatalement  un  type  spécial  qui  se  distingue 
par  sa  bravoure  et  son  indépendance.  A  Viatka,  qui  fut 
autrefois  colonie  de  Novgorod,  mais  dont  la  population 
est  considérablement  mêlée  d'éléments  finnois,  oti 
remarque  aussi  certaines  caractéristiques  dans  les  mœurs 
et  même  dans  le  langage.  Les  ouvriers  des  mines  de 
rOural  se  distinguent  nettement,  on  le  comprend,  des 
laboureurs  du  steppe.  Ils  sont  Jbeaucoup  plus  déve- 
loppés et  plus  alertes  ^ .  Le  Sibériak  (habitant  de  la  Si- 
I  bérie),  qui  a  toujours  joué  et  joue  aujourd'hui  encore 
I  un  rôle  de  pionnier  et  de  colon,  qui  n'a  jamais  souf- 
I       fert  du  servage,  est  plus  barbare  qu'un  Russe  d'Europe, 

mais  en  revanche  plus  indépendant, 
i  Je  ne  m'arrêterai  pas  à  dépeindre  ces   distinctions 

des  types  provinciaux  :  cette  description  exigerait  trop 
I       de  place  et  ne  serait  que  d'une  mince  utilité,  puisque, 
comme  je  l'ai  dit,  elles  ne  sont  pas  assez  accentuées 
pour  avoir  une  importance  politique. 

1.  On  peut  juger  de  ce  développement  relativement  supérieur 
>  d'après  les  chiffres  que  voici.  Dans  un  village  agricole,  la  biblio- 
^  thèque  populaire   de  zemstvo  prête  pour  233  volumes  traitant  de 

I  matières  religieuses  374  volumes  de  science  ou  de  littérature.  La 

!  Bibliothèque  des  mines  communique  contre  252  livres  de  piété  1460 

volumes  traitant  des  sujets  scientifiques  ou  littéraires. 

5 


66  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Les  types  caractéristiques  russes  nous  arrêteront  da- 
vantage. 

Considérés  au  point  de  vue  des  races,  ces  types  sont 
les  Grands  Russiens  [Veliko-Russes)^  les  Petils  Rus- 
siens  (Malo'Russes)  et  les  Russes  KibXiÇ,^  [Biélo-Russes) . 
Au  point  de  vue  de  la  vie  sociale,  il  faut  classera  part 
les  Cosaques. 


Il 


La  race  des  Blancs-Russiens  est  la  plus  ancienne  des 
trois  races  russes  :  la  race  des  Grands  Russiens  est  la 
plus  jeune.  Mais  les  Grands  Russiens  jouent  dans 
l'histoire  le  r6Ie  ordinaire  des  frères  cadets  dans  les 
contes  russes  :  le  frère  cadet  est  toujours  représenté 
comme  le  plus  énergique  des  trois  frères,  capable  de 
faire  tout  ce  qui  est  au-dessus  des  forces  de  ses  aînés. 
Cette  race  occupa  la  plus  grande  partie  de  la  Russie 
actuelle  et  eut  la  prédominance  dans  la  formation  de 
notre  unité  nationale.  Peu  à  peu  aussi,  elle  est  devenue 
la  plus  nombreuse.  Les  Grands  Russiens  sont  aujour- 
d'hui 48  millions  à  peu  près  ;  les  Petits  Russiens 
plus  de  15  millions  ;  la  plus  ancienne  branche,  comme 
desséchée,  s'est  arrêtée  dans  sa  croissance.  Elle  n'a 
pas  accru  d'une  semelle  son  ancien  territoire  et  compte 
aujourd'hui  seulement  4  millions  d'&mes.  On  dirait  que 
les  cruelles  vicissitudes  de  son  histoire  sont  parvenues 
à  l'écraser. 


Là  russib  aosss*  les  allemands  et  les  juifs  67 


La  domination  de  la  Lithuanie  et  de  la  Pologne,  la 
prédominance  de  Taristocratie  pesèrent  d'un  tel  poids 
sur  le  peuple  biélo-russe  que  l'opposition  semblait  im- 
possible :  «  Nosancélres  sont  devenus  esclaves.  —  Tout 
le  monde  dit  que  nous  sommes  des  serfs  —  et  chacun 
est  notre  maître,  »  gémit  un  de  leurs  poètes.  En  effet, 
la  Russie  Blanche  n'a  jamais  opposé  de  résistance  a  ses 
oppresseurs. 

Et  pourtant,  on  ne  peut  dire  que  ce  peuple  n*est  ca- 
pable de  rien.  Au  fond  de  son  âme,  il  est  loin  d'être 
esclave.  En  lisant  la  poésie  des  Biélo-fiusses,  on  est 
étonné  d'y  rencontrer  une  beauté,  un  amour  poétique 
de  la  nature  et  de  l'humanité,  enfin,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  étonnant,  une  intelligence  nette  de  la  dignité  hu- 
maine. 

Malgré  des  siècles  d'esclavage,  le  Biélo-Russe  ne 
reconnaît  guère  la  supériorité  de  son  maître.  Quelque- 
fois même,  il  se  moque  de  lui. 

Une  chanson  raconte  les  aventures  d*un  chliakhtitch 
(noble  polonais).  Il  est  dépourvu  de  toutes  les  vertus 
militaires  et  s'occupe  de  son  ménage. 

Un  liachek  (un  petit  Polonais)  en  carotte 
Montait  an  cheval  en  betterave. 

Ce  Polonais  avait  aussi  des  balles  de  pomme  de 
terre  qui  furent  mangées  un  jour  par  les  cochons,  si 
bien  qu'il  ne  lui  resta  rien  pour  se  défendre. 

Un  conte  compare  spirituellement  les  idées  d'un 
Russe-Blanc  à  celles  d'un  noble.  Un  Pane  (noble)  ren- 
contre un  paysan  et  lui  fait  cette  question  :  — À  qui  es- 
tu  ?  ce  qui  voulait  dire  :  quel  est  ton  maître?  Le  paysan 


LA  RUSSIE  POLITIQUB  ET  SOCIALE 


.  feint  de  ne  pas  comprendre.  Il  répond  :  —  A   mon 
père  et  à  ma  mère.  Le  Pane^  ne  se  doutant  pas  que 
la  réponse  est  ironique,  explique  de  nouveau  son  idée  : 
—  Je  te  demande  qui  est  le  plus  grand  dans  votre  vil- 
.lage.  Le  paysan  répond:   —  Chez  nous  c'est  le  com- 
père Avdei  qui  a  la  plus  grande  taille.  Le  Pane  se  fâche, 
'■  il  trouve  que  le  paysan  est  stupide  et  il  se  décide  à 
changer  encore  Id  forme  de  sa  question  :  —  De  qui 
avez-vous    peur  ?  —  Notre  pope  a  un  chien  fort  mô- 
^  chant,  répond  le  paysan.  Tout  le  monde  chez  nous  a 
;  peur  de  ce  chien,  et  on  prend  des  bâtons  quand  on  doit 
i  passer  près  de  lui.  » 

Tout  en  ne  reconnaissant  pas  au  fond  de  son  àme  la 

supériorité  des  nobles,  le  Biélo-Russe  ne  leur- oppose 

aucune  résistance  ouverte  ;  on  ne  sait  quelle  humanité 

débonnaire  Tempéche  de  recourir  à  la  violence,  même 

;  pour  se  défendre.  Les  chansons  de  la  vie  domesti- 

^  que  sont  pleines  chez  eux  de  plaintes  du  mari  contre  sa 

;  femme  et  de  la  femme  contre  son  mari,  mais  tout  ce 

mécontentement  va  rarement  au  delà  de  la  plainte  et 

^  n'atteint  jamais  la  violence.  Voici  comment  il  se  mani- 

.  feste  par  exemple  :  tantôt  c'est  la  bru  qui  se  réjouit  de 

ce  que  sa  belle  mère  est  tombée  dans  les  orties,  tantôt 

•  c'est  le  mari  qui  prie  la  pluie  de  bien  tremper  sa  femme. 
Mais  avec  cette  malicieuse  bonhomie,  le  Russe-Blanc 
se  distingue  par  je  ne  sais  quelle  conscience  de  son 
impuissance,  par  la  conviction  que  la  prédominance 

*  du  mal  est  la  loi  inéluctable  de  la  vie. 

Les  chansons  des  Grands  Russiens  expriment  souvent 

l'angoisse:  cette  angoisse  est  provoquée  d'ordinaire  par 

run  fait  isolé  qui  pouvait  et  même  devait  ne  pas  exister. 


f    Lk  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    69 


Le  chagrin  est  pour  le  Grand  Russien  le  malheureux 
hasard.  Les  peines  du  Biélo-Russe  sont  moins  aiguô^, 
mais  elles  sont  sans  espoir.  Le  Biélo-Russe  n'est  pas 
terrassé  par  son  chagrin,  uniquement  par  suite  de  la 
conviction  que  ce  malheur  est  inévitable.  Aussi  s'abs- 
tient-il  de  toute  protestation.  Quelquefois  seulement 
il  se  décide  à  invoquer  l'aide  du  ciel  : 

Sainte  Vierge,  mère  du  pays  russe,  —  ion  pouvoir  est  grand 
ici  et  en  haut,  —  de  tes  mains  tu  sauves  le  pécheur  d^un  châti- 
ment sévère.  Ne  me  laisse  pas  périr. 

Mais  le  Biélo-Russe  ne  peut  même  trouver  de  conso- 
lation dans  la  religion. 

Un  conte  poétique  des  Grands-Russiens  met  en  scène 
le  combat  de  Tlnjustice  et  de  la  Justice,  combat  dans  - 
lequel  la  victoire  reste,  il  est  vrai,  à  l'Injustice,  qui  dès 
lors  règne  sur  la  terre,  mais  où  la  Justice  ne  périt  ce- 
pendant pas.  Elle  passe  seulement  de  la  terre  dans  le 
del.  Il  y  a  aussi  chez  eux  un  beau  conte  sur  le  Malheur 
qui  poursuit  incessamment  Thomme,  quoique  celui-ci 
trouve  le  repos  au  couvent  :  «  Le  Malheur  s'arrête  au . 
seuil  des  portes  saintes.  » 

Les  Blélo-Russes,  au  contraire,  ne  peuvent  avoir 
beaucoup  d'espoir  même  dans  le  pouvoir  d'En  haut. 
Leur  Dieu  anthropomorphique  n*est  souvent  pas  çlns 
juste  qu*un  stanovoî  (commissaire  de  police  rural). 

Voyez  un  peu  quelle  justice,  quelle  humanité  les  mal- 
heureux mortels  trouvent  dans  le  ciel  ! 

Un  soldat  mourut  un  jour,  raconte  une  histoire  po- 
pulaire. Ce  soldat  avait  si  bien  servi  pendant  sa  vie  que 
le  tzar  le  connaissait  et  en  avait  souvent  fait  son  planton. . 


72  LA  RUSSIB  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

bon  cœur,  devaient  recourir  à  •de  pareilles  ruses  pour 
sauver  leurs  frères  —  les  paysans  —  de  la  colère  aveugle 
de  leurs  mattres  I 

La  bonhomie  des  Biélo-Russes  qui  semble  ne  pouvoir 
jamais  se  changer  en  indignation  et  en  colère,  est  un 
trait  du  caractère  russe  en  général,  poussé  seulement 
chez  eux  àTextrème.  Les  Grands  Russiens  ainsi  que  les 
Petits  Russiens  sont  très  peu  vindicatifs  et  tout  aussi 
doux.  Notre  peuple,  au  point  de  vue  de  l'humanité,  de 
rintérôt  qu'il  porte  aux  malheurs  d'autrui,  pourrait 
servir  d'exemple  à  beaucoup  de  philanthropes.  11  donne 
&  tous  les  criminels  le  nom  de  nestchastnenkie  (pauvres 
malheureux),  et  ce  n'est  pas  là  une  simple  phrase.  Les 
meilleurs  observateurs  de  la  vie  du  peuple,  les  meil- 
leurs artistes  russes  ont  remarqué  ce  trait  du  caractère 
national.  Mais  il  y  a  sous  ce  rapport  une  grande  diffé- 
rence entre  le  Grand  et  le  Petit  Russien  :  le  Petit  Russien 
est  quelque  peu  sentimental,  le  Grand  Russien  nulle- 
ment. Il  agit  plutôt  par  conviction  que  d'après  l'impul- 
sion de  ses  sentiments.  Le  Grand  Russien  ne  dit  jamais 
rien  de  sentimental  s*il  n'éprouve  aucune  émotion 
réelle;  le  Petit  Russien,[très  souvent.  Mais  en  revanche, 
si  le  Grand  Russien  est  irrité,  désespéré,  s'il  s'emporte, 
il  est  capable  d'une  cruauté  froide,  inconcevable  pour  le 
Petit  Russien.  Il  est  curieux  de  comparer,  par  exemple, 
comment  les  chansons  des  deux  races  racontent  un 
même  fait  —  l'empoisonnement  d'un  amant  infidèle 
par  une  jeune  fille. 

La  Petite  Russienne  Maroussia  empoisonne  son  amant 
Gritz,  mais  elle  l'aime  toujours,  elle  le  nomme  même 
Gritzenko  (diminutif  caressant).  Elle  raconte  en  détail 


LA  ROSSIB  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    13 


tous  les  apprêts  de  cette  terrible  action  ;  elle  raconte 
aussi  tout  ce  qui  se  passe  après  la  mort  de  Gritz,  mais 
elle  ne  dit  rien  du  fait  même,  rien  que  ces  mots  :  Griiz 
est  mort.  Il  est  évident  qu'il  lui  est  trop  pénible  de  se 
rappelé?  les  détails  de  cette  mort. 

La  jeune  fille  de  la  chanson  de  la  Grande  Russie,  au 
contraire,  s'arrête  surtout  sur  toutes  les  tortures  qu'é- 
prouve son  amant  empoisonné:  elle  a  même  la  cruauté 
de  lui  demander  au  milieu  de  ses  souffrances  :  «  À  pré- 
sent, mon  chéri,  dis-moi  ce  que  tu  as  sur  le  cœur?  »  Il 
semble  qu'elle  ne  puisse  assouvir  sa  méchanceté  et 
qu'elle  trouve  un  plaisir  douloureux  à  s'arrêter  sur  cha- 
que détail  de  sa  vengeance.  Pareille  cruauté,  il  est  vrai, 
est  rare  dans  les  chansons  des  Grands  Russiens,  mais 
dans  celles  des  Petits  Russiens,  mon  souvenir  n'en 
trouve  pas  d'exemple. 

Le  Petit  Russien  est  plus  doux,  il  conserve  davantage 
des  traits  caractéristiques  du  Méridional.  Il  est  énergi- 
que, mais  son  énergieest  saccadée  et  volontiers  rinaclion 
contemplative  du  lazzaroni  lui  succède.  L'énergie  du 
Grand  Russien  est  persévérante.  Dans  les  chansons  des 
Grands  Russiens,  dit  notre  célèbre  historien  Kostoma- 
rov,  «  la  force  de  la  volonté  revêt  un  caractère  haute- 
ment poétique...  Les  meilleures  chansons  grandes  rus- 
siennes  sont  celles  qui  disent  les  mouvements  d'une 
âme  rassemblant  toutes  ses  forces,  celles  qui  en  repré- 
sentent le  triomphe  ou  l'échec  qui  n'en  écrase  point  la 
puissance  intérieure  *.  »  Telle  est  la  magnifique  chan- 
son de  bandit  La  forêt  de  chênes  verts.  Un  brave  «  fils 
de  paysan  »  qui  a  vengé   peut-être  l'outrage  de  ses 

i.  Monographies,  i.  I,  p.  92.  * 


74  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


frères  asservis  se  prépare  à  aller  chez  le  t2ar  pour  subir  un 
interrogatoire.  II  médite  d'avance  ses  réponses  pour  ne 
pas  trahir  ses  camarades  et  pour  se  placer  à  une  telle 
hauteur  que  le  tzar  lui-même,  en  renvoyant  à  la  po- 
tence, soit  obligé  de  dire  :  «  Honneur  à  toi,  brave  gar- 
çon, fils  de  paysan!  » 

Cette  force  intérieure  s'énonce  bien  plus  faiblement 
dans  les  chansons  des  Petits  Russiens.  Mais  en  général  le 
Petit  Russien  est  plus  poète.  Ses  chansons  n'ont  pas  de 
rivales  pour  la  beauté  de  la  forme,  la  finesse  du  sen- 
timent et  le  charme  de  la  mélodie.  Le  Petit  Russien 
sent  très  vivement  ses  droits  et  sa  dignité  individuels. 
C'est  pour  cela  que  par  nature  il  est  toujours  prêt  à 
protester  contre  tout  despotisme.  Les  révoltes  de  l'U- 
kraine ébranlèrent,  je  Tai  dit,  la  puissance  de  la  Pologne. 
Les  Petits  Russiens  protestèrent  aussi  contre  la  tendance 
de  leur  starshina  (chefs  de  Tarmée  des  Cosaques)  [à  la 
formation  d'unearistocratie.Actuellementenfin,  les  mou- 
vements révolutionnaires  populaires  se  manifestent  da- 
vantage au  sud,  en  Petite  Russie. 

Le  Petit  Russien  est  un  profond  démocrate,  un  cham- 
pion de  l'égalité  —  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  en 
même  temps  un  peu  individualiste  et  de  prendre  soin 
surtout  qu'un  autre  ne  possède  pas  plus  que  lui.  Le 
Grand  Russien  n'est  pas  moins  démocrate,  mais  c'est  un 
homme  sociablejusqu'à  la  moelle  des  os.  Il  ne  peut  se 
représenter  une  vie  en  dehors  de  sa  société,  en  dehors 
du  mir.  Le  Petit  Russien  dit  quelquefois  :  Ce  qui  est 
à  tous  est  au  diable.  Le  Grand  Russien  dit  :  Le  Mir  est 
un  grand  homme.  Je  ne  suis  pas  déserteur  du  Mir.  La 
Mort  même  est  belle  en  communauté ^  etc.  Trahir  la 


LA  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    75 


commune,  c'est  le  plus  grand  péché  possible,  le  seul 
impardonnable  ^  Les  idées  de  salut  public,  de  volonté 
du  peuple,  pénètrent  Tètre  entier  du  Grand  Russien  et 
prennent  chez  lui  l'austère  aspect  du  devoir.  Le  Grand 
Russien  proteste  moins  contre  le  despotisme  que  contre 
rinjustice.  De  Tidée  du  bien  public,  il  déduit  Tidée  de 
ses  droits.  Le  Petit  Russien  arrive,  au  contraire,  à  Tidée 
du  bien  public  en  prenant  pour  point  de  départ  les  exi- 
gences de  son  droit  individuel.  Le  Grand  Russien  est 
homme  de  discipline,  excellent  organisateur  —  qualités 
qui  font  défaut  au  Petit  Russien  a  qui  il  est  très  péni- 
ble de  se  départir  de  son  indépendance  individuelle, 
même  quand  ce  sacrifice  est  indispensable  au  bien  pu* 
blic. 

L'esprit  du  Petit  Russien  est  apte  aux  combinaisons, 
mais  trop  paresseux  pour  scruter  Tavenir,  il  confond 
facilement  les  choses  qu*il  désire  avec  celles  qui  doivent 
arriver  :  «  Ne  regardons  pas  le  jeu,  dit-il,  laissons  ve- 
nir les  atouts.  »  L'esprit  pratique  du  Grand  Russien  a 
acquis, au  contraire,  une  réputation  méritée.  11  distingue 
promptement  le  possible  de  l'impossible  et  aime  à  agir 
d*après  un  plan  entièrement  combiné  d'avance.  Le 
Grand  Russien  est  rusé,  mais  il  aime  à  prendre  un  mas- 
que de  bonhomie.  Le  Petit  Russien  est  d'un  caractère 
très  franc,  mais  il  aime  à  prendre  un  air  rusé.  Ce  trait 
de  son  caractère  est  relevé  avec  finesse  par  un  récit  po- 
pulaire composé,  il  n'y  a  pas  de  doute,  par  des  Grands 
Russiens. 


i.  Le  célèbre  Niekrassov,  Grand  Russien  de  naissance,  exposa  j 

admirablement  cette  idée  dans  une  de  ses  meilleures  pièces.  j 


76  LA  RUSSIE  POLITIQUB  ET  SOCIALE 

Une  fois,  un  khokhol  ^  villageois  vint  à  la  ville.  Tout 
ébahi,  il  contempla  les  maisons,  les  églises...  Son  atten- 
tion fut  attirée  par  un  spectacle  qu'il  avait  souvent  vu 
dans  son  village  :  une  nuée  de  corbeaux  perchés  sur  un 
clocher.  Par  désœuvrement  il  se  met  à  les  compter.  Sou- 
dain retentit  le  cri  sévère  d'un  soldat  : 

—  Que  fais -tu  là,  khokhol  ? 

—  Je  compte  les  corbeaux. 

—  Et  comment  oses-tu  compter  les  corbeaux  du  gou- 
vernement ? 

Le  soldat  se  mit  à  crier.  Le  khokhol  s'effraya,  fit  des 
excuses.  Le  soldat  lui  notifia  catégoriquement  que  pour 
chaque  corbeau  compté  on  était  obligé  de  payer  10 
kopecks. 

—  Combien  de  corbeaux  as<tu  comptés  ? 

—  Mais  à  peu  près  dix  !... 

—  Eh  bien,  tire  ta  bourse,  donne  un  rouble. 

Le  khokhol  donna  l'argent  demandé,  et  le  soldat,  tout 
fier  de  son  triomphe,  se  rendit  au  cabaret  pour  se  payer 
à  boire  avec  l'argent  du  naïf  paysan.  Quant  au  khokhol, 
très  content  de  lui-même,  il  sourit  et  murmura  en  voyant 
le  soldat  s*éloîgner  : 

—  Te  voilà  bien  joué,  Moscal  (moscovite),  j'ai  compté 
au  moins  100  corbeaux  et  je  n'ai  payé  que  pour  10  ! 

Chacune  des  nationalités  a  un  grand  nombre  d'anec- 
dotes de  ce  genre  concernant  l'autre  nationalité,  mais 

1 .  Khokhol  signifie  littéralement  mèche  de  cheveux.  Les  Grands 
Russiens  appellent  ainsi  les  Petits  Rassiens  en  souvenir  de  la 
grande  mèche  que  les  Cosaques  laissaient  sur  leurs  crânes  rasés. 
Les  Petits  Russiens  qui  ue  portent  pas  de  barbe  répondent  à  quo- 
libet par  quolibet.  Ils  appellent  à  cause  de  leurs  longues  barbes 
les  Grands  Russiens  Khatsap  (semblable  à  un  boue). 


LA  RUSSIB  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    77 


on  D*eii  doit  pas  conclure  qu'il  existe  une  inimitié  sé- 
rieuse entre  les  Grands  et  les  Petits  Russiens.  En  géné- 
ral ils  s^entendent  parfaitement.  Dans  le  sud  de  la  Rus- 
sie, il  y  a  d'énormes  territoires  peuplés  pêle-mêle  par 
ces  deux'nàtionalités,  et  il  ne  se  produit  jamais  entre 
elles  de  collisions.  Dans  certains  endroits,  le  mélange 
est  même  très  accentué.  Parfois  on  ne  peut  même  pas 
entendre  une  chanson  en  pure  langue  grande  rus- 
sienne  ou  petite  russienne.  On  peut  aisément  recon- 
naître par  son  idiome  original,  composé  d'un  mélange 
de  sons,  d'accents,  de  tournures  de  phrases  empruntées 
aax  deux  langues,  les  naturels  des  bords  de  la  mer 
d'Azov,  de  Stavropol  ou  de  la  Grimée.  De  même  on 
remarque  au  sud  le  mélange  des  [mœurs  et  des  coutu- 
mes qui  appartiennent  aux  deux  nationalités. 

En  ce  qui  concerne  la  langue,  il  est  indispensable  de 
remarquer  que  la  différence  n'est  pas  telle  que  les  Grands 
Russiens,  les  Petits  Russiens  et  les  Biélo-Russes  ne  se 
puissent  comprendre  les  uns  les  autres.  Seulement 
chacune  de  ces  langues  a  des  sons,  des  mots  et  des 
tournures  des  phrases  qui  lui  sont  propres  ;  cela  suffit 
pour  créer  des  quiproquos.  Les  Petits  Russiens  racontent 
par  exemple  une  anecdote  sur  la  position  risible  du  sol- 
dat grand  russienlogé  chez  un  Petit  Russien.  Il  avait 
fort  apprécié  un  plat  servi  par  l'hôtesse  et  appelé  Varen- 
niki  :  il  demanda  à  l'hôtesse  le  nom  du  mets.  La  femme, 
fâchée  de  la  présence  d'un  convive  imposé,  se  borna  à 
grommeler  entre  ses[dents  :  jri  movtchki  (mange  et 
tais-toi)  ^  Quelque  temps  après,  le  soldat,  devenu  l'ami 

1.  La  traduction  littérale  en  grand  russien  serait  une  tournure 
eze!u8ivement  littéraire. 


78  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

de  ses  hôtes,  demandait  en  vain  à  l'hôtesse  de  lui  pré- 
parer encore  des  jrimovtchkis.  Quoique  désireuse  de  le 
satisfaire,  elle  ne  pouvait  deviner  ce  qu'il  voulait. 

Il  va  de  soi  qu'un  calembour  ne  démontre, rien.  Le 
plus  souvent,  Grand  et  Petit  Russien  peuvent  se  com- 
prendre quoiqu'il  leur  soit  impossible  de  soutenir  une 
conversation  rapide. 

La  langue  grande  russienne  se  divise  en  quatre  dialec- 
tes :  l'un  d'eux  ne  diffère  presque  pas  de  la  langue 
biélo-russe,  un  autre  est  très  voisin  de  la  langue  petite 
russienne.  Nos  savants  admettent  généralement  que  le 
grand  russien  était  autrefois  une  branche  de  la  langue 
biélo  russe  ce  qui  explique  encore  mieux  la  facilité  avec 
laquelle  Grand  Russien  et  Blanc  Russien  se  compren- 
nent. D'ailleurs,  en  étudiant  les  types  russes,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  leurs  différences  ne  sont  que  des  diffé- 
rences de  famille.  Dans  la  physionomie  de  trois  frères 
aussi,  vous  remarquez  toujours  beaucoup  de  traits  dis- 
semblants, mais  si  vous  comparez  ces  frères  à  des  per- 
sonnes étrangères,  les  traits  de  famille  ressortiront  vive- 
ment à  vos  yeux.  Comparé  à  un  Allemand  —  le  Grand 
Russien  semble  aussi  plein  d'élan  et  facile  à  entraîner 
que  le  Petit  Russien  ;  comparé  à  un  Finnois,  le  Biélo- 
Russe  ne  parât tra  pas  mou. 


III 


Un  type  autre,  je  l'ai  dit,  se  détache  plus  originale* 
ment  dans  la  famille  russe.  C'est  le  Cosaque. 


LA  aUSSlB  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS   79 


Les  Cosaques  ne  sont  pas  une  nationalité.  Il  y  a  des 
Cosaques  Grands  Russiens  et  des  Cosaques  Petits  Rus- 
siens.  Les  Cosaques  de  Sibérie  présentent  même  un 
étrange  mélange  de  Grands  Russiens,  de  Polonais,  de 
Petits  Russiens  et  de  Tartares.  Les  Cosaques  sont  une 
classe  semi  militaire,  semi  civile.  Tous,  ils  sont  tenus 
au  service  militaire  et  fournissent  des  régiments  d'in- 
fanterie et  de  cavalerie.  Mais  pendant  le  temps  que  leur 
service  n'occupe  pas,  ils  s'adonnent  à  Tagriculture,  à 
rindustrie  et  au  commerce. 

Au  total,  hommes  et  femmes,  la  population  des  Co- 
saques est  maintenant  de  2,267,676  âmes  réparties  en 
dix  régions  ou  armées  ^  Certaines  de  ces  armées  se  sont 
formées  d^eUes-mèmes  ;  les  autres  sont  d'organisation 
gouvernementale. 

Cosaque  est  un  mot  tartare  qui  signifie  au  sens  pro- 
pre cavalier^  brave. 

11  y  a  trois  cents  ans,  au  plus  fort  de  la  lutte  entre 
es  nationalités  russes  et  les  tribus  nomades  des  Tar- 
itares,  le  gouvernement  avait  ses  Cosaques  de  service 
sur  les  frontières  du  pays.  Mais  le  mouvement  de  colo- 
nisation créa,  outre  les  Cosaques  réguliers,  obligés  au 
senice  militaire,  un  nombre  beaucoup  plus  grand  de 
Cosaques  indépendants,  irréguliers,  larrons  (Kor(9i;5A*iV). 

La  population  russe  fuyant  l'oppression  des  voyévo- 
des  du  tzar  et  de  la  noblesse  polonaise  ou  tout  simple- 
ment cherchant  une  vie  libre,  quelquefois  aussi  par 
désir  de  se  livrer  au  brigandage,  s'avançait  bravement 
au  cœur  des  contrées  occupées  par  les  Tartares.  La 
Russie  trouvait  en  elle  une  défense  toute  naturelle.  Ces 

1.  Âlmanaeh  de  Hoppe.  1883. 


80  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOGÎÀLB 


avant-postes  de  la  nation  recevaient  les  premiers  chocs 
des  tribus  nomades  et  elles  le  faisaient  chèrement  payer 
aui  Tartares.  Tels  furent  dans  l'Ukraine  polonaise  les 
Zaporojtsi  et  dans  la  Grande  Russie  les  Cosaques  du 
Don,  du  Térek,  du  laïk  et  du  Volga. 

La  témérité  de  ces  colons  est  vraiment  stupéfiante. 
Les  Cosaques  du  Don,  par  exemple,  occupèrent  les 
forêts  et  les  cannaies  de  leur  paisible  Don  au  temps 
que  toute  cette  région  appartenait  encore  aui  Khans  de 
Grimée  et  aux  Sultans  de  Turquie  qui  faisaient  trem* 
hier  l'Europe  comme  le  Tsar  moscovite.  Souvent  le 
Khan  de  Grimée  et  le  Sultan  firent  au  Tsar  des  repré- 
sentations au  sujet  de  Tinsolence  des  Gosaques  et  exigè- 
rent leur  éloignement.  Le  gouvernement  moscovite 
répondait  que  ces  Gosaques  étaient  des  larrons^  qu'ils 
occupaient  les  bords  du  Don  sans  aucune  autorisation  et 
que  le  Khan  et  le  Tsar  pouvaient  les  exterminer  quand 
il  leur  plairait.  Le  Khan  et  le  Sultan  se  le  tinrent  pour 
dit  et  déployèrent  tous  leurs  eiforts  pour  exterminer  les 
Gosaques  —  ce  qui  fut  plus  d'une  fois  la  cause  de  vé- 
ritables guerres.  Ainsi  le  célèbre  siège  d'Azov  est  une 
date  mémorable  dans  l'histoire  du  Don.  Azov  —  forte- 
resse turque  qui  fermait  aux  Cosaques  l'accès  de  la  mer 
où  ils  allaient  piller  les  vaisseaux,  —  fut  prise  par  les  Go- 
saques à  la  suite  d'un  audacieux  coup  de  main.  Le  gou- 
vernement turc,  résolu  à  punir  cette  horde  téméraire, 
envoya  deux  armées  de  plus  de  cent  mille  hommes  re- 
prendre Azov  et  exterminer  les  Gosaques.  Deux  fois 
ses  efforts  aboutirent  à  un  échec.  Cette  lutte  héroïque 
nous  transporte  au  temps  des  exploits  épiques  des  che- 
valiers de  Malte. 


LA  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    81 

Endurcis  par  les  privations,  les  Cosaques  formèrent 
une  race  invincible  qui  semblait  comme  forgée  d'acier. 
Aujourd'hui  encore,  les  Cosaques  du  Don  étonnent  l'ob- 
servateur par  leur  haute  stature  et  leur  force,  quoique 
leurs  vieillards  trouvent  que  maintenant  les  hommes 
sont  devenus  faibles. 

Les  Cosaques  du  Terek  et  du  laîk  *  s'avancèrent  plus 
loin  encore  dans  le  fond  de  l'Asie.  Une  poignée  des  pre- 
miers, entourée  de  tous  côtés  par  des  nations  ennemies, 
atteignit  peu  à  peu  le  pied  du  Caucase.  Les  seconds, 
défiant  comme  à  plaisir  les  nomades  à  la  lutte,  établi- 
rent leurs  colonies  de  façon  qu'elles  coupèrent  en  deux 
dans  toute  leur  largeur  les  terres  de  ces  tribus  et  se 
laissèrent  séparer  de  la  Russie  par  les  nombreuses  hor- 
des de  Kirghis.  Ce  sont  de  môme  des  bandes  cosaques, 
commandées  par  le  célèbre  ataman  lermak  Timofieé- 
vîlch,  qui  passèrent  la  chaîne  de  l'Oural  et  conquirent 
la  Sibérie. 

J'ai  dit  plus  haut  que  souvent,  dans  les  moments  dif- 
ficiles, le  gouvernement  russe  abandonnait  les  Cosa- 
ques à  la  merci  de  leurs  ennemis.  Et  pourtant  ils  ren- 
daient d'énormes  services  à  la  Russie.  Les  terres,  si- 
tuées derrière  leurs  lignes,  étaient  peu  à  peu  peuplées 
par  de  paisibles  cultivateurs.  Ainsi,  d'énormes  terri- 
tobes  devenaient  la  propriété  de  notre  nation.  Les  Co- 
saques —  le  fait  est  à  remarquer  —  ne  perdirent  jamais 
conscience  des  liens  qui  les  unissaient  à  la  Russie.  Sé- 

1.  On  nommait  alors  ainsi  le  fleuve,  connn  maintenant  sous  le 
nom  d*Oaral  grâce  à  Catherine  II,  qui  désirait  anéantir  tout  souve- 
nir de  la  révolte  4e  Pou^AtOb^V  commencée,  chez  les  Cosaques  du 
laïk. 

6 


82  LA  RUSSIE  POLITIQDE  ET  SOCIALE 


parés  d'elle  par  des  milliers  de  lieues,  devant  tout  &  leur 
seule  énergie,  ils  continuaient  à  se  regarder  comme 
faisant  partie  du  peuple  russe.  Et  cela  établissait  forcé- 
ment un  lien  entre  eux  et  le  gouvernement  delà  Russie. 
Dans  rimmensité  des  forêts  (taïgas)  et  de  sleppes  de 
la  Sibérie,  les  bandes  de  Cosaques  cherchaient  les  terres 
du  Tzar  et  quand  ils  occupaient  une  région  quelconque, 
ils  ne  manquaient  pas  de  l'annoncer  au  gouvememenl 
moscovite. 

Il  va  de  soi  que  les  services  qu'ils  rendaient  volontai- 
rement à  la  Russie  n'étaient  pas  le  seul  but  que  pour-' 
suivaient  les  Cosaques  :  ils  cherchaient  le  butin,  la  gloire 
et  surtout  une  vie  indépendante,  mais  en  même  temps 
ils  n'ignoraient  pas  qu'ils  servaient  les  intérêts  de  la 
Russie.  Ainsi  lermak,  quand  il  entreprit  la  conquête 
de  la  Sibérie  considérait  ce  fait  comme  un  exploit  des- 
tiné à  racheter  ses  péchés. 

Tout  en  servant  le  gouvernement,  les  Cosaques  n'a- 
vaient pas  pour  lui  de  sympathie.  Une  indépendance 
illimitée  et  une  liberté  républicaine  régnaient  chez 
eux.  Ils  détestaient  le  despotisme  des  Tzars  et 
surtout  celui  de  leurs  voïevodes.  Ils  firent  plusieurs 
tentatives  pour  renverser  leur  gouvernement  pendant  le 
Temps  des  Troubles,  lors  de  la  révolte  de  Slenka  Razine 
et  de  celle  de  Pougatchev.  Mais  comme  ils  ne  voulaient 
pas  se  détacher  de  la  Russie,  les  Cosaques  étaient  fata- 
lement obligés  à  reconnaître  l'autorité  qui  la  gouver- 
nait. Sous  Pierre  le  Grand,  une  partie  des  Cosaques  du 
Don,  refusant  de  souffrir  la  restriction  de  leurs  fran- 
chises, passèrent  6n  Turquie.  Le  Sultan  les  accueillit 
avec  empressement,  leur  donna  des  terres  et  la  pleine 


LA  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    8^' 

liberté  de  se  gouverner  à  leur  gré.  Malgré  ce§  avanta- 
ges, ces  Cosaques  (les  Nieckrassovtsi)  supportaient  diffi- 
cilement la  pensée  qu'ils  servaient  Tennemi  de  leur  pa- 
trie :  la  plupart  d'entre  eux  retournèrent  ensuite  en 
Russie.  Leur  aide  fut  très  utile  à  FEmpereur  Nicolas  I*' 
dans  les  victoires  qu'il  remporta  sur  les  Turcs. 

Les  Cosaques  n'étaient  nullement  brigands  de  pro- 
fession. A  dire  vrai,  ils  rançonnaient  la  Crimée  et  la 
Turquie,  s'approchaient  dans  leurs  barques  de  Constan- 
tinople,  dévastaient  la  Perse,  parfois  pillaient  les  mar- 
chands russes,  mais  en  même  temps  ils  travaillaient. 
Les  fleuves  des  Cosaques  — le  Dnieper,  le  Don,  le  Volga, 
l'Oural  —  regorgeaient  de  poissons  ;  les  steppes  vierges 
étaient  de  riches  p&turages.  Les  Cosaques  s'adonnaient 
assidûment  à  la  pèche  et  à  Télève  des  troupeaux. 
Quand  leur  position  devenait  plus  assurée,  ils  cultivaient 
les  champs. 

Par  son  organisation  intérieure,  chaque  armée  cosa- 
que semblait  une  énorme  commune  se  gouvernant  elle- 
même.  Toutes  les  affaires  étaient  à  la  décision  des 
Krougs  de  villages  et  des  Krougs  de  l'armée  (assem- 
blées.) Toutes  les  autorités  étaient  nommées  à  l'élection. 
Les  terres  des  armées  appartenaient  à  toute  la  commu- 
nauté ;  l'exploitation  de  certaines  industries  se  faisait 
en  commun  :  pour  les  pêches  sur  l'Oural,  par  exemple, 
l'armée  entière  se  réunissait  et  agissait  dans  un  ordre 
régulier.  Les  stanitsi  (villages)  des  Cosaques  s'éten- 
daient partout.  De  la  sorte  ils  ne  se  bornaient  pas  à 
accroître  le  territoire  delà  Russie,  ils  cultivaient  les 
régions  conquises  et  leur  donnaient  une  organisation/ 
sociale. 


Hi  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

A  mesure  que  la  puissance  des  Cosaques  croissait,  le 
gouvernement  russe  s'appliquait  à  chercher  les  moyens 
d'agir  sur  eux.  Il  avait  beau,  en  cas  de  complications 
diplomatiques,  ne  pas  les  avouer  pour  ses  sujets  ;  sous 
main  il  leur  venait  souvent  en  aide  en  leur  fournissant 
des  armes  et  des  munitions.  Peu  à  peu,  il  commença  à 
les  leur  fournir  régulièrement  à  tilre  de  solde,  à  ûvouer 
officiellement  les  Cosaques  pour  ses  sujets,  à  leur  don- 
ner des  récompenses  :  en  même  temps  il  s'immisçait 
dans  leurs  affaires  intérieures.  Peu  à  peu  il  fonda  de 
nouvelles  armées  et  réforma  les  anciennes.  Parfois  il  les 
soumettait  par  la  force,  mais  avec  précaution  :  l'armée 
des  Zaporojtsi  fut  même  entièrement  anéantie,  presque 
sans  résistance,  sous  Catherine  II.  La  plus  grande  par* 
tie  des  Zaporojtsi  fut  transportée  sur  les  bords  du 
fleuve  Kouban  où  elle  forma  une  nouvelle  armée. 

A  présent  l'autonomie  des  Cosaques,  en  ce  qui 
concerne  leur  administration  centrale,. n'existe  plus. 
De  l'ataman  de  l'armée,  il  ne  reste  que  le  nom. 
C'est  le  titre  porté  par  l'héritier  du  trône.  Par  cette 
mesure  habile  le  gouvernement  russe  a  mis  adroitement 
fin  à  toutes  tentatives  d'élire  un  ataman.  Quant  aux 
nakaznoîs  le  gouvernement  les  choisit  ordinairement 
parmi  les  généraux  russes  ^  Si  Ton  nomme  à  ce  poste 
un  Cosaque,  on  le  prend  toujours  dans  une  autre  armée. 
Par  exemple,  on  nomme  un  Cosaque  du  Don  ataman 
de  l'armée  du  Terek  ou  vice  versa.  En  bonne  règle,  on 
a  soin  de  ne  nommer  les  Cosaques  à  aucune  poste, 
même  dans  la  direction  générale  de  l'armée,  et  le  gou- 

1.  Le  nakazno!  ataman  est,  pour  ainsi  dire,  un  adjoint^  un 
représentant  du  Voiskovoï  Ataman  (Ataman  de  Tarmée). 


LA  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS  85 


vernement  fail  des  efforts  systématiques  pour  détruire 
leurs  traditions  républicaines  et  pour  les  assimiler  en- 
tièrement au  reste  de  ses  sujets. 

Pour  y  parvenir,  le  gouvernement  tâche  depuis  long- 
temps de  semer  la  discorde  parmi  les  Cosaques.  Ainsi 
il  conféra  la  noblesse  ix  tous  les  officiers  cosaques,  quoi- 
que le  grade  d'officier  ne  soit  chez  eux  qu'une  charge 
remplie  par  celui  qu'on  élit  à  cette  fin.  Sous  Alexandre  II 
encore,  le  gouvernement  distribua,  à  titre  de  propriétés 
privées,  presque  la  moitié  des  terres  des  armées  cosa- 
ques :  il  fit  preuve  d'une  largesse  toute  particulière 
envers  les  officiers,  mais  assigna  aussi  de  modestes  do- 
maines aux  simples  Cosaques.  Et  pourtant  les  terres 
des  armées  étaient  une  propriété  collective  qui  n'était 
distribuée  à  tous  les  Cosaques  qu'a  titre  de  jouissance. 
Cette  aliénation  des  terres  aux  officiers  a  eu  pour  résul- 
tat qu^aujourd'hui  les  Cosaques  possèdent  parfois  moins 
de  la  moitié  des  terres  auxquelles  ils  ont  droit  aux  ter- 
mes de  la  loi.  La  politique  du  gouvernement  a  pour  but 
de  créer  entre  eux  l'inégalité  et  partant  l'animosité  des 
classes  pour  rendre  une  protestation  —  leur  droit  à  tous 
—  impossible. 

Pour  atteindre  ce  même  but,  le  gouvernement  a  tenté 
d'établir  chez  les  Cosaques  le  Zemstvo  qui  aurait  servi 
à  effacer  toute  différence  entre  les  Cosaques  et  le  reste 
delà  population.  L'autonomie  locale  des  stanitsi  (vil- 
lages) cosaques  reste  jusqu'à  présent  très  large.  Mais 
Tannée  passée,  le  gouvernement  a  introduit  certaines 
règles  pour  restreindre  le  droit  d'assistance  à  l'assem- 
blée villageoise.  Cette  mesure  prise  —  les  droits  des 
Cosaques  deviennent  moins  larges  même  que  ceux  des 


^6  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

paysans.  Les  Cosaques  qui  forment  une  sorte  d'aristo- 
cratie populaire  sont  fiers  de  leur  autonomie  et  Ton 
peut  deviner  le  mécontentement  général  provoqué  par 
^ette  mesure. 


IV 


Sur  le  territoire,  où  domine  la  population  de  pure 
nationalité  russe,  se  trouve  aussi  un  certain  chiffre  de 
populations  finnoise,  tartare,  etc.,  dispersé  çà  et  là.  J'ai 
eu  déjà  l'occasion  de  mentionner  plusieurs  de  ces  races  *. 
Il  ne  me  reste  ici  à  dire  quelques  mots  que  des  deux 
races  non  russes  qui  méritent  surtout  d'éveiller  l'atten- 
tion de  l'observateur. 

Ce  sont  les  Juifs  et  les  Allemands  : 

Les  uns  comme  les  autres  habitent  çà  et  là  plusieurs 
endroits  de  la  Russie.  Les  uns  comme  les  autres  occu- 
pent une  position  sociale  kpart^  mais  dans  un  sens  tout 
à  fait  opposé. 

La  position  des  Allemands  est  jusqu'à  présent,  pour 
ainsi  dire,  privilégiée.  On  peut  presque  répéter  aujour- 
d'hui encore  la  saillie  du  célèbre  général  Miloradovitch 
au  sujet  des  Allemands.  L'empereur  Alexandre  P*"  lui 
demandait  quelle  récompense  il  désirait  pour  ses  servi- 
ces. Le  général  pria  l'empereur  de  le  faire  Allemand. 

Les  Juifs  sont,  au  contraire,  comme  des  parias,  qui 

1.  Voir  le  Livre  !•%  pages  9,  10  et  seq. 


LA  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    87 

ne  jouissent  pas  même  des  droits  piteux,  réservés  à  tous 
les  antres  sujets  russes. 

Les  Allemands  doivent  surtout  leur  situation  privilé- 
giée àTinfluencede  la  noblesse  des  provinces  Bal  tiques. 
Se  regardant  comme  les  culturtragem  *  de  ce  pays  bar- 
bare, ils  s'appuient  les  uns  sur  les  autres,  trouvent  tou- 
jours une  place  plus  haute,  un  travail  plus  lucratif  que 
n*en  trouvent  les  Russes. 

Le  comte  de  Kankrine,  un  des  ministres  les  plus  émi- 
nents  de  l'empereur  Nicolas,  disait  :  «  C'est  par  une  fa- 
veur toute  particulière  de  la  Providence  que  la  Russie, 
qui  jusqu'alors  n'avait  formé  qu'une  agrégation  mé- 
canique d'éléments  très  disparates,  a  pu  acquérir  les 
provinces  allemandes  de  la  mer  Baltique.  C'est  par  là 
qu'il  lui  est  devenu  possible  de  former  peu  à  peu  un 
organisme  politique.  Ces  provinces  lui  ont  servi  de  mo- 
dèle ;  c'est  de  là  que  proviennent  toutes  les  institutions 
organiques  (!)  delà  Russie,  les  gouvernements,  la  cons- 
titution de  la  noblesse,  l'organisation  municipale,  etc.  !  » 

Cette  lettre  peint  admirablement  la  présomption  des 
Allemands,  ainsi  que  leur  ignorance,  mêlée  de  mépris, 
de  la  Russie.  La  Russie  était  plongée  dans  le  chaos  et 
les  ténèbres,  Dieu  dit  :  «  que  les  Allemands  soient!  »  et 
tout  s'éclaira!  Malheureusement  le  comte  a  raison  en  ce 
qui  concerne  l'influence  des  institutions  allemandes,  mo- 
dèle qui  n'avait  rien  de  bien  enviable.  Les  institutions 
des  Provinces  Bal  tiques  créées  par  la  domination  cruelle 
d'une  minorité,  c'était  vraiment  un  beau  modèle.  Et 
c'est  bien  pour  cela  que  les  souvenirs  des  Russes  sur  la 
domination  des  Allemands,  d'ailleurs  sur  son  déclin,  ne 

1.  Educateurs. 


88  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

sont  que  trop  pénibles.  Les  Allemands  nous  ont  apporté 
beaucoup  de  sciences  et  de  technique  industrielle  ;  en 
politique,  ils  furent  les  principaux  organisateurs  du  des- 
potisme et  bien  souvent  ils  ont  agi  de  façon  à  mériter 
les  malédictions  de  nos  patriotes.  On  se  rappelle  la  do- 
mination des  Allemands  comme  celle  des  Tartares. 

S'il  n'y  avait  en  Russie  d'autres  Allemands  que  les 
employés  du  gouvernement,  organisateurs  de  notre  bu- 
reaucratisme  et  que  les  régisseurs  ou  intendants  qui 
s'efTorçaient  d^organiser  les  domaines  seigneuriaux  sur 
le  modèle  de  la  Baltique,  on  les  haïrait  purement  et  sim- 
plement. Les  six  cent  mille  Allemands  qui  habitent  la 
Russie,  n'appartiennent  pas  tous  àces  tristes  catégories. 
Outre  un  certain  nombre  d'hommes  instruits  qui  ont  su 
réellement  comprendre  leur  nouvelle  patrie  et  appren- 
dre à  l'aimer,  et  qui  ont  fait  beaucoup  pour  notre  science 
et  même  pour  le  développement  de  l'esprit  national  en 
Russie,  nous  avons  encore  des  colons  allemands,  qui 
occupent  des  territoires  entiers  dans  la  Russie  méridio- 
nale. Ces  colons  jouissaient  aussi  d'une  position  très 
privilégiée;  ils  avaient  reçu  du  gouvernement  d'excel- 
lentes terres  en  quantité  considérable,  l'autonomie  com- 
munale ;  ilsétaientatfranchis  des  impôtset  du  service  mi- 
litaire *.  Grâceà  toutes  ces  faveurs,  et  à  l'aide  pécuniaire 
que  ces  colons  recevaient  de  leur  coreligionnaires  d'Al- 
lemagne (ils  sont  sectaires  mennonites),  grâce  aussi  à 
leur  amour  du  travail,  ils  atteignirent  à  un  rare  bien- 
être,  et  leur  mode  de  culture  eut  une  grande  influence 

1.  Ce  dernier  privilège  n'a  été  aboli  qu'à  linstitation  du  service 
miJtiire  obligatoire  pour  tous.  A  la  suite  de  cetle  mesure,  beau- 
coup de  colons  passèrent  de  Bussie  en  Amérique. 


Lk  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    89 

sur  le  développement  économique  de  la  Russie  méridio- 
nale. Ces  colons  donnèrent  une  impulsion  à  Télevage 
des  moutons  mérinos,  ils  répandaient  les  meilleures  es- 
pèces de  blé,  etc.  Malheureusement  comme  ils  occupent 
des  espaces  non  interrompus,  aussi  vastes  qu'une  prin- 
cipauté allemande,  ils  sont  aujourd'hui  encore  isolés  des 
Ruâses  et  souvent  ne  savent  même  pas  notre  langue.  Les 
colons  riches  ont  en  outre  acquis  en  divers  endroits  des 
terrains  si  vastes  que  les  paysans  russes  s'en  trouvent 
L'tsés,  —  ce  qui  provoque  parfois  des  démonstrations 
hostiles  de  la  part  de  la  population  russe^  comme  cela 
eut  lieu  pendant  les  troubles  antisémitiques.  D'autre 
part,  des  faits  récents  indiqueraient  le  début  de  rapports 
plus  amicaux  entre  les  Russes  et  les  Allemands.  L'une 
des  meilleures  preuves  nous  en  est  donnée  par  la 
Sliinda,se(iie  répandue  dans  le  Midi,  quia  été  créée  par 
la  propagande  des  colons  allemands. 

Dans  tous  les  cas,  bien  que  l'on  continue  à  ne  pas  ai- 
mer les  Allemands  en  Russie,  il  n'existe  pas  pourtant 
de  question  allemande.  Au  contraire,  à  mesure  que  dé- 
croissentles  privilèges  des  Allemands  les  sentiments  des 
Russes  envers  eux  prennent  un  meilleur  cours. 

La  position  des  Juifs  est  bien  plus  anormale,  bien  plus 
dangereuse,  car  les  sentiments  des  populations  russes 
envers  eux  semblent  devenirplus hostiles  qu'auparavant . 

Près  de  la  pioitié  de  la  nation  juive  habite  la  Russie: 
presque  deux  millions  d'âmes,  et  trois  millions,  si  l'on 
y  comprend  la  population  de  la  Pologne.  Les  Juifs  ha- 
bitaient notre  territoire  depuis  les  temps  les  plus  re- 
culés. Il  y  a  dix  siècles,  il  existait  dans  le  Midi  de 
la  Russie  le  royaume  de  Khasars,  où  la  religion  juive 


PO  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

était  dominante.  Les  plus  anciennes  Vies  des  Saints 
mentionnent  les  Juifs  qui  habitaient  Kïev,  et  les  chro- 
niques relatives  à  Vladimir  le  Saint,  fondateur  du  chris- 
tianisme en  Russie,  parlent  des  missionnaires  juifs,  qui 
espéraient  faire  embrasser  leur  religion  au  grand-duc. 
Mais  la  masse  la  plus  considérable  n*éraigra  en  Russie 
que  lors  des  persécutions  que  les  Juifs  subirent  dans 
l'Europe  occidentale.  Cette  émigration  eut  lieu  quand 
tout  Touest  de  la  Russie  appartenait  à  la  Pologne.  Les 
rois  de  Pologne  observaient  la  même  politique  vis-à-vis 
des  Juifs  que  les  souverains  de  TEurope  du  moyen  âge. 
Us  les  considéraient  comme  un  article  de  rapport  et  dé- 
clarant très  franchement  que  le  râle  des  Juifs  con- 
sistait à  accumuler  de  Targent,  leur  donnaient  donc 
toute  possibilité  d'exploiter  le  peuple.  Nos  Israélites 
instruits,  qui  déplorent  plus  que  qui  ce  soit  le  triste 
rôle  de  leurs  coreligionnaires  en  Russie,  —  attribuent 
à  cette  législation  la  plus  grande  part  des  habitudes  de 
lucre  enracinées  dans  le  milieujuif.  Quoi  qu'il  en  soit,  les 
Juifs  ont  depuis  des  siècles  encouru  les  malédictions  de 
la  population  de  l'Ukraine.  Durant  leurs  révoltes  contre 
la  Pologne,  les  Petits  Russiens  massacraient  les  Juifs 
sans  quartier.  Ils  pendaient  à  côté  les  uns  des  autres  un 
Polonais,  un  Juifetun  chien  et  mettaient  une  inscription  : 
Polonais^  Juif,  chien  se  valent. 

Lorsque  la  Pologne  fut  subjuguée,  les  empereurs  de 
Russie,  où  il  était  depuis  les  temps  les  plus  reculés  dé- 
fendu aux  Juifs  de  vivre,  ne  leur  permirent  pas  d'y  pé- 
nétrer. Ils  ne  furent  autorisés  à  séjourner  que  dans  les 
anciens  domaines  de  la  Pologne  et  dans  le  territoire 
alors  désert,  qui  confinait  à  la  mer  Noire.  En  outre,  on 


LA  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    91 


leur  permet  d'habiter  le  Caucase,  où  ils  avaient  droit 
de  domicile,  avant ranneiion.  Ces  restrictions  relatives 
au  droit  de  domicile  des  Juifs  existent  pleinement  au- 
jourd'hui, bien  que  cette  règle  générale  ait  des  exceptions . 
Les  exceptions  en  ont  à  leur  tour,  et  en  somme  la  ques- 
tion du  droit  de  domicile  dépend  avant  tout  de  l'arbi- 
traire administratif.  Elle  est  donc  décidée  souvent  par 
les  pots  de  vin,  le  caprice,  le  hasard.  Des  milliers  de 
Juifs  habitent  pendant  des  années  Moscou  ;  puis,  un  beau 
jour,  on  leur  fait  la  chasse  :  la  police  les  expulse  et  les 
disperse  de  tous  côtés.  La  législation  d'Alexandre  III 
a  encore  amoindri  les  droits  des  Juifs.  Un  quantum 
de  leur  race  peut  seul  entrer,  à  cette  heure,  au  service 
de  l'Etat;  le  même  règlement  est  appliqué  aux  écoles. 
Ce  quantum  est  calculé  sur  le  nombre  des  Juifs  qui  ha- 
bitent la  Russie. 

Lalégislation  empêche  les  Juifs  de  se  confondre  à  la 
population  russe.  D'ailleurs,  les  Juifs  ont  été  forcés  pair 
leur  histoire  même  à  former  une  masse  compacte,  trop 
imbue  de  fanatisme  religieux  et  national,  et  plus  en  Rus- 
sie qu'elle  ne  Test  partout  ailleurs.  L'ancienne  hostilité 
bibUque  des  Israélites  pour  tout  ce  qui  n'était  pas  eux^ 
est  encore  vivace  chez  nos  Juifs  russes.  Ils  ont  un  lan- 
gage à  eux  :  une  espèce  de  vieux  dialecte  allemand  et 
parlent  très  mal  le  russe,  quand  ils  le  parlent.  Pour  la 
plupart  d'entre  eux,  un  Russe  est  un  goî  \  c'est-à-dire 
un  être  étranger,  auquel  ne  sont  pas  applicables  les  rè- 
gles de  la  morale  obligatoire  envers  les  membres  du 
peuple  élu  de  Dieu.  — A  leur  tour,  les  Russes  sont  en- 
core pleinsd'un  mépris  traditionnel  et  même  inconscient 

1.  Expression  juive. 


92  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

pour  les  Juifs.  Ces  tristes  relations  mutuelles  changent 
beaucoup  et  disparaissent  complètement  entre  Russes  et 
Juifs  instruits  ;  malheureusement  les  milieux  intelligents 
sont  trop  restreints  de  part  et  d'autre,  pour  que  leur 
exemple  puisse  influencer  d'une  manière  appréciable 
les  grandes  masses;  chez  celles-ci,  les  relations  mutuel- 
les empirent,  au  contraire,  par  suite  de  causes  écono- 
miques. 

Le  rôle  économique  du  Juif,  c'est  surtout  celui  d'in- 
termédiaire entre  le  producteur  et  le  consommateur.  Il 
est  commerçant,  commissionnaire,  courtier. 

Dans  le  gouvernement  de  Tchernigov,  22  ^/o  des  juifs 
sont  cabaretiers,  40  °/o  n'ont  nulle  occupation  définie, 
c'est-à-dire  s'occupent  de  toute  affaire  qui  leur  tombe 
sous  la  main  et  avec  laquelle  on  peut  gagner  quelque 
chose.  Dans  le  gouvernement  de  Kherson,  sur  le  nom- 
bre total  des  marchands  de  spiritueux,  96  Vo  sont  Juifs  ; 
sur  celui  des  cabaretiers,  77  Vo  et  sur  le  nombre  total  des 
marchands  de  blé  78  ®/o  *.  Mais  toutes  ces  professions 
de  cabaretiers,  marchands  de  blé,  ne  peuvent  mener  à 
la  fortune  sans  tromperie  et  sans  cruelle  exploitation 
des  paysans. 

Au  surplus,  les  Juifs  s'occupent  beaucoup  du  louage 
des  terres  aux  paysans.  La  possession  des  terres  par  les 
Juifs  et  leur  affermage  par  eux  est  assez  considérable  en 
Russie  :  ainsi  dans  le  gouvernement  de  Ekatérinoslav 
ils  possèdent  61,000  dôciatines  ;  dans  le  gouvernement 
de  la  Tauride  109,000,  dans  celui  de  Kherson  219,000. 
L'affermage  des  terres  par  les  Juifs  est  dans  le  gouver- 
nement de  Ekatérinoslav  de  58,000   déciatines,  dans 

1.  La  Parole  Libre,  n.  45. 


LA  RUSSIE  RUSSE    LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS    93 

celui  de  Kherson,  271,000,  etc.  Dans  certains  endroits, 
comme  dans  le  gouvernement  de  Poltava,  par  exemple, 
dans  les  derniers  temps,  les  Juifs  commençaient  à 
acheter  les  terres  par  lots  de  plus  en  plus  petits  et  cela 
permet  d'espérer  qu'une  certaine  tendance  à  la  culture 
directe  du  sol  se  dessine  parmi  eux.  Mais  en  gé- 
néral —  les  juifs  ne  possèdent  les  terres  que  pour  les 
affermer  aux  paysans,  nouvelle  occasion  deles  exploiter, 
de  se  rendre  odieux  aux  yeux  des  paysans. 

Cette  exploitation  prend  un  caractère  d'autant  plus 
aigu  que  la  population  juive,  tassée  par  le  pouvoir  dans 
16  gouvernements  de  la  Russie,  n'y  trouve  pas  de  res- 
sources suffisantes  pour  ses  besoins.  La  plupart  des  Juifs 
sont  indigents.  Dans  les  gouvernements  de  Kïev,  de 
Volynie  et  de  Podolie2  1/2  %  sont  officiellement  portés 
sur  les  registres  de  mendicité.  Les  autres  ne  mendient 
pas  et  volent  férocement  les  paysans.  Au  prix  de  toute 
sorte  de  canailleries,  ils  parviennent  à  gagner  un  misé- 
rable morceau  de  pain  et  se  voient  obligés  à  piller,  même 
s'ils  ne  le  voulaient  pas,  car  autrement  la  nourriture 
leur  manquerait.  * 

Ainsi,  la  question  Juive  en  Russie  est  des  plus  em- 
brouillées et  des  plus  difficiles  à  résoudre.  Seuls  les 
efforts  unis  des  Russes  et  des  Juifs  eux-mêmes  peuvent 
la  faire  sortir  de  cette  triste  situation  qui  a  eu  pour 
conséquences  les  affreux  troubles  antisémitiques.  Le  gou- 
vernement a  le  devoir  de  prendre  des  mesures  pour 
égaliser  les  droits  des  iuila  avec  ceux  des  Russes.  De 
]a  part  des  Juifs,  il  faut  exiger  avant  tout  qu'ils  cessent 
d'exister  en  tant  que  nation,  entièrement  isolée,  soli- 
daire et  hostile  au  reste  de  la  population.  Les  circons- 


94  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tances  elles-mêmes  travaillent  quelque  peu  dans  ce 
sens  ,  en  amenant  la  ruine  complète  de  la  majorité  des 
Juifs  et  en  les  convainquant  que  leurs  roitelets  — les  mil- 
lionnaires— ne  sont  vraiment  pas  aussi  solidaires  avec  le 
reste  des  Juifs  que  ceux-ci  ont  la  naïveté  de  le  croire  ! 
Cette  ruine  peut  aussi  obliger  les  Juifs  à  se  consacrer  de 
plus  en  plus  au  travail  productif.  Il  ne  faut  pas,  en 
effet,  considérer  la  masse  juive  comme  composée  ex- 
clusivement d'exploiteurs.  Dans  ce  même  gouverne- 
ment de  Tchernigov,  par  exemple,  13  Vp  des  Juifs  s'oc- 
cupent d'agriculture  ;  dans  les  gouvernements  de  Kiev, 
de  Volynie,  de  Poltava  sur  le  nombre  total  de  750,000 
Juifs  des  deux  sexes,  on  en  compte  160,000  artisans, 
cochers,  porteurs  d'eau.  Dans  les  villes  du  Sud,  les  Juifs 
s'occupent  souvent  du  travail  le  plus  pénible,  Je  charge- 
ment des  marchandises  de  transport.  Cette  masse  juive 
travailleuse  en  bas  et  les  Juifs  civilisés  en  haut  peuvent 
merveilleusement  détruire  les  divergences  d'intérêts  et 
les  haines  s'ils  savent  se  séparer  de  la  masse  des  JuifSs 
exploiteurs  et  si...  hélas  !  ils  trouvent  chez  nous  un  sou- 
tien moral  et  quelque  désir  de  rapprochement.  Et  cela 
aussi,  c'est  malheureusement  une  question. 

Les  troubles  antisémitiques  qui  ont  sévi  dans  le  Sud 
et  qui  maintenant  encore  ne  sont  pas  entièrement  apai- 
sés, ont  produit  sous  ce  rapport  une  action,  qu'il  n'est 
pas  aisé  de  comprendre  à  l'heure  actuelle.  Ils  ont  obligé, 
d'une  part,  les  Juifs  à  examiner  sérieusement  leur  si- 
tuation et  à  lui  chercher  une  issue.  11  en  est  résulté 
beaucoup  de  plans  romanesques  d'émigration  en  Pa- 
lestine ou  en  Amérique.  Pareille  issue  est  évidemment 
tout  à  fait  impossible  pour  une  population  évaluée  par 


Là  RUSSIE  RUSSE,  LES  ALLEMANDS  ET  LES  JUIFS  95 


millions^  mais  il  est  caractéristique  que  dans  ces  appels 
une  Toix  se  soit  toujours  fait  entendre  invitant  les  Juifs 
au  travail  de  production.  Là,  dans  la  lointaine  Palestine, 
ils  ne  seront  plus  des  exploiteurs,  mais  des  agriculteurs 
et  des  ouvriers,  à  l'exemple  de  leurs  pères.  On  entend 
cette  même  voix  dans  les  assemblées  des  émigrés  juifs 
à  Paris,  où  il  existe  une  société  ouvrière  îmxsq.  En  Rus- 
sie, il  s'est  formé  un  groupe  considérable  qui  se  donne 
pour  mission  de  réformer  la  nation  juive  :  des  sectes 
juives  apparaissent,  telles  que  les  juifs  spirituels,  sectes 
qui  sont  une  tentative  de  rapprochement  des  Juifs  avec 
les  chrétiens,  même  sur  le  terrain  religieux.  D'un  autre 
côté,  la  haine  des  Russes,  qui  s'est  manifestée  avec  tant 
de  férocité  pendant  les  troubles  antisémitiques,  semble 
avoir  écarté  de  notre  nation  les  Juifs  instruits.  Cet  oloi- 
gnement  saute  aux  yeux  dans  les  derniers  temps,  de 
même  que  le  redoublement  du  patriotisme  yiiU  s'il  est 
permis  d'employer  ce  mot  en  parlant  d'un  peuple  qui 
n*a  pas  de  patrie. 


Sans  prétendre  exposer  ici  aucunes  prévisions  sur 
la  solution  définitive  de  la  question  juive,  je  ferai  pour- 
tant la  remarque  que  la  période  de  la  politique  la  plus 
libérale  du  gouvernement  fut  chez  nous  le  temps  du 
plus  grand  rapprochement  des  Juifs  (du  moins  dans  les 
classes  supérieures)  avec  les  Russes.  On  peut  donc  es- 
pérer que  la  suppression  des  lois  sévères  qui  unissent 


96  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


forcément  les  Juifs  en  une  masse  cormpacte  et  privée 
de  tout  droit  aura  une  influence  favorable  sur  la  solu- 
tion de  la  question  juive  chez  nous,  comme  elle  Ta 
eue  en  Europe. 

Quand  donc  viendra  le  temps  de  l'abrogation  de  ces 
sévérités  ?  Jusqu'à  présent  le  gouvernement  d'Alexan- 
dre III  ne  fait  que  les  accroître. 


r 


LIVRE  TROISIÈME 


LES  CLASSES  SOCIALES  EN  RUSSIE 
LE  PEUPLE 


1 


LES  CLASSES  SOCIALES  EN  RUSSIE  -  LE  PEUPLE 

I.  —  Les  inyasions  tartares  ont  coupé  court  au  développement  des 
germes  d'aristocratie  foncière  et  de  la  classe  commerciale.  — 
Le  village  ancien  en  Bussie.—  Le  mir  primitif.  —  Importance 
prépondérante  de  la  classe  populaire.  —  Son  action  indirecte 
sur  le  pouvoir.  —  A  ses  yeux,  le  servage  ne  fut  qu*une institution 
passagère.  —  Il  la  rattacha  davantage  au  mir,  seul  asile  de  la 
liberté. 

n.  —  Ce  qu'est  le  mir,  —  Village  russe  :  Yizba,  la  dvcr.  —  L'os- 
mak.  -—  Organisation  du  travail.  —  Administration  du  mir. 
-—  Les  Assemblées.  —  Les  droits  des  femmes.  —  Le  contrôle 
administratif.  —  Partage  des  terres.  —  Travail  en  commun.  — 
Pourquoi  les  partages  avaient  «essé  ?  —  Leur  reprise. 

III.  —  Origine  historique  du  mir.  —  M.  Lerojr-Beauiieu  et  Técole 
de  M.  Tchitchérine.  —  Pas  de  connexite  entre  le  mir  et  le 
servage.  —  Mouvements  respectifs  de  la  propriété  individuelle 
et  de  la  propriété  en  commun.  —  Le  régime  ichetvertnoî.  — 
Transition  au  régin.e  du  mir.  —-  Obstacles  de  la  législation 
d'Alexandre  II.  —  Progrès  du  mir.  —  Esprit  de  solidarité  du 
peuple  russe.  —  Associations  ouvrières. 

IV.  —  Le  mir  contraste  avec  le  système  politique  du  pays.  — 
Naïveté  des  idées  populaires.  —  Elles  confondent  les  effets 
des  phénomènes  physiques  et  ceux  des  phénomènes  politiques. 

—  Exemples  tirés  des  observations  des  voyageurs  et  des  tra* 
di lions  populaires.  ->La  croyance  aux  sorciers.  —  La  légende 
de  TEmancipalion.  —  Mépris  de  la  dignité  humaine.  —  La 
grande  famille  ancienne. 

V.  —  Le  peuple  prend  part  au  mouvement  moral.  —  Le  schisme. 

—  Ses  causes  et  ses  effets.  —  Les  sectaires.  —  Leur  rôle 
dans  la  Russie  actuelle.  —  L'action  de  TEurope.  —  La  classe 
instruite  se  rapproche  du  peuple.  ~  Ministère  Tolstoï  :  Les 
écoles  en  Russie.  —  Les  olkhojie  promysiy,  —  Leur  impor- 
tance dans  la  vieVu  peuple  russe.  —  Disparition  de  la  famille 
ancienne.  —  Partages  familiaux. 


LES  CLASSES  SOCIALES  EN  RUSSIE 
LE  PEUPLE 


DansTancienne  Russie,  il  existait  certaines  conditions 
favorables  au  développement  d'une  aristocratie  foncière 
et  d'un  ordre  des  industriels  et  des  marchands. 

Dès  le  XIII®  siècle,  cependant,  les  choses  prennent 
une  autre  tournure.  Les  Tartares  d'un  côté,  les  Alle- 
mands de  l'autre,  forcent  la  Russie  à  entrer  dans  une 
sorte  de  cul-de-sac,  la  séparent  du  monde  entier  K  Le 
commerce  et  l'industrie  tombent  dans  un  marasme  com- 
plet. Le  pénible  travail  de  l'agriculteur-pionnier   de- 

1.  Pendant  300  ans,  à  partir  de  i224,  la  Russie  subit  vingt-qua- 
tre invasions  tartares,  sans  compter  les  petites  incursions  chro- 
Dîqnes  de  ces  barbares.  Nous  ne  pouvons  insister  ici  sur  les  con- 
ditions ruineuses  dans  lesquelles  fut  placé  tout  commerce  russe 
grâce  aux  privilèges  accordés  aux  Tartares  :  nos  cbasseurs,  par 
exemple,  étaient  obligés  de  leur  céder,  au  cas  où  ils  Texigeraienf, 
jusqu'à  leur  matériel  de  cbasse.  La  dépréciation  excessive  des  mé- 
taux est  un  signe  frappant  du  dépérissement  du  commerce.  La 
^ma  russe,  qui  yalait  au  xi»  siècle  48  drflfcbmes,  tombe  vers  la 
moitié  du  xii«  à  40  drachmes,  à  là  fin  de  ce  siècle  à  24  et  au  com- 
mencement du  xiu«  à  14.  Cette  affreuse  crise  économique  est  anté- 
rieure à  la  conquête  définitive  tartare.  (Klioctcbevskt,  Le  conseil 
det  boyards  de  V ancienne  Russie,  p.  99.) 


100  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

vient  le  sort  de  tout  le  pays  et  ne  donne  plus  à  tous  que 
des  moyens  d'existence  également  modiques.  En  dehors 
du  brigandage,  il  n'y  a  aucune  facilité  de  s'enrichir  et, 
dès  lors,  les  hautes  classes  ne  naissent  et  se  développent 
que  très  difficilement.  Le  sentiment  de  l'égalité  grandit 
peu  à  peu  sous  l'influence  de  cette  égalité  de  fait.  Et 
en  même  temps,  la  lutte  A*uelle  avec  la  nature  et  avec 
les  nations  ennemies  force  à  se  serrer  les  uns  contre  les 
autres  et  impose  Tunité. 

Voilà  à  quelle  école  sociale  et  économique  se  forme 
Je  caractère  du  peuple  russe. 

Imaginez-vous  l'existence  d'un  petit  village  de  pion- 
niers russes  situé  quelque  part  près  de  Simbirsk,  il  n'y 
a  que  deux  siècles.  Devant  le  village,  et  derrière  le 
Volga,  s'étendent  des  steppes  sans  limites  d'où  vien- 
nent s'abattre,  comme  des  faucons  rapaces,  des  nuées 
de  sauvages  Nogaïs  ;  tout  autour,  des  forêts  épaisses 
remplies  de  bêtes  fauves  et  de  tchérémisses  rebelles. 
Un  marécage  impraticable  sépare  le  village  du  fortin  du 
tzar  qui  est,  en  cas  d'attaque,  le  seul  refuge  des  habi- 
tants  En  hiver,  le  marécage  se  couvre  d'un  pont  de 

glace  ;  en  revanche,  le  froid  atteint  40^  ;  les  bourans  de 
Sibérie  (tempêtes)  amoncellent  des  montagnes  de  neige 
capables  d'engloutir  des  villages  entiers...  Est-il  alors 
commode  de  vivre  séparés,  par  familles  par  fermes?  NV 
t-on  pas  chaque  jour  besoin  de  l'aide  de  son  voisin 
pour  se  défendre  contre  les  Nogaïs,  pour  abattre  les  ar- 
bres jde  la  forêt,  pour  en  défricher  des  quartiers  afin  de 
les  mettre  en  culture,  pour  ne  pas  périr  de  faim  si  le 
champ  n'a  rien  rendu,  —  car  il  n'y  a  aucun  endroit  où 
l'on  puisse  flcAe/er  du  pain,  —  pour  entretenir  dans  un 


LE  PEUPLE  101 


état  passable  le  chemin  qui  mène  au  fortin  du  tsar,  uni- 
que refuge  dans  les  cas  de  danger  ? 

L'homme  est,  par  nature,  un  animal  sociable  :  il 
tend  à  se  lier  avec  ses  semblables  ;  mais  cet  instinct 
naturel  s'accentue  encore  plus  dans  de  pareilles  cir- 
constances. Il  s'affermit  de  toute  la  force  des  calculs 
utilitaires.  La  masse  du  peuple  naissait  donc,  vivait  et 
mourait  dans  des  conditions  qui  développaient  en  elle 
un  respect  religieux  envers  le  mir.  En  dehors  de  lui  la 
vie  semblait  impossible. 

Les  anciens  villages  russes  n'étaient  généralement 
pas  grands  :  2,  3,  4  dvors  (cours)  ^  :  les  parcelles  de 
terre  cultivables,  disséminées  çà  et  là  dans  les  forêts  et 
les  marécages,  obligeaient  à  ne  former  que  de  petits 
villages.  Mais  ces  villages,  malgré  la  distance  qui  les 
séparait,  vivaient  dans  une  continuelle  alliance  et  dans 
des  rapports  constants.  Un  mir  occupait,  par  exemple, 
une  circonscription  territoriale  de  300  verstes  (320  kml. 
Ici  la  commune,  au  sens  actuel  du  mot,  n'existait  pas 
encore.  Seules  les  terres  vierges  étaient  un  bien  com- 
munal. Les  terres  cultivées  appartenaient  aux  familles 
ou  bien  à  de  petites  communes  patriarcales  ;  mais  le 
sentiment  de  solidarité  que  développait  la  vie  dans  le 
mir  préparait  peu  à  peu  les  esprits  à  la  possession  com- 
munale de  la  terre. 

Les  spéculations  intellectuelles  du  paysan  devaient 
évidemment  être  dirigées  vers  la  recherche  de  la  meil- 

1.  Le  dvor^  cour,  est  Tanité  économique  :  elle  contient  une  ou 
plusieurs  maisons  et  un  ou  plusieurs  couples  mariés  s'y  logent. 
Le  dvor  n*a  qu'une  haie  et  qu'une  porte  communes  à  ses  habi- 
tants. 


102  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

leure  organisation  du  mir.  La  nécessité  de  la  commune 
obligeait  chacun  à  penser  à  son  organisation  la  plus  par- 
faite, d^autant  que  la  masse  populaire  ne  pouvait  comp- 
ter pour  s'organiser  que  sur  ses  propres  forces,  car  il 
n'y  avait  pas  dans  le  village  de  maître  qui  fût  capable 
d'assumer  quelque  responsabilité.  Le  maître  —  dans 
les  cas  où  il  existait  —  servait  le  tzar  et  bornait  ses  re- 
Jations  avec  le  village  à  des  prestations  aussi  abondan- 
tes que  possible. 

En  s'habituant  ainsi  à  se  gouverner  lui-même^  le 
peuple  se  formait  dans  son  milieu,  sous  Tempire  d!une 
complète  égalité  et  transportait  ensuite  peu  à  peu  l'i- 
dée de  l'égalité,  des  droits  de  chacun  dans  les  rapports 
économiques.  Le  développement  de  la  pensée  dans  ce 
sens  était  inévitable.  Au  fond,  l'idée  que  tous  sont 
égaux,  que  les  institutions  sociales  n'existent  que  pour 
le  bien  de  la  société  et,,  enfin,  que  la  société  a  lobliga- 
tion  d'assurer  à  l'individu  le  travail  —  n'est  que  la  con- 
séquence naturelle  et  logique  de  l'idée  même  de  la  so- 
ciété. Ces  simples  conséquences  ne  viennent  pas  seu- 
lement à  l'esprit,  là  où  le  développement  des  classes 
trouble  la  marche  régulière  de  la  pensée  humaine.  Le 
peuple  russe,  malgré  toute  son  ignorance,  grandit  dans 
des  circonstances  où  ii  n'existait  presque  pas  de  classes; 
aussi  ne  put  il  manquer  de  déduire  que  deux  et  deux 
font  quatre.  Plus  tard,  quand  le  caractère  du  peuple  fut 
déjà  formé  et  que  la  masse  populaire  s'organisa  dans 
son  mir,  ce  fut  déjà  un  gros  obstacle  à  l'éclosion  des 
classes  privilégiées,  qui  subsista  alors  même  que  tout 
le  reste  favorisait  cette  éclosion. 

Les  dispositions  et  les  tendances  des  masses  popu- 


LE  PEUF^LB  103 


laires  pesèrent  comme  une  lourde  pierre  sur  ]e  déve- 
loppement de  la  noblesse  et  rendirent  sa  chute  plus  fa- 
cile qu'on  ne  pouvait  imaginer.  Aujourd'hui  elles  nui- 
sent beaucoup  au  développement  de  la  bourgeoisie  et 
très  probablement  la  feront  échouer  à  son  tour  comme 
la  noblesse.  D'autre  part,  elles  ont  créé  l'absolutisme 
rosse,  ou  plus  exactement  elles  ont  rendu  possible  son 
éclosion  triomphale  en  une  institution  d'un  arbitraire 
illimité  et  souvent  même  —  ce  qui  est  plus  curieux  — 
dirigé  contre  les  intérêts  du  peuple. 

Ainsi  l'importance  des  masses  populaires  est  très 
grave.  Que  le  peuple  parle  ou  qu'il  se  taise,  qu'il 
agisse  ou  qu'il  se  blottisse  dans  ses  champs  de  blé  — 
tout  ce  qui  est  dans  le  pays  se  règle  involontairement 
sur  lui.  La  haute  politique  du  gouvernement,  le  dé- 
veloppement et  la  décadence  des  classes  privilégiées,  le 
travail  de  la  pensée  des  classes  instruites  —  tout  cela, 
et  mille  autres  choses,  porte  le  cachet  de  l'inQuence 
des  paysans,  sans  qu'ils  connaissent  leur  influence, 
sans  que  bien  des  fois  ceux  mômes  qui  la  subissent  con- 
naissent la  vraie  cause  de  leurs  destinées.  Le  paysan 
agit  sur  eux  comme  agit  la  nature,  comme  agit  le  mi- 
lieu qui  prédétermine  nos  actions  indépendamment  de 
1  niteïligence  que  nous  avons  ou  que  nous  n'avons  pas 
de  leurs  causes. 

En  conséquence,  Tétude  du  caractère  et  des  institu- 
tions du  peuple  présente  en  Russie  uq  plus  haut  inté- 
rêt que  partout  ailleurs.  Cette  étude  nous  explique  à  la 
fois  le  passé  et  le  présent  du  pays  et  jette  des  lumières 
sur  son  avenir.  Jusqu'à  présent,  en  effet,  l'influence 
des  masses  populaires  sur  la  politique  ne  se  manifes- 


10^  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tait  que  par  contre-coup.  Aujourd'hui  l'esprit  du  peu- 
ple se  développe,  devient  capable  de  vastes  conceptions 
politiques.  Une  heure  arrivera,  où  les  masses  diront  plus 
clairement  leur  mot.  Je  ne  veux  pas  jouer  au  prophète, 
mais  il  est  évident  que  le  peuple  tentera  de  reproduire 
dans  les  institutions  gouvernementales  quelque  chose 
de  ce  qu'il  crée  chez  lui. 

Regardons  donc  le  peuple  vivre  chez  lui,  dans  ses 
villages  ;  voyons  ce  qu'il  crée,  lorsqu'il  crée  conformé- 
ment à  ses  goûts  et  à  ses  tendances. 

J'ai  déjà  marqué  les  tendances  à  l'égalité  et  le  sen- 
timent de  sociabilité  qui  sautent  aux  yeux  de  l'obser- 
vateur du  peuple  russe.  C'est  surtout  chez  les  Grands 
Russiens  que  ces  traits  sont  le  plus  prononcés,  mais  ils 
sont  très  nets  aussi  chez  les  autres  races  russes.  Pour 
un  Russe,  le  respect  profond  de  l'ouvrier  anglais  pour  le 
gentleman  est  un  sentiment  presque  incompréhensi- 
ble. Aux  temps  de  l'indépendance  delà  Pologne,  quand 
le  gouvernement  polonais  octroyait  à  certains  Cosaques 
des  titres  de  noblesse,  ces  nouveaux  privilégiés  échan- 
geaient des  sourires,  se  demandaient  l'un  à  l'autre  :  — 
Eh  bien,  frère,  dis-moi,  l'ombre  de  mon  corps  est-elle 
devenue  plus  longue  à  présent? 

Le  servage  même  ne  pouvait  détruire  chez  le  peuple 
ce  sentiment  d'égalité  démocratique.  Sans  doute,  cette 
période  de  rudes  épreuves,  qui  pesèrent  surtout  sur  le 
paysan  grand  russien,  ne  pouvait  rester  sans  influence 
sur  son  caractère,  mais  malgré  tout,  notre  paysan  n'est 
pas  devenu  esclave,  (l'esclavage  existait  dans  la  Russie 
ancienne,  il  fut  absorbé  par  le  servage). 

En  dépit  des  tendances  esclavagistes  de  la  noblesse, 


r 


LE  PEUPLE  103 

en  dépit  de  Tappui  que  le  gouvernemenl  donnait  à  ces 
tendances,  —  notre  servage  n'a  jamais  pu  se  transfor- 
mer en  esclavage  pur. 

Le  pomiechtchik  (gentilhomme  possédant  des  serfs) 
n*eut  jamais  de  droit  sur  la  vie  de  son  sujet  :  aux  termes 
de  la  loi,  un  maître  cruel  était  lui-même  soumis  à  la  tu- 
telle de  Tadministration.  Les  serfs  jouissaient  des  droits- 
de  propriété  et  pouvaient  jadis  à  leur  tour  posséder  des 
serfs.  La  loi  reconnaissait  que  si  le  maître  des  paysans 
ne  pouvait  leur  fournir  4  déciatines  et  demi  de  terre,  les 
paysans  avaient  le  droit  de  demander  que  le  gouverne- 
ment les  fit  passer  au  nombre  des  paysans  de  TEtat  ^ 
Il  est  vrai  qu'en  même  temps  les  paysans  n'avaient  le 
droit  de  porter  aucune  plainte,  aucune  réclamation 
eontre  leur  maître 

Ainsi  notre  servage  jusqu'à  sa  fin  demeure  plutôt  un 
abus  colossal  de  la  noblesse  et  du  gouvernement,  qu'un 
ordre  social  bien  établi. 

C'était  justement  là  aussi  le  point  de  vue  des  paysans 
eux-mêmes.  Les  paysans  furent  toujours  convaincus 
que  le  servage  était  une  institution  passagère.  Les 
paysans  obéissaient  aux  nobles,  non  comme  à  des  sei- 
gneurs mais  comme  &  des  serviteurs  du  tzar  qui  est  un 
représentant  du  peuple.  L'idée  du  peuple  sur  le  servage 
était  la  suivante  :  le  tzar,  ayant  besoin  des  services  de 
ses  employés  [sloujiloîe'  soslovïe),  les  récompensait  par 
le  travail  des  paysans.  A  leur  avis,  le  tzar  avait  égale- 

1.  GeUe  loi  ne  fut  jamais  abrogée;  on  l'omit  tout  simplement 
dans  la  deuxième  édition  du  Svod  Zakonov  (code  civil).  Les*  abus 
de  cette  sorte  ne  sont  pas  rares  dans  la  législation  russe.  Gela  s'ap- 
pelle changer  une  loi  d'une  manière  codificalive.  Il  serait  plus  exact 
de  dire  à  la  manière  d'un  correcteur  typographe. 


106  LA  RUSSIE  POLITIQUE  RT  SOCIALE 

ment  le  droit  de  faire  d'un  paysan  un  noble  ou  d*un 
noble  un  serf,  selon  Texigence  du  bien  public.  En 
même  temps,  le  peuple  continuait  obstinément  à  croire 
que  les  terres  de  la  noblesse  appartiennent  &  ceux  qui 
les  labourent  K  Bref,  Tesprit  du  peuple  n'était  pas 
abattu.  Il  n'a  jamais  reconnu  la  légalité  du  principe 
.d'esclavage  soutenu  par  les  tsars  et  par  la  noblesse. 
Néanmoins  il  était  soumis  &  l'arbitraire  cruel  de  ses 
maîtres. 

C'était  là  une  source  de  corruption.  Le  sentiment  de 
la  liberté  devenait  encore  plus  terne  :  le  sentiment  de  la 
dignité  humaine  encore  moins  sensible.  S'affaiblissant 
sous  le  joug  du  travail  étemel,  le  paysan  n'avait  pas  les 
moyens  de  développer  son  esprit,  D'autre  part,  —  le 
joug  môme  de  l'esclavage  commun  donnait  aux  paysans 
de  nouvelles  raisons  de  serrer  leurs  rangs,  les  rattachait 
d'un  lien  plus  cordial  à  leur  mir^  la  seule  institution 
où  ils  se  voyaient  des  hommes,  où  leurs  droits  étaient 
reconnus  et  où  ils  trouvaient  enfin  un  appui  moral  et 
matériel,  et  même  quelque  protection  contre  l'arbitraire 
du  maître.  L'histoire  du  servage  nous  rapporte  des  mi- 
racles d'abnégation  des  paysans  pour  le  bien  du  mir. 
Souffrir  pour  le  mir  —  cette  expression  resta  classi- 
que —  devint  une  formule  de  martyre  et  d'héroïsme. 
Ainsi  le  paysan  russe  sort  du  servage  avec  les  mêmes 
qualités  de  caractère  avec  lesquelles  il  y  entre,  mais 

1.  Conformément  à  ce  point  de  yue,  l'imposteur  Pougatchev  — 
qui  se  prétendait  l'Empereur  Pierre  III  —  déclarait  qu'après  avoir 
reconquis  le  trône  de  ses  ancêtres,  il  rendrait  toutes  les  terres  aux 
paysans  et  récompenserait  désormais  les  nobles  par  des  appointe- 
ment-i. 


LE  PEUPLE  i07 


avec  ces  qualités  pour  ainsi  dire  encore  plus  pronon- 
cées. 


II 


Qu'est-ce  donc  que  le  mir  paysan  ? 

Le  772t>,  c'est  une  commune  qui  a  pour  lien  l'unité  de 
l'autonomie  et  de  la  possession  des  terres. 

Le  m/r,  c'est  parfois  un  seul  village.  En  ce  cas,  l'ad- 
ministration économique  s'adapte  exactement  sur  l'ad- 
ministration civile.  Il  arrive  aussi  qu'un  grand  village 
est  divisé  en  plusieurs  communes  rurales.  Alors  cha- 
cune des  communes  a  son  administration  économique 
spéciale,  tandis  que  l'administration  civile  et  policière 
est  commune  pour  toutes.  Parfois  enfin  plusieurs  vil- 
lages ne  font  qu'un  mir.  Ainsi  les  proportions  du  mir 
varient  de  tingt  ou  trente  à  quelques  milliers  de  dvors. 

Il  n'est  pas  bien  joli,  le  village  russe  !  Un  village  de 
dimensions  moyennes  est  ordinairement  coupé  par  une 
longue  rue  ^  Elle  est  aussi  large  que  les  boulevards 
de  Paris,  mais  elle  n'est  pas  pavée.  Ravinée  en  tous  sens 
parles  eaux  delà  fonte  des  neiges,  elle  est  toute  creusée 
de  flaques  de  boue  et  çà  et  là  l'herbe  la  couvre.  De  part 
et  d'autre  de  la  rue  s'espacent  les  maisons  de  bois  cou- 
vertes de  chaume.  Dans  les  provinces  du  Nord,  où  il 
y  a  beaucoup  de  forêts,  ces  izbas  sont  parfois  très 
grandes  :  elles  ont  rez-de-chaussée  et  étage. 

i.  Je  prends  pour  type  le  yiUage  grand  russien. 


108  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Dans  lesp  rovinces  du  Sud,  la  khata  ukrainienne  est 
construite  ordinairement  de  branches  entrelacées,  en- 
duites de  terre  glaise  et  blanchies  avec  de  la  craie.  Par- 
fois la  khata  est  en  bois.  En  tous  cas,  le  village  ukrai- 
nien est  très  coquet.  Les  khatas  sont  gaies,  proprettes, 
brillantes  de  craie,  embellies  par  des  jardins  et  des 
rideaux  de  fleurs.  Un  village  grand  russien  n*a  point  de 
couleurs.  Les  poutres  des  126^5  sont  grisâtres:  la  paille 
des  toits  est  devenue  noire.  Pas  d'arbres  ;  pas  de  fleurs. 
Le  village  est  sale  :  il  est  tout  enfumé,  d'autant  plus 
qu'on  trouve  parfois  encore  ce  qu'on  appelle  des  koiir- 
naïas  izbas,  c'est-à-dire  des  izbas  qui  n'ont  pas  de  che- 
minées et  qu'on  chauffe  d'une  manière  tout  à  fait  pri- 
mitive. On  allume  le  bois  au  milieu  de  la  chambre  :  de 
la  sorte  la  chaleur  et  la  fumée  restent  à  l'intérieur. 
Quand  on  a  bien  chauffé  la  chambre,  on  ouvre  la  porte 
pour  laisser  sortir  la  fumée.  On  comprend  qu'avec  ce  sys- 
tème de  chauffage  toutes  les  murailles  deviennent  bien 
vite  noires  comme  les  bords  d'un  tuyau  de  cheminée. 

La  façade  des  tzbas  donne  sur  la  rue.  Derrière  elles, 
se  trouve  une  large  cour  avec  les  locaux  de  service  : 
c'est  un  monceau  de  paille  et  de  bois.  Souvent  les  co- 
chons de  lait  et  les  veaux  vivent  dans  les  izbas  côte  à 
côte  avec  les  hommes.  Derrière  les  cours  sont  situés 
les  potagers  et  les  petits  champs  de  chanvre.  Si  le  vil- 
lage est  un  gros  bourg,  il  a  plusieurs  rues  (3  ou  4)  qui 
rayonnent  d'une  place  centrale,  où  se  trouve  ordinaire- 
ment une  église. 

Le  grand  village  petit  russien  est  beaucoup  moins  ré- 
gulier :  il  présente  un  labyrinthe  de  rues  et  de  ruelles 
comme  un  village  français.  Ici  la  différence  du  système 


LE  PEUPLE  109 


économique  se  manifeste  déjà.  Chez  les  Grands  Rus- 
siens  le  mir  tend  à  régulariser  même  la  distribution 
des  terres  qu'occupent  les  maisons  ;  le  mir  a  le  droit  de 
faire  changer  de  place  les  dvors  et  le  fait  toujours  d'après 
un  plan.  Chez  les  Petits  Russiens,  les  khatas  s'amoncel- 
lent, se  collent  dans  le  désordre  pittoresque  créé  par  le 
hasard  séculaire  de  l'héritage,  de  la  vente  et  de  l'achat.  * 

S'il  n'est  pas  bien  beau,  le  village  grand  russien  est 
plein  de  vie.  Les  hommes  n'y  sont  pas  liés  entre  eux 
mécaniquement,  parce  qu'ils  sont  domiciliés  dans  le 
même  endroit  géographique.  Ils  sont  entrelacés  de  mille 
relations,  de  mille  engagements,  de  mille  intérêts 
communs.  Ussontliés  par  lapropriétéen  commun  \ par- 
fois par  le  travail  en  commun.  En  principe,  les  terres 
mêmes  occupées  par  les  maisons  sont  propriétés 
communales  ^ 

Outre  les  terres,  les  communes  possèdent  aussi  des 
prppriétés  d'un  autre  genre  :  lac  poissonneux,  moulins 
communaux,  troupeau  communal  pour  l'amélioration 
des  races  bovine  et  chevaline  ;  enfin  magasins  de  provi- 
sions destinés  à  drstribuer  aux  paysans  des  semences 
pour  leurs  champs  ou  des  aliments  pour  leurs  familles. 
D  faut  distribuer  la  jouissance  de  toutes  ces  propriétés 
entre  les  membres  delà  commune,  la  distribuer  régu- 
lièrement, la  distribuer  également  et  équitablement. 
Puis,  ce  qui  est  très  justement  partagé  aujourd'hui  ne  le 
sera  plus  justement  dans  cinq  ou  six  années,  parce  que, 

1.  Les  paysans  grands  russiens  jouissent  parfois,  outre  les  terres 
communales,  de  parcelles  de  terre  en  propriété  privée.  Mais  cette 
propriété  personnelle  est  insignifiante. 

2.  On  les  partage  parfois  contrairement  à  la  loi. 


no  LA  RUSSIE  POIITIQUE  ET  SOCIALE 

dans  quelques  familles,  le  nombre  des  membres  se  sera 
accru,  et  dans  d'autres  diminué.  Il  faudra  donc  tout 
distribuer  à  nouveau  pour  égaliser  lès  parts.  Très  long- 
temps on  pourra  réaliser  cette  égalisation  au  moyen  de 
partages  partiels,  par  l'échange  des  lots  de  terre  entre 
,les  divers  intéressés  sans  déranger  tout  le  monde  par 
un  partage  générah  Les  membres  des  osmaks  échangent 
surtout  entre  eux  leurs  lots  de  terre. 

Le  lecteur  ne  sait  pas  encore  ce  que  c'est  que  Vos- 
mak. 

Le  mir  russe  n'est  pas  une  unité  élémentaire.  Il  se 
compose  de  plusieurs  cellules  primordiales,  de  petits 
cercles  qui  se  forment  en  toute  liberté.  Le  mir  de- 
mande seulement  que  ces  cercles  {osmaks)  soient  égaux 
par  leur  force  de  travail  K  Cette  con.dition  remplie,  je 
suis  libre  de  choisir  mes  compagnons  selon  mes  amitiés 
ou  mes  calculs.  Quand  le  village  a  quelques  travaux  à 
exécuter,  quelques  propriétés  à  distribuer,  l'adminislFa- 
tion  ou  l'assemblée  de  la  commune  se  préoccupent  le 
plus  souvent  non  des  individus  mai§  de  Vosmak.  Sup-- 
posons  qu'il  y  ait  dans  le  village  trois  osmaks  et  qu'il 
faille  envoyer  six  ouvriers  pour  la  réparation  des  che- 
mins. Le  maire  du  mir  {selskî  starosta)  fait  savoir 
dMXosmaks  qu'ils  doivent  envoyer  chacun  deux  ou- 
vriers. Mais  ces  deux  ouvriers,  c'est  à  Vosmuk  de  les 
choisir  parmi  ses  membres.  Il  peut  arriver,  par  exemple, 
que  je  consacre  toute  mon  année  à  ces  travaux  obliga- 

1.  Ces  petits  cercles  portent  dans  les  différentes  provinces  dea 
dénominations  différentes.  J'emploie  la  dénomination  moscovite. 
Bien  entendu,  il  n'existe  pas  de  divisions  analogues  dans  les  petites 
communes. 


LE  PEUPLE  IM 

toires,  tandis  que  mes  compagnons  de  Vosmak  me  ré-  < 
compensent  parleur  travail  sur  mes  champs  de  blé,  ou 
me  remboursent  même  mon  temps  en  argent  comptant. 
Cela  dépend  de  nos  arrangements  privés  et  amiables  : 
Tadministration  ou  l'assemblée  communale  n'ont  rien 
à  y  voir.  En  partageant  les  terres,  l'assemblée  commu- 
nale *  tâche  donc  de  les  distribuer  également  entre  les 
osmaks;  puis  les  membres  de  chaque  osmak  parta- 
gent entre  eux  leur  lot  commun  et  en  font  de  petits  lots 
destinés  à  chaque  famille. 

Cette  organisation  donne  à  tous  les  actes  du  mir  un 
ordre  et  une  discipline  presque  militaires  ;  en  même 
temps  elle  garantit  très  bien  l'indépendance  de  chaque 
famille. 

Chaque  village  a  une  administration  :  elle  est  repré- 
sentée par  un  maire  {seiskï  starosta)  choisi  parle  mt>  -. 
Mais  cet  administrateur  n'a  de  compétence  que  dans 
les  affaires  résolues  en  principe  paT  l'assemblée  com- 
munale. Le  starosta  n'a  pas  le  droit  d'établir  des  mesu- 
res de  quelque  importance.  Ces  questions  (partage  des 
terres,  nouvel  impôt,  bail  des  biens  communaux,  etc.) 
ne  sont  jugées  et  décidées  que  par  l'assemblée  du  mir. 

Tous  les  paysans  habitant  dans  le  village  se  rendent 
à  ra;5semblée,  même  les  femmes.  Si  la  femme  est  chef 

1.  Skhod, 

8.  Un  certain  nombre  de  communes  Tillageoises  font  une  volost 
(eerde),  en  tête  de  Tadministration  de  laquelle  se  trouve  le  voloslnol 
Harchina  (chef  de' volost),  choisi  par  rassemblée  de  la  volost.  H  y  a 
aussi  des  juges  de  paysans  choisis  de  la  même  manière.  Ainsi  Tau- 
tonomie  des  paysans  est  en  droit  très  large,  mais  de  fado  cette  au- 
tonomie est  littéralement  écrasée  sous  le  poids  de  la  police  et  de 
Tadministration  impériales. 


\\2  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

*  de  famille,  par  suite,  par  exemple,  de  la  mort  de  son 
mari,  elle  jouira  à  rassemblée  du  droit  de  vote.  Les 
paysans  donnent  aux  femmes  beaucoup  plus  de  droits 
que  la  loi  de  TEtat  ne  leur  en  accorde.  Ainsi  il  arrive 
que  la  femme  devient  un  maire  de  mir^  —  ce  qui  est 
au  point  de  vue  de  la  loi  un  véritable  non  sens.  Par- 
fois toute  rassemblée  du  village  n*est  composée  que  de 
femmes,  et  cette  assemblée  décide  le  partage  général 
des  terres  *.  Il  en  arrive  ainsi  quand  les  pères  de  fa- 
mille croient  plus  lucratif  de  s'en  aller  au  dehors  pour 
quelque  travail  et  laissent  les  travaux  des  champs  aux 
plus  jeunes  membres  de  la  famille  et  à  des  ouvriers. 
Les  droits  des  paysannes  ne  sont,  d'ailleurs,  pas  bien  dé- 
finis. L'idée  des  paysans  est  que  la  femme,  si  elle  est 
indépendante  —  c'est-à-dire  si  elle  n'est  soumise  ni  à 
un  père  ni  à  un  mari,  —  a  les  mêmes  droits  que  les 
hommes.  La  loi  de  l'Etat,  au  contraire,  accorde  aux 
femmes  aussi  peu  de  droits  que  les  législations  du 
reste  de  l'Europe.  De  là  il  résulte  que  les  droits  des 
villageoises  sont  indécis  et  flottants.  De  nos  jours  elles 
s*ém€utent,  selon  l'expression  des  paysans,  elles  se  ré- 
voltent contre  l'arbitraire  du  mari  ;  elles  sont  déjà  par- 
venues partout  à  faire  leur  propriété  personnelle  des 
fruits  de  leur  travail  (filage,  etc.).  Souvent' les  femmes 
demandent  des  lots  de  terre  pour  elles  aussi,  et  parfois 
elles  les  obtiennent.  Dans  certains  endroits,  les  assem- 
blées communales,  en  distribuant  les  terres,  prennent 
en  considération  les  filles  comme  les  garçons  ^.  Il  n'est 

1,  Oblov.  Des  formes  de  iatenure  du  sol  par  le  paysan  dans  le  gou- 
vermment  de  Moscou,  p.  35. 

2.  M.  KharizomenoY,  dans  la  Gazette  rus^e,  1884,  n.  119. 


LE  PEUPLE  il3 

pas  sans  intérêt  d'observer  que  le  célibat,  gardé  afin 
de  conserver  leur  indépendance,  est  devenu  un  cas  fré- 
quent chez  les  paysannes. 

Revenons  aux  assemblée  du  mir. 
Les  paysans  s'assemblent  très  souvent,  parfois  pour 
décider  quelques  affaires,  parfois  pour  contrôler  les  dé- 
penses de  Tadministration,  etc. . .  Bien  souvent, les  assem- 
blées ne  sont  pas  convoquées  pour  décider  la  question, 
mais  pour  la  discuter  en  principe.  C'est  ainsi  que  la 
question  du  partage  général  des  terres  est  parfois  discu- 
tée, pendant  deux  ou  trois  années,  avant  d'être  décidée 
définitivement.  Ces  assemblées  fréquentes  ont  pour  but 
la  recherche  d'une  décision  unanime  autant  que  pos- 
sible. Les  paysans  n'aiment  pas  à  décider  à  la  majorité 
des  voixet  cherchent  toujours  à  trouver  un  arrangement 
qui  satisfasse  tout  le  monde. 

Les  assemblées  sont  très  animées.  L'ordre  y  manque 
parfois,  la  liberté  jamais,  au  moins  jusqu'à  l'interven- 
tion du  na/cAa/^/(;o  (administration  de  l'Etat).  Le  paysan 
assemblé  devient  courageux  et  indépendant  :   le  nat- 
chalstvo  même  perd  pour  lui  une  partie  de  son  pres- 
tige terroriste.  Pris  à  part,  le  paysan  tremble  devant  un 
employé  de  la  couronne;  entouré  de  son  mir,  il  devient 
opiniâtre.  L'Administration,  pour  influencer  les  décisions 
des  assemblées  du  mtr,  est  obligée  de  recourir  à  des 
mesures  d'une  extrême  violence.  Il  est  vrai  que  l'admi- 
nistration ne  fait  pas  beaucoup  de  cérémonies  pour  les 
employer  et  ne  s'arrête  devant  rien.  Personnellement, 
j'ai  vu  un  stanovoï  (le  chef  de  la  police  cantonale),  pour 
empêcher  les  paysans  de  choisir  un  de  ses  ennemis, 
Tarrêter  à  la  veille  de  l'assemblée,  et  le  tenir  en 

8 


1 


il4  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


prison  jusqu'à  la  fin  deTélection.  Plus  souvent  encore, 
radministration  a  recours  à  d'autres  subterfuges.  Elle 
convoque  rassemblée  à  Timproviste,  s'arrange  en  sorte 
que  les  chefs  de  l'opposition  ne  peuvent  recevoir  Taver- 
tissement  à  temps.  En  revanche,  il  arrive  que  les  pay- 
sans refusent  systématiquement  obéissance  aux  ordres 
de  chefs  choisis  grâce  à  ces  fraudes  illégales.  En  gé- 
néral, le  mir  est  toujours  opprimé  et  volé,  mais  il  ne 
cède  pas  et  combat  courageusement  tous  les  abus. 

Voilà  une  scène  de  révision  des  dépenses  écrite  d'a- 
près nature. 

L'assemblée  fait  son  contrôle;  ce  sont  les  comptes  du 
starosta  que  l'on  discute. 

Une  foule  pressée  remplit  la  vaste  chambre  du  sek- 
koïé  pravlenîé  (direction  de  la  commune).  L'odeur  des 
touloups  (pelisses  en  peau  de  mouton  mal  tannée),  des 
grandes  bottes  goudronnées,  la  respiration  d'une  cen- 
taine de  poumons  alourdissent  l'air  à  étouffer. 

Près  d'un  mur,  on  voit  une  table  à  laquelle  sont  assis 
les  stchetchiki  (contrôleurs)  choisis  par  l'assemblée. 
L'un  d'eux  lit  une  liste  de  dépenses.  Le  starosta  se  tient 
près  de  lui  et  suit  attentivement  la  lecture.  Les  para- 
graphes se  succèdent  et  suscitent  sans  cesse  de  nom- 
breuses remarques.  Enfin  on  vient  à  la  note  de  l'enter- 
rement d'un  soldat  enterré  aux  dépens  de  la  commune. 

«  Les  caleçons  du  soldat  :  75  kopecks;  sa  chemise  : 
1  rouble  25  kopeks, liid''\xnQyoi\monotonele  contrôleur. 

—  C'est  beaucoup  !  c'est  trop  cher  1  lui  crie-t-on  dans 
la  foule. 

—  Non,  ce  n'est  pas  beaucoup,  réplique  le  starosta 
dont  on  vérifie  les  comptes. 


LE  PEUPLE  115 


I  —Tu  mens,  lui  crie  son  voisin.  Aux  jours  de  fête, 

nous  ne  portons  pas  un  habit  de  ce  prix-là.  Tu  n'iras 
pas  habiller  de  la  sorte  le  corps  d'un  soldat.  Le  prix 
de  son  caleçon  ne  peut  pas  dépasser  30  kopecks  et  la 
chemise  en  vaut  70. 

—  Je  vois  que  tu  aimes  le  bon  marché,  réplique  le 
contrôleur. 

—  Mais  si,  c'est  le  vrai  prix...  dis-mqi,  commère, 
poursuit  le  paysan,  en  s^adressant  à  une  femme  dans  la 
foule,  quel  est  le  prix  d'un  caleçon  et  d'une  chemise? 

On  décide  la  réduction  des  chiffres  proposés  et  on 
accepte  40  kopecks  pour  le  caleçon  et  85  pour  la  chemise. 

c<  Aux  prêtres  pour  t enterrement  :  trois  roubles^  » 
poursuit  le  contrôleur. 

—  N'acceptez  pas,  n'acceptez  pas,  crie  un  paysan. 

—  Comment  ne  pas  accepter  ?  lui  réplique-t-on  avec 
surprise. 

—  On  devait  l'enterrer  gratuitement;  c'était  un  étran- 
ger venu  on  ne  sait  d'où. 

—  Il  ne  faut  pas  dire  des  bêtises,  remarque  un  des 
assistants.  Les  prêtres  ne  consentiront  jamais  à  enter- 
rer gratuitement  qui  que  ce  soit. 

—  Tout  de  même,  observe  un  autre,  ce  n'est  pas 
trois  roubles  qu'on  leur  donne. 

—  Lorsque  tu  mourras,  dit  un  des  ennemis  du  sta- 
rosta  en  le  prenant  à  partie,  ou  lorsque  tu  voudras  en- 
terrer ta  femme,  tu  peux  payer  trois  roubles  pour  tes 
obsèques.  Mais  avec  l'argent  du  mir...  Alors  pourquoi 
ne  pas  donner  dix  roubles  :  il  y  aurait  peut-être  plus 
d'honneur. 

Le  starosta  ne  dit  rien.  Le  chiffre  est  accepté  tout  de 


116  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


même  «  parce  que  ce  paragraphe  est  évident  »  re- 
marque le  contrôleur  *. 

La  critique  est  sévère,  l'opposition  pointilleuse.  Mais 
rassemblée  ne  se  laisse  pas  entraîner  par  des  querelles 
personnelles  ;  elle  est  guidée  avant  tout  par  une  jus- 
tice absolue. 

Le  partage  des  terres  est  certainement  ce  qui  sur- 
excite le  plus^les  passions  des  paysans.  Les  discussions 
privées  sur  le  nouveau  partage  se  poursuivent  ordinai- 
rement fort  longtemps.  Lorsque  les  mécontents  ont 
suffisamment  préparé  le  terrain,  Tafiaire  passe  à  l'as- 
semblée officielle.  Ici  les  débats  sont  fort  prolongés, 
fort  orageux.  Les  personnes,  dans  les  mains  desquelles 
se  sont  entassés  beaucoup  de  lots  de  terre,  tâchent 
sans  doute  d'empêcher  le  nouveau  partage.  Il  arrive 
quelquefois  que  les  assemblées  ne  peuvent  se  concer- 
ter pdndant  un  ou  deux  ans,  car  les  paysans  ne  se  dé- 
cident à  celte  perturbation  économique  qu'en  présence 
d'une  nécessité  absolue.  D'autant  plus  que  la  loi  exige 
pour  le  partage  général  le  consentement  des  deux  tiers 
des  propriétaires.  Mais  il  faut  remarquer,  comme  un 
trait  de  mœurs  caractéristique,  que  malgré  cette  loi 
rassemblée  se  décide  à  décréter  le  nouveau  partage 
n^ême  dans  le  cas  où  il  est  demandé  par  un  noml)re 
de  propriétaires  très  inférieur.  Quelquefois  l'assem- 
blée cède  à  une  très  petite  majorité,  quelquefois  même  à 
une  minorité.  Nous  rencontrons,  par  exemple,  lors  des 
derniers  partages  (1882-1883),  les  cas  suivants.  Dans 
le  village  de  laroslavka  le  partage  est  avantageux  pour 

1.  Orlov.  Des  Formes  de  la  ienure  du  sol  par  le  paysan  dans  le 
gouvernement  de  Moscou. 


LE  PEUPLÉ  Ii7 


272  dvors^  il  ne  Test  pas  pour  227  ;  dans  le  village  de 
Makaroyka,  il  est  avantageux  pour  64  familles  et  désavan- 
tageux pour  71  ;  à  Ouglianka,  il  est  avantageux  pour 
46  familles  seulement  et  ne  Test  pas  pour  51  ^..  Ce- 
pendant, dans  tous  ces  villages,  le  partage  s'est  effectué. 
On  voit  qu'ici  la  majorité  sacrifie  avec  discernement 
ses  intérêts  à  la  justice.  Ces  exemples  montrent  au  lec- 
teur quelle  place  tient  l'idée  des  droits  de  chacun  sur 
la  terre  dans  l'esprit  de  nos  paysans.  Cependant,  la  loi, 
autant  que  la  nécessité  de  concilier  le  plus  d'intérêts 
possible,  font  que  les  décisions  d'un  nouveau  partage 
tralDent  en  longueur.  Enfin  les  partisans  du  partage 
prennent  le  dessus  et  le  village  s'anime  de  sentiments 
extraordinaires.  Le  mir  devient  grave,  préoccupé,  so- 
lennel. 11  se  met  à  l'œuvre  comme  s'il  s'apprêtait  à  la 
célébration  de  l'office  divin. 

La  terre  doit  être  partagée  avec  une  justice  absolue 
et  en  parties  égales.  Pour  y  parvenir  on  divise  tous  les 
champs  suivant  leur  qualité  en  trois  iarousses  ^.  Dans 
le  premier,  on  range  les  terres  de  la  meilleure  qualité  ; 
dans  le  second,  celles  de  qualité  moyenne;  dans  le  troi- 
sième, les  plus  mauvaises.  Puis  on  divise  chaque 
iarousse  d'après  le  nombre  d'osmaks,  de  sorte  que 
chaque  osmak  reçoit  une  partie  des  terres  de  chacune 
de  ces  trois  qualités  '  ;  ensuite  les  membres  de  Vos- 
m«rAr  partagent  entre  eux  avec  la  même  justice  la  terre 

1.  Voir  les  recueils  staUstiques  de  zemstvo  (Eozlov,  p.  18  et  19 
—  Voronej,  p.  12).  Le  peu  d'exemples  que  je  prends  ne  sont  pas  des 
eas  isolés. 

2.  Dénomination  moseoTite.  Elle  varie  suivant  les  provinces. 

3.  Pour  éviter  un  abus  possible,  on  tire  les  lots  au  sort. 


-  ii8  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

.  reçue  par  Vosmak.  S'il  n*y  a  pas  moyen  d'égaler  la 

^  qualité  de  la  terre,  le  mh  tâche  de  compenser  la  qualité 
parla  quantité.  Il  s'efforce  aussi  de  récompenser  le 
propriétaire  des  améliorations  faîtes  par  lui  à  la  len-e 
qu'on  lui  enlève.  En  plusieurs  endroits,  le  mir,  pour 
ne  pas  décourager  les  bons  propriétaires,  introduit 
l'engrais  obligatoire  et  met  à  l'amende  ceux  qui  négli- 
gent leur  lot  *.  Le  partage  est  fait  par  des  personnes 

'  choisies  spécialement  pour  cette  besogne  et  il  est  soumis 
au  contrôle  du  mir.  Les  paysans  ne  se  hasardent  ja- 
mais à  confier  ce  soin  à  un  arpenteur.  Ils  partagent 
eux-mêmes  leurs  terres  avec  une  extrême  habileté. 
Dans  un  petit  village,  toute  la  procédure  ne  dure  que 
quelques  heures. 

C'est  avec  la  même  vitesse,  la  même  régularité  qu'on 
exécute  les  travaux  du  mir. 

Voici  par  exemple  le  tableau  de  la  fauchaison  dans 
la  commune  d'Ostrov  (gouvernement  de  Moscou). 
Cette  commune  est  composée  de  dix  villages,  en  tout 
2684  hommes  qui  possèdent  en  commun  des  prairies 
le  long  de  la  Moskova.  La  veille  de  la  fauche,  six  mesu- 
reurs, un  au  nom  de  chaque  village,  se  rendent  sur  la 

-.prairie  et  la  partagent  en  kholst  (division  analogue  aux 
iarousses),  suivant  la  qualité  de  l'herbe.  Chaque  kholst 
est  partagé  en  sections  [delianka)  suivant  le  nombre 
des  osmaks.  En  même  temps,  dans  les  villages,  les 
osmaks  choisissent  dans  leurs  réunions  privées  chacun 

J'expose  brièvement  cette  question,  mais  on  pourrait  écrire  un 
Tolume  entier  si  Ton  voulait  raconter  les  moyens  inventés  par 
les  paysans  pour  amener  un  partage  équitable  et  protéger  les 
t  intérêts  de  chacun. 


LE  PEUPLE  H9 


dix  ouvriers  faucheurs.  A  deux  heures  du  matin,  ces 
petites  équipes  arrivent  de  tous  cùtés  sur  le  lieu  de 
faction  :  les  retardataires  paient  une  amende.  La 
prairie  étant  déjà  préalablement  mesurée  et  la  place 
de  chaque  équipe  étant  désignée  depuis  la  veille,  il 
suffit  d'une  demi-heure  pour  que  toute  cette  foule  s'en- 
tende sur  Tordre  du  travail.  Les  osmaks  sortent  des 
rangs  l'un  après  l'autre,  occupent  les  places  désignées, 
et  de  cette  manière,  toute  la  masse  des  faucheurs  se  ré- 
pand sur  l'immense  espace  des  prairies.  Dès  trois 
heures,  tous  manœuvrent  leurs  faux  à  l'unisson.  Les  dix 
faucheurs  de  chaque  osmak  travaillent  ensemble  et 
chaque  équipe  prend  soin  de  ne  pas  rester  en  arrière. 
A  huit  heures,  tout  est  fini.  Les  faucheurs,  la  faux  sur 
l'épaule,  s'en  vont  chez  eux,  en  chantant,  manger  et 
prendre  du  repos.  Des  équipes  de  femmes  et  d'adoles- 
cents venant  des  osmaks  les  remplacent  sur  les  prairies 
et  remuent  les  foins.  A  leur  suite,  les  paysans  viennent 
des  villages  avec  leurs  charrettes.  Vers  deux  heures,  la 
prairie  est  couverte  de  meules  que  l'on  partage,  d'a- 
près le  sort,  entre  les  membres  de  Yosmak  et  les  char- 
rettes emportent  le  foin  dans  les  villages  K  Vers  huit 
heures  du  soir,  il  ne  reste  pas  une  touffe  de  foin  sur  la 
prairie  *. 

i.  Les  propriétaires  de  ces  viUages  sèchent  les  foins  chez  eux. 

2.  Le  lectearne  doit  pas  croire  cependant  que  les  paysans  russes 
ne  s'occupent  que  du  partage  de  leurs  champs.  C'est  là  une  fable 
répandue  par  les  adversaires  de  la  tenure  communale  du  sol,  par 
les  seigneurs  qui  ont  eu»  d*autre  part,  l'idée  ingénieuse  de  mettre 
en  même  temps  en  circulation  des  bruits  tout  contraires  :  ils  di- 
saient que  les  paysans  eux-mômes  commençaient  à  se  lasser  de 
la  tenure  communale  et  qu'Us  renonçaient  au  partage  de  la  ten«. 
En  rtaUté,  les  deux  assertions  sont  également  fausses. 


120  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


En  général,  les  communes  exploitent  leurs  terres 
comme  il  suit  ^ 

Les  p&turages  sont  ordinairement  en  jouissance 
commune  et  indivisible  sans  aucune  réglementation. 

Les  forêts,  si  elles  sont  de  peu  d*importance,  sont  de 
même  en  jouissance  commune  :  si  elles  méritent  des 
soins,  elles  sont  souvent  interdites  pour  dix  à  vingt 
ans,  et  ensuite  on  les  partage  comme  la  fauche,  ou 
bien  Tabattage  est  fait  en  commun  par  tout  le  village, 
et  le  bois  abattu  partagé  entre  les  membres  du  mir. 
Du  reste,  les  paysans  ne  possèdent  presque  pas  de  fo- 
rêts. Elles  sont  restées  entre  les  mains  des  pomiech- 
tchiks  (seigneurs). 

11  arrive  très  rarement  que  la  répartition  des  champs 
se  fait  chaque  année.  Les  paysans  comprennent  trop 
bien  qu'il  faut  laisser  à  chaque  cultivateur  le  temps  de 
profiter  de  toutes  les  améliorations  qu'il  a  faites.  Ainsi, 
par  exemple,  dans  le  gouvernement  de  Moscou  le  délai 
moyen  de  répartition  est  de  plus  de  13  ans  '  ;  dans  le 
gouvernement  de  Riazan,  il  estdel0àl5  ans  ^  et  dans  le 
gouvernement  de  Tambov  de  1 0  à  12  ans  *.  11  faut  pour- 
tant dire  que  depuis  1861  (c'est-à-dire  depuis  l'éman- 
cipation des  serfs)  les  partages  cessèrent  de  s'opérer  pen- 
dant longtemps  dans  une  grande  partie  de  la  Russie. 
Ce  fait  fut  relevé  avec  joie  par  les  adversaires  du  mir. 
Cependant  il  leur  fallut  se  désillusionner  bien  vite. 

i.  J*expose  la  règle  générale  sans  m'arrôter  à  certaines  variations 
et  exceptions. 

2.  Recueil  statistique  dezemstvo  de  Moscou*  T.  IV.  1. 1.  (conclusion 
basée  sur  Tobseryation  de  9427  cas  de  partages  nouveaux.) 

3.  Statistique  de  zemstvo  du  gouvernement  de  Riazan, 

4.  Statistique  dezemstvo  du  gouvernement  de  Tambov^ 


LE  PEUPLE  121 


Les  paysans,  chez  lesquels  Tinégalité  de  la  réparti- 
lion  de  la  terre  était  arrivée  à  vrai  dire  à  un  haut  de- 
gré, ne  faisaient  pas  de  répartitions  compensatrices  parce 
qu'ils  attendaient  la  rm^îa  (recensement).  La  distribu- 
tion des  impôts  directs  est  liée  à  la  revisia  et  les 
paysans  trouvent  juste  de  placer  la  répartition  de  leurs 
terres  dans  une  certaine  dépendance  de  la  distribution 
des  impôts.  En  outre,  parmi  les  paysans,  il  existe  la 
conviction  que  la  répartition  injuste  de  la  terre  faite 
en  1831  *  sera  corrigée  lors  de  la  première  i^cvisia  au 
moyen  du  partage  général  de  la  terre  sur  la  surface 
de  Tempire  entier.  Mais  ce  sont  justement  ces  espé- 
rances et  la  crainte  des  troubles  qu*elles  pourraient 
susciter  qui  forcent  le  gouvernement  d'ajourner  le  re- 
censement d'une  année  à  l'autre  *. 

La  patience  du  peuple  s'est  enfin  épuisée,  et  vers 
1879,  il  a  commencé  en  divers  endroits  une  série  de 
partages  qui  continuent,  en  se  répandant  toujours,  jus- 
qu'à la  présente  année.  La  tendance  à  lotir  également 
les  terres  gagne  même  les  villages  où  jusqu'à  ces 
derniers  temps  la  propriété  privée  dominait  :  elle  émi- 
gré de  la  Grande  Russie  au  cœur  de  l'Ukraine.  Le 
mir  prouve  ainsi  encore  une  fois  sa  vitalité  au  mo- 
ment même  où  ses  ennemis  se  préparaient  à  assister  à 
son  enterrement. 

1.  Lors  de  Tabolition  du  servage  (1861),  les  paysans  serfs  des 
pomiechtchiks  reçurent  22000000  déciatines  :  il  en  reste  82000000 
entre  les  mains  des  seigneurs.  Recueil  militaire  de  statistique,  p.  203. 

2.  Le  dernier  recensement  est  de  1858. 


122  L\  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


III 


La  vitalité  de  la  commune  en  Russie  étonne  ceux- 
là  seulement  qui  la  regardent  comme  un  simple  débris 
de  l'époque  préhistorique.  Il  est  vrai  qu'aujourd'hui  la 
science  a  indubitablement  établi  que  la  lenure  com- 
munale du  sol  se  retrouve  chez  tous  les  peuples  à  une 
certaine  période  de  leur  développement.  Le  lecteur 
français  connaît  certainement  sur  ce  sujet  un  important 
article  de  M.  Wyroubov,  écrit  précisément  au  sujet  de 
la  commune  russe  K  De  l'ancienneté  de  la  tenure  col- 
lective du  sol,  on  ne  peut  cependant  nullement  con- 
clure que  toute  forme  de  tenure  collective  du  sol  soit 
par  cela  même  un  débris  du  passé.  Les  recherches  de 
nos  savants  russes,  notamment  M.  Tchitcherine,  ont 
rendu  depuis  longtemps  déjà  l'ancienneté  du  mir  russe 
très  douteuse.  Aujourd'hui,  après  les  travaux  de  ma- 
dame lefimenko,  M.  Blumenfeld,  etc.  on  ne  peut  pres- 
que plus  nier  que  le  mir  russe  soit  une  phase  de  dé- 
veloppement et  non  une  phase  de  stagnation. 

Dans  la  Russie  ancienne,  il  existait  à  la  fois  plusieurs 

1.  Le  communisme  russe  (dants  La  Philosophie  positive),  année  1870. 
J'indique  cet  article  non  pas  à  cause  de  la  théorie  qu'il  contient 
sur  ranciennelé  du  principe  communal,  idée  qui  est  à  cette  heure 
incontestable  dans  la  science,  mais  à  cause  de  la  date  déjà  fort 
ancienne  à  laquelle  il  fut  publié  et  à  laquelle  cette  théorie  fut  expo- 
sée au  public  français.  D'autre  part,  je  ne  m'associe  pas  aux  idées 
de  M.  Wyroubov  sur  les  modes  de  développement  de  notre  com- 
mune actueUe. 


LE  PEUPLE  123 


fonnes  de  communes  familiales  analogues  à  la  Zadrouga 
des  Serbes.  Les  formes  archaïques  de  la  tenure  du  sol, 
en  se  décomposant,  se  transformèrent  avec  le  temps 
partie  en  propriété  individuelle  et  partie  en  mir.  Il  est 
remarquable,  comme  le  dit  M.  Blumenfeld  S  que  la  pro- 
priété individuelle  ait  précédé  chez  nous  la  propriété 
du  mir.  Cette  dernière  apparaît  comparativement  assez 
lard  (vers  le  xvi'  siècle)  et  se  répand  ensuite  de  plus  en 
plus  sur  des  espaces  toujours  croissants  quoiqu'elle 
n'ait  pas  encore  gagné  définitivement  —  même  de  nos 
jours  —  toute  la  Russie.  La  possession  communale  de 
la  terre  paratt  avoir  chez  nous  le  plus  de  force  :  elle  se 
substitue  à  la  commune  de  famille  et  à  la  propriété  in- 
dividuelle. C'est  pour  cette  raison  que  la  commune  de 
famille  s'est  conservée  de  préférence  dans  les  provin- 
ces où  le  mir  n'existe  pas  et  où  la  propriété  individuelle 
existe  seule,  comme  par  exemple  dans  la  Russie  Blan- 
che, dans  l'Ukraine  et  parmi  les  tchetvertniks  de  la 
Grande  Russie. 

Pour  bien  exposer  les  causes  des  progrès  que  fait  la 
propriété  communale,  il  faudrait  un  traité  spécial.  Je 
dois  seulement  rappeler  qu'il  existe  une  école  (Tchitche- 
rine  et  d'autres)  qui  les  rapportent  à  l'influence  du  ser- 
vage. M.  Leroy-Beaulieu,  quoique  très  près  d'elle,  n'a  pu 
s'empêcher  de  constater  combien  sa  théorie  est  exagé- 
rée. «  Chose  singulière  !  dit-il.  Ces  statuts  de  1861 
{l'abolition  du  servage)  semblent  avoir  momentanément 
étendu  à  de  nouveaux  villages,  en  même  temps  que 
consolidé  dans  son  aire  ancienne,  un  mode  de  tenure 

1.  Le$  formes  de  la  tenure  du  sol  dans  Vancienne  Russie,  Odessa, 
1885. 


i24  LA  KUSSIB  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


du  sol  qui,  trois  siècles  plus  tôt,  paraît  avoir  été  for- 
tifié par  rétablissement  du  servage.  *  »  Chose  singulière^ 
en  vérité  !  On  établit  le  servage  :  la  commune  se  for- 
tifie. On  abolit  le  servage  :  la  commune  se  fortifie  de 
nouveau...  Mais  alors  comment  admettre  des  théorie» 
qui  mènent  à  des  conséquences  aussi  bizarres  ?  N'est-il 
pas  plus  simple  de  dire  qu'il  n'existe  aucune  liaison 
de  cause  entre  la  commune  et  le  servage  ? 

En  réalité,  ce  sont  là  deux  faits  historiques  qui  ont 
coexisté  et  qui,  certainement,  influèrent  l'un  sur  l'autre» 
mais  entre  eux  il  n'y  eut  aucune  dépendance  directe. 
Le  régime  de  la  propriété  communale  se  développa  dans 
les  régions  de  la  Russie  qui  ne  connurent  pas  le  servage 
aussi  bien  que  dans  celles  où  il  fut  établi  *.  D'un  autre 
côté,  le  servage  ne  parvint  pas  à  créer  la  commune  en 
Europe  et  dans  certains  endroits  de  la  Russie,  par  exem- 
ple dans  les  provinces  de  la  Baltique,  dans  la  Russie 
Blanche,  etc.. 

C'est  dans  notre  mouvement  de  colonisation,  dans 
l'histoire  guerrière  de  la  Russie  et  dans  les  conditions 
de  notre  travail  national  exclusivement  agricole,  qu'on 

1.  L Empire  des  Tsars.  Livre  I,  page  471. 

2.  On  ne  peut  nier  l'importance  qu'eurent  dans  ce  cas  les  me- 
sures gouvernementalos  :  mais  les  mesures  naissent  sous  Tinfluence 
des  conditions  de  la  vie  et  ne  prennent  racine  que  lorsqu'elles 
trouvent  un  terrain  favorable.  Quand  le  gouvernement  décréta 
pour  les  régions  du  Nord  le  partage  des  terres,  les  paysans  allè- 
rent plus  loin,  ils  firent  biens  communaux  non  une  partie  des 
terres,  comme  l'avait  prescrit  le  gouvernement,  mais  toutes  les  ter- 
res ;  ils  répartirent  non  seulement  la  quantité,  —  comme  le  vou- 
lait le  gouvernement,  —  mais  eurent  aussi  égard  à  la  qualité,  etc. 
—  Iefimenko.  Recherches  sur  la  vie  du  peuple,  p.  354.  Voir  aussi 
SBMEVâKT.  Les  paysofis  sous  Catherine  IL 


r 


LE  PEUPLE  123 


doit  chercher  les  causes  réelles  du  développement  de 
la  commune  du  mir.  L'histoire  démontre  la  tendance 
continuelle  de  cette  dernière  à  élargir  de  plus  en  plus 
son  aire. 

II  existe  encore  maintenant  de  vastes  terres  dans  les 
gouvernements  de  Koursk,  Voronej ,  Tambov,  Riazan  et 
autres,  où  on  peut  de  ses  propres  yeux  observer  la 
lutte  de  la  propriété  individuelle  et  de  la  propriété 
communale  ainsi  que  les  conquêtes  graduelles  de  cette 
dernière.  11  est  à  remarquer  que  tout  ce  territoire,  qui 
jadis  faisait  partie  des  frontières  de  la  Russie,  était 
peuplé  de  colonies  militaires  (sloujilïé  liotidi)  qui 
avaient  Fobligation  de  défendre  TEtat  des  invasions 
tartares  et  qui  recevaient  à  titre  d'usufruit  individuel 
—  et  ensuite  à  titre  de  propriété  individuelle  —  un 
certain  nombre  de  quartiers  de  terre  {tchelvert)  ;  d'où 
provient  la  dénomination  actuelle  tchetverlnoï  qui  s'ap- 
pUque  à  un  des  modes  de  tenure  du  sol.  Les  descen- 
dants de  ces  soldats- colons  formèrent  de  nombreux  vil- 
lages qui  occupent  des  provinces  entières.  Nous  voyons 
maintenant  la  propriété  privée  s'y  transformer  presque 
partout  en  commune  de  mir. 

Dans  différents  endroits,  la  mémoire  des  paysans  con- 
serve le  souvenir  des  temps  où  ils  furent  propriétaires 
de  leur  sol  et  où  ils  abandonnèrent  ce  mode  de  tenure 
pour  le  régime  communal  afin  d'éviter  l'extrême  mor- 
cellement des  biens  ^  Dans  d'autres  villages,  l'idée 
même  du  régime  tchetvertnoî  a  disparu  ^. 

1.  Recueil  statistique  du  zemstvo  de  Kozlov,  p.  46.  Recueil  statisti- 
que de  Morckansk,  —  Recueil  statistique  de  Rannenbourg. 

2.  Recueil  statistique  du  zemstvo  de  Voronej ^  p.  87. 


1 


126  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCULE 


Nous  pouvons  à  présent  même  observer  partout  celte 
lutte.  Il  y  a  encore  beaucoup  de  terres  qui  sont  juridi- 
quement soumises  au  régime  ichetvertnou  Mais  de  fait 
leur  exploitation  a  reçu  un  caractère  semi-communal. 
Les  lots  de  terre  des  paysans  ne  sont  pas  égaux  (grâce 
àThéritage,  à  Tachât,  etc.),  mais  le  paysan  possède  non 
pas  un  lot  de  terre  dont  Y  emplacement  est  défini,  mais 
une  certaine  quantité  abstraite  de  terre.  L'assemblée 
du  mir  a  le  droit  de  faire  l'échange  des  lots  appartenant 
à  diverses  personnes.  Il  diminue  même  proportionnel- 
lement la  quantité  des  terres  chez  tous,  si,  par  exemple, 
les  terres  d'un  des  membres  ont  été  inondées  ou  expro- 
priées parle  gouvernement  pour  établir  une  voie  ferrée. 
De  cette  manière,  la  propriété  des  tchervertniks  n'est 
déjà  plus  une  propriété  purement  individuelle. 

L'idée  populaire  du  droit  de  chacun  à  la  terre  se  fait 
donc  jour,  même  parmi  les  propriétaires,  qui  jouissent 
de  leurs  terres  à  titre  de  propriété  individuelle,  et  donne 
naissance  à  des  modes  de  tenure  qui  ont  pour  consé- 
quence logique  une  pleine  et  entière  transition  au  ré- 
gime communal.  En  réalité,  cette  transition  se  produit 
sans  cesse  dans  tel  ou  tel  endroit.  Des  données  curieu- 
ses sur  ce  sujet  ont  été  recueillies  parla  statistique  des 
zemstvos  et  on  en  trouve  aussi  souvent  dans  les  jour- 
naux ^ 

Il  va  sans  dire  que  cette  transition  ne  s'opère  pas 
sans  lutte.  Les  riches  qui  possèdent  beaucoup  de  terres 
s'y  opposent  de  toute  leur  influence  ;  ils  résistent  près- 

1.  Par  exemple  dans  le  Recueil  statistique  du  zemstvo  de  Koursk; 
la  province  de  Graïvoron  {Gazette  russe,  1885,  n»  271);  la  province 
de  Soudja,  {Gazette  russe,  1884,  d«  201.) 


LE  PEUPLE  127 

que  à  main  armée.  On  voit  même  des  meurtres  s'ac- 
complir. Parfois  les  partisans  de  la  commune  obtiennent 
la  Tictoire  ;  puis,  trois,  quatre  années  plus  tard,  c'est  le 
parti  opposé  qui  prend  le  dessus  K  Souvent,  même  dans 
d'anciennes  communes  les  riches  parviennent  à  établir 
en  fait  le  régime  de  la  propriété  privée.  Les  deux  partis 
luttent  avec  acharnement,  mais  le  résultat  total  de  cette 
lutte  est  Tagrandissement  toujours  croissant  de  Taire 
du  régime  communal. 

Et  cependant,  selon  la  loi,  le  village  entier  même  n'a 
pas  le  droit  de  forcer  le  tchetvertnik  à  céder  son  lot  de 
terre.  Son  bien  lui  appartient  à  titre  de  propriété  indi- 
viduelle, il  le  sait  fort  bien  et  souvent  il  a  recours  à  la 
protection  de  l'autorité.  11  n'est  pas  rare  en  ce  cas  qu'on 
renvoie  les  paysans  devant  les  tribunaux.  Ces  mesures 
sont  d'un  faible  secours.  Et  puis  môme  si  en  certains 
endroits  le  régime  de  la  propriété  individuelle  est  con- 
servé pour  les  anciennes  terres,  toutes  les  terres  nou- 
vellement achetées  sont  soumises  au  régime  communal 
—  c'est  la  règle  générale  pour  certains  villages. 

Les  efforts  de  la  législation  d'Alexandre  II  pour  dé- 
truire la  commune  furent  également  sans  résultats. 
Selon  la  loi,  le  village  a  le  droit  d'abolir  la  commune 
par  une  majorité  des  2/3  des  voix  et  même  chacun  de 
-  ses  membres  peut  obliger  le  mir  à  lui  aliéner  à  titre  de 
propriété  individuelle  le  lot  de  terre  auquel  il  a  droit  ^ 

1.  RecaeU  de  statistique  du  (gouvernement  deEoursk.  p.  60.  Voir 
les  détails  de  cette  lutte  de  la  commune  tantôt  triomphant  et  tantôt 
succombant  racontés  d'une  manière  très  pittoresque  par  M.  Kha- 
risomenoY,  pour  le  gouvernement  d'Ekaterinoslav  {Revue  du  zem- 
Uvo,  Follova). 

2.  Statuts  du  rachat  des  terres,  §  163. 


128  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Les  cas  de  ce  genre  sont  pourtant  très  rares.  Dans  la 
moitié  du  gouvernement  de  Moscou,  par  exemple,  sur 
le  nombre  total  de  74,480  dvors,  il  n'y  eut  en  dix-huit  ans 
que  19  dvors  qui  se  séparèrent  définitivement  de  la 
commune  ^  Dans  la  plupart  des  cas  la  séparation  de  la 
commune  n'est  qu'une  pure  fiction,  un  moyen,  par 
exemple,  de  se  soustraire  à  la  solidarité  communale  en 
matière  d'impôts  {Krougovaîa  porouka,)  Le  mir  décréta 
l'abolition  de  la  commune,  mais  de  fait  il  continue  à 
vivre  sans  son  régime  ^  Tous  ceux  qui  ont  étudié  la 
question  avec  quelque  compétence  témoignent  du  dé- 
sir des  paysans  de  conserver  le  régime  de  la  tenure 
communale  ^  Et  les  faits  le  démontrent  avec  évidence; 
le  lecteur  a  pu  s'en  convaincre  plus  haut.  Nombre  de 
documents  *  —  et  parmi  eux  le  compte  rendu  officiel 
du  directeur  de  la  Banque  foncière  des  paysans  *,  —r 
établissent  qu'en  achetant  des  terres  à  l'aide  des  subsi- 
des de  cette  Banque  de  création  récente,  les  associations 
de  paysans  se  transforment  parfois  en  communes  chez 
les  Grands  comme  chez  les  Petits  Russiens. 


1.  Orlov.  Des  formes  de  la  tenure  du  sol  par  le  paysan  dans  le  gou- 
veîTiement  de  Moscou. 

2.  On  trouve  un  grand  nombre  de  cas  de  ce  genre.  Voir  par 
exemple  le  Rapport  de  la  commission  chargée  par  ordre  impérial  de 
r enquête  sur  la  situation  présente  des  cultures,  etc.  Supplément 
au  T.  I. 

3.  Voir  M.  Lalochb  (gouvernement  d'Olonetz)  M.  Sokolotskt, 
et  aussi  nombre  de  Recueils  de  zemstvos. 

4.  Par  exemple  la  province  de  Rilsk  (/«  Nouveau  Temps,  i«r  fé- 
Trier  1885)  ;  la  province  de  Pietrovsk  {Gazette  russe,  1884,  n»  HG)  ;  U 
province  de  Poltava  (Petit  Russien).  Gazette  russe,  1884,  n»  201,  etc. 

5.  Le  Messager  de  C Europe,  avril  1885.  Question  agraire,  par 
M.  Slonimsky. 


LE  PEUPLE  129 


En  somme,  selon  le  calcul  approximatif  de  M.  Fortu- 
nalov,  l'aire  du  régime  communal  est  à  présent  dans  les 
diverses  parties  de  la  Russie  :  région  du  Bas-Volga 
98,4  ^/o  de  toutes  les  terres  paysannes  ;  région  de  Mos- 
cou 97  Vo;  Oural  93,4  7©;  Sud  grand-russien  89,1  Vo; 
gouvernements  petits-russiens  de  la  rive  gauche  du 
Dniepr  58,5  Vo;  Russie  Blanche  55,5  7©;  Ukraine 
polonaise  45,1  «/o  ;  Lithuanie  0,7  %  *• 

Après  l'abolition  du  servage,  le  régime  communal  a 
pénétré  dans  la  Russie  Blanche  (gouvernement  de  Mo- 
ghilev)  et  fait  sa  réapparition  *  dans  l'Ukraine  (gouver- 
nements de  Kiev  et  de  Poltava) ,  où  il  était  presque  détruit. 
Il  en  vient  même  à  franchir  les  frontières  de  la  natio- 
nalité russe  et  prend  racine  chez  les  Moldaves  de  la  Bes- 
sarabie de  même  qu'autrefois  il  s'acclimata  chez  les  co- 
lons allemands  venus  en  Russie  ^ 

Je  suis  entré  dans  de  tels  détails  en  parlant  de  la 
commune  agraire,  que  je  n'ose  insister  sur  les  associa- 
tions ouvrières  (artels).  Celles-ci  sont  d'ailleurs  mieux 
connues  en  dehors  de  la  Russie.  Je  me  bornerai  à  faire 
remarquer,  que  la  tendance  à  l'association  est  très  déve- 
loppée dans  la  Petite  Russie  comme  dans  la  Grande  *. 
Le  Russe  n'aime  ni  à  vivre  ni  à  travailler  seul  et, 
grâce  à  une  longue  pratique,  il  est  parvenu  à  dévelop- 
per en  lui  à  un  haut  degré  de  perfection  la  capacité 

!.  Gazette  mue,  1885,  n«  320. 

2.  Voir  pour  les  détails  nombreux  qui  prouvent  Texistence  toute 
récente  de  la  commune  dans  une  partie  de  la  Petite  Russie,  le  livre 
capital  de  M.  Loutchitzky. 

3.  Klaus.  No$  colonies, 

4.  CHTCHERB15A.  L'ossociatioti  ouvrière  dans  la  Rtissie  du  sud.  Cette 
sérieuse  étude  détruit  complètement  le  préjugé  que  les  Petits  Rus- 
siens  sont  individualistes  à  Texcès. 

9 


130  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

d'agir  en  commun.  Il  n'est  pas  rare  que  le  mir  des 
paysans  exécute  collectivement  de  grands  travaux  pu- 
blics :  drainages  des  marais,  creusement  d'étangs,  la- 
bourage et  ensemencement  des  champs. 

Une  série  entière  de  coutumes  fait  vivement  ressor- 
tir cet  esprit  de  solidarité.  On  voit  sans  cesse  un  jeune 
paysan,  en  s'établissant,  inviter  ses  voisins  à  lui  cons- 
truire son  izba  et  tous  les  membres  de  son  mir  bâcler 
Taffaire  dans  deux  ou  trois  journées  sans  aucune  récom- 
pense pécuniaire.  Une  jeune  fille  qui,  pour  raison  de 
force  majeure,  n'a  pufinir  à  l'approche  des  fêtes  la  quan- 
tité usuelle  de  filage,  invite  ses  compagnes  à  l'aider: 
ne  pas  répondre  à  cette  invitation  serait  une  grossière 
inconvenance.  Partout  règne  la  coutume  des  pomot- 
chis  ou  tolokis  (aides).  Une  famille  qui  a  un  travail 
pressant  à  accompIir^(préparation  de  la  choucroute,  char- 
roi du  fumier  sur  les  champs),  invite  ses  voisins  à  l'ai- 
der. On  ne  paie  pas  ce  travail,  mais  les  hôtes  sont  obli- 
gés d'organiser  une  sorte  de  fête  du  travail.  Dans  le  mi- 
lieu paysan  et  ouvrier,  les  coutumes  de  ce  genre  abondent. 
Il  est  vrai  que  dans  les  sphères  de  la  grande  produc- 
tion l'association  ouvrière  n'a  pas  d'applications.  Elle  y 
est  aujurd'hui  une  très  rare  exception  qui  attire  l'atten- 
tion générale.  Nous  citerons  comme  exemple  le  fait  sui- 
vant :  13  paysans  (cultivate.urs)  du  village  de  Grekovka 
(Petite  Russie)  achetèrent  un  bien  en  commun,  il  y  a 
quelques  années,  et  décidèrent  de  ne  pas  le  partager  et 
de  le  cultiver  collectivement  :  cette  petite  association 
donna  un  résultat  très  satisfaisant  ^  On  cite  aujour- 

1.  Meisoger  Juridique.  1881,  n.  9. 


LE  PEUPLE  Idi 


d'hui  l'association  ouvrière  de  Tusine  de  Votkine,  dont 
les  produits  ont  mérité  une  mention  honorable  à  la  der- 
nière exposition  de  Moscou. 

Si  les  cas  de  ce  genre  sont  rares,  on  ne  peut  en  dire 
de  même  des  petites  associations  ouvrières  ^  :  on  les 
rencontre  à  chaque  pas.  La  forme  d'association  qu'on 
peut  nommer  association  pour  la  consommation  est  le 
mode  normal  de  la  vie  des  ouvriers.  Dans  les  villes,  les 
ouvriers  venus  du  dehors  vivent  très  rarement  isolés  : 
le  plus  souvent  une  équipe  loge  et  se  nourrit  en  com- 
mun. Une  des  dernières  études  sur  la  vie  des  ouvriers  de 
fabrique  donne  des  exemples  d'associations  de  consom- 
mateurs qui  atteignent  79  ,et  même  300  ou  340  membres  ^ . 

Le  faible  développement  des  associations  productives 
dépend  avant  tout  de  l'extrême  pénurie  de  capitaux  chez 
les  ouvriers.  Les  associations  de  pêcheurs,  par  exemple, 
passent  souvent  aux  mains  d'entrepreneurs  parce  que 
l'association  qui  compte  plus  de  dix  membres  n'a  pas  à 
sa  disposition  une  misérable  somme  de  100  à  200  rou- 
bles indispensable  à  l'achat  du  matériel  de  pêche.  Et 
en  même  temps  les  entrepreneurs  ont  toujours  l'appui 
du  gouvernement,  —  ce  qui  est  cause  que  les  associations 
ouvrières,  abandonnées  à  leurs  propres  forces,  ne  peu- 
vent soutenir  utilement  la  concurrence.  11  n'y  a  pas 
longtemps,  en  1882,  l'assemblée  des  pêcheurs  d'Ark- 
hanghelsk,  convoquée  par  le  gouverneur  Baranov,  fit 

1.  Voir  pour  la  question  des  associaUons  ouvrières  le  Uvre  de 
M.  IssaeY  sur  Les  ArteU. 

2.  La  vie  de  fabrique  dans  le  gouvernement  de  Vladimir  par  M. 
PieskoT,  inspecteur  des  fabriques.  1885.  Pourtant  dans  ce  gouver- 
nement les  associations  des  ouvriers  de  fabriques  ne  sont  pas  une 
règle  générale. 


132  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCULB 


des  démarches  auprès  du  gouvernement  pour  obtenir 
des  subsides  en  faveur  des  associations  de  pécheurs.  Le 
gouvernement  ne  donna  aucune  suite  à  ces  démarches; 
au  contraire,  et  comme  tout  exprès,  il  favorisa  à  Ark- 
hanghelsk  le  développement  de  la  propriété  foncière 
individuelle  et  fit  des  efforts  pour  livrer  aux  capitalistes 
les  diverses  branches  de  l'industrie  locale. 


IV 


Quand  on  étudie  l'organisation  harmonieuse  du  mir, 
quand  on  considère  l'aptitude  de  la  masse  populaire  à 
l'autonomie  dans  l'administration  et  dans  le  travail, 
quand  on  voit  enfin  le  principe  de  l'égalité  pénétrer  par- 
fois la  vie  des  paysans  plus  profondément  que  celle  des 
nations  les  plus  développées  de  l'Europe,  on  est  porté 
à  attendre  de  Tordre  politique  en  Russie  quelque  chose 
de  semblable  à  celui  de  l'Angleterre  ou  de  la  Suisse. 
Du  moins,  pense-t-on,  le  paysan  russe  doit  bien  vivre, 
doit  être  assuré  contre  l'exploitation  économique  et  le 
bon  plaisir  dans  la  sphère  de  ses  droits  civils? 

La  première  connaissance,  cependant,  que  l'on  prend 
de  la  Russie  en  général  et  de  la  vie  du  village  russe  en 
particulier,  fait  renoncer  à  toute  illusion  à  ce  sujet! 

J'aurais,  certes,  occasion  de  parler  dans  ce  livre  du 
despotisme  sans  frein  qui  pèse  sur  la  vie  politique,  du 
manque  absolu  de  sûreté  personnelle,  de  la  négation 
des  droits  du  citoyen  en  Russie.  Dans  son  ensemble, 
d'ailleurs,  le  fait  est  connu  partout. 


LE  PEUPLE  133 


Ce  qu'ignore  à  peu  près  le  lecteur  européen,  c'est 
Félat  pitoyable  du  paysan  russe  qui,  au*  milieu  de  ses 
institutions  républicaines  et  dans  son  m/r,  devient  la 
▼ictime  d'une  exploitation  formidable,  est  opprimé  avec 
un  arbitraire  dont  n'a  aucune  idée  le  plus  malheureux 
des  prolétaires  de  l'Occident. 

Quelles  peuvent  être  les  causes  d'un  phénomène  aussi 
paradoxal  ? 

Elles  résident  surtout  dans  la  civilisation  arriérée  du 
peuple,  dans  son  extrême  ignorance,  qui  rétrécit  son 
horizon  et  l'asservit  à  mille  superstitions. 

On  pourrait  dire  sans  exagération  que  le  peuple  russe 
ne  vit  d'une  vie  de  citoyen  que  dans  les  limites  étroi- 
I       tes  de  son  mir. 

I  Tous  les  phénomènes  politiques  ou  économiques 

I  plus  complexes  sont  pour  lui  tout  aussi  incompréhensi- 
!  blés,  tout  aussi  en  dehors  de  son  entendement  et  de  sa 
volonté  que  ceux  de  la  nature.  Un  favori  obtenait-il  de 
l'impératrice  à  force  de  platitudes  10000  serfs,  jusqu'a- 
lors paysans  libres  et  indépendants?  Un  entrepreneur 
contemporain  regoit-il  du  gouvernement  une  avance 
I  d'un  million  de  roubles  pour  une  affaire  véreuse  qui 
ruine  quelques  milliers  de  gens  du  petit  métier?  Ce 
sont  là  aux  yeux  du  peuple  des  phénomènes  de  force 
majeure  qui  dépassent  son  entendement  et  contre  les- 
quels par  conséquent  il  ne  peut  rien. 

D'où  la  bourrasque  qui  a  réduit  le  village  en  ruines 

s'est-elle  déchaînée  ?  Comment  en  triompher  ?  D'où  le 

favori  ou  l'entrepreneur  se  sont  ils  abattus  sur  le  paysan? 

Comment  s'en  défendre?  Toutes  ces  questions   sont 

I      également  inconcevables  pour  le  paysan.  Dans  la  région 


134  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

de  la  haute  politique,  comme  dans  celle  des  phénomènes 
physiques,  le  peuple  vit  dans  un  monde  fantastique 
d'hypothèses  qui  n'a  rien  de  commun  avecla  réalité.  II 
dépêche  un  messager  au  tzar,  avec  autant  de  foi  qu'il 
fait  célébrer  une  messe,  pour  implorer  la  fin  de  la  sé- 
cheresse, car  il  n'a  pas  plus  l'idée  du  gouvernement 
du  ciel  que  du  gouvernement  de  la  terre.  Ce  n'est  pas 
là  une  conséquence  du  peu  de  développement  de  son 
intelligence,  mais  d'une  ignorance  extrême.  Le  paysan 
raisonne  très  bien  sur  ce  qu'i]  sait  :  le  malheur  est  qu'il 
ne  sait  presque  rien.  ^ 

La  civilisation  peu  avancée  de  la  Russie  cesse  d'éton- 
ner si  l'on  se  rappelle  que  le  peuple  russe  a  été  privé 
pendant  des  siècles  de  toute  communication  avec  les  na- 
tions civilisées.  Il  ne  se  rencontrait  alors  qu'avec  des 
peuplades  sauvages  qui  lui  étaient  inférieures  sous  tous 
les  rapports.  Les  fruits  du  travaif  de  la  raison  humaine 
et  de  la  science  lui  étaient  inaccessibles.  Aujourd'hui 
même,  le  peuple  est  fétichiste  et  païen  dans  nombre  de 
cas,  parce  qu'il  ne  peut  juger  du  ciel  et  de  la  terre  que 
d'après  un  nombre  restreint  d'observations  faites  dans 
l'aire  étroite  de  son  champ,  de  sa  forêt,  de  son  mir. 
Est-il  étonnant,  dès  lors,  qu'en  prenant  pour  base  un 
nombre  si  insignifiant  de  faits,  le  peuple  ne  puisse 
se  faire  une  idée  des  lois  des  phénomènes,  qu'il  ne 
puisse  parvenir  à  connaître  ce  qui  est  le  fond  même  de  la 
science  humaine  et  ce  qui  seul  peut  tirer  l'homme  dé 
la  servitude  envers  la  nature  et  envers  la  société  ?  Les 
paysans  d'Olonetz,  raconte  M.  Hielferding,  lui  relataient 
des  contes  sur  les  géants  avec  une  inébranlable  con* 
viction.  Ils  comprenaient  cependant    fort  bien  qu'il 


LE  PEUPLE  135 


n  y  a  plus  aujourd'hui  de  géants  —  «  Eh  bien  !  di- 
sûent-Us,  il  n'y  en  a  plus.  C'est  parce  que  le  monde 
est  en  décadence,  mais  il  y  en  avait  beaucoup  au 
temps  jadis.  »  Ailleurs,  le  paysan  assure  qu'il  n'y  a 
plus  dans  le  pays  de  liechï  V  :  —  «  Il  y  en  avait  ja- 
dis beaucoup.  A  présent  les  forêts  sont  abattues  et  les 
pauvres  diables  ne  trouvent  plus  où  se  nicher  I  »  Nous 
ne  voyons  pas  là  un  manque  d'observation  individuelle 
—  l'observation  est  au  contraire  très  exacte,  —  mais 
un  manque  absolu  de  connaissance  des  lois  de  la 
nature. 

On  trouve  toujours  un  fond  d'anthropomorphisme 
dans  les  opinions  religieuses  du  peuple,  surtout  dans 
celles  des  Russes  Blancs,  la  plus  arriérée  des  races 
russes.  Voyez  comme  les  chansons  blanches-russien- 
nés  représentent  Dieu.  Elles  nous  racontent  des  fêtes 
chez  Dieu,  où  Dieu  lui-même  édulcore  Vhydromel  où 
Elie  le  prophète  brasse  la  bière  l  Un  jour  Dieu  cher- 
cha en  vain  Elie. 

Elie  8*en  est  allé  aux  blés. 

La  Sainte  Vierge,  elle  aussi,  fait  le  ménage  et  se 
plaintà  Dieu  de  sa  fatigue  : 

Elle  s*est  inclinée  devant  Dieu  : 
Et  moi,  mon  Dieu,  je  ne  me  suis  pas  promenée, 
'  J'ai  labouré  la  terre,  j*ai  semé  Torge, 
J*ai  semé  Torge,  je  Pal  récolté. 

Un  jour,  un  frère  et  sa  sœur  s'en  allèrent  chercher 

1.  Cet  être  fantastique  de  la  mythologie  russe  habite  les  forôts  et 
M  plaît  à  égarer  les  voyageurs. 


136  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Dieu,  et  ils  les  trouvèrent  près^  près  (tun  baril  buvant 
de  la  bonne  eau-de-vie  *. 

Un  de  mes  amis  a  rapporté  un  souvenir  analogue  de 
la  province  de  Kouban.  Il  y  a  beaucoup  parlé  des 
différentes  villes  de  la  Russie  aux  Cosaques  —  la  pro- 
vince est  habitée  par  des  Cosaques  petits  russiens.  Un 
paysan  lui  demanda  un  jour  de  son  air  le  plus  sérieux  : 
«  Ayez  la  bonté  de  me  dire  si  vous  êtes  allé  dans  l'autre 
monde?  »  Mon  ami  se  froissa  de  la  question.  Il  la  prit 
pour  une  moquerie  et  une  allusion  au  manque  de  foi 
de  Tauditeur  en  ses  récits.  La  question  du  Cosaque 
était  cependant  très  sérieuse.  Un  des  habitants  de  son 
village,  au  retour  d'un  pèlerinage,  avait  raconté  que, 
chemin  faisant,  il  était  passé  au  ciel  où  les  défunts  de 
son  village  l'avaient  prié  de  saluer  leurs  parents  en 
leur  nom.  Il  partit  ensuite,  et  cette  fois  directement 
pour  le  ciel,  chargé  de  cadeaux  rustiques  et  même 
d'argent  que  les  crédules  Cosaques  lui  donnèrent  pour 
qu'il  les  transmit  à  leurs  parents  décédés.  Il  était 
donc  tout  naturel  que  le  Cosaque  désirât  apprendre  de 
mon  ami,  puisqu'il  le  jugeait  homme  expérimenté,  à 
quel  point  les  voies  de  communication  entre  la  terre  et 
l'autre  monde  étaient  praticables. 

Il  est  clair  qu'une  manière  de  voir  aussi  naïve  a  une 
action  sur  la  vie  sociale.  Il  y  a  deux  ans,  les  Cosaques 
du  Don  renoncèrent  à  combattre  les  sauterelles  qui 
envahissaient  leurs  champs  et  préférèrent  faire  dire  des 
messes.  A  tout  prendre,  les  paysans  ont  autant  de  foi 
dans  l'efQcacité  des  cérémonies  religieuses  que  dans 
celle  des  médicaments  ordonnés  par  un  médecin. 

1.  Gheïn.  Les  chansons  blanches-russiennes. 


LE  PEUPLE  i37 


—  Pourquoi  avons-nous  de  mauvaises  récoltes  ?  se 
demande  le  paysan. 

—  Parce  que,  répfond-il,  les  prêtres  touchent 
maintenant  un  traitement.  Au  temps  jadis,  les  popes 
cultivaient,  eux  aussi,  la  terre  ;  alors,  ils  célébraient  des 
messes  avec  ferveur  afin  d'obtenir  du  bon  Dieu  une 
abondante  récolte.  Aujourd'hui,  ça  leur  est  bien  égal, 
et  ils  disent  négligemment  leurs  prières. 

Il  est  très  redoutable,  même  de  nos  jours,  d'être 
accusé  de  sortilège  dans  nos  villages.  Cette  accusation 
aboutit  quelquefois  aux  conséquences  les  plus  tragi- 
pes.  Les  journaux  russes  enregistrent  de  temps  en 
temps  la  nouvelle  de  la  combustion  d'un  prétendu  sor- 
cier. Et,  cependant,  les  paysans  ont  très  souvent  re- 
cours aux  sorciers.  Il  y  a  quelques  années,  dans  le  vil- 
lage de  Megletzi  (gouvernement  de  Novgorod),  on  vola 
la  caisse  de  la  société  villageoise  de  prêt  et  d'épargne. 
L'assemblée  du  village  décida  de  consulter  un  sorcier 
pour  qu'il  découvrît  le  voleur.  Le  sorcier  procéda  pu- 
bliquement à  sa  besogne.  Il  invita  les  paysans  à  regar- 
der un  seau  plein  d'eau  et  leur  distribua  de  petits  bâ- 
tons mystérieux  qui,  selon  lui,  grandiraient  entre  les 
mdns  du  voleur. 

Dans  les  cas  d'épizootie,  les  paysans,  au  lieu  de  re- 
courir aux  mesures  hygiéniques,  se  servent  parfois  de 
Xopakhivanié.  Voici  en  quoi  consiste  ce  procédé  de 
conjuration. 

A  une  heure  avancée,  par  une  nuit  sombre,  quelques 
femmes,  les  cheveux  épars  et  les  vêtements  flottants, 
s'attèlent  à  une  chaniie  et  tracent  un  sillon  autour  du 
territoire  qu'il  siagit  de  préserver  de  la  visite  de  la 


138  U  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Mort.  Cette  cérémonie  est  accompagnée  de  chants  sau- 
vages que  les  femmes  braillent  de  leur  mieux:  mais  ces 
chants  sont  un  mystère  pour  les  ^hommes.  Leurs  yeux 
ne  doivent  pas  voir  la  cérémonie,  et  malheur  à  celui 
que  la  procession  rencontre  par  hasard  sur  son  pas- 
sage :  il  est  roué  de  coups  et  court  même  le  danger 
d'être  mis  en  pièces.  Mais  il  va  sans  dire  que  les  hom- 
mes, en  entendant  les  hurlements  sauvages  des  fem- 
mes, se  hâtent  de  s'enfuir  ou  de  se  cacher  K 

Ces  grossières  superstitions  sont  entretenues  chez  les 
paysans  et  même  développées  par  TEglise.  11  existe 
dans  le  rituel  ecclésiastique  nombre  d'exorcismes  qui 
ne  diffèrent  en  rien  du  sortilège,  d'autant  qu'ils  sont 
destinés  souvent  à  en  combattre  les  effets.  Si  un  paysan 
trouve  par  hasard  un  zalome  sur  son  champ  ^,  dans  son 
affliction  il  a  recours  avec  une  foi  égale  au  sorcier  ou 
au  pope. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  l'inculpation  de  sor- 
tilège, soit  en  Russie,  une  arme  employée  parfois  dans 
les  luttes  politiques.  On  s'en  sert  notamment  contre  les 
sectaires.  Toujours  sobres,  laborieux  et  intelligents,  Us 
jouissent,  malgré  les  persécutions  du  gouvernement, 
d'une  aisance  qui  surpasse  beaucoup  celle  des  ortho- 
doxes. Alors  on  prétend  qu'ils  reçoivent  leur  argent  du 
diable.  J'ai  entendu  moi-même  un  récit  de  ce  genre  d'un 
misérable  qui  assurait  avoir  vu  de  ses  propres  yeux  un 

1.  Il  n'y  a  que  quelques  années  un  cas  d*opakhivanié  a  eu 
lieu  aux  alentours  mômes  de  Moscou,  à  Fili. 

2.  Un  zalome  est  un  faisceau  de  tiges  de  blé,  lié  d'une  maniéré 
particulière,  a^ecdesexorcismes.  Si  un  ennemi  vous  a  fait  un  za- 
lome, Yotre  blé  est  perdu  à  moins  que  tous  n'annuliez  le  zalome 
par  des  exorcismes  appropriés  à  la  circonstance. 


r 


LE  PEUPLE  139 


chalapoute  —  c'est  le  nom  d'une  secte,  — en  conver- 
sation avec  le  diable  qui  aurait  surgi  d'une  cuve  pleine 
d'eau  et  lui  aurait  donné  de  l'or. 

En  1873,  on  lança  contre  les  socialistes,  à  Saint-Péters- 
bourg même,  pareille  inculpation  de  sortilège. 

C'est  ainsi  que  la  superstition  confine  à  4a  politique. 
La  chose  est  d'autant  plus  facile  que  les  paysans  n'ont, 
je  l'ai  dit,  qu'une  idée  très  confuse  des  questions  so- 
ciales. On  en  rencontre  qui  ne  savent  même  pas  que  le 
tzar  est  un  monarque  héréditaire.  Les  paysans  d'un  vil- 
lage du  gouvernement  de  Simbrisk  s'imaginaient  que 
le  tzar  est  élu  à  terme  par  le  sénat.  C'est  là,  certes, 
un  cas  exceptionnel  :  mais,  en  général,  les  idées  des 
paysans  sur  le  tzar  sont  tout  à  fait  fantastiques.  Us  le 
considèrent  souvent  comme  un  représentant  et  un  pro- 
tecteur du  peuple,  qui  ne  se  soucie  que  de  le  secourir. 
Seulement  les  gentilshommes  Ten  empêchent  toujours. 
Comment  l'en  empêchent-ils?  C'est  une  chose  mysté- 
rieuse et  inconcevable.  Toujours  est-il  que  le  tzar  est 
forcé  d'avoir  recours  à  la  ruse  pour  triompher  des  gen-  « 
tilshommes  et  des  sénateurs.  Voilà  comment  la  légende 
populaire  raconte  l'abolition  du  servage. 

Le  tzar  s'en  préoccupait  beaucoup  depuis  longtemps, 
mâs  il  n'y  pouvait  rien.  Comment  s'y  prendre  pour  dé- 
livrer le  peuple?  Il  trouva  enfin.  Revêtu  du  grand  uni- 
forme et  décoré  des  ordres  de  Nicolas  P%  le  tzar  se  ren- 
dit au  Sénat  : 

—  «  Messieurs  les  sénateurs,  demanda-t-il  :  ai-je  le 
droit  de  m- habiller  de  cet  uniforme  et  de  me  décorer  de 
ces  ordres  ? 

—  Non,  Sire,  répondirent  les  sénateurs,  c'est  feu 


\iO  Lk  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

votre  père  qui  a  mérité  cet  uniforme  et  ces  ordres  :  ce 
n'est  pas  vous.  » 

Un  autre  jour,  le  tzar  se  renditau  Sénat  avec  la  grande 
tenue  d'Alexandre  I*^  Les  sénateurs  lui  dirent  qu'il 
avait  tort  de  la  revêtir,  puisque  ce  n'était  pas  lui  qui  l'a- 
vait méritée,  mais  son  oncle. 

Une  troisième  fois,  le  tzar  vint  au  Sénat,  revêtu  de 
son  propre  uniforme  et  décoré  de  ses  ordres. 

—  Vous  avez  raison  de  les  revêtir,  lui  dirent  les  sé- 
nateurs, puisque  c'est  vous  qui  les  avez  mérités. 

Et  le  tzar  de  répondre. 

—  Très  bien,  messieurs  les  sénateurs,  très  bien.  Dé- 
crétez donc  que  chacun  ne  jouisse  quede  ce  qu'il  a  gagné 
lui-même,  mais  non  pas  de  ce  qu'ont  gagné  son  père 
ou  ses  aïeux. 

Les  sénateurs  virert  alors  qu'ils  avaient  donné  dans 
un  piège.  Qu'y  faire?  Us  furent  obligés  de  signer  le  dé- 
cret. 

Alors  le  tzar  de  leur  demander. 
*  — Messieurs  les  sénateurs,  où  avez  vous  gagné  vos 
paysans? 

L'un  les  avait  eus  de  son  père,  l'autre  de  son  grand- 
père,  le  troisième  de  son  aïeul.  Nul  ne  les  avait  gagnés 
personnellement.  Les  sénateurs  durent  reconnaître 
qu'il  fallait  abolir  les  droits  des  nobles  sur  les  paysans. 

Et  ce  fut  ainsi  qu'eut  lieu  l'abolition  du  servage  *. 

Voici  une  autre  légende  qui  appartient,  celle-ci,  au 

1.  Cette  légende,  qui  a  été  publiée  pour  la  première  fois,  si  je  ne 
me  trompe,  dans  le  journal  socialiste  Terre  et  liberté^  est  contrôlée 
par  le  témoignage  de  plusieurs  publicis'es  qui  ont  étudié  la  vie  du 
peuple. 


r 


LE  PEUPLE  141 


domaine  de  la  haute  politique.  Elle  est  citée  par  M. 
Ouspensky  *. 

Pourquoi  la  guerre  Turco-Russe  a-t-elle  éclaté  ? 

—  Parce  que,  raconte  le  paysan,  un  taureau  primitif 
repose  dans  le  pays  turc.  Un  trésor  immense,  peut-être 
la  source  de  Tor  de  la  terre,  est  enterré  sous  le  sabot 
de  derrière  de  ce  taureau.  Le  tzar  a  voulu  conquérir  ce 
taureau.  Après  cette  conquête,  les  paysans  ne  paieront 
plus  d*impôts. 

Dans  un  autre  cas,  à  l'occasion  évidemment  des  li- 
vres et  des  brochures  socialistes,  qui  se  répandent 
dans  le  peuple,  il  est  né  la  légende  que  voici.  Un  mons- 
tre d'une  longueur  de  quelques  dizaines  de  verstes  se- 
rait tombé  du  ciel  dans  un  gouvernement  quelconque. 
Sur  son  dos  est  gravé  tout  ce  qui  doit  arriver  :  mais  per- 
sonne jusqu'à  présent  n'a  déchiffré  ce  qui  est  écrit. 
Les  autorités  interdirent  rigoureusement  de  le  lire. 

Les  événements  politiques,  on  le  voit,  se  reflètent 
parfois  dans  la  pensée  du  peuple,  même  de  nos  jours, 
d'une  manière  purement  mythique. 

Certes,  ce  serait  commettre  une  grande  faute  que  de 
juger  de  l'état  intellectuel  du  peuple  uniquement  par 
ces  preuves  de  son  ignorance.  Ce  ne  sont  là  que  des  cas 
exceptionnels,  mais  il  est  évident  qu'une  population 
qui  forge  de  pareilles  légendes  ne  peut  émettre  des  ju- 
gements suffisamment  raisonnables  sur  la  vie  politique. 
Tant  que  la  pensée  de  l'homme  ne  peut  briser  les  fers 
de  la  conception  mythique,  son  développement  demeure 


1.  M.  Ouspensky  est  un  de  nos  écrivains  contemporains  de  ta- 
lent et  un  grand  observateur  de  la  vie  du  paysan. 


442  LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

incomplet.  C'est  ce  développement  incomplet  qui  est 
aujourd'hui  le  grand  vice  social  de  la  Russie. 

II  n'y  a  qu'une  centaine  d'années,  les  gentilshommes 
mêmes,  il  faut  s'en  souvenir,  ne  considéraient  pas  les 
peines  corporelles  comme  injurieuses  pour  leur  dignité. 
Il  y  a  quelque  dix  ans,  on  châtiait  encore  corporellement 
les  gens  inculpés  de  crimes  politiques  par  la  troisième 
Division  de  la  Chancellerie  impériale  (Police  secrète). 

Dans  les  procès  de  droit  commun  la  torture  n'est  sup- 
primée que  depuis  1801.  Pour  les  procès  politiques,  elle 
n'est  pas  encore  tout  à  fait  supprimée  dans  la  pratique. 

Jusque  sous  Pierre  le  Grand,  les  Russes  s'intitulaient 
khoiops  *  dans  leurs  rapports  officiels  avec  l'empereui-. 
Pierre  modifia  cette  formule  et  leur  ordonna  de  s'iftti- 
tuler  désormais  rabs  au  lieu  de  khoiops.  A  son  tour, 
Catherine  II  mit  en  usage  l'épithète  sujet  au  lieu  de 
rab. 

Les  chefs  tutoient  parfois  en  tlussie  leurs  subalternes 
même  dans  les  administrations  les  plus  instruites 
comme  dans  la  Division  médicale.  Dans  le  service  mili- 
taire, les  officiers  sont  obligés  de  tutoyer  les  soldats. 

Si  la  Petite  Russie  est  plus  avancée  à  cet  égard,  cette 
grossièreté  de  mœurs,  qui  reflète  le  dédain  des  droits 
et  de  la  dignité  de  l'homme,  est  poussée  à  l'extrême 
chez  les  Grands  Russiens.  Dans  la  Grande  Russie,  la 
peine  corporelle  est  celle  qu'imposent  partout  |e  plus 
habituellement  les  tribunaux  de  volost.  On  punit  de 
verges  un  mari  qui  abandonne  sa  femme,  une  femme 
qui  a  manqué  de  respect  à  son  mari,  des  fils  qui  ont  dés- 
obéi à  leur  père,  des  pères  qui  ù'ont  pas  payé  les 
\.  Khoiops,  serfs,  au  sens  péjoratif;  rabs,  serfs,  au  sens  simple. 


LE  PEUPLE  143 


impôts,  etc.,  etc.  Cet  ignoble  mépris  de  la  dignité  hu- 
maine s*est  développé  surtout  sous  Tinfluence  de  la 
grande  famille  ancienne  que  les  réactionnaires  russes 
ont  raison  de  regretter  comme  le  pilier  le  plus  solide 
des  principes  conservateurs. 

Il  importe  de  ne  pas  passer  sous  silence  cette  insti- 
tution de  la  grande  famille  ancienne^  qui  n'a  pas  été 
un  moindre  obstacle  que  le  servage  au  développement 
moral  du  peuple  russe. 

Du  temps  de  nos  aïeux,  ces  familles  étaient  compo- 
sées de  20  à  30  membres,  et  même  souvent  de  50  à  60. 
Elles  étaient  soumises  à  l'autorité  absolue  de  Tancien 
de  famille  (6o/cAaX;),  ordinairement  le  plus  vieux  grand- 
père  '.  Il  gérait  les  travaux,  contrôlait  la  consommation, 
réglait  les  mariages  des  membres  de  la  famille,  etc.  La 
famille  travaillait  en  commun,  prenait  en  commun  ses 
repas  et  habitait  souvent  une  demeure  commune. 

On  peut  s'imaginer  ce  que  devient  l'homme  dans 
une  pareille  vie.  Des  dizaines  d'yeux  épient  chacun  de 
ses  mouvements  ;  il  n'a  ni  volonté,  ni  propriété,  ni 
même  sentiments,  dont  il  puisse  disposer  à  son  gré. 

L'autorité  despotique  de  la  famille  et  du  bolchak 
s'est  le  plus  lourdement  abattue  sur  la  femme.  Les 
chants  russes  sont  remplis  de  ses  plaintes  touchantes 
contre  cet  état  de  servitude  et  dépeignent  souvent  ses 
révoltes  implacables  pour  la  reconquête  de  ses  droits 
foulés  aux  pieds.  Les  Petits  Russiens  ont  un  dicton  bien 
caractéristique  : 

1.  Dans  les  cas  où  le  bolchak  devenait  décrépit  au  point  de  ne 
plus  pouvoir  maintenir  l'ordre,  on  procédait  parfois,  mÔme  de  son 
Tivant,  à  l'élection  d'un  bolchak  plus  jeune. 


i44  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Qui  apportera  de  Teau  ?  La  bru. 

Qui  va-t-OQ  frapper  ?  La  bru. 

Pourquoi  la  frappera -t- on?  Parce  qu'elle  est  la  Lra  *. 

La  bru  était  Tesclave  de  son  mari,  qui  était  lui-même 
l'esclave  du  bolchak.  Esclave  de  sa  belle-mère,  qui 
vengeait  sur  elle  ses  propres  souffrances  d'autrefois,  la 
jeune  femme  était  vouée  dans  sa  nouvelle  famille  à  un 
travail  sans  &n,  à  des  reproches  incessants,  aux  coups, 
à  Féternel  renoncement  à  sa  volonté.  Elle  entre  dans  la 
maison,  revêtue  encore  de  ses  habits  de  noce  :  aussitôt 
Tenfer  commence. 

£t  le  beau-père  dit  : 

Ou  nous  amène  une  ourse. 

£t  la  belle-mère  dit  : 

On  nous  amène  une  mangeuse  d'hommes. 

Et  les  beaux-frères  disent  : 

On  nous  amène  une  saligaude. 

Et  les  tantes  disent  : 

On  nous  amène  une  fileuse  fainéante. 

C'est  en  vain  que  la  pauvrette  tâche  de  complaire  à 
tous  :  elle  n'obtiendra  d'eux  un  pauvre  mot  bienveillant. 
Le  mari  même,  fût-il  amoureux,  est  impuissant  à  la  pro- 
téger, comme  le  dit  un  chant  poétique  des  Grands  Rus- 
siens  :  la  plainte  de  la  femme  accablée  de  fatigue. 

Moi,  la  jeune,  j'ai  sommeil, 

Ma  tête  penche  vers  l'oreiller. 

Et  le  beau-père  va  et  vient  dans  le  vestibule, 

1.  Ikpwenko.  La  femme  paysanne  dans  Recherches  sur  la  vie  du 
peuple. 


LE  PEUPLE  145 

II  se  promène  tout  furieux  dans  le  nouveau  vestibule. 

II  frappe,  il  tonne,  il  frappe,  il  tonne,  , 

II  empêche  la  bru  de  dormir  : 

Lève-toi,  lève-toi,  somnolente  ! 

Lève-toi,  lève- toi,  dormeuse  ! 

Toi,  somnolente,  dormeuse,  sans  ordre  ! 

La  pauvrette  frissonne,  essaie  de  se  lever,  mais  n'en 
I     a  pas  la  force. 

Moi,  la  jeune,  j*ai  sommeil, 
Ma  tète  penche  vers  Toreiller. 

Voici  la  belle-mère  qui  arrive  comme  une  trombe. 
Nouvelles  gronderies  et  nouveaux  reproches  : 

Dormeuse,  somnolente,  sans  ordre  1 

Et  le  mari  ?  Le  mari  n'y  peut  rien.  Il  voit  l'injustice, 
mais  il  ne  peut  que  murmurer  en  secret,  en  compatis- 
sant à  sa  femme  qui  sommeille  malgré  elle  : 

Dors,  dors,  ma  sage. 

Dors,  dors,  ma  très  douce. 

Épuisée,  harassée,  par  trop  tôt  mariée  i. 

Hais  que  sont  les  coups,  les  reproches,  le  travail  ! 
L'autorité  despotique  du  bolchak  aboutit  à  de  pires  abus. 
La  langue  populaire  s'est  même  enrichie  d'une  expres- 
sion toute  spéciale:  snokhatch  ^.  Les  drames  judiciaires 
découvrent  souvent  d'affreuses  scènes  de  jalousie  du  fils 

1.  ChbIn.  Chantt  grandê-msaieru.  I.  p.  335 

2.  On  pourrait  traduire  par  le  néologisme  bruaire,  La  Uaisbn  du 
beau-pèrâ  avec  sa  bru  est  fréquente. 

10 


446  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

contre  son  père,  montrent  quelquefois  le  père  tombant 
sous  la  hache  du  fils  ou  empoisonné  par  la  jeune 
femme  qui  se  venge  de  la  violence  qu'on  lui  a  faite. 
La  grande  famille  est  une  véritable  école  de  servitude. 
L'homme  qui  a  été  élevé  dans  ce  milieu  endure  sans 
honte  le  despotisme  le  plus  sanglant  du  maître  ou  du 
gouvernement. 


On  ne  peut  nier  que  ces  défauts  traditionnels  du 
peuple  russe  ne  se  soient  beaucoup  atténués  aujourd'hui 
et  ne  s'atténuent  toujours.  Une  révolution  morale  s'o- 
père dans  le  fond  de  la  masse  populaire  :  elle  réclame 
ses  droits  et  sait  les  conquérir.  A  cet  égard,  on  peut 
considérer  la  fin  du  xvii®  siècle  comme  l'époque  de  la 
crise  dans  l'histoire  russe. 

Après  les  grandes  guerres  nationales  contre  les  Sué- 
dois et  les  Polonais,  une  renaissance  intellectuelle  se 
manifeste  partout. 

D'une  part,  une  classe  instruite  naît,  tente  des  efforts 
énergiques  pour  rapprocher  la  Russie  de  l'Europe,  et 
acclimater  chez  nous  la  civilisation  européenne.  Parmi 
les  hommes  qui  partagèrent  la  tâche  de  la  tzarevna  So- 
phie et  de  Pierre  le  Grand,  on  trouve  beaucoup  de  gens 
du  peuple,  mais  qui  ne  représentaient  nullement  le 
peuple  à  vrai  dire,  puisqu'ils  marchaient  en  avant  de 
leur  siècle.  Dans  la  population  entière,  on  aperçoit  un 


LE  PEUPLE  147 


antre  courant  qui  nait  également  du  réveil  des  âmes  et 
des  intelligences.  C'est  le  schisme  [raskol). 

Le  schisme  nous  peint  l'état  mental  du  peuple  russe 
sous  un  jour  peu  réjouissant.  Il  éclata  à  la  suite  de  la 
réforme  que  le  patriarche  Nikon  entreprit  pour  cen- 
traliser le  clergé,  pour  l'arracher  à  l'influence  des  pa- 
roissiens, pour  régler  les  cérémonies  conformément  au 
rituel  de  l'Eglise  grecque.  Cette  réforme  alluma  la 
guerre.  Nikon  ordonna  de  se  signer  avec  les  trois 
doigts  ;  les  raskolniks  affirmaient  qu'il  suffisait  de  deux 
doigts  et  invoquaient  les  vieilles  images,  où  les  saints 
sont  peints  se  signant  avec  deux  doigts.  Nikon  ordonna 
de  chanter  trois  fois  r«//e/wta;  les  rfl6'Ao/mA;5  affirmaient 
qu'il  ne  fallait  le  chanter  que  deux  fois.  Toutes  les  con- 
troverses sont  de  cette  importance.  Elles  suffirent  ce- 
pendant pour  que  les  deux  partisse  nommassent  mu- 
tuellement hérétiques,  pour  que  les ^/arooôreW/zt  (par- 
tisans de  l'ancien  rituel)  fussent  brûlés  vifs,  convain- 
cus qu'ils  étaient  qu'ils  seraient  damnés  s'ils  se  signaient 
autrement  qu'avec  deux  doigts.  Dans  les  deux  camps,  le 
fanatisme  dominait  en  maître. 

Les  représentants  contemporains  des  raskolniks  si- 
gnalent une  caustf  plus  profonde  du  schisme.  Ils  affir- 
ment qu'il  ne  s'agissait  pas  delà  forme  des  cérémonies. 
Cette  forme ''doit  être  établie  par  l'usage  et  le  clergé 
n'est  pas  seul  à  y  prendre  part,  les  fidèles  y  ont  leur 
rAle.  Il  n'est  donc  pas  permis,  pensent-ils,  de  changer  le 
rituel  sans  le  consentement  de  l'Eglise  qui  n'est  autre 
chose  que  l'ensemble  des  croyants.  L'esprit  de  l'Ânti- 
christ,  qui  agissait  en  Nikon,  fit  seul  exclure  les  fidè« 
les  de  l'Eglise  et  arroger  au  clergé  une  autorité  despo-. 


148  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tique  sur  la  conscience  des  croyants  ^  En  effet,  l'Eglise 
russe  ancienne  était  constituée  dans  un  sens  beaucoup 
plus  démocratique  :  les  fidèles  choisissaient  même 
leurs  prêtres.  On  peut  voir  en  somme  dans  le  schisme 
une  protestation  très  accentuée  du  peuple  contre  les 
tendances  despotiques  du  haut  clergé,  quoiqu'il  soit 
parfaitement  avéré  que  les  schismatiques  croyaient  en 
leur  croix  à  huit  pointes  comme  le  sauvage  croit  en 
son  fétiche. 

Une  fois  éveillée,  la  pensée  ne  put  retomber  dans  le 
sommeil,  bien  qu'elle  n'eût  pour  s'exercer  d'abord 
d'autre  terrain  que  la  scholastique  cléricale.  Elle  se  dé- 
veloppa et  elle  progressa.  Les  persécutions  incroya- 
bles que  subirent  les  rûwAo/mA^,  les  poussèrent  à  trans- 
porter leurs  critiques  de  l'Eglise  au  gouvernement.  Us 
déclarèrent  alors  que  le  tzar  était  l'Àntichrist.  Nombre 
de  sectes  furent  bientôt  obligées  de  se  passer  de  prêtres, 
et  en  firent  môme  un  dogme  de  leur  religion  :  le  droit 
de  chacun  à  discuter  les  questions  religieuses  fut,  en 
conséquence,  admis  dans  toute  son  étendue.  L'esprit 
qui  avait  jusqu'alors  été  esclave  du  rituel,  d'une  image 
en  bois,  d'une  croix  en  cuivre,  devint  maître  de  soi. 

De  nos  jours,  on  peut  évaluer  le  nombre  des  staroo- 
briadtzi  et  des  sectaires  à  12  &  45  millions.  Ils  sont  di- 
visés en  une  foule  de  doctrines  et  de  sectes'i  quelques- 
unes  se  distinguent  par  leur  fanatisme  grossier,  celle 
entre  autres  des  skoptzi  (castrats).  Unepartie  des  staroo- 
briadtzi^  la  popovchtchina  qui  s'intitule  ancienne 
église  orthodoxe,  remplace  l'autorité  de  l'Eglise  offi- 

1.  Voir,  par  exemple,  La  Polémique  moderne  du  schisme,  dans  Le 
Messager  de  rSurope. 


LE  PEUPLE  U9 


delle  par  la  sienne  propre.  Cette  église  ne  peutéyidem- 
ment  contribuer  beaucoup  à  la  diffusion  du  libre  eita- 
men.  Toutes  les  sectes  de  la  bezpopovchtchina  tendent 
au  contraire  indubitablement  à  se  transformer  en  pur 
rationalisme.  C'est  du  re^te  à  peu  de  chose  près  le  but 
atteint  par  les  chrétiens  spirituels.  En  général,  les  sec- 
taires sont  la  partie  la  plus  développée  du*  peuple.  Ils 
savent  lire  et  écrire,  et  connaissent  à  merveille  la 
Sainte  Ecrïture.  Mais  ce  n'est  pas  la  Sainte  Ecriture 
seule  qu'ils.étudient.  Leurs  natchottchiks{^TvA\\J&)  con- 
naissent les  livres  de  Renan,  sont  familiers  avec  This- 
toire,  s'intéressent  à  la  littérature  des  questions  socia- 
les. Les  natchottchiks^  tels  que  le  célèbre  Paul  le  Cu- 
rieux, — comme  facultés  littéraires  et  comme  érudition — 
sont  parfois  bien  au-dessus  de  leurs  adversaires,  les  doc- 
teurs des  académies  théologiques.  En  règle  générale, 
les  sectaires  se  distinguent  par  leur  moralité,  leur  so  - 
briété  et  leur  activité  intellectuelle. 

Il  est  remarquable  que  toutes  les  sectes  comtempo- 
raines  se  différencient  des  anciennes  par  l'accroisse- 
ment de  l'importance  qu'elles  donnent  aux  principes 
sociaux.  Elles  font  moins  d'attention  aux  dogmes,  davan- 
tage aux  questions  de  morale  et  de  vie  sociale.  Elles 
se  tiennent  rarement  dans  le  domaine  de  la  pure  politi- 
que ^  !  Mais,  dans  le  domaine  de  la  vie  sociale,  elles 

i.  Il  y  a,  du  reste,  des  exceptions  parmi  lesqueUes  il  faut  ins- 
erire  la  secte  des  slranniks  ou  biégouni  (fuyants).  Cette  secte  re- 
garde le  Tzar  comme  r  Antichrist,  croit  qu*anjour  les  croyants  se 
réuniront  et  combattront  son  armée.  En  attendant,  ils  rejettent 
absolument  toutes  les  institutions  sociales  :  ils  se  dérobent  au 
service  militaire,  ne  paient  pas  d'impôts,  refusent  de  prendre 
des  passeports,  ne  font  pas  d'affaires   qui  réclameraient  Tinter- 


M50  LA  RUSSIE  POLITIQUR  ET  SOCIALE 

insufflent  au    peuple    beaucoup    d'idées    saines    et 
pures. 

Impossible  de  ne  pas  marquer,  par  exemple,  le  rôle 
éminent  des  femmes  chez  nos  schismatiques  :  elles  y 
deviennent  égales  aux  hommes  sous  tous  les  rapports. 
Elles  y  exercent  même  très  souvent  les  fonctions  de 
chefs  des  sectes. 

Chez  ces  sectes,  le  mariage  —  libre  alliance  —  com- 
porte beaucoup  moins  d'obligations  de  forme  et  donne 
une  importance  bien  plus  grande  aux  devoirs  moraux. 

Les  communes  des  sectaires  sont  souvent  des  asso- 
ciations très  intéressantes.  Aucun  membre  n'en  peut 
devenir  indigent  :  on  l'aide  et  on  ne  le  laisse  pas  se 
ruine;.  Ces  associations  (chez  les  chalapoules)  se  comr 
posent  parfois  de  plusieurs  familles  possédant  et  culti- 
vant la  terre  en  commun.  L'indépendance  individuelle 
y  est  heureusement  jointe  à  la  possession  et  au  travail 
collectif. 

Les  sectaires  contribuent  énormément  à  ruiner  l'es- 
prit d'exclusivisme  national.  C'est  ainsi,  par  exemple, 
que  les  soubbotniks  (sabbataires)  se  rapprochent  des 
Juifs.  Les  stundistes  apparurent,  il  n'y  a  qu'une 
quinzaine  d'années,  sous  l'influence  de  la  propagande 
des  colons  allemands  qui  habitent  le  sud  de  la  Russie. 
Du  reste,  les  stundistes  devancèrent  de  beaucoup  leurs 
maîtres.  En  général,  nos  sectes  importent  de    nom- 

yention  de  la  loi.  Il  est  clair  qu'avec  de  telles  conviclions  ils  sont 
obligés  de  mener  une  yie  errante  et  de  se  mettre  à  l'abri  des  per- 
sécutions des  autorités.  Aussi  savent-ils  se  construire  très  adroi- 
tement des  maisons  avec  nombre  de  passages  secrets  et  de  recoins 
où  l'on  peut  se  cacher  avec  succès. 


LE  PEUPLE  151 


breux  éléments  civilisateurs  dans  la  vie  du  peuple,  et 
historiquement  on  doit  les  considérer  comme  ses  édu- 
cateurs les  plus  actifs. 

En  même  temps  que  le  raskol  s'y  développait,  la 
Russie  est  entrée  dans  une  voie  nouvelle,  évolution 
plus  importante  encore  par  ses  conséquences  :  je  veux 
parler  de  son  rapprochement  de  l'Europe  et  de  l'impor- 
tation de  la  civilisation  européenne  en  Russie.  II  va  de 
soi  que  la  science  acquise  ainsi  n'a  eu  longtemps  sur 
le  peuple  qu'une  bien  faible  action  :  elle  demeura 
l'apanage  d'une  minorité  plus  ou  moins  privilégiée, 
mais  peu  nombreuse.  Cependant,  grftce  aux  exigences 
du  développement  de  l'homme  dans  la  masse  popu- 
laire, elle  pénétra  jusqu'à  un  certain  degré,  comme  par 
un  réseau  de  filets  capillaires,  le  milieu  populaire 
russe. 

Après  l'abolition  du  servage,  la  réaction  de  la  classe 
instruite  sur  le  peuple  s'est  singulièrement  accrue.  Se 
rapprocher  du  peuple  est  devenu  son  rêve  favori  :  les 
écoles,  les  livres  populaires,  le  commerce  personnel 
furent  à  cet  égard  ses  meilleurs  instruments.  Alors  in- 
tervint le  parti  réactionnaire.  Le  comte  Dmitri  Tolstoï 
arriva  au  ministère  de  l'Instruction  publique  et  son 
administration  fut  telle  qu'un  bon  mot  populaire  dans 
toute  la  Russie  l'appela  le  ministère  de  t obscurcissement 
public,  11  tâcha  —  autant  qu'il  put  —  d'empêcher  la 
fondation  des  écoles  primaires,  en  y  créant  des  obs- 
tacles insurmontables  même  pour  le  zemstvo^  à  plus 
forte  raison  pour  les  particuliers. 

Le  nombre  des  écoles  n'en  est  pas  moins  évalué  dans 
la  Russie  européenne  à  22770  avec  1140000  écoliers 


452  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

(904000  garçons  et  236000  filles).  Certes,  c'estpeu  pour 
la  Russie  puisque  le  nombre  des  écoliers  atteint  à  peine 
le2  «/o  de  la  population  entière.  La  Pologne  se  place  au 
premier  rang  (4  ®/o  de  sa  population)  ;  la  Russie  pro- 
prement dite  est  déjà  au-dessous  de  la  moyenne  (à 
peu  près  1  ®/o)  ;  (la  Sibérie  plus  bas  encore  (0,3  ®/o).  Il 
esta  remarquer  que,  sur  le  terrain  des  écoles  primai- 
res, les  Allemands  de  la  Baltique  qui  se  Tantent  tant 
de  leur  mission  civilisatrice,  n'ont  pas  beaucoup  de- 
vancé la  Sibérie.  Leurs  écoles  ne  reçoivent  que  le 
0,7  ^lo  de  la  population.  On  en  peut  conclure  à  quel 
point  ils  craignent  de  laisser  la  civilisation  pénétrer 
parmi  les  aborigènes  conquis  et  dépossédés. 

Le  gouvernement  russe  agit  de  même  vis-à-vis  de  son 
peuple  :  ayant  un  budget  de  800  millions  de  roubles, 
il  n'en  dépense  que  3  pour  les  écoles  primaires.  Le  zem- 
stvo  ajoute  5  millions  à  cette  somme  dérisoire,  mais,  en 
somme,  le  lecteur  voit  à  quel  point  le  premier  instru- 
ment de  l'instruction  —  savoir  lire  et  savoir  écrire  — 
est  peu  accessible  au  peuple  russe. 

On  ne  peut  indiquer  que  par  conjecture  la  statistique 
de  l'instruction  primaire  du  peuple.  Nous  avons,  cepen- 
dant, des  renseignements  exacts  sur  le  nombre  des  jeu- 
nes gens  sachant  lire  pris  par  le  service  militaire  :  en 
1882,  plus  de  76  *»/o  ne  savaient  lire.  Parmi  les  conscrits 
paysans  et  ouvriers,  on  peut  évaluer  à  environ  20  ^U  ceux 
qui  savent  lire.  C'est  là  déjà  un  progrès,  bien  que  très 
lent,  puisque  en  1870  il  n  y  avait  que  1 1  Vo  des  conscrits 
qui  sussent  lire,  et  en  1868  8  ®/o  seulement. 

Si  insignifiants  que  soient  les  moyens  d'instruction  ac- 
cessibles au  peuple,  il  en  use  avec  une  grande  ardeur. 


LE  PEUPLE  153 


Le  Russe  est  très  impressionnable.  Son  esprit  sommeille  ; 
il  n'est  pas  hébété.  L'instruction,  c'est  de  la  lumière  ; 
l'ignorance,  c'est  de  l'obscurité,  dit  le  peuple,  et  il  désire 
beaucoup  s'instruire.  Il  prête  une  oreille  avide  aux  récils 
d'un  homme  expérimenté,  observe  attentivement  cha- 
que fait  nouveau.  Les  conférences  publiques,  faitespour 
les  ouvriersàSaint-Pétersbourgetaux  alentours,  en  1880- 
1883,  attirèrent  plus  de  SOOOO  auditeurs.  11  y  a  dans 
les  musées  à  Moscou  et  à  Saint-Pétersbourg  peu  de  visi- 
teurs aussi  attentifs  que  l'ouvrier,  le  petit  bourgeois,  etc. 
Passez,  par  exemple,  un  jour  de  fête  devant  rentrée  du 
musée  de  Roumiantzov  à  Moscou.  Vous  y  verrez  bien 
avant  l'ouverture  une  foule  d'ouvriers,  attendant  patiem- 
ment l'heure  fixée.  Malheur  à  vous  si  vous  liez  par  hasard 
une  conversation  avec  un  ouvrier  :  il  ne  vous  quitte 
pas,  fait  des  questions  détaillées  sur  tout  ce  qu'il  voit, 
à  commencer  par  l'ossature  d'une  baleine  et  à  finir  par 
une  machine  quelconque.  Grâce  à  ce  désir  d'instruction, 
ce  que  l'on  appelle  les  travaux  au  dehors  {otkhojïé pro- 
mysly)  doit  être  considéré  comme  les  agents  les  plus 
puissants  de  l'éducation  du  peuple. 

Les  otkhojie  promysly  sont  les  absences  temporaires 
de  leurs  villages  de  travailleurs  qui  émigrent  pour  cher- 
cher ailleurs  de  la  besogne.  Le  fait  se  produit  sur  une 
très  large  échelle.  Chaque  année,  des  dizaines  et  même 
des  centaines  de  milliers  d'ouvriers,  avant  le  commen- 
cement des  travaux  des  champs,  envahissent  les  gares 
des  chemins  de  fer  et  s'acheminent  vers  le  midi,  vers 
les  steppes  heureux,  où  des  prairies  magnifiques  et 
de  grasses  moissons  réclament  dix  fois  plus  de  travail- 
leurs que  n'en  peut  fournir  la  population  indigène.  Là 


iU  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

aussi  les  ouvriers  trouvent  dans  les  ports  de  la  mer 
Noire  et  de  la  mer  d'Azov  le  travail  de  chargement  des 
navires.  Au  nord,  les  otkhoj'ie  promysly  sont  occasion- 
nés par  le  flottage  du  bois,  etc..  Les  travaux  d'été  et 
la  navigation  terminés,  on  remarque  le  fait  tout  con- 
traire. La  foule  'des  ouvriers  se  dirige  vers  les  villes 
pour  y  travailler  dans  les  fabriques,  au  charroi,  etc. 

On  peut  se  faire  une  idée  de  Timportance  des  otkho- 
jïe  promysly  par  quelques  exemples  :  Saint-Pétersbourg 
seul  contient  plus  de  200000  de  ces  ouvriers  ;  il  y  en  a 
à  Moscou  plus  de  250000.  De  même  pour  les  autres 
grandes  villes.  * 

Toute  cette  multitude  ne  rompt  pas  ses  liens  avec  le 
village  natal.  Nombre  de  paysans  vont  passer  l'hiver 
dans  les  villes  et  retournent  chez  eux  au  temps  des  tra- 
vaux des  champs.  D'autres  ont  dans  les  >illages  leurs 
familles.  D'autres  encore  vivent  dans  les  villes,  même 
avec  femme  et  enfants,  mais  le  temps  nécessaire  seule- 
ment pour  amasser  un  petit  capital  qui  les  aide  à  renou- 
veler dans  le  village  l'installation  qu'ils  ont  quittée  pour 
un  temps.  D'autres  enfin,  tout  en  allant  séjourner  dans 

1.  Il  arrive  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Moscou  pour  chercher  du 
travaU  : 

du  gouyernement  de  Moscou,       1 1 ,5  o/o  de  la  population  mascuUne» 
du  gouvernement  de  laroslav,      12,3  o/o  — 

du  gouvernement  de  Tver,  5  «/o  — 

des  autres  gouvernements  environ,   5%  — 

Les  femmes  (quittent  plus  rarement  le  village.  Cependant  le  gou- 
yernemenl  de  laroslav  envoje  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Moscou  le 
2,5  «/«  de  la  population  féminine  :  le  gouvernement  de  Tver  le  2  «/o. 
U  ne  faut  pas  oublier  qu'il  y  a  encore  beaucoup  de  paysans  qui  s'en 
vont  ailleurs. 

Voir  Iaksoît,  Statistique,  t.  I,  p.  369-310. 


LE  PEUPLE  155 


des  Tilles,  fréquentent  de  temps  à  autre  leurs  parents 
dans  les  villages.  L'influence  qu'exercent  sur  les  paysans 
les  hommes  expérimentés  est  énorme.  Par  leur  inter- 
médiaire, une  foule  de  connaissances  des  plus  variées, 
d'idées  nouvelles,  d'habitudes  et  de  besoins  nouveaux  en- 
vahissent le  village.  Ces  habitudes  ne  sont  pas  toujours 
bonnes.  L'ouvrier  de  fabrique  se  gâte  souvent,  s'accou- 
tume à  fréquenter  les  cafés,  fait  connaissance  avec  les 
prostituées.  En  revanche,  il  importe  au  village  des  con- 
naissances qu'on  ne  saurait  apprendre  à  l'école  otlîcielle. 
Il  s'accoutume  à  une  vie  indépendante,  à  la  libre 
disposition  de  soi.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'à  son  retour, 
il  devienne  la  coqueluche  des  belles  et  le  modèle  des 
jeunes  gens.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'il  soit  gorlati  (brail- 
lard) chef  de  l'opposition  aux  stariks  (anciens  du  village) 
dans  les  assemblées  et  contempteur  de  l'autorité  des 
bolchaks  dans  la  famille. 

Sous  l'influence  de  ces  causes  diverses,  la  conscience 
dé  ses  droits  se  réveille  et  se  développe  dans  les  rangs  du 
peuple,  en  ébranlant  l'ancien  régime  patriarcal  et  en  pré- 
parant le  terrain  à  un  nouveau  régime  plus  humain.  Des 
signes  nombreux  de  ce  réveil,  j'en  citerai  un  seul,  celui 
que  déplorent  surtout  les  conservateurs  :  les  partages 
familiaux  contre  lesquels  le  gouvernement  d'Alexan- 
dre III  commence  à  prendre  des  mesures  législatives. 
La  grande  famille  ancienne  disparaît.  Les  jeunes  géné- 
rations trouvent  insupportable  le  joug  que  leurs  pères 
et  leurs  aïeux  subissaient  avec  patience.  Après  s'être 
marié,  le  paysan  se  hâte  de  se  détacher  de  la  famille  et 
de  fonder  un  ménage.  La  femme  a  une  part  très  im- 
portante dans  ce  changement  d'usage,  —  ce  qui  n'est 


i56  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

certes  pas  pour  étonner  si  Ton  se  souvient  de  l'état  de 
la  femme  dans  la  famille  ancienne.  Son  instinct  d'indé- 
pendance ne  peut  plus  s'accommoder  des  entraves  an- 
ciennes. Nos  tribunaux  de  villages  reçoivent  en  abon- 
dance les  plaintes  des  femmes  contre  l'oppression  de 
leurs  maris  et  des  membres  aînés  de  la  famille.  Là  où 
plaintes  et  protestations  ne  réussissent  pas,  la  femme 
agiL 

Les  chansons  modernes  jettent  une  vive  lumière  sur 
cette  lutte.  La  femme  dit  qu'elle  n'est  plus  la  créature 
soumise  d'autrefois  : 

Et  moi  la  jeune, 

Je  me  suis  mariée  ayant  Tespril  mûr. 

Elle  prend  la  défensive.  Elle  rend  dent  pour  dent.  Elle 
réplique  aux  injures  des  vieux  par  dix  fois  plus  d'injures. 
Elle  répond  aux  gronderies  des  vieillards  : 

Que  le  beau-père  sur  Ja  soupente 
Est  comme  un  chien  à  la  corde 
Et  la  belle-mère  sur  le  poêle 
Comme  une  chienne  à  l'attache. 

Il  va  sans  dire  qu'un  tel  crime  de  lèse-autorité  mérite 
une  punition  :  mais  la  femme  ne  renonce  pas,  pour  se 
défendre,  aux  partis  les  plus  extrêmes  : 

Tu  as  beau  loucher, 
Jo  n'ai  pas  peur  de  toi; 
Tu  ne  me  frapperas  pas! 

dit-elle  à  son  mari,  et  quand  la  querelle  s'engage,  elle 
se  défend  vaillamment  : 


r 


LE  PEUPLE  i57 


Le  mari  allongea  la  maiD, 

Il  souflleta  sa  femme  à  l'oreille; 

La  femme  allongea  la  main, 

Elle  le  soufQeta  par  tout  le  visage  i. 

Bref,  la  femme  fait  de  la  famille  un  tel  enfer  que  les 
anciens  eux-mêmes  sont  disposés  à  prier  les  jeunes  gens 
de  s'en  aller.  Le  jeune  ménage  se  détache,  se  bâtit  une 
izba  séparée,  obtient  un  lot  de  terre.  Et  cela  d'une  ex- 
trémité à  Tautre  de  la  Russie. 

La  population  du  gouvernement  de  Moscou  (sauf  la 
ville  de  Moscou),  s'est  accrue  de  8  Vo,  de  1858  à  1881, 
tandis  que  le  nombre  des  ménages  séparés  s*est  accru 
dans  le  même  temps  de  40  Vo-  Le  nombre  des  paysans 
s'est  accru  dans  la  même  période,  dans  la  province  de 
Dankov  (gouvernement  de  Riazan)  de  26  °/o  et  le  nom- 
bre des  ménages  de  87  °/o. 

La  transformation  est  notable  même  dans  les  pays  les 
plus  éloignés  :  l'accroissement  du  nombre  des  paysans 
(23  ^/o)  est  accompagné  dans  la  province  de  Môr- 
chanskd'un  accroissement  des  ménages  de  55  ^/o^. 

Chaque  famille  paysanne  dans  le  gouvernement  de 
Moscou  contient  en  moyenne  5  &  6  hommes  :  dans  la 
province  perdue  de  Morchansk,  la  moyenne  varie  de 
6,  8  (chez  les  paysans  organisés  en  mir)  ;  à  8,  chez 
ceux  qui  possèdent  la  terre  à  titre  de  propriété  person- 
nelle. 11  est  à  remarquer,  bien  que  je  me  garde  de  gé- 
néraliser l'observation,  que  les  familles  sont  parfois  plus 
nombreuses  sous  le  régime  de  la  propriété  personnelle 
que  sous  le  régime  de  la  propriété  en  commun.  C'est pres- 

i.  Gaiîii.  ChansoTU  ffrande$-ru$$iennei,  I. 
2.  Statistique  des  zemstvos. 


1 


158  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


que  une  règle  pour  la  Grande  Russie.  Pour  la.  Petite 
Russie,  c'est  plutôt  le  contraire.  D'ordinaire  la  famille 
petite  russienne  est  moins  nombreuse  que  la  famille 
grande-russienne  (5  membres  6,  par  famille  dans  la 
province  d'Odessa),  mais  là  où  règne  le  mi>,  elles 
croissent  visiblement  (6,  5  dans  le  gouvernement  de 
Rostov).  Du  reste,  la  famille  est  un  phénomène  très 
compliqué  qu'on  ne  saurait  assujétir  exclusivement  aux 
conditions  économiques. 


Quoi  qu'il  en  soit,  les  partages  familiaux  sont  un  des 
événements  les  plus  importants  de  la  vie  moderne  du 
paysan  :  ils  créent  un  type  de  village  tout  à  fait  nouveau. 
Nous  l'avons  vu  déjà,  la  même  génération  qui  détruit 
la  famille  ancienne  manifeste  une  tendance  énergique 
au  maintien  de  la  tenure  communale  du  sol,  qui,  de  la 
sorte,  s'affranchit  définitivement  des  traces  dernières  de 
son  origine  archaïque.  D'autre  part,  les  partages  affai- 
blissent la  force  ouvrière  des  familles  et  nuisent  beaucoup 
aux  ménages  paysans.  Tout  le  monde  s'en  plaint.  Mais 
ces  partages  mêmes  ne  doivent-ils  pas  familiariser  les 
paysans  avec  la  nécessité  d'une  libre  association  au  lieu 
de  l'association  obligatoire  de  la  grande  famille  qui  va 
s'anéantir? 


LIVRE  QUATRIÈME 


LES  CLASSES  SOCIALES 

LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE 

ET  LA  BOURGEOISIE 


1 


LES  CLASSES  SOCIALES 
LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE 


I.  Y  a-t-il  en  Russie  d'autre  force  organique  que  le  peuple  et  le  tzar. 

L*autocratie  moscovite  et  son  rôle  historique.  —  Elle  dégénère 
en  tyrannie.  —  Les  tzars  s'efforcent  de  concentrer  autour 
d'eux  les  hautes  classes  domesticîsées. 

II.  Le  clergé  russe  —  Organisation  de  notre  église  —  Rôle  policier 

de  notre  clergé.  —  Clergé  noir  et  clergé  hlanc.  —  Tyrannie  du 
clergé  noir.  — Absence  d'influence  morale.  —  Persécutions  con- 
trôle Raskol.  —  Le  clergé  de  Tolstoï  —  Le  Nihilisme  enlève  la 
fleur  de  la  jeunesse  ecclésiastique.  —  Le  clergé  actuel  et  la 
politique  impériale. 

III.  Ancienne  aristocratie  princière.  — Notre  no6^Me  russe.  —Son 
recrutement  dans  la  plèbe.  — Le  tchin.  —  Impuissance  géné- 
rale de  notre  noblesse.  —  Les  privilèges  anciens  et  le  servage.  — 
Les  horreurs  du  servage.  —  Révoltes  des  serfs.  —  Rôle  civi- 
lisateur de  la  noblesse.  —  Elle  introduit  chez  nous  les  idées 
de  l'Occident.  —  La  noblesse  et  l'ukase  d'émancipation.  — 
Comment  elle  devait  se  faire  et{comment  elle  se  fit.  —Noblesse 
libérale. 

lY.  La  bourgeoisie  :  Bourgeoisie  des  villes.  —  Notre  capitalisme. 
—  Pas  de  tiers  état  en  Russie.  —  l/accumulation  primitive.  — 
Les  fraudes,  les  vols,  sources  des  fortunes.  —  Les  faiseurs 
d'affaires.  —  La  bourgeoisie  villageoise  :  Koulaks  et  Miroîeds. 


LES  CLASSES  SOCIALES 

LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA 
BOURGEOISIE 


La  masse  populaire  nous  a  longtemps  arrêté.  Nous 
avons  fait  là  ce  que  sont  obligés  de  faire  tous  ceux  qui 
étudient  la  Russie  de  nos  jours.  L'importance  des  mas- 
ses populaires,  résultant  de  leur  énorme  supériorité 
numérique,  etaussi  de  leur  condensation  morale,  frappe 
involontairement  tout  observateur.  Dans  les  publications 
russes,  surtout  dans  les  ouvrages  des  Slavophiles,  on 
trouve  souvent  cette  affirmation  que  «  chez  nous  il  n'y 
a  d'autre  force  indépendante  que  celle  du  peuple  et 
celle  du  Tzar.  »  Cette  opinion,  quoique  trop  tranchée, 
contient  une  certaine  dose  de  vérité  :  elle  indique  la  fai- 
blesse relative  des  classes  supérieures. 

Si  dans  l'ancienne  Russie  —  la  Russie  des  princi- 
pautés —  l'aristocratie  foncière  et  la  classe  commer- 
çante avaient  pu  naître  et  se  développer,  la  crise  des 
invasions  et  des  guerres  porta,  au  xu®  et  au  xiu* 
siècles,  un  coup  définitif,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  à 
cette  éclosion  et  à  ce  développement.  Le  vieil  ordre  so- 

11 


162  hk  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


cial  tout  entier  fut  ébranlé  sans  espoir  de  consolidation 
possible. 

La  bourgeoisie  perdit  son  opulence.  L'aristocratie 
princière,  dont  les  dissensions  avaient  affaibli  la  Rus- 
sie, perdit  pour  toujours  son  prestige.  Sa  domination 
resta  à  jamais,  aux  yeux  du  peuple,  synonyme  de  dé- 
sordre, de  guerre  civile,  de  tyrannie  mesquine.  En 
même  temps,  nous  l'avons  vu,  la  nécessité  de  l'indé- 
pendance nationale  amenait  à  l'idée  de  condensation, 
d'organisation,  d'unité  ^  Le  développement  de  la  volost- 
noïé  samooupravlenïé  (le  self  government  des  vo- 
losts)  redouble  de  force  chez  le  peuple.  Incapable,  d'ail- 
leurs, d'organiser  l'Etat,  il  soutient  énergiquement  le 
premier  qui,  en  possession  du  pouvoir,  se  montre  ca- 
pable d'exterminer  l'aristocratie  et  de  donner  l'unité  à 
la  Russie. 

Tel  fat  le  rôle  des  Princes  moscovites,  qui  prirent  bien- 
tôt le  titre  de  Tzars. 

La  maison  moscovite  des  Danilovitchs  (ou  d'Ivan  Kalita) 
se  confondait  dans  les  rangs  des  familles  prîncières  très 
secondaires  sans  que  rien  ne  l'en  distinguât.  Les  prin- 
ces moscovites  étaient  avant  tout  propriétaires  fonciers 
[voichinniki)  :  ils  pensaient  tout  d'abord  à  leurs  intérêts, 
à  ceux  de  leurs  familles  et  de  leurs  biens-fonds;  mais 
la  situation  géographique  de  Moscou  fit  de  cette  ville  la 
tête  d'opérations  dans  la  lutte  des  Russes  contre  les  Tar- 
tares.  Grâce  à  ce  fait,  Moscou  devint  le  point  de  ral- 
liement des  patriotes  et  des  hommes  d'État,  de  toutes 
les  forces  vives  de  la  Russie.  Ces  hommes,  en  se  con- 

1.  Livre  III,  p.  10. 


LB  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     i63 


centrant  autour  des  princes  moscovites,  communiquè- 
rent à  leur  politique  une  rare  sagesse,  une  prudence  et 
une  fermeté  qui  bientôt  firent  converger  sur  ces  princes 
les  regards  de  tout  le  peuple.  D'une  main  assurée,  ils  ac- 
complissaient la  grande  œuvre  nationale  de  Tunifica- 
tion  de  la  Russie,  en  détruisant  Taristocratie  princiëre. 
Sentant  cette  main  ferme,  le  peuple  accorda  partout  son 
appui  à  Moscou.  Les  régions  mêmes  soumises  à  Tau- 
torité  de  la  république  marchande  de  Novgorod  trahi- 
rent la  métropole,  et  le  gouvernement  de  la  républi- 
que terrorisa  en  vain  ses  propres  sujets  pour  les  empê- 
cher de  passer  à  Moscou  *. 

Un  siècle  après,  la  Russie  unifiée  put  commencer 
ToBuvre  de  sa  libération. 

On  ne  peut  donc  se  refuser  à  constater  que  l'autocra- 
tie moscovite  a  rendu  de  grands  services  à  la  Russie. 
Il  est  évident,  en  effet,  que  les  tzars  ne  pouvaient  ac- 
complir l'œuvre  de  la  libération  nationale  que  gr&ce  à 
une  dictature  absolue  el  illimitée.  Cependant  le  gouver- 
nement des  tzars  avait  bien  peu  d'éléments  qui  rendis- 
sent possible  son  unité  morale  avec  le  peuple.  11  exis- 
tait même  au  contraire  des  germes  de  contradiction  pro- 
fonde entre  l'autorité  de  l'État  —  telle  qu'elle  résul- 
tait de  sa  formation  historique  —  et  le  développement 
fatal  de  la  masse  populaire. 

L'Etat  moscovite  prit  naissance  au  moment  où  l'his- 
toire commençait  à  faire  de  la  Russie  un  pays  de  pay- 
sans. 

Le  peuple,  sous  l'influence  des  conditions  du  travail 

I.  KosTOMAiov.  Histoire  de  Novgorod,  Pskov  et  Viaika,  pages  70, 
71,  78,  121,  128,  135,  141,  etc. 


\6i  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

et  du  mouvement  colonisateur,  sous  l'impulsion,  enfin, 
de  la  rude  expérience  qu'il  avait  faite,  commençait  à 
s'organiser  sur  les  bases  de  la  possession  en  commun. 
L'ancienne  organisation  patriarcale  (par  famille  et 
par  clan)  reçut  une  première  secousse.  Le  peuple  ten- 
dait confusément  à  admettre  le  principe  de  la  volonté 
du  peuple,  du  bien  public.  Cent  cinquante  à  deux  cents 
ans  plus  tard,  on  ne  peut  plus  se  tromper  sur  la  direc- 
tion qu'a  prise  ledéveloppement populaire  :  la  commune 
rurale  et  l'organisation  cosaque  en  fournissent  des  ex- 
emples frappants. 

Que  pouvait  avoir  de  commun  avec  une  évolution  de 
ce  genre  l'Etat  moscovite? 

Il  devait  son  origine  précisément  aux  vieilles  assises 
de  la  propriété  foncière  et  aux  traditions  de  clans,  (vol- 
chinno'semeinoïé  natchalo).  Il  ne  pouvait,  cela  va  de  soi, 
s'abandonner  lui-même.  Les  intérêts  de  la  famille  des 
tzars,  les  intérêts  de  leurs  serviteurs  {dvornia)  tenaient 
naturellement  la  première  place  dans  les  préoccupa- 
tions de  l'Etat  moscovite.  Les  intérêts  de  la  Russie  s'i- 
dentifiaient pourles  tzars  avec  les  intérêts  de  leurs  biens- 
fonds  agrandis;  le  bien-être  du  peuple  avec  l'état  floris- 
sant de  leurs  domaines.  Les  tzars  et  leurs  boyards  pou- 
vaient servir  quelquefois  les  intérêts  du  peuple  :  leurs 
agissements  pouvaient  même  coïncider  parfois  avec 
les  nouvelles  tendances  qui  graduellement  gagnaient 
tout  le  peuple.  Plus  souvent  encore,  le  gouverne- 
ment, fidèle  à  sa  propre  ligne  de  développement 
s'opposait  au  développement  du  peuple  et,  soit  invo- 
lontairement, soit  en  pleine  connaissance  de  cause,  fai- 
sait tous  ses  efforts  pour  y  mettre  un  terme. 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     465 


Les  tzars  seuls  avaient  jusqu'à  un  certain  degré  cons- 
cience de  cette  divergence  :  le  peuple  ne  l'avait  pas. 
Disséminé  sur  d'énormes  étendues,  occupé  à  lutter 
péniblement  pour  l'existence,  il  ne  pouvait  exercer 
aucun  contrôle  sur  les  actes  du  gouvernement,  n'en 
pouvait  bien  comprendre  la'portée,  et  s'il  soutenait  les 
tzars,  ce  n'était  pas  qu'il  approuvât  leur  politique 
dans  ses  détails.  Il  ne  soutenait  dans  les  tzars  que 
Tautorité  populaire  unique,  l'autorité  qui  s'élevait  égale- 
ment au-dessus  de  tous.  Le  sentiment  d'égalité  démo- 
cratique stimulait  la  masse  populaire  à  sympathiser 
avec  les  tzars  et  à  les  aider  dans  leur  œuvre  d'anéantis- 
sement des^classes  privilégiées.  Les  tzars étaient-ils^tou- 
jours  les  champions  de  l'égalité?  Le  peuple  le  croyait 
tout  simplement,  sans  examen  ni  contrôle.  C'était  là 
une  de  ces  nombreuses  illusions  qui  dominent  l'esprit 
inculte  des  masses  et  ont  déjà  fait  tant  de  Césars  dans 
l'histoire. 

Grftce  à  cet  appui  sans  conditions  des  masses  popu- 
laires, unià  leur  impuissance  à  contenir  par  leurpropre 
importance  l'Autocratie,  î 'autorité  des  tzars  prend  l'as- 
pect d'une  force  politique  immense  et  indépendante. 
Le  tzar  fait  ce  qu'il  lui  plaît,  parce  que  le  peuple  lui  ac- 
corde toujours  son  soutien,  même  alors  que  ses  actes 
portent  atteinte  aux  intérêts  du  peuple.  Il  n'y  a  qu'une 
chose  que  le  tzar  n'aurait  jamais  pu  faire,  même  s'il  l'eût 
voulu  :  limiter  son  autorité  parcelle  d'une  classe  privilé- 
giée quelconque.  Le  peuple  ne  reconnaissait  pas  de  com- 
promis de  ce  genre,  et  par  cela  même  il  les  anéantissait, 
car,  appuyé  sur  lui,  le  tzar  pouvait,  quand  tel  serait 
son  bon  plaisir,  recommencer  à  agir  à  sa  guise  et  à  sa 


466  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


fantaisie.  C'est  ainsi  que  devinrent  immédiatement,  ca- 
duques et  nulles,  aussitôt  que  Tidée  vint  aux  tzars  de 
s'en  débarrasser,  les  restrictions  de  pouvoir  imposées  par 
les  boyards  aux  Romanovs.  Toute  la  première  moitié 
du  xviii<^  siècle,  pleine  de  révoltes  de  palais,  donne  à 
notre  noblesse  bien  des  occasions  favorables  pour  limi- 
ter l'Autocratie.  Mais  les  résultats  de  ces  tentatives  nous 
enseignent  que  les  nobles  pouvaient  seulement  chau' 
parles  tzars,  ou  même  les  tuer,  pouvaient  gouverner  en 
leur  nom,  mais  ne  pouvaient  formellement  limiter  leur 
autorité,  même  d'après  les  notions  les  plus  élémentaires 
des  droits  de  l'homme. 

L'Autocratie  russe  avait  dès  lors  toutes  facilités  pour 
dégénérer  en  une  véritable  tyrannie.  Il  semble  même 
superflu  de  donner  des  exemples  de  l'absurde  despo- 
tisme auquel  elle  parvint.  Ivan  le  Terrible  tua  son  pro- 
pre fils  ;  il  tua  le  métropolitain  Philippe,  que  l'église 
canonisa,  il  tua  les  hommes  par  dizaines,  par  centaines, 
par  milliers...  tous  ces  meurtres  restèrent  impunis.  11 
nîy  a  que  80  ans,  on  étouffa  un  autre  tyran  fou,  qui 
prouvait  que  le  temps  d'Ivan  le  Terrible  n'était  pas  d'un 
retour  impossible  pour  la  Russie  contemporaine,  pour 
la  Russie  européisée.  Les  caprices  de  Paul  I**" frappent  par 
leur  extravagance.  Je  ne  parlerai  pas  de  la  torture,  des 
déportations,  des  confiscations;  tout  cela  est  inhérent 
au  règne  de  l'arbitraire;  Mais  Paul  P'  réglait  par  ukase 
le  costume  de  ses  sujets  ;  il  prescrivait  quels  mots  de  la 
langue  ne  devaient  pas  être  usités  ;  ses  fantaisies,  par- 
fois sanguinaires,  ne  peuvent  souvent  être  exprimées 
dans  un  idiome  raisonnable.  Une  fois,  à  un  bal  de  la 
cour,  un  officier  déchira,  par  mégarde,  la  traîne  de  l'im- 


LB  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     167 

pératrice.  L'empereur  s'emporta.  Il  fit  appeler  le  coupa- 
ble, commença  à  l'injurier,  puis  s'échauffantde  plus  en 
plus,  s'écria  :  «  Chassez-le  du  service  !  »  Cet  arrêt  ne 
l'apaisa  pas.  Criant  de  plus  belle,  il  s'adressa  à  un  haut 
personnage  :  «  Faites-le  quitter  immédiatement  Saint- 
Pétersbourg!!  »...  Puis,  toujours  injuriant  et  toujours 
s'échaufTant  davantage,  il  poursuivit  :  «  Qu'on  l'exile 
dans  ses  terres  I  » 

—  Sire,  remarqua  un  des  ministres,  il  ne  possède  pas 
de  terres  !  —  Qu'on  lui  donne  300  âmes  ^  !  » 

Tel  fut  l'arrêt  dans  sa  forme  définitive.  L'officier  re- 
çut 300  paysans. 

Tâchez  de  distinguer  dans  tout  ceci  la  colère,  la  fa- 
veur, et  en  général  le  but  que  voulait  atteindre  l'em- 
pereur? 

Je  ne  sais  à  quel  point  cette  anecdote  mérite  la  con- 
fiance, mais  si  non  e  vero  e  ben  trovato.  Cela  résume  le 
régime. 

Les  champions  de  la  monarchie  russe  font  tous 
leurs  efforts  pour  démontrer  qu'elle  et  le  despotisme  ne 
sont  pas  chose  identiques.  Mais  si  l'Autocratie  russe 
n'est  pas  despotique  —  le  despotisme  n'existe  pas. 
Dans  les  tyrannies  musulmanes,  il  existe  au  moins  le 
chariat.  En  Russie,  l'empereur  Nicolas  I®*"  envoie  au  con- 
seU  des  ministres  les  pièces  d'une  affaire  avec  une  note 
conçue  à  peu  près  ainsi  :  «Je  prie  MM.* les  ministres  de 
lire  et  de  se  convaincre,  que  dans  de  pareils  cas  on  ne 
peut  agir  conformémentauxlois'!..  »  Ici,  dansl'altema- 

1.  C'est-à-dire  an  vUIage  peuplé  de  300  paysans  mâles. 

2.  Traduction  rosse  de  lïûstoire  de  LoKEirrz,  avec  appendices  de 

MilIOT. 


^ 


m  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tive  la  plus  favorable,  la  loi  existe  autant  seulement  q*ie 
le  permettent  les  ordonnances  impériales,  et  en  fait, 
l'arbitraire  du  tzar  n'est  limité  que  par  les  obstacles 
physiques  ou  par  les  conditions  sociales  et  économiques, 
que  nul  ne  peut  modifier. 

Ce  caractère  de  Tautorité  politique,  telle  qu'elle  ré- 
sulte des  périodes  moscovite  et  pétersbourgeoise,  fit 
de  cette  autorité  un  instrument  très  commode  pour  Tm- 
trigue  politique.  Aucune  classe  qui  eût  dans  le  pays 
une  base  réellement  solide  ne  pouvait  souffrir  une  forme 
de  gouvernement  semblable  à  TAutocralie  russe.  Aussi 
les  tzars  russes  se  querellèrent-ils  sans  cesse  avec 
leurs  boyards  *,  qui  n'avaient  pas  encore  oublié  le 
rôle  joué  jadis  par  eux  en  Russie.  Quand  les  anciennes 
familles  perdirent  définitivement  leur  prestige  ou  furent 
la  plupart  éteintes,  la  Russie  se  trouva  par  le  fait  ni- 
velée à  l'excès.  Dès  lors,  et  jusqu'à  notre  époque,  au- 
cune classe  ne  fut  capable  de  dominer  le  peuple  par 
ses  propres  forces. 

Pourtant  le  démembrement  naturel  du  peuple  en  clas- 
ses eut  lieu  en  Russie  comme  partout,  et  ces  classes, 
ou  ces  embryons  de  clauses,  trouvèrent  toujours  dans 
l'autorité  des  autocrates  un  instrument  et  un  soutien  de 
leurs  forces. 

Chez  les  tzars  et  les  empereurs,  on  sent  toujours 
comme  une  conscience  incessante  de  l'anomalie  qui 
existe  entre  l'Etat  qu'ils  ont  créé  et  celui  qui  devait  logi- 

1.  J*appeUe  de  ce  nom  générique  tous  les  restes  de  Tancienne 
aristocratie  foncière  qui,  après  avoir  perdu  leurs  droits  de  souYerai- 
neté,  se  joignirent  aux  tzars  moscovites  en  qualité  de  conseiUers  et 
d'aides  dans  les  affaires  gouvernementales.  Au  xvi*  siècle,  le  nombre 
de  ces  famiUes  était  de  200  à  peu  près. 


LE  CLERGÉ,  LÀ  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE    169 

quemenl  nattre  des  idées  sociales  du  peuple.  Sans  doute, 
celui-ci  n'a  pas  développé  ses  institutions  au  point  qu'il 
en  puisse  conclure  une  déduction  générale  ;  les  tzars, 
cependant,  semblent  pressentir  que  le  moment  de  cette 
déduction  doit  arriver  inévitablement,  et  tâcher  de  s'en 
garantir  d'avance,  en  se  procurant  un  appui  durable, 
•l'appui  des  classes  privilégiées,  qui,  pour  dominer  le 
peuple,  seraient  obligées,  par  leur  propre  intérêt,  de 
soutenir  Tautorité  du  tzar.  Trouver  dans  ces  classes  des 
rivales,  les  Autocrates  n'ont  pas  eu  à  le  redouter  jus- 
qu'à cette  heure.  D'ailleurs,  en  dehors  de  leurs  efforts 
prémédités,  la  concentration  des  classes  privilégiées 
autour  de  leur  trône  se  faisait  tout  naturellement,  et  en- 
suite, arriva,  comme  conséquence  logique,  l'influence 
de  ces  classes  sur  les  tzars.  Les  tzars  étaient  très  éloi- 
gnés du  peuple,  les  nobles  et  les  riches  près  d'eux.  L'ab- 
sence dft  tout  contrôle  sur  leurs  actes  donnait  une  am- 
ple liberté  à  toute  influence  individuelle  sur  leurs  per* 
sonnes.  Aussi  voyons-nous  chez  nous  tout  le  monde  re- 
courir avec  succès  à  la  protection  du  tzar  :  la  noblesse, 
le  clergé,  la  bourgeoisie.  Le  gouvernement  leur  prête 
un  appui  incessant,  développe  avec  zèle  leurs  forces  et, 
ce  qui  est  encore  plus  important,  emploie  son  autorité  à 
écraser  dans  le  peuple  toute  résistance,  toute  protesta- 
tion. Il -n'est  pas  douteux,  par  exemple,  que  la  noblesse 
doit  à  la  confiance  du  peuple  dans  les  tzars  de  n'avoir 
pas  été  massacrée  une  vingtaine  de  fois  par  les  paysans. 
Le  peuple  souffrait  les  nobles,  seulement  parce  qu'il  s'i- 
maginait que  le  tzar  accomplissait  par  eux  une  œuvre 
utile  au  peuple  lui-même. 
L'histoire  de  nos  classes  supérieures  est  ainsi  étroi- 


170  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tement  liée  à  k  politique  des  tzars,  et  en  même  temps 
l'Etat  se  trouve  continuellement  sous  ^influence  des 
classes  privilégiées,  sans  jamais  devenir  leur  représen- 
tant et  en  restant  seulement  \^\iv protecteur^  rôle  qu'il 
lui  est  aisé  de  remplir  à  l'aide  des  forces  que  lui  fournit 
la  confiance  de  la  masse  populaire. 


II 


Examinons  maintenant  un  peu  plus  attentivement 
le  caractère  et  Tétat  de  nos  hautes  classes. 

Nous  commençons  par  le  clergé,  bien  qu'il  n'ait 
point  une  importance  plus  grande  que  les  autres  classes. 

L'Eglise  russe  n'a  jamais  atteint  le  degré  d'impor- 
tance et  de  force  dont  a  pu  jouir  l'Eglise  catholique. 
Elle  dépend  à  tel  point  de  l'Etat  que,  même,  parmi  son 
clergé,  des  voix  s'élèvent  quelquefois  pour  se  plaindre 
que  (d'Eglise  se  trouve  dans  la  captivité  de  Babylone.  » 

Le  pouvoir  supérieur  de  notre  église  est  concentré 
dans  le  Synode  composé  de  quelques  archevêques  nom- 
més par  le  gouvernement;  ce  fait  seul  lui  enlève  toute 
indépendance.  Le  Synode  est  forcé  de  se  conformer  aux 
ordres  du  gouvernement,  d'autant  plus  que  l'empe- 
reur est  aussi  jusqu'à  un  certain  point,  même  d'après 
les  statuts  ecclésiastiques,  le  chef  de  l'Eglise  *. 

i.  Au  xTi*  siècld  le  gouvernement  érigea  lui-même,  dans  un  but  po- 
litique, le  Patriarcat  en  Eglise.  U  délivrait  ainsi  l'église  russe  de 
l'influence  du  Patriarcat  de  Gonstantinople.  L*égUse  centralisée 
manifesta  quelque  tendance  à  se  mêler  aux  affaires  de  TËtat.  Certains 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  Lk  BOURGEOISIE      171 

Le  synode  n'a  aucun  pouvoir  politique,  il  ne  prend 
aucune  part  au  gouvernement  de  TEtat.  II  ne  se  mêle 
de  politique  que  lorsque  le  gouvernement  l'exige: 
ainsi,  par  exemple,  Téglise  *porta  des  malédictions  so- 
lennelles contre  les  divers  ennemis  du  tzar  (l'impos- 
leur  Otrepiev,  l'insurgé  Stenka  Razine,  le  traître  Ma- 
zeppa,  etc).  Actuellement  les  popes  ont  l'ordre  de  prê- 
cher contre  les  aspirations  au  partage  de  la  terre,  con- 
tre les  socialistes,  etc.  Après  l'assassinat  d'Alexandre  II, 
l'Eglise  ajouta  au  service  ordinaire  une  prière  spé- 
ciale :  «  Prions  Dieu  d'exterminer  les  ennemis  furieux 
qui  trament  des  complots...  » 

Tel  est  le  rôle  politique  de  l'Église  :  on  voit  que  c'est 
celui  d'un  employé,  d'un  policier.  Gela  devient  plus 
clair  encore,  lorsqu'on  sait  que  tous  les  services  ecclé- 
siastiques sont  soumis  à  une  censure  sévère  et  qu'on 
envoie  même  à  nos  popes  des  modèles  de  sermons. 
Parfois  l'intervention  du  clergé  a  un  caractère  tout  à 
fait  honteux  :  c'est  de  l'espionnage.  L'humiliation  de 

Patriarches,  comme  Hermogène,  Filarete,  Nikon,  jouèrent  un  rôle 
politique  fort  important.  Au  temps  de  Nikon,  l'Eglise  russe  mani- 
festa des  prétentions  qui  rappellent  celles  de  la  Curie  romaine.  Mais 
ces  prétentions  eurent  une  fin  bien  triste  pour  elle.  Le  peuple  éle^a 
une  protestation  formidable  contre  son  despotisme  :  le  schisme, 
(Rasko/),  De  son  côté,  le  gouvememenl,  tout  en  poursuivant  le 
Raskol^  exila  Nikon.  Puis,  Pierre  le  Grand,  pour  écraser  à  jamais 
les  tendances  poUtiques  [de  notre  église,  abolit  le  patriarcat  et  créa 
le  Sjffiode,  Au  milieu  du  xyiii*  siècle,  le  gouvernement  confisqua 
tous  les  biens-fonds  des  couvents  et  leur  assigna  une  rente  fixe. 
L'indépendance  de  TégUse  était  à  jamais  détruite.  L'histoire  de 
réglise  subit  ainsi  les  mômes  vicissitudes  que  celle  de  la  noblesse. 
L'église  acquit  un  pouvoir  politique  énorme  en  apparence,  mais 
seulement  en  tant  que  le  tzar  le  veut  ou  le  permet.  Le  premier 
tzar,  qui  voudra  aboUr  ce  pouvoir,  le  fera  sans  nulle  difficulté. 


\n  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


l'Eglise  est  telle  que  le  prêtre  est  obligé,  dans  certains 
cas,  par  Tordre  même  du  Synode,  de  faire  un  rapport 
à  la  police  sur  ce  qu'on  lui  révèle  en  confession  \ 

Il  faut  sans  doute  chercher  en  partie  les  causes  de 
cette  situation  désastreuse  de  notre  église  dans  sa  pro- 
pre organisation. 

Notre  clergé  n'est  pas  composé  d'hommes  soumis  au 
pouvoir  d'une  autorité,  étroitement  unis  et  ne  connais- 
sant d'autres  intérêts  que  ceux  de  leur  ordre.  II  se 
divise  en  clergé  noir  (régulier)  et  clergé  blanc  (sécu-^ 
lier)  ^  Le  clergé  noir,  ce  sont  les  moines  basiliens,  — 
le  seul  ordre  existant  en  Russie.  Le  clergé  blanc,  qui 
remplit  tous  les  services  religieux  et  administre  tous  les 
sacrements,  est  obligé  d'avoir  une  famille.  Un  homme 
non  marié  ne  peut  être  ordonné  prêtre  ;  de  la  sorte,  le 
clergé  séculier  n'est  pas  en  dehors  de  la  société  et  du 
peuple,  mais  il  est  d'un  autre  côté  enchaîné  par  tous  les 
besoins  matériels,  qui  oppriment  si  fortement  l'homme, 
qui  a  une  famille  à  nourrir.  Et  pourtant,  toutes  les  ri- 
chesses de  l'Eglise  sont  concentrées  entre  les  mains  des 
moines  qui  sont  investis  en  même  temps  des  hautes 
charges  ecclésiastiques.  Les  moines  seuls  peuvent  être 
sacrés  archevêques  ;  tous  les  diocèses  sont  donc  entre 
leurs  mains. 

Cette  aristocratie  cléricale  traite  le  clergé  blanc  avec 

1.  Ce  rapport  doit  être  fait  dans  le  cas  où  le  prêtre  croit  que  le 
pénitent  n'a  pas  abandonné  son  dessein  criminel. 

2.  D*après  le  compte  rendu  du  procureur  général  du  Saint  Synode, 
en  1882,  il  y  avait  566  couvents,  10709  moines  et  frères  convers, 
18748  nonnes,  en  tout  29457.  La  Gazette  diocésaine  de  Penza.  1884. 
n.  21  n  faut  estimer  le  clergé  séculier  (avec  ses  familles)  à  près  de 
570000  âmes  {Statistique  de  I assoit). 


LE  CLERGÉ,  LK  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     i73 


le  plus  grand  mépris.  Dans  son  diocèse,  rarchevèque 
est  un  Roi,  un  Pape.  Sa  chancellerie,  le  consistoire,  dis- 
pose de  la  vie  du  malheureux  pope  absolument  comme 
un  seigneur  disposait  de  la  vie  de  ses  serfs.  La  seule 
chose  que  possède  le  prêtre,  c'est  sa  paroisse  :  il  la  re- 
çoit du  consistoire  et  la  conserve  aussi  longtemps  que 
ce  dernier  le  veut.  En  conséquence,  le  prêtre  est  prêt 
à  subir  toutes  les  humiliations  pour  conserver  les  bon- 
nes grâces  de  son  archevêque.  Les  abus  et  les  concus- 
sions régnent  dans  le  consistoire.  Et  le  prêtre,  cet  es- 
clave, dont  le  sort,  ainsi  que  celui  de  ses  enfants,  se 
trouve  entre  les  mains  de  cette  aristocratie  noire,  doit 
souffrir  en  silence. 

Dans  l'ancienne  Eglise  russe,  nous  l'avons  dit,  les  pa- 
roissiens élisaient  eux-mêmes  leurs  prêtres.  Mais  cette 
coutume  est  depuis  longtemps  abolie.  La  paroisse  est 
impuissante  à  défendre  son  prêtre  ^ 

Autrefois,  on  organisait  des  congrès  du  clergé  blanc 
ou  du  moins  il  pouvait  exprimer  ses  besoins.  Mainte- 
nant ces  congrès  sont  supprimés.  Le  prêtre  n'est  plus 
que  l'esclave  muât  des  moines. 

Est-il  possible  qu'en  de  pareilles  conditions  les  prê- 
tres se  distinguent  par  leur  courage  civil  et  moral, 
qu'ils  aient  une  influence  quelconque  sur  leurs  parois- 
siens? Non,  certes.  Un  homme  intelligent  et  indépen- 
dant fuit  l'état  ecclésiastique.  Le  clergé,  toujours  volé 
par  le  consistoire,  toujours  prêt  à  être  mis  en  dispo- 
nibilité, dont  les  premiers  besoins  matériels  ne  sont  ja- 

1 .  Demièremenl  le  zemstvo  de  Moscou  sollicitait  la  permission 
pour  les  paroissiens  d'indiquer  les  prêtres  qu'ils  voudraient  voir 
dans  leurs  paroisses.  Le  gouvernement  repoussa  cette  prière. 


174  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


mais  assurés,  pressure  à  son  tour  les  paroissiens.  Cet 
impôt,  en  argent  ou  en  nature,  est  parfois  tout  à  fait 
révoltant.  On  voit  souvent  le  prêtre  refuser  d'enterrer 
un  mort,  avant  qu'on  ne  lui  donne  ce  qu'il  demande. 
Il  tient  ferme  jusqu'à  ce  que  le  cadavre  commence  à 
se  décomposer  et  que  les  paysans  se  voient  obligés  de 
céder  à  ses  exigences.  Des  abus  analogues  se  produi- 
sent pour  la  célébration  .des  mariages  ^  Il  y  a  deui 
ans,  le  prêtre  du  village  Svinaïa,  ne  recevant  pas  de  ses 
paroissiens  autant  d'argent  qu'il  en  exigeait,  se  mit, 
un  jour,  à  l'église,  pendant  la  célébration  de  la  messe, 
à  prier  Dieu  de  punir  ce  village  par  la  famine  et  la  peste. 
Les  paysans  indignés  fermèrent  l'église  et  en  cachèrent 
les  clefs.  Un  dicton  populaire  dit  que  «  les  yeux  du  prê- 
tre sont  envieux,  jaloux,  et  ses  mains  prêtes  à  saisir 
tout  ce  qu'il  voit.  » 

Il  faudrait  donc  quelque  naïveté  pour  supposer  que 
notre  clergé  a  une  influence  morale  sur  le  peuple.  Celte 
influence  devient  plus  faible  encore,  grâce  à  un  igno- 
ble système  de  dénonciations  que  développent  chez 
les  prêtres  leur  peu  de  moralité  et  la  nécessité  con- 
tinuelle où  ils  sont  de  chercher  à  plaire.  Les  dénon- 
ciations de  tout  genre  pour  causes  politiques,  morales 
ou  religieuses  devinrent  si  nombreuses  et  si  effrontées 
que  les  dignitaires  mêmes  de  TEglise  se  virent  obli- 
gés de  prendre  des  mesures  contre  leur  fréquence. 
Cet  esprit  de  chicane,  cet  espionnage  détruisent  com- 
plètement le  crédit  du  clergé  parmi  le  peuple  *.   Le 

1.  En  Russie,  pour  être  légal,  le  mariage  doit  être  célébré  à 
l'église. 

2.  Gomme  un  petit  échantillon  des  nombreuses  protestations  du 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     i75 

manque  d'estime  pour  le  clergé  a  été  une  des  causes 
les  plus  efficaces  des  progrès  du  Raskol  et  des 
sectes. 

J'ai  déjà  dit  que  le  Raskol  naquit  comme  une  protes- 
tation contre  les  réformes  du  patriarche  Nikon,  il  y  a 
près  de  200  ans.  Les  réformes  avaient,  entre  autres 
buts,  celui  de  centraliser  l'Eglise,  de  donner  plus  d'im- 
portance à  la  hiérarchie  ecclésiastique,  de  soustraire  le 
clergéblanc  à  la  dépendance  de  la  paroisse.  Aussi  —  c'est 
un  fait  caractéristique  — les  premiers  chefs  du  Raskol  sor- 
tirent-ils du  bas  clergé  *.  Ce  lien  entre  le  clergé  bas  et  le 
peuple  est  visible  de  loin  en  loin  par  la  suite.  Par  exem- 
.  pie,  lors  des  insurrections  des  paysans  au  xviu®  et  au 
XIX*  siècles,  le  clergé  rural  prit  une  grande  part  dans  la 
lutte  et  se  mit  du  côté  des  paysans,  dit  Romanovitch 
Slavatinsky  ^  Mais  ces  faits  sont  de  plus  en  plus 
rares.  A  mesure  que  l'Eglise  devenait  un  serviteur 
docile  de  l'Etat,  le  clergé  se  disciplinait  au  point  de 
vue  policier  et  sa  valeur  morale  s'abaissait.  Ce  fait  fut 
constamment  signalé  par  le  schisme  qui  le  citait 
comme  prouvant  que  la  grâce  divine  se  détournait  de 

peaple,  je  citerai  ici  Talfaire  du  paysan  Arlemenko,  Il  fat  jugé  à 
Tchiguirine  le  25  mai  1882  pour  injures  à  un  prêtre.  Le  prêtre  dé- 
nonça Artemenko,  '  disant  qu*U  ne  s'était  pas  présenté  pour  prêter 
le  serment  au  nouveau  tzar.  Ârtemenko,  comme  on  pense,  fut  ar- 
rêté et  obligé  de  prêter  le  serment.  Une  fois  sorti  de  prison,  il  vint 
àTégUse  où  prêchait  le  prêtre  et  lui  cria  :  «  Tu  n*es  pas  un  pas- 
teur, mais  un  mercenaire  et  un  homme  yénal  t  »  {Golos,  14  juil- 
let 1882.) 

1.  De  trente-huit  premiers  chefs  du  schisme  (Dictionnaire  encych^ 
pédique,  de  Kuovchiiikov)  vingt-cinq  appartenaient  au  clergé,  et 
au  clergé  bas  presque  exclusivement. 

2.  Rohahotitcb-Slavatiîisky,  La  noblesse  en  Russie,    p.  363. 


176  hk  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Téglise  officielle.   Le  clergé  ne  savait  répondre  qu'en 
recourant  à  Tappui' de  la  police. 

Les  premiers  temps  des  persécutions  contre  le  Ras- 
col  furent  souillés  par  quelques  auto-da-fé,  crime  pres- 
que inconnu  en  Russie  K  Mais  si  les  condamnations  au 
bûcher  cessèrent  au  bout  de  quelques  années,  des 
persécutions  d'un  autre  genre  continuèrent,  toujours 
dirig.^es  par  des  dignitaires  ecclésiastiques.  Les  prêtres 
surveillent  aujourd'hui  encore  les  raskolniks  en  vrais 
policiers  ;  ils  ne  disent  rien  si  les  raskolniks  paient 
leur  silence  ;  mais  s'ils  se  refusent  à  l'acheter,  le 
prêtrjB,  assisté  par  la  police,  commence  la  campagne. 
On  ferme  les  oratoires,  on  enlève  les  vieux  livres  reli- 
gieux, on  arrête  les  chefs  de  sectes.  J'ai  entendu  moi- 
même  les  plaintes  de  juges  d'instruction  que  les  prê- 
tres ennuyaient  de  leurs  continuelles  dénonciations  et 
de  leurs  demandes  perpétuelles  de  mandats  de  perqui- 
sition, d'arrestation  et  d'autres  représailles  —  mesures 
contre  lesquelles  se  révolte  la  conscience  de  tout  hon- 
nête employé  de  notre  temps  ^. 

Parallèlement  à  cet  affaissement  moral  de  notre 
clergé,  le  nombre  des  sectaires  et  des  rascolniks  gran- 
dit ;  on  en  compte  maintenant  près  de  quinze  millions. 

1.  Quelques  voix  ecclésiastiques  s^élevèrent  aussi  pour  louer  l'Io- 
quisitioD  d'Espagne  ;  elles  restèreut  sans  écho.  Un  tel  fanatisme 
est  opposé  au  caractère  russe. 

2.  Ces  traits  se  rapportent  à  Tépoquequi  précède  TaTénement  au 
trône  d'Alexandre  III  qui  donna  un  peu  plus  de  liberté  aux  ras- 
colniks. Néanmoins  les  poursuites  continuent.  Ainsi  en  1883, 
l'archeYèque  des  Slaroobriadizi  Genadï  fut  exilé,  parce  qu'il  ayait 
eu  l'audace  d'ofûcier  dans  son  oratoire  reconstruit.  On  ne  permet 
encore  aux  raskolniks  de  construire  aucune  égUsc  sans  une  per- 
mission spéciale. 


LB  CLERGÉ,  LÀ  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE    177 


Pendant  les  vingt  dernières  années,  et  surtout,  au 
temps  où  le  comte  Dmitri  Tolstoï  était  procureur  gé- 
néral du  synode,  le  gouvernement  entreprit  une  série 
de  réformes  qui  avaient  pour  but  d'améliorer  l'éducation 
du  clergé.  Les  nouveaux  séminaires  préparèrent  réelle- 
ment une  génération  de  prêtres  beaucoup  plus  instruits 
que  leurs  prédécesseurs.  En  même  temps  aussi,  on  a 
porté  encore  un  coup  —  peut-être  le  dernier,  —  à  l'in- 
fluence morale  du  clergé. 

Autrefois,  on  pouvait  rencontrer  un  prêtre  très  igno- 
rant, superstitieux  comme  ses  paroissiens,  tout  aussi 
hébété  et  craintif,  mais  bon  et  simple,  vivant  en  paix  avec 
les  paysans  et  capable  en  cas  de  nécessité  de  défen- 
dre le  mir.  Ce  type  devient  de  plus  en  plus  rare. 
L'école  du  comte  Tolstoï,  ayant  pour  base  le  système 
de  discipline  passive  des  jésuites,  exigeant  bien  moins 
des  convictions  que  des  apparences  convenablement 
gardies,  démoralisa  au  plus  haut  degré  la  nouvelle 
génération  de  notre  clergé.  Autrefois  du  moins,  les  prê- 
tres n'étaient  pas  athées.  Les  prêtres  de  l'école  de 
Tolstoï  ne  s'embarrassent  point  de  croire  en  Dieu.  Ce 
nouveau  type  de  bigots  hypocrites  a  pour  but  unique 
de  se  créer  un  avenir.  Homme  instruit,  élégamment 
mis,  aimant  le  confort,  le  prêtre  de  la  nouvelle  géné- 
ration est,  à  l'égard  des  paysans,  le  plus  fin,  le  plus 
insatiable  et  le  plus  impitoyable  des  pillards. 

Tandis  que  l'école  de  Tolstoï  préparait  le  nouveau 
type  sacerdotal,  toutes  les  forces  vives  de  la  jeunesse 
ecclésiastique  aspiraient  à  déserter  les  rangs  du  clergé. 
Elle  accourait  aux  universités.  Cette  invasion  des  uni- 
versités par  les  séminaristes  ne  fut  même  pas  étran- 

12 


178  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


gère  au  développement  de  ce  que  Ton  appela  nihilisme. 
Les  séminaristes  appartenant  à  une  classe  aussi  avilie 
que  Test  la  classe  paysanne,  en  sortaient  avec  la  haine 
et  le  dégoût  de  l'ancien  régime  tout  entier.  Détestant 
profondément  toute  hypocrisie,  ils  quittaient  Tétat 
ecclésiastique,  parfois  littéralement  de  force,  rompaient 
avec  leur  famille.  Le  clergé  perdit  ainsi  ses  éléments 
les  plus  honnêtes'  :  les  uns  par  la  désertion,  les  au- 
tres par  la  perversion  par  la  nouvelle  école. 

Cet  abaissement  moral  du  clergé  correspond  chro- 
nologiquement au  développement  le  plus  grand  de  la 
pensée  scientifique  dans  la  société.  La  classe  instruite 
de  la  société  russe  se  dislingue,  depuis  longtemps,  par 
son  indifTérence  religieuse.  On  ne  peut  dire  qu'elle 
déteste  la  religion  ;  elle  lui  est  indifférente.  Être 
religieux  n'est  pas  comme  il  faut.  Cette  opinion  de  no- 
tre société  sur  la  religion  n'a  pas  un  caractère  de  nou- 
veauté, mais^le  nombre  des  gens  instruits  s'est  énormé- 
ment accru  durant  ces  vingt  à  trente  années.  L'instruc- 
tion cesse  d'être  un  privilège.  Les  idées  scientifiques  pé- 
nètrent par  mille  voies  diverses  toute  la  Russie  jusqu'à 
son  cœur  même  — le  peuple. 

J'ai  déjà  dit  qu'il  y  a  dans  le  peuple  même  des 
sectes  nouvelles  qui  se  rapprochent  de  plus  en  plus 
du  rationalisme.  Ces  sectes  rejettent  chaque  jour  da- 
vantage l'autorité  et  donnent  en  matière  de  foi  la  pré- 
pondérance à  la  raison  et  à  la  conscience  de  l'homme. 
Voilà  à  quel  moment  le  clergé  perd  définitivement 
toute  faculté  d'exercer  une  influence  morale  sur  le  peu- 
ple I  On  doit  donc  actuellement  moins  que  jamais 
parler  de  son  influence.  Pourtant,  aujourd'hui  certaine 


LE  €LERGË,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     1:9- 


circonstance  peut  lui  donner  un  peu  plus  de  force. 
L'empereur  Alexandre  III,  dans  sa  lutte  contrôles  révo- 
lutionnaires, cherche  autour  de  lui  tous  les  éléments  con- 
servateurs qu'il  peut  trouver  et  tâche  de  les  soutenir- 
Dans  ce  dessein,  le  gouvernement  prête  son  appui 
an  clergé^  Quel  sera  le  résultat  de  ce  rapproche- 
ment? Il  est  d'autant  plus  difficile  de  le  dire  que  la  poli- 
tique de  l'empereur  est  aussi  changeante  que  le  ciel  de- 
Sidnt-Pétersbourg.  Seulement  cette  remarque  esta  faire 
que  chez  nous  on  ne  peut  soutenir  tout  le  clergé  ; 
on  peut  soutenir  le  clergé  noir,  et  alors  le  clergé  blanc 
restera  aussi  nul  qu'il  l'est  à  présent  ;  on  peut  soutenir 
le  clergé  blanc,  mais  alors  il  aspirera  à  une  révolution 
dans  l'église.  Soutenir  l'église  entière  n'est  pas  réa- 
lisable à  cause  de  l'antagonisme  qui  règne  entre  les- 
clergés  noir  et  blanc.  Pourtant,  c'est  justement  le  but 
que  poursuit  la  politique  de  l'empereur  et  c'est  ce  qui  la 
rendra  probablement  sans  résultat. 


III 


Le  rôle  politique  de  la  noblesse  fut  beaucoup  plus 
bruyant,  beaucoup  plus  profondément  influent  sur  la 
vie  du  peuple. 

!.  On  conatruit  des  nouveaux  couvents  (en  trois  ans  on  en  a 
créé  trente,  je  crois)  ;  on  fonde  des  Journaux  ecclésiastiques ;ott 
prend  des  mesures  pour  raviver  la  chaire  chrétiennei  on  institue 
des  sociétés  ecclésiastiques  de  bienfaisance  ;  on  tAche  de  con^ 
centrer  entre  les  mains  du  clergé  l'éducation  primaire,  etc. 


-1 


180  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

J'ai  parlé  plus  haut  de  Tancienne  aristocratie  pria- 
cière.  Il  ne  faut  pas  croire  pourtant  quf  notre  noblesse 
(dvorianstvo)  en  tire  son  origine.  Certainement,  il  y  a 
dans  la  noblesse  russe  un  certain  nombre  d'anciennes 
familles,  plus  nobles  même  que  la  maison  régnante 
des  Romanovs  *.  Mais,  en  général,  elle  n'a  par  ses  ori- 
gines rien  de  commun  avec  les  anciens  souveraim 
du  pays. 

L'étymologie  même  du  mot  dvorianstvo  ne  con- 
tient en  soi  aucune  notion  de  souveraineté  ou  de 
haute  origine,  comme  les  mots  noblesse,  7ioblliit/^  adel. 
Dans  les  temps  anciens,  on  nommait  dvorianïe  les  servi- 
teurs  du  prince  qui  étaient  logés  et  nourris  dans  sa 
cour  {dvor).  Parmi  eux,  il  y  avait  jusqu'à  des  esclaves. 

Pendant  si  longtemps  on  n'attacha  au  mot  dvorians- 
tvo aucune  idée  de  noblesse  de  distinction,  qu'au 
xviu*'  siècle,  l'éminent  publiciste  Tatichtchev  jugeait 
convenable  de  permettre  aux  dvoriaméreMvés  du  service 
de  se  convertir  en  serfs^ 

Notre  noblesse  tire  son  origine  historique  des  hom- 
mes de  service  {slougilïé  lioiidi)  que  les  tzars  moscovites 
gratifiaient  de  soldes  et  de  terres  pour  qu'ils  fussent  en 
état  d'accomplir  le  service  militaire  '.  Ces  slougilïé  lioudi 
étaient  formés  en  partie  des  descendants  des  anciennes 

1.  Ea  1858,  selon  la  statistique  du  Prince  Dolgorouky,  on  ne 
comptait  sur  Tensemble  de  notre  noblesse  (600  000  &mes)  que  68  fa- 
milles qui  descendissent  des  anciens  princes  souverains.  Romano- 
YiTCH-SLÀVATiifSKT.  La  fioblesse  en  Russie. 

2.  DiTiATiNB,  Pour  l'histoire  des  ordonnances  royales  de  gratifica- 
tion note  n.  6  dans  la  Pensée  Russe,  avril  1885. 

3.  C'étaient  de  préférence  des  militaires;  mais,  par  exception,  c'é- 
taient aussi  des  fonctionnaires  civils. 


LE  CLBR6É,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE  ISi 

droujina  (garde  princière),  des  boyards  et  des  prin- 
ces entrés  au  services  de  Moscou.  Beaucoup  cepen- 
dant se  recrutaient  parmi  les  aventuriers  :  Cosaques, 
Tartares,  anciens  brigands,  on  y  trouvait  tout  ce  qu'on 
youlail.  Ce  mode  de  recrutement  des  gens  de  service 
dans  la  classe  laplusplébéiennepersista  plus  tard,  quand 
la  noblesse  commençait  déjà  à  s'ériger  en  classe  diri- 
•  géante.  Ainsi  la  célèbre  famille  des  Menchikov  a  pour 
ancêtre  un  marchand  de  gâteaux,  le  premier  comte  Ra- 
zoumovskyfut  chantre.  Si  verse  laquais.  Pierre  I®'  prenait 
des  fonctionnaires  même  parmi  les  serfs  (Varaksin,  ler- 
chov,  Nesterov).  Le  comte  lagouginsky  était  le  fils  du 
questeur  d'une  église  protestante.  Fouks  passa  tout 
droit  de  la  cuisine  du  palais  où  il  était  chef  dans  la  no- 
blesse. Zotov,  fut  laquais  du  prince  Potiomkine,  amant 
de  Catherine  II,  avant  d'être  anobli,  et  ainsi  de  suite... 
Le  recrutementde  la  noblesse  dans  les  rangs  de  la  plèbe 
continua  jusqu'à  nos  jours,  grâce  surtout  à  l'usage  que 
voici  :  certain  grade  {tchin)  et  certaines  décorations  don- 
naient droit  à  la  noblesse  *.  Cette  loi  futabolie,  il  y  a  seu- 
lement un  an  par  Alexandre  III. 

La  classe  de  service,  dont  les  membres  étaient  de 
même  que  les  paysans  esclaves  du  grand  souverain, 
comme  elle  était  formée  de  militaires  et  de  gens  riches, 
avait  néanmoins  quelque  importance  dans  l'Etat.  C'est 
ce  qui  explique  que  les  tzars  se  soient  depuis  long- 
temps appuyés  sur  elle.  Ainsi  le  rusé  favori  Boris  Godou- 
nov,  en  se  frayant  un  chemin  au  trône  des  tzars  et  en  sa« 
chant  s'appuyer  sur  la  petite  noblesse  pour  dompter  les 

1  •  Dernièrement  le  grade  de  conseiUer  d'État  et  la  décoration  de 
Vladimir  entraînaient  la  noblesse  héréditaire. 


^82  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

boyards,  accomplit   Tasservissement  des  paysans  à  la 
glèbe*. 

Peu  à  peu  les  privilèges  des  hommes  de  service  s'é- 
t  endent  :  ils  acquièrent  de  plus  en  plus  de  droits  sur  les 
paysans. 

Les  biens-fonds  (pomiestîé)^  qui  n'étaient  donnés 
qu'en  échange  du  service  et  étaient  repris  quand  celui- 
ci  cessait,  commencent  à  devenir  héréditaires,  même  , 
dans  la  ligne  féminine.  Pierre  le  Grand  finit  par  les  con- 
si  dérer  comme  la  propriété  de  ceux  qui  les  possédaient, 
indépendamment  du  service  de  ceux-ci.  Seulement,  la 
n  oblesse  que  Pierre  le  Grand  organisa  pour  la  première 
fois  en  classe,  fut  obligée  au  service  perpétuel  ^^  TEtat, 
indépendamment  de  la  question  de  propriété  foncière. 
Ceux  qui  n'avaient  pas  de  terres  durent  le  service  comnie 
les  autres.  En  outre,  selon  Pierre,  \t  service  est  placé 
plus  haut  que  l'origine.  «  La  noblesse  de  la  chlia- 
khta^,  écrit- il  au  Sénat,  doit  être  qualifiée  selon  la  ca- 
pacité. »  Le  tableau  des  grades' ,  créé  par  Pierre  I**"  con- 
fère au  tchin,  avec  son  grade  et  la  noblesse  et  la  préséance- 
Pierre  le  Grand  ordonnait,  que  tout  noble  (à  quelle  fa- 
mille qu'il  appartint)  At  le  salut  et  céd&t  le  pas  à  tout 

1.  Au  commencement,  cet  asservissement  n'anéantissait  pas  les 
droits  individuels  et  civils  des  paysans.  On  se  bornait  à  leur  en- 
lever le  droit  de  quitter  leur  lieu  de  domicile.  Cette  mesure  avait 
pour  but  unique  de  garantir  la  régularité  des  revenus  des  nobles. 

2.  Longtemps  on  ne  put  trouver  une  dénomination  convenable 
pour  la  classe  naissante  :  tantôt  on  la  nommait  en  polonais  «  chlia 
khta  »  tantôt  «  dvorianïe  ».  Peu  à  peu,  au  bout  de  50  ans,  la  der- 
nière dénomination  fut  définitivement  adoptée. 

3.  On  affirme  qu'il  fut  institué  selon  la  pensée  de  Leibnitz  dont 
Pierre  I"  prit  conseil.  Voir  Romanovitch-Slavatihbiy,  La  nobUtH 

^en  Russie. 


LK  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE    183 


officier.  Plus  tard,  quand  furent  créés  pour  les  nobles 
des  signes  extérieurs  de  distinction  (les  costumes  riches, 
le  nombre  de  chevaux  dans  Tattelage,  etc.),  tous  ces  signes 
furent  rattachés  au  tchin^  de  sorte  que,  par  exemple, 
une  princesse  qui  descendait  de  Rurik,  mais  dont  le 
mari  n'avait  aucun  Ichin  ne  pouvait  porter  de  robes  de 
velours,  et  si  elle  portait  des  robes  en  soie,  Tétoffe  ne 
devait  pas  coûter  plus  de  deux  roubles  le  mètre^ 

Toutefois,  le  service  obligatoire,  quelque  pénible 
qa*en  fût  la  charge,  assurait  à  la  noblesse  la  première 
place  dans  TEtat,  d'autant  plus  que  l'accès  facile  à  cette 
classe  y  fit  entrer  un  grand  nombre  de  parvenus  de  ta- 
lent. 

De  quelque  façon  qu'on  apprécie  les  résultats  de  l'his- 
toire russe  du  xvni^  siècle,  il  est  impossible  de  ne  pas 
admirer  la  bouillante  énergie,  les  brillants  talents  mili- 
taires et  gouvernementaux,  la  force  de  caractère  que  la 
Russie  déploya  durant  cette  époque.  Grâce  au  tableau 
des  grades,  grâce  aux  nombreuses  révolutions  de  pa- 
lais, ces  talents  affluèrent  dans  la  classe  noble.  Ils 
donnaient  de  l'éclat  et  une  apparence  de  consistance  à 
la  masse  paresseuse  et  ignorante  des  nobles  proprement 
dits,  anciens  hommes  de  service.  Le  principe  du  mérite 
ne  disparaissait  donc  pas  et  faisait  continuellement  obs- 
tacle au  développement  du  principe  de  Y  origine.  Le  dvo- 
rianstvo,  classe  créée  par  le  service,  était  incapable  de 
se  transformer  en  classe  gouvernementale.  Il  briguait 
les  droits  individuels,  cherchait  les  récompenses  et  les 
privilèges  de  service,  mais  ne  comprenait  nullement  les 
efforts  que  faisait  le  gouvernement  pour  le  transformer 

1.  Voir  Roxakùvitch-Slavatihskt,  La  noblesse  en  Russie, 


i84  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

en  une  classe  dirigeante  fermée.  Il  fallut  que  le  gou- 
Yernement  contraignît  le  dvorianstvo^  à  prendre  lc3 
mesures  qui  pouvaient  sauvegarder  son  prestige,  comme 
classe.  C'est  le  gouvernement  qui  ordonna  l'instruc- 
tion obligatoire  des  nobles.  La  noblesse  comprenait 
si  mal  ses  intérêts  qu'elle  se  dérobait  opiniâtrement 
à  rinstruction  :  le  gouvernement  dut  la  surveiller 
comme  des  écoliers  *.  Le  gouvernement  s'occupait 
de  son  éducation  avec  une  minutie  ridicule.  Pierre  le 
Grand,  par  exemple,  ordonnait  aux  nobles  :  a  qu'ils 
ne  se  couchassent  pas  dans  leurs  lits  avant  d'enlever 
leurs  bottes  ou  leurs  souliers^ 

La  noblesse  ne  comprenait  pas  davantage  les  autres 
mesures  protectrices  du  gouvernement.  Celui-ci  créa 
le  majorât  pour  préserver  du  morcellement  les  domai- 
nes des  nobles.  Les  nobles  firent  à  cette  mesure  une 
résistance  si  opiniâtre  qu'après  plusieurs  dizaines  d'an- 
nées il  fallut  la  supprimer.  Plus  tard,  les  nobles  usèrent 
aussi  mal  du  droit  de  self-govemment  que  le  gouverne- 
ment mit  en  leurs  mains  :  non  seulement  ils  n'avaient 
aucune  hâte  à  jouir  de  ce  droite  mais  ils  le  considéraient 
comme  un  devoir  ennuyeux  et  même  avilissant.  Les 
empereurs  furent  obligés  de  les  contraindre  par  une  sé- 
rie de  décrets  à  ne  pas  éluder  les  élections  et  l'ac- 

1.  Les  jeunes  nobles  étaient  obligés  de  venir  subir  leurs  e^tainens 
à  Moscou  ou  à  Saint-Pétersbourg,  la  première  fois  à  7  ans,  puisa 
12,  à  16  et  20  ans.  Le  noble  qui  n'avait  pas  subi  le  dernier  examen 
était  obligé  de  servir  dans  la  marine  comme  simple  matelot  tam 
avancement.  C'est  au  moyen  de  mesures  aussi  rigoureuses  que  le 
gouvernement  les  contraignait  à  s'instruire.  —  Voir  Roxarotitcb 
Slavatinskt,  La  noblesse  en  Russie,  page  126. 

2.  HoMARoviTCH-SiAyATiNSKT,  La  noblesst  en  Russie,  page  5. 


LE  CLERGfi,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE      185 

complissement  des  fonctions  qu'exigeait  le  self-govern- 
meniK  Les  ukases  eurent  peu  de  succès  ;  «la  noblesse 
écrit  M.  Ditiatine,  n'a  aucun  souci  ni  désintérêts  du 
zemstvo  ni  de  ses  propres  intérêts  corporatifs.  » 

De  même,  malgré  ses  énormes  richesses,  la  noblesse 
n'a  pas  su  imposer  au  peuple  son  empire  économique. 
En  général,  les  propriétaires  fonciers  (pomiechtchiks) 
tiraient  parti  de  leyrs  paysans  de  deux  manières  :  ou 
bien  ils  les  taxaient  d'un  impâl  {obrok)  en  leur  laissant 
ensuite  pleine  liberté  de  mener  leurs  exploitations  à 
leur  gré,  —  ou  bien  ils  cultivaient  eux-mêmes  leurs 
biens,  et  alors  les  paysans  étaient  obligés  de  fournir  le 
travail  gratuit  [barchtchina).  Il  est  clair  que  le  second 
système  seul  était  capable,  développé  convenablement, 
de  maintenir  aux  mains  des  propriétaires  la  production 
des  paysans  et  par  conséquent  la  prépondérance  éco- 
nomique. Les  propriétaires  menaient  si  mal  leurs  do- 
maines ruraux  que  non  seulement  le  système  du  tra- 
vail gratuit  {barchtchina)  ne  se  développait  pas,  mais 
qu'il  était  en  réelle  décadence.  À  la  finduxviu^  siècle, 
44  <»/o  de  tous  les  paysans  serfs  étaient  soumis  au  ré- 
gime de  l'impôt.  Vers  le  milieu  du  xix®  siècle,  leur  nom- 
bre, aulieu  d'avoir  diminué, s'élevait  à49  Vo*.  Du  reste, 
les  paysans  obligés  au  travail  gratuit  (barchtchinme). 
ne  perdaient  pas  leur  indépendance  économique,  ne  de- 
venaient pas  simples  manœuvres  {batraks)  et  continuaient 
à  cultiver  leurs  propres  champs  à  côté  de  celui  du  mat- 

i.  L'ukase  de  1802,  l'ordonnance  de  1827,  la  loi  de  1831,  l'ukase 
de   1848. 

2.  SiKEVSKT.  Les  paysans  sous  Catherine  lï,  pages  48  et  49.  Les 
chiffres  cités  se  rapportent  à  13  provinces.  Pour  le  reste  des 
proYinces,  U  n'y  a  pas  de  statistique. 


186  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tre.  Au  total,  le  dvorianstvo  resta  toujours  ce  qu'il  fut 
en  naissant,  une  classe  de  service  :  il  occupait  toutes  les 
places  dans  Tadrainistration  et  malgré  ses  énormes  pri- 
vilèges, se  montrait  complètement  incapable  d'acqué- 
rir sur  le  peuple  une  autorité  durable,  organique. 

Quant  aux  privilèges  de  la  classe  prépondérante,  ils 
étaient  réellement  illimités.  Les  impératrices  et  les  em- 
pereurs ne  se  montraient  pas  avares  sous  ce  rapport. 
La  noblesse  reçut  le  droit  exclusif  à  la  possession  de  la 
terre  et  aussi  le  droit  exclusif  à  la  possession  des  hom- 
mes. Pierre  III  supprimale  service  obligatoire  des  nobles- 
L'impératrice  Catherine  II  confirma  ce  décret  et  de 
plus  leur  livra  l'administration  locale.  C'est  alors  que 
les  tzars  russes  commencent  à  se  dire  premiers  gen- 
tilshommes^ expression  qui  n'était  qu'une  parodie, 
qu'un  emprunt  à  l'Europe  et  n'avait  aucun  sens  en 
Russie.  Pour  donner  plus  d'éclat  aux  nobles,  on  em- 
prunte encore  à  l'Europe  les  titres  de  comtes  et  de 
barons,  on  invente  des  décorations,  des  blasons.  L'his- 
toire de  la  transformation  du  dvorianstvo  en  classe 
supérieure  évoque  souvent  le  souvenir  d'une  vraie 
mascarade.  On  n'avait,  par  exemple,  en  Russie,  au- 
cune notion  des  blasons.  Beaucoup  de  nobles  russes 
sont  redevables  de  leur  rang,  non  à  leur  mérite  et  à 
leurs  tchins,  mais  aux  juifs  polonais  qui  leur  fabriquaient 
des  titres  de  noblesse  et  des  blasons  ^ 

Les  gratifications  des  tzars  aux  nobles,  gratifications 
qui  consistaient  en  des  mille  et  des  cent  mille  paysans 

1.  Il  existait  &  Berditchey  et  dans  d'autres  villes  des  fabriques  de 
ce  genre.  Les  titres  de  noblesse  étaient  souvent  à  très  bas  prix  : 
1  rouble. 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  BT  LK  BOURGEOISIE     i87 

sont  un  fait  beaucoup  plus  important  que  ces  futilités. 
Il  est  impossible  de  se  rendre  un  compte  exact  de  ces 
gratifications,  mais  les  renseignements  de  détail  que 
l'historien  réussit  à  se  procurer,  promettent  déjà  d'énor- 
mes chiffres.  Ainsi,  pour  la  période  qui  s'écoule  entre 
Pierre  le  Grand  et  Paul  IV,  il  existe  des  renseignements 
relatifs  à  1,243,000  paysans  (sans  compter  les  femmes) 
donnés  aux  nobles,  outre  l'extension  tout  à  fait  illégale 
du  servage  sur  des  régions  entières,  dans  rUkraine, 
etc  *.  C'est  avec  la  même  prodigalité  que  la  main  des 
empereurs  gratifiait  le^nobles  de  l'or  du  trésor  de  l'Etat. 
L'impératrice  Catherine  II  donna  à  ses  amants  et 
aux  personnes  qui  prirent  part  au  coup  d'État  qui 
la  plaça  sur  le  trône  au  moins  200  millions  de  rou- 
bles, selon  le  cours  du  change  actuel  ^  Au  service, 
la  noblesse  recevait  aussi  d'énormes  sommes  non 
comme  honoraires,  ceux-ci  n*étaient  pas  grands,  mais 
en  revenus  illégaux  [dokhody).  Ainsi,  par  exemple,  un 
régiment  de  cavalerie  produisait  à  son  colonel  au  com- 
mencement de  ce  siècle  un  revenu  annuel  de  100000 
roubles  '.  Il  n'est  pas  étonnant  que  la  cour  et  le  service 
attirassent  la  noblesse.  C'était  une  corne  d'abondance 
avec  laquelle  les  empereurs,  durant  un  siècle  entier,  l'ar- 
rosèrent d'une  pluie  d'or,  espérant  que  la  classe  pré- 
pondérante atteindrait  une  ample  florescence  et  de- 
viendrait enfin  un  soutien  inébranlable  du  trône  et  de 


i .  EAuonTCH.  Let  grandes  fortunes  de  la  Russie.  Ces  renseigne- 
ments se  rapportent  seulement  à  une  partie  des  grallflca lions. 

2.  48520500   roubles  d'alors.     Tous    ces    chiffres   n'indiquent 
qu'une  partie  insignifiante  des  dons  véritables. 

3.  KiiNcyrrcH.  Les  grandes  fortunes  de  la  Russie. 


i88  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


la  partie.  A  la  fin,  cependant,  les  empereurs  durent 
perdre  leurs  illusions  à  ce  sujet.  Les  lois  natu- 
relles du  développement  national  menaient  la  noblesse 
à  la  décadence  par  Textension  même  de  ses  privilèges. 
Les  droits  des  nobles  sur  les  paysans  se  modifièrent 
plusieurs  fois  dans  le  détail.  Pendant  un  certain  temps, 
les  nobles  euf ent  la  faculté  de  condamner  leurs  paysans 
aux  travaux  forcés  pour  le  temps  qu'il  leur  plaisait. 
Plus  tard,  cette  faculté  leur  fut  enlevée;  généralement, 
le  gouvernement  abandonnait  en  fait  les  paysans  à  l'ar- 
bitraire des  noblesetceux-ci  commettaient  d'affreux  abus. 
Sous  Alexandre  I*%  qui  se  disait  républicain,  le  fait 
suivant  a  eu  lieu  à  Saint-Pétersbourg. 

La  comtesse  Saltykov  eut  le  malheur  de  devenir 
chauve.  Pour  cacher  ce  défaut,  elle  portait  une  perru- 
que. Elle  tremblait  à  la  pensée  que  son  secret  pouvait 
être  découvert  par  le  monde,  et  pour  l'éviter  elle  imagina 
d'installer  dans  sa  chambre  à  coucher  une  cage,  où 
elle  enferma  son  coiffeur  sans  lui  permettre  d'en  sor- 
tir. L'infortuné  passa  trois  années  dans  cette  cel- 
lule; il  vieillit,  il  se  courba,  son  état  devint  épouvanta- 
ble à  voir  ;  enfin  il  parvint  à  briser  sa  cage  et  s'échappa... 
La  comtesse  ^st  au  désespoir!  Le  secret  de  sa  calvitie  ne 
tient  qu'à  un  cheveu.  Accablée  de  son  malheur,  elle 
va  trouver  l'empereur,  lui  raconte  toute  l'affaire  et 
le  prie  de  donner  ordre  que  le  coiffeur  soit  retrouvé  sans 
rémission.  Alexandre  fit  prendre  des  renseignements  et 
reçut  de  la  police  un  rapport  sur  l'affreuse  vie  du  coif- 
feur. Alors  l'empereur,  le  hien-aimé  empereur,  comme 
on  le  nommait,  ordonna  de  ne  pas  rechercher  le  coiffeur 
et  de  faire  à  la  comtesse  <(  pour  la  tranquilliser  »  un  rap- 


LE  GLERGÉi  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     189 


port  officiel  où  Ton  dirait  qu'on  avait  trouvé  le  cadavre 
de  son  serf  dans  la  Nova  K  Voilà  comment  se  com- 
portaient envers  le  peuple  et  les  nobles  et  les  tzars. 

On  a  constaté  bien  des  cas  où  les  propriétaires  faisaient 
un  commerce  régulier  de  jeunes  paysannes  qu'ils  ven- 
daient à  des  maisons  publiques.  Des  multitudes  de  serfs 
étaient  conduits  comme  de  vrais  esclaves  aux  marchés 
du  sud  où  les  marchands  arméniens  les  achetaient  pour 
les  exporter  ensuite  en  Turquie.  Quant  aux  harems  des 
propriétaires,    il  est  superflu    d'en  parler  ici;  nous 
rappellerons  seulement  que  leur  généreuse  hospitalité 
slave  mettait  ces  harems  à  la  disposition  de  leurs  amis, 
il  n'est  pas  d'abomination  infâme  dont  la  noblesse 
ne  se  soit  rendue  coupable  sous  le  régime  du  servage. 
Les  punitions  infligées  aux  serfs  dépassent   souvent 
toutesles  horreurs  racontées  par  madame  Beecher  Stowe. 
La  princesse  Kozlovsky  ordonnait  de  mettre   nus  ses 
laquais,  les  faisait  attacher   à  un  poteau  et  lançait  sur 
eux  une  meute  de  chiens,   ou  bien  elle  contraignait 
des  jeunes  filles  à  fouetter  de  verges  l'infortuné  atta- 
ché au  poteau.  Parfois,  emportée  par  la  rage,  elle  sai- 
sissait la  verge  et  frappait  le  malheureux  sur  les  par- 
ties génitales.    Un  autre   gentilhomme    ordonna   de 
brûler  avec  des  charbons  ardents  la  plante  des  pieds 
d'un  de  ses  serviteurs  pour  le  punir  de  ce  qu'il  avait 
noyé  deux  petits  chiens  que  sa  femme  avait  reçu  l'or- 
dre d'allaiter*... 

1.  Sbhevskt,  Les  paysans  sous  Catherine  II. 

2.  Le  lecteur  trouvera  un  grand  nombre  de  ces  faits  odieux  chez 
les  écrivains  qui  traitent  de  l'histoire  du  servage.  Les  faits  cités 
ici  sont  empruntés  à  l'historien  Somevsky. 


190  L\  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Nous  ne  continuerons  pas  plus  longtemps  à  nous  oc- 
cuper de  ces  abominations  qui  couvrent  de  honte  le  nom 
russe.  Je  me  bornerai  à  remarquer  que  tous  ces  abus 
révoltaient  d'autant  plus  le  peuple,  que  les  nobles  n'é- 
taient pas  les  conquérants  du  pays  et  n'avaient  pas  la 
force  de  le  tenir  en  esclavage.  Leurs  cruautés  n'étaient 
pas  épouvantables  ;  elles  ne  terrorisaient  pas  ;  elles 
semblaient  simplement  hideuses,  car  elles  n'avaient 
même  pas  pour  excuse  le  droit  du  plus  fort. 

L'ardente  haine  du  peuple  se  comprend  donc  facile- 
ment. 

A  présent  encore,  vingt-cinq  ans  après  l'abolition  du 
servage,  lespaysans  parlent  avec  indignation  des  temps 
où  (  les  nobles  échangeaient  des  hommes  contre  des 
chiens  ;  »  à  présent  encore,  les  paysans  sontpréts  à  tou- 
tes les  violences  contre  les  nobles.  Aux  temps  du  ser- 
vage, les  assassinats  des  propriétaires  et  de  leurs  inten- 
dants étaient  des  faits  presque  habituels.  Pendant  les 
vingt  dernières  années  du  règne  de  Nicolas  ^^on  cons- 
tate 268  cas  de  ce  genre,  et  ce  chiffre  officiel  est  très 
inférieur  à  la  réalité.  Les  soulèvements  de  tout  un 
village  ou  de  toute  une  volost  étaient  plus  fréquents 
encore.  Dans  la  même  période  de  vingt  années,  M.  Se- 
mevsky  évalue  le  nombre  de  ces  émeutes  de  paysans 
à  420'. 

Les  violences  du  peuple  pour  se  défendre  contre  les 
excès  des  nobles  étaient  le  seul  frein  mis  à  l'arbitraire 
des  propriétaires.  Pendant  les  dernières  années  du  ser- 
vage surtout,  ces  émeutes  prirent  un  caractère  de 
cruauté  extrême,  elles  furent  accompagnées  de  mutila- 

{,  Skmeysky,  Les  paysans  sous  Catherine  II,  p.  375. 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     19i 

tien  des  intendants,  d^assassinats  de  propriétaires  et  de 
toute  sorte  d'excès.  Aussi  l'empereur  Alexandre  II  avait- 
il  parfaitement  raison,  quand  il  disait  à  la  noblesse 
de  Moscou  en  1856  :  <(  Il  vaut  mieux  abolir  le  servage 
par  une  mesure  venant  d'en  haut,  qu'attendre  le  mo- 
ment où  il  s'abolira  lui-même  d'en  bas  K  n 

Ainsi  les  privilèges  accordés  à  la  noblesse,  loin  de 
servir  à  consolider  son  autorité  sur  le  peuple,  rendi- 
rent, au  contraire,  cette  autorité  complètement  impos- 
sible. 

La  propagation  de  l'instruction  porta  un  nouveau  coup 
à  la  noblesse.  Le  nombre  des  hommes  instruits  capa- 
bles de  servir  l'Etat  augmentait,  et  la  noblesse,  même 
comme  classe  de  service,  perdait  sa  dernière  raison 
d'être. 

En  outre,  avecla  propagation  de  l'instruction,  apparais- 
sait dans  la  noblesse  composée  de  parvenus,  un  nom- 
bre toujours  croissant  d'individus  qui,  au  nom  des  intérêts 
du  peuple,  maudissaient  et  la  noblesse  et  les  tzars  qui 
avaient  créé  et  soutenaient  cette  noblesse.  Le  nombre 
de  révolutionnaires  et  de  démocrates  auxquels  a  donné 
naissance  la  classe  noble  est  vraiment  étonnant.  La  cons- 
piration dite  des  Décembristes  (1825)  recruta  ses  adhé- 
rentspresqueexclusivementparmilesnobles,etpourtant, 
elle  avait  autant  pour  but  Tabolition  du  servage  que 
la  promulgation  d'une  constitution.  Les  conditions  gé- 
nérales dans  lesquelles  se  trouvait  la  patrie  l'empor- 
taient sur  les  intérêts  de  la  classe.  Les  nobles  ne  pou- 
vaient se  refuser  &  voir  que  les  forces  physiques,  tout 

1.  Itahiockov,   La  chute  du  servage,  p.  8. 


192  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

comme  les  forces  morales  de  la  Russie,  étaient  dans  le 
peuple. 

Les  plus  habiles  défenseurs  de  la  noblesse  ont  plus 
d'une  fois  réclamé  en  faveur  du  rôle  civilisateur  de 
cette  classe  en  Russie.  Notre  grand  poêle  Pouchkine 
adopta  cette  thèse  et  Ton  ne  peut  la  nier  absolument. 

A  cô^é  d'une  foule  de  fainéants  ignorants  et  gros- 
siers, la  noblesse  fournil  beaucoup  de  riches  et  intelli- 
gents protecteurs  à  la  civilisation.  Un  grand  nombre  de 
talents  furent  mis  en  lumière  grâce  à  cette  protection. 
Ainsi  le  céfébre  poète  de  l'Ukraine,  Chevtchenko,  fut 
sauvé  de  l'esclavage,  grâce  aux  efforts  de  Joukovsky  et 
de  ses  amis.  Les  jeunes  plébéiens  trouvaient  asile  et 
protection  dans  les  maisons  de  nobles  Mécènes.  La 
mode  le  voulait  ainsi.  L'énorme  affluence  des  idées  de 
l'Europe  se  faisait  alors  en  Russie,  grâce  à  l'intermé- 
diaire des  maîtres  étrangers,  que  la  noblesse  y  appe- 
lait en  nombre  considérable.  On  ne  peut  nier  que  la 
noblesse  russe  ne  fit  preuve  de  tolérance  à  cet  égard. 
Pouchkine  avait  parmi  ses  maîtres,  le  frère  de  Ma- 
rat.  Dans  les  mémoires  de  Hertzen,  nous  voyons 
encore  un  vieux  jacobin  français  répondre  à  une  ques- 
tion de  son  élève  lui  demandant  pourquoi  Louis  XVI 
fut  guillotiné  :  «  Parce  qu'il  a  été  traître  à  la  patrie  ». 
Cette  influence  de  Témigration,  en  majorité  française, 
n'était  possible  matériellement  que  grâce  à  la  richesse 
des  nobles.  Les  nobles  Mécènes  fondaient,  enfin,  quelque- 
fois même,  des  institutions  qui  propageaient  les  lumières  : 
le  Lycée  de  Demidov,  le  Lycée  de  Kouchelev-Bezbo- 
rodko,  la  bibliothèque  de  Roumiantsev  (la  meilleure 
en  Russie  après  la  bibliothèque  publique  de  Saint-Péters- 


LB  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     193 

bourg)  etc.  Tout  cela  n'était  peut-être  qu'un  très  in- 
suffisant dédommagement  pour  tout  le  mal  que  faisait 
la  noblesse:  en  tous  cas,  on  ne  peut  nier  ces  faits. 

Le  rôle  civilisateur  de  la  noblesse  fut  cependant  en 
telle  contradiction  avec  son  rôle  social  qu'il  se  tournait 
fiitalement  contre  cette  classe  même.  La  pensée,  une 
fois  réveillée,  ne  pouvait  sMllusionner  sur  Tineptie,  la 
parfaite  illégalité  et  le  peu  de  solidité  du  régime  de  la 
noblesse. 

Voilà  pourquoi  ni  le  peuple,  ni  les  gens  civilisés  ne 
croyaient  à  la  durée  de  la  puissance  des  nobles. 

Au  moment  où  les  tzars  commençaient  à  peine  à  les 
combler  de  privilèges^!  724),  Téminent  publiciste  Posso- 
chkov  écrit:  «  Les  propriétaires  ne  seront  pas  éternelle- 
ment maîtres  des  paysans,  ils  les  possèdent  temporaire- 
ment. »  (c  Qu'est-ce  que  notre  noblesse,  dit  en  1801  le 
comte  Stroganov,  c'est  la  classe  la  plus  ignorante,  la  plus 
insignifiante  et  intellectuellement  la  plusstupide.  »  Pour 
convaincre  Alexandre  P**  d'effectuer  l'émancipation  des 
serfs,  sans  craindre  la  résistance  des  nobles,  le  comte 
ajoute  :  «  Ni  le  droit,  ni  la  loi  ne  peuvent  éveiller  en  eux 
(les  nobles)  l'idée  de  la  plus  faible  résistance...  La  no- 
blesse est  souvent  tricheuse   dans  le  service,  mais... 
toutes  les  mesures  gouvernementales,  qui  tendaient  & 
enfreindre  ses  droits  propres,  furent  toujours  exécutées 
avec  une  étonnante  ponctualité ^..  » 

Cette  prophétie  s'accomplit  avec  une  entière  exacti- 
tude en  1861. 

La  noblesse  s'effondra  presque  en  un  clin  d'œil.  Gela 


1.  BoHAHoviTca-SjLAYA  TIK8KT,  La  noblesse  en  Rusrie,  p.  69. 

43 


i94  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


semble  étonnant  ;  mais  c*est  aisément  explicable  :  elle 
n'avait  aucun  soutien.  Le  peuple  la  haïssait  et  ne  su- 
bissait son  influence  qu*à  titre  purement  policier.  Les 
classes  instruites  haïssaient  le  servage  parce  qu'elles  lui 
attribuaient  la  non-existence  en  Russie  des  droits  in- 
dividuels. Enfin  les  classes  industrielles  étaient  enne- 
mies de  la  noblesse,  parce  qu'elle  comprimait  le  déve- 
loppement des  forces  productrices  du  pays.  Cette  der- 
nière circonstance  avait  peut-être  le  plus  d'importance 
aux  yeux  du  gouvernement.  • 

La  guerre  de  Grimée  avait  montré  à  quel  point  la 
Russie  était  affaiblie.  Et  comment  pouvaient  se  déve- 
lopper les  forces  productives,  si  l'esclavage  enchaînait 
le  travail  de  presque  la  moitié  des  la  population?  Le 
gouvernement  abandonna  sa  fidèle  noblesse.  La  sym- 
pathie des  tzars  commença  à  incliner  d'un  autre  côté. 
Le  premier  gentilhomme  se  préparait  à  devenir  pre- 
mier boursier...  Et  la  noblesse  s'effondra  sans  résis- 
tance. Ici  aussi  elle  se  montra  tricheuse  dans  le  ser-- 
vice:  elle  usa  de  toutes  les  ruses,  de  toutes  les  trompe- 
ries pour  obtenir  le  plus  d'argent  possible  pour  son 
compte  et  pour  rogner,  autant  que  cela  se  pouvait  faire, 
les  terres  des  paysans...  Elle  ne  résista  pas  et,  sans  au- 
cun doute,  elle  eutraisonde  ne  pas  commettre  cettefolie. 

À  vrai  dire,  il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  le  gou- 
vernement d'Alexandre  II  l'abandonn&t  entièrement. 
En  1 86 1 ,  la  politique  impériale  entrait  dans  une  ère  nou- 
veUe.  Le  gouvernement  commençait  à  protéger  les 
capitalistes  avec  autant  d'ardeur  qu'il  en  avait  mise 
pendant  le  siècle  précédent  à  protéger  la  noblesse. 
Or,  en  enlevant  à  la  noblesse  toute  influence  politique 


LE  CLERGÉ,  Lk  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     105 


sur  le  peuple,  le  gouvernement  lui  donnait  tous  le» 
moyens  d'acquérir  sur  lui  une  influence  économique. 

Les  paysans  reçurent  généralement  une  quantité  très 
insuffisante  de  terre.  Pendant  le  servage,  ils  avaient  à 
leur  disposition  près  de  33  millions  de  déciatines;  Té- 
mancipation  ne  leur  en  attribua  que  22  millions.  Ainsi 
les  paysans  étaient  indispensablement  obligés  à  pren- 
dre en  fermage  aux  propriétaires  au  moins  42  à  43  Yq. 
delà  terre  qui  leur  était  nécessaire  K 

En  outre,  les  terres  furent  dstribuées  d'une  telle  ma- 
nière que  celles  des  propriétaires  gênaient  le  paysan 
dans  Texploitation  de  son  lot;  elles  entouraient  ses  ter- 
res comme  d'un  cercle  étroit,  de  sorte  que  pour  éviter 
les  amendes  pour  dégât  causé  par  le  bétail  dans  les 
champs  des  propriétaires,  les  paysans  devaient  vivre 
avec  eux  dans  une  sorte  de  soumission. 

Puis,  l'émancipation  elle-même  donna  aux  propriétai- 
res d'énormes  sommes  qu'ils  purent  appliquer  à  l'ex- 
ploitation de  leurs  terres.  En  moyenne,  les  paysans  ne 
payèrent  pas  les  terres  moins  de  39  roubles  par  décia- 
line,  prix  exorbitant  *.  Au  surplus,  dans  les  provinces 
fertiles,  où  le  revenu  de  la  terre  suffit  au  paiement  des 
impôts,  les  paysans  reçurent  une  quantité  de  terre  tout 
à  fait  insuffisante.  En  revanche,  dans  les  provinces 
arides,  où  les  paysans  retirent  la  plus  grosse  part  de 

t.  Ces  chiffres  donnent  encore  de  la  situation  des  paysans  une 
idée  meilleure  qu'elle  n'est  en  réalité. 

2.  Compte  rendu  de  la  situation  de  Vopération  du  rachat  des  ter- 
res au  !•'  janvier  1885.  La  Gazette  russe  de  1885.  n»  17.  Dans  les  pro- 
Tinces  occidentales,  où  le  gouvernement  tâche  de  paralyser  Tin- 
fluence  delà  Pologne,  le  prix  de  la  déciatine  est  presque  trois  fois 
plus  bas. 


196  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

leur  revenu  des  diverses  industries  locales,  on  leur 
donna  beaucoup  de  terre,  et  cela  à  un  prix  supérieur  au 
revenu  que  cette  terre  est  capable  de  donner.  De  cette 
manière,  l'industrie  même  des  paysans  fut  indirecte- 
ment taxée  d'un  impôt  en  faveur  des  "propriétaires. 

On  n'attribua  presque  pas  de  forêts  aux  paysans  ;  de 
même  ils  reçurent  très  peu  de  prés.  Au  total,  gr&ce 
aux  procédés  les  plus  divers,  ils  sont  partout  placés  sous 
la  dépendance  des  propriétaires. 

Les  statuts  des  institutions  du  zemstvo,  dont  dépend 
toute  l'administration  de  l'économie  rurale  des  provinces 
et  d js  gouvernements,  sont  aussi  rédigés  de  manière  à 
aiiurer  aux  nobles  une  invariable  prépondérance.  Le 
nombre  total  des  représentants  du  zemstvo  [glasny)  est 
distribué  de  telle  façon  que  les  nobles  en  ont  6309,  les 
paysans  5725,  les  habitants  des  villes  1791. 

Outre  une  situation  privilégiée,  la  noblesse  eut  l'avan- 
tege,  je  viens  de  le  constater,  de  recevoir  pour  prix  des 
terres  cédées  aux  paysans  à  peu  près  500  millions  de 
roubles  en  argent  comptant  et  la  remise  des  sommes 
qu'elle  devait  à  l'Etat,  prêtées  sur  le  gage  de  ses  terres 
et  s'élevantàplus  de  300  millions  de  roubles. 

Ainsi  elle  avait  en  mains  tous  les  moyens  d'acquérir  la 
prépondérance  économique  sur  les  paysans.  Elle  ne  sut 
en  tirer  parti. 

La  vieille  classe  de  service  ne  trouva  point  la  force  de 
se  transformer  en  classe  industrielle.  Les  sommes  énor- 
mes reçues  des  paysans  furent  dissipées  en  festins  et 
en  excès  de  toute  sorte  &  Saint-Pétersbourg,  à  Moscou 
ou  &  l'étranger.  La  culture  des  terres,  au  lieu  d'être 
améliorée,  fut  partout  abandonnée.  Peu  à  peu  les  no- 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     197 

bles  manquent  d'argent  pour  mener  un  train  fastueux  : 
ne  sachant  pas  travailler,  partout  ils  vendent  leurs 
terres.  Ces  ventes  s'effectuèrent  sur  une  grande 
échelle.  Dans  le  gouvernement  de  Moscou,  les  nobles 
perdirent  ainsi  dans  une  période  de  douze  ans 
(i86o  à  1877)  296220  déciatines  de  terres  ^  dans  le 
gouvernement  de  Saint-Pétersbourg,  de  1867  à  1876, 
280166;  les  paysans  seuls  en  achetèrent  dans  celui 
de  Tver,  de  1861  à  1883,  plus  de  612985  décia- 
tine  ^;  dans  celui  de  Poltava,  de  1864  à  1881,  les 
nobles  perdirent  25  ^/o  de  leurs  terres  *  ;  dans  le  gou- 
vernement de  Saratov  les  pertes  des  nobles  s'évaluent 
à  un  million  de  déciatines  S  etc. 

Parallèlement  à  ces  pertes,  s'effectue  la  ruine  défi- 
nitive de  la  noblesse;  peu  ji  peu  elle  disparaît  de  la  vie 
sociale.  Le  raznotchiniets  (roturier),  qui,  depuis  long- 
temps déjà,  jouait  un  rôle  important,  afflue  maintenant 
dans  toutes  les  carrières  :  science,  beaux-arts,  littéra- 
ture, fonctions  administratives.  La  noblesse,  chose 
étrange!  paraît  diminuer  même  en  nombre!  Du  moins, 
en  1858  les  nobles  héréditaires  étaient  609973,  et 
en  1870,  leur  total  s'abaisse  à  544188  ^ 

Tout  ce  qui  dans  la  noblesse  a  reçu  la  moindre 
instruction  renonce  de  soi-même  au  souvenir  de  son 
passé.  On  voit  apparaître  un  nouveau  type  quelapresse 

1.  statistique  du  Zemstvo  de  Moscou,  V,  11*  partie,  p.  36. 

2.  Iansok,    Statistique^    p.  176. 

3.  La  Gazette  russe,  4884,  n*  181. 

4.  Esquisse  du  mouvement  de  la  propriété  foncière  dans   le  gou 
vernement  de  Poltava, 

5.  La  Gazette  russe^  1884  n*  345. 
S.  Iaksoh,  Siatisiifpie,  1,   p.  82. 


I9S  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

baptise  du  nom  de  noble  repentant^  dénom'.nation  très 
juste.  Ce  sont  les  nobles  qui  s'efforcent  de  Tacheter 
les  fautes  de  leur  classe,  de  devenir  de  bons  fils 
de  la  patrie.  Ces  hommes  forment  une  génération 
d*ardents  propagateurs  du  perfectionnement  moral  de 
Thomme,  telsque  le  célèbre  publicisteD.  l.Pissarev.  Une 
grande  quantité  de  ces  nobles  repentants  essayèrent 
ensuite  de  se  confondre  au  peuple.  Us  entrèrent  dans 
les  rangs  des  révolutionnaires  et  des  socialistes  \ 

Une  autre  partie  de  la  noblesse  se  fondit  dans  le  tchi- 
novnitchestvo  (la  classe  des  fonctionnaires)  et  la  classe 
commerciale  :  les  banques,  les  administrations  de 
chemins  de  fer,  etc.,  sont  remplies  de  nobles  ruinés. 
D'affreux  tableaux  de  la  ruine  de  la  noblesse  se  dérou- 
lent souvent  sur  les  bancs  de  la  cour  d'assises.  Dans 
le  célèbre  procès  des  valets  de  cœur  (association  de 
filous  et  de  chanteurs)  on  vit  figurer  de  jeunes  nobles 
de  familles  anciennes,  aux  manières  élégantes,  à  la  te- 
nue mondaine  :  sic  transit  gloria  mundi  ! 

Quoique  inscrite  comme  telle  par  la  statistique,  cette 
noblesse  déchue  s'est  confondue  aux  hommes  de  profes- 
sions libéraleset  auprolétariat.  Cependant,  certaine  partie 
•  de  la  noblesse  plus  riche,  élevée  d'après  des  idées  plus 
raisonnables,  se  maintient  au  milieu  de  cet  écroulement. 
Quoique  à  demi  dépossédée  de  ses  terres,  elle  a  réussi  à 
ne  pas  sombrer;  elle  s'est  mise  à  cultiver  ses  domaines 
conformément  à  Tétat  social  nouveau,  et  maintenant  elle 
forme  une  partie  importante  du  zemstvo.  L'élite  de  ces 

1.  Sur  le  chifire  total  des  accusés  pour  crimes  politiques,  U  n*y 
.  a  pas  moins  de  15  <>/e  d'accusés  nobles  (Voir  la  Volonté  du  peuple^ 
no  5},  et  ce  chiffre  est  sans  doute  inférieur  à  la  réalité. 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     i»9 


nobles  a  renoncé  aux  prétentions  de  leur  classe  :  et  c'est 
là  tout  simplement  une  classe  de  propriétaires  fonciers 
instruits,  souvent  ardents  défenseurs  des  intérêts  du 
peuple,  surtout  contre  la  bourgeoisie  villageoise.  Pour 
la  plupart,  ce  sont  des  hommes  modérés,  de  tendance 
libérale,  partisans  du  développement  de  Tautonomie 
locale,  de  Tinamovibilité  des  tribunaux,  de  la  liberté 
de  la  presse,  enfin  des  garanties  des  droits  du  ci- 
toyen et,  à  tout  prendre,  de  la  constitution.  Ces  hom- 
mes, quoique  extrêmement  peu  nombreux,  forment 
la  couche  la  plus  instruite  et  la  plus  intelligente  dans 
tous  les  zemstvos.En  conséquence,  ils  jouissent  d'une 
certaine  influence,  de  sorte  qu'au  sens  usuel,  le 
mot  zemsivo  est  devenu  synonyme  de  quelque  chose 
de  libéral.  Le  zemstvo  prête  aux  libéraux  le  même  ap- 
pui que  les  hommes  dé  professions  libérales  et  le  prolé- 
tariat aux  révolutionnaires.  Il  va  sans  dire  que  cette  cou- 
che libérale  du  zemstvo,  noble  d'origine,  n'a  plus  rien 
de  commun  avec  la  noblesse.  Le  zemstvo  libéral  n'a  rien 
plus  à  cœur  que  de  faire  oublier  au  peuple  l'époque  de 
la  domination  de  la  noblesse  :  il  tâche  de  fonder  l'auto- 
nomie provinciale  sur  des  principes  exempts  de  tout 
esprit  de  caste.  Il  est  même  difficile  d'en  nommer  les 
membres  des  gentilshommes. 

Les  vraies  traditions  de  la  noblesse,  la  tentation 
de  ressusciter  son  ancien  rôle  se  sont  conservées  seu* 
lement  dans  le  parti  réactionnaire  extrême,  fort  peu 
nombreux  et  dont  on  peut  considérercomme  le  porte-voix 
le  prince  Mechtchersky,publiciste  connu*.  Ce  sont  des 

1.  Il  publie  le  journal  Grajianite  (L?  citoyen).  U  est  aussi  connu 
par  quelques  mauvais  romans. 


200  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

hommes  qui  n  ont  rien  appris,  rien  oublié,  qui  ont  con- 
servé les  appétits  avides  de  leurs  pères,  mais  qui  ont 
perdu  la  possibilité  de  les  contenter.  Ils  se  tapirent 
longtemps  dans  leurs  trous,  enragés  contre  les  réfor- 
mes; ils  restèrent  inaperçus  jusqu'au  règne  d'Alexan- 
dre III.  Ressuscites  à  présent  par  la  faveur  du  tzar,  ils 
ont  parlé  !  Ces  fous  furieux  de  la  réaction  savent  rare- 
ment écrire  correctement  en  russe  et  témoignent  d'une 
ignorance  que  nous  avons  déjà  perdu  l'habitude  de 
trouver  dans  le  monde  politique.  Us  rêvent  de  rame- 
ner la  Russie  à  l'ancien  régime.  Il  n'y  a  rien  dans  la 
nouvelle  Russie  dont  l'anéantissement  ne  soit  réclamé 
par    eux.  Ils  demandent  la  suppression  de  l'instruc- 
tion des  femmes,  Tabolition  du  jury,  une  autorité  dic- 
tatoriale pour  les  gouverneurs,  la  destruction  du  zem- 
stvo...  Le  zemstvo,  ils  le  haïssent  en  particulier.  «  C'est 
la  gangrène  de  la  vie  russe  »,  s'écrie  un  de  ces  fous 
dans  leCtloyen.  Le  prince  Mechtchersky  pose  en  princi- 
pal article  de  son  programme  :  que  l'autorité  du  zemstvo 
sera  partagée  entre  des  fonctionnaires  responsables  sé- 
parés, ou  transformé  en  assemblée  des  nobles  avec  re- 
présentation des  paysans  ^  .  Mêmes  anathèmes  sur  la 
banque  foncière  des  paysans,  etc. 

Tel  est  le  délire  avant-coureur  de  la  mort  des  der- 
niers mohicans  de  tordre  des  nobles,  car  il  n'est  pas 
besoin  de  prouver  que  les  partis  ne  vivent  pas  avec  de 
tels  programmes. 

1.  U  Citoyen,  1885,  n^SQ. 


r 


LE  CLBRGfi,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE    201 


IV 


La  classe  capitaliste  dans  les  rangs  de  laquelle, 
comme  je  Tai  dit,  passe  graduellement  une  partie  de 
la  noblesse,  mérite  bien  autrement  l'attention. 

Le  eégime  du  servage  avait  beau  nuire  au  développe- 
ment des  forces  productives  de  la  Russie,  ce  développe- 
ment s'effectuait  lentement.  En  1853,  un  homme  qui 
savait  aussi  bien  sa  Rursie  que  Kochelev,  tenait  les 
revenus  des  gentilshommes  et  ceux  des  commerçants 
pour  égaux.  L'abolition  du  servage  et  la  politique  gou- 
vernementale qui  le  suivit  ouvrirent  de  larges  horizons 
à  l'activité  des  entrepreneurs  et  leur  livrèrent  à  titre 
de  subsides  des  milliards  de  roubles. 

La  classe  industrielle  crut  avec  une  rapidité  incroya- 
ble. Les  villes  grandirent  à  vue  d'œiL  Les  habitants 
des  villes  (les  commerçants,  les  miechtchanié,  les  arti- 
sans, etc.)  qui,  en  1838,  étaient  le  7,25  Vo  de  toute  la 
population  de  la  Russie,  s'élevèrent  en  1870  au  9,2  Yo 
de  cette  population*.  Le  capital  des  sociétés  par  actions 
n'était  que  de  400  millions  de  francs  en  1853  ^  ;  en 
1879,  il  s'élevait  déjà  à  6600  millions  de  francs  \  Le 
nombre  des  personnes   s'occupant   d'industrie  et  de 

1.  Iaksou,  tome  I,  p.  82. 

2.  Annuaire  du  ministère  des  finances,  1878,  Cours  du  change:  400 
centimes  pour  1  rouble. 

3.  Afmanach  de  M,  Souvorine^  1881  :  Cours  du  change,  246  centi- 
mes pour  un  rouble. 


202  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


commerce  s'accrott.  En  1867,  le  nombre  des  paten- 
tes et  autorisations  de  toutes  sortes  pour  le  commerce 
et  l'industrie  est  de  670464  *;  en  1874,  il  s'élève  déjà 
à  980137  ^  Outre  les  énormes  capitaux  en  espèces, 
concentrés  dans  les  mains  de  la  classe  commerciale  et 
industrielle,  une  grande  quantité  des  propriétés  fon- 
cières commencent  à  tomber  en  sa  possession.  La  plupart 
des  terres  que  vendent  les  gentilshommes  devient  la 
propriété  des  commerçants  au  lieu  de  devenir  celle  des 
paysans.  Ainsi,  pendant  la  période  de  1867  à  1876, 
dans  le  seul  gouvernement  de  Saint-Pétersbourg,  1 22000 
déciatines  furent  acquises  par  des  personnes  apparte- 
nant aux  diverses  classes  des  villes  '.  Dans  le  gouverne- 
ment de  Moscou,  plus  de  120000  déciatines  sont  ven- 
dues à  des  commerçants  de  1863  à  1877  *.  Ce  passage 
des  terres  aux  mains  de  la  classe  industrielle  a  lieu  môme 
dans  les  provinces  les  moins  industrieuses,  comme  par 
exemple,  dans  celle  de  Poltava:  en  8  ans,  40000  déciati- 
nes y  ont  été  achetées  par  des  commerçants,  des  miccht- 
chariié  et  des  Juifs  ^ 

La  prép  Aidérance  de  la  classe  industrielle  s'accentue  ; 
elle  se  téinoigne  sous  les  formes  les  plus  diverses.  Les 
écoles  sont  pleines  d'enfants  de  la  classe  bourgeoise.  On 
pourrait  nommer  un  grand  nombre  de  journaux  qui  sont 
entièrement  au  pouvoir  de  compagnies  industrielles: 
chose  tout  à  fait  ordinaire  en  Europe,  mais  qui  était 

1.  Recueil  militaire  de  statistique . 

2.  Iarson,  Statistique  I,  p.  108. 

3   lAirao5,  Statistique,  II,  p.  176. 

4.  Recueil  statistique  de  Moscou,  {'•  partie, p.  37. 

5.  Esquisse  du  mouvement  de  la  propriété  foncière  dans  le  gouverne- 
ment de  Poltaoa,  1881. 


LE  CLBRGfi.  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     203 

complètement  inconnue  en  Russie  jusqu'à  ce  jour.  Les 
bourgeois  enrichis  jouent  même  quelquefois  le  rôle  de 
Mécènes  réservé  jadis  à  la  seule  noblesse.  Ainsi,  par 
exemple,  à  Moscou,  un  théâtre  russe  très  connu  qui 
BDgage  les  meilleurs  artistes,  notamment  Pissarev,  Ân- 
dréiev  Bourlak,  etc.,  est  une  création  d*un  riche  fabri- 
cant et  entrepreneur,  Malkiel. 

On  voit  déjà,  parfois,  dans  la  classe  industrielle 
poindre  Tidéa  d'acquérir  le  droit  à  une  certaine  repré- 
sentation dans  le  gouvernement  de  l'Etat.  Il  y  a  une 
année,  les  commerçants  de  Nijni- Novgorod  *,  firent  des 
démarches  pour  obtenir  la  création  d'un  conseil  par- 
ticulier attaché  au  ministère  des  finances  et  composé  de 
représentants  du  commerce  et  de  l'industrie.  Cette 
question  fut  de  rechef  lancée  par  le  professeur  Mende- 
lieiev  et  M.  Chneider  dans  la  brochure  Des  chambres 
commerciales  et  industrielles.  Cette  brochure  fut  inter- 
dite, et  d'ordinaire  le  gouvernement  ne  montre  aucun 
désir  de  satisfaire  cette  tendance  de  la  classe  capitaliste, 
mais  il  écoute  volontiers  ses  requêtes  d'un  caractère 
privé,  concernant  divers  de  ses  besoins,  et  s'empresse 
de  les  satisfaire. 

On  peut  indiquer  un  grand  nombre  de  mesures  pri- 
ses par  le  gouvernement  sous  l'influence  de  ces  requê- 
tes, dont  nos  industriels  le  bombardent  sans  relâ- 
che. C'est  ainsi  que  fut  aboli  l'impôt  sur  le  sel.  C'est 
ainsi  encore  qu'on  a  récemment  augmenté  les  droits 
de  douanes  entre  la  Russie  et  la  Finlande;  ainsi  qu'on 
a  interdit  le  transit  par  la  Transcaucasie,  qu'on  a  élevé 

1.  A  NiJDi-Novgorod  a  liea  la  plus  importante  foire  de  la  Rus- 
sie; c'est  un  mouyement  commercial  de  400  millions  de  francs. 


204  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


à  plusieurs  reprises  les  droits  d*importation,  etc.  Au 
nombre  des  concessions  les  plus  timides  du  gouverne- 
ment, on  doit  noter  la  modification  de  la  loi  sur  le  tra- 
vail des  enfants  dans  les  fabriques.  Au  début,  il  avait 
l'intention  d'interdire  complètement  leur  travail  noc- 
turne; puis,  grâce  aux  démarches  des  fabricants^  il  le 
permit  dans  beaucoup  de  cas  *• 

Bref,  la  classe  commerciale  et  industrielle  a  acquis 
pendant  les  30  dernières  années  une  influence  très 
marquante  dans  la  vie  sociale  de  la  Russie,  et  la  ques- 
tion du  capitalisme  est  maintenant  pour  les  publicistes 
russes  un  sujet  du  plus  vif  intérêt. 

La  classe  commerciale  et  industrielle  deviendra-t-elle 
définitivement  classe  dominante  en  Russie?  Prendra- 
t-elle  définitivement  la  direction  du  travail  du  peuple  et 
de  la  production  nationale? 

Cette  question  a  suscité  chez  nous  une  polémique  im- 
portante à  laquelle  prennent  part  des  deux  côtés  les 
hommes  qui  savent  le  mieux  la  vie  russe.  La  reproduc- 
tion des  types  de  la  bourgeoisie  occupe  nos  romanciers 
et  nos  écrivains  de  talent.  Le  capitaliste  —  c'est,  à  un 
certain  point,  le  héros  du  jour  de  la  vie  russe  contempo- 
raine. Cependant,  malgré  cette  apparence  de  force  et 
de  croissance,  il  est  impossible  de  ne  pas  remarquer 
un  fait  extrêmement  caractéristique  pour  la  situation 
de  notre  classe  capitaliste. 

En  France,  par  exemple,  la  classe  industrielle,  le 
tiers-état,  entre  en  scène  entouré  d'une  vraie  popu- 
larité, plein  de  foi  en  ses  propres  forces.  Le  tiers-état 

1.  Â  rheure  qu'il  est,  le  travail  noctarne  des  enfants  et  des  fem- 
mes est  de  nouyeau  interdit  La  Gazette  de  Motccu^  9-21  juin  1885. 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     305 


était  toui^  il  était  la  nation,  Les  esprits  les  plus  mar- 
quants du  siècle  étaient ppur  lui.  Ses  principes  semblaient 
ouvrir  une  ère  nouvelle  dans  la  vie  de  Thumanité.  Les  ré- 
volutionnaires les  plus  extrêmes,  tels  que  Camille  Des- 
moulins, défendaient  avec  une  même  ardeur  la  liberté 
individuelle  elle  droit  sacré  de  la  propriété.  Les  philo- 
sophes les  plus  avancés,  comme  Saint-Simon,  prennent 
pour  idéal  social,  un  Etat,  où  Tautorité  appartient  aux 
savants  et  aux  industriels.  Le  tiers-état,  en  agissant 
diaprés  ses  propres  intérêts,  servait  en  même  temps 
rhumanité  entière. 

Comme  ce  portrait  est  peu  celui  de  notre  classe  in- 
dustrielle naissante  ! 

Presque  dès  son  premier  jour,  les  esprits  les  plus  mar- 
quants de  la  société  russe  opposent  les  intérêts  de  la 
masse  du  peuple  travailleur  à  ceux  de  la  classe  indus- 
trielle. Tchernychevsky,  Técrivain  le  plus  populaire  de 
la  Russie  et  même  Tunique  économiste  russe  remarqua- 
ble, est  un  adepte  des  doctrines  socialistes.  Son  ami, 
Dobrolioubov  —  le  plus  éminent  critique  russe,  dévoile 
dans  son  célèbre  Tiomnoîe  Tzarsivo  (Le  règne  de 
Tobscurantisme),  la  corruption  et  la  grossière  ignorance 
de  la  bourgeoisie.  Il  lui  oppose  dans  une  série  d'arti- 
cles le  peuple  travailleur,  plein  de  force  et  de  vie. 
Les  meilleurs  publicistes,  les  plus  éminents  observateurs 
de  la  vie  populaire  insistent  continuellement  sur  Tin- 
dispensabilité  de  soutenir  la  commune  rurale,  d'encou- 
rager et  de  développer  les  branches  d'industrie  locales 
qui  se  trouvent  dans  les  mains  des  producteurs  et  non 
des  capitalistes,  mesures  qui  sont  en  contradiction  di- 
recte avec  les  intérêts  de  la  bourgeoisie. 


206  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Ces  mesures  sont  approuvées  même  par  des  savants 
qui  croient  inévitable  la  domination  temporaire  du  ca- 
pitalisme en  Russie,  Kabloukov,  Issaïev. 

Quant  à  ceux  qui  ne  tiennent  pas  cette  domination 
pour  inévitable,  comme  le  profond  observateur  de  la 
Russie  qui  signe  ses  ouvrages  du  pseudonyme  V.  V  *, 
il  va  sans  dire  qu'ils  approuvent  d'autant  plus  des  me- 
sures de  ce  genre.  Les  plus  éminents  professeurs  d'éco- 
nomie politique,  tels  que  MM.  Postnikov  et  Ivanioukov, 
démontrent  la  nécessité  de  conserver  la  commune 
rurale.  Un  écrivain  presque  conservateur,  d'une  grande 
érudition,  le  prince  Vassiltchikov,  tout  en  croyant  la 
grande  propriété  foncière  indispensable  dans  une  cer- 
taine mesure,  donne  le  conseil  de  conserver  la  commune 
rurale  des  paysans...  Mais  les  noms  et  les  citations  pour- 
raient remplir  des  pages  entières,  sije  m'imposais  la  tâ- 
che de  mentionner  tous  les  publicistes  et  tous  les  sa- 
vants russes  qui,  dans  diverses  circonstances,  se  met- 
tent du  côté  du  peuple  contre  la  classe  industrielle.  A 
tout  le  mieux,  ils  se  comportent  envers  les  capitalis- 
tes comme  envers  un  mal  temporaire  et  inévitable. 
Chose  remarquable,  il  n'est  pas  difficile  de  rencon- 
trer, même  parmi  les  capitalistes  millionnaires,  des 
individus  qui  se  disent  commwnii/tf^  et  assurent  qu'ils 
ne  sont  pas  ennemis  du  régime  socialiste.  Je  n'exa- 
mine pas  la  sincérité  de  ces  affirmations,  mais  il  est 
évident  que  des  gens  qui  parlent  de  la  sorte  ne  peuvent 
être  convaincus  de  l'utilité  du  régime  créé  par  eux.  En 

1.  Le  véritable  nom  de  ce  pubUciste  de  talent  est  connu  de  toute 
la  Russie,  mais  il  persiste  à  se  couvrir  de  son  pseudonyme.  Je 
me  garde  bien  de  trahir  ce  secret  de  comédie. 


F^ 


LE  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     207 

général,  les  gens  complètement  ignorants,  ou  les  eitré- 
mes  réactionnaires  tels  que  M.  Katkov,  M.  Tsitovitch, 
etc.,  se  mettent  seuls  sans  réserve  du  côté  de  la 
boui^eoisie.  Cette  classe  industrielle,  qui  triomphe 
en  France  grâce  à  la  révolution,  est  liée  en  Russie  à  la 
réaction  la  plus  violente  !  La  bourgeoisie,  qui  apparut 
en  France  comme  un  présage  d'un  régime  nouveau, 
seul  juste  et  éternel,  semble  en  Russie  un  mal  tem- 
poraire et  inévitable  I 

La  science  économique  a  une  expression,  accumula- 
tion primitive^  qui  s'applique  au  moment  de  la  vie  écono- 
mique où  la  richesse  provient  moins  de  la  productionqae 
du  vol  plus  ou  moins  franc.  La  classe  industrielle  russe, 
il  est  impossible  de  le  taire,  se  trouve  actuellement  dans 
cette  phase  d'accumulation  primitive. 

Le  manque  de  probité  de  notre  industriel  et  de  no- 
tre commerçant  est  devenu  proverbial.  La  banque- 
route frauduleuse  est  un  fait  tellement  ordinaire  en 
Russie,  qu'une  faillite  simple  paratt  presque  incroyable. 
Quand  une  banqueroute  a  lieu,  la  première  question  que 
Ton  se  pose  est  celle-ci  :  combien  contient-elle  de  bronze? 
Qu'elle  contienne  du  bronze  *,  personne  n'en  doute! 

Une  des  sources  importantes  des  grandes  fortunes, 
surtoutdansle  Sud,  ce  furent  les  faux  assignats  et  la  con- 
trebande. Un  moyen  plus  habituel,  c'est  le  vol  le  plus 
éhonté  du  trésor  d'Etat  et  des  institutions  publiques. 
Je  doute  fort  que  nulle  part  ailleurs  qu'en  Russie 
on  vole  avec  autant  d'impudence  les  institutions  publi- 

1.  Le  bronze,  expression  techniqne  servant  à  indiquer  les  let- 
tres de  change  fictives  que  le  banqueroutier  frauduleux  dôlivre  à 
ses  amis. 


1 


208  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ques.  Les  banques  et  les  diverses  sociétés  financières  ont 
acquis  une  vraie  célébrité  sous  ce  rapport.  Le  direc- 
teur de  la  banque  de  la  ville  de  Skopine,  s*est  en- 
richi par  des  vols  de  ce  genre  de  plus  de  dii  millions. 
11  n'y  a  pas  longtemps,  la  banqueroute  de  la  banque  de 
la  ville  d'Orel  fut  accompagnée  des  mêmes  abus,  et  à 
rheure  actuelle  la  ville  en  faillite  est  obligée  de  vendre 
même  les  ponts  situés  sur  TOka  qui  traverse  Orel. 

Il  va  sans  dire  que  nos  industriels  épargnent  encore 
moins  le  trésor.  Plusieurs  des  fortunes  les  plus  considé- 
rables de  la  Russie,  ont  eu  pour  source  les  fournitures 
de  TEtat.  Les  agisiements  de  MM.  les  fournisseurs  pen- 
dant la  dernière  guerre  sont  incroyables!  Les  vivres 
payés  pour  Tarmée  russe  passèrent  même  dans  Tar- 
mée  turque.  Un  nombre  considérable  de  fournisseurs 
furent  cités  devant  les  tribunaux... 

«  Les  sots!  ils  n*ont  que  ce  qu'ils  méritent,  disait  à 
cette  occasion  un  des  concussionnaires  les  plus  connus, 
ils  veulent  faire  des  affaires  et  ne  savent  seulement 
s'y  prendre.  On  ne  me  citera  pas,  moi,  devant  les 
juges  !  —  Et  comment  faut-il  s'y  prendre  pour  ne  pas 
être  cité  devant  les  juges?  —  Il  faut  avoir  pour  associés 
dans  ses  affaires  des  gens  qu'on  ne  peut  citer  devant  les 
tribunaux  ^  » 

On  disait  que  ce  sage  faiseur  d'affaires  avait  la  pré- 
caution de  prendre  pour  associés  des  membres  de  la 
famille  impériale. 

Une  autre  source    de  fortune,  c'étaient  les  che- 

1.  Vu  Tabsence  de  documents  juridiques,  je  ne  donnerai  pas  ici  le 
nom  de  ce  personnage  que  tout  le  monde  connaît  à  Moscou,  mais 
Je  me  porte  garant  de  Tauthenticité  de  celte  conyersaUon. 


LB  CLERGÉ,  L\  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     209 

—  . , ji — 

mins  de  fer  et  toule  sorte  de  spéculations,  dites  en- 
treprises industrielles.  Un  des  hommes  qui  ont  le  mieux 
étudié  nos  entreprises  de  chemins  de  fer,  M.  Golovat- 
che?,  éyalue  à  plus  de  6  milliards  de  francs  les  sommes 
que  le  Trésor  a  employées  pour  la  construction  des  voies 
ferrées  K  De  quelle  manière  fructueuse  furent  dépensées 
ces  sommes,  nous  en  pourrons  donner  idée  par  l'exem- 
ple du  chemin  de  fer  de  Moscou  à  Riazan.  Selon  M.  Go- 
lovatchev  la  construction  de  ce  chemin  de  fer  coûta , 
7700800  roubles,  et  le  gouvernement  garantit  le  re- 
venu d'un  capital  de  14  millions!  Des  centaines  de  mil- 
lions, des  milliards  restaient  ainsi  dans  les  poches  des 
entrepreneurs,  sans  le  moindre  travail,  sans  la  moin- 
dre production. 

On  répand  de  la  même  manière  Tor  du  Trésor  dans 
une  quantité  innombrable  d'entreprises  industrielles 
de  tout  genre.  Un  grand  nombre  d'entre  elles  n'exis- 
tent, à  ce  qu'il  semble,  que  comme  prétexte  pour  re- 
cevoir des  subsides  du  Trésor.  Témoin  l'usine  de  la 
Neva  appartenant  à  la  Société  russe  des  usines  mé- 
caniques. En  1878,  elle  devait  déjà  au  Trésor  une 
somme  qui  dépassait  sa  valeur,  ce  qui  n'empêcha 
pas  le  gouvernement  de  lui  avancer  encore  1650000 
roubles.  En  1881,  pour  encourager  de  nouveau  cette 
Société,  le  gouvernement  acheta  un  certain  nombre 
de  locomotives  pour  2  millions  de  roubles,  quoiqu'il- 
n'en  eût  aucunement  besoin.  En  outre,  le  gouver- 
nement donne  à  la  société  le  droit  de  faire  des  em- 
prunts &  la  banque  d'Etat  sur  gage  de  ses  locomott- 

{.  GoLOVATCHEV,  Histoire  des  chemins  de  fer  en  Uussie,  p.  1  et  2. 

14 


210  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ves^  à  raison  de  30000  roubles  la  pièce  ;  elle  usa 
largement  de  cette  liberté  en  se  mettant  à  fabri- 
quer, dans  le  seul  but  de  les  engager,  des  locomotives 
de  qualité  tout  à  fait  inférieure  et  qui  ne  pouvaient 
servir  à  rien,  reçut  30000  roubles  par  pièce  et 
envoya  ensuite  ses  locomotives  dans  les  dépôts  de  la  so- 
ciété où  elles  achèvent  de  perdre  leur  peu  de  prix.  En 
1884,  rusine  devait  au  Trésor  4700000  roubles.  Elle 
ne  les  paya  pas  et  reçut,  au  contraire,  du  gouvernement 
une  nouvelle  commande  pour  la  somme  de  2  millions- 
150000  roubles,  bien  que  cette  fois  encore  le  gou- 
vernement n'eût  pas  besoin  de  locomotives. 

11  va  sans  dire  que  les  concessions,  les  garanties, 
les  subsides  ne  s'obtiennent  pas  gratis. 

On  raconte  qu'Alexandre  II  dit  un  jour  au  Prince 
héritier  (maintenant  empereur)  :  —  Il  me  semble  qu'en 
Russie  il  n'y  a  que  deux  personnes  qui  ne  volent  pas  ; 
toi  et  moi  ! 

Je  ne  sais  à  quel  point  Tassertion  était  juste,  mais 
en  tout  cas,  Tempereur  Alexandre  II  ne  faisait  nulle- 
ment obstacle  à  ces  vols.  Il  disait  volontiers  :  —  «  Il 
faut  bien  que  tout  le  monde  vive  »,  et  avec  ce  prin- 
cipe, il  conduisit  nos  administrations  à  une  déprava- 
tions inouïe. 

Voilà  ce  qu'écrit,  par  exemple,  Kochelev,  un  de 
ces  rares  Russes  qui,  tout  en  conservant  intactes  leur 
intelligence  et  leur  probité,  ont  su  rester  monarchistes: 
«  Les  concussions,  les  pots  de  vin,  les  fraudes  illégales, 
etc.,  ont  atteint  à  Saint-Pétersbourg  le  summum... 
La  plupart  des  personnes  haut  placées  ont  des  mat- 
tresses,  qui  prennent  avidement  l'argent  qu'on  leur 


LE  GLBR6É,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE    2H 

offre  et  qui,  ensuite,  donnent  des  ordres  despotiques 
à  leurs  amants...  L'immoralité,  Timpudence  et  l'inep- 
tie de  l'administration  supérieure  surpassent  toutes 
les  filouteries  et  toutes  les  âneries  de  nos  employés 
provinciaux.  »  Voilà,  à  proprement  parler,  les  instru- 
ments de  travail  de  la  branche  la  plus  productive  de 
l'industrie  russe,  où  l'argent  du  peuple  coule  du  Trésor- 
tout  droit  dans   les   poches  dos   faiseurs    d'affaires. 

En  somme,  le  type  d'un  industriel  aux  yeux  de 
'  la  société  russe  —  est  tout  simplement  le  type  d'un 
adroit  filou  et  d'un  tripoteur.  Je  ne  veux  pas  dire  qu'il 
n'y  ait  point  parmi  eux  de  gens  honnêtes  ;  je  parle 
du  type  prépondérant  qui  donne  le  ton  et  la 
couleur,  de  celui  qui,  de  préférence,  accomplit  la 
mission  de  Vaccnmulation  primitive. 

Le  type  bourgeois,  issu  du  milieu  villageois,  est  en- 
core moins  sympathique.  J'ai  déjà  dit  que  les  paysans 
russes  sont  si  pénétrés  du  sentiment  de  sociabilité,  si 
imprégnés  de  la  tendance  à  vivre  conformément  à  /a  vé- 
rité, selon  les  commandements  de  D/eti,  qu'il  est  difficile 
de  trouver  leurs  pareils  à  ce  point  de  vue.  Mais  la  légis- 
lation d'Alexandre  11  leur  créa  une  situation  telle,  que 
vivre  selon  la  vérité^  selon  les  commandements  de  Dieu^ 
devint  du  pur  héroïsme. 

L'émancipation  des  paysans  fut  accompagnée,  nous 
l'avons  dit,  de  la  diminution  de  leur  lot  de  terre  et  de 
Taugmentation  des  impôts.  Eprouvant  dimpérieux  be- 
soins d'argent,  le  paysan  tombe  naturellement  aux 
mains  des  koulaks /des  mtroîèd!^  (usuriers).  D'un  autre 
côté,  quand  fut  abolie  l'autorité  des  gentilshommes 
propriétaires,   l'autorité  de  l'administration   dans  les 


^1-2  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


campagnes  devînt  illimitée.  Cette  autorité  fît  partout, 
pour  soutenir  les  koulaks  et  les  mirolèds,  la  même 
chose  que  Tadministration  supérieure  pour  les  gros 
faiseurs  d'affaires.  Ainsi,  le  koulak  et  le  miroïèd  vi- 
rent s'ouvrir  devant  eux  un  vaste  champ  d'action. 

Et  que  d'impulsions  invitaient  le  paysan  à  devenir 
miroUd  !  S'il  ne  possède  pas  une  quantité  suffisante 
d'argent,  sa  vie  est  véritablemeut  affreuse.  S'il  est  en 
retard  pour  payer  ses  impôts,  on  le  fouette  ;  s'il 
n'a  pas  d'argent  pour  donner  des  pots  de  vin,  il  est 
en  butte  à  des  milliers  de  persécutions  de  la  part 
•dujomar,  de  Vounadnlk,  du  sla?wvoi  et  des  autres 
innombrables  autorités  des  villages.  L'argent  est  l'u- 
nique habeas  corpus.  En  conséquence  il  faut  en  avoir- 
Un  travail  honorable  ne  suffit  pas  à  en  acquérir. 
Le  travail  du  paysan  est  placé  dans  des  conditions  trop 
peu  avantageuses  :  souvent,  il  ne  peut  même  le  nour- 
rir. Le  seul  moyen  facile  de  s'enrichir  —  c'est  de  vo- 
ler ouvertement  morts  et  vivants,  c'est  l'usure  sous 
toutes  ses  formes,  c'est  la  filouterie.  Alors  parmi  les 
paysans  les  plus  intelligents  et  les  plus  énergiques,  ap- 
paraît un  nombre  de  plus  en  plus  grand  de  ces  w/- 
roïèds.  Parfois,  les  paysans'  acquièrent  ainsi  d'immenses 
fortunes.  Dans  les  journaux,  on  parle  de  temps  à  autre 
de  paysans  qui  possèdent  100000  déciatines  de  terres. 
Fort  souvent,  ces  parvenus  enrichis  s'inscrivent  dans 
l'ordre  des  commerçants  et  manient  des  "millions.  La 
majorité  ne  va  certainement  pas  aussi  loin.  Ils  res- 
tent simples  tripoteurs  villageois,  usuriers  cabareliers. 
C'est  justement  eux  qui  sont  les  plus  féroces  exploi- 
teurs. Ayant   épuisé  toutes  les  atrocités  de  la  misère 


LR  CLERGÉ,  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURGEOISIE     2i3' 

et  de  rabaissement,  ils  font  preuve  ensuite  de  la  plus  < 
affreuse   férocité   et  sucent  les    paysans  comme  des- 
saDgsuos.    Répudiant  le  travail  qu'ils  sont  habitués  &. 
considérer  comme  Tunique  moyen  d'existence  honora- 
ble dans   la  profondeur  de  leur  conscience   ces  gens 
ne  se  respectent  souvent  pas  eux-mêmes.  II:?  infligent 
avec  une  jouissance  cruelle  toute  sorte  d'avilissements 
aux  paysans  qui  tombent  entre  leurs   mains.  Quand  le 
^paysan,  au  nom  de  sa  famille  que  la  faim  tourmente, 
supplie  le  koulak  d'ajourner  le  paiement,  quand  il 
se  tratné  à  ses  pieds,  supportant  en  silence  son   coup 
de  pied  plein   de  mépris,  le  miroîèd  semble   oublier 
ses  remords,   il  se  délecte  de  sa  puissance Quel- 
quefois  un  de   ces  koulaks  sortis  du  mir  est  telle- 
ment brute   qu'il  ne  ressent  même  aucun  remords. 
Par  degrés,   il  devient  un  simple  oiseau  de  proie^ 
ne  pensant  jamais  à  la  justice,   ou  bien   se  disant 
ane   fois    pour  toutes  que   le  monde  est  ainsi  fait. 
Le  paysan  est  un  soty  il  faut  l'instruire^  dit-il  avec 
sang-froid.  Cependant  il  n'est  pas  douteux  qu'un  grand 
nombre  de  ces  gens,  qui  pillent  sans  remords,  n'agis- 
sent ainsi  que  parce  qu'autrement  il  leur  serait  impos- 
sible de  vivre.  Dévore  ou  tu  seras  dévoré.  Devant  un  tel 
dilemme,  la   majorité  des   hommes  ne   peut  hésiter 
longtemps. 

Ainsi,  enfin  décompte,  la  classe  industrielle  russe  est 
jusqu'ici  une  masse  hétérogène  qui  n'a  encore  nourri 
aucune  idée  sociale  définitive,  aucune  tendance  de 
classe  ;  ceux  qui  la  composent  ignorent  eux-mêmes  où 
ils  vont;  ce  qu'ils  doivent  vouloir.  Il  est  évident  que 
tant  qu'ils  resteront  ainsi,  ils  ne  peuvent  devenir  pour 


21^  LA  ROSSIE  POLITIQJE  ET  SOCIALE 

longtemps  une  classe  donainantc.  Pendant  combien  de 
temps  )a  classe  industrielle  reit3ra<t-ellc  dans  cet  état? 
l'avenir  seul  le  dira.  On  pourra  cependant  former  cer- 
taines prévisions  sur  cette  question,  quand  nous  au- 
rons examiné  de  plus  près  Tétat  de  Tindustrle  russe, 
c'est-à-dire  le  milieu  dont  le  développement  dans  telle 
ou  telle  direction  devra  nécessairement  déterminer 
l'avenir  de  notre  bourgeoisie. 


LIVRE  CINQUIÈME 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE 
ET  INDUSTRIELLE 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE 


I.  Richesses  naturelles  de  la  Russie.  —  Sa  pauvreté  au  point  de  vue 

des  produits  effectifs.  —Total  de  la  production  annuelle. ~Be- 
yenu  par  habitant.  —  Charges  de  l'Etat.  —  Expansion  rapide  de 
la  population  disproportionnée  à  l'accroissement  du  revenu 
national  —  L'agriculture  et  l'industrie  russe,  leur  situation 
arriérée. 

II.  La  guerre  de  Crimée  révéla  à  la  Russie  son  infériorité  écono- 

mique. —Emancipation  des  serfs.— Poli  tique  gouvernementale 
contraire  à  la  logique.  —  L'agriculture  est  la  principale  force 
économique  de  la  Russie.  —  La  grande  propriété  foncière. 
—La  possession  paysanne.* — Mesures  contraires  a  l'extension 
de  cette  dernière.  —  Spéculation  du  rachat.  —  La  crise  agraire. 
-^  L'exportation  est  stationnaire. 

m.  Industrie  —  Efforts  gouvernementaux  pour  favoriser  le  gros 
capital.  —La spéculation.  —  Sociétés  par  actions.  —  Chemins  de 
fer.— Tarifs  protectionnistes.  —Questions  de  la  Transcaucasie 
et  des  frontières.  —  Les  Allemands  en  Pologne.—  Remède 
merveilleux  proposé  par  M.  Katkov.  —  Bilan  commercial. 

IV;  Finances  de  l'État.  —  Leur  situation.  —  La  delte  de  TËtat. 
Le  déficU  et  la  crise  monétaire.  -«  Dépréciation  du  rouble. 

V,  Caractère  démocratique  de  la  propriété  foncière.  —  Transmi- 
gration des  paysans,  —  Politique  du  gouvernement.  —  Les 
industries  locales.  —  Initiative  des  paysans.  -^  Crise  que  sou- 
lèvent ces  industries. 

YI.  Situation  matérielle  du  peuple  russe.  —  Budget  de  la  famille 
aisée  et  de  la  famille  indigente.  —  Salaires  des  ouvriers.  ^ 
Budget  des  paysans  moscovites.  —  Nourriture.-  Le  pain  de 
famine,  —  Accroissement  do  la  population.  —  Naissances  et 
mortalité. 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE 
ET  INDUSTRIELLE 


La  Russie  a  la  réputation  d'une  contrée  riche,  et  cette 
réputation  n'est  pas  dénuée  de  fondement  s'il  s'agit  des 
ressources  naturelles  du  pays.  Toute  sa  région  méridio- 
nale renferme  d'énormes  superficies  de  terre  noire 
(près  de  90  millions  de  déciatines)  ;  en  outre  elle  jouit 
d'un  climat  favorable  à  la  culture  du  froment^  le  meil- 
leur des  blés.  L'hiver  froid  de  la  Russie  ne  permet  pas 
de  tirer  d'un  seul  et  même  champ  autant  de  récoltes 
différentes  qu'en  France  par  exemple  :  en  revanche,  la 
chaleur  de  l'été  fait  que  l'agriculture  est  possible  même 
dans  les  régions  voisines  du  cercle  polaire.  La  sécheresse 
du  climat  de  la  Russie  peut  paraître  défavorable  à  la 
culture  des  prairies,  mais  les  provisions  énormes  de 
neige,  accumulées  pendant  l'hiver,  forment  une  espèce 
de  caisse  d*épargne  de  moiteur,  d'où  croissance  d'une 
herbe  exubérante,  qui  donne,  grâce  aux  chaleurs  de 
Tété,  un  foin  de  qualité  supérieure. 

La  moitié  septentrionale  de  la  Russie  possède  toutes 
les  conditions  favorables  h  la  croissance  de  bois  magni- 


218  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


fiques  dont  la  lignine  a  des  qualités  rares.  Les  bois  de 
Russie  (sans  tenir  compte  de  la  Sibérie)  occupent  une  su- 
perficie de  plus  de  130  millions  de  déciatines  et  sont 
à  eux  seuls  une  immense  richesse. 

Grâ.Ge  à  ces  vastes  forêts,  la  chasse  est  chez  nous  au- 
jourd'hui encore  une  industrie  productive.  La  pèche  est 
partout  plus  développée.  Nosrivières  et  nos  mers  abon- 
dent en  poissons  et,  sur  les  plages  désertes  de  l'océan 
Arctique,  on  pratique  la  pèche  de  la  baleine,  du  morse 
et  du  phoque.  Il  y  a  aussi  des  phoques  dans  la  mer  Cas- 
pienne. 

Dans  ses  limites  la  Russie  renferme  des  espèces  fort 
variées  de  produits  métallurgiques  :  Tor,  Targent, 
le  platine,  le  fer,  le  cuivre,  les  pierres  précieuses,  le 
sel,  Tétain,  le  soufre,  le  charbon  de  terre,  le  naphte, 
etc.  La  Sibérie  a  des  sables  aurifères  qui  comptent 
parmi  les  plus  riches  du  monde.  Le  fer  forme  en 
Oural  de  magnifiques  agglomérations.  On  trouve  le 
charbon  de  terre  en  énormes  gisements  au  centre  de 
la  Russie  et  à  ses  extrémités,  dans  TOural,  sur  le  Don, 
etc.  Entre  autres  produits  minéraux  de  prix,  il  faut 
indiquer  le  phosphorite,  à  Teffloresi^pnce  duquel  la  Rus- 
sie méridionale  doit  en  grande  partie  sa  fertilité.  Ce 
beau  minéral,  contenant  16  à  27  ®/o  d'acide  phos- 
phorique,  s'étale  par  vastes  couches  dans  une  dizaine  de 
provinces.  Par  endroits,  il  est  si  abondantqu'on  l'emploie 
pour  le  pavage  ;  la  ville  de  Koursk  est  entièrement 
pavée  de  cet  engrais  unique. 

Ainsi,  sous  un  certain  point  de  vue,  la  Russie  peut  être 
qualifiée  de  pays  riche.  Mais,  si  on  prend  en  considéra- 
tion la  quantité  effective  des  produits  que  la  population 


r" 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       219 


rosse  sait  tirer  du  sol,  on  verra  que  c'est  plutôt  un  pays 
fort  pauvre.  Il  est  vrai  que  chez  nous  il  est  plus  facile 
de  gagner  un  morceau  de  pain  qu'en  Europe,  mais, 
pour  la  majorité  de  la  population,  ce  morceau  de  pain 
est  si  petit  qu'il  ne  suffit  même  pas  toujours  à  la  moi- 
tié des  besoins  de  la  vie.  La  cause  de  ce  fait  réside  au- 
tant dans  la  civilisation  arriérée  de  la  Russie  que  dans 
les  divers  vices  de  son  organisation  politique  qui  em- 
pêchent le  peuple  de  mettre  en  jeu  toutes  ses  forces 
productives. 

La  statistique  russe  n'est  pas,  malheureusement,  assez 
développée  pour  qu'on  puisse  donner  une  évaluation 
précise  du  revenu  national.  Cependant,  on  peut  suppo- 
ser que  le  total  de  la  production  annuelle  en  Russie 
(sans  compter  la  Finlande,  la  Pologne,  le  Caucase  méri- 
dional et  l'Asie  centrale)  est  à  peu  pfès  de  3740  millions 
de  roubles  ^  Cette  somme  se  répartit  ainsi  : 

(A)  Valeur  des  produits  (T agriculture  (déduction  faite  de  la 
valeur  des  semences) 2131  millions  roubles. 

(B)  Valetir  des  produits  des  forêts, . .  •    750  — 
(G)  Valet/r  des  produits,  provenant  des 

bestiatue  (en  décomptant  la  valeur  du 

fourrage  et  le  travail  qui  sont  compris 

dans  le  parag.  A 176  millions  roubles. 

(I>)  Sériculture  et  apiculture 7  — 

(Ë)  Chasse  et  pèche 28  — 

(F)  Mùœs 153  — 

(G)  Grande  et  petite  industrie  (eu  dé- 
comptant  la  valeur  de  la  matière  pre- 
mière)       503'  — 

Si  nous  divisons  le  total  du  revenu  par  le  nombre 

1.  Voir  Tappendice  A. 


220  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

des  habitants  du  même  territoire  (84  millions),  nous  au- 
rons près  de  45  roubles  pour  la  part  de  chacun.  Pour  com 
prendre  combien  est  petite  cette  somme  eu  égard  à 
nos  prix,  il  faut  savoir  que,  même  dans  une  famille 
aisée  de  paysans,  la  dépense  annuelle  de  chaque  mem- 
bre de  famille  est  une  fois  et  demie  plus  grande.  Le 
traitement  de  nos  maîtres  d'école  de  village  est  de  100 
à  300  roubles,  ce  qu'on  trouve  très  insuffisant.  La  vie 
à  la  ville  est  encore  plus  chère.  Nos  étudiants  vivent 
fort  pauvrement,  mais  leurs  bourses  sont  cependant  de 
300  roubles.. Si  l'étudiant  reçoit  moins,  îl  souffre  de  la 
faim. 

Une  très  grande  partie  du  revenu  national  est  néan- 
moins engloutie  par  les  charges  de  l'Etat.  Pour  l'année 
4885,  le  budget  est  évalué  à  885  millions  de  roubles,  ce 
qui  forme  23  Vo  Au  revenu  national.  En  outre,  un 
grand  nombre  de  gens  riches  dépensent  chaque  année 
des  milliers  de  roubles  par  tète.  Ainsi,  la  part  de  chaque 
personne  du  reste  de  la  population  sera  beaucoup  plus 
petite  que  ces  misérables  45  roubles. 

11  est  évident  qu'un  pays  ainsi  constitué  ne  peut  être 
content.  Sous  ce  rapport,  la  statistique  jette  tine  vive 
lumière  sur  les  causes  de  ce  mouvement  révolution- 
naire, qui  dans  l'espace  des  dix  dernières  années  s'est 
manifesté  de  plus  en  plus  nettement  par  nombre  de 
conspirations  et  de  révoltes  de  paysans. 

Il  ne  faut  pas  oublier  aussi  de  faire  entrer  en  ligne 
de  compte  l'expansion  rapide  de  notre  population  pa- 
rallèlement à  ce  manque  de  ressources  économiques. 
En  1859,  la  population  de  la  Russie  européenne  était  de 
59  millions,  en  1881  elle  s'élevait  à  76  millions  et  le 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  lif DUSTRIELLE        2*21 


rapport  des  naissances  à  la  population  croit  toujours. 
L'accroissement  de  la  population  de  la  Russie  propre- 
ment dite  est  en  moyenne  par  an  : 

1837  à  1867  de  0,73  0/0 
1868  à  1870  —  1,07  0/0 
1871    à     1881     —     1,70  0/0 

II  est  évident  qu'une  progression  aussi  rapide  des 
naissances  peut  rendre  la  situation  du  pays  insuppor- 
table, si  les  moyens  de  production  ne  grandissent  pas 
au  moins  dans  la  même  proportion,  et  on  est  loin  de 
ce  résultat  en  Russie. 

lly  a  trente  ans,  M.  Tengoborsky  fixait  le  chiffre  de 
revenu  de  l'empire  russe  à  2970  millions  de  roubles, 
ce  qui  donne  (pour  la  population  d^  48  millions)  une 
somme  de  43  roubles  par  habitant,  c'est-à-dire  à  peu 
près  le  même  chiffre  que  nous  avons  obtenu  plus  haut. 
Mais,  au  temps  de  Tengoborsky  le  rouble  valait  4  francs, 
tandis  que  maintenant  il  en  vaut  moins  de  3...  Faut-il 
conclure  de  ceci  que,  après  ces  trente  années  de  dévelop- 
pement, la  Russie  est  plus  pauvre?  Je  ne  le  crois  pas. 
Les  chiffres  de  Tengoborsky  sont  en  général  fort  exa- 
gérés. Néanmoins  cette  comparaison  fait  voir  que  le 
progrès  des  forces  productives  en  Russie  n'est  pas 
grand,  n'est  même  pas  suffisant,  d'autant  plus  qu'avec 
la  civilisation,  les  besoins  se  développent  et  s'étendent 
à  la  masse  même  du  peuple.  Alors  ce  qui  pouvait  peut- 
être  satisfaire  le  paysan,  il  y  a  trente  ans,  lui  paraît 
maintenant  insupportable. 

Cet  état  des  forces  productives  du  pays  dépend, 


222  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


sans  doute,  de  causes  fort  complexes.  Il  faut  donner 
parmi  elles  une  place  fort  importante  à  ce  fait  que  la 
Russie  est  généralement  fort  arriérée,  ce  qui  empêche 
le  peuple  russe  de  pousser  l'exploitation  des  ressources 
de  son  territoire  au  degré  qu'atteignent  des  contrées 
plus  avancées. 

La  branche  principale  de  notre  revenu  —  l'agri- 
culture —  en  est  encore  a  la  période  primitive.  La  culture 
régulière  des  forêts  n'existe  pas  chez  nous,  on  peut  le 
dire,  et  il  en  est  de  même  de  la  culture  des  prés.  Il  est 
vrai  que  notre  gouvernement  et  les  paysans  font  quel- 
ques efforts  pour  dessécher  les  marais  ;  mais  c'est  tout. 
La  culture  herbagère  n'existe  presque  pas,  ce  qui 
produit  indubitablement  un  effet  fâcheux  surTélevage, 
et  en  conséquence  sur  l'agriculture.  Sur  tout  le  terri- 
toire de  la  Russie  européenne,  il  n'y  a  que  21,5  V» 
de  terres  cultivées,  tandis  qu'en  Angleterre  par  exemple, 
les  terres  cultivées  régulièrement  occupent  le  61  ^/^ 
du  territoire.  En  France,  cette  quantité  est  encore  plus 
grande  :  83  Vo- 

Encore  les  Russes  mettent  ils  mal  à  profit  leurs  terres 
cultivées.  Chez  nous,  on  ne  laboure  que  très  super- 
ficiellement ;  l'engrais  est  d'ordinaire  fort  insuffisant  et 
le  plus  souvent  on  s*en  passe  tout  à  fait.  C'est  pour 
cela  qu*en  Russie  une  déciatine  produit  seulement 
9436  litres  de  blé,  tandis  qu*en  France  le  même  espace 
de  terre  donne  24H5  litres.  On  peut  faire  la  même  re- 
marque pour  les  autres  branches  de  la  production.  Notre 
exploitation  des  mines  et  des  sables  aurifères,  par 
exemple,  souffre  fort  de  ce  système  de  gaspillage  qui 
épuise  les  mines  avec  une  rapidité  anormale. 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE        V23 


L*industrie  des  fabriques  et  des  manufactures  n'est 
pas,  jusqu'à  présent,  en  état  de  soutenir  la  concurrence 
de  l'Europe  occidentale,  naèrne  sur  notre  marché,  car 
les  produits  russes  sont  chers  et  mauvais.  Cet  état  éco- 
nomique déplorable  est  en  grande  partie  le  fait  de  la 
politique  gouvernementale  qui,  depuis  trente  ans,  par 
son  intervention  maladroite  a  porté  dans  les  fonctions 
économiqujss  du  pays  une  épouvantable  confusion. 


H 


L'infériorité  économique  de  la  Russie  —  par  rapport 
à  tout  autre  pays  de  l'Europe  —fut  comprise  par  notre 
gouvernement,  et  surtout  par  notre  société,  lors  de  la 
guerre  de  Crimée.  La  nécessité  des  réformes  économi- 
ques et  sociales  fut  reconnue  plus  ou  moins  clairement 
par  le  peuple  entier,  du  dernier  des  paysans  à  l'empe- 
reur Nicolas.  Au  moment  de  sa  mort,  ce  conservateur 
fanatique  légua  à  son  fils  l'ordre  de  prendre  une  me- 
sure presque  révolutionnaire,  l'émancipation  des  serfs. 

La  nécessité  d'agrandir  les  forces  productives  de  la 
Russie  était  évidente,  et  les  hommes  les  plus  perspi- 
caces de  la  Russie  d'alors  étaient  convaincus  que  les 
moyens  de  ce  développement  se  trouvaient  surtout  dans 
le  développement  du  travail  du  peuple  proprement 
dit,  des  paysans.  Le  mir  russe  avec  sa  tenure  commu- 
nale de  la  terre  prouvait,  semblait-il,  la  possibilité  de 
la  culture  en  commun  [que  Ton  eût  effectuée  en  grand 


22i  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


sur  la  base  de  Tassociation.  L'existence  des  Koiistanné 
promysly  (petits  métiers)jointe  à  l'habitude  du  Russe  de 
travailler  en  artel  donnait,  semblait-il,  la  possibilité  de 
développer  l'industrie  dans  le  même  sens.  Enfin,  un 
grand  nombre  d'usines  et  de  manufactures  appartenant 
à  l'Etat  étaient  pour  le  gouvernement  un  tremplin  facile 
pour  préluder  à  l'organisation  de  la  grande  industrie, 
sans  l'abandonner  entièrement  aux  mains  des  entre- 
preneurs. C'était  chose  d'autant  plus  aisée  que  la 
Russie  a  très  peu  de  grands  capitalistes  et  que  la  con- 
centration rapide  du  capital  ne  pouvait  s'effectuer  sans 
que  le  gouvernement  lui  vînt  largement  en  aide.  Il 
semblait  plus  économique  et  plus  productif  que  les 
efforts  de  l'Etat  tendissent  à  organiser  le  travail  dans 
les  institutions  {artel ^  mir)  que  la  vie  même  du  peuple 
avait  développées. 

En  fait,  la  politique  économique  de  l'Etat,  malgré 
quelques  fluctuations,  prit  un  caractère  tout  inverse.  11 
ne  sut  créer  un  système  propre  et  se  borna  à  l'imita- 
tion servile  de  l'Europe,  il  ne  vit  la  possibilité  de  dé- 
velopper les  forces  productives  de  la  Russie  que  dans 
Tintroduction  de  l'organisation  économique  qu'il  trou- 
vait en  Europe.  Ce  manque  de  génie  créateur  mène  tou- 
jours à  un  état  de  choses  artificiel,  qui  ne  correspond 
point  au  développement  naturel  des  forces  producti- 
ves. C'est  ce  qui  arriva.  Aucun  propriétaire  sensé, 
s'il  se  propose  d'introduire  de  nouvelles  branches 
d'exploitation  dans  ses  domaines,  n'abandonnera  pour 
cela  celles  qui  soutiennent  actuellement  sa  fortune 
et  lui  donnent  le  moyen  matériel  de  faire  des  innova- 
tions. La  Russie  actuelle  agit  au  rebours  de  ce  proprié- 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       225 

taire  raisonnable.  Est-il  étonnant  que   son  domaine 
touche  &  la  ruine  ? 

La  principale  force  économique  de  la  Russie  était  et 
est  actuellement  Tagriculture.  Au  temps  de  Tengo- 
borsky,  la  valeur  des  produits  agricoles  était  à  celle  des 
produits  industriels  comme  85  à  15.  Nous  avons 
aujourd'hui  presque  le  même  rapport  (83  à  17).  En 
conséquence,  Timportance  de  la  Russie  sur  le  marché 
international  est  due  principalement  à  l'agriculture. 
Durant  une  période  de  dix  ans  (1873-1882)  nous  expor- 
tions en  moyenne  annuellement  : 

(A)  des  denrées  pour  276  millions  de  roubles. 

(B)  des  matières  premières  et  produits  à  demi  tra- 
vaillés pour  195  millions. 

(C)  des  bestiaux  pour  15  millions. 

(D)  de  produits  de  fabrique  pour  11  millions  1/2. 

C'est  surtout  l'exportation  des  denrées  qui  augmente 
rapidement.  Elle  est  en  moyenne  annuelle  de  : 

1847  à  1851  —  31,8  0/0  du  total  d'exportation. 

1865  à  1867  —  39  0/0                  — 

1873  à  1877  —  53  0/0                  — 

1878  à  1882  —  56,9  0/0               — 

Parmi  les  denrées,  c'est  surtout  l'importation  des 
céréales  qui  augmente.  De  1858  à  1867,  les  céréales 
s'élevaient  à  38  0/0  du  total  de  notre  exportation  ;  en 
1872  à  40  0/0  ;  en  1882  à  plus  de  47  0/0  ;  c'est-à-dire 
presque  la  moitié  de  notre  exportation  ;  et  les  produits 
de  l'agriculture  en  général  étaient  près  de  90  0/0  du 

i5 


226  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


total  d^exportation.  Malgré  cette  énorme  importance  de 
Tagriculture  dans  l'économie  du  pays,  elle  est  Fobjet  du 
mépris  complet  de  nos  gouvernants;  bien  plus,  à  partir 
de  l'émancipation  des  paysans,  elle  est  en  butte  aux 
attaques  de  leur  politique. 

Nous  avons  en  Russie  beaucoup  de  grandes  proprié- 
tés foncières^  mais  l'exploitation  de  ces  domaines  se 
fait  le  plus  souvent  d'après  le  type  des  exploitations  de 
paysans.  Le  grand  propriétaire  n'y  consacre  ordinai- 
rement ni  travail  ni  capital  ;  son  rôle  se  borne  à  toucher 
les  fermages.  Si  nous  prenons,  pour  donner  des  exem- 
ples, 15  provinces  situées  dans  les  diverses  régions  de 
la  Russie  et  bien  étudiées  par  la  statistique  moderne  \ 
nous  verrons  qixelespomiechtchiks  (propriétaires  nobles) 
y  cultivent  seulement  14,5  7'o  de  leurs  terres,  tandis 
que  les  paysans,  outre  leur  propre  terre,  prennent  à 
ferme  36  Vo^de  la  terre  des  pomiechtchiks.  Le  reste  de- 
meure inculte.  Ainsi  toute  la  force  de  la  culture  est 
dans  les  paysans.  Et  cependant,  lors  de  l'émancipation, 
on  a  à  la  fois  diminué  la  quantité  de  leurs  terres  au  mépris 
des  principes  légaux  et  fait  la  distribution  des  lots  à  leur 
préjudice  ^.  D'après  les  données  de  la  statistique  offi- 
cielle les  paysans  de  pomiechtchiks  auraient  reçu  37  ""/o 

*i.  Les  provinces:  Mojaïsk,  Volokolamsk,  Zvenigorod,  Vereia, 
Poltava,  ZeakoY,  Fatej,  Lgov,  Koursk,  Dmitrov,  Bostov,etc. 

2.  Le  célèbre  promoteur  de  la  réforme  de  1861,  Nicolas  Milioutiae 
avait  bien  posé  le  principe  que  les  paysans  affrancbis  devaient 
recevoir  en  propriété  au  moins  la  même  quantité  de  terres,  que 
leurs  seigneurs  leur  donnaient  en  jouissance  au  temps  du  servage 
Malheureusement  Taccomplissement  de  la  réforme  fut  arraehé  des 
mains  de  Milioutine  et  de  ses  amis  pour  être  confié  à  celles  des  ad- 
versaires mômes  de  la  réforme,  en  conséquence  les  principes  sages 
posés  au  temps  de  Bfilioutine  se  trouvèrent  violés. 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE        2^7 


de  moins  que  leur  part.  La  qualité  des  terres  assignées 
aux  paysans  s*est  trouvée  également  inférieure  par  suite 
d'une  manœuvre  frauduleuse.  La  preuve  de  cette  as* 
sertion  est  que  la  récolte  des  paysans  sur  leurs  ter- 
res est  de  bsaucoup  jnoindre  que  celle  qu'ils  font  sur 
les  terres  affermées  par  eux  aux  pomiechtchiksK  Mais 
îl  est  évident  que  cultiver  ses  propres  terres,  si  mau- 
vaises soient-elles,  peut  tout  de  même  être  plus  avan- 
tageux pour  le  paysan  que  la  culture  de  la  bonne  terre 
dont  il  devrait  payer  le  fermage.  Ainsi  le  travail  du  cul- 
tivateur fut  surtout  transporté  sur  un  sol  de  mau- 
vaise qualité.  D'autre  part,  les  pomiechtchiks^  privés  du 
travail  gratuit,  ne  surent  plus  mener  leurs  domaines  et 
leur  magnifique  terre  resta  inculte  sur  d'immenses  es- 
paces. Le  coup  porté  à  l'agriculture  fut  d'autant  plus 
lourd,  que  le  gouvernement  écrasa  littéralement  le 
paysan  par  l'impôt  destiné  au  rachat  des  terres'.  Dans 
16  gouvernements,  cet  impôt  est  supérieur  d'un 
dixième  ou  de  moitié  au  prix  de  la  terre. 

L'incapacité  d'apprécier  Timmense  importance  natio- 
nale de  l'agriculture,  le  peu  d'attention  qu'on  lui  prê- 
tait devinrent  tels  que  le  gouvernement  imagina  de  faire 
une  spéculation.  En  prêtant  aux  paysans  pour  le 
rachat  de  leurs  terres,  il  ne  se  contenta  pas  d'une 
somme  égale    à    ses  débours  :  il  réalisa  encore  un 


Par  exemple  la  récolte  de  18S3  était  : 

Terres 
de  pomiecbtcbilcs. 

Le  sciffle •••••••..'-------    ^-^ 

Te.ree 
des  pey>ans. 

,..•...     3.6 

TjA  frAITIAIlt.  .  m.  . . . 

. 4,9 

4.6 

L'ayoine  ••..••••. 

4.2 

3.4 

Labié  sarasin.... 

3.9 

.. 3.6 

228  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

eertain  bénéfice  :  au  total  40  millions  de  roubles.  Lors 
de  la  translation  de  la  dette  des  pomiechtchîks  sur 
les  paysans,  le  gouvernement  fit  une  spéculation 
analogue  *.  Pour  cette  dette  (300  millions  de  roubles) 
les  pomteeklchiks  payaient  au  fisc  4  %  d'intérêt  et  2  •/• 
d*amoilissement.  Des  paysans,  le  gouvernement  com- 
mença à  percevoir  7  Vo  dont  seulement  0,5  à  litre  d'a- 
mortissement de  la  dette.  J'entre  dans  tous  ces  détails 
pour  montrer  à  quel  point  le  gouvernement  se  trouvait 
peu  à  la  hauteur  de  la  situation  et  par  quelles  considéra- 
tions mesquines  étaient  dirigés  ses  actes,  alors  qu'il  ac- 
eomplissait  la  grande  réforme  d'où  dépendait  l'avenir  du 
pays.  Le  paysan  ainsi  entravé  dans  la  possession  de  la 
t^re,  et  accablé  d'impôts,  allait  sans  doute  se  miner;  or 
la  rumedu  paysan  est  laruine  de  la  Russie.  L'hostilité  du 
gouvernement  contre  la  commune  que  j'ai  signalée  plus 
haut,  avait  aussi  indirectement  une  fort  mauvaise  in- 
ffuence  surTagriculture.  La  protection  que  l'administra- 
tion accorde  constamment  aux  richards  du  village,  qui 
usurpent  les  terres  communales,  les  obstacles  que  les 
chambres  de  gotwernemeni  mettaient  k  tout  instant  aux 
partages,  le  ^meux  article  165  de  la  loi  sur  le  rachat 


1.  Au  temps  du  servage,  l'Etat  avait  créé  un  crédit  foncier  pour 
prêts  à  la  noblesse.  En  i86i,  eelle<K;i  devait  à  l'Etat  sur  ses  proprié- 
tés plus  de  300  millions  de  roubles.  Aux  termes  des  statuts  d'af- 
franchi ssement«  les  paysans  devaient  payer  plus  de  800  millions 
aux  nobles  pour  racheter  leurs  terres.  Le  gouvernement  prit  ce 
paiement  à  sa  charge  à  la  condition  de  se  substituer  à  la  noblesse 
comme  créaitcier  des  paysans.  Seulement  11  ne  paya  que  500  mil* 
lions,  retenant  ce  qui  lui  était  dû.  Jusqu'ici  rien  que  de  juste  et 
même  de  commode,  mais,...  il  y  a  un  mais,  ce  mait  c'est  la  spé- 
culation. 


LA  RU3SIB  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       229 

des  terres  \  Tautorisation  aux  ÂssembMes  rurales  d*en- 
lever  pronsoirement  ses  terres  à  un  contribuAble  peu 
exact  à  payer  Timpôt,  toutes  ces  mesures  et  d'autres 
encore  ruinaient  une  foule  de  paysans.  Gela  est  d'au- 
tant plus  facile  que  le  gouvernement  n'a  Tien  fait 
pour  Forganisation  du  crédit  villageois.  Les  associa- 
tions de  prêt  et  d'épargne  n'avaient  aucun  résultat  V4i 
la  pauvreté  des  paysans  :  en  1883,  le  total  des  verse- 
nients  s'élevait  à  peine  à  12  millions  da  roubles.  £n 
dehors  de  ces  associations.,  le  paysanne  pouvait  avodf 
recours  qu'au  capital  dit  d'approvisionnement  qui  lui 
Hait  de  petits  prêts  en  cas  de  grande  famine  locale, 
on  lui  donne  des  semences  en  cas  de  mauvaise  ré- 
colte générale.  Cette  belle  institution  est  trop  pau- 
vre pour  pouvoir  prêter  vraiment  un  utile  secours, 
d'autant  plus  qu'elle  n'est  destinée  pour  ainsi  dire  qu'A 
soutenir  des  villages  entiers  et  non  des  individus. 

Le  paysan  a  une  multitude  de  besoins  qui  le  forcent 
à  s'adresser  à  des  usuriers  ruraux.  Une  fois  entre  leurs 
griffes,  il  est  perdu.  Gomme  une  araignée,  le  mirofièd 
suce  tous  les  sucs  de  sa  victime  jusqu'à  ce  qu'il  la 
réduise  à  une  misère  complète.  L'Etat  est  indiffé- 
rent en  présence  de  ce  mal  qui  prend  des  proportions 
dangereuses.  Avant  la  création  de  la  banque  foncière 
.  des  paysans,  on  n*avait  pris,  àproprement  parler,  aucune 
mesure  sérieuse  pour  soutenir  la  culture  des  paysans, 
mais  la  banque  des  paysans  elle-même,  si  elle  aide  les 
paysans  à  acquérir  des  terres,  tend  en  même  temps  par 
ses  statuts  à  soutenir  la  propriété  foncière  individuelle 

1.  L'article  165  donne  au  paysan   qui  a  payé  le  prix  du  rachat 
le  droit  de  receYoir  son  lot  à  titre  de  propriété  privée. 


1 


2;i0  LA  RUSSIE  POLlTIQUh.  ET  SCCIALK 


et  à  pousser  les  paysans  à  abolir  le  mir.  Si  la  terre  da 
paysan  est  placée  sous  le  régime  communal,  il  n'a  droit 
qu'à  un  prêt  de  125  roubles  au  maximum,  et  si  elle  est 
propriété  privée,  on  lui  en  prête  500  au  maximum.  En- 
fin, la  banque  n'a  été  fondée  qu'il  y  a  deux  ans. 

Sous  la  pression  de  ces  faits,  l'exploits^tion  agricole 
paysanne  s'est  trouvée  dans  une  position  tout  à  fait  cri* 
tique  ;  dans  la  province  de  Moscou,  par  exemple,  sur  le 
nombre  total  des  familles  de  paysans  on  en  compte  15  Yo 
qui  n'ont  pas  le  moyen  de  continuer  la  culture. 
Encore  faut-il  remarquer  que  sur  le  nombre  des  fa- 
milles ruinées,  42  Yo  ï'ontété  par  l'énormité  des  impôts 
perçus  avec  trop  de  rigueur  et  par  la  conscription. 
Dans  quelques  localités,  la  ruine  de  la  culture  paysanne 
est  encore  plus  complète.  Ainsi,  dans  la  province  de  Pol- 
tava  où  il  n'y  a  pas  de  commune  pour  sauvegarder  les 
paysans,  38  Vo  d'entre  eux  n'ont  pas  fait  de  semailles  de 
blé  en  1882;  dans  la  province  de  Zenkov,  ce  chiffre  est 
de40  Yo*  Dans  les  autres  provinces  où  la  crise  agraire 
n'a  pas  causé  ces  ruines,  la  culture  est  également  dans 
un  étatlamentable.  Appauvri,  criblé  de  dettes,  le  paysan 
ne  peut  faire  aucune  amélioration  dans  ses  terres.  Il 
est  forcé  de  les  cultiver  tant  bien  que  mal.  Le  manque 
de  bestiaux  ne  lui  permet  pas  de  fumer.  En  général,  les 
bestiaux  sont  trop  peu  nombreux  en  Russie.  En  1870, 
on  estimait  que  la  quantité  des  bestiaux  était  3  et 
même  6  fois  plus  petite  que  le  chiffre  nécessaire  aux  be- 
soins de  l'agriculture  ;  depuis  lors,  l'état  des  choses 
s'est  encore  empiré.  D'après  le  recensement  des  che- 
vaux de  1882,  le  quart  des  paysans  n'en  possèdent  pas. 

11  ne  faut  pas  penser  que  les  paysans  ne  déploient 


r 


LA  RUSSIE  KGONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       231 

pas  assez  d'énergie  dans  la  lutte  soutenue  dans  ces  cir- 
constances défavorables.  Tout  au  contraire!  Observant 
leurs  efforts  opiniâtres  pour  améliorer  leur  exploitation 
agricole,  un  des  plus  habiles  agriculteurs  russes,  M.  En- 
gelgard  se  montre  même  assuré,  du  moins  pour  son 
pays  (le  gouvernement  de  Smolensk),  qu'avec  le  temps 
les  terres  des  propriétaires  (pomiechlchiks)  se  change- 
ront en  terrains  incultes,  et  celles  des  paysans  en  gras 
potagers.  Dans  certains  endroits,  la  culture  pratiquée 
par  le  paysan  a  reçu  beaucoup  d'améliorations.  Ailleurs 
on  trouve  des  outils  agricoles  perfectionnés,  par  exem- 
ple des  machines  à  battre  le  grain  mises  en  mouvement 
par  des  chevaux.  En  comparant  les  récoltes  pour  une 
période  de  15  à  20  ans,  il  est  aussi  impossible  de  ne 
pas  remarquer  que  la  culture  des  champs  de  paysans 
devient  plus  variée.  Enfin,  la  quantité  même  du  grain 
récolté  ne  diminue  pas,  elle  augmente  considérable- 
ment, au  contraire;  de  1834  à  1840,  on  récoltait  dans  la 
Russie  d'Europe  (sans  compter  la  Pologne  et  la  Fin- 
lande) 179  millions  de  tchelverts  par  an;  de  1864  à 
1866,  on  récoltait  sur  le  môme  territoire  200  millions 
de  tchetoerts;  en  1883,  plus  de  272  millions  de  tchei- 
verts.  Mais  cette  victoire  coûte  cher. 

La  nécessité  de  travailler  des  terres  de  mauvaise 
qualité,  le  prix  élevé  du  fermage,  le  manque  de  bétail 
et  de  capitaux,  toutes  ces  causes  ont  une  très  mau- 
vaise influence  sur  la  qualité  et  le  prix  des  produits. 
Dans  les  derniers  temps  elles  ont  commencé  k  porter 
leurs  conséquences  sur  le  marché  international.  Les 
espèces  supérieures  de  grains,  c'est-à-dire  les  diffé- 
rentes qualités  de  froment,  dont  les  prix  augmentent 


232  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

surtout  SOUS  riniluence  de  ceux  du  fermage,  tendent 
de  plus  en  plus  à  céder  la  place  aux  produits  américains. 
Pendant  les  dernières  années,  la  concurrence  de  Tlnde, 
qui  produit  le  froment  à  un  prix  excessivement  bas,  est 
devenue  plus  redoutable  encore  que  la  concurrence  amé- 
ricaine. Notre  seigle  se  maintient  plus  solidement  sur 
le  marché  international,  peut-être  parce  que  les  paysans 
le  cultivent  le  plus  souvent  sur  leurs  propres  terres. 
Mais  c*est  un  des  grains  qui  donnent  le  moins  de  pro- 
fit, qui  valent  le  moins  cher.  La  même  concurrence  at- 
teint les  autres  produits  de  l'économie  rurale.  Notre  lin, 
un  des  principaux  éléments  de  notre  commerce,  est 
forcé  de  céder  le  terrain  au  lin  de  l'Italie  et  à  celui  de 
rinde.  Dans  le  courant  de  Tannée  1885,  le  consul  bri- 
tannique, M.  Mitchel,améme  fait  à  notre  gouvernement 
une  représentation  officielle,  où  il  est  dit  que,  si  la  cul- 
ture du  lin  russe  ne  s'améliore  pas,  les  commerçants 
anglais  seront  obligés  de  n'en  plus  acheter  ^.. 

Qu'arrivera- t-il,  si  l'économie  rurale  russe  est  battue 
sur  le  marché  européen?  Où  prendrons-nous  des  res- 
sources pour  nous  procurer  les  produits  de  l'industrie 
européenne?  Rappelons-nous,  que  plus  de  90 «/«de 
l'exportation  russe  consiste  en  produits  agricoles.  Ces 
questions  prennent  une  singulière  gravité  par  suite 
de  la  crise  commerciale.  En  1884,  l'exportation  russe 
diminue  de  57282000  roilbles  comparativement  à  l'ex- 
portation de  1883.  En  1885,  du  moins  à  en  juger  par 
les  premiers  mois,  la  situation  semble  empirer  encore  : 
Texportation  pour  les  mois  dejanvier  et  février  a  diminué 

1.  Gazette  de  Moscou,  1885,  n»  136. 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       233 

de  6  millions  1/2  de  roubles,  comparativement  à  celle 
de  Texercice  antérieur. 


III 


La  politique  économique  de  TEtat  a  influé  indirecte- 
ment tout  aussi  bien  que  directement  sur  la  situation 
de  ragriculture.  Sa  tendance  dominante  pendant  les 
30  dernières  années  a  toujours  été  la  création  du  gros 
capital  qui,  prétendait-on,  devait  développer  les  forces 
industrielles  de  la  Russie,  ainsi  qu'il  le  fait  dans  FEu- 
ropé  occidentale. 

Le  souci  d'imiter  l'Europe  occidentale  contraignit  no- 
tre politique  économique  à  s'occuper  très  soigneuse- 
ment aussi  du  développement  de  Tindustrie  manufactu- 
rière. Dans  ces  vues,  le  gouvernement  ne  négligeait 
réellement  aucun  moyen,  ne  ménageait  aucun  des  in- 
térêts de  rénorme  majorité  de  la  population,  qui  lui 
fournissait  l'argent  employé  au  développement  du  gros 
capital.  L'Etat  était  comme  une  sorte  de  pompe  aspi- 
rant du  sein  de  la  Russie  les  moindres  parcelles  des 
revenus  populaires,  pour  en  arroser  les  germes  du  gros 
capital.  Grâce  à  cette  politique,  le  placement  du  capi- 
tal dans  de  sérieuses  entreprises  industrielles  devint 
chez  nous  moins  avantageux  que  son  emploi  dans  la 
spéculation.  Elle  créa  dès  lors  pour  l'industrie  une  at- 
mosphère des  plus  malsaines.  L'agriculture,  qui  vit  tous 
Ids  capitaux  se  détourner  d'elle,  porta  le  poids  des  plus 
lourdes  conséquences  de  cette  politique  qui  eut  aussi 


234  LA  RUSSIE  POLITIOUB  ET  SOCIALE 


une  influence  fatale  sur  l'industrie  manufacturière  elle- 
même.  On  peut  juger,  par  exemple,  de  ce  qu'a  d'anor- 
mal cette  tendance  générale  du  capital  en  Russie  par  le 
rôle  qu'il  joue  dans  les  diverses  sociétés  par  actions. 

En  1880,  ces  sociétés  possédaient  un  capital  de 
6609000000  de  francs.  Cette  somme  se  répartissait 
de  la  manière  suivante  : 

i)  Compagnies  de  chemins  de  fer  et  compagnies  de  bateaux 
à  vapeur 5374  millioDS. 

2)  Banques  et  compagnies  d^assurances  .    •       400    — 

3)  Sociétés  de  commerce  et  industrie.    .    •       835    — 

Ainsi,  nous  voyons  que  80  Vo  du  capital  actionnaire 
est  placé  sur  les  voies  de  communication.  Et  pourquoi 
cela?  Oh,  ce  n'est  pas  difficile  à  comprendre,  malheureu- 
sement. Parce  que  le  gouvernement  a  gaspillé  pour 
les  chemins  de  fer  une  somme  de  près  de  6  milliards 
de  francs,  qu'il  avait  puisés  dans  Téconomie  rurale  et 
les  emprunts.  Ici  le  gouvernement  ouvrait  un  crédit, 
garantissait  un  revenu  au  capital  :  il  va  sans  dire  que 
tout  le  monde  se  jeta  sur  une  affaire  si  avantageuse 
dans  laquelle  on  pouvait  gagner  de  l'argent,  non  seu- 
lement sans  rien  risquer,  mais  même  sans  capital.  — 
Aussi  a-t-on  construit  chez  nous  un  grand  nombre  do 
chemins  de  fer  qui  ne  répondent  aucunement  aux 
nécessités  économiques  et  ne  sont  pas  en  état  de  cou- 
vrir leurs  frais  !  Aujourd'hui  le  gouvernement  rem* 
bourse  à  ces  chemins  sans  avenir  des  millions  de  ga- 
ranties :  ainsi,  en  1884  \  on  paya  plus  de  14  millions 
de  roubles  de  garanties,  c'est-à-dire,  près  de  3  Vo  sur 

1.  Testime  le  rouble  métallique  à  4  francs,  le  rouble  papier  à 
250  cen  limes,  cours  de  1880. 


LA  RUSSIS  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE        235 

tout  le  capital  actionnaire  des  compagnies  de  chemin 
de  fer.  Et  pourtant,  réellement,  tout  ce  capital^ ,  les 
compagnies  Font  reçu  directement  des  mains  du  gou- 
Temement.  En  1881,  tout  le  capital  actionnaire,  (ex- 
cepté la  part  qui  appartient  au  gouvernement)  était 
de  554  millions  de  roubles.  Quant  à  la  dette  des  com« 
pagnies  envers  le  gouvernement,  —  elle  montait  à 
530  millions  de  roubles  ^  Nous  voyons  ainsi  que  les 
compagnies  n*ont  créé  par  elles-mêmes  qu'un  capital  de 
24  millions  de  roubles  à  peine.  Les  banques  action- 
naires et,  malheureusement,  aussi  les  banques  des 
villes  furent  encore  une  source  considérable  de  gains. 
Pour  ne  pas  lasser  Tatten^tion  des  lecteurs  parla  masse 
des  détails,  je  ne  mentionnerai  ici  qu'un  seul  exemple 
des  spéculations  auxquelles  la  politique  économique  de 
TEtat  donna  l'essor.  Désirant  soutenir  le  cours  des 
effets  russes  à  l'étranger,  le  gouvernement  d'Alexandre  II 
effectua  pendant  plusieurs  années  le  paiement  de  la 
différence  qui  existait  entre  leur  valeur  réelle  et  leur 
cours  sur  le  marché  européen  ;  cette  mesure  s'étendait 
à  tous  les  capitaux  transportés  à  l'étranger...  C'était 
un  moyen  de  se  procurer  l'argent  de  l'Etat  d'une  sim- 
plicité géniale.  La  spéculation  ne  manqua  pas  l'occasion. 
Voici  comment  elle  procédait:  on  faisait  passer  l'argent 
en  Russie,  puis,  après  l'avoir  transformé  en  valeurs 
russes,  on  le  faisait  revenir  à  l'étranger,  afin  de  recom- 
mencer aussitôt  l'opération...  Je  n'ai  malheureusement 
pas  de  données  suffisantes  pour  évaluer  combien  de 
millions  les  spéculateurs  ont  gagné  de  cette  manière  ; 

1.  La  Gazette  russe,  1884,  n<>  193. 

2.  Golovatchev,  Histoire  des  chemins  de  fer  en  Russie,  p.  383. 


23t)  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


mais,  en  tout  cas  ils  ont  gagné  des  sommes  colossales. 

Peut-il  exister  une  entreprise  industrielle  sérieuse 
dans  le  pays  où  Ton  gagne  si  simplement  et  si  aisé- 
ment l'argent?  Ici  un  côté  de  la  politique  économique 
de  l'Etat  —  la  création  du  capital  —  détruisait  l'autre  — 
la  création  de  la  grande  industrie.  En  conséquence,  le 
gouvernement  fut  obligé  de  redoubler  d'efforts  pour 
atteindre  ce  second  but.  Sa  politique  devint  de  plus  en 
plus  protectionniste.  L'industrie  russe  était  sauvegardée 
de  la  concurrence  étrangère  par  un  tarif  assez  protec- 
teur, quoi  qu'on  l'estimât  libre  comparativement.  Kn 
1877,  Ton  institue  les  droits  de  douane  en  or.  En  1881, 
le  tarif  est  augmenté  de  10  Vo-  En  1885,  nouvelle 
augmentation  de  20  ^/o.  En  même  temps  l'industrie 
est  encouragée  par  des  commandes.  C'est  une  habitude 
d'exiger,  quand  on  accorde  des  concessions  de  chemins 
de  fer,  que  l'entrepreneur  fasse  la  commande  d'une 
certaine  quantité  de  rails  et  de  matériel  roulant  à  des 
usines  russes.  Des  subsides  directs  viennent  encore  au  se- 
cours de  l'industrie,  comme  cela  eut  lieu  pour  l'Usine  de 
la  Neva.  Sur  le  marché  international  aussi,  elle  est  tou- 
jours soutenue  par  le  gouvernement.  Alexandre  II 
étendit  cette  protection  aux  plus  extrêmes  limites. 
Alexandre  III  a  l'intention  d'aller,  à  ce  qu'il  semble, 
plus  loin  encore.  Aujourd'hui  nous  faisons,  pour  le 
soutien  de  la  grosse  industrie,  le  sacrifice  des  intérêts 
politiques  les  plus  sérieux,  et  dans  la  question  du 
transit  transcaucasien,  et  dans  les  questions  frontiè> 
res  de  la  Finlande  et  de  la  Pologne. 

Si,  en  prenant  pour  point  de  départ  Paris,  nous 
traçons  une  ligne  droite  jusqu'à  Calcutta,  cette  ligne 


LÀ  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       237 

traversera  le  Caucase.  Ainsi  la  Russie  tient  entre  ses 
mains  le  chemin  le  plus  court  vers  Tlnde.  Dès  lors, 
quand  on  eut  construit  le  chemin  de  fer  de  Poti  à 
Bakou,  qui  reliait  la  mer  Noire  à  la  mer  Caspienne,  et 
quand  ensuite  on  eut  commencé  la  construction  de  la 
ligne  de  Krasnovodsk  (sur  la  mer  Caspienne),  aux 
confins  de  l'Afghanistan,  la  Russie  eut  entre  ses  mains 
une  des  plus  importantes  artères  commerciales  du  globe 
terrestre.  Il  n'est  pas  difficile  de  comprendre  quelle 
influence  politique  sur  l'Europe  donnerait  à  la  Russie 
cette  seule  ligne  de  Poti  à  Bakou  I  II  n'est  pas  difficile 
de  comprendre  non  plus,  que  non  seulement  la  ré- 
gion transcaucasienne,  mais  aussi  la  région  transcas- 
pienne  —  jusqu'à  présent  liées  à  la  Russie  principale- 
ment par  la  force  des  armes  —  pourraient  être  atta- 
chées à  elle  par  la  puissante  force  de  l'intérêt  écono- 
mique. Possédant  les  deux  moitiés  de  ce  chemin,  qui 
a  une  valeur  dans  son  ensemble  seulement,  la  Russie 
tiendrait  solidement  entre  ses  mains  chacune  des 
régions  que  traversent  les  deux  tronçons  du  chemin  de 
la  mer  Noire  à  l'Afghanistan.  D'un  autre  côté,  il  est  aisé 
de  comprendre  quel  mécontentement  et  quelle  irrita- 
tion éclateront  contre  la  Russie  dans  ces  régions,  si 
nous  les  privons  forcément  des  énormes  avantages  que 
leur  donne  laposition  géographique  du  pays.  Voilà  outre 
la  réduction  possible  dès  lors  des  dépenses  militaires 
pour  le  Caucase  et  la  région  transcaspienne,  ce  que  l'on 
sacrifia  à  une  poignée  de  fabricants  et  de  marchands 
russes.  Désirant  monopoliser  entre  leurs  mains  le  corn* 
merce  avec  la  Perse  et  les  régions  transcaspiennes,  le 
gouvernement  russe  a  interdit  le  transit  par  le  chemin 


238  LA  RUSSIE  POLITIQUE   ET  SOCIALE 


de  fer  transcaucasien.  Et  pourtant  tout  le  mouvement 
commercial  russe  avec  l'étranger  qui  a  pour  chemin 
la  région  transcaucasienne  et  la  mer  Caspienne,  ne 
dépasse  pas  21  millions  de  roubles  (moins  de  la  moi- 
tié en  marchandises  russes).  Au  surplus  nous  n'expor- 
tons par  cette  voie  que  pour  4  millions  de  produits 
manufacturés  seuls  menacés  de  concurrence.  Voila  au 
profit  de  quels  futiles  intérêts  industriels  on  sacrifie 
chez  nous  les  plus  graves  intérêts  politiques  !' 

La  même  chose  a  lieu  maintenant  pour  la  Finlande 
et  menace  de  se  répéter  aussi  pour  la  Pologne.  C'est 
qu'en  Finlande,  de  môme  qu'en  Pologne,  l'indus- 
trie se  développe  avec  plus  de  célérité  qu'en  Russie. 
En  1872,  la  Russie  a  importé  en  Finlande  des  produits 
manufacturiers  pour  1  million  500  mille  roubles  et 
elle  en  a  reçu  pour 3863000  de  mserchandises  ;  en  1882, 
cet  état  de  choses  s'était  modifié  au  désavantage  en- 
core  de  la  Russie  :  notre  exportation  de  produits  manu- 
facturiers en  Finlande  était  de  2888000  roubles  et  celle 
de  la  Finlande  en  Russie  s'élevait  à  9673000  roubles. 
Ainsi  il  est  évident  que  l'industrie  russe  ne  peut  garan- 
tir son  marché  de  l'af  Auence  des  produi  ts  manufacturés  de 
Finlande.  Pendant  tout  le  cours  de  l'année  dernière,  une 
activeagitationfomentée  parles  fabricants  russes  a  eulieu 
en  faveur  deTaugmentation  des  droits  douaniers  sur  la 
frontière  finlandaise.  Entre  autres  choses,  les  Finlandais 
sont  accusés  d'introduire  chez  nous,  comme  produits 
de  leurs  fabriques,  les  produits  européens...  Jusqu'à  un 
certain  point  l'assertion  est  juste.  Mais  l'on  sait  quelle 
importance  au  point  de  vue  politique  ont  pour  la  Rus- 
sie ses  bons  rapports  avec  le  grand  Duché.  Les  doléan- 


LA  RUSSIE  ËGONOBfIQUE  ET  INDUSTRIELLE       239 

ces  des  fabricants  ont  prévalu  cependant,  et  dans  le 
cours  de  Tannée  1885  les  droits  douaniers  sur  la  fron- 
tière delà  Finlande  ont  été  élevés,  ce  qui  éloigne  encore 
de  la  Russie  ce  pays,  qui  avait  déjà  peu  de  goût  pour 
une  {dliance  forcée. 

La  douane  entre  la  Russie  et  la  Pologne  est  depuis 
longtemps  supprimée,  de  sorte  qu'il  est  difficile  de 
se  rendre  un  compte  exact  des  conquêtes  que  les 
Polonais  accomplissent  sur  notre  marché.  Elles  doivent 
fitre  en  tous  C4S  énormes,  puisqu'elles  ont  pu  for- 
mer entre  la  Russie  et  la  Pologne  un  lien  écono- 
mique, que  les  Polonais  redoutent  de  briser.  L'industrie 
du  royaume  de  Pologne  se  développe  beaucoup  plus 
vite  que  celle  de  la  Russie.  Dans  le  courant  des  seize 
dernières  années,  la  somme  de  production  des  fabriques 
de  la  Russie  d'Europe  s'est  accrue  de  99  ^/o  ^  Le  nom- 
bre des  ouvriers  employés  par  les  fabriques  et  les  usi- 
nes s*est  accru  pendant  la  même  période  de  15  ^U.  En 
Pologne,  pendant  cette  même  période  de  temps,  la 
production  s'est  accrue  de  196^09  et  le  nombre  des 
ouvriers  —  de  67  ®/o.  La  Pologne  est,  sans  aucun  doute, 
en  partie  redevable  de  ces  énormes  progrès  à  la  ré- 
forme agraire.  L'émancipation  des  paysans  y  a  été 
appliquée  beaucoup  plus  largement  qu'en  Russie,  ce 
qui  augmente  considérablement  le  bien-être  de  la  masse 
du  peuple.  Hais  la  principale  raison,  selon  toute  pro- 
babilité, n*est  pas  là  ;  on  doit  la  chercher  dans  le  tarif 
prohibitif  russe.  En  rencontrant  des   difficultés  pour 

1.  Si  on  prend  en  considéraUon  la  baisse  de  la  Taleur  du  rouble, 
raeeroissement  de  la  somme  de  production  sera  beaucoup  moins 
eonaidérabie,  quoique  toujours  pas  inférieure  à  52  %. 


240  LA  RUSSIE  POLITIQUB  ET  SOCIALE 

rimportation  de  leurs  marchandises  en  Russie,  les  fabri* 
cants  allemands  jugèrent  plus  commode  de  transpor- 
ter des  succursales  de  leurs  fabriques  par  delà  notre 
frontière.  Ainsi  s'élevèrent,  tout  le  long  de  cette  fron- 
tière, des  colonies  de  fabriques  allemandes  avec  des  capi- 
taux, des  gérants  et  des  ouvriers  allemands.  Ces  avant- 
postes  de  la  nation  et  de  l'industrie  allemandes  forment 
quelquefois  des  villes  entières,  comme,  par  exemple, 
la  célèbre  Lodz,  la  ville  la  plus  industrielle  du  royaume. 
En  1860,  la  population  se  partageait  à  peu  près  éga- 
lement entre  les  nationalités  polonaise  d'une  part, 
allemande  et  juive  de  l'autre.  Aujourd'hui,  elle  s'élève 
à  70000  âmes.  C'est  une  viile  si  allemande  que,  quand 
un  de  ses  journaux  allemands  (car  il  n'en  existait  pas  de 
polonais)  ouvrait  ses  colonnes  à  la  langue  polonaise  ' 
—  les  Polonais  célébraient  cette  tolérance  comme 
une  victoire.  L'industrie  de  la  Pologne  n'est  en  grande 
partie,  nous  le  voyons,  qu'une  industrie  allemande  et, 
à  ce  titre,  elle  présente  pour  l'industrie  russe  un 
danger  sérieux,  car  elle  a  pour  elle  les  énormes  capi- 
taux de  l'Allemagne,  son  caractère  entreprenant,  son 
habilité. 

Ouelles  mesures  prend-on  chez  nous  pour  conjurer  ce 
danger?  Hélas!  l'intérêt  mesquin  des  fabricants  continue 
à  aveugler  les  yeux  du  gouvernement.  Au  lieu  de 
modifier  sa  politique  économique,  notre  gouvernement 
se  borne  à  élever  les  tarifs  de  prohibition.  Dans  les 
milieux  dont  la  voix  est  toujours  un  signe  avant-coureur 
des  décisions  gouvermentales,  on  entend  parler  de  pro- 

i.  Il  existe  maintenant  à  Lodz  un  journal  polonais  le  DzemMk 
Lodzky  [Le  Mémorial  de  Lodz). 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       241 

jets  extravagants  qui  menacent  l'intégrité  même  de 
Tempire.  Les  fabricants  exigent  l'établissement  d'une 
frontière  douanière  entre  la  Russie  et  la  Pologne  ! 
La  Gazelle  de  Moscou  va  plus  loin.  Elle  projette  tout 
simplement  de  céder  à  l'Allemagne  toute  cette  moi- 
tié de  la  Pologne  dont  l'industrie  allemande  a  fait 
la  conquête.  Beau  et  judicieux  projet,  vraiment  !  Et 
qu'arrivera-t-il  ensuite,  quand  les  Allemands,  après 
avoir  absorbé  les  1000  lieues  carrées  qu'on  leur  aura 
cédées,  franchiront  avec  leurs  ouvriers  la  nouvelle 
frontière  ?  Faudra-t-il  dans  quinze  ans  leur  céder  encore 
1000  ou  10000  lieues  carrées?  Faudra-t-il  ainsi  sacrifier 
la  moitié  de  la  Russie  pour  sauvegarderas  intérêts  des 
fabricants  moscovites?  Mais  enfin  qui  donc  existe 
pour  l'autre  ;  les  fabricants  pour  la  Russie  ou  bien  la 
Russie  pour  les  fabricants  ? 

Le  lecteur  le  voit  nettement,  la  manie  de  protéger 
la  grosse  industrie,  qui  a  coûté  tant  de  milliards  à  la 
Russie,  n'a  pu  jusqu'à  présent  donner  une  assielte  so- 
lide À  son  industrie.  Si,  sauvegardée  de  toute  concur- 
rence, cette  industrie  se  développe,  elle  reste  faible 
et  maladive.  Aujourd'hui  non  seulement  elle  n'ose  se 
risquer  sur  le  marché  international,  mais  elle  n'est 
même  pas  invinciblement  établie  sur  le  marché  russe. 
En  1885,  pour  les  inviter  à  se  risquer  sur  le  marché 
international,  notre  gouvernement  dut  promettre  aux 
fabricants  de  sucre  de  betterave  (une  des  branches  les 
plus  fortes  de  notre  industrie)  une  prime  de  1  rou- 
ble sur  chaque  poud  (40  livres)  de  sucre  exporté 
à  l'étranger,  et  le  remboursement  des  droits  de  régie. 
Or,  pour  se  procurer  les  ressources  nécessaires  au  paie- 

1» 


242  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

ment  des  primes,  on  a  augmenté  les  droits  de  régie  sur 
les  sucres  consommés  en  Russie. 
•  C'est  là  un  échantillon  des  continuels  surpayements 
qu'est  obligée  de  faire  la  population  de  la  Russie  en 
faveur  de  Tindustrie.  Et  cependant  cette  industrie  est 
lente  à  conquérir  le  marché  étranger.  La  valeur  des 
produits  de  fabriques  exportés  par  la  Russie  foi-mail 
par  rapport  à  la  valeur  générale  de  l'exportation 

de  1847  à  1851  —  10,  0/0 

de  1865  à  1867  —  7,5  0/0 

de  1873  à  1877  —  2.5  0/0 

de  1878  à  1882  —  2    0/0 

Ainsi  la  place,  qu'occupent  dans  l'exportation  russe  les 
produits  de  fabriques  devient  de  plus  en  plus  insignifiante. 
Ce  qui  est  plus  dangereux  encore,  c'est  que  les  produits 
de  nos  fabriques  russes  ne  sont  même  pas  en  sûreté  sur 
notre  place.  De  1865  à  1867,  les  produits  de  fabriques, 
qui  paraissaient  sur  le  marché  russe  valaient  en  moyenne 
697  millions  500  mille  roubles  par  an  ;  9  0/0  de  cette 
somme  était  fourni  par  les  produits  importés  de  l'étran- 
ger. De  1878  à  1882,  les  exigences  du  marché  s'étant 
accrues,  les  produits  de  fabriques  s'élèvent  à  1335 
millions  de  roubles  par  an,  mais  dans  cette  somme  les 
produits  étrangers  figurentdéjàpourll  0/0,  et  cela  sans 
compter  l'énorme  quantité  de  marchandises  de  contre- 
bande, sans  compter  les  produits  des  fabriques  alleman- 
des de  la  Pologne.  Au  total,  la  dépendance  industrielle 
dans  laquelle  se  trouve  la  Russie,  par  rapport  aux  pays 
environnants  augmente  sans  aucun  doute,  on  le  voit 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE        2^13' 


clairement  par  le  rapport  qui  existe  entre  Texportalion 
des  produits  de  fabriques  russes  et  Timportalion  des 
produits  analogues  étrangers.  De  1873  à' 1877,  les  pre- 
miers formaient  8,4  0/0  des  derniers.  De  1878  à  1882^ 
ils  n'en  forment  déjà  plus  que  8,4  0/0  ;  d'où  il  résulte 
que  la  quantité  des  produits  de  fabriques  importés  en 
Russie  croît  plus  promptement  que  la  quantité  de  ceux 
qui  sont  exportés  hors  de  notre  pays. 

Ainsi  les  efforts  démesurés,  tentés  pour  créer  en  Rus- 
sie le  gros  capital,  en  mettant  des  entraves  au  dévelop- 
pement de  notre  agriculture,  ne  donnèrent  cependant 
pas  une  base  d'opérations  solide  à  l'industrie  manufac- 
turière. Les  forces  productives  du  pays  §e  trouvent  dans 
un  état  de  faiblesse  aiguë  qui  ne  présage  rien  de  bon. 
Il  en  résulte  aussi  un  contre-coup  extrêmement  anor- 
mal pour  le  bilan  commercial.  Au  total,  notre  commerce 
extérieur  s'accroît  sans  nul  doute.  En  1858,  son  vire- 
ment général  n'était  que  de  300  millions  de  roubles  ; 
M  1882,  il  monte  à  l'énorme  chiffre  de  1223  millions 
de  roubles.  Il  est  vrai  qu'une  partie  considérable  de 
cette  augmentation  est  purement  fictive,  que  l'augmen- 
tation du  nombre  des  roubles  n'est  dû  qu'à  la  baisse  de 
leur  valeur.  Mais  si  nous  retranchons  du  chiffre  de  l'ex- 
portation pour  1882,  40  0/0,  conformément  au  cours 
du  rouble^  l'accroissement  du  virement  commercial  res- 
tera néanmoins  très  considérable.  Cet  état  des  affaires, 
à  première  vue  favorable,  apparaîtra  cependant  sous  une 
tout  autre  lumière,  si  nous  examinons  attentivement  le 
bilan  commercial.  Réellement,  pendant  les  dix  années 
comprises  entre  1873  et  1882  *,  le  chiffre  total  de  l'ex- 

1.  PendaDt  les  années  1883  et  1884,  la  posiUon  de  notre  commerce 


24i  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

portatioQ  russe  est  de  4964  millions  de  roubles  et  celui 
de  rimportatioD  en  Russie  de5117  millions  de  roubles: 
ainsi  les  forces  productives  du  pays  se  montrèrent  de 
beaucoup  insuffisantes  à  payer  de /ewr/wo/jr^  marchan- 
dise celles  de  Tétranger  qui  nous  étaient  indispensables. 
Dans  une  telle  situation,  Ton  est  obligé,  pour  opérer  le 
paiement,  d'entamer  le  capital  même  et,  en  fait,  Teipor- 
tation  des  métaux  précieux  (monnayés  et  en  lingots)  s'é- 
lève .à  386  millions  de  roubles  alors  que  leur  importa- 
tion n'est  que  122  millions  de  roubles.  De  184  à  17878, 
la  moyenne  annuelle  de  cet  excédant  d'exportation  des 
métaux  précieux  était  seulement  de  6  millions  de  rou- 
bles ;  de  1879JI  1883,  elle  s'élève  brusquement  à  34 
millions  de  roubles. 


IV 


A  la  situation  anormale  des  forces  productives  du 
pays  que  je  viens  d'exposer  est  étroitement  liée  la  si- 
tuation des  finances  de  l'Etat. 

Le  désordre  de  nos  finances  n'est  pas  un  fait  nou- 
veau et  la  constitution  du  pays  seule  suffirait  à  le  créer. 
L'absolutisme  coïncide  difficilement  avec  une  gérance 
régulière  des  finances.  L'absence  de  contrôle  dans  rem- 
ploi des  ressources  nationales  est  un  mauvais  stimulant 


est  encore  plus  anormale.  Ces  années  coïncident  avec  une  crise  évi- 
dente et  reconnue  de  tous. 


LA  RUSSIE  ÉGONOMIQUB  ET  INDUSTRIELLE      245 


&  réconomie  et  la  centralisation  administrative  coûte 
toujours  cher. 

Notre  politique  belliqueuse,  parfois  exigée  par  les  in- 
térêts nationaux,  plus  souvent  encore  soutenue  dans  le 
seul  but  d'assouvir  l'ambition  des  tzars  et  des  géné- 
raux,, fut  plus  dispendieuse  encore.  Ainsi  depuis  long- 
temps déjà,  notre  gouvernement  a-t  il  dû  recourir  à  des 
emprunts  et  aux  assignats.  Chez  nous,  les  derniers  sont 
préférés.  Le  papier-monnaie  à  cours  forcé,  simple  confis- 
cation déguisée  de  l'avoir  populaire,  est  très  avanta- 
geux pour  les  gouvernements.  Si,  par  exemple,  la 
somme  totale  de  l'argent,  qui  est  en  circulation  dans  le 
pays,  égale  5  milliards,  le  gouvernement,  en  émettant 
100  millions  de  roubles-papier,  ne  touche  à  vrai  dire,  vu 
la  dépréciation  de  l'argent,  que  98  millions  de  roubles, 
mais  en  revanche,  l'argent  est  enlevé  au  peuple  si  adroite- 
ment que  celui-ci  ne  s'en  aperçoit  guère.  Le  peuple  voit 
seulement  que  tout  a  enchéri,  mais  il  n'attribue  pas  ses 
malheurs  au  gouvernement,  comme  cela  aurait  lieu  si 
ce  dernier  établissait  un  nouvel  impôt  ou  essayait  une 
confiscation  franche. 

Depuis  que  notre  gouvernement  a  inauguré  sa  nou- 
Telle  politique  économique,  ses  dépenses  se  sont  encore 
plus  accrues  et  leur  accroissement  devance  toujours 
celui  des  revenus.  C'est  un  trait  caractéristique  du  bud- 
get russe  contemporain  qui  s'explique  précisément  par 
ce  qu'a  d'artificiel  la  politique  du  gouvernement.  En 
suivant  une  direction  opposée  aux  tendances  de  crois- 
sance naturelle  des  forces  productives,  elle  amène  d'é- 
normes dépenses  qui,  ou  ne  se  remboursent  point  du 
tout,  ou  bien  ne  se  remboursent  que  très  faiblement. 


2i>)  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


La  dépense  doit  donc  nécessairement  croître  plus  vite 
que  le  revenu. 

Pour  faire  face  aux  besoins,  le  gouvernement  eut  re- 
cours À  de  nouvelles  émissions  de  papier-monnaie,  en 
•donnant,  il  est  vrai,  de  continuelles  assurances  du  désir 
qu'il  avait  de  cesser  les  émissions  et  même  de  retirer 
tout  à  fait  de  la  circulation  le  papier-monnaie.  Cepen- 
dant, tandis  qu'en  1857  il  ne  circulait  du  papier,  que 
pour  568  millions  de  roubles,  en  1883  on  dépassait 
1100   millions  de  roubles.  11  est  aisé  de  comprendre 

^  quelle  perturbation  causait  continuellement  dans  notre 
industrie  ce  jet  incessant  d'émissions  L'affreuse  baisse 

^  du  cours  et  l'élévation  des  prix  pouvaient  seules  rete- 
nir le  gouvernement  et  l'empêcher  d'émettre  de  nou- 
veaux millions  d'assignats.  En  revanche,  il  dut  adop- 
ter avec  plus  d'entrain  le  système  des  emprunts. 

En  1856,  on  évaluait  les  dettes  de  l'Etat  à  2537  mil- 
lions de  roubles.  En  1883,  elles  montent  à  5424  millions 
de  roubles.  Tout  compris,  voici  quelles  avaient  été  les 
ressources  pécuniaires  de  l'Etat  pendant  cette  période  de 

-vingt-sept  ans  : 

A)  revenus  bu'^gélaires. . .  i9,770  millions  de  roubles. 

B;  emprunts 2,887      —  — 

C)  papier-monnaie.*....,.        550      —  — 

En  d'autres  termes,  notre  gouvernement  dépense 
>  systématiquement  un  cinquième  en  plus  de  ses  reve- 
nus normaux  et  il  augmente  ainsi  chaque  année  sa 
dette  d'une  somme  moyenne  de  100  millions  de  rou- 
bles. Cette  dette  a  déjà  atteint  des  proportions  si  colos- 
sales que  le  paiement  seul  des  intérêts  engloulit  an- 


LK  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE        247 

nuellement  le  quart  du  budget  (plus  de  200  millions  de 
roubles  sur  800  et  quelques  millions  de  roubles  de  la 
dépense  totale).  Ces  dettes  pèsent  maintenant  aussi 
lourdement  sur  la  Russie  que  Tenlretien  de  son  armée. 

Les  résultats  de  cette  administration  financière  si 
périlleuse  furent  pendant  un  certain  temps  déguisés  par 
Texcitation  artificielle  que  produisait  dans  notre  indus- 
trie la  spéculation  stimulée  par  la  politique  gouverne- 
mentale. Pourtant  dès  le  début,  le  cours  de  notre  rou- 
ble eut  à  subir  des  fluctuations  terribles  qui  valent  aux 
entreprises  industrielles  sérieuses  autant  de  désastres 
qu'elles  eurent  d'avantages  pour  la  spéculation  bour- 
sière. Après  la  campagne  de  Grimée,  notre  rouble  se 
tint  pendant  quelque  temps  à  4  francs;  puis  le  cours 
tomba  lentement  K 

D'abord,  une  partie  de  la  masse  d'argent  quele  gouver- 
nementj  était  surle  marché  lui  revenait  sous  forme  d'aug- 
mentation des  revenus  ;  mais  dès  l'année  1876,  l'équi- 
librerompu  des  forces  de  production  et  de  la  dépense  se 
vengea  avec  une  rigueur  toujours  croissante.  Un  déficit 
opiniâtre  éclata  dans  notre  budget.  Pendant  dix  années, 
de  1373  a  1885,  il  n'y  en  eutque  trois  sans  déficit.  Pour 
le  règne  d'Alexandre  III,  le  déficit  des  revenus  ordinai- 
res s'élève  déjà  à  près  de  120  m'ilions,  et  le  crédit  de 
l'Etat  devient  si  suspect  qu3  pour  conclure  le  dernier 
emprunt,  chez  Bleichroder,  de  Berlin,  l'intervention  de 
Bismarck  fut  indispensable. 

1   En  1876,  le  rouble  vaut  320  centimes. 
En  1880,      —  869 

En  1883,       ^  242 


248  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOGULB 


V 


Le  lecteur  a  pu  déduire  de  ce  qui  précède  que  la 
situation  économique  de  la  classe  populaire  est  fort 
triste  chez  nous.  Toute  crise  industrielle  est  toujours 
ressentie  par  l'ouvrier.  Notre  ouvrier  en  subit  d'autant 
plus  fortement  le  contre  coup,  que  ce  détraquement  du 
travail  est  accompagné  de  la  destruction  des  formes 
que  notre  histoire  a  données  à  notre  travail  national. 

La  propriété  foncière  russe  a  encore  un  caractère 
très  démocratique.  Du  nombre  total  de  433  millions  de 
déciatines  que  renferme  la  Russie  d'Europe  (sans 
compter  le  Caucase  septentrional),  plus  de  120  mil- 
lions de  déciatines  appartiennent  aux  paysans  et  151 
millions  sont  la  propriété  de  l'Etat,  c'est-à-dire  en 
principe,sont  également  la  propriété  nationale.  Seuls  100 
millions  de  déciatines  appartiennent  aux  propriétaires 
fonciers  *.  Le  reste  des  terres  appartient  aux  villes, 
aux  Cosaques,  etc.,  c'est-à-dire  se  trouve  en  grande 
partie  en  possession  directe  de  la  classe  laborieuse.  Si 
nous  étudions  relativement  au  chiffre  de  population  les 
possesseurs  de  terres,  nous  trouvons  le  même  principe 
démocratique.  M.  lanson  n'estime  pas  à  moins  de 
23  millions  le  nombre  des  individus  possédant  des  terres 
en  Russie,  ce  qui  forme  36  Vo  de  la  population.  En- 
core ce  chiffre  est-il  de  beaucoup  inférieur  à  la  réalité. 

1.  Iansok,  statistique  II.  p.  169. 


LA  RUSSIE  &GONOMIQUB  ET  INDUSTRIELLE        SiO 

En  France,  le  nombre  des  propriétaires  fonciers  no 
forme  que  10  Vo  de  la  population.  Mais  ce  qui  pourrait 
contenter  la  population  agricole  de  l'Europe  occiden- 
tale est  loin  de  suffire  à  celle  de  la  Russie,  autant  en 
raison  des  habitudes  et  des  idées  de  cette  dernière 
qu'en  raison  des  conditions  de  la  culture.  Le  Russe 
pense  que  la  terre  est  propriété  nationale.  Le  cultiva- 
teur russe  —  grâce  à  la  culture  extensive  qu'il  prati- 
que, a  besoin  d'une  grande  quantité  de  terre,  et  il  a 
l'habitude  d*6tre  satisfait  sous  ce  rapport.  Dans  une 
moitié  de  la  Russie,  le  paysan  est  habitué  à  trouver 
dans  sa  commune  agraire  une  sauvegarde  contre  le 
manque  de  terre,  et  si  dans  son  pays  il  se  trouve  à 
l'étroit,  il  est  habituée  trouver  dans  les  limites  mêmes 
de  la  Russie  une  grande  quantité  de  terres  libres,  que 
Témigrant  peut  occuper  sans  rencontrer  d'obstacles  de 
la  part  de  personne,  sans  payer  rien  pour  la  terre. 

Toutes  ces  conditions  ont  subi  une  modification 
notoire  dans  le  temps  actuel.  La  quantité  des  terres 
cultivées  par  les  paysans  considérée  à  un  point  de  vue 
absolu  grandit,  mais  envisagée  relativement  à  la 
croissance  de  la  population,  elle  diminue  de  plus  en 
plus.  La  commune,  à  la  fois  privée  de  la  protection  des 
lois  et  directement  sapée  dans  ses  fondements  par  la 
législation,  soutient  avec  peine  la  lutte  pour  son  exis- 
tence. 

Plus  haut  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  dire  quel  combat 
les  paysans  doivent  engager  pour  parvenir  à  rétablir 
l'égalité  et  l'équité  dans  la  répartition  des  terres  com- 
munales. 

Pour  les  transmigrations,  on  trouverait  maintenant 


250  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOGULE 


comme  autrefois  beaucoup  de  terrains  plantureui  et 
libres,  mais  ici  aussi,  la  tendance  générale  de  la  po- 
litique économique  gouvernementale  intervient.  La 
transmigration  des  paysans  est  onéreuse  pour  les 
propriétaires  fonciers,  car  elle  élève  le  prix  de  la 
main  d'œuvre  dans  les  pays  où  elle  a  lieu.  Le  gou- 
vernement entrave  chez,  nous  la  transmigration  par 
une  foule  de  formalités.  Au  surplus,  par  suite  des  mô- 
mes tendances,  le  soin  de  créer  des  grandes  pro- 
priétés foncières  pousse  le  gouvernement  à  placer  une 
énorme  quantité  de  terres  libres  entre  les  mains  des 
grands  propriétaires.  C'est  ainsi  que  l'on  distribua  aux 
officiers  de  l'armée  du  Caucase  de  magnifiques  terres 
dans  la  province  de  Kouban  ;  ces  terres  étaient  restées 
inoccupées  depuis  qu'on  en  avait  chassé  les  Tcherkes- 
ses.  Entre  les  mains  de  ces  nouveaux  propriétaires,  elles 
restèrent  aussi  en  friches,  car  ces  officiers  n'avaient 
pas  les  connaissances  nécessaires  pour  s'occuper  per- 
sonnellement d*agriculture,  et  ils  ne  possédaient  pas 
non  plus  les  capitaux  indispensables  à  la  mise  en  cul- 
ture. C3p3ndant  ces  terres  sont  de  la  sorte  deve- 
nues inaccessibles  à  la  population  transmigrante,  car 
'on  ne  quitte  pas  son  pays  natal  pour  devenir  fermier 
dans  un  pays  étranger.  Acheter  des  terres,  elle  n'en 
a  pas  les  moyens  ;  de  la  sorte,  la  plantureuse  région  de 
la  mer  Noire,  dont  les  terres  nourrissaient  près  d'un 
million  de  Tcherkesses,  maintenant  vingt  ans  après  son 
ann3xion  a  la  Russie,  n  a  pas  plus  de  15,000  habitants  ! 
Avec  la  même  largesse  exorbitante,  on  distribua  aux 
officiers  et  aux  fonctionnaires  les  terres  situées  à  l'Est 
dans  les  provinces  d'Oufa  et  d'Orenbourg....    Voilà 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       251 

comment,  bien  qu'il  existe  d'énormes  étendues  de 
terres  non  peuplées,  le  paysan  ne  sait  où  se  porter. 
Nos  lecteurs  pourront-ils  croire  que  même  la  où  on 
tâche  d'attirer  la  transmigration,  par  erxemple  sur  les 
bords  du  fleuve  Amour,  le  gouvernement  réserve  les 
meilleures  terres  au  fisc  ou  aux  apanages  et  ne  livre 
aux  paysans  émigrés  que  les  plus  mauvaises  !  On  agit 
ainsi  parce  que  plus  tard,  quand  le  pays  se  sera  peu  - 
plé,  les  terrains  résçrvés  donneront  un  bon  revenu... 
Le  seul  résultat  qu'on  obtienne,  c'est  que  le  pays  reste 
désert.  La  population  restreinte  use  en  vain  ses  efforts 
SUT  un  sol  ingrat,  et  û  pôté,  tout  près,  des  terres 
excellentes  sont  envahies  par  les  mauv^aises  herbes  et 
servent  de  repaire  aux  fauves. 

Cette  politique  myope  commence  même  à  causer  en 
Russie  une  inquiétude  générale,  car  elle  menace  le 
maintien  de  la  domination  russe  sur  l'Amour.  Les 
Chinois  qui  se  bercent  constamment  du  rêve  de  nous 
reprendre  ce  pays,  font  des  efforts  énergiques  pour 
peupler  la  rive  de  ce  fleuve  qui  leur  est  échue  en  par- 
tage. Ils  passent  même  déjà  sur  la  rive  russe. . .  Et  chez 
nous,  sur  ces  terres  illimitées  est  dispersée  une  pauvre 
population  de  20,000  âmes  à  peine,  et  cela  trente  ans 
et  plus  après  Tannexion  ! 

II  va  sans  dire  que  la  transmigration  de  la  popula- 
tion russe  ne  discontinue  pas  ;  elle  prend  au  con- 
traire des  proportions  considérables.  Malheureusement, 
la  statistique  de  la  question  est  très  peu  étudiée,  de 
sorte  qu'il  est  difficile  de  donnera  ce  sujet  des  chiffres 
d'une  exactitude  approximative. 

La  majorité  des  paysans  est  obligée  néanmoins  de 


252  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

rester  à  Télroit  dans  le  pays  natal,  sur  ses  terres  mor- 
celées. Pour  toute  ressource   elle  n'a  que  le  fermage 
des  terres  appartenant  aux  grands  propriétaires  fon- 
ciers et  le  travail  sur  les  champs  de  ces  derniers. 
Mais  le  fermage  exige  des  avances,  et  quant  au  travail, 
les  propriétaires  fonciers  en  ont  peu  à  donner.  Il  est  im- 
possible de  ne  pas  arrêter  l'attention  sur  cette  circons- 
tance. Alors  que  le  nombre  des  paysans  qui  cherchent 
du  travail  va  en  croissant,  les  terres  des  propriétaires  fon- 
ciers n'occupent  qu'une  insignifiante  main  d'oeuvre.  Si 
nous  prenons  8  provinces  *  dans  la  partie  la  plus  fertile 
de  la  région  delà  terre  noire,  où  la  culture  des  grandes 
propriétés  foncières  est  le  plus  développée  —  nous  cons- 
taterons que  dans  ces  8  provinces  la  culture  des  grandes 
propriétés  foncières  ne  fournit  de  travail  qu'à  15938 
ouvriers  (hommes  et  femmes)  ;  cependant  le  nombre 
des  paysans  qui  ont  atteint  l'âge  du  travail  y  est  de 
48S946.  Par  ces  chiffres,  on  peut  se  faire  une  idée  des 
difficultés  qu'éprouve  le  paysan  à  trouver  du  travail  chez 
les  propriétaires  fonciers,  quand  la  culture  de  son  pro- 
pre terrain  rencontre  des  obstacles. 

On  observe  quelque  chose  d'analogue  dans  l'indus- 
trie. Pour  la  masse  de  notre  population  les  industries 
locales  [Koustarnitchestvo,)  ont  toujours  été  et  restent 
jusqu'à  présent  d'un  grand  secours.  Le  Koustamit- 
chestvo  comprend  des  petites  industries  locales  dont 
la  famille  entière  du  paysan  ou  bien  quelques-uns  de 
ses  membres  s'occupent,  sans  abandonner  pour  cela 
l'agriculture.  Il  va  sans  dire,  que  cette  industrie  est 

1.  Les  provinces  deSoudja,  Rylsk,  Dmitridy,  FaUej,  Lgov,  Pol- 
tava,  Zen  ko  V,    Voronej. 


LA  RUSSIE  ECONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE        253 

développée  davantage  dans  les  provinces  peu  fertiles 
et  surtout  dans  les  provinces  centrales  de  la  Grande 
Russie.  Aujourd'hui  encore,  même  dans  le  gouverne- 
ment de  Moscou,  oùTindustrie  manufacturière  a  atteint 
un  énorme  développement,  elle  ne  donne  &  la  popula- 
tion que  13  Yo  *  de  ce  que  cette  population  gagne  par 
son  travail,  tandis  que  la  petite  industrie  locale  lui  en 
donne  18  7o.  L'histoire  de  cette  petite  industrie  locale 
est  pleine  d'exemples  remarquables  d'énergie,  d'acti- 
vité et  de  sagacité  dont  les  paysans  ont  fait  preuve. 

Comment  naît  dans  tel  ou  tel  autre  village  la  petite 
industrie  ? 

Dans  la  plupart  des  cas,  cela  se  passe  ainsi:  — 
Pendant  son  séjour  à  Moscou,  à  Saint-Pétersbourg  ou 
dans  une  autre  ville,  un  paysan  remarque  un  métier 
quelconque  qui  lui  semble  avantageux  pour  son  pays  ; 
de  retour  chez  lui,  il  essaie  de  s'en  occuper.  Si  cela  lui 
réussit,  ses  voisins  apprennent  le  métier  qui  se  propage 
dans  des  volosts  et  des  provinces  entières. 

Quelquefois,  l'apparition  d'une  industrie  dans  un  vil- 
lage est  due  à  une  cause  toute  fortuite.  Dans  le  district 
de  Miedyn,  un  postillon  venantde  Moscou  brisa  sa  douga 
(arc  en  bois  qui  fait  partie  de  l'attelage  russe)  et  l'a- 
bandonna sur  la  route  ;  un  paysan  la  ramassa.  Il 
examina  la  fracture  et  vit  que  la  douga  était  faite  du 
bois  d'un  arbre  dont  il  y  avait  dans  son  district  des 
forêts  entières....  Le  paysan  essaya  de  faire  une  douga. 
11  y  parvint,  et  maintenant  cette  industrie  rapporte  à  la 
population  quelque  dix  milliers  de  roubles. 

1.  statistique  du  Zemstvo  de  Jfo'cou,  VU,  ni«  parUe. 


234  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCULB 

Un  certain  tricotage  en  laine  &t  son  apparition  dans 
la  province  de  Moscou  d'une  manière  toute  pareille. 
Une  paysanne  trouva  sur  le  chemin  un  bonnet  en  laine 
perdu  par  un  monsieur  quelconque... 

De  pareils  exemples  emplissent  Thistoire  de  Tindus- 
trie  locale,  qui  embrasse  les  branches  les  plus  diverses 
de  l'industrie  ;  forgeage,  coutellerie,  confection  de  bou- 
tons, d'instruments  musicaux,  tîssanderie,  poterie,  etc. 

L'assiduité  au  travail  de  notre  paysan  est  générale- 
ment au-dessus  de  toute  louange  ;  il  a  pour  le  travail 
un  respect  religieux,  et  dit  que  :  a  Dieu  aime  le  labeur,  d 
Chaque  instant  libre,  dit  un  observateur  compétent,  est 
employé  à  un  ouvrage  quelconque.  «  Une  fillette  de 
onze  ans,  si  vous  la  questionnez  sur  l'ouvrage  qu'elle 
fit  pendant  le  cours  de  l'hiver,  répond  qu'elle  a  filé, 
qu'elle  a  préparé  du  filpour2  toiles  de  7  murs  chacune. 
(\in  mur  contient  5  archines)  puis  encore  du  fil  pour 
des  bas,  enfin  qu'elle  a  tricoté  20  paires  de  chaussettes. 

—  Et  qu'as-tu  fait  encore? 

—  J'ai  aidé  ma  mère  à  soigner  le  bétail,  j'ai  balayé 
l'izba,  j'ai  gardé  les  enfants;  en  automne  j'ai  battu  le 
grain  ! 

—  Tu  sais  battre  le  grain  ? 

—  On  m'a  fait  un  fléau  plus  léger  que  les  autres,  et 
l'automne  dernier  j'ai  battu  le  blé... 

C'est  une  fillette  de  onze  ans  qui  accomplit  toute 
cette  besogne  !  ^) 

En  outre,  les  paysans  n'ont  pas  une  trop  forte  incli- 
nation à  la  routine.  Au  contraire,  quand  cela  est  possi- 
ble, ils  perfectionnent  très  souvent  la  production;  si  un 

1.  Siaiislique  de  Moscou,  VIT,  II*  partie,  page  147. 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE        ^.5 


genre  d'industrie  cesse  d'être  avantageux,  ils  passent 
peu  à  peu  à  un  autre.  La  diversité  de  notre  petite  in- 
dustrie locale  est  comparativement  de  récente  ori- 
gine, quelquefois  elle  prend  naissance  sous  nos  yeux 
et  le  plus  souvent  elle  n'a  pas  100  ans  d'existence.  Cette 
flexibilité  permet  au  petit  industriel  de  lutter  même 
avec  les  fabriques. 

Lan  passé  encore,   un  Allemand,    M.    Blomkwist, 
après  avoir  étudié  sur  le  vif  notre  petite  industrie  locale 
lui  présagea  de  l'avenir.  11  me  semble,  cependant,  qu'on 
n'en  peut  pas  être  sûr.  11  faut  savoir  que  chez  nous  on 
ne  fait  rien  pour  le  petit  industriel  {koustar)  ;  il  n'y  a  ni 
écoles  techniques,  ni   musées  modèles  ni  crédit  pour 
les  producteurs,  ni  entrepôts  pour  faciliter  la  vente  des 
produits.  Grâce  à  tous  ces   désavantages,  le  petit  in- 
dustriel, privé  d'instruction  technique  autant  que  d'ins- 
truction générale,  n'étant  pas  en  mesure  de  voir  des 
bons  modèles,  souvent  même  ignorant  où  va  la  mar- 
chandise qu'il  produit  et  par  qui  elle  est  employée  — 
est  forcément  devancé  dans  la  technique  de  son  indus- 
trie par  la  fabrique.  Puis  il  n'a  pas  de  capital,  et  tra- 
vaille ou  tout  seul  ou  bien   en  compagnie  de  deux  ou 
trois  ouvriers  salariés,  parfois  (très  rarement  pourtant) 
en  petite  association.  Toutes  ces  causes  l'empêchent 
de  placer  ses  produits  sur  une  large  échelle,  d'employer 
les  machines  indispensables,   etc.,  ce  qui  rend  peu 
lucratif  son  travail.  Généralement  il  ne  continue  d'exis- 
ter que  parce  qu'il   se  contente  du  gain  le  plus  mi- 
nime. Ainsi,  par  exemple,  dans  la  province  de  Moscou, 
l'ouvrier  tisserand,  employé   par  une  fabrique,  gagne 
13  à  14  roubles  par  mois.  Le  petit  industriel,  qui  tra- 


256  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


vaille  sur  son  propre  métier  n'en  gagne  que  S  à  6  '.  Ce- 
pendant il  préfère  travailler  à  domicile,  car  cela  lui  per- 
met de  ne  pas  abandonner  la  culture  de  son  domaine. 
Mais  si  minime  que  soit  le  gain  dont  il  se  contente,  la 
concurrence  avec  la  fabrique  n'est  possible  que  jusqu'à 
de  certaines  limites. 

La  grande  production,  plus  perfectionnée,  abaisse  à 
un  tel  degré  le  prix  du  produit,  que  le  petit  industriel, 
s'il  ne  veut  travailler  pour  rien,  est  obligé  d'abandonner 
complètement  son  industrie  ou  bien  de  s'adonnera  quel- 
que autre  genre  que  la  production  manufacturière  n'a 
pas  encore  envahi.  Souvent  il  choisit  une  voie  intermé- 
diaire. II  se  met  à  travailler  pour  la  fabrique  à  domicile. 
La  fabrique  devient  son  commissionnaire.  Dans  les  fa- 
briques de  tissanderie  de  Moscou  où  on  emploie  encore 
le  métier  à  bras,  80  *^/o  des  produits  sont  fabriqués  par 
les  petits  industriels  auxquels  les  propriétaires  de  ces 
fabriques  distribuent  la  filasse  qu'ils  travaillent  à  do- 
micile. 11  est  évident  que  ce  compromis  n'est  possible 
que  tant  que  la  fabrique  n'est  pas  encore  de  force  à 
employer  les  machines  à  vapeur.  Sitôt  la  machine  en 
fonctions,  le  petit  industriel  est  obligé  de  choisir  entre 
la  ruine  et  le  rôle  de  salarié. 

Cependant  l'industrie  est  loin  de  se  développer  avec 
assez  de  promptitude  pour  fournir  du  travail  à  tous  les 
petits  industriels.  Selon  les  calculs  approximatifs  du  Hé- 
cueil  statistique  militaire^  plus  de  5  millions  d'âmes  s'y 
adonnent  chez  nous.  Quant  au  nombre  des  ouvri  ers 
employés  par  les  fabriques  de  la  Russie  d'Europe,  il  était 

i.  statistique  du  zemituo  de  Mo8:ou^  Vil,  III«  partie. 


L\  RUS3IB  ECONOMIQUE  BT  INDUSTRIELLE       257 

en  1882  de  954970  individus  seulement,  et  ce  nom- 
bre, eu  égard  à  Taccroissement  de  la  population,  reste 
stationnaire.  En  1866,  selon  le  Recueil  statistique 
mililairey  le  nombre  total  des  ouvriers  employés  par 
les  fabriques  était  1,3  Yo  de  celui  de  la  population, 
en  1882,  il  est  1,2  ^/o  de  celle-ci,  c'est-à-dire,  qu'il 
vamime  en  diminuant  comparativement.  Ainsi  le  salaire 
se  trouve  placé  par  rapport  à  l'offre  et  à  la  demande, 
dans  des  conditions  telles  qu'elles  ne  peuvent  que 
l'abaisser.  Et  la  masse  de  paysans  ici  comme  en  agri- 
culture, quand  elle  voit  décroître  sa  petite  industrie 
indépendante,  n'a  pas  l'espoir  de  trouver  un  dédom- 
magement à  ses  pertes  en  travaillant  dans  les  fabriques 
comme  salariés. 


VI 


Quelle  peut  être  dans  de  telles  conditions  la  situation 
matérielle  de  la  masse  populaire? 
Voici  quelques  chiffres  qui  en  donnent  une  idée  : 
M.  Sémiénov,  observateur  très  circonspect  appelle 
famille  aisée  y  pour  la  province  de  Riazan,  celle  qui  com- 
posée de  10  membres  (les  enfants  compris),  a  340  rou- 
bles de  revenu  annuel,  c'est-à-dire  en  moyenne  34 
par  membre.  Une  famille  indigente^  comptant  4  mem- 
bres, a  112  roubles  de  revenu,  c'est-à-dire  en  moyenne 
28  roublespar  tète.  Mais,  dans  la  même  région,  on  trouve 
des  familles  tellement  misérables,  que  pour  quatre 
membres  elles  n'ont  que  20  roubles  de  revenu,  c'est-à- 

n 


258  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

dire  en  moyenne  par  tète  5  roubles  ^  Naturellement  une 
famille  aussi  pauvre  est  obligée  de  mendier...  Dans  les 
villages  russes,  la  mendicité  n^est  pas  une  chose  rare.  Un 
grand  nombre  de  cultivateurs  sont,  chaque  année,  obli- 
gés pendant  un  certain  temps,  en  attendant  que  la  mois- 
son mûrisse,  d'aller  mendier  leur  pain...  chaque  paysan 
considère  comme  un  devoir  d'aider  le  nécessiteux,  qui 
Tannée  suivante,  lui  rendra  peut-être  à  lui-même  pa- 
reille offrande... 

On  peut  juger  par  là  à  quel  point  est  précaire  la  si- 
tuation du  paysan.  Dans  le  gouvernement  de  Tver  la 
statistique  du  zemstvo  déclare  indispensable  pour  une 
famillemédiocrement  aiséedepaysans'(membres  :  5,7)  un 
revenu  de  191  roubles,  c'est-à-dire  près  de  34  roubles 
par  individu.  Pour  le  paysan  Un  est  pas  toujours pos- 
sible  d'atteindre  ce  revenu  *. 

Les  salaires  des  ouvriers  sont  fort  variés.  Ils  dépen- 
dent du  genre  d'occupation  et  de  l'état  de  l'indus- 
trie. M.  lanjoul,  qui  en  sa  qualité  d'inspecteur  officiel 
connaît  bien  le  sujet,  affirme  que  le  salaire  de  l'ou- 
vrier russe  est  de  400  V©  inférieur  au  salaire  de  l'ou- 
vrier américain  et  de  300  Vo  au  salaire  de  l'ouvrier  an- 
glais ^. 

Dans  le  gouvernement  de  Moscou,  tout  l'argent  ga- 
gné par  les  paysans  dans  l'agriculture,  les  fabriques, 
le  Koustamitchestvo  ou  toute  autre  industrie  forme  une 


1.  SoKOLOvsKT.  Recueil  des  matériaux  pour  Vitude  de  la  commune 
agraire t  p.  140  et  seq. 

2.  Comment   est  rétribué  le  travail  d'une   famille  de  payions 
médiocrement  aisée  du  gouvernement  de  Tver. 

3.  Rapport  à  la  Société  juridique,  24  Décembre  1883. 


r 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE       259 

somme  de  42  millions  de  roubles,  qui  répartie  entre 
1195000  paysans,  donne  35,5  par  homme  et  par 
année  ^£t  comme  le  gouvernement  de  Moscou  est  loin 
d'être  le  plus  pauvre,  on  peut  supposer  que  ce  chiffre 
est  à  peu  près  juste  pour  toute  la  Russie. 

Quel  que  soit  le  bon  marché  de  la  vie  en  Russie,  cette 
misérable  somme  ne  peut  néanmoins  suffire  même  à 
une  existence  tout  à  fait  indigente.  Notre  ouvrier  et  notre 
paysan  réduisent  leurs  besoins  à  un  minimum  dont  l'ou- 
vrier français  ne  peut  se  faire  une  idée.  L'inspecteur  des 
fabriques  du  gouvernement  de  Vladimir,  M.  Pieskov  fait 
un  calcul  d'après  leqùell'ouvrier  de  fabrique  dépenserait 
pour  sa  nourriture  mensuelle  5  à  6  roubles  et  même 
2,5  à  3.  Que  peu-ton  donc  manger  pour  iO  kopeks 
parjour?  Quelquefois,  dit  M.  Pieskov,  «  les  ouvriers  ne 
mangent  pas  du  tout  de  viande  et  se  nourrissent  exclu- 
sivement de  pain,  de  pouslyia  chtchi  (soupe  aux  choux 
préparée  seulement  avec  de  l'eau,)  et  de  sarrasin 
avec  du  lard  ou  de  l'huile.  Quelquefois  l'ouvrier  a  37 
grammes  de  viande  par  jour  et  dans  les  meilleurs  cas 
près  de  103  grammes  de  viande  ou  de  poisson  ^  Le 
paysan  remplace  la  viande  par  des  champignons,  mets 
fort  nutritif,  mais  indigeste.  La  nourriture  ordinaire 
des  ouvriers  nous  frappe  par  sa  simplicité  :  c'est  une 
soupe  de  kvass  avec  beaucoup  d'oignon  et  très  peu  de 
poiâson,  ou  bien  c'est  une  soupe  aux  choux  assaisonnée 
avecde  lafarine  sans  viande  ou  avec  un  toutpetit  morceau, 
rien  que  pour  donner  le  goût.  Ce  plat  unique,  l'ouvrier 
le  mange  avec  une  énorme  quantité  de  pain  bis  qui 

i.  statistique  du  zemstvo  de  Moscou,  VII,  III»  partie. 

2.  Pieskov.  La  vie  dam  les  faùriques  du  gouvernement  de  Vladimir, 


260  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


est  la  base  de  sa  nourriture.  En  examinant  les  bad* 
gets  des  familles  paysannes,  même  pas  les  plus  pauvres, 
nous  les  voyons  se  contenter  du  strict  nécessaire.  Pre- 
nons par  exemple  la  famille  n^  2  d'une  brochure  Les 
•  métiers  du  gouvernement    de  Moscou.    La   dépense 
pour  chaque  membre  de  la  famille  est  de  41  roubles,  5 
(cela  veut  dire  qu'elle  est  au-dessus  de  la  moyenne).  Eh 
bien!  nous  trouvons  au  budget  les  dépenses  pour  le 
pain,  le  sel,  les  choux,  le  sarrasin,  les  concombres,  etc  : 
Il  n'y  a  que  131  k.  220  gr.  de  viande  par  an  pour  une 
famille  de  8  membres  et  seulement  150  œufs.  Le  seul 
objet  de  luxe,  c'est  une  petite  quantité  de  thé  et  de  su- 
cre; les  dépenses  aux  jours  de  fête  dans  les  auberges 
ou  ailleurs  sont  pour  toute  la  famille  de  4  roubles  par 
an.  Au  total,  la  dépense  de  luxe  ne  s'élève  qu'à  2  Yo  du 
budget...  Nous  parlons  ici  du  paysan  dont  les  biens  sont 
en  bon  rapport.  Que  de  fois  il  arrive  que  le  paysan  n'a 
même  pas  cette  rude  nourriture  !  Alors  il  mêle  à  sa  fa* 
rine  du  son,  de  la  balle,  de  l'arroche,  de  l'écorce  de  pin. 
Bans  certaines  localités  pauvres,  dans  le  gouvernement 
de  Kazan  par  exemple,  le  pain  de  famine  onpouscknot 
est  constamment  sur  la  table  du  paysan.  Voici  l'analyse 
de  ce  pain  faite  par  le  laboratoire  de  l'Université  de 
Kazan. 

«  La  .grosseur  est  celle  d'une  galette  ordinaire,  l'épais- 
seur de  près  de  1  centimètre  1/2.  La  surface  a  une  cou- 
leur gris  sale,  et  les-  cassures  une  couleur  brun  foncé  ; 
-ce  pain  est  fort  cassant'  et  11  n'y  a  pas  longtemps  qu^il 
est  cuit.  A  la  surface,  ainsi  qu'aux  cassures,  on  voit  en 
quantité  considérable  des  restes  des  membranes  de  grains 
et  des  parcelles  de  balle  ;  il  a  parfois  le  goût  salé  et 


LA  RUSSIE  ÉCONOMIQUE  ET  INDUSTRIELLE        26^ 

croustille  sous  les  dents  comme  une  matijfre  minérale. 
On  ne  lui  trouve  pas  le  goût  du  pain.  L'analyse  miscros- 
copique  constate  une  grande  quantité  d*arroche,  de  Ta- 
midon  de  seigle  et  de  balles  :  cela  prouve  que  ce  pain 
contient  du  seigle.  Il  donne  7,6  Yo  de  cendres  et  24  y©- 
d'eau.  Dans  les  cendres  on  trouve  beaucoup  de  chlorate. 
L'essai  au  chloroforme  a  signalé  la  présence  d'une 
grande  quantité  de  mélanges  minéraux.  » 

Ainsi  il  faut  une  analyse  chimique  et  microscopique 
pour  décider  si  Ton  a  devant  soi  du  pain  ou  un  mor- 
ceau de  boue.  Pourtant  ce  pain  forme  la  nourriture  de 
mUliers  de  gens,  et  quelquefois,  au  temps  des  mau- 
vaises récoltes,  peut-être  de  miQions.  N'est-il  pas  sur- 
prenant que  l'organisme  de  nos  paysans  soit  assez  fort 
pour  qu'ils  puissent  vivre  avec  pareille  nourriture  !  Sou- 
vent nulle  force  n'est  capable  d'endurer  ces  privations. 
La  dégénération  de  notre  race  à  l'époque  actuelle  est  un 
fait  constaté.  La  taille  moyenne  de  notre  peuple  a  baissé, 
ses  forces  physiques  diminuent.  J'ai  dit  plus  haut  que^ 
l'accroissement  de  la  population  est  très  grand  chez 
nous  :  cet  accroissement  provient  de  la  fécondité  de  notre 
peuple  :  le  coefficient  de  naissances  dans  la  Russie  eu- 
ropéenne est  en  moyenne  de  4,8  Yo  ot  même  de  5  dans 
quelques  provinces,  tandis  que  le  peuple  le  plus  fécond 
de  l'Europe,  les  Prussiens,  n'a  que  3,8  et  la  France  seule- 
ment 2,6.  En  revanche,  la  mortalité  en  Russie  est  dé- 
mesurément grande,  et  son  coefficient  s'est  considérable- 
ment accru  dans  les  dernières  années.  La  mortalité  de 
1859à  1863  était  de  3,6  Vo  etde  1868 à  1870  de 3,73  Vo  '• 

1.  La  mortalité  en  Prusse  est  de  2,7o/o  et  en  France  eUe  est  en- 
core plus  petite:  2,  1  o/o.  Iaksoic.  Statistique,  I. 


262  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Dans  plusieurs  endroits  de  la  Russie,  on  a  constaté 
même  que  le  nombre  des  décès  dépasse  le  nombre  des 
naissances.  Cette  remarque  s'étend  parfois  à  des  gouver- 
nements entiers,  celui  de  Kazan  par  exemple,  et  à  beau- 
coup de  Yolosts  du  nord.  D'après  les  conclusions  de  la 
Statistique  de  Moscou,  ces  localités  seraient  justement 
celles  où  Texploitation  personnelle  des  paysans  est 
ruinée.  Gela  n'a  rien  d'étonnant  puisque  la  grande  in- 
dustrie, au  développement  de  laquelle  le  gouvernement 
dépense  des  sommes  énormes  et  sacrifie  constamment 
les  intérêts  de  la  classe  ouvrière,  ne  peut  donner  un 
gagne-pain  qu'à  une  toute  petite  partie  du  peuple. 


r 


LIVRE  SIXIÈME 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS 


I.  Vintelligueniia.  —  Sa  naissance.  —  Son  développement.  —  Le 

gouTernement  en  persécute  les  maîtres.  —  h'inteUiguenlia 
lutte  au  nom  du  peuple.  —  Sa  conscience  de  sa  force.  —  Son 
idéalisme.  —  Théoriquement  Vintelliguentia  et  les  révolutioD- 
naires  ne  font  qu'un. 

II.  La  question  des  femmes.  —  Pourquoi  elle  se  posa?  —  Idées 
des  hommes  ;  idées  des  femmes.  —  Erreurs  d'application  — 
L'application  sérieuse.  —  La  femme  de  Vinlelliguentia.  *  La 
famille  de  Vintelliguentia, 

III.  L'Université.  —Son  rôle  est  secondaire.— Idée  gouvernementale 
de  r  Université.  —  Besoin  général  d'instruction.  —  Etudiants 
et  professeurs.  —  Troubles  universi  taires.  —  Leur  cause. — Leur 
inutilité. 

IV.  La  littérature. — Rôle  social  de  notre  littérature.  —  La  littérature 
est  un  moyen  d'exprimer  les  idées  que  ne  peut  exprimer  la 
presse.  —  L'art,  objet  de  luxe.  —  Protection  delà  littérature  par 
mode.  —  Le  roman  social.  —  La  presse  naît.  —  Littérature 
à  tendance.  —  Mal  qu'elle  causa  aux  écrivains  artistes.  —  La 
censure.  —  La  presse  hors  la  loi.  —  La  littérature  est  absorbée 
par  la  satire.  —  Ghtchédrine.  —  Poètes  et  conteurs.  — 
Ouspensky  et  Garchine. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS 


En  étudiant  les  classes  sociales  de  la  Russie,  nous 
avons  passé  sous  silence  la  classe  éclairée  russe,  Vin- 
telliguetitia.  Pourtant  son  rôle  est  à  la  fois  très  curieux 
et  d*une  importance  capitale  dans  notre  histoire  con- 
temporaine. 

Mais,  d'abord,  qu'est-ce  que  Vintelliguentia  ? 

L'instruction  est-elle  en  Russie  le  privilège  d'une  seule 
classe  quelconque?  N'e&iste-t-il  pas  chez  nous  de  nobles, 
de  marchands,  d'ouvriers,  de  paysans  instruits?  Et  si 
l'instruction  est  plus  ou  moins  propagée  dans  toutes 
les  claf^ses,  quel  lien  peut-il  exister  entre  les  idées  d'un 
noble  instruit  et  celles  d'un  paysan  instruit,  d'un  fabri- 
cant ou  d'un  ouvrier  tous  deux  instruits?  Chacun  d'eux 
n'est-il  pas  imprégné  des  idées  de  sa  classe,  idées  op- 
posées et  peut-être  hostiles  à  celles  des  autres  classes? 

C'est  justement  ce  qui  n'est  pas  tout  à  fait  ainsi  chez 
nous.  Certainement  parmi  les  gens  instruits,  il  y  en  a 
eu  et  il  y  en  a  beaucoup  qui  représentent  les  idées  de 
leur  classe,  c'est-ù-dire,  par  exemple,  les  idées  de  la  no- 


266  U  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


blesse,  du  clergé,  de  la  bourgeoisie.  Mais  au  total  ceui- 
là  sont  l'exception  et  qui  plus  est,  ils  sont  généra- 
lement sans  talent  et  peu  remarquables.  Leur  existence 
semble  toute  fortuite.  Us  exercent  très  peu  d'influence 
sur  la  marche  générale  de  la  civilisation  russe,  ils  n'ont 
ni  prédécesseurs,  ni  successeurs.  La  masse  des  gens 
éclairés  de  la  Russie,  nobles  ou  ouvriers,  pense  tout  au- 
trement. La  marche  générale  de  la  civilisation  russe  et 
son  rôle  historique  sont  tout  autres  que  ne  l'aurait,  par 
exemple,  désiré  le  prince  Chtcherbatov  qui,  sous  Ca- 
therine II,  représenta  dans  le  mouvement  l'idée  noble 
ou  bien  les  représentants  des  idées  bourgeoises  de  notre 
temps,  tels  que  Bezobrazov  et  d'autres.  Chose  étrange  I 
Les  gens  qui  ont  représenté  une  idée  de  classe  sont  si 
insignifiants,  laissent  partout  si  peu  de  traces,  que  le 
choix  même  de  noms  quelque  peu  marquants  et  influents 
m'embarrasse.  Surtout  celui  des  noms  influents... 

Aujourd'hui,  M.  Katkov  jouit  d'une  énorme  in- 
fluence... mais  cette  infljuence  s'exerce  sur  le  gouver- 
nement. Il  a  sur  la  politique  une  influence  telle, 
qu  'assurément,  en  aucun  temps  et  en  aucun  pays,  un 
publiciste  n'en  a  exercé  une  pareille.  Mais  où  est  son 
influence  sur  la  société  et  surtout  sur  le  mouvement  in- 
tellectuel. Questionnez  le  premier  Russe  venu.  Il  éclatera 
de  rire:  «M.  Katkov  et  les  lumières!  Quelle  idéel 
Mais  ce  sont  deux  choses  tout  à  fait  opposées  I  »  Pour- 
tant M.  Katkov  publie  deux  journaux  et  une  revue.  Une 
pléiade  entière  de  ses  camarades  et  de  ses  créatures 
sont  rédacteurs  d'autres  publications,  professeurs  dans 
les  universités,  des  centaines  de  mattres  choisis  par  lui 
emplissent  les  gymnases.  Le  ministère  de  l'instruction 


LB  MOUVBMSNT  DBS  ESPRITS  267 

publique  est,  voilà  plus  de  vingt  ans,  le  ministère  de 
M.  Katkov.  Enfin,  pour  implanter  plus  profondément 
ses  idées,  il  a  fondé,  sous  sa  direction  immédiate,  le 
lycée  du  prince  héritier  Nicolas ...  Or  si  nous  connaissons 
plusieurs  révolutionnaires  sortis  de  ce  lycée,  nous  ne 
connaissons  à  M.  Katkov  aucun  héritierde  quelque  va- 
leur, fusse  même  uniquement  comme  journaliste.  Si 
vous  lisez  dans  la  Gazette  de  Moscou  un  bon  article, 
soyez  assuré  d'avance  qu'il  est  de  M.  Katkov  lui-même. 

La  civilisation  russe  suit  son  cours  et  passe  à  côté  de 
ces  gens  sans  en  tenir  compte.  Ils  ont  beau  essayer 
d'arrêter  le  courant,  de  creuser  des  canaux  pour  le  dé- 
tourner dans  telle  ou  telle  direction  ;  ils  troublent  la  pu- 
reté de  l'eau,  rendent  le  fleuve  moins  profond,  ils 
n'ont  pas  la  force  de  le  détourner.  Il  suit  sa  propre 
route,  marche  à  son  propre  but,  à  l'accomplissement 
de  sa  propre  mission,  se  dirige  là  où  Tentratne  irrésis- 
tiblement la  situation  sociale  du  pays. 

Notre  civilisation  est  encore  très  jeune,  c'est  à  peine 
si  elle  a  deux  cents  ans  d'existence.  En  outre,  elle  prit 
naissance  chez  nous  sous  l'action  de  l'Europe.  Elle  en  a 
été,  pour  ainsi  dire,  transplantée  chez  nous  :  et,  dès 
lors  elle  fut  longtemps  et  reste  encore  tcès  imitative. 
Mais  le  milieu  influa  sur  elle,  même  avant  le  temps  où 
les  gens  civilisés,  où  Vinielliguentia^  parvinrent  à  se 
comprendre,  à  s'expliquer  à  eux-mêmes  leurs  sympa- 
thies, leurs  antipathies,  et  en  un  mot,  la  tendance  de 
leurs  idées.  Dès  le  début,  eUe  se  distingue  par  un  pro- 
fond démocratisme,  complètement  inintentionné,  inné 
pour  ainsi  dire.  Notre  intelliguentia  grandit  de  compa- 
gnie avec  le  développement  du  servage,  au  temps  du 


268  LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

plus  fort  asservissement  du  peuple,  au  temps  de  la  ra- 
pide croissance  de  la  noblesse.  Et,  cependant,  elle  sem- 
ble ne  pouvoir  comprendre  le  bien  public  autrement  que 
^dans  le  sens  des  intérêts  des  masses  populaires.  Elle 
est  imprégnée  d'un  profond  sentiment  d*égalité.  Ce  dé- 
mocratisme  dirige  tout  le  développement  à  venir  de  la 
/pensée  de  Vintelliguentia. 

L'histoire  de  la  Russie  était  certainement  bien  loin 
de  résoudre  la  question  de  l'organisation  de  l'Etat,  des 
droits  et  des  devoirs  des  diverses  classes,  dans  le  sens 
des  intérêts  des  masses  populaires. 

—  Pourquoi  en  est-il  ainsi?  se  demanda  la  classe 
éclairée.  Est-ce  juste? 

—  Non,  répondit-elle. 

Et  aussitôt  elle  s'opposa  à  cet  ordre  de  choses  con- 
traires à  la  justice,  elle  le  désapprouva. 

Le  premier  chronologiquement  de  nos  poètes  de  ta- 
lent, le  prince  Kantemire  écrit,  dès  1738,  dans  sessaUres  : 

Adam  n*a  pas  donaé  naissance  à  des  nobles 

OU 

Noé  ne  sauva  dans  son  arche  que  des  individus  égaux  à  lui, 
de  simples  laboureurs,  renommés  seulement  pourleurs  mœurs. 

Un  autreéminent  écrivain  del'époquede  GatherinelP, 
prononce  déjà,  par  l'organe  du  héros  de  sa  tragédie, 
VadimCj  de  sévères  philippiques  contre  la  tyrannie. 

1.  KlftAJKlKB. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  269 


L'autocratie»  auteur  de  tous  ces  maux, 

détruit  même  la  plus  pure  vertu 

en  donnant  au  tzar  la  liberté  d'être  tyran  I 

Les  plus  célèbres  publicistes  de  ce  temps,  Novikov 
et  KryloY,  qui  acquit  bientôt  une  réputation  universelle 
par  ses  fables,  accusent  sévèrement  les  abus  du  ser- 
vage, raillent  les  prétentions  des  nobles,  démontrent 
que  les  hommes  sont  égaux.  Radichtchev,  auteur  du 
célèbre  Voyage  de  Saint- Pélersboiirg  à  Moscou,  s*écrie 
au  milieu  d'ardentes  malédictions  contre  le  servage  : 

Oh  liberté... 
transforme  en  lumière  les  ténèbres  de  resclavage, 
que  Brutus  et  Tell  s'éveillent, 
que  par  ta  voix  les  tzars 
sur  leur  trône  se  sentent  troublés. 

Voilà  avec  quelles  idées  est  venue  au  monde  Tm/^/A- 
çueniia  russe. 

Et  pourtant  n'est-ce  pas  les  tzars  qui  implantèrent 
chez  nous  la  civilisation?  N'est-ce  pas  la  noblesse  qui 
fut  la  première  classe  au  milieu  de  laquelle  elle  prit 
naissance?  Gomment  donc  Vintelliguentia  se  mit- elle 
si  rapidement  en  opposition  contre  les  tzars  et  la  no- 
blesse dont  elle  faisait  elle-même  partie? 

Je  dois  rappeler  au  lecteur  que  la  noblesse,  à  laquelle 
appartenait  au  début  la  plus  grande  partie  de  Vintelff- 
gueîUiay  se  composait  en  majorité  de  parvenus,  de 
plébéiens  qui  n'avaient  et  ne  pouvaient  avoir  aucune 
idée  de  classe.  Un  des  premiers  publicistes  russes,  Posso- 
chkov,  était  un  paysan.  Le  premier  savant  russe,  homme 
de  capacités  vraiment  géniales,  rival  de  Franklin  pour  la 


270  LA  RUSSIB  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


découverte  des  lois  de  l'électricité  et  en  même  temps 
vrai  fondateur  de  notre  langue  littéraire  contemporaine, 
LfOmonossoT  était  un  simple  pêcheur  d*Arkhanghelsk, 
qui  abandonna  sa  chaumière  pour  aller  chercher  dans  la 
lointaine  Moscou  les  lumières  de  la  science.  Un  poète  de 
notre  temps,  voyant  un  pauvre  petit  villageois  qui  va  à 
l'école,  Tencourage  en  ces  termes  : 

Bientôt  lu  apprendras  à  I*école 
comment  un  paysan  d'Arkhanghelsk, 
grâce  à  sa  volonté  et  à  ceUe  de  Dieu 
devint  savant  et  grand  ^ 

L'enfant  l'apprenait  à  l'école  et  cela  greffait  encore 
plus  profondément  en  son  &me  l'idée  de  l'égalité  des 
hommes. 

Quant  aux  tzars,  leur  mission  civilisatrice  n'est  que 
pure  invention.  De  nos  tzars,  un  seul  fut  en  réalité  un 
grand  ouvrier  de  la  civilisation  :  Pierre  I•^  Cet  homme 
étrange,  élevé  dans  la  rue,  loin  de  la  cour  qui  attentait 
à  sa  vie,  ce  tzar  qui  abolit  l'hérédité  de  la  monarchie  % 
qui  tâcha  de  placer  la  loi  au-dessus  de  lui  et  de  sa  propre 
volonté,  passa  par  tous  les  grades  militaires  qu'il  avait 
institués,  en  commençant  par  les  plus  inférieurs.  Les 
successeurs  de  Pierre  I*'  furent  bien  loin  de  l'esprit  qui 
l'animait.  Assurément  ils  avaient  besoin  de  gens  instruits, 
fonctionnaires,  militaires,  techniciens,  ils  aimaient  les 
arts  et  les  belles-lettres,  comme  ornement  de  leur  cour, 

1.  NlBKRASSOY. 

2.  La  loi  de  Pierre  I*'  donna  au  tzar  le  droit  d'indiquer  lui-même 
son  successeur.  Cette  loi  ne  fut  rapportée  que  par  Paul  I«',  qui  ins- 
titua la  loi  aujourd'hui  en  vigueur  sur  l'hérédité  du  trône. 


r 


LE  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  27t 

mais  la  protection  qu'ils  accordaient  au  mouvement 
intellectuel  n'allait  pas  au  delà.  Dès  que  la  civilisation  [ 
sortait  de  son  rôle  servile  et  obéissant,  on  commençait  *, 
à  la  persécuter.  11  ne  pouvait  en  être  autrement.  La  ci- 
vilisation russe  met  involontairement  en  avant  Tidée  du 
bien  du  peuple.  Par  la,  elle  s'insurge  contre  les  classes 
que  la  monarchie  s'efforce  de  créer  et  contre  la  monar- 
chie elle-même  qui  trahit  les  intérêts  de  la  masse  po- 
pulaire. Puis  l'instruction  développait  la  personnalité 
de  l'individu,  et  par  conséquent  renforçait  chez  lui  le 
sentiment  de  dignité,  les  aspirations  à  la  liberté,  et 
cela  à  un  degré  beaucoup  plus  considérable  que  ne  pou- 
vait le  permettre  une  monarchie  absolue  basée  sur  le 
servage.  Tout  naturellement  la  monarchie  s'efforça  de 
détruire  les  idées  subversives  auxquelles  l'instruction  a 
donné  l'essor. 

Les  persécutions  commencent.  Les  énumérer  est 
vraiment  impossible...  Pour  ne  parler  que  des  auteurs 
que  j'ai  cités,  Kniajnine  était  mort  avant  que  sa  tragédie 
ne  fût  dénoncée  par  la  censure,  mais  sa  famille  fut  persé- 
cutée ;Novikov,  ainsi  qu'un  grand  nombre  de  ses  cama- 
rades, eut  â  subir  une  longue  détention  dans  la  forteresse 
de  Pierre  et  Paul  et  vit  le  gouvernement  ruiner  tous 
ses  plans  civilisateurs.  Radichtchev  fut  condamné  à  mort 
et  la  gr&ce  seule  commua  cette  peine  en  déportation 
en  Sibérie. 

Voilà  quelle  conduite  tenait  Catherine  II  vis-à-vis  de 
la  civilisation.  Sous  Paul  I*%  toute  tentative  analogue  fut 
persécutée  avec  une  vraie  fureur.  Alexandre  P'  qui  se 
targuait  de  libéralisme  organisa  pourtant  la  censure  : 
la  seconde  moitié  de  son  règne  fut  le  temps  de  la  plus 


272  LÀ  RUSSIB  POLITIQUE  ET  SOCULB 


ténébreuse  réaction.  Depuis  Nicolas  I^,  le  gouyeniement 
derieut  ouvertement  hostile  à  la  civilisation  ;  pour  le 
mouvement  des  esprits,  cette  hostilité  n*a  pas  eu  de  trêve. 

Pour  ne  pas  entrer  dans  de  longs  détails  historiques, 
il  suffit  de  dire  qu'aujourd'hui  il  est  difficile  de  trouver 
parmi  les  plus  illustres  champions  de  notre  intelliguenr 
iia  un  homme  qui  n'ait  pas  enduré  dans  le  courant  de 
sa  vie  des  persécutions  gouvernementales,  qui  n'ait  pas 
été  considéré  comme  malintentionné^  qui  n'ait  pas  eu  à 
subir  la  surveillance  de  la  police,  etc.  Dostoîevsky  fut 
un  vrai    martyr.  On   le  condamna  à  mort,   puis  il 
fut  gracié  et  envoyé  aux  travaux  [^forcés.  Cette  terrible 
vie   dans  le  monde  du   crime,   sous  l'autorité  illi- 
mitée de  chefs  que  personne  ne  contrôle  et  qui  sont 
plus  grossiers  que  les  forçats  eux-mêmes,  le  célèbre  ro- 
mancier la  décrivit  plus  tard  dans  la  Maison  morte\ 
mais  la  vie  réelle  avait  été  pire  encore  que  le  roman. 
Aux  travaux  forcés,  Dçstolevsky  fut  battu  de  verges  pour 
avoir  refusé  de  dénoncer  ses  camarades.  Cette  torture 
barbare  ébranla  les  nerfs  du  malheureux  artiste.  Après 
le  châtiment,  il  eut  un  accès  d'épilepsie,  maladie  dont 
il  souffrit  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours. 

Un  autre  écrivain  plus  célèbre  encore,  Alexandre  Her- 
tzen  fut  accusé  de  crimes  politiques.  Il  subit  plusieurs 
années  d'internement,  puis  émigra  et  tous  ses  biens  fu- 
rent confisqués. 

Tchemychevsky,  après  de  longues  années  de  travaux 
forcés,  en  passa  encore  plusieurs  dans  un  fort-poste 
perdu  de  Sibérie  sous  la  surveillance  sévère  des  gendar- 
mes qui  étaient  son  unique  société.  Aujourd'hui  seule- 
ment, après  vingt  ans  de  ce  martyre,  vieilli  par  lessouf- 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  273 


frances,  il  a  été  transféré  dans  un  lieu  d'exil  plus  doux, 
à  Astrakan. 

Chtchédrine  (Sàltykov)  fut  interné  par  mesure  admi- 
nistrative. 

Tourgueniev  subit  aussi  plusieurs  années  de  relégation 
dans  ses  terres  et  fut  pendanl  toute  sa  vie  considéré 
comme  suspect. 

Niekrassov,  mourant,  vit  les  policiers  fouiller  tous 
les  recoins  de  son  logis. 

Chez  Léon  Tolstoï,  on  a  encore  opéré  récemment 
une  perquisition... 

Ces  exemples,  on  pourrait  les  multiplier  à  Tinfini. 
Des  gens  comme  Ivan  Âksakov,  qui  publie  maintenant 
un  journal  slavophile  réactionnaire,  eurent  à  subir  la 
relégation  par  mesure  administrative.  Il  est  superflu, 
je  crois,  de  parler  de  l'arbitraire  sans  gène  aucune  avec 
lequel  le  gouvernement  intervient  constamment  dans 
la  vie  privée  des  gens  appartenant  à  Vintelligtuntia.  Il 
ne  peut  vraiment  pas  faire  d'exception  en  leur  faveur. 

Ainsi  par  exemple,  lorsque  les  premiers  slavophiles 
—  quelques-uns  étaient  des  gens  très  riches  et  apparte- 
naîentà  d'illustres  familles — (Khomiakov,  lesKireïevsky, 
Aksakov,  Kochelev, —  eurent,  sous  l'influence  de  leurs 
tendances  nationalistes,  la  fantaisie  de  revêtir  le  costume 
russe  et  de  laisser  pousser  leur  barbe,  le  gouverneur 
général  de  Moscou  leur  ordonna  par  l'intermédiaire  de 
la  police  de  raser  leur  barbe  et  de  reprendre  le  cos- 
tume européen. 

Toutes  ces  persécutions,  parfois  mesquinement  taqui- 
nes, parfois  terribles,  ne  pouvaient  certainementqu'exci- 
ter  l'esprit  d'opposition  de  la  classe  civilisée,  quoique 


274  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCULE 

assurément  cet  esprit  existât  avant  les  persécutions.  Si 
le^  idées  de  VhUelliguentia  avaient  pu  être  saines^  rai- 
sonnabieSy  vraies^  aux  yeux  du  gouvernement,  aucune 
persécution  n'eût  eu  certainement  lieu.  Elles  ne 
pouvaient  être  autres  que  ce  qu'elles  furent.  L'igno- 
rance, l'inconscience  avaient  engendré  l'ordre  de  cho- 
ses qui  régnait  en  Russie  à  l'aurore  de  ce  mouvement. 
En  se  développant,  en  devenant  consciente,  la  pen* 
sée  devait  infailliblement  travailler  à  la  destruc- 
tion de  ce  système  social,  d'autant  que  nous  subîmes 
l'influence  morale  de  l'Europe  à  l'heure  môme  où 
elle  était  entraînée  dans  le  grand  cataclysme  révolution- 
naire. Dès  qu'il  savait  lire,  le  Russe  était  livré  aux  en- 
seignements de  Voltaire  et  de  Rousseau.  Â  leur  école, 
il  puisait  une  doctrine  qui  sanctifiait  les  inspirations  de 
son  instinct  et  les  fortifiait  d'une  autorité  scienti* 
fique. 

Tel  fut  le  mode  de  développement  de  notre  intel- 
iliffuentia,  et  c'est  précisément  cette  idée  démocratique, 
i  cette  idée  d'opposition  qui  donne  son  originalité  à  notre 
/civilisation.  L'histoire  de  notre  civilisation,  c'est  l'his- 
toire de  cette  idée.  A  la  partie  de  notre  classe  instruite 
qui  en  est  imbue  appartiennent  presque  tous  les  grands 
hommes  de  notre  pays,  tous  les  talents,  presque  tout  c-e 
qui  laisse  après  soi  une  tradition,  tout  ce  qui  fait  des  pro- 
sélytes. Dispersée  dans  toutes  les  classes,  VintelliguenAa 
semble  composer  une  classe  particulière,  liée  par  une 
unité  spirituelle  et  morale,  l'unité  de  sa  mission  his- 
torique. Dans  toutes  les  classes,  Vintelliffuefiiia  joue  le 
rôle  d'une  sorte  de  ferment  qui,  dans  le  milieu  où  il  se 
trouve,  fait  naître  l'esprit  critique,  les  aspirations  à  la 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  27$ 

science^  à  la  justice.  Partout  son  r6Ie  est  purement 
révolutionnaire;  partout  elle  ronge  l'édifice  de  Tau- 
tocratie,  les  classes,  le  prestige  du  pouvoir;  partout 
elle  pose  en  première  ligne  les  droits  du  peuple  et  de  l'in- 
dividu. Peu  à  peu  l'idée  même  des  lumières  se  confond 
presque  entièrement  chez  nous  avec  l'idée  de  quelque 
chose  de  subversif,  et  réellement  pendant  tout  le  xix« 
siècle,  tous  les  complots  et  toutes  les  tentatives  de  per- 
turbations politiques  se  produisent  chez  nous  grAce  à 
l'initiative  de  Vintelliguentia^  et  cela  non  pas  au  nom 
des  intérêts  d'une  classe  mais  des  intérêts  du  peuple 
entier.  Gela  cause  même  souvent  un  semblant  de  con- 
tradiction dans  les  agissements  des  classes  supérieu- 
res, contradiction  que  le  comte  Rostoptchine  formula 
avec  autant  d'esprit  que  d'injustice  à  l'eccasion  de  l'é- 
meute des  Décembristes.  «  Je  comprends,  disait  le 
comte,  que  le  bourgeois  français  ait  accompli  la  Révo- 
lution pour  acquérir  des  droits^  mais  comment  com- 
prendre le  noble  russe  faisant  la  révolution  pour]  les 
perdre?  «La méprise  du  comte  et  le  mot  de  l'énigme, 
c'est  que  le  noble  qui  tentait  cette  révolution,  ce  n'é- 
tait pas  le  noble  resté  fidèle  à  sa  classe,  mais  celui  qui 
était  passé  aux  rangs  de  Yintclliguentia. 

En  fin  de  compte,  la  classe  éclairée,  avec  ses  ten- 
dances démocratiques  et  son  esprit  d'opposition,  est 
en  quelque  sorte  un  groupe  de  représentants  du  peu- 
ple vis-à-vis  du  gouvernement  et  des  classes  supé- 
rieures. Situation  étrange,  en  grande  partie  profon- 
dément tragique.  Les  membres  de  Vintelliguenlia  qui 
appartiennent,  comme  le  comte  Léon  Tolstoï,  à  la 
haute   aristocratie  éprouvent  une  affection   étrange^ 


-276  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

presque  physique  pour  le  vrai  peuple  travailleur  '/.... 
Gomme  Nicolas  Milioutine,  ils  se  jurent  de  détruire  le 
servage  parce  qu'eux-mêmes  ils  en  ont  involontairement 
abusé.  Tourgueniev,  gentilhomme  en  vue,  riche  pro- 
priétaire foncier  dont  la  mère  atteignait  à  la  férocité 
vis-à-vis  de  ses  serfs,  avait  prêté  le  serment  dAnnibal 
de  détruire  le  servage.  Hertzen,  héritier  d'un  riche 
patrimoine  peuplé  de  serfs,  déclare  avec  orgueil  que 

jamais  il   ne  voulut  trafiquer  d'êtres  humains Ce 

qu'ils  ont  de  plus  sacré,  c'est  le  bien  du  peuple,  la 
liberté  du  peuple,  leur  orgueil  est  de  servir  cette  cause. 
Pour  elle  ils  deviennent  ennemis  de  leurs  pères,  de 
leurs  frères,  de  leurs  proches  ;  ils  agissent  contre  leurs 
propres  intérêts.  Ce  petit  noyau  d'hommes  voit  les  for- 
ces du  gouvernement  dirigées  contre  lui.  Et  pour  lui, 
qu'a-t-il  ?  Pour  eux  ils  n'ont  que  la  conscience  de 
leur  mission  historique.  Le  peuple  n'est  pas  pour 
eux;  le  peuple  ne  les  connaît  pas,  et  eux  aussi  ils  con- 
naissent peu  le  peuple.  Il  est  vrai  que  Vintelliguentia 
faisait  des  efforts  gigantesques  pour  connaître  le 
[/  peuple  et  se  rapprocher  de  lui.  L'étude  du  peuple,  de 
ses  coutumes,  de  ses  chansons,  de  ses  légendes,  de  ses 
besoins,  a  depuis  longtemps  attiré  l'élite  des  forces 
de  Tm/éf/Z/yw^wr/a.  Plus  tard,  quand  "cette  classe  com- 
prit plus  nettement  sa  tâche  politique,  elle  tendit  avec 
la  même  énergie  à  l'union  avec  le  peuple.  Ces  efforts 
devaient  se  continuer  de  longues  années  avant  que  le 
peuple  commençât  à  comprendre  Vintelliguentia  età  agir 
un  peu  de  concert  avec  elle.  De  longues  années  elle  a 
lutté  au  nom  du  peuple^  sachant  pleinement  que  le  peu- 

1.  Confession,  page  45. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  277 

pie  ignorerait  même  jusqu'à  son  existence,  ne  ferait 
nulle  distinction  entre  elle  et  le  premier  venu  de  ceux 
qui  vivent  de  lui,  ne  bougerait  pas  le  bout  du  doigt  pour 
la  défendre  ou  la  soutenir.  Les  ennemis  àeVintelliguen- 
iia  lui  criaient  dès  le  début  :  «  Vous  n'avez  nulle  part  de 
soutien,  vous  êtes  un  fait  anormal  en  Russie,  une  im- 
portation venue  d'on  ne  sait  où.  »  S'il  refusait  de  re- 
connaître la  justesse  de  ce  dire,  Thomme  éclairé  sen- 
tait pourtant  lui-même  que,  pendant  de  longues,  de  très 
longues  années  encore,  son  rôle  serait  le  rôle  d'un  mar- 
tyr. Il  se  disait  : 

Peut-être,  comment  le  savoir?  Mon  sang  sera-t-il 

la  goutte  qui,  tombant,  pareille  au  plomb  ardent, 

éveillera  de  son  sommeil  la  conscience  du  peuple, 

et,  se  voyant  avec  effroi  en  face  du  spectre  d*un  des  siens, 

cette  fois,  la  conscience  du  peuple  comprendra 

quelles  horreurs  elle  laisse  commettre  ^  ? 

Beaucoup  moururent  avec  cette  seule  consolation. 

Et  pourtant  dans  une  pareille  situation  notre  classe 
ne  chancela  jamais  dans  sa  foi  illimitée  en  sa  mis- 
sion historique  qui  a  pour  but  la  transformation  com- 
plète de  la  Russie  ;  elle  ne  douta  jamais  de  ses  for- 
ces pour  l'accomplissement  de  cette  mission.  Par- 
fois, après  des  échecs  particulièrement  sensibles,  elle 
tombe  dans  le  découragement,  dans  le  désenchante- 
ment, comme  il  advint  après  le  14  décembre  1825,  à  la 
fin  du  règne  de  Nicolas  I*'  et  pendant  les  années  qui 
suivirent  l'émancipation  des  paysans  et  marquèrent 
le  début  de  la  période  de  réaction  du  règne  d'Alexan- 

i.  TcHiiRT,  D'au  delà  les  barreaux. 


1278  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


dre  II.  Ces  moments  de  découragement  passent  bien 
vite  et  font  place  de  nouveau  à  une  foi  fanatique 
dans  la  mission  historique  qui  lui  incombe.  Cette 
'foi  rappelle  par  son  intensité  la  foi  de^remiers  chré- 
tien^ qui,  même  au  milieu  des  flammes^~3ês^ bûchers 
qui  consumèrent  presque  tous  leurs  coreligionnaires, 
ne  doutaient  pas  du  triomphe  de  la  Grâce  divine. 
En  peignant  la  lamentable  décadence  de  la  Russie 
au  temps  de  sa  jeunesse,  Alexandre  Hertzen  écrivait: 
«  Le  niveau  moral  de  la  société  s'était  abaissé,  le  dé- 
veloppement était  interrompu,  tout  ce  qu'il  y  av«ût 

d^avancé,  d'énergique  avait  été  effacé  de  la  vie 

l'immense  monde  paysan  se  taisait  indifférent.  »  Af- 
freuse situation,  n'est-ce  pas  7  Mais  ne  pensez  pas  que 
la  Russie  marchait  à  sa  perte.  «  La  Russie  de  l'avenir ^ 
reprend  Hertzen,  c'étaient  quelques  adolescents,  à  peine 
sortis  de  l'enfance,  si  insignifiants,  si  peu  remarqués 
qu'ils  pouvaient  aisément  tenir  entre  la  semelle  des 
bottes  de  l'autocrate  et  la  terre.  —  C'est  en  eux  qu'é- 
tait l'héritage  du  14  décembre,  l'héritage  de  la  science 
universelle  et  d'une  Russie  purement  populaire  *.  » 

Michel  Mikhaîlov,  un  de  nos  pi  us  remarquables  poètes, 
au  moment  où  on  l'envoyait  aux  travaux  forcés  *, 
en  1861,  répondait  à  l'adresse  de  condoléance  des  étu- 
diants : 

...  Jusque  dans  les  ténèbres  de  la  réclusion 
Je  conserverai  saintement  dans  mon  cœur 

1.  L'Étoile  polaire,  VU  et  V. 

2.  Il  y  mourut  bientôt  à  cause,  dit-on,  de  Tébranlement  produit 
en  lui  par  les  châtiments  corporels  qu'on  lui  infligea. 


LE  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  279 

Ma  foi  souverame 
Dans  la  jeune  génération. 

La  foi  la  plus  ardente  de  cet  homme  qui  règle  ses 
comptes  avec  la  vie,  —  c'est  la  foi  dans  la  jeune  géné- 

fj^on  qui  porte  en  elle  Tidée  civilisatrice  ! 
La  propagande  de  Dmitri  Pissarev  est  plus  caracté- 
ristique encore.  Ce  jeune  publiciste,  doué  de  capacités 
géniales,  eut  quelque  temps  une  immense  influence 
en  Russie.  Pendant  sa  longue  réclusion  dans  la  forte- 
resse de  Pierre  et  Paul,  il  écrivit  de  cette  prison  des  ar- 
ticles pour  la  revue,  La  parole  russCy  qui  en  firent, 
durant  plusieurs  années,  Toracle  de  la  jeunesse  éclai- 
rée. Quel  enseignement  donnait-il  à  la  Russie?  Cons- 
tamment il  signalait  les  défauts  de  la  vie  russe.  En 
Russie  presque  tout  est  mauvais,  presque  tout  doit  être 
modifié,  et  en  même  temps,  hors  deVintelliguentia^ii 
n'y  a  aucune  force  vitale  et  capable  de  créer.  C'est  à 
Vintelliguentia  de  tout  faire.  Elle  transformera  les 
mœurs,  elle  implantera  la  civilisation,  elle  réformera 
les  institutions,  elle  développera  les  forces  productives 
du  pays.  La  Russie  est  aux  yeux  de  Pissarev  une  sorte 
de  masse  inerte,  un  corps  sans  vie  dont  toute  la  force 
consiste  en  son  âme,  Vintelliguentia.  Il  est  vrai  qu'il 
n'y  a  pas  eu  en  Russie  un  second  admirateur  de  la 
classe  éclairée  aussi  chaud  que  le  fut  Pissarev,  et  que 
son  mépris  pour  le  peuple  ne  tarda  pas  à  renverser  le 
trône  de  cet  oracle.  Cependant,  pendant  des  années,  des 
milliers  d'âmes  l'admirèrent,  le  considérèrent  comme 
leur  maître  et  naturellement  trouvèrent  en  lui  quelque 
chose  qui  correspondait  à  leurs  propres  idées.  Cette 


1 


280  LA  RUSSIE  POLITIQUB  BT  SOCIALE 

même  foi  illimitée  dans  leur  force,  on  la  retrouve  plus 
tard  chez  les  révolutionnaires  russes.  Souvent  ils  se  pro- 
posent des  plans  que  du  premier  coup  d'œil  on  juge  ir- 
réalisables. G*est  que  la  conscience  de  sa  force  parle 
haut  dans  l'âme  de  Thomme  de  Vintelliguentia  et  rend 
pour  lui  très  relative  la  notion  de  Timpossible.  Ici  le 
souvenir  très  vivant  d'un  des  plus  sympathiques  compa- 
gnons de  ma  jeunesse  sHmpose  à  ma  mémoire. 

Durant  sa  longue  réclusion,  D.  se  révoltait  constam- 
ment, exigeant  des  chefs  les  faveurs  les  plus  illégales, 
la  permission  pour  les  détenus  soumis  au  régime  cellu- 
laire de  causer  entre  eux  et  de  se  promener  ensemble, 
par  exemple.  —  Il  faut  protester,  répétait-il.  —  Mais 
que  peux-tu  faire?  lui  répliquaient  ses  camarades  plus 
raisonnables,  n'oublie  pas  que  tu  es  sous  les  verrous, 
entouré  de  grilles,  gardé  par  des  soldats.  Où  trouve- 
ras-tu la  force  sans  laquelle  tu  ne  peux  forcer  les  chefs 
à  t'obéir?...  — .Où  est  la  force?  En  moi,  en  toi...  Moi^ 
je  suis  la  force! —  Cher  ami, cette  force  ne  peut  rien  : 
on  la  brisera  en  une  minute!...  —  On  la  brisera?  Eh 
bien  !  qu'on  la  brise  d'abord  !  Qu'on  essaie  ! 

En  1878,  j'eus  l'occasion  de  faire  la  connaissance  de 
^InsieuTS  terroristes  comme  on  les  appelait  alors.  Je 
ne  connaissais  pas  encore  ce  type  et  questionnai  avec 
curiosité  l'un  d'eux,  Ivitchévitch,  sur  leurs  plans.  —  11 
est  douteux,  —  je  risquai  cette  observation,  —  qu'on 
puisse  rassembler  une  force  suffisante  pour  renverser  le 
gouvernement.  Pour  cela  il  faudrait  un  complot  trop 
étendu.  —On peut  forcer  le  gouvernement  à  faire  des 
concessions^  alors  qu'on  n'aurait  pas  la  force  de  le  ren- 
verser, répliqua  mon  interlocuteur.  —  Quel  est  donc 


r 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  281 


votre  plan  ?  —  Nous  le  châtierons  pour  chacun  de  ses 
forfaits.  Nous  le  terroriserons  et  nous  l'obligerons 
à  respecter  les  droits  de  Thomme.  —  Mais  espérez- 
vous  vraiment  effrayer  le  gouvernement?  Oubliez-vous 
qu'il  a  à  sa  disposition  la  police,  l'armée,  d'énormes 
moyens  de  défense.  Lui  aussi  il  pendra,  il  fouillera,  et 
il  vous  exterminera  tous  plus  vite  que  vous  ne  le  ferez 
de  ses  serviteurs.  —  Pour  cela  il  faudra  voir. 

C'était  un  gaillard  robuste,  solide,  gai,  d'une  bra- 
voure illimitée.  Â  la  guerre  il  aurait  fait  des  prodiges. 
Un  an  plus  tard,  il  fut  blessé  mortellement  dans  une 
lutte  désespérée  avec  les  gendarmes  \     > 

Que  signifie  cette  foi  illimitée  en  sa  force?  N'est-ce 
pas  une  manifestation  de  folie,  comme  le  disent  nos 
réactionnaires?  Non  pas,  la  vie  réelle,  du  moins  la  vie 
russe,  prouve  souvent  à  la  stupéfaction  générale  que 
l'individu  isolé,  muré  dans  un  cachot,  est  en  effet  une 
force.  Dans  les  prisons  russes,  les  détenus  politiques, 
constamment  exposés  à  être  jetés  au  cachot,  se  fai- 
sant rouer  de  coups,  prêts  à  périr  d'anévrisme  ou  de 
phthisie,  parvenaient  parfois  à  lasser  les  chefs  par  cette 
lutte  incessante,  les  amenaient  à  douter  du  succès  et  à 
leur  laisser  faire  tout  ce  qu'ils  voulaient.  Ce  qui  se  passe 
dans  les  prisons  se  passe  aussi  parfois  dans  la  politique. 
Celui  qui  connaît  la  Russie,  celui  qui*  sait  combien  l'ac- 

1.  Je  remarquerai  ici  que  Tidée  de  terroriser  le  gouyernement 
existait  antérieurement  à  la  formation  en  1879  du  parti  de  la  Volonté 
du  peuple  dont  le  plan  est  tout  autre.  Il  se  propose  pour  but  de 
renverser  le  gouyernement  par  un  grand  complot.  Les  gens  peu 
familiers  ayec  la  question  confondent  ordinairement  ces  deux 
mouyements,  et  appellent  à  tort  terroristes  les  membres  du  parti 
de  la  Volonté  du  peuple. 


282  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


tion  de  Vintelliguentia  se  manifeste  dans  la  vie  natio- 
nale, celui-ld  ne  peut  hésiter  à  reconnaître  que  cette 
confiance  en  soi-même  de  la  classe  éclairée  est  le  ré- 
sultat de  son  expérience  historique.  L'importance  da 
rôle  de  l'homme  de  Vintelliguentia  dans  notre  histoire 
fut  souvent  immenseet  justifie  entièrement  Texclamation 
de  Niekrassov  : 

Essaie- le,    doute  de  ses  héros  de  l'époque  préhisloriquey 
quand,  de  nos  jours  aussi,  deux,  trois  liommes 
portent  sur  leurs  épaules  toute  une  génération. 

Cette  foi  s'enracina  inébranlablement  dans  l'esprit  delà 
classe  éclairée.  Certes,  si  héroïques  que  fussent  certains 
de  ses  membres,  ce  ne  sont  pas  leurs  capacités  qui  firent 
naître  cette  confiance  de  Vintelliguentia  en  sa  force  : 
c'est  la  conscience  plus  ou  moins  nette  de  ce  fait  histo- 
;  rique  que  Vintelliguentia^  même  incomprise  par  le  peu- 
ple, est  instrument  des  lois  organiques  de  croissance 
du  pays  entier,  ce  qui  assure  la  persistance  de  sa  vitalité. 
•  Ce  mode  de  croissance  a  deux  côtés  essentiels  :  le 
développement  de  l'individu,  le  développement  des 
forces  populaires.  Tous  deux  conduisent  par  leurs  consé* 
quences  logiques  à  la  ruine  de  la  monarchie  et  des 
classes  supérieures  contemporaines.  Telle  est  la  marche 
que  suit  le  déveleppement  du  pays  :  c'est  précisément 
ainsi  qu'il  se  reflète  dans  la  pensée  de  la  classe  éclairée 
et  y  produit  deux  courants  principaux,  qui  s'y  font 
constamment  sentir.  . 

Ces  deux  courants  demeurent  le  plus  souvent  sans 
démarcation  tranchée  entre  eux  et  n'entrent  presque 
jamais  en  lutte,   mais  chacun  d'eux  communique  sa 


LB  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  283 

couleur  propre  aux  fractions  diverses  de  Vintelliguenlia. 
Nous  avons  déjà  vu  Dmitri  Pissarev,  le  représentant  le 
plus  accentué  d'un  de  ces  courants,  celui  qui  pousse  au 
développement  de  l'individu,  qui  a  surtout  foi  dans  Tin- 
dividu  et  par  conséquent  dans  ce  qui  est  sa  principale 
force  :  dans  la  science,  dans  le  perfectionnement  moral. 
Cette  même  tendance  sous  d'autres  formes  se  manifesta 
plus  tard  dans  ce  qu'on  appela  les  socialistes  propagan- 
distes. C'est  elle  aussi  qui  se  manifeste  dans  la  plupart 
des  cas  chez  nos  libéraux.  L'autre  tendance  s'est  mani- 
festée chez  les  ^lavophiles,  chez  beaucoup  de  nos  plus 
célèbres  publicistes  comme  Dobrolioubov,  dans  une 
fraction  considérable  du  parti  révolutionnaire,  nos  dé* 
mocrates  par  exemple,  {narodniks).  Ils  donnaient  une 
importance    prédominante  au   développement   de  )a 
masse  populaire,  à  la  confiance  dans  la  force  de  ce  dé- 
veloppement.   Ces  deux  courants  principaux  se  mêlent 
ordinairement  à  des  doses  diverses  dans  notre  inlelli- 
guentia  :  parfois  ils  se  confondent  dans  un  ensemble 
harmonique  chez  les  représentants  de  génie  de  notre 
mouvement  intellectuel.  II  en  fut  par  exemple  ainsi  chez 
Alexandre  Hertzen.  Dans   tous  les  cas,  d'ailleurs,   le 
développement  des  diverses  fractions  de  notre  classe 
éclairée   a  sa  base  dans  les  différentes  manifestations 
de  la  marche  du  développement  de  la  Russie.  G*est  de 
là  que  proviennedt  la  force  et  l'indestructibilité  de  Vin- 
telliguentia  et  aussi  la  confiance  qu'elle  a  en  ses  pro- 
pres forces.  C'est  de  là  également  peut-être  que  pro- 
vient en  partie  son  idéalisme. 

C'est  un  trait  sur  lequel  il  m'est  impossible  de  ne  pas 
insister.  Notre  classe  éclairée  fait  constamment  preuve 


284  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

d'un  tel  idéalisme,  d'une  telle  tendance  yers  Yidéai 
absolu  du  bien  et  du  juste,  qu'elle  se  met  en  lutte  ou- 
verte avec  la  réalité.  Cet  idéalisme,  qui  donna  à  notre 
intelliguentia  une  ferveur  presque  religieuse,  doit  pro- 
bablement avoir  pour  base  la  conscience  plus  ou  moins 
confuse  que  le  mouvement  se  développe  conjointement 
avec  le  développement  du  pays  lui-même,  d'après  un 
plan  assez  grand  pour  faire  naître  l'idée  de  quelque 
chose  d'absolu  qui  engloutit  l'homme  tout  entier  dans 
son  idéal. 

Cet  idéalisme  est  aussi  la  conséquence  de  l'insuffisance 
et  delà  faiblesse  du  régime  actuel.  Ce  régime  n'inspire 
ni  respect  ni  peur  ;  il  produit  évidemment  l'impression 
d'une  tentative  avortée,  qui  n'est  bonne  à  rien  et  qui, 
en  conséquence,  doit  être  non  pas  modifiée  mais  refaite 
à  nouveau  de  la  cime  à  la  base.  L'Européen  est  sous  ce 
rapport  beaucoup  plus  circonspect,  plus  raisonnable, 
moins  libre.  Il  ne  peul  se  soustraire  à  l'influence  du 
fait  existant.  Chez  nous,  au  contraire,  le  respect  du  fait 
existant  est  presque  ignoré  :  cela  provient,  sans  nul 
doute,  de  ce  que  chez  nous  le  fait  historique  lui-même 
est  peu  durable  et  contient  en  soi  beaucoup  de  circons- 
tances pour  ainsi  dire  fortuites.  Nos  institutions  d*Etat. 
nos  lois  sont  nées  sous  l'influence  d'une  trop  infime  partie 
de  la  population.  Elles  sont  donc  pour  la  plupart  privées 
de  la  sanction  de  l'opinion  publique.  Tfès  souvent  même, 
elles  se  formèrent  en  pleine  contradiction  avec  les  be- 
soins, les  instincts  et  les  désirs  de  la  majorité.  Voilà 
pourquoi  nos  lois  et  nos  institutions  sont  loin  d'a- 
voir un  prestige  capable  d'imposer  au  vol  hardi  de  la 
pensée  humaine.  Ne  respectant  pas  les  institutions,  ne 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  285 


ressentant  aucune  peur  devant  elles,  Tindividu  se  sent 
naturellement  plus  indépendant,  plus  apte  à  réaliser 
tout  ce  qu'il  veut.  Il  ne  comprend  pas  bien  pourquoi 
c'est  lui  qui  doit  se  soumettre  à  Thistoire  et  non  Thistoire 
à  lui.  Alors  pour  l'être  intelligent  et  raffiné,  c*est 
sa  propre  logique  et  son  propre  sentiment  moral  qui 
deviennent  les  principaux  mobiles  du  bien  et  du  vrai. 
La  tradition,  le  pouvoir  peuvent  agir  par  le  crayon*  du 
censeur,  par  la  hache,  par  la  baïonnette,  ils  ne  peuvent 
enchaîner  intérieurement  l'individu  çt  celui-ci  pousse 
tout  naturellement,  jusqu'à  leurs  extrêmes  déductions 
logiques,  et  ses  négations  et  ses  aspirations  idéales. 

A  cause  même  de  cette  indépendance  de  volition, 
l'homme  de  notre  intelligueniia  cherche  toujours  une 
base  morale  à  sa  philosophie  politique  et  sociale.  Nulle 
part,  l'on  ne  s'occupe  davantage  de  questions  morales 
qu'en  Russie.  Tout  ce  qui  concerne  le  rôle  de  l'individu 
dans  l'histoire,  le  libre  arbitre,  la  responsabilité  des 
criminels,  la  nature  de  la  morale,  etc.  —  est  chez  nous 
question  aussi  brûlante  que  les  questions  politiques 
et  économiques.  Elles  le  sont  même  beaucoup  plus,  ce 
sont  elles  qui  excitent  le  plus  de  passion,  le  plus  de  dis* 
eussions,  d'enthousiasme,  de  haine. 

C'est  une  chose  très  remarquable  que  notre  injelli- 
.guentia  qui  semble  complètement  séparée  de  la  masse 
du  peuple,  lui  ressemble  par  là  tout  au  contraire  si 
profondément.  Notre  paysan  illettré,  qui  croit  que  la 
terre  repose  sur  trois  baleines,  est  grand  philosophe  sur 
les  questions  morales.  Ses  contes,  ses  ballades,  ses  chants 
analysent  ces  questions  d'une  manière  si  détaillée,  si 
poétique,  parfois  avec  tant  de  profondeur,  qu'il  est  évi- 


286  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

'  dent  qu'il  y  met  toute  son  Ame.  Nos  sectes  par  leur 
façon  de  considérer  les  questions  morales  se  rappro- 
chent encore  plus  de  la  classe  éclairée.  Chercher  la  vé- 
rité, chercher  la  vraie  foi  est  une  idée  si  naturelle  aui 
yeux  de  notre  peuple  que  nos  socialistes  s'en  sont  par- 
fois servis.  Un  homme  qui  ne  travaille  pas,  qui  est  tout 
à  fait  étranger  au  pays,  étonne  dans  un  village,  me  di- 
sait "Rogatchev  *.  —  De  quoi  t'occupes-tu?  demande  à  cet 
intrus  le  paysan.  Pourquoi  es-tu  venu  ici?  —  Je  cherche 
la  vraie  foi,  répoAdait  Rogatchev,  et  cela  suffisait.  11  se 
pouvait  que  dans  les  environs  une  secte  quelconque  se 
cachât,  avec  laquelle  l'arrivant  désirait  entrer  en  rap- 
ports, ou  bien  il  venait  peut-être  consulter  tout  simple- 
ment un  homme  pieux.  Puis  la  foi  ne  signifie  pas  tou- 
jours chez  les  sectaires  la  re%îon.  C'est  tout  simplement 
une  idée  assez  large  pour  nous  expliquer  l'univers  et  la 
place  qu'y  occupe  l'homme,  ainsi  que  ses  sentiments, 

.  ses  tendances  et  les  questions  qu'il  se  pose  sur  le  bien 
et  le  mal.  L'expression  favorite  de  Vintelliguentia^  phi- 
losophie générale  {obchtchéémirossozertsanîé)  a  la  même 
acception.  Sans  cette  philosophie  générale^  l'homme 
éclairé  ne  fait  pas  un  pas.  Il  ne  lui  suffit  pas  d'avoir  un 
programmepolitique,  une  théorie  sociale  :il  doittrouver 
dans  ce  programme  et  cette  théorie  une  place  pour  /ut, 
pour  sa  personnalité,  pour  ses  sentiments,  pour  sa 
conscience.  Il  doit  comprendre  comment  sa  personna- 
lité se  relie  à  l'ensemble,  à  la  société,  à  l'univers  entier. 
Ce  sont  ces  questions  qui  composent  ce  que  chez  nous 
on  désigne  sous  le  nom  de  questions  sociales. 

1.  Un  de  DOS  propagandistes  les  plus  connus. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  287 

Idée  qui  certainement  n*est  nullement  positiviste, 
quoique  les  Russes  aiment  à  se  donner  le  nom  de  po- 
sitivistes, réalistes,  matérialistes,  etc.  Les  Russes  sont,  il 
me  semble,  encore  trop  jeunes,  trop  pleins  d'une  force 
historique  vivace,pour pouvoirêtre  positivistes.  Involon- 
tairement, ils  fom  une  religion  de  toute  théorie  très 
positive  en  apparence.  Notre  mouvement  civilisateur 
est  par  cela  même  réellement  capable  de  produire  sur 
la  société  la  profonde  et  vaste  action  des  mouvements 
religieux.  Il  pénètre  dans  toute  la  vie  sociale,  modifie 
\%^  plus  intimes  rapports  de  l'individu,  comme  par 
exemple  ceux  de  l'homme  et  de  la  femme,  des  parents 
envers  leurs  enfants,  les  rapports  entre  camarades,  etc., 
et  préparent  de  cette  manière  pour  la  réforme  sociale 
une  base  infiniment  large,  composée  de  ces  menus  rap- 
ports en  apparence  purement  personnels. 

Quelles  sont  donc  les  idées  morales  de  Vintelli- 
guentia?  Les  a-t-elle  trouvées  ou  les  cherche- t-elle 
encore?  11  me  semble  que  là  on  ne  cherche  ordinaire- 
ment qu'une  formule  précise.  Le  sentiment,  mais  va- 
gue et  confus,  existe  chez  nous  depuis  longtemps.  Quoi 
qu'U  en  soit,  chez  notre  intelliguentia^  ces  idées  sont 
très  nettement  définies.  Elle  fonde  sa  morale  sur  le  déve- 
loppement le  plus  complet  de  l'individu  ;  elle  prdsume 
que  plus  l'individu  est  développé,  plus  ses  intérêts  s'é- 
largissent. Or  l'intérêt  le  plus  large,  c'est  l'intérêt  social. 
Dès  lors  l'individu  en  se  développant  se  pénètre  de  plus 
en  plus  des  intérêts  de  la  société  comme  s'ils  étaient  les 
siens  propres.  L'individu  arrive  ainsi  à  posséder  la  vraie 
morale.  Ce  n'est  pas  la  moralité  vulgaire  de  la  loi  faite 
de  formes  et  de  contraintes.  VYiomm^A^Vintelliguentia 


2A8  LA  RUSSIB  POLIT(QUE  ET  SOCIALE 


méprise  profondément  cette  morale.  Nos  artistes  savent 
trouver  Y  étincelle  divine  même  chez  les  criminels  en  ap- 
parence les  plus  endurcis  :  ils  la  recherchent  avec  une 
sollicitude  particulière.  Chez  Dostoïevsky,  par  exemple, 
Svidrigaïlov  est  à  la  fois  un  meurtrier  et  un  homme 
bassement  dépravé.  Pourtant  au  moment  où  il  se  loge 
une  balle  dans  la  tète,  vous  ressentez  pour  lui  plutôt  de 
la  commisération  que  du  mépris,  et  involontairement 
vous  vous  demandez  pourquoi  cette  force  morale  n  a  pas 
été  employée  au  bien  ?  Au  contraire,  dans  nos  œuvres  lit- 
téraires, rhommequi  obéit  à  la  morale  conventionnelle 
est  toujours  un  type  d'une  parfaite  trivialité.  Chez  lui, 
notre  artiste  ne  peut  trouver  rien  de  bon,  rien  qui  n'ex- 
cite en  lui  le  dégoût.  Je  me  souviens  d'un  personnage 
de  George  Sand  qui  répète  continuellement  :  Rien  d'il- 
légal, c'est  mon  principe.  Ce  personnage  prend  part  à 
l'enlèvement  d'un  enfant  à  sa  mère,  mais  parfois  il  ins- 
pire quelque  sympathie.  Pour  un  écrivain  russe,  le  type 
est  inadmissible.  Si  encore  ce  personnage  avait  enlevé 
l'enfant  par  intérêt,  par  haine,  s'il  ne  s'occupait  pas  du 
légal  et  de  Yillégal  au  moment  où  il  risque  les  galères, 
l'artiste  russe  aurait  pu  lui  pardonner,  découvrir  en  lui 
quelque  chose  d'humain,  croire  en  son  repentir  pos- 
sible. Avec  rien  dUllégal  pour  principe,  jamais  I  Cette 
formule  seule  prouve  déjà  à  notre  artiste  que  selon  les 
idées  russes  il  a  devant  lui  un  homme  profondément 
perverti.  C'est  facile  à  comprendre  :  la  moralité  réside 
dans  la  tendance  intérieure  au  bien,  sans  dépendance 
aucune  avec  ce  que  la  loi  exige  ou  n'exige  pas.    Si 
l'homme  cherche  dans  la  loi  une  règle  pour  sa  morale, 
cela  signifie  que  lui-même  il  n'a  aucune  moralité,  c'est- 


r 


LB  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  289 

&-dire  en  d'autres  termes,    qu'il  n'est  pas  même  un 
homme,  qu'A  n'est  qu'en  apparence  un  être  humain. 
Voilà  les  idées. 

La  moralité,  c'est  une  tendance  intérieure  au 
bien,  un  désir  d'être  utile,  un  besoin  de  voir 
autour  de  soi  les  hommes  heureux.  C'est  l'idée  de 
notre  intelliguentia^  idée  commune  à  des  gens  d'opi- 
nions tout  opposées.  Dans  cette  moralité,  notre  iniellù 
guentia  semble  chercher  le  moyen  d'accorder  les  exi- 
gences du  bien  public  avec  une  liberté  individuelle 
sans  limites.  L'idéal  de  la  morale  —  c'est  tétat  immé- 
diaij  comme  on  dit  chez  nous,  c'est-à-dire  un  état  moral 
donné  dans  lequel  l'individu  fait  le  bien,  sans  même  le 
remarquer,  sans  aucun  effort  de  sa  part.  Ce  point  de 
vue,  fut-il  revêtu  de  l'habit  noir  de  l'utilitarisme  de  Ben- 
tham  ou  de  la  camisole  d'aliénés  de  Dostoîevsky,  semble 
être  une  base  fondamentale,  générale,  de  la  philoso- 
phie des  classes  éclairées.  Il  est  évident  que  cette  idée 
est  capable  de  relier  les  questions  politiques  et  les  ques- 
tions de  morale  en  un  ensemble  indivisible.  Elle  intro- 
duit la  politique  dans  la  région  de  la  morale  et  fait  de 
la  morale  une  sorte  de  contrôleur  de  notre  activité  po- 
litique. 

Je  suis  forcément  obligé,  tant  le  sujet  de  ce  livre  est 
complexe,  demebomer  à  cette  caractéristique  à  grands 
traits,  sans  entrer  dens  Texamen  détaillé  des  modifica- 
tions que  subissent  les  tendances  de  Vintelliguentia 
dans  ses  diverses  fractions. 

J'ai  établi  déjà  que  notre  classe  éclairée  n'a  pas  une 
tendance  entièrement  homogène.  A  la  source  de  diver- 
gences, dont  je  viens  de  m'occuper,  s'ajoute  encore 

i9 


290  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

l'influence  des  idées  de  classe  qui,  par  certains  pen- 
chants, troublent  la  pureté  de  l'idée  civilisatrice  géné- 
rale. Ainsi,  par  exemple,  nous  avons  des  partisans  mo* 
dérés  de  la  noblesse,  comme  le  célèbre  poète  Pouch- 
kine, ou  certains  publicistes  appartenant  au  parti  sla- 
vophile,  comme  Kochelev  ou  le  prince  Vassiltchikov. 
De  même,  dans  Yintelliguentia^  une  tendance  reli- 
gieuse se  fait  parfois  jour,  comme  chez  Dostoïevsky  ou 
bien  chez  le  comte  Léon  Tolstoï  :  et  cela  quand  Vintelli- 
guentia  est  d'ensemble  irréligieuse  et  libre-penseuse. 

Avec  une  force  aussi  grande  les  idées  européennes  se 
frayent  un  passage  chez  nous  :  celles  de  la  France,  de 
rAllemagne,  de  TAngleteiTe.  Ainsi,  on  peut  rencontrer 
en  Russie  des  anglomanes  partisans  de  la  constitution 
aristocratico-libérale  de  l'Angleterre,  et  des  anarchistes, 
quoique  les  conditions  de  fait  ne  fournissent  chez  nous 
aucun  terrain  favorable  au  développement  tant  de  Tun 
que  de  l'autre  de  ces  partis.  Toutes  ces  sources  de  di- 
vergences produisent  des  résultats  d'autant  plus  mar- 
quants que  le  Russe  intelligent  est  toujours  un  théo- 
ricien déterminé  qui  poursuit  l'idée  qu'il  a  acceptée 
jusque  dans  ses  plus  extrêmes  déductions  logiques. 

Néanmoins,  le  fond  général  de  l'idée  civilisatrice  ap- 
paraît nettement  à  travers  toute  cette  diversité.  Dos- 
toïevsky, par  exemple,  fut  par  ses  liaisons  politiques 
réactionnaire  et  clérical^  si  l'on  peut  appliquer  ces 
expressions  aux  choses  russes.  Pourtant  il  ne  fut  pas 
orthodoxe  :  il  devint  une  sorte  de  sectaire  fanatique 
qui,  peut-être  à  son  insu,  produisait  dans  les  idées  une 
révolution  beaucoup  plus  grande  que  ne  le  font  beau- 
coup d'autres  qui  se  considèrent  comme  révolution- 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  291 


naires.  Dostoïevsky  descend  dans  les  profondeurs  du 
bagne,  dans  les  maisons  de  tolérance, .  dans  les  plus 
affreux  abîmes  du  vice  et  de  l'inforlune.  Il  recherche 
l'égalité  des  hommes  là  où  il  est  le  plus  difficile  de 
l'imaginer  ;  il  montre  combien  sont  relatives  les  notions 
conventionnelles  du  moral  et  de  Timmoral  et  pose  de- 
vant nous  avec  une  terrible  évidence  la  fatale  question 
de  la  responsabilité  du  crime  et  de  la  vertu.  Et  quelle 
chaude  compassion  pour  tout  ce  qui  est  opprimé  et  hu- 
milié, quelle  foi  dans  Thomme  du  peuple  qui,  s&ns  pa- 
raître nulle  part,  est  partout  dans  ses  romans  l'inébran- 
lable support  de  la  société  !  Dostoïevsky  était  l'ennemi 
politique  des  théories  socialistes  et  révolutionnaires,  non 
pas,  je  crois,  parce  qu'elles  tendent  à  la  domination  des 
masses  et  à  l'affranchissement  de  l'individu,  mais 
parce  que,  selon  lui,  elles  sont  incapables  de  procu- 
rer cet  affranchissement.  Il  prêchait  son  christia- 
nisme nébuleux  et  mystique  comme  la  seule  doc- 
trine capable  d'inaugurer  sur  la  terre  le  règne  de  la 
liberté,  de  l'égalité  et  de  la  fraternité. 

Le  comte  Léon  Tolstoï  se  donne  aussi  le  nom  de 
chrétien.  Il  se  prononce  contre  la  résolution  dans  sa  fa- 
meuse thèse  sur  la  non  résistance  au  mal. Mais  son  chris- 
tianisme n'est  que  nominal.  Il  renie  toutes  les  autorités 
du  christianisme;  il  marche  ouvertement  contre  l'Eglise, 
et  toute  sa  doctrine  aboutit  à  cette  conclusion  que 
Thomme  ne  peut  être  heureux  et  vivre  conformément  à 
sa  nature,  que  s'il  ne  vit  pas  pour  lui  seul,  de  sa  vie  per- 
sonnelle, mais  de  la  vie  de  l'humanité  entière.  Quant 
à  la  non  résistance  au  mal,  cette  thèse  est  si  illogique 
chez  Tolstoï,  si  peu  conforme  au  reste  de  sa  doctrine, 


292  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

qu'il  est  même  permis  de  croire  que  ce  n'est  qu'une 
habileiéàix  nouveau  Maître,  comme  celle  des  premiers 
chrétiens.  Eux  aussi,  ils  ne  résistèrent  pas  ouvertement 
jusqu  au  temps  où  ils  acquirent  une  force  suffisante 
pour  triompher.  Onraconte  pourtant  que  le  comte  Tolstoï 
lui-même  n'a  pas  la  force  de  rester  conséquent  avec 
cette  thèse.  Un  jour,  il  démontrait  chaleureusement 
qu'on  ne  doit  pas  employer  la  force,  fût-ce  même  pour 
défendre  quelqu'un  contre  la  violence...  —  Et  si  sous 
vos  yeux  on  violait  une  femme...  que  feriez- vous  ?  de- 
manda un  des  interlocuteurs.  Le  comte  fut  tout  décon- 
certé et  reconnut  dans  son  trouble  qu'en  ce  cas  il  était 
permis  d'opposer  la  force  à  la  violence...  De  l'esprit  dé- 
mocratique de  Tolstoï,  de  sa  persistance  à  croire  que  ce 
n'est  que  parmi  le  peuple  travailleur  qu'on  peut  trou- 
ver l'homme  vrai,  il  est  même  superflu  de  parler.  Le 
comte  a  plus  d'une  fois  écrit  lui-même  sur  ce  sujet 
de  la  manière  la  plus  claire. 

On  retrouve  chez  un  grand  nombre  d'écrivains  et 
d'hommes  d'action  de  la  Russie,  ces  principes  purement 
révolutionnaires  admis  comme  fondement  de  leur  phi- 
losophie générale  -par  des  gens  qui  ne  se  considèrent 
pas  eux-mêmes,  et  que  personne  ne  considère  comme 
faisant  partie  du  camp  des  révolutionnaires;  qui  parfois 
se  trouvent  même  dans  les  rangs  des  adversaires  de  ces 
derniers. 

Un  de  nos  écrivains,  M.  Lieskov,  qui  n'est  pas  sans 
talent  et  qui  a  employé  une  bonne  partie  de  sa  carrière 
littéraire  à  écrire  de  vrais  libelles  contre  les  révolu- 
tionnaires, est  de  ce  nombre.  M.  Katkov  le  reçut  à  bras 
ouverts,  car  il  est  sans  contredit  le  mieux  doué  des 


LE  HOUYBMBNT  DES  ESPRITS  293 


écrivains  réactionnaires.  Chose  étrange!  quand  vous^ 
lisez  avec  attention  les  attaques  violentes  jusqu'à  Tin- 
convenance,  parfois  effrontément  menteuses,  de  M.  Lies- 
kov, —  il  écrivait  sous  le  pseudonyme  de  Stebnitsky,  — 
vous  y  sentez  comme  la  colère  d*un  coreligionnaire  cha- 
grin, qui  n'est  si  violent  et  si  injuste  que  parce  qu'il  ne 
trouve  pas  dans  le  mouvement  révolutionnaire  l'éléva- 
tion morale  qu'il  aurait  désiré  y  voir.  Plus  tard^ 
M.  Lieskov  cessa  d'écrire  des  romans  politiques  :  dans^ 
ses  nouvelles,  souvent  empreintes  d'un  étrange  mysti- 
cisme, vous  sentez  parfois  une  parenté  frappante  avec 
les  démocrates  :  le  même  profond  mépris  pour  toute  la 
haute  société,  la  même  profonde  sympathie  pour  le  peu- 
ple, et  aussi  les  mêmes  immenses  exigences  vis-à-vis^ 
de  l'individu. 

Il  est  à  propos,  d'ailleurs,  de  constater  ici  que  ré- 
cemment M.  Lieskov,  employé  du  gouvernement  cepen- 
dant, a  reçu  la  défense  d'écrire. 

Bref,  notre  mouvement  civilisateur,  exclusion  faite  de 
quelques  dissidents,  n'a  qu'une  seule  idée  :  V affranchis- 
sement des  masses^  l'affranchissement  de  Nndividu^ 
idée  qui  en  Russie  est  inévitablement  révolutionnaire, 
car  elle  sape  dans  ses  fondements  le  régime  actuel,. 
établi  sur  les  bases  de  la  soumission  des  masses  et  de 
l'oppression  complète  de  l'individu.  Les  idées  de  Viniel- 
liguentia  se  manifestent  en  outre  avec  le  plus  de  pré- 
cision dans  la  partie  de  cette  classe  qui  s'intitule  ou- 
vertement révolutionnaire  *.  C'est  chez  elle  que  ces- 
idées  atteignent  leur  complet  développement  logique. 

1.  J'emploie  Texpression  révolutionnaire  et  non  nihiliste.  Le  lec- 
tonr  en  trouTera  Texplication  à  Tappendice  B. 


294  LA  RUSSIE  l»OLiTiQUE  ET  SOCIALE 

G'estlà  surtout  qu*6lles  se  transforment  en  action  et  pré- 
sident à  la  naissance'  des  partis  politiques. 

Cependant  dans  les  courants  de  la  pensée  de  Yiniel- 
ligueniia  qui  en  connaissance  de  cause  ne  veulent  pas 
être  révolutionnaires,  le  travail  général  historique  libé- 
rateur est  le  même.  Dénoncé  à  maintes  reprises  par  nos 
réactionnaires,  ce  fait  est  de  pleine  évidence. 


II 


Si  nous  prétendions  examiner  les  diverses  consé* 
quences  qu'a  produites  pendant  les  deux  derniers 
siècles  le  mouvement  intellectuel  en  Russie,  nous  de- 
vrions consacrer  à  ce  sujet  une  monographie  entière, 
car  il  est  douteux  qu'on  puisse  trouver  un  seul  trait  de 
la  vie  nationale  sur  lequel  ce  mouvement  n'ait  plus  ou 
moins  influé.  Cette  influence  est  d'autant  plus  di  erse 
qu'ici  nous  n'avons  pas  affaire  à  un  mouvement  politi- 
que restreint,  qu'il  s'agit  d'un  mouvement  civilisateur 
des  plus  larges  ;  d'autant  plus  profonde  que  grâce  aux 
propriétés  inhérentes  a  Vintelliguentia^  elle  ne  se  laisse 
intimider  par  aucun  obstacle,  ne  s'incline  devant  au- 
cun fait  accompli,  parce  qu'il  est  un  fait  accompli  ;  et 
comme  le  flot,  ne  ss  lasse  de  ronger,  jusqu'à  ce  qu'elle 
s'écroule,  miette  à  miette  et  de  tous  côtés  à  la  fois  toute 
habitude  de  sauvagerie  et  d'ignorance. 

Il  m'est  impossible  dans  cet  ouvrage  d'analyser  en 
ses  détails  l'immense  travail  déjà  accompli  par  Viniel- 
liguentia^  et  je  ne  m'arrêterai  longuement  que  sur  un 


r 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  293 

des  côtés  de  cette  action,  celui  qui  attire  involontaire- 
ment l'attention  de  tout  observateur  et  qu'il  n'est  pas 
permis  de  négliger  à  tout  écrivain  qui  traite  du  nihi- 
lisme. Le  lecteur  devine  certainement,  que  je  parle 
de  la  question  féminine,  de  la  situation  des  femmes  en 
Russie,  de  Irf  famille  russe.  Question  pleine  d'intérêt  et 
fort  grave  en  effet,  car  dans  la  famillo,  cette  petite  cel- 
lule de  la  société,  le  travail  social  de  la  nation  se  re- 
flète peut-être  plus  nettement  que  dans  les  institutions 
politiques. 

La  situation  de  la  femme  dans  les  classes  supérieures 
de  la  société  russe  était,  il  y  a  deux  cents  ans,  presque 
pire  que  dans  la  famille  paysanne.  Vivant  isolée  à  la 
tartare,  la  femme  étaitréduite  à  un  complet  esclavage.  La 
cravache  du  mari,  avec  laquelle  il  élevait  sa  femme, 
était  toujours  suspendue  au-dessus  du  lit  des  époux, 
Pour  la  femme  pas  de  société.  Quand  Pierre  1®'  ordonna 
aux  hommes  et  aux  femmes  de  se  réunir  ensemble 
dans  des  assemblées,  on  considéra  cela  comme  une  in- 
novation des  plus  étranges.  Pour  faire  exécuter  ses  or- 
dres, Pierre  P' fut  obligé  de  publier  un  décret  qui  faisait 
de  ces  assemblées  une  corvée  obligatoire,  et  expliquait 
en  détail  comment  le  mattre  de  la  maison  devait  se 
comporter  envers  ses  invit3s  et  ceux-ci  envers  lui. 
La  femme  ne  savait  ni  quelle  tenue  observer,  ni  de  quoi 
parler. 

Aujourd'hui  les  rapports  mutuels  du  mari  et  de  la 
femme  dans  la  classe  éclairée  sont  pleins  d'une  li- 
berté et  d'une  égalité  beaucoup  plus  grandes  que  chez 
toutes  les  autres  nations  de  l'Europe.  Ce  changement 
violent,  opéré  dans  un  temps  relativement  tr5s  court, 


296  LA  RUSSIE  POLITIQUE  BT  SOCIALE 


est  dû  en  premier  lieu  à  rinfluence  du  mouvement  in- 
tellectuel. L'homme  instruit  la  femme;  puis  il  est  à  son 
tour  obligé  de  compter  avec  Faction  de  celle-ci  sur  la 
famille  et  sur  lui-même.  Les  rapports  d'autrefois  sont  dé- 
sormais impossibles.  Cette  action  réciproque  de  l'homme 
sur  la  femme  et  de  la  femme  sur  l'homme  sous  des 
formes  plus  ou  moins  prononcées,  on  peut  la  considérer 
comme  d'origine  fort  récente.  Maintenant  encore  elle 
est  loin  de  sa  complète  extension  et  continue  sous  nos 
yeux. 

Pendant  la  première  période  de  son  existence,  le 
mouvement  des  esprits  avait  surtout  pour  terrain  les 
hommes.  L'homme  travaillait  à  son  propre  perfection- 
nement. Dans  la  littérature  du  règne  de  Nicolas  I^**  nous 
trouvons  déjà  une  vive  image  de  la  translation  du  mou- 
vement intellectuel  dans  le  milieu  féminin.  On  ne  sau- 
rait mettre  en  doute  les  causes  de  ce  fait.  Du  moment 
qu'il  travaillait  activement  à  son  propre  perfectionne- 
ment, l'homme  avait  jugé  impossible  sa  conduite  d'au- 
trefois envers  la  femme.  Avec  son  idéalisme  habituel, 
VintelUguentia  idéalisa  Yamour.  Elle  y  chercha  une 
union  si  harmonique  des  êtres,  un  sentiment  si  profond 
que  la  passion  physique  seule  ne  peut  les  donner.  Mais 
où  trouver  la  femme  capable  de  faire  naître  Tattiour 
qu'il  faut  à  cet  homme  ? 

((  Aimer. . .  mais  qui  donc?. . .  demande  Lermontov  avec 
angoisse.  Dans  l'amour  il  faut  l'égalité  du  sentiment  au 
physique  comme  au  moral.  »  Le  paradoxe  écrit  par 
Lermontov  sur  l'album  d'une  jeune  fille  de  qui  il  fut 
quelque  temps  amoureux*  avait  pour  les  gens  d'alors 

i.  Souvenirs  de  madame  Khvostova. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  297 

un  sens  profond.  «  L'amour,  qu'est-ce?  demandait  le 
poète.  Aimer  plus  qu'on   est  aimé  —  dégoût;  aimer 
moins  qu'on  est  aimé  —  malheur:  choisir!  »   La  ré- 
ponse de  la  jeune  fille  montre  que  la  femme  com- 
mençait   à  avoir  une  volonté  à  elle.   «  Mon    D^eu 
dit-elle,  il  faut  aimer  autant  qu'on  est  aimé .  »  Mais 
pour  que  cette  volonté  devint  réalisable,  l'égalité  des 
deux  êtres  qui  s'aiment  est  indispensable  et  longtemps, 
très  longtemps  cette  égalité  fut  impossible.  L'homme 
se  tourmente,  se .  plaint,   maudit  la  femme    comme 
Tchatsky  [Trop  desprit  porte  malheur^);  il  se  venge 
d^elle,  comme  Petchorine  {Un  héros  de  notre  temps);  il 
se  venge  volontairement  et  involontairement   de  ce 
qu'elle  lui  est  inférieure,  de  ce  qu'elle  ne  peut  lui  offrir 
que  sa  sincère  affection,  sa  fidélité,  son  abnégation. 
Gela  ne  suffit  pas  à  l'homme,  ce  n'est  pas  une  esclave, 
ce  n'est  pas  le  dévouement  d'un  chien  quil  lui  faut, 
comme  il  s'écrie  avec  colère,  il  lui  faut  l'amour  d'un 
être  humain  a.\xq}xe\^  lui  aussi,  puisse  s'attacher  avec  la 
même  force  et  le  même  abandon,  non  comme  un  maî- 
tre et  un  possesseur,  mais  comme  un  égal  à  son  égal, 
donnant  vie  pour  vie,  âme  pour  àme,  liberté  pour  li- 
berté ;  de  là  une  multitude  de  conflits  qui  empoison- 
nent la  vie  de  l'homme  et  posent  à  la  femme  le  di- 
lemme: ou  bien  s'élever  jusqu'à  l'homme,  ou  bien  tom- 
ber encore  plus  bas  que  l'esclave  de  l'ancienne  famille 
—  devenir  la  maîtresse  d'un  instant,  avec  qui  on  se  lie 
en  la  méprisant  et  qu'on  quitte  sans  souvenir  aucun. 
PourVintelliguentia  de  nos  jours,il  est  difficile  de  com- 
prendre tout  le  tragique  de  cette  situation  elle  la  trouve 

1.  De  GbiboIbdot. 


2  98  LA.  UUSSIE;  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ridicule.  Dans  les  couches  sociales  inférieures  cependaDt, 
on  peut  l'observer  encore  dans  les  proportions  les  plus 
larges.  Parmi  les  ouvriers  des  villes,  par  exemple,  influen- 
cés par  le  même  mouvement  intellectuel,  on  peut  enten- 
dre continuellement  d'am  ères  plaintes  sur  Timpossibi- 
lité  de  trouver  parmi  les  femmes  de  leur  classe  une 
compagne  capable  de  comprendre  les  nouvelles  aspi- 
rations de  Touvrier.  Dans  une  de  ses  dernières  nou- 
velles, M.  Ouspenky  traite  ce  thème  avec  le  talent  qui  lui 
est  habituel.  Un  aide-chirurgien  de  province,  qui  ne 
sait  même  pas  se  servir  correctement  dé  la  langue  litté- 
raire, mais  qui  subit  Tinfluence  du  mouvement^  raconte 
ses  insuccès  auprès  des  femmes.  «  C'est  que  parfois 
on  a  besoin  d'un  refuge,  dit-il,  tu  gèles,  tu  gèles 
pendant  les  hivers,  le  désir  te  vient  aux  heures  de  loi- 
sir de  te  réchauffer  et  d'échanger  quelques  paroles.  Eh 
bien!  —  le  croiriez-vous  —  cela  ne  réussit  pas!...  »  De 
quoi  s'agit-il  précisément?  L'aide-chirurgien  se  voit  de 
tous  côtés  assailli  par  les  femmes  ;  elles  se  pendent  à 
son  cou.  Mais  sont-ce  la  des  femmes?  «  Pas  le  moindre 
développement  et  dans  la  tête  une  pure  insanité  !  s'écrie 
l'aide -chirurgien  indigné.  »  Il  est  en  proie  à  de  plus 
hautes  inspirations  et  ne  peut  vivre  pour  son  ventre. 
«Quoique  je  ne  sois  qu'un  aide-chirurgien,raconte-t-il, 
qu*un  rouage  infime,  je  sers  la  société  autrement  quepar 
des  paroles,  pardes  actes...  qu'un  paysan  vienneraecher- 
cher  par  exemple  et  qu'un  koulak  quelconque  envoie 
une  calèche  pour  me  ramener,  j'irais  chez  le  paysan  et 
le  koulak  attendra.  »  Il  trouve  même  moyen  de  secou- 
rir les  paysans  avec  ses  mesquines  ressources.  <tTu  arri- 
ves, dit-il,  chez  un  malade,  pas  de  bougie,  pas  de  pain. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  2^9 

pas  de  bois,  pas  de  quoi  faire  bouillir  de  Teau...  Eh  bien, 
tu  donnes,  que  faire?  »  Voila  comment  est  notre  aide- 
chirurgien.  Et  les  femmes?  Une  jeune  veuve  lui  plut, 
il  lui  semblait  qu'elle  le  comprenait.  Par  malheur  la 
pauvrette  lui  découvrit  dans  un  élan  de  tendresse  que  loin 
de  penser  Tentraver  dans  ses  services  à  la  société,  elle 
était  prête  à  se  débarrasser  dés  trois  enfants  qui  lui 
étaient  restés  de  son  défunt  mari  pour  se  livrer  sans 
réserve  à  celui  qu'elle  aimait!  L'aide-chirurgien  fut 
abasourdi.  <(  Vraiment  je  brûlais  de  honte  pour  elle.  Je 
ne  savais  pas  comment  regagner  au  plus  vite  mon  logis. 
Voilà  comment  elles  comprennent  le  bien  public!  » 

Il  lui  arriva  nombre  d'aventures  de  ce  genre.  Ce  qui 
l'accabla  déûnitivemenX,  ce  fut  le  trait  suivant.  11  crut 
enfin  trouver  une  vraie  perle.  Anfissa  Nicolaevna  était 
très  bonne,  intelligente,  et  même  capable  de  dévelop- 
pement. L'aide-chirurgien  se  mita  la  développer;  il  lui 
apporta  une  montagne  de  livres  à  tendances^  fait-il  re- 
marquer avec  un  certain  orgueil.  Anfissa  Nicolaevna  lit 
tout,  s'intéresse  à  tout.  L'aide-chirurgien  avait  déjà 
fait   les   préparatifs  du  mariage,  il  était  même  déjà 
venu  habiter  chez  sa  compagne.  Mais  soudain,  ô  ter- 
reur! il  apprend,  que  durant  les  quelques  mois  où  il  lui 
parlait   si  chaleureusement  du  bien  public^  Anfissa 
Nicolaevna  avait  bien  des  fois  renvoyé  les  malades  qui 
venaient  le  consulter!  L'aide-chirurgien  l'interroge  sé- 
vèrement et  Anfissa  Nicolaevna  est  obligée  d'avouer 
avec  trouble,  que  parfois  elle  avait  renvoyé  les  malades 
parce  que  l'aide-chirurgien  fatigué,  à  bout  de  force,  dor- 
mait et  qu'il  lui  en  coûtait  de  le  réveiller.  Plusieurs 
fois,  elle  avait  renvoyé  des  malades  atteints  de  la  peste 


800  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

sibérienne,  ou  bien  n'avait  pas  dit  à  raide-cbinirgien 
qu'on  était  venu  l'appeler  pour  un  typhîque...  «  Dans 
les  livres  mêmes,  remarqua-t-elle  en  guise  de  justifica- 
tion, il  n*est  pas  ditqu'on  doive  exposer  son  bien-aiméàla 
peste  sibérienne.  »  L'aide -chirurgien  se  sentait  anéanti. 
Elle  aussi,  cette  femme  unique  est  incapable  de  rien. 
Désillusionné  définitivement,  il  prit  la  décision  de  fuir. 
«  J'abandonnerai  tous  ces  plans,  raconte-t-il,  je  m'ins- 
tallerai dans  un  endroit  peu  fréquenté,  me  livrerai  tout 
entier  à  mon  devoir.  Cet  amour  des  femmes  ne  me  va 
pas.  Il  me  nuit,  il  affaiblit  ma  conscience,  et  quand  ma 
conscience  s'éteindra,  que  serais-je  ?  reproduire  la  race 
et  rien  de  plus?  Non,  cela  ne  me  va  pas  !  »  Quand  l'aide- 
chirurgien  fut  parti,  la  pauvre  Anfissa  Nicolaevna  se  re- 
pentit beaucoup  ;  elle  lui  écrivit  même  une  lettre  où 
elle  disait  :  «  Maintenant  je  comprends  tout  et  je  ne 
manquerai  jamais  de  vous  réveiller,  et  après  le  dtner  et 
à  minuit  et  après  minuit...  »  Muisl'aide-chirurgien  resta 
inébranlable.  «  Elles  sont  privées,  dit-il,  d'horizon  intel- 
lectuel. La  bonté  et  tout  le  reste,  elles  l'ont,  mais  pour  le 
développement  intellectuel,  chez  elles  il  n'y  a  qu'étroi- 
tesse.  » 

C'est  ainsi  qu'un  pauvre  aide-chirurgien,  détaché 
dans  une  gare  isolée  de  chemin  de  fer,  nous  décrit  dans 
sa  langue  peu  lettrée  le  même  conflit  tragique  qui,  dans 
les  salons  mondains,  arrachait  du  fond  de  l'âme  désillu- 
sionnée de  Lermontov  ces  strophes  magnifiques  : 

Quand  avec  une  noDchalante  hardiesse,  des  beautés  mon- 
daines 
les  mains  depuis  longtemps  incapables  de  tressaillement, 
effleurent  mes  mains  froides 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  301 


Ah  !  comme  je  voudrais  troubler  leur  gaité 
et  leur  jeter  au  visage  un  vers  d'airaia 
trempé  d'amertume  et  de  colère. 

Cet  appel,  ce  besoin  appuyé  par  toute  la  force  de  la 
passion  et  de  la  haine,   de  Tadoration  et  du  mépris 
pouvait-il  rester  sans  écho?  La  réponse  à  cette  question, 
c'est  le  rapide  développement  de  la  femme  russe,  qui 
avec  la  sincérité,  les  aptitudes  spéciales  de  son  sexe  à 
suivre  tout  chemin  jusqu'au  bout  devient  bientôt  elle- 
même  pour  Thomme  un  stimulant  non  moins  puissant 
au  perfectionnement  La  femme  aussi  commence  à  re- 
chercher Thomme  honnête^  développé.  Avec  lui,  il  est 
tout  au  moins  plus  facile  de  vivre.  Sa  liberté,  ses  droits, 
le  raffinement  de  son  goût  exigent  qu'elle  trouve  cet 
homme.  Mais  chez  nous  un  homme  honnête  et  instruit 
ne  peut  rester  étrangère  la  mission  intellectuelle  histori- 
que, renoncer  à  servir  la  société^  à  être  utile,  A  son  tour, 
la  femme  se  pénétre  de  cette  mission.  Déjà  Niekrassov 
dans  son  poème.  Les  femmes  russes,  constate  qu'elle 
aime  non   seulement  le  mari,  mais  (le  héros  et  le 
martyr.  Seul  un  tel  amour  lui  fait  abandonner  les  écus- 
sons,  les  titres  et  la  richesse  pour  suivre  le  héros, 
le  martyr  dans  les  mines,   aux  travaux  forcés  de   Si- 
bérie. Affranchie,  la  femme  commence  à  pousser  elle- 
même  Thomme.  Les  exigences,  énoncées  par  lui,  lui 
reviennent  par  ricochet,  et  dans  nos  mouvements  poli- 
tiques des  dernières  années  les  exemples  ne  sont  pas 
rares  où  l'influence  de  la  femme  excita  l'homme  à  faire 
l'impossible  pour  être  meilleur,  plus  actif,  plus  éner- 
gique. 


302  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Peu  à  peu,  la  femme,  une  fois  poussée  dans  la  voie 
du  développement  humain  comme  on  s'exprime  chez 
nous,  dépasse  les  exigences  de  l'homme.  Elle  devient 
à  la  fois  une  compagne  intelligente  et  instruite  de 
l'homme  et  un  être  humain,  ayant  sa  personnalité  et 
par  conséquent  vivant  de  ^îi  propre  vie  ;  des  tendances  à 
l'indépendance  apparaissent  chez  elle.  La  question  fé- 
minine naît;  depuis  longtemps  déjà  elle  mûrissait,  elle 
fit  éclat  au  commencement  du  règne  d'Alexandre  II,  sous 
l'élan  passionné  d'une  multitude  de  femmes,  plus  sus- 
ceptibles pourtant  de  sentir  le  besoin  de  l'indépendance 
que  de  savoir  réellement  en  user.  De  là  une  foule  de 
faits  bizarres  et  ridicules,  saisis  au  vol,  cela  va  sans  dire, 
par  la  raillerie  et  la  calomnie  des  adversaires  du  nihi- 
lisme: Certes  il  n*y  eut  que  trop  de  ridicules.  La 
femme,  dans  les  premiers  temps,  sut  seulement  singer 
l'homme,  comme  l'homme  lui-même,  cent  ans  avant, 
avait  singé  l'Europe.  La  tendance  à  l'émancipation  s'ex- 
primait surtout  dans  l'extérieur.  La  femme  porta  des 
lunettes,  coupa  ses  cheveux...  Pourquoi  ne  les  aurait- 
elle  pas  coupés?  Est-il  vraiment  indispensable  que,  pour 
le  plaisir  de  l'homme,  elle  soit  obligée  de  traîner  après 
elle  ces  lourdes  et  gênantes  nattes?  La  femme  se  mit 
à  fumerdes  cigarettes...  Pourquoi  n'aurait-elle  pas  fumé, 
si  l'homme  fume?  On  vit  apparaître  des  costumes 
bizarres.  Tout  cela  est  presque  toujours  ridicule  et  fort 
souvent  même  niais.  Mais  la  conduite  du  sexe  mas- 
culin, durant  la  première  phase  de  notre  rapprochement 
avec  l'Europe,  surabonde  de  stupidités  aussi  ridicules. 
Lui  aussi,  il  s'affublait  du  costume  de  marquis  du 
xv!!!""  siècle,  lui  aussi,  il  se  rasait  la  barbe  et  se  laissait 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  303 


pousser  une  queue  de  cheveux.  Rien  de  plus  naturel 
que  ces  enfantillages.  Mais  dans  le  mouvement  de  la- 
femme  vers  l'émancipation,  il  y  avait  autre  chose  que  le 
côté  ridicule  ;  il  y  avait  là,  et  chez  toutes  les  femmes, 
quelque  chose  de" tout  à  fait  sérieux.  Nos  femmes  com- 
prirent parfaitement  que  pour  être  indépendantes,  elles 
devaient  avant  tout  égaler  l'homme  sous  le  rapport  de 
V histruction^  et  de  Taptilude  au  iravaiL  L'instruction 
des  femmes  et  le  travail  féminin  sont  tout  aussitôt  les 
pierres  angulaires  de  notre  question  féminine,  et  cela 
encore  pendant  la  période  des  cheveux  courts,  période 
qui,  il  n'est  pas  besoin  de  le  dire,  fut  de  très  courte 
durée. 

Les  aspirations  de  la  femme  à  l'instruction  et  au  tra- 
vail indépendant  trouvèrent  dans  notre  £ociété  un  ac- 
cueil sympathique.  C'est  là  peut-être  la  plus  populaire 
des  questions  sociales.  Le  gouvernement,  au  contraire, 
la  considérait  d'un  mauvais  œil.  Alexandre  II  n'ai- 
mait pas  ces  fantaisies,  et  pour  les  cheveux  courts,  il 
engageait  parfois  la  lutte  en  personne.  Je  me  sou- 
viens d'une  anecdote  qui  remonte  au  temps  de 
mes  études  universitaires.  Alors  les  nattes  coupées,  les 
robes  courtes,  les  manchettes  intentionnellement  dé- 
fraîchies, commençaient  à  passer  dans  le  domaine  des 
souvenirs  :  c'était  déjà  le  signe  d'une  certaine  étourdc- 
rie.  Pourtant  j'eus  encore  l'occasion  de  voir  les  photo- 
graphies de  quelques  demoiselles  de  ma  connaissance 
vêtues  de  costumes  masculins  et  coiffées  d'un  petit  cha- 
peau fantastique  en  guise  de  toque  polonaise.  Un  jour, 
une  de  ces  jeunes  filles  aux  cheveux  courts  rencontra 
l'Empereur,  dans  la  rue.  —  C'était  à  Saint-Pétersbourg. 


304  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Elle  salua  et  poursuivit  sa  route.  Le  lendemain,  elle  re- 
çoit une  assignation  :  on  la  mande  à  la  police.  Stupé- 
faite et  effrayée,  elle  se  présente  au  commissariat  et  y 
trouve  le  commissaire  qui,  lui  aussi,  semblait  embar- 
rassé. Elle  demande  pour  quelle  cause  elle  a  été  man- 
dée. L'embarras  du  commissaire  augmente.  «  Hier 
vous  vous  êtes  croisée  avec  Sa  Majesté...  Sa  Majesté  est 
mécontent...  Sa  Majesté  a  daigné  ordonner...  Je  dois 
vous  faire  signer  un  acte  par  lequel  vous  vous  engage- 
rez à  ne  plus  couper  vos  cheveux  dorénavant  ».  L'Em- 
pereur avait  remarqué  la  jeune  fille  aux  cheveux  courts, 
et  avait  immédiatement  ordonné  à  la  police  de  la  trou- 
ver et  de  lui  enjoindre  de  modifier  sa  tenue.  Le  com- 
missaire était  tout  honteux  de  jouer  un  pareil  rôle  et 
d'avoir  à  avouer  que  l'Empereur  s'occupait  de  pareilles 
billevesées. 

Le  gouvernement  se  vit  obligé  malgré  qu'il  en  eût, 
À  faire  quelque'chose  pour  Tinstruction  secondaire  des 
femmes.  Les  exigences  des  parents  étaient  trop  una- 
nimes. Le  nombre  des  gymnases  de  jeunes  filles  fut 
augmenté  et  maintenant  avec  les  instituts  il  dépasse 
300  ;  leur  programme  est  presque  entièrement  le  même 
que  celui  des  gymnases  de  garçons.  Quant  à  l'instruction 
supérieure,  les  femmes  eurent  à  conquérir  chaque  pas 
presque  de  force.  De  1859  à  1861 ,  les  femmes  affluèrent 
jaMx  universités  sans  en  avoir  aucunement  le  droit.  Du- 
rant un  certain  temps,  on  le  toléra,  ensuite  on  le  défendit 
expressément.  Alors  les  femmes  se  portèrent  à  l'étran- 
ger, cherchant  à  s'instruire  dans  les  écoles  supérieures 
françaises  et  suisses.  J'ai  eu  l'occasion  de  voir  la  corres- 
pondance officielle  du  ministère  derintérieurqui  montre 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  303 


combien  cette  coixduite  inspirait  d'inquiétude  au  gou* 
▼ernement;  il  se  doutait  bien  qu'à  Tétranger  les  étu- 
diantes pouvaient  subir  rinfluence  de  TEmigration.  Ces 
considérations  obligèrent  à  faire  des  concessions  et  le 
gouvernement  donna  Tautorisation  de  fonder  à  Saint- 
Pétersbourg  et  à  Moscou  un  simulacre  d'Universités 
pour  les  femmes.  L'initiative  privée  eut  l'honneur  de 
cette  création  faite  avec  des  ressources  insignifiantes. 
Néanmoins  ces  cours,  surtout  ceux  de  Guérie  à  Moscou 
et  de  Bestoujev  à  Saint-Pétersbourg,  rendirent  quelques 
services  à  l'instruction  de  la  femme. 

En  même  temps,  le  gouvernement  permit  de  fonder 
près  Facadémie  dé  Saint-Pétersbourg  des  cours  de  mé- 
decine pour  femmes.  Cette  dernière  institution  sur- 
tout marcha  très  bien  grâce  au  libéralisme  du  ministre 
de  la  guerre  Milioutine,  qui  céda  aux  femmes  un  assez 
bon  local  muni  de  cliniques  convenables  —  l'Hôpital  de 
Nicolas.  Ce  qui  assura  plus  encore  l'existence  des  cours, 
ce  fut  la  sympathie  des  professeurs  de  médecine  qui, 
recevant  une  rémunération  infime,  sacrifièrent  pendant 
des  années  leur  temps  et  leurs  forces  à  l'instruction  des 
étudiantes.  Les  femmes  étudièrent  avec  zèle,  et  en  1883, 
le  nombre  des  étudiantes  qui  avaient  subi  l'examen 
du  doctorat  était  déjà  de  221  K  Au  début,  elles  étudiè- 
rent sans  espérance  aucune,  ne  sachant  nullement  si  le 
gouvernement  voudrait  ou  non  leur  donner  des  droits 
officiels.  La  guerre  de  Turquie  aida  un  peu  les 
femmes.  Un  grand  nombre  d'étudiantes  en  médecine 
se  rendirent  sur  le  théâtre  de  la  guerre  et  firent  preuve 

l.SoucHTCBiHBKT  La  femme  médecin  en  Russie,  Le  nombre  total 
des  femmes-médecias  était  en  1883  de  350. 

ÎO 


306  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

d'un  zèle  si  infatigable  et  d'un  tel  savoir  que  Tinspec^ 
teur  médical  des  hôpitaux  militaires  adressa  au  gouver- 
nement un  rapport  plein  d'enthousiasme  \  et  sollicita 
pour  elles  une  récompense.  Cette  récompense  fut  une 
médaille  instituée  pour  les  femmes-médecins  :  une  cou- 
ronne de  laurier  fermée  dans  sa  partie  supérieure  par 
un  aigle  à  deux  tètes  ;  en  dedans  de  la  couronne  les 
lettres  slaves  G.  V  .(femme-médecin):  On  avait  ainsi  Tair 
de  reconnaître  à  demi,  que  les  femmes  gui  avaient 
suivi  jusqu'au  bout  les  cours  de  Nicolas,  étaient  réelle- 
ment considérées  comme  médecins.  Mais  les  femmes 
ne  reçurent  pas  de  droits  strictement  définis,  et  main- 
tenant, sous  Alexandre  III,  les  cours  ont  failli  être  sup- 
primés. On  dit  qu'ils  sont  surtout  peu  aimés  de  l'impé- 
ratrice qui  veut  rendre  à  la  famille  la  femme  russe  l 
En  tous  cas,  le  nouveau  ministre  de  la  guerre  a  repris 
auxcours  leur  local,  ce  qui  met  en  danger  leur  existence. 
Quant  au  droit  de  la  femme-médecin  à  la  pratique  mé- 
dicale, il  n'est  jusqu'à  présent  toléré  qu'a  titre  d ex- 
périence, A  la  fin  du  règne  d'Alexandre  II,  le  service 
des  femmes-médecins  dans  le  zemstvo  fut  même  com- 
plètement interdit,  et  maintenant  l'occupation  de  ce 

i.  «  Les  étudiantes  des  cours  médicaux  féminins  envoyées  à  Tar- 
mée  dés  le  début  de  la  campagne,  avec  un  zèle  infini  et  un  par  - 
fait  savoir  se  sont  montrées  au-dessus  de  toute  louange.  Les 
secours  chirurgicaux  et  médicaux  donnés  par  elles  ont  parfaite- 
ment justifié  dans  cette  première  expérience  les  espérances  des 
autorités  médicales  supérieures.  Le  travail  plein  d*abnégation  des 
femmes  chefs  d'hôpitaux,  au  milieu  de  la  contagion  typhique, 
dont  plus  d'une  fut  victime,  a  attiré  l'attenUon  générale.  Cette  pre- 
mière expérience  mérite  d*ètre  signalée  et  encouragée.  »  Recueil  de 
travaux  sur  la  médecine  légale,  etc.,  publié  par  le  Département  mé- 
dical 1878,  p.  207. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  307 


genre  de  fonction  par  des  femmes  dépend  du  caprice 
du  gouverneur. 

Le  gouvernement  permit  le  service  des  femmes  seule- 
ment dans  les  fonctions  médicales  inférieures  —  comme 
aides-chirurgiens.  Voilà  pourquoi  le  contingent  principal 
des  femmes  suit  les  cours  d'aides-chirurgiens,  —  la 
Russie  en  avait  un  assez  grand  nombre  sous  le  dernier  rè- 
gne. Là  aussi,  la  femme  a  fait  preuve  de  qualités  e^ccellen- 
tes.  €  Ayant  eu  l'occasion  d'observer  le  degré  d'instruc- 
tion et  la  manière  dont  les  Temmes  se  comportent 
envers  les  malades,  les  zemstvos  ne  cessent  de  s'adres- 
ser à  la  communauté  de  Saint- George  et  demandent 
qu'on  leur  envoie  des  femmes  aides-chirurgiens,  » 
dit-on  dans  le  rapport  officiel  du  Département  médical. 

En  dehors  de  la  médecine,  la  femme  trouve  du  tra- 
vail dans  les  écoles  :  on  compte  chez  nous  près  de  5000 
maîtresses  d'écoles,  outre  le  nombre  assez  considérable 
de  femmes  qui  remplissent  les  fonctions  de  dames  de 
classes  dans  les  écoles  secondaires.  En  général,  les  fem- 
mes se  jetèrent  sur  tout  travail  qui  ne  leur  était  pas  for-  ' 
mollement  interdit.  Il  y  eut  même  des  cas  où  les  femmes 
pratiquèrentlaprofession  d'avocat.  Mais  le  gouvernement 
fait  tous  ses  efforts  pour  ne  pas  tolérer  le  travail  féminin, 
partout  où  cela  dépend  de  lui.  Ainsi,  par  exemple,  les 
femmes  profitant  du  silence  de  la  loi,  occupèrent  un  cer- 
tsdn  temps  une  multitude  de  places  dans  le  service  télé- 
graphique. Elles  remplirent  leur  service  irréprochable- 
ment :  malgré  cela,  le  gouvernement  chassa  quelques 
années  plus  tard  toutes  les  femmes  qui  occupaient  des 
fonctions  dans  cette  administration.  Ainsi  les  femmes  ne 
trouvent  à  appliquer  leurs  forces  et  leur  savoir  que  dans 


aOS  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

les  institutions  privées,  dans  toutes  sortes  de  bureaux, 
dans  l^enseignement  privé,  etc. 

II  est  impossible  aussi  de  ne  pas  mentionner  la  partici- 
pation assez  marquante  des  femmes  au  mouvement  litté- 
raire. Je  dis  marquante  au  point  de  vue  plutôt  de  la  quan- 
tité que  de  la  qualité.  Nous  avons  eu  des  femmes-auteurs, 
il  y  a  déjà  longtemps,  comme  la  poétesse  Rostopchina 
ou  bien  madame  Kokhanovskaïa.  Aujourd'hui  c'est 
presque  par  centaines  qu'il  faut  compter  les  femmes-au- 
teurs. Nous  avons  même  une  revue  spécialement  fémi- 
nine où  les  collaborateurs  du  sexe  masculin  ne  sont  pas 
admis.  II  est  vrai  que  cette  revue  est  très  faible.  C'est  sur 
l'arène  de  la  littérature  pédagogique  que  la  femme  mon- 
tre le  plus  de  capacités.  Dans  les  belles-lettres  on  distin- 
gue surtout  madame  Harkevitch  (pseudonyme  Marko- 
Vovtchok)  et  un  autre  écrivain  qui  signe  du  pseudonyme 
VsévolodKrestovsky.  C'est  un  des  talents  de  premierordre 
de  notre  littérature.  Certaines  femmes,  comme  madame 
Gorbounova  se  sont  fait  connaître  par  d'excellentes  élu- 
des sur  la  vie  populaire.  Nous  avons  aussi  des  femmes 
publicistes  comme  madame  TsebrikovÂ*.  Il  en  est  comme 
madame  lefiménko,  dontles  travaux  jouissent  d'une  re- 
nommée honorable  même  dans  le  monde  savant  :  je  ne 
parle  pas  de  travaux  purement  spéciaux  médicaux  et 
pédagogiques,  exécutés  par  nos  femmes  médecins  et 
pédagogues.  Au  total  pourtant,  je  le  répète,  la  participa- 
tion de  la  femme  à  la  vie  intellectuelle  du  pays  est  en- 

1.  Je  signalerai  parmi  eUes  madame  Nikitine  de  qui,  sous  le 
nom  de  Gendre,  on  vient  de  publier  à  Paris  des  Études  sociales,  phi- 
iosophigues  et  morales,  contenant  notamment  de  brillantes  pages 
•mr  la  Russie  révolutionnaire. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  309 

core  de  trop  récente  date  pour  qu'elle  ait  pu  produire 
quelque  chose  de  particulièrement  remarquable.  Elle 
mérite  d'attirer  l'attention  plutôt  que  parle  bien  qu'elle 
a  déjà  pu  faire  au  pays,  parce  qu'elle  relève  la  situation 
morale  de  la  femme  en  habituant  la  société  et  le  peuple 
à  voir  l'effort  féminin,  la  pensée  féminine  sur  la  même 
ligne  que  l'effort  et  la  pensée  âe  l'homme. 

La  question  féminine  de  l'égalité  des  droits  et  de  Tin- 
dépendance  de  la  femme  est  loin  encore  d'être  résolue 
par  les  efforts  déjà  accomplis  par  les  femmes  avec  l'aide 
des  hommes  de  Vintelliguentia.  Chez  nous,  comme  par- 
tout, la  domination  économique  reste  aux  mains  deiu 
l'homme.  C'est  dans  ses  mains  aussi  que  se  trouve  con-  ' 
centrée  toute  la  force  que  donne  la  supériorité  du  savoir 
et  de  l'instruction.  Pourtant  le  degsé  d'égalité  qu'a  at- 
teint la  femme  russe  a  suffi  pour  modifier  l'ancien  carac- 
tère des  rapports  mutuels  de  l'homme  et  de  la  femme 
et  l'organisation  de  la  famille  —  non  au  point  de  vue 
légal  mais  en  fait.  Ici  plus  encore  qu'ailleurs,  la  loi 
semble  ignorer  les  modifications  effectives  qui  se  pro« 
duisent  dans  la  vie  sociale  de  la  Russie. 

Nous  autres  Russes,  on  nous  accuse  souvent  d'être 
enclins  à  nous  poser  en  originaux  ne  ressemblant  pas 
aux  antres  nations.  Ce  n'est  pas  sans  hésitation  qu'un 
Russe  emploie  ce  mot  originalit-^  en  s'adressant  au  pu- 
blic européen.  Et  cependant  comment  l'éviter?  Ne  doit-il 
donc  pas  exister  dans  les  rapports  mutuels  de  l'homme 
et  de  la  femme  de  la  Russie  nouvelle  quelque  chose  de 
très  spécial,  puisque  l'observateur  européen  ne  peut  le 
comprendre  !  Ici  je  songe  encore  une  fois  involontaire- 
ment à  M.  Leroy-Beaulieu.  Voyez  comme  il  se  repré- 


3iO  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

sente  le  milieu  de  ses  nihilistes  :  c'est  le  règne  de  la 
dissolution  où  le  principe  de  ïamour  libre  a  inauguré 
les  mœurs  d'une  tribu  de  singes  et  dans  cette  tribu  bes- 
tiale passe  parfois  une  vestale  qui  s'interdit  de  jouir  par 
le  fait  de  la  liberté  qu'elle  exige  en  principe.  Quel  tableau 
fantastique  !  Il  est  superflu  de  dire  que  M.  Leroy-Beau- 
lieu  ne  le  dessine  pas  d'après  son  observation  propre, 
mais  d'après  les  racontars  de  ses  amis  russes  du  camp 
conservateur.  Pourquoi  n'a-t-il  pu  du  premier  coup 
sentir  la  fausseté  de  ces  racontars  ?  C'est  ici  que,  selon 
moi,  réside  précisément  la  plus  ardente  preuve  deTort- 
ginalité  de  la  famille  de  notre  intelliguentia.  M.  Leroy- 
Beaulieu  et  nous,  nous  prononçons  les  mêmes  mots» 
mais  nous  y  attachons  un  sens  complètement  dififérent. 
Le  libre  amour ^  qp  en  parle  chez  nous  il  y  a  déjà  bien 
longtemps.  C'est  en  effet  un  principe  que  VirUelliguentia 
s'efforce  depuis  bien  des  années  de  donner  pour  base 
&  la  famille.  L'amour  doit  être  libre,  et  là  où  un 
sentiment  existe,  il  a  le  droit  de  se  manifester  libre- 
ment. Mais  Vamour  dont  il  s'agit,  ce  n'est  pas  la 
sensualité.  ELevani  l'amour  au  niveau  d'une  sainteté, 
notre  mouvement  intellectuel  se  comporte  autrement, 
envers  la  sensualité.  La  sensualité,  c'est  un  vice  mdécent 
chez  un  homme,  déshonorant  chez  une  femmèl.  Quant 
à  l'amour,  c'est  un  sentiment  fondé  sur  le  respect  et  la 
sympathie  réciproques,  sur  la  concordance  des  propriétés 
spirituelles  et  physiques  qui  font  que  deux  êtres  sem- 
blent devenir  un  indispensable  supplément  l'un  à  l'au- 
tre. Voilà  de  quel  sentiment  parle  l'homme  de  V intelli- 
guentia, quand  il  exige  la  liberté  de  Tamouret  indique 
l'amour  comme  fondement  du  mariage.  Par  cet  amour. 


LE  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  Sii 

ils  anctifie  la  liaison  entre  rhomme  et  la  femme,  et  quand 
ce  1  ien  n'existe  pas,  le  mariage,  même  s'il  est  accompa- 
gné de  la  fidélité  formelle,  est  déclaré  par  lui  immoral. 
Les  lecteurs  qui  ont  lu  la  première  partie  de  ce  livre 
comprennent  aisément  qu*ici  se  manifeste  encore  la 
tendance  générale  de  notre  inteHiguentia  à  remplacer 
les  liens  formels  par  des  liens  moraux,  à  détruire  le  fait 
nuisible  non  par  la  contrainte  de  l'individu,  mais  par 
son  développement,  à  arranger  les  choses  de  manière 
que  rindividu  agissant  selon  sa  libre  impulsion  ne  fasse 
que  ce  qui  est  bien,  que  ce  qui  n'est  pas  nuisible.  Et 
je  prie  le  lecteur  de  retenir  qu'ici  je  n'expose  nullement 
une  théorie,  que  je  ne  fais  qu'expliquer  un  fait,  que 
chacun  remarquera  dès  les  premières  observations  qu'il 
fera  sur  notre  jeunesse. 

En  effet  —  je  l'affirme  hardiment  -^  les  rapports 
mutuels  des  jeunes  gens  appartenant  à  notre  intelli" 
guentia  sont  beaucoup  plus  purs  que  dans  tout  autre 
pays  que  je  connaisse.  C'est  aussi  à  cause  de  cela  qu'ils 
sontplus  libres.  La  mère  russe  ne  craintpas  de  permettre 
à  sa  fille  une  promenade  avec  un  jeune  homme.  Elle  sait 
bien  qu'il  n'en  résultera  rien  d'inconvenant.  Les  jeunes 
gens  se  réunissent  pour  étudier  ensemble  ou  simple- 
ment pour  se  divertir  :  personne  ne  les  surveille.  Notre 
jeune  fille  a  plus  de  liberté  d'allures,  elle  est  moins 
tenue  que  dans  les  autres  pays,  moins  gênée  par  la 
crainte  du  Qa*en  dira-ton^  mais  cette  liberté,  c'est 
celle  d'une  imagination  pure.  Deux  jeunes  Russes  de 
ma  connaissance  étudiaient  en  Suisse  au  moment  de  la 
guerre  néfaste  de  1870.  L'armée  de  Bourbaki  fut  con- 
trainte de  passer  la  frpntière  suisse.  Cette  multitude 


312  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


de  gens,  exténués  par  les  marches  forcées  ne  purent 
tout  d'abord  trouver  un  abri.  Une  nuit,  comme  une  fu- 
rieuse tempête  soufflait  et  qu'une  froide  pluie  tamboa- 
rinait  sur  les  toits,  plusieurs  soldats  français  frappèrent 
&  la  porte  de  la  maison  où  demeuraient  mes  compatrio- 
tes. Les  soldats  disaient  qu'ils  ne  pouvaient  trouver  un 
abri  ;  la  maîtresse  de  la  maison,  une  Suissesse,  refusa 
de  les  laisser  entrer,  disant  que  dans  la  maison  il  n'y 
avait  pas  d'hommes.  Le  bruit  réveille  les  étudiantes. 
Elles  s'indignent.  Gomment  pour  une  pareille  bêtise  les 
gens  doivent-ils  rester  sous  la  pluie?  Les  jeunes  filles 
s'habillent  en  toute  hâte  et  introduisent  les  soldats  dans 
leur  chambre,  sans  faire  aucune  attention  à  l'efTroi  de  la 
maîtresse  du  logis.  Il  va  sans  dire  que  ni  l'honneur  de 
mes  compatriotes  ni  Thonneur  des  soldats  français 
n'eut  à  souffrir  de  cette  hospitalité. 

Tout  Russe  qui  vit  à  l'étranger  est  très  souvent  obligé 
de  remarquer  cette  divergence  avec  nos  mœurs.  Ici, 
parjexemple,  à  Paris,  les  mères  des  jeunes  filles  fran- 
çaises qui  suivent  les  cours  universitaires  les  accompa- 
gnent souvent.  En  Russie,  c'est  à  un  tel  point  superflu 
que  cela  paraîtrait  un  peu  ridicule.  Un  étudiant  fran- 
çais, ayant  entendu  dire  qu'une  jeune  fille  russe  était 
allée  en  coupé  avec  un  jeune  homme  de  sa  connaissance, 
en  fut  excessivement  choqué  et  ne  voulut  jamais  croire 
que  ces  promenades  n'amenassent  pas  des  aventures 
d'amour.  Je  ne  veux  nullement  généraliser,  mais  cette 
opinion  n'est  sans  doute  pas  exclusivement  individuelle. 
Pour  un  Russe,  au  contraire,  ces  soupçons  sont  le  plus 
souvent  étranges.  Un  homme  et  une  femme  ne  peuvent- 
Is  se  trouver  seuls  sans  qu'immédiatement  ils  ne  suc- 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  313 

combent  àla  tentation?  «Alors,  c'est  que  vous,  Russes, 
vous  n'avez  décidément  pas  de  tempérament  !  »  s'écria 
l'étudiant  dont  j'ai  parlé,  convaincu  enfîn  par  les  preuves 
de  son  ami.  Ce  n'est  cependant  pas  manque  de  tem- 
pérament. La  femme  russe  sait  aimer  sans  réserve 
jusqu'à  la  tombe.  Lisez  nos  romans.  Voyez  enfin  la 
statistique  qui  montre  qu'annuellement  plus  de  2000 
femmes  s'en  vont  de  leur  propre  volonté  en  Sibérie  à 
la  suite  de  leurs  maris  déportés,  les  suivent  même 
aux  travaux  forcés.  Voyez  quelles  poétiques  images 
d'amour  évoque  la  femme  dans  ce  monde  de  réfractaires 
de  la  société,  au  milieu  des  forçats.  Une  d'elles  dit  à 
son  bien-aimé  criminel  : 

L'univers  entier  Va  répudié. 

Et  ténébreuse  est  ton  âme. 

L*univers  entier  Va  répudié. 

Mais  moi  non,  moi  non,  moi  non  ^... 

Ce  n'est  pas  manque  de  tempérament  :  la  vie  russe 
fourmille  aussi  d'un  grand  nombre  de  crimes  et  de  mal- 
heurs oti  leur  tempérament  entraîne  Thomme  et  la 
femme. Mais  l'être  humain  est  d'autant  moins  esclave  de 
son  tempérament  que  ses  instincts  moraux  sont  plus 
développés.  Notre  jeune  fille  de  Yintelligumtia  reçoit 
une  éducation  sérieuse  ;  dès  l'enfance,  elle  s'habitue 
à  voir  dans  la  vie  des  intérêts  graves  qu'elle  est  plus 
ou  moins  capable  de  partager.  Son  imagination  n'est 
pas  exclusivement  occupée  d'amourettes  et  de  préten- 
dants :  elle  se  ferait  scrupule  de  considérer  le  mariage 

1  LkDBiHTZBT.  La  prison  et  la  déportation. 


1 


314  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


comme  une  carrière  .|  Elle  a  son  idéal  dans  la  vie,  elle 
veut  vivre  de  manière  à  ne  pas  rester  un  être  inutile, 
à  avoir  des  raisons  de  se  respecter.  Voilà  pourquoi  notre 
jeune  fiile  ne  cède  pas  au  premier  élan  de  passion.  Pour 
elle,  ce  serait  réellement  une  chute,  à  son  point  de  vue. 
Une  jeune  fille  ne  considérera  pas  comme  mauvais  d'en- 
trer en  liaison  avec  un  homme  sans  le  consentement  de 
ses  parents,  sans  la  bénédiction  nuptiale,  sans  aucune 
formalité  légale,  si  seulement  elle  Taime  sériensemenl. 
fais  elle  serait  honteuse  d'épouser  un  homme,  quoique 
/du  plein  consentement  de  ses  parents  et  légalement,  si 
en  se  mariant  elle  cédait  seulement  à  l'intérêt  ou  à  un 
élan  de  sensualité.  Gela  serait  une  chute,  non  pas  au 
'l)anal  du  mot,  mais  au  point  de  vue  de  l'idéal,  ins- 
piré à  la  femme  parle  mouvement  intellectuel,  une  chute 
au  point  de  vue  de  la  dignité  humaine  de  la  femme. 

Sous  l'influence  de  cette  tendance  —  l'intrigue 
amoureuse  est  infiniment  plus  rare  dans  le  milieu  de 
YitUelliguentia  que  dans  tout  autre  milieu  russe  et 
l'amour  amène  le  plus  souvent  une  liaison  durable 
indépendamment  de  sa  légalité  ou  de  son  extralégalité. 
La  famille  ainsi  formée  est  sans  nul  doute  plus  pure  et 
plus  durable.  La  femme  et  l'homme  s'unissent  ici  pour 
s'aider  mutuellement,  vivre  leur  vie  honnêtement  et 
utilement  pour  l'humanité.  Contractant  avec  circons- 
pection leur  liaison,  ils  se  méprennent  plus  rarement 
dans  leur  choix  mutuel.  La  femme  plus  développée, 
plus  égale  à  l'homme,  devient  pour  lui  un  ami  avec 
qui  on  ne  rompt  pas  sans  des  raisons  particulièrement 
graves.  Le  despotisme  de  l'homme  dans  la  famille  qui 
atteint  à  la  monstruosité  chez  les  marchands  et  dans 


LE  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  3t5 

notre  petite  bourgeoisie,  est  un  fait  exlrèmement  rare 
dans  la  classe  éclairée.  Le  plus  souvent  c*est  l'opposé  : 
nne  certaine  prépondérance  de  l'influence  féminine.  Bref 
la  famille  de  Vintelliguentia  est  réellement  parvenue 
à  un  état  très  attrayant  qui  est  un  objet  d'envie  pour  les 
femmes  des  autres  classes.  Cette  petite  association  pri- 
mordiale s'est  organisée  si  bien  chez  ViiUelliguentia  que 
les  cris  des  réactionnaires,  qui  emplissaient  l'air  il  y  a 
vingt  ans  et  qui  disaient  que  la  famille  était  sapée  par 
le  nihilisme^  que  la  classe  éclairée  était  immorale,  ont 
cessé  de  se  faire  entendre.  Ils  sont  maintenant  répétés 
par  les  étrangers  seuls.  Quant  à  la  Russie,  les  Katkov 
mêmes  n'y  gémissent  plus  que  sur  la  destruction  delà 
propriété,  de  l'Etat,  etc.  :  ils  ne  parlent  plus  de  la  des- 
truction de  la  famille.  Fait  très  caractéristique,  mais 
qui  portera  peut-être  à  croire  que  ni  la  propriété  ni 
Tordre  social  ne  seront  perdus  quand  l'influence  de  la 
classe  éclairée  se  reflétera  sur  eui  au  moins  autant 
qu'elle  a  pu  se  refléter  jusqu'ici  sur  la  famille  I 


III 


En  Russie  comme  partout,  la  littérature  et  l'école 
furent  les  principales  armes  de  l'instruction.  Dans  cer- 
taines contrées,  en  Bulgarie  par  exemple,  l'école  a  été 
l'arme  régénératrice.  En  Russie,  le  rôle  de  l'école  est 
beaucoup  moins  éclatant,  beaucoup  moins  en  relief. 

Notre  Université  a  cependant  une  importance  énorme 
pour  le  pays.  Il  suffit  de  dire  que  dans  les  six  Universi- 


1 


31($  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tés  ^  on  compte  près  de  neuf  mille  étudiants,  et  que 
pendant  tout  le  temps  de  leur  existencç,  elles  ont  donné 
probablement  Téducation  au  moins  à  100000  personnes, 
en  entretenant  ainsi  constamment  dans  le  pays  la  pen- 
sée scientifique  si  peu  développée  en  Russie.  Il  est  dif- 
ficile de  s'imaginer  l'existence  de  notre  intelliguentia 
sans  Universités. Mais  dans  cette  œuvre  civilisatrice,  TU- 
niversité,  ainsi  que  les  écoles  supérieures,  agissaient  pour 
ainsi  dire  silencieusement,  sans  se  mettre  au  premier 
rang.  Elles  n'avaient  pas  l'initiative  du  mouvement 
intellectuel,  elles  le  suivaient  plutôt.  Le  rôle  de  la  lit- 
térature est  au  contraire  beaucoup  plus  en  vue,  beaucoup 
plus  bruyant  :  son  œuvre,  qui  ne  serait  peut-être  pas 
possible  sans  l'aide  de  l'Université,  se  trouve  au  pre- 
mier plan  du  tableau  de  notre  mouvement  intellectuel. 
La  cause  de  cette  différence,  c*est  sans  contredit  que 
la  littérature,  quoique  écrasée  par  la  censure,  reste 
néanmoins  toujours  l'œuvre  directe  de  la  société  et  est 
par  conséquent  beaucoup  plus  indépendante.  L'Univer- 
sité, au  contraire,  fut  toujours  une  institution  du  gou- 
vernement. Notre  Université  n'est,  pas  une  institution 
mûrie  dans  l'indépendance  et  grandissant  pendant  des 

1.  Il  y  a  en  tout  9  Universités  dans  l'Empire:  ceUes  de 
Saint-Pétersbourg,  de  Moscou,  de  Kazan,  de  Kiey,  de  Khark.ov,  d'O- 
dessa, dlielsingfors,  de  Dorpat,  de  Varsovie.  Les  trois  dernières  ne 
sont  pourtant  pas  russes.  Le  nombre  des  Universités  russes  sera 
bientôt  augmeolé  par  la  création  de  celle  de  Tomsk  (en  Sibérie). 
Outre  les  Universités,  nous  avons  encore  à  peu  près  dix-huit  écoles 
supérieures  spéciales  :  des  académies  ecclésiastiques,  militaires, 
une  académie  de  médecine,  des  instituts  des  mines,  des  forêts,  des 
sciences  techniques,  etc.  Toutes  ces  écoles,  quelquefois  très  bien 
organisées  au  point  de  vue  de  leur  spécialité,  ont  en  général  beau- 
coup  moins  d'importance  pour  le  développement  de  rinstruction. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  ?17 


siècles  comme  une  république  de  la  science  dont  les 
droits  doivent  être  reconnus  par  le  gouvernement  le 
plus  despote.  Notre  Université  n'est  qu'une  école  fon- 
dée par  le  gouvernement,  entretenue  à  ses  frais  et 
donnant  une  éducation  supérieure  conforme  aux  besoins 
de  l'Etat. 

A  propos  des  frais,  il  faut  remarquer  cependant  que 
les  donations  de  la  société  pour  les  écoles  supérieures 
s'élèvent  à  un  total  fort  considérable  ;  des  écoles  su- 
périeures comme  les  lycées  de  laroslav  et  de  Niejine 
sont  même  fondées  principalement  avec  l'argent  des 
particuliers.  Mais  tout  cela  ne  modifie  guère  le  type  de 
l'école  supérieure  :  elle  est  institution  de  la  couronne 
comme  tout  tribunal  ou  tout  poste  de  police  :  c'est  là 
la  tendance  originelle.  Il  fut  un  temps  où  les  étudiants 
recevaient  un  traitement  du  gouvernement,  comme  si 
en  étudiant  ils  accomplissaient  on  ne  sait  quel  service. 
Le  professeur  de  l'Université  est  au  service  de  la  cou- 
ronne, c'est  un  tchinovnik.  L'Université  est  si  bien  ins- 
titution de  la  couronne  que  le  gouvernement  lui  con- 
fiait quelquefois  même  la  censure;  cette  coutume 
subsiste  aujourd'hui  encore  dans  le  droit  qu'ont  les  Uni- 
versités de  publier  leurs  recherches  scientifiques  avec 
le  seul  contrôle  de  leur  censure. 

Les  examens  universitaires  passés  sans  aucun  con- 
trôle spécial  du  gouvernement  donnaient  jusqu'ici  aux 
étudiants  le  droit  de  pratiquer  la  médecine,  la  jurispru- 
dence, etc.  Le  diplôme  entraînait  même  le  droit  à  un 
grade  civil.  Actuellement,  par  le  règlement  de  1883,  le 
gouvernement  a  retiré  à  l'Université  le  droit  de  déli- 
vrer les  diplômes  et  créé  pour  lui  suppléer  des  com- 


318  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


missions  spéciales.  Il  est  caractéristique  que  ce  règle- 
ment impose  en  même  temps  aux  Universités  un  con- 
trôle gouvernemental  plus  sévère.  C'est  illogique  sans 
doute,  mais  le  règlement  de  1885  est  si  bien  une  ré- 
sultante de  la  lutte  des  partis,  qu'il  est  difficile  d'en  at- 
tendre delà  logique.  D'ailleurs  le  caractère  fiscal  de  l'U- 
niversité est  clair  jusqu'à  l'évidence. 

Le  gouvernement  donnait  avant  le  règlement  de 
1885  à  la  corporation  des  professeurs  des  droits 
différents  tantôt  petits,  tantôt  grands,  absolument 
comme  il  le  faisait  pour  toute  autre  institution  d'é* 
tat.  11  réglementait  les  rapports  des  professeurs  avec 
les  étudiants  et  diminuait  ou  élargissait  d'une  manière 
ou  de  Tautre  le  programme  des  études,  en  n'écou- 
tant que  son  caprice.  Le  gouvernement,  si  l'envie  lui 
en  vient,  peut  fermer  une  Université  ou  la  trans- 
porter dans  une  autre  ville,  comme  s'il  s'agissait  d'un 
bureau  de  poste.  L'Université  n'a  aucun  droit  si  petit 
qu'on  puisse  l'imaginer,  que  le  gouvernement  ne  puisse 
lui  retirer  sans  violation  aucune  de  la  loi.  Le  gouverne- 
ment se  croit  même  en  droit  d'exiger  que  les  profes- 
seurs fassent  leurs  cours  dans  un  certain  esprit.  C'est 
d'après  cette  théorie  que  le  ministère  actuel  change  les 
règlements.  La  tendance  du  professeur  à  enseignera  ses 
auditeurs  les  données  de  la  science  sans  égard  à  la  fa- 
çon dont  le  gouvernement  entend  cette  science,' est  tou- 
jours envisagée  chez  nous  comme  la  manifestation  d'un 
certain  esprit  d'opposition  ou  même  de  révolte.  Sous 
Alexandre  I«%  l'Université,  &  peine  instituée,  devint 
l'objet  de  persécutions  impitoyables.  Des  bruits  sur 
l'esprit  libéral  qu'on  reprochait  à  l'Université  de  Kazan, 


r 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  319 


I 


. i 

y  firent  envoyer  comme  commissaire-enquêteur  un  cer-  i 

tain  Maghnitzky,  fameux  adversaire  de  rinstruction  qui,  j 

après  avoir  éié  Jacobin  et  comme  tel  exilé,  s'était  repenti  ] 

et  avait  tourné  casaque.  Ce  personnage  méprisé  fit  un 

rapport  à  l'Empereur  où  il  disait  que  TUniversité  était 

si  imbue  d'esprit  malsain  qu'il  ne  restait  plus  qu'à 

la  détruire  pour  donner  un  exemple  aux  générations 

futures.  Alexandre  l^**  voulut  faire  de  la  générosité: 

«  Pourquoi  détruire  ce  qu'on  peut  modifier  »  remar- 

qua-t-il.  Et  les  modifications  commencèrent. 

Pour  donner  une  idée  des  exigences  du  gouvernement 
d'abors,  il  suffit  de  dire  que  le  professeur  de  mathémati- 
ques, en  parlant  des  triangles  devait  élever  les  cœurs  des 
étudiants  vers  le  ciel,  en  leur  rappelant  le  mystère  de  la 
Sainte  Trinité  qui  forme  une  unité  comme  les  trois  angles 
d*un  triangle.  Un  étudiant  mis  aux  arrêts  ne  pouvait  en 
sortir  qu'après  avoir  reçu  l'absolution  de  ses  péchés. 
Sous  l'Empereur  Nicolas,  le  célèbre  professeur  Gra- 
novsky  se  plaignait  &  ses  amis  qu'on  ne  lui  permit  pas, 
dans  son  cours  d'histoire  universelle,  de  faire  mention 
non  seulement  de  la  Révolution  française,  mais  de  Luther 
et  delà  Réformation.  D'ailleurs,  Nicolas  exposa  lui-même 
très  nettement  ses  idées  sur  l'éducation,  dans  le  discours 
qu'il  prononça  à  Kiev  en  1839  :  «  Vous  étudiez  bien, 
dit-il  aux  étudiants,  mais  ce  n'est  pas  encore  assez  ;  la 
science  seule  n'amène  pas  de  bons  résultats;  j'ai  besoin 
de  fils  fidèles  du  trône,  j'ai  besoin  d'un  dévouement 
sans  bornes,  d'une  soumission  qui  ne  raisonne  pas,  d'une 
obéissance  absolue  » .  S'adressant  ensuite  aux  professeurs, 
TEmpereur  les  menaça  du  doigt.  «  Et  vous,  dit-il,  pre- 
nez garde.  La  science  peut  suivre  son  cours,  mais  si 


1 


3'iO  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

TOUS  n  avez  pas  soin  de  développer  les  notions  de  la 
morale  chez  les  étudiants,  si  vous  n^agissez  pas  sur  leurs 
convictions  politiques,  j^aurai  raison  de  vous  à  ma  ma* 
nière.  »  Les  deux  derniers  empereurs  n*ont  jamais  visité 
les  universités,  mais  les  hommes  d'Etat  contemporains 
sont  capables  de  répéter  presque  mot  pourmotles  paroles 
de  Nicolas.  Ainsi  dans  l'Université  de  Kiev  le  gouver- 
neur général,  Drenteln,  il  y  a  deux  ans,  dit  tout  net  aux 
professeurs  que  l'Université  o  porte  la  lourde  responsabi- 
lité dès  crimes  commis  dernièrement  en  Russie.  La  ra- 
cine du  mal,  continua-t-il,  réside  dans  le  goût  des  pro- 
fesseurs pour  la  popularité».  Bref,  le  gouvernement 
s'efforça  toujours  d'imposer  à  l'université  un  certain 
rôle  politique  :  préparer  de  bons  tchinevniks  et  fomen- 
ter parmi  la  jeunesse  un  courant  d'idées  qui  lui  soient 
favorables.  L'Université,  telle  que  la  rêve  le  gouverne- 
ment, c'est  un  de  ces  bureaux  du  département  de  l'o- 
pinion publique  que  rêvait  Napoléon  I®^ 

Pourtant  l'Université,  sous  n'importe  quel  programme 
et  sous  n'importe  quel  contrôle,  demeure  quand  même 
par  le  genre  de  ses  occupations  une  source  de  science, 
et  la  science  a  besoin  d'être  libre.  Par  conséquent, 
l'Université  a  une  tendance  naturelle  à  se  débarrasser 
de  la  tutelle  administrative,  à  devenir  comme  un  libre 
temple  de  la  science  libre.  Certes,  elle  n'a  jamais 
pu  arriver  à  ce  but,  mais  il  est  évident  qu'en  recevant 
à  quelque  dose  cette  liberté,  elle  communique  involon- 
tairement aux  étudiants  des  idées  peu  capables  de  dé- 
velopper en  eux  le  dévouement  sans  bornes^  la  soumis- 
sion qui  ne  raisonne pa^  et  r obéissance  absolue.  L'Uni- 
versité entre  ainsi  en  lutte  avec  le  gouvernement.  Ce 


I  LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  32t 

dernier  a  sans  doute  en  ses  mains,  outre  le  contrôle,  le 
choix  des  professeurs,  arme  puissante,  mais  il  est  bien 
forcé  de  choisir  ces  professeurs  dans  Vintelliguentia. 
Grâce  à  ces  complications,  le  rôle  de  l'Université  pâlit. 
Si  le  gouvernement  n'a  pas  la  force  de  la  transformer  à 
;  son  goût,  l'Université  ne  peut  du  moins  atteindre  le 
but  auquel  elle  tendait. 

Au  début  de  son  existence,  et  même  ensuite  durant 
une  période  de  50  ans  environ,  la  pression  du  gouverne- 
ment sur  elle  était  facilitée  par  la  présence  d'un  grand 
nombre  d'étrangers  parmi  les  professeurs.  Cette  période 
iurègne  des  Allemands  —  c'étaient  pour  la  plupart  des 
Allemands  d'Allemagne  ou  des  provinces  de  la  Baltique, 
—  laissa  un  souvenir  pénible.  Certes,  la  Russie  avait 
trop  peu  d'hommes  de  science  pour  pouvoir  se  passer 
de  ces  étrangers  ;  en  tout  cas  elle  leur  doit  une  cer- 
taine reconnaissance.  Mais  les  services  qu'il  lui  ren- 
daient lui  coûtaient  assez  cher.  La  prédominance  de  l'élé- 
ment étranger  fut  si  forte  qu'il  y  a  60  ans,  dans  quelques 
Universités,  les  cours  ne  se  faisaient  jamais  en  langue 
russe,  mais  toujours  en  allemand  ou  en  latin.  Les  pro- 
fesseurs qui  faisaient  les  leçons  en  russe,  étaient  tenus 
par  le  parti  allemand  pour  des  libéraux.  Du  reste,  il 
n'était  pas  facile  alors  pour  un  Russe  d'obtenir  la  place 
de  professeur,  puisque  le  parti  allemand  faisait  tout  son 
possible  pour  les  empêcher  d'arriver  aux  grades.  Les 
hommes  du  parti  allemand^  même  lorsqu*ils  étaient 
de  vrais  savants  et  non  de  simples  employés,  avaient 
eo  tout  cas  ce  défaut  de  ne  pas  connaître  la  Russie  et 
les  Russes  et  de  les  mépriser  comme  un  pays  sauvage^ 
comme  une  race  inférieure.  Ces  hommes  étaient  d'irré- 

21 


322  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

prochables  serviteurs  du  gouvernement,  et  jusqu'au  mo  - 
ment  où  Use  forma  dans  T Université  un  certain  nombre 
desavantsrusses  d'origine  oudecœur,  carquelques  étran- 
gers surent  s'attacher  à  leur  nouvelle  patrie —  l'Univer- 
sité fut  condamnée  naturellement  à  jouer  un  bien  faible 
r61e  dans  le  mouvement  des  esprits.  La  science  était  loin' 
de  la  vie,  qu'elle  ne  connaissait  pas  et  à  laquelle  elle  ne 
s'intéressait  même  pas.  Néanmoins,  même  dans  cette 
première  période  de  l'existence  de^  l'Université,  nous 
avons  eu  l'exemple  d'une  école  supérieure  qui  créa 
toute  une  tradition  dans  l'éducation  russe.  Le  lycée  de 
Tzarskoïe  Sielo,  pendant  le  règne  d'Alexandre  !•%  grâce 
à  sa  direction  libérale,  parvint  à  créer  une  école. 
Il  produisit  toute  une  série  d'hommes  de  lettres  et 
de  politiques  qui  périrent  très  nombreux  dans  la  ten- 
tative de  coup  d'État  du  14  décembre  1823.  Un  profes- 
seur de  ce  lycée,  Kounitzine,  s'est  particulièrement  illus- 
tré dans  l'histoire  de  l'éducation  russe  ;  Pouchkine,  élève 
de  ce  lycée,  Jui  consacra  ce  toast  : 

  Kounitzine^  hommage  de  cœur  et  de  vin  ! 
Il  nous  a  créés,  il  alluma  notre  ilamme, 
il  éleva  la  pierre  angulaire, 
il  alluma  la  lampe  pure  de  Tautel.  » 

Une  autre  période  brillante  dans  l'histoire  de  notre 
Université  correspond  au  règne  sombre  de  Nicolas.  C'é- 
tait le  temps  où  l'Université  de  Moscou  formait  un  cer- 
tain nombre  de  savants  purement  russes  qui  s'effor- 
çaient d'établir  un  lien  entre  les  sciences  et  les  exigen- 
ces de  la  vie  russe.  Le  célèbre  Granovski,  dont  j'ai 
parlé,  se  trouvait  à  la  tète  de  toute  une  école  et  jouait 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  323 

un  rôle  unique  dans  le  développement  de  Téduca- 
tion  russe.  Dans  ce  cas-ci,  comme  dans  les  autres, 
rinfluence  des  professeurs  n'avait  aucun  caractère  po- 
litique. A  en  juger  par  les  cris  de  nos  réactionnaires,  on 
pourrait  croire  que  nos  professeurs  ne  font  que  de  la 
politique.  En  réalité,  il  n'en  est  rien.  L'élite  de  nos 
professeurs,  ceux  contre  qui  sont  précisément  diri- 
gés ces  cris,  se  proposent  un  but  tout  différent:  ils 
s'efforcent  de  donner  aux  étudiants  une  science  vraie 
et  non  la  science  officielle  ;  ils  s'efforcent  de  faire  des 
étudiants  des  hommes.  C'est  un  courant  purement  hu- 
manitaire qui  peut  amener  indirectement  certains 
résultats  politiques,  comme  tout  ce  qui  d'une  ma- 
nière ou  de  l'autre  sert  à  développer  l'individu.  C'est 
ce  que  nous  voyons  au  temps  de  Granovski  et  ce 
qui  continue  jusqu'à  nos  jours.  Cela  suffit  déjà  pour 
exciter  dans  notre  gouvernement  la  plus  vive  inquié- 
tude. Au  temps  de  Nicolas,  nos  gouvernants  considé- 
raient franchement  l'éducation  comme  un  mal  inévi- 
table qu'on  ne  pouvait  pas  éviter  entièrement,  mais 
qu'il  fallait  restreindre  aux  proportions  strictement  né- 
cessaires. Le  nombre  des  étudiants  de  chaque  Univer- 
sité fut  réduit  à  300.  Lorsque  la  noblesse  du  gouver- 
nement de  Baltique,  qui  n'était  pas  habituée  à  ces 
doses  homéopathiques  d'instruction,  pria  l'empereur 
d'augmenter  le  nombre  des  étudiants,  Nicolas  déclina 
la  demande,  disant  que  les  nobles  pouvaient  entrer  en 
nombre  indéfini  dans  les  corps  des  cadets  et  que  le  service 
militaire  convenait  à  merveille  à  la  classe  noble  *. 

1.  Traduction  russe  de  Thistoire  de  Lorentz  avec  des  appendices 
de  Markov. 


324  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Sous  Alexandre  II, les  restrictions  apportées  au  nom- 
bre des  étudiants  furent  abolies,  mais  en  revanche  le 
prix  des  cours  augmenta  ;  dès  lors  il  fut  de  30  roubles 
par  an  à  peu  près  ;  les  étudiants  chez  nous  ne  payaient 
pas  par  objet  d'enseignement  et  par  examen,  mais  pour 
Tensemble  de  renseignement.  Actuellement,  avec  le 
nouveau  règlement,  on  a  élevé  le  prix  des  cours  ;  il  est 
de  1S8 roubles,  en  moyenne,  quoiqu'il  varie  beaucoup 
puisque  aujourd'hui  il  est  perçu  par  objet  d'enseigne- 
ment. Le  gouvernement  n'a  pourtant  pas  fait  preuve  de 
générosité  dans  les  dépenses  pour  l'éducation  nationale. 
En  1884,  la  somme  totale  des  dépenses  d'Etat  était  de  800 
millions  de  roubles,  tandis  que  pour  l'éducation  on  dé- 
pensait à  peine  34  millions.  Encore  cette  dépense  ne  res- 
sort-elle pas  exclusivement  du  ministère  de  l'instruction, 
mais  se  répartit-elle  entre  divers  départements,  puisque 
chez  nous  presque  chaque  ministère  a  ses  écoles  spécia- 
les: instituts,  séminaires,  académies  K  Le  ministère  de 
l'instruction  publique  n'a  qu'un  budget  de  20  millions 
de  roubles  (2600000  roubles  pour  les  Universités).  Ainsi 
la  part  du  ministère  de  l'instruction  publique  ne  revient 
qu'à  2,5  Vo  de  toutes  les  dépenses  de  l'État. 

Agissant  avec  cette  prudence  pour  la  diffusion  de 
l'éducation,  le  gouvernement  s'efforce  de  la  tenir  sous 
un  contrôle  vigilant,  non  pour  que  les  sciences  fleu- 
rissent mais  pour  qu'elles  ne  deviennent  pas  la  source 

• 

1.  Outre  les  Universités  et  les  écoles  primaires,  le  ministère  tie 
rinstruction  publique  a  près  de  210  gymnases  et  progymnases  corn  * 
prenant  55000  élèves  et  près  de  70  écoles  réaies  avec  15000  élèves.  I.0 
clergé  (saint  synode)  entretient  près  de  60  académies  et  séminaires 
ayant  15000  élèves.  Le  ministère  de  la  guerre  donne  l'éducation 
à  plus  de  12000  jeunes  gens  dans  ses  écoles  de  cadets. 


r 


LE  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  325 

des  idées  perverses.  C'est  peut-être  par  cette  pression 
constante  qu'on  peut  expliquer  le  rôle  modeste  de  TUnî- 
versité  dans  le  mouvement  intellectuel  du  pays.  Il  est 
remarquable,  en  eSfet,  que  les  représentants  de  l'Uni- 
versité n'y  ont  pas  joué  un  rôle  brillant.  Granovski  fut 
sous  ce  rapport  une  véritable  exception.  En  nous  remé- 
morant toutes  les  impulsions  politiques  ou  sociales  aux- 
quelles a  obéi  la  société  russe,  nous  les  voyons  toujours 
émaner  des  publicistesetnon  des  professeurs:  Bielinsky, 
Hertzen,  Khomiakov,  Aksakov,  Tchernyschevsky,  Do- 
brolioubov,  Pissarev,  Bakounine,  Lavrov,  etc.  On  en  peut 
dire  de  même  chose  des  doctrines  purement  scientifiques 
qui  se  répandaient  en  Russie:  le  darvinisme,  le  positi- 
visme, les  théories  économiques  de  Karl  Marx,  l'utili- 
tarisme, etc.  Ce  n'étaient  pas  non  plus  des  professeurs 
qui  importaient  ces  théories.  Et  si  nous  trouvons  des 
professeurs  parmi  les  gens  qui  ont  une  influence  plus  ou 
moins  grande  sur  l'opinion  publique,  ce  sont  toujours 
d'anciens  professeurs  qui  n'ont  pu  s'accommoder  de 
l'Université  ou  qui  en  ont  été  chassés.  Une  pléiade  d'hom- 
mes de  valeur,  dans  la  littérature,  dans  la  vie  sociale 
ou  politique  du  moment,  a  cette  origine  :  Stassiou- 
levitch,  Kostomarov,  Ka véline,  Spassovitch,  Chtcha- 
pov,  Dragomanov,  Engelgard,  Chelgounov,  Pypine, 
Ziber,  et  d'autres.  Parmi  eux,  Dragomanov  fut  même 
forcé  d'émigrer.  Chtchapovfinitses  jours  en  Sibérie.  En- 
gelgard et  Chelgounov  furent  internés  la  moitié  de  leur 
vie.  La  position  des  professeurs  est  peu  compatible  avec 
un  rôle  important  dans  le  mouvement  intellectuel 
quelle  qu'en  soit  la  direction.  Ainsi,  par  exemple,  Sietche- 
nov,  ne  jouant  en  fait  aucun  rôle  en  politique,  mais 


326  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

devenu  un  représentant  du  matérialisme^  perdit  bien- 
tôt sa  place.  G^est  par  pur  patriotisme  qu'il  n'a  pas 
voulu  quitter  sa  patrie  alors  qu'on  lui  proposait  une 
chaire  dans  plusieurs  Universités  allemandes. 

Le  professeur  s'enferma  donc  dans  les  murs  de  l'Uni- 
versité. Mais  dans  ces  murs  mêmes,  ce  n'est  pas  lui  qui 
domine,  ce  n'est  pas  lui  qui  donne  le  ton,  ce  n'est  pas  lui 
qui  imprime  telle  ou  telle  direction  d'esprit  aux  étudiants. 
L'Université,  c'est  le  rêve  de  la  jeunesse  de  province; 
c'est  pour  elle  je  ne  sais  quel  sanctuaire,  un  temple  de  la 
science,  un  endroit  où  le  jeune  homme  peut  résoudre 
toutes  les  questions,  d'où  il  peut  sortir  muni  de  toutes 
les  armes.  Tout  tend  à  l'Université.  J'ai  tu  un  jeune 
séminariste  se  rendre  à  pied  d'Arkhanghelsk  à  Moscou 
(1200  verstes  à  peu  près).  Un  autre  jeune  homme  de 
ma  connaissance,  un  Sibérien,  pour  entrera  l'Université 
se  mit  comme  laquais  au  service  d'un  noble  qui  venait  à 
Saint-Pétersbourg.  Il  n'y  a  pas  de  privation  que  ne  sup- 
porte notre  jeune  provincial  pour  pouvoir  se  rendre  à 
l'Université.  S'il  y  parvient,  il  vit  généralement  dans  une 
grande  pauvreté,  dans  quelque  chambre  sale,  souvent 
mourant  de  faim.  Nos  étudiants  des  diverses  écoles  ap- 
partiennent le  plus  souvent  à  la  classe  médiocrement 
aisée,  souvent  même  tout  à  fait  pauvre. 

Dans  ses  rêves,  notre  jeune  homme  pense  très  peu 
à  la  personne  des  professeurs.  Leur  enseignement  ré- 
pond-il ou  non  aux  attentes  de  la  jeunesse:  cette  question 
semble  être  secondaire  pour  lui.  Si  elle  est  résolue  dans  le 
sens  négatif,  eh  bien  !  il  cherche  un  maître  dans  la  litté- 
rature ou  dans  les  livres  des  savants  étrangers.  C'est  là  un 
faitfort  remarquable.  Certes,  il  se  trouvera  toujours  parmi 


LB  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  327 

les  professeurs  quelques  savants  appartenant  à  Télite  de 
Yintelliguentia^  et  dès  lors  toujours  prêts  à  aider  la  jeu- 
nesse dans  son  désir  de  connaître  la  vraie  science.  Ceux-là 
nesont  pas  fort  nombreux  et  sont  bien  souventmédiocres. 
En  règle  générale,  l'influence  des  professeurs  sur  le  dé- 
veloppement de  certaines  tendances  dans  notre  jeunesse 
est  toujours  insignifiante.  Les  jeunes  gens  s'instruisent 
sous  des  influences  qui  sont  hors  de  l'Université,  qui  ne 
joue  ici  qu'un  rôle  machinal  ;  elle  fournit  aux  étudiants  la 
bibliothèque,  les  musées,  les  laboratoires;  elle  les  as- 
semble par  centaines,  par  milliers  et  leur  donne  ainsi  la 
possibilité  de  se  développer  comme  par  un  enseigne- 
ment mutuel.  Le  collège  des  professeurs  vit  à  part  :  il 
est  encore  heureux  s'il  ne  se  trouve  pas  en  antagonisme 
direct  avec  les  étudiants. 

La  discipline  militaire  et  policière  à  laquelle  l'Univer- 
sité était  soumise  sous  Nicolas,  ne  pouvait  sans  doute  pas 
rehausser,  aux  yeux  des  étudiants,  l'autorité  des  profes- 
seurs. D'après  le  règlement  de  1863,  le  collège  des  pro- 
fesseurs fut  plus  affranchi  de  l'arbitraire  de  l'adminis- 
tration. En  revanche,  les  étudiants,  comme  corporation, 
furent  décidément  mis  hors  la  loi.  La  loi  ne  reconnais- 
sait dans  l'étudiant  qu'un  simple  particulier  et  poursui- 
vait rigoureusement  chaque  manifestation  de  l'esprit 
de  corps.  Gomme  les  étudiants  par  le  simple  fait  de 
leur  position  sont  une  corporation,  le  collège  des  pro- 
fesseurs dirigeant  l'Université  était  dans  une  position 
tout  à  fait  fausse.  Partout  où  le  professeur  a  affaire  à  un 
étudiant,  il  se  heurte  non  à  un  individu,  mais  à  une  per- 
sonnalité collective,  les  besoins  communs,  les  intérêts 
communs  et  les  actes  communs.  On  ne  pouvait  mécon- 


328  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

naître  la  corporation  des  étudiants  qu'en  méconnaissant 
les  étudiants  en  général.  Les  professeurs  agissaient  ainsi 
et  ne  pouvaient  agir  autrement  sans  violer  à  chaque  pas 
la  loi.  Ainsi  la  loi  de  1863,  tout  en  rehaussant  considéra- 
blement les  collèges  de  professeurs,  creusa  peut-être  en- 
core plus  profondément  Tabîme  qui  les  séparait  des  étu- 
diants. Actuellement,  ce  règlement  détesté  par  les  réac- 
tionnaires, à  cause  de  ses  bons  côtés,  est  aboli.  La  nou- 
velle loi  de  1885  met  les  professeurs  presque  autant  que 
les  étudiants  sous  le  pouvoir  illimité  de  l'inspection. 
Peut-être  cela  les  rapprochera-t-il  les  uns  des  autres, 
mais  la  mesure  est  trop  récente  pour  qu'en  en  puisse 
voiries  conséquences. 

On  peut  conclure  de  ce  qui  précède  combien  l'accu- 
sation d'après  laquelle  les  professeurs  pousseraient  les 
étudiantsà  la  révolte,  est  peu  fondée.  Non  seulementle 
professeur  ne  t?ew/  pas,  mais  il  ne  joe?// pas  le  faire.  Si  Ton 
peut  accuser  quelquefois  les  professeurs  du  mouvement 
des  étudiants,  c'est  en  ce  sens  que  les  étudiants  ont 
très  peu  de  confiance  en  eux.  Ainsi  les  dernières  ré- 
voltes àl'Université  de  Kiev,  — ^elles  ont  fait  exclure  tous 
les  étudiants,  près  de  deux  mille  jeunes  gens  —  écla- 
tèrent parce  que  les  étudiants  ne  croyaient  pas  un  mot 
de  ce  que  leur  disait  leur  recteur,  qui  les  trompait  à 
chaque  minute.  Les  soulèvements  des  étudiants  pro- 
viennent en  général  de  causes  que  les  professeurs,  à  leur 
honte,  sont  parfois  en  mesure  d'accentuer,  mais  qu'ils 
ne  peuvent  jamais  écarter.  C'est  un  accident  triste  de 
la  vie  russe  que  ces  désordres,  et  pourtant  il  n'est  peut- 
être  pas  une  génération  d'étudiants  qui,  durant  les 
quatreannées  decours,';  n'ait  passé  par  cette  épreuve. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  329 


Quelle  est  la  cause  de  ces  événements  et  quelle  est 
leur  signification?  Quels  sont  les  désirs  des  étu- 
diants ?  Pensent-ils  réellement  changer  quelque  chose 
en  Russie  par  leurs  révoltes  ?  C'est  là  la  question  que 
peut  se  poser  le  lecteur,  puisqu'il  n'entend  pas  les  expli- 
cations des  étudiants  et  ne  trouve  jamais  dans  les  jour- 
naux russes  une  description  véridique  de  leurs  soulève- 
ments. En  fait,  il  n'y  a  le  plus  souvent  pas  de  but  ; 
il  n'y  a  ordinairement  que  des  causes.  Nos  étudiants, 
comme  toute  la  classe  éclairée  regardent  d'un  mauvais 
oeil  le  gouvernement.  Il  n'est  pas  rare  de  trouver  parmi 
eux  des  gens  ayant  des  idées  tout  à  fait  révolutionnaires. 
Enfin  il  s'en  trouve  aussi  une  petite  quantité  qui  sont 
révolutionnaires  de  convictions  et  de  conduite,  qui  for- 
ment déjà  des  plans  d'action  révolutionnaire  :  cène  sont 
pas  ceux-là  qui  sont  les  principaux  acteurs  des  désor- 
dres universitaires.  Au  contraire,  ils  font  tout  leur  pos- 
sible pour  prévenir  les  agitations  pendant  lesquelles  leur 
propre  situation  est  plus  difficile:  ne  pas  soutenir  les  ca- 
marades est  impossible;  ils  y  perdraient  leur  considéra- 
tion et  la  popularité  indispensable  à  un  conspirateur  ; 
participer  à  l'agitation,  cela  revient  à  être  presque  in- 
failliblement déporté  ou  tout  au  moins  à  se  voir  placé 
sous  la  surveillance  de  la  police,  c'est-à-dire  à  perdre 
la  possibilité  de  travailler  pour  la  cause  révolutionnaire 
par  le  complot  ou  par  la  propagande.  Dans  la  plupart 
des  cas,  l'agitation  commence  parmi  les  étudiants 
qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  révolution- 
naires. Pourquoi  donc  s'agitent-ils  ?  Comment  ne  s'a- 
giteraient-ils pas,  si  pour  l'étudiant  tout  au  monde  est 
défendu,  si  bien  qu'il  ne  peut  bouger  sans  commet- 


330  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ire  un  crime,  et  par  conséquent  sans  s*attirer  une  se- 
monce,  un  grossier  et  brutal  rappel  à  Tordre,  une  pu- 
nition ?  Quelques  étudiants  s'assemblent-ils  pour  une 
simple  causerie,  —  la  police  soucieuse  commence  déjà 
à  rôder  sous  les  fenêtres  ;  dans  Tenceinte  même  de 
rUniversité,  —  chaque  démarche  est  espionnée  par 
les  agents  de  Tinspection.  Le  moindre  mot  subversif, 
prononcé  par  un  étudiant,  est  immédiatement  suivi  de 
représailles-  Un  livre  défendu  —  et  c'est  ceux-là  qu'il 
est  intéressant  de  lire  —  sert  de  prétexte  d'arrestation, 
voire  de  déportation.  Les  étudiants  s'assemblent-ils 
sur  l'escalier  de  leur  école,  l'inspecteur  disperse  bru- 
talement le  groupe.  Si  Tidée  leur  vient  d'intervenir 
en  faveur  de  leurs  camarades  maltraités,  les  étudiants 
commettent  un  crime  en  présentant  une  pétition  col- 
lective. Toutes  ces  chicanes  futiles  se  répétant  chaque 
jour,  chaque  heure,  accumulent  enfin  peu  à  peu  un  mé- 
contentement qu'un  rien  transforme  en  une  protesta- 
tion irraisonnée. 

En  janvier  1882  eut  lieu  à  Kharkov,  dans  un  cercle  ou 
dans  un  thé&tre,  une  dispute  entre  plusieurs  étudiants 
et  un  journaliste  réactionnaire  qui  écrivait  des  pam- 
phlets contre  la  jeunesse.  Un  étudiant  traita  ce  dernier 
de  lÀche  ;  le  journaliste  jeta  son  verre  à  la  figure  de 
l'étudiant...  Il  semblerait  que  les  autorités  universi- 
taires n'avaient  rien  à  voir  dans  cette  dispute  surve- 
nue hors  des  locaux  universitaires,  car  selon  la  loi,  les 
étudiants  hors  de  l'Université  sont  soumis  exclusivement 
à  la  police  générale.  Mais  non...  Le  conseil  universitaire 
se  décide  à  faire  preuve  de  zèle  et  à  exclure  les  insolents 
de  l'Université.  Cette  basse  complaisance  pour  la  police 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  331 


indigna  les  étudiants  ;  ils  tentèrent  de  défendre  leurs 
camarades;  ils  tinrent  des  réunions;  ils  firent  du  va- 
carme. L'arbitraire  policier  entra  en  scène.  On  ferma 
rUniversité.  On  prononça  Teiclusion  de  55  étudiants 
pour  cause  de  désordre. 

En  octobre  1882,  des  désordres  éclatèrent  à  TUniver- 
sité  de  Saint-Pétersbourg.  Un  financier  fort  connu  orga- 
nisa pour  les  étudiants,  à  titre  de  donation,  un  phalans- 
tère qui  pouvait  contenir  150  hommes.  Cet  homme 
d'argent  est  loin  de  jouir  en  Russie  d'une  brillante  ré- 
putation. On  raconte  que  le  tzar  lui-même  avait  dit  à 
cette  occasion  :  «  Il  est  facile  de  faire  des  donations  avec 
de  l'argent  volé  !  »  Les  étudiants  se  sentirent  plutôt  bles- 
sés que  reconnaissants  de  ce  cadeau  ;  il  s'en  trouva  cepen- 
dant une  centaine  qui  se  rendirent  au  festin  solennel  or- 
ganisé à  l'occasion  de  l'inauguration  et  offrirent  au  do- 
nateur au  nom  des  étudiants  une  flatteuse  adresse  de  re- 
merctment.  Les  étudiants  furent  indignés.  Quel  droit 
avait-on  de  parler  en  leur  nom,  et  de  dire  des  choses 
qui,  selon  eux,  portaient  préjudice  à  leur  honneur  ? 
Ils  rédigèrent  une  déclaration  collective  dans  laquelle 
ils  constataient  que  l'adresse  était  l'acte  personnel  de 
ceux  qui  l'avaient  signée.  Qu'arrive-t-il?  Leur  conduite 
est  déclarée  illégale.  Gomment  ont-ils  osé  se  réunir  ?  Gom- 
ment ont-ils  osé  rédiger  une  déclaration  collective?  Les 
autorités  universitaires  s'adressent  en  toute  hâte  à  la 
police  et  lui  demandent  des  secours.  Voilà  les  désordres  ! 

Dans  les  derniers  désordres  de  Kiev  (1884),  c'est  la 
même  histoire.  L'Université  se  préparait  à  fêter  son  ju- 
bilé. Or,  il  faut  le  dire  tout  de  suite,  l'Université  de  Kiev 
jouit  par  toute  la  Russie  d'une  triste  renommée.  Nombre 


332  LA  RUSSIE  POLITIQUR  ET  SOCIALE 


de  ses  professeurs  se  sont  trouvés  mêlés  à  des  abus 
commis  par  la  municipalité.  Certains  professeurs  sont 
connus  comme  délateurs  au  point  d'être  mépri- 
sés par  la  police  :  <(  Chez  nous,  ce  ne  sont  pas  les 
gendarmes  et  les  mouchards  qui  sont  à  redouter, 
disait  récemment  un  membre  marquant  de  la  so- 
ciété de  Kiev  :  ce  sont  les  professeurs  de  TUniversité.  » 
On  comprend  qu'entre  les  étudiants  et  un  pareil  collège 
professoral  les  rapports  ne  sont  pas  très  cordiaux.  Sa- 
chant cela,  le  recteurde  lUniversité  ayant  peur  que,  pen- 
dant le  jubilé,  le  mécontentement  des  étudiants  ne  se 
manifestât  sous  une  forme  quelconque,  se  mit  pour  l'évi- 
ter à  les  «ourtiser  et  les  invita  même  à  participer  à  Tor- 
ganisation  de  la  solennité.  L'entente  ne  dura  pourtant 
pas  bien  longtemps.  Les  étudiants  ne  pensaient  nulle- 
ment à  faire  du  désordre;  ils  voulaient  organiser  leur 
solennité  pour  qu'elle  soit  réellement  une  fête  de  la 
science,  une  fête  intellectuelle.  Etant  donnée  la  persé- 
cution actuelle  contre  tout  ce  qui  est  lumière  et  intel- 
ligence, ce  plan  prenait  involontairement  le  caractère 
d'une  manifestation  toute  d'opposition.  Soudain  le  rec- 
teur change  de  ton,  il  déclara  grossièrement  qu'il  était 
seul  maître  de  la  fête  et  qu'il  organiserait  tout,  comme 
il  lui  plairait.  Les  étudiants  s'agitèrent.  Pourquoi  les 
avait-on  donc  invités?  N'était-ce  que  pour  les  blesser 
plus  douloureusement  et  leur  rappeler  que  selon  la  loi 
ils  n'étaient  rien?  Le  recteur,  voyant  grandir  le  mé- 
contentement, décida  que,  pour  prévenir  les  désordres 
possibles,  les  étudiants  ne  seraient  pas  admis  au  jubilé  ! 
Cette  mesure  absurde,  inattendue,  porta  tout  aussitôt 
ses  fruits.  Les  étudiants  que  l'on  n'avait  pas  admis  à  leur 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  333 

propre  fête,  que  Ton  avait  irrités  et  blessés  comme  à 
plaisir,  quelques  heures  seulement  avant  la  solennité, 
se  rassemblèrent  dans  la  rue  devant  l'Université,  sifflè- 
rent le  recteur  et  divers  représentants  marquants  de  la 
réaction,  comme  par  exemple  M.  Pobiédonostsev,  lancè- 
rent même  des  pierres  contre  leurs  voitures.  Dans  la 
soirée,  ils  ôrentau  recteur  un  charivari  et  avec  des  pierres 
brisèrent  les  vitres  de  sa  maison.  C'est  ainsi  que  rUni- 
versité  fêta  son  jubilé.  Plusieurs  jours  après,  tous  les  étu- 
diants, même  ceux  qui,  au  su  de  tout  le  monde,  n'a- 
vaient nullement  participé  à  la  manifestation,  furent  en 
masse  exclus  de  l'Université.  M.  Katkov  eut  assez  d'impu- 
dence pour  défendre  V équité  de  ce  châtiment.  «  Les  étu- 
diants qui  n'ont  pas  pris  part  à  la  manifestation^  déclara- 
t-îldans  la  Gazette  de  Moscou^  sont  responsables  de  n'a- 
voir pas  su  la  prévenir.  »  Voilà  la  logique  réactionnaire  ! 
On  ne  reconnaît  pas  les  étudiants  comme  corporation  ; 
on  leur  défend  toute  réunion,  toute  organisation  ;  en 
même  temps  on  admet  le  principe  de  la  responsabilité 
corporative  ! 

L'immense  majorité  des  désordres  universitaires  a  pré-, 
cisément  ce  caractère  :  ce  n'est  pas  un  fait  prémédité, 
c'est  une  protestation  toute  réflective,  excitée  par  un  des 
innombrables  prétextes  que  fournit  l'absence  de  tous 
droits  chez  l'étudiant.  L'arbitraire  et  l'émeute  sont  tou- 
jours les  deux  côtés  d'une  seule  et  mêmemédaille,  mais 
assurément  dans  un  milieu  de  gens  jeunes  qui  s'enflam- 
ment plus  facilement,  l'arbitraire  fomente  plus  souvent 
l'émeute  que  dans  un  autre  milieu.  Nos  désordres  uni- 
versitaires, qui  ont  pour  résultat  la  perte  de  tant  de  cen- 
taines de  jeunes  gens,  constituent  à  ce  titre  un  malheur 


334  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

inévitable  jusqu'au  jour  où  la  Russie  possédera  enfin 
des  lois  fortes  qui  consacreront  les  droits  de  Tindivida 
et  de  toute  corporation  formée  naturellement. 


IV 


Le  rôle  de  la  littérature  est  bien  autrement  en  vue. 

Pendant  une  période  de  cent  cinquante  ans,  c'est-à- 
dire  à  partir  de  sa  naissance  S  la  littérature  a  été  dans 
les  mains  de  Vintelliguentia  le  principal  moteur  du  dé- 
veloppement politique  et  social  de  la  Russie.  Elle  fut 
pendant  cette  période  la  création  la  plus  marquante  du 
génie  national.  Elle  est  donc  profondément  intéres- 
sante à  étudier  et  il  serait  désirable  que  le  public  fran- 
çais en  posséd&t  enfin  un  bon  aperçu.  Intéressante  par 
elle-même,  par  ses  couleurs  originales,  par  sa  hardiesse 

1.  Notre  langue  écrite  existe  depuis  presque  dix  siècles.  La  Rus- 
sie ancienne  et  la  Russie  des  tzars  moscovites  possédaient  déjà 
certains  germes  de  littérature  qui  produisirent  quelquefois  des 
œuvres  d'une  grande  valeur,  la  Chronique  de  Nestor,  le  Chant 
de  la  légion  d'Igor  ou  la  comédie  moscovite  Frol  Skobeieo. 
Considérée  en  général  néanmoins,  cette  littérature  est  scolastique 
et  sans  portée.  Seule,  la  littérature  non  écrite,  la  littérature  popu- 
laire, --  chansons,  ballades  et  contes  —  était  un  vrai  trésor  de 
poésie.  La  littérature  écrite  ne  se  développa  qu'après  Pierre  le 
Grand  ;  c'est  sous  son  règne  que  Talphabet  actuel  fut  créé. 
L'influence  européenne,  sous  laquelle  naquit  notre  littérature, 
agit  aussi  sur  la  langue  qui,  au  xyiii»  siècle,  était  corrompue 
au  point  de  nous  paraître  aujourd'hui  ridicule.  On  peut  considé- 
rer répoque  de  Pouchkine  et  de  Gogol  comme  le  moment  où  notre 
langue  s'afl'ranchit  et  où  notre  littérature  prit  un  caractère  vrai 
ment  national. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  335 

de  formes  et  parfois  d'idées,  elle  est  plus  intéressante 
encore  comme  reflet  fidèle  de  la  vie  russe.  Malgré  les 
sévérités  de  notre  censure,  notre  littérature,  considérée 
en  bloc,  peut  être  caractérisée  par  son  extrême  honnê- 
teté, sa  tendance  aiguë  à  la  vérité  artistique. 

Malgré  les  nombreuses  traductions  que  Ton  a  pu- 
bliées en  France  pendant  ces  dernières  années,  notre 
littérature  y  est  encore  très  insuffisamment  connue  '. 
A  mon  grand  regret,  je  ne  puis  ici  lui  consacrer  Té- 
tude  dont  je  sens  la  nécessité  et  qui  demanderait,  hélas  ! 
beaucoup  trop  de  place.  J'insisterai  donc  de  préférence 
bien  plus  sur  le  côté  social  de  la  question,  que  sur 
le  côté  purement  littéraire. 

Dans  le  chapitre  que  j'ai  consacré  à  définir  la  classe 
éclairée,  j'ai  été  constamment  obligé  de  parler  de  la 
littérature.  Notre  littérature  est  en  effet  sa  création  fa- 
vorite :  elle  l'eflète  tous  ses  traits  caractéristiques.  Les 
tendances  générales  de  Vintelliguentia  ont  imposé  leur 
empreinte  à  la  littérature,  en  lui  communiquant  du 
coup  un  caractère  sérieux.  Je  n'emploie  pas  ici  le  mot 
sérieux  dans  le  sens  A' ennuyeux^  j'entends  dire  seu- 
lement que  notre  littérature,  par  ses  convictions,  par 
ses  idées,  n'est  pas  une  littérature  amusante  et  même 

1.  L'admission  d'articles,  comme  celui  que  mademoiselle  Olga 
SmimofT  y  a  publié  récemment,  dans  une  revue  aussi  sérieuse  que 
hi  Nouvelle  Revue  me  parait  concluant  à  ce  point  de  yue.  Made- 
moiselle Smimofi  y  parle  des  mérites  littéraires  de  divers  arche- 
véqaes  (Philarète  et  Innocent)  et  en  même  temps  elle  accorde  une 
indulgente  mention  (!)  à  Chtchédrine  (Saltykov).  Ce  n*est  même 
pas  une  appréciation  fausse.  Je  vois  d'ici  le  sourire  de  madame 
Adam  si  elle  avait  pu  lire  elle-même  les  lourds  ouvrages  de  nos 
Bossuets  russes  et  avec  son  goût  littéraire  si  délié  en  comparer  les 
auteurs  au  talent  plein  d'éclat  et  de  puissance  de  Chtchédrine. 


336  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ne  se  propose  pas  pour  but  la  création  d^œuvres 
indifféremment  belles  ou  spirituelles.  A  plus  forte  raison 
encore,  elle  n'est,  le  ciel  nous  en  préserve,  ni  un  état, 
ni  un  gagne-pain.  Elle  se  considère  comme  une  grande 
œuvre  sociale,  une  grande  arme  de  progrès.  Un  grand 
moyen  de  développer  la  pensée  nationale.  Pour  un  écri- 
vain russe  honnête,  il  n'est  rien  de  plus  pénible  et  de 
plus  humiliant  que  d'être  obligé  de  se  prêter  aux 
goûts  du  public  ou  de  ne  travailler  que  par  lucre. 
Pour  un  journaliste,  il  n'y  a  pas  d'accusation  plus  bles- 
sante que  celle  de  songer  surtout  au  nombre  des  exem- 
plaires vendus. 

Quand  M.  Souvorine*,  rédacteur  en  chef  du  Nouveau 
Temps^  déclara  qu'il  était  temps  que  la  littérature  des- 
cendH  de  son  piédestal  etcomprtt  qu'elle  était  un  état 
comme  un  autre,  qu'elle  était  soumise  aux  mêmes  lois 
de  l'offre  et  de  la  demande,  et  qu'il  n'y  avait  là  rien 
d'humiliant,  l'article  fut  accueilli  comme  la  manifesta- 
tion de  la  plus  éhontée,'de  la  plus  dégoûtante  prosti- 
tution littéraire. 

Jusqu'ici  tout  écrivain  de  quelque  valeur,  de  quel- 
que honnêteté,  a  sur  lui-même  et  sur  sa  profession  de 
tout  autres  idées.  11  est  un  travailleur  de  la  cause  so- 
ciale, il  doit  faire  non  pas  ce  que  désire  le  public,  mais 
ce  qu'il  juge  lui-même  juste  et  utile.  Une  pareille  con- 
ception de  la  littérature,  toute  naturelle  étant  donné  le 
caractère  de  Vmtelliguentia^  fut  particulièrement  fortifiée 

1 ,  Il  se  peut  que  cet  article  ne  fut  pas  de  M.  Souvorine,  mais  de 
son  coUaborateur  le  plus  intime,  M.  Bourénine,  cela  revient  au 
même,  car  ils  travaillent  ensemble  et  peuvent  être  mis  sur  la 
même  ligne  pour  les  éléments  intellectuels  et  moraux  qu'Us  ap- 
portent dans  notre  littérature. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  337 

par  l'école  de  TArtpour  TArt,  par  Pouchkine  et  d'autres. 
Plus  tard  cette  école  a  souvent  été  accusée  d'indiffé- 
rence pour  la  vie,  reproche  complètement  dénué  de 
fondement  chez  nous.  Certainement  Pouchkine  déclare 
hautainement  au  public  : 

« 
Allez-vous-en,  quel  besoin 

le  poète  paisible  a-l-il  de  vous  ! 
Certainement,  il  s'écrie: 
Poète,  ne  donne  aucun  prix  à  Taraour  du  peuple. 

Selon  l'admirable  expression  de  Ivan  Tourgueniev,  il 
a  laissé  un  magnifique  testament  à  l'écrivain  russe  : 

Par  un  chemin  libre, 

va  où  te  conduit  ton  libre  esprit. 

Il  est  pourtant  ridicule  de  voir  là  de  l'indifférence 
pour  la  vie.  Ce  n'est  qu'une  manifestation  contre  la 
soumission  de  l'écrivain  au  joug  de  la  rue  et  du  mo- 
ment. Servir  honnêtement  la  société,  l'histoire,  c'est 
une  autre  affaire.  Pouchkine  ne  voulait  pas  être  l'es- 
clave de  la  rue  et  du  moment,  justement  parce  qu'il 
voulait  servir  la  société  et  l'histoire.  Quand  il  déclare 
avec  le  même  orgueil  :  «  Je  me  suis  érigé  un  monument 
plus  grand  qu*une  œuvre  humaine^  »  il  explique  tout 
de  suite  lui-même  pourquoi  ce  monument  est  grand, 
parce  que  le  poète  fut  utile  aux  hommes^  fit  appel  à 
la  miséricorde  pour  les  misérables^  etc.   L'art   et  la 
pensée  doivent    être  libres,   mais   il   tombe  de  soi 
sous  le  sens,    que  cet  art  et  cette   science    libres 

22 


338  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


sont  de  la  plus  grande  utilité  pour  les  hommes  en  les 
élevant,  en  élargissant  leur  horizon,  en  leur  dévoilant 
les  mystères  de  la  vie.  La  tendance  à  servir  Thumanité 
est  si  forte,  que  deux  fois  déjà  deux  des  plus  vigoureux 
-talents  de  notre  littérature  furent  poussés  par  elle  à 
des  actes  voisins  de  la  folie.  Gogol  abandonna  ses 
Ames  mortes  pour  publier  une  absurde  Correspon- 
dance avec  des  aints^  dès  que  son  esprit  malade  s'ima- 
gina que  cela  serait  plus  utile.  Aujourd'hui  Léon  Tolstoï 
abandonne  l'art  avec  mépris,  dès  qu'il  a  acquis  la  con- 
viction qu'il  avait  etiseigné  les  hommes  sans  savoir  lui- 
même  ce  qu  il  enseignait... 

Notre  école  naturaliste  est  imprégnée  de  cette  tendance 
à  servir  l'humanité.  L'école  naturaliste  qui,  on  peut  l'af 
firmer,  a  créé  la  littérature  russe,  est  elle-mftme  venue 
au  monde  au  temps  de  la  plus  cruelle  réaction,  sous  Ni- 
colas I*'^  V intell iguentia  voyait  trop  l'impossibilité  abso- 
lue d'une  lutte  directe  ;  l'élite  des  forces  du  pays  que  n'a- 
vaient pas  exterminées  les  représailles  qui  suivirent 
l'émeute  du  14  décembre,  s'appliquèrent  à  préparer  un 
meilleur  avenir  par  le  développement  intellectuel  du 
pays.  Ce  développement  devint  pour  elle  un  objet  d'ado- 
ration. Cette  même  réaction  qui  persécutait  la  science, 
asservissait  l'école,  ne  tolérait  aucune  activité  politique 
et  sociale,  rendait  cependant  fort  difficile  la  tâche  de  ces 
pionniers.  Quelle  voie  suivre,  quels  moyens  employer? 
Tout  était  écrasé,  mais  tout  n'était  pas  écrasé  au  même 
degré.  En  entrant  dans  la  région  de  l'art,  l'homme 
éclairé  sentait  tout  de  suite  qu'ici  il  pouvait  faire  quelque 
chose,  alors  que  dans  toute  autre  région  il  ne  pouvait 
rien. 


LE  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  339 


En  réalité,  ici  aussi,  la  censure  ne  chômait  certaine- 
ment pas...  Nos  censeurs  défendaient  par  exemple  un 
poème  par  cette  seule  raison  qu'il  parlait  d'amour,  ce  qui 
en  temps  de  carême  esi inconvenant.  L'auteur  écrivait-il  : 

Oh  !  combien  je  voudrais  dans  le  silence  des  pays  déserts, 
Ignoré  de  tous,  m'iiabituer  près  de  toi  à  la  félicité. 

Le  censeur  interdisait  et  ajoutait  l'annotation  suivante  : 
«  Cela  signifie  que  P  auteur  7ie  désire  pas  contitiuer  son 
service  à  l'empereur^  afin  dUètre  toujours  avec  sa  maî- 
tresse; au  surplus,  on  7ie  peut  s' habituer  à  la  félicité 
qu'auprès  de  t Evangile  et  iion  auprès  des  femmes^ ,  » 
Le  corps  de  garde  où  on  enfermait  les  jeunes  écrivains 
commedes  écoliers,  dès  que  la  fantaisie  en  venait  àl'admi- 
nislration,  étaittoujours  plein.  Néanmoinsl'artétaitconsi- 
déré  comme  une  chose  si  i  nsignifiante  qu'on  ne  le  redoutait 
pas...  L'empereur  Nicolas  n'était  pas  poltron:  il  n'avait 
pas  peur  de  ce  qui,  selon  lui,  n'avait  pas  uneforce  vrai- 
ment sérieuse.  Et  quelle  force  peut  avoir  l'art  ?  Un  es- 
prit élevé  au  milieu  des  baïonnettes,  des  canons,  des 
sabres  de  gendarmes  ne  pouvait  s'imaginer  la  force  que 
sous  des  formes  grossières.  Assurément  une  proclama- 
tion séditieuse  ou  bien  la  critique  des  actes  gouverne- 
mentaux, toute  intervention  directe  de  la  littérature 
dans  les  affaires  politiques  —  c'est  dangereux.  Mais  l'art  ! 
Quelle  idée  !  —  Après  avoir  fait  revenir  de  l'exil 
Pouchkine,  l'empereur  Nicolas  lui  posa  cette  question  : 
—  Dis-moi  franchement,  Pouchkine,  si  le  14  décem- 
bre tu  avais  été  à  Saint-Pétersbourg,  aurais-tu  pris  part 

1.  Renseignements  historiques  sur  ta  censure  russe. 


^ 


340  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


à  Témeute? —  Infailliblement,  Sire,  répondit  le  poète. 
Cette  franchise  excessive  plut  à  Tempereur,  et,  quand 
Pouchkine  lui  promit  de  ne  plus  s'occuper  de  politique, 
il  lui  accorda  foi  entière.  Puisqu'il  ne  s'occupait  effecti- 
vement pas  de  politique,  pourquoi  ne  lui  eût-on  pas 
permis  d'écrire  ?  Quel  danger  peut  présenter  un  poème 
quelconque?  L'empereur  Nicolas  devint  le  protecteur 
décidé  de  Pouchkine  et  son  censeur.  Gr&ce  à  cette  pro- 
tection le  poète  put  résister  à  l'action  pernicieuse  de  la 
censure.  L'empereur  accorda  de  même  sa  protection  à 
Gogol.  La  célèbre  comédie  lei{et;f5orfutinteiditepar  la 
censure.  L'interdiction  déplut  à  l'empereur  et  il  donna 
l'ordre  de  mettre  en  scène  cette  cruelle  satire  de  sa  pro- 
pre administration.  Dans  un  des. actes,  le  préfet  lançait 
au  public,  qui  riait  à  gorge  déployée  :  «  Qu'avez-vous  à 
rire  ?  C'est  de  vous-mêmes,  que  vous  riez.  »  L'empe- 
reur était  au  nombre  de  ceux  qui  riaient,  mais  non  du 
nombre  de  ceux  qui  pouvaient  comprendre  le  sens  amer 
de  cette  apostrophe.  L'Empereur  n'était  pas  seul  à  agir 
vis-à-vis  de  l'Art  avec  cette  méprisante  indulgence. 
L'idée  était  générale.  Les  uns  s'en  amusaient,  comme 
d'un  objet  de  luxe.  Les  autres  le  méprisaient  tout  sim* 
plement.  Un  général,  supérieur  de  Lermontov,  lui  dit 
un  jour  :  «  Est-il  vraiment  possible  que  vous  fassiez  des 
vers?  Rougissez,  jeune  homme:  vous  êtes  gentilhomme 
et  of&cier  I  »  Le  général  n'était  pas  fâché  que  Lermoa- 
tov  dans  ses  vers  se  montr&t  très  révolutionnaire  pour 
son  temps  et  son  pays,  oh,  nullement!  il  ne  le  savait 
même  pas.  Tout  simplement  des  occupations  si  futiles 
lui  semblaient  indignes   d'un    gentilhomme  et  d'un 
officier. 


LB  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  341 


Cette  méprisante  inattention  crée  pour  Tari  une  situa- 
tion privilégiée.  La  littérature  politique,  même  la  plus 
modeste,  n'était  à  aucun  prix  tolérée.  Sous  lecouvert  des 
belles-lettres,  Gogol  écrit  ses  satires,  Hertzen  compose 
A  qui  la  faute  ?  et  les  Mémoires  du  docteur  Kroupov  où  il 
met  en  cause  les  bases  mêmes  de  la  société  humaine  ; 
Siergueis  Aksakov,  censeur  lui-même,  écrit  sa  Chroni- 
que de  famille  et  les  Jeunes  années  du  petit-fils  de  Ba- 
grov  *  qui,  peut-être  à  Tinsu  de  leur  auteur,  prononcent 
une  terrible  sentence  contre  les  propriétaires  de  serfs. 
La  loi  n'a  aucune  notion  des  droits  de  l'homme  ;  tout 
est  humilié  et  asservi.  Lermontov  ne  se  lasse  pas  d'ap- 
peler les  hommes  à  la  libellé  et  place  V homme  au-dessus 
de  toutes  les  lois  conventionnelles.  L'idée  fondamentale 
de  tA?*t  pour  fArt  était  elle-même  alors  pour  la  Russie 
on  ne  peut  plus  révolutionnaire.  L'homme  chez  nous 
était  partout  un  zéro,  nul  ne  se  souciait  delui.  Dans  l'Art, 
cette  personnalité  humiliéenereconnatt  au  dessus  d'elle 
aucune  autorité,  ni  celle  du  gouvernement  ni  celle  de 
la  société  :  —  a  Je  ferais  ce  que  je  voudrais,  déclare- 
t-elle,  selon  les  indications  de  ma  raison,  de  mon  talent 
et  de  ma  conscience,  et  personne  n'a  de  pouvoir  sur 
moi  !» 

Cette  liberté  relative  attira  vers  les  belles-lettres  une 
multitude  de  talents.  Il  était  rare  alors  celui  qui  n'es- 
sayait pas  d'écrire  des  vers,  des  nouvelles,  un  roman. 
On  s'adonnait  à  l'Art  avec  une  sorte  de  piété.  Les  talents 

1.  Les  romans  d'AksakoY  qui,  en  Russie  même,  ne  sont  pas  suf- 
fisamment appréciés,demeurent  complètement  inconnus  àla  France. 
Cependant,  c'est  le  chef-d'œuvre  du  roman  russe  au-dessus  duquel 
nous  n*ayons  que  les  œuvres  de  Léon  Tolstoï. 


1 


342  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

étaient  recherchés,  entourés  de  soins.  Découvrir  un  ta- 
lent littéraire,  c'était  pour  tout  homme  de  Vintelliguenr 
tia  un  acte  qui  lui  faisait  honneur,  un  devoir  bien  doux. 
C'est  ainsi  que  fut  sauvé  pour  les  lettres  le  poète 
petit-russien  Ghevtchenko,  et  quand  ensuite,  après 
une  satire  contre  le  tzar,  il  fut  envoyé  au  Turkestan 
comme  simple  soldat,  Tassistance  des  admirateurs 
de  son  talent  allégea  considérablement  le  poids  de  ce 
terrible  châtiment  *.  Gogol,  arrivant  ft  Saint-Pétersbourg 
de  la  province,  inconnu  et  sans  fortune,  ne  put  ainsi 
faire  son  chemin  et  se  livrer  sérieusement  au  déve- 
loppement de  son  talent  que  grâce  à  la  protection  de 
Pouchkine  et  de  quelques  autres.  G>st  aussi  delà  sorte 
que  put  se  développer  le  talent  de  Koltzov,  pauvre  petit 
bourgeois  de  province,  qui  composa  d'admirables  chants 
imprégnés  du  souQle  populaire.  Ainsi,  et  par  la  force 
naturelle  des  choses  et  par  une  préméditation  voulue  une 
multitude  de  forces,  presque  toutes  celles  dont  dispo- 
sait la  Russie  intelligente,  étaient  attirées  indéniable- 
ment vers  les  belles-lettres. 

L'école  naturaliste,  à  la  tète  de  laquelle  on  place  or- 
dinairement Gogol,  disciple  lui-même  de  Pouchkine, 
avait  pour  principe  une  stricte  fidélité  à  la  vie  réelle,  et 
ce  principe  qui  fut  peut-être  raffermi  davantage  par  l'in- 
fluence de  Balzac,  s'accordait,  on  ne  peut  mieux,  avec  les 

1.  Chevtehenko  n'écrivait  pas  en  russe,  mais  exclusivement  en 
petit  russien.  «  Je  le  puis,  mais  je  ne  le  veux  pas  »dit-U  dans  U 
même  satire.  En  exil,  il  lui  fut  défendu  d'écrire  et  de  dessiner,  (U 
était  peintre  de  talent).  Ce  châtiment  valait  les  travaux  forcés 
sous  Nicolas  et  il  était  infligé  très  fréquemment.  Parmi  les 
plus  éminents  auteurs  de  cette  époque,  Bestoujev-Marlïnsky,  Po- 
léjaïev,  etc.,  y  furent  soumis. 


LB  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  343 

tendances  à  servir  la  société  professées  par  Vintelliguen" 
tia.  Il  est  naturel  que  plus  Tart  se  rapproche  de  la  réa- 
lité, plus  il  en  reflète  les  tendances.  Ainsi  naît  le  roman 
social  qui,  de  concert  avec  la  satire,  est  le  fond  caracté- 
ristique de  notre  littérature. 

Le  roman  social  décrit  plutôt  la  société  que  Tindividu: 
ce  qui  est  bien  plus  artistique,  car  en  réalité  l'individu 
ne  se  développe  que  dans  la  société.  Puis  cela  donne  à 
Part  une  portée  sociale  directe  :  Tartiste  se  transforme 
en  homme  politique,  la  critique  plus  ou  moins  en  criti- 
que sociale,  car  tout  en  analysant  les  œuvres  artistiques, 
elle  s'occupe  à  proprement  parler  de  la  vie  réelle,  de 
ses  aspirations,  de  ses  complications. 

Dans  la  région  de  la  critique  d'art,  on  doit  surtout  re- 
tenir le  nom  de  Vissarion  Biélinsky.  Tourgueniev  com- 
parait son  influence  sur  le  développement  de  la  civilisa- 
tion russe  à  celle  qu'eut  Lessing  en  Allemagne.  D'un 
incomparable  instinct  artistique,  d'une  eitrème  honnê- 
teté, doué  d'une  intelligence  capable  des  conceptions 
sociales  les  plus  profondes,  Biélinsky  fit  de  la  criti- 
que d'art  une  telle  chaire  d'enseignement  humanitaire, 
que  la  Russie  ne  pourra  cesser  de  la  regretter,  quelles 
que  soient  les  limites  de  développement  qu'il  lui  sera 
donné  d'atteindre.  Biélinsky  fut  encore  un  maître  de  notre 
langue  russe  qui,  dans  son  œuvre,  est  toujours  aussi 
forte  qu'élégante.  Gomme  styliste,  Biélinsky  ne  céda  le 
pas  qu'a  Granovsky  de  qui  j'ai  parlé  et  dont  le  style  est 
le  dernier  mot  du  perfectionnement  qu'a  pu  atteindre 
notre  langue. 

Ainsi  Yintelligiientia^  ne  pouvant  directement  jouer 
un  rôle  social,  se  fit  de  l'Art  une  compensation,  un  pe* 


3i4  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

lit  monde  qui  lui  appartenait  sans  partage  et  dans  le- 
quel elle  Jugeait,  analysait  et  créait  ses  conceptions  de 
ridéal  social.  Pour  les  puissants  d'ici-bas,    ce  petit 
monde  isolé  ne  semblait  être  qu*un  jouet.  En  réalité , 
c'était  la  vraie  vie  russe  jugée  par  lapensée  naissante  de 
la  classe  éclairée.  Ce  jouet  nous  apprit  à  nous  connaître 
nous-mêmes  ;  il  accomplit  la  plus  grande  partie  de  cet 
immense  travail  de  conscience  nationale,  qui  plus  tard 
obligea  Alexandre  II  à  entreprendre  les  réformes.  Du- 
rant une  période  de  vingt  à  trente  ans,  les  belles-lettres 
et  la  critique  d'art  tinrent  à  la  Russie  lieu  de  tout  :  de 
philosophie,  de  sociologie,  de  littérature  politique.  G*est 
par  l'art  que  la  Russie  fut  convaincue  de  l'imprescripti- 
bilité  des  droits  individuels,  de  l'absolue  nécessité  d'é- 
manciper les  serfs,  de  l'irréfutable  importance  du  self- 
govemment^  etc. 

Cette  grande  œuvre  de  la  littérature  artistique  fit 
naître  en  Russie  un  profond  respect  pour  l'Art,  respect 
que  ne  purent  détruire  les  vicissitudes  de  l'époque  sui- 
vante qui  y  produisirent  une  vraie  révolution. 

Cette  révolution  eut  lieu  au  début  du  règne  d'Alexan- 
dre II.  Les  forces  accumulées  pendant  la  période  pré- 
cédente manifestèrent  enfin  leur  influence  dans  la  po- 
litique, et  forcèrent  le  gouvernement  à  donner  une 
plus  grande  liberté  à  la  presse.  Jusque-là  la  littérature 
d'art  avait  régné  sans  partage.  Dès  lors,  elle  dut  se 
replier  sur  elle-même  pour  faire  place  à  la  presse  poli- 
tique. En  soi  c'est  un  fait  entièrement  normal  et  qu'il 
serait  ridicule  de  trouver  regrettable.  Mais  la  littérature 
politique  ne  se  contenta  pas  d'occuper  la  place  qui  lui 
appartenait  de  droit,  elle  sortit  de    ses  limites  et 


r 

i 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  345 

envahit  même  le  roman,  privant  ainsi  pour  longtemps 
TArt  de  sa  liberté  morale  sans  laquelle  il  lui  est  impos- 
sible de  se  développer. 

Gomme  tout  au  monde,  cette  révolution  eut  pourtant 
sescauses  fatales.  Âprèslacampagnede Grimée, la  Russie 
sembla  s'éveiller  d'un  lourd  sommeil.  Elle  se   vit  au 
bord  d'un  gouffre.  La  confiance  dans  la  force  du  gou- 
vernement s'écroula.  La  patrie  était  en  danger  !  Tous  se 
mirent  à  parler  de  la  nécessité  des  réformes.  L'ac- 
tivité politique  devint  soudain  le  principal  besoin  du 
moment  et  la  littérature  ne  put  rester  insensible  à  ce 
besoin.  La  pre3se  politique  apparaît  créée  pour  ainsi 
dire  de  force.  Je  dis  de  force,  car  le  gouvernement 
d'Alexandre  II  n'était  nullement  disposé  à  tolérer  son 
apparition.  Mais  Yintelligueritia  se  sentait  déjà  la  force 
d'agir  seule.  La  presse  politique  impossible  en  Russie, 
apparaît  à  Tétranger...  «  Maintenant  ou  jamais,  »  dit 
Alexandre  Hertzen  à  la  première  nouvelle  de  la  mort  de 
Nicolas,   et  immédiatement  il  entreprit  à  Londres  la 
publication  de  Y  Etoile  polaire  que  remplaça  ensuite  la 
célèbre  Cloche.  Vivos  voco^  cette  devise  de  la  Cloche 
devait  être  prophétique.  Le  journal,  défendu  naturelle- 
ment en  Russie,  pénétra  pourtant  partout,  même  au 
Palais  d'hiver,  et  créa  à  Hertzen  un  vrai  parti.  Dès  ce 
moment,  il  devenait  absurde  de  défendre  complètement 
en  Russie  la  littérature  politique.  Le  gouvernement  se 
sentit  obligé  de  rel&cher  les  rênes,  d'autant  plus  que,  sous 
la  pression  des  circonstances,  il  était  forcé  d'entrepren- 
dre des  réformes  sérieuses,  et  en  vertu  de  ces  réformes 
d'admettre  au  ministère  et  dans  les  commissions  gou- 
vernementales ceux  qu'il  haïssait  tant,  les  rouges   : 


346  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Nicolas  Milioutine  et  ses  coreligionnaires.  Le  parti  des 
réformes,  dès  qu'il  occupa  une  certaine  place  dans  le 
gouvernement,  ne  tarda  pas  à  réclamer  le  concours  de 
la  presse,  étant  assuré  que,  si  la  moindre  liberté  lui  était 
donnée,  la  presse  défendrait  de  toutes  ses  forces  les 
réformes.  Cette  prévision  se  trouva  justifiée  avec  éclat. 
La  presse,  à. laquelle  il  fut  enfin  possible  de  parler,  mit 
en  vue  de  remarquables  talents,  parmi  lesquels  il  faut 
retenir  les  noms  de  Tchernychevsky  et  Dobrolioubov  *. 

En  quelques  mois,  les  réactionnaires  furent  tellement 
refoulés  par  la  presse,  qu'ils  n'osaient  souffler  mot,  et 
s'ils  s'y  risquaient,  —  comme  le  journal  de  la  noblesse, 
Viest  —  ce  n'était  que  pour  devenir  un  objet  de  risée 
générale.  Bref,  la  pres?e  posa  de  telle  sorte  la  question 
de  l'émancipation  des  serfs  (la  première  à  l'ordre  du 
jour)  que  tout  pas  en  arrière  devint  tout  simplement 
impossible. 

La  presse  dépassait  de  beaucoup  les  limites  que 
les  rouges  du  ministère  tenaient  pour  nécessaires.  La 
classe  éclairée  voyait  alors  dans  ses  rêves  une  révo- 
lution générale  en  Russie,  peut-être  pacifique,  peut-être 
sanglante,  très  nuageuse  dans  ses  détails,  mais  en  tous 
cas  rebâtissant  le  pays  entier,  de  haut  en  bas,  sur 
les  bases  de  la  liberté  et  de  la  justice.  La  presse  lui 
préparait  le  terrain,  elle  s'attaquait  à  tout  fait  de  vio- 
lence, d'injustice,  d'exploitation,  elle  s'efforçait  d'extir- 
per tout  ce  qui  est  indigne^  sauvage  y  méchanL  — 
La  certitude  de  l'approche  de  la  révolution  faisait  illu- 
sion à  tous  les  esprits  et  les  mettait  tous  dans  un  état  de 

i.  Ils  écrivaient  tous  les  deux  dans  le  Contemporain,  qui  devint 
bientôt  Torgane  le  plus  influent  de  notre  presse. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  347 

surexcitation  fiévreuse.  Tout  le  monde  veillait  dans 
Tattente  de  grands  événements.  Le  moment  semblait 
exceptionnel  et  il  Tétait  en  réalité.  Il  fallait  travailler 
sans  perdre  une  seconde. 

Gommant  eût  pu  se  dérober  à  ce  travail  la  littéra- 
ture d'art  qui,  depuis  longtemps,  avait  si  vaillamment 
servi  la  Russie,  qui  par  ses  services  s*était  érigé  un 
monument  plus  grand  qu'une  œuvre  humaine?...  La 
réponse  n'était  pas  douteuse.  La  tendance  civique 
emporte  la  littérature  avec  une  force  irrésistible. 
L'Art,  Tétemelle  beauté,  la  création  —  tout  cela  est 
parfait,  tout  cela  l'a  été  et  le  sera  de  nouveau  dans  son 
temps.  Maintenant  il  faut  lutter.  Le  roman,  la  nouvelle, 
la  poésie  —  tout  devient  tendantiel.  ils  accusent,  lan- 
cent des  proclamations,  excitent,  peignent  le  por- 
trait de  vertueux  citoyens  comme  on  n'en  a  jamais 
vu.  Chacun  cherche  à  faire  progresser  une  idée  quel- 
conque. A  la  tète  de  ce  roman  tendantiel  qui  a  longtemps 
régné  et  qui  maintenant  encore  n'a  pas  entièrement 
disparu,  il  faut  certainement  placer  le  Que  faire?  de 
Tchernychevsky.  Ce  roman  fit  en  Russie  un  bruit  sans 
précédent,  il  fut  bientôt  interdit  et  resta  pendant  de 
longues  années  l'évangile  de  la  jeunesse.  On  en  imitait 
les  héros,  on  formait  ses  idées  à  leur  école.  Au  point  de 
vue  de  l'Art,  ce  roman  est  pourtant  fort  ordinaire. 
Tchernychevsky  est  grand  comme  penseur;  comme 
économiste,  il  est  le  premier  en  Russie,  comme  publi- 
ciste,  il  a  fort  peu  de  rivaux,  mais  il  n'est  pas  roman- 
cier ^  Seules,  plusieurs  scènes  de  Que  faire?  peuvent 

1.  Il  existe  un  autre  roman  de  Tchemychevsky,  celui-là,  inachevé. 
Le  prologue  du  prologue.  CSertes,  il   n*est   nullement  remarqua- 


348  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

être  considérées  comme  passables.  Elles  empoignent  le 
lecteur  non  par  Tart,  mais  par  la  pensée.  Dans  les  ro- 
mans à  tendance  de  Mikhaïlov(Cheller),  Kholodov,Ghirse 
et  d'autres,  les  qualités  de  Que  faire  ?nese  retrou- 
vent plus  qu'à  des  doses  microscopiques,  tandis  que 
ses  défauts  grandissent  dans  une  proportion  toute  con- 
traire. La  tendance  n'existe  pas  seulement  dans  le  camp 
des  progressistes.  Les  ouvrages  des  réactionnaires 
Stebnitsky  et  plus  tard  Avséienko,  Boleslas  Markévitch, 
etc.,  sont,  sous  ce  rapport,  encore  plus  monstrueux. 
Markévitch  ne  peut  s'imaginer  un  of&cier  de  la  gendar- 
merie qui  ne  soit  «  élégant,  »  et  un  nihiliste  qui  ne  soit 
0  un  être  monstrueux,  méchant  et  faible  ».  Un  libérai 
est  toujours  chez  lui  un  sot  et  un  lâche  ;  le  gentilhomme 
conservateur  resplendit  de  beautô.physique,  d'esprit,  de 
ferme  volonté...  Les  romans  peignent  toujours  les  fu- 
nestes conséquences  du  nihilisme  K  La  tendance  nuit 
même  à  des  talents  très  remarquables,  comme  celui  de 
Piesiemsky,  oblige  un  poète  de  talent. Alexis  Tolstoï  à 
écrire  contre  les  nihilistes  des  vers  absolument  mau- 
vais. La  même  tendance  civique  préjudicie  même  à 
Tourgueniev  en  l'obligeant  à  faire  le  portrait  des  gé* 
nérations.  Dans  Pères  et  Enfants,  il  est  déjà  forcé  de 
recourir  à   de  fausses   généralisations.  Dans    Terres 

ble  au  point  de  vue  artistique,  mais  il  a  beaucoup  d'intérêt,  car  il 
met  en  scène  un  grand  nombre  d'hommes  politiques  très  connus 
du  dernier  règne  que  Tchernychevàky  eut  souvent  l'occasion  d'ob- 
server. 

1.  Mademoiselle  Olga  SmirnofiT,  dans  son  article,  traite  cet  au- 
teur de  romancier  de  talent.  Peut-être  en  était-il  doué  natureUe- 
ment,  mais  ce  don  fut  écrasé  par  les  tendances  politiques;  il  n*a 
pas  écrit  un  bon  roman. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  349 

vierges^  il  décrit  tout  simplement  des  choses  sur  les- 
quelles il  n*a  aucune  notion. 

A  coup  sûr,  cette  furie  de  tendance  influa  bien  plus 
funestement  sur  les  talents  jeunes  qui  n'avaient  pas 
encore  mûri.  Tels  Pomialovsky,  Rechetnikov.  Sortis 
des  classes  inférieures,  ces  romanciers  brûlaient  d'indi- 
gnation. Ils  ne  se  souciaient  nullement  de  Tart.  Ils  ne 
brûlaient  que  d'un  seul  désir  —  montrer  toute  l'étendue 
du  mal.  S'ils  eussent  vécu  vingt  ans  plus  tôt,  leur  talent 
eût  sans  nul  doute  grandi  sous  d'heureuses  influences  et 
qui  sait,  ils  eussent  peut- être  créé  quelque  grande 
œuvre.  Il  en  arriva  tout  autrement.  Les  Esquisses  de 
la  Bourse  (séminaire)  de  Pomialovsky  étaient  pleines  de 
promesses.  L'auteur  mourut  bientôt  et  il  ne  pouvait  pas 
ne  pas  mourir.  Il  menait  une  vie  affreuse.  Brisé  par  la 
terrible  lutte  qu'il  eut  à  soutenir  pour  sortir  de  son  mi- 
lieu, plein  d'une  haine  brûlante  pour  l'ordre  établi,  il 
buvait,  il  buvait  sans  pitié,  il  se  tratnait  sans  cesse  dans 
d'ignobles  bouges  au  milieu  des  adeptes  du  crime  et 
de  la  débauche,  en  partie  pour  sonder  la  profondeur  du 
mai  social,  en  partie  par  une  sorte  de  désir  maladif  de 
montrer  à  la  société  comme  il  faut  qu'il  ne  voulait  pas 
rester  en  sa  compagnie,  qu'il  préférait  à  ses  vertus  hy- 
pocrites —  la  société  des  voleurs  et  des  femmes  publi- 
ques. La  vie  de  Rechetnikov  fut  courte  également. 
Les  Podlipovtzy  et  Où  estM  mieux?  malgré  l'absence 
complète  de  science  de  l'art,  contenaient  les  germes  d'un 
grand  talent.  Ce  talent  ne  fut  jamais  développé.  Fils  de 
prolétaire,  facteur  de  son  métier,  ayant  reçu  une  éduca- 
tion des  plus  médiocres,  Rechetnikov  entra  dans  la  litté- 
rature avec  le  seul  désir  de  montrer  combien  souffrait 


350  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

le  pauvre  peuple.  Il  est  même  douteux  qu'il  ressentît 
un  désir  quelconque  de  travailler  à  se  perfectionner 
dans  TArt;  puis  il  ne  l'aurait  même  pas  pu,  écrasé  qu'il 
était  par  la  misère... 

La  critique  d'art  était  loin  de  contrecarrer  la  propaga- 
tion excessive  des  tendances  civiques;  au  contraire  elle 
la  secondait  de  toutes  ses  forces.  En  réalité,  elle 
s'était  elle-même  complètement  anéantie  de  sa  propre 
volonté  et  s'était  transformée  en  critique  sociale.  Le  der- 
nier critique  littéraire  Dobrolioubov  consacrait  déjà  à  peu 
près  toutes  ses  forces  à  la  politique  sur  le  terrain  de  la 
critique  littéraire,  Dobrolioubov  comprenait  encore  les 
exigences  de  l'art  et  il  pouvait  beaucoup  lui  donner. 
Son  successeur  Pissare  v — (Dobrolioubov  mourut  bientôt) 
—  alla  plus  loin.  Tout  simplement  il  déclara  la  guerre 
à  TArt,  à  l'esthétique.  Il  dépensa  la  plus  grande  partie 
de  son  immense  talent  en  de  hardis  paradoxes  et  en 
une  sophistique  destinée  à  ruiner  le  prestige  des  grands 
maîtres  de  l'art,  tels  que  Pouchkine,  etc.  Le  but  direct 
de  cette  tactique  était  de  détourner  les  talents  de  l'Art 
et  de  les  pousser  à  une  activité  utile,,.  Cependant  chez 
Pissare V,  ainsi  que  chez  une  multitude  de  ses  contem- 
porains, outre  les  calculs  utilitaires,  il  y  avait  encore 
quelque  chose  de  plus  fort,  un  sentiment  instinctif. 
C'était  le  même  sentiment  qui,  chez  les  premiers  chré- 
tiens, poussait  à  détruire  les  chefs-d'œuvre  de  l'art 
antique.  Tout  cet  art  est  la  création  du  péché ^  il  est 
acheté  au  prix  du  sang  et  des  larmes  du  peuple!  Com- 
bien de  gémissements  durent  retentir  dans  toute  la 
Russie  pour  que  les  régions  supérieures  de  la  société 
pussent  entendre  l'admirable  harmonie  des   vers   de 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  351 

Pouchkine  ou  delà  musique  de  Glinka  !  Le  gentilhomme 
faisait  pénitence  de  son  péché  historique  envers  le 
peuple,  il  s'écriait  avec  Niekrassov  : 

D*entre  les  joyeux  et  les  bavards, 

qui  baignent  leurs  mains  dans  le  sang, 
emrnèn>moi  dans  le  camp  de  ceux  qui  périssent 

pour  la  grande  cause  de  TAmour. 

Par  un  sentiment  tout  naturel  chez  un  pénitent,  il  se 
mettait,  comme  Pissarev,  à  haïr  toutes  ces  délices  que 
le  péché  lui  avait  données  à  lui  ou  à  ses  pères.  11  ne  niait 
pas  que  ces  délices  suprêmes  devaient  être  à  la  portée 
des  hommes,  mais  de  tous.  Que  TArt  se  développe, 
mais  seulement  lorsque  tout  le  peuple  sera  en  état  d'en 
profiter.  Et  jusqu'à  ce  temps  —  à  bas  toutes  les  jouis- 
sances futiles  !  Nous  avons  assez  bu  le  sang  du  peuple, 
il  est  temps  de  le  servir,  de  ne  faire  que  ce  qui  lui  est 
utile.  11  faut  étudier  et  enseigner,  il  ne  faut  pas  jouir... 

Mais  l'Art  ne  peut-il  aussi  servir  d'enseignement? 
Le  noble  repentant  successeur  de  Pouchkine,  Bié- 
linsky,  savait  parfaitement  qu'il  en  était  ainsi;  il  ne 
voulait  pas  y  penser.  Il  devint  plein  de  suspicion  contre 
lui-même.  Dès  qu'il  s'agissait  de  quelque  chose  qui  pou- 
vait lui  faire  éprouver  des  jouissances  —  il  s'inquiétait  : 
n'était -il  pas  amolli  par  son  propre  désir  de  jouis- 
sance? Non,  décidait-il,  il  est  plus  sûr  de  rejeter  cela 
entièrement.  La  conscience  sera  plus  tranquille... 

Ainsi  la  vivacité  du  mouvement  réformateur  portait 
des  contrecoups  très  sensibles  à  l'art.  Beaucoup  s'en 
désintéressèrent.  Les  réformes  d'Alexandre  II,  si  res- 
treintes qu'elles  fussent,  firent  tout  de  même  sentir  à  la 


352  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Russie  un  énorme  besoin  d'hommes  éclairés  capables  à 
s'adonner  aux  affaires  sociales  —  arbitres,jugesdepaix, 
avocats,  membres  du  zemslvo,  instituteurs,  etc.  Cela 
diminuait  certainement  en  très  grande  proportion  le 
contingent  des  forces  intellectuelles  qui  pouvait  rester 
pour  la  part  de  la  littérature.  Enfin,  dans  la  littérature 
même,  la  presse  recrutait  aussi  ses  forces  parmi  ceux 
qui  jusque-là  appartenaient  à  Part... 

Une  telle  situation  n'aurait  pourtant  pas  eu  de  consé- 
quences particulièrement  nuisibles,  si  elle  n'avait  pas 
été  compliquée  d'autres  circonstances  encore.  U  ne  faut 
d'ailleurs  pas  grossir  outre  mesure  lé  mal  causé  par 
la  manie  de  la  tendance.  Malgré  tout,  le  respect  pour 
l'art  indépendant  avait  poussé  de  si  profondes  racines  en 
Russie  que  nulles  tendances  politiques  ne  pouvaient  les 
arracher.  Dans  le  courant  des  trente  dernières  années, 
nous  voyons  réellement  chez  nous  une  série  de  grands 
talents  qui  pourraient  rendre  fière  n'importe  quelle  épo- 
que. Léon  Tolstoï,  Dostoievsky,  Niekrassov,  Chtchédrine 
(Saltykov),  Ostrovsky,  Tourgueniev  S  Glièb  Ouspenky, 
talent  un  peu  maladif  mais  colossal  ;  un  certain  nom- 
bre d'écrivains  moins  puissants  mais  toujours  mar- 
quants: Vsévolod  Krestovsky  (pseudonyme)  *,  Alexis 

i.  GontcharoY,  dont  le  roman  Oblomov  est  un  des  plus 
grands  chefs-d'œuvre  de  notre  littérature  ne  peut  presque  pas  être 
considéré  comme  appartenant  à  notre  époque.  Son  Abîme  ne  vaut 
déjà  pas  grand'chose  et  en  réalité  il  a  fini  sa  carrière  littéraire 
avec  Oblomov. 

2.  Outre  Vsévolod  Krestovsky  (pseudonyme),  il  existe  encore  un 
vrai  Vsévolod  Krestovsky,  qui  a  fait  beaucoup  de  bruit  avec  ses 
interminables  Repaires  de  Saint-Pétersbourg,  mais  qui  est  un 
écrivain  sans  valeur. 


r 

I 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  333 

Tolstoï,  Kourolchkine,  et  parmi  les  tout  l'eunes,  Gar- 
chine  :  cela  n'est  déjà  pas  si  pauvre.  Il  serait  certes 
difficile  de  dire  que  sur  aucun  de  ces  écrivains  les  ten- 
dances civiques  aient  eu  une  influence  irréparable. 
On  peut  êtresûrque,  sans  d'autres  influences  nuisibles, 
notre  Art,  tout  en  cédant  une  certaine  partie  du  terrain 
à  la  littérature  politique,  aurait  tout  de  même  continué 
à  se  développer  avec  une  force  et  une  plénitude  suffi- 
santes. Par  malheur,  le  sort  funeste  de  la  Russie  conti- 
nua à  lui  porter  de  nouveaux  coups,  à  F  Art  autant  qu'à 
la  littérature  politique,  et  conduisît  enfin  de  nos  jours 
toute  littérature  quelconque  à  une  situation  absolument 
anormale. 

La  révolution  attendue  par  V intclligueiiiia  fit  fiasco. 
Les  forces  réformatrices  et  les  forces  réactionnaires  du 
pays  se  trouvèrent  en  proportion  telle  qu'elles  arrivaient 
tout  juste  à  se  paralyser  mutuellement  et  n'aboutis- 
saient qu'à  une  sorte  de  piétinement  sur  place,  à  une 
sorte  de  décomposition.  Elpourquoi  cela,  alors  qu'il  est 
évident  que  les  forces  réformatrices  étaient  infiniment 
plus  nombreuses?  Parce  que  les  réactionnaires  étaient 
organisés,  leurs  forces  condensées  dans  les  mains 
d'un  gouvernement  et  la  force  réformatrice  dispersée 
partout  le  pays  et  complètement  désorganisée...  Le 
moment  où  cet  état  de*choses  se  dessina  nettement  des 
deux  côtés  fut  le  signal  de  la  réaction  gouverne- 
mentale, qui  avec  des  repos  insignifiants  s'est  pro- 
longée jusqu'à  cette  heure.  Cette  réaction  systéma- 
tique n^a  pu  encore  créer  dans  le  pays  aucun  appui 
conservateur  dont  le  gouvernement  puisse  s'étayer. 
Le  gouvernement  est  continuellement  obligé  de  se 

23 


354  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tenir  sur  le  pied  de  guerre.  De  son  côté,  Vintelliguen- 
tia  voit  aussi  que  les  réformes  ne  font  presque  nul 
progrès,  et  qu'en  tous  cas  elle  ne  parvient  à  rien 
créer  de  stable.  Naturellement  un  mouvement  ré- 
volutionnaire qui  dépasse  la  politique  réformatrice  et 
est  nettement  antigouvernemental  et  insurrectionnel 
se  produit  dans  le  pays. 

La  littérature  se  trouve  alors  placée  dans  une  situa- 
tion  fort  triste. 

Lapressedela  période  précédente  avaitsu  acquérir  une 
immense  influence  et  créer  en  Russie  des  forces  énor- 
mes. Elle  avait  atteint  ce  but  par  le  développement  et 
la  propagande  des  principes  généraux.  Elle  parlait  de 
Dieu,  mais  elle  n'osait  toucher  ni  au  prêtre  ni  au  sa- 
cristain. Elle  parlait  de  V autorité  el  ne  faisait  aucune 
mention  ni  du  tzar,  ni  même  du  dernier  sergent  de 
ville.  Elle  parlait  des  lois  de  la  production  et  de  la  dis- 
tribution, sans  oser  effleurer  les  plus  injustes  articles  du 
code.  Tout  cela  était  parfait  pendant  un  certain  temps, 
mais  il  est  évident  que,  lorsque  les  bases  générales  de 
la  philosophie  sont  suffisamment  éclaircies,  il  est 
enfin  indispensable  de  passer  à  la  pratique,  il  est  indis- 
pensable de  s'occuper  des  choses  qui  se  font  aujourd'hui, 
demain  ;  en  un  mot ,  c'est  l'avènement  de  la  presse  poli- 
tique au  sens  étroit  du  mot.  Cet'  avènement  fut  pour- 
tant absolument  impossible.  Les  sévérités  de  la  censure 
grandissaient  de  plus  en  plus.  Notre  presse  fut  natu- 
rellement obligée  de  se  taire^  c'est-à-dire  de  périr.  Les 
meilleurs  écrivains  durent  renoncer  à  écrire.  Certaine- 
ment, il  y  eut  chez  nous  des  essais  de  littérature  politique 
chaque  fois  que  cela  fut  possible  :  tels  sont,  par  exem- 


LE  MOUVEMENT  DEâ  ESPRITS  .355 

pie,  les  travaux  de  MM.  Golovatchev,  Demert,  Elisseïev, 
Gradovsky,  etc.  Mais  ils  avaient  beau  avoir  du  talent  : 
ils  ne  pouvaient  toucher  les  questions  gouvernemen- 
tales, c'est-à-dire  celles  qui  sont  tout  actuellement. 
Le  publiciste  le  plus  typique  de  ces  temps  malheureux, 
c'est  M.  Mikhaïlovsky*.  C'est  un  grand  talent,  renforcé 
par  une  érudition  très  remarquable  et  ayant  même  la 
profondeur  de  la  pensée.  11  a  un  seul  défaut  :  c'est 
de  vivre  de  son  temps.  A  quoi  lui  servirait  son  talent 
à  une  époque,  qui  impose  à  l'écrivain  de  traiter  les  ques- 
tions sociales  et  politiques  —  et  en  même  temps  ne  lui 
permet  pas  de  souffler  un  mot  sincère  et  clair  sur  ces 
questions?  Un  cachet  de  tristesse,  de  prostration,  s'im- 
prime d'abord  sur  les  œuvres  de  ce  publiciste.  Puis  il 
quitta  la  littérature  et  maintenant  il  est  employé  de 
chemin  de  fer.  C'est  un  véritable  symbole  de  notre  presse 
entière.  Aussi  sa  réputation  pâlit-elle  ;  le  public  la  traite 
déjà  avec  mépris  et  la  raille. 

Cette  presse  émigré  en  partie,  je  le  sais,  au  delà  de 
la  frontière.  Dans  la  période  précédente,  nos  publicistes 
de  l'intérieur  avaient  si  bien  conquis  le  public  que  leur 
influence  est  devenue  plus  vaste  que  celle  de  Hertzen 
ou  de  Bakounine,  que  l'influence  de  l'Emigration.  Peu 
à  peu  la  situation  change.  Les  derniers  échos  de  l'in- 
fluence des  publicistes  de  l'intérieur,  c'étaient  les  ou- 
vrages de  M.  Flerovsky  et  surtout  les  Lettres  histori- 
ques de  M.  Piolre  Lavrov,  livre  un  peu  lourd,  mais  très 
profond.  L'auteur  y  étudie  les  devoirs  de  l'homme  et  du 
citoyen,  et  il  tâche  de  les  établir  avec  la  netteté  d'une 
formule  mathématique.  Il  y  a  très  peu  de  livres  qu'on 

1.  Un  des  rédacteurs  des  Annales  de  la  Patrie» 


336    •  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

puisse  lui  comparer  pour  Timportance  sur  le  dévelop- 
pement du  parti  révolutionnaire.  Mais  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  ce  furent  les  derniers  succès  de  nos  publicistes. 
Persécutée  et  abattue  la  presse  se  tait  ou  émigré  à 
l'étranger.  La  voix  de  Bakounine  retentit  de  nouveau. 
Lavrov  s'exile.  11  parait  a  l'étranger  une  série  de  jour- 
naux, de  brochures,  de  proclamations  *.  Ensuite  l'im- 
primerie des  révolutionnaires  qui  avant  n'apparaissait 
qu'a  de  rares  intervalles  au  delà  de  nos  frontières, 
s'établit  au  cœur  de  la  Russie  —  en  secret  bien  entendu. 
L'influence  de  cette  littérature  produit  un  des  plus 
intéressants  phénomènes  de  la  Russie  actuellement:  le 
mouvement  révolutionnaire.  En  même  temps,  la  litté- 
rature légale  restait  sans  aucune  influence  sur  ce  mou- 
vement et  n'osait  même  pas  en  parler! 

Certes  la  chute  complète  de  notre  presse  était  inévi- 
table dans  ces  conditions.  S'il  est  vrai  qu'elle  tâche  de 
mettre  à  profit  tout  moment  de  liberté  pour  dire  son 
mot,    ces  moments  sont  rares  et  courts.  Les  journaux 

1.  Parmi  les  publications  faites  à  l'étranger,  on  peut  remarquer 
les  publications  de  M.  Lavrov  :  En  avant!  recueil  non  périodique 
{six  granls  volumes),  puis  sous  le  môme  titre  un  journal  mensuel. 
Parmi  les  publications  de  M.  Bakounine,  une  surtout  a  fait  beau- 
coup de  bruit.  Les  principes  autoritaires  et  f  anarchie.  Le  Tocsin^  de 
M.  Tkatchev  ;  L'Ouvrier  ;  La  Commune.  M.  Dragomanov  a  publié  un 
recueil  en  plusieurs  volumes  et  en  langue  ukrainienne  Gromida 
(Commune).  Citons  encore  un  journal  constitutionnel,  La  parole 
libre,  organe  de  l'Alliance  des  zemstvos,  qui  fut  accusé  de  quelques 
liaisons  avec  le  monde  officiel.  Actuellement  on  publie  à  l'étran- 
ger. La  Cause  générale  (journal  cons>titutionnelJ,  Le  Messager  de  la 
Volonté  du  Peuple,  (revue  révolutionnaire)  de  publicité  irréguliér«. 
Ajoutons  les  publications  d'un  groupe  socialiste  La  délivrance  du 
travail,  celles  de  M.  Dragomanov.  Je  ne  cite  pas  une  foule  de 
brochures  et  de  proclamations  qui  forment  toute  une  littérature. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  357 


seuls  peuvent  en  profiler.  Est-ce  pour  cela  que  la  presse- 
quotidienne  se  développe  beaucoup  plus  qu'avant.  Elle 
bat  partout  la  revite.  Mais  toute  leste  et  flexible  qu'elle 
est,  elle  ne  peut  faire  Timpossible,  et  demeuse  en 
somme  très  nulle. 

La  littérature  hors  la  loi  ne  peut  certes   pas  sup- 
pléer aux  lacunes  causées  par  l'oppression  de  notre  gou- 
vernement. Notre  presse  libre,  sans  distinction  de  ten- 
dances, compte  de  très  grands  talents  au  sens  littéraire, 
mais  la  presse  ne  peut  se  développer  d'une  façon  nor- 
male et  avec  quelque  richesse  que  sur  le  sol  natal  en 
rapports  permanents  avec  la  vie.  Sa  place  n'est  pas  à 
l'étranger.  La  presse  révolutionnaire  à  l'intérieur  de  la 
Russie,  toujours  écrasée  par  la  police  n'a  jamais  pu  dé- 
passer les  limites  des  petites  feuilles.  Parmi  celles-là, 
le  journal  Narodnaîa  Volia  *  a  fait  beaucoup  de  bruit, 
il  n'a  pu  cependant  publier  que  dix  numéros  en  cinq  an- 
nées (abstraction  faite  des  suppléments).  En  de  telles 
conditions,  on  peut  composer  de  bonnes  proclamations  ; 
pas  davantage. . .  Encore  est-  il  que  la  durée  moyenne  de  la 
vie  active  d'un  révolutionnaire  russe  ne  dépasse  guère 
six  mois  à  un  an.  Il  est  évident  que  c'est  peu  pour  mû- 
rir un    talent  naissant.  En  somme,  notre  presse  dé- 
périt visiblement.  Jusqu'ici,  même  depuis  l'avènement 
d'Alexandre  III,  elle  n'est  pas  réduite  à  l'état  piteux 
qu'elle  atteignait  sous  Nicolas  1®',  ou  pour  mieux  dire, 
elle  n'est  pas  encore  anéantie.  Elle  existe,  mais  elle  est 
impuissante.  La  presse  politique  est  passée  aux  mains 
des  agents  directs  du  gouvernement,  qui  n'ontpas  besoin 

1.  La  Volonté  du  peuple. 


358  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

de  talent  et  ne  sont  pas  choisis,  cela  va  sans  dire,  en  rai- 
sonde  leur  valeur  littéraire  *. «Mieux  encore,  le  gouverne- 
ment tolère,  dans  la  presse  politique,  des  marchands 
confmeM.Souvorine,qui  tournent  du  côté  d'où  souffle  le 
vent.  Enfin,  dans  l'opposition,  on  n'admet  que  des  nulli- 
tés. Gomme  elle  ne  manque  pas  de  gens  de  talents,  elle 
est  sans  cesse  écrasée  par  le  gouvernement  d'Alexan- 
dre III.  Ce  fut  le  cas  des  Annales  de  la  patrie^  de  La 
Voix^  du'  Télégraphe  de  Moscou  et  d'un  grand  nombre 
d'autres  périodiques. 

Quelle  est  la  situation  actuelle  de  la  presse,  le  lecteur 
pourra  s'en  faire  une  idée  plus  juste  par  la  liste  des  su- 
jets qu'il  était  interdit  de  débattre  en  1881  et  en 
1882  *.  La  liste  des  livres  défendus  est  aussi  très  ins- 
tructive. En  1884,  le  gouvernement  a  défendu  la  lec- 
ture aux  bibliothèques  de  toute  une  liste  de  livres  :  125 
titres.  Toutes  les  meilleures  revues  russes  qui  aient 
jamais  existé  (le  Messager  de  t Europe  excepté).  Les  œu- 
vres de  presque  tous  nos  publicistes  importants  y  figu- 
rent ^  Des  écrivains  étrangers  on  a  défendu  divers 
écrits  de  Louis  Blanc,  de  Proudhon,  de  Lassalle,  de 
Marx;  on  a  défendu  même  le  livre  de  Sudre,  Le 
communisme',  cet  auteur  fait  justement  la  guerre  au 
communisme.  Qu'importe  !  Nos  gouvernants  sont   si 

1.  n  y  a  bien  de  journaux  en  Russie  qui  touchent  un  subside; 
ceux  qui  le  reçoivent  le  plus  franchement  sont  La  Gazette  de  Mo$cou 
de  M.  KatkoY,  La  Gazette  de  Saint-Pétevsbourg  ^i  Le  irtevim,etc.  Du 
reste,  ce  dernier  y  a  maintenant  renoncé. 

2.  Voir  l'appendice  G. 

3.  Blagoyiestchensky,  Bajine,  DubroliouboY,  JoukoYsky  (Jolian), 
Zassodimsky,  Zlatovratsky»  MirtOY  MikhaïloY  (ScheUer),  Mikhaî* 
loYsky,  PissareY,  PomialoYsky,  Priklonsky,  Flerovsky. 


LE  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  359 

instruits  qu'ils  ne  savent  même  pas  ce  que  contiennent 
les  livres  qu'ils  défendent.  Plus  loin,  c'est  le  tour  des 
œuvres  d'Agassiz,  de  Quetelet,  de  la  Géographie  d'Eli- 
sée Reclus,  des  œuvres  de  Spencer  et  môme  de  celles 
d'Adam  Smith  !  Il  est  vrai  qu'Adam  Smith  a  été  réha- 
bilité plus  tard.  Je  n'insiste  pas.  On  voit  ce  qu'est  la 
position  de  notre  littérature  sous  ce  despotisme  éclairé, 
comme  on  appelle  quelquefois  en  Europe  notre  mo- 
narchie. 

Jusqu'à  un  certain  point,  la  littérature  d'art  tient  lieu, 
comme  auparavant,  de  littérature  politique.  Je  remarque- 
rai ici  que  c'est  Isl  Satire  qui  résiste  le  mieux  à  la  crise. 
C'est  une  circonstance  bien  caractéristique .  La  Satire  existe 
chez  nous  depuis  les  temps  le  plus  reculés,  et  elle  est  de- 
venue chez  nous  la  forme  d' œuvres  d'art  plus  nationales 
peut-être  que  le  roman  social.  Les  premières  œuvres 
importantes  de  notre  littérature  revêtaient  un  caractère 
satirique:  satires  deKantemir,  comédies  de  Von-Vizine, 
écrits  de  Krylov.  Derjavine  lui-même  tendait  parfois 
à  la  satire  ;  Griboïedov  {Trop  (T esprit  porte  malheur)^ 
Gogol  viennent  ensuite.  De  nos  jours,  ce  sont  Niekras- 
sov  (poésies),  Ostrowski (comédies),  Chtchédrine  (Salty- 
kov),  sans  compter  une  dizaine  de  talents  moins  grands 
bien  que  toujours  très  appréciables,  comme  Kourotch- 
kine,  Dobrolioubov,  Minaïev,  etc.  Sitôt  que  l'existence 
est  possible  pour  la  presse,  des  journaux  satiriques  sur- 
gissent immédiatement,  et  ordinairement  ils  sont  rédi- 
gés avec  talent.  Tels  avaient  été  les  journaux  de  Novi- 
kov  et  de  Krylov.  Sous  Alexandre  II,  ce  fut  le  Svistok 
{Sifflet)  de  Dobrolioubov,  étincelant  d'esprit,  la  terreur 
des  réactionnaires;  puis  VIskra  {Etincelle)  de  Kou- 


360  LA  RUSSIE  POLITIQUE  KT  SOCIALE 


rotchkine,  le  meilleur  de  nos  journaux  à  caricatures. 
Au  début  du  règne  d'Alexandre  III,  quand  le  gouverne- 
ment n'était  pas  encore  de  force  à  serrer  de  trop  près 
la  presse,  le  meilleur  journal  politique  d'alors  {Télé- 
graphe de  Moscou)  publia  une  partie  satirique  dont  les 
articles  très  spirituels  furent  attribués  à  Minaïev.  Du  reste, 
les  suppléments  satiriques  abondèrent  chez  nous  après 
le  Svtstok.  L'avènement  de  la  satire  indique  une  épo- 
que où  la  discordance  entre  les  conceptions  idéales  de 
la  société  et  la  réalité  éclate  en  plein  jour.  Un  certain 
degré  d'idéal'sme  est  indispensable  à  la  satire,  puisque 
c'est  par  comparaison  avec  l'idéal  que  la  vie  actuelle  peut 
paraître  ridicule  ou  viciée.  La  multiplicité  et  la  profon- 
deur de  la  satire  russe  est  un  indice  du  vaste  idéal  de 
Yintelliguentia,  Notre  satire  cite  devant  son  tribunal 
l'ordre  social  tout  entier.  Si  Gogol  et  Griboïédov  se 
tiennent  dans  le  domaine  de  la  bureaucratie  et  de  la 
noblesse,  les  satires  de  nos  contemporains  pénètrent  plus 
profondément  dans  la  vie  de  notre  pays. 

Oslrovsky,*  le  représentant  le  plus  considérable,  après 
Gogol,  de  notre  drame,  a  sa  note  à  lui  ;  il  écrit  des 
comédies  de  la  vie  de  notre  bourgeoisie.  Plusieurs  ty 
pes  crér^s  par  lui  sont  aussi  immortels  que  ceux  de 
Griboïédov  et  Gogol.  Mais  les  chefs-d'œuvre  de  la  satire, 
c'est  à  Ghtchédrine  (Saltykov)  que  la  Russie  les  doit. 
Ecrivain  extraordinairement fécond  et  universel,  il  peint 
dans  ses  satires  toutes  les  faces  de  la  vie  actuelle.  Son 
ingéniosité  est  étonnante.  C'est  une  source  intarissable 
de  plaisanteries  et  de  railleries,  tantôt  gaies,  tantôt  ac- 
cablantes. Il  a  su  vaincre  par  son  talent  ceux  mêmes 
qu'il  châtie.  La  censure  elle-même  ne  lève  pas  quel- 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  36i 

quefois  le  doigt  surChtchédrine,  et  aux  moments  où  la 
presse  est  muselée,  il  sait  toucher  au  point  le  plus  épi- 
neux de  Tactualité.  Il  tratna  sur  la  scène  les  créateurs 
de  la  Ligue  sainte,  ch&tia  Tespionnage,  dit  toute  la 
vulgarité  de  la  réaction  gouvernementale,  etc.  Bien  en- 
tendu, un  grand  nombre  de  ses  écrits  sont  défendus, 
mais  il  sait  éluder  les  difficultés  ;  il  a  même  créé  son 
langage  à  lui,  un  langage  de  serfs,  comme  il  l'appelle 
lui-môme,  un  langage  excessivement  flexible  qui  taille 
comme  un  rasoir  sans  donner  à  l'adversaire  l'occasion 
de  lui  chercher  noise  sur  quoi  que  ce  soit.  Abstraction 
faite  de  ce  langage  qui  est  tout  russe,  le  public  français 
pourrait  se  faire  une  idée  de  Ghtchédrine  par  Paul- Louis 
Courier.  11  y  a  bien  des  traits  communs  dans  leur  fa- 
çon d'écrire.  Si  Paul-Louis,  comme  styliste,  est  bien 
au-dessus  de  Ghtchédrine,  en  revanche  il  lui  est  infé- 
rieur comme  artiste.  Ghtchédrine  est  artiste  de  premier 
ordre.  Il  a  créé  des  dizaines  de  types  et  les  a  ciselés 
avec  une  profondeur  et  une  netteté  étonnantes.  Je  ci- 
terai les  types  de  notre  bourgeoisie  naissante  (Kolou- 
paëv,  etc.)  plusieurs  types  de  notre  bureaucratie,  puis 
loudouchka  du  roman  Les  Messie^  rs  Go/ov/ev.  C'est 
un  avare  tout  à  fait  particulier  qui  augmente  d'un  nou- 
veau type  la  collection  d'avares  créés  par  Molière,  Bal- 
zac, Gogol,  etc. 

En  étudiant  la  satire  russe,  on  ne  peut  se  dispenser 
d'indiquer  son  ton  général  de  confiance  en  elle-même. 
Elle  s'en  tient  de  préférence  au  sarcasme  indigné  et 
ne  se  laisse  que  très  rarement  entraîner  vers  les  ana- 
thèmes  de  désespoir.  La  satire  du  célèbre  Niekrassov 
est  la  plus  sombre.  Son  talent,  développé  dans  les  der- 


} 


362  LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

nières  années  du  servage,  en  garda  à  jamais  une  em* 
preinte  de  tristesse  qui,  si  elle  n'est  pas  désespérée, 
n'en  est  pas  moins  désolée. 

Tais-loi,  Muse  de  vengeance  et  de  douleur  ! 
Je  ne  veux  plus  troubler  le  sommeil  d'aulrui  ; 
nous  avons  assez  maudit, 

s'écrie  le  poète,  et  il  ajoute  : 

A  quoi  bon  parler,  à  quoi  bon  écrire  ? 

Tu  ne  réduiras  pas  le  nombre  des  sots  en    Russie, 

et  lu  attristeras  le  sage. 

NiekrassoY,  noble  d'origine,  est  par  excellence  le  poète 
des  douleurs  populaires.  Il  a  écrit  bien  des  tableaux 
poignants  de  la  vie  populaire,  il  a  créé  plusieurs  types 
coulés  en  bronze;  le  plus  beau  est  le  Koulak  repen- 
tant Vlas,  les  bourlaks  (haleurs),  etc.  Mais  il  ne  donne 
presque  point  de  tableaux  sereins.  Cependant  le  poète 
les  voyait.  Les  Enfants  des  paysans  sont  une  scène 
ravissante,  pleine  de  lumière.  On  trouve  encore  chez 
lui  une  scène  de  la  vie  heureuse  des  paysans,  une 
idylle  sereine  dont  le  charme  est  difficile  à  interpréter, 
si  ce  n'est  dans  une  version  littérale.  Savez-vous  où  se 
passe  cette  scène  ?  Elle  se  passe  en  rêve.  C'est  le  rêve 
d'une  veuve  de  paysan  qui  gèle  dans  la  forêt  '  où  elle 
s'était  rendue  pour  fendre  du  bois  afin  de  chauffer 
ses  orphelins  affamés  et  transis.  Tout  Niekrassov  est 
dans  ce    poème.   Cependant  l'anathème  est  l'excep- 


1 .  L'homme  qui  meurt  de  froid  s'endort  et  a,  dit-on,  des  rêves 
heureux. 


LE  MOUVEMENT  DBS  ESPRITS  363 


tion.  Notre  satirique  est  toujours  comme  étonné  qu'un 
mal  si  absurde  puisse  exister,  il  ne  peut  croire  que 
ce  mal  n'ait  pas  disparu...  De  nos  jours,  c'est-à-dire 
sous  Alexandre  III ,  Chtchédrine  pousse  un  cri  dé- 
sespéré... C'est  une  superbe  satire,  Le  cochon  triom- 
phant. J'étais  habitué  jusqu'à  présent,  dit  ]e  satiri- 
que, à  endurer  tous  les  maux  avec  l'assurance  étourdie 
que  «  si  Dieu  ne  le  permet,  le  cochon  ne  nous  dé- 
vorera pas  »  (proverbe  russe).  A  présent  pour  la  pre- 
mière fois  le  satirique  est  effrayé.  Il  s'écrie  :  «  Le  co- 
chon nous  dévorera,  il  nous  dévorera  !  »  N'exagérez 
pas  pourtant  cette  frayeur  !  Regardez  cet  homme  épeuré 
malmener  ce  cochon,  —  la  réaction  triomphante,  —  et 
vous  vous  convaincrez  qu'il  est  bien  loin  du  vrai  dé- 
sespoir. 

Il  y  a  dix-huit  mois,  une  photographie  circula  en 
Russie  où  elle  était,  bien  entendu,  interdite.  On  peut  la 
considérer  comme  l'emblème  de  notre  satire.  C'est  une 
forêt  sombre  et  impraticable  envahie  par  les  ténèbres 
de  la  nuit.  Un  homme  effrayé  glisse  entre  les  arbres, 
un  livre  à  la  main  :  c'est  Chtchédrine.  La  figure,  sa 
pose  sont  admirablement  saisies.  Il  semble  attristé^ 
épeuré.  Des  monstres  fourmillent  autour  de  lui,  un 
serpent  essaie  de  le  mordre ,  le  cochon  triomphant 
qui  vient  d'être  malmené  par  le  satirique,  le  menace 
de  ses  défenses  et  est  en  train  de  le  saisir  par  la  jambe, 
traînant  toujours  un  grand  sabre  de  gendarme  bouclé 
par  une  ceinture  à  son  ventre.  Des  feux  follets  bril- 
lent entre  les  arbres,  ce  sont  les  yeux  des  espions 
qui  remplissent  le  pays.  Au  fond,  dans  le  brouillard 
de  la  nuit ,  on  aperçoit  l'ombre  d'un  gendarme  aux 


d6(  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

yeux  étincelanls.  Le  satirique  glisse  limîdemenf  entre 
ces  monstres,  mais  où  va-t-il?  Oh  I  il  voit  une  issue. 
Cette  forêt  avec  ses  monstres  a  beau  d'être  effrayante, 
la  lumière  s'y  fait  voir  par  la  clairière  et  elle  brille  sur 
une  plaine  éloignée  ;  le  premier  rayon  du  soleil  levant 
éclaire  la  silhouette  d'un  paysan.  C'est  vers  ce  soleil 
brillant  de  l'avenir  qui  va  disperser  les  ténèbres  et  les 
horreurs  de  la  nuit,  que  le  satirique  s'achemine.  Le 
tableau  porte  l'inscription  : 

La  voie  est  pénible,  mais  Taurore  est  prochaine! 

Est-elle  prochaine,  cette  aurore?  En  attendant,  la 
voie  de  la  littérature  est  horriblement  pénible.  Elle 
l'est  tellement  que  la  littérature  politique  épuisée  ne 
marche  plus,  elle  s'y  traîne.  La  satire  tient  encore, 
mais  c'est  toujours  en  la  personne  de  Chtchédrine 
presque  seul.  Le  roman  social  a  souffert  davantage. 
J'ai  déjà  dit  plus  haut  que  la  situation  présente  de  la 
littérature  d'art  est  infiniment  plus  menaçante  pour 
elle  que  les  entraînements  politiques  de  1860.  Ce  qui 
écrase  la  presse  écrase  aussi  la  littérature  d'art. 

La  censure  en  Russie  a  presque  toujours  été  exces- 
sivement sévère  et  stupide.  Mais  jamais  elle  n'a  exercé 
une  influence  aussi  écrasante  sur  la  littérature  d'art 
que  de  nos  jours.  Les  privilèges  de  l'Art  ont  été  abolis. 
On  a  cessé  de  le  dédaigner,  on  commença  à  le  craindre. 
11  a  presque  moins  de  liberté  que  la  presse.  Cependant, 
grâce  au  développement  du  mouvement  révolution- 
naire, l'écrivain  qui  veut  représenter  la  vie  actuelle 
touche  de  plus  en  plus  souvent,  et  bien  malgré  lui,  aux 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  365 

questions  épineuses.  Une  œuvre,  poème  ou  roman, 
n*esl  grande  que  si  elle  reproduit  le  type  social.  Par 
le  temps  qui  court,  l'importance  du  type  révolution- 
naire est  telle  en  Russie  qu*on  ne  saurait  peindre  notre 
société  sans  toucher,  d'une  manière  ou  d'une  autre, 
aux  révolutionnaires.  Or,  avec  la  censure  c'est  abso- 
lument impossible.  La  poésie  et  le  roman  sont  ainsi 
fauchés  à  la  racine.  On  ne  peut  affirmer  que  le  ta- 
lent créateur  soit  exterminé  chez  nous,  toutefois,  si 
nous  trouvons  quelque  part  des  tentatives  poétiques, 
c'est  dans  les  publications  révolutionnaires.  Telles  sont 
par  exemple  les  Dernières  confessions  dans  le  nu- 
méro l  de  la  Volonté  du  Peuple.  C'est  une  scène  vrai- 
ment belle  et  très  puissamment  conçue.  L'auteur  met 
en  scène  deux  hommes  de  philosophies  opposées  :  l'un, 
prêtre  honnête,  intelligent,  convaincu  ;  l'autre,  révolu- 
tionnaire condamné  à  mort,  pour  tentative  d'assassinat . 
«  Tu  es  venu  entendre  ma  confession,  dit-il  au  pope,  je 
ne  crois  pas  en  ton  Dieu  :  mais  si  tu  en  as  le  désir, 
écoute  : 

Dieu,  pardonne-moi  d'avoir  aimé  chaleureusement,  comme 
frères,  les  pauvres  et  les  aifamés  ; 

pardonne-moi  de  n'avoir  pas  traité  le  bien  éternel  comme 
an  conte  irréalisable  ; 

pardonne-mqi  d'avoir  servi  ce  bien,  non  seulement  par  la 
langue  mielleuse, 

mais  par  mon  être  entier  :  par  mon  esprit,  par  mon  cœur, 
par  mes  mains... 

pardonne-moi,  d'avoir  exécuté  les  assassins  pour  leurs  meur- 
tres; 

pardonne-moi,  étant  né  comme  un  esclave  parmi  les  esclaves, 

de  mourir  à  présent  parmi  les  esclaves  comme  un  homme 
libre. 


366  Lk  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


Le  rapprochement  de  ces  deux  types  par  un  homme 
de  talent,  qui  écrit  en  vrai  russe,  aurait  pu  être  le  sujet 
d'un  grand  poème. 

C'est  comme  un  grand  talent  qui  se  manifeste  dans 
les  Chants  de  la  jeune  génération  récemment  pu- 
bliés dans  le  Messager  de  la  volonté  du  Peuple,  On 
y  voit  encore  une  fois  des  germes  qui  auraient  pu 
éclore  dans  des  conditions  favorables,  en  un  grand 
poème.  Mais  à  vrai  dire,  les  journaux  révolutionnaires 
sont-ils  un  asile  favorable  pour  Tart  ?  Ils  ont  leur  but, 
leurs  uns,  celles  du  parti,  qui  pèsent  sur  le  poète  comme 
une  autre  censure.  Quant  à  la  littérature  légale,  le 
poète  n'y  peut  que  se  taire.  Et  voilà  pourquoi  nous 
avons  actuellement  plusieurs  jeunes  talents  comme 
Minsky,  Martov,  Iakoubovitch,  etc.,  et  pas  de  poésie. 
Les  derniers  Mohikafis  de  la  poésie  du  passé,  comme 
A.  Tolstoï,  Maïkov,  Polonsky,  etc.  s'éteignirent  ou  s'é- 
teignent loin  de  la  vie  actuelle  qu'ils  ne  comprennent 
pas  et  qui  ne  leur  donne  plus  d'inspiration. 

La  Muse  répond  à  leur  appel  : 

Ne  m*appelle  pas  Muse,  non  ! 

au  déclin  du  jour  pénible, 

je  ne  puis  pas  chanter,  je  suis  lasse,  poète. 

J'ai  tout  oublié,  je  ne  sais  plus 

de  quoi  s'entretient  la  rose  avec  la  source  bruyante 

ce  que  chante  le  rossignol  à  la  rose  1 

Je  ne  sais  même  pas  s'il  lui  chante. 

Cette  perplexité  en  face  de  la  vie  accable  peut-être 
l'art  plus  que  ne  le  fait  la  censure.  Le  roman  s'affaisse 
sous  le  poids  de  ce   même  joug  des  circonstances. 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  367 


Il  est  devenu  presque  impossible.  «  Pourquoi  n'écri- 
vez-vous pas  un  grand  roman?  demandait-on  une 
fois  à  un  de  nos  artistes.  —  «  Parce  que  dans  la  Rus- 
sie contemporaine,  un  roman  sans  révolutionnaires 
serait  un  mensonge  »,  répondit-il.  Et  c'est  vrai.  Il  ne 
s'agit  certes  pas  ici  uniquement  des  révolutionnaires 
mais  des  complications  politiqties  en  général.  Le  ro- 
man est  un  tableau  complet  de  la  vie  :  en  conséquence 
s'il  reste  fidèle  à  la  réalité,  il  ne  manquera  pas  de  se 
heurtera  ces  complications...  Le  seul  moyen  d'éviter 
ces  collisions  sans  fausser  la  réalité,  c'est  de  se  borner 
aui  esquisses,  aux  croquis,  aux  faits  isolés.  Notre  ro- 
man est  ainsi  remplacé  par  la  nouvelle  Les  dimensions 
moyennes  des  œuvres  d'art  se  rétrécirent  extrême- 
ment. La  dimension  moyenne  d'une  nouvelle  d'Ous- 
pensky  est  de  30  pages.  Dans  le  petit  volume  des  œu- 
vres de  Garchine,  que  j'ai  sous  mes  yeux,  sur  207  pages 
de  texte  il  y  a  huit  nouvelles.  Et,  à  dire  vrai,  lorsque 
on  apprend  depuis  les  dernières  années  la  publication 
d'un  grand  roman  quelconque,  on  peut  supposer  d'a- 
vance qu'il  s'agit  d'une  médiocrité.  Les  écrivains  se 
sentent  parfois  même  blessés  de  ce  qu'on  leur  propose 
d'écrire  un  roman.  «  Attendez  un  peu,  disait  l'un  d'eux, 
avec  un  amer  sourire,  jusqu'à  ce  que  mes  enfants  aient 
grandi.  Il  me  faudra  beaucoup  d'argent  pour  leur  éduca- 
tion. Eh  bien  !  je  vous  écrirai  un  roman...  Un  roman, 
ajouta-t-il  caustiquement,  un  roman  en  trois  parties  ! 
Pour  le  moment.  Dieu  merci,  je  n'en  suis  pas  réduit  là  !  » 
A  ces  difficultés  s'ajoutent  celles  qui  résultent  de 
notre  vie  sociale.  Pour  fleurir,  en  partie  même  pour 
exister,  le  roman  exige  que  les  conditions  générales 


368  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

de  la  vie  sociale  soient  distinctement  précisées,  qu'il  y 
existe  par  conséquent  des  types  sociaux  neltement  for- 
més. Dans  la  Russie  contemporaine,  où  que  vous  re- 
gardiez, la  lutte,  la  fermentation  se  propagent,  et  cette 
lutte  n'est  pas  toujours  bien  définie.  Ce  n'est  pas  celle 
que  l'organisme  soutient  contre  la  fièvre  ardente,  contre 
le  typhus  ou  contre  toute  autre  maladie  bien  caracté- 
risée. Ça  ressemble  souvent  plutôt  à  un  status  febrilis 
quelconque,  durant  lequel  le  médecin  même  le  plus  habile 
ne  sait  que  redouter  :  simple  fièvre  ou  typhus.  L'artiste 
est  dans  la  même  perplexité  devant  les  phénomènes  de 
notre  vie.  Où  est  le  vrai  type  qui  résume  tel  ou  tel  fait 
social  toujours  formidablement  compliqué,  embrouillé, 
confus?  Notre  artiste  demeure  le  plus  souvent  interdit.  Il 
se  voit  obligé  de  commencer  une  étude  détaillée,  minu- 
tieuse de  la  vie.  Plus  il  se  familiarise  avec  elle,  plus  la 
complexité  lui  en  paratt  évidente.  Il  s'agite,  il  est  aux 
prises  avec  la  même  inquiétude  fébrile  qui  agite  la  vie. 
Il  sent  qu'il  ne  peut  saisir  le  pivot  de  la  vie  et  com- 
mence à  s'effrayer.  Ce  sentiment  d'ébahissement  en 
face  de  la  complexité  de  la  vie  le  ramène  parfois  di- 
rectement au  mysticisme,  comme  c'est  le  cas  pour 
Dostoïevsky  et  Tolstoï.  Cet  état  mystique  des  âmes  perce 
d'ailleurs  distinctement  à  travers  la  littérature.  L'écri- 
vain est  convaincu  qu'il  ne  comprend  pas  la  vie,  que 
quelque  chose  d'inconnu  et  de  très  grand  y  joue  le  rôle 
prédominant  et  qu'il  ne  peut  saisir  ce  grand  inconnu. 
A  celui-ci,  ce  je  ne  sais  quoi  se  présente  sous  des  formes 
surnaturelles  ;  pour  tel  autre,  c'est  la  révolution;  pour 
un  troisième  —  c'est  une  réaction  quelconque,  incon- 
cevable, du  peuple...  En  présence  de  ce  grand  inconnu, 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  369 


l'école  réaliste  contemporaine  s'est  décidée  presque 
consciemment  à  ne  pas  entreprendre  la  représentation 
de  la  vie  dans  son  ensemble,  dans  sa  totalité.  Elle  se 
résigne  à  Tétudier  et  à  ne  donner  que  des  études, 
et  toujours  des  études,  sans  composer  un  seul  grand 
tableau.  Dans  cette  voie,  toute  une  série  d'artistes  tra- 
vaille :  Ouspensky ,  Zlatovratsky,  Ertel,  Naoumov,  et  sur- 
tout les  jeunes:  Karénine,  Korolenko,  Garchine,  etc. 
Leur  attention  est  surtout  dirigée  versTétude  du  peuple. 

Glieb  Ouspenky  tient  le  premier  rang  dans  cette 
école  du  naturalisme  moderne.  Garchine  ne  lui  appar- 
tient presque  pas.  Garchine  est  absolument  original 
dans  nos  lettres.  Encore  très  jeune,  atteint  déjà  à  plu- 
sieurs reprises  d'aliénation  mentale,  écrivain  d'un 
talent  énorme  et  de  nerfs  impressionnables  jusqu'à 
en  être  maladif,  il  est  comme  écrasé  par  la  vie  contem- 
poraine. De  toute  son  âme  il  lutte  pour  je  ne  sais  quel 
idéal  du  beau  et  du  bien,  mais  il  est  plein  de  dé- 
sespoir. 

L'un  de  ses  meilleurs  contes  est  Attalea  princeps 
(c'est  le  nom  d'une  famille  de  palmiers).  Un  arbre  des 
Tropiques,  transporté  dans  une  orangerie  à  Saint-Pé- 
tersbourg, cherche  le  ciel  clair  et  le  soleil  brûlant  de 
son  pays  natal.  Il  est  résolu  de  les  revoir  quand  même. 
Il  commence  à  croître  pour  briser  le  toit  de  l'orangerie 
et  regagner  sa  liberté...  Enfin  le  moment  désiré  est 
venu.  Les  carreaux  du  plafond  craquent  sous  la  pression 
du  tronc  flexible,  le  palmier  jusque-là  courbé  se  re- 
dresse dans  Tair  libre.  Quoi  donc?  C'est  le  ciel  gris  de 
Saint-Pétersbourg  ;  le  soleil  se  cache  dans  les  nuages, 
le  vent  froid  soufQe  sur  la  neige  mouillée,  glace  le  pau- 

24 


370  LA  RUSSIE  POLITIQUE  BT  SOCIALE 

vre  enfant  du  Midi.  —  Est-ce  pour  regarder  ce  ciel  gris, 
cette  neige,  qu'il  a  tant  lutté?...  Mais  voici  le  proprié- 
taire de  Torangerie  qui  ordonne  d'abattre  Tarbre... 

Garchine  est  tout  entier  dans  ce  conte.  Pour  tout  ce 
qui  est  beau  et  serein,  il  ne  voit  d'autre  issue  sur  la  terre. 
Une  cherche  à  rien  obtenir  de  la  vie.  Il  écrit  tout  sim- 
plement parce  qu'il  ne  peut  s'en  abstenir,  parce  qu'il  doit 
peindre  des  tableaux...  Mais  ce  n*est  pas  là  un  but...  Il 
se  peut  que  Garchine,  s'il  ne  devient  pas  tout  à  fait 
fou  et  s'il  ne  suit  pas  Tolstoï  dans  quelque  secte  pour 
y  chercher  un  repos  mystique  pour  son  âme  malade, 
il  se  peut  que  Garchine  crée  quelque  chose  de  grand... 
Mais  dans  ses  dispositions  actuelles,  il  est  fatalement 
réduit  à  créer  de  petites  scènes  passagères,  comme  Test 
la  beauté  que  l'auteur  a  su  trouver  dans  la  vie. 

L'école  naturaliste,  qu'on  appelait  vers  1860  école 
réaliste,  et  qui  même  alors  compta  des  talents  nota- 
bles comme  Rechetnikov  et  Pomialovsky,  n'a  pas 
réussi,  je  l'ai  dit,  jusqu'à  présent  à  se  rendre  mat- 
tresse  de  la  vie  russe  :  elle  l'étudié  toujours.  Sous 
ce  rapport,  les  œuvres  de  Glièb  Ouspenky  resteront  à 
tout  jamais  le  monument  historique  le  plus  précieux. 
Ecrivain  extraordinairement  doué  et  fécond,  Ouspensky 
n'a  pas  écrit  moins  de  dix  à  douze  volumes  français;  ce 
sont  toujours  des  esquisses,  des  scènes.  Leur  fidélité  de 
rendu,  leur  justesse  sont  parfois  étonnantes.  Un  autre 
écrivain,  avec  cette  masse  énorme  d'observations,  aurait 
déjà  fait  depuis  longtemps  plusieurs  romans.  Ouspensky 
est  plus  exigeant  envers  lui-même  et  envers  i'art.  Il 
continue  toujours  les  esquisses...  C'est  le  procédé  de 
notre  célèbre  peintre  Ivanov  pour  son  Avènement  du 


LE  MOUVEMENT  DES  ESPRITS  37f 

Christ  :  il  fit  ce  tableau  pendant  vingt  années.  Peut- 
être  Ouspensky  produira-t-il  un  jour  une  grande  œu- 
vre I  Peut-être  aussi  ne  sera-t-il  jamais  de  force  à  pas- 
ser de  Tétude  à  la  création  !  Ses  études  resteront  toute- 
fois les  œuvres  les  plus  parfaites  de  notre  littérature 
contemporaine.  Ce  sont  des  esquisses  qui  valent  pour 
un  amateur  plus  que  les  grands  tableaux  des  autres 
écrivains. 

Telle  est  la  situation  actuelle  de  notre  littérature,  et 
elle  n'en  sortira  que  lorsque  la  fermentation  sociale  aura 
abouti  À  un  mouvement  décisif  de  la  vie  dans  un  sens 
ou  dans  un  autre. 


1 


LIVRE  SEPTIÈME 


LA  RUSSIE  POLITIQUE 


LA  RUSSIE  POLITIQUE 


I.  L'administration  russe.  —  Administration  médicale.  —  L*armée 

—  Le  procès  Skariatine  :  ses  réyélations.  —  L^administration 
locale.  —  Ses  abus. 

II.  Les  partis  politiques  :  Réactionnaires  ;  —  libéraux  ;  —  révolu- 
tionnaires. Les  fautes  des  libéraux  et  des  réyolutionnaires.  — . 
Réaction.  —  L'état-major  révolutionnaire.  —  La  jeunesse  va 
dans  le  peuple.  —  Procès  et  persécutions.  —  Propagande  dans 
l'armée. 

III.  Le  partage  noir.  —La  question  agraire.  —  Les  désordres  anti- 
sémitiques. —  L0S  crimes  agraires. 

IV.  La  politique  libérale.  —  Leszemstvos.  —  Avènement  du  parti 
libéral  en  1880.  —  Loris  Melikov.  —  Lutte  des  partis  libéral  et 
réactionnaire  —  Attentat  du  1/13  Mars.  —  Avènement  d'Alexan 
dre  III.  —Sa politique.  —Associations  secrètes.  —  Ministère 
du  comte  Ighnatiev.  —  Les  hommes  compétents,  —  La  police.  — 
Ministère  du  comte  Tolstoï.  —  Influence  prépondérante  de 
M.  Katkov. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE 


Dans  les  contes  populaires  russes  on  voit  figurer 
souvent  un  être  mythique  —  la  mangeuse  de  chair 
humaine,  baba  îaga-kostianaïa  7ioga  (vieille  sorcière 
pied  en  os).  L'habitation  de  cette  vieille  sorcière  est 
ordinairement  représentée  comme  une  petite  cabane 
plantée  sur  des  ergots  de  poules  et  si  délabrée,  que 
depuis  longtemps  elle  aurait  déjà  dû  tomber  et  qu'elle 
reste  debout  uniquement  parce  qu'elle  ne  sait  de  quel 
côté  tomber.  Cette  image  poétique  vient  involontai- 
rement à  Tesprit  quand  on  pense  à  la  constitution  poli- 
tique de  la  Russie  contemporaine.  Et  effectivement  par 
quoi  tient-elle? 

Entre  la  monarchie  historique  et  la  masse  populaire, 
il  existe  une  profonde  contradiction  qu'un  malentendu 
séculaire  dissimule  seul.  La  classe  instruite  est  fran- 
chement hostile,  autant  au  principe  de  l'autorité  irres- 
ponsable et  absolue  qu'à  ses  formes  policières  et  bu- 
reaucratiques. Les  classes  prépondérantes  exigent  de 
la  part  de  la  monarchie  plus  de  protection  qu'elles  ne 


376  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

peuvent  lui  en  fournir  elles-mêmes.  Sans  nui  doute,  il 
y  a  bien  peu  de  garanties  pour  la  tranquillité  politique 
du  pays  et  la  durabilité  du  régime  actuel. 

Au  premier  coup  d'œil,  il  peut  sembler  qu'un  monar- 
que absolu,  tenant  dans  ses  mains  le  pouvoir  illimité  et 
soutenu  par  la  confiance  sans  réserves  que  lui  témoigne 
le  peuple,  possède  l'entière  facilité,  s'il  en -a  le  moindre 
désir,  d'agir  réellement  dans  l'intérêt  de  ce  peuple,  de 
trancher  tous  les  nœuds  gordiens  de  notre  politique  inté- 
rieure. 11  n'a  qu'à  se  ranger  du  côté  dupeuple,  à  devenirle 
tzar  des  paysans  et  des  ouvriers  ou,  pour  mieux  dire,  leur 
dictateur,  et  tout  s'arrangera.  Les  classes  supérieures  se- 
raient, bon  gré,  mal  gré,  obligées  de  se  soumettre  et  de 
se  contenter  del'aumône,  quelque  piteuse  qu'elle  fût,  que 
lui  auraient  jetée  peuple  et  tzar  pour  les  indemniser  des 
privilèges  dont  on  les  priverait. 

Ce  rêve  a  ses  croyants  en  Russie  :  les  uns  tremblent 
devant  une  telle  issue,  les  autres  fondent  sur  elle  tou- 
tes leurs  espérances.  Récemment  encore,  alors  que  l'em- 
pereur Alexandre  III  ne  s'était  pas  encore  définitive- 
ment engagé  dans  les  voies  de  la  politique  réactionnaire, 
beaucoup  de  gens  espéraient  l'entraîner  à  jouer  le  rôle 
de  dictateur  révolutionnaire  du  peuple  et  promettaient 
à  la  Russie  un  développement  d'une  promptitude  inouïe 
devant  lequel  le  monde  étonné  reculerait,  et  à  l'empe- 
reur une  gloire  immortelle  devant  laquelle  celle  de 
Pierre  le  Grand  ne  serait  que  poussière. 

Seulement  en  sociologie,  comme  en  biologie,  il  existe 
de  certaines  limites  pour  la  variabilité  du  type,  que  l'or- 
ganisme ne  peut  franchir.  Et  dans  la  monarchie  histo- 
rique russe,  le  type  est  très  stable,  peu  plastique.  Pour 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  377 


résoudre  les  nouyeaui  problèmes  que  la  vie  de  TEtat  po- 
sait en  se  compliquant,  les  tzars  russes  t&chërent,  main- 
tes fois,  d'en  réformer  le  mécanisme  :  toutes  ces  modi- 
fications, toutes  ces  améliorations  n^apportèrent  aucun 
changement  au  type,  au  contraire  elles  l'accentuèrent 
de  plus  en  plus.  La  puissance  des  bureaux,  la  centrali- 
sation se  développent  avec  une  force  croissante.  Sous  ce 
rapport,  la  Russie  de  la  période  impériale  laisse  loin 
derrière  elle  la  Russie  moscovite,  et  la  Russie  contempo- 
raine toutes  les  époques  précédentes.  L'autorité  de  Tad- 
ministration  et  du  tchinovnitchestvo  (bureaucratie)  peut 
être  maintenant  plus  douce,  grâce  aux  mœurs  plus  raf- 
finées, mais  elle  enveloppe  de  plus  en  plus  étroitement 
et  profondément  la  vie  du  pays.  Le  tchinovnik  devient 
tout-puissant. 

.  Il  est  partout. 
II  sait  tout,  il  voit  tout, 
Fourre  son  nez  partout. 

Et  cependant,  la  machine  administrative  en  est  plus 
complexe,  plus  vaste  ;  il  en  devient  plus  difficile  d'exer- 
cer sur  elle  un  contrôle  qui  a  pour  base  l'autorité  per- 
soîinelle  de  l'empereur  qui,  entouré  lui-même  de  toute 
part  par  ce  tchinovnitchestvo,  ne  voit  et  n'entend  que 
ce  qu'il  plaît  à  cette  administration  de  lui  laisser  voir 
et  entendre.  L'empereur  Nicolas  disait  que  la  Russie 
était  gouvernée  par  les  Stolonatchalniks  (chefs  de  bu- 
reaux) :  le  mot  est  très  profond.  Le  despotisme  semble 
ici  étouffer  par  pléthore.  L'autorité  du  despote  se  trouve 
par  le  fait  limitée  de  tous  les  côtés,  seulement  cette  li- 
mitation n'est  pas  établie  par  le  pays  :  elle  l'est  par  le 


378    ^  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

tGhinovnitchestvo,  qui  de  la  sorte  rédige  les  lois,  les  eié- 
exile  et  contrôle  la  régularité  de  leur  exécution. 

Inutile  d'indiquer  quels  affreux  abus,  quel  arbi- 
traire résultent  d'un  tel  état  des  choses.  La  centralisa* 
tion  bureaucratique  se  transforme  en  une  oligarchie 
de  tchinovniks.  Les  divers  ressorts  du  gouvernement 
deviennent  par  le  fait  indépendants;  les  chefs  des  admi- 
nistrations agissent  souvent  arbitrairement  de  leur  pro- 
pre initiative  et  indépendamment  de  leurs  chefs  respec- 
tifs... Souvent  la  Russie  n'a  qu'à  bénir  cet  arbitraire, 
car  parfois  l'arbitraire  des  autorités  locales  adoucit  et 
rend  seul  supportables  les  mesures  décrétées  par  le 
gouvernement.  Ainsi,  dans  une  comédie  d'Ostrowsky, 
un  préfet,  nouvellement  nommé,  demande  à  ses  admi- 
nistrés qui  sont  venus  lui  souhaiter  la  bienvenue  : 
«  Comment  voulez-vous  que  j'agisse  envers  vous?... 
Selon  les  lois?...  Mais  les  lois  sont  nombreuses... 
ajoute-t-il  d'un  ton  significatif.  Holà,  montrez-leur  les 
lois.  Le  secrétaire  apporte  un  tas  énorme  de  volumes; 
les  habitants  avec  agitation  :  —  Non,  non,  père,  pour- 
quoi donc  selon  les  lois...  Il  vaut  mieux  sans  elles  ^..» 

En  revenant  à  la  vie  réelle,  on  pourrait  citer  une 
grande  quantité  de  faits  qui  témoignent  des  bienfaits 
que  procure  parfois  à  la  Russie  cet  arbitraire  des  insti- 
tutions et  des  chefs.  Combien  trouve -t-on  de  gens  qui, 
comme  le  statisticien  Ârseniev  furent  conservés  a  la 
science  russe  par  l'arbitraire  individuel  et  ravis  au  soi-t 
que  leur  réservait  l'arbitraire  général  !  Chez  nous,  on 
peut  rencontrer  un  préfet  qui,  pendant  que  la  politique 

1.  Je  elle  de  mémoire. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  379 


gouTernementale  tend  à  détruire  la  commune  agraire, 
dira  à  ses  amis  dans  une  causerie  intime  :  «  Ne  pensez 
pas  que  j*ai  accepté  cette  place  par  ambition.  Je  suis 
devenu  préfet  uniquement  pour  soutenir  et  développer 
le  mir.  »  Les  lecteurs  comprendront  que  je  ne  puis  citer 
de  noms,  mais  le  fait  est  patent.  Si  le  beau  pays  de 
TAmour  ne  nous  est  pas  enlevé  et  si  un  jour  il  devient 
la  base  du  bien-être  de  la  Sibérie  et  la  clef  de  la  puis- 
sance russe  sur  l'océan  Pacifique,  la  postérité  recon- 
naissante dira  que  la  Russie  est  redevable  de  la  posses- 
sion de  ce  pays  à  l'arbitraire  du  comte  Mouraviev  et 
regrettera  que  cet  arbitraire  ait  été  cependant  limité 
sous  beaucoup  de  rapports  par  le  gouvernement.  11  est 
presque  superflu  de  dire  que  ce  même  arbitraire  est 
une  source  innombrable  d'abus  et  livre  les  habitants  au 
régime  le  plus  tyrannique.  Notre  triste  époque  est  tout 
particulièrement  riche  en  faits  semblables.  Le  scanda- 
leux procès  du  docteur  en  médecine  Bouche  (1883)  a 
montré  l'influence  presque  incroyable  qu'exerce  le  pot- 
de-vin  dans  le  Département  médical.  Son  chef,  le  doc- 
teur Bouche,  ayant  sans  nul  doute  besoin  de  beaucoup 
d'argent  et  pour  cause,  —  il  avait  deux  familles,  celle 
de  sa  femme  et  celle  de  sa  mattresse —  institua  un  impôt 
régulier  prélevé  sur  tous  les  médecins  en  quête  de  pla- 
ces. Les  pots-de-vins  se  payaient  ouvertement,  selon  une 
taxe  fixée.  Ce  système  dura  bien  des  années.  Ce  n*esl 
pas  tout.  Dans  le  cours  de  ce  même  procès,  il  fut  cons- 
taté que  dans  les  autres  Départements  les  mêmes  faits 
se  produisaient.  Le  gouvernement  craignit  de  soulever 
davantage  le  rideau  et  n'intenta  aucunes  poursuites. 
Les  abus  commis  dans  l'intendance  militaire  sont 


380  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

connus  de  tout  le  monde  et  ont  été  constatés  par  un 
grand  nombre  de  procès.  Pendant  la  dernière  guerre 
avec  la  Turquie,  Tarmée  russe  se  trouvait,  comme  on 
disait  alors,  entre  deux  feux  :  elle  avait  devant  elle  les 
Turcs  et  derrière  Tintendance.  En  1878,  je  rencontrai 
à  Vladikavkaz  un  commissaire,  qui  était  par  extraor- 
dinaire un  honnête  homme.  Un  jour  ce  commissaire 
arrive  plein  d'indignation  chez  un  de  mes  amis,  chez 
lequel  j'avais  justement  fait  sa  connaissance  :  là,  il  ra- 
conte la  filouterie  d'un  entrepreneur  qui  lui  avait  livré 
une  fourniture  d'avoine  si  avariée  que  sa  puanteur  ren* 
dait  pénible  l'abord  du  magasin...  «  —  Eh  bien  !  jeune 
homme,  dit-il  en  s'adressant  à  moi,  vous  ne  faites  que 
rêver  toutes  sortes  de  constitutions,  vous  feriez  vraiment 
mieux  d'accepter  une  fonction  pour  diminuer  au  moins 
le  nombre  de  ces  impudentes  filouteries.  Voyez,  un 
cheval  peut-il  manger  une  si  abominable  nourriture?  *> 
Le  commissaire  entr'ouvrit.  son  mouchoir  qui  renfer- 
mait un  petit  échantillon  de  cette  avoine.  C'était  réelle- 
ment quelque  chose  d'inimaginable,  de  vraies  ordures: 
une  certaine  quantité  de  grains  d'avoine  qui  s'y  trou- 
vaient mêlés,  avaient  déjà  poussé  des  germes,  les  autres 
étaient  entièrement  pourris.  —  «  Mais  est-il  possible 
que  vous  acceptiez  une  telle  cochonnerie?  —  Certes 
non!  Mais  ces  filous  tâchent  toujours  de  profiter  de 
la  moindre  négligence  pour  fournir  des    provisions 
qui  ne  valent  rien.  J'ai  déjà  télégraphié  à  Tiflis.  » 
Tiflis,  c'était  la  capitale  du  Namiestnik  ^  (lieutenant) 
frère  du  tzar,  et  le  centre  administratif  russe  du  Cau- 

1.  Il  ii*y  a  plus  aujourd'hui  de  lieutenance. 


LA  BUSSIB  POLITIQUE  381 

case.  Plusieurs  jours  plus  tard,  j'appris,  que  pour  toute 
réponse,  le  commissaire  avait  reçu  de  son  chef  cet  ordre 
laconique.  — «  Acceptez  immédiatement  l'avoine.  »  Je  ne 
sais  pas  si  après  cela  il  modifia  son  opinion  sur  les  rêves 
de  constitution  dont  je  me  berçais.  Je  ne  le  revis  plus. 
Il  est  douteux  qu'on  puisse  expliquer  uniquement 
par  la  perversité  de  l'administration  le  grand  nombre  de 
faits  pareils  qui  se  rencontrent  en  Russie  à  chaque  pas. 
Je  pense  au  contraire,  que  placée  dans  les  mêmes  con- 
ditions, c'est-à-dire  ayant  pleine  possibilité  de  faire  ce 
que  bon  lui  semble,  l'administration  de  tout  autre  pays 
ne  se  montrerait  pas  meilleure.  Souvent  sans  nul  doute, 
elle  serait  pire,  et  dans  la  plupart  des  cas  elle  ne  se 
montrerait  pas  aussi  humanitaire.  La  cause  du  mal  ne 
se  trouve  pas  dans  les  personnes,  mais  dans  une  orga- 
nisation défectueuse,  dans  un  pouvoir  immodéré,  dans 
l'absence  de  contrôle.  Partoutles  hommes  se  ressemblent 
plus  ou  moins,  mais  l'impuissance  des  institutions  qui 
sont  censées  diriger  les  affaires  et  l'impossibilité  de 
créer  un  contrôle  efficace  font  peser  sur  les  populations 
de  la  Russie  une  sorte  de  joug  féodal,  tantôt  risible  et 
tantôt  criminel.  Je  prends  dans  les  journaux  russes  les 
faits  relatifs  à  cette  tyrannie  administrative  qui  me  tom- 
bent les  premiers  sous  les  yeux.  Le  préfet  du  gouverne- 
ment de  Perm  meurt.  Le  maître  de  police  de  la  ville 
de  Perm  se  croit  le  droit  cl'imposer  à  cette  occasion  le 
deuil  à  la  population.  Il  supprime  une  fête  qui  devait 
avoir  lieu  dans  le  jardin  public,  défend  une  soirée  du 
cercle  des  marchands,  sans  égards  pour  les  protestations 
du  public  qui,  ayant  payé  ses  cartes  d'entrée,  ne  fut 
même  pas  remboursé. 


1 


382  LÀ  RUSSIB  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Ce  fait  est  ridicule.  En  voici  un  qui  est  loin  de  prêter 
au  rire.  Pendant  le  cours  de  Tannée  1880-1881,  les  toIs 
commis  à  la  gare  de  Kharkov  devinrent  de  plus  en  plus 
nombreux  et  prirent  enfin  un  caractère  épidémique. 
On  eut  bientôt  la  conviction  qu'ils  étaient  le  fait  d'une 
bande  régulièrement  organisée  et  à  la  tète  de  laquelle 
se  trouvait....  la  police.  L'affaire  vint  devant  les  tribu- 
naux, et  au  cours  du  procès  il  fut  constaté  que  le  com- 
missaire de  police  Filipov  prenait  une  part  directe  aui 
vols  et  prélevait  sur  le  produit  une  taxe  fixe  (15  */o). 
En  revanche,  il  entourait  l'association  d'une  faveur  toute 
spéciale  ;  ni  les  gendarmes,  ni  la  police  n'arrêtaient  ja- 
mais les  voleurs,  ou  bien,  quand  il  était  impossible  de 
ne  pas  le  faire,  on  les  relâchait  immédiatement;  les 
gendarmes  recevaient  aussi  un  Y©  fixe  ;  en  outre  la  po- 
lice s'efforçait  d'obtenir  la  destitution  de  tous  les  con- 
ducteurs de  trains  qui  pouvaient  être  un  obstacle  pour 
les  voleurs,  et  facilitait  la  besogne  de  ces  demiçrs,  afin 
qu'ils  puissent  plus  à  leur  aise  dévaliser  les  voyageurs. . 
Bref,  l'intimité  des  rapports  était  complète.  «  Pour- 
quoi donc,  camarades,  montrez-vous  si  peu  de  zèle  ?  • 
disait  aux  voleurs  d'un  ton  de  reproche  le  sergeni  Ros- 
solovsky ,  quand  ceux-ci  lui  apportaient  un  maigre 
butin.  Cette  bande  de  policiers  et  de  voleurs  avait  une 
organisation  si  forte  qu'au  début  de  l'instruction  de 
l'affaire,  le  juge  d'instruction  fut  longtemps  dans  l'im- 
possibilité de  rien  découvrir.  Les  vols  se  commettaient 
sous  ses  yeux  et  les  auteurs  demeuraient  invisibles.  Le 
juge  d'instruction  ne  parvint  à  saisir  les  voleurs  qu'après 
avoir  organisé  à  l'insu  de  la  police  officielle,  sa  propre 
police,  composée  d'employés  préposés  aux  bagages. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  383 


Une  fois,  ayant  l'intention  de  prendre  les  voleurs  sur 
le  fait,  le  juge  d'instruction  informé  que  ceux-ci  avaient 
rendez- vous  à  la  gare,  s^adressa  directement  et  sans 
témoins  au  maître  de  police  Korovine,  en  le  priant  de 
n'en  parler  à  aucun  de  ses  subordonnés...  Les  filous 
furent  tout  de  même  prévenus.  Je  ne  veux  aucune- 
ment inculper  M.  Korovine,  mais  le  simple  fait  que  cet 
étrange  incident  est  demeuré  sans  éclaircissement  et 
que  M.  Korovine  resta  tranquillement  maître  de  police 
de  la  ville  de  Khailicv,  caractérise  fort  bien  l'administra- 
tion russe.  Notons  encore  un  point  important  :  M.  Ros- 
solovsky  qui  personnellement  faisait  partie  de  la  bande 
(cela  fut  prouvé  par  l'enquête  judiciaire),  mais  qui,s*étant 
brouillé  avec  Filipov,  dénonça  ce  dernier,  échappa  à  toute 
poursuite  et  même  fut  récompensé  par  une  promotion 
à  un  grade  supérieur.  Cependant,  par  pur  égard  pour  les 
convenances,  il  dut  subir  un  déplacement  et  fut  nommé 
àKoursk  adjoint  au  commissaire. 

On  le  voit,  il  est  assez  difficile  pour  un  citoyen  russe 
de  se  sentir  tranquille  pour  la  sûreté  de  sa  personne  et 
de  sa  propriété,  placé  qu'il  est  sous  la  sauvegarde  de 
pareils  protecteurs  ! 

Voici  encore  un  petit  tableau  de  mœurs  qui,  lui  aussi, 
a  été  dévoilé  par  une  enquête  judiciaire.  11  existe  en 
Russie  une  petite  ville  nommée  Voltchansk.  Là  —  il  y 
a  deux  ans  de  cela  —  le  poste  d'ispravnik  était  occupé 
par  un  certain  Zograf.  Les  dépositions  des  témoins  le 
peignent  comme  un  homme  sans  méchanceté,  mais  le 
rôle  de  roitelet,  ayant  plein  pouvoir  de  commettre  tou- 
tes sortes  d'infamies,  est  plus  dangereux  que  tous  les 
défauts  personnels.  Dans  cette  même  ville  de  Voltchansk 


38i  LA  HUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


habitait  un  certain  Ponomarev  qui  possédait  un  restau- 
rant. Sa  femme  Ouliana,  fort  jolie,  plut  à  Yispravnik  et 
ne  se  montra  pas  trop  cruelle.  Pendant  quelque  temps 
les  deux  tourtereaux  se  contentèrent  de  rendez  vous 
chez  une  tante.  Plus  tard,  ils  désirèrent  être  plus  libres 
et  rispravnik  résolut  de  se  débarrasser  du  mari.  «  Main- 
tenant la  Russie  a  de  telles  lois,  disait  Zograf  à  Ou- 
liana, qu'il  n'y  a  personne  qu'on  ne  puisse  déporter.  » 
Ouliana  abandonna  son  mari.  L'ispravnik  envoya  des 
agents  pour  enlever  ce  qui  appartenait  à  la  femme. 
Ils  s'emparèrent  sans  cérémonies  de  tout  ce  qu'on 
leur  avait  indiqué,  en  y  ajoutant  encore  une  partie  de 
ce  qui  appartenait  en  propre  à  Ponomarev.  Quant  à  ce 
dernier,  l'ispravnik,  pour  plus  de  sûreté,  le  fit  arrêter 
et  mettre  en  prison.  Le  juge  de  paix  indigné  par  cet 
abus  de  pouvoir ,  intervint  ;  le  malencontreux  époui 
fut  remis  en  liberté.  L'ispravnik  dirigea  l'attaque  d'un 
autre  côté.  Il  persuada  plusieurs  individus  de  lui  dénon- 
cer Ponomarev  comme  malintentionné  et,  se  fondant 
sur  cette  dénonciation,  il  voulut  le  déporter.  Sur  ces  en- 
trefaites, Ouliana  qui,  sans  doute,  eut  enfin  pitié  de  son 
mari,  abandonna  Tispravnik  et  se  réconcilia  avec  Pono- 
marev. Zograf,  désespéré,  ne  se  possédant  pas  de  fureur, 
assembla  la  police,  assiégea  la'boutique,  arrêta  les  époux 
et  les  interna  pour  cette  fois  tous  deux  ensemble  dans 
le  district  de  Starobielsk.  Naturellement  les  Ponomarev 
furent  complètement  ruinés.  Leur  commerce  ne  put  se 
relever  et  tout  ce  qu'ils  possédaient  fut  partie  égaré, 
partie  volé.  Ouliana  paya  cher  son  petit  roman! 

Passons  maintenant  à  l'armée,  objet  principal  de  la 
sollicitude  du  gouvernement. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  385 

Le  3  mai  1882,  le  médecin  militaire  Skariatine  reçut 
Tordre  de  se  rendre  à  Bobrouïsk  pour  occuper  le  poste 
de  médecin  de  l'hôpital  militaire  de  celte  ville.  11  ne 
partit  pas,  et  accompagna  son  refus  d'un  rapport  où  il 
était  dit  que  lui,  Skariatine,  renonçait  au  service  parce 
que,  dans  les  circonstances  actuelles,  la  situation  de 
médecin  dans  le  Département  du  ministère  de  la  guerre 
était  incompatible  avec  les  exigences  de  l'honneur  et 
du  serment  prêté.  Skariatine  fut  cité  en  justice  pour 
une  aussi  flagrante  désobéissance.  Son  procès,  qui  eut 
lieu  le  11  mars  1883,  dévoila  tant  d'horreurs  qu'il  fut 
défendu    d'en  publier   le  compte-rendu.  Dans  notre 
presse  judiciaire  il  ne  parut  que  de  légères  insinua- 
tions sur  ce  sujet.  Cependant,  j'ai  entre  les  mains  copie 
du  compte-rendu  des  séances  du  tribunal.  Le  docteur 
Skariatine  n'est  pas  un  révolutionnaire.  C'est  simple- 
ment un  honnête  homme.  Il  avait  depuis  longtemps  déjà 
connaissance  des  ignominies  de  la  Russie  gouverne- 
mentale. Pendant  la  guerre  turco  russe,  le  gouverne- 
ment, en  face  de  la  nécessité  qu'il  y  avait  de  lutter 
contre  l'épidémie  de  typhus  qui  décimait  notre  armée, 
fit  appel  aux  étudiants  des  facultés  de  médecine.  Ska- 
riatine ,  encore  étudiant  de  l'Académie  de  Médecine 
de  Saint-Pétersbourg,  fut  au  nombre  de  la  généreuse 
jeunesse  qui  se  rendit  à  cet  appel.  C'est  alors  qu'il  eut 
pour  la  première  fois  l'occasion  d'apprécier  la  situa- 
tion du  soldat  russe,  et  il  fut  frappé  de  ce  qu^il  vit.  Il 
vit,  selon  ses  propres  paroles,  un  si  profond  mépris 
pour  la  vie  et  la  personnalité  de  l'homme,  un  tel  vol, 
qui!  n'avait  même  jamais  pensé  que  cela  fût  possible. 
À  Odessa,  il  assista  à  l'embarquement  des  soldats.  La 

25 


386  LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


mer  était  fortement  houleuse  et  la  barque  qui  transpor- 
tait les  soldats  était  presque  plate  et  sans  garde-fou. 
Skariatine,  de  concert  avec  un  de  ses  camarades,  s'a- 
dressa au  commandant  de  port  et  le  pria  de  ne  pas 
entasser  les  soldats  si  près  des  bords,  car  ils  pourraient 
avec  le  roulis,  tomber  à  l'eau.  «  Grand  malheur  s'ils  y 
roulent!  répondit  le  commandant,  de  cette  marchandise 
nous  en  avons  assez.  Ce  ne  sont  pas  des  chevaux  dont 
il  faut  rendre  compte  !  !  » 

Ce  que  le  jeune  médecin  observa  dans  les  hôpitaux 
était  bien  pire.  Là,  les  soldats  étaient  littéralement 
pillés  comme  chez  les  bandits.  Le  règlement  oblige  les 
malades  à  déposer  leur  argent  entre  les  mains  de  l'ad- 
ministration du  lazaret,  le  plus  souvent  les  soldats  ne 
parvenaient  pas  à  se  le  faire  rembourser.  Alors  au- 
cunes protestations  n'aboutissaient.  Un  jour,  Skariatine 
essaya  d'intervenir  en  faveur  d'un  soldat  qui,  devant 
l'impossibilité  de  se  faire  rembourser  ses  derniers  sept 
roubles,  ne  pouvait  retenir  ses  larmes.  «  Ce  n'est  pas  vo- 
tre affaire,  »  lui  crîa-t-on.  En  passant  d'un  lazaret  à  l'au- 
tre, Skariatine  put  se  convaincre  que  cet  ordre  de  choses 
était  une  règle  générale.  Les  soldats  tAchent  donc  de 
trouver  des  gens  entre  les  mains  desquels  leur  argent 
soit  en  sûreté  contre  les  voleurs,  mais  ces  derniers  ne 
cèdentpas  facilement  leur  proie.  Ainsi,  par  exemple,  les 
soldats  témoignaient  une  confiance  particulière  à  une 
sœur  de  charit),  madame  Féodorov.  L'inspecteur  du 
lazaret  ayant  appris  un  jour  qu'un  des  soldats  lui  avait 
confié  son  argent,  ne  crut  même  pas  nécessaire  de  dis- 
simuler son  mécontentement  et  apostropha  en  termes 
déballes  la  sœur  de  charité.  On  volait  ouvertement,  sans 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  387 


se  cacher.  Un  des  témoins,  Tofficier  Sytchevsky  avait 
aussi  présenté  un  rapport  au  sujet  de  deux  de  ses  sol- 
dats qu'on  avait  volés,  mais  le  rapport,  après  avoir 
voyagé  par  toutes  les  instances,  demeura  sans  résultat. 
Une  fois,  Skariatine  se  plaignit  à  M.  Prissielkov,  l'ins- 
pecteur en  chef  du  service  sanitaire,  qui  jouit  d'une 
parfaite  réputation  d'honnête  homme.  Celui-ci,  sous 
l'empire  de  la  première  impulsion,  saisit  un  crayon  pour 
prendre  note  du  nom  de  la  personne  coupable  de  vol, 
mais  dès  qu'il  eut  entendu  le  nom,  le  crayon  lui  tomba 
des  mains..  «  Malinine  ?  Ah  !  celui-ci  est  connu...  Avec 
un  homme  de  sa  taille,  on  ne  peut  rien  faire. . .  Eux,  vous 
ne  pouvez  les  prendre  les  mains  dans  le  sac  /...  »  Que 
veut  dire  cette  phrase  ?  Je  ne  le  comprends  pas  clai- 
rement. Sans  doute  Malinine  avaitdes  amis  puissants. 

Il  est  superflu  de  dire  que  les  vol>«u  use  s'opéraient 
plus  ouvertement  encore.  «  Je  pensais  alors,  remarque 
Skariatine  pendant  le  procès,  que  dans  notre  armée  de 
Turquie  la  lie  de  notre  société  était  réunie  tout  entière  : 
je  me  disais  :  ce  qui  est  possible  en  Turquie,  est  impos- 
sible en  Russie....  Voilà  pourquoi,  sans  égards  pour  mon 
amère  expérience,  j'entrai  de  nouveau  (c'est-à-dire  après 
qu'il  eut  terminé  ses  études)  au  service  du  ministère 
de  la  guerre,  me  proposant  d'être  dans  la  mesure  de 
mes  forces,  utile  aux  soldats.  Pourtant  je  me  trompais 
cruellement.  Cette  même  lie  que  j'avais  vue  manœuvrer 
en  Turquie,  manœuvrait  impunément  ici.  » 

Skariatine  entra  au  service  comme  médecin  en  se- 
cond dans  le  neuvième  régiment  de  Uhlans  ^  et  se  mit 

1.  Maintenant  que  les  régiments  de   Uhlans  ont  été  licenciés,  il 
porte  le  nom  de  26«  Dragons  de  Bougue. 


1 


388  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

énergiquement  au  travail.  Une  série  de  dépositions  de 
témoins  est  là  pour  nous  convaincre  que  le  jeune  mé- 
decin se  donna  sans  réserve  à  ses  nouveaux  devoirs. 
II  ne  fréquentait  personne,  ne  se  permettait  aucune  dis- 
traction, restait  toute  la  journée  et  même  jusqu'à  une 
heure  avancée  de  la  nuit  dans  le  lazaret,  achetait  de  son 
propre  argent  les  médicaments  nécessaires  aux  mala- 
des... Il  montrait  la  même  sollicitude  pour  les  malades 
de  la  ville,  si  bien  que  les  représentants  de  Loubny 
lui  offrirent  en  signe  de  reconnaissance  un  album  en 
argent  avec  l'inscription  :  Au  médecin  et  à  t homme,  — 
Cependant,  à  chaque  pas,  la  réalité  montrait  à  Skaria- 
tine  qu'être  utile  aux  soldats  était  très  difGcile.  Dans  les 
hôpitaux,  il  voyait  des  spéculations  effrontées  sur  la  vie 
humaine.  Le  lazaret  comprend  deux  sections;  le  lazaret 
proprement  dit,  destiné  aux  maladies  graves,  et  l'ambu- 
lance pour  les  maladies  de  peu  d'importance,  où  la  plu- 
part ne  faisaient  que  passer  à  la  visite.  La  comptabilité 
régulière  n'existe  que  pour  le  lazaret  ;  quant  à  l'ambu- 
lance, il  n'y  a  aucune  sorte  de  comptabilité  pour  les 
malades  qui  y  viennent  seulement  subir  la  visite  mé- 
dicale. C'est  de  cette  circonstance  que  profite  Tadmî- 
nistration  militaire  de  concert  avec  les  médecins.  Les 
chefs  du  régiment  savent  que  les  comptes-rendus  por- 
tent le  nombre  mininum  des  malades  :  c'est  une  preuve 
du  bon  entretien  des  soldats.  Alors,  pour  ne  pas  abtmer 
les  comptes-rendus  (expression  technique),  on  ren- 
voie à  l'ambulance  comme  atteints  d'affections  légères, 
les  hommes  souffrant  des  maladies  les'plus  graves.  En 
août  1881,  quand  le  typhus  gastrique  commença  à 
sévir  dans  le  régiment,  30  hommes  étaient  enlarsés 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  389 

dans  rambulance,  en  proie  au  délire,  souffrant  de  la 
diarrhée  —  et  cependant  Tambulance  ne  disposait,  se- 
lon le  règlement,  d*aucune  autre  nourriture  que  la  ra- 
tion habituelle  du  soldat  et  ne  pouvait  procurer  aux 
malades  aucune  des  conditions  de  confort  qui  leur 
sont  indispensables.  Pendant  ce  temps,  au  lazaret  la 
moitié  des  lits  restaient  disponibles.  Tout  cela  pour  la 
beauté  des  comptes-rendus.  Skariatine,  profitant  de 
Tabsence  du  médecin  en  chef,  transporta  au  lazaret 
les  malades  gravement  atteints.  Il  reçut  une  réprimande 
pour  le  chiffre  inouï  des  malades. 

Si  les  médecins  agissent  ainsi,  l'administration  mi- 
litaire fait  encore  moins  de  cérémonies  avec  les  sol- 
dats. Ainsi,  par  exemple,  pendant  une  revue  du  régi- 
ment faite  par  le  général  de  brigade,  le  soldat  Pietrenko 
était  malade  à  l'ambulance  à  tel  point  qu'on  dut  ensuite 
le  transférer  au  lazaret  et  qu'il  fut  libéré  du  service  à  ti- 
tre d'invalide.  Le  commandant  de  l'escadron  injuria 
ce  malheureux  parce  qu'il  osait  rester  couché  à  l'am- 
bulance, (à  l'ambulance  un  malade  ne  doit  pas  oser  être 
gravement  malade  !  )  Il  lui  intima  l'ordre  de  se  présenter 
à  l'escadron  pour  subir  une  punition,  et  quelle  puni- 
tion !  Seule  la  résistance  opposée  par  le  médecin  empo- 
cha de  ch&tier  un  homme  malade.  Gela  se  passait  pres- 
que sous  les  yeux  du  général  de  brigade,  qui  pendant 
ce  temps  était  occupé  à  recueillir  les  plaintes.  Telle  est 
la  sollicitude  des  chefs  pour  la  santé  des  soldats! 

Pendant  les  deux  années  que  Skariatine  passa  au 
service,  la  pharmacie  du  régiment  n'avait  pas  de  mé- 
dicaments à  sa  disposition.  En  exigeant  des  médica- 
ments, on  risquait  d'exciter  un  mécontentement  du  dé- 


1 


390  LA  RU;>SIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


p6t  général  (où  les  mêmes  vols  ont  lieu),  et  le  méde- 
cin en  chef,  pour  éviter  des  désagréments,  aimait  mieux 
se  taire.  Alors  on  n'employait  pour  l-achat  des  médica- 
ments que  les  sommes  affectées  au  lazaret  par  la  caisse 
du  régiment.  Et  le  commandant  du  régiment  ne  per- 
mettait de  prendre  à  cette  caisse  que  cent  roubles  par  an, 
somme  qui  devait  suffire  à  la  nourriture  des  malades 
(vingt-quatre  lits  !),  aux  médicaments,  aux  réparations 
du  lazaret...  Une  telle  parcimonie  s'explique  par  la  pau- 
vreté du  régiment;  or  la  pauvreté  du  régiment  provient 
de  ce  que  toutes  les  économies  (soixante-dix  à  quatre- 
vingt  mille  roubles)  en  avaient  été  volées  par  les  chefs. 
Convaincu  qu'il  est  impossible  de  traiter  des  malades 
dans  ces  conditions,  Skariatine consacra  toute  son  atten- 
tion à  Thygiène  préventive.  «  Et  c'est  ici,  a-t-il  dit  au 
tribunal,  que  je  me  suis  heurté  aux  agissements  du 
Ministère  de  la  guerre.  » 

Les  collisions  de  Skariatine  avec  la  haute  administra- 
tion eurent  pour  cause  première  les  coups  implacable- 
ment infligés  aux  soldats.  Les  peines  corporelles  étaient 
depuis  longtemps  abolies  par  la  loi  ;  néanmoins  les  cas 
de  maladies,  résultant  de  coups  reçus,  étaient  fréquents 
dans  le  régiment.  Ce  fait  est  prouvé  au  procès  par  la 
déposition  de  nombreux  témoins.  Le  trompette  Tem- 
vrioukov,  pour  châtier  ses  progrès  trop  lents  en.musique, 
fut  assommé  par  le  chef  d'orchestre  de  coups  de  trompette 
portés  au  nez  et  aux  dents.  Le  soldat  ensanglanté  se  rend 
à  l'hôpital  oii  le  docteur  le  garde  pendant  trois  jours. 
Nouveau  crime.  Gomment  a-t-il  osé  aller  à  Thôpitall 
Dès  qu'il  sort  du  lazaret^  le  colonel  lui  inflige  une  peine 
disciplinaire  :  une  garde  de  dix  jours.  Un  autre  trompette 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  39i 

larko  paya  encore  plus  cher,  et,  à  ce  qu'il  parait,  sans 
aucune  faute  de  sa  part.  Le  chef  de  musique  de  mau- 
vaise humeur  frappa  si  rudement  l'oreille  d*larko  de 
sa  trompette  que  le  sang  jaillit  de  Toreille  opposée.  Le 
soldatfut  forcé  de  rester  a  l'hôpital  pendant  un  mois  en- 
tier. Un  jeune  soldat,  Gostinsky,  fut  si  meurtri  de  coups 
dans  le  museau  par  un  sou^-officier,  qu'on  le  sauva  dif- 
ficilement d'une  inflammation  cérébrale.  Longtemps 
après  encore,  il  souffrait  d'une  atorrhée.  Après  avoir 
passé  plusieurs  mois  à  l'hôpital,  Gostinsky  fut  renvoyé 
dans  ses  foyers  comme  incapable  de  service.  Le  sol- 
dat Zakhartchenko,  pour  avoir  présenté  ses  armes 
à  quatre  pas  dâ  distance,  (et  non  à  vingt),  reçut 
un  coup  analogue.  Le  soldat  Lioubezko,  par  suite  de 
coups  au  museau  et  à  l'oreille,  était  sans  connais- 
sance à  l'hôpital  ;  les  docteurs  craignaient  une  rupture 
du  tympan  ;  le  malade  resta  sourd  d'une  oreille.  Le 
soldat  Komeienko  fut  battu  par  l'officier  Goriaysky 
jusqu'à  ce  que  le  sang  jaillit  de  sa  bouche.  Gela  n'apaisa 
pas  la  colère  tie  l'officier  et  il  força  le  soldat  à  courir 
devant  lui  avec  son  fusil  ;  le  soldat  courut  en  avalant 
son  sang  pendant  deux  heures  jusqu'au  moment  où  il 
tomba.  Plusieurs  personnes  ont  vu  à  l'hôpital  un  verre 
rempli  du  sang  de  Komeienko  qui  échappa  à  la 
mort,  et  fut  réformé.  Le  soldat  Krakh  fut  battu  par 
le  colonel,  parce  qu'il  ne  savait  pas  guérir  un  cheval. 
«  11  le  battit  pendant  cinq  jours,  (déposition  de  l'of- 
ficier Jikharev)  et  plusieurs  fois  par  jour  :  il  aljait  se 
reposer  dans  sa  tente,  puis  il  revenait  et  le  battait  de 
nouveau.  »  Assez  d'exemples,  et  cependant  combien  j'en 
omets  !  Le  colonel  menaça  même  l'aide-chirurgienSvert- 


392  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


chevsky,  ex-étudiant  en  médecine,  de  lui  donner  cinq 
cents  coups  de  bâton. 

Ces  infamies  provoquaient  quelquefois  les  protesta- 
tions de  personnes  étrangères  à  Tarmée.  Ainsi,  une  fois 
la  foule  enleva  un  soldat  des  mains  du  cornette  Ara- 
kine  qui  le  battait  cruellement.  Une  autre  fois,  l'indi- 
gnation du  public  s'éleva  contre  le  major  Filimonov  qui 
donnait  des  coups  de  cravache  aux  recrues  pendant  les 
exercices. 

Ces  châtiments  cruels  sont  encouragés  par  les  auto- 
rités et  même  érigés  en  je  ne  sais  quel  principe.  Le 
chef  du  régiment  déclare  tout  haut  «  qu'on  ne  peut  pas 
ne  pas  battre  un  soldat  russe,  qu^il  faut  battre  le  sol- 
dat, il  faut  le  détruire  (expression  authentique  confirmée 
par  des  témoins).  »  Tiajelnikov,  ce  chef  de  brigade  venu 
pour  recueillir  les  plaintes,  déclara  devant  les  troupes 
assemblées  que  les  «peines  disciplinaires  ne  sont  bonnes 
que  pour  les  sots,  mais  que  pour  un  bon  soldat  il  faut  le 
poing.  »  Le  poing  !  excellent  moyen  vraiment  de  soutenir 
dans  l'armée  la  discipline,  l'honneur  militaire,  le  cou- 
rage, l'art  musical,  l'art  vétérinaire,  etc. 

MM.  les  généraux  ne  peuvent  ^appliquer  ce  talis- 
man magique  aux  officiers.  Mais  le  principe  du  môpns 
de  l'homme  se  reflète  aussi  sur  la  vie  de  ceux-ci.  On 
bat  les  soldats  et  on  a  peu  d'égards  pour  les  officiers. 
L'officier  a  le  droit  d'aplatir  le  museau  des  soldats, 
mais  à  son  tour  il  est  obligé  de  supporter  toutes  les  in- 
justices possibles  de  la  part  de  ses  supérieurs.  Les  plain- 
tes n'aboutissent  souvent  à  rien,  même  dans  les  cas  les 
plus  criants. 

Les  infamies  qui  distinguaient  surtout  le  premières- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  393 

cadron  du  régiment  de  Bougue,  étaient  le  fait  du  chef 
d'escadron  Matveienko  de  la  part  duquel  l'enquête  a 
découvert  une  quantité  d'illégalités.  Ainsi,  par  exemple, 
l'escadron  souffrait  de  la  faim,  parce  que  son  chef  s'ap- 
propriait la  nourriture  des  soldats  et  l'envoyait  à  ses  nom- 
breux parents.  Aux  dragons  on  ne  payait  pas  leur  solde  ;  ils 
.ne  recevaient  même  pas  l'argent  que  leur  envoyaient  leurs 
parents.  Le  jeune  roZ/ww/reSytchwsky  ne  put  voir  froi- 
dement ces  abus  ;  il  protesta  plusieurs  fois,  mais  en 
vain,  les  dragons  eux-mêmes,  à  bout  de  patience,  se 
décidèrent  à  porter  plainte  au  général  de  brigade  Ko- 
revo,lors  d'une  revue  des  troupes.  Les  maréchaux  des 
logis  {vahmislres)  menacèrent  vainement  à  voix  basse 
les  soldats  de  les  fourrer  sous  terre,  en  leur  disant  que 
le  général  était  avec  eux  aujourd'hui,  que  demain 
ce  serait  à  eux  qu'ils  auraient  affaire.  La  plainte  fut 
exposée  :  Sytchevsky  mandé  par  le  général  confirma  la 
justice  des  réclamations  de  l'escadron.  Comment  finit 
toute  cette  affaire?  Sytchevsky,  félicité  personnelle- 
ment durant  la  revue  par  le  général  de  brigade,  fut 
mis  aux  arrêts  sous  prétexte  qu'il  ignorait  le  service. 
L'officier  Kopatch,  contre  lequel  étaient  principalement 
dirigées  les  réclamations  des  soldats,  fut  six  jours  après 
proposé  pour  une  gratification.  Matveienko,  malgré 
cette  affaire,  reçut  un  régiment. 

Revenons  cependant  à  Skariatine.  Indigné  des  châ- 
timents corporels  qui  accablaient  les  soldats,  il  voulut 
de  prime  abord  faire  protester  son  chef,  le  premier  doc- 
teur. Celui-ci.préféra  ne  pas  se  mêler  d'histoires  désa- 
gréables. Alors  Skariatine  s'adressa  au  colonel.  Aucun 
résultat  ou  plutôt  un  résultat  inattendu.  Le  colonel  ne 


394  LA  RUSSIE  POLITIOUE  ET  SOCIALE 


voulant  pas  que  les  protestations  du  jeune  enthousiaste 
pussent  se  renouveler,  donna  tout  simplement  Tordre  de 
ne.  plus  mettre  à  rhôpital  les  soldats  qui  avaient  reçu 
des  coups.  Les  peines  corporelles  continuaient  à  être 
infligées,  seulement  les  soldats  ne  recevaient  plus  aucun 
secours  médical.  Skariatine,  révolté,  disait  ouvertement 
qu'il  n'abandonnerait  pas  cette  affaire  sans  protestation. 
C'est  alors  qu'on  voit  sts  former  tout  un  complot  contre 
lui.  Le  colonel  demande  au  chef  de  la  division  la  révoca- 
tion de  Skariatine,  bien  qu'il  ne  puisse  lui  imputer  que  les 
fautes  suivantes:  il  présente  négligemment  les  armes  et 
fume  dans  des  endroits  oîi  cela  est  interdit.  Le  chef  de  la 
division  trouva  ces  considérants  insuffisants  ;  cependant 
pour  main  tenir  la  discipline,  il  ordonna  de  mettre  Ska- 
riatine aux  arrêts  pour  un  mois.  Après  les  arrêts,  Skaria- 
tine adressa  de  nouveau  au  docteur  de  la  division  un 
rapport  sur  les  abus.  Le  docteur  se  mit  en  colère. 
«  Pourquoi  vous  faites- vous  tant  de  bile,  mon  cher? 
Nous  voyons  bien  tout  cela,  mais  nous  nous  taisons  ; 
sommes-nous  plus  bêtes  que  vous  ?  »  Pour  ébranler 
la  réputation  de  Skariatine,  afin  de  diminuer  Timpor-- 
tance  de  ses  protestations,  le  docteur  de  la  division 
ordonna  une  inspection  de  l'hôpital  avec  le  parti  pris 
d'y  trouver  quelque  désordre.  Ce  fut  impossible,  mais 
on  accusa  Skariatine  de  négligence  dans  ses  de- 
voirs et  on  envoya  en  secret  un  rapport  où  on  le 
traitait  d'ignorant  en  médecine  1  Cette  accusation  fut 
portée  à  la  sourdine,  parce  que,  si  elle  avait  été  connue 
au  régiment,  elle  eût  provoqué  une  trop  grande  indigna- 
tion. En  même  temps,  on  répandit  le  bruit  que  Skaria- 
tine était  fou.  Le  jeune  docteur  ne'  se  déconcertait  pas. 


Là  RUSSIE  POLITIQUE  395 


Au  sujet  de  Taffaire  de  Korneienko,  il  demanda  une 
enquête  médicale,  et,  comme  la  délégation  ne  voulut 
pas  reconnaître  le  fait  évident  de  la  mutilation,  il  qua- 
lifia dans  un  rapport  officiel  un  des  médecins  d'indigne 
de  s  a  profession.Ge  rapport  le  fit  traduire  pour  la  pre- 
mière fols  devant  le  tribunal  et  ici  commence  la  seconde 
phase  de  sa  lutte  avec  Tadminisiration. 

Un  juge  d'instruction,  chargé  de  faire  Tenquète  sur 
l'aCTairede  Skariatine,  vint  au  régiment  de  Bougue  pour 
contrôler  ses  déclarations.  Dans  ce  but  il  interrogea 
naturellement  les  officiers.  Quelques  uns,  Savenkov, 
Jikharev,  Danilevsky,  obéirent  aux  exigences  de  l'hon- 
neur et  du  devoir  et  témoignèrent  sur  les  infamies  que 
leur  étaient  connues.  C'était  un  coup  terrible,  on  le  com- 
prend, pour  le  parti  des  abus.  Le  chef  de  la  division 
vint  au  régiment  sous  prétexte  d'y  passer  une  revue. 
Après  la  revue,  il  assembla  autour  de  lui  tousles  officiers. 
Il  commença  par  leur  dire  qu'il  y  avait  au  régiment  on  ne 
sait  quel  intrus,  Skariatine,  qui  s'appliquait  à  brouiller 
toutle  monde  etque  certains  officiers  a  valent  eu  l'audace 
de  soutenir.  ((  Selon  moi,  conclut  le  chef,  il  faudrait  ex- 
clure ces  officiers  du  régiment  comme  on  chasse  une  bre- 
bis galeuse  hors  du  troupeau.  •  Il  est  inutile  de  dire  que 
Tallusion  visait  les  officiers  qui  avaient  déposé  devant 
le  juge  d'instruction.  Savenkov,  qui  se  trouvait  parmi 
les  officiers,  le  comprit  ainsi.  11  s'adressa  au  général  et 
demanda  la  permission  de  s'expliqua.  Le  général  ré- 
pond qu'il  n'acceptait  aucune  explication  et  que  l'officier 
pouvait  s'adresser  au  colonel  du  régiment.  Savenkov 
agit  en  conséquence.  Le  colonel  refusa  aussi  de  l'en- 
tendre, en  disant  qu'il  partageait  complètement  l'opi- 


396  L\  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

nion  de  son  divisionnaire,  et  qu^il  pensait  qull  est 
préjudiciable  pour  un  officier  de  répondre  aux  ques- 
tionsd*un  juge  d'instruction.  Savenkov,  atteint  dans  son 
honneur,  exigea  alors  le  jugement  de  ses  pairs.  Des  té- 
moins nombreux  affirment  qu*un  tribunal  d'officiers  régu- 
lièrement constitué  l'aurait  acquitté.  Le  colonel  le  com- 
prenait bien;  c'est  pour  cela  qu'il  se  décida  à  agir  autre- 
ment. Le  tribunal  des  officiers,  sanctionné  en  pareil  cas 
parla  loi,  est  entouré  de  formalités  telles  que  la  pression 
sur  les  officiers  devient  fort  difficile.  Le  chef  du  régi- 
ment convoqua  donc  une  simple  assemblée  des  officiers, 
en  s'abouchant  auparavant  avec  les  chefs  d'escadron 
pour  faire  condamner  Savenkov.  La  pression  sur  ras- 
semblée était  facile.  L'adjudant-major  Beneké,  homme 
méprisé  au  régiment,  se  mêla  au  débat  avec  une  persé- 
vérance effrontée,  en  répétant  tout  haut  :  «Nous,  (lui  etle 
colonel)  chasserons  du  régiment  tous  les  Savenkovs  et 
les  Jikharevs.  »  Les  autres  amis  du  colonel  disaient  tout 
haut  que  ceux  qui  voteraient  pour  Savenkov  seraient 
exclus  tôtou  tard  du  régiment.  Après  ces  avertissements, 
le  chef  exigea  un  scrutin  ouvert.  Savenkov  fut  con- 
damné... Voilà  comment  on  agit  chez  nous  avec  une  as- 
semblée de  régiment.  Savenkov  n'avait  qu'à  quitter  le  ré- 
giment. Bientôt  après,  Jikharev,  sur  [la  réquisition  du 
colonel,  dut  s'en  aller  à  son  tour.  DanilevskyetSytchevsky 
furent  exclus  de  même.  Encore  un  incident  curieux. 
Lorsque  Savenkov  porta  plainte  contre  ce  tribunal  ini- 
que, car  il  ne  voulut  pas  subir  son  sort  sans  tenter  une 
protestation,  le  colonel  qui  l'appelait  seulementjusque- 
là  un  officier  insubordonné,  avertit  alors  les  autorités 
que  Savenkov  appartenait  au  parti  socialiste.  Cette  accu- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  397 

saiion  est  fréquente  en  Russie  et  entraîne  des  consé- 
quences épouvantables,  si  peu  fondée  qu'elle  soit. 

Entre  temps,  Skariatine  continuait  ses  protestations, 
mais  le  président  du  tribunal  ne  permettait  pas  à  Tac- 
cusé  de  s'appesantir  sur  certains  détails  de  l'affaire. 
Néanmoins  le  procès  découvrit  beaucoup  de  choses. 
Skariatine  s'adressa  trois  fois  au  ministre  de  la  guerre  : 
il  alla  lui-même  à  Saint-Pétersbourg.  Surmontant  des 
difficultés  presque  insurmontables,  il  parvint  à  mettre 
8on  rapport  sous  les  yeux  du  ministre.  A  quoi  aboutit-il  ? 
On  lui  proposa  tout  d'abord  de  le  délivrer  du  service 
obligatoire  *  s'il  rétractait  son  rapport.  «  Mais  ce  n'est 
pas  pour  cela  que  je  l'ai  présenté  !  »  répondit-il  et  il 
refusa  d'une  façon  catégorique  de  se  prêter  à  cet  ar- 
rangement. Alors  Son  Excellence  donna  ordre  d'ex- 
clure immédiatement  Skariatine  du  régiment  et  de  le 
transférer  dans  un  hôpital  quelconque.  Cette  issue  d'une 
affaire  aussi  juste,  portée  presque  au  pied  du  trône,  frappa 
paratt-il,  horriblement  Skariatine.  Il  tomba  malade;  im- 
médiatement aprèssaguérison,il  présenta  son  audacieux 
rapport  avec  le  refus  de  continuer  le  service,  ce  qui 
servit  de  prétexte  pour  le  mettre  une  seconde  fois  en 
jugement.  Voilà  ce  qu'on  peut  faire  dans  notre  armée. 

Ce  serait  cependant  une  grande  erreur  que  de  tirer  de 
ces  faits  une  conclusion  défavorable  contre  tous  nos  offi- 
ciers. Né  dans  uneforteresse,jeconnais  bien  notre  classe 
militaire  parmi  laquelle  j'ai  passé  ma  jeunesse.  Cette 
classe  se  distingue  par  les  traits  les  plus  sympathiques. 
Le  sentiment  de  l'honneur  est  développé  chez  l'officier 

1.  Skariatine  avait  fait  ses  études  à  l'Académie  de  médecine,  et 
comme  boursier  U  était  au  service. 


398  Lk  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

russe  sous  sa  forme  la  plus  noble.  Son  sentiment  da 
devoir  est  indescriptible.  Mais  on  trouve  partout  des 
hommes  capables  d'abus  et  la  déplorable  administration 
de  Tarmée  permet  à  ces  hommes  de  faire  tout  ce  qu'Us 
veulent  ;  voilà  la  source  du  mal  qui  excite  tant  d'indi- 
gnation chez  nos  officiers.  C'est  là  aussi  que  se  trouve 
la  cause  du  succès  parmi  eux  de  la  propagande  révo- 
lutionnaire, dont  je  parlerai  un  peu  plus  loin. 

Le  désordre  du  gouvernement  central  qui  se  reflète 
par  des  abus  d*arbitraire  dans  toutes  les  branches  de 
l'administration,  ne  pèse  sur  personne  aussi  lourdement 
que  sur  les  paysans.  On  exerce  sur  eux  une  tyrannie  si 
incroyable,  que  le  dicton  russe  :  «  les  paysans  libérés 
des  pomiechtchiks  devinrent  les  serfs  de  l'administration  » 
est  loin  d'être  une  exagération.  On  n'a  qu'à  glaner  au  ha- 
sard dans  un  numéro  quelconque  de  nos  journaux  pour 
trouver  des  exemples  révoltants  de  violence.  Les  con- 
cussions et  les  extorsions  de  toute  sorte  de  Tadminis- 
tration  écrasent  le  paysan.  Il  s'est  formé  dans  le  peuple 
toute  une  littérature  de  chansons,  de  proverbes  qui  si- 
gnalent ces  agissements.  «  Ne  crains  pas  le  tzar,  mais 
crains  le  piqueur,  »  —  «  le  tzar  n'est  pas  redoutable,  les 
serviteurs  du  tzar  le  sont,  »  disent  les  paysans,  et  une 
chanson  apprécie  en  ces  termes  le  stanovoï  : 

Dans  un  champ  large, 

vient  le  stanovoï 

pour  une  att'aire  grave, 

pour  un  cadavre, 

et  avec  lui  le  pillard 

son  secrétaire  aussi. 

Pour  le  souper  du  stanovoï 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  399 

il  faut  trouver  des  vivres  frais 
et  pour  nettoyer  sa  gueule 
deux  bouteilles  d'eau-de-vie. 

La  chanson  finit  par  dire  de  lui  que  le  stanovoï  s'en 
▼a  sans  rien  voir^  après  avoir  dévoré  tous  les  vivres. 
Les  ouriadniks  surtout  (sorte  de  police  à  cheval  instituée 
pendant  les  dernières  années  du  règne  d'Alexandre  II), 
devinrent  célèbres  dans  les  villages.  Ces  hommes,  — on 
en  compte  plus  de  5000  recrutés  parmi  la  canaille  de  la 
pire  espèce,  sont  de  vrais  aventuriers  en  uniforme.  Leur 
pouvoir  est  énorme  ;  ils  en  profitent  pour  commettre 
des  abus  inimaginables.  Voici  par  exemple  des  faits  em- 
pruntés au  hasard  aux  journaux.  Le  tribunal  d'arrondis- 
sement d'Odessa  a  examiné  l'affaire  de  l'ouriadnik  Da- 
tzenko.  Cet  ouriadnik,  en  faisant  sa  tournée,  rencontra 
un  juif  qui  lui  parut  suspect,  on  ne  sait  pourquoi.  11  le 
fit  marcher  devant  lui  et,  tout  en  le  suivante  cheval,  il 
s'amusa  pendant  le  trajet  à  lui  donner  des  coups  de 
fouet.  C'est  ainsi  qu'ils  arrivèrent  au  logis  du  chef  de  la 
volost  qui  certifia  l'identité  de  Trantz.  Datzenko  n'ajouta 
aucune  foi  aux  paroles  du  syndic,  qu'il  injuria,  et  se  mit  à 
battre  de  nouveau  Trantz.  On  eut  encore  a  jugera  Odessa 
l'affaire  d'un  autre  ouriadnik,  qui  viola,  après  l'avoir 
dévalisée,  une  femme  qu'il  rencontra  dans  les  champs. 

Dans  la  province  de  Kanev,  l'ouriadnik  Tcherniavsky, 
ayant  reçu  en  cadeau  quatre  chariots  de  paille,  ordonna 
aux  paysans  de  les  transporter  chez  lui.  Les  paysans 
refusèrent  de  le  faire  gratuitement...  «  Comment, 
leur  cria  l'ouriadnik,  vous  demandez  de  l'argent  pour 
le  transport  de  la  paille  du  gouvernement.  Chapeaux 


1 


400  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

bas  !  »  Et  il  fit  tomber  leurs  chapeaux  à  la  force  du  poi- 
gnet. Les  paysans  s'indignèrent  et  lui  crièrent  que  sa 
conduite  autorisait  de  le  chasser  du  village.  L*ouriadnik 
prit  alors  note  de  leurs  noms  et  donna  ordre  austarosta 
de  les  faire  venir  chez  lui  pour  dresser  un  procès-verbal 
de  cet  outrage  à  la  police  dans  l'exercice  de  ses  fonc- 
tions. 

Dans  le  village  de-Balatzkoïé  (gouvernement  de  Kher- 
son),  un  incendie  éclata.  Les  ouvriers  du  pomiechtchik 
Rogatchev  accoururent  et  travaillèrent  à  éteindre  le 
feu.  Tout  à  coup  l'ouriadnik  arriva  avec  des  cris  furieux 
et  bouscula  en  grondant  les  ouvriers.  Le  pomiechtchik 
lui  fit  remarquer  que  les  ouvriers  étaient  venus  de  leur 
propre  gré  et  que  par  conséquent  il  n'avait  pas  le  droit 
de  leur  donner  des  ordres.  Devant  un  tel  crime  de  lèse- 
majesté,  Touriadnik  s'emporta,  frappa  les  ouvriers  de 
son  fouet.  A  ce  moment  arrivaient  les  ouvriers  du  vil- 
lage de  Khristoforovka.  L'ouriadnik  excité  tomba  sur 
eux  aussi,  leur  porta  des  coups  et  mit  tout  le  monde  en 
fuite  ;  deux  paysans  sont  horriblement  meurtris  par  des 
coups  de  naghaïka  (fouet)  à  la  suite  de  cette  scène. 

A  Kakhovka  (gouvernement  de  la  Taurîde),  un  gen- 
darme,— cecin'estpîusl'ouriadnik, — en  faisantsa  ronde, 
entre  chez  un  paysan  dont  la  femme  était  jolie.  Avant 
tout,  il  exigea  qu'on  lui  fasse  faire  bombance.  Ensuite 
ivre,  il  ordonna  au  mari  de  s'en  aller  ;  les  intentions  du 
gendarme  étaient  si  claires,  que  le  paysan  refusa  d'o- 
béir. Le  gendarme  s'emporta  et,  tirant  son  revolver,  tua 
le  paysan. 

A  Chadrinsk,  le  secrétaire,  se  trouvant  à  une  fête  vil- 
lageoise, fut  frappé  de  la  beauté  de  deux  jeunes  filles... 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  401 

Il  se  retira  dans  le  bureau  d'administration  communale 
et  ordonna  au  sotsky  (gardien)  d*arréter  ces  filles,  sous 
prétexte  qu'elles  troublaient  l'ordre;  ce  qui  fut  fait. 
Alors  le  misérable  les  viola  toutes  les  deux... 

Le  lecteur  croit  peut-être  que  je  lui  raconte  l'histoire 
de  la  Bulgarie  envahie  par  les  bachi-bouzouks  ?  Non, 
par  malheur,  je  parle  de  la  Russie,  et  encore  ces  faits, 
quoique  si  horribles  et  révoltants  qu'ils  soient,  ne  sont 
nullement  exceptionnels.  Avec  les  journaux  que  j'ai  en 
ce  moment  sous  les  yeux,  je  pourrais  remplir  des  pages 
entières  du  récit  de  forfaits  aussi  révoltants.  Je  pour- 
rais  raconter  également  de  sanglantes  vengeances  des 
paysans  contre  les  ouriadniks,  qu'on  déteste  par  toute 
la  Russie  plus  que  qui  que  ce  soit. 

Le  gouvernement  même  a  constaté  plus  d'une  fois  ces 
abominations.  Voici  par  exemple  un  extrait  du  rapport  du 
sénateur  Polovtzev  sur  l'inspection  du  gouvernement  de 
Kiev  *.  «  L'impunité  des  chefs  de  la  police  érigée  en  sys- 
tème, écrit  lesénateur,  et  l'absence  de  tout  moyen  de  dé- 
fense pour  la  population  contre  l'arbitraire  de  la  police, 
sont  une  source  de  corruption  de  l'esprit  politique  de  la 
population.  La  population  ne  croit  plus  à  lapossibilité 
de  se  garantir  contre  les  abus  par  les  voies  légales  :  la 
la  conscience  de  son  impuissance  devant  l'arbitraire 
de  police  pénètre  dans  toutes  les  classes  de  la  société, 
de  sorte  que  si  le  paysan  ignorant  porte  au  policier  ce 
qu'il  a  acquis  par  le  travail,  les  hommes  instruits 
et  haut  placés  paient  aussi  leur  tribut  à  la  police.  » 
Ainsi    le    gouvernement  lui-même    connaît  le  mal. 

1.  Journal  des  Etudiants, 

26 


\ 


402  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Parfois  il  fait  des  efforts  pour  lui  imposer  des  limites. 
Mais  quelles  que  soient  les  intentions  du  tzar,  que 
peut-il  faire  pour  abolir  les  conséquences  sans  toucher 
aux  causes? 

L'autocrate',  comme  le  dit  un  mot  célèbre  chez 
nous,  a  pour  autocrate  l'autocratie  des  bureaux,  et  cette 
oligarchie  d'en  haut  se  reflète  en  bas  dans  l'oligarchie 
des  petits  chefs.  Un  pouvoir  réellement  fort,  capable 
d'agir  systématiquement,  devient  un  mythe.  L'ordre 
disparaît  à  tel  point  que  l'idée  de  se  défendre  par  les 
concussions,  les  intrigues  ou  la  violence  fait  des  pro- 
grès énormes  parmi  les  habitants  de  la  Russie.  C'est 
surtout  chez  les  paysans  que  cette  idée  se  propage.  La 
défense  par  ses  propres  forces,  remplace  de  plus  en 
plus  l'idée  de  recourir  à  la  justice  légale.  Ainsi  chez 
Ouspensky,  un  paysan  se  plaignant  d'un  marchand,  qui 
a  fait  construire  une  digue  pour  empêcher  le  poisson  de 
passer  dans  la  rivière  des  paysans,  profère  des  menaces. 
«  —  Il  faut  porter  une  plainte  contre  le  marchand,  lui 
dit  son  interlocuteur.  Une  peut  vraiment  pas  agir  de  la 
sorte.  —  Porter  une  plainte  I  Mais  sa  bourse  est  remplie 
comme  çsl.  11  recevra  un  ordre  et  il  ne  l'accomplira  pas  : 
voilà  tout...  Selon  moi  il  vaut  mieux  faire  ainsi... 
—  Comment?  — Voici  comment  :  percer  le  fond  1  jeter 
ladigueà  basi  et  lui  donner  de  bons  coups,  alors  per- 
sonne n'aura  plus  à  se  plaindre.  Ce  n'est  pas  la  même 
chose  que  d'écrire  une  plainte.  Tu  écris  le  papier,  lui 
pèche  et  vend  le  poisson.  Non,  il  n'y  a  rien  de  mieux 
que  d'agir  soi-même.  Avant  tout  il  faut  lui  bien 
tanner  le  cuir,  il  sera  moins  prompt  à  voler.  »  Cet 
homme  raisonnant  ainsi,  résume   les  idées  du  mo- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  403 


ment.  Quelle  absence  de  confiance  dans  le  gouvernement 
cette  façon  de  penser  et  d*agir  indique  dans  la  popula- 
tion! Et  pourtant,  malgré  tout,  ce  régime  subsiste  I 
Quelle  force  le  maintient  donc  debout?  N'est-ce  pas  sur- 
tout la  faiblesse  par  trop  forte  de  ses  adversaires  con- 
scients ou  directs? 


II 


Dans  un  pays  où  il  n'existe  pas  de  liberté,  il  est  diffi- 
cile à  l'opinion  publique  de  se  diviser  en  partis  nette- 
ment définis.  Ces  partis  n'auraient  pas  de  champ  pour 
développer  leur  action  ;  la  majorité  de  la  population 
n'est  donc  par  rien  poussée  à  adhérer  à  l'un  d'eux.  Puis, 
sans  la  liberté  de  la  parole,  des  réunions,  de  Tagitation 
électorale,  il  est  extrêmement  difficile  même  d'élucider 
sa  propre  opinion.  Pour  toutes  ces  causes,  l'énorme  ma- 
jorité de  Russes,  même  ayant  reçu  une  certaine  ins- 
truction, trouve  moyen  de  s'accommoder  des  idées 
politiques  les  plus  opposées.  Cette  confusion  des  con- 
victions politiques  donne  à  l'instinct  dans  la  société  et 
dans  la  masse  populaire  un  rôle  beaucoup  plus  impor- 
tant en  Russie  que  dans  tout  autre  pays.  La  masse  russe 
agit  plutôt  à  la  manière  des  éléments^  comme  on  dit 
chez  nous,  que  guidée  par  une  conviction  nette. 

Je  dois  cependant  observer  que  si  cette  circonstance 
rend  plus  difficile  la  formation  de  programmes  réguliers, 
elle  est  bien  loin  d'assurer  le  règne  de  Tordre  et  de  la 
tranquillitédanslepays.  Elle  favorise,  on  nepeutmieux, 


404  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

les  révolutionnaires,  car  instinctivement  chaque  Russe 
est  un  peu  révolutionnaire.  Notre  constitution  politique 
pèse  si  absurdement  sur  tous,  que  chacun  sent  s'accu- 
muler en  soi  une  énorme  quantité  de  mécontentement 
personnel  occasionné  par  toute  sorte  d'atteintes,  d'in- 
justices,d'oppressions.Pour  des  raisons  très  diverses,  tout 
le  monde  chez  nous  est  mécontent.  Selon  le  mot  spiri- 
tuel de  M.  LioubimovJ'un  des  plus  intimes  amis  de  Kat- 
kov,  chez  nous  «  il  n'y  a  que  les  montagnes  et  les  fo- 
rêts qui  ne  se  plaignent  pas  :  les  montagnes,  parce  qu'il 
n'y  en  a  pas,  et  les  forêts  parce  qu'on  les  a  abattues  K  » 
Ce  mécontentement  général  s'accuse  à  chaque  occa- 
sion favorable  avec  d'autant  plus  de  vivacité  et  de  dé- 
sordre, que  le  Russe,  au  plus  intime  de  son  être,  ne  se 
sent  presque  jamais  retenu  par  des  traditions  ou  des 
autorités  quelconques.  Cette  circonstance  a  une  impor- 
tance énorme,  et  pour  tous  ceux  qui  connaissent  la  Rus- 
sie, il  ne  peut  être  douteux  qu'au  moment  d*une  pertur- 
bation politique  quelconque  —  les  révolutionnaires  rus- 
ses acquerront  un  nombre  considérable  d'adeptes  parmi 
ceux-là  mêmes  qui  maintenant  réclament  pour  eux 
des  potences. 

Aujourd'hui  cependant  ce  vague  des  idées  politiques, 
qui,  chez  le  peuple,  va  jusqu'à  l'absurde  et  dans  la 
société  jusqu'au  chaos,  est  un  obstacle  formidable  à  la 
formation  des  partis.  Les  partis  en  Russie  sont  par 
conséquent  très  insignifiants  numériquement.  La  masse 
populaire,  obéissant  à  des  impulsions  purement  acci- 
dentelles et  instinctives,  approuve  tour  à  tour  de  plein 

1.  Contre  le  courant,  dialogue  de  deux  amis. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  405 

gré,  tel  ou  tel  acte,  telle  ou  telle  opinion  d'un  parti  et 
ne  soutient  systématiquement  aucun  d'eux.  C'est  là  que 
réside  la  plus  grande  faiblesse  de  nos  partis,  c'est  là 
le  plus  grand  obstacle  à  la  réforme  pacifique  et  gra- 
duelle de  notre  ordre  social. 

Ordinairement,  on  divise  nos  partis  en  trois  groupes 
principaux  :  l^  les  réactionnaires  ou  conservateurs  ;  2® 
les  libéraux;  3^  les  révolutionnaires^  ou  comme  on  les 
nomme  ordinairement,  les  socialistes.  A  cette  nomen- 
clature on  peut  ajouter  encore  un  quatrième  groupe, 
les  slavophilcsy  quoique  maintenant  il  n'existe  vraiment 
pas  numériquement  et  un  cinquième,  les  nationalistes 
que  les  étrangers  appellent  quelquefois  parti  russe.  Ce 
dernier  ne  mérite  même  pas  le  nom  de  parti,  puisqu'il 
a  des  idées  aussi  peu  nettes  que  celles  qui  régnent  dans 
le  public.  Dans  notre  littérature  les  organes  analogues 
au  Nouveau  Temps  Novoie  Vremia,  qui  oublient  au- 
jourd'hui ce  qu'ils  ont  dit  hier  et  ignorent  ce  qu'ils  diront 
demain,  appartiennent  aux  idées  nationalistes.  Ce  sont 
les  vrais  représentants  de  la  majorité,  mais  non  ses  gui- 
des. Ils  ne  font  que  suivre  la  direction  du  vent,  sans  sa- 
voir eux-mêmes  où  ils  vont.  Ce  n'est  pas  une  tendance, 
c'est  l'absence  de  toute  tendance  qui,  en  littérature,  sert 
de  tremplin  aux  gens  qui  se  soucient  uniquement  de 
la  vente.  Leur  influence  sur  le  sort  de  la  Russie  se  li- 
mite à  fournir  leur  appoint  de  forces  aux  tendances  do- 
minantes. 

Ainsi  nous  avons  trois  partis  seulement  à  examiner, 
comme  forces  plus  ou  moins  indépendantes  et  sérieuses. 
La  supériorité  numérique  est  sans  nul  doute  du  côté 
des  libéraux.  Pourtant  mes  lecteurs  commettraient  une 


1 


406  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

forte  erreur,  s'ils  se  faisaient  une  idée  de  nos  libéraux 
et  de  nos  socialistes  en  se  basant  sur  les  tendances  des 
partis  qu'en  Europe  on  désigne  sous  ces  dénominations. 
Les  libéraux,  dans  le  vrai  sens  du  mot,  existent  fort 
peu  chez  nous,  à  part  quelques  personnalités  complète- 
ment isolées.  Nos  libéraux  considérés  en  masse,  se  rap- 
prochent des  radicaux  français,  et  leurs  opinions  con- 
tiennent une  part  notable  de  socialisme.  L'organe  le 
plus  caractéristique  de  nos  libéraux.  Le  Messager  de 
C Europe  di^  par  exemple,  publié  récemment  un  article 
de  M.  Slonimsky,  oîi  Fauteur  démontre  la  nécessité 
de  la  nationalisation  du  sol  et  Tabsurdité  de  Tidée 
même  de  la  propriété  agraire.  Publié  dans  cette  revue, 
l'article  est  assez  étonnant.  Le  Messager  de  l'Eu- 
rope est  très  nettement  libéral.  Mais,  si  nous  nous 
adressons  à  la  masse  des  libéraux,  nous  y  trouverons 
beaucoup  de  socialistes  parfaitement  convaincus. 
Parmi  eux,  il  y  a  surtout  un  nombre  considérable  de 
partisans  de  Karl  Marx  et  du  socialisme  de  la  chaire 
allemande.  Nos  libéraux  ont  pour  prograname  politi- 
que la  liberté  de  la  parole  et  de  la  presse,  le  self- 
govemment  local,  la  représentation  populaire,  en  un 
mot,  le  régime  constitutionnel.  En  général,  les  libéraux, 
issus  de  ce  même  mouvement  intellectuel,  dont  j'ai 
parlé  plus  haut,  sont  imbus  de  toutes  les  idées  qu'il  a 
lancées  dans  la  circulation.  Leur  idéal,  c'est  une  société 
organisée  sur  les  bases  de  la  liberté  et  du  self-govem- 
ment,  formée  de  personnalités  développées,  libres,  éga- 
les dans  leurs  droits,  ayant  une  position  matérielle 
garantie  par  une  organisation  économique  régulière. 
Si,  après  cela,  nous  examinons  les  programmes  du  parti 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  407 

socialiste,  il  nous  sera  très  difficile  de  tracer  une  limite 
nette  entre  les  idées  de  ce  parti  et  celles  du  parti  libé- 
ral. La  difficulté  augmentera  encore  si  nous  faisons 
plus  d^attention  à  ce  qui  se  dit  entre  socialistes  qu'aux 
programmes  publiés.  Ordinairement,  dans  leur  jargon 
familier,  les  socialistes  se  donnent  le  nom  de  radicaux, 
et  parleurs  idées  ils  se  rapprochent  réellement  beau- 
coup des  radicaux.  Je  citerai  comme  exemple  le  pro- 
gramme du  parti  de  la  Volonté  du  Peuple  {Narodnaïa 
Volia)  publié  en  1879.  Voici  les  huit  paragraphes  dont 
il  se  compose  : 

1)  Une  représentation  populaire  élue  par  le  suffrage 
universel  et  possédant  Tautorité  suprême  dans  toutes 
les  questions  d'intérêt  général  ; 

2)  Une  large  autonomie  locale  et  la  nomination  élec- 
tive à  toutes  les  fonctions  ; 

3)  L'indépendance  du  mtV,  comme  unité  économique 
et  administrative; 

4)  La  nationalisation  du  sol  ; 

5)  Un  système  de  mesures  tendant  à  remettre  entre 
les  mains  des  travailleurs  toutes  les  fabriques; 

6)  La  liberté  de  conscience,  de  la  parole,  de  la 
presse,  des  réunions,  des  associations  et  de  l'agitation 
électorale; 

7)  Le  suffrage  universel  sans  restriction  aucune  ; 

8)  Le  remplacement  de  l'armée^permanente  par  l'ar- 
mée territoriale. 

Une  énorme  majorité  de  nos  libéraux  n'aurait  qu'une 
observation  à  faire  sur  ce  programme  :  il  ne  peut  être 


408  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


réalisé  d'un  coup,  et  en  conséquence,  il  est  superflu  de 
mettre  en  avant  toutes  ces  exigences. 

Les  socialistes,  qui  ont  publié  ce  programme,  ont 
d'ailleurs  déclaré  qu'ils  ne  feraient  que  le  proposer  au 
peuple.  Quanta  exiger,  ils  n'exigent  du  gouvernement 
qu'une  seule  chose  :  la  convocation  d'une  Assemblée 
constituante.  Là,  ils  tâcheront  de  faire  accepter  leur  pro- 
gramme, quoiqu'ils  déclarent  d'avance  se  soumettre 
aux  décisions  de  l'Assemblée.  Certainement  les  autres 
fractions  du  socialisme  russe  ont  énoncé,  et  sans  nul 
doute,  énonceront  encore  des  programmes,  quelquefois 
même  diamétralement  opposés  à  celui-ci  ;  cela  ne  change 
en  rien  la  situation.  Gela  prouve  seulement  qu'entre 
nos  socialistes,  il  peut  y  avoir  plus  de  divergences  qu'en- 
tre certains  de  nos  socialistes  et  certains  de  nos  libé- 
raux. D'ailleurs,  la  Volonté  du  peuple  n'est  pas  un 
groupe  sans  lendemain*  Il  fait  preuve  d'une  force 
que  n'ont  possédée  aucun  autre  groupe  ni  aucune  autre 
fraction.  Pendant  deux  à  trois  ans,  ce  fut  sans  nul  doute 
le  parti  politique  le  plus  fort  en  Russie  ;  donc  même 
sans  vouloir  aucunement  préjuger  de  son  avenir,  ,1e 
programme  cité  est  de  lui  seul  un  fait  très  important. 
En  y  réfléchissant,  il  est  impossible  de  ne  pas  arriver 
à  cette  conclusion  que  la  raison  effective  des  divergen- 
ces entre  les  socialistes  et  les  libéraux  réside  moins 
dans  les  programmes  et  dans  le  but,  que  dans  cette 
circonstance  que  les  uns  sont  et  les  autres  ne  sont  pas 
révolutionnaires.  Les  divergences  résultent  plutôt  des 
qualités  personnelles,  du  tempérament,  du  désintéres- 
sement. Un  homme  énergique,  susceptible  d'entraîne- 
ment, livré  sans  réserve  aux  intérêts  publics,  ne  devien- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  409 

drachez  nous  presque  jamais  un  libéral;  il  devient  ^o- 
cialiste  et  révolutionnaire.  Un  homme  plus  circonspect, 
plus  modéré,  non  de  convictions  mais  de  caractère, 
adhère  aux  libéraux.  Ainsi,  sans  nier  la  différence  des 
programmes,  il  est  néanmoins  impossible  de  ne  pas 
constater  que  la  divergence  essentielle  entre  les  deux 
partis  consiste  en  ce  que  les  uns  sont  décidés  à  une 
lutte  active  et  désespérée  contre  le  gouvernement,  lutte 
dans  laquelle  une  énorme  majorité  des  combattants 
doit  inévitablement  périr  après  tout  au  plus  un  an 
d'efforts;  en  ce  que  les  autres,  au  contraire,  préfèrent 
agir  par  des  moyens  pacifiques,  on  ne  peut  plus  lé- 
gaux, et  qui,  en  tous  cas,  ne  présentent  pas  grand 
danger.  Yoilâ  pourquoi  le  parti  libéral  se  recrute  prin- 
cipalement parmi  les  gens  aisés  pères  de  famille,  occu- 
pant  une  position  sociale,  enfin  parmi  les  révolution- 
naires découragés.  Voilà  pourquoi  il  est  plus  nombreux  ; 
et  en  même  temps,  voilà  pourquoi  malgré  son  évidente 
supériorité  en  ressources  matérielles,  il  agit  avec  une 
mollesse,  une  indécision  extrême  et  est  battu  à  plate 
couture  à  chaque  attaque  d'un  petit  groupe  de  réaction- 
naires résolus.  Le  parti  révolutionnaire  se  recrute  de 
préférence  parmi  l'élément  jeune,  particulièrement  parmi 
le  prolétariat  éclairé,  ou  bien  parmi  les  gens  les  plus 
énergiques  du  premier  groupe.  Possédant  des  ressour- 
ces insuffisantes,  il  choisit  les  plans  les  plus  désespérés 
et  ne  recule  pas  devant  le  but  le  plus  difficile  à  atteindre. 
Sous  ce  rapport,  nos  révolutionnaires  peuvent  être 
considérés  comme  Tincamation  la  plus  caractéristique 
de  Tesprit  de  la  classe  éclairée.  C'est  là  leur  principale 
force.  Involontairement  ils  disent  ce  que  les  autres  osent 


440  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


seulement  penser.  Ils  font  aujourd'hui  ce  que  les  autres 
ne  feront  que  demain.  Cette  connexité  des  deux  partis 
est  si  bien  ressentie  par  eux,  que  beaucoup  de  libéraux 
prêtent  souvent  largement  leur  appui  aux  révolution- 
naires et  à  leurs  entreprises.  Mais  assez  de  théorie! 

Voilà  une  petite  scène  beaucoup  plus  caractéristique  : 
Une  descente  domiciliaire  a  lieu.  Au  nombre  des  loca- 
taires de  Tappartement  se  trouve  Mirsky,  qui  plus  tard 
devait  commettre  un  attentat  à  la  vie  du  chef  de  la  gen- 
darmerie, Drenteln,  et  alors  venait  de  sortir  de  la  prison 
à  laquelle  il  avait  été  condamné  pour  un  fait  de  peu 
d'importance.  Après  avoir  bouleversé  Tappartement  de 
ses  patients,  TofQcier  de  police  s'adresse  à  Mirsky  :  «  Ab  ! 
jeune  homme,  pourquoi  consommez-vous  vous-même 
votre  perte?  Vous  feriez  mieux  de  rester  tranquille. 
Admettons  que  dans  cinquante  ans  on  vous  érige  un  mo- 
nument....  Mais,  pour  vous  quel  profit?  vous  aurez 
déjà  pourri  en  la  prison  ! ...»  Un  officier  de  police  admet 
qu'avec  le  temps  on  devra  ériger  des  monuments  aux 
révolutionnaires  !  En  1825,  un  petit  groupe  appartenant 
À  la  classe  éclairée  de  la  Russie  tenta  un  coup  d'État  mi* 
litaire.  L'insurrection  fut  écrasée,  et  le  long  règne  de 
Nicolas  est  une  réponse  négative  et  systématique  au  pro- 
gramme des  Décembristes  !...  En  1856,  au  plus  fort  de 
la  malheureuse  guerre  de  Grimée,  la  société  russe  tout 
entière  vit  qu'il  n'y  avait  de  salut  pour  la  Russie  hors 
du  programme  des  Décembristes.  La  mémoire  des  Dé- 
cembristes devint  sacrée,  les  restes  peu  nombreux  de 
cette  génération  héroïque,  rappelés  de  la  déportation 
par  l'empereur  furent  reçus  comme  des  triomphateurs. 
Les  représentants  de  la  tradition  révolutionnaire  qui 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  4ii 


n'ayaient  pas  trahi  leur  drapeau  pendant  le  règne  de 
Nicolas,  devinrent  les  oracles  de  la  société.  Hertzen  à 
Londres  est  un  phénonxène  inouï  en  Russie.  Ce  pros- 
crit, cet  éditeur  d'un  journal  interdit,  Kolokol^  {la 
Cloché)  devient  un  centre  vers  lequel  affluent  des  mil- 
liers de  Russes.  Des  honxmes  d'Etat  prennent  conseil 
de  lui;  tout  Russe  venant  à  l'étranger  tient  à  se  présen- 
ter tout  d'abord  à  lui.  Le  Kolokol  est  remis  par  ordre 
officiel  à  la  commission  qui  étudie  les  bases  de  l'é- 
mancipation des  paysans.  Ce  fut  le  moment  où  tous  les 
éléments  de  l'opposition  russe  se  rallièrent  autour  du 
programme  des  Décembristes,  afin  d'exercer  sur  le 
gouvernement  une  pression  irrésistible.  Le  gouverne- 
ment fut  placé  dans  une  situation  sans  issue.  Les  réfor- 
mateurs l'entourèrent  de  tous  côtés.  Alexandre  II  disait 
de  Nicolas  Milioutine  que  c'était  un  révolutionnaire,  un 
homme  à  surveiller,  et  il  fut  obligé  de  le  placer  à  la 
tète  de  Tœuvre  de  l'émancipation  des  paysans.  L'empe- 
reur ressentait  une  telle  aversion  pour  le  r 'volution- 
naire  que  même  en  le  nommant  adjoint  du  ministre 
il  ne  le  fit  qu'à  titre  provisoire,  mais  les  circonstances 
furent  plus  fortes  que  la  volonté  du  tzar  et  l'adjoint 
provisoire  du  ministre  demeura  <(  provisoirement  per- 
manent »  comme  disaient  en  plaisantant  ses  ennemis. 
Quel  était  donc  le  programme  des  Décembristes?  C'était 
l'émancipation  des  paysans,  c'était  la  confirmation  des 
droits  individuels  par  des  lois  stables,  l'établissement 
d'une  justice  équitable...  C'était  enfin  la  représenta- 
tion du  peuple  dans  le  gouvernement.  L'empereur 
Alexandre  II,  alors  qu'il  était  héritier  du  trône,  n'avait 
guère  une  réputation  de  libéralisme.  Dans  les  commis- 


442  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

sions  secrètes,  instituées  sous  Nicolas  pour  délibérer  sur 
la  question  des  serfs,  l'héritier  du  trône  se  prononçait 
contre  Témancipation  des  paysans.  Immédiatement 
après  son  avènement  au  trône,  Alexandre  II  déclara  par 
une  circulaire  du  ministre  de  Tintérieur,  qu'il  était 
décidé  à  «  sauvegarder  inébranlablement  les  droits  oc- 
troyés par  ses  augustes  ancêtres  à  la  noblesse.  »  La 
pression  de  l'opinion  publique  fut  pourtant  plus  forte. 
Toutes  les  forces  de  l'opposition  se  rallièrent  contre  le 
statu  quoy  elles  pouvaient  même  être  soutenues  par  un 
mouvement  populaire  :  partout  en  efFet  les  paysans  se 
soulevaient  contre  le  servage...  Alors  l'empereur  entre- 
prend une  série  de  réformes.  En  1863,  Alexandre  II  dé- 
clara même  que  le  moment  favorable  venu,  il  appelle- 
rait les  représentants  de  la  population  à  participer  aux 
affaires  de  l'Etat.  En  convoquant,  dans  le  courant  de  la 
même  année,  la  Diète  de  Finlande,  il  parla  avec  sym 
pathie  des  «  institutions  libres  placées  entre  les  mains 
d'un  peuple  sage  ^  » 

Par  cette  politique,  l'empereur  Alexandre  II  parvînt 
très  adroitement  à  rompre  la  coalition  des  forces  de 
l'opposition,  qui  elle-même  avait  commis  pendant  ce 
temps  une  série  de  fautes  qui  montrent  combien  le  dé- 
veloppement politique  des  Russes  était  encore  peu 
avancé.  La  vraie  politique,  la  politique  du  bon  sens 
exigeait  que  la  coalition  insist&t  absolument  et  avant  tout 
sur  la  convocation  des  représentants  du  peuple,  en  même 
temps  que  sur  l'émancipation  des  paysans.  Au  lieu  de 
cela,  les  libéraux  modérés,  quoique  sans  illusions  sur 
la  sincérité  du  tzar,  consentirent  à  renoncer  à  la  consti- 

1 .  La  Parole  libre ^  n«  56. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  413 

tution  et  à  suivre  le  tzar,  afin  de  parvenir,  ne  fût-ce  que 
graduellement  et  avec  toute  sorte  de  restrictions  et  de 
réserves,  à  réaliser  les  réformes  indispensables  à  la 
Russie.  Les  révolutionnaires  ne  sont  pas  exempts  de  cette 
énorme  faute.  Bakounine  lui-même  écrivait  encore 
en  1862  :  «  Qui  suivrons-nous?  Romanov,  Pougatchev 
ou  bien  Pestel  (un  des  héros  du  14  décembre  1825),  si 
un  nouveau  Pestel  apparatt?  Disons  franchement  ;  ;>/t/5 
volontiers  nous  suivrions  Romanov,  si  Romanov  pou- 
vait et  voulait  se  transformer  d empereur  pétersbour- 
geois  en  tzar  populaire.  »  Il  est  vrai  que,  parmi  les  révo- 
lutionnaires russes,  ceux  qui  n'appartenaient  pas  à  l'é- 
migration, un  petit  groupe  sentait  qu'il  était  ridicule  de 
supposer  un  Romanov  tzar  populaire.  Mais  ce  groupe 
était  sans  influence.  Au  surplus,  les  révolutionnaires  eu- 
rent l'imprudence  de  commettre  une  autre  faute  im- 
mense, celle  de  se  perdre  de  réputation  en  se  ralliant  à 
l'insurrection  polonaise  de  1863. 

Cette  insurrection  fut  également  funeste  à  la  Pologne 
et  à  la  Russie.  Le  gouvernement  d'Alexandre  II  prit 
toutes  les  mesures  capables  delà  provoquer;  ce  fut  réel- 
lement une  bonne  amorce  par  laquelle  les  révolutionnai- 
res polonais  se  laissèrent  jouer  ainsi  que  les  révolution- 
naires russes.  La  Russie  fait  peser  sur  ces  derniers  un 
reproche  capital.  Les  revendications  nationales  des  Po- 
lonais étaient  tout  à  fait  justes,  je  l'ai  dit,  tant  qu'elles 
concernaient  la  Pologne  proprement  dite,  mais  leurs  pré- 
tentions sur  la  Russie  Blanche  et  surtout  sur  l'Ukraine, 
étaient  inadmissibles  pour  tous  les  Russes  ;  les  révolution- 
naires polonais  avec  lesquels  s'allièrent  nos  révolution- 
naires consentirent  à  déclarer,  il  est  vrai,  qu'ils  n'exi- 


414  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

geaieni  la  réunion  de  l'Ukraine  à  la  Pologne  que  si  la 
population  elle-même  n'y  faisait  pas  d'objection.  Un 
Russe,  surtout  un  révolutionnaire,  pouvait-il,  avait-il  le 
droit  de  se  satisfaire  de  cette  réserve?  Pas  plus  certaine- 
ment que  s'il  s'agissait  du  gouvernement  de  Moscou. 
L'Ukraine  n'avait-elle  pas  prouvé  par  un  siècle  entier 
d'insurrections  continues  qu'elle  ne  voulait  pas  être  polo- 
naise?.Les  hetmans  de  l'Oukraine  n'assemblèrent-ils  pas 
contre  la  Pologne  des  armées  de  volontaires  beaucoup 
plus  considérables  que  celles  que  les  Polonais  pouvaient 
rassembler  chez  eux  contre  la  Russie?  De  telles  négocia- 
tions du  fait  d'un  Russe  sont  étranges  et  une  entente 
avec  les  Polonais,  quand  ceux-ci  énoncent  une  préten- 
tion quelconque  sur  ces  contrées  ne  peut  être  permise  à 
personne.  Je'ne  parle  même  pas  de  l'inopportunité  d'une 
alliance  pareille,  au  moment  où  les  révolutionnaires 
russes  ne  jouissaient  auprès  du  peuple  d'aucune  faveur 
et  étaient  obligés  de  lui  parler  des  restrictions  qu'il  fal- 
lait apporter  à  l'autorité  du  tzar,  discours  que  le  peuple 
ne  peut  écouter  sans  les  prendre  en  suspicion,  que  de 
la  part  de  gens,  en  qui  il  a  pleine  confiance  et  de  la 
part  desquels  il  ne  peut  craindre  une  trame  noble 
ou  polonaise.  Le  gouvernement  profita  adroitement  de 
cette  faute  ;  le  parti  réactionnaire  releva  alors  pour  la 
première  fois  la  tête.  Katkov  proclama  la  perfidie^  la 
((  trahison  des  nihilistes  vis-à-vis  de  la  Russie  »... 

La  cause  était  perdue.  Le  moment  favorable  à  la  res- 
triction du  pouvoir  absolu  fut  manqué.  Les  libéraux  et  les 
révolutionnaires  rompirent  entre  eux.  Les  réformes  éma- 
nant du  tzar  s'opérèrent  extrêmement  mal,  avec  une 
absence  complète  de  sincérité.  Mais  les  libéraux  se  con- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  4i5 

tentaient  de  bouder,  de  gémir  et  espéraient  dans  Ta- 
venir.  Les  révolutionnaires  restés  seuls,  n'ayant  aucun 
soutien  ni  en  haut,  ni  en  bas,  dépensaient  trop  souvent 
infructueusement  leurs  forces  en  conspirations  en  faveur 
de  la  cause  polonaise,  et  au  surplus  sans  le  moindre  pro- 
fit pour  la  Pologne.  Le  gouvernement  sentit  enfin  que  ses 
mains  étaient  déliées.  Pendant  les  six  premières  années 
du  règne,  il  n'osa  montrer  ses  griffes.  C'est  seulement 
en  4861  qu'il  fit  deux  procès  politiques.  Dès  le  commen- 
cement des  troubles  de  Pologne,  il  se  livra  sans  crainte  à 
des  représailles  en  Russie.  De  1863  à  1867,  il  intenta  des 
procès  politiques  à  160  personnes  ;  8  d'entre  elles  furent 
même  exécutées.  Je  ne  compte  pas  les  châtiments  infligés 
par  mesures  administratives  qui,  chaque  année,  prirent 
une  extension  de  plus  en  plus  grande .  Je  ne  compte  pas  non 
plus  les  procès  polonais.  En  Pologne,  il  périt  alors  des 
milliers  d'hommes.  Profitant  de  l'inaction  des  libéraux, 
et  voyant  que  Tappui  du  peuple  faisait  défaut  aux  révo- 
lutionnaires, legouvemement  renonça  avec  une  hardiesse 
croissante  à  l'idée  de  larges  réformes,  se  comporta  sans 
ménagement  aucun  vis-à-vis  de  la  presse,  interdit  les 
organes  indépendants...  Ces  poursuites,  cette  politique 
aigrirent  de  plus  en  plus  les  révolutionnaires.  En  1866, 
le  mécontentement  accumulé  éclata  par  l'attentat  de 
Karakozov  à  la  vie  de  l'empereur.  Le  gouvernement  mit 
sur  pied  la  police,  investit  d'une  vraie  dictature  le  célè- 
bre Mouraviev  le  Pendeur^  qui  venait  d'achever  sa  san- 
glante besogne  en  Pologne.  Une  véritable  terreur 
commença  et  dans  la  société  une  violente  réaction  s'ac- 
centua. Katkov  avait  raison  de  s'écrier  :  «  Le  coup  tiré 
par  Karakozov  a  purifié  l'air  ». 


416  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


L'année  1866  fut  effectivement  une  année  de  crise 
définitive  dans  la  politique  gouvernementale.  On  acheva 
encore  les  réformes  commencées  auparavant,  mais  en 
restreignant  le  plan  au  dernier  point.  En  1870  fut  pro- 
mulguée la  dernière  d'entre  elles  :  le  service  militaire 
obligatoire  pourtous.  Les  forces  révolutionnaires  parais- 
sent si  affaiblies  que,  durant  cette  même  période  de  1866 
à  1870,  il  n'y  eut  en  Russie  qu'un  seul  procès  politique 
intenté  à  une  seule  personne.  Pourtant  le  mouvement 
révolutionnaire  n'avait  pas  disparu  :  il  était  représenté 
par  une  jeunesse  tellement  verte  qu'elle  n'était  capable 
d'entreprendre  contre  le  gouvernement  aucune  tentative 
sérieuse.  Netchaïev,  homme  d'une  énergie  indomptable, 
enfant  du  peuple,  d'une  instruction  médiocre,  despote, 
ne  choisissant  pas  les  moyens,  mais  fanatique  de  la  ré- 
volution, homme  capable  déjouer  dans  un  autre  moment 
un  grand  rôle  historique,  tenta  de  recruter  dans  les 
rangs  de  cette  jeunesse  une  société  secrète.  Le  gouver- 
nement porta  encore  un  coup.  En  1871,  le  gros  pro- 
cès des  88  adeptes  de  Netchaïev,  des  centaines  de  dépor- 
tations rognèrent  de  nouveau  les  forces  déjà  très  petites 
des  révolutionnaires.  Les  années  1870-71-72  forment 
une  des  époques  les  plus  assoupies  de  l'histoire  russe. 
Le  gouvernement,  définitivement  hors  d'inquiétude, 
gouvernait  avec  une  négligence,  un  mépris  du  peuple  et 
de  la  société,  une  absence  de  toute  grande  idée  et  enfin 
une  licence  qui  rappellent  les  plus  mauvais  jours  de 
Byzance.  J'ai  déjà  dit  sous  quelles  sombres  couleurs 
Kochelev  peint  la  décadence  des  hautes  sphères  gou- 
vernementales du  temps.  Combien  ces  impressions  du 
vieux  Slavophile  se  rapprochent  des  miennes,  celles 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  417 

d*un  jeune  étudiant  qui  venait  d'arriver  à  la  capitale  du 
fond  d*une  province  éloignée  !  Combien  tout  ce  que  je 
voyais  et  entendais  dans  la  capitale  me  semblait  futile  ; 
et  quel  mépris  pour  le  gouvernement  ce  spectacle  faisait 
croître  en  moi  ! 

Je  me  souviens  d'un  épisode  qui  se  produisit  alors 
pour  ainsi  dire  sous  mes  yeux.  Un  commerçant,  riche 
fabricant  de  draps,  notre  voisin,  fut  un  jour  subitement 
mandé  à  Saint-Pétersbourg.  A  son  retour,  il  raconta  avec 
étonnement  ce  qu'il  avait  vu  à  la  cour.  Voici  l'affaire  : 
un  des  membres  de  la  famille  impériale  avait  dessiné 
un  uniforme  bleu,  le  plus  joli  qu'on  puisse  imaginer. 
L'héritier  du  trône,  maintenant  empereur,  se  prit  d'en- 
thousiasme pour  cet  uniforme.  Le  père  ne  voulut  pas  re- 
fuser à  son  fils,  mais  le  ministre  de  la  guerre  fut  effrayé 
devant  cette  fantaisie,  qui  rendait  inutiles  toutes  les  pro- 
visions de  draps  faites  pour  l'armée  et  entraînait  d'im- 
menses dépenses.  C'est  pour  amener  le  tzar  à  renoncer  à 
cette  fantaisie  qu'il  avait  mandé  ce  commerçant  comme 
expert.  Dans  une  conversation  à  huis  clos,  le  ministre 
conjura  le  fabricant  de  trouver  quelque  chose  qui  pût 
convaincre  l'héritier  du  trône  et  lui  faire  abandonner  sa 
fantaisie.  Le  lendemain,  le  fabricant  se  rendit  au  palais 
et  y  fut  témoin  d'une  scène  qui  ne  s'harmonisait  nul- 
lement avec  l'idée  qu'il  avait  de  la  gravité  des  occupa- 
tions des  tzars.  L'immense  salle  était  encombrée  d'échan- 
tillons de  draps,  de  gravures,  de  patrons.  L'héritier 
du  trône,  très  agité,  rouge,  se  démenait  sur  le  parquet, 
rampant  sur  le  drap,  prenant  des  mesures  et  disposant 
les  échantillons  pour  juger  quelles  couleurs  se  mariaient 
mieux  aux  autres.  Surle  parquetrampaient  avec  lui  quel- 

27 


i«8  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ques  officiers  :  quelques  autres  se  tenaient  debout  tout 
autour  et  montraient  le  plus  vif  intérêt  pour  la  question 
,  qui  préoccupait  Théritier  du  trône.  Le  commerçant  fut 
reçu  à  bras  ouverts.  Il  était  de  leur  bord,  n'est-ce  pas? 
le  drap  n*est-il  pas  excellent  et  beaucoup  plus  avantageux 
queTancien?  Que  faire?  Le  commerçant,  se  tenantà  qua- 
tre pour  rester  grave,  fit  semblant  de  discuter  sérieuse- 
ment l'affaire,  examina  attentivement  le  drap.  En  réa- 
lité, il  avait  déjà  préparé  son  rôle;  en  venant,  son  plan 
était  fait;  il  devait  découvrir  que  le  drap  déteignait  fa- 
cilement. Il  le  démontra  à  Théritier  du  trône.  Celui-ci  en 
fUt  très  peiné,  mais  il  dut  céder  à  Tévidence.  Ce  n'est 
que  de  cette  façon  que  le  trésor  put  éviter  une  dépense 
inutile  de  plusieurs  millions  de  roubles.  Voilà  ce  qu'on 
entendait  raconter  sur  le  compte  du  gouvernement  et 
ce  n'était  pas  là  le  pire.  On  parlait  de  pots-de-vin 
reçus  par  des  membres  de  la  famille  impériale.  On 
parlait  d'orgies  de  palais.  Les  gens  de  bien  étaient 
déportés  ou  bien  se  livraient  au  désoeuvrement,  plongés 
dans  le  désespoir.  L'administration  écrasait  systéma- 
tiquement le  self-government.  Les  hommes  du  zem- 
stvo  croisaient  les  bras.  La  presse  s'avilissait... 

Les  remontrances  des  hommes  les  plus  sérieux,  les 
réclamations  faites  au  nom  des  intérêts  de  la  Russie 
étaient  reçues  avec  un  mépris  brutal.  En  1870,  la  no- 
blesse de  Moscou  envoya  au  tzar  une  adresse  à  l'occa- 
sion de  la  promulgation  du  décret  du  service  obliga- 
toire dans  laquelle,  en  témoignant  sa  gratitude  pour 
cette  nouvelle  mesure,  elle  exprimait  l'espérance  que 
l'empereur  couronnerait  l'édifice  des  réformes,  en  oc- 
troyant aux  représentants  du  peuple,  la  participation  au 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  419 

gouvernement  de  TEtat.  Je  ne  me  rappelle  plus  bien 
la  teneur  textuelle  de  cette  adresse,  mais  tel  en  était 
le  sens.  L'Empereur  ne  se  sentit  pas  de  rage  ;  le  bruit 
courait  à  Moscou  qu*entre  lui  et  le  gouverneur  général 
de  Moscou  avait  eu  lieu  rechange  de  dépêches  laconi- 
ques que  voici  :  Tu  as  lu  l'adresse  ?  —  Je  l'ai  lue. 
—  Imbécile  !  L*Empereur  était  furieux  que  le  gouver- 
neur général  n'eût  su  empêcher  de  lui  remettre  pa- 
reille adresse. 

Ce  gouvernement  à  la  fois  despotique  et  faible,  qui 
avait  fait  des  réformes  sociales  un  truc  politique  mé- 
contentait bien  des  gens  dans  le  pays.  D'autre  part, 
les  événements  ne  montraient  que  trop  clairement 
l'impuissance  du  parti  libéral,  et  même  l'impuissance 
de  la  société  en  général.  L'attention  de  tout  homme 
énergique,  cherchant  des  moyens  d'action,  se  reportait 
malgré  lui  sur  le  peuple  dans  l'espérance  d'y  trouver 
davantage  de  force  vitale.  Les  vieilles  tendances  démo- 
cratiques de  la  classe  intelligente  étaient  absolument 
favorables  à  cette  conduite.  En  outre,  les  idées  socialis- 
tes se  propageaient  de  plus  en  plus  en  Russie.  On  peut 
juger  de  l'intérêt  que  les  Russes  prenaient  au  déve- 
loppement du  socialisme  par  ce  fait  que  la  première 
traduction  du  Capital  de  Karl  Marx  parut  en  langue 
russe.  Enfin,  la  foi  dans  le  peuple  reçut  une  vive  im- 
pulsion des  grands  mouvements  populaires  de  l'Europe, 
le  développement  de  l'Internationale  qui,  du  fond  de  la 
Russie,  semblait  une  force  gigantesque,  la  Commune  de 
Paris,  la  Révolution  espagnole.  Toutes  ces  influences 
agissaient  avec  d'autant  plus  de  force  sur  notre  jeunesse 
qu'une  foule  de  jeunes  gens  des  deux  sexes,  en  présence 


420  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

des  difficultés  qu'on  leur  opposait  dans  nos  écoles  supé- 
rieures, se  pendaient  à  l'étranger  et  y  subissaient  l'in- 
fluence de  l'Emigration.  Celle-ci  comptait  dans  ses 
rangs  Bakounine,  Lavrov  et  enfin  Tkatchev,  quoique  ce 
dernier  ne  pût  être  comparé  aux  deux  premiers  ni  par 
ses  capacités  ni  par  son  influence. 

Mikhaïl  Bakounine,  homme  d'une  valeur  énorme, 
orateur  éloquent,  agitateur  infatigable,  conspirateur 
indomptable,  a  depuis  longtemps  acquis  un  renom 
parmi  les  révolutionnaires  de  l'Europe.  En  4848,  il  se 
battait  déjà  sur  les  barricades  de  Dresde  et  fut  pendant 
quelque  temps  dictateur.  On  raconte  que  la  nouvelle 
de  l'honneur  qu'on  lui  faisait  flatta  beaucoup  l'empe- 
reur Nicolas  :  c  Tiens,  dit-il,  chez  moi  il  était  simple 
lieutenant  :  chez  les  Allemands,  il  est  devenu  dicta- 
teur. Un  brave  gaillard  !  »  Malgré  cet  enthousiasme, 
quand  Bakounine,  arrêté  par  les  Autrichiens,  fut  livré 
aux  autorités  russes,  l'Empereur  l'enferma  dans  la  for- 
teresse de  Pierre  et  Paul,  où  il  passa  neuf  ans,  chargé 
de  chaînes  et  endurant  des  privations  que  son  orga- 
nisme athlétique  lui  permit  seul  de  supporter.  Ba- 
kounine fut  ensuite  déporté  en  Sibérie.  De  Sibérie 
il  s'enfuit  en  Amérique  ;  de  là  il  passa  en  Europe, 
pendant  un  certain  temps  aida  Hertzen  dans  ses  tra- 
vaux de  publiciste,  prit  ensuite  une  part  active  à  Tin- 
surrection  polonaise,  et  enfin  devint  le  rival  de  Karl 
Marx  dans  l'Internationale  et  le  leader  des  anarchistes, 
à  l'apparition  desquels  il  aida  même  beaucoup. 

Piotre  Lavrov  est  un  homme  de  tout  autre  genre. 
Jadis  professeur  de  mathématiques  à  l'Académie  d'ar- 
tillerie, il  acquit  en  Russie  une  grande  renomméBpar 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  421 

gon  immense  et  rare  érudition,  par  l'étendue  et  la  di- 
versité de  ses  connaissances.  Interné  dans  le  gouverne- 
ment de  Vologda,  il  s'évada  et  se  rendit  à  l'étranger 
où  il  continua  ses  travaux  scientifiques.  Socialiste  con- 
vaincu, ses  théories  ne  sont  pas  la  conséquence  de  son 
tempérament,  mais  le  résultat  d'une  conviction  appro- 
fondie incessamment  renforcée  par  une  multitude  de 
faits  que  le  savant  écrivain  puise  avec  un  succès  égal 
dans  l'histoire,  l'anthropologie,  la  psychologie  et  l'é- 
conomie politique.  Lavrov  est  bientôt  un  des  fondateurs 
principaux  du  socialisme  russe.  Les  Lettres  historiques 
et  L*  Élément  gouvernemental  dans  la  société  future,  se- 
ront toujours  des  œuvres  capitales  dans  notre  littéra- 
ture. La  première  de  ces  œuvres  eut,  en  Russie  sur- 
tout, une  influence  particulière. 

Tous  les  deux,  Bakounine  et  Lavrov,  tiennent  pour 
uniquement  équitable  le  régime  socialiste  ;  tous  les 
deux  supposent  qu'il  existe  dans  le  peuple  russe,  dans 
ses  coutumes  communales,  des  tendances  plus  ou  moins 
nettes  vers  ce  régime.  De  même,  tous  deux  sont  d'ac- 
cord pour  admettre  qu'un  révolutionnaire  doit  agir 
non  seulement  pour  le  peuple,  mais  aussi  par  le  peu- 
ple. Mais  il  y  a  entre  eux  une  différence.  Lavrov  a 
surtout  foi  dans  les  instincts  socialistes  du  peuple.  Il 
croit  indispensable  la  création  dans  le  peuple  d'une  mi- 
norité de  socialistes  conscients,  qui  ensuite  pourraient 
former  le  noyau  du  parti  révolutionnaire.  A  celui-ci 
incomberait  le  soin  de  mener  à  terme  en  Russie  la  ré- 
volution sociale.  Ainsi  Lavrov  met  en  première  ligne 
la  propagande  armée  de  toute  la  force  de  la  science. 
Bakounine  avait  surtout  foi   dans  les  tendances  ré- 


422  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Tolutionnaires  du  peuple  et  il  faisait  appel  directement 
à  Témeute  immédiate  :  il  faut  soulever  le  peuple  et 
ensuite  tout  ira  de  soi-même.  Cette  divergence  dans 
le  point  de  départ  dépend  encore  en  partie  de  la  diffé- 
rence de  vue  sur  l'organisation  de  la  société.  Bakounine 
est  anarchiste  ;  Lavrov,  socialiste  de  Técole  de  Marx, 
admet  l'importance  de  Vélémetit  gouvernemental.  La 
question  de  l'organisation  de  la  société  future  semble 
à  Bakounine  une  chose  de  peu  d'importance  ;  pour 
Lavrov  c'est  une  question  d'importance  capitale. 

Tkatchev  entra  en  action  un  peu  plus  tard  et  n'exerça 
qu'une  influence  insignifiante  comparée  à  celle  de  Lav- 
rov et  de  Bakounine.  Ses  idées  sont  celles  d'un  pur  Ja- 
cobin. Renonçant  à  l'action  sur  le  peuple,  les  révolution- 
naires doivent  faire  un  coup  d'Etat  et  se  saisir  delà  dic- 
tature. C'était  répéter  les  idées  de  Netchaïev  que  celui- 
ci  avait  compromises  par  sa  propre  conduite.  L'affreux 
despotisme  de  Netchaïev  et  le  sans-gène  dont  il  faisait 
preuve  dans  l'application  du  principe  :  le  but  justifie 
les  moyens,  avait  pour  longtemps  laissé  dans  la  classe 
intelligente  russe  une  sorte  d'aversion  pour  le  jacobi- 
nisme. En  outre,  la  vénération  pour  le  peuple,  pour  la 
sainteté  de  sa  volonté,  allait  contre  lui.  Pourtant  il 
faut  dire  que,  malgré  le  nombre  considérable  de  tap 
lents  sous  l'influence  desquels  se  développa  le  mou- 
vement révolutionnaire  de  Vintelliguentia  il  est  dou- 
teux que  cette  dernière  eût  trouvé  chez  eux  sa  formule 
et  le  vrai  sens  de  son  rôle  historique.  Lisez  les  maîtres  r 
vous  ne  voyez  pas  dans  leur  œuvre  l'explication  des  actes 
des  élèves,  de  cette  multitude  qui  est  souvent  plus  for- 
tement gouvernée  par  son  instinct  de  foule  que  par  les 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  423 

formules  logiques.  Quelle  théorie    sociologique  nous 
expliquera  cette  croisade  entreprise  en  1873  par  des 
milliers  de  jeunes  gens  qui  allaient  dans  le  peuple  I 
Ce  fut   une  véritable   croisade.  La  jeunesse,  —  car, 
pour  la  plupart,  c'étaient  des  jeunes  gens,  —  abandon- 
nait les  Universités,  abandonnait  ses  parents  :  des  jeunes 
filles  renonçaient  à  une  brillante  vie  mondaine.  Per- 
sonne ne  pensait  à  soi,  à  sa  propre  existence.  La  grande 
Cause  accapare  toutes  les  pensées.  La  tension  nerveuse 
est  telle  que  les  gens  supportent  sans  tomber  malades, 
les  privations  les  plus  affreuses  auiiquelles  ils  sont  le 
moins  habitués.  Et  tout  cela  sans  le  moindre  calcul  d'in- 
térêt personnel,  en  opposition  avec  les  avantages  per- 
sonnels, avec  les  habitudes  acquises,  avec  les  affections 
enracinées  !  Ces  gens  reniaient  tout  le  passé.  Ils  n'a- 
vaient plus  de  propriété.  Si  quelqu'un  hésitait  à  don- 
ner sa  fortune,  pour  la  Cause,  il  excitait  aussitôt  une 
commisération  pleine  de  mépris.  Ils  brisaient  leur  ave- 
nir. Gomme  les  premiers  chrétiens,  ils  se  disaient  : 
«  Je  renie  Satan  et  tout  ce  qui  vient  de  lui,  et  tout  son 
orgueil:  je  souffle  et  crache  sur  lui...  »  Souvent  on 
rencontrait  parmi  eux  des  gens  occupant  une  très 
bonne  position  sociale.  Voïnaralsky,  à  40  ans  environ 
élu  juge  de  paix  de  son  village,  s'adonne  à  la  propa- 
gande, après  avoir  donné  pour  la  Cause  toute  sa  fortune  : 
40  miUeroubles.  Kovalik,  présidentderassemblée  desju- 
ges depaixdugouvemementdeTchemigov,  propriétaire 
foncier, homme  de  capacités  remarquables,  agit  de  même. 
Le  prince  Krapotkine,  déjà  connu  comme  géologue, 
chargé  de  missions  spéciales  près  du  Gouverneur  géné- 
ral de  la  Sibérie  orientale,  maître  d'une  fortune  indépen- 


424  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

dante,  devient  simple  ouvrier  peinlre.  Des  jeunes  filles 
appartenantà  de  bonnes  familles,  riches  héritières^  vont 
travailler  aux  fabriques  comme  simples  ouvrières  :  Ba- 
tiouchkova,  les  Soubbotines,  Fighner,  Lioubatovitch, 
Bardina...  Souvent  c'étaient  des  beautés  qui  faisaient 
fureur  dans  les  bals  aristocratiques.  Elles  abandonnent 
tout  pour  aller  dans  le  peuple.  Pourquoi  !  Pour  le  soule- 
ver? Pour  l'instruire  ? 

Gela  pouvait  être  formulé  de  manière  ou  d'autre  par 
Bakounine  ou  par  Lavrov.  Gela  pouvait  être  expliqué 
dans  un  sens  ou  dans  un  autre  par  ceux  mêmes  qui  al- 
laient dans  le  peuple^  mais  en  réalité,  cela  avait  pour 
base  quelque  chose  de  plus  fort  que  les  raisonnements  et 
que  toutes  les  intentions.  G'était  unsentimentsemblable 
à  celui  qui  entraîne  le  proscrit  vers  sa  patrie.  Le  peuple, 
—  c'était  justement  la  patrie  qui  réclamait  l'âme  de  la 
classe  éclairée.  Retourner  là-bas  dans  cette  patrie,  à  la- 
quelle vous  ont  ravi  les  conditions  sociales,  les  accidents 
de  la  naissance,  de  l'éducation,  des  occupations.  Plus 
forte  que  tous  les  raisonnements  et  toutes  les  intentions 
retentissait  la  voix  de  l'intime  parenté  spirituelle  qui 
existait  entre  Vintelliguentia  et  le  peuple.  Vivre  avec 
lepeuple,  partager  son  existence,  vivre  de  ses  malheurs, 
de  ses  joies,  spirituellement  ne  faire  qu'un  avec  lui,  agir 
comme  fils  du  peuple  : 

Devenir  spirituellement  et  fils  et  père  de  son  peuple, 
voilà  une  vie  digne  qu'on  y  travaille,  voilà  un  travail  digne 
de  la  vie. 

Ges  strophes  du  poète  polonais,  chaque  Russe  pouvait 
les  répéter.  G'est  alors  justement  que  se  forme  le  mot 


j 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  425 


7%arodnik  du  mot  naro^(peuple),  mot  qui  littéralement 
signifie  démocrate,  mais  qui  caractérise  un  homme  qui 
agit  non  seulement  pour  le  peuple,  mais  aussi  selon 
Tesprit  du  peuple.  Si,  en  Russie,  la  vie  politique  eût 
été  un  peu  libre,  cette  émigration  dans  le  peuple  aurait, 
sans  nul  doute,  livré  dans  les  campagnes  toutes  les  places 
de  maîtres  d'écoles,  d'écrivains,  d'aides-chirurgiens,  tous 
les  métiers  (ouvriers  et  agriculteurs)  à  Vintelliguentia. 
Elle  aurait  certainement  réussi  à  organiser  un  parti  puis- 
sant parmi  les  paysans  et  les  ouvriers.  Une  multitude 
d*exemples  prouve  que  les  paysans  vivaient  en  parfait 
accord  avec  ces  émigrés  et  que  ces  derniers  exerçaient 
sur  eux  une  forte  influence.  En  revanche,  l'influence 
des  paysans  sur  les  propagandistes  qui  vivaient  au  mi- 
lieu d'eux  est  hors  de  doute.  De  la  région  trop  loinflaine 
des  théories,  cette  influence  les  ramenait  aux  questions 
de  la  réalité  quotidienne  ;  de  la  recherche  du  régime 
social  le  plus  parfait  elle  les  rappelait  à  la  lutte  avec  le 
koulak^  avec  le  stanovoî,  à  la  question  du  zemstvo^ 
du  village,  de  l'école,  à  l'organisation  de  tel  ou  tel 
arteL  Bref,  ce  parti  paysan-ouvrier,  quoiqu'il  dût  cer- 
tainement avoir  un  programme  fortement  nuancé  de 
socialisme,  n'eût  renfermé  en  soi  rien  d'utopique... 
La  réalité  en  disposa  autrement. 

Les  persécutions  que  le  gouvernement  fit  endurer  aux 
propagandistes  furent  terribles.  Les  renseignements  que 
nous  avons  constatent  que  pendant  six  années,  de  1873 
à  1879,  2884  personnes  furent  poursuivies  pour  crimes 
politiques.  Ces  crimes  politiques  consistaient  tantôt  dans 
une  propagande  de  caractère  socialiste  ou  révolution- 
naire, tantôt  aussi  dans  le  simple  fait  d'instruire  le 


426  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

peuple,  dans  le  simple  fait  d*avoir  pou?ant  être  un 
fonctionnaire,    mieux  aimé  s'installer  en  paysan  à  la 
campagne.  Dans  le  fameux  procès  des  193,  dont  Tins- 
traction  enveloppa  plus  de  700  individus,  l'immense 
majorité  fut  arrêtée  sans  avoir  rien  fait.  Une   com- 
pagnie d'émigrants  dans  le  peuple  s'assemble,  ar- 
rive dans  un  village,  fonde  une  tonnellerie  ou  une 
forge  quelconque  et  commence  à  fréquenter  les   pay- 
sans. Après  un  ou  deux  mois,  la  police  fond  sur  les  émi- 
grants  et  les   arrête  tous.  L'enquête  commence.  Les 
propagandistes    sont    en    prison.    Quelles    prisons  ! 
Sur  le  nombre  total  de  265  inculpés,  qui   subirent  la 
prison  préventive  à  l'occasion  du  procès,  dit  des  193,  la 
majorité  fit  deux  ans^   la  minorité   trois  ans^    plu- 
sieurs individus  quatre  ans.  Le  jugement  rendu,  des 
700  personnes  inculpées  dans  l'instruction    de   l'af- 
faire, 100  furent  condamnées.  Par  conséquence,  86  V» 
d'entre  elles  furent  arrêtées,  subirent  la  prévention,  peut- 
être  moururent  ou  perdirent  la  raison  —  sans  avoir 
rien  fait,  si  bien  rien  fait,  que  les  procureurs  mêmes 
ne  purent  avancer  contre  eux  de  preuves  convaincan- 
tes. Figurez-vous  maintenant  la  situation  d  un  jeune 
enthousiaste,    électrisé  jusqu'au  fanatisme  par  l'idée 
de  servir  la  Cause  populaire.  Devant  lui,  passe  comme 
en  rêve  la  courte  période  de  la   propagande,  puis  la 
prison,  la  terrible  réclusion  solitaire  dans  une  cellule  de 
cinq  pas  de  long,  avec  le  régime  de  la  prison  qui  tous 
nourritavec  cinq  kopecks  par  jour,  des  mois,  des  années 
de  putréfaction,  de  décomposition  idiote  durant  lesquels 
s'il  regarde  en  arrière  il  ne  voit  rien  —  et  s'il  regarde  en 
avant,  il  ne  voit  que  la  déportation,   le   bagne  on 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  427 

la  mort.  Et  quelle  envie  de  vivre,  quelle  envie  de  tra- 
vailler I 

Oh  I  comme  je  voudrais  non  comme  un  froid  cadavre 
pourrir  sous  le  couvercle  d'un  cercueil, 
aux  combattants  pour  la  cause  populaire  dans  leur  lutte 

[noble 
pouvoir  apporter  un  aide  quelconque, 
pour  que  je  puisse,  quand  viendra  le  moment  austère, 
quand  éclatera  la  bataille  définitive, 
leur  crier,  des  ténèbres  sépulcrales, 
au  moins  un  mot  d'encouragement  ! 

Ces  strophes  sont  d'un  jeune  poète  révolutionnaire 
Verbovtchanine,  qui  a  passé  en  prison  la  plus  grande  par- 
tie de  sa  vie  à  peine  épanouie.  Jeté  en  prison  pour  crime 
de  propagande,  il  a  subi  quatre  années  de  réclusion  pré- 
ventive et  doit  subir  encore  de  longues  années  de  travaux 
forcés.  Gomme  saisi  d'un  pressentiment  funeste,  il  finit 
par  une  exclamation  désespérée  : 

Mais  la  mort  est  implacable  :  après  m'avoir  emporté  dans 

fia  tombe, 
elle  ne  me  relâchera  plus, 

elle  enchaînera  ma  volonté,  elle  enchaînera  ma  force 
et  ma  haine  et  mon  amour 

Cette  implacable  persécution,  pour  mieux  dire  cette 
extermination,  produisit  enfin  sur  le  public  la  plus 
pénible  impression.  La  mère  d'un  jeune  homme 
condamné  au  bagne,  qui  devait  subir  sa  peine  dans 
Taffrease  prison  centrale,  s'écria  en  ^'adressant  à  un 
groupe  de  procureurs  et  de  juges  d'instruction  :  <(  Jus- 
qu*â  cette  heure  j'aimai  et  je  vénérai  le  tzar  :  mainte- 


28  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

nant  je  le  hais  et  je  le  méprise  !  »  Ces  terribles  con- 
damnations au  bagne  semées  à  droite  et  à  gauche  par 
centaines,  l'aspect  de  ces  jeunes  gens  amaigris,  exté- 
nués par  les  tourments,  qui  peu  de  temps  avant  débor- 
daient de  vie,  produisaient  une  impression  d'autant 
plus  terrible  qu'on  châtiait  la  parole,  la  propagande!. 
Au  banc  des  accusés  une  femme  se  lève,  le  visage  intel- 
ligent, les  manières  modestes,  la  voix  pénétrée  de  con- 
viction. C'est  Sofia  Bardina,  une  des  personnalités  les 
plus  marquantes  du  mouvement.  Elle  vient  d'entendre 
le  réquisitoire  foudroyant  du  procureur  sur  la  destruc- 
tion de  la  famille,  delà  propriété,  sur  l'anarchie,  et  elle 
lui  répond  : 

«  La  propriété,  —  je  ne  l'ai  jamais  niée.  Au  con- 
traire, j'ose  prétendre  que  je  la  défends,  car  je  recon- 
nais que  chaque  individu  a  droit  à  la  propriété  assurée 
par  son  travail.  Dites,  est-ce  moi  qui  détruis  la  pro- 
priété ou  bien  le  fabricant  qui  laissant  à  l'ouvrier  i/3 
de  la  journée  de  travail  s*en  approprie  les  2/3  pour 
rien  ?  Ou  bien  ce  spéculateur,  qui,  en  jouant  à  la  bourse, 
ruine  des  milliers  de  familles,  et  s'enrichit  à  leurs  dé- 
pens sans  rien  produire  lui-même  ? 

»  Le  communisme,  comme  quelque  chose  d'obliga- 
toire, ni  moi,  ni  personne  des  Propagandistes  ne  le  prê- 
chons. Nous  ne  faisons  que  constater  le  droit  du  tra- 
vailleur au  plein  produit  de  son  travail. 

»  Pour  la  famille,  je  ne  saurais  dire  aussi  qui  la  sape  : 
est-ce  le  régime  social  qui  oblige  la  femme  à  l'aban- 
donner et  aller  gagner  un  mince  salaire  à  la  fabrique 
où  inévitablement  elle  et  ses  enfants  doivent  se  débau- 
cher, ce  régime  qui  fait  que  grftce  à  la  misère  la  femme 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  429 

tombe  dans  la  prostitution...  ou  bien  est-ce  nous  qui 
sapons  la  famille,  nous  qui  tâchons  d'extirper  cette 
misère  ? 

»  Au  point  de  vue  religieux,  je  puis  seulement  dire 
que  je  suis  toujours  restée  fidèle  à  Tesprit  delà  religion 
et  à  ses  principes  fondamentaux,  tels  qu'ils  furent  prê- 
ches par  le  fondateur  même  du  christianisme... 

»  On  m'accuse  d'excitation  à  la  révolte.  Mais  je 
n'ai  jamais  excité  le  peuple  à  une  révolte  immédiate... 
Les  massacres,  en  tant  que  massacres  me  sont  odieux... 
J'admets  seulement  que  la  révolution  par  la  force, 
certaines  situations  données,  est  un  mal  inévitable...  » 

A  cette  époque,  on  décriait  beaucoup  les  révolu- 
tionnaires russes,  comme  anarchistes^  et  effective- 
ment, en  théorie^  pour  la  plupart,  ils  se  nommaient 
anarchistes  ;  c'était  une  anarchie  très  inoffensive, 
qui  se  traduisait  par  une  sorte  de  nébuleux  idéal  de 
liberté  illimitée  que  l'avenir  devait  réaliser.  Sophia 
Bardina  ne  laisse  pas  cette  question  sans  éclair- 
cissement. «  Le  ministère  public,  continue-t-elle,  dit 
encore  que  nous  voulons  inaugurer  l'anarchie....  mais 
ce  mot*dans  le  sens  que  lui  attribue  la  littérature  con- 
temporaiuQ  et  tel  que  je  le  comprends  moi  aussi,  ne 
signifie  aucunement  le  désordre  et  l'arbitraire.  Elle 
n'est  pas  l'arbitraire  des  individus,  car  elle  reconnaît 
que  la  liberté  d'un  individu  finit  là  où  commence  celle 
d'un  autre.  Elle  n'est  que  la  négation  de  cette  auto- 
rité vexatoire  qui  étouffe  le  libre  développement  de  la 
société.  » 

Le  discours  de  Sofia  Bardina,  dont  je  ne  cite  que 
quelques  courts  fragments,  produisit  un  énorme  effet. 


430  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

—  Quant  à  celle  qui  prononça  ce  discours,  elle  fut  con- 
damnée à  neuf  ans  de  travaux  forcés.  Pour  quel 
crime?  chacun  se  posait  involontairement  cette  ques- 
tion ;  involontairement  ensuite  on  s'abandonnait  à  une 
méditation  pleine  d'angoisse,  si  admirablement  expri- 
mée par  un  poète  que  personne  ne  suspectera  de  ten- 
dances révolutionnaires  *. 

Que  m'estelle?  Ni  femme,  ni  amantei 

ni  fille  chérie  non  plus. 

Pourquoi  donc  alors  cette  vision  douloureuse 

m'empôcbe-t-eilede  dormir  toute  la  nuit? 

Pourquoi  donc  alors  ce  rêve  incessant?... 

Jeune,  dans  une  prison  sans  air, 

une  étroite  cellule  aux  voûtes  écrasantes^.. 

un  lit  dans  Thumide  crépuscule... 

du  lit  regardent  fiévreusement  ardents 

des  yeux  sans  pensée,  sans  larmes,  — 

du  lit  pendent  presque  jusqu'à  terre  de  longues 

mèches  de  lourdscheveux... 

Sans  mouvement  sont  les  lèvres  et  les  pâles 

mains  sur  la  pâle  poitrine 

qui  faiblement  se  pressent  sur  ce  cœur  sans  défaillance, 

et  saus  espérance  dans  l'avenir , 

Ce  douloureux  cauchemar  pesait  involontairement 
sur  chacun.  Combien  de  Russes,  cecauchemar  obligea  à 
risquer  leur  propre  personne  pour  adoucir  au  moins  un 
peu  le  sort  de  ces  martyrs  ! 

Par  ce  sentiment  commun,  et  aussi  par  l'affinité  des 
idées  entre  la  partie  pacifique  et  la  partie  militante  de 
la  classe  éclairée,  on  peut  s'expliquer  l'assistance  que 

1.  POLOHSKT. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  431 


les  libéraux  prêtent  si  souvent  aux  révolutionnaires. 
On  accuse  continuellement  nos  libéraux  de  poltronnerie, 
et  certainement  la  Russie  a  de  lourds  reproches  à  faire 
à  leur  pusillanimité.  Sans  elle,  à  Theure  qu'il  est,  les 
Katkovs  ne  pourraient  régner  en  Russie.  Mais  pour  l'hu- 
manité, partout  où  il  n'est  pas  affreusement  périlleux 
d'en  faire  preuve,  il  est  difficile  de  reprocher  à  notre 
société  d'en  manquer.  Je  me  souviens  parfaitement  que, 
lors  de  l'élargissement  d'une  centaine  de  prévenus 
mêlés  à  l'affaire  des  193,  ils  furent  à  la  lettre  enlevés 
par  des  gens  de  bonne  volonté.  C'était  pendant  la 
nuit  que,  par  une  raison  inconnue,  on  effectuait  l'élar- 
gissement du  plus  grand  nombre.  L'heure  était  avan- 
cée; depuis  des  heures  entières,  des  dames  se  tenaient 
aux  portes  de  la  prison,  attendant  la  sortie  des  prison- 
niers. Un  groupe  de  politiques  paraît  sur  le  seuil 
se  demandant  où  aller  ?  à  droite  ou  à  gauche  ?  Personne 
n'a  d'argent.  Des  amis,  on  en  avait  il  y  a  trois  ans, 
mais  où  les  chercher  :  ils  ont  sans  doute  changé  de  do- 
micile. «  Messieurs,  dit  une  voix  dans  l'ombre,  un  de 
vous  n'a  t-il  pas  besoin  d'un  asile  ?  »  C'est  une  dame 
distinguée,  dans  une  voiture  de  mattre.  Beaucoup  de 
fautes  seront  remises  à  la  société  russe  pour  cette 
chaude  compassion  pour  la  souffrance. 

Quant  à  la  peur,  comment  ne  pas  la  ressentir?  Pour  la 
compassion  seule,  on  destitue,  on  déporte,  on  perd  des 
famUles  entières.  On  a  le  cœur  déchiré  en  se  rappelant 
certaines  scènes,  celles  par  exemple  qui  advinrent  à 
Odessa,  pendant  la  terrible  administration  du  gouver- 
neur général  Todtleben.  Vous  passez  devant  la  prison  et 
tout  d'un  coup,  de  la  fenêtre,  grillée  de  fers  rongés 


432  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOGlÂLB 

de    rouille,  deux  blondes    têtes  d'enfants  regardent 
dans  la  rue  en  gazouillant.  Oui,  ce  sont  des  enfants,  une 
fillette  de  quatre  ans,  un  garçon  de  cinq....  Comment 
se  fait-il  que  ces  pauvres  êtres  roses  se  trouvent  en  ce 
lieu  ?  Hélas,  le  père  a  été  arrêté  pour  crime    de  com- 
passion,  lia  versé  5  roubles  dans  une  caisse  défendue, 
dont  le  but  est  de  prêter  secours  aux  déportés  politi- 
ques ;  il  a  dit  dans  son  cercle  que,  de  la  part  du  gou- 
vernement, de  si  cruelles  persécutions  étaient  \Taiment 
révoltantes;  il  est  suspecté  d'avoir  connu  un  révolution- 
naire important.  Le  malheureux  compatissant  va  être 
transporté  dans  la  Sibérie  Orientale  par  mesure  admi- 
nistrative, et  sa  famille  avec  lui....  11  est  impossible  de 
ne  pas  craindre,  il  est  impossible  de  ne  pas  trembler. 
Et  pourtant  cette  société  tremblante,  terrorisée,  est  ca- 
pable à  se  sacrifier  généreusement.  Un  révolutionnaire 
enfermé  dans  une  prison,  tente  de  s'évader.  C'est  un 
homme  d'un  courage  téméraire,  d'une  grande  force. 
Deux  camarades  l'aident.  Ils  entrent  en  lutte  avec  \^ 
agents  qui  transfèrent  le  prisonnier  d'une  prison  à  une 
autre.  Après  une  escarmouche  momentanée,  mais  vio- 
lente, le  prisonnier  parvient  à  s'échapper  des  mains  de 
ses  gardes,  ensanglanté,  couvert  de  poussière  (car  pen- 
dant la  lutte  il  fut  trois  fois  jeté  à  terre),  les  vête- 
ments en  lambeaux.  Il  s'clance  à  toutes  jambes  dans  la 
première  direction  venue,  séparé  de  ses  camarades,  qui 
eux  aussi  ont  pris  la  fuite....  La  police,  mise  sur  pied 
par  les  coups  de  sifflet,  les  poursuit  de  tous  côtés.  Où  fuir 
dans  un  état  si  affreux?  Il  se  lance  dans  la  première 
maison  venue,  où  demeure  un  libéral,  qu^il  ne  connaît 
pas,  mais  dont  il  a,  par  hasard,  entendu  parler.  Le 


J 


LA  RUSSIB  POLITIQUE  433 

fuyard  ouvre  brusquement  la  porte....  «  Pardon....  je 
suis  un  politique...  Je  me  suis  évadé.  On  me  poursuit, 
permettez  que  je  me  lave  et  que  je  change  de  vête- 
ments. »  Le  maître  du  logis,  stupéfait,  apporte  sans 
mot  dire  de  l'eau  et  du  savon,  ouvre  h&tivement  sa 
garde-robe;  pendant  ce  temps,  la  police  fouille  de  haut 
en  bas  toutes  les  maisons  voisines,  ne  sachant  pas 
au  juste  dans  laquelle  s'est  jeté  le  fuyard.  Quelques  ins- 
tants, et  la  toilette  est  terminée.  Gomment  sortir  ?  Le 
maître  du  logis  lui  indique  l'escalier  du  service  et  le 
fuyard  s'échappe  heureusement. 

Si  les  persécutions  portaient  l'efTervescence  jusque 
dans  les  couches  les  plus  paisibles  de  la  classe  éclai- 
rée, il  est  aisé  de  s'imaginer  l'impression  qu'elles  pro- 
duisaient sur  les  révolutionnaires!  Déjà,  par  sa  compo- 
sition même,  le  parti  révolutionnaire,  cette  élite  de  tout 
ce  qu'il  y  a  d'énergique  en  Russie,  n'était  nullement 
disposéà  souffrir  qu'on  le  frappât  impunément:  des  ap- 
pels à  la  vengeance  commencent  à  retentir  ;  l'amer  re- 
proche de  M.  Mikhaïlov,  jeté  aux  révolutionnaires  russes 
en  186i,  revient  à  la  mémoire  : 

c  Pourquoi  donc  la  haine  se  tait-elle  en  vous,  frères  ? 

Pourquoi  Tamour  se  tait-il  ? 

Ou  bien  dans  votre  amour  n'y-a-t-il  que  des  larmes 

pour  nos  atroces  malheurs  ? 

Ou  bien  de  la  force  pour  menacer, 

n*7  en  a-t-il  pas  dans  votre  haine  ? 

Une  brochure  parue  en  1877  fait  de  violents  re- 
proches aux  révolutionnaires.  «  Absorbés  par  d'idéales 
abstractions,  ils  sont  parvenus  à  refouler  en  eux  les  sen- 

28 


484  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

timents  naturels  qui  sont  inhérents  à  tout  homme  libre.» 
Cette  brochure,  cet  appel  &  la  vengance,  est  significatiye- 
ment  dédiée  &  la  mémoire  de  Dmitri  Karakozoy  ^  Si  Ton 
ne  devait  songer  à  Dmitri  Karakozoy  que  deux  ans  plus 
tard,  peu  à  peu  les  révolutionnaires  commencent  à  mon- 
trer leurs  griffes.  Théoriquement,   ils  aboutissent  de 
plus  en  plus  à  Tidée  de  renverser  le  gouvernement,  et 
cela  immédiatement.  Sous  l'influence  de  cette  idée,leiir 
programme  devient  plus  révolutionnaire  et  moins  so- 
cialiste. Il  faut  soulever  le  peuple  au  nom  des  questions 
qui  s'agitent  maintenant  même  dans  son  milieu.  Un 
groupe  fort.  Terre  et  Liberté^  qui  avait  de  nombreu- 
ses ramifications  en  province,  où  les  membres  de  ^o^ 
ganisation  fondaient  des  colonies  au  milieu  du  peuple, 
se  développe  alors*  L'organisation  comptait  qu'elle  par- 
viendrait à  formuler  les  réclamations  du  peuple  et  à  le 
soulever  en  leur  nom.  En  môme  temps  il  est  indispensa- 
ble de  se  défendre  de  la  police.  Il  faut  se  créer  un 
corps  de  défense  qui  repousse  à  main  armée  les  at- 
taques du  gouvernement.  Le  Comité  Exécutif  du  parti 
socialiste  révolutionnaire  formé  à  Kiev,  tente  de  rem- 
plir ce  rôle.  Dans  la  tète  de  personnes  isolées,  quoique 
fort  nombreuses,  l'idée  d'obtenir  les  droits  politiques 
par  la  terreur  se  fait  jour.  Cette  idée  fut  aussi  adop- 
tée par  le  Comité  Exécutif  du  parti  socialiste  révolution- 
naire. Sous  l'influence  de  cette  disposition  des  esprits, 
même  avant  qu'elle  ne  se  fût  exprimée  dans  l'organisa- 
tion de  sociétés  secrètes,  les  révolutionnaires  commen- 
cent à  tuer  çà  et  là  des  espions.  L'impulsion  définitive 

1.  Les  BachûbouMoucks  de  Saint'Pétersbourg,  1877. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  435 

n'est  donnée  que  par  le  fameux  coup  de  pistolet  tiré 
par  Vera  Zassoulitch  sur  le  préfet  Trépov,  le  24  janvier 
1878,  à  Saint-Pétersbourg. 

Plusieurs  mois  avant  cela,  le  13  juillet  1877,  par  Tor- 
dre de  ce  même  Trépov,  on  avait  frappé  de  verges  à  la 
prison  de  Saint-Pétersbourg  le  prisonnier  politique  Bo- 
golioubov.  Ses  camarades  qui  avaient  entendu  les  cris 
du  malheureux  firent  un  affreux  tapage  de  leurs  fenê- 
tres grillées,  ils  lancèrent  à  Trépov  des  injures.  En  proie 
à  une  impuissante  colère,  ils  s'efforcèrent  de  briser  les 
fenêtres  et  les  grilles,  mais  la  prison  construite  de  pier- 
res et  de  fer  résista  à  ces  efforts  des  pygmées.  Les 
geôliers  les  tirèrent  un  à  un  de  leurs  cellules,  les  batti- 
rent jusqu'au  sang  et  les  jetèrent  ensuite  au  cachot... 
Bien  des  gens  se  juraient  de  tuer  Trépov  la  première  fois 
qu'il  paraîtrait  dans  la  prison.  Mais  il  ne  paraissait  pas. 
Yera  Zassoulitch  se  fit  Texécutrice  de  l'indignation  pu- 
blique. Trépov  fut  blessé.  On  jugea  Vôra  et  les  jurés 
rendirent  un  verdict  d'acquittement  I  Cet  acquittement 
inattendu  provoqua  une  bruyante  explosion  d'enthou- 
siasme par  toute  la  Russie.  Un  publiciste  libéral  de  talent 
dit  dans  un  de  ses  articles,  «  que  le  juste  acquittement  de 
Zassoulitch  débarrassa  d'un  lourd  poids  la  conscience  pu- 
blique »  ;  il  sembla  la  convaincre  qu'elle  n'avait  encore 
pas  perdu  tout  sentiment  élevé.  Cette  appréciation  est 
très  exacte.  La  société  russe  fêta  dans  le  verdict  des  jurés 
le  triomphe  de  sa  conscience  sur  la  pusillanimité  dont 
elle  faisait  preuve  devant  les  excès  du  gouvernement.  La 
foule,  qui  s'écrasait  aux  abords  du  Palais-de-Justice, 
salua  l'acquittée  de  bruyantes  exclamations  d'enthou- 
siasme. Les  gendarmes  tentèrent  d'arrêter  de  nouveau 


436  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Zâssoulitch,  mais  ils  furent  repousses  par  la  foule,  et 
l'héroïne  de  la  journée  partit  brides  abattues  dans  une 
voiture  que  lui  avait  offerte  un  de  ses  admirateurs. 

Le  coup  tiré  par  Zâssoulitch  sembla  le  signal  d'une 
série  de  meurtres  et  de  tentatives  de  meurtres  politiques. 
Le  gouvernement,  momentanément  découragé,  répon- 
dit par  une  pression  redoublée,  par  des  châtiments  mul- 
tipliés. Kovalsky  fut  exécuté*  à  Odessa.  La  vengeance 
du  gouvernement  s'abattit  avec  une  pesanteur  particu- 
lière sur  les  détenus  de  la  prison  centrale.  En  fait,  ils 
étaient  enterrés  vifs,,.  Mais  M.  Stepniak  peint  si  élo- 
quemment  dans  La  Russie  soiis  les  Tzars  *,  la  vie  dans 
la  prison  centrale,  que  je  n'ai  nul  désir  d'en  retracer 
une  fois  de  plus  l'affreux  tableau.  La  lutte  s'acharnait 
des  deux  côtés.  Le  2  avril  1879,  Alexandre  Soloviev, 
obéissant  à  son  initiative  personnelle,  commit  un  atten- 
tat à  la  vie  du  tzar.  Le  tzar  évita  la  mort  et  répondit  à 
l'attentat  en  élevant  des  gibets  et  en  établissant  l'état  de 
siège.  Des  derniers  jours  d'avril  au  mois  d'août  1876,  à 
Saint-Pétersbourg,  à  Kiev  et  à  Odessa,  13  hommes  fu- 
rent pendus.  Parmi  eux  était  Dmitri  Lisogoub.  Voué 
sans  réserve  à  la  cause  révolutionnaire ,  il  possédait 
une  immense  fortune  évaluée  à  400  mille  roubles  en- 
viron et  la  donna  pour  la  Cause.  Il  vivait  lui-même 
presque  comme  le  dernier  des  indigents ,  tremblant 
de  dépenser  pour  lui  un  sou  de  cet  argent  qu'il  consi- 
dérait comme  la  propriété  de  tous.  Lisogoub  ne  pre- 
nait aucune  part  aux  entreprises  révolutionnaires,  oc- 
cupé uniquement  de  réaliser  ses  biens.  C'était  une 
torture  pour  lui  qui  brûlait  de  lutter  pour  la  Cause. 

1.  Giraud,  éditeur. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  437 

Hais  il  n'eut  le  temps  de  remettre  aux  révolutionnaires 
qu'une  partie  insignifiante  de  sa  fortune.  Un  ami,  en 
qui  il  avait  pleine  confiance,  dénonça  ses  projets  au  gou- 
vernement et  s'appropria  sa  fortune.  Ne  voulant  pas  dé- 
voiler le  misérable,  le  procureur  ne  put  dans  le  cours  du 
procès  se  servir  de  ses  dépositions,  de  sorte  qu'il  n'y 
eut  contre  Lisogoub  aucune  preuve  juridique,  mais  les 
procès  politiques  ne  sont  en  Russie  qu'une  formalité. 
Le  sort  de  l'accusé  est  presque  toujours  décidé  d'a- 
vance, selon  les  renseignements  fournis  par  la  police 
secrète.  On  pendit  Lisogoub.  Vittenberg  qui,  en  mourant 
conjurait  ses  camarades  de  pardonner  sa  mort  et  de  ne 
pas  tirer  vengeance  de  ses  bourreaux  fut  aussi  du  nom- 
bre des  pendus. 

La  peine  de  mort,  il  est  à  propos  de  le  faire  remar- 
quer, est  absolument  étrangère  aux  mœurs  russes, 
elle  n'existe  même  pas  dans  notre  code  pénal.  Elle 
n'existe  que  dans  le  code  militaire,  et  hors  de  lui,  seu- 
lement pour  les  attentats  contre  la  personne  de  l'em- 
pereur. Si,  par  exemple,  le  gouvernement  croit  néces- 
saire de  punir  de  mort  quelque  terrible  assassin,  il  le 
cite,  par  ordonnance  spéciale,  devant  un  tribunal  mili- 
taire; jusqu'à  ces  dernières  années  cette  procédure  ex- 
traordinaire s*employa  rarement.  L'application  de  la 
peine  capitale  était  pour  la  Russie  un  spectacle  terrible, 
inusité,  qui  répugnait.  En  1825,  quand  il  fallut  pendre 
5  des  conspirateurs,  jD^r^onne  ne  sut  construire  un  gibet. 
Les  cas  où  la  corde  casse  sous  Je  poids  du  pendu  sont 
très  fréquents  en  Russie.  En  1823,  dans  les  cinq  pen- 
daisons, elle  cassa  trois  fois  ;  le  môme  accident  se  répéta 
lors  de  l'exécution  des  auteurs  de  l'attentat  du  1  /  i  3  mars. 


438  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

lors  de  l'exécution  d'Ossinsky,  etc.  II  n'est  pas  facile 
de  trouver  un  bourreau.  Les  criminels  condamnés  à 
mort  et  graciés  pour  salaire  de  cette  abominable  fonc- 
tion acceptent  seuls  cette  charge.  Notre  bourreau  lui- 
même  habite  une  prison  et  y  est  surveillé.  C'est  un  ré- 
prouvé de  la  société  tout  entière.  Dans  une  prison  pleine 
de  forçats,  il  est  arrivé  qu'on  ne  pouvait  trouver  un 
homme  qui  consentît  à  se  charger  de  ce  rôle.  Frolov, 
notre  célèbre  bourreau,  qui  pendant  plusieurs  années 
voyagea  par  toute  la  Russie  et  y  accomplit  toutes  les 
exécutions,  est  à  cause  de  cela  un  homme,  presque  im- 
possible à  remplacer  ^  Mais  lui-même,  il  n'exerçait  ses 
fonctions  que  dans  un  état  d'ivresse  complète  et  pres- 
que inconscient. 

L'anecdote  que  voici  a  déjà  été  publiée  et  je  l'ai  en- 
tendue de  la  bouche  de  personnes  exerçant  des  fonc- 
tions au  Palais  de  justice...  Quand  Sofia  Perovskaïa 
fut  condamnée  à  mort,  le  bruit  courut  dans  le  monde 
judiciaire  qu'elle  serait  graciée,  parce  que  Frolov  ne 
consentait  pas  à  la  pendre  :  «  Je  ne  puis,  aurait-il  dit, 
j'ai  maintes  fois  pendu  des  hommes.  Je  ne  saurais  lever 
la  main  sur  une  femme...  »  Etait-ce  vrai  ou  non  :  en 
tout  cas,  on  répéta  ce  propos  dans  le  fumoir  du  Palais 
de  justice  de  Saint-Pétersbourg.  Un  jeune  homme» 
garçon  sans  valeur,  méprisé  par  ses  collègues  à  cause 
de  ses  mœurs  contraires  à  la  nature,  assistait  à  cette  con- 
versation. Il  s'écria  :  «  Eh  bien!  elle  ne  sera  pas  graciée 
faute  de  bourreau!  Si  Frolov  ne  veut  pas  la  pendre  — 
je  m'offrirai  à  le  remplacer!  »  Ce  zèle  plut  aux  autorités, 

1.  Frolov  est  aujourd'hui  en  prison  pour  yoL 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  439 

]e  jeune  monstre  fut  remarqué  et  il  occupe  maintenant 
un  poste  très  considérable  dans  la  police. 

Retournons  à  notre  récit  interrompu.  L'application 
de  la  peine  capitale  remplissait  les  révolutionnaires 
d'un  désespoir  plein  de  rage.  Certainement,  elle  n'est 
pas  faite  pour  inspirer  la  peur.  Mais  en  revanche  le  désir 
de  la  vengeance  était  excité  au  plas  haut  degré.  De 
qui  donc  tirer  vengeance?  Du  tzar,  répondaient  des 
milliers  de  voix,  du  tzar  qui  lui-même  encourage  les 
cruautés,  qui  de  sa  propre  autorité  augmente  les  châti- 
ments infligés  par  les  tribunaux.  Ce   fait,  presque 
incroyable,  se  produisit  en  1878.  L'empereur  Alexan- 
dre II  usa  de  son  pouvoir  souverain,  non  pour  atténuer 
l'arrêt  du  tribunal,  comme  le  font  parfois  les  monar* 
ques ,  mais  pour  augmenter  les  peines  de  quelques 
dizaines  de  condamnés.  Cette  mesure  fut  prise  par  re- 
présailles du   coup  de  pistolet  [de  Vera   Zassoulitch. 
Alors  la  pensée  de  se  venger  de  l'empereur  plana  dans 
l'air.  De  tous  côtés,  des  gens  apparurent  brûlant  du  désir 
de  tuer  le  tzar.  Parmi  eux,  on  voit  surtout  beaucoup 
de  femmes  :  Perovskaïa,  Helfmann,  Fighner,  lakimo- 
va...  fait  excessivement  caractéristique,  qui  montre  à 
quel  point  l'empereur  avait  blessé  les  sentiments  moraux 
des  Russes. 

Cependant  il  s'effectua  dans  le  mouvement  révolu- 
tionnaire russe  un  certain  revirement  qui  eut  son  contre- 
coup dans  les  deux  congrès  révolutionnaires  de  Lipietsk 
et  à  Voronej  pendant  l'été  de  1879.  La  partie  la  plus 
énergique  des  révolutionnaires  se  fixa  comme  but  im- 
médiat l'obtention  avant  tout  des  réformes  politiques. 
Ce  revirement  est  aisé  &  comprendre,  car  la  tyrannie  ini- 


440  LA  RUSSIE  POLITIQUE  RT  SOCIALE 

maginable  du  gouvernement  prouvait  péremptoirement 
la  nécessité  de  limiter  Tabsolutisme.  Récemment  en- 
core (1878),  les  révolutionnaires  laissaient  complète- 
ment de  côté  la  question  dé  la  limitation  de  Tautorité 
du  tzar  et  exigeaient  :  l^'  la  liberté  de  la  parole  et  de 
la  presse,  2^  le  jugement  par  le  jury  des  affaires  politi- 
ques, 3^  l'amnistie  pour  les  crimes  politiques  antérieurs  ^ 
En  1879,  il  leur  parut  qu'on  ne  pouvait  rien  attendre 
de  pareil  si  des  limites  n*étaient  imposées  au  pouvoir 
absolu.  Les  révolutionnaires  qui  prirent  le  nom  de  parti 
de  la  Volonté  du  Peuple  exigèrent  du  gouvernement  la 
convocation  d'une  assemblée  constituante.  Le  Comité 
Exécutif  du  parti  se  proposa  d'organiser  une  conspiration 
pour  forcer  le  gouvernement  à  cette  convocation  ou,  en 
cas  de  refus,  le  renverser.  Une  organisation  énergique 
des  forces  commence.  Pendant  les  premières  années  da 
mouvement,  on  n'avait  accordé  aucune  attention  à  l'or- 
ganisation des  forces  —  on  était  même  contre  la  cen- 
tralisation et  la  discipline  qui  en  est  inséparable.  Dès 
qu'apparatt  le  programme  démocratique  du  groupe 
Terre  et  Liberté,  avec  la  perspective  d'une  lutte  pro- 
chaine, un  revirement  se  fait  relativement  à  l'organisa- 
tion. Le  Comité  Exécutif  exige  une  discipline  et  une 
centralisation  toute  militaire.  C'est  un  trait  éclatant 
des  dernières  années  du  mouvement.  En  même  temps 
le  Comité  Exécutif  entreprend  une  série  d'attentats  à 
la  vie  de  l'Empereur.  C'était  alors  le  devoir  fatal  de 
tous  ceux  qui  voulurent  acquérir  une  popularité  panni 
nos  révolutionnaires  :  se  venger  du  tzar  est  le  cri 

1.    L'assassifiat  du  chef  des  gendarmes ,   le  lieutenant  général 
Mexentsevg  Saint-Pétersbourg,  1878. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  44t 

général,  et  les  meneurs  du  mouvement  quelque  regret 
qu'Us  eussent  de  dépenser  leurs  forces  à  une  entre- 
prise si  difficile  qui  ne  menait  pas  directement  au  but  du 
parti,  ne  pouvaient  s'y  dérober.  Les  attentats  à  la  vie  du 
tzar  commencèrent  le  10/22  novembre  1879  et  finirent 
le  1/13  mars  1881  —  par  la  mort  d'Alexandre  II. 

Telle  fut  la  fin  de  ce  prince,  qui  avait  fusillé  et 
pendu  trente  accusés  politiques,  en  avait  jeté  deux  cents 
aux  travaux  forcés  et  déporté  plusieurs  mille,  les  sou- 
venirs qu'il  laissa  après  lui  sont  pénibles  et  la  postérité, 
même  en  s'apitoyant  sur  le  sort  déplorable  de  ce  tzar, 
qui  avait  débuté  d'une  façon  apparemment  si  brillante, 
n'oubliera  pas  que  parmi  les  pendus,  il  y  eut  un  enfant 
Bozovsky,  accusé  seulement  d*avoir  affiché  des  procla- 
mations ^ 

Son  successeur,  immédiatement  après  son  avènement 
au  trône,  reçut  des  Révolutionnaires  une  déclaration, 
dans  laquelle  ceux-ci  lui  proposaient  de  mettre  fin  à  la 
lutte,  en  s'en  rapportant  à  l'arbitre  des  représentants 
du  peuple.  Le  tzar  répondit  par  de  nouvelles  exécutions. 
A  cette  heure,  dans  une  période  de  quatre  années,  il  a 
déjà  exécuté  quinze  personnes,  et  dans  ce  nombre  une 
femme.  Les  condamnations  au  bagne,  la  déportation 
surtout  par  mesure  administrative,  continuent  de  plus 
belle.  La  lutte  s'engage  de  nouveau.  Je  ne  veux  pas 
écrire  l'histoire  du  mouvement  révolutionnaire  russe, 
encore  moins  celle  d'un  parti  ou  d'une  organisation 
quelconque.  C'est  pourquoi  je  n'entrerai  pas  dans 
le  détail  des  péripéties  de  cette  lutte,  si  intéressante 

1.  RozoYsky  avait,  Je  crois,  dix -huit  ans. 


442  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

qu'elle  soit.  Il  me  serait  impossible  cependant  en  con- 
cluant de  ne  pas  nous  poser  une  grave  question  :  Quelle 
est  l'importance  de  ce  mouvement,  quels  en  sont  les 
résultats? 

Dans  son  ensemble  cette  question  est  claire  ;  il  n'est 
pas  facile  de  la  résoudre  dans  le  détail;  tout  ce  qui 
pourrait  donner  le  moyen  d'y  répondre  est  mystère.  La 
police  tient  secrets  ses  renseignements,  les  révolution- 
naires et  les  conspirateurs  font  à  coup  sûr  de  même. 
Cependant  les  renseignements  insignifiants,  dont  on  peui 
disposer,  montrent  que  ce  mouvement  a  pris  de  fort 
larges  proportions.  Les  forces  révolutionnaires  organi- 
sées ont  toujours  été  très  restreintes,  quoique  l'organi- 
sation du  Comité  Exécutif  à  la  veille  du  l/i3mars  1881 
comptât  dans  ses  rangs  près  de  cinq  cents  hommes  ^ 
Mais  le  nombre  des  forces  organisées  ne  donne  aucune 
notion  sur  les  forces  révolutionnaires  en  général.  Les 
renseignements  officiels  ^  donnent,  de  mars    1873  à 
décembre  1876  inclusivement,  —  1611  personnes  mises 
en  accusation  du  chef  de  crimes  politiques.  Dans  ce 
nombre  sont  compris  pèle-mèle  ceux  qui  furent  cités 
devant  les  tribunaux  et  ceux  qui  eurent  à  subir  un  châ- 
timent par  mesure  administrative.  De  1877  à  1879,  le 
chiffre  de  oes  derniers  est  inconnu  ;  mais  le  chiffre  des 
personnes  soumises  à  des  enquêtes  judiciaires  s'élève  à 
mille  deux  cent  soixante- treize  individus,  les  crimes  de 
lèse-majesté  non  compris,  et  à  deux  mille  trois  cent 
quatre-vingts  ceux-ci  inclus. 

1.  Almanach  des  Révolutionnaires  ntsses,  1883. 

2.  Malchihskt.  Aperçu   du   mouvement  socialiste-révolutionfurirt 
en   Russie, 


4 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  443 

Pour  le  règne  d'Alexandre  III,  en  ne  nous  en  rappor- 
tant qu'aux  chroniques  incomplètes  des  publications  ré- 
▼olutionnaires  (1881-1884),  nous  trouvons  près  de  deux 
mille  personnes  arrêtées  pour  causes  politiques,  et  cela 
aussi  sans  compter  les  crimes  de  lèse-majesté.  Il  est  à 
remarquer  que  le  nombre  des  crimes  de  lèse-majesté 
s'accroît  dans  une  proportion  énoime.  En  1877  il  y  en  a 
deux  cent  quarante-six  ;  en  1878,  trois  cent  soixante- 
huit  ;  en  1879,  quatre  cent  quatre-vingt-treize.  Après  la 
mort  d'Alexandre  II,  le  nombre  des  crimes  de  lèse-ma- 
jesté s'accroît  dans  une  proportion  étonnante.  En  huit 
mois,  du  1/13  mars  au  1/13  novembre  188i,  il  fut  in- 
tenté pour  cette  cause  quatre  mille  huit  affaires  \  Ce 
chiffre  scandaleux  obligea  le  gouvernement  à  donner 
l'ordre  de  ne  plus  traduire  devant  les  tribunaux  pour 
les  affaires  de  ce  genre  et  de  punir  les  coupables  par 
simples  mesures  administratives. 

Cet  accroissement  du  nombre  de  crimes  de  lèse-ma- 
jesté est  d'autant  plus  significatif  que  les  personnes  que 
frappent  ces  accusations  appartiennent  presque  exclusi- 
vement uniquement  à  la  classe  des  soldats,  des  paysans 
et  des  autres  gens  de  petite  condition  :  dans  la  plu- 
part des  cas  même,  ce  sont  des  illettrés.  La  propagande 
révolutionnaire  dans  le  peuple  est  en  effet  loin  de  rester 
sans  influence.  A  l'heure  qu'il  est,  on  peut  trouver  dans 
les  grands  centres  manufacturiers  une  multitude  d'ou- 
vriers intelligents,  ayant  beaucoup  lu  et  sincèrement  ré- 
volutionnaires. Ilsessaient  constamment  de  s'organiser, 
et  quoique  ordinairement  ce  soit  sans  succès,  certaines 

1.  La  Volonté  du  Peuple,  n««  6,  S  et  9. 


444  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


de  ces  organisations  pourtant,  comme  par  exemple, 
r Alliance  ouvrière  du  NordtoTmée  par  Kaltourine  (celui 
qui  a  fait  sauter  le  Palais  d'hiver)  —  comptaient  plusieurs 
centaines  de  membres.  Aucun  meurtre  politique,  pas 
même  l'assassinat  du  tzar,  n'a  eu  lieu  en  Russie  sans  la 
participation  d'ouvriers.  Rarement  un  procès  politique 
a  lieu  sans  que  des  ouvriers  y  soient  impliqués.  Bref, 
les  ouvriers  des  villes  font  aujourd'hui  au  même  titre  que 
Vintelliguentia^  partie  intégrante  du  mouvement  révolu- 
tionnaire. C'est  sans  nul  doute  un  très  grand  résultat 
pour  les  révolutionnaires,  car,  il  y  a  quinze  ans,  je  crois, 
on  aurait  à  grand'peine  pu  trouver  un  révolutionnaire 
sur  dix  mille  ouvriers. 

Il  est  difficile  d'apprécier  les  succès  de  la  propa- 
gande révolutionnaire  dans  l'armée,  parmi  les  sol- 
dats. Pourtant  certains  faits  montrent  qu'elle  n'est  pas 
restée  sans  résultats. 

En  1881,  à  l'occasion  de  la  mort  du  tzar,  les  révolu- 
tionnaires propagèrent  une  multitude  de  proclamations 
expliquant  cet  acte  aux  paysans,  aux  Cosaques,  aux  tra- 
vailleurs des.  fabriques  et  des  usines,  au  peuple  de 
l'Ukraine.  Ces  proclamations  se  propageaient  partout 
par  milliers  d'exemplaires  et  voici  ce  qui  se  passa  à  Sa* 
ratov.  Quelqu'un  avait  déposé ,  une  proclamation  dans  la 
caserne.  Les  soldats  l'avaient  ramassée  et  affichée  sur  le 
mur  de  leurs  cabinets  d'aisance.  Ils  couraient  par  cen- 
taines la  lire.  C^  va-et-vient  attira  l'attention  d'un  ser- 
gent-major :  il  les  suivit,  arracha  la  proclamation  et  la 
porta  au  chef  du  régiment.  Le  colonel  convoqua  les 
soldats  et  les  somma  sincèrement  de  désigner  celui  qui 
avait  affiché  la  proclamation.  «  Nous  l'ignorons,  mon- 


/ 


V 


Lk  RUSSIE  POLITIQUE  445 

sieur  le  colonel.  •  Alors  le  colonel  leur  demanda  s'ils 
avaient  lu  la  proclamation.  Les  soldats  affirmèrent  que 
nul  ne  l'avait  lue  et  si  opiniâtrement  qu'enfin  le  colonel 
les  crut.  L'idée  lui  vint  de  profiter  de  l'occasion  pour 
compromettre  les  révolutionnaires  aux  yeui  des  soldats. 
«  Eh  bien,  écoutez,  dit-il,  je  vous  la  lirai,  afin  que  vous 
sachiez  ce  que  veulent  ces  misérables  ».  Et  il  impro- 
visa, en  tenant  devant  ses  yeux,  la  proclamation,  une 
série  d'injures  et  de  menaces  dirigées  contre  l'armée. 
Dès  que  le  colonel  se  fut  retiré,  la  caserne  s'emplit 
du  bruit  d'une  multitude  de  voix  triomphantes  :  «  Voilà, 
camarades,  nous  vous  le  disions  bien,  criaient-elles,  les 
chefs  ne  font  que  mentir.  Vous  voyez,  il  nous  a  menti 
en  face.  Sur  le  papier  est  imprimée  une  chose  et  lui,  il 
lit  tout  le  contraire  !  »  —  Après  cela,  dans  le  groupe 
des  soldats,  on  pouvait  entendre  des  discussions 
animées  sur  les  moyens  à  prendre  pour  trouver  les  ré- 
volutionnaires et  se  joindre  à  eux.  Un  des  soldats  con- 
naissait dans  la  ville  un  ouvrier  qui  passait  pour  révo- 
lutionnaire. Plusieurs  soldats  vinrent  le  trouver  et  le 
pressèrent  de  questions  pour  savoir  quels  de  leurs  of- 
ficiers appartenaient  aux  leurs.  «  Nous  savons,  disaient 
les  soldats,  que  parmi  les  officiers  il  y  a  des  vôtres. 
Nommez-les,  afin  que  nous  les  connaissions  ;  dans  le  cas 
d'un  soulèvement  nous  garrotterons  les  autres  et  nous 
donnerons  le  commandement  à  ceux-ci».  Ces  mêmes 
soldats  se  montraient  très  blessés  de  ce  que  les  révolu- 
tionnaires n'avaient  pas  publié  une  proclamation  à 
l'armée  :  «  A  tous  ils  ont  écrit  :  aux  paysans,  aux  ouvriers, 
aux  Cosaques...  à  nous  seuls,  ils  ne  Tout  pas  fait,  comme 
si  nous,  soldats,  nous  ne  méritions  vraiment  rien?» 


446  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Dans  les  procès  politiques,  on  voit  rarement  figurer 
des  soldats.  Pourtant,  on  fit  en  1882  le  procès  des  sol- 
dats de  la  forteresse  de  Pierre  et  Paul  (15  hommes), 
qu'on  accusait  d'avoir  des  relations  avec  les  prisonniers 
politiques  et  de  leur  avoir  prêté  assistance.  L'enquête 
judiciaire  prouve  que  certains  d'entre  les  accusés  «  tien- 
nent le  tzar  pour  cause  de  tous  les  maux  et  attendent 
un  soulèvement  » .  Dans  une  intéressante  correspondance 
de  la  Volonté  du  Peuple^  nous  trouvons  un  récit  des  dis- 
cussions des  soldats  à  Saint-Pétersbourg,  après  le  1/13 
mars,  sur  ce  qu'ils  auraient  à  faire  si  une  insurrection  se 
produisait.  Certains  émettaient  l'opinion  qu'il  faudrait 
passer  aux  insurgés,  d'autres  préféraient  s'abstenir  pour 
voir  qui  prendrait  le  dessus.  Bref  l'état  des  esprits  dans 
Tarmée  est  d'un  caractère  peu  tranquillisant  pour  le 
gouvernement.  Ce  qui  pourtant  est  encore  plus  dange- 
reux pour  le  gouvernement  et  ce  qui  marque  un  pas 
considérable  pour  les  succès  révolutionnaires,  c'est  la 
propagation  du  mouvement  parmi  les  officiers.  11  est 
caractéristique  que  de  tout  temps  un  nombre  considéra- 
ble de  gens  élevés  dans  les  écoles  militaires  ont  pris  part 
au  mouvement  révolutionnaire.  Tels  par  exemple  Kravt- 
chinsky,  Rogatchev,  Oussatchev  et  d'autres  qui,  en  1874, 
furent  poursuivis  pour  propagande.  Jadis  seulement  les 
officiers,  en  devenant  révolutionnaires,  le  plus  souvent 
quittaient  leur  milieu,  et  s'en  allaient  dans  le  peuple  ou 
bien  prenaient  part  aux  conspirations  civiles.  Pendant 
ces  dernières  années^  par  suite  de  la  propagation  de  l'idée 
que  pour  la  Russie  un  coup  d'État  politique  est  indis- 
pensable avant  tout,  cette  situation  se  modifia.  Les  mi- 
litaires restent  dans  l'armée,  ils  font  de  la  propagande 


LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  447 

pannî  leurs  camarades,  parmi  les  soldats  ;  Tidée  d'une 
conspiration  militaire  apparaît;  des  sociétés  naissent 
dont  le  nom  même  désigne  le  caractère,  celles  des  Mi- 
litaristes. 

L'organisation  militaire  de  la  Volonté  du  Peuple  qui, 
comme  l'ont  démontré  les  procès  politiques,  avait  un 
groupe  central  très  fort  et  beaucoup  de  ramifications 
dans  l'armée,  a  acquis  un  renom  bien  plus  considérable. 
Le  gouvernement  fut  excessivement  inquiété  par  la 
découverte  de  cette  conspiration  à  laquelle  étaient  mêlés, 
comme  le  démontra*  l'enquête,  des  officiers  de  mérite, 
tels  que  le  colonel  Âchenbrenner,  les  lieutenants  de  la 
flotte  Soukhanov  et  Stromberg,  le  lieutenant  d'artillerie 
Pokitonov  et  d'autres.  Le  procès  qui  eut  lieu  à  Saint- 
Pétersbourg  en  septembre  1884  tf  engloba  presque  que 
des  militaires.  Les  officiers  condamnés  sont  des  meil- 
leurs de  l'armée.  Le  capitaine  de  cavalerie  Tikhotsky, 
déporté  par  mesure  administrative  en  Sibérie,  était  per- 
sonnellement connu  de  l'empereur  pour  ses  brillants 
faits  d'armes  pendant  la  dernière  campagne  de  Turquie. 
Soukhanov,  pendu  pour  participation  au  régicide,  était 
considéré  comme  un  des  ingénieurs  les  plus  capables 
de  la  flotte.  Le  lieutenant-colonel  Achenbrenner,  con- 
damné aux  travaux  forcés,  et  un  mois  après  fusillé, 
était  fort  estimé  de  ses  chefs.  D'après  ses  états  de  ser- 
vice il  avait  conquis  tous  ses  grades  sur  les  champs  de 
bataille.  11  était  décoré  de  l'ordre  de  Sainte-Anne  de  4^ 
degré  avec  inscription  pour  bravoure  ;  de  l'ordre  de 
Sainte-Anne  de  3«  degré  avec  épées  et  nœud,  de  Tordre 
de  Stanislas  de  2^  degré  avec  épées  ;  de  Stanislas  de  3<^ 
degré,  et  de  l'ordre  de  Sainte-Anne  du  2®  degré.  Il  avait 


448  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

reçu  la  médaille  de  la  guerre  de  1877r78.  Le  capitaine 
PokitonoY  (condamné  aux  travaux  forcés)  avait  fait  de 
brillantes  études  à  l'Académie  d'artillerie  et  à  27  ans 
avait  déjà  reçu  l'ordre  de  Sainte-Anne  du  3«  degré  avec 
épées  et  nœud,  l'ordre  de  Stanislas  du  2®  degré  avec 
épées,  l'ordre  de  Vladimir  du  4<*  degré  avec  épées  et 
nœud  ;  il  avait  la  médaille  de  la  guerre  turco-russe  et 
les  insignes  de  la  Croix  de  fer  de  Roumanie.  Je  ne  m'ar- 
rêterai pas  plus  longuement  sur  ces  insignes  de  dis- 
tinction militaire,  par  lesquels  le  gouvernement  avait 
lui-même  reconnu  les  talents  et  les  mérites  des  officiers 
qui  lui  furent  hostiles.  Je  remarquerai  seulement  que 
parmi  les  révolutionnaires  appartenant  à  l'armée,  nous 
trouvons  souvent  le  même  enthousiasme,  le  même  dé- 
vouement à  la  Cause  que  dans  les  autres  milieux.  Le 
lieutenant  baron  Stromberg,  membre  de  l'organisation 
militaire,  lui  donna  toute  sa  fortune  ;  l'abnégation  sans 
pareille  d,e  Soukhanov  a  fait  naître  dans  l'armée  de 
véritables  légendes,  et  la  mémoire  du  créateur  de  l'or- 
ganisation militaire  est  en  profonde  vénération  dans 
nos  régiments.     • 

Evidemment,  rien  ne  peut  menacer  le  gouvernement 
d'un  aussi  grand  danger  que  ce  mouvement  révolution- 
naire dans  l'armée, et  surtoutqueles  conspirations  militai- 
res ;  il  agit  donc  vis-à-vis  des  militaires  avec  une  inflexible 
rigueur.  11  a  fait  pendre  les  officiers  Doubrovine,  Rogat- 
chev,  Stromberg,  et  a  fait  fusiller  Soukhanov  et  Achen- 
brenner.  Craignant  que  les  procès  ne  dévoilent  le 
danger  qui  le  menace,  le  gouvernement  évite  de*  tra- 
duire devant  les  tribunaux.  Il  redouble  de  rigueur  dans 
sa  pénalité  administrative.  Il  surveille  l'armée  avec  d'au- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  449 

tant  plus  de  vigilance.  Le  ministre  de  la  guerre,  par  une 
lettre  circulaire  qui,  toute  secrète  qu'elle  est,  est  connue 
par  des  copies,  recommande  aux  chefs  des  régiments  de 
régler  la  vie  des  officiers  de  manière  qu'ils  aient  le 
moins  de  temps  libre  possible  et  de  ne  pas  permettre 
les  rapprochements  des  officiers  avec  l'élément  civil, 
surtout  avec  les  étudiants.  Si  un  des  officiers  est  si  peu 
suspect  que  ce  soit  d'infidélité  politique,  on  doit  l'ex- 
clure du  service,  sans  en  dire  les  raisons^  mais  immé- 
diatement en  informer  le  gouverneur  pour  qu'il  sou- 
mette le  suspecté  à  une  surveillance  secrète.  En  même 
temps,  le  gouvernement  essaie  d'améliorer  la  situation 
des  officiers,  mais  jusqu'à  présent  il  n'a  pu  prendre  que 
les  mesures  les  plus  insignifiantes.  11  a  un  peu  aug- 
menté le  traitement  pour  certains  grades,  et  pour  tous 
les  officiers  en  général,  il  a  organisé  une  réduction  de 
prix  des  billets  de  théâtre  et  de  chemin  de  fer. 

Les  circonstances  montreront  si  les  efforts  faits  par 
le  gouvernement  pour  anéantir  dans  l'armée  le  mouve- 
ment révolutionnaire,  seront  couronnés  de  plus  de  succès 
qu'ils  n'en  ont  ailleurs. 


111 


Le  lecteur  qui  se  souvient  en  quels  traits  j'ai  peint 
le  peuple,  ne  peut  certainement  pas  en  attendre  un 
mouvement  politique  conscient. 

Il  y  a,  il  est  vrai,  outre  les  ouvriers  des  villes,  des 

29 


450  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


couches  populaires  plus  ou  moins  développées,  plus 
capables  de  se  proposer  un  but  politique  net.  Tels  sont 
par  exemple  les  Cosaques  et  les  sectaires.  Mais  les 
sectes  ne  s'occupent  jusqu'à  présent  que  de  morale  ou 
de  réformes  sociales,  et  n'effleurent  que  rarement  le  ter- 
rain politique.  Quant  aux  Cosaques,leurinfluence,  autre- 
fois très  grande  surlepeuple,  s'est  extrêmement  affaiblie, 
grâce  en  partie  à  leur  position  trop  privilégiée,  en  partie 
parce  que  le  gouvernement  les  emploie  de  préférence 
comme  policiers,  ce  qui  naturellement  donne  mille  pré- 
textes à  l'indignation  du  peuple.  Cette  circonstance  di- 
minue considérablement  la  portée  des  mouvements 
qu'on  remarque  dans  le  milieu  cosaque,  mouvements 
qui,  autrefois,  auraient  pu  devenir  contagieux  pour  toute 
la  Russie.  En  effet,  sous  l'influence  de  la  tendance  du 
gouvernement  à  étouffer  peu  à  peu  les  franchises  des 
Cosaques,  il  se  produisit  parfois,  parmi  ces  derniers,  des 
mouvements  beaucoup  plus   conscients  que  ceux  des 
paysans.  Telle  fut,  il  y  a  huit  ans  décela,  l'insurrection 
des  Cosaques  de  l'Oural,  insurrection  étouffée  d'une 
main  inexorable.  En  punition,  la  population  masculine 
d'&ge  majeur  de  l'armée,  fut  presque  entière  déportée 
au  Turkestan,  et  elle  n'a  recula  permission  de  regagner 
son  pays  natal  que  dans  ces  derniers  temps.  Il  y  a  deux 
ans  de  cela,  les  Cosaques  du  Don  adressèrent  au  gouver- 
nement une  remarquable  pétition  dans  laquelle  ils  exi- 
geaient que  la  nomination  à  toutes  les  fonctions  civiles 
de  l'armée  eût  lieu  avec  la  participation  des  élus  de  la 
population  et  que  toute  l'administration  économique 
fût  remise  entre  les  mains  de  ces  élus  qu'elle  désigne 
sans  détour  aucun    de  leur  ancien  nom  Cercle  de 


LA  RUSSIE  POLITiOUE  45i 


Farmée.  Elle  tâche  d'entourer  cette  assemblée  d'une 
considération  particulière  en  demandant  que,  dans  le- 
dit Cercle  de  C armée ^Y on  expose  tous  les  insignes  et  tous 
les  augustes  édits  qui,  à  des  époques  quelconques,  ont 
confirmé  les  franchises  cosaques  ^  Ces  tendances  des 
Cosaques  inquiètent  tellement  le  gouvernement  qu'il 
les  désarme,  transfère  ailleurs  les  arsenaux  du  Don,  ne 
donne  pas  de  canons  aux  armées,  etc.  Les  Cosaques  sé- 
parent à  tel  point  leur  cause  de  la  cause  générale  des 
paysans,  se  tiennent  sur  un  terrain  si  particulier  qu'ils 
ne  peuvent  et  même  ne  veulent  pas  entraîner  à  leur  suite 
la  masse  populaire  et  n'en  deviennent  pas  les  représen- 
tants, comme  cela  avait  lieu  au  temps  de  Razine  et  de  Pou- 
gatchev.  Mais  si  aujourd'hui  ce  rôle  de  Cosaque  n'existe 
pas  comme /atV,  il  n'est  pas  inadmissible  comme  possibi- 
lité, Parses  mesures,  le  gouvernement  démembre  les  Co- 
saques en  deux  classes,  dont  une,  la  classe  inféri  eure,  est 
continuellement  gênée  dans  ses  droits  et  lésée  dans  ses 
intérêts.  On  semble  par  là  les  ramener  de  force  à  un 
nouveau  rapprochement  avec  les  paysans.  On  en  a  déjà 
plus  d'une  fois  remarqué  des  exemples  dans  les  derniers 
temps.  Mais  si  la  classe  inférieure  des  Cosaques,  ne  fût-ce 
que  pour  la  défense  de  ses  intérêts  personnels  s'unissait 
aux  paysans,  cela  pourrait  avoir  une  immense  portée, 
parce  que  les  Cosaques  ont  de  fortes  traditions  politiques 
républicaines  et  que  le  peuple  a  l'habitude  de  prendre  en 
grande  considération  les  opinions  des  Cosaques.  Il  est 
indispensable  de  songer  à  tout  cela  quand  on  réfléchit 
aux  éventualités  qui  peuvent  ou  ne  peuvent  pas  se  pro- 
duire. 

1.  Ménager  de  la  Volonté  du  peuple^  n^  3. 


453  LA  RUSSIE  POLITIOUB  ET  SOCIALE 

Si  nous  ne  dépassons  pas  les  limites  des  faits  exis- 
tants, si  nous  nous  demandons,  non  ce  qui  peut  arriver 
mais  ce  qui  est^  alors,  certainement,  il  faut  avouer  que 
dans  la  masse  du  peuple  russe,  un  certain  nombre  d*oa- 
vricrs  exceptés,  il  n'y  a  pas  du  tout  de  mouvement  po- 
litique. Les  paysans  sont  mécontents,  ils  s'agitent, 
mais  ils  n'ont  pas  de  programme  et  ne  forment  pas 
un  parti  quelconque  ayant  des  exigences  précisées. 
Cette  situation  donnée,  est-il  nécessaire  d'examiner 
l'état  d'esprit  de  la  masse  populaire,  en  parlant  de  la 
Russie  au  point  de  vue  politique  ?  Je  pense  que  cette 
réponse  doit  absolument  être  résolue  en  sens  affirmatif. 
En  effet,  si  les  programmes  politiques  créent  les  mou- 
vements populaires,  ils  sont  aussi  souvent  créés  par  ces 
derniers.  Le  fait  social  possède  sa  logique  intrinsèque, 
que  les  hommes  peuvent  longtemps  ne  pas  remarquer, 
mais  qui  tout  de  même,  les  oblige  a  agir  tout  comme 
ils  eussent  agi  s'ils  avaient  obéi  à  un  programme  cons- 
cient. Sous  ce  rapport,  les  mouvements  des  paysans 
russes  sont  très  dangereux  pour  le  régime  actuel. 

Au  premier  coup  d'œil,  le  mécontentement  et  les  pro- 
testations des  paysans  peuvent paraltre/?flr/ie&etdirigés 
contre  des  personnes  et  des  faits  isolés.  Examinez  de 
plus  près,  et  vous  verrez  que  ces  cas  partiels,  contre  les- 
quels proteste  le  peuple  — sont  précisément  ceux  dans 
lesquels  s'exprime  le  plus  clairement  la  politique  du  gou- 
vernement. La  contradiction  des  tendances  du  peuple  et 
de  celles  du  gouvernement  se  ressent  aujourd'hui  au 
moins  autant  qu'aux  joursdu  servage.  Les  paysans  russes' 
qui  se  tinrent  tranquilles,  pendant  quelques  années,  à 
l'époque  de  rémanoipation,  recommencèrent  leur  agita- 


Lk  RUSSIE  POLITIQUE  453 


tion,  lors  de  la  mise  en  vigueur  des  réglementations  agrai- 
res. Ils  étaient  mécontents  de  la  répartitioi)  des  terres 
qui,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  avait  réellement  été  exécutée 
fort  peu  consciencieusement.  Pourtant,  celte  agitation, 
quoique  s'étendant  sur  beaucoup  de  provinces  et  exi- 
geant môme  quelquefois  une  répression  armée,  ne  se 
transforma  pas  en  une  insurrection  générale,  grâce  aux 
illusions  habituelles  des  paysans.  Ils  espéraient  que  la 
réforme  de  1861  ne  serait  que  le  premier  pas  du  tzar 
et  que  bientôt  celui-ci  s'appliquerait  &  résoudre  la  ques- 
tion agraire.  Il  a  couru  et  court  partout  encore  à  ce 
sujet  des  bruits  opini&tres,  bruits  qui  plus  d'une  fois 
même  désignèrent  le  terme  où  on  doit  commencer  le 
partage  noir  *.  Le  partage  noir^  cela  signifie  le  par- 
tage général  des  terres  entre  tous  les  Russes  sans 
exception.  Selon  l'idée  des  paysans,  la  terre  doit  être 
partagée  entre  tous.  Ce  n'est  pas  une  mesure  de  classe 
ayant  en  vue  leur  seul  intérêt,  c'est  une  mesure  natio- 
nale. Un  gentilhomme  qui  jouissait  de  la  confiance 
des  paysans,  entendant  dire  qu'on  enlèverais  aux  nobles 
leur  terre,  demanda  :  «  Alors  on  me  l'enlèvera  à  moi 
aussi?  —  Et  combien  déterre  as-tu?  inteiTogea le  pay- 
san. —  Six  déciatinei*. —  Al0'*s  tu  n'as  pasât'inquiéter, 
on  t'ajoutera  encore  trois  déciaUnes.  » 

Les  bruits  sur  le  partage  des  terres  prennent  un  ca- 
ractère si  positif  que  les  paysans  calculent  même  quel 

4.  Ge  mot,  qui  semble  à  M.  Le' oy-Beaulieu  énigmatique,  est  en 
réalité  très  clair.  Depuis  des  siècles,  le  mot  noiv  nous  Ae«*v  nour 
désigner  ki  masêe  dii  peuple  ;  ainsi  qu'il  y  a  eu  les  paysaas  de  la 
noire  charrue,  Vimpot  noir  c'est-à-dire  la  capltation;  il  y  a  eacore 
à  présent  le  peuple  noir,    ickern  (plèbe). 


454  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

sera  le  lot  de  chacun.  Parfois  Ton  parle  de  7  déciatines, 
parfois  de  15.  La  foi  de  tous  dans  le  partage,  le  ni- 
vellement, est  si  tenace  que  souvent  à  cause  d'elle  les 
paysans  s'abstiennent  d'acheter  des  terres.  L'éminent 
légiste  M.  Iakouchkine,  raconte  comment  de  riches 
paysans  qu'il  connaissait  vinrent  le  trouver  pour  sa- 
voir s'il  n'était  pas  hasardeux  d'acheter  des  terres. 
((  —  Un  bon  morceau  nous  tombe  sous  la  main,  disaient- 
ils,  et  l'on  n'en  demande  pas  cher.  Maïs  nous  hésitons. 
—  Et  pourquoi  donc  hésitez-vous  ?  demanda  Iakou- 
chkine. —  Et  si,  le  partage  venu,  on  nous  le  reprend? 
G'estjustement  pour  nous  renseigner  là-dessus  que  nous 
sommes  venus  te  trouver.  Quels  sont  les  bruits  qm 
courent?  Aura-t-il  lieu  dans  un  temps  proche  ou  non? 
Est-ce  la  peine  d'acheter  ^  »  Tous  les  efforts  du  gouver- 
nement ne  purent  mettre  un  terme  à  ces  espérances 
d'une  nouvelle  augmentation  ou  même  du  partage 
noir.  Tout  le  monde  attend  cette  dernière  mesure  ;  un 
petit  nombre  de  riches  koulaks  tâche  de  la  remplacer 
par  la  mise  en  avant  de  Taugmentation  prise  sur  les 
terres  des  gentilshommes  et  du  âsc.  Le  gouvernement 
repousse  et  l'une  et  l'autre  proposition  ;  nul  ne  prête 
foi  à  ces  négations  ;  alors  qu'il  était  ministre  de  l'inté- 
rieur, Makov  publia  une  circulaire  dans  laquelle  il  dé- 
mentait catégoriquement  tous  ces  bruits.  Celte  circu- 
laire fut  affichée  dans  toutes  les  mairies  de  villages  ;  on 
la  lut  dans  les  églises.  Plusieurs  années  après,  Makov, 
compromis  dans  une  affaire  de  pot-de-vin,  se  suicida. 
Aussi  le  bruit  naît  parmi  les  paysans  qu'il  s'est  suicidé 

1.  Le  droit  eoutumier,  préface 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  455 

à  cause  de  sa  circulaire:  «Ilaécrit,  racontent  les  paysans, 
en  secret  du  tzar.  Pendant  longtemps,  le  tzar  a  tout 
ignoré  ;  puis,  quand  il  Ta  appris,  sa  colère  fut  terrible. 
Makov  eut  peur  et  se  suicida.  » 

Le  peuple  ne  se  laisse  pas  déconcerter  même  par  les 
déclarations  personnelles  du  tzar.  Alexandre  III  fit  une 
déclaration  de  ce  genre  le  jour  de  son  couronnement. 
Son  dernier  discours  fut  entendu  par  huit  cents  maires 
de  village...  Elle  fut  expédiée  dans  les  villages  par  cent 
mille  exemplaires.  Et  dans  un  grand  nombre  d'en- 
droits, les  paysans  disent  tout  de  même  que  «les maires 
avaient  sans  doute  mal  entendu.  »  Ils  n'ajoutent  pas  foi 
aux  discours  réels  du  vrai  tzar  et  préfèrent  leurs  légen- 
des !  c(  Il  faisait  nuit,  raconte  un  touriste  ;  nous  suivions 
le  bord  d'une  rivière  large  et  calme;  sur  l'autre  bord,  on 
apercevait  les  forêts  du  splendide  patrimoine  de  N.N.  Le 
postillon  contempla,  pendant  longtemps  ce  magnifique 
tableau  que  la  lune  inondait  de  sa  pâle  clarté.  «  Voilà, 
monsieur,  laissa-t-il  soudain  échapper,  bientôt  tout  cela 
nous  appartiendra,  et  là —  il  indiqua  delà  main,  —  et 
là.  «  Le  postillon  parlait  du  partage.  Le  touriste 
observa  que  le  gouvernement  lui-même  démentait  ces 
bruits.  —  «  Non,  monsieur,  répliqua  le  postillon  d'une 
voix  convaincue.  Nous  le  savons  positivement.  Le  tzar 
lui-même  a  un  jour  passé  par  ici,  et  les  nôtres  sont  allés 
le  solliciter  au  sujet  de  la  terre.  Attendez,  mes  en- 
fants, leura-t^l  dit,  on  ne  peut  faire  tout  à  la  fois... 
Hais  patience  !  bientôt  tout*  sera  nivelé  ;  voyez  cette 
rivière,  tout  sera  nivelé  comme  elle.  »  Le  peuple  se 
berçait  de  ces  rêves,  et  les  années  se  suivaient  sans  rien 
apporter  que  de  nouvelles  charges.  Les  impôts,  l'arbi- 


456  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

traire  sans  frein  aucun  de  Tadministration,  le  manque 
de  terre,  le  malheur  d'être  à  la  merci  de  chaque  koulak 
qui  possède  quelques  écus,  combien  peu  tout  cela  s'ac- 
corde avec  les  resplendissants  rêves  d'une  vraie  li- 
berté! Le  mécontentement  commence  à  s'amasser. 
Les  paysans,  las  de  souffrir,  enyoient  au  tzar  des  sol- 
liciteurs avec  des  plaintes  et  des  requêtes,  mais  ces 
solliciteurs  arrivent  rarement  jusqu'au  tzar;  avant  qu'ils 
le  fassent  on  les  garrotte  et  on  les  jette  en  prison.  S'ils 
arrivent  jusqu'au  tzar,  le  résultat  n'est  pas  plus  avanta- 
geux. On  ne  les  reçoit  même  pas.  L'envoi  d'un  sollici- 
teur passe  chez  nous  presque  pour  une  révolte,  et  en 
tous  cas  pour  une  manifestation  séditieuse.  Loin  d'en- 
courager cette  conduite  des  paysans,  qui  est  cependant 
la  preuve  manifeste  de  leur  confiance  en  eux,  les  tzars 
ordonnent  eux-mêmes  la  déportation  de  ces  délégués 
paysans. 

'  A  la  décharge  du  pouvoir,  il  faut  pourtant  dire  que 
la  situation  des  tzars  et  du  gouvernement  en  général 
est  souvent  fort  embarrassante.  Parfois  les  paysans  ont 
parfaitement  raison,  même  au  point  de  vue  légal.  Les 
propriétaires  fonciers  et  les  capitalistes,  profitant  de  leur 
ignorance,  concluent  avec  eux  les  contrats  les  plus  mal- 
honnêtes; les  paysans  y  apposent  des  croix,  ignorent 
leur  teneur  et  tombent  ainsi  dans  un  véritable  escla- 
vage. Souvent  les  propriétaires  fonciers  et  d'autres  gens 
riches  s'approprient  les  terres  des  paysans  à  l'aide  de 
procédés  qui  sont  de  pures  canaiUeries.  Les  autorités  re- 
çoivent des  p6ts-de-vin  révoltants,  lèvent  parfois  de  leur 
propre  arbitre  de  faux  impôts.  On  raconte  que  quelque 
part  en  Sibérie,  un  stanovoî  de  concert  avec  un  secré- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  457 

taire  de  mairie  villageoise,  leva  sur  les  paysans  un 
impôt  qui,  à  son  dire,  devait  payer  un  habit  en  or  pour 
rhéritier  du  trône  qui  allait  se  marier.  Ici  le  gouverne- 
ment avait  une  occasion  toute  trouvée  de  mériter  la  con* 
fiance  du  peuple  sans  sortir  de  la  légalité.  Si  les  paysans 
ne  peuvent  obtenir  raison  môme  en  ces  cas-là,  n'est- 
ce  pas  la  preuve  formelle  de  la  désorganisation  et  de  la 
décadence  morale  du  gouvernement?  D'autres  fois,  les 
paysans  au  point  de  vue  de  la  loi  n'ont  pas  raison^  tan- 
dis qu'à  leur  point  de  vue,  ils  se  considèrent  comme  ab- 
solument dans  leur  droit  et  s'indignent  terriblement 
quand  on  les  accuse.  Je  cite  un  fait  récent  de  ce  genre: 
Il  y  a  quelques  années,  non  loin  de  la  ville  d'Ieisk, 
sur  les  terres  appartenante  l'armée  cosaque  de  Kouban, 
des  paysans  vinrent  s'établir.  Un  immense  espace  de 
steppes  fertiles  constituant  la  propriété  de  l'armée  se 
déroule  près  d'Ieisk,  sans  que  nul  s'occupe  d'en  tirer 
parti.  De  temps  en  temps  seulement,  des  troupeaux  à 
demi  sauvages  de  chevaux  cosaques  viennent  y  rôder. 
Dans  les  premiers  temps,  l'administration  de  l'armée 
ne  fit  aucune  attention  aux  quelques  familles  nouvelle- 
ment établies,  quoiqu'elles  n'eussent  aucun  droit  d'oc- 
cuper les  terres  des  Cosaques.  Cependant,  le  nombre 
des  émigrants  croissait  rapidement,  ils  arrivaient  en 
foule.  Au  bout  de  plusieurs  années,  il  se  forma  au  milieu 
des  steppes  une  énorme  bourgade,  qui  avait  envahi  un 
immense  territoire  et  qui  comptait  déjà  plus  de  cinq 
mille  habitants.  Elle  prit  un  nom  fort  caractérisque  5a- 
mosiolovka  (établie  de  son  propre  gré).  Une  pareille 
prise  de  possession  de  terre  est  dans  les  habitudes  du 
peuple.  Si  la  terre  est  inoccupée,  cela  signifie  que  le 


45A  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


travailleur  peut  Toccuper.  Dans  le  sud  de  la  Russie,  ces 
occupations  arbitraires  furent  Torigine  de  beaucoup  de 
villes  populeuses.  Récemment  la  ville  de  Rostov  s'ac- 
crut de  la  sorte  d*un  arrondissement  nouveau  tout  en- 
tier. Les  émigrants,  tout  simplement,  sans  demander 
autorisation  à  personne,  sans  payer  pour  cela  un  sou  à 
la  ville,  construisirent  des  rues  entières,   et  deux  ou 
trois  ans  après,  la  municipalité  apprit  avec  étonnement 
que  la  ville  s*était  accrue  d*un  nouvel  arrondissement 
peuplé  de  quelques  milliers  d'habitants  qui  ne  payaient 
aucun  impôt,  n'étaient  soumis  à  aucune  autorité.  Pour 
Samosiolo  vka,  les  Cosaques  ne  furent  pas  disposés  à  céder 
leurs   terres.  L'administration  cosaque  porta  plainte, 
plaida;  les  habitants  de  Samosiolovka  n'avaient  cer- 
tainement pas  raison  ;  ils  furent  condamnés  à  évacuer 
la  terre.  Mais  évacuer  la  terre,  cela  signifiait  démolir  un 
village  entier,  composé  de  plusieurs  centaines  de  dvors 
et  ruiner  un  millier  de  fam.illes  afin  de  rendre  cette  terre 
aux  Cosaques  qui  ne  l'utilisent  pas.  Les  paysans  étaient 
loin  de  considérer  ce  jugement  comme  équitable.  Ils 
se    considéraient  comme    opprimés,  et  quand   l'ad- 
ministration tenta  de   les  expulser  par  la  force,  ils 
lui  opposèrent  une  résistance  de  vive   force.   Il   se 
produisit   ainsi  une  véritable   émeute.  Prévoyant  de 
fâcheuses  conséquences  —  car  l'administration   russe 
peut  ne  faire  aucune  attention  au  désordre,  mais  une 
fois  lancée,  elle  le  réprime  avec  une  énergie  tartare, — 
les  paysans   envoyèrent  au  tzar  un  solliciteur  chargé 
de  lui    porter  plainte  et    d'implorer  son  assistance. 
Après  de  nombreuses  et  infructueuses  tentatives,  ce 
malencontreux  délégué    réussit  &  parvenir  jusqu^au 


Là  RUSSIE  POLITIQUE  459 

tzar.   Un  soldat  de  ses  amis  le  laisse  pénétrer  dans  un 
jardin  où  devait  bientôt  venir  se  promener  le  tzar,  en 
compagnie  de  sa  famille.  Le  paysan,  ayant  grand'peur 
des  7iobles  qui  entourent  le  tzar,  se  cacha  derrière  un 
buisson.  Ensuite,  quand  apparut  enfin  AlexandrellI,  avec 
rimpératrice  et  son  fils,  le  paysan  surgit  soudain  de  sa 
cachette  et  tomba  à  genoux  en  tendant  au  tzar  la  péti- 
tion. Onpeut  s'imaginer reffet  de  cette  scène  inattendue. 
L'impératrice  tomba  évanouie.  L'entourage  se  jeta  sur 
le  prétendu  nihiliste,  le  roua  de  coups  et  l'amena  aux 
arrêts.  L'affaire,  pourtant,  ne  tarda  pas  à  s'expliquer  à 
la  confusion  générale.  Naturellement,  l'empereur  vou- 
lut effacer  l'impression  produite  sur  le  paysan  par  cette 
scène  de  frayeur.  Il  le  fit  venir,  l'écouta  et  ordonna 
une  enquête  sur  l'affaire.  Pendant  un  certain  temps,  les 
paysans  triomphent.  Mais  l'enquête  ne  pouvait  dévoiler 
que  ce   qui  avait  eu  lieu,  c'est-à-dire  l'envahissement 
par  eux  de  terres  qui  ne  leur  appartenaient  pas  et  en- 
suite leur  résistance  par  la  force  aux  autorités.  Le  ci- 
devant  solliciteur  comme  fauteur  se  trouva  le  plus  cou- 
pable et  fut  mis  en  prison.  On  ordonna  la  démolition  de 
Samosiolovka.  Voilà  quel  abtme  il  y  a  entre  la  loi  et  les 
idées  du  peuple.  Les  paysans  ne  voulurent  pourtant  pas 
céder  à  la  violence,  car  ils  considéraient  cela  comme 
une  violence,  et  seule  la  troupe,  qui  cerna  le  village  et 
faillit  l'exterminer  par  la  faim,  put  mettre  à  exécution 
le  jugement.  Maintenant  sur  l'emplacement  naguère  oc- 
cupé par  le  populeux  village  —  au-dessus  des  ruines  de 
ses  maisons  incendiées,  souffle  de  nouveau  le  libre  vent 
des  steppes,  et  seules  les  chauves  souris,  tapies  dans  les 
tuyaux  des  cheminées,  peuplent  ce  lieu  de  désolation. 


46)  LA  RUSSIE  POLITIQUE  BT  SOCIALK 

Ce  côté  de  noire  question  agraire,  il  est  impossible 
de  le  perdre  de  vue,  quand  on  étudie  les  émeutes  des 
paysans.  Leurs  théories  au  sujet  de  la  terre  sont  en  com- 
plète divergence  avec  celles  de  la  loi.  Dans  le  langage 
habituel  des  paysans,  jusqu'à  nos  jnurs  le  mot  vendre 
quand  il  s'applique  à  la  terre,  est  synonyme  de  louer; 
on  dit  :  afai  vendiipour  dix  ans.  »  L'idéede  la  propriété 
agraire  n'entre  pas  dans  l'esprit  du  paysan,  et  l'idée 
des  droits  de  l'agriculteur  à  la  jouissance  de  la  terre, 
est  au  contraire  très  vivace  :  4?  Que  notre  gouverne- 
ment est  sot.  Pourquoi  ne  nous  donne-t-il  pas  de  terre? 
voyez  quelles  terres  restent  incultes  chez  X.  Y.  Z.  (il 
nommait  les  gentilshommes  de  la  localité).  Et  moi  je 
n'ai  pas  une  parcelle  qui  m'appartienne.  Je  ne  com- 
prends pas  comment  il  le  tolère.  Se  peut-il  que  le  gou- 
vernement ne  comprenne  pas,  que  j'ai  besoin  de  terre?» 
C'est  ainsi  que  discourait  un  sergent  de  ville  en  re- 
traite que  je  connaissais,  individu  qui  jamais  de  sa  vie 
n'avait  entendu  aucune  propagande  subversive.  Com- 
ment le  gouvernement  poun*ait-il  satisfaire  des  exi- 
gences, qui  ont  pour  sources  de  telles  idées,  sans 
produire  une  perturbation  générale  des  rapports  agrai- 
res! Seulela  nationalisation  du  sol  calmerait  les  paysans 
et  inaugurerait  un  régime  équitable  à  leur  point  de  vue. 

Calmer  et  satisfaire  ce  peuple,  im  gouvernement 
réellement  grand  pourrait  seul  le  faire,  un  gouverne- 
ment qui  ne  craindrait  pas  les  grandes  mesures, 
qui  saurait  comprendre  la  vie  nationale  et  la  situation 
de  son  pays,  et  qui  ne -se  laisserait  pas  intimider  par 
la  question  de  savoir,  si  en  Europe  ou  en  Asie  on  a  ja- 
mais fait  ce  qu'il  lui  incombe  de  faire  et  qu'on  peut  au- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  A(M 

j ourd'hui  facilement  décréter  en  Russie .  Le  gouvernement 
actuel  est  à  coiip  sûr  à  mille  lieues  de  ces  idées  subver* 
sives.  Nous  avons  déjà  vu  qu'il  agita  leur  encontre.  Certai- 
nes demi-mesures  piteuses,  destinées  à  garantir  la  pos- 
session du  sol  aux  paysans,  ne  sont  prises  que,  lorsque 
ceux-ci  commencent  à  s'insiîrger,  et  les  révolutionnaires 
se  servent  de  Tindifférence  gouvernementale  pour  ce 
peuple  comme  d*un  moyen  d'agitation . 

Cette  contradiction  entre  les  tendances  populaires  et 
les  tendances  gouvernementales  rendrait  impossible  le 
maintien  de  Tordre,  même  dans  le  cas  où  le  gouverne- 
ment ne  voudrait  que  soutenir  la  loi  existante  et  non 
plier  le  pays  sous  l'arbitraire.  Or,  nous  avons  vu  dans 
quelle  situation  se  *lrouve  le  gouvernement  lui-même 
et  comment  l'aAitrajre  enfreint  partout  librement  la 
loi.  La  situation  du  paysan  devient  absolument  insup- 
portable. Il  patiente  longtemps  ;  longtemps  il  croit  que 
d'un  moment  à  l'autre  viendra  enfin  l'heui'e  du  triomphe 
de  la  justice.  Mais  le  temps  passe  et  tout  ne  fait  qu'empi- 
rer. Alors  les  désordres  commencent  déplus  en  plus  pro- 
noncés. Parfois  il  serait  difficile  de  voir  à  ces  dé- 
sordres un  but  quelconque,  une  raison.  On  y  voit  seu- 
lement la  lassitude  de  supporter  cette  situation  que 
les  nerfs  ne  peuvent  plus  endurer:  on  y  voit  la  réac- 
tion de  leur  sensibilité  maladive  à  chaque  sensation. 
Dû  état  d'esprit  séditieux  se  produit  et  amène  les  éclats 
les  plus  inattendus,  les  plus  inexplicables.  Le  jour 
même  du  sacre  de  l'empereur  régnant,  des  désordres 
se  produisirent  dans  divers  endroits  de  la  Russie;  ils 
n'avaient  en  apparence  aucune  cause  immédiate,  si  ce 
n'est  que   des  forces  policières  considérables  avaient 


462  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


été  enlevées  à  la  surveillance  locale  et  transpoilées  à 
Moscou  pour  la  sauvegarde  du  tzar. 

A  Saint-Pétersbourg,  la  foule,  excitée  par  la  boisson, 
imagina  de  battre  les  nobles...  Cette  idée  se  propagea 
spDUtanémont  par  toute  la  ville.  Les  désordres  eurent 
un  caractère  purement  scaiîdaleux.  Le.«  ouvriers  arra- 
chaient aux  gens  convenablement  mis  leurs  chapeaux, 
les  forçaient  à  crier  hourra  et  cherchaient  l'occasion  de 
les  battre.  La  police  intervint  en  faveur  des  maltraités; 
cela  ne  fit  qu'exciter  davantage  la  foule.  Un  des  com- 
missaires fut  tellement  roué  de  coups  que,  plusieurs 
jours  après,  il  mourut.  Le  préfet  de  police  Gresser  lui- 
même  fut  battu,  et  ce  ne  fut  que  par  la  fuite  qu*il 
échappa  à  la  foule.  A  Odessa,  le  festin  offert  à  la  popu- 
lation, à  Toccasion  du  couronnement,  ne  lui  platt  pas  : 
elle  se  met  à  défoncer  les  tonneaux  :  la  bière  et  le 
kvass  inondent  la  place.  La  police  veut  arrêter  ces  dé- 
monstrations inconvenantes  :  la  situation  empire.  La 
foule  entre  en  lutte  avec  les  Cosaques  ;  des  deux  côtés, 
plusieurs  hommes  furent  blessés;  on  parla  même  de 
tués.  A  Oufa,  la  foule,  gorgée  de  vin,  se  mit  aussi  à 
battre  les  nobles.  A  Sterlitamak,  la  foule  entre  par  force 
dans  un  cercle  où,  à  Toccasion  du  couronnement,  avait 
lieu  un  festin,  chassa  la  société  et  mangea  elle-même  le 
riepas.  A  Rostov  éclatèrent,  au  moment  du  couronne- 
ment, des  désordres  antisémitiques,  pendant  lesquels  la 
foule  saccagea  aussi  beaucoup  de  maisons  appartenant  à 
des  chrétiens.  Ensuite  elle  se  dirigea  vers  la  prison 
qu^elle  voulut  prendre  d'assaut,  probablement  dans  le 
but  d'élargir  les  prisonniers.  Là  s'engagea  une  vraie  ba- 
taille entre  la  foule  et  la  troupe,  qui  avait  cerné  de  tous 
côtés  la  prison.  La  foule  fut  vaincue,  dispersée... 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  '  463 

Dans  un  grand  nombre  de  ces  cas,  il  est  inutile  de 
chercher  quel  était  le  but  de  Témeute.  Le  mouvement 
n'est  qu'un  réflexe  préparé  par  des  années  de  souf- 
frances, d'abus,  d'humiliations,  et  qui  éclate  sons  un 
prétexte  tout  accidentel.  Voici  ce  qui  se  passa  en  1882 
à  Saint-Pétersbourg.  Un  sergent  de  ville  conduisait  au 
poste  un  cocher  de  fiacre  pour  infraction  à  je  ne  sais  quel 
règlement  :  je  crois  que  c'était  parce  que  le  cocher  se 
tenait  debout  près  de  son  cheval  (le  règlement  les  oblige 
à  se  tenir  assis  sur  leurs  sièges).  Le  cocher,  qui  craignait 
de  perdre  sa  journée  et  peut-être  de  payer  une  amende, 
était  désolé  et,  presque  en  pleurant,  suppliait  le  sergent 
de  le  lâcher.  A  la  vue  de  cette  scène,  la  foule  se  ras- 
sembla peu  à  peu  autour  d'eux.  Soudain  'on  injurie  le 
sergent  :  puis  la  foule  soulevée  l'arrête,  le  menace,  exige 
qu'il  rende  la  liberté  au  cocher.  La  foule  était  si  furieuse 
que  le  sergent  et  ses  camarades  accou  rus  à  son  secours 
tinrent  pour  plus  prudent  de  céder.  Les  ouvriers  em- 
menèrent en  triomphe  le  cocher  en  criant  :  «  Hourra  ! 
nous  l'avons  emporté!  »  et,  joyeux,  ils  se  dispersent  de 
tous  côtés. 

Presque  au  même  temps  à  Moscou,  sur  la  place  Lou- 
bianskaïa,  un  tramway  renversa  et  blessa  un  ouvrier 
inattentif.  En  un  instant,  la  foule  s'amasse  et  veut  bat- 
tre le  conducteur.  Un  sergent  intervient;  la  foule  s'ex- 
cite encore  davantage.  Des  menaces,  des  cris  retentis- 
sent :  «  Assez!  assez!  vous  ne  faites  qu'écraser  le  peu- 
ple !  »  Voyant  le  danger,  le  sergent  et  le  conducteur  se 
précipitèrent  dans  la  voiture  et  s'y  barricadèrent.  La 
foule  ne  fut  dispersée  que  par  la  police. 

A  Klimov  (gouvernement  de  Tchemigov),  la  foule 


46i  *LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

entre  en  fureur  à  propos  d'une  querelle  survenue  entre 
un  marchand  et  un  ouvrier  acheteur  (tous  les  deux 
russes)  et  se  met  à  saccager  les  boutiques,  non  seule- 
ment celle  qui  appartenait  à  ce  marchand,  mais  toutes 
celles  qui  se  trouvaient  à  portée.  «  Frères,  crièrent  les 
marchands,  n'avez-vous  pas  honte  de  maltraiter  les  vô- 
tres, les  orthodoxes?  —  Cela  nous  est  égal,  cria-t-on 
de  la  foule,  eh  bien,  donnez-nous  des  Juifs!  Les  vieux 
croyants  sont  encore  pires  que  les  Juifs...  »  Les  mar- 
chands étaient  probablement  de  vieux  croyants.  Cet 
état  maladif  des  esprits  aussi  prompts  à  se  révolter  que 
Tenfant  Test  à  frapper  la  pierre  qui  le  heurte,  sans  ré- 
fléchir si  cela  a  le  moindre  sens  commun,  s'est  reflété 
en  partie  dans  les  désordres  antisémitiques.  Je  dis  en 
partie,  car  c'est  là  un  fait  très  compliqué  engendré  par 
mille  causes  diverses. 

Dans  les  pays  qui  servirent  de  principale  arène  aux 
désordres  antisémitiques,  les  Juifs  composent  le  contin- 
gent principal  des  plus  implacables  exploiteurs,  et,  en  ou- 
tre, leur  conduite  envers  le  peuple  eston  ne  peut  plus  pro- 
vocante, grossière  jusqu'à  l'inouï.  Le  mépris  du  paysan 
sonne  dans  chaque  parole.  Lorsque  après  les  premiers 
désordres,  la  troupe  qui  les  avait  réprimés,  frappait 
cruellement  la  population  de  ses  fouets,  les  Juifs  ne  pu- 
rent se  retenir  de  railler  les  paysans.  <(  Ah  !  sont-ils  bons, 
les  fouets?  Recommencerez- vous  à  battre  les  Juifs?  » 
Saus  doute  tous  les  Juifs  ne  sont  pas  des  exploiteurs, 
sans  doute  il  y  a  parmi  eux  des  gens  honnêtes,  mais 
quand  le  peuple  voit  que  sur  100  de  ceux  qui  le  gru- 
gent, 77  ou  même  96  sont  Juifs,  il  confond  facilement, 
surtout  quand  viennent  à  la  rescousse  les  superstitions 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  465 

religieuses  traditionnelles  et  le  fanatisme.  Grâce  à  tout 
cela,  des  désordres  antisémitiques  éclataient  autrefois 
aussi  en  Russie  de  temps  en  temps.  Depuis  188i,  ils  pri- 
rent le  caractère  d'une  immense  explosion  et  se  répé- 
tèrent d'année  en  année.  Chaque  année,  la  foule  sacca- 
gea les  maisons  des  Juifs,  détruisit  et  parfois  pilla  leurs 
domaines,  allant  même  jusqu'aux  massacres  et  aux  plus 
révoltantes  violences.  En  1881  ces  désordres  se  produi- 
sirent à  Elisavetgrade,  Golta,  Znamenka,  Kiev,  Kiche- 
niev,  Vassilkov,  Jmérinka,  Fastov,  Nicolaiev,  Odessa, 
Sraiéla,  Lozovaïa,  Romny,  Volotchisk,  Biériozovka, 
Pierieiaslav,  Niejin,  Loubny,  Borzna.  Cette  agitation 
s'étendit  même  à  la  Pologne  et  éclata  violemment  à 
Varsovie.  L'année  suivante,  elle  commença  de  nouveau 
à  Balta,  Doubossary,  Lietychev,  Miedjibojie,  Nouvelle- 
Prague,  Bereznovatovka,  Vissounka,  Piriatin,  Okny. 
En  1883,  de  terribles  désordres  antisémitiques  se  pro- 
duisirent à  Rostov,  Novomoskovsk,  Ekatérinosïav , 
Krivoï-Rog,  Kliarkov  et  eurent  leur  contre-coup  inat- 
tendu au  cœur  de  la  Russie  à  Nijni-Novgorod,  où  il  n'y 
a  presque  pas  de  Juifs.  Pendant  l'année  suivante,  les 
désordres  s'apaisèrent  sans  se  calmer  complètement, 
mais  ils  semblent  depuis  se  transformer  en  crimes 
agraires.  J'en  parlerai  tout  à  l'heure. 

L'explosion  de  la  colère  du  peuple,  qui  se  manifesta 
sous  la  forme  de  désordres  antisémitiques  avait  choisi 
précisément  cette  forme  sous  l'influence  de  circonstances 
qu'on  peut  constater  sûrement.  «Juif  et  noble  se  valent, 
déclare  un  ouvrier,  seulement  il  est  plus  facile  de  battre 
le  Juif  y  c'est  pour  cela  qu'il  est  plus  souvent  battu.  »  Pour- 
quoi donc  est-il  plus  facile  de  battre  le  Juif?  Ici  la  res- 

30 


466  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

ponsabilité  incombe  entièrement  au  ministère  du  comte 
Ighnatiev,  formé  par  le  tzar  en  1881.  Terrifié  par  les 
événements  du  1/13  mars,  voyant  partout  en  Russie  une 
extrême  surexcitation  morale,  le  ministère  du  comte 
Ighnatiev  eut  la  pensée  de  détourner  l'attention  de  la 
société  et  du  peuple  fixée  sur  la  politique  en  ravivant  le 
sentiment  national.  Tout  notre  malheur  est  dans  les 
£/raW(7«r5,  il  faut  relever  )e  Russe  :  le  ministère  popula- 
risa bruyamment  cette  idée.  Dans  un  grand  nombre  de 
journaux,  qui  reflètent  toujours  la  politique  gouverne- 
mentale, il  parut  une  multitude  d'articles  dirigés  contre 
tous  les  étrangers,  surtout  contre  les  Juifs.  Ces  cris  fu- 
rent si  bruyants ,  que  dans  le  peuple  le  bruit  courut 
même,  répandu  partout  et  très  tenace,  que  le  gouverne- 
ment ordonnait  de  les  exterminer  et  de  les  chasser.  C'est 
en  ce  sens  qu'on  commente  dans  l'Ukraine  le  manifeste 
où  le  tzar  parle  de  la  nécessité  très  urgente  de  débar- 
rasser le  pays  des  émeutiers  et  de  la  rapine.  «  La  rapine, 
disaient  entre  eux  les  Petits  Russiens,  mais  qui  la  prati- 
que,  sinon  les  Juifs  ?  Quant  aux  émeutiers  [Kfamolniks)^ 
cela  est  encore  plus  clair  :  c'est  des  boutiquiers  {Kramor- 
niks)  qu'il  s'agit,  c'est-à-dire  encore  des  Juifs.  »  Les  Petits 
Russiens  ne  comprennent  pas  le  vieux  mot  Kramolnik. 
Les  concurrents  russes  des  Juifs  en  voleries  profitèrent 
de  l'état  d'esprit  dans  certains  endroits  :  ils  excitèrent  le 
peuple  et  pour  se  débarrasser  de  leurs  concurrents  et 
pour  détourner  d'eux-mêmes  son  attention. 

Partout  la  politique  que  le  comte  Ighnatiev  prati- 
quait dans  les  hautes  sphères  avait  son  contre-coup. 
La  haine  du  peuple  pour  les  Juifs  donnée,  cette  politi- 
que ne  pouvait  rester  sans  succès.  Les  désordres  com- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  467 

mencèrenl  et  qu'arriva-t-il?  Dans  le  premier  procès  des 
fauteurs  du  désordre,  à  Kiev,  le  procureur  Slrielnikov, 
personnage  connu  comme  jouissant  de  l'entière  con- 
fiance du  tzar  et  immédiatement  après  chargé  de  la 
répression  du  mouvement  révolutionnaire  dans  le  Sud 
avec  un  véritable  pouvoir  dictatorial,  Strielnikov  qui 
certes  était  censé  représenter  la  politique  du  gouverne- 
ment, au  lieu  d'accuser,  semble  plutôt  défendre  ceux  qui 
avaient  maltraité  les  Juifs .  Le  procureur  déplore  bien  haut 
dans  la  salle  d'audience  l'exploitation  des  Juifs,  la  situa- 
tion intolérable  du  peuple...  Ses  discours  s'impriment, 
se  commentent.  Une  députation  juive  s'adresse  au  comte 
Ighnatiev ,  implorant  un  secours  contre  les  attaques 
redoublées  de  la  foule.  Le  comte  Ighnatiev  répond  à  la 
députation  que  la  frontière  occidentale  de  la  Russie 
est  ouverte  aux  Juifs.  Le  gouverneur  général  Drenteln, 
quand  la  députation  lui  est  présentée,  commence  aussi 
à  l'injurier,  à  lui  reprocher  les  vols  et  lui  dit  que  c'est 
en  vain  que  les  Juifs  tâchent  de  gagner  les  personnages 
influents  de  Saint-Pétersbourg  :  t  Là,  dit-il,  on  prendra 
votre  argent,  mais  l'on  ne  fera  rien  pour  vous.  »  Toutes 
ces  déclarations  s'impriment  d^ns  les  journaux  et  se 
propagent  par  milliers  d'exemplaires  dans  toute  la  Rus- 
sie. Que  devait  penser  le  peuple  des  intentions  du  gou- 
vernement? 

n  aurait  été  intéressant  de  voir  ce  qu'eût  fait  le  mi- 
nistère, si  le  mouvement  antisémitique  avait  pris  un 
caractère  purement  national  et  religieux  qui  eût  dé- 
tourné l'attention  du  peuple  des  questiçns  politiques  et 
sociales.  Mais  cette  expérience  n'a  pu  avoir  lieu. 

Les  paysans  excités  par  le  mouvement,  saccageant  le 


408  L\  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

bien  des  Juifs,  crièrent  dès  le  début  :  «  G*est  notre  sang.  » 
Us  ne  rappelaient  pas  le  souvenir  de  Jésus  crucifié  par 
les  Juifs.  Dès  la  première  heure  ils  disaient  :  a  Nous 
commencerons  par  chasser  les  Juifs,  puis  les  nobles  ; 
ensuite  les  prêtres  auront  aussi  leur  dû.  »  Le  caractère 
social  du  mouvement  devint  à  son  tour  éclatant,  ce  qui 
effraya  ceux  qui  l'avaient  suscité,  ou  tout  au  moins  IV 
vaient  vu  avec  plaisir.  Les  organes  conservateurs  se 
mirent  à  crier  que  les  désordres  antisémitiques  étaient 
le  fait  des  socialistes,  qu'ils  étaient  une  école  où  le  peu- 
ple se  formait  à  la  révolution.  Le  gouvernement  ré- 
prima alors  les  désordres  avec  une  sévérité  extrême. 
Dans  le  Sud  et  à  Varsovie,  en  six  mois,  on  arrêta 
6826  émeutiers,  dont  5161  furent  traduits  devant  les 
tribunaux.  Les  affaires  de  ce  genre  sont  jugées,  par 
ordre  de  l'empereur,  sans  attendre  leur  tour  et  les  pro- 
cureurs appelèrent  l'attention  des  jurés  sur  cette  ordon- 
nance comme  sur  la  preuve  que  le  gouvernement  récla- 
mait une  énergie  particulière  dans  leurs  verdicts.  Par- 
tout les  fouets  des  Cosaques  sifflèrent  contre  le  peuple 
ameuté,  partout  retentirent  des  décharges  de  fusil. 

Le  mouvement  antisémitique  se  calma,  mais  il  est 
douteux  que  ces  représailles  l'aient  étouffé,  car  simul- 
tanément, avec  l'affaiblissement  de  la  persécution  des 
Juifs  proprement  dits,  commence  avec  plus  de  force  le 
mouvement  agraire.  Il  est  beaucoup  plus  probable  que 
les  émeutes  populaires  suivirent  ici  tout  simplement  la 
loi  intrinsèque  de  leur  développement,  qui  s'était  ma- 
nifestée par  la  formule  :  «  Nous  commencerons  par 
exterminer  les*Juifs,  puis  les  nobles;  ensuite  les  prêtres 
auront  aussi  leur  dû.  » 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  469 

J'ai  déjà  dit  plus  haut  que  les  émeutes  et  les  protesta- 
tions partielles  des  paysans  se  multiplièrent  dans  la  pé- 
riode qui  suivit  de  très  près  Témancipaiion.  Les  paysans 
semblent  désespérer  de  trouver  défense  pour  leur  cause 
auprès  des  autorités  légales,  ils  commencent  à  recourir 
de  plus  en  plus  souvent  à  leur  propre  force.  Celle-ci 
s*exprime  par  exemple  par  l'incendie  des  blés  et  des 
foins  des  propriétaires  agraires  et  des  riches  koulaks, 
l'assassinat  des  gardes  et  des  forestiers,  et  ainsi  de  suite. 
Le  coq  rouge  (l'incendie)  voltige  par  toute  la  Russie. 
Vers  le  début  du  règne  d'Alexandre  III,  cette  agitation 
atteignit  une  force  particulière  ;  elle  parut  débordée  par 
un  torrent  d'émeutes  qui,  au  début,  furent  antisémiti- 
ques. Depuis,  le  couronnement  d'Alexandre  III  semble 
avoir  donné  une  nouvelle  poussée  à  l'agitation. 

Lors  de  ce  couronnement,  l'Empereur  qui  y  avait  con- 
voqué huit  cents  représentants  des  paysans,  eut  l'im- 
prudence de  les  recevoir  très  peu  hospitalièrement. 
Quelques-uns  des  maires  convoqués  à  la  fête  racon- 
tèrent ensuite  avec  indignation  qu'on  les  avait  installés 
comme  un  troupeau  dans  la  première  caserne  venue, 
sans  même  se  préoccuper  de  leur  entretien.  Eux,  con- 
fiants dans  l'hospitalité  de  l'Empereur,  n'avaient  pas  eu 
la  précaution  de  se  munir  d'argent.  En  plusieurs  cas,  ils 
furent  obligés  de  recourir  à  l'assistance  de  leurs  com- 
patriotes, présidents  des  chambres  du  Zemstvo,  venus 
aussi  pour  le  couronnement.  Plus  tard,  quelques-uns 
de  ces  présidents  présentèrent  au  Zemstvo  des  comptes- 
rendus  officiels  des  sommes  qu'ils  avaient  dépensées 
pour  l'entretien  des  maires.  Au  surplus,  les  maires  fu- 
rent également  mécontents  de  la  conduite  des  courti- 


470  LA  RUSSIE  POLITIQUE  BT  SOCIALE 

sans  envers  leurs  personnes.  Pendant  leur  présentation 
au  tzar,  ils  entendirent  des  remarques  railleuses  dans 
la  foulé  des  courtisans  :  «  La  voilà,  la  Russie!  »  Le  ton 
méprisant  ne  leur  échappa  point.  Enfin,  après  la  céré* 
monie  du  couronnement,  au  moment  du  festin  offert 
aux  maires,  l'Empereur  lui-même  fit  déborder  la  coupe. 
Ce  fut  tme  étrange  scène,  tout  à  fait  incompréhensi- 
ble de  la  part  du  souverain.  Les  représentants  de  la 
noblesse  figuraient  parmi  les  convives.  L'Empereur 
s'adressa  tour  à  tour  aux  nobles  et  aux  paysans  et  pro- 
nonça deux  discours  qui  semblaient  avoir  pour  but  spé- 
cial de  mettre  en  relief  sa  prédilection  pour  la  noblesse  : 
«  Je  suis  très  content  de  vous  voir  encore  une  fois,  dit- 
il  aux  paysans,  je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur  de 
votre  cordiale  participation  à  nos  solennités  auxquelles 
la  Russie  entière  a  pris  une  part  si  chaleureuse.  Quand 
vous  aurez  regagné  vos  foyers,  transmettez  à  tous  ma 
cordiale  gratitude,  suivez  les  comeils  et  la  direction  de 
vos  maréchaux  de  noblesse^  et  n'ajoutez  aucune  foi 
aux  bruits  absurdes  et  insensés  sur  les  partages  des 
terres^  leur  augmentation  gratuite^  etc.  Ces  bruits  sont 
propagés  par  nos  ennemis.  Toute  propriété,  de  même 
que  la  vôtre,  doit  être  inviolable.  Que  Dieu  vous  accorde 
la  santé  et  le  bonheur.  » 
Ensuite  l'Empereur  s'adressa  aux  nobles  : 
c  Je  vous  remercie  de  votre  fidélité.  J'ai  eu  toujours 
pleine  confiance  dans  les  sentiments  sincères  de  la  no- 
blesse, et  j'espère  fermement  qu'elle  sera  toujours 
comme  par  le  passé,  le  soutien  des  intérêts  du  trône  et 
de  la  patrie.  Que  Dieu  vous  donne  de  vivre  en  cahne 
et  en  paix.  Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur.  » 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  47i 

Ainsi,  pour  les  paysans  il  n*y  a  que  remontrances  et 
ordre  d*obéir  aux  nobles.  On  ne  trouve  même  pas  pos- 
sible de  les  remercier  de  leur  fidélité;  on  les  remercie, 
comme  des  étrangers,  de  leur  participation  aux  so- 
lennités. Les  nobles,  au  contraire,  sont  le  soutien  des 
intérêts  du  trône  et  de  la  patrie,  le  tzar  a  toujours  eu 
foi  en  eux.  Il  est  difficile  de  comprendre  quel  besoin 
le  souverain  avait  de  prononcer  ces  discours  blessants 
pour  le  peuple  et  d'un  profit  très  problématique  pour 
la  noblesse  qui  n'existe  que  grâce  à  la  foi  du  peuple 
dans  le  tzar. 

Un  nombre  considérable  de  paysans,  comme  je  Tai 
déjà  dit,  ne  croient  pas  que  le  tzar  ait  réellement  pu 
prononcer  de  tels  discours  ;  mais  comment  ils  le  furent 
en  présence  de  huit  cents  témoins  paysans,  beaucoup 
durent  y  croire.  Et  puis,  du  couronnement,  les  paysans 
attendaient  Dieu  sait  quelles  félicités  et  bien  entendu 
leur  bien-aimé  partage.  Par  le  fait,  le  tzar  combla  de 
gratifications  les  nobles  seuls.  Tout  ce  qu'il  donna  aux 
paysans,  c'est  la  réduction  de  la  capitation  dont  la  sup- 
pression complète  avait  été  décidée  depuis  un  an  déjà. 
Pourquoi  l'Empereur  n'a-t-il  pas  profité  de  son  couron- 
nement pour  accorder  au  moins  au  peuple  ce  présent 
d'avènement? 

Cette  conduite  incroyable  rendra  certainement  très 
perplexe  les  historiens  de  notre  temps.  Mais,  il  est  clair 
qu'elle  ne  put  manquer  d'influer  sur  le  redoublement 
de  l'agitation  des  paysans.  Dans  les  gouvernements  en- 
tiers, le  peuple  fut  ému  par  le  bruit  que  le  tzar  aurait 
l'intention  de  rétablir  le  servage.  Il  est  &  remarquer 
que  ces  bruits  coururent  dès  le  1/13  mars  1881,  té- 


472  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


moignant  à  quel  point  s'était  affaiblie  la  confiance  da 
peuple  dans  l'autorité  du  tzar.  Les  bruits  et  les  com- 
mentaires répandus  dans  le  peuple  à  l'occasion  de  la 
mort  d'Alexandre  II,  furent  bien  singuliers.  Ici  la  foule 
châtia  les  insultes  au  tzar,  là  elle  l'insulta  elle-même. 
J'ai  déjà  indiqué  l'accentuation  de  ces  dispositions 
hostiles  après  le  1/13  mars.  Le  plus  souvent  on  disait 
ceci  :  «  Il  n'a  que  ce  qu'il  a  mérité,  etc.  »  Fréquem- 
ment encore,  le  peuple  expliquait  la  mort  du  tzar  par 
un  châtiment  que  Dieu  lui  avait  infligé  pour  ses  péchés. 
Ainsi,  à  Saint-Pétersbourg,  une  concierge  me  disait: 
«  C'est  parce  qu'ayant  à  peine  enseveli  sa  femme,  il  en 
épouse  une  autre  (la  princesse  lourievskaia).  m  Un 
Vieux  Croyant  racontait  dans  un  wagon,  que  Dieu  per- 
mettait les  attentats  à  la  vie  du  tzar  en  pensant  que 
«  peut-être  il  se  raviserait.  »  Dans  le  gouvernement 
de  Kiev,  c'était  la  légende  suivante  qui  circulait:  «  On 
tire  sur  lui  une  fois.  Dieu  le  sauve  ;  on  tire  une  seconde 
fois,  il  le  sauve  encore  ;  il  arrive  de  même  la  troisième 
fois.  Alors  Dieu  manda  saint  Nicolas  et  les  autres  saints 
et  leur  dit  :  «  Que  dois-je  faire  pour  le  tzar,  il  ne  veut 
pas  se  défendre  lui-même?  Assurément  il  fait  du  mal 
aux  gens,  puisqu'ils  tirent  sur  lui.  Si  maintenant  il  ne 
se  repent  pas,  je  ne  lui  viendrai  plus  en  aide,  qu'on  le 
tue.  »  Dans  le  gouvernement  de  Voronéj,  raconte  un 
voyageur,  les  bruits  sur  la  mort  du  tzar  varient,  les 
uns  disent  que  ce  sont  les  nobles  qui  l'ont  tué,  les  autres 
hésitent  :  «  Peut-être,  c'est  pour  nous  venger?  •  On 
rencontre  même  l'opinion  que  le  tzar  a  été  tué  par 
les  étudiants,  amis  dés  paysans.  Dans  une  réunion  de 
sectaires,  l'un  d'eux  déclara,  que  le  meurtre  du  tzar, 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  473 

antéchrist  était  un  acte  de  haut  mérite  et  que  si  les 
révolutionnaires  n'avaient  pas  la  force  de  frapper  t an- 
téchrist une  seconde  fois  dans  la  personne  d'Alexan- 
dre III,  les  chrétiens  devaient  se  charger  de  cette  mis- 
sion. La  réunion  déclina  la  proposition,  mais  elle  écouta 
jusqu'au  bout  ce  violent  discours.  Bref,  on  ne  trouve 
dans  le  peuple  aucune  compassion  spéciale  pour  le  tzar, 
et  la  moyenne  de  l'opinion  a  été  assurément  le  mieux 
exprimée  par  une  vieille  villageoise  :  «  Pourquoi,  ma- 
man, ne  vas-tu  pas  à  l'église  assister  à  la  messe  funèbre 
de  l'empereur?  lui  demandait  un  passant.  Tu  ne  le  re- 
grettes donc  pas?  —  Et  pourquoi  le  regretter?  répondit 
la  vieille,  celui-ci  est  mort  et  il  y  en  a  déjà  un  autre. 
Nous  en  avons  assez  de  nos  propres  chagrins.  » 

Prenant  possession  du  trône  dans  de  telles  circons- 
tances, l'empereur  Alexandre  III  ne  s'empressa  pas  de 
relever  la  popularité  des  tzars,  il  en  hasarda  même 
les  dernières  épaves.  Quoi  qu'il  en  soit,  résultat  ou  non 
des  discours  du  tzar,  l'agitation  redoubla.  On  la  ré- 
prima. Une  des  plus  révoltantes  répressions,  qui 
ruina  l'immense  volost  de  Vilchana,  eut  lieu  presque 
le  jour  du  couronnement.  Battus  par  les  soldats,  les 
paysans  se  vengèrent  par  des  incendies.  «  Les  incendies 
deviennent  à  la  mode,  »  écrit-on  de  Kichiniov  aux 
journaux.  «  Ce  qu'il  y  a  de  particulier  dans  les  incen- 
dies de  Zolotchev,  lisons-nous  ailleurs,  c'est  que  les 
flammes  détruisent  les  domaines  des  gens  riches...  C'est 
qu'on  met  le  feu  aux  propriétés  des  gens  détestés  qui 
opprirneîit  trop  les  pauvres  » ,  Dans  le  district  de  Dmi- 
triev,  c'est  aussi  par  la  malveillance  qu'on  expliqua 
les  incendies  qui  dévastèrent  les  biens  des  propriétaires. 


474  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCULB 

On  écrit  la  même  chose  de  Rylsk,  de  Slavianoserbsk, 
etc.  On  trouve  une  quantité  de  renseignements  analo- 
gues dans  les  journaux  russes.  Mais  les  incendies  sont 
encore  la  plus  douce  expression  de  la  colère  populaire. 
Des  attaques  directes  contre  les  propriétaires  ne  sont 
pas  rares,  et  dans  divers  endroits  ces  attaques  produisent 
une  telle  panique,  qu'ils  abandonnent  leurs  domaines. 
Des  faits  de  ce  genre  eurent  lieu  dans  les  provinces 
de  Piriatin,  Vierkhniednieprovsk,  Sosnitsa,  etc.  Ce 
mouvement  est  à  Tétat  aigu  dans  les  gouvernements 
du  Sud  qui  avaient  été  Tarène  principale  des  désordres 
antisémitiques.  Dans  la  province  de  Novomoskovsk,  le 
mouvement  contre  les  Juifs  se  produisit  simultanément 
avec  les  attaques  dirigées  contre  des  propriétaires  fon- 
ciers. En  septembre  1883,  les  paysans  s'adressèrent  à 
un  propriétaire  et  lui  demandèrent  de  leur  céder  gra« 
tuitement  ses  terres  :  «  La  terre  nous  manque,  disaient- 
ils,  nous  n'avons  presque  rien  à  cultiver.  Les  impôts 
sont  nombreux;  nous  n'avons  pas  de  quoi  les  payer  et 
nous-mêmes  nous  manquons  de  pain.  »  Ces  raisons  ne 
parurent  pas  convaincantes  au  propriétaire  ;  il  s'empressa 
d'avertir  l'ispravnik.  Arrivé  au  village  ce  fonctionnaire 
déclara  aux  paysans  que  leurs  exigences  étaient  illégales 
et  rappela  les  paroles  prononcées  par  l'Empereur  le  jour 
du  couronnement  «  Ce  n'est  pas  vrai,  s'écrièrent  les 
paysans,  les  maires  ont  certainement  mal  entendu  ». 
Ensuite  ils  prièrent  l'ispravnik  de  leur  indiquer  où 
s'adresser  pour  obtenir  une  augmentation  de  terre. 
Gomme  ces  prières  demeuraient  sans  fruit,  les  paysans 
commencèrent  à  s'agiter  dans  différents  endroits  de  la 
province.  Ils  enlevèrent  aux  propriétaires  le  bétail,  les 


LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  475 

instruments  aratoires,  les  récoltes  enfermées  dans  leurs 
greniers,  labourèrent  les  terres  appartenant  à  ces  pro- 
priétaires. On  raconte  qu'un  propriétaire  s'effraya  et 
signa  un  acte  par  lequel  il  leur  aliénait  ses  terres.  Ce 
mouvement  fut  étouffé  par  le  gouverneur  avec  le  con- 
cours de  la  force  armée. 

Les  événements  qui  eurent  lieu  dans  le  gouverne- 
ments d*Oufa  ne  sont  pas  moins  caractéristiques.  La 
noblesse  de  ce  gouvernement  fut  même  obligée  de  s'a- 
dresser en  1883  à  TEmpelreur,  pour  le  prier  de  «(prendre 
des  mesures  pour  le  rétablissement,  dans  le  gouverne- 
ment d'Oufa,  de  Tordre  qui  y  était  ébranlé,  et  pour  la 
défense  des  droits  agraires  des  nobles  contre  les  violen- 
ces qui  augmentaient  de  jour  en  jour  *.  »  Nous  emprun- 
tons plusieurs  faits  à  ce  curieux  document.  Au  prin- 
temps de  1883,  la  maison  du  gentilhomme  Tchemiavsky 
fut  incendiée  avec  ses  dépendances,  et  tous  les  habitants 
de  cette  maison,  au  nombre  de  cinq,  tués.  L'intendant 
disparut  sans  laisser  aucune  trace  ;  toute  la  récolte  du 
propriétaire  fut  enlevée  des  greniers  ;  on  ne  put  dé- 
couvrir les  coupables.  Au  gentilhomme  Rail  les  paysans, 
jadis  serfs  de  sa  femme,  vinrent  déclarer  qu'ils  avaient 
décidé  de  s'approprier  un  lot  de  son  domaine  grand 
de  50  déciatines,  et  qu'ils  en  jouiraient  malgré  tout. 
Chez  le  gentilhomme  Fok,  les  bachkirs  du  voisinage 
vinrent  en  foule,  détruisirent  ses  forêts,  tuèrent  plu- 
sieurs gardes  forestiers,  et  par  leurs  menaces  effrayè- 
rent à  tel  point  M.  Fok,  qu'il  abandonna  sa  maison  et 

1.  Arré^  de  Rassemblée  de  la  noblesse  d:Oufa,  27  juiUet  1883,  pré- 
senté au  ministre  de  l'intérieur  et  porté  par  la  noblesse  à  la  con- 
naissance de  Sa  Majesté.  Messager  de  la  Volonté  du  Peuple,  n9  4. 


476  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

ses  terres  pour  s'établir  à  Oufa.  Le  prince  Tchinghîse 
fut  même  empêché  de  fréquenter  ses  propres  terres, 
par  les  violences  de  la  population.  Chez  le  propriétaire 
lermalov,  une  foule  de  paysans  envahit  les  champs,  en 
chassa  les  ouvriers,  déclarant  qu'eux,  paysans,  prenaient 
possession  des  terres.  Et,  quand  l'intendant  vint,  les 
paysans  lui  portèrent  de  graves  blessures  avec  leurs 
haches. 

Une  multitude  de  faits  de  ce  genre  ont  été  constatés 
par  les  maréchaux  de  la  noblesse  des  provinces  de  Oufa, 
Birsk,  Steriitamak  et  Bélébéy. 

L'absence  d'intelligence  politique  développée  ne  per- 
met pas  au  peuple  de  se  poser  un  but  précis  et  dès  lors 
de  s'organiser.  Le  gouvernement,  malgré  les  terribles 
éclats  du  mécontentement  populaire,  préfère  en  consé- 
quence compter  avec  des  éclats  épars  plutôt  que  de 
permettre  la  formation  d'un  parti  paysan  régulier,  ayant 
un  programme  net  qui  pourrait  grouper  des  forces 
considérables.  Cependant,  il  faut  remarquer  que  les 
incendies  et  les  crimes  agraires  commencent  à  se 
systématiser;  les  paysans,  qui  ne  sont  pas  mauvais 
organisateurs,  forment  déjà  parfois  des  bandes  régu- 
lières ;  on  l'a  remarqué  pendant  les  désordres  antisé- 
mitiques, au  cours  desquels  les  attaques  des  émeutiers, 
leurs  mouvements  en  ordre,  leur  aptitude  à  se  disperser 
au  moment  nécessaire  pour  se  reformer  ensuite 
dans  un  endroit  où  il  n'y  avait  ni  police,  ni  troupe, 
donnait  involontairement  l'idée  d'une  certaine  organi- 
sation dirigeant  la  foule.  Cela  sautait  tellement  aux 
yeux  que  parfois  l'on  attribuait  les  désordres  aux  ré- 
volutionnaires. Ce  qui  est  encore  plus  étonnant,  les 


LA  RUSSIE  Pi)L]TIQUB  477 

paysans  eux-mêmes  le  pensèrent  parfois  I  Cependant  il 
fallut  abandonner  sans  retour  cette  idée  lorsque  de  nom- 
breux jugements  eurent  irréfutablement  démontré 
qu'aucune  sorte  de  révolutionnaires  ne  se  trouvaient 
mêlés  aux  désordres.  Evidemment  la  foule  apprend  à 
s'organiser  elle-même.  Cela  devint  encore  plus  clair 
quand  on  incendia  systématiquement  les  proprié- 
taires. Dans  la  province  de  Slavianoserbsk,  en  effet,  les 
incendiaires  détruisirent  successivement  des  fermes 
appartenant  aux  propriétaires  et  réussirent  toujours 
à  échapper  aux  poursuites  de  la  police.  Enfin',  dans 
les  derniers  temps,  ces  organisations  sont  dévoilées 
par  les  enquêtes  judiciaires.  Nous  voyons  même  figu- 
rer un  juif  parmi  les  membres  de  la  société  secrète 
formée  de  paysans  et  ayant  pour  but,  au  dire  de 
l'acte  d'accusation ,  l'accomplissement  de  crimes 
agraires,  et  au  nombre  des  victimes  de  cette  société 
nous  trouvons  également  des  juifs  et  des  koulaks  or- 
thodoxes. Ce  fait  est  extrêmement  significatif.  Il  semble 
indiquer  que  la  transition  définitive  des  troubles  antisé- 
mitiques en  troubles  agraires  est  prête  de  s'accomplir. 
Ainsi,  l'impossibilité  absolue  de  former  des  partis 
paysans  qui  auraient  pu  prendre  part  à  l'activité  politi- 
que, portedans  le  peuple  les  mêmes  conséquences  qu'elle 
a  produites  dans  les  sphères  supérieures.  Le  peuple 
s'organise  en  sociétés  secrètes  et  a  recours  à  la 
terreur.  Mais  il  est  certain  que,  pratiqué  par  un  peuple 
de  tant  de  millions  d'âmes,  ce  système,  s'il  se  dé- 
veloppait, menacerait  la  tranquillité  publique  de  dangers 
infiniment  plus  grands  que  s'il  n'avait  pour  terrain  que 
la.classe  éclairée. 


478  Lk  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


IV 


Il  est  aisé  de  se  figurer  la  situation  difficile  du  parti 
libéral  en  Russie. 

D'un  côté,  le  gouvernement  autocrate  jusqu'à  la 
moelle  des  os,  jaloux  de  son  autorité  et  en  même  temps 
incapable  de  donner  au  pays  un  régime  supportable  ; 
d'un  autre  côté,  les  révolutionnaires  désespérant  complè- 
tement des  moyens  d'action  pacifique  et  ne  reculant  pas 
devant  les  mesures  les  plus  extrêmes  :  la  terreur  et  le  ré- 
gicide. En  dessous,  la  masse  populaire,  lésée,  opprimée, 
humiliée,  exaspérée,  employant  les  ressources  der^ 
niêres,  l'incendie,  les  crimes  agraires,  les  émeutes... 
Quel  programme  libéral  peut-on  tracer  dans  de  telles 
conditions?  Y a-t-ilmême  place  dans  un  pays  pareil  pomr 
des  libéraux  et  les  circonstances  n'indiquent-elles  pas 
l'impérieuse  nécessité  de  ne  pas  tolérer  plus  longtemps 
ce  marasme  et  d'extirper  d'une  main  énergique  l'abso- 
lutisme pour  déblayer  le  terrain  des  labeurs  légaux  et  pa- 
cifiques? C'est  ce  que  pensèrent  de  nombreux  libéraux 
repentis  en  se  joignant  aux  révolutionnaires.  La  tradi- 
tion des  troubles  révolutionnaires  et  surtout  des  com- 
plots est  cependant  trop  récente  en  Russie  pour  que 
nombre  de  gens  fussent  aptes  à  raisonner  de  la  sorte. 

La  dictature  des  tzars  pendant  des  siècles,  pendant 
toute  la  période  durant  laquelle  la  Russie  s'efforçait 
d'atteindre  ses  limites  naturelles,  avait  été  indispensa- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  479 

ble.  Cette  dictature  fut  pénible  pour  tous,  mais  tous  en 
comprenaient  la  nécessité.  On  s'habitua  aux  tzars.  L'idée 
de  vivre  sans  tzar,  l'idée  d'agir  contre  le  tzar,  c'est-à- 
dire  d'ébranler  l'ordre,  l'autorité  centrale  indispen- 
sable à  la  Russie,  cette  idée  ne  put  naître  que  peu  à 
peu,  à  mesure  que  disparaissaient  les  faits  qui  avaient 
rendu  les  tzars  indispensables.  Cette  idée  est  aujourd'hui 
encore  étrangère  au  peuple.  Voilà  pourquoi  la  société, 
même  libérale,  même  profondément  imbue  des  idées 
constitutionnelles,  a  peur  d'agir  ouvertement  contre  le 
tzar.  C'est  cette  peur  qui  permit  à  l'autocratie  de  sortir 
sans  limitation  aucune  de  la  crise  qui  suivit  la  campa- 
gne de  Crimée.  Mais  si  on  ne  peut  agir  contre  le  tzar, 
il  est  évident  qu'il  faut  t&cher  de  s'arranger  avec  lui. 
Gemment  le  faire?  La  question  n'est  pas  facile  à  ré- 
soudre. 

Le  parti  libéral  essaya  d'agir  à  l'aide  des  fragments 
d'institutions  libérales  qu'on  avait  arrachés  à  Alexan- 
dre IL  Il  essaya  de  créer  une  presse  politique,  une 
justice  indépendante  qui  naturellement  aurait  limité  l'ar- 
bitraire administratif  ;  elle  essaya  d'agir  dans  leZemstvo, 
dans  les  municipalités.  Le  gouvernement  se  tint  aussi- 
tôt sur  la  défensive.  Notre  self-govemment  fut  dès 
le  début  organisé  de  la  plus  détestable  manière.  Les 
villes  furent  livrées  au  pouvoir  de  l'oligarchie  in- 
dustrielle et  commerciale.  Le  self-govemment  muni- 
cipal se  trouva  placé  sous  la  surveillance  d'un  conseil 
municipal  élu,  mais  représentant  le  capital  et  non  la 
population.  A  Saint-Pétersbourg,  sur  le  nombre  total 
de  la  population,  962000  &mes,  il  n'y  a  que  49233 
électeurs.  Ces    électeurs  se  divisent  encore,  d'après 


480  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


le  chiffre  d'imposition  payé  par  eux, en  trois  catégories; 
&  la  première  catégorie  appartiennent  261  individus, 
à  la  deuxième  777,  à  la  troisième  18195.  Chacune  de 
ces  catégories  a  un  nombre  égal  de  représentants  au 
conseil  municipal.  De  cette  manière  2/3  des  voix  appar- 
tiennent à  1038  individus,  1/3  à  18195.  Le  reste  de 
la  population  qu'on  ne  peut  évaluera  moins  de  800000 
individus  n'a  aucune  participation  aux  affaires  de  la 
ville.  Que  peut-on  faire,  étant  donnée  une  organisation 
aussi  absurde,  grâce  à  laquelle  une  immense  ville,  peu- 
plée d'un  million  d'habitants,  se  trouve  livrée  à  un  mil- 
lier d'individus  appartenant  à  l'aristocratie  financière? 
C'est  cela  qui  explique,  pourquoi  chez  nous  nombre  de 
petites  villes  prient  le  gouvernement  de  les  faire  pas- 
ser au  rang  des  villages,  car  dans  les  villages  tous  les  ha- 
bitants prennent  part  à  l'administration.  Dans  la  munici- 
palité, que  ferait  un  homme  qui  nourrit  des  plans  de 
réformes  d'utilité  publique?  Aussi  le  parti  libéral  n'y 
est-il  pas  en  force  ! 

Dans  le  Zemstvo,  la  situation  est  un  peu  différente.  Le 
gouvernement,  de  même  qu'il  donnait  dans  les  villes 
le  pouvoir  aux  capitalistes  donne  ici,  comme  je  l'ai  dit 
plus  haut,  la  prépondérance  aux  nobles,  et  du  coup  il 
rendit  le  Zemstvo  impuissant,  en  y  introduisant  l'anl- 
mosité  des  classes.  Heureusement,  le  parti  libéral  est 
très  considérable  dans  la  noblesse  ;  il  se  saisit  donc  da 
Zemstvo  avec  une  espérance  toute  particulière.  Le  gou- 
vernement eut  soin  d'entourer  le  Zemstvo  de  conditions 
telles  que  tout  ce  qu'on  y  faisait  équivalait,  comme  on 
dit,  à  battre  l'eau  avec  un  bâton.  Le  rôle  du  Zemstvo  se 
borne,  selon  la  loi,  à  défendre  les  intérêts  économiques 


LA  RUSSIE  POUTIQUB  481 

de  la  localité;  h  Zemstvo  n'a  donc]aucune  autorité  ad- 
ministrative, tout  en  étant  obligé  de  faire  une  énorme 
place  dans  le  budget  à  Tentretien  de  Tadministration. 
La  multitude  de  ces  dépenses  obligatoires,  que  le 
Zemstvo  n'a  pas  le  droit  de  mettre  aux  voix,  engloutit 
presque  la  moitié  de  ses  ressources  et  davantage  môme 
parfois.  Ainsi  le  Zemstvo  du  gouvernement  de  Tver,  de- 
puis qu'il  existe,  en  seize  années  a  dépensé  plus  de  12 
millions  dont  plus  de  6  millions  en  frais  obligatoires  ^ 
Dans  le  gouvernement  de  Kherson,  le  budget  de  1885 
porte  364000  roubles  de  dépenses  obligatoires  et 
296000  de  dépenses  qui  ne  le  sont  pas  ^  Nous  voyons 
par  ces  chiffres  que  le  Zemstvo  est  extrêmement  limité, 
même  pour  disposer  de  ses  propres  ressources.  Il 
est  obligé,  avant  tout,  de  céder  aux  exigences  du 
gouvernement  et  ensuite  s'il  lui  reste  quelque  chose, 
il  est  libre  de  faire  des  dépenses,  non  obligatoires.  Et 
les  dépenses  non  obligatoires  ce  sont  les  dépenses  pour 
l'amélioration  de  la  culture,  les  écoles,  l'hygiène  du 
peuple,  c'est-à-dire  pour  tout  ce  qui  est  le  plus  indis- 
pensable. 

Etroitement  garrotté  sur  le  terrain  financier,  le  Zems- 
tvo est  en  même  temps  placé  sous  la  dépendance  de 
l'administration.  Toutes  les  décisions  prises  par  lui  sont 
soumises  au  contrôle  du  gouverneur,  qui  peut  les  susr 
pendre  s'il  les  trouve  illégales  ou  bien  contraires  aux 
intérêts  généraux  de  l'Etat.  Le  gouverneur  a  même  été 
investi  du  droit  de  destituer  les   fonctionnaires  du 

1 .  Recueil  de  matériaux  pour  servir  à  Vhistoire  du  zemstvo  de  Tver^ 
1883,  I. 

2.  Recueil  du  zemstvo  de  Kherson,  1884. 

31 


482  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

zemstvo  qu'il  juge  peu  sûrs.  L'administration  a  large- 
ment usé  de  ce  droit  illimité.  Souvent  ses  actes  ont  un 
caractère  très  perfide  ;  souvent  on  ne  peut  les  expliquer 
que  par  le  désir  de  discréditer  aux  yeux  du  peuple  le 
zemstvo.  Ainsi  par  exemple, les  zemstvos,  voulant  couper 
court  aux  abus,  intercédèrent  pour  que  les  personnes 
en  retard  piour  le  paiement  des  impôts  provinciaux,  et 
les  entrepreneurs  qui  se  chargeaient  de  fournitures  pour 
le  compte  des  zemstvos,  ne  fussent  pas  éligiblesauxfonc- 
tions  publiques.  Le  gouvernement  refusa.  Les  zemstvos 
ne  purent  obtenir  pour  leurs  membres  le  droit  de  n'être 
pas  arrêtés  parles  agents  inférieurs  de  la  police.  Le  gouver- 
nement refusa  quoiqu'il  y  eut  des  cas  où  Tadministration 
employait  les  arrestations  pour  exercer  une  pression  élec- 
torale. Pour  faciliter  la  participation  des  paysans  auxaf- 
faires,  les  zemstvos  demandèrent  la  permission  de  voter 
des  appointements  pour  les  députés.  Le  gouvernement 
refusa.  Les  pétitions  deszemstvospourdes  questions  d'in- 
térêt local  sont  déclinées  systématiquement.  Les  gouver- 
neurs se  mêlent  arbitrairement  de  leurs  afTaires.  Ainsi, 
en  1877,  le  gouverneur  de  la  Tauride  défendit  les  re- 
cherches statistiques  sur  la  situation  de  la  population.  Les 
écoles  primaires  des  zemstvos  sont  soumises  à  un  con- 
trôle si  minutieux  par  le  ministère  que  les  zemstvos  ne 
sont  plus  maîtres  chez  eux  et  perdent  même  le  désîr  de 
faire  quelque  cho^je  pour  les  écoles.  En  revanche,  le 
gouvernement  est  beaucoup  plus  indulgent  si  les 
zemstvos  sont  entraînés  par  l'esprit  de  spéculation. 
C'est  ainsi  qu'il  leur  accorde  des  concessions  de  chemins 
de  fer,  pour  lesquelles  le  zemstvo  paiera  plus  tard  des  ga- 
ranties. Le  gouvernement  se  tait  aussi  quand  le  zemstvo 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  483 

dépense  ses  fonds  pour  la  fondation  d*asiles  pour  les 
enfants  des  nobles. 

Après  plusieurs  années  d'une  pareille  pratique,  le 
parti  libéral  comprit  de  plus  en  plus  clairement  que 
sans  la  limitation  de  l'autocratie  sur  laquelle  s*appuie 
l'arbitraire  administratif,  il  est  inutile  de  penser  à  une 
activité  sociale  quelconque.  Dès  lors,  la  convocation  des 
représentants  du  peuple^  sous  quelque  forme  que  ce  fût, 
devint  son  rêve.  Une  assemblée  de  représentants  du 
peuple,  même  non  investie  par  le  gouvernement  de 
pouvoirs  particuliers,  serait  naturellement  une  force 
morale,  qui  refrénerait  même  inconsciemment  l'absolu- 
tisme :  c'est  &  cela  que^  tendent  toutes  les  pensées  des 
libéraux.  Us  profitent  de  tout  prétexte  pour  essayer  de 
persuader  aux  empereurs  de  convoquer  soit  des  repré- 
sentants du  peuple  soit  au  moins,  ceux  du  zemstvo.  Les 
zemstvos  ont  plus  d'une  fois  fait  des  démarches  pour 
obtenir  le  droit  pour  leurs  représentants,  déformer  des 
assemblées  générales  où  ils  traiteraient  les  afTaires  de 
leur  compétence.  Pour  commencer  ils  ne  demandaient  le 
droit  de  s'assembler  que  pour  les  gouvernements  limi- 
trophes et  représentaient  au  gouvernement  que  dans 
le  cas  d'épizootie,  ou  pour  combattre  les  sauterelles  qui 
dévastent  le  sud  de  laRussie,  etc.,  des  mesures  générales 
prises  simultanément  dans  plusieurs  gouvernements, 
sont  indispensables.  Autant  les  libéraux  tenaient  à  ob- 
tenir ces  assemblées,  autant  le  gouvernement  craignait 
de  les  leur  concéder. 

Le  mouvement  révolutionnaire  fut  pour  les  libéraux 
un  prétexte  de  multiplier  leurs  démarches,  mais  leur 
politique  est  généralement  pusillanime;  elle  manque  de 


484  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


sincérité,  ce  qui  fait  avorter  ses  tentatives.  Au  lieu  d* exi- 
ger la  convocation  de  représentants  du  peuple  et  la  garan 
tie  des  droits  du  citoyen  russe,  comme  des  mesures  in- 
dis  pensables  au  pays,  les  libéraux  essayèrent  de  convain 
crele  gouvernement  que  ces  mesures  étaient  nécessaires 
pour  Pexlirpation  de  la  sédition,  dans  le  propre  in- 
térêt du  gouvernement  et  des  empereurs.  Ils  lui  démon- 
trèrent que  la  police  n'était  pas  en  état  de  lutter  utile- 
ment avec  le  mouvement  révolutionnaire,  et  que  les 
représentants  du  peuple  le  feraient  avec  beaucoup  plus 
de  succès.  Un  journal  révolutionnaire,  Efi  avant!  Si 
la  remarque  sarcas  tique  que  nos  libéraux  priaient  le 
tzar  de  les  prendre  pour  chiens  de  garde.  Ce  sarcasme 
allait  droit  au  but.  Les  libertés  politiques,  la  liberté 
de  la  presse,  etc.  semblaient  dire  les  libéraux,  ne  sont 
nécessaires  que  pour  exterminer  ceux  qui  les  exigent 
plus  énergiquement  que  tous.  Cette  conduite,  outre  son 
incortection,  eut  Tinconvénient  de  dévoiler  la  complète 
impuissance  des  libéraux,  de  convaincre  le  gouverne- 
ment qu'ils  n'oseraient  jamais  entrer  en  lutte  ouverte 
avec  lui.  En  même  temps,  elle  ne  trompait  nullement 
le  gouvernement,  qui  comprenait  parfaitement  l'étroite 
parenté  qui  existe  entre  les  tendances  des  libéraux  et 
celles  des  révolutionnaires.  Il  tint  ferme  et,  ne  cédant 
pas  d'une  ligne,  il  se  borna  à  les  écouter  pour  les  en- 
dormir par  mille  contes. 

La  politique  du  gouvernement  fut  d'autant  plus  ferme 
sous  ce  rapport  que,  sous  Alexandre  II,  déjà  il  s'était 
étroitement  rapproché  des  réactionnaires.  Le  comte 
Dmitri  Tolstoï,  ami  et  élève  de  Katkov,  avait  tout  l'air 
d'un  représentant  de  la  Gazette  de  Moscou  près  le 


:i 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  485 

cabinet  de  Saint-Pétersbourg.  Katkov  dénonçait  conti- 
nuellement les  menées  des  libéraux.  Le  gouvernement 
lui-même  montrait  parfois  fort  clairement  qu'il  ne  se 
laissait  nullement  abuser.  Une  fois,  il  engagea  pour  ré- 
diger un  journal  subventionné  Le  Bord^  le  professeur 
Tsitovitch.  Le  Bord  parut  consacré  simplement  à  dé- 
montrer qu'entre  lesséditréux  sous-terrain,  c'est-à-dire 
les  révolutionnaires  et  les  séditieux  surterrains  (les 
libéraux),  il  n'existait  nulle  différence.  Je  ne  sais  à  quel 
point  ces  révélations  furent  utiles  au  gouvernement. 
Toujours  est-il  qu'il  y  dépensa  200000  roubles,  si  la 
mémoire  ne  me  fait  pas  défaut  *  ;  mais  en  tout  cas  il 
les  fit.  Cette  démonstration  est  le  passe-temps  favori  de 
la  presse  réactionnaire  et  les  articles  les  plus  spirituels 
de  Katkov  sont  ceux  qui  traitent  cette  question. 

Cependant,  je  n'ai  pas  dit  encore  ce  que  c'est  que  nos 
conservateurs  ou  réactionnaires.  A  proprement  parler, 
il  est  bien  difficile  de  les  appeler  conservateurs  ;  ils  ne 
défendent  nullement  l'ordre  actuel  et  tâchent  de  le  mo- 
difier tout  aussi  résolument  que  les  autres.  Leur  vrai 
nom  est  réactionnaires  :  ce  sont  les  antipodes  des  révo- 
lutionnaires. Tandis  que  ceux-ci  ont  pour  idéal  une 
société  libre,  formée  d'individus  libres  et  instruits  ;  l'i- 
déal des  réactionnaires,  c'est  la  société  de  tous  côtés 
contenue  par  le  pouvoir,  l'individu  dont  l'esprit  et  la 
conscience  sont  enchaînés  par  le  prestige  de  la  religion, 
des  traditions,  etc.  Leur  idéal,  c'est  la  Russie  de  Nico- 
las I®'.  Très  peu  nombreux,  nos  réactionnaires  sdnt  d'au- 

1.  Un  des  collaborateurs  de  Tsitovitch,  Diakov  (pseudonyme 
Nieziobine),  a  publié  dans  les  journaux  russes  ces  détails  qui  se 
sont  un  peu  effacés  de  mon  souvenir. 


486  LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


tant  plus  acharnés  qu'ils  ont  conscience  d'aller  contre 
le  courant  selon  l'expression  de  l'un  d'eux,  M.  Lioubri- 
mov.  Contre  le  courant^  c'est  leur  vraie  devise  ;  ils 
vont  en  effet  non  seulement  contre  la  société  progres- 
siste, mais  aussi  contre  les  tendances  de  notre  peu- 
pie.  Leur  force  est  dans  le  gouvernement  et  aussi  dans 
tous  ceux  qui  exploitent  le  pays,  et  qui,  pour  leurs  téné- 
breuses menées,  ont  besoin  de  l'absence  de  la  publi- 
cité, de  l'arbitraire  administratif,  etc.  On  peut  géné- 
ralement dire,  et  cela  sans  le  moindre  parti  pris,  que 
nos  réactionnaires  sont  le  fléau  de  la  Russie,  moins  par 
leurs  principes  vaincus  d'avance  dans  la  Russie  ac- 
tuelle, que  par  le  personnel  de  leur  parti,  composé 
de  la  lie  de  la  société,  des  éléments  les  plus  perver- 
tis de  toutes  les  classes.  Mais  grâce  justement  à  ce 
mode  de  recrutement,  nos  réactionnaires  ont  ce  qui 
manque  à  nos  libéraux  :  l'énergie,  la  décision,  la  pas- 
sion, la  qualité  de  tout  risquer  pour  tout  gagner,  et 
sous  ce  rapport  ils  rappellent  nos  révolutionnaires.  Ce 
n'est  pas  pour  rien  qu'ils  donnent  asile  à  tous  les  traî- 
tres révolutionnaires,  dont  ils  peuvent  apprécier  l'éner- 
gie mieux  que  qui  ce  soit. 

La  deuxième  moitié  du  règne  d'Alexandre  II  fut  l'é- 
poque d'un  rapprochement  de  plus  en  plus  étroit  du 
gouvernement  et  du  parti  réactionnaire.  Lq  développe- 
ment du  mouvement  révolutionnaire  donna,  cependant, 
aux  libéraux  plusieurs  nouveaux  prétextes  d'instances, 
auprès  du  gouvernement;  il  leur  donna  même  une  cer- 
taine impulsion.  Les  libéraux  voyaient  avec  honte  que 
pendant  que  leurs  journaux  et  leurs  revues  devenaient 
de  plus  en  plus  impuissants  devant  l'arbitraire  admi- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  487 

nistratif,  —  les  révolutionnaires  publiaient  clandestine- 
ment une  série  entière  de  journaux,  le  Début,  Terre  et 
Liberté^  le  Partage  Noir,  la  Volonté  du  Peuple,  etc. 
«  Pendant  que  le  nombre  des  organes  clandestins  ne 
fait  que  croître,  les  organes  de  la  presse  légale  sont 
obligés  de  disparaître  Tun  après  Tautre,  »  dit  avec  amer- 
tume en  1879  la  déclaration  officielle  de  rassemblée  du 
zemstvo  de  Tver.  Pendant  que  les  révolutionnaires  or- 
ganisent leurs  sociétés  et  rendent  des  arrêts  de  mort 
contre  les  hauts  dignitaires  de  TEtat  et  même  contre 
rEmpereur,les  libéraux,  les  membres  des  zemstvos,  re- 
présentants élus  du  peuple,  n'osent  s'assembler  pour 
délibérer  sur  leurs  plus  humbles  besoins,  et  sont  obligés 
de  se  soumettre  à  l'arbitraire  du  moindre  policier  quand 
celui-ci  dispose  sans  façon  de  leur  personne.  Sous  l'in- 
fluence de  ces  circonstances,  il  vient  aux  libéraux  la 
pensée  de  s'unir  en  société.  Du  moins  les  rapports  po- 
liciers affirment  qu'en  1878  les  membres  les  plus  mar- 
quants du  Zemstvo,  tinrent  des  réunions  secrètes  à 
Moscou,  Kiev  et  Khorkov  *.  Les  mêmes  rapports  men-^ 
tionnent  l'existence  d'une  certaine  Ligue  libérale  qui, 
de  concert  avec  les  membres  du  Zemstvo,  organisa 
en  1880  un  congrès  secret,  au  cours  duquel  il  fut  décidé 
d'obtenir  à  tout  prix  la  représentation  du  peuple.  Ces 
premières  tentatives  d'union  furent  très  peu  nombreuses 
et  très  maladroites,  quoique  peut-être  elles  n'aient  pas 
été  sans  influence  sur  l'apparition  de  déclarations  du 
Zemstvo  en  faveur  de  la  Constitution.  Ces  déclarations 
eurent  lieu  en  1879  et  1880,  quand  l'Empereur,  poussé 
par  le  mouvement  terroriste  au  milieu  des»  révolution- 

i .  La  Cause  générale,  n<»  54. 


488  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

naires,  déclara  publiquement  à  Moscou  aux  représen- 
tants des  diverses  classes  qu'il  avait  foi  dans  le  concours 
de  la  société  et  que  ce  même  appel  à  la  société  fut  re- 
nouvelé ensuite  dans  le  Messager  du  gouvernement. 
D'un  côté,  on  frappe  la  société;  de  Tautre,  Ton  exige 
son  concours  ;  les  plaintes  amères  des  zemstvos  répon- 
dirent comme  un  écho.  L'assemblée  du  zemstvo  de 
Tver  dit  dans  sa  déclaration  officielle,  qu'elle  est  prèle 
à  lutter  avec  le  mal  toujours  croissant,  c'est-à-dire  avec 
les  révolutionnaires,  mais  qu'elle  a  les  pieds  et  les 
mains  liés  par  Tadministration.  Le  ministère  de  Tins- 
truction  publique  interdit  au  zemstvo  toute  participa- 
tion à  rinstruction  du  peuple,  et  lui-même  n'est  pas  en 
état  de  préserver  les  écoles  des  influences  pernicieuses. 
Chaque  année,  les  écoles  secondaires  rejettent  de  leur 
sein  i/8  des  élèves,  avant  qu'ils  aient  fini  leurs  cours, 
et,  en  les  privant  ainsi  de  tout  avenir,  elles  forment 
un  milieu,  où  toute  idée  subversive  trouve  un  accueil 
favorable.  Les  étudiants  sont  entoures  de  suspicion  et 
de  contraintes,  qui  les  aigrissent  et  détruisent  en  eux 
tout  respect  pour  la  loi.  Le  zemstvo  est  tellement  humi- 
lié par  l'administration  que  non  seulement  ses  plus 
humbles  démarches  ne  reçoivent  aucune  satisfaction, 
mais  sont  laissées  sans  réponses.  La  dignité  des  tri- 
bunaux est  sapée  à  sa  racine  par  les  mesures  adminis- 
tratives. Les  tribunaux  et  la  loi  ne  peuvent  plus  sauve- 
garder l'individu  et  il  reste  entièrement  livré  à  l'arbi- 
traire de  l'administration.  La  presse  est  opprimée.  Ainsi, 
dit  le  zemstvo,  nous  sommes  privés  de  la  possibilité  de 
faire  quoi  que  ce  soit.  L'Empereur  a  récemment  reconnu 
indispensable  d'octroyer  à  la  Bulgarie  délivrée  le  vrai 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  489 

self-çovemment^  Finviolabilité  des  droits  individuels, 
rinviolabilité  de  la  justice,  la  liberté  de  la  presse.  Le 
zemstvo  du  gouvernement  de  Tver  espère  que  le  peu- 
ple russe  jouira  des  mêmes  bienfaits  qui  seuls  peuvent 
lui  permettre  d'entrer  au  signe  donné  par  TEmpereur, 
dans  la  voie  du  développement  graduel  pacifique  et  légal. 
Tel  est  encore  l'esprit  du  rapport  fait  par  la  commis- 
sion du  zemstvo  de  Tchemigov  en  1879.  Après  avoir 
énuméréles  mêmes  vexations,  le  rapport  conclut  en  ces 
termes  :  «  Le  zemstvo  du  gouvernement  de  Tchernigov 
constate  avec  une  tristesse  indicible  son  entière  impuis- 
sance à  prendre  des  mesures  quelconques,  pour  com- 
battre le  mal  et  considère  comme  un  devoir  civique  d'en 
informer  le  gouvernement  *.  »  Le  gouvernement  ce- 
pendant ne  daigna  même  pas  accorder  son  attention 
à  ces  déclarations.  Il  ordonna  simplement  aux  gouver- 
neurs et  aux  maréchaux  de  la  noblesse  ^  de  surveiller 
plus  sévèrement  les  zemstvos. 

A  la  fin  de  l'année  1879  eurent  lieu  pourtant  des  évé- 
nements qui  produisirent  sur  l'Empereur  une  impression 
plus  forte  que  celle  qu'il  avait  été  donné  à  la  voix  du 
pays  de  produire  sur  lui.  Le  19  novembre  1879,  sous 
les  murs  de  Moscou,  on  fit  sauter  le  train  impérial  et 
le  5  février  1880  eut  lieu  au  Palais  d'Hiver,  l'affreuse 
explosion  qui  en  détruisit  la  salle  à  manger.  L'Em- 
pereur, qui  se  trouvait  accidentellement  en  retard 
pour  le  repas,  vit  la  terrible  catastrophe  du  pas  de  la 

1.  Les  opinions  des  Assemblées  de  zemstvo  sur  la  situation  actuelle 
de  la  Russie.  1883,  Berlin. 

2.  Les  maréchaux  de  la  noblesse  sonl,  aux  tannes  de  la  loi,  pré- 
sidente des  Assemblées  de  zemstvo. 


490  Lk  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

porte,  qu'il  avait  eu  le  bonheur  de  ne  pas  franchir  quel- 
ques instants  plus  tôt.  De  nombreuses  arrestations  eu- 
rent lieu  dans  la  ville  entre  ces  deux  explosions  ;  on  mit 
alors  la  main  sur  deux  imprimeries  clandestines  et 
sur  des  bombes  à  dynamite.  D'autres  événements  du 
même  temps  :  le  meurtre  de  Fespion  Jarkov,  et  la 
résistance  désespérée,  opposée,  lors  de  la  saisie  de 
rimprimerie  de  la  Narodnaia  Volia^  au  courant  de 
laquelle  soixante  coups  de  revolver  furent  tirés  de  part 
et  d'autre,  révélèrent  à  l'Empereur  la  force  qu'avait 
prise  le  mouvement  révolutionnaire.  On  l'exagérait  alors 
singulièrement,  cette  force.  A  Saint-Pétersbourg,  on 
s'attendait  d'heure  en  heure  à  voir  éclater  la  révolution. 
L'Empereur  se  croyait  près  de  sa  perte,  et  soudain  il 
se  décida  à  faire  des  concessions.  Il  manda  un  libéral 
connu,  le  comte  Loris  Mélikov  et  Finvestit  d'un  pouvoir 
illimité  pour  le  rétablissement  de  l'ordre. 

Ici  commence  une  période  très  intéressante  de  l'his- 
toire contemporaine  de  la  Russie.  Il  n'est  pas  facile  d'en 
parler  ;  tout  est  encore  couvert  d'un  mystère,  que  les 
rumeurs  de  la  ville  dissipent  d'un  côté,  mais  qu'elles  ac- 
croissent en  même  temps,  et  nous  nous  trouvons  malgré 
nous  confinés  dans  les  domaines  du  cancan  et  de  Ta- 
necdote.  Je  suis  certain  que  je  commettrai  dans  le  récit 
qui  va  suivre  une  foule  de  bévues,  tout  autre  le  ferait 
de  même  et  j'ai  la  franchise  d'en  avertir  le  lecteur.  La  va- 
leur de  mon  récit  consiste  uniquement  en  ce  que  je 
tâche  d'être  absolument  impartial  et  qu'ainsi  je  suis,  je 
l'espère,  plus  près  de  la  vérité  que  la  plupart  de  ceux 
qui  ont  raconté  la  fin  du  règne  d'Alexandre  II  et  le 
commencement  de  celui  d'Alexandre  IIL 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  491 


Le  parti  libéral  n'eut  jamais  un  moment  aussi  favora- 
ble pour  agir.  L'empereur  appelait  au  pouvoir  un  homm  e 
que  les  libéraux  russes  étaient  prêts  à  considérer  comme 
leur  représentant  et  leur  chef.  Le  comte  Loris  Mélikov 
jouit  en  Russie  d'une  immense  popularité.  Pourquoi  ? 
Il  est  difficile  de  le  dire.  La  popularité,  comme  la 
chante,  a  ses  favoris  et  le  comte  Loris  Mélikov  avait 
une  grande  chance.  De  capacités  éminentes,  beaucoup 
plus  intelligent  et  beaucoup  plus  instruit,  que  ne  le 
sont  ordinairement  les  hommes  d*Etat  russes,  le 
cotnte  Loris  Mélikov  acquit  sa  réputation,  lorsqu'il 
était  ataman  de  l'armée  cosaque  du  Térek.  Il  est  vrai 
qu'alors  aussi  il  y  avait  des  gens,  qui  remarquaient  chez 
le  comte  beaucoup  plus  de  ruse  mesquine  que  d'esprit 
vraiment  large,  vraiment  apte  aux  afiaires.  Arménien 
d'origine,  le  comte  a  conservé  dans  son  caractère  quel- 
que chose  d'asiatique.  Il  est  très  énergique,  mais 
goûte  peu  la  droiture  des  procédés,  semble  ne  pas 
avoir  foi  en  elle,  et  préfère  les  ruses  de  toutes  sortes, 
les  détours,  les  chemins  tournants.  Ces  qualités,  il  les 
a  manifestées  même  à  la  guerre,  où  il  a  acquis  une 
gibire  retentissante  par  la  prise  de  Kars.  Ses  talents  de 
général  sont  incontestables;  la  bravoure  personnelle  du 
comte  est  même  admirable,  et  pourtant,  il  a  pris  Kars 
plutôt  par  l'or  et  l'intrigue,  que  par  la  force.  Du  moins 
tout  le  monde  a  affirmé  que  Tassant  de  Kars  avait  été 
fictif,  et  que  la  forteresse  succomba  aux  suites  des  né- 
gociations secrètes  du  comte  avec  les  autorités  turques 
et  les  meneurs  arméniens  de  la  ville,  négociations 
abondamment  arrosées  par  une  pluie  d'or.  Ensuite  le 
comte  fut,  pendant  un  certain  temps,  gouverneur  gé- 


492  L/l  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

néral  de  Kharkov,  poste  auquel  il  fut  nommé  pour  lutter 
avec  la  sédition  et  dans  lequel  il  sut  mériter  de  nou- 
veau la  reconnaissance  de  la  population.  Dans  ce  temps, 
où  à  Saint-Pétersbourg,  Kiev,  Odessa,  la  vie  des  ha- 
bitants était  à  la  lettre  le  jouet  des  policiers,  Kharkov 
formait  comme  un  tlot,  où  un  habitant  dormait  tran- 
quille avec  l'assurance  que  les  gendarmes  ne  feraient 
pas  irruption  au  moins  sans  une  raison  particulièrement 
grave  dans  la  chambre  à  coucher  de  sa  femme. 

En  1879,  Loris  Mélikov  eut  aussi  une  autre  occasion  de 
se  distinguer.  Vers  la  fin  de  1878,  laRussie  futconsternée 
parune  terrible  nouvelle.  La  peste  avait  fait  son  apparition 
à  VietUanka  (embouchure  du  Volga).  L'Empereur  nomma 
Loris  Mélikov  pour  diriger  la  lutte  avec  la  contagion. 
On  dit  que  le  comte  exécuta  avec  beaucoup  d'énergie 
les  mesures  d'assainissement  de  la  contrée,  mais  il  est 
difficile  de  dire  où  finissent  ici  ses  mérites  et  où  com- 
mence la  simple  chance,  car  en  réalité,  au  moment  de 
sa  nomination,  l'épidémie  avait  déjà  disparu  ^  Quoi  qu'il 
en  soit,  après  son  arrivée,  il  n'y  eut  pas  un  cas  de  peste 
sur  le  Volga  et  le  succès  sembla  stupéfiant.  Aussi 
quand  se  produisit  la  catastrophe  du  Palais  d'Hivelt*, 
le  comte  fut-il  appelé  à  Sain-Pétersbourg. 

L'appel  au  ministère  de  Loris  Mélikov  de  préférence 
à  un  autre,  était  déjà  une  concession.  Le  comte  jouissait 
de  la  réputation  d'un  homme  libéral.  Kochelev  parle 
plus  d'une  fois  dans  ses  Mémoires  de  ses  conversa- 
tions avec  Loris  Mélikov  et  des  rapports  amicaux  qui 
existaient  entre  lui  et  le  comte,  qu'il  considère 
comme  partageant  entièrement  ses  opinions.  Or,  les 

1.  Recueil  de  travaux  sur  la  médecine  légale,  1880. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  493 


opinions  de  Kochelev,  chef  du  parti  libéral  du  Zemstvo, 
sont  bien  connues.  Il  est  monarchiste,  mais  il  est  en 
même  temps  l'ennemi  juré  du  bureaucratisme,  le  par- 
tisan du  self-govemment  local,  de  la  liberté  de  la 
presse  et  de  la  parole.  Reconnaissant  au  tzar  une 
souveraineté  sans  limites,  il  tient  pour  indispensa- 
ble la  présence  auprès  du  tzar  d'un  Zemsky-Sobor,  (as- 
semblée nationale),  que  le  tzar  devrait  consulter  sur 
toutes  les  affaires.  Sur  la  nécessité  d'un  Zemsky-Sobor, 
Kochelev  avait  présenté  un  mémoire  au  terrible  Nicolas 
lui-même.  Loris  Mélikoy  était  considéré  comme  encore 
plus  libéral.  Il  est  très  probable  que  si  Loris  Mélikov 
eût  du  premier  coup  posé  à  l'empereur  la  convocation 
des  représentants  du  peuple  comme  condition  sine  qiia 
non^  l'empereur  y  aurait  consenti.  Le  comte  n'en  fit 
pourtant  rien.  Peut-être  lui-même  ne  comprenait-il  pas 
toute  l'urgence  de  cette  mesure, peut-être  l'énergie  lui 
manqua-t-elle  pour  poser  nettement  la  question  au  tzar 
sans  ambages.  Peut-être  ne  voulut-il  pas  risquer  une 
rupture  etpréféra-t-il  suivre  un  chemin  plus  lent.  Quelles 
que  fussent  ses  raisons,  il  suivit  une  tout  autre  voie,  11 
mit  fin  en  fait  à  l'état  de  siège.  Il  permit  à  la  presse  de 
parler.  Il  autorisa  la  fondation  de  quelques  nouveaux 
journaux.  La  déportation  et  les  arrestations  devinrent 
très  rares  :  quelques  révolutionnaires  repentants  reçurent 
leur  grâce  du  comte...  La  Russie  respira  pendant  quel- 
ques mois.  De  son  côté,  le  comte  ne  faisait  qu'hésiter, 
que  tâtonner.  Il  semblait  se  préparer  on  ne  sait  à  quoi. 
Il  essayait  de  se  créer  un  parti  dans  le  gouvernement, 
entourait  le  trône  de  nouveaux  ministres.  Il  persuada  & 
Alexandre  II  de  congédier  le  comte  Dmitri  Tolstoï.  La 


494  L/l  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

société  entière  battit  des  mains.  La  presse  accompagna 
de  ses  malédictions  le  ministre  déchu,  et  quand  Tolstoï, 
rentré  dans  la  vie  privée,  se  présenta  comme  candidat 
aux  élections  du  zemstvo  de  sa  province  natale,  il  ne 
fut  pas  élu.  Hélas,  la  presse  et  le  Zemstvo  ne  savaient 
pas  qu'avant  deux  ans  celui  qu'ils  insultaient  pourrait 
tirer  d'eux  une  vengeance  éclatante  !  Ils  triomphaient,  la 
presse  libérale  s'écriait  :  .<  Ex  oriente  lux.  »  Le  comte  Lo- 
ris Mélikov  fit  à  la  société  une  autre  surprise,  quoique 
celle-ci  ressemblât  déjà  aux  escamotages  habituels  des 
gouvernements.  Il  convainquit  le  tzar  d'abolir  la  terrible 
m*  section  *.  Ce  n'était  qu'une  phrase,  car  la  police  poli- 
tique ne  fut  pas  anéantie  par  cette  décision,  elle  ne  fit 
que  changer  de  nom.  Pour  un  homme  perspicace,  cette 
réforme  indiquait  seulement  que  le  comte,  au  lieu  d'en- 
treprendre de  vraies  réformes,  était  déjà  entré  dans  la 
voie  des  mystifications.  La  société  pourtant  ne  le 
remarquait  pas  encore  et  continuait  à  se  réjouir.  Le 
comte  s'orientait  toujours. 

En  arrivant  au  pouvoir,  il  avait  trouvé  l'entourage 
personnel  de  l'empereur  dans  une  situation  très  com- 
pliquée. Alexandre  II  avait  depuis  assez  longtemps 
contracté  une  liaison  avec  la  princesse  Catherine  Dol- 
goroukova,  rejeton  d'une  famille  illustre  mais  ap- 
pauvrie ^  Cette  liaison  ne  fut  cependant  pas  aussi 
banale,  que  le  sont  d'ordinaire  les  liaisons  de  ce  genre, 
la  princesse  réussit  à  s'attacher  l'Empereur  au  point 
que  la  famille  impériale  en  fut  inquiète  et  mécontente; 

1.  Celle  de  la  police  politique. 

2.  La  Cause  commune^  n.  48,  article  :  L*ex-impèratrice  princesse 
lourievskaïa. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  495 

la  femme  de  Théritier  du  trône,  dit-on,  en  fut  tout  spé- 
cialement froissée.  Sur  ces  entrefaites,  bientôt  après  l'en- 
trée au  pouvoir  de  Loris  Mélikov,  Tlmpératrice  mourut. 
Nouvelle  complication.  Jusque- là,  racon te- t-on,  Loris  Mé- 
likov avait  su  entretenir  les  meilleurs  rapports  avec  le 
tzarevitch.  Les  rumeurs  de  la  ville  disaient  qu'ils  [agis- 
saient de  concert  dans  le  but  de  prédisposer  le  Tzar  aux 
réformes  indispensables.  Après  la  mort  deFImpératrice, 
l'empereur  se  mit  en  tète  d'épouser  la  princesse  Dolgo- 
roukovaqui,  à  en  croire  les  renseignements  donnés  par 
Victor  Laferté  \  exerçait  sur  lui  une  énorme  influence. 
Aussitôt  Loris  Mélikov  de  se  rapprocher  delà  princesse, 
de  favoriser  son  mariage  avec  l'empereur,  en  même 
temps  qu'il  reçoit  d'elle  son  appui  pour  ses  plans  de  ré- 
formes. On  affirme  en  tous  cas  qu'au  débutla  princesse 
lourievskaïa  tenait  les  réformes  pour  indispensables,  et 
il  n'y  a  rien  d'impossible  à  cela,  car  n'appartenant  pas 
par  son  origine  au  monde  des  courtisans,  la  princesse 
avait  certainement  eu  l'occasion  de  voir  la  situation  de  la 
Russie.  Désirant  épouser  l'Empereur,  la  princesse  de- 
vait aussi  savoir  que  toutes  les  hautes  classes  lui  seraient 
contraires,  et  par  conséquent,  elle  pouvait  chercher  à 
se  créer  une  popularité  dans  la  société  en  soutenant  les 
mesures  libérales.  Son  mariage  projeté  avec  l'empereur 
était  tenu  dans  le  secret  le  plus  sévère,  surtout  vis-à- 
vis  l'héritier  du  trône,  de  sorte  que,  lorsqu'un  beau 
jour,  l'empereur  la  présenta  au  tzarevitch  et  à  la  tzare- 

1.  Alexandre  II,  détails  inédits  sur  sa  vie  et  sur  sa  mort.  L*auteur 
qui  signe  Victor  Laferté  est  évidemment  un  des  intimes  do  la  prin- 
cesse sérénissime  lourievskaïa  (la  princesse  Dolgoroakova  a  reçu 
ce  titre). 


496  LA  RUSSIE  POLITIQUf  BT  SOGULB 

vna  comme  sa  femme  et  leur  mère,  ils  furent  frappés 
comme  d'un  coup  de  tonnerre.  Le  tzarevitch  fut  pro- 
fondément indigné  de  la  conduite  du  comte  Loris  Môli- 
kov  et  ce  sentiment  causa  probablement  la  chute  fu- 
ture du  comte.  C'est  du  moins  ainsi  qu'on  le  raconte. 

Etrange  chose,  dès  que  la  princesse  lourievskaîa 
devint  presque  impératrice,  car  selon  la  loi  elle  n'é- 
tait pas  tout  de  môme  impératrice,  dès  que  le  bruit 
commença  à  courir  que  le  tzar  aurait  l'intention  de 
la  couronner,  bruit  probablement  faux  ;  dès  que  Loris 
Mélikov  fut  l'ami  intime  de  l'Empereur,  on  ne  parla 
plus  de  réformes.  Plus  d'une  année.  Loris  Mélikov 
demeura  au  pouvoir  ;  plus  d'une  année,  les  révolu- 
tionnaires n'employèrent  aucune  mesure  violente; 
plus  d'une  année,  la  société  russe  attendit  :  nulle  trace 
de  réforme.  Ce  n'est  pas  encore  tout.  Loris  Mélikov  en- 
gage les  libéraux  à  ne  pas  s'adonner  aux  illusions.  Dans 
une  conversation  intime  avec  Kochelev,  il  déclara  avoir 
déjà  perdu  l'espérance  d'obtenir  le  consentement  de 
l'Empereur  à  la  convocation  duZemsky-Sobor  (assemblée 
nationale)  K  Ce  n'est  pas  tout  encore:  peu  à  peu  on  voit 
des  représailles  contre  la  presse,  des  arrestations.  11  est 
vrai  que  Loris  Méliko  élabora  un  plan  de  réformes  in- 
dispensables à  la  Russie  dans  lequel  entraient,  à  ce  qu'on 
dit,  l'extension  du  self-government  du  Zemstvo,  l'ex- 
tension de  la  liberté  de  la  presse,  certaines  mesures 
tendant  à  l'amélioration  de  la  situation  des  paysans.  11 
nourrit  même  l'idée  de  convoquer  une  assemblée  for- 
mée de  gouverneurs,  des  maréchaux  de  la  noblesse,  et 
de  représentants  haut  placés  du  Zemstvo  et  des  villes 

1 .  Mémoires  de  Kochelev. 


U  RUSSIE  POLITIQUE  497 

qui  aurait  pour  mission  [de  délibérer  sur^ces  mesures.., 
Victor  Laferté,  dont  le  témoignage  est  confirmé  par 
certains  renseignements  denos  journaux,'affirmemôme 
que  le  décret  de  convocation  de  cette  assemblée  fut  signé 
par  l'empereur  presque  à  la  veille  de  sa  mort...  Il  va  de 
soi,  que  tous  ces  plans  étaient  loin  de  ce  que  la  Russie 
avait  espéré.  C'étaient  des  notables  et  non  des  représen- 
tants du  pays.  On  ne  soumettait  à  leurs  délibérations 
que  certaines  mesures,  et  non  la  situation  entière  du 
pays.  Et  cette  convocation,  on  la  tenait  dans  un  profond 
mystère,  comme  si  elles  eussent  été  raffaîre  person- 
nelle de  l'Empereur  et  n'eussent  touché  en  rien  le  ' 
pays  qui  attendait  plein  d'anxiété  une  solution  à  cette 
situation  intolérable.  Alexandre  Ifavait  peur  :  il  hésitait. 
Il  est  très  probable  qu'il  aurait  rétracté  son  décret 
convoquant  les  notables. 

Au  milieu  de  ses  hésitations,  retentit  l'explosion  du 
1/13  mars  1881.  L'Empereur  mourut  presque  subite- 
ment. Presque  aussi  subitement,  [Alexandre  III  se  vit 
maître  de  la  Russie  dans  un  moment  qu'il  est  impos- 
sible de  ne  pas  avouer  fort  embarrassant. 

Le  fait  fatal  dans  la  [question  des  réformes  politi- 
ques en  Russie  est  que,  quand  le  pays  se  tait,  fût-ce 
par  délicatesse,  les  empereurs  en  tirent  la  conclusion 
que  l'on  est  content,  et  que  par  conséquent  il  est 
inutile  de  faire  des  concessions.  Quand  le  pays  com- 
mence à  s'insurger  ou  même  seulement  à  présenter  des 
requêtes,  les  autocrates  trouvent  que  leur  honneur  ne 
leur  permet  pas  de  faire  des  concessions  [sous  cette 
pression. 

A  l'avènement   d'Alexandre  IH,  la  voix  du  pays 

32 


498  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOGULB 


se  prononça  fort  distinctement.  Il  doit  suffire  ici  de 
rappeler  les  opinions  émises  par  la  presse  pendant 
les  premiers  jours  qui  suivirent  le  1/13  mars,  quand 
le  cadavre  de  l'Empereur  se  trouvait  encore  au  Palais 
d'Hiver  :  «  La  volonté  du  Très-Haut  s'est  accomplie,  » 
écrivait /'Orrfrtf.  Maintenant  il  ne  reste  qu'à  se  courber 
devant  l'inébranlable  volonté  de  la  Providence  et,  sans 
entrer  dans  une  vaine  lutte  avec  elle,  consacrer  tous  ses 
efforts  à  poser  la  base  durable  de  l'avenir.  Ce  n'est  pas  de 
la  réaction  pernicieuse...  qu'il  faut  parler  maintenant... 
Sire  !  les  sévères  mesures  de  contrainte  ont  prouvé  leur 
•insuffisance  !  Interrogez  votre  pays  dans  la  personne  de 
ses  élus.  »  c(  Pourquoi,  s'écriait  le  Pays,  pourquoi  la 
responsabilité  de  tout  ce  qui  se  fait  en  Russie,  des 
fautes  économiques,  des  mesures  réactionnaires,  des 
déportations  dans  la  Sibérie  Orientale,  doit-elle  peser 
sur  la  seule  personne  du  chef  de  la*nation  russe?  Les 
conseillers  incapables  d'hier,  les  meneurs  de  la  réaction 
sont  sains  et  saufs  et  notre  tzar,  le  tzar  émancipateur, 
a  péri!  »  Puis  le  journal  concluait:  «  Il  faut  que  les 
mesures  fondamentales  de  la  politique  intérieure  soient 
inspirées  par  les  représentants  de  la  nation  et  que  par 
cela  même  ils  en  aient  la  responsabilité.  Il  faut  que  la 
personne  du  tzar  ne  soit  plus  à  l'avenir  que  le  symbole, 
également  sympathique  à  tous  de  notre  unité  nationale, 
de  notre  puissance  et  de  la  prospérité  croissante  de  la 
Russie.  »  La  Voix  disait  :  «  De  tous  les  faits  précédents 
se  dégage  la  nécessité  de  fonder  une  organisation  na- 
tionale propre  à  contribuer,  de  concert  avec  le  gouver- 
nement à  la  prospérité  de  la  Russie  qui  nous  est  si  chère 
à  tous.  Il  est  indispensable  de  reprendre  les  réformes 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  499 

interrompues  par  la  sédition  en  appelant  à  Taide  les 
forces  de  la  nation.  »  Ces  déclarations  s'élevaient  de  toute 
part.  Des  déclarations  analogues  venaient  des  zemstvos. 
Dans  les  déclarations  de  condoléances  envoyées  à  TEm- 
pereur  à  l'occasion  de  la  mort  de  son  père,  des  allusions 
plus  ou  moins  claires  à  la  Constitution  furent  faites 
par  les  assemblées  gouvernementales  des  zemstvos  de 
Samara,  Novgorod,  Kazan,  Tver,  Riazan,  par  l'assem- 
blée de  zemstvo  des  provinces  de  Soligalitch,  par  celles 
de  la  noblesse  de  Samara  et  de  Tchernigov,  et  par  le 
conseil  municipal  de  Kazan.  Dans  beaucoup  d'endroits, 
il  ne  fut  pas  fait  des  déclarations  de  ce  genre,  par  un 
sentiment  de  délicatesse,  comme  dans  le  zemstvo  de  la 
Tauride  qui  trouva  que  ce  serait  «  manquer  de  tact  que 
de  parler  de  la  Constitution  au  t/ar,  au  moment  où 
son  cœur  était  déchiré  d'angoisse  filiale.  »  Ce  sen- 
timent de  délicatesse  était  bien  naturel  et  les  révolu- 
tionnaires eux-mêmes  le  partageaient.  En  effet,  en  en- 
voyant à  Alexandre  III  sa  déclaration  sur  la  nécessité 
de  la  convocation  d'une  assemblée  constituante,  le 
Comité  Exécutif  s'excuse,  lui  aussi,  d'en  parler  daçs  un 
tel  moment  et  dit  que  ce  n'est  que  l'impossibilité  de 
perdre  le  temps,  quand  la  Russie  se  trouve  dans  une 
situation  intolérable  qui  force  le  comité  de  méconnaître 
le  u  sentiment  si  naturel  de  délicatesse  qui  exigerait 
qu'on  attendit  un  moment  plus  favorable.  » 

En  dehors  de  ces  déclarations  du  pays,  l'Empereur 
avait  encore  en  main  le  décret  de  son  père,  peut-être 
signé,  convoquant  les  notables. 

L'attention  du  gouvernement  était,  il  est  vrai,  absor- 
bée par   autre  chose  :  sauvegarder  la  sûreté  person- 


500  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOGULB 


nelle  de  l'Empereur.  Par  toute  la  ville,  on  commença 
d'innombrables  visites  domiciliaires  et  de  non  moins 
nombreuses  arrestations,  en  même  temps  on  cher- 
chait un  asile  sûr  pour  l'Empereur;  on  examinait 
minutieusement  les  palais.  Autour  du  palais  Ànnitchkov 
on  creusa  un  fossé  profond,  cherchant  s'il  n'y  avait  pas 
quelque  part  une  mine.  Malgré  toutes  ces  occupations 
il  fallait  décider  du  sort  du  décret  :  le  publier  ou  non? 
Si  le  décret  semblait  ôtre  une  sorte  de  testament 
d'Alexandre  II,  exprimant  sa  dernière  volonté,  il  ne  se- 
rait pas  convenable  que  son  fils  ne  l'exécutât  pas.  Convo- 
quer les  notables,  cela  signifiait  s'engager  d'un  seul 
coup  dans  la  voie  libérale.  Le  parti  réactionnaire  s'agita. 
Ce  fut  surtout  le  grand-duc  Vladimir,  frère  du  tzar  et 
môme,  on  l'affirma  autrefois,  prétendant  au  trône,  qui 
fit  le  plus  de  bruit.  On  dit  que  l'impératrice  défunte  se 
serait  pendant  un  certain  temps  bercée  de  l'espérance 
qu'elle  pourrait  amener  Alexandre  à  abdiquer  en  fa- 
veur de  Vladimir  qui,  dans  la  famille  impériale,  est  con- 
sidéré comme  le  plus  capable.  On  le  dit  en  effet  très 
énergique,  quoique  terriblement  despote  et  réaction- 
naire. Vladimir  protesta  bruyamment  contre  toute  pen- 
sée de  concession  et  fut  le  premier  point  d'appui  du 
parti  réactionnaire.  Le  tzar  hésitait.  Une  semaine  après 
Ja  mort  de  son  père,  il  convoqua  en  séance  extraordi- 
naire le  conseil  des  ministres.  Là  éclatèrent  de  vrais 
orages.  On  accusa  Loris  Mélikov  de  vouloir  détruire 
l'autocratie.  Il  prit  feu  et  démontra  chaleureusement 
que  les  réformes  étaient  indispensables  pour  conso- 
lider la  monarchie  elle-même.  Quand  la  question  fut 
mise  aux  voix,  le  conseil  par  une  majorité  de  neuf  voix 


Là  RUSSIE  POLITIQUE  501 

contre  cinq  se  prononça  pour  la  publication  du  décret. 
L'Empereur  remercia  la  majorité  de  sa  sincérité,  mais 
s*abstint  de  tout  acte. 

Pendant  ce  temps,  le  parti  réactionnaire  ne  sommeil- 
lait pas.  De  tous  côtés  Ton  agissait  sur  le  tzar.  On  lui 
manifestait  un  dévouement  à  toute  épreuve  et  plein 
d*abnégation.  Comme  la  question  de  sûreté  du  tzar 
dominait  la  politique  du  moment,  les  fidèles  conçu- 
rent la  pensée  de  fonder  une  société  secrète,  dont 
le  but  serait  de  sauvegarder  le  tzar  et  de  lutter  avec 
la  sédition.  C'est  ainsi  que  naquit  bientôt  la  Sainte 
Ligue,  En  même  temps,  avec  Taide  de  la  presse  réac- 
tionnaire, on  produisît  une  active  agitation  qu'on  devait 
représenter  comme  la  marque  des  tendances  mo- 
narchiques de  l'opinion  publique.  La  Gazette  de  Mos- 
coUj  Les  Nouvelles  contemporaines^  La  Russie  d'Aksa- 
kov  jetèrent  les  hauts  cris  contre  la  sédition  et  les 
libéraux,  mirent  en  avant  des  projets  d'espionnage 
mutuel  entre  les  Habitants,  etc.  La  Russie  s'efforçait  de 
prouver  &  l'Empereur  que  le  trouble  avait  pour  cause 
la  crainte  que  le  tzar  ne  fit  des  concessions,  et  que 
tout  se  calmerait,  dès  que  l'empereur  aurait  solennel* 
'  lement  déclaré  à  ses  sujets  sa  décision  inébranlable 
de  conserver  intact  le  pouvoir  autocratique.  On  exer- 
çait la  même  pression  sur  le  tzar  par  des  influences  per- 
sonnelles. A  cette  fin,  M.  Pobiedonostsev  arrangea  le 
rapprochement  du  tzar  avec  Katkov.  Mais  l'agent  le  plus 
utile  aux  réactionnaires  fut  Aksakov.  Ce  slavophile, 
connu  pour  son  opposition  au  bureaucratisme,  avait  la 
réputation  d'un  parfait  honnête  homme,  partisan  de  la 
liberté   de  la  parole,  du  self-govemment  local,  du 


502  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Zemsky-Sobor.  Le  malheur  est  que,  chez  les  slavophiles, 
tout  cela  s'accorde  avec  Tautocralie  et  avec  un  dégoût 
absolu  de  la  constitution.  La  Russie  est  un  pays  qui  a 
sa  civilisation  propre  :  elle  doit  avoir  son  organisation 
particulière  gr&ce  à  laquelle  l'autocratie  illimitée 
octroiera  à  son  gré  à  ses  sujets  le  droit  d*ètre  libres. 
Cette  théorie,  dont  Tabsurdité  est  fort  bien  comprise 
de  MM.  Pobiedonostsev  et  Katkov  à  l'heure  qu'il  est,  leur 
était  pourtant  très  utile.  Aksakov  prouva  au  tzar  avec 
une  grande  éloquence  que  son  premier  devoir  était  de 
garder  le  pouvoir  absolu  et  ensuite  à! agir  d après  ses 
propres  inspirations.  Personne  au  monde  ne  comprend 
ce  que  signifie  la  seconde  partie  du  programme,  mais  la 
première  plaisait  d'autant  plus  au  tzar  qu'elle  était 
exposée  par  un  homme  respecté  de  tous. 

Ainsi  les  réactionnaires  formèrent  un  parti  compacte, 
qui  agissait  avec  ensemble  et  habileté.  Les  meneurs  di- 
rigeaient personnellement  et  immédiatement  la  masse 
de  leurs  adeptes,  les  organisaient  ef  se  les  attachaient 
par  l'intérêt.  Les  libéraux  agissaient,  au  contraire» 
sans  aucun  accord,  chacun  à  sa  guise.  Les  gens  d'o- 
pinions libérales  étaient  encore  au  pouvoir,  mais  ils 
n'avaient  aucune  attache  avec  leur  propre  parti. 
Pendant  que  les  réactionnaires,  dans  leurs  journaux, 
s'efforçaient  de  rendre  de  plus  en  plus  bruyantes  les 
protestations  contre  la  constitution,  les  ministres  libé- 
raux fermaient  la  bouche  aux  organes  de  leur  parti  pour 
la  moindre  allusion.  Pendant  les  mois  de  mars  et  d'à* 
vril,  le  ministère  libéral  frappa  leq  journaux  de  douze 
avertissements,  trois  suspensions,  deux  interdictions  de 
vente,  sans  compter  une  grande  quantité  de  défenses 


!'• 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  503 

de  parler  de  telle  ou  telle  question,  entre  autres  de  la 
Constitution.  11  est  inutile  de  dire  que  les  ministres 
libéraux  eussent  été  saisis  d'effroi  à  la  seule  pensée 
de  participer  à  Torganisation  du  parti  libéral  dans  le 
but  d'opérer  une  pression  systématique  sur  le  gouver- 
nement. Il  est  vrai  que  les  timides  tentatives  d'union 
essayées  auparavant,  nous  l'avons  vu,  se  continuaient  au 
milieu  du  zemstvo.  Mais  elles  étaient  insignifiantes  et 
timides.  Les  rapports  policiers  signalés  plus  haut,  affir- 
ment que  la  Ligtie  libérale  ne  refusait  pas  aux  révolu- 
tionnaires un  certain  appui.  Quand  ils  le  surent,  les 
membres  du  zemstvo  décidèrent  de  se  séparer  complè- 
tement de  la  Ligue.  Leur  congrès  à  Kharkov,  composé 
de  trente  membres,  résolut  de  poursuivre  seul  la  réa- 
lisation de  leur  programme.  Il  comprenait  la  représen- 
tation populaire  centrale  et  la  décentralisation  de  l'ad- 
ministration. Ce  groupe  qui  prit  le  nom  A' Alliance  des 
Zemstvos  admettait  comme  moyens  de  réaliser  son  but  : 

1®  l'influence  sur  le  personnel  du  gouvernement, 

2''  la  propagande  dans  la  société, 

3*"  l'action  sur  la  société  par  la  presse. 

Nous  ne  voyons  là  pas  trace  d'une  décision  d'agir 
quand  même,  par  la  force.  Au  surplus  le  groupe  agis- 
sait tout  à  fait  isolément,  se  querellait  môme  avec  la 
Ligue  Libérale,  qui  cessa  toute  action. 

Au  total,  en  bas  comme  en  haut,  les  libéraux  se 
montrèrent  dignes  les  uns  des  autres.  Pendant  qu'ils 
traînaient  en  longueur  et  raisonnaient,  les  réactionnai- 
res agissaient. 


504  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


L'ajournement  de  la  publication  du  décret  obtenu,  le 
Smars,  les  réactionnaires  imaginèrent  un  tour  très  adroit: 
persuader  Tempereur  de  faire  un  pas  quelconque,  qui 
le  séparerait  à  jamais  du  parti  de  la  constitution.  Pour 
y  parvenir,  ils  écrivirent  en  secret  un  manifeste  dans  le- 
quel le  tzar  déclarait  nettement  :  «  La  voix  de  Dieu  nous 
ordonne  de  nous  placer  fermement  à  la  tète  du  gou?er- 
nement,  confiant  dans  la  providence  divine,  plein  d'es- 
poir dans  la  force  et  la  justice  des  pouvoirs  absolus,  que 
nous  sommes  appelé  à  consolider  et  à  sauvegarder  de 
tous  attentats  ^  »Ge  manifeste,  copié  presque  mot  à  mot 
dans  les  articles  d*Âksakov,  fut,  dit-on,  non  seulement 
écrit,  mais  aussi  imprimé  à  Tinsu  des  ministres  libéraux, 
et  leur  tomba  sur  la  tète  comme  la  foudre.  «  C'est  une 
trahison  !  »  s'écria  Loris  Mélikov,  quand  il  eut  connais- 
sance du  Manifeste...  Le  coup  était  adroit  Loris  Mélikov 
crut  de  son  devoir  de  présenter  sa  démission.  Quant  à 
l'Empereur,  il  ne  comprenait  pas  bien  clairement,  à  ce 
qu'il  paraît,  la  gravité  du  pas  qu'il  venait  de  faire  ;  du 
moins,  il  fut  très  étonné  que  les  ministres  libéraux  don- 
nassent leur  démission  après  son  manifeste  '. 

Ainsi,  un  mois  à  peine  après  l'avènement  d'Alexan- 
dre III,  les  réactionnaires  avaient  obtenu  une  série  de 
succès  marquants,  sans  compter  que  peu  à  peu  on  éloi- 
gna tous  les  ministres  libéraux  :  Gortchakov,  Sabourov, 
Loris  Mélikov,  Milioutine,  Abaza. ..  L'édifice  à  la  construc- 
tion duquel  Loris  Mélikov  avait  travaillé  une  année  en- 
tière, s'eSbndra  en  quatre  semaines. 

i.  Manifeste  da  29  Avril. 

2.  Le  fiasco  des  réfoi^mes  d^ Alexandre  11^  et  aussi  la  Cause  Gé^ 
nérale,  n9  41 . 


LA  RUSSIE  POLITIQUS  505 


Le  gouvernement  était  aux  mains  des  réactionnaires. 

Cependant,  les  libéraux  pris  en  masse,  n'étaient  pas 
encore  battus.  On  les  redoutait  encore,  on  croyait  en- 
core indispensable  de  leur  faire  certaines  concessions, . 
ou  du  moins  de  leur  donner  le  change.  Le  gouverne- 
ment se  sentait  faible,  et  réellement,  il  se  trouvait  dans 
une  situation  fort  précaire.  Il  serait  même  permis  de 
se  demander  si  la  Russie  avait  alors  un  gouverne- 
ment. 

L'Empereurse  retira  à  Gatchina.  Ce  taciturne  palais  de 
Paul  I^',déjà  semblable  à  une  forteresse,  fut  encore  plus 
fortifié  et  isolé  du  reste  de  Tunivers.  Une  nombreuse 
armée  entourait  le  tzar,  gardait  tous  les  chemins.  La 
position  de  Gatchina  était  exceptionnelle  :  quatre  voies 
ferrées  s'y  croisent  par  lesquelles  on  peut  s'en  aller  dans 
toutes  les  directions  :  à  Moscou,  Varsovie,  Pétersbourg, 
Kronschtadt,  à  l'étranger,  et  cela  tout  à  fait  secrètement. 
L'Empereury  passait  son  temps,  dans  la  solitude.  L'accès 
auprès  de  lui  était  très  difficile  ;  on  fouillait  tous  ceux 
qui  venaient  le  voir.  Ses  rares  absences  de  Gatchina, 
le  tzar  les  entourait  d*un  tel  mystère  que,  quand  il  alla 
voir  l'empereur  Guillaume,  les  ministres  eux-mêmes 
ne  surent  rien  de  son  départ  et  vinrent  lui  présenter 
leurs  rapports...  Dans  de  telles  conditions,  l'influence 
personnelle  du  tzar  sur  la  marche  des  affaires,  devenait 
très  difficile.  Cette  circonstance  n'aurait  pas  beaucoup 
d'importance  en  temps  ordinaire,  quand  les  affaires  sont 
dirigées  par  les  hommes  d'Etat,  mais  les  conseillers 
intimes  d'Alexandre  III  n'avaient  pas  un  caractère  of- 
ficiel. M.  Pobiedonostsev,  comme  procureur  général  du 
synode,  ne  pouvait  évidemment  influer  sur  les  autres 


50tt  LU  RUSSm  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

ressorts  que  d'une  manière  indirecte.  M.  Katkoy,  publi- 
ciste,  n'occupait  aucune  charge  officielle.  Les  autres  favo- 
ris, dans  lesquels  l'Empereur  avait  une  confiance  particu- 
lière, étaient  de  complètes  nullités...  11  semblait  que  les 
réactionnaires  abandonnaient  avec  intention  le  gouver- 
nement du  pays  àdes  mains  quelconques  pour  consacrer 
alors  toute  leur  attention  sur  un  seul  point  :  s'emparer 
définitivement  de  l'empereur.  En  efTet,  au  lieu  déformer 
des  ministères,  ils  se  cachent  dans  des  fonctions  toutes 
secondaires,  mais  en  revanche  organisent  activement  la 
Ligue  Sainte^  en  tète  de  laquelle  étaient,  dit-on,  pla- 
cés le  grand-duc  Vladimir  et  M.  Pobiedonostsev... 

Cette  société  s'était  donné  pour  but  la  sauvegarde  de 
l'Empereur  et  la  lutte  avec  les  révolutionnaires.  Elle  s'or- 
ganisa, selon  ses  propres  aveux,  sur  le  plan  du  Comité 
Exécutif,  c'est-à-dire,  en  société  secrète  fortement  cen- 
tralisée, militante.  La  police  d'état  n'avait  aucun  contrôle 
sur  la  Ligue  sainte  ;  en  fait  même,  elle  était  sous  sa  sur^ 
veillance.  Les  meneurs  de  la  Ligue  possédaient  d'im- 
menses ressources  pécuniaires  qui  avaient,  dit-on,  pour 
source,  entre  beaucoup  d'autres,  l'énorme  fortune  du 
prince  Démidov  San  Donato.  Cet  homme  étrange  est 
suffisamment  connu  en  Europe  par  la  multitude  de  ses 
excentricités.  Possédant  une  fortune  dont  lui-même  ne 
connaissait  pas  bien  le  chiffre,  il  était  depuis  longtemps 
blasé  sur  toutes  les  jouissances  que  la  vie  est  capable  de 
donner,  et  ne  se  jeta,  paratt-il,  dans  la  politique  que  pour 
se  soustraire  à  l'ennui,  pour  occuper  un  peu  son  ima- 
gination épuisée.  Il  se  sentait  attiré  par  le  mystère  d'une 
société  secrète,  par  ces  mots  d'ordre,  ces  chiffres,  ces 
signes  mystérieux,  ces   sentences  de  mort  émanant 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  507 

d'une  source  mystérieuse  et  frappant  le  condamné  d'une 
main  invisible... 

La  Ligue  sainte  pensait  en  effet  employer  aussi  ses 
membres  à  cette  besogne.  On  affirme  qu'elle  pro- 
nonça des  arrêts  de  mort  contre  Hartmann,  Krapotkine, 
Lavrov.  En  Suisse,  il  se  produisit  même  un  fait  étrange. 
Une  Russe  attenta  à  la  vie  d'un  paisible  citoyen  suisse 
que,  selon  ses  explications,  elle  avait  pris  pour  Lavrov. 
Cette  femme  fut  reconnue  folle,  mais  la  rumeur  attri- 
bua cette  affaire  à  la  Ligue  sainte.  La  Ligue  organisa 
une  police  secrète  dont  les  membres  surveillaient  les  ré- 
volutionnaires... et  môme  étaient-ce  les  révolutionnai- 
res seuls?  Cette  question, probablement,  n'échappa  pas 
à  l'Empereur  lui-môme.  Une  société  secrète,  riche,  mi- 
litante, qui  possédait  sa  propre  police...  peut-être  son 
armée,  pourrait  un  beau  jour  les  tourner  contre  l'Empe- 
reur lui-même,  si  celui-ci  se  montrait  réfractaire  aux 
impulsions  de  ces  fanatiques  de  réaction? 

Cette  inquiétude  a,  peut-être,  facilité  la  formation 
d'une  autre  société  secrète  la  Sauvegarde  volontaire. 
Les  rapports  policiers  disent  que  cette  société  jouit  de  la 
confiance  toute  particulière  du  Monarque,  Cela  n'a 
rien  d'étonnant,  s'il  est  vrai,  qu'en  tête  de  cette  société 
était  le  comte  Vorontsov  Dachkov.  Chose  étrange  I  Dans 
la  vie  d'Alexandre  III,  l'on  se  butte  constamment  à  de 
mystérieuses  analogies  avec  la  vie  des  plus  funestes 
taars  :  il  naît,  comme  Paul  I*',  d'un  père  tué  par  des 
conspirateurs  ;  comme  Paul  P%  Use  réfugie  à  Gatchina; 
comme  Pierre  III,  il  est  intimement  lié  avec  la  famille 
de  Vorontsov  Dachkov,  famille  fatale  à  Pierre  III.  Une 
des  Vorontsov  fut  son  amie  la  plus  dévouée,  et  la  pa- 


608  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

rente  de  cette  amie,  mademoiselle  Dachkov,  dirigea 
avec  une  énergie  plus  virile  que  féminine  une  conspi- 
ration contre  TEmpereur.  Le  comte  Vorontsov  Dachkov 
est  d'ailleurs  considéré  comme  un  homme  de  faible 
sens  politique,  mais  honnête  serviteur  et  dévoué  jus- 
qu'à la  moelle  des  os  à  la  personne  d'Alexandre  III. 

La  situation  de  ce  dévoué  serviteur  à  la  tète  de  la 
Sauvegarde  volontaire  devait  garantir  l'Empereur  de 
toute  sorte  d'inquiétudes.  La  Sauvegarde  volontaire  agit 
d'ailleurs,  avec  plus  de  largeur  et  beaucoup  plus  de  pru- 
dence que  la  Ligue  Sainte.  Elle  se  donna  pour  but  de 
veiller  à  la  sûreté  de  l'Empereur  et  de  rendre  possible 
son  couronnement,  mais  repoussa  tout  plan  de  meurtres 
politiques.  Jouissant  de  la  protection  du  tzar,  la  société 
recrutait  ses  membres  presque  par  des  invitations  offi* 
cielles.  Dans  l'armée,  on  en  vint  tout  net  à  ce  procédé 
de  recrutement.  Liée  d'un  côtéàla  police,  la  société  con- 
tenait pourtant  une  quantité  assez  considérable  d'élé- 
ments libéraux  qui,  de  cette  manière,  croyaient  pouvoir 
influer  sur  le  tzar  dans  le  sens  des  réformes  libérales. 
Les  réactionnaires  très  fougueux  n'aimaient  pas  cette 
société.  Le  comte  Tolstoï  la  baissait  même.  Mais  la  so- 
ciété se  développait  et,  à  ce  qu'il  parait,  réussit  à  de- 
venir pour  un  certain  temps  le  centre  des  autres  socié- 
tés. Ainsi  elle  entra  en  conciliation  avec  la  Ligue 
sainte,  sous  condition  que  celle-ci  abandonnât  ses 
plans  de  meurtres  politiques,  en  môme  temps  qu'elle  se 
rapprochait  de  Y  Alliance  du  Zemstvo.  Pendant  un  cer- 
tain temps,  cette  dernière  se  développa  néanmoins  assez 
rapidement  et  se  décida  même  à  publier  un  organe  po- 
litique à  l'étranger,  La  Parole  libre.  Au  total,  il  résultait 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  509 


de  toutes  ces  sociétés  un  tohu-bohu  général  :  libéraux, 
radicaux,  espions,  réactionnaires  honnêtes,  tout  se  mê- 
lait et  formait  une  mare  trouble  où  tout  homme  pou- 
vait pêcher,  pourvu  qu'il  fût  adroit...  Il  est  inutile  de 
dire,  qu'à  la  fin  ce  ne  sont  plus  les  libéraux  qui  furent, 
les  pêcheurs...  Mêlés  d'espions,  ayant  compromis  les 
quelques  hommes  qui  auraient  le  mieux  pu  leur  servir  de 
guides,  ayant  dévoilé  à  la  police  tous  leurs  plans  et  tout 
leur  personnel,  et  en  même  temps  ne  se  décidant  à  sii- 
cun  pas  sérieux,  les  libéraux  devaient  inévitablement 
être  battus  dès  le  jour  où  le  gouvernement  se  sentirait 
suffisamment  fort. 

Pendant  que  dans  la  coulisse,  les  partis  se  formaient 
en  sociétés  secrètes,  tâchaient  chacun  de  s'approprier  le 
tzar,  exploitant  ses  craintes,  exploitant  le  désir  qu'il 
avait  d'être  plus  vite  couronné,  dans  la  politique  offi- 
cielle intérieure  avait  lieu  une  bagarre  qui  surpassait 
tout  ce  que  la  Russie  avait  vu  dans  ce  genre.  Les  réac- 
tionnaires intelligents  et  énergiques  n'osaient  ou  ne 
voulaient  pas  prendre  en  mains  les  rênes  du  gouverne- 
ment. Ils  se  contentaient  d'exciter  le  gouvernement  à 
l'extermination  de  l'esprit  révolutionnaire,  à  Torganisa- 
tion  de  la  police.  La  masse  des  libéraux  ne  les  contre- 
disait pas,  elle  les  aidait  plutôt.  Ainsi  naquit  le  terrible 
Règlement  sur  les  mesures  pour  la  sûreté  de  tEtat^ 
dans  lequel  avec  les  signatures  de  réactionnaires  enragés 
comme  Strielnikov,  figure  celle  du  célèbre  libéral 
Kokhanov.  Les  réactionnaires,  en  même  temps,  ne  lais- 
saient pénétrer  aucun  libéral  intelligent  dans  le»  hauts 
postes  de  l'Etat.  Le  pouvoir  devait  fatalement  tomber 
aux  mains  de  gens  dont  la  nullité  n'excitait  de  crainte 


510  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


ni  chez  les  libéraux,  ni  chez  les  réactionnaires.  Au  mi- 
lieu de  ces  nullités,  la  personne  du  comte  Ighnatie? 
ressort  avec  une  vivacité  particulière. 

Je  ne  désire  pas  discuter  les  capacités  du  comte, 
mais  son  rôle  pendant  une  année  entière  fut  des  plus 
tristes.  Il  sut  préparer  le  triomphe  définitif  de  la  réac- 
tion par  des  moyens  devant  lesquels  eussent  reculé 
et  Katkov  et  Pobiedonostsev.  Je  ne  sais  aussi  si  le  comte 
agissait  en  connaissance  de  cause,  ou  fortuitement.  Mais, 
en  présumant  qu'il  comprenait  ce  qu'il  faisait  et  qu'il 
voulait  faire  ce  qu'il  a  fait,  les  bases  de  son  système 
peuvent  être  analysées  en  ces  termes  :  demeurer  inerte, 
en  produisant  le  plus  de  bruit  incohérent  possible  et  fati- 
guer le  pays  par  un  désordre  insensé.  Il  fallait  éviter  toute 
concession  au  pouvoir  absolu,  contrebalancer  les  exigen- 
ces de  la  classe  éclairée  par  les  exigences  du  prétendu 
peuple  et  en  même  temps  ne  rien  donner  au  dernier. 
Pour  résoudre  ce  problème,  —  c'est  ce  qu'on  appela  la 
politique  populaire  -—  il  profita  des  réformes  que  Loris 
Mélikov  comptait  réaliser.  Laisser  dans  le  statu  quo  les 
projets  de  Loris  Mélikov,  c'eût  été  incommode,  parce 
qu'ils  étaient  déjà  en  partie  livrés  à  la  publicité  ;  la 
question  de  la  réforme  du  self-govèmment  des  paysans 
notamment  avait  été,  sous  Alexandre  II,  soumise  aux 
délibérations  deszemstvos.  Le  comte  Ighnatiev  joua  jus- 
tement sur  ces  réformes.  Avant  tout,il  t&cha  de  s'assurer 
contre  la  presse.  De  terribles  persécutions  s'élevèrent 
contre  elle.  Pendant  deux  années,  de  l'avènement 
d'Alexandre  III  à  son  couronnement,  divers  châtiments 
furent  infligés  à  28  journaux.  Ils  reçurent  au  total  44 
avertissements  et  un  nombre  égal  d'autres  punitions  : 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  511 

suspension,  défense  de  vente.  Certains  journaux  de  ten- 
dance libérale  ne  publiaient  même  pas  la  moitié  de  leurs 
numéros  annuels.  Treize  journaux  furent  exterminés  par 
toute  sorte  de  moyens.  En  même  temps,  le  comte  Ighna- 
tiev  créait  une  presse  gouvernementale,  entrait  en  négo- 
ciations avec  certaines  rédactions  achetables,  fondait  un 
journal  pour  le  peuple  Le  Messager  des  villages,  créait 
même  une  agence  télégraphique  spéciale  et  lui  donnait 
des  millions  en  subsides  pour  la  propagation  des  nou- 
velles les  plus  sûres.  Le  comle  Ighnatiev  sut  ainsi  soule- 
ver par  toute  la  Russie  un  efTroyable  bruit  sur  les  ques- 
tions étudiées  par  lui.  C'était  la  réduction  des  sommes 
payées  pour  le  rachat  des  terres,  l'accélération  du  rachat 
lui-môme,  les  facilités  accordées  aux  paysans  par  TafTer- 
mage  des  terres  du  fisc,  la  régularisation  de  la  migra- 
tion des  paysans,  la  répression  de  Tivrognerie.  Le  comte 
Ighnatiev  faisait  d'autant  plus  de  bruit  que  la  ques- 
tion^ qu'il  soulevait,  était  plus  nulle.  A  l'occasion 
de  Ja  répression  de  l'ivrognerie,  on  chantait  partout  des 
messes,  on  faisait  des  appels  au  peuple,  on  affichait  sur 
les  murs  des  proclamations  contre  l'eau-de-vie.  Pour 
augmenter  le  bruit,  le  comte  Ighnatiev  convoquait  à 
l'effet  de  délibérer  sur  ces  questions  de  prétendus  repré- 
sentants de  la  société,  c'est-à-dire,  tout  simplement  dif- 
férents fonctionnaires  ou  non  fonctionnaires,  qu'il  ju- 
geai t  utile  (Ty  inviter  (car  ils  n'étaient  pas  soumis  à  Télec- 
tion).  La  presse  vendue  s'enthousiasmait  à  propos  de 
cette  institution  libérale.  La  critique  des  organes  indé- 
pendants était  étouffée  par  les  avertissements  et  les  sus- 
pensions, et  la  presse  réactionnaire,  désignant  du  doigt 
les  sottes   séances   des    hommes  compétents  (leurs 


5(2  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

séances  étaient  en  effet  absurdes)  démontrait  railleu-* 
sèment  rinutilité  des  «  mesures  libérales.  «Cependant, 
une  fois  la  politique  populaire  inaugurée,  le  gouver- 
nement pouvait  sans  se  gêner  déclarer  dans  les  arti- 
cles de  ses  journaux  que  la  classe  éclairée  devait 
patienter  pour  les  libertés  politiques.  Quant  à  la  Consti- 
tution, elle  est  tout  à  fait  inutile  puisque  l'Empereur 
devient  de  nouveau  un  tzar  moscovite,  un  tzar  popu- 
laire... Ce  jeu  au  nationalisme  vieux  style  communi- 
quait un  bouquet  tout  spécial  à  la  politique  populaire. 
Des  mois  entiers,  la  Russie  n'entendit  parler  que  de  la 
nécessité  qu'il  y  avait  de  ramener  les  charges  de  la  cour 
à  Tancienne  étiquette,  du  rétablissement  des  écuyers, 
des  chambellans,  des  modifications  des  uniformes 
(l'Empereur  n'oubliait  pas  de  s'en  occuper,  même  aux 
heures  de  grand  danger)  qui  s'opéraient  selon  le  goût 
russc^  selon  la  façon  russe.  Aux  bals  de  la  cour  et  du 
grand  monde,  les  hauts  personnages  se  montraient  af- 
fublés du  costume  des  boyards,  des  chevaliers,  des 
diaks  (secrétaires) avec  un  encrier  attachée  la  ceinture. 
MM.  Aksakov  et  Souvorine  décrivaient  tout  cela  avec  at- 
tendrissement, avec  enthousiasme.  11  était  évident  que 
nous  entrions  dans  la  voie  du  développement  national. 
Les  journaux  faisaient  apparaître  devant  la  Russie  la 
fantastique  vision  d'un  tzar  paysan  bon  et  désintéressé, 
père  du  peuple.  Contre  la  classe  éclairée  on  souleva 
une  active  agitation,  on  ameuta  contre  elle  le  peuple. 

Que  faisait  la  société,  que  faisaient  les  libéraux  ?  Cer- 
tainement ils  se  défendaient.  On  interdisait  un  organe 
libéral  ;  ils  se  serraient  autour  d'un  autre.  Les  membres 
du  zemstvo  assiégeaient  le  gouvernement  de  leurs  re- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  513 

quêtes  et  de  leurs  avis,  mettant  à  propos  toutes  les  occa* 
siens.  Ainsi  les  zemstvos  de  Novgorod,  de  Kirilov  et 
de  Tver  rappelaient  de  nouveau  l'absolue  nécessité  d'une 
représentation  populaire.  Mais  les  voix  étaient  crainti- 
ves, et  bientôt,  dès  les  premières  représailles,  elles  se 
turent.  Le  ministère  avait  d'ailleurs  pris  ses  mesures 
pour  prévenir  de  pareilles  déclarations.  Les  gouver- 
neurs reçurent  l'ordre  de  ne  pas  permettre  à  l'avenir 
la  discussion  de  ces  questions  dans  les  zemstvos.  Le 
président  du  zemstvo  de  Kirilov  fut  destitué  de  ses 
fonctions  et  la  déclaration  de  ce  zemstvo  ne  put  être  im- 
primée par  ordre  du  gouverneur.  Dans  le  gouvernement 
de  Vladimir,  le  gouverneur,  en  ouvrant  la  session  du 
zemstvo,  l'invita  «  &  ne  pas  sortir  des  limites  »  du 
programme  ;  la  requête  du  zemstvo  de  Samara  concer- 
nant Véligibîlité  des  hommes  compétents  ne  fut  pas 
mise  aux  voix.  A  Kherson,  le  gouverneur  défendit  de 
donner  cours  à  une  requête  du  même  genre...  Devant 
ces  mesures,  la  tendance  du  zenrttvo  à  réclamer  une 
assemblée  des  représentants  du  pays  s'exprima  sous 
une  forme  de  plus  en  plus  timide.  Ainsi  les  assemblées 
de  Kharkovet  de  Tchemigov  demandèrent  que  les  ques- 
tions relatives  à  l'administration  des  paysans,  que  le 
gouvernement  avait  soumises  à  leurs  délibérations,  fus- 
sent examinées  par  un  congrès  des  représentants  de 
totis  les  Zemstvos  ;  12  assemblées  gouvernementales  de 
zemstvo  exprimèrent  le  désir  que  les  hommes  compé- 
tents fussent  élus  et  non  nommés  par  le  gouverne- 
ment. Certaines  de  ces  assemblées,  celle  de  Novgorod  par 
exemple,  eurent  Taudace  d'appuyer  leur  requête  par 
la  défense  faite  &  leurs  membres  de  participer  au  con- 

33 


5U  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

grès  des  hommes  compétents  autrement  que  par  le 
mandat  de  leur  zemstvo. 

Toutes  ces  démarches  présentent  un  grand  intérêt 
dans  un  sens  :  elles  montrent  quels  étaient  les  désirs 
de  la  Russie.  Sur  le  gouvernement  elles  ne  produisaient 
pas  même  l'ombre  d'une  influence,  car  il  n'y  voyait 
aucune  résolution  de  soutenir  leurs  exigences  par 
hi  force.  Cette  résolution,  on  ne  la  voyait  ni  dans  l'Al- 
liance du  Zemstvo,  qui,  au  surplus,  restait  toujours  fai- 
ble en  nombre,  ni  dans  les  petits  groupes  de  libéraux 
qui  avaient  adhéré  à  la  Sauvegarde,  Cette  multitude 
d'individus,  ces  groupes  innombrables  mais  désunis, 
tremblant  devant  le  gouvernement,  tremblant  aussi  de- 
vant la  plèbe^  répugnant  à  toute  action  violente  ;  qui, 
pendant  une  année  entière,  avaient  prouvé  leur  complète 
inaptitude  aux  complots  —  cessèrent  définitivement 
d'exciter  les  craintes  du  gouvernement.  Eux-mêmes, 
à  proprement  parler,  le  désiraient,  pensant  que,  au  mo- 
ment  où  cesseraient  les  craintes,  commencerait  une 
nouvelle  ère  de  politique  libérale  inaugurée  par  Je  tzar. 
C'est  tout  le  contraire  qui  eut  lieu. 

Les  révolutionnaires  seuls  continuaient  à  inquiéter 
le  gouvernement.  Pourtant  la  police  mit  en  lumière 
durant  cette  période  plusieurs  talents  remarquables  : 
Soudiéikine  surtout,  presque  génial  dans  sa  sphère, 
quoique  nourrissant  à  part  soi  des  plans  ambitieux,  ca- 
pables d'effrayer  le  gouvernement,  s'il  les  eût  seulement 
connus.  Soudiéikine  organisa  remarquablement  bien  la 
police  et  réduisit  plus  d'une  fois  à  néant  les  plans  des 
révolutionnaires.  De  ce  côté  aussi,  sinon  l'Empereur,  du 
moins  Pobiedonostsev  et  Katkov  pouvaient  être  beau- 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  5i5 

coup  plus  tranquilles.  D'ailleurs,  la  politique  d'ighna- 
tioT,  indigne  sans  nul  doute  d'un  homme  d'Etat  sérieux, 
comme  Tolstoï  ou  Katkov,  avait  déjà  joué  son  rôle  :  elle 
avait  énervé  la  société  russe,  engendré  un  chaos  général, 
entremêlé  toutes  les  opinions  dans  une  sorte  de  fatras 
impossible  à  définir,  sans  physionomie  aucune,  grâce 
auquel  les  socialistes  et  les  démocrates  mêmes  pou- 
vaient se  grouper  autour  du  tzar  paysan,  grâce  auquel, 
sous  Tégide  du  tzar,  on  pouvait  massacrer  les  juifs  et  les 
propriétaires.  Il  était  temps  qu'on  cessât  de  tirer  profit 
du  désordre  et  qu'on  inaugurât  l'ordre.  L'Empereur 
congédia  Ighnatiev  et  appela  le  comte  Tolstoï*  «  Comte, 
aurait-il  dit  à  cette  occasion,  vous  êtes  en  Russie  le  seul 
homme  que  je  puisse  nommer  ministre  de  l'intérieur.  » 
Le  comte  Tolstoï  répondit  qu'il  était  &  la  disposition 
du  tzar,  mais  qu'il  ignorait  si  ses  vues  auraient  l'hon- 
neur de  mériter  l'approbation  de  '^Sa  Majesté  :  «  Moi, 
expliqua-t-il,  je  ne  comprends  pas  du  tout  la  Russie 
paysanne.  A  mes  yeux,  la  force  de  la  Russie,  comme 
celle  de  tous  les  pays,  réside  dans  les  classes  éclai- 
rées et  le  développement  civilisateur.  Je  reconnais 
sincèrementque  j'ai  toujours  été  l'adversaire  des  réformes. 
du  règne  précédent.  »  Le  comte  Tolstoï  entend  sous  le 
nom  de  classes  éclairées  la  classe  noble,  et  sous  celui  de 
développement  civilisateur ,  l'extension  de  la  police  ;  il 
faut  savoir  comprendre  sa  langue.  Quoique  l'Empereur 
eût  joué,  toute  une  année,  le  rôle  de  tzar  paysan,  ilap* 
prouva  aveuglément  les  idées  du  comte  qui  ne  pouvait 
comprendre  la  Russie  paysanne.  La  politique  populaire 
est  laissée  de  côté,  nous  entrons  dans  la  phase  présente. 
Le  parti  réactionnaire  s'était  donc  décidé  à  parti- 


516  LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

ciper  ouvertement  au  gouvernement.  Quelque  temps 
encore,  il  s'abstint  presque  entièrement  de  toute 
activité  et  employa  toutes  ses  forces  à  mener  à  bonne 
fin  le  couronnement  de  l'Empereur,  événement  qui, 
comme  on  le  sait,  s'effectua  en  pleine  sécurité  au  milieu 
de  quelques  milliers  de  membres  de  la  Sauvegarde, 
d'une  innombrable  police  et  d'un  prétendu  peuple  enrôlé 
à  des  prix  très  modérés.  Ainsi  se  termina  la  lutte  des 
deux  partis  par  le  triomphe  complet  des  réactionnaires. 
Leurs  efforts  tendent  maintenant  à  la  consolidation  de 
leur  pouvoir  et  à  l'établissement  en  Russie  d'un  ordre 
conforme  à  leurs  idées.  Les  sociétés  secrètes  sont  sup- 
primées par  le  tzar.  La  police  rentre  dans  la  sphère 
d'activité,  qui  lui  est  assignée  par  la  loi  et  dont  les  li- 
mites sont  infiniment  plus  élargies  qu'en  aucun  autre 
temps.  La  législation  commence  à  détruire  une  à  une 
les  frêles  réformes  d'Alexandre  II.  La  presse  est  sou- 
mise à  la  censure  ^  ;  l'autonomie  des  universités  sup- 
primée. Le  jury  se  maintient  à  grand'peine  en  subis- 
sant plusieurs  amoindrissements.  Les  rêveries  de  l'épo- 
que de  Loris  Mélikov  et  d'Ighnatiev  sont  enfouies  sous 
terre.  A  cette  marche  triomphale  delà  réaction,  il  ne  man- 
que qu'une  chose  —  le  soutien  de  la  société  et  du  peu- 
ple. Elle  t&che  de  se  la  donner  en  essayant  de  rendre  la 
vie  à  la  noblesse  et  au  clergé.  Les  ressources  du  trésor 
public  sont  gaspillées  par  millions  pour  relever  noblesse 
et  clergé.  Les  réactionnaires  complotent  de  livrer  le 
Zemstvo  aux  mains  de  la  noblesse,  et  l'école  à  celles  du 
clergé.  Pour  relever  l'esprit  de  caste  de  la  noblesse,  on 

1.  D'après  la  loi  noaveUe,  chaque  journal  ou  revue  est  soumis  à 
la  censure  après  un  avertissement. 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  517 


déclare  que  la  faveur  du  tzar  serait  dorénavent  la  source 
unique  de  cette  haute  dignité.  On  fonde  une  banque 
pour  aidera  l'extension  de  la  propriété  agraire  des  no- 
bles, etc.,  etc. 

Le  travail  de  réaction  est  en  pleine  effervescence. 

Que  donnera- t-il  pour  résultat?  La  volonté  de  Katkov 
fera-t-elle  de  la  Russie  un  pays  de  gentilshommes, 
jouissant  paisiblement  du  calme  sous  la  pression  du 
poing  policier?  ou  bien  cette  tentative  de  faire  prendre 
au  courant  une  direction  opposée  finira-t-elle  par  une 
terrible  explosion,  pareille  à  celle  que  produit  la  vapeur 
hermétiquement  enfermée  dans  une  chaudière  chauffée 
à  blanc? 


r 


APPENDICES 


APPENDICES 


A  Statistique  du  reyena  national. 

B  L'expression  nihilistes. 

G  Sujets  interdits  par  la  censure. 

D  Ouyrages  cités. 


APPENDICES 


STATISTIQUE  DU  REVENU  NATIONAL     • 

Malgré  mon  désir,  je  n'ai  pu,  en  évaluant  le  revenu 
national  russe,  profiter  des  évaluations  qu'on  trouve 
dans  la  littérature  de  la  question. 

Dans  la  plupart  des  cas,  les  chiffres  sont  trop  anciens 
de  date  et,  maintes  fois,  je  ne  suis  pas  d'accord  avec  les 
auteurs,  môme  sur  leur  syslème  de  calculs  ;  je  ne  puis 
pas  surtout  admettre  de  fautes  visibles  comme  celles  de 
M.  Schnitder,  par  exemple  ^  M.  Schnitzler  évalue  notre 
revenu  national  à  16  milliards,  mais  il  n'obtient  ce  chiffre 
que  parce  qu'il  estime  le  rouble  d'argent  à  4  francs.  Cet 
auteur  dont  l'érudition  est  certes  indiscutable  confond 
apparemment  le  rouble  d'argent,  qui  est  tout  simplement 
la  dénomination  du  rouble-papier,  avec  le  rouble  métallique  ; 
la  Russie  devient  ainsi  plus  riche  au  moins  de  20  à  30  Vo* 
Ensuite  on  trouve  souvent,  chez  M.  Schnitzler,  comme 
chez  les  autres  statisticiens,  une    double   énumération 

i.  J.  H.  ScHNiTZLBB.  L'empire  des  tzars* au  point  de  vue  actuel  de 
la  science.  Paris.  1869. 


522  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

des  produits  :  ainsi  ils  énumèreni  la  valeur  du  travail  des 
chevaux  et  du  bétail,  en  oubliant  que  ce  travail  est  déjà 
estimé  avec  les  produits  do  Tagriculture,  des  forêts,  et 
ainsi  de  suite. 

Ailleurs  les  statisticiens  essaient  d'apprécier  et  d'in- 
troduire dans  la  somme  générale  du  revenu  national  la 
valeur  que  le  commerce  donne  aux  produits.  Sans  nier 
rintérèt  scientiQque  de  cette  question.  Je  crois  que,  dans 
la  pratique,  cette  façon  d*agir  conduit  à  une  confusion,  à 
une  double  estimation  du  môme  produit.  En  effet,  si 
nous  évaluons  le  produit  par  son  prix  moyen  sur  le  mar- 
ché, la  valeur  du  travail  du  commerçant  y  est  déjà  com- 
prise. Et  si  nous  nous  mettons  à  évaluer  le  produit  autre- 
ment qlie  par  son  prix  sur  le  marché,  nous  aboutissons 
infailliblement  à  des  hypothèses  arbitraires.  Le  désir 
d'éviter  des  fautes,  dont  je  n'ai  indiqué  ici  que  la  moindre 
part,  ainsi  que  la  nécessité  de  me  conformer  aux  données 
récentes  de  la  statistique,  me  porte  à  faire  moi-même  le 
calcul  de  notre  revenu  national.  Du  reste,  je  conserve  les 
chiffres  anciens  des  économistes  toutes  les  fois  que  ces 
chiffres  sont  conformes  à  la  réalité  contemporaine. 

La  somme  la  plus  grande  des  valeurs  est  produite  chez 
nous  par  l'économie  rurale.  Voici  la  quantité  des  blés 
de  la  récolte  de  1883,  que  j'évalue  d'après  le  prix  moyen 
du  marché  pendant  les  dernières  années  (les  semences 
déduites  )  : 

4)  Froment, 
28602000  tchetv,,  de  9  roubles  chacun,    2S7  millioas  roubles. 

2)  Seigle, 

66059000  tchetv.,  de  7  roubles  chacun,    492  millions  roubles. 

3)  Aooine, 

67671000  tchetv.,  de  4  roubles  chacuo,    270  millions  roubles. 

4)  Orge,  • 

16792000  tchetv.,  de  5  roubles  chacun,      83  millions  roubles. 


APPENDICE  A  523 


5)  Blé  sarrasin, 

9442000  tchetv.,  de  7  roubles  chacun,      66  millions  roubles. 

6)  Autres  grains  (millet,  pois,  haricots,  mais,  etc.)» 
15765000  tchetv.,  à  6  roubles  chacun,       95  millions  roubles. 

Les  renseignements  ofQciels  sur  la  récolte  de  1883  ne 
comprennent  pas  le  Caucase  du  Nord  et  la  Sibérie.  Nous 
devons  pourtant  y  estimer  la  récolte  àaumoins  20  millions 
de  tchetv.  (ce  chiffre  est  probablement  au-dessous  de 
la  réalité)  valant  120  millions  de  roubles.  Ainsi  le  total 
des  grains  récoltés  est  224  millions  de  tchetv.  valant 
1383000000  roubles. 

La  récolte  des  pommes  de  terre,  selon  les  mêmes  ren- 
seignements, a  été  dans  la  Russie  d^Europe  de  32351000 
tchetv.  En  estimant  à  1  million  1/2  de  tchetv.  la  ré- 
colte du  Caucase  et  de  la  Sibérie,  nous  obtenons  un 
total  de  33851000  tchetv.  qui  font,  à  i  rouble  50,  une 
somme  do  48  millions  de  roubles. 

La  quantité  de  foin  et  de  paille,  d'après  les  dernières 
données,  est  la  suivante  : 

Foin, 
4000000000  pouds,  à  10  kop.  chacun,    400  millions  roubles. 

Paille, 
2000000000  pouds,  à    5  kop.  chacun,    130  millions  roubles. 

Plantes  à  filer  (Recueil  statistique  militaire,  T.  IV)  : 

a)  Lin  en  fils, 

42000000  pouds  à  4  roubles  =  48000000  roubles. 

b)  Lin  en  semences, 

25000000  pouds  à  i  rouble    =  25000000  roubles, 
e)  Chanvre  en  filasse, 

6000000  ponds  à  2  roubles  =  12000000  roubles, 
d)  Chanvre  en  semences, 

25000000  pouds  à  1  rouble  =»  21000000  roubles. 


524  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

Le  rapport  des  jardins  et  des  potagers  est  si  difficile 
à  évaluer  que  j'accepte  le  vieux  chiffre  de  Tengobor- 
sky,  [Etudes  sur  les  forces  productives  de  la  Russie)  — 
60000000  roubles. 

Betterave.  —  Les  raffineries  seules  en  ont  employé 
(en  1883)  20000000  berkovets,  ce  qui  fait  en  estimant  le 
berkovets  à  1  rouble.  —  20000000  roubles. 

Tabac.  —  Selon  les  renseignements  de  1878,  il  s'en 
récolte  3500000  pouds,  ce  qui  fait  à  2  roubles  le  p«  — 
7000000  roubles. 

Raisin,  —  On  estime  la  quantité  de  vin  en  Russie  à  en- 
viron 5000000  millions  vedros,  à  80  kop.  le  védro,  on 
obtient  ainsi  4000000  roubles. 

Les  plantes  tinctoriales  donnent  environ  2000000 
roubles. 

Le  total  des  produits  de  Vagriculture  peut  ainsi  être 
estimé,  à  2130000000  roubles. 

Malgré  l'absence  d'économie  forestière  régulière,  les 
vastes  forêts  de  la  Russie  rapportent  beaucoup  h,  la  po- 
pulation. Dans  beaucoup  d'endroits,  le  flottage  de  bois, 
la  distillation  du  goudron  et  de  la  résine  sont  les  princi- 
pales occupations  de  la  population.  En  outre,  la  consom* 
mation  du  bois  est  très  grande  en  Russie.  La  plupart  de 
la  population  habite  des  maisons  de  bois,  emploie  de  la 
vaisselle  et  des  ustensiles  en  bois,  le  bois  sert  de  com- 
bustible, môme  dans  nos  usines  et  nos  chemins  de  fer, 
etc.  La  somme  générale  des  produits  que  les  Russes  ti- 
rent de  leurs  bois  est,  selon  Bouchene,  de  750,000,000 
roubles.  Ce  chiffre  est  plutôt  diminué  qu'agrandi.  U  est 
pourtant  à  remarquer  qu'en  Russie,  le  rapport  des  bois 
n'est  pas  un  revenu  du  capital,  mais  la  consommation 
du  capital  lui-môme.  La  destruction  des  forêts  marche  à 
pas  rapides  et  à  cette  heure  provoque  des  plaintes  dans 
toute  la  Russie. 


APPENDICE  A  525 


L'autre  branche  de  réconomie  rurale,  Télevage  des 
bestiaux,  a  aussi  une  grande  importance  pour  la  Russie. 
D*après  le  recensement  des  chevaux  en  1882,  le  nombre 
des  chevaux  dans  la  seule  Russie  d'Europe  est  évalué  à 
20  millions.  Il  n'y  a  pas  en  Russie  moins  de  24  millions  de 
bestiaux;  50  millions  de  brebis,  environ  1  million  500mille 
chèvres,  plus  10  millions  de  cochons  ;  puis  dans  des  propor- 
tions moins  importantes,  il  y  a  des  chameaux,  des  rennes, 
desbuHOies,  etc.  Quant  aux  oiseaux  domestiques,  leurnom- 
bre  généralement  énorme  ne  peut  être  estimé  que  con- 
jecturalement.  Les  produits  de  ce  nombre  énorme  d'ani- 
maux sont  variés  et  abondants.  Seulement  la  valeur  de 
la  plupart  des  produits  de  l'élevage  des  bestiaux  est  déjà 
entrée  dans  la  valeur  des  produits  de  l'agriculture,  par 
exemple  la  force  ouvrière  des  chevaux  et  des  bestiaux  ; 
c'est  ainsi  qu'y  est  entrée  aussi  la  valeur  du  fumier,  qui 
rapporte  plus  à  la  Russie  que  ses  mines  d'or.  Nous  avons 
donc  à  évaluer  maintenant  les  seuls  produits  de  l'élevage 
dont  nous  n'avons  pas  encore  énuméré  la  valeur.  Ainsi 
de  la  valeur  générale  des  chevaux,  nous  pouvons  retenir 
seulement  3  millions  de  roubles  de  cuir,  de  viande  et  de 
lait. 

Les  bestiaux  créent  une  masse  de  valeurs,  outre  leur 
travail  ;  la  statisti'que  énumère  : 

a)  5  millions  de  cuirs  à  5  roub.  chacun  =r  25000000  roubles. 

b)  La  viande  (selon  Bouchene) =  83000000      -^ 

c)  La  graisse =  17500000      — 

dj  Le  lait  (selon  lanson),  ^.336  millions 

de  védros,  à  30  kop.  le  védro  .  .  .  =  100000000      — 
e)  Le  beurre,  plus  de  8  millions  de 

pouds,  à  8  roubles  le  poud  ....  =  24000000      — 

Total  (les  fromages  exceptés).  .  .  250000000  roubles. 
Nous  ne  pouvons  pourtant  pas  porter  cette  somme  en 


826  LÀ  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


totalité  dans  le  revenu  national,  puisqu'il  y  entre  évidem- 
ment la  valeur  du  fourrage  consommé  par  les  bestiaux  et 
déjà  porté  dans  notre  calcul.  Quel  chiffre  faut-il  déduire 
de  25b  millions  de  roubles  pour  obtenir  le  chiffre  qui  ex- 
prime Tagrandissement  de  valeur  que  les  bestiaux  «goû- 
tent au  fourrage  consommé?  Dans  les  conditions  de 
réconomie  rurale  russe,  la  valeur  du  fourrage  peut  être 
estimée  à  environ  60  ^/o  de  la  valeur  générale  des  pro- 
duits de  l'élevage  :  j'obtiens  ce  chiffre  en  observant  des 
économies  différentes.  Par  conséquent  Taugmentation 
réelle  du  revenu  national  créé  par  les  bestiaux  doit  s'é- 
lever à  environ  100  millions  de  roubles.  La  valeur  des 
produits  de  Télevage  des  bêtes  à  laine  est  la  suivante  : 

a)  Peaux  de  mouton,  2  millions,  à  i  r.  pièce  =  2000000  roubles 
6)  Viande  de  mouton,  10  millions  de  pouds  =30000000      — 

c)  Graisse,  3  millions  de  pouds =  6000000      — 

d)  Laine —42000000      — 

Total 800(K)000  roubles 

En  déduisant  la  valeur  du  fourrage  (environ  50  ^/o), 
on  obtient  40  millions  de  roubles. 

On  consomme  en  Russie,  je  crois,  environ  5  millions  de 
porcs  ;  en  estimant  le  prix  moyen  de  la  pièce  k  environ 
5  roubles  et  la  valeur  du  fourrage  à  environ  30  '/o,  on 
obtient  un  revenu  d'environ  17  millions  600,000  roubles. 

Le  rapport  de  l'élevage  des  oiseaux  est  évalué  par 
M.  Tengoborsky,  du  reste  tout  à  fait  arbitrairement,  à 
10  millions  de  roubles.  Je  n'ai  aucunes  données  pour  chan- 
ger ce  chiffre,  si  ce  n'est  que,  vu  la  valeur  du  grain, 
il  doit  être  diminué  de  20  '^/o,  c'est-à-dire  être  réduit  à 
8  millions  de  roubles.  Le  rapport  réel  de  l'élevage  des 
oiseaux  est  probablement  plus  grand. 

La  Russie  enfin  exporte  à  l'étranger  19  millions  de 
roubles  de  bestiaux.  En  supposant  que  la  valeur  du  four- 


APPENDICE  A  527 

rage  s'élève  à  50  •/©  de  celte  somme,  on  peut  ajouter  au 
revenu  national  9  millions  500000  roubles. 

Au  total,  la  somme  générale  de  valeurs  qui  sont  ajoutées 
au  revenu  national  par  V élevage  du  bétail  peut  être  évaluée 
à  176  millions  de  roubles. 

L'apiculture  et  la  sériciculture  sont  des  branches  assez 
peu  importantes  de  Téconomie  rurale  en  Russie. 

Dans  la  Russie  proprement  dite,  on  s'occupe  peu  de  sé- 
riciculture ;  la  sériciculture  des  pays  au  delà  du  Caucase 
n'existe  pas  dans  nos  calculs.  Ainsi  la  sériciculture  russe 
ne  doit  pas  plus  donner  que  ne  l'évalue  Tengoborsky, 
c'est-à-dire,  environ  1  million  200000  roubles. 

L'apiculture,  au  contraire,  est  une  branche  d'industrie 
purement  nationale.  Jusqu'à  présent,  on  amasse  chez 
nous  près  de  700000  pouds  de  miel,  ce  qui  fait,  à  5  r.  le 
poud,  3  millions  500000  roubles  ;  et  200000  p.  de  cire, 
à  10  r.  le  poud,  soit  2  millions  de  roubles.  En  somme  le 
rapport  de  Vapiculture  et  de  la  sériciculture  ne  peut  être  in- 
férieur à  7  millions  de  roubles. 

Le  rapport  de  la  chasse  s'évalue  à  environ  4  millions 
de  roubles,  celui  de  la  pèche  à  24  millions  de  roubles.  Ces 
chiffres  sont  tous  les  deux  extrêmement  diminués,  sur- 
tout le  dernier.  Néanmoins,  vu  l'absence  de  données  pour 
les  corriger,  nous  devons  les  conserver.  Il  est  à  remar- 
quer pourtant  que  la  pêche  russe,  qui  pourrait  devenir, 
dans  des  mers  aussi  poissonneuses  que  la  mer  d'Azov  et 
la  Caspienne,  une  très  riche  branche  d'industrie  pour  des 
siècles  est  exploitée  avec  un  gaspillage  qui  en  fait  tarir 
la  source  avec  une  rapidité  extraordinaire. 

Passons  à  l'exploitation  des  mines.  Là  encore  nos  ri- 
chesses naturelles  sont  très  mal  exploitées. 


1 


2  

78  —  — 


528  Là  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

a)  Or 2641  pouds 40  millions  de  roubles. 

b)  Argent 616    —  plus  do..  »  1/2  —  — 

c)  Platine 179     —  moins  do  »  1/2  —  — 

d)  Plomb 74000    —  2  1/3  —  — 

e)  Cuivre 190000    —  ... 

/)  Fer  fondu, . .  22000000 1  _ 

g)  Fer  et  acier..  30000000) 

h)  Houille 120000000    —  8  —  — 

t)  Sel 47000000    —  24  —  — 

Total 154  1/3  milliona  de  roubles. 

Quant  au  naphte,  on  l'exploite  très  médiocrement  dans 
la  Russie  proprement  dite  (Caucase  du  Nord).  Dya 
aussi  de  grandes  sources  de  naphte,  dans  la  contrée  au 
delà  du  Caucase,  mais  je  ne  les  comprends  pas  dans  le 
revenu  national  russe. 

Passons  kYtndustrie  proprement  dite. 

Selon  les  renseignements  of&ciels  récents  (1882)  dans  la 
Russie  d'Europe  (sauf  laPologne  etlaFinlandej,  ily  aurait 
57000  usines  et  fabriques  produisant  au  total  1120000000 
roubles.  Il  entre  cependant  dans  ce  chiffre  78000000  r. 
évalués  par  nous  sous  la  rubrique  précédente.  La  valeur 
des  matières  brutes  est,  selon  M.  Schnitzler,  de  2S^/^de 
la  valeur  du  produit.  Ce  chiffre  diffère  absolument  des 
données  de  la  statistique  russe.  A  en  juger  par  les  fabri- 
ques de  Moscou  où  la  valeur  des  matières  brutes  balance 
de  10  7o  à  ^  Vo  IsL  valeur  du  produit,  on  peut  admettre 
la  moyenne  valeur  des  matières  brutes  de  60  "/q.  Ainsi, 
rindustrie  de  fabriques  et  d'usines  de  la  Russie  d'Europe 
ajoute  au  revenu  national  russe  environ  420  millions  de 
roubles...  Il  faut  encore  ajouter  à  cette  somme  près  de  3 
millions  de  roubles,  créés  par  Tindustrie  russe  du  Caucase 
et  de  la  Sibérie.  Enfin  une  somme  très  considérable  de 
valeurs  est  produite  par  la  petite  industrie,  celle  des 


APPENDICE  A  829 


Koustars  et  des  artisans.  Ici  les  données  de  la  statisti- 
que officielle  sont  encore  moins  exactes  que  pour  la 
grande  industrie.  Si  Ton  mettait  les  chiffres  groupés  par 
le  Recueil  de  statistique  militaire  fil  si  Ton  estimait  la  valeur 
des  matières  brutes  à  60  ®/o  (quoiqu'elle  doive  être  moin- 
dre), l'augmentation  générale  du  revenu  national  pour  ce 
genre  d'industrie  serait  d'environ  80  millions  de  roubles*. 
En  somme,  l'industrie  donne  au  revenu  national  503  mil- 
lions de  roubles. 

En  faisant  le  total  général,  nous  obtenons  pour  le  revenu 
national  russe  la  somme  de  3740  millions  de  roubles,  ce 
qui  fait  environ  11  milliards  de  francs,  si  nous  estimons  le 
rouble  à  3  francs. 

Je  répète  du  reste  qu'on  doit  considérer  ces  chiffres 
seulement  comme  approximatifs. 

1.  Je  choisis  ce  chiffre  comme  le  moins  contesté;  mais  on  estime 
parfois  la  prodaction  des  Koustars  jà  nn  chiffre  trois  fois  plus 
fort. 


34 


B 


L'EXPRESSION  NIHILISTES 


La  partie  militante  de  notre  intelliguentia^  celle  que  je 
nomme  les  révolutionnaires,  a  reçu  en  Europe  Télrange 
nom  de  nihilistes. 

Cette  seule  dénomination  prouve  que  les  notions  les 
plus  erronées  circulent  au  sujet  de  nos  révolutionnaires 
en  dehors  de  la  Russie.  En  effet,  si  en  Europe  on  com- 
prenait le  mouvement  révolutionnaire  russe  et  celui  qui 
se  produit  dans  notre  mtelltguentia,  on  n'aurait  certai- 
nement pas  employé  ce  mot,  de  môme  qu*on  ne  l'emploie 
pas  en  Russie.  Ce  surnom  n'est,  en  eflet,  usité  chez  nous 
que  dans  un  sens  injurieux  et  seulement  par  des  gens 
capables,  par  exemple  de  dire  :  <(  Le  parti  anarchiste  a 
enfln  obtenu  le  pouvoir  en  France  :  M.  Clemenceau  est 
président  du  conseil  des  ministres.  »  En  Russie,  il  y  a 
des  journaux  capables  d*écrire  cette  phrase,  mais  si,  me 
basant  sur  un  télégramme  de  ce  genre,  j'appelais  M.  Cle- 
menceau un  anarchiste,  cela  ne  prouverait  qu'une  cho.se  ': 
que  j'ignore  complètement  ce  qu'est  M.  Clemenceau,  et 
ce  qu'est  Tanarchisme. 


APPENDICE  B  531 


Le  surnom  de  nihiliste  naquit  chez  nous  de  circons- 
tances entièrement  passagères  el  fortuites  qui  accompa- 
gnèrent rexplosion  du  mouvement  de  ïmteliiguentia  au 
Et  du  règne  d'Alexandre  II. 
.  Russie  venait  d'échapper  au  joug  du  régime  de 
las  et  se  préparait  à  briser  celui  du  servage.  La 
pensée,  après  avoir  rompu  ses  chaînes,  se  mit  à  travailler 
fiévreusement.  Toute  la  Russie  maudissait  son  passé, 
cherchait  son  avenir.  Une  multitude  d'éléments  peu  éclai- 
rés, peu  instruits,  d'éléments  qui  venaient  tout  droit  de 
la  rue,  affluèrent  spontanément  vers  Vintelliguenlia . 
Tous  se  mirent  à  raisonner,  à  critiquer,  à  nier,  à  cher- 
cher^f 

l^spères  —  la  génération  aînée  de  la  Russie,  -  étaient 
affreusement  compromis  par  le  règne  de  Nicolas;  eux- 
mêmes,  ils  se  sentaient  coupables  vis-à-vis  de  la  Russie, 
vis-à-vis  de  leurs  enfants,  vis-à-vis  de  leur  conscience. 
Comment  avaient-ils  pu  supporter  le  despotisme  de  Nico- 
las i  Comment  avaient-ils  pu  souffrir,  —  et  n'avaient-ils 
fait  quesoufirir?  —  participera  tous  les  affreux  abus  du 
servage  ?  Comment  avaient-ils  osé  permettre  que  durant 
Irente-cinq  anaées  on  persécutât  la  science  ?  Où  tout  cela 
avait-il  conduit  la  Russie?  Lo.s pères  se  sentaient  très 
coupables,  ils  auraient  voulu  se  faire  tous  petits,  se  cacher 
BOUS  la  terre.  Les  mfants  —  la  génération  cadetle  — 
pouvaient  crier  en  pleine  liberté,  avec  toute  la  force  d'une 
indignation  vraiment  honnête,  d*un  jeune  enthousiasme 
et  de  rinexpérience  ;  alors  certains  côtés  de  la  philoso-  y/ 
phie  générale,  certains  traits  caractéristiques  de  notre 
intelltguentia  se  manifestèrent  pariois  de  la  façon  la  plus 
exagérée  et  la  plus  ridicule.  La  tendance  aux  idées  démo- 
cratiques se  manifestait  par  Téloignement  le  plus  outré 
de  tout  ce  qui  était  aristocratique,  de  tout  ce  qui  sentait 
la  noblesse,  et  par  conséquent  de  toutes  les  formalités  de 


>( 


y 


532  LA  RUSSIE  POLITIQUB  ET  SOCIALE 

la  civilisation  superficielle.  On  vit  apparaître  des  visages 
malpropres,  des  cheveux  en  désordre,  des  costumes  sades 
et  tout  à  fait  fantastiques.  Dans  la  conversation,  pour  faire 
preuve  d'une  grossièreté  voulue,  on  employait  le  lan- 
gage du  paysan.  Le  mépris  de  Thypocrite  et  convention- 
nelle morale  de  forme,  le  mépris  des  traditions  ineptes 
qui,  si  longtemps,  avaient  été  considérées  comme  l'ex- 
pression de  la  haute  sagesse  de  TEtat,  Tindignation  contre 
les  pressions  subies  par  l'individu  —  s'exprimaient  par 
la  négation  la  plus  absolue  des  autorités  de  tous  genres 
et  dans  la  tendance  la  plus  outrée  à  la  liberté. 

Tout  cela  prêtait  certainement  à  la  caricature;  tout 
cela  permettait  aux  gens  de  parti  pris  de  formuler  contre 
Yintelliguentia  Taccusation  de  vouloir  tout  détruire,  de 
n'avoir  rien  de  sacré,  de  n'avoir  ni  cœur,  ni  morale,  etc. 
Naturellement  les  ennemis  de  Vintelligttentta  en  profitè- 
rent et  relevèrent  avec  joie  le  surnom  lancé  par  Tour- 
gueniev dans  son  roman.  Dans  Yintelliguentia,  quelques- 
uns,  par  esprit  de  contradiction  et  en  guise  de  provoca- 
tion aux  réactionnaires,  commencèrent  à  se  donner  ce 
surnom.  Ainsi,  chez  Niekrassov,  un  fils  répondant  aux  re- 
proches de  son  père  :  «  Nihiliste,  c'est  un  mot  bète.  Mais 
si,  par  lui,  tu  comprend^  un  homme  franc,  qui  n'aime  pas 
à  vivre  du  bien  d'autmTi,  qui  travaille,  cherche  la  vérilép 
t&che  que  sa  vie  ne  soit  pas  inutile,  qui  sifile  sous  le  nez 
de  toute  canaille,  et  à  l'occasion  la  gifle*^  alors  je  n*7 
vois  pas  de  mal,  appelle-moi  nihiliste  1  Pourquoi  pas  *  ?» 
Cependant  un  très  petit  nombre  seulement  d'entre  les 
gens  connus,  comme  Dmitri  Pissarev,  par  exemple,  ac- 
ceptèrent ce  surnom,  et  encore  ne  l'acceptaient-ils,  pour 
ainsi  dire,  que  momentanément.  Pissarev  inventa  bientôt 
un  autre  surnom  pour  lui  et  ses  coreligionnaires  — les 

i.  Œuvres  de  Nielurassov.  Le  cabinet  de  lecture. 


APPENDICE  B  533 


réalistes,  surnom  qui  pourtant  n'obtint  pas  de  succès. 
UaSsurdité  du  mot  nihilisme  sautait  trop  aux  yeux. 
Au  surplus,  les  faits  mêmes  qui  avaient  provoqué  ce 
surnom  disparurent  naturellement  avec  beaucoup  de 
rapidité.  L'entraînement  aux  manifestations  extérieures 
fit  place  au  redoublement  de  travail  positif,  et  bientôt 
tous  ces  enfantillages,  cheveux  coupés  courts  chez  les 
femmes,  ou  rudesse  outrée  dans  les  manières,  {Virent 
fort  déconsidérés.  Ainsi  le  mot  nihilisme,  qui,  dans  lesl 
premiers  temps,  avait  un  sens,  au  moins  comme  carica-  I 
îure,  plusieurs  années  plus  tard  perdit  définitivement 
toute  signification.  En  Russie,  aucun  auteur  sérieux, 
nt-il  môme  réactionnaire,  ne  remploiera  pour  désigner 
les  révolutionnaires.  Le  mot  est  passé  à  Jamais  dans  le 
domaine  du  pamphlet  et  de  Tinjure. 

En  Europe,  au  contraire,  le  mot  nihilisme  a  la  plus 
large  vogue.  Le  plus  étrange,  —  c'est  qu'on  croit  à 
cette  caricature,  comme  à  une  chose  réelle.  Le  nihilisme' 
est  considéré  comme  une  doctrine  particulière,  fondée  sur 
la  négation  privée  de  tout  idéal  positif.  Cela  se  répète,  et 
mtOltt  daardlîùtres  ouvrages  que  ceux  de  M.  Gbeddo*  v 
Perotti*.  Il  n'y*  a  là  rien  d'étonnant.  Ce  qui  est  à  regretter, 
c'est  que  nous  ne  trouvions  pas  beaucoup  plus  de  préci- 
sion chez  des  écrivains  aussi  consciencieux  et  aussi  éru* 
dits  que  M.  Leroy-Beaulieu^^ 

Qu'est-ce  que  le  nihilisme  ?  se  demande  M.  Leroy-Beau- 
lieu  ;  etil  répond  que  c'est  un  Mlmaladif,  il  parle  de  grossier 
matéralisme,  de  négation  absurde,  d'immoralité.  Il  est  môme 
prêt  à  entrer  dans  des  considérations  sur  la  question  de 
savoir  si  le  climat  (!?)  de  la  Russie  a  oui  ou  non  eu  une 
influence  sur  le  développement  du  nihilisme.  Il  est  môme 

i.  Le  nihilisme  et  F  avenir  de  la  Russie,  par  Ghbddo-Fbrotti.  C'est 
un  pseadonyme  sous  leqnel  se  cache  un  Russe  qui  ne  sait  rien  de 
la  Russie. 


534  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

prôt  à  dire  de  concert  avec  ce  pauvre  radoteur  de  prince 
Mechtchersky,  que  le  nihilisme  est  une  sorte  de  névrose 
engendrée  par  Tanémie  et  la  cacochymie  de  la  classe 
éclairée,  qui  n'a  probablement  pas  les  moyens  de  se  bien 
nourrir.  Un  Russe,  reconnaissant  à  M.  Leroy-BeauJieu 
de  son  bel  ouvrage,  exception  faite  de  quelques  mécomp- 
tes, —  pourrait  souhaiter  du  fond  de  cœur  à  Fauteur  une 
santé  pareille  à  celle  dont  jouirent  les  Apôtres  du  nihilisme^ 
cités  par  lui  :  Hertzen,  Bakounine,  Lavrov,   Tcherny- 
chevsky,  Netchaïev,  etc.  M.  Leroy-Beaulieu   en   arrive 
môme  à  donner  la  définition  suivante  delà  docitinedu  ni^ 
hilisme,  «  Prenez  la  terre  et  le  ciel,  prenez  l'Etat  et  t Eglise, 
les  rois  et  les  dieux,  et  crachez  dessus.    Voilà  notre  sym- 
bole *.  »  On  peut  certainement  convenir  que,  si  sous  le 
nom  de  nihilisme  on  sous-entend  celui  de  sottise^  le  nihi- 
lisme et  la  sottise  auront  une  seule  et  même  signification. 
f  Mais  il  est  tout  aussi  vrai  qu'avec  de  tels  procédés  d'exa- 
I  men,  il  est  fort  difficile  d'arriver  à  comprendre  le  sens 
/    réel  des  mots  et  des  faits.  Et  si  on  commence  par  se  de- 
mander, où  est  en  Russie  le  fait  réel  qui  pourrait  corres- 
pondre au  mot  nihilisme,  on  ne  trouvera  pas  autre  chose 
que  le  mouvementintellectuel  général,  que  nous  essayons 
de  caractériser  dans  notre  livre  VI  et  notre  livre  VII  et 
qui,  comme  on  a  pu  s'en  convaincre,  ressemble  fort  peu  à 
la  définition  donnée  par  M.  Leroy-Beaulieu.  A  coup  sûr, 
le  mouvement  intellectuel,  en  Russie  ainsi  qu'ailleurs, 
peut  donner  lieu  chez  tel  ou  tel  individu  à  des  manifes- 
tations ridicules,  niaises,  prêtant  à  la  caricature,  parfois 
môme  peut-ôtre  criminelles.  C'est  précisément  de  ces  faits 
particuliers  qu'on  a  composé  le  nihilisme,  en  les  unissant 
sans  raison  aucune  en  une  seule  idée,  bien  qu'ils  ne  fus- 
sent nullement  unis  dans  la  réalité  Ainsi,  dans  la  nature 

1.  VEmpire  des  tzars^  T.  I.  p.  176. 


APPENDICE  B 

• 


535 


il  existe  desôtres  ayant  une  queue,  d'autres  ayantdes  écail- 
les du  lézard,  d'autres  encore  qui  ont  des  pattes  et  des 
griffes  de  tigre,  d'autres  enfin  qui  ont  des  ailes.  Quand 
vous  réunissez  tous  ces  attributs  dans  un  dragon^  vous 
avez  devant  vous  une  création  de  votre  imagination,  et  non 
un  être  réel.  C'est  exactement  ainsi  qu'a  été  créé  le  nihi- 
lisme. Mais  si  le  dragon  joue  un  rôle  fort  commode  dans 
les  contes  dont  on  effraie  les  enfants,  —  il  n'a  pas  de 
place  dans  l'histoire  naturelle.  Dans  une  sérieuse  étude 
sur  la  Russie  —  pour  le  nihilisme,  comme  doctrine  outen- 
dance  particulière  —  il  ne  peut  de  môme  y  avoir  de 
place.  Voilà  pourquoi  le  lecteur  ne  trouvera  pas  chez  moi 
le  mot  nihilisme. 

J'emploie  ici  la  terminologie  russe,  qui  est  certaine- 
ment la  plus  exacte  sur  cette  matière  et  qui  distingue  les 
dénominations  suivantes  :  la  classe  éclairée  ou  intelliguen^ 
tia,  toute  la  couche  civilisée^  qui  porte  en  elle  l'idée  de 
la  lumière,  de  la  liberté,  de  la  démocratie;  les  révolu- 
tionnaires —  la  partie  de  cette  couche  sociale  qui  entre, 
en  lutte  ouverte  avec  le  gouvernement. 

Ce  qui  distingue  la  classe  éclairée,  ce  n'est  pas  la  diffé- 
rence des  opinions  —  il  n'y  a  qu'une  différence  de  nuan-r 
ces^  c'est  plutôt  le  choix  des  moyens  d'action.  Tout  récem- 
ment encore,  le  gouvernement  lui-môme  a  constaté  avec 
éclat  combien  il  y  a  peu  de  différence  théorique  entre  les 
révolutionnaires  et  Yinielliguentia.  «  La  liberté  accordée 
à  la  presse  (?)  lui  a  servi,  dit  le  gouvernement  en  parlant 
des  organes  libéraux,  à  prêcher  des  théories  qui  se  trou- 
vaient ôtre  en  opposition  évidente  avec  les  bases  fonda- 
mentales de  la  constitution  de  l'Etat  et  de  la  société...  Il 
en  fut  ainsi  précédemment  et  à  notre  grand  regret  il  con- 
tinue d'en  ôtre  ainsi  maintenant.  Les  colonnes  des  revues 
et  journaux  appartenant  à  une  certaine  nuance  sont  tou- 
jours marquées  de  la  tendance,  qui  a  engendré  un  mal 


K 


,1'^ 


53S  U  RUSSIE  POLITIQUE  BT  SOCULB 

incalculable  et  dont  le  lien  avec  les  doctrines  criminelles 
exposées  dans  les  publications  clandestines  ne  peut  ôtre 
mis  en  doute.  »  La  ressemblance  non  seulement  d*idée, 
mais  aussi  de  ton  et  de  manière  d'exposer  des  publications 
de  la  presse  clandestine  avec  un  grand  nombre  d'articles 
émanant  de  publications  périodiques  autorisées  est  si 
grande,  qu'elle  a  poussé  le  gouvernement  à  supposer,  que 
dans  celles-ci  comme  dans  celles-là,  c'étaient  les  mômes 
personnes  qui  tenaient  la  plume.  Les  idées  des  révoli^ 
tionnaires  sont  domain  d'être  si  criminelles  et  si  subver- 
sives, si  nihilistes.Y*Ious  ne  trouvons  chez  les  révolution- 
naires aucune  négation  particulièrej  La  classe  éclairée  ne 
peut  nier  par  système.  Mais  comment  pourraitrelle  se 
comporter  autrement  envers  un  régime  qui  pèse  si  lourde- 
ment sur  le  peuple,  et  sur  l'individualité  elle-même?  En 
pareil  cas  la  tendance  à  la  négation  ne  peut  manquer  de 
se  faire  jour,  et  pour  la  comprendre  il  n'est  aucunement 
besoin  d'étranges  raisonnements  sus  l'influence  du  cli- 
mat (?l)  de  la  Russie  sur  le  ni Ai/im^^^ Cette  négation  a 
d'ailleurs  deslimites  très  nettes.  Tourgueniev  par  exemple 
a  déclaré  par  voie  de  presse  qu'il  s'accordait  en  tout 
avec  son  Bazarov  (son  célèbre  type  du  nihiliste),  exception 
faite  des  idées  sur  l'esthétique.  Par  conséquent,  Tourgue- 
niev doit  être  considéré  comme  «  nihiliste  »  par  ceux  qui 
emploient  ce  mot.  Mais  se  peut-il  que  Tourgueniev  ait 
tout  nié,  ait  voulu  tout  détruire  ?  Les  lecteurs  français  con- 
naissent bien  cet  écrivain,  et  ils  savent  qu'avancer  une 
thèse  pareille  serait  tout  simplement  ridicule.  Il  s'ensuit 
que  les  phrases  violentes  de  Bazarov  ne  sont  pas  du  tout 
appuyées  d'une  philosophie  exclusivement  négative. 
Adressons-nous  d'ailleurs  aux  apôtres  du  nihilisme  eux- 
mêmes...  Peut-on  trouver  un  homme  plus  ardemment 
croyant  en  la  Russie  qu'Alexandre  Hertzen?  Qui  a  dé- 
fendu nos  institutions  populaires  avec  une  ardeur  plus 


APPENDICE  B  537 


grande  que  ne  le  firent  Tchernychevsky  et  Dobrolioubov  ? 
Ce  ne  sont  nuQement  des  réfraclaires  à  leur  pays  :  tout 
au  contraire  ils  voient  en  elles  beaucoup  de  points  sur 
lesquels  on  peut  et  on  doit  s'appuyer.  II  en  fut  de  môme 
de  Bakounine,  cet  apôtre  de  Tanarchisme  en  Russie.  Un 
peu  plus  tard  —  la  fraction  la  plus  considérable  du  parti 
révolutionnaire  russe,  les  narodniks  (démocrates)^  se  po- 
sent comme  but  direct  de  formuler  les  aspirations  du  peu- 
pie,  et  de  réaliser  les  exigences  du  peuple  ;  plus  tard  en- 
core, le  programme  du  parti  de  la  Volonté  du  Peuple  qui 
se  donne  pour  but  de  renverser  le  gouvernement  par, 
un  complot,   prend  pour  point  de  départ  Taffirmation 
que  les  institutions  populaires  de  la  Russie  contiennent 
les  germes  les  plus  sains  d'un  régime  social  et  que,  en 
verta  de  ce  fait,   il  suffit  de  donner  au  peuple  lapossibi"  ' 
Uté  de  vivre  et  de  s*  organiser  conformément  à  ses  penchants . 
naturels.    Le  parti  exprime  l'assurance,  qu'alors  Fhis-  i 
ioire  de  la  Russie  prendrait  réellement  une  direction 
juste,   conforme  à  Vesprit  national, 

A  qui  d'entre  eux  peut-on  appliquer  le  nom  de  nîAt- 
liste  ne  voulant  rien  admettre  qu'une  implacable  néga- 
tion, de  nihiliste  qui  crache  sur  la  terre  et  le  ciel  ? 

11  serait  grandement  temps  de  laisser  de  côté  ces 
phrases  vides  de  sens,  comme  aussi  de  renoncer  à  la 
supposition  d'un  esprit  de  destruction  qui  animerait  le 
mouvement  intellectuel  et  révolutionnaire  de  la  Russie. 
Si,  en  fait,  il  a  anéanti  beaucoup  de  superstitions, 
beaucoup  de  sauvagerie  et  de  grossièreté  dans  certaines 
couches  de  la  société  russe,  —  il  a  donné  bien  des  no- 
tions saines  et  posé  dans  notre  société  les  bases  du  dé- 
veloppement de  rapports  sociaux  équitables.  Toutes 
les  autres  nations  peuvent  nous  envier,  par  exemple, 
notre  famille  russe  contemporaine.  \3i  la  classe  éclairée 
se  vit  obligée  de  tant  parler  ^de  destruction,  de  révo- 


1 


5.38  LA  ROSSIB  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

lution,  etc.  —  la  faute  en  retombe  avant  tout  sur  notre 
régime  politique  absurde,  qui  entrave  tout  travail  de 
créationj^la  classe  éclairée  8*est  toujours  adonnée  avec 
le  plus  grand  empressement  à  ce  travail  de  création,  dès 
qu'il  était  le  moindrement  possible.  Tchernychevsky.  par 
exemple,  prit  la  part  la  plus  ardente  à  la  réforme 
paysanne  et  écrivit  une  série  de  projets  sur  les  moyens 
d'effectuer  l'émancipation  des  serfs.  Personne  certaine- 
ment ne  considérera  ces  projets  comme  utopiques.  Puis 
Tchernychevsky  énonça  sa  conception  de  l'homme  po- 
litique ic'està  la  fois  un  Robert  Owen  (philanthrope  socia- 
liste fort  connu),  et  un  Bright,  qui  en  Angleterre  aurait  pu 
être  considéré  comme  un  des  hommes  d'Etat  les  plus  sé- 
rieux. Est-ce  la  faute  de  Yintelligueniia  si  chez  nous 
l'activité  de  Bright  est  impossible? 

Dans  les  derniers  temps,  le  Comité  Exécutif,  dans  sa 
lettre  à  Alexandre  III,  en  exigeant  de  ce  dernier  la  con- 
vocation d'une  assemblée  constituante,  déclare  qu'en  ce 
cas  c(  le  parti  ne  se  permettrait  à  Tavenir  aucun  acte 
d'opposition  violente  envers  le  gouvernement  sanctionné 
par  une  assemblée  nationale...  Le  Comité  Exécutif,  dit 
encore  la  lettre,  mettra  spontanément  un  terme  à  son  ac- 
tivité, et  les  forces  organisées  autour  de  lui  se  disperse- 
ront de  tous  les  côtés  pour  se  consacrer  au  travail  civili- 
I  sateur  nécessaire  au  salut  de  la  patrie.  La  lutte  pa- 
ciflque  des  idées  remplacera  la  violence  qui  nous  inspire 
plus  d'aversion  qu'à  vos  serviteurs  et  que  nous  ne  pra- 
tiquons que  gr&ce  à  la  tristi)  impossibilité  où  nous  som- 
mes d'agir  autrement?  »  Le  môme  Comité  Exécutif  a 
publié  à  l'occasion  du  meurtre  de  Garûeld  (président  de  la 
République  des  Etats-Unis)  une  déclaration  dans  laquelle 
il  désapprouve  hautement  le  meurtre  politique  dans  un 
pays  oh  chaque  opinion  peut  librement  être  exprimée  et 
où  le  choix  des  gouvernants  dépend  de  la  nation.  «  C'est, 


APPENDICE  B  539 


déclare  le  comité,  un  acte  de  despotisme  analogue  à  celui 
contre  lequel  nous  luttons  en  Russie.  » 

Je  me  borne  à  ces  quelques  exemples.  Ils  prouvent,  je 
petse,  suffisamment  combien  est  peu  fondée  Fidée  de 
Texistence  d'un  nihilisme  russe.  Si  nous  voulons  étudier 
la  Russie  réelle,  nous  devons  expulser  de  notre  diction- 
naire ce  mot,  auquel  se  rattachent  une  foule  de  notions 
fausses  et  presque  aucun  trait  réel. 


SUJETS  INTERDITS  PAR  L\  GEî^SURE 


Les  circulaires  du  ministère  de  rintérieur,  qui  iûterdi- 
sent  de  discuter  telle  ou  telle  question  —  ne  sont  pas 
remises  aux  journaux,  elles  sont  seulement  communiquées^ 
puis  reprises.  Par  conséquent,  on  ne  peut  trouver  dans 
nos  rédactions  une  collection  de  ces  documents  curieux,  et 
ce  n'est  pas  une  tâche  facile  de  rechercher  exactement 
les  innombrables  questions,  les  événements  qui  furent  à 
un  moment  quelconque  ravis  à  la  discussion  publique. 
J'ai  donc  eu  à  cœur  de  recueillir  ici  quelques  fragments 
de  cette  Statistique  publiés  dans  un  supplément  du 
Narodnaïa  Volia.  Le  lecteur  ne  doit  pas  oublier  qu'il 
ne  s* agit  que  d'un  certain  laps  de  temps,  des  années 
1881-1882  et  de  quelques-unes  seulement  de  ces  inter- 
dictions : 

4  Mars  1881. 

Quelques  organes  de  la  presse,  en  s*excusant  sur  les 
circonstances  extraordinaires  du  moment,  se  permet- 


APPENDICE  G  541 


tent  d'insérer  des  articles  absolument  déplacés  sur  la 
nécessité  de  réformer  notre  ordre  politique  et  où  Ton 
exprime  aussi  des  doutes  sur  Texistence  du  vrai  patrio- 
tisme dans  les  plus  hautes  couches  de  la  société  russe 
—  indifférentes,  dit-on,  aux  intérêts  du  peuple.  L'inser- 
tion d'articles  analogues  amènera  infaiUiblement  la  sus- 
pension du  journal. 

25  Mars. 

En  considération  du  prochain  procès  du  crime  scélé- 
rat du  !•'  mars  *,  le  directeur-général  de  la  presse  confor- 
mément à  Tordre  de  son  Excellence  le  Ministre  de 
rintérieur,  rappelle  de  nouveau  l'interdiction,  sous  peine 
de  suspension,  d'insérer  dans  les  journaux  des  rensei- 
gnements non  officiels  sur  les  procès  politiques. 

16  Avril. 

Il  est  reconnu  nécessaire  d'interdire  à  la  presse  la 
publication  des  renseignements  sur  les  incidents  et  évé- 
nements de  la  vie  universitaire,  si  ces  faits  ne  sont  pas 
soumis  aux  tribunaux  universitaires,  ainsi  que  toute 
appréciation  de  ces  faits. 

29  Avril. 

Vu  le  coup  d'Etat  accompli  en  Bulgarie,  vu  aussi  la 
nécessité  de  donner  un  appui  au  prince  Alexandre,  il  est 
reconnu  désirable  que  notre  presse  parle  des  événements 
actuels  de  Sophia  avec  prudence. 

1.  Le  meurtre' de  l'Empereur. 


542  hk  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


iMai. 

II  est  recoQQU  nécessaire,  que  les  rumeurs  sur  les 
maladies  du  Miaistre  de  rinlérieur,  du  Ministre  de  la 
guerre  et  du  Miuistre  des  Finances,  ainsi  que  sur  le 
programme  du  comte  Loris  Mélikov  niaient  pas  d'échos 
dans  les  journaux.  Il  est  défendu  également  de  rien  pu- 
blier des  bruits  sur  les  changements  de  personnel  des 
hautes  dignités  de  l'Etat. 

9  Mai. 

Nouvelle  circulaire  qui  explique  que  par  la  circulaire 
'du  29  avril,  il  n*est  nullement  défendu  de  parier  avec 
sympathie  du  coup  d'Etat  de  Bulgarie. 

18  Mai. 

Se  garder  de  publier  des  renseignements  quelconques 
sur  la  séance  d'aujourd'hui  du  Douma  (conseil  munici- 
pal), où  a  été  disculée  la  queslion  de  proposer  au  comte 
Loris  Mélikov  le  titre  de  citoyen  d'honneur  de  Saint- 
Pétersbourg  ;  la  reproduction  des  débats  est  également 
interdite. 

28  Mai. 

Se  garder  de  publier  des  renseignements  quelconques, 
sur  les  arrêtés  ou  adresses  des  doumas  et  des  zemslvos, 
ou  de  reproduire  leur  compte-rendu,  sans  l'autorisation 
des  autorités  indiquées  par  la  loi. 

31  Mai. 
La  presse  périodique  commence  à  publier  des  cor- 


APPENDICE  C  543 


respondances  mensongères  ou  tendentielles  sur  les 
incidents  survenus  dans  les  écoles  laïques  ou  ecclésias- 
tiques. La  Morale  ne  permet  pas  de  transformer  Técole 
en  une  arène  de  lutte  pour  les  partis  ou  de  polémique 
pour  les  journaux.  L'école  ne  doit  pas  servir  d'arène  pour 
le  divertissement  du  public  au  moyen  de  récits  amusants 
sur  l'irritation  des  professeurs  et  des  écoliers.  Pour  punir* 
les  publications  de  ce  genre  on  peut  appliquer  le  §  56  du 
supplément  au  §  4  du  Code  de  cenure  ^ 

31  Mai. 

Il  est  indiscutable,  et  plus  encore  durant  les  circons- 
tances difBciles  et  malheureuses  du  moment,  qu'on  ne 
peut  pas  permettre  la  publication  systématique  d'opi- 
nions tranchantes,  de  renseignements  privés  de  fon- 
dement, de  bruits  faux,  qui  ont  pour  principal  but 
d*exciter  le  mécontentement  contre  les  mesures  du  gou- 
vernement. En  conséquence,  Son  Excellence  le  ministre 
de  l'Intérieur  trouve  nécessaire  de  faire  connaître  que  dès 
à  présent  on  ne  souffrira  pluâ  l'excitation  des  passions 
par  voie  de  presse  ou  la  diffusion  des  renseignements 
qui  sont  capables  de  compromettre  la  tranquillité  pu-, 
biique. 

13  Juin, 

Ne  parler  qu'avec  une  extrême  prudence  des  travaux 
des  commissions  chargées  de  la  question  de  la  dimi- 
nution des  impôts  de  rachat. 

1.  Les  incidents,  dont  il  s'agit,  sont  les  suicides  des  écoliers 
par  suite  de  Finjustice  des  chefs  des  écoles;  parfois  les  venpfeances 
des  écoliers  maltraitant  leurs  professeurs  et  même,  en  deux  ou 
trois  cas,  préparant  contre  eux  l'explosion  de  mines  de  poudre. 


544  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCULB 


12  Juin. 

La  publication  de  bruits  et  de  renseignements  à  sensa- 
tion sur  les  rapports  des  paysans  avec  les  propriétaires, 
ainsi  que  celle  d'articles,  comme  ceux  qu*on  a  consacrés 
au  procès  de  Lioutoritchi  ^  —  amèneront  rapplioation 
du  §  55  du  sup.  au  §  4  du  Gode  de  censure. 

i6  Juillet. 

Il  est  interdit  de  publier  d'avance  Tindication  des  lieux 
ou  institutions  que  S.  M.  TËmpereur  et  les  membres  de 
la  famille  impériale  se  proposent  de  visiter  ". 

17  Août. 

Se  garder  d'aucune  allusion  défavorable  à  l'activité 
du  ci-devant  préfet  de  Saint-Pétersbourg,  général  Ba- 
ranov. 

19  Septembre. 

Il  est  reconnu  indispensable  d'interdire  la  publication 
'  de  mesures  quelconques  du  gouvernement  au  si^jet  des 
recherches  sur  les  rapports  économiques  des  Juifs  et 
des  populations  de  certaines  provinces. 

4  Octobre. 

Dans  les  journaux  étrangers,  il,a  paru  la  nouvelle  que 
M.  le  comte  P.  A.  Valouiev  est  appelé  à  Tinstruction 

1.  Affaire  des  paysans  du  village  Làoatoritchi,  tableau  révoltant 
des  abus  des  propriétaires  nobles  et  de  leurs  intendants» 

2.  Bappel  de  l'interdiction  faite  en  1880. 


APPENDICE  G  546 


pour  Taffaire  de  rapine  des  terres  d*Orenbourg.  La  di- 
reclioQ  générale  de  la  presse  recommande  de  ne  pas 
reproduire  ou  citer  cette  nouvelle  ^ 

iO  Octobre. 

Son  Excellence  le  ministre  croit  nécessaire  de  laisser  à 
la  presse  laliberté  de  parole  indispensable  pour  la  discus- 
sion approfondie  de  la  question  des  migrations,mais  il  sera 
très  regrettable  que  les  procédés  déplacés  de  certains  or- 
ganes de  la  presse  le  forcent  à  limiter  cette  liberté. 
Tous  les  comptes  rendus  et  toutes  les  communications, 
touchant  la  question  des  migrations,  doivent  être  pré- 
sentés à  Son  Excellence  pour  être  révisés. 
• 

13  Novembre. 

Ne  rien  publier  sur  la  tentative  contre  la  vie  du  gé- 
néral Tcherevine  «. 

3  Décembre. 

Dans  quelques  journaux,  on  laisse  passer  les  erreurs 
typographiques  les  plus  grossières,  dans  les  titres  de  Sa 
Mfijesté^  ce  qui  donne  lieu  à  des  bruits  divers  dans  le 
public  sur  la  signification  de  ces  erreurs.  La  Direction 
générale  recommande  de  veiller  avec  une  attention 
particulière  à  la  précision  du  nom  et  du  titre  impérial  '. 

i.  La  rapine  des  terres  à  Orenboarg  est  fomeuse  ;  les  fonc- 
tionnaires du  pays,  d'accord  avec  plusieurs  dignitaires  de  PEtat, 
ont  déyalisé  la  population  bachkire  aussi  bien  que  TEtat. 

2.  C'était  le  chef  des  gendarmes. 

3.  Dans  quelques  journaux,  on  avait  publié  un  appel  aux  sous- 
cripteurs pour  le  monument  d'Alexandre  ni  (au  lieu  d'Alexan- 
dre n).  Un  rédacteur  de  la  Gazette  de  police,  qui  avait  commis  le 
premier  cette  erreur,  fut  puni  administrativement  par  une  semaine 
d'arrestation  an%orps  de  garde. 

35 


546  LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


28  Janvier  4882. 

Vu  le  prochain  changement  des  statuts  des  écoles  réa- 
ies, il  est  interdit  de  publier  les  discussions  et  les  avis 
des  trai^aux  prochains. 

4  Févriet*. 

Ne  publier  aucuns  renseignements  sur  les  affaires  de 
famille  du  conseiller  privé  M.  Markousse  ^ 

17  Mars, 

D  est  complètement  interdit  d'insérer  des  correspon- 
dances relatant  les  rumeurs  des  paysans  sur  les  partages 
de  terre,  sur  le  partage  noir,  etc.,  ainsi  que  des  articles 
qui  parlent  de  la  nécessité  ou  de  la  justice  de  changer 
la  situation  agraire  des  paysans. 

21  Mars. 

Il  est  interdit  dlnsérer  des  renseignements  non  offi- 
ciels sur  le  procès  des  assassins  du  général  Strielnikov. 

20  Avril. 

Ne  rien  insérer  sur  la  question  des  Juifs. 

30  Mai. 

Se  garder  de  tous  raisonnements  sur  le  Zemsky  So- 
bor. 

1.  M.  Markous  s'était  suicidé,  n'ayant  pas  la  force  de  sup- 
porter le  traitement  grossier  d'un  des  princes  impériaux  et  n'ayant 
pas  le  moyen  de  satisfaction. 


APPBNDIGBS  G  547 


26  Juin. 

Plusieurs  organes  de  la  presse  discutent  sous  une 
forme  subversive  et  violente  Taflaire  du  prince  Ghtcher- 
batov  avec  ses  paysans.  Vu  que  des  articles  pareils  ont 
une  influence  nuisible  sur  les  rapports  des  paysans  et 
des  propriétaires,  il  est  interdit  de  toucher  à  cette 
affaire. 

19  Août. 

Au  siyet  de  Taccident  sur  le  chemin  de  fer  de  Koursk, 
il  a  paru  des  articles,  qui  accusent  sans  raison  des  em- 
ployés du  ministère  des  voies  de  communication.  Dès 
aujourd'hui,  la  publication  d'articles  aussi  subversifs  peut 
provoquer  Tapplication  des  plus  sévères  représailles  ad- 
ministratives. 

29  Octobre. 

Il  est  interdit  d*insérer  des  réflexions  quelconques  au 
styet  du  collégien  Fougalevitch,  exclu  du  collège  *. 

1"  Novembre. 

Ne  rien  insérer  sur  les  désordres  à.  TUniversité  de 
Kazan. 

25  Novembre. 

Ne  rien  insérer  sur  les  malentendus  entre  MM.  Nei- 
gard  et  Kvatz. 

1.  Je  n'ai  pa  recueilUr  aucun  renseignement  sur  cette  affaire 
ni  sur  celle  qui  motiva  la  circulaire  du  25  Novembre. 


548  LA  RUSSIR  POLITIQUE  BT  SOCIALE 

24  Novembre. 

Ne  rien  insérer  sur  la  société  secrète,  (jpii  aurait  pour 
but  d*agir  contre  les  terroristes 

16  Décembre. 

Ne  pas  publier  le  compte  rendu  du  tribunal  de  Kazan 
et  n'insérer  aucun  renseignement  sur  Taffaire  de  Tex- 
étudiant  Senrionov,  condamné  à  l'emprisonnement  pour 
avoir  offensé  le  titulaire  de  l'Université. 

Au  cours  de  l'impression  de  cet  ouvrage  je  reçois  de 
nouveaux  documents  à  ajouter  à  ceux  que  je  viens  de 
citer.  C'est  le  résumé  d*une  circulaire  du  département 
desAifaires  générales  (notre  Ministère  de  l'Intérieur)  en 
date  du  18  septembre  1885,  n®  3188.  Cette  circulaire  in- 
terdit absolument  toute  discussion  et  loute  publication 
de  renseignements  au  sujet  de  l'anniversaire  prochain 
(le  25*)  de  l'Emancipation  des  paysans. 


D 


PULIGATIONS  ET  OUVRAGES  RUSSES  GITES 


Novoîé  Vremia  (journal). 
Viestnik  Narodncî  Voli  (revue). 

Sievemyi  Viestnik  (revue). 
Volnoié  Slovo  (journal). 
Bousskya  Viedomosti  ^oarnal). 
Penienskya  Eparchialnya  Viedo- 

mosti  (journal).         ^ 
Golos  (joura.il). 
Narodnaia  Volia  (journal). 
Zemlia  i  volia  (;ouraal). 
Grajdanine  (journal). 
Zemskyi  Obzat'  (journal). 
iQlvriditcheskyi  Viestnik  (revue). 
PoUamaia  Zviezda  (rec  jeil). 
Moskovskya  Viedomosti  (jourajil). 
Rousskaia  Mysl  (retrae). 
Otetchestvennya  Zapiski  (revue). 
Nabote  (journal). 
Obchtchina  (journal). 


Le  Nouveau  Temps* 

Le  Messager  de  la  Volonté  du 

Peuple. 
Le  Messager  du  Nord. 
La  Parole  libre. 
La  Gazette  russe. 
La  Gazette  diocésaine  de  Penza. 

La  Voix. 

La  Volonté  du  peuple. 

Terre  et  Liberté. 

Le  Citoyen. 

La  Revue  des  zemstvos. 

Le  Messager  juridique. 

L'Etoile  polaire. 

La  Gazette  de  Moscou. 

Le  Pensée  russe. 

Les  Annales  de  la  patrie. 

Le  Tocsin. 

La  Commune. 


532 


LA  RUSSIE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 


PiESKOY.  Fabritehnyi  byt  Vladir 
mirskoî  goubemii. 

f ÂNJOUL.  Fabritehnyi  byt  Moskovs- 
koi  goubêmiù 

SoucHTCHiNSKY.  Jenchtchùia-vratch 

V  Rossii. 
LàDBiNTZEV.  Tiourma  i  ssylka. 

Baehi-bouzouki  Pelerbourga  (bro- 
chure). 

Oubiistvo  chefa  jandarmov  ghene- 
rai  adioutanta  Mezentzeva  (bro- 
chare). 

Malchinsky.  Obzor  sotzialno-revo- 
Houstsonnago  dvijenia  v  Rossii 
(édition  secrète  de  la  IJI^  divi- 
sion de  la  chancellerie  Impériale 

Kakndar  Naradnoi  Voli. 

Iakouchkinb.  Obytchnoé  pravo. 
Sbomik    materidlov    dlia   Istorii 

Tvershogo  Zemstva, 
Sbomik  Khersotiskago  zemstva, 
Mnienia  Zemskikh  sobranU  o  so- 

vremennom  polojenH  Bo^su  (bro. 

chure). 
Tchemyi  perediel  reform  Alehean- 

dra  II  (brochure). 
Obloy.  Formy  krestianskago  zem- 

levladenia  (partie  I  du  volume  IV 

de  statistique  de  Zemslvo  de 

Moscou). 
Bluhsnfeld.  0  formach  zenikvla' 

iienia  v  drevnei  Rossii, 


PiESKOv.  La  vie  de  fabrique 
dans  le  goutemement  de  Vla- 
dimir. 

Iamjoul.  La  vie  de  fabrique 
dans  le  gouvernement  de 
Moscou. 

SoccHTceiNSKY.  La  femme  mé- 
decin en  Russie. 

IadbIxNTzev.  La  prison  et  la 
déportation. 

Les  bachi-bouzouhs  de  Soir* 
Pétersbourg. 

L'assassinat  du  chef  des  gen-- 
darmes^  général  adjoint  Me- 
zcrUzev. 

Malchinsky.  Révision  du  mou- 
vement  socialiste  rêve  ^ition- 
noire  en  Russie. 

Almanack    de   la  VoUmié  du 

Peuple. 
lAKOucHKiNE.Le  droU  coutumier. 
Recueil  pour  Vhistoire  du  zems- 

tvodeTver» 
Recueil  du  zemsivodeKkerson. 
Les  opinions  des  assemblées  de 

zemstvo  sur  la  situati)m  oe- 

tueUe  de  la  Russie. 
Le  fiasco  des  réformes  d^Hexan- 

dreU. 
Orlov.  Les  formes  de  la  tenure 

du  sol  par  le  paysan. 


Blumenfeld.  Les  formes  de  la 
tenure  du  sol  dans  Vancienns 
Russie. 


APPENDICES 


533 


Ibfihbnko.  Jzsliedovanianarodnoi 
jizni. 

Ghtchebbina.  Otcherki  iùujnorous- 
ikich  artieUi. 

LouTCHTTZKT.  Sbomik  materialov 
dUa  istùrii  obchtchiny  i  obchtc- 
hestvennyck  setnel  v  lievohere- 
jrm  OuJsraînié  XVIII  vieka. 

Klaus.  Nachi  KoUmiL 

Istoritcheskia  Sviedenia  o  tzenzoti- 
rie  V  Bosstti.  Pablicatiou  de  Mi- 
nistère de  l'Instruction  publi- 
que 1862. 

Varpolomei  Kotchniev.  Profit?  te- 
tchenia. 

Dbagovanot.  Ifovi  oukrainskipimi 
pro  gromadski  spram. 


Iz  za  riecketki. 
KflvosTovA  Zapiski, 


Iefimenko.  Recherches  sur  la 
vie  du  peuple. 

Cbtcherbina.  Esquisses  des  ar- 
tels  de  la  Russie  méridionale. 

LouTCHiTZKY.  Recueil  de  maté- 
riaux pour  l'histoire  de  la 
commune  et  des  terres  commu- 
nales dans  rukraine  de  la 
rioe  gauche  au   xix«  siècle. 

KiADs.  Nos  colonies. 

Renseignements  historiques  sur 
le  censure  en  Russie. 


Varfolohei  Kotchniev.  Con- 
tre le  couranty  dialogue  de 
deux  amis. 

Draqomanov.  Uesprit des  chan- 
sons politiques  de  VlJkroxne 
moderne  (en  langue  ukrai- 
nienne). 

D'au  delà  les  barreaux. 

Souvenirs  de  madame  Khvos* 
tooa. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


LIVRE  PREMIER 

l'ëMPIRB  russe  et  la   RUSSIE 

£.  —  La  Hassie,  terme  de  (géographie  politique  et  la  Hnssie  nation. 
Faiblesse  et  fragilité  des  grands  Empires.  —  La  vitalité  de 
la  Russie.  —  Son  mode  de  développement  historique.  —  Il  est 
surtout  le  fait  du  peuple 3 

II.  —  Population  de  la  Russie.  —  Population  de  race  russe,  popu- 
lations de  races  étrangères.  —  Peu  d'importance  de  ces  der- 
nières. —  Répartition  de  ces  populations 9 

III.  —  La  Finlande.  —  L'union  sur  le  pied  d*égalité.  — -  Ses  consé- 
quences. —  Vieilles  libertés  Anlandaiees.  —  Le  Modus  vivendi. 

—  Importance  stratégique  de  la  Finlande  pour  la  Russie.  — 
Motifs  d'inquiétudes  pour  les  Finlandais 13 

IV.  —  Provinces  de  la  Baltique.  —  Importance  de  leurs  ports  pour 
la  Russie.  —  Bace  lithuanienne.  —  Conquérants  allemand.s. 

—  Question  agraire.  —  Indifférence  maladroite  de  notre  gou- 
vernement   20 

V.  —  La  Pologne.  —  Population  polonaise  et  russe  —  Question 

de  l'Ukraine  et  de  la  Russie  Blanche.  —  Historique.  —  les 
idées  de  Milioutine  :  sa  réforme  agraire.  ~  Liens  de  la  Pologne 
et  de  la  Russie  actuelle.  —  Politique  néfaste  de  notre  gouver- 
nement   26 

VI.  —  La  Bessarabie.  —  La  Grimée.  —  Le  Caucase  et  la  Géorgie. 

—  L'Arménie.  —  Politique  économique  et  policière  de  notre 
gouvernement  de  nature  à  faire  perdre  à  la  Russie  le  bénéfice 
de  ses  bons  services 41 


TABLE  DES  MATIERES 


LIVRE  PREMIER 

l'empire  russe  et  la   RUSSIE 

£.  —  La  Russie,  terme  de  géographie  politique  et  la  Russie  nation. 
Faiblesse  et  fragilité  des  grands  Empires.  —  La  yitalité  de 
la  Russie.  —  Son  mode  de  développement  historique.  —  Il  est 
surtout  le  fait  du  peuple 3 

II.  —  Population  de  la  Russie.—  Population  de  raeo  russe,  popu- 
lations de  races  étrangères.  —  Peu  d'importance  de  ces  der- 
nières. ~  Répartition  de  ces  populations 9 

m.  —  La  Finlande.  —  L'union  sur  le  pied  d'égalité.  —  Ses  consé- 
quences. —  Vieilles  libertés  finlandaises.  —  Le  Modus  vivendi. 

—  Importance  stratégique  de  la  Finlande  pour  la  Russie.  — 
Motifs  d'inquiétudes  pour  les  Finlandais 13 

IV.  —  Provinces  de  la  Baltique.  —  Importance  de  leurs  ports  pour 
la  Russie.  —  Race  lithuanienne.  —  Conquérants  allemands. 

—  Question  agraire.  —  Indifférence  maladroite  de  notre  gou- 
vernement   20 

V.  —  La  Pologne.  —  Population  polonaise  et  russe  —  Question 

de  l'Ukraine  et  de  la  Russie  Blanche.  —  Historique.  —  les 
idées  de  Milioutine  :  sa  réforme  agraire.  ~  Liens  de  la  Pologne 
et  de  la  Russie  actuelle.  —  Politique  néfaste  de  notre  gouver- 
nement   26 

VI.  —  La  Bessarabie.  —  La  Grimée.  —  Le  Caucase  et  la  Géorgie. 

—  L'Arménie.  —  Politique  économique  et  policière  de  notre 
gouvernement  de  nature  à  faire  perdre  à  la  Russie  le  bénéfice 
de  ses  bons  services 41 


656  TABLE  DES  MATIÈRES 

VII.  —  Le  Tarkestan.  —  Populations  indigènes.  —  Notre  gonver- 
nement  n'a  su  que  conquérir.— Conflit  commercial  et,  un  jour, 
militaire,  avec  l'Angleterre <>51 

VIII,  —  Le  nationalisme  en  Ukraine.  —  Giiertchenko  et  les  na- 
tionalistes contemporains.  —  Aspirations  populaires.  —  Les 
nationalistes  ne  leur  donnent  pas  satisfaction.  —  M.  Dragoma- 
nov  et  son  influence.  —  Résumé  et  conclusions  du  livre.  .    55 


LIVRE  SECOND 

Lk  RUSSIE  RUSSE,   LES  ALLEMANDS   ET  LES  JUIFS 

I.  —  La  Russie  physique.  •—  Influence  de  son  unité  climatérique 
et  agricole  sur  Tunité  du  peuple  russe.  —  Influence  du  stniggie 
for  life  sur  cette  même  unité.  —  Différences  des  types  proTin- 
claux.  —  Les  trois  grandes  races  russes 6i 

n.  —[Traits  caractéristiques  de  ces  trois  races,  d'après  les  chansons 
et  les  contes  populaires.  —  Différences  dialectales    ...    66 

III.  Les  Cosaques.  —  Rôle  historique  des  Cosaques.  —  Organisa- 
tion de  l'armée  cosaque.  —  Politique  de  notre  gouyernement 
à  regard  des  Cosaques.  —  Mécontentements  qu*elle  a  fait  naître 
parmi  eux 78 

rV.  —  Les  Allemands  et  les  Juifs.  —  Prétentions  des  Allemands 
à  aToir  civilisé  la  Russie.  —  Grande  influence  des  Allemands 
de  la  Raltique  sur  la  politique  russe.  —  Colonies  allemandes 
laborieuses.  —  Leur  rôle  dans  la  Russie  méridionale.  —  Les 
Juifs.  —  Leur  importance  comme  population.  —  Leur  situation 
méprisée.  —  Juifs  polonais  et  caucasiens.  —  Droit  de  séjour. 
—  Juifs  dans  Tadministation  des  écoles.  —  Rôle  économique 
des  Juifs.  —  Leur  pauvreté  et  leurs  pilleries.  —  La  question 
sémitique.  —  Le  moyen  de  la  résoudre 86 


LIVRE  TROISIÈME 

LES   CLASSES  SOCIALES  EN  RUSSIE  :   LE   PEUPLE 

'  Les  ioyasions  tartares  ont  coupé  court  au  développement  des 
germes  d'aristocratie  foncière  et  de  la  classe  commerciale.  — 


TABLB  DRS  MATIÊRRS  557. 

Le  village  ancien  en  Hnssie.  •—  Le  mir  primitif  —  Importance 
prépondérante  de  la  classe  populaire.  —  Son  action  indirecte 
sar  le  pouvoir.  —A  ses  yeux,  le  servage  ne  fut  qu'une  institution 
passagère.  —  Il  la  rattacha  davantage  au  mir,  seul  asile  de  la 
liberté 99 

II.  —  Ce  qu'est  le  mir,  —  Village  russe  ;  Vizba,  la  dvor,  —  L*05- 
991^^.  —  Organisation  du  travail.  —  Administration  du  mir. 
—  Les  Assemblées.  —  Les  droits  des  femmes.  —  Le  contrôle 
administratif.  —  Partage  des  terres.  —  Travail  en  <y)mmun.  — 
Pourquoi  les  partages  avaient  cessé?  —  Leur  reprise.*  .    107 

in.  —  Origine  historique  du  mir,  —  M.  Leroy-Beaulieu  et  réco!e 
de  M.  Tchichérine.  —  Pas  de  connexité  entre  le  mir  et  le 
servage.  —  Mouvements  respectifs  de  la  propriété  individuelle 
et  de  la  propriété  en  commun.  —  Le  régime  tchetvertnoî.  — 
Transition  au  régime  du  mir.  —  Obstacles  de  la  législation 
d'Alexandre  II.  —  Progrès  du  mir.  —  Esprit  de  solidarité  du 
peuple  russe.  —  Associations  ouvrières 122 

IV-  —  Le  mir  contraste  avec  le  système  politique  du  pays.  — 
Naïveté  des  idées  populaires.  —  Elles  confondent  les  effets  des 
phénomènes  physiques  et  ceux  des  phénomènes  politiques.  — 
Exemples  tirés  des  observations  des  voyageurs  et  des  tradi- 
tions populaires.  —  La  croyance  aux  sorciers.  —  La  légende  de 
l'Emancipation.  —  Mépris  de  la  dignité  humaine.  —  La  grande 
famille  ancienne 132 

V.  —  Le  penple  prend  part  au  mouvement  moral.  —  Le  schisme. 
—  Ses  causes  et  ses  effets.  —  Les  sectaires.  —  Leur  r61e  dans 
la  Hnssie  actuelle.  ^L'action  del'Europe.  ~  La  classe  instruite 
se  rapproche  du  peuple.  —  Ministère  Tolstoï  :  Les  écoles  en 
Russie.  —  Les  othhojie  promyiiy.  —  Leur  importance  dans  la 
vie  du  peuple  russe.  —  Disparition  de  la  famille  ancienne.  — 
Partages  funiliauz 146 


LIVRE  QUATRIÈME 

LB8  CLASSES  SOCIALES,  LE  CLBBGÉy  LA  NOBLESSE  ET  LA  BOURQBOISXE 

L  T  a-t-il  en  Russie  d'autre  force  organique  que  le  peuple  et  le  tzar? 
—  L'autocratie  moscovite  et  son  rôle  historique.  —  EUe  dégé- 
nère en  tjrrannie.  —  Les  tzars  s'efforcent  de  concentrer  autour 
d'eux  les  hantes  classes  domesticisées 461 


558  TABLE  DES  MATIÈRES 

Hé  Le  clergé  russe.  <-  Organisation  de  notre  église.  —  Rôle  policier 
de  notre  clergé.  —  Clergé  noir  et  clergé  blanc.  —  Tyrannie  dn 
clergé  noir.  — Absence  d'influence  morale.  —  Perséculiona  con- 
tre le  Raskol.  —  Le  clergé  de  Tolstoï.  —  Le  Nihilisme  enlève 
la  fleur  de  la  jeunesse  ecclésiastique.  —  Le  clergé  actuel  et  la 
politique  impériale •    •    •    170 

m.  Ancienne  aristocratie  princiëre.  —Notre  noblesse  rnaae.  —  Son 
recrutement  dans  la  plèbe.  -^  Le  tchtn.  —  Impuissance  géné- 
rale de  notre  noblesse.  —  Les  privilèges  anciens  et  le  servage.  — 
Les  horreurs  du  servage.  —  Révoltes  des  ser&.  —  Rôle  civi- 
lisateur de  la  noblesse.  —  Elle  introduit  chez  nous  les  idées 
de  rOccident.  — >  La  noblesse  et  Tukase  d'émancipation.  — 
Gomment  elle  devait  se  foire  et  comment  elle  se  fit.  —  Noblesse 
Ubérale 179 

IV.  La  bourgeoisie  :  Rourgeoisie  des  villes.  —  Notre  capitalisme.  — 
Pas  de  tiers  état  en  Russie.  —  h'aceumulation  primitive.  —  Les 
fraudes,  les  vols,  sources  des  fortunes.— Les  faiseurs  d'affaires. 
—  La  bourgeoisie  villageoise  :  Koulaks  et  Mirofeds.    .    .    201 


LIVRE  CINQUIÈME 

LA  RUSSIE  éCONOUIQUE  ET  IMDUSTRIELLI 

I.  Hichesses  naturelles  de  la  Russie.  —  Sa  pauvreté  au  point  de  vue 
des  produits  effectifs.  —  Total  de  la  production  annuelle.  — 
Revenu  par  habitant.  —  Charges  de  l'Stat.  —Expansion  rapide 
de  la  population  disproportionnée  à  l'accroissement  du  revenu 
national.  —  L'agriculture  et  Tindustrie  russe,  leur  situation 
arriérée 2i1 

n.  La  guerre  de  Crimée  révéla  à  la  Russie  son  infériorité  écono- 
mique. —Emancipation  des  serf  s.— Politique  gouvernementale 
contraire  à  la  logique.  —  L'agriculture  est  là  principale  force 
économique  de  la  Russie.  —  La  grande  propriété  foncière.  — 
La  possession  paysanne.— Mesures  contraires  à  l'extension  de 
cette  dernière.  —  Spéculation  du  rachat.  —  La  crise  agraire. 
—  L'exportation  est  stationnaire 22S 

III.  Industrie.  —  Efforts  gouvernementaux  pour  favoriser  le  gros 
capital.  —  La  spéculation.  —  Sociétés  par  actions.  —  Chemins 
de  fer.  —  Tarifs  protectionnistes.  —  Questions  de  la  Transeau* 


TABLE  DES  MATIÈRES  559 

casie  et  des  frontières.  —  LesAllemands  en  Pologne.  —  Remôde 

merveilleux  proposé  par  M.  Eatkov.  —  Bilan  commerciaL    233 

rV.  Finances  de  l'État.  —  Leur  situation.  —  La  dette  de  TÊtat.  — 

Le  déficit  et  la  crise  monétaire.  —  Dépréciation  du  rouble.    244 

V.  Caractère  démocratique  de  la  propriété  foncière.  —  Transmi- 
enration  des  paysans,  —  Politique  du  gouTemement.  —  Les 
industries  locales.  —  Initiative  des  paysans.  —  Grise  que  sou- 
lèvent ces  industries 248 

VI.  Situation  matérielle  du  peuple  russe.  —  Budget  de  la  famille 
aisée  et  de  la  famille  indigente.  — ;  Salaires  des  ouvriers.  — 
Budget  des  paysans  moscovites.  —  Nourriture.  —  Le  pain  de 
famine,  —  Accroissement  de  la  population.  —  Naissances  et 
mortalité 251 


LIVRE  SIXIÈME 

LE  MOUVEMENT   DES  ESPRITS 

I.  Vintelliguentia,  —  Sa  naissance.  —  Son  développement.  —  Le 

gouvernement  en  persécute  les  maîtres.  -^  Vintelliguentia 
lutte  au  nom  du  peuple.  —  Sa  conscience  de  sa  force.  —  Son 
idéalisme.  —  Théoriquement  Vintelliguentia  et  les  révolution- 
naires ne  font  qu'un 265 

II.  La  question  des  femmes.  —  Pourquoi  elle  se  posa?  —  Idées 
des  hommes;  idées  des  femmes.  —  Erreurs  d'application.  — 
L'application  sérieuse.  —  La  femme  de  Vintelliguentia.  —  La 
famille  de  Vintelliguentia 294 

III.  L'Université.— Son  r61e  est  secondaire.—  Idée  gouvernementale 
de  l'Université.  —  Besoin  général  d'instruction.  —  Etudiants 
et  professeurs.  —Troubles  uni  versitaireg.  -r  Leur  cause.  —  Leur 
inutiUté • 315 

lY.  La  littérature.  ~  Rôle  social  de  notre  littérature.  —  La  littérature 
est  un  moyen  d'exprimer  les  idées  que  ne  peut  exprimer  la 
presse.  —L'art,  objet  de  luxe.  —  Protection  delà  littérature  par 
mode.  —  Le  roman  social.  —  La  presse  naît.  —  Littérature 
à  tendance.  —  Mal  qu'elle  causa  aux  écrivains  artistes.  —  La 
censure.  —  La  presse  hors  kt  loi.  —  La  littérature  est  absorbée 
par  la  satire.  —  Ghtchédrine.  —  Poètes  et  conteurs.  —  Ouspen- 
sky  et  Gltrchine .    •    •   '• 334 


560  TABLR  DBS  MATIÈRES 


LIVRE  SEPTIÈME 

hk  nUSSiE  POLITIQUB 

I.  L'administration  russe.  —  Administration  médicale.  —  L'armée. 

—  Le  procès  Skariatine  :  ses  révélations.  *-  L'administration 
locale.  —  Ses  abus 375 

II.  Les  partis  politiques  :  Réactioanaires  ;  —  libéraux  ;  —  révoln- 
tionnaires.  —  Les  fautes  des  libéraux  et  des  révolutionnaires. 

—  Réaction.  —  L'état-major  révolutionnaire.  —  La  jeunesse  va 
dans  le  peuple.  —  Procès  et  persécutions.  —  Mouvement  ter- 
roriste. —  Conspirations.  —  Propagande  dans  Tarmée.   •    403 

in.  Le  pointage  noir. ~  La  question  agraire.  —  Les. désordres  anti- 
sémitiques.  —  Les  crimes  agraires 449 

IV.  La  politique  libérale.  —  Leszemstvos.  —  Avènement  du  parti  , 
libellai  en  1880.  —  Loris  Melikov.  —  Lutte  des  partis  libéral 
et  réactionnaire.  —  Attentat  du  1/13  Mars.  —  Avènement 
d'Alexandre  III.  —  Sa  politique.  ~  Associations  secrètes.  — 
Ministère  du  comte  Ighnatiev..~X««  hammescom  pétenit.  —  La 
police.  —  Ministère  du  comte  Tolstoï.  —  Influence  piépondé* 
rante  de  M.  Katkov  ......    ^    .......    418 


PIN  DE  LA  TABLE  DES  MATIÈRES 


iMriiiiiM!K  oi^tiuu  Di  «aATaLmc-voK-Mum.  —  a.  rMuz.