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Harvard Collège
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ntOM THE FUND BEQUEATHED BY
Archibald Cary Coolidge
CUm of 1887
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190S-1926
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LA RUSSIE
POLITIQUE ET SOCIALE
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L. TIKHOMIROV
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LA
RUSSIE
POLITIQUE ET SOCIALE
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PARIS
nOUTSLLS LIBRAIRIE PARISIENNE
E. GIRAUD ET €»• ÉDITEURS
18, aUB DROUOT, 18
1886
Tous droits réeervôs.
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LIBiAAkY
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Q^ZÂy (/'V'/'
PRÉFACE
Depuis ces dernières années, la Russie attire de
plus en plus l'attention de la France et du monde
civilisé. Cette attention est d'autant plus signifi-
cative qu'elle n'a plus maintenant pour objet le
gouvernement seul comme naguère. Ce qui la
préoccupe, c'est le pays lui-même, c'est le peuple.
De nombreuses publications sur la Russie, une
multitude de traductions de nos romanciers en
sont la preuve évidente.
J'espère donc n'avoir pas besoin d'expliquer
les raisons qui m'ont poussé à entreprendre le
II PREFACE
travail que je livre au public. J'ai tâché de le met-
Ire le plus possible à la portée du grand public,
c'est-à-dire de le rendre aussibref que possible et en
même temps assez complet et assez sérieux pour
que le lecteur puisse y étudier la Russie tout entière.
La Russie, organisme social, voilà bien mon
sujet. J'ai voulu décrire la Russie politique et so-
ciale, tout simplement comme elle est, avec ses
étendues infinies, peuplées de millions de paysans
incultes d'esprit, mais pleins de traits sympathi-
ques ; avec ses classes si bizarrement organisées ;
avec son tntelliguentia\ cette martyre de sa mission
historique ; avec ses problèmes politiques si mys-
térieusement embrouillés. Je voyais devant moi
ce pays qui fait tant souffrir ceux qui l'aiment et
qui sait pourtant les attacher si fortement que
nulles souffrances pour lui ne les effraient. Je
songeais à l'exclcunation du poète :
Et pauvre et riche,
El puissante et sans forces
0 ma mère, Russie !
Cette image se dressera-t-elle devant les yeux
du lecteur? A lui de résoudre cette question.
Il me faut donner encore une explication indis*
PREFACE in
pensable. Connaissant trop insufOsamment le
français pour pouvoir écrire en cette langue, j'ai
écrit le livre en russe et l'ai ensuite traduit en
collaboration avec mon ami M. Albert Savine. Je
faisais une traduction littérale : M. Savine donnait
à cette traduction une tournure littéraire. Ainsi
la forme purement littéraire de ce livre appartient
à cette plume habile. Je puis dire que j'ai toujours
été frappé de la finesse du goût de M. Savine et,
quoiqu'il ne sache pas le russe, je trouve qu'il a
rendu avec une admirable pénétration les plus
légères nuances de mon texte, tâche d'autant
plus difficile que mes idées dépassaient souvent
de beaucoup les siennes, de son propre aveu, et
parfois allaient à leur encontre.
En outre, mon livre est redevable à M. Albert
Savine de quelques menues améliorations dans la
distribution des chapitres, etc. Enfin ce qui est
fort important, c'est à M. Savine que je dois de
nombreuses indications sur les côtés de la vie
russe qui peuvent le plus intéresser le public fran-
çais. Si donc le lecteur trouve que le présent livre
répond avec succès à ce qu'il peut désirer savoir
sur la Russie, il devra se rappeler qu'il le doit en
î IV PREFACE
I grande partie à mon collaborateur, sans les con-
î seils de qui 'il eût été trop difficile de venir à bout
! de cette tâche à un écrivain qui se présente devant
I un public inconnu et si différent de l'auditoire
russe auquel il est habitué.
L. TlKHOMIROV.
Février 1886.
LIVRE PREMIER
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE
I. — La Russie, terme de géographie politique et la Russie nation.
— Faiblesse et fragilité des grands Empires. — La vitalité de
la Russie. — Son mode de développement historique. — Il est
surtout le fait du peuple.
II. — Population de la Russie. — Population de race russe, popu-
lations de races étrangères. — Peu d'importance de ces derniè-
res. — Répartition de ces populations.
III. — La Finlande. — L'union sur le pied d'égalité. — Ses consé-
quences. — Vieilles libertés finlandaises. — Le àiodus virendi
— Importance stratégique de la Finlande pour la Russie. —
Motifs d'inquiétudes pour les Finlandais.
IV. — rroTînces de la Baltique. — Importance de leurs ports
pour la Russie. — Race lithuanienne. — Conquérants alle-
mands. — QueFtion agraire. — Indifférence maladroite de
notre gouvernement.
V. — La Pologne. — Population polonaise et russe. — Question
de l'Ukraine et de la Russie Blanche. — Historique. — Les
idées de Milioutine : sa réforme agraire. — Liens de la Pologne
et de la Russie actuelle. — Politique néfaste- de notre gouver-
nement.
VI. — La Bessarabie. — La Crimée. — Le Caucase et la Géorgie.
— L'Arménie. — Politique économique et policière de notre
gouvernement de nature à faire perdre à la Russie le bénéfice
de ses bons services.
VII. — Le Turkestan. — Populations indigènes. — Notre gou-
vernement n'a su que conquérir. — Confit commercial, et un
jour, militaire, avec l'Angleterre.
VIII. — Le nationalisme en Ukraine. — Chevtchenko et les na-
tionalistes contemporains. — Aspirations populaires. — Les
nationalistes ne leur donnent pas satisfaction. — M. Dragoma-
nov et son influence. — Résumé et conclusions du livre.
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE
Jetez un coup d'œii sur la carte de Russie ; puis, e9>
sayez de vous représenter, les yeux fermés, l'espace san*
fin que vous avez devant vous, d'elle-même cette ques-
tion se pose à votre esprit: La Russie est- elle en fait un
pays ou n'est-elle qu'un terme géographique? Peut-il y
avoir un lien réel, intime, qui unisse toutes ces popu-
lations dispersées à de telles distances ? Vraiment, que)
lien peut-il exister entre. un habitant du Kamtchatka et
un habitant de la Podolie, alors que, seul, le trajet de
luneà l'autre de ces contrées comporte trois à quatre mois^
de voyage, en raison des moyens actuels de communi-
cation? Et si même on supposait un train marchant avec
une vitesse de quarante kilomètres à l'heure, en ligne-
drpite, de la frontière occidentale aux limites orientales
de la Russie, il ne lui faudrait pas moins de quinze jours
pour traverser cette distance de 15000 kilomètres, et à j
l'arrivée, le voyageur pourrait se féliciter d'avoir par- I
couru un territoire qui surpasse par sa grandeur l'Europe -j
et l'Australie prises ensemble, un territoire qui est le j
LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sixième de la terre ferme du globe —ce qui revient à
22311997 kilomètres carrés K
Vraiment, ce semble être trop pour une na//on. L'His-
toire nous donne quelques exemples de monarchies gi-
gantesques. Ainsi TEmpire des Mongols était beaucoup
plus vaste que la Russie ; la Turquie, au temps de sa
splendeur, occupait un teiTÎtoire de 10000000 kilomètres
carrés. L'Angleterre, avec ses colonies^ dépasse actuelle-
ment la Russie de 464000 kilomètres. Mais qui donc con-
sidérerait un de ces Etats comme un seul pays ? L'An-
gleterre possède rinde et le Canada : nul ne dira que ce
sont là des pays anglais. Pendant des siècles, la Tur-
quie posséda la Grèce ou la Bulgarie : il a toujours été
évident qu'il n'y avait point de lien organique entre ces
pays et leur conquérant quoiqu'il leur eût imposé sa
dénomination politique. C'est là un trait caractéristique
de ton tes les monarchies gigantesques et qui explique leur
existence relativement peu durable. Ne voyons-nous pas
une poignée de montagnards pyrénéens conserver son
unité organique dans l'espace des siècles pendant les-
quels s'épanouissent, grandissent et se flétrissent succes-
sivement au-dessus de cette poignée de Basques, lEm-
pire de Rome la Ville Eternelle, l'Empire universel de
Charlemagne, l'Empire de Charles-Quint pour qui le
soleil ne se couchait jamais ?
Ces grands souvenirs historiques planent sur vous
quand vous vous représentez l'énorme territoire de la
Russie. Est-il possible d'y trouver quelque partie douée
1. Gomme terme de comparaison, nous rappelons que la France,
colonies non comprises, n'a que 528517 kilomètres, rÂllcmagne
544907 ; l'Autriche 624045.
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE
d'une unité organique ? N'est-ce qu'un conglomérat fra-
gile comme les Empires d'Attila et de Tamerlan ? Cette
dernière supposition semble d'autant plus plausible que
dans la liste des nationalités russes on trouve plus de 70
dénominations sans compter les étrangers. Gomment
maintenir unis ces peuples dissemblables et ne doit-on
pas s'attendre à voir un beau jour la Russie s'effritter
et laisser à sa place quelques dizaines de pays indépen-
dants ?
Sans pousserplus avant l'examen de la question, — nous
allons donner plus loin quelques renseignements de na-
turel éclairer le lecteur, — il est hors de discussion qu'un
fait bien constaté vaut toujours mieu;L que des supposi-
tions théoriques. La Russie est un fait que l'humanité
a eu tout le temps de reconnaître. L'existence des gi-
gantesques empires artificiels, comme les empires orien-
taux, n'est pas durable. La Russie, elle, existe depuis déjà
plus de cinq cents ans comme état et depuis plus de mille
ans comme unité nationale. Que de changements elle a
vus autour d'elle pendant tant de siècles ! Elle assista à
l'éclatant épanouissement etàla chute définitive de l'Em-
pire Tartare. Elle vit la naissance de ce redoutable em-
pire ottoman dont la mort inévitable n'est à présent
qu'une question d'années. Née en même temps que la
Russie, la Pologne a déjà traversé toutes les phases du
développement et de ladécomposition politiques. Mêmes
révolutions dans l'Europe occidentale. La puissance de
l'Espagne fleurit et défleurit. La puissance tempo-
relle des Papes naît et meurt. Une foule de petits or-
ganismes politiques, comme les Pays-Bas, le Danemarck,
la Suède, ont atteint ces limites extrêmes d'accroisse-
LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ment qu'ils ne sauraient plus surpasser... Et la Russie ?
La Russie vit toujours, elle se développe, elle marche plu-
tôt à une éclosion complète et encore inachevée qu'elle
ne s'avance au delà, sur la pente delà décrépitude. Sonas-
pect ne ressemble guère à celui des Etats qui ont seu-
lement une existence artificielle. Même dans la formation
croissante de Tempire de Russie on sent la présence de
je ne sais quelle force organique. Cet accroissement ne
ressemble en rien aux conquêtes des Tamerlan qui dix
ans plus tard sont comme non avenues. La Russie gran-
dit sans rel&che pendant des siècles entiers.
L'Etat russe a, au XV^ siècle, 560000 kilomètres; au
XVI«, 8720000; au XVII* 14392000; au XVUI' siècle,
47080000; au XIX% 22311992. Il convient de remar-
quer la régularité et la constance de la marche de ces
chiffres.
Fait plus significatif encore, l'agrandissement de l'i^/a/
russe était bien souvent précédé par l'agrandissement du
territoire national. Des espaces considérables, au Nord,
à l'Est et au Midi étaient souvent occupés ou conquis
par les peuples, avant que le gouvernement n'ait songé
à les rendre siens. Il est même arrivé qu'il refusât de
prendre sous sa protection le territoire conquis par les
Cosaques.
De la, ce trait caractéristique que l'accroissement du
territoire de la Russie ne dépend que fort peu du génie
de ses gouvernants. Cet accroissement ne s'arrête point
âous des souverains imbéciles comme Théodore I*'' : Il
ne s'arrête pas davantage aux époques des plus grands
désordres politiques. Le début du XVII* siècle fut pour
îa Russie une période de désorganisation politique qui
L*BMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE
faillit amener ia perte de son indépendance. Pourtant,
alors qu'en 1598 elle avait un territoire de 8792000
kilomètres carrés, en 1645, à la fin de cette période trou-
blée, elle en avait porté la superficie à 14000000. Le
même phénomène se produit durant le second quart du
XVIII* siècle. Il est évident qu'on ne peut attribuer ce fait
aux succès accidentels de grands conquérants et qu'il
en faut chercher les causes plus profondément, dans la
vie même de la nation.
La vitalité delà Russie est démontrée plus clairement
encore au temps de ses rudes épreuves historiques. Notre
histoire est l'histoire d'une lutte incessante qui plus d'une
fois pouvait réduire notre peuple aux abois. Dès 1238, la
Russie dut fléchir sous le joug des conquérants tartares,
joug terrible qu'elle supporta pendant deux siècles et
demi. Vaincue et démembrée, elle recueille cependant
assez de force pour se relever et rentrer en scène avec
plus de résistance que jamais. Pendant l'Epoque des
troubles, au commencement du XVIf siècle, la Russie,
déchiréeparla guerre civile, se trouva non seulementsans
dynastie régnante mais sans gouvernement national. Une
partie de son territoire fut envahie par les Suédois et le
reste en grande partie conquis par les Polonais qui oc-
cupèrent même la capitale de l'Empire . La Russie n'a-
vait plus ni armée ni administration. Les boyards, qui
constituaient le piteux gouvernement provisoiredu pays,
décrétèrent sous les baïonnettes des soldats polonais
l'avènement au trûne moscovite du prince^ Vladislas. Sou-
dain voilà que retentissent de toutes parts les voix des
patriotes : ce n'étaient pas des Tzars, degrands boyards,
des gouYdrneurs, des fonctionnaires ; c'étaient surtout
LIi RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
des gens du peuple, de petits nobles comme les frères
LiapounoY, le moine Abraham Palitzine, un petit com-
merçant Kouzma Minine. Le prince Pojarsky dont la race
était depuis longtemps déchue, fut le plus éminent
d'entre eux. Une révolte générale éclate dans la Russie.
De pelits détachements d'insurgés (Chichis, comme on
les appelait) épuisent l'armée polonaise. Une milice de
100000 hommes s'approche de Moscou, et comme elle
se trouve impuissante, d'innombrables troupes nouvelles
viennent du fond des provinces. Cette grande lutte qui
finit par la délivrance complète de la patrie est soute-
nue par le peuple. Même après la nomination du Tzar,
l'Assemblée nationale (Zemsky-Sobor) siège pendant
plusieurs années, et c'est surtout à l'énergie et à la pru-
dence de ses représentants que la Russie doit sa libéra-
tion.
Ces souvenirs historiques ne dénoncent-ils pas les
forces organiques que possède la Russie et dont l'acti-
vité ne cesse même pas aux époques de désorganisa-
tion politique ? Ces forces trompèrent plus d'une fois
les calculs des conquérants qui ordinairement ne voyaient
dans la Russie que son gouvernement. Ainsi, en 1612,
les jésuites, d'accord avec les rois de Pologne pour
tenter la conquête de la Russie, croient suffisant de
porter un coup vigoureux au centre gouvernemental.
Un siècle après, le roi de Suède, Charles XII, fonda
tous ses calculs sur son entente avec le gouvernement
de l'Ukraine. Les plans de Napoléon I" *,qui croyait
n'avoir à lutter qu'avec Alexandre I®', furent toujours
déjoués par le peuple.
!. Napoléon !•% cependant, avec le flair d'un homme qai appar-
L*BHPIRB BUSSE ET LX RUSSIE
II
Si maintenant nous examinons, d'une manière plus dé-
taillée, la composition de la population de la Russie, Texis-
tence d'une unité nationale ne nous étonnera pas autant.
Il est vrai que TEmpire russe renferme dans ses limites,
plus de soixante-dix nationalités diverses, mais il ne faut
pas exagérer rimportance de ce fait. Sur 100,000,000
d'habitants de TEmpire, la race russe compte pour
67 millions, de sorte que pour toutes les autres races
il ne reste plus que 33 millions. Ainsi le nombre de
chacune d'elles ne peut pas être grand. En effet, la
race finnoise — qui, les races slaves mises à part, est
la plus nombreuse en Russie, — n'est que le 6 0/0 de
la population de l'Empire et d'ailleurs se subdivise en
onze variétés séparées les unes des autres par d'énormes
distances, par la diversité de la langue, par l'absence
complète de relations. En outre plusieurs de ces peuples
tient par ses origines à une époque révolulionnaire, se doutait quel-
que peu de rimportance de la masse populaire : il essaya de sé-
duire les serfs russes par des promesses de libération. Cette
tentative timide n'obtint aucun résultat. L'imagination du peuple
a subi cependant l'influence du souvenir du grand conquérant. On
trouve aujourd'hui encore parmi nos sectaires un groupe dit Na-
poleonovchtchina (napoléoniens;, qui vénère le portrait de Napo-
léon. Quant à la masse de la population, elle le confond avec
l'An li christ.
iO LA RUSSIE POLITIQUE ET SOGULE
sont des tribus sauvages de quelques milliers d*Àme3 ^
On pourrait généralement en négliger la moitié sans
que la population de TEmpire se trouvât diminuée d'un
1/2 0/0. Et ces petites peuplades, en fait, sont de plus en
plus négligeables, en partie parce qu'elles s'assimilent
aux Russes, en partie malheureusement par suite de la
mortalité parfois effrayante chez elles.
Tous les peuples de l'Empire qui n'appartiennent
pas à la race russe n'ont certes pas si peu d'impor-
tance. Des provinces entières ont eu leur histoire et con-
servent encore aujourd'hui leur langue parfaitement
élaborée et leur civilisation parfois supérieure à celle
de la race purement russe. Ces provinces occupent une
partie de la zone occidentale et méridionale de la Russie.
La Finlande, les gouvernements de la Baltique, la Li-
thuanie, la Pologne, une partie de la Bessarabie, les
gouvernements situés au delà du Caucase sont tout
autant de contrées où le Russe est regardé comme un
étranger. Souvent ces provinces ne sont maintenues
dans l'obéissance qu'à l'aide des baïonnettes et de la
police. Cependant, en détachant tous ces pays par na-
ture étrangers à la Russie, il nous reste, malgré tout»
un territoire colossal, habité par la race purement russe
avec alliage par taches d'un petit nombre d'habitants
appartenant à d'autres races. Ce territoire de plus de
1. Exemple : Samoyèlcs : 23,000 âmes; — Vogoulis et Ougres:
2000 ; — Mongols de Sibérie : 5000 ; — loukaghirs, Tchouktchis,
GuUiaka, Kamtchadals, pris ensemble : 40000 ; — les tribus mon-
tagnardes de Caucase ne sont souvent pas plus nombreuses (Ka-
ratchaïs, Oubikhs, Koumiks, Svanels, Ossetines, etc). Chacune ne
compte que de 5000 à 23,000 âmes. On pourrait multiplier les exem-
ples.
L*BMPIRB RUSS8 ET LA RUSSIE il
4 miliioDS de kilomètres s'étend dans la Russie euro-
péenne, de rOcéan du Nord jusqu'à la mer Noire et au
Caucase. Sur|ce territoire, la race russe forme 90 0/0
de la population. En Asie, le territoire peuplé presque
exclusivement par les Russes, occupe tout le Midi de la
Sibérie et de TOural jusqu'à l'océan Pacifique (au moins
5 millions de kilomètres). Il est impossible de donner
le chiffre exact de la population russe dans cette con-
trée, mais la moitié de la population de la Sibérie est
russe. Quoi qu'il en soit de ce chiffre, la Sibérie appar-
tient sans contredit aux Russes ; les indigènes — de
petites tribus sauvages — ont été repoussés jusqu'aux
forêts et aux plaines marécageuses du Nord et ne peu-
vent être nos concurrents ^
11 y a pourtant parmi les indigènes de la Sibérie des
races capables de civilisation % par exemple les Yakouts
(près de 230,000 âmes) et surtout les Bouriates (près de
1. c Les Oâtiaks, dit d*uae de ces peuplades un homme dont la
sympathie pour tous les opprimés n'est pas douteuse, appartiennent
à la catégorie des races qui s'éteignent. On s'en rend compte au
premier coup d'oeil. Ils sont excessivement faibles et rabougris.
Deux O^tiaks peuvent se placer dans un canot si petit qu'un seul
Européen de taille moyenne y pourrait tenir à peine. Il est triste
de voir ces sauvages à demi nus trotter le long d'une rivière. Les
hommes ne sont vêtus que d'une chemise sale et presque en lam-
I beaux. Leurs ventres et leurs têtes semblent être démesurément
I gros. Leurs pieds horriblement maigres leur donnent de la res
I semblance avec les échassiers. » Dkbagort-Mokribvitch, Mémoires
daus Le Meuager de la volonté du peuple ^ n° 1.
I 2. Un historien de talent Ghtchapov, descendait des Bouriates
du côté de sa mère. La mère du révolutionnaire Neoustroev fusillé
dernièrement jetait une Iakoutka. Le célèbre voyageur Mikloukha-
Maklaî descend aussi de je ne sais quelle race sibérienne. De sem-
biahles exemples ne sont pas rares.
T! LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
260,000). Mais ces races subissent facilement Tinfluence
russe et dès lors ne peuvent plus amener aucune com-
plication politique.
A l'extrémité orientale de l'Empire sur les bords de
l'Amour et de l'Oussouri, il y a des provinces sur les-
quelles la Chine peut élever des prétentions. Ces pro-
vinces lui appartenaient autrefois.
A cela près, les 12 à 13 autres millions de kilomètres
carrés de la Sibérie sont incontestablement russes.
De la sorte, en négligeant les provinces de l'Empire
qui n'ont avec la Russie qu'un lien plus ou moins ar-
tificiel, on trouve toujours un territoire de 16 à 17 mil-
lions de kilomètres pour la Russie proprement dite, ter-
ritoire habité par 77 millions d'Ames dont 67 millions
de pure race russe. Il est vrai que l'Unité nationale n'est
pas toujours la même chose que l'Unité politique, sur-
tout quand les races ne sont pas tout à fait homogènes, ^
comme c'est le cas pour la Russie. La prédominance
de la race russe explique jusqu'à un certain point, ce-
pendant, cette unité nationale qui s'est si souvent ma*
nifestée dans l'histoire.
On voit donc que la nationalité russe est solidement
assise dans l'Empire, quoique cette considération n'y
détruise, certes, pas l'importance de la question des
nationalité.
Parler de cette question, insister sur elle n'est pas per-
dre de vue le but de ce livre. Elle en limite au contraire
très sévèrement le sujet. Notre étude ne peut en effet
dépasser le point où finissent les provinces purement
russes. Si l'auteur de ces pages se hasardait à écrire
non plus sur la Russie actuelle seulement, mais aussi
L'BMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE 13
sur la Pologne, sur la Finlande, sur la Géorgie, etc.,
son liTre deviendrait une vraie bibliothèque.
L'existence de provinces immenses qui ne tiennent
à la Russie que par la force des baïonnettes et la toute-
pnissaoce de la police est d'elle-même une question in-
térieure très grave. Les soulèvements périodiques de
la Pologne nous dispensent d'insister sur ce point.
En parlant donc de la Russie, il nous faut consacrer
quelques pages à ses provinces frontières, nous préoc-
cupant surtout de la solidité du lien qui les unit &
l'Etat russe et de l'importance qu'a leur possession pour
les intérêts de l'Empire.
III
La Russie proprement dite, nous Pavons déjà indiqué,
est entourée du côté de l'Ouest et du Midi d'une large
zone de 3 millions de kilomètres, peuplée d'au moins
24 millions de sujets de race exotique. De là l'aspect
particulier de l'Empire russe : son maximum de force
est au centre, sa faiblesse relative dans la périphérie,
dans cette écorce étrangère qui enveloppe la moelle.
La Russie présente pourtant dans ses différentes pro-
vinces frontières des degrés différents de solidité ou, si
Ton préfère, de faiblesse. Aussi l'importance de la
question des nationalités dans chacune de ses provin-
ces n'est-elle pas la même pour la Russie. Examinons
donc la situation de chaque province.
H LA RUSSIS POLITIQUI ET SOCIALE
A la frontière du Nord-Ouest, entre la Russie et la
Suède est situé un pays spacieux qui se nomme la Fin-
lande ; elle occupe un territoire de 380,000 kilomètres
et renferme plus de 2,000,000 d'Ames (250,000 Suédois,
le reste Finnois). La race finnoise n'a parmi les races
européennes de parenté qu'avec les Hongrois. Autrefois
c'était une race fort nombreuse et fort puissante qui oc-
cupait d'immenses territoires en Europe et en Asie ;
mais peu à peu elle a été absorbée par les autres peu-
ples ^ et maintenant on ne la trouve plus qu'en Russie
où elle est dispersée en plusieurs endroits par petits
groupes.
La langue finnoise n'a rien de commun avec le sué-
dois. Mais la Finlande, conquise par les Suédois, il y a
plus de 600 ans, et demeurée en leur pouvoir jusqu'à la
paix de Tilsitt % qui la donna à la Russie, porte à pré-
sent encore le cachet de la civilisation suédoise.
La Finlande, quoique conquête de nos armes sur les
Suédois, fut annexée à la Russie sur le pied d'égalité
et non comme province conquise. Gela résulte du titre
même que prennent les Tzars russes : (c Nous, par la
volonté de Dieu, Empereur et Autocrate de toute la
Russie, Tzar de Pologne, Grand Princede Finlande, etc. »
Alexandre I®%qui faisait parfois parade d'idées libérales,
disait que l'annexion de la Finlande à la Russie était
uniquement son affranchissement. du pouvoir suédois.
En tout cas, la Finlande conserve encore sa constitution :
1. Ce sont surtout les Grands Russiens qui ont dans leurs vei-
nes un mélange de sang finnois.
2. Du reste une partie de la Finlandetju8qu*à la rivière Kumene,)
était encore aux mains des Russes en 1741.
L'KHPIRR RUSSB ET LA RUSSIE 43
elle a son administration propre, ses diètes, ses doua-
nes, son budget et même sa petite armée, ce qui n'em-
p6che pas les bataillons russes d'occuper toutes les
forteresses finnoises. '
La Finlande est actuellement la seule partie de la
Russie où les représentants du peuple peuvent contrô-
ler le gouvernement, où l'individu est affranchi de l'ar-
bitraire administratif, où la presse est libre.
Au commencement de l'annexion, les sympathies
pour la Suède étaient grandes dans la contrée. Au-
jourd'hui encore elles existent ; cependant, la fin de
la domination suédoise a été le signal d'une crise grave :
la race finnoise, qui forme la grande majorité de la po-
pulation, se décida à élever la voix. Jusqu'alors la
langue littéraire unique était celle de la Suède, et un
Finnois qui, par son instruction, sortait de la foule, de-
venait ipso facto un Suédois. Peu à peu la langue fin-
noise fut adoptée par les tribunaux, dans la vie politi-
que, en littérature, de sorte qu'aujourd'hui elle est
presque dominante. La race finnoise s'est ravivée :
elle s*est mise à lutter contre les Suédois. Cette lutte
ne ressemble pas tout à fait à une lutte politique, mais
elle entraîne des conséquences politiques fort impor-
tantes.
Plus la Finlande devient finnoise, plus elle se déta-
che de la Suède... et dès lors plus elle a de motifs
de se lier à la Russie.
Voilât pourquoi le gouvernement russe a toujours sou-
tenu les tendances nationales des Finnois.
Q est pourtant indispensable d'ajouter que la Fin-
lande tout en rompant' ses liens avec la Suède ne cou-
16 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tractait aucun lien moral avec la Russie. Pour se ren-
dre de Saint-Pétersbourg à la frontière de la Finlande,
il ne faut qu'une heure de chemin de fer, et cependant,
quand on dépasse cette frontière, on a l'impression
que Ton est transporté à des milliers de kilomètres de
Saint-Pétersbourg.
On ne saurait se figurer deux pays qui se connais-
sent moins et qui éprouvent aussi peu d'intérêt Tun
pour l'autre. Généralement le Finnois n'aime pas les
Russes qu'il traite de haut et le Russe est absolument
indifférent à ce qui concerne les Finnois. Les événe-
ments qui ont un intérêt social pour la Russie trouvent
un écho en Géorgie, en Pologne, sur l'Amour et ne
produisent aucun effet en Finlande où une révolution
parisienne aurait peut-être plus de retentissement qu'une
révolution pétersbourgeoise.
II. est difficile de se représenter deux types sociaux
aussi dissemblables que la Russie et la Finlande. La
Finlande \ c'est un bourgeois honnête et laborieux
1. La Finlande rappeUe la Suisse en beaucoup de choses. Ses
habitants sont laborieux , honnêtes et énergiques. Ils savent
se créer une vie indépendante et aisée. La Finlande n'a pas de pro-
létariat : la majorité de sa population possède des propriétés fon-
cières — ce qui jusqu'à un certain point est dû aux efforts opi-
niâtres du c Sénat » local. Le sol de la Finlande est stérile : le
nom indigène signifie con/r^e des lacs et des marais: si on ajoutait:
et des rocs granitiques^ la caractéristique serait complète. Mais en
dépit de tous ces désavantages, grâce à la persévérance des habi-
tants, le pays est couvert aujourd'hui de champs en pleine culture.
Cependant la production du blé est insuffisante pour nourrir les
Finlandais ; c'est par le produit de leur commerce et de leur industrie
qu'ils rétablissent l'équilibre. Les Finlandais passent pour excel*
lents marins :leur flotte est de 1593 bâtiments. En 1875, le nombre
des fabriques était de 419 avec un produit de 10 mUlions de roubles.
L'BMPIRS RIISSK ET LA RUSSIE il
dont la yie est lucrative, réglée sur la raison.... mais
toujours monotone et un peu triste. La Russie, c'est un
étudiant déréglé, tantôt débauché, tantôt affamé, ca-
pable de toute sorte de folies, mais aussi de traits
sublimes et qui toujours se préoccupe davantage des
grands problèmes de l'humanité que de son terme à
payer. Ces deux caractères si différente s'accommodent
d'autant mieux que Russes et Finlandais s'occupent
moins de leurs affaires réciproques : tel est en réalité le
modus Vivendi des deux peuples.
On peut affirmer qu'aussi longtemps que la Russie
n'empêchera point la Finlande de vivre à sa guise, ce
pays demeurera pour elle un allié fidèle. Pendant
la campagne de la Grimée, la Finlande combattit coura-
geusement pour la Russie : durant la dernière guerre
contre la Turquie, les Finlandais luttèrent brave-
ment ayec nous dans les plaines lointaines de la Bul-
garie.
Il est d'autant plus aisé de trouver un modus Vi-
vendi favorable aux intérêts des deux peuples que la
Russie n'a besoin de la Finlande qu'au seul point de
fue stratégique. Saint-Pétersbourg, nous l'avons dit,
n'est qu'à une heure de la frontière finlandaise, et c'est
encore à la Finlande qu'appartient toute la côte nord
du Golfe. Protégée par les bastions de Sweaborg, une
flotte ennemie bloquerait sans issue Cronsladt et Saint-
Pétersbourg. Bref, aux mains dos ennemis de la Russie,
la Finlande serait une arme terrible contre elle. Elle
le fut plusieurs fois jadis pendant nos guerres contre
la Suède.
A tous les autres points de vue, la Finlande n'a aucune
2
18 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
importance pour la Russie. Ses ports sont loin de nos
voies commerciales. Son sol ne produit rien qui nous
soit d'une absolue nécessité. Le plus grand dévelop-
pement possible de ses forces ne menace en rien nos in-
térêts nationaux, car dans toutes les provinces le long de
la frontière finlandaise, la Russie est absolument chez
elle. De son côté, plus la Finlande se développe comme
pays finnois, moins elle a de raisons de s'opposer à
l'union politiqu«ivec la Russie, d'autant qu'elle a be-
soin du blé russe pour sa propre consommation et des
marchés russes pour écouler ses produits. £n i882,
l'importation en Finlande a été de 13 millions de rou-
bles en marchandises d'origine russe * et l'exportation
dans l'Empire de plus de 15 millions de roubles (plus
de 10 millions de produits de fabriques). Cette balance
n'est pas, on le voit, sans profit pour le commerce de
la Grande Principauté, et les Finlandais, semble-t-il,
doivent seulement désirer que leurs rapports d'amis avec
l'Empire se prolongent le plus longtemps possible.
Malheureusement, compter ainsi, c'est compter sans
le mattre. Ce mattre vient et tout change. Un gouver-
nement despotique qui a pour agents des millions de
baïonnettes est un gros sujet d'inquiétude pour les
Finlandais. La Grande Principauté ne peut oublier
le sort de la Pologne qui avait, elle aussi, reçu autre-
fois une constitution des mains d'Alexandre I®'. Un seul
caprice du despote peut anéantir les franchises sécu-
laires du pays : or, en Russie, il y a eu pas mal de des-
potes, et des despotes parfois très capricieux.
1. Dont 6 miUioDS de roubles pour les blés.
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE i9
Cette crainte perpétuelle arrête le développement
politique de la Finlande. Les Assemblées s'efforcent
d^éviter à tout prii les modifications à la constitution
afin de ne pas donner l'exemple à leur terrible Grand-
Duc. C'est ainsi que la constitution finlandaise con-
serve encore je ne sais quel aspect bizarre et moyen
âge ^ alors quien fait la noblesse, sous la poussée de
la vie moderne, a renoncé à tous ses privilèges. C*est
ainsi encore que de nouvelles classes se sont peu à peu
formées, qui demeurent sans représentation dans TÂs-
semblée Nationale.
Jusqu*ici la Finlande s'est résignée à tous ces désa-
vantages ; mais ils vont croissant plus les tendances
à la réaction s'emparent du gouvernement russe.
La police de Saint-Pétersbourg trouve chaque jour
plus gênante la protection accordée par la Constitu-
tion à la liberté individuelle. En 1882, l'arrestation
arbitraire de deux citoyens finlandais à Helsingsfors ,
capitale de la principauté , a provoqué une protesta-
tion énergique de la part du sénat. Le parti réac-
tionnaire qui entoure Alexandre III, s'élève toujours
conitelesinjustes priviièfjes delà Finlande. Les protec-
tionnistes étroits, qui, durant ces dernières années, ont
sacrifié tous les intérêts politiques généraux aux inté-
rêts des fabricants de Moscou, entonnent à leur tour la
1. L'Assemblée Nationale se divise en quatre chambres: noblesse,
dérivé, bourgeoisie et paysans. Pour toutes les décisions le con-
sentement de trois chambres est nécessaire, parfois celui de toutes
les quatre. Le pouvoir de cette assemblée, selon les idées ac-
tneUes, était très restreint. La convocation de l'Assemblée émane
da Grand Duc (Empereur de Russie), qui la convoque quand
bon ^ui semble.
20 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
même chanson. C'est qu'à Moscou on considère comme
insurmontable la concurrence de la Finlande et le gou-
vernement, par faiblesse, commence à multiplier les
barrières qui séparent l'Empire de la Grande Principauté.
Aussi, les Finlandais se posent-ils de plus en plus cette
question: Que recevons-nous de la Russie? Où sont les
avantages qui nous feraient oublier les* inconvénients
de notre union avec un pays d'arbitraire ? Le mécon-
tentement, sourd jusqu'à cette heure, se témoigne de
plus en plus souvent par des manifestations hostiles
contre les Russes *, et ces manifestations sont à leur tour
de nouvelles raisons qu'allèguent en faveur de la politi-
que actuelle les réactionnaires russes.
Telle est à ce jour la situation. Le danger n'est
pas grand encore ; mais au cas où la domination du
parti réactionnaire se prolongerait à Saint-Pétersbourg,
il faut s'attendre à des complications très sérieuses —
•d'autant plus probables qu'entre la Russie et la Finlande
il n'existe aucun de ces liens historiques qu'on ne
déchire ni sans douleur ni sans regrets.
IV
En traversant le golfe de Finlande, nous trouvons
sur la côte opposée un territoire qui, lui aussi, n'est pas
purement russe. Ce sont les Provinces Bal tiques : Estho-
!. En 1883, on ainaugaré;à Helsingfors un monument en mémoire
•d'un général finlandais servant dans Tannée suédoise et vainqueur
«des Busses dans un petit combat.
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE St
nie, Livonie, Gourlande, qui au Nord s'étendent jus-
qu'à Saint-Pétersbourg et touchent au Sud la Lithuanie.
Cette large bande de terres sâpare la Russie de la Bal-
tique et lui ferme entièrement les communications avec
cette mer. C'est à ces provinces qu'appartiennent, Saint-
Pétersbourg excepté, tous les ports de la mer Balti-
que, ports nécessaires au commerce russe, comme Re-
vel, Riga, Windava, Libava, Port Baltique. La Dvina
de l'Est, — un des plus grands fleuves de la Russie, y
a son embouchure. Aux ports de la Baltique aboutissent,
en outre, plusieurs lignes de chemin de fer qui trans-
portent les marchandises, des provinces les plus éloi-
gnées , de la province de Voronèj par exemple. Les-
intérêts commerciaux d'une très grande partie de la
Russie sont donc étroitement liés avec les ports de la
Baltique ^ Leur perte serait pour la Russie la perte
d'une partie de son indépendance économique : voilà
pourquoi elle a soutenu tant de guerres pour posséder
ce pays et ne le cédera jamais à aucune autre puissance.
Heureusement les intérêts de la majeure partie de la
population des provinces de la Baltique sont identiques-
aux intérêts de la Russie.
Ces provinces ont été peuplées par les races lithua-
nienne et finnoise : mais leur importance au point de
vue commercial y a attiré les Russes dès les temps les-
plus anciens. Au XI® siècle, les ducs de Polotzk et
les citoyens de la république de Novgorod possédaient
1. Riga seul faille dixième de notre exportation. La balance du
eommerce de Libava était en 18S3 de près de soixante-dix millions
de roubles. L'exportation de Revel est de cent vingt-six millions-
de roubles.
22 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
déjà une partie du pays. En même temps commence le
mouvement de conquête des Allemands vers l'Ouest.
Les Croisés (Ordre des chevaliers livoniens) s'emparent
des provinces baltiques, baptisent par force les habi-
tants et les réduisent en esclavage. Conquise à la même
époque par les Tartares , la Russie ne put entraver
en rien l'invasion allemande. Plus tard, l'Ordre devint
un Etat indépendant dans lequel la minorité allemande
forma les classes dominantes (noblesse et bourgeoisie
commerçante) tandis que la minorité (indigènes asservis)
formait la classe des paysans.
Quand la Russie fut délivrée des Tartares, elle était
retranchée d^ l'Europe. Les Allemands de la Livonie
s'efforcèrent de garder en leurs mains le monopole du
commerce; ils empêchèrent la science, l'art et 1 indus-
trie de l'Europe de passer en Russie. Bref, ils tâchèrent
de retenir notre pays le plus longtemps possible dans
un état de barbarie. Cette politique égoïste ne demeura
pas sans succès : elle a durant des siècles arrêté les
progrès de la civilisation chez nous. Mais la nécessité
pour la Russie de se créer un débouché sur la Baltique
n'en résultait que plus clairement. Ainsi s'engagea
une lutte de près de deux cents ans, pour la possession
de ces provinces. Au début, ce fut la guerre contre la
Livonie, puis contre la Suède et la Pologne qui s'em-
parèrent de ce pays. Enfin, sous Pierre le Grand,
la Russie put respirer à libres poumons : elle réussit à
se tailler une fenêtre sur l'Europe et à s'ouvrir même
une large porte de ce côté.
Telle est l'histoire de ces provinces si nécessaires à
la Russie.
L'EXPIRB RUSSB ET LA RUSSIE 23
Cette annexion est-elle solide ? Quels sont les senti-
ments des Provinces elles-mêmes pour la Russie ? Pour
résoudre ces questions, il est utile d'entrer dans quel-
ques détails économiques et sociaux.
Sur deux millions d'habitants des Provinces Baltiques,
la race allemande ne peut réclamer qu'une minorité in-*
sigmnanie, amî
51 qu on le
•/. de»
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Autres
indigènes.
Allemands.
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le reste.
Livonie . . .
. 87,2
10,6
IJ
—
Courlande. .
. 79.6
10,6
1,6
—
Malgré leur nombre insignifiant, les Allemands possè-
dent iouidans le pays: propriété foncière, droits, pou-
voir, honneurs. Le commerce, l'industrie sont entre
leurs mains. Le tableau que l'on va parcourir des
yeux prouve à quel point la classe laborieuse indi-
gène est dépossédée.
Total du territoire 8.497.000 déciatines *
Noblesse (allemands) . . . 6.168.037 —
Etat 1.457.780 —
Paysans (indigènes) .... 215.677 —
Clergé (allemand en majorité) . 90.998 —
Le reste appartient aux villes, c'est-à-dire pour la
plus grande partie aux Allemands.
i. La déciatine vaut 109 ares.
24 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Certes, en peu de contrées la distribution des terres
est aussi injuste. Il ne faut pas oublier que la noblesse
pour les trois provinces ne compte que 5924 âmes.
C'est à cette poignée d'hommes qu'appartieAnent les
trois quarts du sol. Il n'en reste qu'un quarantième à
la classe innombrable des paysans. L'ordre social an-
cien du pays, laissé presque intact par le gouverne-
ment russe, augmente encore la prédominance de l'é-
lément allemand en lui livrant l'autorité administrative
et judiciaire. Ajoutez les mœurs d'un peuple qui a con-
quis le pays, qui s'est habitué à en traiter les indi-
gènes en esclaves, et vous pourrez avoir une idée de la
situation des paysans de la Baltique.
Nulle part, en Russie, le peuple n'est soumis à un
arbitraire pareil. Les journaux russes sont remplis de
nouvelles qiii le constatent. L'an dernier, un certain
Hekken, propriétaire, a tué d'im coup de fusil un cer-
tain Krasmus sans autre raison que celle-ci : Krasmus
osait traverser le pré de Hekken. Les journaux russes
ont fait encore beaucoup de bruit au sujet d'un pasteur
livonien qui a bâtonné un pauvre petit pâtre qu'il
laissa à demi mort et qui en resta idiot. Mais le bruit
fait par les journaux n'a abouti à aucun résultat. L'in-
digne serviteur de Dieu demeure impuni, et cependant
les juges de la Baltique sont infiniment moins indul-
gents vis-à-vis des indigènes. Au dire des journaux,
ils font fouetter d'anciens militaires que la loi exempte
de toutes les peines corporelles. Un. juge de paix de la
Livonie a condamné une femme, pour je ne sais plus
quelle faute, à l'exil dans une forêt sauvage. La mal-
heureuse y resta quelques semaines avec ses enfants.
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE 25
mourant de faim, sans asile contre la pluie, le froid et
les insectes de la forêt. Bien entendu, le caprice des-
potique de ce prétendu juge de paix a seul inventé cette
pénalité bizarre et barbare.
La population indigène est pourtant sortie de Tétat
où les hommes supportent sans murmure un pareil ar-
bitraire. Parmi les paysans, surtout parmi les Latichs
(de la race léthone) un mouvement national puissant
s^accentue depuis vingt ans? [Ces Latichs, malgré les
efforts des Allemands, ont réussi à élaborer leur lan-
gue, à créer une littérature : ils possèdent déjà quelques
journaui et demandent Tégalité de droits politiques et
sociaux avec les Allemands. La masse du peuple, elle,
commence à opposer le plus souvent la force à la force,
la violence à la violence. Ces dernières années, le nom-
bre des crimes agraires évoquait le souvenir de l'Irlande.
Le gouvernement russe n'a jusqu'à présent presque
rien fait en faveur des indigènes ni pour la réforme
des institutions. Les marquis des Provinces Baltiques
occupent tous les emplois administratifs et militaires
et jouissent de la faveur du gouvernement ^ Un sati-
rique russe n'a-t-il pas dit : « Un Allemand a toujours
un cœur russe ; oh ! pourquoi les Russes n'ont-ils pas des
cœurs aussi russes ! i Cependant, le gouvernement
accorde un peu de protection aux indigènes et fait quel-
1. La noblesse des Provinces Baltiques a donné au gouverne-
ment un certain nombre de fonctionnaires éminents. Citons le
général Todtleben, le noble défenseur de Sébastopol, qui {depuis
a troqué cette gloire patriotique pour la triste célébrité que lui a
acquise sa répiession cruelle du mouvement révolutionnaire à
Odessa.
26 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ques tentatives hésitantes pour réformer les institutions.
L'opinion en Russie a toujours encouragé et protégé
la résurrection nationale des Latichs : elle a toujours
poussé le gouvernement à réprimer l'arbitraire des
hautes classes. Les Russes jouissent en conséquence
d'une popularité assez grande parmi les indigènes.
On peut donc affirmer sans crainte d'erreur que toute
tentative des Allemands pour détacher les Provinces de
TEmpire rencontrerait l'opposition énergique des 4/5
de la population.
EnLithuanîeet en Pologne, la position de la Russie est
beaucoup plus complexe et beaucoup moins solide que
dans les provinces de la Baltique. On n'a pas oublié
l'insurrection de 1863 et le soulèvement de 1831 qui fut
plus terrible encore. Il suffirait de deux révolutions ana-
logues pour que l'annexion de ces pays devint très dou-
teuse.
Le pays que Pologne et Russie se disputent erxore,
s'étend des frontières prussienne et autrichienne jus-
qu'aux bords du Dnieper sur un espace de 600000 kilo-
mètres carrés . C'est ce qu'on appelle la Pologne historique
ou la Pologne de 1772 \ Mais le territoire naturel de la
1. Pour reconstituer la Pologne de 1712, ilfaudrait ajouter encore
la Galicle et Posen, qui appartiennent la première à TÂutriche,
la seconde k la Prusse. A. l'époque la plus florissante de son his-
toire (le XVI* siècle) la Pologne était beaucoup plus vaste (1116000
kilomètres).
L'EMPIRE RUSSE. ET LA RL.-SIK
Pologne russe, ainsi que le rayon de son influence, est
beaucoupplus restreint. Lasuperficie delà Pologne histo-
riquesedivisenaturellement en quatreparties sociales: La
Pologne proprement dite (123874 kilomètres), la Lithua-
me (H8452 kilomètres) ' la Russie Blanche et la Petite
Russie ou Ukraine. Les indigènes de la Lithuanie sont
d'une race à part qui n'a rien de commun ni avec les Polo-
nais ni avec les Russes. Les habitants de la Russie Blan-
che et de l'Ukraine sont deux variétés d'une grande race
russe. Quel est donc le nombre des Polonais dispersés
sur ces divers territoires ? On peut évaluer à cinq mil-
lions deuT ou trois cent mille âmes les Polonais qui
occupent en masse compacte le territoire du royaume
de Pologne. Dans les autres provinces, seules la noblesse
et la bourgeoisie, en partie cette dernière, — sont po-
lonaises. Dans le royaume de Pologne, les Polonais font
le 64 0/0 du chiffre total de population : en Lithua-
nie 10 0/0; en Ukraine (sur la rive droite du Dnie-
per) 18 0/0; en Russie Blanche 7 0/0. Cesdernîers chiffres
ont peu d'importance, mais la composition ethnographi-
que d'un pays n'est pas tout.
Les Bretons diffèrent autant des habitants de l'Est de
la France que les Lithuaniens des Polonais. Les Alsa-
ciens appartiennent à une race allemande, Bretons et
Alsaciens sont cependant également Français par T&me
et par la cœur. L'histoire nous révèle clairement les
sympathies réelles des peuples. Interrogeons donc
l'histoire de la Pologne historique.
1. Ce sont lej chiffres do divisions administratives qui ne sont
pas certes iden i ues aux divisions ethnographiques et sociales.
Ces chiffres ne sont donc qu'approximatifs.
28 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
La Russie et runîté nationale naquirent ensemble en
Ukraine et dans j.. Russie Blanche. Kiev, la capitale de
l'Ukraine s*intitula pendant des siècles la mère des villes
russes^ selon Texpression du temps. De sombres forêts
couvraient alors la Lithuanie, et ses habitants étaient
tantôt soumis aux ducs russes et tantôt pillaient leurs do-
maines. La Pologne proprement dite avait peu de rela-
tions avec ses voisins d'Orient, absorbée qu'elle était par
sa lutte continuelle contre les Allemands. Puis, au mi<
lieu du Xlll^siècle (1224-1 240) seproduit un grand évé-
nement historique, qui amène dans l'Europe Orientale
une perturbation complète : les Tartares ont ruiné et
conquis la Russie. Pour le peuple russe, c'est le début de
siècles d'esclavage ; c'est la fortune pour les princes de
la Lithuanie. Peu à peu leur puissance grandit et ils font
la conquête de la Russie Blanche, et puis de l'Ukraine.
Ils prennent, dès cette époque, le titre de Grands ducs de
Lithuanie et de Russie, En même temps, la civilisation
russe prédomine en Lithuanie au point que la langue
russe y devient langue officielle.
Après avoir sauvé sa nationalité dans la lutte contre les
Allemands, la Pologne mit enjeu des forces sociales pro-
digieuses. Son peuple, doué de tant de qualités, s'ap-
propria rapidement les lumières de l'Europe et fonda les
institutions gouvernementales les plus libérales de l'Eu-
rope entière. Une civilisation splendide et la liberté de
la vie sociale attiraient vers la Pologne les sympathies
des pays voisins. En 1386, la diplomatie habile des Po-
lonais parvint à unir la Lithuanie et la Pologne. Au dé-
but c'est l'unité de dynastie, puis l'union devient défi-
nitive. En même temps, la langue et les mœurs polo-
L'BMPIRB RUSSE ET LA RUSSIE 29
naises se répandirent dans la Lithuanie, la Russie
Blanche et l'Ukraine, du moins parmi la noblesse. La
constitution de la Pologne était absolument aristocrati-
que : tous les droits, toutes les lumières, toutes les ri-
chesses étaientconcentrés dans les rangs de la Chliakhta.
(noblesse). En conséquence, la Pologne n'attirait que les
sympathies des hautes classes, mais ces dernières
étaient partout bien vite polonisées. Ce fut alors le
point culminant de son développement politique. Au
XVI® siècle, les Provinces Baltiques s'unissent spontané-
ment à elle. Au XVII® siècle, la Pologne est bien près
de conquérir toute la Russie Moscovite. Cependant, la
prépondérance exclusive de la Noblesse creuse un abtme
qui engloutira le pays.
En asservissant le peuple, la noblesse a perdu elle-
même l'amour de la vraie liberté : celle-ci devient in-
compatible avec les privilèges de la Chliakhta. Chose
inouïe avant cette époque, nous voyons en Pologne des
persécutions religieuses I LesJésuites de viennent les pré-
cepteurs les plus estimés et les plus recherchés. En
même temps, les nobles, corrompus par la vie luxueuse
et l'oisiveté, perdent même leurs vertus militaires et
civiques d'autrefois.
Au XVh siècle, les hommes perspicaces prévoyaient la
perte de l'Etat. « Retch pospolita (la république) excla-
me l'éminent prédicateur Skarga, devient indigente. On
pille partout le trésor public à tel point, que le gou-
vernement ne reçoit plus la moitié des impôts. 11 est
impossible d'évaluer les calomnies, la chicane, les tra-
hisons qui régnent dans les tribunaux... Et cette sueur
de sang d^s paysans qui coule incessamment n'appelle-
1
30 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
t-elle pas le châtiment de Dieu sur TEtat entier? Pour-
quoi ces hommes-là n'ont-ils pas la protection de la loi
et des tribunaux, pour garantir leur vie, leur santé,
leurs biens ? Que ne suis-je un Isaïe ! J'irais, les vête-
ments déchirés, nu-pieds, criant sur vous, violateurs et
violatrices de la loi de Dieu ! Les murs de votre répu-
blique secrevassentsanscesse... Elletomberaàuneheure
inattendue et vous écrasera tous... L'ennefni du dehors
vous envahira. Il saura profiler de vos discordes. Il dira:
c les cœurs de ces gens çont divisés et ils doivent périr, »
Vos discordes vous conduiront à la captivité où toutes
vos libertés périront et deviendront dérisoires. Ces pays,
ces grandes principautés qui se sont réunis, qui se sont
liés aulrefoisenun seul faisceau, se détacheront, et leur
lien sera rompu. Vous qui avez autrefois gouverné les
autres nations, vous deviendrez pour elles un jouet, un
objet de dérision! »
Ces sinistres prédictions, qui rappellent les colères
des prophètes d'Israël, étaient impuissantes. Les événe-
ment marchaient selon leur logique inévitable.
A la fin du XVI® siècle, commencèrent les soulèvements
des Cosaques de l'Ukraine: un événement fatal de l'his-
toire polonaise. Les Ukrainiens, pour fuir les représail-
les et l'arbitraire de la noblesse, émîgrèrent en aval du
Dnieper, dans l'inaccessible Za/?orc>;Ve (pays d'au delà les
cataractes). Les émigrés, protégés contre l'armée polo-
naise par cent lieues de cataractes et par les steppes
inhabitables des Tartares, fondèrent une république à
demi indépendante qui devint le point d'appui de toute
une série de révolutions en Ukraine. Ces révoltes con-
tinuèrent presque un siècle entier. Plusieurs fois, elles
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE 31
furent réprimées avec une cruauté qui fait oublier
que peu avant, la Pologne pouvait être citée comme
la nation la plus civilisée de l'Europe . Mais tous les
efforts de la Aetch pospolita furent inutiles. Les insur-
rections ne cessèrent point. Enfin, en 1654, Thotman
Bogdan Khmelnitzky se plaça avec toute l'Ukraine sous
la protection du Tzar Alexis I®'.
Les Tzars de Moscou acceptèrent le don, mais, après
une longue guerre contre la Pologne, ils lui abandonnè-
rent )a moitié de l'Ukraine. C'était une vraie trahison
envers la Russie comme envers l'Ukraine. Affaibli par
des guerres prolongées, et [puis démembré, ce malheu-
reux pays ne bougea plus. Un certain temps, tous les
efforts des patriotes ne visèrent qu'à repeupler les con-
trées dévastées et à procurer au peuple un peu de repos.
Ce n'était point que la haine contre les Polonais se fût
affaiblie : au siècle suivant, on en eut la preuve dans
la terrible révolte de Gonta et de Zalizniak. La répu-
blique terrassée ne trouva plus la force de réprimer
l'insurrection. Elle demanda assistance à Catherine II.
Catherine qui avait elle-même provoqué en partie Tin-
siirrection, envoya son armée en Ukraine. Ce furent les
baïonnettes russes qui soumirent le paysà la domination
de ses ennemis ^ Ce n'était plus pour longtemps : les
jours de la République étaient comptés.
Sa perte devenait certaine. Tout dans le pays était
écrasé et avili, sauf la Chliakhta. Mais qu'était la Chlia-
1. Un châtiment terrible attendait Gonta: les Polonais l'écorchè-
rent Tiff Cette cruauté montre bien la dégradation de la Chliakhta.
En Rassie même, le chef d*une révolte aussi redoutable, Pouga-
fcbey, fat simplement écartelé sur l'ordre de Catherine II.
1
32 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
khta de cette époque? Narouchevilch, poète et écri-
vain remarquable du temps, dans les strophes célèbres de
La voix des morts les peint sous les traits suivants : « On
se sert du saint héritage des Jagellons et des Piastes pour
satisfaire une ignoble ambition. La foule dorée des pa-
rasites s'empiffre dans les cours oisives. On & pillé les
biens des rois et le vent renverse nos tours et nos châ-
teaux forts... Plus de guerriers, phis de gloire... 0
troupeau errant de mendiants à armoiries ! Tu regardes
ces grands seigneurs cauteleux, mais tu ne comprends
pas qu'ils se moquent de ta niaiserie et qu'ils te servent
par intérêt personnel, quand ils rompent et collent vos
assemblées \endues. Tu cherches la liberté : les grands
seigneurs seuls ont la liberté. Tu vends le palladium de
nos libertés héréditaires pour un petit verre, pour un
salut courtois du grand noble ! »
La Pologne n'était déjà qu'une oligarchie. De la masse
de \dichtiakhta un petit nombre de magnats s'étaient déta-
chés qui étaient les rois du pays. Ruinéeel tombée dans l'i-
gnorance, laChliakhtase groupait autour d'eux, en qualité
de clients,des gens d'armes, même de domestiques ou de
simples parasites. Ces foules paresseuses donnèrent leur
voix selon les désirs des seigneurs et parfois appuyèrent
leur vote de leur sabre. L'anarchie du pays devint telle
que les magnats avaient plus de soldats à leur solde que
l'Etat. Les tribunaux étaient impuissants à faire exécu-
ter leurs arrêts. De là ce phénomène bizarre du nalezd
(irruption, envahissement). Un homme qui avait pour
lui un arrêt de tribunal se croyait en droit.de l'exécuter
par ses propres forces. Il convoquait ses camarades ou
ses clients et envahissait les domaines de son ennemi...
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE 33
On comprend bien que le droit et la force n'étaient pas
toujours du même côté, et d'ailleurs on faisait maintes
fois natezd sans aucune sorte d'arrêt légal. L'anarchie
était surtout sans remèdes grâce dMlibcrum veto, c'est-
à-dire au droit de chacun des membres des assemblées
nationales d'opposer son veto aux décisions de la majo
rite. Grâce à ce droit absurde, la réforme devenait im-
possible : l'activité législative était même tout à fait
paralysée. Les élections des rois, dans la position où
se trouvait la Pologne, devenaient cartes forcées, parce
qu'elles donnaient lieu aux intrigues des puissances
étrangères. Les puissances voisines, surtout la Prusse et
la Russie, avaient toujours leurs candidats qu*elles sou-
tenaient en achetant le vote des magnats et de simples
nobles ou même par les armes. La Pologne était ainsi
devenue un jouet entre les mains de ses voisins, ennemis
acharnés de la réforme, par crainte de voir la Pologne
se régénérer.
Les patriotes ne manquèrent pas cependant en terre
polonaise. Après 1772, quand la Russie, la Prusse et
TAutriche l'eurent démembrée pour la première fois \
les patriotes réunirent tous leurs efforts et réussirent à
faire en i 791 un coup d'Etat parlementaire qui établit
la Constitution du 3 mai. Cette Constitution décréta la
monarchie héréditaire, l'abolition du liberum veto et
donna quelques droits politiques à la bourgeoisie. On eût
dit que la Pologne était sauvée. Mais la Chliakhta
n'était plus apte à la vie politique... Une insurrection
éclata contre la Constitution nouvelle. Les puissances se
i. On enleya alors un quart du territoire et presque moitié de la
population de la Pologne.
3
34 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
déclarèrenipour les insurgés qui représentaient, disaient-
elles, /'orrfre établi et légitime. La Constitution du 3 mai
fut abolie. Un an plus tard, les alliés se récompensaient
de la restauration de cet ordre légitime par un nouveau
partage.
Derechef, tous les cœurs nobles se révoltèrent et la
Pologne prouva qu'elle ne manquait ni de talents ni de
vertus civiques. Le héros deses derniers jours, Tadeouch
Kosziucbko, nous rappelle les grandes figures de Rome
antique. Mais tout fut inutile. Le peuple ne fit rien pour
une république qui le tenait en esclavage et la chliakhta
préférait la perte de la patrie à la perte de ses privilèges.
Chose incroyable ! on vit des membres de la noblesse
chasser lespaysans de Tarméedu vaillant Kosziuchko qui
avait proclamé leur atfranchissemert : — « Allez-vous-
en, manants, allez à vos fléaux età vos charrues. Ce n'est
pas à vous de guerroyer. »
Battu, blessé et fait prisonnier, Kosziuchko s'écria
avec désespoir : Finis Polo?iiâs I
Un an plus tard, en effet, les puissances se partagè-
rent entre elles les restes de la Pologne (1795).
Ce n'était là, cependant, que la ruine de la vieille
Pologne. Le peuple n'avait pas péri. On peut même dire
que cette rude épreuve lui fut à plusieurs égards favo-
rable. Elle poussa l'élite du pays à travailler pendant des
années à la régénération sociale, morale et intellectuelle
du peuple.
Sur ce terrain, les progrès de la Pologne sont incon-
testables et leurs efforts furent couronnés de succès.
C'est à cette époque d'asservissement politique que
l'instruction descendit pour la première fois dans les
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE 35
masses. Le pays contient actuellement un nombre con-
sidérable d'hommes instruits sortis de la petite bourgeo:-
sieet de la classe ouvrière. En un mot, le peuple, comme
la noblesse, fait maintenant partie intégrante de la na-
tion. La littérature et la science sont à la hauteur de la
littérature et de la science européenne. L'industrie po-
lonaise développa énormément les forces productives du
pays. Sur ce point, la tendance à un développement
organique {praza organilchna) a une importance parti-
culière.
Après l'insurrection de 1863, lorsque le gouverne-
ment russe^ ayant exterminé des bandes innombrables
et même des armées entières d'insurgés, se proposa de
russifier toute la Pologne, * les Polonais ne se déconcer-
tèrent point. Ils adoptèrent une tactique qui obtint une
grande popularité et porta ses fruits. Ils luttèrent contre
la Russie sur le terrain du progrès et soutinrent leur
unité nationale en s*e£forçant d'écraser la Russie par la
supériorité de leur culture. Vingt ans après Tinsurrec-
tion, la Pologne surpassait la Russie au point que les
patriotes russes en sont quelque peu mortifiés : quant aux
réactionnaires à laKatkov, ils se sentent tellement décou-
ragés par notre impuissance à vaincre la nationalité polo-
naise ^qu'ilsproposent, comme la seule issue possible, de
1. LespersécuUons endurées par les Polonais furent horribles Le
Polonais, qui restait catholique, n'était plus admis dans les ser-
Tices d'état. En Lithuanie, en Ukraine, en Russie Blanche, on dé-
fendait de parler la langue polonaise : on défendait également aux
Polonais d'acqnérir des biens fonds dans ces provinces, etc. Le
russe devint la langue officielle, même dans le royaume de Pologne ;
eUe fut inCrodnite dans toutes les écoles, de sorte que la grande
majorité des Polonais est aigourd'hui en état de parler russe.
36 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
livrer à rAUemagne une partie de la Pologne (le district
deLodze) ou môme la moitié de tout le royaume avec sa
capitale, jusqu*à la Vistule ^ Cette mesure porterait sans
contredit un coup formidable aux Polonais en enlevant
la moitié des provinces à l'influence de Varsovie. Ces plans
perfides à Tégard de ]a Russie, de la Pologne et de tous
les Slaves en général, ne démontrent-ils pas que la force
vitale de la Pologne est énorme ? Ne ressemblent-ils pas
au cri de Julien TApostat mourant : Tu as vaincu, Gali-
léenl
Cette victoire réjouit le cœur de tout ami du progrès
et de la liberté.
Les prétentions de la Pologne sur la Petite Russie et
la Russie Blanche, si tant est que la Pologne en élève,
il faut bien le dire cependant, ne sont pas plus justifiées
que jadis. La Pologne se souleva deui fois en 1831 et
en 1863 : chaque fois elle demanda qu'on lui rendit tout
le pays jusqu'au Dnieper. Seules, les hautes classes de
la société y témoignaient de la sympathie à l'insurrec-
tion. Le peuple, au contraire, facilita, même en Russie
Blanche, la répression de la sédition. En Ukraine, ce fut
de la haine contre les Polonais qu'on manifesta. En 1831,
l'empereur Nicolas P' ordonna de faire un appel aux po-
pulations de l'Ukraine et de former un corps de volon-
1. La rive gauche de la Vistale est la partie la plusindastrieuse de
la Pologne. Oa compte actueUement dans tout le pays 19285 fabri-
ques qui emploient 116029 ouvriers et produisent un revenu de
153629209 roubles. Le marché principal pour la production polo-
naise eât la Russie dont les fabriques ne peuvent soutenir la con-
currence des fabriques polonaises. Il y a un an, les fabricants de
Moscou ont demandé au gouvernement russe rétablissement d*une
ligne de douanes protectionnistes entre la Russie et la Pologne.
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE 37
"7 — ^^— — — -^^— ^— ^— — ^^^■^— ^— — — — ^— — — — ^— — — — — ^— ^ - "
taires pour combattre les insurgés polonais. 14000 hom-
mes se présentèrent en quinze jours, et le mouvement
prit des proportions si larges que Nicolas s'effraya et
ordonnad'arréter le recrutement. En 1863, les habitants
de toute l'Ukraine demandèrent la permission de com-
battre les Polonais... En présence de ces faits, les pré-
tentions de la Pologne sur ces provinces me paraissent
tout aussi peujustifiables que les pr(! tentions de la Russie
sur la Pologne proprement dite. Il n'y a pas à s'y mé-
prendre : ces provinces se rangeront toujours dans le
camp russe dans nos conflits avec la Pologne.
Si les insurrections de 1831 et 1863 ont d'ailleurs fait
naître l'idée que la Pologne est toujours prête à se dé-
tacher de la Russie, cette idée n'est pourtant pas tout
à fait juste. La longue période du développement orga-
nique, ainsi que certaines mesures gouvernementales,
ont créé entre la Russie et la Pologne des liens assez
solides. La force de l'insurrection de 1863 effraya le gou-
vernement; Nicolas Milioutine, l'un des hommes d'Etat
les plus célèbres de la Russie \ profita de ce moment de
frayeurpour arrachera Alexandre II une mesure vraiment
révolutionnaire : il proposa d'affaiblir la noblesse en for-
tifiant les paysans. Dans ce but, Milioutine et ses amis,
Tcherkaski,Solovievet d'autres entreprirent une réforme
agraire en Pologne. Il est vrai que Milioutine, brisé par
une attaque de paralysie, ne put achever la réforme
commencée ; il est vrai aussi que cette réforme fut
ensuite rendue méconnaissable. La propriété foncière su-
bit néanmoins des modifications très importantes. En
1. Voir Un homme d'Etat russe, par M. Leroy-Beaulieu, livre fort
remarquable qui m*a plusieurs fois étâ utile.
38 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
!859, 0,6 0/0 des paysans du royaume de Pologne seu-
lement étaient propriétaires fonciers : le reste s'occu-
pait de fermage ou appartenait à la classe prolétaire
(36 0/0 delà populat'on) ». Vers 1874 — grâce à la ré-
forme, le tiers du territoire passa aux mains des paysans.
Leur propriété foncière devint ainsi plus grande que
celle des nobles (la propriété des paysans s'élevait à
4716347 déciatines et celle de la noblesse à 3680847).
Cette réforme fortifia beaucoup la nation polonaise : en
même temps, elle attira à la Russie les sympathies d'une
partie considérable des paysans polonais.
A leur tour, les classes instruites des deux pays se rap-
prochèrent. Les mesures répressives, qui entravaient
rinstruction supérieure dans le royaume de Pologne,
obligèrent beaucoup déjeunes gens à aller aux univer-
sités de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Dès lors, des
relations s'établirent enlrela jeunesse des deux nations.
Autrefois la Pologne ne connaissait pas la Russie, et c'é-
tait grave erreur de sa part. Les Polonais confondaient
le peuple et le gouvernement russes ; ils les détestaient
tous deux également. Ils savent main tenant que la classe
instruite de la Russie n'a aucune haine contre les Po-
lonais. Us savent aussi que la littérature et la culture
russes méritent bien la peine d'être étudiées. On com-
mence à traduire en Pologne les œuvres des écrivains
russes, et chose inconnue auparavant,' la Russie et la Po-
logne échangent entre elles leurs idées politiques. Ainsi,
par exemple, les socialistes polonais sortent, pour la
plupart, des Universités russes et maintiennent avec
\, Recueil militaire de Slatistique. IV, 213. — Iakson. Statistique.
11, 118-182.
r
L'BMPIRB RUSSE ET LA RUSSIE 39
leurs camarades russes des rapports conlinuels. D*au-
Ire part, nous voyons une foule d'hommes politiques,
d*hommes de professions libérales d'origine polonaise,
travailler pour les intérêts de la Russie, tout en gardant
leurs sympathies polonaises. L'influence des Polonais a
sa part dans le développement du libéralisme russe.
Acôté de ces liens moraux — à l'état de germe— entre
la Russie et la Pologne, on voit naître un lien économique
qui devient de plus en plus fort. La Russie, je l'ai dit
déjà, est le marché principal pour la Pologne : les fabri-
cants polonais auraient donc tout à craindre et tout à
perdre dans une rupture avec la Russie.
Ainsi, selon moi, l'insurrection en Pologne dans le
but unique de se détacher de la Russie est fort peupro-
bable. La politique répressive du gouvernement russe
seule forcerait peut-être un jour les Polonais à prendre
les armes. Cette politique tend à transformer la Pologne
enuneprovincerusse, à limiter le plus possible les droits
de ses habitants (les droits civils des Polonais sont tou-
jours limités par la défense d'acheter des terres dans
la Petite Russie, en Lithuanie et dans la Russie Blan-
che) et à y introduire l'arbitraire administratif.
Aucune de ces causes de mécontentement n'a disparu
aujourd'hui, malheureusement. Alexandre 111, immé-
diatement après la conférence de Skernevitz, déclara sa
résolution inébranlable de maintenir en Pologne la poli-
tique antérieure ; l'admin'.stration russe prend actuelle-
ment des mesures qui semblent choisies exprès pour
surexciter la population. Tantôt, par exemple, le chef de
la poLce de Varsovie ordonne de soumettre toutes les
ouvrières a la même inspection médicale que les filles pu-
1
40 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
blîques. Tantôt le gouvernement central forme des pro-
jets absurdes : il met de nouveaux régiments russes à
la place de ceux qui stationnent en Pologne depuis vingt
ans et qui ont réussi, durant cette longue garnison, à
établir avec les Polonais des liens d* amitié et même de
parenté. Â défaut de garanties légales, ces liens person-
nels sont excessivement chers aux Polonais. Le gouvei^
nement se met en devoir de les briser. Pourquoi ? Ce
projet prend aussitôt aux yeux des Polonais la couleur
d'une menace, annonçant toute une série de nouvelles
violences prêtes à pleuvoir sur leurs têtes. La russifica-
tion suit toujours son cours sous une forme encore plus
rude. Lors de sa dernière visite en Pologne, l'Empereur
ne trouva pour exprimer sa satisfaction rien de mieux
à dire que cette phrase: « Les enfants des écoles parlent
bien le russe. » Au théâtre impérial de Varsovie on
commence à monter des opéras russes. Bref, on montre
aux Polonais, sous mille formes différentes, qu'on veut
exterminer leur nationalité.
Grâce à cette politique, il est bien possible que nous
voyions encore une fois couler sur les bords de la Vistule
le sang polonais et russe. Ce qu'il y a déplus triste dans
cette pensée, c'est que sans nul doute cette effusion de
sang restera inutile et infructueuse. Les Polonais sont
trop peu nombreux pour combattre Tarmée du gouver-
nement russe.
Leur affranchissement sera seulement la conséquence
de Taffranchissement de la Russie.
L'BMPIRB RUSSE ET LA RUSSIE 4t
VI
En avançant vers le midi| nous voyons encore un pe-
tit territoire limitrophe de la Roumanie et nullement
russe. L'ambition du Tzar a cl*éé là pour la Russie une
cause de complications internationales. Le Danube, &
Fembouchure duquel sont situées ces contrées, tra-
verse le territoire slave et le territoire autrichien ; il n'a
rien de commun avec la Russie. Néanmoins, lors de la
dernière guerre, Alexandre II a jugé nécessaire d'enle-
ver ces terres aux Roumains — ses propres alliés — qui
protestaient hautement contre cette injustice. Affran-
chie, la Russie se hâterait — c'est presque certain — de
rendre aux Roumains ce territoire ainsi qu'une partie de
la Bessarabie.
Au reste, je n'ai pas à m'arrèter sur cette minuscule
conquête : je ne me propose également pas de parler
longuement de la Grimée.
D'après les souvenirs de la guerre de Crimée, on peut
croire en France que cette péninsule est peuplée de
Tartares. Or, après la guerre, la plus grande partie des
Tartares se transportèrent en Turquie. Aujourd'hui on
ne compte dans tout le gouvernement Taurique — la
Crimée fait partie de ce gouvernement — que 16 Vo de
population tartare, tandis que les Russes sont plus du
68, Vo- Le restant de la population^est grec, allemand,
juif, etc...
La question nationale a une importance beaucoup
plus grave de l'autre côté de la mer Noire, au Caucase.
42 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Ces riches provinces qui servirent autrefois de route à la
grande transmigration des peuples et d'appât à l'avi-
dité des conquérants, offrent aujourd'hui une rare diver-
sité de races entre lesquelles règne une terrible animo-
site. Cette circonstance aide à coup sûr au maintien de
la domination russe dans ce pays.
Le Caucase du nord, qui renferme des plaines im-
menses dans les bassins du Kouban et du Terek, est
peuplé jusqu'au pied même des montagnes par les
Russes — la plupart Cosaques.
Les parties Orientale et Centrale des montagnes sont
occupées aujourd'hui encore par les indigènes, parmi
lesquels il faut remarquer surtout les Lezghines, les
Tchétchènes, les Ossetines, les Svanetes, et enfin les
Kabardiens, qui du reste habitent maintenant la plaine
pèle-mële avec la population russe.
Les montagnards du Caucase apparliennent aux races
supérieures de l'espèce humaine. Toutes ces peuplades
sont remarquables par leur beauté, leur bravoure et leur
esprit d'indépendance. Quelques-unes d'entre elles, les
Tchétchènes, par exemple, sont de vraies races de cheva-
liers. Ils n*ont même pas de classe princière et s'enor-
gueillissent de cette égalité. Le sentiment du point
d'honneur est étonnamment développé parmi eux : aussi
un Tchétchène ne peut-il suppoiler aucune insulte sans
la venger, même au prix de sa vie.
Tandis que je séjournais à Vladlkavkaz, en 1879,
voici quel incident se produisit en .cette ville : un Tché-
tchène, rencontrant dans la rue un officier russe, ne son-
gea pas à lui céder le pas : ils se bousculèrent. L*offi-
cier, furieux de cette impolitesse, donna un coup au
L*EMP1RB RUSSE ET L\ RUSSIK 43
montagnard ; ce dernier tira son poignard et tua raide
son agresseur.
Des faits semblables arrivent sans cesse. G*est ce
qui me permet de dire que le sentiment de Thonneur
est développé chez la plupart des montagnards à un de-
gré plus haut que chez les peuples civilisés. Les mon-
tagnards sont vraiment des gentilshommes. Notre célè-
bre poète Lermontov, quiles connaissait bien, était plein
d*entbousiasme pour cette race et choisissait souvent
chez elle les types de ses héros. Cependant, malgré ces
t uits sympathiques, il faut avouer que leur faire la
g jerre était pour nous une nécessité. Tous ces peuples,
mahométans pour la plupart, se trouvaient sous la do-
mination turque. Les garnisons de ]a Turquie occupaient
leî forteresses au bord de la mer Noire. Les insurrec-
tions des montagnards protégeaient les opérations de
Tarmée turque dans le Caucase. La guerre continuelle
entre la Turquie et la Russie amenait logiquement la
guerre contre les montagnards. Leurs brigandages in-
cessants la rendaient plus urgente encore. Ces gentils-
hommes, en effet, se distinguaient de longue date par
l'audace de leurs rapines . A proprement parler, on ne peut
les traiter de paresseux. Les plaines situées au bord de
la mer Noire étaient dans un état beaucoup plus floris-
rissant au temps où elles étaient encore peuplées de
montagnards, qu'elles ne le sont à présent. Les plateaux
du territoire des Tchétchènes possèdent un système de
canalisation si parfait qu'il étonne nos ingénieurs. Si
vous allez au cœur du Caucase, à Kasbek, vous verrez
tout près de la région des neiges, au milieu des brous-
sailles et des éboulements de roche, de petites pièces de
4i- L.\ RUSSIlfi POLITIQUE ET SOCIALE
terre laborieusement cultivées malgré raridité du sol.
Grâce à diverses circonstances historiques, néanmoins,
le pillage passa dans les mœurs. Il était de bon ton :
c'était de la hardiesse. Là où la nature est pauvre, le
montagnard devient un véritable oiseau de proie, fort,
hardi, mais aussi sanguinaire.
Lorsque les étoiles brillent dans le ciel
Ils se mettent en incursion
Les braves fils (du Caucase).
Toute la famille vit de pillage:
Partout où ils passent ils portent la crainte;
Voler ou enlever — cela leur e^t égal.
Le via nouveau et le miel c'est par le poignard qu'ils
les demandent,
Et c'est avec une balle qu'ils paient le millet.
C'est ainsi que Lermontov dépeint l'entourage de
Tune de ses héroïnes dans un de ces nids d'aigles, posté
sur la cime d'un rocher inabordable.
Ces braves ravisseurs terrifiaient les populations du
Kouban et du Terek. Mais c'est surtout la Géorgie qui
souffrait de leurs incursions. Aussi la guerre systéma-
tique contre ces montagnards commença-t-elle aussitôt
après l'annexion de la Géorgie.
La Géorgie est située sur le versant méridional de
la chatne de montagne. Elle occupe la fertile vallée
de Rion et partie de la vallée de la Koura. Le peuple
géorgien , connu dès le temps d'Alexandre de Ma-
cédoine, avait une civilisation propre, une langue éla-
borée. Le royaume de Géorgie était tantôt le maître
de presque tout le Caucase et tantôt la proie des
conquérants arabes, tartares ou perses....
L*BMPIRE RUSSE ET LÀ RUSSIE 45
Au XVII* siècle, la Géorgie, dévastée par les monta-
gnards^ et plus encore par les Perses, demanda Taide de
la Russie qui avait la même religion qu'elle. En 1801,
le Tzar géorgien, George XIII, menacé par les Perses,
se résigna à céder son royaume à la Russie. Les monta-
gnards furent dès lors entourés de provinces que la
Russie avait le devoir de défendre contre leurs inva-
sions.
Au commencement de ce siècle, une guerre de cin-
quante années commence de la sorte contre les monta-
gnards. Le nom de Schamyl est indissolublement lié à
cette lutte. Schamyl est TAbd-El-Kader du Caucase. Pen-
dant trente-cinq ans, il fut la terreur des Russes. Cet
iman infatigable obtint à la faveur de ses talents eitraor-
dinaires et de ses grands exploits une popularité énorme
parmi les montagnards. II sut réunir des peuplades entiè-
res sous son autorité. Mais généralement les tribus mon-
tagnardes sont aussi désunies qu'il est possible de Tè-
tre. Souvent chaque aoul (village) est une unité indé-
pendante et se trouve en relations plutôt hostiles avec
ses voisins. Ces querelles continuelles entre les villages
permirent même aux Russes de se créer des alliés parmi
les montagnards, qui sont presque totalement privés
du sentiment d'unité nationale K
Le défaut d*unité des montagnards est tel que
Schamyl a dû recourir à un despotisme si dur que les
persécutions de notre administration tracassière ne sont
rien comparativement. En 1859, enfin, Schamyl fut
i. On ne trouTe, par exemple, dans aucune de leurs langues de
nom qui désigne tout le territoire du Caucase. Le nom de Caucase
est une appellation russe.
1
45 . LA RUSSIE POLITIQUR BT SOCULB
pris et tout le Caucase oriental tomba sous notre do-
mination.
Le Caucase occidental conserva encore son indépen-
dance pendant quelques années jusqu'à l'époque où
les Russes adoptèrent un système de dévastation bar-
bare. Ils formaient de petits détachements qui se dis-
persaient par tout le pays, ravageaient, incendiaient et
tuaient tout ce qui leur tombait sous la main. Le gou-
vernement russe posa cet ultimatum aux malheureuses
tribus : émigrer dans la vallée du Kouban ou être ex-
terminées. Les montagnards transmigrèrent, pour la
plupart, en Turquie.
Toutes les questions nationales dans le Caucase de
^'Ouest furent donc résolues avec le radicalisme de Ta-
merlan. Le reste des peuplades montagnardes (plus
d'un million d'âmes) est toujours tout aussi peu russe
qu'auparavant ; c'est un peuple vaincu qui déteste la
Russie comme par le passé. Le gouvernement doit
faire garder le pays par plusieurs régiments et les indi-
gènes sont toujours prêts à profiter de toute occasion
pour se révolter.
Lors de la dernière guerre, à peine la nouvelle de
la prise de Soukhoum par les Turcs parvint-elle à Vladi-
kavkaz qu'une insurrection éclata à Tchetchna. Les
Kabardiens, plus prudents, attendaient l'arrivée de
l'armée turque pour se révolter à leur tour. L'insur-
rection de Tchetchna fut écrasée et plusieurs de ses
chefs exécutés. Mais le pays demeura longtemps en-
core en état de siège grâce aux brigandages partiels des
montagnards. Pendant la conférence de Berlin, l'au-
dace de leurs bandes alla jusqu'à oser attaquer la gare
L*SMPIRB RUSSE ET LA RUSSIE 47
de Vladikaykaz. Aujourd'hui même le soulèvement
dans les montagnes est toujours possible. Seulement
les insurrections n'iront jamais au delà. Si le monta-
gnard craint et déteste les Russes, il déteste et méprise
aussi les Géorgiens, les Arméniens et les autres tribus
paisibles du Caucase. Aucune alliance ne pourrait se
former entre ces peuples. En outre, le montagnard
n*a aucune idée de patrie et de nationalité à notre point
de vue. Le fait suivant le démontre nettement.
Pendant l'expédition de Kars, la milice montagnarde
refusa de combattre ses coreligionnaires. Le général
en chef, pour la punir, lui enleva ses drapeau t ; les
montagnards se crurent alors tellement déshonorés
qu'ils supplièrent le commandant de leur permettre de
se réhabiliter. Après en avoir reçu la permission, ils
se battirent avec un tel acharnement que le comman-
dant jugea bon de les récompenser par les honneurs
militaires.
Un vieux montagnard disait à ce sujet :
— 11 est vrai que les Turcs sont nos coreligionnaires,
mais que voulez- vous ? Autrefois nos jeunes gens pou-
vaient se distinguer et se couvrir de gloire en combat-
tant les Russes. Maintenant c'est impossible : que
leur reste-t-il à faire ? Mieux vaut qu'ils combattent
dans les rangs de l'armée russe que s*ils restaient
oisifs.
Avec tant de naïveté, on ne fait, certes, pas de grandes
choses en politique.
La Caucase méridional, j'ai eu déjà l'occasion de le
constater, fut obligé de rechercher la protection de la
Russie et trouva quelques avantages dans cette al-
1
48 Ik RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
liance. Notre domination donna au pays la sécurité,
grâce à laquelle il put atteindre un certain degré de
prospérité. C'est également par Tintermédiaire delà
Russie que la Géorgie connut la civilisation euro-
péenne. Si elle était resiée une province de la Perse,
la Géorgie présenterait un aspect bien autre. Cepen-
dant, si nous laissons de côté les comparaisons avec
la Perse, il faut avouer que la domination russe ne
peut pas exciter des sentiments trop chaleureux chez les
Géorgiens. Une administration despotique pèse lour-
dement sur le développement du pays. Le gouverne-
ment, jaloux de toute pensée d'indépendance nationale
a privé de son autonomie passée l'église géorgienne.
Les institutions du zcmstvo et du jury * dont jouissent
les provinces russes, n'ont pas été introduites dans
le Caucase. La censure écrase 'la presse et la littérature
du pays. Le gouvernement oppose un invariable décli-
natoire à toutes les pétitions de la Géorgie pour l'éta-
blissement d'une université à Tiflis. Les intérêts écono-
miques du Caucase, eux aussi, sont sacrifiés, parfois
trop cavalièrement, aux intérêts de l'industrie russe.
La suppression du transit par la Transcaucasie*, bien
que ce transit enrichît tout le pays, est un exemple con-
cluant de cette politique. Si donc la Russie a rendu
quelques bons services à la Géorgie, cette pression con-
tinuelle de sa part enchaîne le développement ultérieur
de notre annexion et en irrite la population.
1. Zemstvos, assemblées provinciales. Nous en parlons plus
loin.
2. C*e3t-à-dire par la Géorgie, rArménie et les provinces per-
sanes.
L'KHPIRB RUSSE ET LA BUSSIE 49
En Arménie, cette irritation est d^autant plus forte
que ce pays n*a presque rien reçu qui puisse compenser
les inconvénients de la domination russe.
Le territoire presque entier de l'Arménie est tribu-
taire de la Turquie K Autrefois indépendante et même
en possession d'une certaine civilisation, l'Arménie ne
pat résister aux conquérants turcs. Dans l'organisation
de son église seule, elle conserva une sorte d'organisa-
tion nationale parce que le Katolikos ^ était toujours un
représentant naturel de son peuple auprès du gouver-
nement ottoman, et jouissait d'une certaine puissance
temporelle. Dès que les provinces arméniennes — gou-
vernement d'Erivan, de Kars, et même Etchmiadzine,
résidence du Katolikos, — obéirent à l'Empire russe,
rimportance du Katolikos s'affaiblit, du moins dans ces
provinces, — ce qui ne pouvait être agréable aux pa-
triotes arméniens.
En compensation, à vrai dire, en deçà de la frontière
russe, ils purent plus facilement travailler à la résurrec-
tion nationale de l'Arménie. Pourtant, plus les provinces
arméniennes se rangent sous l'obéissance de l'Empire,
moins notre gouvernement se montre bienveillant
pour cette propagande. Ces derniers temps, il est
devenu soupçonneu!C au point de commencer à prati-
quer des représailles. Immédiatement après Tannexion
du pays de Kars, par exemple, le gouvernement y
1. L'Arménie a un territoire de 280000 kilomètres carrés, une po-
pnlaUon 3 millions d'âmes.
2. Les dogmes de Téglise arménienne-grégorienne difTèrent autant
de c«ux du catholicisme romain que de cenx du catholicisme grec.
Le Katolikos, chef de Féglise arménienne, a le titre de Sa Sain-
ieté.
4
!5% LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Ttoute une série d'Etats indépendants avec les villes de
Khokand, Samarkand, Tachkent, Boukhara, Khiva, Merv.
appauvris et tombés en décadence, si on compare le
^présent avec le glorieux passé, — ces pays avaient ce-
pendant conservé quelques restes de culture, et parfois
«lëme, comme Boukhara, ils passaient pour la capitale
•^e la science mahométane.
L*état social de tous ces pays est très peu alléchant :
«c'est un type d'autocratie orientale, où les conquérants
'Ouzbeks dominent les Sartes vaincus el se trouvent eux-
mêmes sous la domination despotique de I^mt^ Khans.
Les dynasties efféminées des Khans ont négligé tous les
intérêts des peuples *et sont souillées des vices les plus
infâmes de l'Orient. Les marchés d'esclaves de Khiva et
•de Boukhara n'ont été supprimés que par les Russes.
Le nombre des esclaves était parfois tellement grand
«que leurs séditions devenaient fatales pour les Etats.
<^ela est advenu, par exemple, pendant notre campagne
'Contre Khiva. Quant au reste des populations, elles s'oc-
•cupent en partie d'agriculture, en partie elles vivent en
nomades, parcourant les déserts avec leurs troupeaux.
ftraversent le Turkestan, ce sont le Sir-Daria et rAmou-Daria : ils
•Aboutissent au lac d'Aral. On peut regarder le Sir-Daria comme
la frontière naturelle de l'influence russe ; mais notre domination
■^ dépassé cette frontière très loin au midi jusqu'à l'Afghanistan.
1. M. Elisée Reclus, dans sa Géographie monumentale, loue fort
•ia conduite des gouvernements de l'Asie Centrale qui confisquent
les terres de ceux qui ne veulent plus les cultiver. Dans cette loi
sage, on ne doit point voir cependant le soucis des Khans pour le
Ibien- être du peuple. Ce n'est là qu'une conséquence fatale des
principes sociaux du Coran. Mais ces principes sont violés dans
TAsie Centrale, si bien qu'à Khiva, par exemple, la moitié des ter-
tres cultivées appartient au Khan et à ses courtisans.
L'EMPIKK RUSSE ET LA RUSSIE 53r
L'agrioulture est partout dans un mauvais état. Pour-
bien cultiver les terres de la contrée, il faudrait les bieor
arroser, et les canaux d'irrigation sont très souvent en^
abandon, souvent même tout à fait obstrués par les-
sables du désert.
Les brigandages des nomades ont longtemps rendu
impossible tout commerce et inquiétaient même nos-
pècbeurs de la mer Caspienne.
Merv est un nid d'oiseaux de proie. Ses habltents,..
les Tekins (de la race Ouzbek) célèbres par leur courage v.
ont répandu la terreur dans toute l'Asie centrale qu'ils-
ont dévastée par des invasions perpétuelles.
Comme les steppes de la Sibérie ne sont séparés dd:
l'Asie centrale par aucunes frontières naturelles, les-
inyasions des nomades dans nos possessions étaient quo-
tidiennes, c'est ce qui rendit nécessaire notre interven—
lion dans les affaires de l'Asie centrale, il fallait bien
une fols dompter les nomades indépendants et forcer les
Khans de Khokand, de Boukhara et des autres villes à
porter un peu plus d'attention aux actes de leurs sujets^..
Outre la nécessité d'employer la force armée pour pro-
téger ses nationaux, la Russie avait à remplir une mis-
sion civilisatrice : elle devait contribuer à la création i
d'un état de choses régulier dans l'Asie centrale.
Malheureusement, le gouvernement impérial ne s'est
pas montré capable, plus que dans le Caucase, de créer
sur la frontière une série d'Etats dont leurs intérêts-
mêmes feraient des alliés fidèles pour la Russie. Le
gouvernement n'a su qu'entreprendre des conquêtes
aussi faciles qu'infinies.
En 186S, prise de Tachkent; en 1868, prise de Sa—
54 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
markand et Boukhara; en 1873, prise de Khiva;.en
.1881, prise de Merv.
Ainsi toute TAsie centrale appartient aux Russes.
Au centrede ce territoire, — Boukharaet Khiva jouis-
sent encore d'une ombre d'indépendance ; tout le reste
est soumis à l'administration russe et fait partie de
nos provinces.
C'est ainsi que les Loups blancs * se trouvent aujour-
d'hui face à face avec les Anglais aux portes de Tlnde.
Ce mouvement a eu nombre d'épisodes brillants au
point de vue militaire. Mais quelle en est la portée po-
litique? Il n'est pas facile de la voir.
Les pays du Turkestan n'ont rien perdu en perdant
leur indépendance. La Russie y a aboli l'esclavage, mis
un terme aux brigandages ; elle y maintient un certain
ordre qui permet aux populations de travailler en sûreté.
A Tachkent et ailleurs, la Russie a rendu égaux les
•droits des Sartes et ceux des Ouzbeks. Enfin, nos con-
quêtes ont prouvé aux peuples de TAsie l'avantage de
la civilisation : ce qui ne restera point sans influence
sur les esprits.
Quel profit la Russie a-t*elle retiré de ses conquêtes?
Nos protectionnistes y cherchent un moyen de créer
un marché pour nos produits. Ce marché ne rapporte,
jusqu'à présent, pas assez pour suffire à l'entretien de
l'administration du pays. Tout le commerce russe avec
le Turkestan n'était en 1867 que de 20 millions de rou-
bles. Depuis lors il s'est sans doute accru considérable-
ment, mais la balance de Tachkent, centre du com-
1. On appelle les Russea de ce Burnom dans TAsie centrale à
cause de Tuniforme blanc de notre armée du Turkestan.
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE 55
merce russe dans TAsie centrale, n'était en 1873 que
de 19 mUlions de roubles. La balance commerciale entre
la Russie et Khiva ne dépasse pas 3 millions. L*expor-
tatioo totale parleTurkestan en 1882 était de 3 millions
de roubles également, et sur ce chiffre nos produits ma-
nufacturiers ne figuraient que pour 160,000 roubles.
Ces chiffres ne peuvent étonner si Ton songe que la po-
pulation de toute TAsie centrale ne dépasse pas 7 mil-
lions d'âmes, pour la plupart gens très pauvres. D'ail-
leurs la concurrence de TAngleterre n'est pas vaincue ;
parfois même elle chasse les marchandises russes des
marchés de l'Asie centrale.
Enfin, la conquête économique n'est pas nécessaire-
ment accompagnée de la conquête militaire. En réalité,
cette dernière n'est qu^un résultat d'une ambition que
le gouvernement n'a pas la force de contenir, et qui a
déjà créé sur plusieurs points de la frontière une situa-
tion très tendue et périlleuse.
VIII
Pour compléter cet examen de la question des natio-
nalités en Russie, il me reste seulement à dire quelques
mots du mouvement national en Ukraine.
La figure colossale du célèbre poète Ghevtchenko
(mort en 1861) est indispensablement liée à ce mouve-
ment.
Né serf, et plus tard envoyé par Tempereur Nicolas I^'
dans un exil terrible, Ghevtchenko sentait bouillonner
50 La ULSSIË POLITIQUE ET SOCIALE
dans son âme toutes les haines du peuple opprimé. Il
était Cosaque jusqu'au bout des ongles. Ses vers sont
rouges de la flamme des incendies, du sang des mas-
sacres.
Malgré son génie, Ghevtchenko demeura presque isolé.
Les nationalistes ukrainiens contemporains s'occupent
de former non un parti populaire, mais plutôt la classe
instruite ukrainienne ainsi que la langue et le théâtre
nationaux.' Ils aspirent plutôt à l'autonomie de l'Ukraine
qu'à l'autonomie des Ukrainiens.
Le peuple comprendra bien plutôt Chevtchenko que
les nationalistes contemporains. Ses aspirations ont un
caractère purement social. Elles portent sur la question
agraire, la suppression des accapareurs villageois, la
suppression de l'arbitraire des employés de l'Etat, etc..
Le peuple ne s'occupe nullement de la question natio-
nale proprement dite. Plus que le peuple de n'importe
quelle autre région de la Russie, les Ukrainiens
sont capables de manifester leurs désirs et leurs
protestations. Jamais ils n'ont manifesté de tendance
séparatiste. Les nationalistes de l'Ukraine avouent eux-
mêmes que le peuple ne se souvient plus de VEiat co-
saque, dont la création était à demi réalisée au temps
des hetmans^ Bien plus, le nom de Thelman Mazeppa
qui voulut séparer l'Ukraine de la Russie, est aujour-
d'hui encore en Ukraine une injuresanglante.
Les tendances nationalistes ne se manifestent donc
que dans certains cercles de la société lettrée de l'Ukraine.
Le plus remarquable représentant de ces tendances
l. Dragomanov. Vesptit des chansons politiques de l'Ukraine mo-
derne (en langue ukrainienne), p. 10.
L'EMPIRE RUSSE ET LA RUSSIE
est aujourd'hui M. Dragomanov, ex-professeur de TUni-
versilé de Kiev, homme de beaucoup de talent et d'une
rare érudition. Obligé de quitter la Russie, il est devenu
Tàme du cercle ukrainien nationaliste Gromada (la
commune ou Vassembiée.) Ce cercle qui, à ma connais-
sance, n'a jusqu'à ce jour jamais été dissous, propagea
très vaillamment ses idées et publia beaucoup de livres
et de brochures en langue ukrainienne. Il n'a pu acqué-
rir la moindre force politique. Aujourd'hui, M. Drago-
manov s'occupe de l'organisation d'un cercle nouveau
Vtina Spilka [Alliance libre) ; mais celui-ci n'a point
manifesté son existence et son influence.
Bref, en parlant de la Russie, nous n'avons pas à te-
nir compte jusqu'ici du mouvement na/zona/ts^e ukrai-
nien, qui n'est pas un mouvement national.
On peut, cependant, supposer que si notre gouverne-
ment continue à réprimer tout mouvement d*idées en
Russie et à empêcher le développement social de notre
patrie — les tendances nationalistes pourront gagner du
terrain en Ukraine et devenir même séparatistes. Dans'
le cas opposé, c'est-à-dire si la Russie suit une marche
régulière de développement, on peut affirmer que ce
mouvement ne dépassera jamais une certaine renais-
sance littéraire et artistique, ne deviendra jamais un
mouvement politique.
En somme, les résultats de cette étude sont les sui-
vants : au point de vue de l'unité nationale, la Russie
a beaucoup de force au cœur du pays ; aux frontières
1
58 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
cette force diminue énormément le plus souvent, parfois
même devient nulle.
En dépassant les limites naturelles de sa croissance,
TEmpire russe se donne un talon d'Achille de la fai-
blesse duquel un ennemi habile peut profiter. Mais,
même ainsi, la question des nationalités ne présente pas
chez nous les périls extrêmes qu'elle présente dans
quelques autres Etats. L'animosité contre la Russie
existe en effet bien souvent dans les hautes classes seu-
les. La masse n'éprouvequetrës rarement ce sentiment.
Enfin, si un ennemi puissant pçirvenait à enlever à
la Russie la plupart de ses provinces non russes — cette
amputation aurait pour elle plus d'avantages que d'in-
convénients.
LI.VRE SECOND
LA RUSSIE RUSSE
LES ALLEMANDS ET LES JUIFS
LA RUSSIE RUSSE
LES ALLEMANDS ET LES JUIFS
I. — La Russie physique. — lufluence de son unité climatériqne
et agricole sur l'unité du peuple russe. — Influence du strug-
gle for life sur cette même unité. — Différences des type»
provinciaux. — Les trois grandes races russes.
II. — Traits caractéristiques de ces trois races, d'après les chanson»
et les contes populaires. — Différences dialectales.
m. — Les Cosaques. — Rôle historique des Cosaques. — Orga-
nisation de l'armée cosaque. — Politique de notre gouver-
nement à l'égard des Cosaques. — Mécontentements qu'elle a
fait naître parmi eux.
lY. ^ Les Allemands et les Juifs. — Prétentions des Allemands
à avoir civilisé la Russie. — Grande influence des Allemands
de la Baltique sur la politique russe. — Colonies allemandes
laborieuses. — Leur rôle dans la Russie méridionale. — Les
Juifs. — Leur importance comme population. — Leur situa-
tion méprisée. — Juifs polonais et caucasiens. — Droit de
séjour. — Juifs dans l'administration et des écoles. — Rôle
économique des Juifs. — Leur pauvreté et leurs pilleries.
— La question sémitique. — Le moyen de la résoudre.
r
LA RUSSIE RUSSE
LES ALLEMANDS ET LES JUIFS
Les conditions physiques ethistoriques, dans lesquel-
les s'accomplit son développement, ont sur un peuple
une influence tout aussi puissante que l'éducation sur
rindividu.
Lorsqu'il y a mille ans, les Slaves s'établirent pour
la première fois dans la zone occidentale de la Russie,
ils y trouvèrent des espaces énormes qui s'étalaient
devant eux à Test, tantôt très imparfaitement peu-
plés par des tribus sauvages, tantôt absolument dé-
serts. Aucune barrière ne s'élevait entre eux et ces
territoires qui s'étendaient à travers l'Oural presque
jusqu'à la mer Pacifique.
Sur toute leur superficie on ne rencontrait pas de
montagnes. Les montagnes russes ne sont guère que
des collines comme Montmartre et, sur la plus grande
partie de sa longueur, l'Oural semble plutôt un plateau
qu'une chatne de montagnes. Sur leurs frontières ac-
tuelles seulement, les Russes pouvaient se heurter aux
monts Garpathes, au Caucase, & l'Alta!, aux montagnes
«2 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
de la Sibérie orientale, ou s'arrêter aux rivages de la
mer Blanche, de la mer Noire ou de Tocéan Pacifique.
Nulle part ailleurs, dans la plaine sans bornes, la mar-
che des pionniers ne devait trouver d'obstacle. Au con-
traire, Dnieper, Dvina du Nord, Don, Volga dont les af-
fluents descendaient presque de la Sibérie, tout un ré-
seau de belles rivières formait une voie naturelle de
communications.
De la sorte, la marche des Russes vers TEst devenait
inévitable. 11 sera toujours plus séduisant d'occuper un
sol vierge que de cultiver avec bien des peines un sol que
d'autres ont déjà fatigué. Chasseurs et pécheurs —
c'étaient là les professions les plus répandues, — fai-
saient un calcul analogue.
Quelquefois aussi les Russes s'avançaient vers l'Est
en raison de certaines considérations commerciales.
Ce mouvement était d'autant plus facile que partout
ils trouvaient les mêmes conditions physiques que dans
leur ancien séjour.
Le climat de la Russie entière a un caractère iden-
tique. C'est un climat sec, continental, avec des sai-
sons régulières, fortement prononcées. La différence
entre la température du Nord et du Sud, sous le 70^
et le 40° de latitude septentrionale, est à coup sûr
énorme, mais, grâce à la marche régulière des saisons,
elle devient moins sensible. L'habitant d'Arkhanghelsk
connaît et les hivers rudes et les étés tièdes : la tempé-
rature moyenne de juillet est de 15^9. L'habitant du midi
a des étés torrides et des .hivers assez rudes : à Novo-
tcherkask, la température moyenne en janvier est de
8^6 au-dessous de 0.
LA RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 6a
Grâce & ce caractère du climat, les conditions du tra-
vail sont jusqu'à un certain point les mêmes pour tout
le pays. « Un été chaud rend Tagriculture possible dans
les régions où, à en juger seulement d'après la
moyenne de la température annuelle, on n'en admet-
trait jamais la possibilité. A Mezen où cette moyenne
est 0^, l'orge mûrit pendant l'été. A Yakoutsk où la
température moyenne est de — 11^4 et où la terre
ne dégèle jamais au-dessous de trois pieds, la chaleur
de l'été (i4°3 ^en moyenne) permet au froment même
de mûrira »
La nature du sol donnerait lieu aux mêmes obser-
vations.
Sous ce rapport, la Russie se divise en deux régions :
la zone septentrionale couverte de marais et de forêts,
la zone méridionale occupée par des steppes ^ L'écono-
mie rurale de ces deux régions présente certes une
grande diversité. Cependant, cette économie n'évolue
que dans les limites de la culture des céréales. La race
rosse ne sort presque jamais des limites de la zone
des céréales et de ce climat continental. Voilà pour-
quoi le paysan des forêts de Kostroma transplanté
dans les steppes de Samara n'éprouve aucune difficulté
à se conformer aux exigences de cette situation nou-
velle. Il continue ses anciennes habitudes en y intro-
duisant quelques changements insignifiants.
Le peuple russe pouvait, on le voit, se disperser
i. Uhsoh. statistique, 1. 1, p. 15.
2. Toute la zone médiane, située entre les forêts du Nord et les
steppes du Sad, possède un magnifique tchernoziom (terre noire)
qui peut donner, sans engrais aucun, des récoltes magnifiques.
1
6i LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sur un espace considérable, sans franchir les bornes
du territoire où les conditions physiques sont homogè-
nes. Ce gage d'unité fut encore renforcé par les cir-
constances historiques.
En se fixant sur le Volga, sur la Dvina, sur le Don
ou rObi, les Russes se mêlaient aux aborigènes et les
soumettaient à leur domination. Mais les aborigènes
étaient à un tel degré inférieurs aux Russes, même
comme race, que ces derniers se pénétraient involon-
tairement de la conscience de leur supériorité nationale,
— sentiment qui est toujours la meilleure garantie
de l'unité d'un peuple.
Un événement grave poussa encore les Russes à l'u-
nion, par pur calcul cette fois. Leur marche vers l'Est
se heurtait à un courant en sens contraire : la marche
vers l'Ouest des nomades d'Asie. La collision qui en
résulta se prolongea à peu près neuf cents ans. La né-
cessité absolue d'une lutte et d'une défense en com-
mun développa chez le peuple la tendance à Tunité et
au groupement. Enfin, dernière circonstance très
grave : les Russes étaient et sont encore, à un certain
point de vue, une population excessivement mobile.
Ils ne demeurent pas longtemps dans un seul et même
endroit. Les habitants des différentes provinces se con-
fondaient continuellement, et en conséquence ne parve-
naient jamais à former des types et des idiomes pro-
vinciaux fortement accentués. Ainsi toutes les condi-
tions physiques et historiques contribuaient au déve-
loppement de l'unité nationale et à la création d'un
type uniforme.
Cependant, dans une période de mille années, le
LA RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 65
peuple russe ne pouvait pas ne point créer quelques
types provinciaui, dont les différences proviennent, ici
de la diversité des races, là des conditions sociales.
Ainsi les habitants du Nord, surtout les pomors
(habitants des bords de la mer) — qui descendaient
des citoyens de la république de Novgorod* qui ne
connurent jamais le servage et que leur profession
devait aguerrir aux dangers de Tocéan Arctique,
créèrent fatalement un type spécial qui se distingue
par sa bravoure et son indépendance. A Viatka, qui fut
autrefois colonie de Novgorod, mais dont la population
est considérablement mêlée d'éléments finnois, oti
remarque aussi certaines caractéristiques dans les mœurs
et même dans le langage. Les ouvriers des mines de
rOural se distinguent nettement, on le comprend, des
laboureurs du steppe. Ils sont Jbeaucoup plus déve-
loppés et plus alertes ^ . Le Sibériak (habitant de la Si-
I bérie), qui a toujours joué et joue aujourd'hui encore
I un rôle de pionnier et de colon, qui n'a jamais souf-
I fert du servage, est plus barbare qu'un Russe d'Europe,
mais en revanche plus indépendant,
i Je ne m'arrêterai pas à dépeindre ces distinctions
des types provinciaux : cette description exigerait trop
I de place et ne serait que d'une mince utilité, puisque,
comme je l'ai dit, elles ne sont pas assez accentuées
pour avoir une importance politique.
1. On peut juger de ce développement relativement supérieur
> d'après les chiffres que voici. Dans un village agricole, la biblio-
^ thèque populaire de zemstvo prête pour 233 volumes traitant de
I matières religieuses 374 volumes de science ou de littérature. La
! Bibliothèque des mines communique contre 252 livres de piété 1460
volumes traitant des sujets scientifiques ou littéraires.
5
66 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Les types caractéristiques russes nous arrêteront da-
vantage.
Considérés au point de vue des races, ces types sont
les Grands Russiens [Veliko-Russes)^ les Petils Rus-
siens (Malo'Russes) et les Russes KibXiÇ,^ [Biélo-Russes) .
Au point de vue de la vie sociale, il faut classera part
les Cosaques.
Il
La race des Blancs-Russiens est la plus ancienne des
trois races russes : la race des Grands Russiens est la
plus jeune. Mais les Grands Russiens jouent dans
l'histoire le r6Ie ordinaire des frères cadets dans les
contes russes : le frère cadet est toujours représenté
comme le plus énergique des trois frères, capable de
faire tout ce qui est au-dessus des forces de ses aînés.
Cette race occupa la plus grande partie de la Russie
actuelle et eut la prédominance dans la formation de
notre unité nationale. Peu à peu aussi, elle est devenue
la plus nombreuse. Les Grands Russiens sont aujour-
d'hui 48 millions à peu près ; les Petits Russiens
plus de 15 millions ; la plus ancienne branche, comme
desséchée, s'est arrêtée dans sa croissance. Elle n'a
pas accru d'une semelle son ancien territoire et compte
aujourd'hui seulement 4 millions d'&mes. On dirait que
les cruelles vicissitudes de son histoire sont parvenues
à l'écraser.
Là russib aosss* les allemands et les juifs 67
La domination de la Lithuanie et de la Pologne, la
prédominance de Taristocratie pesèrent d'un tel poids
sur le peuple biélo-russe que l'opposition semblait im-
possible : « Nosancélres sont devenus esclaves. — Tout
le monde dit que nous sommes des serfs — et chacun
est notre maître, » gémit un de leurs poètes. En effet,
la Russie Blanche n'a jamais opposé de résistance a ses
oppresseurs.
Et pourtant, on ne peut dire que ce peuple n*est ca-
pable de rien. Au fond de son âme, il est loin d'être
esclave. En lisant la poésie des Biélo-fiusses, on est
étonné d'y rencontrer une beauté, un amour poétique
de la nature et de l'humanité, enfin, ce qu'il y a de
plus étonnant, une intelligence nette de la dignité hu-
maine.
Malgré des siècles d'esclavage, le Biélo-Russe ne
reconnaît guère la supériorité de son maître. Quelque-
fois même, il se moque de lui.
Une chanson raconte les aventures d*un chliakhtitch
(noble polonais). Il est dépourvu de toutes les vertus
militaires et s'occupe de son ménage.
Un liachek (un petit Polonais) en carotte
Montait an cheval en betterave.
Ce Polonais avait aussi des balles de pomme de
terre qui furent mangées un jour par les cochons, si
bien qu'il ne lui resta rien pour se défendre.
Un conte compare spirituellement les idées d'un
Russe-Blanc à celles d'un noble. Un Pane (noble) ren-
contre un paysan et lui fait cette question : — À qui es-
tu ? ce qui voulait dire : quel est ton maître? Le paysan
LA RUSSIE POLITIQUB ET SOCIALE
. feint de ne pas comprendre. Il répond : — A mon
père et à ma mère. Le Pane^ ne se doutant pas que
la réponse est ironique, explique de nouveau son idée :
— Je te demande qui est le plus grand dans votre vil-
.lage. Le paysan répond: — Chez nous c'est le com-
père Avdei qui a la plus grande taille. Le Pane se fâche,
'■ il trouve que le paysan est stupide et il se décide à
changer encore Id forme de sa question : — De qui
avez-vous peur ? — Notre pope a un chien fort mô-
^ chant, répond le paysan. Tout le monde chez nous a
; peur de ce chien, et on prend des bâtons quand on doit
i passer près de lui. »
Tout en ne reconnaissant pas au fond de son àme la
supériorité des nobles, le Biélo-Russe ne leur- oppose
aucune résistance ouverte ; on ne sait quelle humanité
débonnaire Tempéche de recourir à la violence, même
; pour se défendre. Les chansons de la vie domesti-
^ que sont pleines chez eux de plaintes du mari contre sa
; femme et de la femme contre son mari, mais tout ce
mécontentement va rarement au delà de la plainte et
^ n'atteint jamais la violence. Voici comment il se mani-
. feste par exemple : tantôt c'est la bru qui se réjouit de
ce que sa belle mère est tombée dans les orties, tantôt
• c'est le mari qui prie la pluie de bien tremper sa femme.
Mais avec cette malicieuse bonhomie, le Russe-Blanc
se distingue par je ne sais quelle conscience de son
impuissance, par la conviction que la prédominance
* du mal est la loi inéluctable de la vie.
Les chansons des Grands Russiens expriment souvent
l'angoisse: cette angoisse est provoquée d'ordinaire par
run fait isolé qui pouvait et même devait ne pas exister.
f Lk RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 69
Le chagrin est pour le Grand Russien le malheureux
hasard. Les peines du Biélo-Russe sont moins aiguô^,
mais elles sont sans espoir. Le Biélo-Russe n'est pas
terrassé par son chagrin, uniquement par suite de la
conviction que ce malheur est inévitable. Aussi s'abs-
tient-il de toute protestation. Quelquefois seulement
il se décide à invoquer l'aide du ciel :
Sainte Vierge, mère du pays russe, — ion pouvoir est grand
ici et en haut, — de tes mains tu sauves le pécheur d^un châti-
ment sévère. Ne me laisse pas périr.
Mais le Biélo-Russe ne peut même trouver de conso-
lation dans la religion.
Un conte poétique des Grands-Russiens met en scène
le combat de Tlnjustice et de la Justice, combat dans -
lequel la victoire reste, il est vrai, à l'Injustice, qui dès
lors règne sur la terre, mais où la Justice ne périt ce-
pendant pas. Elle passe seulement de la terre dans le
del. Il y a aussi chez eux un beau conte sur le Malheur
qui poursuit incessamment Thomme, quoique celui-ci
trouve le repos au couvent : « Le Malheur s'arrête au .
seuil des portes saintes. »
Les Blélo-Russes, au contraire, ne peuvent avoir
beaucoup d'espoir même dans le pouvoir d'En haut.
Leur Dieu anthropomorphique n*est souvent pas çlns
juste qu*un stanovoî (commissaire de police rural).
Voyez un peu quelle justice, quelle humanité les mal-
heureux mortels trouvent dans le ciel !
Un soldat mourut un jour, raconte une histoire po-
pulaire. Ce soldat avait si bien servi pendant sa vie que
le tzar le connaissait et en avait souvent fait son planton. .
72 LA RUSSIB POLITIQUE ET SOCIALE
bon cœur, devaient recourir à •de pareilles ruses pour
sauver leurs frères — les paysans — de la colère aveugle
de leurs mattres I
La bonhomie des Biélo-Russes qui semble ne pouvoir
jamais se changer en indignation et en colère, est un
trait du caractère russe en général, poussé seulement
chez eux àTextrème. Les Grands Russiens ainsi que les
Petits Russiens sont très peu vindicatifs et tout aussi
doux. Notre peuple, au point de vue de l'humanité, de
rintérôt qu'il porte aux malheurs d'autrui, pourrait
servir d'exemple à beaucoup de philanthropes. 11 donne
& tous les criminels le nom de nestchastnenkie (pauvres
malheureux), et ce n'est pas là une simple phrase. Les
meilleurs observateurs de la vie du peuple, les meil-
leurs artistes russes ont remarqué ce trait du caractère
national. Mais il y a sous ce rapport une grande diffé-
rence entre le Grand et le Petit Russien : le Petit Russien
est quelque peu sentimental, le Grand Russien nulle-
ment. Il agit plutôt par conviction que d'après l'impul-
sion de ses sentiments. Le Grand Russien ne dit jamais
rien de sentimental s*il n'éprouve aucune émotion
réelle; le Petit Russien,[très souvent. Mais en revanche,
si le Grand Russien est irrité, désespéré, s'il s'emporte,
il est capable d'une cruauté froide, inconcevable pour le
Petit Russien. Il est curieux de comparer, par exemple,
comment les chansons des deux races racontent un
même fait — l'empoisonnement d'un amant infidèle
par une jeune fille.
La Petite Russienne Maroussia empoisonne son amant
Gritz, mais elle l'aime toujours, elle le nomme même
Gritzenko (diminutif caressant). Elle raconte en détail
LA ROSSIB RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 13
tous les apprêts de cette terrible action ; elle raconte
aussi tout ce qui se passe après la mort de Gritz, mais
elle ne dit rien du fait même, rien que ces mots : Griiz
est mort. Il est évident qu'il lui est trop pénible de se
rappelé? les détails de cette mort.
La jeune fille de la chanson de la Grande Russie, au
contraire, s'arrête surtout sur toutes les tortures qu'é-
prouve son amant empoisonné: elle a même la cruauté
de lui demander au milieu de ses souffrances : « À pré-
sent, mon chéri, dis-moi ce que tu as sur le cœur? » Il
semble qu'elle ne puisse assouvir sa méchanceté et
qu'elle trouve un plaisir douloureux à s'arrêter sur cha-
que détail de sa vengeance. Pareille cruauté, il est vrai,
est rare dans les chansons des Grands Russiens, mais
dans celles des Petits Russiens, mon souvenir n'en
trouve pas d'exemple.
Le Petit Russien est plus doux, il conserve davantage
des traits caractéristiques du Méridional. Il est énergi-
que, mais son énergieest saccadée et volontiers rinaclion
contemplative du lazzaroni lui succède. L'énergie du
Grand Russien est persévérante. Dans les chansons des
Grands Russiens, dit notre célèbre historien Kostoma-
rov, « la force de la volonté revêt un caractère haute-
ment poétique... Les meilleures chansons grandes rus-
siennes sont celles qui disent les mouvements d'une
âme rassemblant toutes ses forces, celles qui en repré-
sentent le triomphe ou l'échec qui n'en écrase point la
puissance intérieure *. » Telle est la magnifique chan-
son de bandit La forêt de chênes verts. Un brave « fils
de paysan » qui a vengé peut-être l'outrage de ses
i. Monographies, i. I, p. 92. *
74 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
frères asservis se prépare à aller chez le t2ar pour subir un
interrogatoire. II médite d'avance ses réponses pour ne
pas trahir ses camarades et pour se placer à une telle
hauteur que le tzar lui-même, en renvoyant à la po-
tence, soit obligé de dire : « Honneur à toi, brave gar-
çon, fils de paysan! »
Cette force intérieure s'énonce bien plus faiblement
dans les chansons des Petits Russiens. Mais en général le
Petit Russien est plus poète. Ses chansons n'ont pas de
rivales pour la beauté de la forme, la finesse du sen-
timent et le charme de la mélodie. Le Petit Russien
sent très vivement ses droits et sa dignité individuels.
C'est pour cela que par nature il est toujours prêt à
protester contre tout despotisme. Les révoltes de l'U-
kraine ébranlèrent, je Tai dit, la puissance de la Pologne.
Les Petits Russiens protestèrent aussi contre la tendance
de leur starshina (chefs de Tarmée des Cosaques) [à la
formation d'unearistocratie.Actuellementenfin, les mou-
vements révolutionnaires populaires se manifestent da-
vantage au sud, en Petite Russie.
Le Petit Russien est un profond démocrate, un cham-
pion de l'égalité — ce qui ne l'empêche pas d'être en
même temps un peu individualiste et de prendre soin
surtout qu'un autre ne possède pas plus que lui. Le
Grand Russien n'est pas moins démocrate, mais c'est un
homme sociablejusqu'à la moelle des os. Il ne peut se
représenter une vie en dehors de sa société, en dehors
du mir. Le Petit Russien dit quelquefois : Ce qui est
à tous est au diable. Le Grand Russien dit : Le Mir est
un grand homme. Je ne suis pas déserteur du Mir. La
Mort même est belle en communauté ^ etc. Trahir la
LA RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 75
commune, c'est le plus grand péché possible, le seul
impardonnable ^ Les idées de salut public, de volonté
du peuple, pénètrent Tètre entier du Grand Russien et
prennent chez lui l'austère aspect du devoir. Le Grand
Russien proteste moins contre le despotisme que contre
rinjustice. De Tidée du bien public, il déduit Tidée de
ses droits. Le Petit Russien arrive, au contraire, à Tidée
du bien public en prenant pour point de départ les exi-
gences de son droit individuel. Le Grand Russien est
homme de discipline, excellent organisateur — qualités
qui font défaut au Petit Russien a qui il est très péni-
ble de se départir de son indépendance individuelle,
même quand ce sacrifice est indispensable au bien pu*
blic.
L'esprit du Petit Russien est apte aux combinaisons,
mais trop paresseux pour scruter Tavenir, il confond
facilement les choses qu*il désire avec celles qui doivent
arriver : « Ne regardons pas le jeu, dit-il, laissons ve-
nir les atouts. » L'esprit pratique du Grand Russien a
acquis, au contraire, une réputation méritée. 11 distingue
promptement le possible de l'impossible et aime à agir
d*après un plan entièrement combiné d'avance. Le
Grand Russien est rusé, mais il aime à prendre un mas-
que de bonhomie. Le Petit Russien est d'un caractère
très franc, mais il aime à prendre un air rusé. Ce trait
de son caractère est relevé avec finesse par un récit po-
pulaire composé, il n'y a pas de doute, par des Grands
Russiens.
i. Le célèbre Niekrassov, Grand Russien de naissance, exposa j
admirablement cette idée dans une de ses meilleures pièces. j
76 LA RUSSIE POLITIQUB ET SOCIALE
Une fois, un khokhol ^ villageois vint à la ville. Tout
ébahi, il contempla les maisons, les églises... Son atten-
tion fut attirée par un spectacle qu'il avait souvent vu
dans son village : une nuée de corbeaux perchés sur un
clocher. Par désœuvrement il se met à les compter. Sou-
dain retentit le cri sévère d'un soldat :
— Que fais -tu là, khokhol ?
— Je compte les corbeaux.
— Et comment oses-tu compter les corbeaux du gou-
vernement ?
Le soldat se mit à crier. Le khokhol s'effraya, fit des
excuses. Le soldat lui notifia catégoriquement que pour
chaque corbeau compté on était obligé de payer 10
kopecks.
— Combien de corbeaux as<tu comptés ?
— Mais à peu près dix !...
— Eh bien, tire ta bourse, donne un rouble.
Le khokhol donna l'argent demandé, et le soldat, tout
fier de son triomphe, se rendit au cabaret pour se payer
à boire avec l'argent du naïf paysan. Quant au khokhol,
très content de lui-même, il sourit et murmura en voyant
le soldat s*éloîgner :
— Te voilà bien joué, Moscal (moscovite), j'ai compté
au moins 100 corbeaux et je n'ai payé que pour 10 !
Chacune des nationalités a un grand nombre d'anec-
dotes de ce genre concernant l'autre nationalité, mais
1 . Khokhol signifie littéralement mèche de cheveux. Les Grands
Russiens appellent ainsi les Petits Rassiens en souvenir de la
grande mèche que les Cosaques laissaient sur leurs crânes rasés.
Les Petits Russiens qui ue portent pas de barbe répondent à quo-
libet par quolibet. Ils appellent à cause de leurs longues barbes
les Grands Russiens Khatsap (semblable à un boue).
LA RUSSIB RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 77
on D*eii doit pas conclure qu'il existe une inimitié sé-
rieuse entre les Grands et les Petits Russiens. En géné-
ral ils s^entendent parfaitement. Dans le sud de la Rus-
sie, il y a d'énormes territoires peuplés pêle-mêle par
ces deux'nàtionalités, et il ne se produit jamais entre
elles de collisions. Dans certains endroits, le mélange
est même très accentué. Parfois on ne peut même pas
entendre une chanson en pure langue grande rus-
sienne ou petite russienne. On peut aisément recon-
naître par son idiome original, composé d'un mélange
de sons, d'accents, de tournures de phrases empruntées
aax deux langues, les naturels des bords de la mer
d'Azov, de Stavropol ou de la Grimée. De même on
remarque au sud le mélange des [mœurs et des coutu-
mes qui appartiennent aux deux nationalités.
En ce qui concerne la langue, il est indispensable de
remarquer que la différence n'est pas telle que les Grands
Russiens, les Petits Russiens et les Biélo-Russes ne se
puissent comprendre les uns les autres. Seulement
chacune de ces langues a des sons, des mots et des
tournures des phrases qui lui sont propres ; cela suffit
pour créer des quiproquos. Les Petits Russiens racontent
par exemple une anecdote sur la position risible du sol-
dat grand russienlogé chez un Petit Russien. Il avait
fort apprécié un plat servi par l'hôtesse et appelé Varen-
niki : il demanda à l'hôtesse le nom du mets. La femme,
fâchée de la présence d'un convive imposé, se borna à
grommeler entre ses[dents : jri movtchki (mange et
tais-toi) ^ Quelque temps après, le soldat, devenu l'ami
1. La traduction littérale en grand russien serait une tournure
eze!u8ivement littéraire.
78 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
de ses hôtes, demandait en vain à l'hôtesse de lui pré-
parer encore des jrimovtchkis. Quoique désireuse de le
satisfaire, elle ne pouvait deviner ce qu'il voulait.
Il va de soi qu'un calembour ne démontre, rien. Le
plus souvent, Grand et Petit Russien peuvent se com-
prendre quoiqu'il leur soit impossible de soutenir une
conversation rapide.
La langue grande russienne se divise en quatre dialec-
tes : l'un d'eux ne diffère presque pas de la langue
biélo-russe, un autre est très voisin de la langue petite
russienne. Nos savants admettent généralement que le
grand russien était autrefois une branche de la langue
biélo russe ce qui explique encore mieux la facilité avec
laquelle Grand Russien et Blanc Russien se compren-
nent. D'ailleurs, en étudiant les types russes, il ne faut
pas oublier que leurs différences ne sont que des diffé-
rences de famille. Dans la physionomie de trois frères
aussi, vous remarquez toujours beaucoup de traits dis-
semblants, mais si vous comparez ces frères à des per-
sonnes étrangères, les traits de famille ressortiront vive-
ment à vos yeux. Comparé à un Allemand — le Grand
Russien semble aussi plein d'élan et facile à entraîner
que le Petit Russien ; comparé à un Finnois, le Biélo-
Russe ne parât tra pas mou.
III
Un type autre, je l'ai dit, se détache plus originale*
ment dans la famille russe. C'est le Cosaque.
LA aUSSlB RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 79
Les Cosaques ne sont pas une nationalité. Il y a des
Cosaques Grands Russiens et des Cosaques Petits Rus-
siens. Les Cosaques de Sibérie présentent même un
étrange mélange de Grands Russiens, de Polonais, de
Petits Russiens et de Tartares. Les Cosaques sont une
classe semi militaire, semi civile. Tous, ils sont tenus
au service militaire et fournissent des régiments d'in-
fanterie et de cavalerie. Mais pendant le temps que leur
service n'occupe pas, ils s'adonnent à Tagriculture, à
rindustrie et au commerce.
Au total, hommes et femmes, la population des Co-
saques est maintenant de 2,267,676 âmes réparties en
dix régions ou armées ^ Certaines de ces armées se sont
formées d^eUes-mèmes ; les autres sont d'organisation
gouvernementale.
Cosaque est un mot tartare qui signifie au sens pro-
pre cavalier^ brave.
11 y a trois cents ans, au plus fort de la lutte entre
es nationalités russes et les tribus nomades des Tar-
itares, le gouvernement avait ses Cosaques de service
sur les frontières du pays. Mais le mouvement de colo-
nisation créa, outre les Cosaques réguliers, obligés au
senice militaire, un nombre beaucoup plus grand de
Cosaques indépendants, irréguliers, larrons (Kor(9i;5A*iV).
La population russe fuyant l'oppression des voyévo-
des du tzar et de la noblesse polonaise ou tout simple-
ment cherchant une vie libre, quelquefois aussi par
désir de se livrer au brigandage, s'avançait bravement
au cœur des contrées occupées par les Tartares. La
Russie trouvait en elle une défense toute naturelle. Ces
1. Âlmanaeh de Hoppe. 1883.
80 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOGÎÀLB
avant-postes de la nation recevaient les premiers chocs
des tribus nomades et elles le faisaient chèrement payer
aui Tartares. Tels furent dans l'Ukraine polonaise les
Zaporojtsi et dans la Grande Russie les Cosaques du
Don, du Térek, du laïk et du Volga.
La témérité de ces colons est vraiment stupéfiante.
Les Cosaques du Don, par exemple, occupèrent les
forêts et les cannaies de leur paisible Don au temps
que toute cette région appartenait encore aui Khans de
Grimée et aux Sultans de Turquie qui faisaient trem*
hier l'Europe comme le Tsar moscovite. Souvent le
Khan de Grimée et le Sultan firent au Tsar des repré-
sentations au sujet de Tinsolence des Gosaques et exigè-
rent leur éloignement. Le gouvernement moscovite
répondait que ces Gosaques étaient des larrons^ qu'ils
occupaient les bords du Don sans aucune autorisation et
que le Khan et le Tsar pouvaient les exterminer quand
il leur plairait. Le Khan et le Sultan se le tinrent pour
dit et déployèrent tous leurs eiforts pour exterminer les
Gosaques — ce qui fut plus d'une fois la cause de vé-
ritables guerres. Ainsi le célèbre siège d'Azov est une
date mémorable dans l'histoire du Don. Azov — forte-
resse turque qui fermait aux Cosaques l'accès de la mer
où ils allaient piller les vaisseaux, — fut prise par les Go-
saques à la suite d'un audacieux coup de main. Le gou-
vernement turc, résolu à punir cette horde téméraire,
envoya deux armées de plus de cent mille hommes re-
prendre Azov et exterminer les Gosaques. Deux fois
ses efforts aboutirent à un échec. Cette lutte héroïque
nous transporte au temps des exploits épiques des che-
valiers de Malte.
LA RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 81
Endurcis par les privations, les Cosaques formèrent
une race invincible qui semblait comme forgée d'acier.
Aujourd'hui encore, les Cosaques du Don étonnent l'ob-
servateur par leur haute stature et leur force, quoique
leurs vieillards trouvent que maintenant les hommes
sont devenus faibles.
Les Cosaques du Terek et du laîk * s'avancèrent plus
loin encore dans le fond de l'Asie. Une poignée des pre-
miers, entourée de tous côtés par des nations ennemies,
atteignit peu à peu le pied du Caucase. Les seconds,
défiant comme à plaisir les nomades à la lutte, établi-
rent leurs colonies de façon qu'elles coupèrent en deux
dans toute leur largeur les terres de ces tribus et se
laissèrent séparer de la Russie par les nombreuses hor-
des de Kirghis. Ce sont de môme des bandes cosaques,
commandées par le célèbre ataman lermak Timofieé-
vîlch, qui passèrent la chaîne de l'Oural et conquirent
la Sibérie.
J'ai dit plus haut que souvent, dans les moments dif-
ficiles, le gouvernement russe abandonnait les Cosa-
ques à la merci de leurs ennemis. Et pourtant ils ren-
daient d'énormes services à la Russie. Les terres, si-
tuées derrière leurs lignes, étaient peu à peu peuplées
par de paisibles cultivateurs. Ainsi, d'énormes terri-
tobes devenaient la propriété de notre nation. Les Co-
saques — le fait est à remarquer — ne perdirent jamais
conscience des liens qui les unissaient à la Russie. Sé-
1. On nommait alors ainsi le fleuve, connn maintenant sous le
nom d*Oaral grâce à Catherine II, qui désirait anéantir tout souve-
nir de la révolte 4e Pou^AtOb^V commencée, chez les Cosaques du
laïk.
6
82 LA RUSSIE POLITIQDE ET SOCIALE
parés d'elle par des milliers de lieues, devant tout & leur
seule énergie, ils continuaient à se regarder comme
faisant partie du peuple russe. Et cela établissait forcé-
ment un lien entre eux et le gouvernement delà Russie.
Dans rimmensité des forêts (taïgas) et de sleppes de
la Sibérie, les bandes de Cosaques cherchaient les terres
du Tzar et quand ils occupaient une région quelconque,
ils ne manquaient pas de l'annoncer au gouvememenl
moscovite.
Il va de soi que les services qu'ils rendaient volontai-
rement à la Russie n'étaient pas le seul but que pour-'
suivaient les Cosaques : ils cherchaient le butin, la gloire
et surtout une vie indépendante, mais en même temps
ils n'ignoraient pas qu'ils servaient les intérêts de la
Russie. Ainsi lermak, quand il entreprit la conquête
de la Sibérie considérait ce fait comme un exploit des-
tiné à racheter ses péchés.
Tout en servant le gouvernement, les Cosaques n'a-
vaient pas pour lui de sympathie. Une indépendance
illimitée et une liberté républicaine régnaient chez
eux. Ils détestaient le despotisme des Tzars et
surtout celui de leurs voïevodes. Ils firent plusieurs
tentatives pour renverser leur gouvernement pendant le
Temps des Troubles, lors de la révolte de Slenka Razine
et de celle de Pougatchev. Mais comme ils ne voulaient
pas se détacher de la Russie, les Cosaques étaient fata-
lement obligés à reconnaître l'autorité qui la gouver-
nait. Sous Pierre le Grand, une partie des Cosaques du
Don, refusant de souffrir la restriction de leurs fran-
chises, passèrent 6n Turquie. Le Sultan les accueillit
avec empressement, leur donna des terres et la pleine
LA RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 8^'
liberté de se gouverner à leur gré. Malgré ce§ avanta-
ges, ces Cosaques (les Nieckrassovtsi) supportaient diffi-
cilement la pensée qu'ils servaient Tennemi de leur pa-
trie : la plupart d'entre eux retournèrent ensuite en
Russie. Leur aide fut très utile à FEmpereur Nicolas I*'
dans les victoires qu'il remporta sur les Turcs.
Les Cosaques n'étaient nullement brigands de pro-
fession. A dire vrai, ils rançonnaient la Crimée et la
Turquie, s'approchaient dans leurs barques de Constan-
tinople, dévastaient la Perse, parfois pillaient les mar-
chands russes, mais en même temps ils travaillaient.
Les fleuves des Cosaques — le Dnieper, le Don, le Volga,
l'Oural — regorgeaient de poissons ; les steppes vierges
étaient de riches p&turages. Les Cosaques s'adonnaient
assidûment à la pèche et à Télève des troupeaux.
Quand leur position devenait plus assurée, ils cultivaient
les champs.
Par son organisation intérieure, chaque armée cosa-
que semblait une énorme commune se gouvernant elle-
même. Toutes les affaires étaient à la décision des
Krougs de villages et des Krougs de l'armée (assem-
blées.) Toutes les autorités étaient nommées à l'élection.
Les terres des armées appartenaient à toute la commu-
nauté ; l'exploitation de certaines industries se faisait
en commun : pour les pêches sur l'Oural, par exemple,
l'armée entière se réunissait et agissait dans un ordre
régulier. Les stanitsi (villages) des Cosaques s'éten-
daient partout. De la sorte ils ne se bornaient pas à
accroître le territoire delà Russie, ils cultivaient les
régions conquises et leur donnaient une organisation/
sociale.
Hi LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
A mesure que la puissance des Cosaques croissait, le
gouvernement russe s'appliquait à chercher les moyens
d'agir sur eux. Il avait beau, en cas de complications
diplomatiques, ne pas les avouer pour ses sujets ; sous
main il leur venait souvent en aide en leur fournissant
des armes et des munitions. Peu à peu, il commença à
les leur fournir régulièrement à tilre de solde, à ûvouer
officiellement les Cosaques pour ses sujets, à leur don-
ner des récompenses : en même temps il s'immisçait
dans leurs affaires intérieures. Peu à peu il fonda de
nouvelles armées et réforma les anciennes. Parfois il les
soumettait par la force, mais avec précaution : l'armée
des Zaporojtsi fut même entièrement anéantie, presque
sans résistance, sous Catherine II. La plus grande par*
tie des Zaporojtsi fut transportée sur les bords du
fleuve Kouban où elle forma une nouvelle armée.
A présent l'autonomie des Cosaques, en ce qui
concerne leur administration centrale,. n'existe plus.
De l'ataman de l'armée, il ne reste que le nom.
C'est le titre porté par l'héritier du trône. Par cette
mesure habile le gouvernement russe a mis adroitement
fin à toutes tentatives d'élire un ataman. Quant aux
nakaznoîs le gouvernement les choisit ordinairement
parmi les généraux russes ^ Si Ton nomme à ce poste
un Cosaque, on le prend toujours dans une autre armée.
Par exemple, on nomme un Cosaque du Don ataman
de l'armée du Terek ou vice versa. En bonne règle, on
a soin de ne nommer les Cosaques à aucune poste,
même dans la direction générale de l'armée, et le gou-
1. Le nakazno! ataman est, pour ainsi dire, un adjoint^ un
représentant du Voiskovoï Ataman (Ataman de Tarmée).
LA RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 85
vernement fail des efforts systématiques pour détruire
leurs traditions républicaines et pour les assimiler en-
tièrement au reste de ses sujets.
Pour y parvenir, le gouvernement tâche depuis long-
temps de semer la discorde parmi les Cosaques. Ainsi
il conféra la noblesse ix tous les officiers cosaques, quoi-
que le grade d'officier ne soit chez eux qu'une charge
remplie par celui qu'on élit à cette fin. Sous Alexandre II
encore, le gouvernement distribua, à titre de propriétés
privées, presque la moitié des terres des armées cosa-
ques : il fit preuve d'une largesse toute particulière
envers les officiers, mais assigna aussi de modestes do-
maines aux simples Cosaques. Et pourtant les terres
des armées étaient une propriété collective qui n'était
distribuée à tous les Cosaques qu'a titre de jouissance.
Cette aliénation des terres aux officiers a eu pour résul-
tat qu^aujourd'hui les Cosaques possèdent parfois moins
de la moitié des terres auxquelles ils ont droit aux ter-
mes de la loi. La politique du gouvernement a pour but
de créer entre eux l'inégalité et partant l'animosité des
classes pour rendre une protestation — leur droit à tous
— impossible.
Pour atteindre ce même but, le gouvernement a tenté
d'établir chez les Cosaques le Zemstvo qui aurait servi
à effacer toute différence entre les Cosaques et le reste
delà population. L'autonomie locale des stanitsi (vil-
lages) cosaques reste jusqu'à présent très large. Mais
Tannée passée, le gouvernement a introduit certaines
règles pour restreindre le droit d'assistance à l'assem-
blée villageoise. Cette mesure prise — les droits des
Cosaques deviennent moins larges même que ceux des
^6 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
paysans. Les Cosaques qui forment une sorte d'aristo-
cratie populaire sont fiers de leur autonomie et Ton
peut deviner le mécontentement général provoqué par
^ette mesure.
IV
Sur le territoire, où domine la population de pure
nationalité russe, se trouve aussi un certain chiffre de
populations finnoise, tartare, etc., dispersé çà et là. J'ai
eu déjà l'occasion de mentionner plusieurs de ces races *.
Il ne me reste ici à dire quelques mots que des deux
races non russes qui méritent surtout d'éveiller l'atten-
tion de l'observateur.
Ce sont les Juifs et les Allemands :
Les uns comme les autres habitent çà et là plusieurs
endroits de la Russie. Les uns comme les autres occu-
pent une position sociale kpart^ mais dans un sens tout
à fait opposé.
La position des Allemands est jusqu'à présent, pour
ainsi dire, privilégiée. On peut presque répéter aujour-
d'hui encore la saillie du célèbre général Miloradovitch
au sujet des Allemands. L'empereur Alexandre P*" lui
demandait quelle récompense il désirait pour ses servi-
ces. Le général pria l'empereur de le faire Allemand.
Les Juifs sont, au contraire, comme des parias, qui
1. Voir le Livre !•% pages 9, 10 et seq.
LA RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 87
ne jouissent pas même des droits piteux, réservés à tous
les antres sujets russes.
Les Allemands doivent surtout leur situation privilé-
giée àTinfluencede la noblesse des provinces Bal tiques.
Se regardant comme les culturtragem * de ce pays bar-
bare, ils s'appuient les uns sur les autres, trouvent tou-
jours une place plus haute, un travail plus lucratif que
n*en trouvent les Russes.
Le comte de Kankrine, un des ministres les plus émi-
nents de l'empereur Nicolas, disait : « C'est par une fa-
veur toute particulière de la Providence que la Russie,
qui jusqu'alors n'avait formé qu'une agrégation mé-
canique d'éléments très disparates, a pu acquérir les
provinces allemandes de la mer Baltique. C'est par là
qu'il lui est devenu possible de former peu à peu un
organisme politique. Ces provinces lui ont servi de mo-
dèle ; c'est de là que proviennent toutes les institutions
organiques (!) delà Russie, les gouvernements, la cons-
titution de la noblesse, l'organisation municipale, etc. ! »
Cette lettre peint admirablement la présomption des
Allemands, ainsi que leur ignorance, mêlée de mépris,
de la Russie. La Russie était plongée dans le chaos et
les ténèbres, Dieu dit : « que les Allemands soient! » et
tout s'éclaira! Malheureusement le comte a raison en ce
qui concerne l'influence des institutions allemandes, mo-
dèle qui n'avait rien de bien enviable. Les institutions
des Provinces Bal tiques créées par la domination cruelle
d'une minorité, c'était vraiment un beau modèle. Et
c'est bien pour cela que les souvenirs des Russes sur la
domination des Allemands, d'ailleurs sur son déclin, ne
1. Educateurs.
88 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sont que trop pénibles. Les Allemands nous ont apporté
beaucoup de sciences et de technique industrielle ; en
politique, ils furent les principaux organisateurs du des-
potisme et bien souvent ils ont agi de façon à mériter
les malédictions de nos patriotes. On se rappelle la do-
mination des Allemands comme celle des Tartares.
S'il n'y avait en Russie d'autres Allemands que les
employés du gouvernement, organisateurs de notre bu-
reaucratisme et que les régisseurs ou intendants qui
s'efTorçaient d^organiser les domaines seigneuriaux sur
le modèle de la Baltique, on les haïrait purement et sim-
plement. Les six cent mille Allemands qui habitent la
Russie, n'appartiennent pas tous àces tristes catégories.
Outre un certain nombre d'hommes instruits qui ont su
réellement comprendre leur nouvelle patrie et appren-
dre à l'aimer, et qui ont fait beaucoup pour notre science
et même pour le développement de l'esprit national en
Russie, nous avons encore des colons allemands, qui
occupent des territoires entiers dans la Russie méridio-
nale. Ces colons jouissaient aussi d'une position très
privilégiée; ils avaient reçu du gouvernement d'excel-
lentes terres en quantité considérable, l'autonomie com-
munale ; ilsétaientatfranchis des impôtset du service mi-
litaire *. Grâceà toutes ces faveurs, et à l'aide pécuniaire
que ces colons recevaient de leur coreligionnaires d'Al-
lemagne (ils sont sectaires mennonites), grâce aussi à
leur amour du travail, ils atteignirent à un rare bien-
être, et leur mode de culture eut une grande influence
1. Ce dernier privilège n'a été aboli qu'à linstitation du service
miJtiire obligatoire pour tous. A la suite de cetle mesure, beau-
coup de colons passèrent de Bussie en Amérique.
Lk RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 89
sur le développement économique de la Russie méridio-
nale. Ces colons donnèrent une impulsion à Télevage
des moutons mérinos, ils répandaient les meilleures es-
pèces de blé, etc. Malheureusement comme ils occupent
des espaces non interrompus, aussi vastes qu'une prin-
cipauté allemande, ils sont aujourd'hui encore isolés des
Ruâses et souvent ne savent même pas notre langue. Les
colons riches ont en outre acquis en divers endroits des
terrains si vastes que les paysans russes s'en trouvent
L'tsés, — ce qui provoque parfois des démonstrations
hostiles de la part de la population russe^ comme cela
eut lieu pendant les troubles antisémitiques. D'autre
part, des faits récents indiqueraient le début de rapports
plus amicaux entre les Russes et les Allemands. L'une
des meilleures preuves nous en est donnée par la
Sliinda,se(iie répandue dans le Midi, quia été créée par
la propagande des colons allemands.
Dans tous les cas, bien que l'on continue à ne pas ai-
mer les Allemands en Russie, il n'existe pas pourtant
de question allemande. Au contraire, à mesure que dé-
croissentles privilèges des Allemands les sentiments des
Russes envers eux prennent un meilleur cours.
La position des Juifs est bien plus anormale, bien plus
dangereuse, car les sentiments des populations russes
envers eux semblent devenirplus hostiles qu'auparavant .
Près de la pioitié de la nation juive habite la Russie:
presque deux millions d'âmes, et trois millions, si l'on
y comprend la population de la Pologne. Les Juifs ha-
bitaient notre territoire depuis les temps les plus re-
culés. Il y a dix siècles, il existait dans le Midi de
la Russie le royaume de Khasars, où la religion juive
PO LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
était dominante. Les plus anciennes Vies des Saints
mentionnent les Juifs qui habitaient Kïev, et les chro-
niques relatives à Vladimir le Saint, fondateur du chris-
tianisme en Russie, parlent des missionnaires juifs, qui
espéraient faire embrasser leur religion au grand-duc.
Mais la masse la plus considérable n*éraigra en Russie
que lors des persécutions que les Juifs subirent dans
l'Europe occidentale. Cette émigration eut lieu quand
tout Touest de la Russie appartenait à la Pologne. Les
rois de Pologne observaient la même politique vis-à-vis
des Juifs que les souverains de TEurope du moyen âge.
Us les considéraient comme un article de rapport et dé-
clarant très franchement que le râle des Juifs con-
sistait à accumuler de Targent, leur donnaient donc
toute possibilité d'exploiter le peuple. Nos Israélites
instruits, qui déplorent plus que qui ce soit le triste
rôle de leurs coreligionnaires en Russie, — attribuent
à cette législation la plus grande part des habitudes de
lucre enracinées dans le milieujuif. Quoi qu'il en soit, les
Juifs ont depuis des siècles encouru les malédictions de
la population de l'Ukraine. Durant leurs révoltes contre
la Pologne, les Petits Russiens massacraient les Juifs
sans quartier. Ils pendaient à côté les uns des autres un
Polonais, un Juifetun chien et mettaient une inscription :
Polonais^ Juif, chien se valent.
Lorsque la Pologne fut subjuguée, les empereurs de
Russie, où il était depuis les temps les plus reculés dé-
fendu aux Juifs de vivre, ne leur permirent pas d'y pé-
nétrer. Ils ne furent autorisés à séjourner que dans les
anciens domaines de la Pologne et dans le territoire
alors désert, qui confinait à la mer Noire. En outre, on
LA RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 91
leur permet d'habiter le Caucase, où ils avaient droit
de domicile, avant ranneiion. Ces restrictions relatives
au droit de domicile des Juifs existent pleinement au-
jourd'hui, bien que cette règle générale ait des exceptions .
Les exceptions en ont à leur tour, et en somme la ques-
tion du droit de domicile dépend avant tout de l'arbi-
traire administratif. Elle est donc décidée souvent par
les pots de vin, le caprice, le hasard. Des milliers de
Juifs habitent pendant des années Moscou ; puis, un beau
jour, on leur fait la chasse : la police les expulse et les
disperse de tous côtés. La législation d'Alexandre III
a encore amoindri les droits des Juifs. Un quantum
de leur race peut seul entrer, à cette heure, au service
de l'Etat; le même règlement est appliqué aux écoles.
Ce quantum est calculé sur le nombre des Juifs qui ha-
bitent la Russie.
Lalégislation empêche les Juifs de se confondre à la
population russe. D'ailleurs, les Juifs ont été forcés pair
leur histoire même à former une masse compacte, trop
imbue de fanatisme religieux et national, et plus en Rus-
sie qu'elle ne Test partout ailleurs. L'ancienne hostilité
bibUque des Israélites pour tout ce qui n'était pas eux^
est encore vivace chez nos Juifs russes. Ils ont un lan-
gage à eux : une espèce de vieux dialecte allemand et
parlent très mal le russe, quand ils le parlent. Pour la
plupart d'entre eux, un Russe est un goî \ c'est-à-dire
un être étranger, auquel ne sont pas applicables les rè-
gles de la morale obligatoire envers les membres du
peuple élu de Dieu. — A leur tour, les Russes sont en-
core pleinsd'un mépris traditionnel et même inconscient
1. Expression juive.
92 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
pour les Juifs. Ces tristes relations mutuelles changent
beaucoup et disparaissent complètement entre Russes et
Juifs instruits ; malheureusement les milieux intelligents
sont trop restreints de part et d'autre, pour que leur
exemple puisse influencer d'une manière appréciable
les grandes masses; chez celles-ci, les relations mutuel-
les empirent, au contraire, par suite de causes écono-
miques.
Le rôle économique du Juif, c'est surtout celui d'in-
termédiaire entre le producteur et le consommateur. Il
est commerçant, commissionnaire, courtier.
Dans le gouvernement de Tchernigov, 22 ^/o des juifs
sont cabaretiers, 40 °/o n'ont nulle occupation définie,
c'est-à-dire s'occupent de toute affaire qui leur tombe
sous la main et avec laquelle on peut gagner quelque
chose. Dans le gouvernement de Kherson, sur le nom-
bre total des marchands de spiritueux, 96 Vo sont Juifs ;
sur celui des cabaretiers, 77 Vo et sur le nombre total des
marchands de blé 78 ®/o *. Mais toutes ces professions
de cabaretiers, marchands de blé, ne peuvent mener à
la fortune sans tromperie et sans cruelle exploitation
des paysans.
Au surplus, les Juifs s'occupent beaucoup du louage
des terres aux paysans. La possession des terres par les
Juifs et leur affermage par eux est assez considérable en
Russie : ainsi dans le gouvernement de Ekatérinoslav
ils possèdent 61,000 dôciatines ; dans le gouvernement
de la Tauride 109,000, dans celui de Kherson 219,000.
L'affermage des terres par les Juifs est dans le gouver-
nement de Ekatérinoslav de 58,000 déciatines, dans
1. La Parole Libre, n. 45.
LA RUSSIE RUSSE LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 93
celui de Kherson, 271,000, etc. Dans certains endroits,
comme dans le gouvernement de Poltava, par exemple,
dans les derniers temps, les Juifs commençaient à
acheter les terres par lots de plus en plus petits et cela
permet d'espérer qu'une certaine tendance à la culture
directe du sol se dessine parmi eux. Mais en gé-
néral — les juifs ne possèdent les terres que pour les
affermer aux paysans, nouvelle occasion deles exploiter,
de se rendre odieux aux yeux des paysans.
Cette exploitation prend un caractère d'autant plus
aigu que la population juive, tassée par le pouvoir dans
16 gouvernements de la Russie, n'y trouve pas de res-
sources suffisantes pour ses besoins. La plupart des Juifs
sont indigents. Dans les gouvernements de Kïev, de
Volynie et de Podolie2 1/2 % sont officiellement portés
sur les registres de mendicité. Les autres ne mendient
pas et volent férocement les paysans. Au prix de toute
sorte de canailleries, ils parviennent à gagner un misé-
rable morceau de pain et se voient obligés à piller, même
s'ils ne le voulaient pas, car autrement la nourriture
leur manquerait. *
Ainsi, la question Juive en Russie est des plus em-
brouillées et des plus difficiles à résoudre. Seuls les
efforts unis des Russes et des Juifs eux-mêmes peuvent
la faire sortir de cette triste situation qui a eu pour
conséquences les affreux troubles antisémitiques. Le gou-
vernement a le devoir de prendre des mesures pour
égaliser les droits des iuila avec ceux des Russes. De
]a part des Juifs, il faut exiger avant tout qu'ils cessent
d'exister en tant que nation, entièrement isolée, soli-
daire et hostile au reste de la population. Les circons-
94 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tances elles-mêmes travaillent quelque peu dans ce
sens , en amenant la ruine complète de la majorité des
Juifs et en les convainquant que leurs roitelets — les mil-
lionnaires— ne sont vraiment pas aussi solidaires avec le
reste des Juifs que ceux-ci ont la naïveté de le croire !
Cette ruine peut aussi obliger les Juifs à se consacrer de
plus en plus au travail productif. Il ne faut pas, en
effet, considérer la masse juive comme composée ex-
clusivement d'exploiteurs. Dans ce même gouverne-
ment de Tchernigov, par exemple, 13 Vp des Juifs s'oc-
cupent d'agriculture ; dans les gouvernements de Kiev,
de Volynie, de Poltava sur le nombre total de 750,000
Juifs des deux sexes, on en compte 160,000 artisans,
cochers, porteurs d'eau. Dans les villes du Sud, les Juifs
s'occupent souvent du travail le plus pénible, Je charge-
ment des marchandises de transport. Cette masse juive
travailleuse en bas et les Juifs civilisés en haut peuvent
merveilleusement détruire les divergences d'intérêts et
les haines s'ils savent se séparer de la masse des JuifSs
exploiteurs et si... hélas ! ils trouvent chez nous un sou-
tien moral et quelque désir de rapprochement. Et cela
aussi, c'est malheureusement une question.
Les troubles antisémitiques qui ont sévi dans le Sud
et qui maintenant encore ne sont pas entièrement apai-
sés, ont produit sous ce rapport une action, qu'il n'est
pas aisé de comprendre à l'heure actuelle. Ils ont obligé,
d'une part, les Juifs à examiner sérieusement leur si-
tuation et à lui chercher une issue. 11 en est résulté
beaucoup de plans romanesques d'émigration en Pa-
lestine ou en Amérique. Pareille issue est évidemment
tout à fait impossible pour une population évaluée par
Là RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS 95
millions^ mais il est caractéristique que dans ces appels
une Toix se soit toujours fait entendre invitant les Juifs
au travail de production. Là, dans la lointaine Palestine,
ils ne seront plus des exploiteurs, mais des agriculteurs
et des ouvriers, à l'exemple de leurs pères. On entend
cette même voix dans les assemblées des émigrés juifs
à Paris, où il existe une société ouvrière îmxsq. En Rus-
sie, il s'est formé un groupe considérable qui se donne
pour mission de réformer la nation juive : des sectes
juives apparaissent, telles que les juifs spirituels, sectes
qui sont une tentative de rapprochement des Juifs avec
les chrétiens, même sur le terrain religieux. D'un autre
côté, la haine des Russes, qui s'est manifestée avec tant
de férocité pendant les troubles antisémitiques, semble
avoir écarté de notre nation les Juifs instruits. Cet oloi-
gnement saute aux yeux dans les derniers temps, de
même que le redoublement du patriotisme yiiU s'il est
permis d'employer ce mot en parlant d'un peuple qui
n*a pas de patrie.
Sans prétendre exposer ici aucunes prévisions sur
la solution définitive de la question juive, je ferai pour-
tant la remarque que la période de la politique la plus
libérale du gouvernement fut chez nous le temps du
plus grand rapprochement des Juifs (du moins dans les
classes supérieures) avec les Russes. On peut donc es-
pérer que la suppression des lois sévères qui unissent
96 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
forcément les Juifs en une masse cormpacte et privée
de tout droit aura une influence favorable sur la solu-
tion de la question juive chez nous, comme elle Ta
eue en Europe.
Quand donc viendra le temps de l'abrogation de ces
sévérités ? Jusqu'à présent le gouvernement d'Alexan-
dre III ne fait que les accroître.
r
LIVRE TROISIÈME
LES CLASSES SOCIALES EN RUSSIE
LE PEUPLE
1
LES CLASSES SOCIALES EN RUSSIE - LE PEUPLE
I. — Les inyasions tartares ont coupé court au développement des
germes d'aristocratie foncière et de la classe commerciale. —
Le village ancien en Bussie.— Le mir primitif. — Importance
prépondérante de la classe populaire. — Son action indirecte
sur le pouvoir. — A ses yeux, le servage ne fut qu*une institution
passagère. — Il la rattacha davantage au mir, seul asile de la
liberté.
n. — Ce qu'est le mir, — Village russe : Yizba, la dvcr. — L'os-
mak. -— Organisation du travail. — Administration du mir.
-— Les Assemblées. — Les droits des femmes. — Le contrôle
administratif. — Partage des terres. — Travail en commun. —
Pourquoi les partages avaient «essé ? — Leur reprise.
III. — Origine historique du mir. — M. Lerojr-Beauiieu et Técole
de M. Tchitchérine. — Pas de connexite entre le mir et le
servage. — Mouvements respectifs de la propriété individuelle
et de la propriété en commun. — Le régime ichetvertnoî. —
Transition au régin.e du mir. —- Obstacles de la législation
d'Alexandre II. — Progrès du mir. — Esprit de solidarité du
peuple russe. — Associations ouvrières.
IV. — Le mir contraste avec le système politique du pays. —
Naïveté des idées populaires. — Elles confondent les effets
des phénomènes physiques et ceux des phénomènes politiques.
— Exemples tirés des observations des voyageurs et des tra*
di lions populaires. ->La croyance aux sorciers. — La légende
de TEmancipalion. — Mépris de la dignité humaine. — La
grande famille ancienne.
V. — Le peuple prend part au mouvement moral. — Le schisme.
— Ses causes et ses effets. — Les sectaires. — Leur rôle
dans la Russie actuelle. — L'action de TEurope. — La classe
instruite se rapproche du peuple. ~ Ministère Tolstoï : Les
écoles en Russie. — Les olkhojie promysiy, — Leur impor-
tance dans la vieVu peuple russe. — Disparition de la famille
ancienne. — Partages familiaux.
LES CLASSES SOCIALES EN RUSSIE
LE PEUPLE
DansTancienne Russie, il existait certaines conditions
favorables au développement d'une aristocratie foncière
et d'un ordre des industriels et des marchands.
Dès le XIII® siècle, cependant, les choses prennent
une autre tournure. Les Tartares d'un côté, les Alle-
mands de l'autre, forcent la Russie à entrer dans une
sorte de cul-de-sac, la séparent du monde entier K Le
commerce et l'industrie tombent dans un marasme com-
plet. Le pénible travail de l'agriculteur-pionnier de-
1. Pendant 300 ans, à partir de i224, la Russie subit vingt-qua-
tre invasions tartares, sans compter les petites incursions chro-
Dîqnes de ces barbares. Nous ne pouvons insister ici sur les con-
ditions ruineuses dans lesquelles fut placé tout commerce russe
grâce aux privilèges accordés aux Tartares : nos cbasseurs, par
exemple, étaient obligés de leur céder, au cas où ils Texigeraienf,
jusqu'à leur matériel de cbasse. La dépréciation excessive des mé-
taux est un signe frappant du dépérissement du commerce. La
^ma russe, qui yalait au xi» siècle 48 drflfcbmes, tombe vers la
moitié du xii« à 40 drachmes, à là fin de ce siècle à 24 et au com-
mencement du xiu« à 14. Cette affreuse crise économique est anté-
rieure à la conquête définitive tartare. (Klioctcbevskt, Le conseil
det boyards de V ancienne Russie, p. 99.)
100 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
vient le sort de tout le pays et ne donne plus à tous que
des moyens d'existence également modiques. En dehors
du brigandage, il n'y a aucune facilité de s'enrichir et,
dès lors, les hautes classes ne naissent et se développent
que très difficilement. Le sentiment de l'égalité grandit
peu à peu sous l'influence de cette égalité de fait. Et
en même temps, la lutte A*uelle avec la nature et avec
les nations ennemies force à se serrer les uns contre les
autres et impose Tunité.
Voilà à quelle école sociale et économique se forme
Je caractère du peuple russe.
Imaginez-vous l'existence d'un petit village de pion-
niers russes situé quelque part près de Simbirsk, il n'y
a que deux siècles. Devant le village, et derrière le
Volga, s'étendent des steppes sans limites d'où vien-
nent s'abattre, comme des faucons rapaces, des nuées
de sauvages Nogaïs ; tout autour, des forêts épaisses
remplies de bêtes fauves et de tchérémisses rebelles.
Un marécage impraticable sépare le village du fortin du
tzar qui est, en cas d'attaque, le seul refuge des habi-
tants En hiver, le marécage se couvre d'un pont de
glace ; en revanche, le froid atteint 40^ ; les bourans de
Sibérie (tempêtes) amoncellent des montagnes de neige
capables d'engloutir des villages entiers... Est-il alors
commode de vivre séparés, par familles par fermes? NV
t-on pas chaque jour besoin de l'aide de son voisin
pour se défendre contre les Nogaïs, pour abattre les ar-
bres jde la forêt, pour en défricher des quartiers afin de
les mettre en culture, pour ne pas périr de faim si le
champ n'a rien rendu, — car il n'y a aucun endroit où
l'on puisse flcAe/er du pain, — pour entretenir dans un
LE PEUPLE 101
état passable le chemin qui mène au fortin du tsar, uni-
que refuge dans les cas de danger ?
L'homme est, par nature, un animal sociable : il
tend à se lier avec ses semblables ; mais cet instinct
naturel s'accentue encore plus dans de pareilles cir-
constances. Il s'affermit de toute la force des calculs
utilitaires. La masse du peuple naissait donc, vivait et
mourait dans des conditions qui développaient en elle
un respect religieux envers le mir. En dehors de lui la
vie semblait impossible.
Les anciens villages russes n'étaient généralement
pas grands : 2, 3, 4 dvors (cours) ^ : les parcelles de
terre cultivables, disséminées çà et là dans les forêts et
les marécages, obligeaient à ne former que de petits
villages. Mais ces villages, malgré la distance qui les
séparait, vivaient dans une continuelle alliance et dans
des rapports constants. Un mir occupait, par exemple,
une circonscription territoriale de 300 verstes (320 kml.
Ici la commune, au sens actuel du mot, n'existait pas
encore. Seules les terres vierges étaient un bien com-
munal. Les terres cultivées appartenaient aux familles
ou bien à de petites communes patriarcales ; mais le
sentiment de solidarité que développait la vie dans le
mir préparait peu à peu les esprits à la possession com-
munale de la terre.
Les spéculations intellectuelles du paysan devaient
évidemment être dirigées vers la recherche de la meil-
1. Le dvor^ cour, est Tanité économique : elle contient une ou
plusieurs maisons et un ou plusieurs couples mariés s'y logent.
Le dvor n*a qu'une haie et qu'une porte communes à ses habi-
tants.
102 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
leure organisation du mir. La nécessité de la commune
obligeait chacun à penser à son organisation la plus par-
faite, d^autant que la masse populaire ne pouvait comp-
ter pour s'organiser que sur ses propres forces, car il
n'y avait pas dans le village de maître qui fût capable
d'assumer quelque responsabilité. Le maître — dans
les cas où il existait — servait le tzar et bornait ses re-
Jations avec le village à des prestations aussi abondan-
tes que possible.
En s'habituant ainsi à se gouverner lui-même^ le
peuple se formait dans son milieu, sous Tempire d!une
complète égalité et transportait ensuite peu à peu l'i-
dée de l'égalité, des droits de chacun dans les rapports
économiques. Le développement de la pensée dans ce
sens était inévitable. Au fond, l'idée que tous sont
égaux, que les institutions sociales n'existent que pour
le bien de la société et,, enfin, que la société a lobliga-
tion d'assurer à l'individu le travail — n'est que la con-
séquence naturelle et logique de l'idée même de la so-
ciété. Ces simples conséquences ne viennent pas seu-
lement à l'esprit, là où le développement des classes
trouble la marche régulière de la pensée humaine. Le
peuple russe, malgré toute son ignorance, grandit dans
des circonstances où ii n'existait presque pas de classes;
aussi ne put il manquer de déduire que deux et deux
font quatre. Plus tard, quand le caractère du peuple fut
déjà formé et que la masse populaire s'organisa dans
son mir, ce fut déjà un gros obstacle à l'éclosion des
classes privilégiées, qui subsista alors même que tout
le reste favorisait cette éclosion.
Les dispositions et les tendances des masses popu-
LE PEUF^LB 103
laires pesèrent comme une lourde pierre sur ]e déve-
loppement de la noblesse et rendirent sa chute plus fa-
cile qu'on ne pouvait imaginer. Aujourd'hui elles nui-
sent beaucoup au développement de la bourgeoisie et
très probablement la feront échouer à son tour comme
la noblesse. D'autre part, elles ont créé l'absolutisme
rosse, ou plus exactement elles ont rendu possible son
éclosion triomphale en une institution d'un arbitraire
illimité et souvent même — ce qui est plus curieux —
dirigé contre les intérêts du peuple.
Ainsi l'importance des masses populaires est très
grave. Que le peuple parle ou qu'il se taise, qu'il
agisse ou qu'il se blottisse dans ses champs de blé —
tout ce qui est dans le pays se règle involontairement
sur lui. La haute politique du gouvernement, le dé-
veloppement et la décadence des classes privilégiées, le
travail de la pensée des classes instruites — tout cela,
et mille autres choses, porte le cachet de l'inQuence
des paysans, sans qu'ils connaissent leur influence,
sans que bien des fois ceux mômes qui la subissent con-
naissent la vraie cause de leurs destinées. Le paysan
agit sur eux comme agit la nature, comme agit le mi-
lieu qui prédétermine nos actions indépendamment de
1 niteïligence que nous avons ou que nous n'avons pas
de leurs causes.
En conséquence, Tétude du caractère et des institu-
tions du peuple présente en Russie uq plus haut inté-
rêt que partout ailleurs. Cette étude nous explique à la
fois le passé et le présent du pays et jette des lumières
sur son avenir. Jusqu'à présent, en effet, l'influence
des masses populaires sur la politique ne se manifes-
10^ LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tait que par contre-coup. Aujourd'hui l'esprit du peu-
ple se développe, devient capable de vastes conceptions
politiques. Une heure arrivera, où les masses diront plus
clairement leur mot. Je ne veux pas jouer au prophète,
mais il est évident que le peuple tentera de reproduire
dans les institutions gouvernementales quelque chose
de ce qu'il crée chez lui.
Regardons donc le peuple vivre chez lui, dans ses
villages ; voyons ce qu'il crée, lorsqu'il crée conformé-
ment à ses goûts et à ses tendances.
J'ai déjà marqué les tendances à l'égalité et le sen-
timent de sociabilité qui sautent aux yeux de l'obser-
vateur du peuple russe. C'est surtout chez les Grands
Russiens que ces traits sont le plus prononcés, mais ils
sont très nets aussi chez les autres races russes. Pour
un Russe, le respect profond de l'ouvrier anglais pour le
gentleman est un sentiment presque incompréhensi-
ble. Aux temps de l'indépendance delà Pologne, quand
le gouvernement polonais octroyait à certains Cosaques
des titres de noblesse, ces nouveaux privilégiés échan-
geaient des sourires, se demandaient l'un à l'autre : —
Eh bien, frère, dis-moi, l'ombre de mon corps est-elle
devenue plus longue à présent?
Le servage même ne pouvait détruire chez le peuple
ce sentiment d'égalité démocratique. Sans doute, cette
période de rudes épreuves, qui pesèrent surtout sur le
paysan grand russien, ne pouvait rester sans influence
sur son caractère, mais malgré tout, notre paysan n'est
pas devenu esclave, (l'esclavage existait dans la Russie
ancienne, il fut absorbé par le servage).
En dépit des tendances esclavagistes de la noblesse,
r
LE PEUPLE 103
en dépit de Tappui que le gouvernemenl donnait à ces
tendances, — notre servage n'a jamais pu se transfor-
mer en esclavage pur.
Le pomiechtchik (gentilhomme possédant des serfs)
n*eut jamais de droit sur la vie de son sujet : aux termes
de la loi, un maître cruel était lui-même soumis à la tu-
telle de Tadministration. Les serfs jouissaient des droits-
de propriété et pouvaient jadis à leur tour posséder des
serfs. La loi reconnaissait que si le maître des paysans
ne pouvait leur fournir 4 déciatines et demi de terre, les
paysans avaient le droit de demander que le gouverne-
ment les fit passer au nombre des paysans de TEtat ^
Il est vrai qu'en même temps les paysans n'avaient le
droit de porter aucune plainte, aucune réclamation
eontre leur maître
Ainsi notre servage jusqu'à sa fin demeure plutôt un
abus colossal de la noblesse et du gouvernement, qu'un
ordre social bien établi.
C'était justement là aussi le point de vue des paysans
eux-mêmes. Les paysans furent toujours convaincus
que le servage était une institution passagère. Les
paysans obéissaient aux nobles, non comme à des sei-
gneurs mais comme & des serviteurs du tzar qui est un
représentant du peuple. L'idée du peuple sur le servage
était la suivante : le tzar, ayant besoin des services de
ses employés [sloujiloîe' soslovïe), les récompensait par
le travail des paysans. A leur avis, le tzar avait égale-
1. GeUe loi ne fut jamais abrogée; on l'omit tout simplement
dans la deuxième édition du Svod Zakonov (code civil). Les* abus
de cette sorte ne sont pas rares dans la législation russe. Gela s'ap-
pelle changer une loi d'une manière codificalive. Il serait plus exact
de dire à la manière d'un correcteur typographe.
106 LA RUSSIE POLITIQUE RT SOCIALE
ment le droit de faire d'un paysan un noble ou d*un
noble un serf, selon Texigence du bien public. En
même temps, le peuple continuait obstinément à croire
que les terres de la noblesse appartiennent & ceux qui
les labourent K Bref, Tesprit du peuple n'était pas
abattu. Il n'a jamais reconnu la légalité du principe
.d'esclavage soutenu par les tsars et par la noblesse.
Néanmoins il était soumis & l'arbitraire cruel de ses
maîtres.
C'était là une source de corruption. Le sentiment de
la liberté devenait encore plus terne : le sentiment de la
dignité humaine encore moins sensible. S'affaiblissant
sous le joug du travail étemel, le paysan n'avait pas les
moyens de développer son esprit, D'autre part, — le
joug môme de l'esclavage commun donnait aux paysans
de nouvelles raisons de serrer leurs rangs, les rattachait
d'un lien plus cordial à leur mir^ la seule institution
où ils se voyaient des hommes, où leurs droits étaient
reconnus et où ils trouvaient enfin un appui moral et
matériel, et même quelque protection contre l'arbitraire
du maître. L'histoire du servage nous rapporte des mi-
racles d'abnégation des paysans pour le bien du mir.
Souffrir pour le mir — cette expression resta classi-
que — devint une formule de martyre et d'héroïsme.
Ainsi le paysan russe sort du servage avec les mêmes
qualités de caractère avec lesquelles il y entre, mais
1. Conformément à ce point de yue, l'imposteur Pougatchev —
qui se prétendait l'Empereur Pierre III — déclarait qu'après avoir
reconquis le trône de ses ancêtres, il rendrait toutes les terres aux
paysans et récompenserait désormais les nobles par des appointe-
ment-i.
LE PEUPLE i07
avec ces qualités pour ainsi dire encore plus pronon-
cées.
II
Qu'est-ce donc que le mir paysan ?
Le 772t>, c'est une commune qui a pour lien l'unité de
l'autonomie et de la possession des terres.
Le m/r, c'est parfois un seul village. En ce cas, l'ad-
ministration économique s'adapte exactement sur l'ad-
ministration civile. Il arrive aussi qu'un grand village
est divisé en plusieurs communes rurales. Alors cha-
cune des communes a son administration économique
spéciale, tandis que l'administration civile et policière
est commune pour toutes. Parfois enfin plusieurs vil-
lages ne font qu'un mir. Ainsi les proportions du mir
varient de tingt ou trente à quelques milliers de dvors.
Il n'est pas bien joli, le village russe ! Un village de
dimensions moyennes est ordinairement coupé par une
longue rue ^ Elle est aussi large que les boulevards
de Paris, mais elle n'est pas pavée. Ravinée en tous sens
parles eaux delà fonte des neiges, elle est toute creusée
de flaques de boue et çà et là l'herbe la couvre. De part
et d'autre de la rue s'espacent les maisons de bois cou-
vertes de chaume. Dans les provinces du Nord, où il
y a beaucoup de forêts, ces izbas sont parfois très
grandes : elles ont rez-de-chaussée et étage.
i. Je prends pour type le yiUage grand russien.
108 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Dans lesp rovinces du Sud, la khata ukrainienne est
construite ordinairement de branches entrelacées, en-
duites de terre glaise et blanchies avec de la craie. Par-
fois la khata est en bois. En tous cas, le village ukrai-
nien est très coquet. Les khatas sont gaies, proprettes,
brillantes de craie, embellies par des jardins et des
rideaux de fleurs. Un village grand russien n*a point de
couleurs. Les poutres des 126^5 sont grisâtres: la paille
des toits est devenue noire. Pas d'arbres ; pas de fleurs.
Le village est sale : il est tout enfumé, d'autant plus
qu'on trouve parfois encore ce qu'on appelle des koiir-
naïas izbas, c'est-à-dire des izbas qui n'ont pas de che-
minées et qu'on chauffe d'une manière tout à fait pri-
mitive. On allume le bois au milieu de la chambre : de
la sorte la chaleur et la fumée restent à l'intérieur.
Quand on a bien chauffé la chambre, on ouvre la porte
pour laisser sortir la fumée. On comprend qu'avec ce sys-
tème de chauffage toutes les murailles deviennent bien
vite noires comme les bords d'un tuyau de cheminée.
La façade des tzbas donne sur la rue. Derrière elles,
se trouve une large cour avec les locaux de service :
c'est un monceau de paille et de bois. Souvent les co-
chons de lait et les veaux vivent dans les izbas côte à
côte avec les hommes. Derrière les cours sont situés
les potagers et les petits champs de chanvre. Si le vil-
lage est un gros bourg, il a plusieurs rues (3 ou 4) qui
rayonnent d'une place centrale, où se trouve ordinaire-
ment une église.
Le grand village petit russien est beaucoup moins ré-
gulier : il présente un labyrinthe de rues et de ruelles
comme un village français. Ici la différence du système
LE PEUPLE 109
économique se manifeste déjà. Chez les Grands Rus-
siens le mir tend à régulariser même la distribution
des terres qu'occupent les maisons ; le mir a le droit de
faire changer de place les dvors et le fait toujours d'après
un plan. Chez les Petits Russiens, les khatas s'amoncel-
lent, se collent dans le désordre pittoresque créé par le
hasard séculaire de l'héritage, de la vente et de l'achat. *
S'il n'est pas bien beau, le village grand russien est
plein de vie. Les hommes n'y sont pas liés entre eux
mécaniquement, parce qu'ils sont domiciliés dans le
même endroit géographique. Ils sont entrelacés de mille
relations, de mille engagements, de mille intérêts
communs. Ussontliés par lapropriétéen commun \ par-
fois par le travail en commun. En principe, les terres
mêmes occupées par les maisons sont propriétés
communales ^
Outre les terres, les communes possèdent aussi des
prppriétés d'un autre genre : lac poissonneux, moulins
communaux, troupeau communal pour l'amélioration
des races bovine et chevaline ; enfin magasins de provi-
sions destinés à drstribuer aux paysans des semences
pour leurs champs ou des aliments pour leurs familles.
D faut distribuer la jouissance de toutes ces propriétés
entre les membres delà commune, la distribuer régu-
lièrement, la distribuer également et équitablement.
Puis, ce qui est très justement partagé aujourd'hui ne le
sera plus justement dans cinq ou six années, parce que,
1. Les paysans grands russiens jouissent parfois, outre les terres
communales, de parcelles de terre en propriété privée. Mais cette
propriété personnelle est insignifiante.
2. On les partage parfois contrairement à la loi.
no LA RUSSIE POIITIQUE ET SOCIALE
dans quelques familles, le nombre des membres se sera
accru, et dans d'autres diminué. Il faudra donc tout
distribuer à nouveau pour égaliser lès parts. Très long-
temps on pourra réaliser cette égalisation au moyen de
partages partiels, par l'échange des lots de terre entre
,les divers intéressés sans déranger tout le monde par
un partage générah Les membres des osmaks échangent
surtout entre eux leurs lots de terre.
Le lecteur ne sait pas encore ce que c'est que Vos-
mak.
Le mir russe n'est pas une unité élémentaire. Il se
compose de plusieurs cellules primordiales, de petits
cercles qui se forment en toute liberté. Le mir de-
mande seulement que ces cercles {osmaks) soient égaux
par leur force de travail K Cette con.dition remplie, je
suis libre de choisir mes compagnons selon mes amitiés
ou mes calculs. Quand le village a quelques travaux à
exécuter, quelques propriétés à distribuer, l'adminislFa-
tion ou l'assemblée de la commune se préoccupent le
plus souvent non des individus mai§ de Vosmak. Sup--
posons qu'il y ait dans le village trois osmaks et qu'il
faille envoyer six ouvriers pour la réparation des che-
mins. Le maire du mir {selskî starosta) fait savoir
dMXosmaks qu'ils doivent envoyer chacun deux ou-
vriers. Mais ces deux ouvriers, c'est à Vosmuk de les
choisir parmi ses membres. Il peut arriver, par exemple,
que je consacre toute mon année à ces travaux obliga-
1. Ces petits cercles portent dans les différentes provinces dea
dénominations différentes. J'emploie la dénomination moscovite.
Bien entendu, il n'existe pas de divisions analogues dans les petites
communes.
LE PEUPLE IM
toires, tandis que mes compagnons de Vosmak me ré- <
compensent parleur travail sur mes champs de blé, ou
me remboursent même mon temps en argent comptant.
Cela dépend de nos arrangements privés et amiables :
Tadministration ou l'assemblée communale n'ont rien
à y voir. En partageant les terres, l'assemblée commu-
nale * tâche donc de les distribuer également entre les
osmaks; puis les membres de chaque osmak parta-
gent entre eux leur lot commun et en font de petits lots
destinés à chaque famille.
Cette organisation donne à tous les actes du mir un
ordre et une discipline presque militaires ; en même
temps elle garantit très bien l'indépendance de chaque
famille.
Chaque village a une administration : elle est repré-
sentée par un maire {seiskï starosta) choisi parle mt> -.
Mais cet administrateur n'a de compétence que dans
les affaires résolues en principe paT l'assemblée com-
munale. Le starosta n'a pas le droit d'établir des mesu-
res de quelque importance. Ces questions (partage des
terres, nouvel impôt, bail des biens communaux, etc.)
ne sont jugées et décidées que par l'assemblée du mir.
Tous les paysans habitant dans le village se rendent
à ra;5semblée, même les femmes. Si la femme est chef
1. Skhod,
8. Un certain nombre de communes Tillageoises font une volost
(eerde), en tête de Tadministration de laquelle se trouve le voloslnol
Harchina (chef de' volost), choisi par rassemblée de la volost. H y a
aussi des juges de paysans choisis de la même manière. Ainsi Tau-
tonomie des paysans est en droit très large, mais de fado cette au-
tonomie est littéralement écrasée sous le poids de la police et de
Tadministration impériales.
\\2 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
* de famille, par suite, par exemple, de la mort de son
mari, elle jouira à rassemblée du droit de vote. Les
paysans donnent aux femmes beaucoup plus de droits
que la loi de TEtat ne leur en accorde. Ainsi il arrive
que la femme devient un maire de mir^ — ce qui est
au point de vue de la loi un véritable non sens. Par-
fois toute rassemblée du village n*est composée que de
femmes, et cette assemblée décide le partage général
des terres *. Il en arrive ainsi quand les pères de fa-
mille croient plus lucratif de s'en aller au dehors pour
quelque travail et laissent les travaux des champs aux
plus jeunes membres de la famille et à des ouvriers.
Les droits des paysannes ne sont, d'ailleurs, pas bien dé-
finis. L'idée des paysans est que la femme, si elle est
indépendante — c'est-à-dire si elle n'est soumise ni à
un père ni à un mari, — a les mêmes droits que les
hommes. La loi de l'Etat, au contraire, accorde aux
femmes aussi peu de droits que les législations du
reste de l'Europe. De là il résulte que les droits des
villageoises sont indécis et flottants. De nos jours elles
s*ém€utent, selon l'expression des paysans, elles se ré-
voltent contre l'arbitraire du mari ; elles sont déjà par-
venues partout à faire leur propriété personnelle des
fruits de leur travail (filage, etc.). Souvent' les femmes
demandent des lots de terre pour elles aussi, et parfois
elles les obtiennent. Dans certains endroits, les assem-
blées communales, en distribuant les terres, prennent
en considération les filles comme les garçons ^. Il n'est
1, Oblov. Des formes de iatenure du sol par le paysan dans le gou-
vermment de Moscou, p. 35.
2. M. KharizomenoY, dans la Gazette rus^e, 1884, n. 119.
LE PEUPLE il3
pas sans intérêt d'observer que le célibat, gardé afin
de conserver leur indépendance, est devenu un cas fré-
quent chez les paysannes.
Revenons aux assemblée du mir.
Les paysans s'assemblent très souvent, parfois pour
décider quelques affaires, parfois pour contrôler les dé-
penses de Tadministration, etc. . . Bien souvent, les assem-
blées ne sont pas convoquées pour décider la question,
mais pour la discuter en principe. C'est ainsi que la
question du partage général des terres est parfois discu-
tée, pendant deux ou trois années, avant d'être décidée
définitivement. Ces assemblées fréquentes ont pour but
la recherche d'une décision unanime autant que pos-
sible. Les paysans n'aiment pas à décider à la majorité
des voixet cherchent toujours à trouver un arrangement
qui satisfasse tout le monde.
Les assemblées sont très animées. L'ordre y manque
parfois, la liberté jamais, au moins jusqu'à l'interven-
tion du na/cAa/^/(;o (administration de l'Etat). Le paysan
assemblé devient courageux et indépendant : le nat-
chalstvo même perd pour lui une partie de son pres-
tige terroriste. Pris à part, le paysan tremble devant un
employé de la couronne; entouré de son mir, il devient
opiniâtre. L'Administration, pour influencer les décisions
des assemblées du mtr, est obligée de recourir à des
mesures d'une extrême violence. Il est vrai que l'admi-
nistration ne fait pas beaucoup de cérémonies pour les
employer et ne s'arrête devant rien. Personnellement,
j'ai vu un stanovoï (le chef de la police cantonale), pour
empêcher les paysans de choisir un de ses ennemis,
Tarrêter à la veille de l'assemblée, et le tenir en
8
1
il4 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
prison jusqu'à la fin deTélection. Plus souvent encore,
radministration a recours à d'autres subterfuges. Elle
convoque rassemblée à Timproviste, s'arrange en sorte
que les chefs de l'opposition ne peuvent recevoir Taver-
tissement à temps. En revanche, il arrive que les pay-
sans refusent systématiquement obéissance aux ordres
de chefs choisis grâce à ces fraudes illégales. En gé-
néral, le mir est toujours opprimé et volé, mais il ne
cède pas et combat courageusement tous les abus.
Voilà une scène de révision des dépenses écrite d'a-
près nature.
L'assemblée fait son contrôle; ce sont les comptes du
starosta que l'on discute.
Une foule pressée remplit la vaste chambre du sek-
koïé pravlenîé (direction de la commune). L'odeur des
touloups (pelisses en peau de mouton mal tannée), des
grandes bottes goudronnées, la respiration d'une cen-
taine de poumons alourdissent l'air à étouffer.
Près d'un mur, on voit une table à laquelle sont assis
les stchetchiki (contrôleurs) choisis par l'assemblée.
L'un d'eux lit une liste de dépenses. Le starosta se tient
près de lui et suit attentivement la lecture. Les para-
graphes se succèdent et suscitent sans cesse de nom-
breuses remarques. Enfin on vient à la note de l'enter-
rement d'un soldat enterré aux dépens de la commune.
« Les caleçons du soldat : 75 kopecks; sa chemise :
1 rouble 25 kopeks, liid''\xnQyoi\monotonele contrôleur.
— C'est beaucoup ! c'est trop cher 1 lui crie-t-on dans
la foule.
— Non, ce n'est pas beaucoup, réplique le starosta
dont on vérifie les comptes.
LE PEUPLE 115
I —Tu mens, lui crie son voisin. Aux jours de fête,
nous ne portons pas un habit de ce prix-là. Tu n'iras
pas habiller de la sorte le corps d'un soldat. Le prix
de son caleçon ne peut pas dépasser 30 kopecks et la
chemise en vaut 70.
— Je vois que tu aimes le bon marché, réplique le
contrôleur.
— Mais si, c'est le vrai prix... dis-mqi, commère,
poursuit le paysan, en s^adressant à une femme dans la
foule, quel est le prix d'un caleçon et d'une chemise?
On décide la réduction des chiffres proposés et on
accepte 40 kopecks pour le caleçon et 85 pour la chemise.
c< Aux prêtres pour t enterrement : trois roubles^ »
poursuit le contrôleur.
— N'acceptez pas, n'acceptez pas, crie un paysan.
— Comment ne pas accepter ? lui réplique-t-on avec
surprise.
— On devait l'enterrer gratuitement; c'était un étran-
ger venu on ne sait d'où.
— Il ne faut pas dire des bêtises, remarque un des
assistants. Les prêtres ne consentiront jamais à enter-
rer gratuitement qui que ce soit.
— Tout de même, observe un autre, ce n'est pas
trois roubles qu'on leur donne.
— Lorsque tu mourras, dit un des ennemis du sta-
rosta en le prenant à partie, ou lorsque tu voudras en-
terrer ta femme, tu peux payer trois roubles pour tes
obsèques. Mais avec l'argent du mir... Alors pourquoi
ne pas donner dix roubles : il y aurait peut-être plus
d'honneur.
Le starosta ne dit rien. Le chiffre est accepté tout de
116 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
même « parce que ce paragraphe est évident » re-
marque le contrôleur *.
La critique est sévère, l'opposition pointilleuse. Mais
rassemblée ne se laisse pas entraîner par des querelles
personnelles ; elle est guidée avant tout par une jus-
tice absolue.
Le partage des terres est certainement ce qui sur-
excite le plus^les passions des paysans. Les discussions
privées sur le nouveau partage se poursuivent ordinai-
rement fort longtemps. Lorsque les mécontents ont
suffisamment préparé le terrain, Tafiaire passe à l'as-
semblée officielle. Ici les débats sont fort prolongés,
fort orageux. Les personnes, dans les mains desquelles
se sont entassés beaucoup de lots de terre, tâchent
sans doute d'empêcher le nouveau partage. Il arrive
quelquefois que les assemblées ne peuvent se concer-
ter pdndant un ou deux ans, car les paysans ne se dé-
cident à celte perturbation économique qu'en présence
d'une nécessité absolue. D'autant plus que la loi exige
pour le partage général le consentement des deux tiers
des propriétaires. Mais il faut remarquer, comme un
trait de mœurs caractéristique, que malgré cette loi
rassemblée se décide à décréter le nouveau partage
n^ême dans le cas où il est demandé par un noml)re
de propriétaires très inférieur. Quelquefois l'assem-
blée cède à une très petite majorité, quelquefois même à
une minorité. Nous rencontrons, par exemple, lors des
derniers partages (1882-1883), les cas suivants. Dans
le village de laroslavka le partage est avantageux pour
1. Orlov. Des Formes de la ienure du sol par le paysan dans le
gouvernement de Moscou.
LE PEUPLÉ Ii7
272 dvors^ il ne Test pas pour 227 ; dans le village de
Makaroyka, il est avantageux pour 64 familles et désavan-
tageux pour 71 ; à Ouglianka, il est avantageux pour
46 familles seulement et ne Test pas pour 51 ^.. Ce-
pendant, dans tous ces villages, le partage s'est effectué.
On voit qu'ici la majorité sacrifie avec discernement
ses intérêts à la justice. Ces exemples montrent au lec-
teur quelle place tient l'idée des droits de chacun sur
la terre dans l'esprit de nos paysans. Cependant, la loi,
autant que la nécessité de concilier le plus d'intérêts
possible, font que les décisions d'un nouveau partage
tralDent en longueur. Enfin les partisans du partage
prennent le dessus et le village s'anime de sentiments
extraordinaires. Le mir devient grave, préoccupé, so-
lennel. 11 se met à l'œuvre comme s'il s'apprêtait à la
célébration de l'office divin.
La terre doit être partagée avec une justice absolue
et en parties égales. Pour y parvenir on divise tous les
champs suivant leur qualité en trois iarousses ^. Dans
le premier, on range les terres de la meilleure qualité ;
dans le second, celles de qualité moyenne; dans le troi-
sième, les plus mauvaises. Puis on divise chaque
iarousse d'après le nombre d'osmaks, de sorte que
chaque osmak reçoit une partie des terres de chacune
de ces trois qualités ' ; ensuite les membres de Vos-
m«rAr partagent entre eux avec la même justice la terre
1. Voir les recueils staUstiques de zemstvo (Eozlov, p. 18 et 19
— Voronej, p. 12). Le peu d'exemples que je prends ne sont pas des
eas isolés.
2. Dénomination moseoTite. Elle varie suivant les provinces.
3. Pour éviter un abus possible, on tire les lots au sort.
- ii8 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
. reçue par Vosmak. S'il n*y a pas moyen d'égaler la
^ qualité de la terre, le mh tâche de compenser la qualité
parla quantité. Il s'efforce aussi de récompenser le
propriétaire des améliorations faîtes par lui à la len-e
qu'on lui enlève. En plusieurs endroits, le mir, pour
ne pas décourager les bons propriétaires, introduit
l'engrais obligatoire et met à l'amende ceux qui négli-
gent leur lot *. Le partage est fait par des personnes
' choisies spécialement pour cette besogne et il est soumis
au contrôle du mir. Les paysans ne se hasardent ja-
mais à confier ce soin à un arpenteur. Ils partagent
eux-mêmes leurs terres avec une extrême habileté.
Dans un petit village, toute la procédure ne dure que
quelques heures.
C'est avec la même vitesse, la même régularité qu'on
exécute les travaux du mir.
Voici par exemple le tableau de la fauchaison dans
la commune d'Ostrov (gouvernement de Moscou).
Cette commune est composée de dix villages, en tout
2684 hommes qui possèdent en commun des prairies
le long de la Moskova. La veille de la fauche, six mesu-
reurs, un au nom de chaque village, se rendent sur la
-.prairie et la partagent en kholst (division analogue aux
iarousses), suivant la qualité de l'herbe. Chaque kholst
est partagé en sections [delianka) suivant le nombre
des osmaks. En même temps, dans les villages, les
osmaks choisissent dans leurs réunions privées chacun
J'expose brièvement cette question, mais on pourrait écrire un
Tolume entier si Ton voulait raconter les moyens inventés par
les paysans pour amener un partage équitable et protéger les
t intérêts de chacun.
LE PEUPLE H9
dix ouvriers faucheurs. A deux heures du matin, ces
petites équipes arrivent de tous cùtés sur le lieu de
faction : les retardataires paient une amende. La
prairie étant déjà préalablement mesurée et la place
de chaque équipe étant désignée depuis la veille, il
suffit d'une demi-heure pour que toute cette foule s'en-
tende sur Tordre du travail. Les osmaks sortent des
rangs l'un après l'autre, occupent les places désignées,
et de cette manière, toute la masse des faucheurs se ré-
pand sur l'immense espace des prairies. Dès trois
heures, tous manœuvrent leurs faux à l'unisson. Les dix
faucheurs de chaque osmak travaillent ensemble et
chaque équipe prend soin de ne pas rester en arrière.
A huit heures, tout est fini. Les faucheurs, la faux sur
l'épaule, s'en vont chez eux, en chantant, manger et
prendre du repos. Des équipes de femmes et d'adoles-
cents venant des osmaks les remplacent sur les prairies
et remuent les foins. A leur suite, les paysans viennent
des villages avec leurs charrettes. Vers deux heures, la
prairie est couverte de meules que l'on partage, d'a-
près le sort, entre les membres de Yosmak et les char-
rettes emportent le foin dans les villages K Vers huit
heures du soir, il ne reste pas une touffe de foin sur la
prairie *.
i. Les propriétaires de ces viUages sèchent les foins chez eux.
2. Le lectearne doit pas croire cependant que les paysans russes
ne s'occupent que du partage de leurs champs. C'est là une fable
répandue par les adversaires de la tenure communale du sol, par
les seigneurs qui ont eu» d*autre part, l'idée ingénieuse de mettre
en même temps en circulation des bruits tout contraires : ils di-
saient que les paysans eux-mômes commençaient à se lasser de
la tenure communale et qu'Us renonçaient au partage de la ten«.
En rtaUté, les deux assertions sont également fausses.
120 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
En général, les communes exploitent leurs terres
comme il suit ^
Les p&turages sont ordinairement en jouissance
commune et indivisible sans aucune réglementation.
Les forêts, si elles sont de peu d*importance, sont de
même en jouissance commune : si elles méritent des
soins, elles sont souvent interdites pour dix à vingt
ans, et ensuite on les partage comme la fauche, ou
bien Tabattage est fait en commun par tout le village,
et le bois abattu partagé entre les membres du mir.
Du reste, les paysans ne possèdent presque pas de fo-
rêts. Elles sont restées entre les mains des pomiech-
tchiks (seigneurs).
11 arrive très rarement que la répartition des champs
se fait chaque année. Les paysans comprennent trop
bien qu'il faut laisser à chaque cultivateur le temps de
profiter de toutes les améliorations qu'il a faites. Ainsi,
par exemple, dans le gouvernement de Moscou le délai
moyen de répartition est de plus de 13 ans ' ; dans le
gouvernement de Riazan, il estdel0àl5 ans ^ et dans le
gouvernement de Tambov de 1 0 à 12 ans *. 11 faut pour-
tant dire que depuis 1861 (c'est-à-dire depuis l'éman-
cipation des serfs) les partages cessèrent de s'opérer pen-
dant longtemps dans une grande partie de la Russie.
Ce fait fut relevé avec joie par les adversaires du mir.
Cependant il leur fallut se désillusionner bien vite.
i. J*expose la règle générale sans m'arrôter à certaines variations
et exceptions.
2. Recueil statistique dezemstvo de Moscou* T. IV. 1. 1. (conclusion
basée sur Tobseryation de 9427 cas de partages nouveaux.)
3. Statistique de zemstvo du gouvernement de Riazan,
4. Statistique dezemstvo du gouvernement de Tambov^
LE PEUPLE 121
Les paysans, chez lesquels Tinégalité de la réparti-
lion de la terre était arrivée à vrai dire à un haut de-
gré, ne faisaient pas de répartitions compensatrices parce
qu'ils attendaient la rm^îa (recensement). La distribu-
tion des impôts directs est liée à la revisia et les
paysans trouvent juste de placer la répartition de leurs
terres dans une certaine dépendance de la distribution
des impôts. En outre, parmi les paysans, il existe la
conviction que la répartition injuste de la terre faite
en 1831 * sera corrigée lors de la première i^cvisia au
moyen du partage général de la terre sur la surface
de Tempire entier. Mais ce sont justement ces espé-
rances et la crainte des troubles qu*elles pourraient
susciter qui forcent le gouvernement d'ajourner le re-
censement d'une année à l'autre *.
La patience du peuple s'est enfin épuisée, et vers
1879, il a commencé en divers endroits une série de
partages qui continuent, en se répandant toujours, jus-
qu'à la présente année. La tendance à lotir également
les terres gagne même les villages où jusqu'à ces
derniers temps la propriété privée dominait : elle émi-
gré de la Grande Russie au cœur de l'Ukraine. Le
mir prouve ainsi encore une fois sa vitalité au mo-
ment même où ses ennemis se préparaient à assister à
son enterrement.
1. Lors de Tabolition du servage (1861), les paysans serfs des
pomiechtchiks reçurent 22000000 déciatines : il en reste 82000000
entre les mains des seigneurs. Recueil militaire de statistique, p. 203.
2. Le dernier recensement est de 1858.
122 L\ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
III
La vitalité de la commune en Russie étonne ceux-
là seulement qui la regardent comme un simple débris
de l'époque préhistorique. Il est vrai qu'aujourd'hui la
science a indubitablement établi que la lenure com-
munale du sol se retrouve chez tous les peuples à une
certaine période de leur développement. Le lecteur
français connaît certainement sur ce sujet un important
article de M. Wyroubov, écrit précisément au sujet de
la commune russe K De l'ancienneté de la tenure col-
lective du sol, on ne peut cependant nullement con-
clure que toute forme de tenure collective du sol soit
par cela même un débris du passé. Les recherches de
nos savants russes, notamment M. Tchitcherine, ont
rendu depuis longtemps déjà l'ancienneté du mir russe
très douteuse. Aujourd'hui, après les travaux de ma-
dame lefimenko, M. Blumenfeld, etc. on ne peut pres-
que plus nier que le mir russe soit une phase de dé-
veloppement et non une phase de stagnation.
Dans la Russie ancienne, il existait à la fois plusieurs
1. Le communisme russe (dants La Philosophie positive), année 1870.
J'indique cet article non pas à cause de la théorie qu'il contient
sur ranciennelé du principe communal, idée qui est à cette heure
incontestable dans la science, mais à cause de la date déjà fort
ancienne à laquelle il fut publié et à laquelle cette théorie fut expo-
sée au public français. D'autre part, je ne m'associe pas aux idées
de M. Wyroubov sur les modes de développement de notre com-
mune actueUe.
LE PEUPLE 123
fonnes de communes familiales analogues à la Zadrouga
des Serbes. Les formes archaïques de la tenure du sol,
en se décomposant, se transformèrent avec le temps
partie en propriété individuelle et partie en mir. Il est
remarquable, comme le dit M. Blumenfeld S que la pro-
priété individuelle ait précédé chez nous la propriété
du mir. Cette dernière apparaît comparativement assez
lard (vers le xvi' siècle) et se répand ensuite de plus en
plus sur des espaces toujours croissants quoiqu'elle
n'ait pas encore gagné définitivement — même de nos
jours — toute la Russie. La possession communale de
la terre paratt avoir chez nous le plus de force : elle se
substitue à la commune de famille et à la propriété in-
dividuelle. C'est pour cette raison que la commune de
famille s'est conservée de préférence dans les provin-
ces où le mir n'existe pas et où la propriété individuelle
existe seule, comme par exemple dans la Russie Blan-
che, dans l'Ukraine et parmi les tchetvertniks de la
Grande Russie.
Pour bien exposer les causes des progrès que fait la
propriété communale, il faudrait un traité spécial. Je
dois seulement rappeler qu'il existe une école (Tchitche-
rine et d'autres) qui les rapportent à l'influence du ser-
vage. M. Leroy-Beaulieu, quoique très près d'elle, n'a pu
s'empêcher de constater combien sa théorie est exagé-
rée. « Chose singulière ! dit-il. Ces statuts de 1861
{l'abolition du servage) semblent avoir momentanément
étendu à de nouveaux villages, en même temps que
consolidé dans son aire ancienne, un mode de tenure
1. Le$ formes de la tenure du sol dans Vancienne Russie, Odessa,
1885.
i24 LA KUSSIB POLITIQUE ET SOCIALE
du sol qui, trois siècles plus tôt, paraît avoir été for-
tifié par rétablissement du servage. * » Chose singulière^
en vérité ! On établit le servage : la commune se for-
tifie. On abolit le servage : la commune se fortifie de
nouveau... Mais alors comment admettre des théorie»
qui mènent à des conséquences aussi bizarres ? N'est-il
pas plus simple de dire qu'il n'existe aucune liaison
de cause entre la commune et le servage ?
En réalité, ce sont là deux faits historiques qui ont
coexisté et qui, certainement, influèrent l'un sur l'autre»
mais entre eux il n'y eut aucune dépendance directe.
Le régime de la propriété communale se développa dans
les régions de la Russie qui ne connurent pas le servage
aussi bien que dans celles où il fut établi *. D'un autre
côté, le servage ne parvint pas à créer la commune en
Europe et dans certains endroits de la Russie, par exem-
ple dans les provinces de la Baltique, dans la Russie
Blanche, etc..
C'est dans notre mouvement de colonisation, dans
l'histoire guerrière de la Russie et dans les conditions
de notre travail national exclusivement agricole, qu'on
1. L Empire des Tsars. Livre I, page 471.
2. On ne peut nier l'importance qu'eurent dans ce cas les me-
sures gouvernementalos : mais les mesures naissent sous Tinfluence
des conditions de la vie et ne prennent racine que lorsqu'elles
trouvent un terrain favorable. Quand le gouvernement décréta
pour les régions du Nord le partage des terres, les paysans allè-
rent plus loin, ils firent biens communaux non une partie des
terres, comme l'avait prescrit le gouvernement, mais toutes les ter-
res ; ils répartirent non seulement la quantité, — comme le vou-
lait le gouvernement, — mais eurent aussi égard à la qualité, etc.
— Iefimenko. Recherches sur la vie du peuple, p. 354. Voir aussi
SBMEVâKT. Les paysofis sous Catherine IL
r
LE PEUPLE 123
doit chercher les causes réelles du développement de
la commune du mir. L'histoire démontre la tendance
continuelle de cette dernière à élargir de plus en plus
son aire.
II existe encore maintenant de vastes terres dans les
gouvernements de Koursk, Voronej , Tambov, Riazan et
autres, où on peut de ses propres yeux observer la
lutte de la propriété individuelle et de la propriété
communale ainsi que les conquêtes graduelles de cette
dernière. 11 est à remarquer que tout ce territoire, qui
jadis faisait partie des frontières de la Russie, était
peuplé de colonies militaires (sloujilïé liotidi) qui
avaient Fobligation de défendre TEtat des invasions
tartares et qui recevaient à titre d'usufruit individuel
— et ensuite à titre de propriété individuelle — un
certain nombre de quartiers de terre {tchelvert) ; d'où
provient la dénomination actuelle tchetverlnoï qui s'ap-
pUque à un des modes de tenure du sol. Les descen-
dants de ces soldats- colons formèrent de nombreux vil-
lages qui occupent des provinces entières. Nous voyons
maintenant la propriété privée s'y transformer presque
partout en commune de mir.
Dans différents endroits, la mémoire des paysans con-
serve le souvenir des temps où ils furent propriétaires
de leur sol et où ils abandonnèrent ce mode de tenure
pour le régime communal afin d'éviter l'extrême mor-
cellement des biens ^ Dans d'autres villages, l'idée
même du régime tchetvertnoî a disparu ^.
1. Recueil statistique du zemstvo de Kozlov, p. 46. Recueil statisti-
que de Morckansk, — Recueil statistique de Rannenbourg.
2. Recueil statistique du zemstvo de Voronej ^ p. 87.
1
126 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCULE
Nous pouvons à présent même observer partout celte
lutte. Il y a encore beaucoup de terres qui sont juridi-
quement soumises au régime ichetvertnou Mais de fait
leur exploitation a reçu un caractère semi-communal.
Les lots de terre des paysans ne sont pas égaux (grâce
àThéritage, à Tachât, etc.), mais le paysan possède non
pas un lot de terre dont Y emplacement est défini, mais
une certaine quantité abstraite de terre. L'assemblée
du mir a le droit de faire l'échange des lots appartenant
à diverses personnes. Il diminue même proportionnel-
lement la quantité des terres chez tous, si, par exemple,
les terres d'un des membres ont été inondées ou expro-
priées parle gouvernement pour établir une voie ferrée.
De cette manière, la propriété des tchervertniks n'est
déjà plus une propriété purement individuelle.
L'idée populaire du droit de chacun à la terre se fait
donc jour, même parmi les propriétaires, qui jouissent
de leurs terres à titre de propriété individuelle, et donne
naissance à des modes de tenure qui ont pour consé-
quence logique une pleine et entière transition au ré-
gime communal. En réalité, cette transition se produit
sans cesse dans tel ou tel endroit. Des données curieu-
ses sur ce sujet ont été recueillies parla statistique des
zemstvos et on en trouve aussi souvent dans les jour-
naux ^
Il va sans dire que cette transition ne s'opère pas
sans lutte. Les riches qui possèdent beaucoup de terres
s'y opposent de toute leur influence ; ils résistent près-
1. Par exemple dans le Recueil statistique du zemstvo de Koursk;
la province de Graïvoron {Gazette russe, 1885, n» 271); la province
de Soudja, {Gazette russe, 1884, d« 201.)
LE PEUPLE 127
que à main armée. On voit même des meurtres s'ac-
complir. Parfois les partisans de la commune obtiennent
la Tictoire ; puis, trois, quatre années plus tard, c'est le
parti opposé qui prend le dessus K Souvent, même dans
d'anciennes communes les riches parviennent à établir
en fait le régime de la propriété privée. Les deux partis
luttent avec acharnement, mais le résultat total de cette
lutte est Tagrandissement toujours croissant de Taire
du régime communal.
Et cependant, selon la loi, le village entier même n'a
pas le droit de forcer le tchetvertnik à céder son lot de
terre. Son bien lui appartient à titre de propriété indi-
viduelle, il le sait fort bien et souvent il a recours à la
protection de l'autorité. 11 n'est pas rare en ce cas qu'on
renvoie les paysans devant les tribunaux. Ces mesures
sont d'un faible secours. Et puis môme si en certains
endroits le régime de la propriété individuelle est con-
servé pour les anciennes terres, toutes les terres nou-
vellement achetées sont soumises au régime communal
— c'est la règle générale pour certains villages.
Les efforts de la législation d'Alexandre II pour dé-
truire la commune furent également sans résultats.
Selon la loi, le village a le droit d'abolir la commune
par une majorité des 2/3 des voix et même chacun de
- ses membres peut obliger le mir à lui aliéner à titre de
propriété individuelle le lot de terre auquel il a droit ^
1. RecaeU de statistique du (gouvernement deEoursk. p. 60. Voir
les détails de cette lutte de la commune tantôt triomphant et tantôt
succombant racontés d'une manière très pittoresque par M. Kha-
risomenoY, pour le gouvernement d'Ekaterinoslav {Revue du zem-
Uvo, Follova).
2. Statuts du rachat des terres, § 163.
128 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Les cas de ce genre sont pourtant très rares. Dans la
moitié du gouvernement de Moscou, par exemple, sur
le nombre total de 74,480 dvors, il n'y eut en dix-huit ans
que 19 dvors qui se séparèrent définitivement de la
commune ^ Dans la plupart des cas la séparation de la
commune n'est qu'une pure fiction, un moyen, par
exemple, de se soustraire à la solidarité communale en
matière d'impôts {Krougovaîa porouka,) Le mir décréta
l'abolition de la commune, mais de fait il continue à
vivre sans son régime ^ Tous ceux qui ont étudié la
question avec quelque compétence témoignent du dé-
sir des paysans de conserver le régime de la tenure
communale ^ Et les faits le démontrent avec évidence;
le lecteur a pu s'en convaincre plus haut. Nombre de
documents * — et parmi eux le compte rendu officiel
du directeur de la Banque foncière des paysans *, —r
établissent qu'en achetant des terres à l'aide des subsi-
des de cette Banque de création récente, les associations
de paysans se transforment parfois en communes chez
les Grands comme chez les Petits Russiens.
1. Orlov. Des formes de la tenure du sol par le paysan dans le gou-
veîTiement de Moscou.
2. On trouve un grand nombre de cas de ce genre. Voir par
exemple le Rapport de la commission chargée par ordre impérial de
r enquête sur la situation présente des cultures, etc. Supplément
au T. I.
3. Voir M. Lalochb (gouvernement d'Olonetz) M. Sokolotskt,
et aussi nombre de Recueils de zemstvos.
4. Par exemple la province de Rilsk (/« Nouveau Temps, i«r fé-
Trier 1885) ; la province de Pietrovsk {Gazette russe, 1884, n» HG) ; U
province de Poltava (Petit Russien). Gazette russe, 1884, n» 201, etc.
5. Le Messager de C Europe, avril 1885. Question agraire, par
M. Slonimsky.
LE PEUPLE 129
En somme, selon le calcul approximatif de M. Fortu-
nalov, l'aire du régime communal est à présent dans les
diverses parties de la Russie : région du Bas-Volga
98,4 ^/o de toutes les terres paysannes ; région de Mos-
cou 97 Vo; Oural 93,4 7©; Sud grand-russien 89,1 Vo;
gouvernements petits-russiens de la rive gauche du
Dniepr 58,5 Vo; Russie Blanche 55,5 7©; Ukraine
polonaise 45,1 «/o ; Lithuanie 0,7 % *•
Après l'abolition du servage, le régime communal a
pénétré dans la Russie Blanche (gouvernement de Mo-
ghilev) et fait sa réapparition * dans l'Ukraine (gouver-
nements de Kiev et de Poltava) , où il était presque détruit.
Il en vient même à franchir les frontières de la natio-
nalité russe et prend racine chez les Moldaves de la Bes-
sarabie de même qu'autrefois il s'acclimata chez les co-
lons allemands venus en Russie ^
Je suis entré dans de tels détails en parlant de la
commune agraire, que je n'ose insister sur les associa-
tions ouvrières (artels). Celles-ci sont d'ailleurs mieux
connues en dehors de la Russie. Je me bornerai à faire
remarquer, que la tendance à l'association est très déve-
loppée dans la Petite Russie comme dans la Grande *.
Le Russe n'aime ni à vivre ni à travailler seul et,
grâce à une longue pratique, il est parvenu à dévelop-
per en lui à un haut degré de perfection la capacité
!. Gazette mue, 1885, n« 320.
2. Voir pour les détails nombreux qui prouvent Texistence toute
récente de la commune dans une partie de la Petite Russie, le livre
capital de M. Loutchitzky.
3. Klaus. No$ colonies,
4. CHTCHERB15A. L'ossociatioti ouvrière dans la Rtissie du sud. Cette
sérieuse étude détruit complètement le préjugé que les Petits Rus-
siens sont individualistes à Texcès.
9
130 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
d'agir en commun. Il n'est pas rare que le mir des
paysans exécute collectivement de grands travaux pu-
blics : drainages des marais, creusement d'étangs, la-
bourage et ensemencement des champs.
Une série entière de coutumes fait vivement ressor-
tir cet esprit de solidarité. On voit sans cesse un jeune
paysan, en s'établissant, inviter ses voisins à lui cons-
truire son izba et tous les membres de son mir bâcler
Taffaire dans deux ou trois journées sans aucune récom-
pense pécuniaire. Une jeune fille qui, pour raison de
force majeure, n'a pufinir à l'approche des fêtes la quan-
tité usuelle de filage, invite ses compagnes à l'aider:
ne pas répondre à cette invitation serait une grossière
inconvenance. Partout règne la coutume des pomot-
chis ou tolokis (aides). Une famille qui a un travail
pressant à accompIir^(préparation de la choucroute, char-
roi du fumier sur les champs), invite ses voisins à l'ai-
der. On ne paie pas ce travail, mais les hôtes sont obli-
gés d'organiser une sorte de fête du travail. Dans le mi-
lieu paysan et ouvrier, les coutumes de ce genre abondent.
Il est vrai que dans les sphères de la grande produc-
tion l'association ouvrière n'a pas d'applications. Elle y
est aujurd'hui une très rare exception qui attire l'atten-
tion générale. Nous citerons comme exemple le fait sui-
vant : 13 paysans (cultivate.urs) du village de Grekovka
(Petite Russie) achetèrent un bien en commun, il y a
quelques années, et décidèrent de ne pas le partager et
de le cultiver collectivement : cette petite association
donna un résultat très satisfaisant ^ On cite aujour-
1. Meisoger Juridique. 1881, n. 9.
LE PEUPLE Idi
d'hui l'association ouvrière de Tusine de Votkine, dont
les produits ont mérité une mention honorable à la der-
nière exposition de Moscou.
Si les cas de ce genre sont rares, on ne peut en dire
de même des petites associations ouvrières ^ : on les
rencontre à chaque pas. La forme d'association qu'on
peut nommer association pour la consommation est le
mode normal de la vie des ouvriers. Dans les villes, les
ouvriers venus du dehors vivent très rarement isolés :
le plus souvent une équipe loge et se nourrit en com-
mun. Une des dernières études sur la vie des ouvriers de
fabrique donne des exemples d'associations de consom-
mateurs qui atteignent 79 ,et même 300 ou 340 membres ^ .
Le faible développement des associations productives
dépend avant tout de l'extrême pénurie de capitaux chez
les ouvriers. Les associations de pêcheurs, par exemple,
passent souvent aux mains d'entrepreneurs parce que
l'association qui compte plus de dix membres n'a pas à
sa disposition une misérable somme de 100 à 200 rou-
bles indispensable à l'achat du matériel de pêche. Et
en même temps les entrepreneurs ont toujours l'appui
du gouvernement, — ce qui est cause que les associations
ouvrières, abandonnées à leurs propres forces, ne peu-
vent soutenir utilement la concurrence. 11 n'y a pas
longtemps, en 1882, l'assemblée des pêcheurs d'Ark-
hanghelsk, convoquée par le gouverneur Baranov, fit
1. Voir pour la question des associaUons ouvrières le Uvre de
M. IssaeY sur Les ArteU.
2. La vie de fabrique dans le gouvernement de Vladimir par M.
PieskoT, inspecteur des fabriques. 1885. Pourtant dans ce gouver-
nement les associations des ouvriers de fabriques ne sont pas une
règle générale.
132 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCULB
des démarches auprès du gouvernement pour obtenir
des subsides en faveur des associations de pécheurs. Le
gouvernement ne donna aucune suite à ces démarches;
au contraire, et comme tout exprès, il favorisa à Ark-
hanghelsk le développement de la propriété foncière
individuelle et fit des efforts pour livrer aux capitalistes
les diverses branches de l'industrie locale.
IV
Quand on étudie l'organisation harmonieuse du mir,
quand on considère l'aptitude de la masse populaire à
l'autonomie dans l'administration et dans le travail,
quand on voit enfin le principe de l'égalité pénétrer par-
fois la vie des paysans plus profondément que celle des
nations les plus développées de l'Europe, on est porté
à attendre de Tordre politique en Russie quelque chose
de semblable à celui de l'Angleterre ou de la Suisse.
Du moins, pense-t-on, le paysan russe doit bien vivre,
doit être assuré contre l'exploitation économique et le
bon plaisir dans la sphère de ses droits civils?
La première connaissance, cependant, que l'on prend
de la Russie en général et de la vie du village russe en
particulier, fait renoncer à toute illusion à ce sujet!
J'aurais, certes, occasion de parler dans ce livre du
despotisme sans frein qui pèse sur la vie politique, du
manque absolu de sûreté personnelle, de la négation
des droits du citoyen en Russie. Dans son ensemble,
d'ailleurs, le fait est connu partout.
LE PEUPLE 133
Ce qu'ignore à peu près le lecteur européen, c'est
Félat pitoyable du paysan russe qui, au* milieu de ses
institutions républicaines et dans son m/r, devient la
▼ictime d'une exploitation formidable, est opprimé avec
un arbitraire dont n'a aucune idée le plus malheureux
des prolétaires de l'Occident.
Quelles peuvent être les causes d'un phénomène aussi
paradoxal ?
Elles résident surtout dans la civilisation arriérée du
peuple, dans son extrême ignorance, qui rétrécit son
horizon et l'asservit à mille superstitions.
On pourrait dire sans exagération que le peuple russe
ne vit d'une vie de citoyen que dans les limites étroi-
I tes de son mir.
I Tous les phénomènes politiques ou économiques
I plus complexes sont pour lui tout aussi incompréhensi-
! blés, tout aussi en dehors de son entendement et de sa
volonté que ceux de la nature. Un favori obtenait-il de
l'impératrice à force de platitudes 10000 serfs, jusqu'a-
lors paysans libres et indépendants? Un entrepreneur
contemporain regoit-il du gouvernement une avance
I d'un million de roubles pour une affaire véreuse qui
ruine quelques milliers de gens du petit métier? Ce
sont là aux yeux du peuple des phénomènes de force
majeure qui dépassent son entendement et contre les-
quels par conséquent il ne peut rien.
D'où la bourrasque qui a réduit le village en ruines
s'est-elle déchaînée ? Comment en triompher ? D'où le
favori ou l'entrepreneur se sont ils abattus sur le paysan?
Comment s'en défendre? Toutes ces questions sont
I également inconcevables pour le paysan. Dans la région
134 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
de la haute politique, comme dans celle des phénomènes
physiques, le peuple vit dans un monde fantastique
d'hypothèses qui n'a rien de commun avecla réalité. II
dépêche un messager au tzar, avec autant de foi qu'il
fait célébrer une messe, pour implorer la fin de la sé-
cheresse, car il n'a pas plus l'idée du gouvernement
du ciel que du gouvernement de la terre. Ce n'est pas
là une conséquence du peu de développement de son
intelligence, mais d'une ignorance extrême. Le paysan
raisonne très bien sur ce qu'i] sait : le malheur est qu'il
ne sait presque rien. ^
La civilisation peu avancée de la Russie cesse d'éton-
ner si l'on se rappelle que le peuple russe a été privé
pendant des siècles de toute communication avec les na-
tions civilisées. Il ne se rencontrait alors qu'avec des
peuplades sauvages qui lui étaient inférieures sous tous
les rapports. Les fruits du travaif de la raison humaine
et de la science lui étaient inaccessibles. Aujourd'hui
même, le peuple est fétichiste et païen dans nombre de
cas, parce qu'il ne peut juger du ciel et de la terre que
d'après un nombre restreint d'observations faites dans
l'aire étroite de son champ, de sa forêt, de son mir.
Est-il étonnant, dès lors, qu'en prenant pour base un
nombre si insignifiant de faits, le peuple ne puisse
se faire une idée des lois des phénomènes, qu'il ne
puisse parvenir à connaître ce qui est le fond même de la
science humaine et ce qui seul peut tirer l'homme dé
la servitude envers la nature et envers la société ? Les
paysans d'Olonetz, raconte M. Hielferding, lui relataient
des contes sur les géants avec une inébranlable con*
viction. Ils comprenaient cependant fort bien qu'il
LE PEUPLE 135
n y a plus aujourd'hui de géants — « Eh bien ! di-
sûent-Us, il n'y en a plus. C'est parce que le monde
est en décadence, mais il y en avait beaucoup au
temps jadis. » Ailleurs, le paysan assure qu'il n'y a
plus dans le pays de liechï V : — « Il y en avait ja-
dis beaucoup. A présent les forêts sont abattues et les
pauvres diables ne trouvent plus où se nicher I » Nous
ne voyons pas là un manque d'observation individuelle
— l'observation est au contraire très exacte, — mais
un manque absolu de connaissance des lois de la
nature.
On trouve toujours un fond d'anthropomorphisme
dans les opinions religieuses du peuple, surtout dans
celles des Russes Blancs, la plus arriérée des races
russes. Voyez comme les chansons blanches-russien-
nés représentent Dieu. Elles nous racontent des fêtes
chez Dieu, où Dieu lui-même édulcore Vhydromel où
Elie le prophète brasse la bière l Un jour Dieu cher-
cha en vain Elie.
Elie 8*en est allé aux blés.
La Sainte Vierge, elle aussi, fait le ménage et se
plaintà Dieu de sa fatigue :
Elle s*est inclinée devant Dieu :
Et moi, mon Dieu, je ne me suis pas promenée,
' J'ai labouré la terre, j*ai semé Torge,
J*ai semé Torge, je Pal récolté.
Un jour, un frère et sa sœur s'en allèrent chercher
1. Cet être fantastique de la mythologie russe habite les forôts et
M plaît à égarer les voyageurs.
136 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Dieu, et ils les trouvèrent près^ près (tun baril buvant
de la bonne eau-de-vie *.
Un de mes amis a rapporté un souvenir analogue de
la province de Kouban. Il y a beaucoup parlé des
différentes villes de la Russie aux Cosaques — la pro-
vince est habitée par des Cosaques petits russiens. Un
paysan lui demanda un jour de son air le plus sérieux :
« Ayez la bonté de me dire si vous êtes allé dans l'autre
monde? » Mon ami se froissa de la question. Il la prit
pour une moquerie et une allusion au manque de foi
de Tauditeur en ses récits. La question du Cosaque
était cependant très sérieuse. Un des habitants de son
village, au retour d'un pèlerinage, avait raconté que,
chemin faisant, il était passé au ciel où les défunts de
son village l'avaient prié de saluer leurs parents en
leur nom. Il partit ensuite, et cette fois directement
pour le ciel, chargé de cadeaux rustiques et même
d'argent que les crédules Cosaques lui donnèrent pour
qu'il les transmit à leurs parents décédés. Il était
donc tout naturel que le Cosaque désirât apprendre de
mon ami, puisqu'il le jugeait homme expérimenté, à
quel point les voies de communication entre la terre et
l'autre monde étaient praticables.
Il est clair qu'une manière de voir aussi naïve a une
action sur la vie sociale. Il y a deux ans, les Cosaques
du Don renoncèrent à combattre les sauterelles qui
envahissaient leurs champs et préférèrent faire dire des
messes. A tout prendre, les paysans ont autant de foi
dans l'efQcacité des cérémonies religieuses que dans
celle des médicaments ordonnés par un médecin.
1. Gheïn. Les chansons blanches-russiennes.
LE PEUPLE i37
— Pourquoi avons-nous de mauvaises récoltes ? se
demande le paysan.
— Parce que, répfond-il, les prêtres touchent
maintenant un traitement. Au temps jadis, les popes
cultivaient, eux aussi, la terre ; alors, ils célébraient des
messes avec ferveur afin d'obtenir du bon Dieu une
abondante récolte. Aujourd'hui, ça leur est bien égal,
et ils disent négligemment leurs prières.
Il est très redoutable, même de nos jours, d'être
accusé de sortilège dans nos villages. Cette accusation
aboutit quelquefois aux conséquences les plus tragi-
pes. Les journaux russes enregistrent de temps en
temps la nouvelle de la combustion d'un prétendu sor-
cier. Et, cependant, les paysans ont très souvent re-
cours aux sorciers. Il y a quelques années, dans le vil-
lage de Megletzi (gouvernement de Novgorod), on vola
la caisse de la société villageoise de prêt et d'épargne.
L'assemblée du village décida de consulter un sorcier
pour qu'il découvrît le voleur. Le sorcier procéda pu-
bliquement à sa besogne. Il invita les paysans à regar-
der un seau plein d'eau et leur distribua de petits bâ-
tons mystérieux qui, selon lui, grandiraient entre les
mdns du voleur.
Dans les cas d'épizootie, les paysans, au lieu de re-
courir aux mesures hygiéniques, se servent parfois de
Xopakhivanié. Voici en quoi consiste ce procédé de
conjuration.
A une heure avancée, par une nuit sombre, quelques
femmes, les cheveux épars et les vêtements flottants,
s'attèlent à une chaniie et tracent un sillon autour du
territoire qu'il siagit de préserver de la visite de la
138 U RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Mort. Cette cérémonie est accompagnée de chants sau-
vages que les femmes braillent de leur mieux: mais ces
chants sont un mystère pour les ^hommes. Leurs yeux
ne doivent pas voir la cérémonie, et malheur à celui
que la procession rencontre par hasard sur son pas-
sage : il est roué de coups et court même le danger
d'être mis en pièces. Mais il va sans dire que les hom-
mes, en entendant les hurlements sauvages des fem-
mes, se hâtent de s'enfuir ou de se cacher K
Ces grossières superstitions sont entretenues chez les
paysans et même développées par TEglise. 11 existe
dans le rituel ecclésiastique nombre d'exorcismes qui
ne diffèrent en rien du sortilège, d'autant qu'ils sont
destinés souvent à en combattre les effets. Si un paysan
trouve par hasard un zalome sur son champ ^, dans son
affliction il a recours avec une foi égale au sorcier ou
au pope.
Il n'est donc pas étonnant que l'inculpation de sor-
tilège, soit en Russie, une arme employée parfois dans
les luttes politiques. On s'en sert notamment contre les
sectaires. Toujours sobres, laborieux et intelligents, Us
jouissent, malgré les persécutions du gouvernement,
d'une aisance qui surpasse beaucoup celle des ortho-
doxes. Alors on prétend qu'ils reçoivent leur argent du
diable. J'ai entendu moi-même un récit de ce genre d'un
misérable qui assurait avoir vu de ses propres yeux un
1. Il n'y a que quelques années un cas d*opakhivanié a eu
lieu aux alentours mômes de Moscou, à Fili.
2. Un zalome est un faisceau de tiges de blé, lié d'une maniéré
particulière, a^ecdesexorcismes. Si un ennemi vous a fait un za-
lome, Yotre blé est perdu à moins que tous n'annuliez le zalome
par des exorcismes appropriés à la circonstance.
r
LE PEUPLE 139
chalapoute — c'est le nom d'une secte, — en conver-
sation avec le diable qui aurait surgi d'une cuve pleine
d'eau et lui aurait donné de l'or.
En 1873, on lança contre les socialistes, à Saint-Péters-
bourg même, pareille inculpation de sortilège.
C'est ainsi que la superstition confine à 4a politique.
La chose est d'autant plus facile que les paysans n'ont,
je l'ai dit, qu'une idée très confuse des questions so-
ciales. On en rencontre qui ne savent même pas que le
tzar est un monarque héréditaire. Les paysans d'un vil-
lage du gouvernement de Simbrisk s'imaginaient que
le tzar est élu à terme par le sénat. C'est là, certes,
un cas exceptionnel : mais, en général, les idées des
paysans sur le tzar sont tout à fait fantastiques. Us le
considèrent souvent comme un représentant et un pro-
tecteur du peuple, qui ne se soucie que de le secourir.
Seulement les gentilshommes Ten empêchent toujours.
Comment l'en empêchent-ils? C'est une chose mysté-
rieuse et inconcevable. Toujours est-il que le tzar est
forcé d'avoir recours à la ruse pour triompher des gen- «
tilshommes et des sénateurs. Voilà comment la légende
populaire raconte l'abolition du servage.
Le tzar s'en préoccupait beaucoup depuis longtemps,
mâs il n'y pouvait rien. Comment s'y prendre pour dé-
livrer le peuple? Il trouva enfin. Revêtu du grand uni-
forme et décoré des ordres de Nicolas P% le tzar se ren-
dit au Sénat :
— « Messieurs les sénateurs, demanda-t-il : ai-je le
droit de m- habiller de cet uniforme et de me décorer de
ces ordres ?
— Non, Sire, répondirent les sénateurs, c'est feu
\iO Lk RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
votre père qui a mérité cet uniforme et ces ordres : ce
n'est pas vous. »
Un autre jour, le tzar se renditau Sénat avec la grande
tenue d'Alexandre I*^ Les sénateurs lui dirent qu'il
avait tort de la revêtir, puisque ce n'était pas lui qui l'a-
vait méritée, mais son oncle.
Une troisième fois, le tzar vint au Sénat, revêtu de
son propre uniforme et décoré de ses ordres.
— Vous avez raison de les revêtir, lui dirent les sé-
nateurs, puisque c'est vous qui les avez mérités.
Et le tzar de répondre.
— Très bien, messieurs les sénateurs, très bien. Dé-
crétez donc que chacun ne jouisse quede ce qu'il a gagné
lui-même, mais non pas de ce qu'ont gagné son père
ou ses aïeux.
Les sénateurs virert alors qu'ils avaient donné dans
un piège. Qu'y faire? Us furent obligés de signer le dé-
cret.
Alors le tzar de leur demander.
* — Messieurs les sénateurs, où avez vous gagné vos
paysans?
L'un les avait eus de son père, l'autre de son grand-
père, le troisième de son aïeul. Nul ne les avait gagnés
personnellement. Les sénateurs durent reconnaître
qu'il fallait abolir les droits des nobles sur les paysans.
Et ce fut ainsi qu'eut lieu l'abolition du servage *.
Voici une autre légende qui appartient, celle-ci, au
1. Cette légende, qui a été publiée pour la première fois, si je ne
me trompe, dans le journal socialiste Terre et liberté^ est contrôlée
par le témoignage de plusieurs publicis'es qui ont étudié la vie du
peuple.
r
LE PEUPLE 141
domaine de la haute politique. Elle est citée par M.
Ouspensky *.
Pourquoi la guerre Turco-Russe a-t-elle éclaté ?
— Parce que, raconte le paysan, un taureau primitif
repose dans le pays turc. Un trésor immense, peut-être
la source de Tor de la terre, est enterré sous le sabot
de derrière de ce taureau. Le tzar a voulu conquérir ce
taureau. Après cette conquête, les paysans ne paieront
plus d*impôts.
Dans un autre cas, à l'occasion évidemment des li-
vres et des brochures socialistes, qui se répandent
dans le peuple, il est né la légende que voici. Un mons-
tre d'une longueur de quelques dizaines de verstes se-
rait tombé du ciel dans un gouvernement quelconque.
Sur son dos est gravé tout ce qui doit arriver : mais per-
sonne jusqu'à présent n'a déchiffré ce qui est écrit.
Les autorités interdirent rigoureusement de le lire.
Les événements politiques, on le voit, se reflètent
parfois dans la pensée du peuple, même de nos jours,
d'une manière purement mythique.
Certes, ce serait commettre une grande faute que de
juger de l'état intellectuel du peuple uniquement par
ces preuves de son ignorance. Ce ne sont là que des cas
exceptionnels, mais il est évident qu'une population
qui forge de pareilles légendes ne peut émettre des ju-
gements suffisamment raisonnables sur la vie politique.
Tant que la pensée de l'homme ne peut briser les fers
de la conception mythique, son développement demeure
1. M. Ouspensky est un de nos écrivains contemporains de ta-
lent et un grand observateur de la vie du paysan.
442 LÀ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
incomplet. C'est ce développement incomplet qui est
aujourd'hui le grand vice social de la Russie.
II n'y a qu'une centaine d'années, les gentilshommes
mêmes, il faut s'en souvenir, ne considéraient pas les
peines corporelles comme injurieuses pour leur dignité.
Il y a quelque dix ans, on châtiait encore corporellement
les gens inculpés de crimes politiques par la troisième
Division de la Chancellerie impériale (Police secrète).
Dans les procès de droit commun la torture n'est sup-
primée que depuis 1801. Pour les procès politiques, elle
n'est pas encore tout à fait supprimée dans la pratique.
Jusque sous Pierre le Grand, les Russes s'intitulaient
khoiops * dans leurs rapports officiels avec l'empereui-.
Pierre modifia cette formule et leur ordonna de s'iftti-
tuler désormais rabs au lieu de khoiops. A son tour,
Catherine II mit en usage l'épithète sujet au lieu de
rab.
Les chefs tutoient parfois en tlussie leurs subalternes
même dans les administrations les plus instruites
comme dans la Division médicale. Dans le service mili-
taire, les officiers sont obligés de tutoyer les soldats.
Si la Petite Russie est plus avancée à cet égard, cette
grossièreté de mœurs, qui reflète le dédain des droits
et de la dignité de l'homme, est poussée à l'extrême
chez les Grands Russiens. Dans la Grande Russie, la
peine corporelle est celle qu'imposent partout |e plus
habituellement les tribunaux de volost. On punit de
verges un mari qui abandonne sa femme, une femme
qui a manqué de respect à son mari, des fils qui ont dés-
obéi à leur père, des pères qui ù'ont pas payé les
\. Khoiops, serfs, au sens péjoratif; rabs, serfs, au sens simple.
LE PEUPLE 143
impôts, etc., etc. Cet ignoble mépris de la dignité hu-
maine s*est développé surtout sous Tinfluence de la
grande famille ancienne que les réactionnaires russes
ont raison de regretter comme le pilier le plus solide
des principes conservateurs.
Il importe de ne pas passer sous silence cette insti-
tution de la grande famille ancienne^ qui n'a pas été
un moindre obstacle que le servage au développement
moral du peuple russe.
Du temps de nos aïeux, ces familles étaient compo-
sées de 20 à 30 membres, et même souvent de 50 à 60.
Elles étaient soumises à l'autorité absolue de Tancien
de famille (6o/cAaX;), ordinairement le plus vieux grand-
père '. Il gérait les travaux, contrôlait la consommation,
réglait les mariages des membres de la famille, etc. La
famille travaillait en commun, prenait en commun ses
repas et habitait souvent une demeure commune.
On peut s'imaginer ce que devient l'homme dans
une pareille vie. Des dizaines d'yeux épient chacun de
ses mouvements ; il n'a ni volonté, ni propriété, ni
même sentiments, dont il puisse disposer à son gré.
L'autorité despotique de la famille et du bolchak
s'est le plus lourdement abattue sur la femme. Les
chants russes sont remplis de ses plaintes touchantes
contre cet état de servitude et dépeignent souvent ses
révoltes implacables pour la reconquête de ses droits
foulés aux pieds. Les Petits Russiens ont un dicton bien
caractéristique :
1. Dans les cas où le bolchak devenait décrépit au point de ne
plus pouvoir maintenir l'ordre, on procédait parfois, mÔme de son
Tivant, à l'élection d'un bolchak plus jeune.
i44 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Qui apportera de Teau ? La bru.
Qui va-t-OQ frapper ? La bru.
Pourquoi la frappera -t- on? Parce qu'elle est la Lra *.
La bru était Tesclave de son mari, qui était lui-même
l'esclave du bolchak. Esclave de sa belle-mère, qui
vengeait sur elle ses propres souffrances d'autrefois, la
jeune femme était vouée dans sa nouvelle famille à un
travail sans &n, à des reproches incessants, aux coups,
à Féternel renoncement à sa volonté. Elle entre dans la
maison, revêtue encore de ses habits de noce : aussitôt
Tenfer commence.
£t le beau-père dit :
Ou nous amène une ourse.
£t la belle-mère dit :
On nous amène une mangeuse d'hommes.
Et les beaux-frères disent :
On nous amène une saligaude.
Et les tantes disent :
On nous amène une fileuse fainéante.
C'est en vain que la pauvrette tâche de complaire à
tous : elle n'obtiendra d'eux un pauvre mot bienveillant.
Le mari même, fût-il amoureux, est impuissant à la pro-
téger, comme le dit un chant poétique des Grands Rus-
siens : la plainte de la femme accablée de fatigue.
Moi, la jeune, j'ai sommeil,
Ma tête penche vers l'oreiller.
Et le beau-père va et vient dans le vestibule,
1. Ikpwenko. La femme paysanne dans Recherches sur la vie du
peuple.
LE PEUPLE 145
II se promène tout furieux dans le nouveau vestibule.
II frappe, il tonne, il frappe, il tonne, ,
II empêche la bru de dormir :
Lève-toi, lève-toi, somnolente !
Lève-toi, lève- toi, dormeuse !
Toi, somnolente, dormeuse, sans ordre !
La pauvrette frissonne, essaie de se lever, mais n'en
I a pas la force.
Moi, la jeune, j*ai sommeil,
Ma tète penche vers Toreiller.
Voici la belle-mère qui arrive comme une trombe.
Nouvelles gronderies et nouveaux reproches :
Dormeuse, somnolente, sans ordre 1
Et le mari ? Le mari n'y peut rien. Il voit l'injustice,
mais il ne peut que murmurer en secret, en compatis-
sant à sa femme qui sommeille malgré elle :
Dors, dors, ma sage.
Dors, dors, ma très douce.
Épuisée, harassée, par trop tôt mariée i.
Hais que sont les coups, les reproches, le travail !
L'autorité despotique du bolchak aboutit à de pires abus.
La langue populaire s'est même enrichie d'une expres-
sion toute spéciale: snokhatch ^. Les drames judiciaires
découvrent souvent d'affreuses scènes de jalousie du fils
1. ChbIn. Chantt grandê-msaieru. I. p. 335
2. On pourrait traduire par le néologisme bruaire, La Uaisbn du
beau-pèrâ avec sa bru est fréquente.
10
446 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
contre son père, montrent quelquefois le père tombant
sous la hache du fils ou empoisonné par la jeune
femme qui se venge de la violence qu'on lui a faite.
La grande famille est une véritable école de servitude.
L'homme qui a été élevé dans ce milieu endure sans
honte le despotisme le plus sanglant du maître ou du
gouvernement.
On ne peut nier que ces défauts traditionnels du
peuple russe ne se soient beaucoup atténués aujourd'hui
et ne s'atténuent toujours. Une révolution morale s'o-
père dans le fond de la masse populaire : elle réclame
ses droits et sait les conquérir. A cet égard, on peut
considérer la fin du xvii® siècle comme l'époque de la
crise dans l'histoire russe.
Après les grandes guerres nationales contre les Sué-
dois et les Polonais, une renaissance intellectuelle se
manifeste partout.
D'une part, une classe instruite naît, tente des efforts
énergiques pour rapprocher la Russie de l'Europe, et
acclimater chez nous la civilisation européenne. Parmi
les hommes qui partagèrent la tâche de la tzarevna So-
phie et de Pierre le Grand, on trouve beaucoup de gens
du peuple, mais qui ne représentaient nullement le
peuple à vrai dire, puisqu'ils marchaient en avant de
leur siècle. Dans la population entière, on aperçoit un
LE PEUPLE 147
antre courant qui nait également du réveil des âmes et
des intelligences. C'est le schisme [raskol).
Le schisme nous peint l'état mental du peuple russe
sous un jour peu réjouissant. Il éclata à la suite de la
réforme que le patriarche Nikon entreprit pour cen-
traliser le clergé, pour l'arracher à l'influence des pa-
roissiens, pour régler les cérémonies conformément au
rituel de l'Eglise grecque. Cette réforme alluma la
guerre. Nikon ordonna de se signer avec les trois
doigts ; les raskolniks affirmaient qu'il suffisait de deux
doigts et invoquaient les vieilles images, où les saints
sont peints se signant avec deux doigts. Nikon ordonna
de chanter trois fois r«//e/wta; les rfl6'Ao/mA;5 affirmaient
qu'il ne fallait le chanter que deux fois. Toutes les con-
troverses sont de cette importance. Elles suffirent ce-
pendant pour que les deux partisse nommassent mu-
tuellement hérétiques, pour que les ^/arooôreW/zt (par-
tisans de l'ancien rituel) fussent brûlés vifs, convain-
cus qu'ils étaient qu'ils seraient damnés s'ils se signaient
autrement qu'avec deux doigts. Dans les deux camps, le
fanatisme dominait en maître.
Les représentants contemporains des raskolniks si-
gnalent une caustf plus profonde du schisme. Ils affir-
ment qu'il ne s'agissait pas delà forme des cérémonies.
Cette forme ''doit être établie par l'usage et le clergé
n'est pas seul à y prendre part, les fidèles y ont leur
rAle. Il n'est donc pas permis, pensent-ils, de changer le
rituel sans le consentement de l'Eglise qui n'est autre
chose que l'ensemble des croyants. L'esprit de l'Ânti-
christ, qui agissait en Nikon, fit seul exclure les fidè«
les de l'Eglise et arroger au clergé une autorité despo-.
148 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tique sur la conscience des croyants ^ En effet, l'Eglise
russe ancienne était constituée dans un sens beaucoup
plus démocratique : les fidèles choisissaient même
leurs prêtres. On peut voir en somme dans le schisme
une protestation très accentuée du peuple contre les
tendances despotiques du haut clergé, quoiqu'il soit
parfaitement avéré que les schismatiques croyaient en
leur croix à huit pointes comme le sauvage croit en
son fétiche.
Une fois éveillée, la pensée ne put retomber dans le
sommeil, bien qu'elle n'eût pour s'exercer d'abord
d'autre terrain que la scholastique cléricale. Elle se dé-
veloppa et elle progressa. Les persécutions incroya-
bles que subirent les rûwAo/mA^, les poussèrent à trans-
porter leurs critiques de l'Eglise au gouvernement. Us
déclarèrent alors que le tzar était l'Àntichrist. Nombre
de sectes furent bientôt obligées de se passer de prêtres,
et en firent môme un dogme de leur religion : le droit
de chacun à discuter les questions religieuses fut, en
conséquence, admis dans toute son étendue. L'esprit
qui avait jusqu'alors été esclave du rituel, d'une image
en bois, d'une croix en cuivre, devint maître de soi.
De nos jours, on peut évaluer le nombre des staroo-
briadtzi et des sectaires à 12 & 45 millions. Ils sont di-
visés en une foule de doctrines et de sectes'i quelques-
unes se distinguent par leur fanatisme grossier, celle
entre autres des skoptzi (castrats). Unepartie des staroo-
briadtzi^ la popovchtchina qui s'intitule ancienne
église orthodoxe, remplace l'autorité de l'Eglise offi-
1. Voir, par exemple, La Polémique moderne du schisme, dans Le
Messager de rSurope.
LE PEUPLE U9
delle par la sienne propre. Cette église ne peutéyidem-
ment contribuer beaucoup à la diffusion du libre eita-
men. Toutes les sectes de la bezpopovchtchina tendent
au contraire indubitablement à se transformer en pur
rationalisme. C'est du re^te à peu de chose près le but
atteint par les chrétiens spirituels. En général, les sec-
taires sont la partie la plus développée du* peuple. Ils
savent lire et écrire, et connaissent à merveille la
Sainte Ecrïture. Mais ce n'est pas la Sainte Ecriture
seule qu'ils.étudient. Leurs natchottchiks{^TvA\\J&) con-
naissent les livres de Renan, sont familiers avec This-
toire, s'intéressent à la littérature des questions socia-
les. Les natchottchiks^ tels que le célèbre Paul le Cu-
rieux, — comme facultés littéraires et comme érudition —
sont parfois bien au-dessus de leurs adversaires, les doc-
teurs des académies théologiques. En règle générale,
les sectaires se distinguent par leur moralité, leur so -
briété et leur activité intellectuelle.
Il est remarquable que toutes les sectes comtempo-
raines se différencient des anciennes par l'accroisse-
ment de l'importance qu'elles donnent aux principes
sociaux. Elles font moins d'attention aux dogmes, davan-
tage aux questions de morale et de vie sociale. Elles
se tiennent rarement dans le domaine de la pure politi-
que ^ ! Mais, dans le domaine de la vie sociale, elles
i. Il y a, du reste, des exceptions parmi lesqueUes il faut ins-
erire la secte des slranniks ou biégouni (fuyants). Cette secte re-
garde le Tzar comme r Antichrist, croit qu*anjour les croyants se
réuniront et combattront son armée. En attendant, ils rejettent
absolument toutes les institutions sociales : ils se dérobent au
service militaire, ne paient pas d'impôts, refusent de prendre
des passeports, ne font pas d'affaires qui réclameraient Tinter-
M50 LA RUSSIE POLITIQUR ET SOCIALE
insufflent au peuple beaucoup d'idées saines et
pures.
Impossible de ne pas marquer, par exemple, le rôle
éminent des femmes chez nos schismatiques : elles y
deviennent égales aux hommes sous tous les rapports.
Elles y exercent même très souvent les fonctions de
chefs des sectes.
Chez ces sectes, le mariage — libre alliance — com-
porte beaucoup moins d'obligations de forme et donne
une importance bien plus grande aux devoirs moraux.
Les communes des sectaires sont souvent des asso-
ciations très intéressantes. Aucun membre n'en peut
devenir indigent : on l'aide et on ne le laisse pas se
ruine;. Ces associations (chez les chalapoules) se comr
posent parfois de plusieurs familles possédant et culti-
vant la terre en commun. L'indépendance individuelle
y est heureusement jointe à la possession et au travail
collectif.
Les sectaires contribuent énormément à ruiner l'es-
prit d'exclusivisme national. C'est ainsi, par exemple,
que les soubbotniks (sabbataires) se rapprochent des
Juifs. Les stundistes apparurent, il n'y a qu'une
quinzaine d'années, sous l'influence de la propagande
des colons allemands qui habitent le sud de la Russie.
Du reste, les stundistes devancèrent de beaucoup leurs
maîtres. En général, nos sectes importent de nom-
yention de la loi. Il est clair qu'avec de telles conviclions ils sont
obligés de mener une yie errante et de se mettre à l'abri des per-
sécutions des autorités. Aussi savent-ils se construire très adroi-
tement des maisons avec nombre de passages secrets et de recoins
où l'on peut se cacher avec succès.
LE PEUPLE 151
breux éléments civilisateurs dans la vie du peuple, et
historiquement on doit les considérer comme ses édu-
cateurs les plus actifs.
En même temps que le raskol s'y développait, la
Russie est entrée dans une voie nouvelle, évolution
plus importante encore par ses conséquences : je veux
parler de son rapprochement de l'Europe et de l'impor-
tation de la civilisation européenne en Russie. II va de
soi que la science acquise ainsi n'a eu longtemps sur
le peuple qu'une bien faible action : elle demeura
l'apanage d'une minorité plus ou moins privilégiée,
mais peu nombreuse. Cependant, grftce aux exigences
du développement de l'homme dans la masse popu-
laire, elle pénétra jusqu'à un certain degré, comme par
un réseau de filets capillaires, le milieu populaire
russe.
Après l'abolition du servage, la réaction de la classe
instruite sur le peuple s'est singulièrement accrue. Se
rapprocher du peuple est devenu son rêve favori : les
écoles, les livres populaires, le commerce personnel
furent à cet égard ses meilleurs instruments. Alors in-
tervint le parti réactionnaire. Le comte Dmitri Tolstoï
arriva au ministère de l'Instruction publique et son
administration fut telle qu'un bon mot populaire dans
toute la Russie l'appela le ministère de t obscurcissement
public, 11 tâcha — autant qu'il put — d'empêcher la
fondation des écoles primaires, en y créant des obs-
tacles insurmontables même pour le zemstvo^ à plus
forte raison pour les particuliers.
Le nombre des écoles n'en est pas moins évalué dans
la Russie européenne à 22770 avec 1140000 écoliers
452 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
(904000 garçons et 236000 filles). Certes, c'estpeu pour
la Russie puisque le nombre des écoliers atteint à peine
le2 «/o de la population entière. La Pologne se place au
premier rang (4 ®/o de sa population) ; la Russie pro-
prement dite est déjà au-dessous de la moyenne (à
peu près 1 ®/o) ; (la Sibérie plus bas encore (0,3 ®/o). Il
esta remarquer que, sur le terrain des écoles primai-
res, les Allemands de la Baltique qui se Tantent tant
de leur mission civilisatrice, n'ont pas beaucoup de-
vancé la Sibérie. Leurs écoles ne reçoivent que le
0,7 ^lo de la population. On en peut conclure à quel
point ils craignent de laisser la civilisation pénétrer
parmi les aborigènes conquis et dépossédés.
Le gouvernement russe agit de même vis-à-vis de son
peuple : ayant un budget de 800 millions de roubles,
il n'en dépense que 3 pour les écoles primaires. Le zem-
stvo ajoute 5 millions à cette somme dérisoire, mais, en
somme, le lecteur voit à quel point le premier instru-
ment de l'instruction — savoir lire et savoir écrire —
est peu accessible au peuple russe.
On ne peut indiquer que par conjecture la statistique
de l'instruction primaire du peuple. Nous avons, cepen-
dant, des renseignements exacts sur le nombre des jeu-
nes gens sachant lire pris par le service militaire : en
1882, plus de 76 *»/o ne savaient lire. Parmi les conscrits
paysans et ouvriers, on peut évaluer à environ 20 ^U ceux
qui savent lire. C'est là déjà un progrès, bien que très
lent, puisque en 1870 il n y avait que 1 1 Vo des conscrits
qui sussent lire, et en 1868 8 ®/o seulement.
Si insignifiants que soient les moyens d'instruction ac-
cessibles au peuple, il en use avec une grande ardeur.
LE PEUPLE 153
Le Russe est très impressionnable. Son esprit sommeille ;
il n'est pas hébété. L'instruction, c'est de la lumière ;
l'ignorance, c'est de l'obscurité, dit le peuple, et il désire
beaucoup s'instruire. Il prête une oreille avide aux récils
d'un homme expérimenté, observe attentivement cha-
que fait nouveau. Les conférences publiques, faitespour
les ouvriersàSaint-Pétersbourgetaux alentours, en 1880-
1883, attirèrent plus de SOOOO auditeurs. 11 y a dans
les musées à Moscou et à Saint-Pétersbourg peu de visi-
teurs aussi attentifs que l'ouvrier, le petit bourgeois, etc.
Passez, par exemple, un jour de fête devant rentrée du
musée de Roumiantzov à Moscou. Vous y verrez bien
avant l'ouverture une foule d'ouvriers, attendant patiem-
ment l'heure fixée. Malheur à vous si vous liez par hasard
une conversation avec un ouvrier : il ne vous quitte
pas, fait des questions détaillées sur tout ce qu'il voit,
à commencer par l'ossature d'une baleine et à finir par
une machine quelconque. Grâce à ce désir d'instruction,
ce que l'on appelle les travaux au dehors {otkhojïé pro-
mysly) doit être considéré comme les agents les plus
puissants de l'éducation du peuple.
Les otkhojie promysly sont les absences temporaires
de leurs villages de travailleurs qui émigrent pour cher-
cher ailleurs de la besogne. Le fait se produit sur une
très large échelle. Chaque année, des dizaines et même
des centaines de milliers d'ouvriers, avant le commen-
cement des travaux des champs, envahissent les gares
des chemins de fer et s'acheminent vers le midi, vers
les steppes heureux, où des prairies magnifiques et
de grasses moissons réclament dix fois plus de travail-
leurs que n'en peut fournir la population indigène. Là
iU LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
aussi les ouvriers trouvent dans les ports de la mer
Noire et de la mer d'Azov le travail de chargement des
navires. Au nord, les otkhoj'ie promysly sont occasion-
nés par le flottage du bois, etc.. Les travaux d'été et
la navigation terminés, on remarque le fait tout con-
traire. La foule 'des ouvriers se dirige vers les villes
pour y travailler dans les fabriques, au charroi, etc.
On peut se faire une idée de Timportance des otkho-
jïe promysly par quelques exemples : Saint-Pétersbourg
seul contient plus de 200000 de ces ouvriers ; il y en a
à Moscou plus de 250000. De même pour les autres
grandes villes. *
Toute cette multitude ne rompt pas ses liens avec le
village natal. Nombre de paysans vont passer l'hiver
dans les villes et retournent chez eux au temps des tra-
vaux des champs. D'autres ont dans les >illages leurs
familles. D'autres encore vivent dans les villes, même
avec femme et enfants, mais le temps nécessaire seule-
ment pour amasser un petit capital qui les aide à renou-
veler dans le village l'installation qu'ils ont quittée pour
un temps. D'autres enfin, tout en allant séjourner dans
1. Il arrive à Saint-Pétersbourg et à Moscou pour chercher du
travaU :
du gouyernement de Moscou, 1 1 ,5 o/o de la population mascuUne»
du gouvernement de laroslav, 12,3 o/o —
du gouvernement de Tver, 5 «/o —
des autres gouvernements environ, 5% —
Les femmes (quittent plus rarement le village. Cependant le gou-
yernemenl de laroslav envoje à Saint-Pétersbourg et à Moscou le
2,5 «/« de la population féminine : le gouvernement de Tver le 2 «/o.
U ne faut pas oublier qu'il y a encore beaucoup de paysans qui s'en
vont ailleurs.
Voir Iaksoît, Statistique, t. I, p. 369-310.
LE PEUPLE 155
des Tilles, fréquentent de temps à autre leurs parents
dans les villages. L'influence qu'exercent sur les paysans
les hommes expérimentés est énorme. Par leur inter-
médiaire, une foule de connaissances des plus variées,
d'idées nouvelles, d'habitudes et de besoins nouveaux en-
vahissent le village. Ces habitudes ne sont pas toujours
bonnes. L'ouvrier de fabrique se gâte souvent, s'accou-
tume à fréquenter les cafés, fait connaissance avec les
prostituées. En revanche, il importe au village des con-
naissances qu'on ne saurait apprendre à l'école otlîcielle.
Il s'accoutume à une vie indépendante, à la libre
disposition de soi. Il n'est pas étonnant qu'à son retour,
il devienne la coqueluche des belles et le modèle des
jeunes gens. Il n'est pas étonnant qu'il soit gorlati (brail-
lard) chef de l'opposition aux stariks (anciens du village)
dans les assemblées et contempteur de l'autorité des
bolchaks dans la famille.
Sous l'influence de ces causes diverses, la conscience
dé ses droits se réveille et se développe dans les rangs du
peuple, en ébranlant l'ancien régime patriarcal et en pré-
parant le terrain à un nouveau régime plus humain. Des
signes nombreux de ce réveil, j'en citerai un seul, celui
que déplorent surtout les conservateurs : les partages
familiaux contre lesquels le gouvernement d'Alexan-
dre III commence à prendre des mesures législatives.
La grande famille ancienne disparaît. Les jeunes géné-
rations trouvent insupportable le joug que leurs pères
et leurs aïeux subissaient avec patience. Après s'être
marié, le paysan se hâte de se détacher de la famille et
de fonder un ménage. La femme a une part très im-
portante dans ce changement d'usage, — ce qui n'est
i56 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
certes pas pour étonner si Ton se souvient de l'état de
la femme dans la famille ancienne. Son instinct d'indé-
pendance ne peut plus s'accommoder des entraves an-
ciennes. Nos tribunaux de villages reçoivent en abon-
dance les plaintes des femmes contre l'oppression de
leurs maris et des membres aînés de la famille. Là où
plaintes et protestations ne réussissent pas, la femme
agiL
Les chansons modernes jettent une vive lumière sur
cette lutte. La femme dit qu'elle n'est plus la créature
soumise d'autrefois :
Et moi la jeune,
Je me suis mariée ayant Tespril mûr.
Elle prend la défensive. Elle rend dent pour dent. Elle
réplique aux injures des vieux par dix fois plus d'injures.
Elle répond aux gronderies des vieillards :
Que le beau-père sur Ja soupente
Est comme un chien à la corde
Et la belle-mère sur le poêle
Comme une chienne à l'attache.
Il va sans dire qu'un tel crime de lèse-autorité mérite
une punition : mais la femme ne renonce pas, pour se
défendre, aux partis les plus extrêmes :
Tu as beau loucher,
Jo n'ai pas peur de toi;
Tu ne me frapperas pas!
dit-elle à son mari, et quand la querelle s'engage, elle
se défend vaillamment :
r
LE PEUPLE i57
Le mari allongea la maiD,
Il souflleta sa femme à l'oreille;
La femme allongea la main,
Elle le soufQeta par tout le visage i.
Bref, la femme fait de la famille un tel enfer que les
anciens eux-mêmes sont disposés à prier les jeunes gens
de s'en aller. Le jeune ménage se détache, se bâtit une
izba séparée, obtient un lot de terre. Et cela d'une ex-
trémité à Tautre de la Russie.
La population du gouvernement de Moscou (sauf la
ville de Moscou), s'est accrue de 8 Vo, de 1858 à 1881,
tandis que le nombre des ménages séparés s*est accru
dans le même temps de 40 Vo- Le nombre des paysans
s'est accru dans la même période, dans la province de
Dankov (gouvernement de Riazan) de 26 °/o et le nom-
bre des ménages de 87 °/o.
La transformation est notable même dans les pays les
plus éloignés : l'accroissement du nombre des paysans
(23 ^/o) est accompagné dans la province de Môr-
chanskd'un accroissement des ménages de 55 ^/o^.
Chaque famille paysanne dans le gouvernement de
Moscou contient en moyenne 5 & 6 hommes : dans la
province perdue de Morchansk, la moyenne varie de
6, 8 (chez les paysans organisés en mir) ; à 8, chez
ceux qui possèdent la terre à titre de propriété person-
nelle. 11 est à remarquer, bien que je me garde de gé-
néraliser l'observation, que les familles sont parfois plus
nombreuses sous le régime de la propriété personnelle
que sous le régime de la propriété en commun. C'est pres-
i. Gaiîii. ChansoTU ffrande$-ru$$iennei, I.
2. Statistique des zemstvos.
1
158 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
que une règle pour la Grande Russie. Pour la. Petite
Russie, c'est plutôt le contraire. D'ordinaire la famille
petite russienne est moins nombreuse que la famille
grande-russienne (5 membres 6, par famille dans la
province d'Odessa), mais là où règne le mi>, elles
croissent visiblement (6, 5 dans le gouvernement de
Rostov). Du reste, la famille est un phénomène très
compliqué qu'on ne saurait assujétir exclusivement aux
conditions économiques.
Quoi qu'il en soit, les partages familiaux sont un des
événements les plus importants de la vie moderne du
paysan : ils créent un type de village tout à fait nouveau.
Nous l'avons vu déjà, la même génération qui détruit
la famille ancienne manifeste une tendance énergique
au maintien de la tenure communale du sol, qui, de la
sorte, s'affranchit définitivement des traces dernières de
son origine archaïque. D'autre part, les partages affai-
blissent la force ouvrière des familles et nuisent beaucoup
aux ménages paysans. Tout le monde s'en plaint. Mais
ces partages mêmes ne doivent-ils pas familiariser les
paysans avec la nécessité d'une libre association au lieu
de l'association obligatoire de la grande famille qui va
s'anéantir?
LIVRE QUATRIÈME
LES CLASSES SOCIALES
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE
ET LA BOURGEOISIE
1
LES CLASSES SOCIALES
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE
I. Y a-t-il en Russie d'autre force organique que le peuple et le tzar.
L*autocratie moscovite et son rôle historique. — Elle dégénère
en tyrannie. — Les tzars s'efforcent de concentrer autour
d'eux les hautes classes domesticîsées.
II. Le clergé russe — Organisation de notre église — Rôle policier
de notre clergé. — Clergé noir et clergé hlanc. — Tyrannie du
clergé noir. — Absence d'influence morale. — Persécutions con-
trôle Raskol. — Le clergé de Tolstoï — Le Nihilisme enlève la
fleur de la jeunesse ecclésiastique. — Le clergé actuel et la
politique impériale.
III. Ancienne aristocratie princière. — Notre no6^Me russe. —Son
recrutement dans la plèbe. — Le tchin. — Impuissance géné-
rale de notre noblesse. — Les privilèges anciens et le servage. —
Les horreurs du servage. — Révoltes des serfs. — Rôle civi-
lisateur de la noblesse. — Elle introduit chez nous les idées
de l'Occident. — La noblesse et l'ukase d'émancipation. —
Comment elle devait se faire et{comment elle se fit. —Noblesse
libérale.
lY. La bourgeoisie : Bourgeoisie des villes. — Notre capitalisme.
— Pas de tiers état en Russie. — l/accumulation primitive. —
Les fraudes, les vols, sources des fortunes. — Les faiseurs
d'affaires. — La bourgeoisie villageoise : Koulaks et Miroîeds.
LES CLASSES SOCIALES
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA
BOURGEOISIE
La masse populaire nous a longtemps arrêté. Nous
avons fait là ce que sont obligés de faire tous ceux qui
étudient la Russie de nos jours. L'importance des mas-
ses populaires, résultant de leur énorme supériorité
numérique, etaussi de leur condensation morale, frappe
involontairement tout observateur. Dans les publications
russes, surtout dans les ouvrages des Slavophiles, on
trouve souvent cette affirmation que « chez nous il n'y
a d'autre force indépendante que celle du peuple et
celle du Tzar. » Cette opinion, quoique trop tranchée,
contient une certaine dose de vérité : elle indique la fai-
blesse relative des classes supérieures.
Si dans l'ancienne Russie — la Russie des princi-
pautés — l'aristocratie foncière et la classe commer-
çante avaient pu naître et se développer, la crise des
invasions et des guerres porta, au xu® et au xiu*
siècles, un coup définitif, ainsi que nous l'avons dit, à
cette éclosion et à ce développement. Le vieil ordre so-
11
162 hk RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
cial tout entier fut ébranlé sans espoir de consolidation
possible.
La bourgeoisie perdit son opulence. L'aristocratie
princière, dont les dissensions avaient affaibli la Rus-
sie, perdit pour toujours son prestige. Sa domination
resta à jamais, aux yeux du peuple, synonyme de dé-
sordre, de guerre civile, de tyrannie mesquine. En
même temps, nous l'avons vu, la nécessité de l'indé-
pendance nationale amenait à l'idée de condensation,
d'organisation, d'unité ^ Le développement de la volost-
noïé samooupravlenïé (le self government des vo-
losts) redouble de force chez le peuple. Incapable, d'ail-
leurs, d'organiser l'Etat, il soutient énergiquement le
premier qui, en possession du pouvoir, se montre ca-
pable d'exterminer l'aristocratie et de donner l'unité à
la Russie.
Tel fat le rôle des Princes moscovites, qui prirent bien-
tôt le titre de Tzars.
La maison moscovite des Danilovitchs (ou d'Ivan Kalita)
se confondait dans les rangs des familles prîncières très
secondaires sans que rien ne l'en distinguât. Les prin-
ces moscovites étaient avant tout propriétaires fonciers
[voichinniki) : ils pensaient tout d'abord à leurs intérêts,
à ceux de leurs familles et de leurs biens-fonds; mais
la situation géographique de Moscou fit de cette ville la
tête d'opérations dans la lutte des Russes contre les Tar-
tares. Grâce à ce fait, Moscou devint le point de ral-
liement des patriotes et des hommes d'État, de toutes
les forces vives de la Russie. Ces hommes, en se con-
1. Livre III, p. 10.
LB CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE i63
centrant autour des princes moscovites, communiquè-
rent à leur politique une rare sagesse, une prudence et
une fermeté qui bientôt firent converger sur ces princes
les regards de tout le peuple. D'une main assurée, ils ac-
complissaient la grande œuvre nationale de Tunifica-
tion de la Russie, en détruisant Taristocratie princiëre.
Sentant cette main ferme, le peuple accorda partout son
appui à Moscou. Les régions mêmes soumises à Tau-
torité de la république marchande de Novgorod trahi-
rent la métropole, et le gouvernement de la républi-
que terrorisa en vain ses propres sujets pour les empê-
cher de passer à Moscou *.
Un siècle après, la Russie unifiée put commencer
ToBuvre de sa libération.
On ne peut donc se refuser à constater que l'autocra-
tie moscovite a rendu de grands services à la Russie.
Il est évident, en effet, que les tzars ne pouvaient ac-
complir l'œuvre de la libération nationale que gr&ce à
une dictature absolue el illimitée. Cependant le gouver-
nement des tzars avait bien peu d'éléments qui rendis-
sent possible son unité morale avec le peuple. 11 exis-
tait même au contraire des germes de contradiction pro-
fonde entre l'autorité de l'État — telle qu'elle résul-
tait de sa formation historique — et le développement
fatal de la masse populaire.
L'Etat moscovite prit naissance au moment où l'his-
toire commençait à faire de la Russie un pays de pay-
sans.
Le peuple, sous l'influence des conditions du travail
I. KosTOMAiov. Histoire de Novgorod, Pskov et Viaika, pages 70,
71, 78, 121, 128, 135, 141, etc.
\6i Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
et du mouvement colonisateur, sous l'impulsion, enfin,
de la rude expérience qu'il avait faite, commençait à
s'organiser sur les bases de la possession en commun.
L'ancienne organisation patriarcale (par famille et
par clan) reçut une première secousse. Le peuple ten-
dait confusément à admettre le principe de la volonté
du peuple, du bien public. Cent cinquante à deux cents
ans plus tard, on ne peut plus se tromper sur la direc-
tion qu'a prise ledéveloppement populaire : la commune
rurale et l'organisation cosaque en fournissent des ex-
emples frappants.
Que pouvait avoir de commun avec une évolution de
ce genre l'Etat moscovite?
Il devait son origine précisément aux vieilles assises
de la propriété foncière et aux traditions de clans, (vol-
chinno'semeinoïé natchalo). Il ne pouvait, cela va de soi,
s'abandonner lui-même. Les intérêts de la famille des
tzars, les intérêts de leurs serviteurs {dvornia) tenaient
naturellement la première place dans les préoccupa-
tions de l'Etat moscovite. Les intérêts de la Russie s'i-
dentifiaient pourles tzars avec les intérêts de leurs biens-
fonds agrandis; le bien-être du peuple avec l'état floris-
sant de leurs domaines. Les tzars et leurs boyards pou-
vaient servir quelquefois les intérêts du peuple : leurs
agissements pouvaient même coïncider parfois avec
les nouvelles tendances qui graduellement gagnaient
tout le peuple. Plus souvent encore, le gouverne-
ment, fidèle à sa propre ligne de développement
s'opposait au développement du peuple et, soit invo-
lontairement, soit en pleine connaissance de cause, fai-
sait tous ses efforts pour y mettre un terme.
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 465
Les tzars seuls avaient jusqu'à un certain degré cons-
cience de cette divergence : le peuple ne l'avait pas.
Disséminé sur d'énormes étendues, occupé à lutter
péniblement pour l'existence, il ne pouvait exercer
aucun contrôle sur les actes du gouvernement, n'en
pouvait bien comprendre la'portée, et s'il soutenait les
tzars, ce n'était pas qu'il approuvât leur politique
dans ses détails. Il ne soutenait dans les tzars que
Tautorité populaire unique, l'autorité qui s'élevait égale-
ment au-dessus de tous. Le sentiment d'égalité démo-
cratique stimulait la masse populaire à sympathiser
avec les tzars et à les aider dans leur œuvre d'anéantis-
sement des^classes privilégiées. Les tzars étaient-ils^tou-
jours les champions de l'égalité? Le peuple le croyait
tout simplement, sans examen ni contrôle. C'était là
une de ces nombreuses illusions qui dominent l'esprit
inculte des masses et ont déjà fait tant de Césars dans
l'histoire.
Grftce à cet appui sans conditions des masses popu-
laires, unià leur impuissance à contenir par leurpropre
importance l'Autocratie, î 'autorité des tzars prend l'as-
pect d'une force politique immense et indépendante.
Le tzar fait ce qu'il lui plaît, parce que le peuple lui ac-
corde toujours son soutien, même alors que ses actes
portent atteinte aux intérêts du peuple. Il n'y a qu'une
chose que le tzar n'aurait jamais pu faire, même s'il l'eût
voulu : limiter son autorité parcelle d'une classe privilé-
giée quelconque. Le peuple ne reconnaissait pas de com-
promis de ce genre, et par cela même il les anéantissait,
car, appuyé sur lui, le tzar pouvait, quand tel serait
son bon plaisir, recommencer à agir à sa guise et à sa
466 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
fantaisie. C'est ainsi que devinrent immédiatement, ca-
duques et nulles, aussitôt que Tidée vint aux tzars de
s'en débarrasser, les restrictions de pouvoir imposées par
les boyards aux Romanovs. Toute la première moitié
du xviii<^ siècle, pleine de révoltes de palais, donne à
notre noblesse bien des occasions favorables pour limi-
ter l'Autocratie. Mais les résultats de ces tentatives nous
enseignent que les nobles pouvaient seulement chau'
parles tzars, ou même les tuer, pouvaient gouverner en
leur nom, mais ne pouvaient formellement limiter leur
autorité, même d'après les notions les plus élémentaires
des droits de l'homme.
L'Autocratie russe avait dès lors toutes facilités pour
dégénérer en une véritable tyrannie. Il semble même
superflu de donner des exemples de l'absurde despo-
tisme auquel elle parvint. Ivan le Terrible tua son pro-
pre fils ; il tua le métropolitain Philippe, que l'église
canonisa, il tua les hommes par dizaines, par centaines,
par milliers... tous ces meurtres restèrent impunis. 11
nîy a que 80 ans, on étouffa un autre tyran fou, qui
prouvait que le temps d'Ivan le Terrible n'était pas d'un
retour impossible pour la Russie contemporaine, pour
la Russie européisée. Les caprices de Paul I**" frappent par
leur extravagance. Je ne parlerai pas de la torture, des
déportations, des confiscations; tout cela est inhérent
au règne de l'arbitraire; Mais Paul P' réglait par ukase
le costume de ses sujets ; il prescrivait quels mots de la
langue ne devaient pas être usités ; ses fantaisies, par-
fois sanguinaires, ne peuvent souvent être exprimées
dans un idiome raisonnable. Une fois, à un bal de la
cour, un officier déchira, par mégarde, la traîne de l'im-
LB CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 167
pératrice. L'empereur s'emporta. Il fit appeler le coupa-
ble, commença à l'injurier, puis s'échauffantde plus en
plus, s'écria : « Chassez-le du service ! » Cet arrêt ne
l'apaisa pas. Criant de plus belle, il s'adressa à un haut
personnage : « Faites-le quitter immédiatement Saint-
Pétersbourg!! »... Puis, toujours injuriant et toujours
s'échaufTant davantage, il poursuivit : « Qu'on l'exile
dans ses terres I »
— Sire, remarqua un des ministres, il ne possède pas
de terres ! — Qu'on lui donne 300 âmes ^ ! »
Tel fut l'arrêt dans sa forme définitive. L'officier re-
çut 300 paysans.
Tâchez de distinguer dans tout ceci la colère, la fa-
veur, et en général le but que voulait atteindre l'em-
pereur?
Je ne sais à quel point cette anecdote mérite la con-
fiance, mais si non e vero e ben trovato. Cela résume le
régime.
Les champions de la monarchie russe font tous
leurs efforts pour démontrer qu'elle et le despotisme ne
sont pas chose identiques. Mais si l'Autocratie russe
n'est pas despotique — le despotisme n'existe pas.
Dans les tyrannies musulmanes, il existe au moins le
chariat. En Russie, l'empereur Nicolas I®*" envoie au con-
seU des ministres les pièces d'une affaire avec une note
conçue à peu près ainsi : «Je prie MM.* les ministres de
lire et de se convaincre, que dans de pareils cas on ne
peut agir conformémentauxlois'!.. » Ici, dansl'altema-
1. C'est-à-dire an vUIage peuplé de 300 paysans mâles.
2. Traduction rosse de lïûstoire de LoKEirrz, avec appendices de
MilIOT.
^
m LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tive la plus favorable, la loi existe autant seulement q*ie
le permettent les ordonnances impériales, et en fait,
l'arbitraire du tzar n'est limité que par les obstacles
physiques ou par les conditions sociales et économiques,
que nul ne peut modifier.
Ce caractère de Tautorité politique, telle qu'elle ré-
sulte des périodes moscovite et pétersbourgeoise, fit
de cette autorité un instrument très commode pour Tm-
trigue politique. Aucune classe qui eût dans le pays
une base réellement solide ne pouvait souffrir une forme
de gouvernement semblable à TAutocralie russe. Aussi
les tzars russes se querellèrent-ils sans cesse avec
leurs boyards *, qui n'avaient pas encore oublié le
rôle joué jadis par eux en Russie. Quand les anciennes
familles perdirent définitivement leur prestige ou furent
la plupart éteintes, la Russie se trouva par le fait ni-
velée à l'excès. Dès lors, et jusqu'à notre époque, au-
cune classe ne fut capable de dominer le peuple par
ses propres forces.
Pourtant le démembrement naturel du peuple en clas-
ses eut lieu en Russie comme partout, et ces classes,
ou ces embryons de clauses, trouvèrent toujours dans
l'autorité des autocrates un instrument et un soutien de
leurs forces.
Chez les tzars et les empereurs, on sent toujours
comme une conscience incessante de l'anomalie qui
existe entre l'Etat qu'ils ont créé et celui qui devait logi-
1. J*appeUe de ce nom générique tous les restes de Tancienne
aristocratie foncière qui, après avoir perdu leurs droits de souYerai-
neté, se joignirent aux tzars moscovites en qualité de conseiUers et
d'aides dans les affaires gouvernementales. Au xvi* siècle, le nombre
de ces famiUes était de 200 à peu près.
LE CLERGÉ, LÀ NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 169
quemenl nattre des idées sociales du peuple. Sans doute,
celui-ci n'a pas développé ses institutions au point qu'il
en puisse conclure une déduction générale ; les tzars,
cependant, semblent pressentir que le moment de cette
déduction doit arriver inévitablement, et tâcher de s'en
garantir d'avance, en se procurant un appui durable,
•l'appui des classes privilégiées, qui, pour dominer le
peuple, seraient obligées, par leur propre intérêt, de
soutenir Tautorité du tzar. Trouver dans ces classes des
rivales, les Autocrates n'ont pas eu à le redouter jus-
qu'à cette heure. D'ailleurs, en dehors de leurs efforts
prémédités, la concentration des classes privilégiées
autour de leur trône se faisait tout naturellement, et en-
suite, arriva, comme conséquence logique, l'influence
de ces classes sur les tzars. Les tzars étaient très éloi-
gnés du peuple, les nobles et les riches près d'eux. L'ab-
sence dft tout contrôle sur leurs actes donnait une am-
ple liberté à toute influence individuelle sur leurs per*
sonnes. Aussi voyons-nous chez nous tout le monde re-
courir avec succès à la protection du tzar : la noblesse,
le clergé, la bourgeoisie. Le gouvernement leur prête
un appui incessant, développe avec zèle leurs forces et,
ce qui est encore plus important, emploie son autorité à
écraser dans le peuple toute résistance, toute protesta-
tion. Il -n'est pas douteux, par exemple, que la noblesse
doit à la confiance du peuple dans les tzars de n'avoir
pas été massacrée une vingtaine de fois par les paysans.
Le peuple souffrait les nobles, seulement parce qu'il s'i-
maginait que le tzar accomplissait par eux une œuvre
utile au peuple lui-même.
L'histoire de nos classes supérieures est ainsi étroi-
170 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tement liée à k politique des tzars, et en même temps
l'Etat se trouve continuellement sous ^influence des
classes privilégiées, sans jamais devenir leur représen-
tant et en restant seulement \^\iv protecteur^ rôle qu'il
lui est aisé de remplir à l'aide des forces que lui fournit
la confiance de la masse populaire.
II
Examinons maintenant un peu plus attentivement
le caractère et Tétat de nos hautes classes.
Nous commençons par le clergé, bien qu'il n'ait
point une importance plus grande que les autres classes.
L'Eglise russe n'a jamais atteint le degré d'impor-
tance et de force dont a pu jouir l'Eglise catholique.
Elle dépend à tel point de l'Etat que, même, parmi son
clergé, des voix s'élèvent quelquefois pour se plaindre
que (d'Eglise se trouve dans la captivité de Babylone. »
Le pouvoir supérieur de notre église est concentré
dans le Synode composé de quelques archevêques nom-
més par le gouvernement; ce fait seul lui enlève toute
indépendance. Le Synode est forcé de se conformer aux
ordres du gouvernement, d'autant plus que l'empe-
reur est aussi jusqu'à un certain point, même d'après
les statuts ecclésiastiques, le chef de l'Eglise *.
i. Au xTi* siècld le gouvernement érigea lui-même, dans un but po-
litique, le Patriarcat en Eglise. U délivrait ainsi l'église russe de
l'influence du Patriarcat de Gonstantinople. L*égUse centralisée
manifesta quelque tendance à se mêler aux affaires de TËtat. Certains
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET Lk BOURGEOISIE 171
Le synode n'a aucun pouvoir politique, il ne prend
aucune part au gouvernement de TEtat. II ne se mêle
de politique que lorsque le gouvernement l'exige:
ainsi, par exemple, Téglise *porta des malédictions so-
lennelles contre les divers ennemis du tzar (l'impos-
leur Otrepiev, l'insurgé Stenka Razine, le traître Ma-
zeppa, etc). Actuellement les popes ont l'ordre de prê-
cher contre les aspirations au partage de la terre, con-
tre les socialistes, etc. Après l'assassinat d'Alexandre II,
l'Eglise ajouta au service ordinaire une prière spé-
ciale : « Prions Dieu d'exterminer les ennemis furieux
qui trament des complots... »
Tel est le rôle politique de l'Église : on voit que c'est
celui d'un employé, d'un policier. Gela devient plus
clair encore, lorsqu'on sait que tous les services ecclé-
siastiques sont soumis à une censure sévère et qu'on
envoie même à nos popes des modèles de sermons.
Parfois l'intervention du clergé a un caractère tout à
fait honteux : c'est de l'espionnage. L'humiliation de
Patriarches, comme Hermogène, Filarete, Nikon, jouèrent un rôle
politique fort important. Au temps de Nikon, l'Eglise russe mani-
festa des prétentions qui rappellent celles de la Curie romaine. Mais
ces prétentions eurent une fin bien triste pour elle. Le peuple éle^a
une protestation formidable contre son despotisme : le schisme,
(Rasko/), De son côté, le gouvememenl, tout en poursuivant le
Raskol^ exila Nikon. Puis, Pierre le Grand, pour écraser à jamais
les tendances poUtiques [de notre église, abolit le patriarcat et créa
le Sjffiode, Au milieu du xyiii* siècle, le gouvernement confisqua
tous les biens-fonds des couvents et leur assigna une rente fixe.
L'indépendance de TégUse était à jamais détruite. L'histoire de
réglise subit ainsi les mômes vicissitudes que celle de la noblesse.
L'église acquit un pouvoir politique énorme en apparence, mais
seulement en tant que le tzar le veut ou le permet. Le premier
tzar, qui voudra aboUr ce pouvoir, le fera sans nulle difficulté.
\n LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
l'Eglise est telle que le prêtre est obligé, dans certains
cas, par Tordre même du Synode, de faire un rapport
à la police sur ce qu'on lui révèle en confession \
Il faut sans doute chercher en partie les causes de
cette situation désastreuse de notre église dans sa pro-
pre organisation.
Notre clergé n'est pas composé d'hommes soumis au
pouvoir d'une autorité, étroitement unis et ne connais-
sant d'autres intérêts que ceux de leur ordre. II se
divise en clergé noir (régulier) et clergé blanc (sécu-^
lier) ^ Le clergé noir, ce sont les moines basiliens, —
le seul ordre existant en Russie. Le clergé blanc, qui
remplit tous les services religieux et administre tous les
sacrements, est obligé d'avoir une famille. Un homme
non marié ne peut être ordonné prêtre ; de la sorte, le
clergé séculier n'est pas en dehors de la société et du
peuple, mais il est d'un autre côté enchaîné par tous les
besoins matériels, qui oppriment si fortement l'homme,
qui a une famille à nourrir. Et pourtant, toutes les ri-
chesses de l'Eglise sont concentrées entre les mains des
moines qui sont investis en même temps des hautes
charges ecclésiastiques. Les moines seuls peuvent être
sacrés archevêques ; tous les diocèses sont donc entre
leurs mains.
Cette aristocratie cléricale traite le clergé blanc avec
1. Ce rapport doit être fait dans le cas où le prêtre croit que le
pénitent n'a pas abandonné son dessein criminel.
2. D*après le compte rendu du procureur général du Saint Synode,
en 1882, il y avait 566 couvents, 10709 moines et frères convers,
18748 nonnes, en tout 29457. La Gazette diocésaine de Penza. 1884.
n. 21 n faut estimer le clergé séculier (avec ses familles) à près de
570000 âmes {Statistique de I assoit).
LE CLERGÉ, LK NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE i73
le plus grand mépris. Dans son diocèse, rarchevèque
est un Roi, un Pape. Sa chancellerie, le consistoire, dis-
pose de la vie du malheureux pope absolument comme
un seigneur disposait de la vie de ses serfs. La seule
chose que possède le prêtre, c'est sa paroisse : il la re-
çoit du consistoire et la conserve aussi longtemps que
ce dernier le veut. En conséquence, le prêtre est prêt
à subir toutes les humiliations pour conserver les bon-
nes grâces de son archevêque. Les abus et les concus-
sions régnent dans le consistoire. Et le prêtre, cet es-
clave, dont le sort, ainsi que celui de ses enfants, se
trouve entre les mains de cette aristocratie noire, doit
souffrir en silence.
Dans l'ancienne Eglise russe, nous l'avons dit, les pa-
roissiens élisaient eux-mêmes leurs prêtres. Mais cette
coutume est depuis longtemps abolie. La paroisse est
impuissante à défendre son prêtre ^
Autrefois, on organisait des congrès du clergé blanc
ou du moins il pouvait exprimer ses besoins. Mainte-
nant ces congrès sont supprimés. Le prêtre n'est plus
que l'esclave muât des moines.
Est-il possible qu'en de pareilles conditions les prê-
tres se distinguent par leur courage civil et moral,
qu'ils aient une influence quelconque sur leurs parois-
siens? Non, certes. Un homme intelligent et indépen-
dant fuit l'état ecclésiastique. Le clergé, toujours volé
par le consistoire, toujours prêt à être mis en dispo-
nibilité, dont les premiers besoins matériels ne sont ja-
1 . Demièremenl le zemstvo de Moscou sollicitait la permission
pour les paroissiens d'indiquer les prêtres qu'ils voudraient voir
dans leurs paroisses. Le gouvernement repoussa cette prière.
174 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
mais assurés, pressure à son tour les paroissiens. Cet
impôt, en argent ou en nature, est parfois tout à fait
révoltant. On voit souvent le prêtre refuser d'enterrer
un mort, avant qu'on ne lui donne ce qu'il demande.
Il tient ferme jusqu'à ce que le cadavre commence à
se décomposer et que les paysans se voient obligés de
céder à ses exigences. Des abus analogues se produi-
sent pour la célébration .des mariages ^ Il y a deui
ans, le prêtre du village Svinaïa, ne recevant pas de ses
paroissiens autant d'argent qu'il en exigeait, se mit,
un jour, à l'église, pendant la célébration de la messe,
à prier Dieu de punir ce village par la famine et la peste.
Les paysans indignés fermèrent l'église et en cachèrent
les clefs. Un dicton populaire dit que « les yeux du prê-
tre sont envieux, jaloux, et ses mains prêtes à saisir
tout ce qu'il voit. »
Il faudrait donc quelque naïveté pour supposer que
notre clergé a une influence morale sur le peuple. Celte
influence devient plus faible encore, grâce à un igno-
ble système de dénonciations que développent chez
les prêtres leur peu de moralité et la nécessité con-
tinuelle où ils sont de chercher à plaire. Les dénon-
ciations de tout genre pour causes politiques, morales
ou religieuses devinrent si nombreuses et si effrontées
que les dignitaires mêmes de TEglise se virent obli-
gés de prendre des mesures contre leur fréquence.
Cet esprit de chicane, cet espionnage détruisent com-
plètement le crédit du clergé parmi le peuple *. Le
1. En Russie, pour être légal, le mariage doit être célébré à
l'église.
2. Gomme un petit échantillon des nombreuses protestations du
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE i75
manque d'estime pour le clergé a été une des causes
les plus efficaces des progrès du Raskol et des
sectes.
J'ai déjà dit que le Raskol naquit comme une protes-
tation contre les réformes du patriarche Nikon, il y a
près de 200 ans. Les réformes avaient, entre autres
buts, celui de centraliser l'Eglise, de donner plus d'im-
portance à la hiérarchie ecclésiastique, de soustraire le
clergéblanc à la dépendance de la paroisse. Aussi — c'est
un fait caractéristique — les premiers chefs du Raskol sor-
tirent-ils du bas clergé *. Ce lien entre le clergé bas et le
peuple est visible de loin en loin par la suite. Par exem-
. pie, lors des insurrections des paysans au xviu® et au
XIX* siècles, le clergé rural prit une grande part dans la
lutte et se mit du côté des paysans, dit Romanovitch
Slavatinsky ^ Mais ces faits sont de plus en plus
rares. A mesure que l'Eglise devenait un serviteur
docile de l'Etat, le clergé se disciplinait au point de
vue policier et sa valeur morale s'abaissait. Ce fait fut
constamment signalé par le schisme qui le citait
comme prouvant que la grâce divine se détournait de
peaple, je citerai ici Talfaire du paysan Arlemenko, Il fat jugé à
Tchiguirine le 25 mai 1882 pour injures à un prêtre. Le prêtre dé-
nonça Artemenko, ' disant qu*U ne s'était pas présenté pour prêter
le serment au nouveau tzar. Ârtemenko, comme on pense, fut ar-
rêté et obligé de prêter le serment. Une fois sorti de prison, il vint
àTégUse où prêchait le prêtre et lui cria : « Tu n*es pas un pas-
teur, mais un mercenaire et un homme yénal t » {Golos, 14 juil-
let 1882.)
1. De trente-huit premiers chefs du schisme (Dictionnaire encych^
pédique, de Kuovchiiikov) vingt-cinq appartenaient au clergé, et
au clergé bas presque exclusivement.
2. Rohahotitcb-Slavatiîisky, La noblesse en Russie, p. 363.
176 hk RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Téglise officielle. Le clergé ne savait répondre qu'en
recourant à Tappui' de la police.
Les premiers temps des persécutions contre le Ras-
col furent souillés par quelques auto-da-fé, crime pres-
que inconnu en Russie K Mais si les condamnations au
bûcher cessèrent au bout de quelques années, des
persécutions d'un autre genre continuèrent, toujours
dirig.^es par des dignitaires ecclésiastiques. Les prêtres
surveillent aujourd'hui encore les raskolniks en vrais
policiers ; ils ne disent rien si les raskolniks paient
leur silence ; mais s'ils se refusent à l'acheter, le
prêtrjB, assisté par la police, commence la campagne.
On ferme les oratoires, on enlève les vieux livres reli-
gieux, on arrête les chefs de sectes. J'ai entendu moi-
même les plaintes de juges d'instruction que les prê-
tres ennuyaient de leurs continuelles dénonciations et
de leurs demandes perpétuelles de mandats de perqui-
sition, d'arrestation et d'autres représailles — mesures
contre lesquelles se révolte la conscience de tout hon-
nête employé de notre temps ^.
Parallèlement à cet affaissement moral de notre
clergé, le nombre des sectaires et des rascolniks gran-
dit ; on en compte maintenant près de quinze millions.
1. Quelques voix ecclésiastiques s^élevèrent aussi pour louer l'Io-
quisitioD d'Espagne ; elles restèreut sans écho. Un tel fanatisme
est opposé au caractère russe.
2. Ces traits se rapportent à Tépoquequi précède TaTénement au
trône d'Alexandre III qui donna un peu plus de liberté aux ras-
colniks. Néanmoins les poursuites continuent. Ainsi en 1883,
l'archeYèque des Slaroobriadizi Genadï fut exilé, parce qu'il ayait
eu l'audace d'ofûcier dans son oratoire reconstruit. On ne permet
encore aux raskolniks de construire aucune égUsc sans une per-
mission spéciale.
LB CLERGÉ, LÀ NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 177
Pendant les vingt dernières années, et surtout, au
temps où le comte Dmitri Tolstoï était procureur gé-
néral du synode, le gouvernement entreprit une série
de réformes qui avaient pour but d'améliorer l'éducation
du clergé. Les nouveaux séminaires préparèrent réelle-
ment une génération de prêtres beaucoup plus instruits
que leurs prédécesseurs. En même temps aussi, on a
porté encore un coup — peut-être le dernier, — à l'in-
fluence morale du clergé.
Autrefois, on pouvait rencontrer un prêtre très igno-
rant, superstitieux comme ses paroissiens, tout aussi
hébété et craintif, mais bon et simple, vivant en paix avec
les paysans et capable en cas de nécessité de défen-
dre le mir. Ce type devient de plus en plus rare.
L'école du comte Tolstoï, ayant pour base le système
de discipline passive des jésuites, exigeant bien moins
des convictions que des apparences convenablement
gardies, démoralisa au plus haut degré la nouvelle
génération de notre clergé. Autrefois du moins, les prê-
tres n'étaient pas athées. Les prêtres de l'école de
Tolstoï ne s'embarrassent point de croire en Dieu. Ce
nouveau type de bigots hypocrites a pour but unique
de se créer un avenir. Homme instruit, élégamment
mis, aimant le confort, le prêtre de la nouvelle géné-
ration est, à l'égard des paysans, le plus fin, le plus
insatiable et le plus impitoyable des pillards.
Tandis que l'école de Tolstoï préparait le nouveau
type sacerdotal, toutes les forces vives de la jeunesse
ecclésiastique aspiraient à déserter les rangs du clergé.
Elle accourait aux universités. Cette invasion des uni-
versités par les séminaristes ne fut même pas étran-
12
178 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
gère au développement de ce que Ton appela nihilisme.
Les séminaristes appartenant à une classe aussi avilie
que Test la classe paysanne, en sortaient avec la haine
et le dégoût de l'ancien régime tout entier. Détestant
profondément toute hypocrisie, ils quittaient Tétat
ecclésiastique, parfois littéralement de force, rompaient
avec leur famille. Le clergé perdit ainsi ses éléments
les plus honnêtes' : les uns par la désertion, les au-
tres par la perversion par la nouvelle école.
Cet abaissement moral du clergé correspond chro-
nologiquement au développement le plus grand de la
pensée scientifique dans la société. La classe instruite
de la société russe se dislingue, depuis longtemps, par
son indifTérence religieuse. On ne peut dire qu'elle
déteste la religion ; elle lui est indifférente. Être
religieux n'est pas comme il faut. Cette opinion de no-
tre société sur la religion n'a pas un caractère de nou-
veauté, mais^le nombre des gens instruits s'est énormé-
ment accru durant ces vingt à trente années. L'instruc-
tion cesse d'être un privilège. Les idées scientifiques pé-
nètrent par mille voies diverses toute la Russie jusqu'à
son cœur même — le peuple.
J'ai déjà dit qu'il y a dans le peuple même des
sectes nouvelles qui se rapprochent de plus en plus
du rationalisme. Ces sectes rejettent chaque jour da-
vantage l'autorité et donnent en matière de foi la pré-
pondérance à la raison et à la conscience de l'homme.
Voilà à quel moment le clergé perd définitivement
toute faculté d'exercer une influence morale sur le peu-
ple I On doit donc actuellement moins que jamais
parler de son influence. Pourtant, aujourd'hui certaine
LE €LERGË, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 1:9-
circonstance peut lui donner un peu plus de force.
L'empereur Alexandre III, dans sa lutte contrôles révo-
lutionnaires, cherche autour de lui tous les éléments con-
servateurs qu'il peut trouver et tâche de les soutenir-
Dans ce dessein, le gouvernement prête son appui
an clergé^ Quel sera le résultat de ce rapproche-
ment? Il est d'autant plus difficile de le dire que la poli-
tique de l'empereur est aussi changeante que le ciel de-
Sidnt-Pétersbourg. Seulement cette remarque esta faire
que chez nous on ne peut soutenir tout le clergé ;
on peut soutenir le clergé noir, et alors le clergé blanc
restera aussi nul qu'il l'est à présent ; on peut soutenir
le clergé blanc, mais alors il aspirera à une révolution
dans l'église. Soutenir l'église entière n'est pas réa-
lisable à cause de l'antagonisme qui règne entre les-
clergés noir et blanc. Pourtant, c'est justement le but
que poursuit la politique de l'empereur et c'est ce qui la
rendra probablement sans résultat.
III
Le rôle politique de la noblesse fut beaucoup plus
bruyant, beaucoup plus profondément influent sur la
vie du peuple.
!. On conatruit des nouveaux couvents (en trois ans on en a
créé trente, je crois) ; on fonde des Journaux ecclésiastiques ;ott
prend des mesures pour raviver la chaire chrétiennei on institue
des sociétés ecclésiastiques de bienfaisance ; on tAche de con^
centrer entre les mains du clergé l'éducation primaire, etc.
-1
180 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
J'ai parlé plus haut de Tancienne aristocratie pria-
cière. Il ne faut pas croire pourtant quf notre noblesse
(dvorianstvo) en tire son origine. Certainement, il y a
dans la noblesse russe un certain nombre d'anciennes
familles, plus nobles même que la maison régnante
des Romanovs *. Mais, en général, elle n'a par ses ori-
gines rien de commun avec les anciens souveraim
du pays.
L'étymologie même du mot dvorianstvo ne con-
tient en soi aucune notion de souveraineté ou de
haute origine, comme les mots noblesse, 7ioblliit/^ adel.
Dans les temps anciens, on nommait dvorianïe les servi-
teurs du prince qui étaient logés et nourris dans sa
cour {dvor). Parmi eux, il y avait jusqu'à des esclaves.
Pendant si longtemps on n'attacha au mot dvorians-
tvo aucune idée de noblesse de distinction, qu'au
xviu*' siècle, l'éminent publiciste Tatichtchev jugeait
convenable de permettre aux dvoriaméreMvés du service
de se convertir en serfs^
Notre noblesse tire son origine historique des hom-
mes de service {slougilïé lioiidi) que les tzars moscovites
gratifiaient de soldes et de terres pour qu'ils fussent en
état d'accomplir le service militaire '. Ces slougilïé lioudi
étaient formés en partie des descendants des anciennes
1. Ea 1858, selon la statistique du Prince Dolgorouky, on ne
comptait sur Tensemble de notre noblesse (600 000 &mes) que 68 fa-
milles qui descendissent des anciens princes souverains. Romano-
YiTCH-SLÀVATiifSKT. La fioblesse en Russie.
2. DiTiATiNB, Pour l'histoire des ordonnances royales de gratifica-
tion note n. 6 dans la Pensée Russe, avril 1885.
3. C'étaient de préférence des militaires; mais, par exception, c'é-
taient aussi des fonctionnaires civils.
LE CLBR6É, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE ISi
droujina (garde princière), des boyards et des prin-
ces entrés au services de Moscou. Beaucoup cepen-
dant se recrutaient parmi les aventuriers : Cosaques,
Tartares, anciens brigands, on y trouvait tout ce qu'on
youlail. Ce mode de recrutement des gens de service
dans la classe laplusplébéiennepersista plus tard, quand
la noblesse commençait déjà à s'ériger en classe diri-
• géante. Ainsi la célèbre famille des Menchikov a pour
ancêtre un marchand de gâteaux, le premier comte Ra-
zoumovskyfut chantre. Si verse laquais. Pierre I®' prenait
des fonctionnaires même parmi les serfs (Varaksin, ler-
chov, Nesterov). Le comte lagouginsky était le fils du
questeur d'une église protestante. Fouks passa tout
droit de la cuisine du palais où il était chef dans la no-
blesse. Zotov, fut laquais du prince Potiomkine, amant
de Catherine II, avant d'être anobli, et ainsi de suite...
Le recrutementde la noblesse dans les rangs de la plèbe
continua jusqu'à nos jours, grâce surtout à l'usage que
voici : certain grade {tchin) et certaines décorations don-
naient droit à la noblesse *. Cette loi futabolie, il y a seu-
lement un an par Alexandre III.
La classe de service, dont les membres étaient de
même que les paysans esclaves du grand souverain,
comme elle était formée de militaires et de gens riches,
avait néanmoins quelque importance dans l'Etat. C'est
ce qui explique que les tzars se soient depuis long-
temps appuyés sur elle. Ainsi le rusé favori Boris Godou-
nov, en se frayant un chemin au trône des tzars et en sa«
chant s'appuyer sur la petite noblesse pour dompter les
1 • Dernièrement le grade de conseiUer d'État et la décoration de
Vladimir entraînaient la noblesse héréditaire.
^82 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
boyards, accomplit Tasservissement des paysans à la
glèbe*.
Peu à peu les privilèges des hommes de service s'é-
t endent : ils acquièrent de plus en plus de droits sur les
paysans.
Les biens-fonds (pomiestîé)^ qui n'étaient donnés
qu'en échange du service et étaient repris quand celui-
ci cessait, commencent à devenir héréditaires, même ,
dans la ligne féminine. Pierre le Grand finit par les con-
si dérer comme la propriété de ceux qui les possédaient,
indépendamment du service de ceux-ci. Seulement, la
n oblesse que Pierre le Grand organisa pour la première
fois en classe, fut obligée au service perpétuel ^^ TEtat,
indépendamment de la question de propriété foncière.
Ceux qui n'avaient pas de terres durent le service comnie
les autres. En outre, selon Pierre, \t service est placé
plus haut que l'origine. « La noblesse de la chlia-
khta^, écrit- il au Sénat, doit être qualifiée selon la ca-
pacité. » Le tableau des grades' , créé par Pierre I**" con-
fère au tchin, avec son grade et la noblesse et la préséance-
Pierre le Grand ordonnait, que tout noble (à quelle fa-
mille qu'il appartint) At le salut et céd&t le pas à tout
1. Au commencement, cet asservissement n'anéantissait pas les
droits individuels et civils des paysans. On se bornait à leur en-
lever le droit de quitter leur lieu de domicile. Cette mesure avait
pour but unique de garantir la régularité des revenus des nobles.
2. Longtemps on ne put trouver une dénomination convenable
pour la classe naissante : tantôt on la nommait en polonais « chlia
khta » tantôt « dvorianïe ». Peu à peu, au bout de 50 ans, la der-
nière dénomination fut définitivement adoptée.
3. On affirme qu'il fut institué selon la pensée de Leibnitz dont
Pierre I" prit conseil. Voir Romanovitch-Slavatihbiy, La nobUtH
^en Russie.
LK CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 183
officier. Plus tard, quand furent créés pour les nobles
des signes extérieurs de distinction (les costumes riches,
le nombre de chevaux dans Tattelage, etc.), tous ces signes
furent rattachés au tchin^ de sorte que, par exemple,
une princesse qui descendait de Rurik, mais dont le
mari n'avait aucun Ichin ne pouvait porter de robes de
velours, et si elle portait des robes en soie, Tétoffe ne
devait pas coûter plus de deux roubles le mètre^
Toutefois, le service obligatoire, quelque pénible
qa*en fût la charge, assurait à la noblesse la première
place dans TEtat, d'autant plus que l'accès facile à cette
classe y fit entrer un grand nombre de parvenus de ta-
lent.
De quelque façon qu'on apprécie les résultats de l'his-
toire russe du xvni^ siècle, il est impossible de ne pas
admirer la bouillante énergie, les brillants talents mili-
taires et gouvernementaux, la force de caractère que la
Russie déploya durant cette époque. Grâce au tableau
des grades, grâce aux nombreuses révolutions de pa-
lais, ces talents affluèrent dans la classe noble. Ils
donnaient de l'éclat et une apparence de consistance à
la masse paresseuse et ignorante des nobles proprement
dits, anciens hommes de service. Le principe du mérite
ne disparaissait donc pas et faisait continuellement obs-
tacle au développement du principe de Y origine. Le dvo-
rianstvo, classe créée par le service, était incapable de
se transformer en classe gouvernementale. Il briguait
les droits individuels, cherchait les récompenses et les
privilèges de service, mais ne comprenait nullement les
efforts que faisait le gouvernement pour le transformer
1. Voir Roxakùvitch-Slavatihskt, La noblesse en Russie,
i84 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
en une classe dirigeante fermée. Il fallut que le gou-
Yernement contraignît le dvorianstvo^ à prendre lc3
mesures qui pouvaient sauvegarder son prestige, comme
classe. C'est le gouvernement qui ordonna l'instruc-
tion obligatoire des nobles. La noblesse comprenait
si mal ses intérêts qu'elle se dérobait opiniâtrement
à rinstruction : le gouvernement dut la surveiller
comme des écoliers *. Le gouvernement s'occupait
de son éducation avec une minutie ridicule. Pierre le
Grand, par exemple, ordonnait aux nobles : a qu'ils
ne se couchassent pas dans leurs lits avant d'enlever
leurs bottes ou leurs souliers^
La noblesse ne comprenait pas davantage les autres
mesures protectrices du gouvernement. Celui-ci créa
le majorât pour préserver du morcellement les domai-
nes des nobles. Les nobles firent à cette mesure une
résistance si opiniâtre qu'après plusieurs dizaines d'an-
nées il fallut la supprimer. Plus tard, les nobles usèrent
aussi mal du droit de self-govemment que le gouverne-
ment mit en leurs mains : non seulement ils n'avaient
aucune hâte à jouir de ce droite mais ils le considéraient
comme un devoir ennuyeux et même avilissant. Les
empereurs furent obligés de les contraindre par une sé-
rie de décrets à ne pas éluder les élections et l'ac-
1. Les jeunes nobles étaient obligés de venir subir leurs e^tainens
à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, la première fois à 7 ans, puisa
12, à 16 et 20 ans. Le noble qui n'avait pas subi le dernier examen
était obligé de servir dans la marine comme simple matelot tam
avancement. C'est au moyen de mesures aussi rigoureuses que le
gouvernement les contraignait à s'instruire. — Voir Roxarotitcb
Slavatinskt, La noblesse en Russie, page 126.
2. HoMARoviTCH-SiAyATiNSKT, La noblesst en Russie, page 5.
LE CLERGfi, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 185
complissement des fonctions qu'exigeait le self-govern-
meniK Les ukases eurent peu de succès ; «la noblesse
écrit M. Ditiatine, n'a aucun souci ni désintérêts du
zemstvo ni de ses propres intérêts corporatifs. »
De même, malgré ses énormes richesses, la noblesse
n'a pas su imposer au peuple son empire économique.
En général, les propriétaires fonciers (pomiechtchiks)
tiraient parti de leyrs paysans de deux manières : ou
bien ils les taxaient d'un impâl {obrok) en leur laissant
ensuite pleine liberté de mener leurs exploitations à
leur gré, — ou bien ils cultivaient eux-mêmes leurs
biens, et alors les paysans étaient obligés de fournir le
travail gratuit [barchtchina). Il est clair que le second
système seul était capable, développé convenablement,
de maintenir aux mains des propriétaires la production
des paysans et par conséquent la prépondérance éco-
nomique. Les propriétaires menaient si mal leurs do-
maines ruraux que non seulement le système du tra-
vail gratuit {barchtchina) ne se développait pas, mais
qu'il était en réelle décadence. À la finduxviu^ siècle,
44 <»/o de tous les paysans serfs étaient soumis au ré-
gime de l'impôt. Vers le milieu du xix® siècle, leur nom-
bre, aulieu d'avoir diminué, s'élevait à49 Vo*. Du reste,
les paysans obligés au travail gratuit (barchtchinme).
ne perdaient pas leur indépendance économique, ne de-
venaient pas simples manœuvres {batraks) et continuaient
à cultiver leurs propres champs à côté de celui du mat-
i. L'ukase de 1802, l'ordonnance de 1827, la loi de 1831, l'ukase
de 1848.
2. SiKEVSKT. Les paysans sous Catherine lï, pages 48 et 49. Les
chiffres cités se rapportent à 13 provinces. Pour le reste des
proYinces, U n'y a pas de statistique.
186 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tre. Au total, le dvorianstvo resta toujours ce qu'il fut
en naissant, une classe de service : il occupait toutes les
places dans Tadrainistration et malgré ses énormes pri-
vilèges, se montrait complètement incapable d'acqué-
rir sur le peuple une autorité durable, organique.
Quant aux privilèges de la classe prépondérante, ils
étaient réellement illimités. Les impératrices et les em-
pereurs ne se montraient pas avares sous ce rapport.
La noblesse reçut le droit exclusif à la possession de la
terre et aussi le droit exclusif à la possession des hom-
mes. Pierre III supprimale service obligatoire des nobles-
L'impératrice Catherine II confirma ce décret et de
plus leur livra l'administration locale. C'est alors que
les tzars russes commencent à se dire premiers gen-
tilshommes^ expression qui n'était qu'une parodie,
qu'un emprunt à l'Europe et n'avait aucun sens en
Russie. Pour donner plus d'éclat aux nobles, on em-
prunte encore à l'Europe les titres de comtes et de
barons, on invente des décorations, des blasons. L'his-
toire de la transformation du dvorianstvo en classe
supérieure évoque souvent le souvenir d'une vraie
mascarade. On n'avait, par exemple, en Russie, au-
cune notion des blasons. Beaucoup de nobles russes
sont redevables de leur rang, non à leur mérite et à
leurs tchins, mais aux juifs polonais qui leur fabriquaient
des titres de noblesse et des blasons ^
Les gratifications des tzars aux nobles, gratifications
qui consistaient en des mille et des cent mille paysans
1. Il existait & Berditchey et dans d'autres villes des fabriques de
ce genre. Les titres de noblesse étaient souvent à très bas prix :
1 rouble.
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE BT LK BOURGEOISIE i87
sont un fait beaucoup plus important que ces futilités.
Il est impossible de se rendre un compte exact de ces
gratifications, mais les renseignements de détail que
l'historien réussit à se procurer, promettent déjà d'énor-
mes chiffres. Ainsi, pour la période qui s'écoule entre
Pierre le Grand et Paul IV, il existe des renseignements
relatifs à 1,243,000 paysans (sans compter les femmes)
donnés aux nobles, outre l'extension tout à fait illégale
du servage sur des régions entières, dans rUkraine,
etc *. C'est avec la même prodigalité que la main des
empereurs gratifiait le^nobles de l'or du trésor de l'Etat.
L'impératrice Catherine II donna à ses amants et
aux personnes qui prirent part au coup d'État qui
la plaça sur le trône au moins 200 millions de rou-
bles, selon le cours du change actuel ^ Au service,
la noblesse recevait aussi d'énormes sommes non
comme honoraires, ceux-ci n*étaient pas grands, mais
en revenus illégaux [dokhody). Ainsi, par exemple, un
régiment de cavalerie produisait à son colonel au com-
mencement de ce siècle un revenu annuel de 100000
roubles '. Il n'est pas étonnant que la cour et le service
attirassent la noblesse. C'était une corne d'abondance
avec laquelle les empereurs, durant un siècle entier, l'ar-
rosèrent d'une pluie d'or, espérant que la classe pré-
pondérante atteindrait une ample florescence et de-
viendrait enfin un soutien inébranlable du trône et de
i . EAuonTCH. Let grandes fortunes de la Russie. Ces renseigne-
ments se rapportent seulement à une partie des grallflca lions.
2. 48520500 roubles d'alors. Tous ces chiffres n'indiquent
qu'une partie insignifiante des dons véritables.
3. KiiNcyrrcH. Les grandes fortunes de la Russie.
i88 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
la partie. A la fin, cependant, les empereurs durent
perdre leurs illusions à ce sujet. Les lois natu-
relles du développement national menaient la noblesse
à la décadence par Textension même de ses privilèges.
Les droits des nobles sur les paysans se modifièrent
plusieurs fois dans le détail. Pendant un certain temps,
les nobles euf ent la faculté de condamner leurs paysans
aux travaux forcés pour le temps qu'il leur plaisait.
Plus tard, cette faculté leur fut enlevée; généralement,
le gouvernement abandonnait en fait les paysans à l'ar-
bitraire des noblesetceux-ci commettaient d'affreux abus.
Sous Alexandre I*% qui se disait républicain, le fait
suivant a eu lieu à Saint-Pétersbourg.
La comtesse Saltykov eut le malheur de devenir
chauve. Pour cacher ce défaut, elle portait une perru-
que. Elle tremblait à la pensée que son secret pouvait
être découvert par le monde, et pour l'éviter elle imagina
d'installer dans sa chambre à coucher une cage, où
elle enferma son coiffeur sans lui permettre d'en sor-
tir. L'infortuné passa trois années dans cette cel-
lule; il vieillit, il se courba, son état devint épouvanta-
ble à voir ; enfin il parvint à briser sa cage et s'échappa...
La comtesse ^st au désespoir! Le secret de sa calvitie ne
tient qu'à un cheveu. Accablée de son malheur, elle
va trouver l'empereur, lui raconte toute l'affaire et
le prie de donner ordre que le coiffeur soit retrouvé sans
rémission. Alexandre fit prendre des renseignements et
reçut de la police un rapport sur l'affreuse vie du coif-
feur. Alors l'empereur, le hien-aimé empereur, comme
on le nommait, ordonna de ne pas rechercher le coiffeur
et de faire à la comtesse <( pour la tranquilliser » un rap-
LE GLERGÉi LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 189
port officiel où Ton dirait qu'on avait trouvé le cadavre
de son serf dans la Nova K Voilà comment se com-
portaient envers le peuple et les nobles et les tzars.
On a constaté bien des cas où les propriétaires faisaient
un commerce régulier de jeunes paysannes qu'ils ven-
daient à des maisons publiques. Des multitudes de serfs
étaient conduits comme de vrais esclaves aux marchés
du sud où les marchands arméniens les achetaient pour
les exporter ensuite en Turquie. Quant aux harems des
propriétaires, il est superflu d'en parler ici; nous
rappellerons seulement que leur généreuse hospitalité
slave mettait ces harems à la disposition de leurs amis,
il n'est pas d'abomination infâme dont la noblesse
ne se soit rendue coupable sous le régime du servage.
Les punitions infligées aux serfs dépassent souvent
toutesles horreurs racontées par madame Beecher Stowe.
La princesse Kozlovsky ordonnait de mettre nus ses
laquais, les faisait attacher à un poteau et lançait sur
eux une meute de chiens, ou bien elle contraignait
des jeunes filles à fouetter de verges l'infortuné atta-
ché au poteau. Parfois, emportée par la rage, elle sai-
sissait la verge et frappait le malheureux sur les par-
ties génitales. Un autre gentilhomme ordonna de
brûler avec des charbons ardents la plante des pieds
d'un de ses serviteurs pour le punir de ce qu'il avait
noyé deux petits chiens que sa femme avait reçu l'or-
dre d'allaiter*...
1. Sbhevskt, Les paysans sous Catherine II.
2. Le lecteur trouvera un grand nombre de ces faits odieux chez
les écrivains qui traitent de l'histoire du servage. Les faits cités
ici sont empruntés à l'historien Somevsky.
190 L\ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Nous ne continuerons pas plus longtemps à nous oc-
cuper de ces abominations qui couvrent de honte le nom
russe. Je me bornerai à remarquer que tous ces abus
révoltaient d'autant plus le peuple, que les nobles n'é-
taient pas les conquérants du pays et n'avaient pas la
force de le tenir en esclavage. Leurs cruautés n'étaient
pas épouvantables ; elles ne terrorisaient pas ; elles
semblaient simplement hideuses, car elles n'avaient
même pas pour excuse le droit du plus fort.
L'ardente haine du peuple se comprend donc facile-
ment.
A présent encore, vingt-cinq ans après l'abolition du
servage, lespaysans parlent avec indignation des temps
où ( les nobles échangeaient des hommes contre des
chiens ; » à présent encore, les paysans sontpréts à tou-
tes les violences contre les nobles. Aux temps du ser-
vage, les assassinats des propriétaires et de leurs inten-
dants étaient des faits presque habituels. Pendant les
vingt dernières années du règne de Nicolas ^^on cons-
tate 268 cas de ce genre, et ce chiffre officiel est très
inférieur à la réalité. Les soulèvements de tout un
village ou de toute une volost étaient plus fréquents
encore. Dans la même période de vingt années, M. Se-
mevsky évalue le nombre de ces émeutes de paysans
à 420'.
Les violences du peuple pour se défendre contre les
excès des nobles étaient le seul frein mis à l'arbitraire
des propriétaires. Pendant les dernières années du ser-
vage surtout, ces émeutes prirent un caractère de
cruauté extrême, elles furent accompagnées de mutila-
{, Skmeysky, Les paysans sous Catherine II, p. 375.
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 19i
tien des intendants, d^assassinats de propriétaires et de
toute sorte d'excès. Aussi l'empereur Alexandre II avait-
il parfaitement raison, quand il disait à la noblesse
de Moscou en 1856 : <( Il vaut mieux abolir le servage
par une mesure venant d'en haut, qu'attendre le mo-
ment où il s'abolira lui-même d'en bas K n
Ainsi les privilèges accordés à la noblesse, loin de
servir à consolider son autorité sur le peuple, rendi-
rent, au contraire, cette autorité complètement impos-
sible.
La propagation de l'instruction porta un nouveau coup
à la noblesse. Le nombre des hommes instruits capa-
bles de servir l'Etat augmentait, et la noblesse, même
comme classe de service, perdait sa dernière raison
d'être.
En outre, avecla propagation de l'instruction, apparais-
sait dans la noblesse composée de parvenus, un nom-
bre toujours croissant d'individus qui, au nom des intérêts
du peuple, maudissaient et la noblesse et les tzars qui
avaient créé et soutenaient cette noblesse. Le nombre
de révolutionnaires et de démocrates auxquels a donné
naissance la classe noble est vraiment étonnant. La cons-
piration dite des Décembristes (1825) recruta ses adhé-
rentspresqueexclusivementparmilesnobles,etpourtant,
elle avait autant pour but Tabolition du servage que
la promulgation d'une constitution. Les conditions gé-
nérales dans lesquelles se trouvait la patrie l'empor-
taient sur les intérêts de la classe. Les nobles ne pou-
vaient se refuser & voir que les forces physiques, tout
1. Itahiockov, La chute du servage, p. 8.
192 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
comme les forces morales de la Russie, étaient dans le
peuple.
Les plus habiles défenseurs de la noblesse ont plus
d'une fois réclamé en faveur du rôle civilisateur de
cette classe en Russie. Notre grand poêle Pouchkine
adopta cette thèse et Ton ne peut la nier absolument.
A cô^é d'une foule de fainéants ignorants et gros-
siers, la noblesse fournil beaucoup de riches et intelli-
gents protecteurs à la civilisation. Un grand nombre de
talents furent mis en lumière grâce à cette protection.
Ainsi le céfébre poète de l'Ukraine, Chevtchenko, fut
sauvé de l'esclavage, grâce aux efforts de Joukovsky et
de ses amis. Les jeunes plébéiens trouvaient asile et
protection dans les maisons de nobles Mécènes. La
mode le voulait ainsi. L'énorme affluence des idées de
l'Europe se faisait alors en Russie, grâce à l'intermé-
diaire des maîtres étrangers, que la noblesse y appe-
lait en nombre considérable. On ne peut nier que la
noblesse russe ne fit preuve de tolérance à cet égard.
Pouchkine avait parmi ses maîtres, le frère de Ma-
rat. Dans les mémoires de Hertzen, nous voyons
encore un vieux jacobin français répondre à une ques-
tion de son élève lui demandant pourquoi Louis XVI
fut guillotiné : « Parce qu'il a été traître à la patrie ».
Cette influence de Témigration, en majorité française,
n'était possible matériellement que grâce à la richesse
des nobles. Les nobles Mécènes fondaient, enfin, quelque-
fois même, des institutions qui propageaient les lumières :
le Lycée de Demidov, le Lycée de Kouchelev-Bezbo-
rodko, la bibliothèque de Roumiantsev (la meilleure
en Russie après la bibliothèque publique de Saint-Péters-
LB CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 193
bourg) etc. Tout cela n'était peut-être qu'un très in-
suffisant dédommagement pour tout le mal que faisait
la noblesse: en tous cas, on ne peut nier ces faits.
Le rôle civilisateur de la noblesse fut cependant en
telle contradiction avec son rôle social qu'il se tournait
fiitalement contre cette classe même. La pensée, une
fois réveillée, ne pouvait sMllusionner sur Tineptie, la
parfaite illégalité et le peu de solidité du régime de la
noblesse.
Voilà pourquoi ni le peuple, ni les gens civilisés ne
croyaient à la durée de la puissance des nobles.
Au moment où les tzars commençaient à peine à les
combler de privilèges^! 724), Téminent publiciste Posso-
chkov écrit: « Les propriétaires ne seront pas éternelle-
ment maîtres des paysans, ils les possèdent temporaire-
ment. » (c Qu'est-ce que notre noblesse, dit en 1801 le
comte Stroganov, c'est la classe la plus ignorante, la plus
insignifiante et intellectuellement la plusstupide. » Pour
convaincre Alexandre P** d'effectuer l'émancipation des
serfs, sans craindre la résistance des nobles, le comte
ajoute : « Ni le droit, ni la loi ne peuvent éveiller en eux
(les nobles) l'idée de la plus faible résistance... La no-
blesse est souvent tricheuse dans le service, mais...
toutes les mesures gouvernementales, qui tendaient &
enfreindre ses droits propres, furent toujours exécutées
avec une étonnante ponctualité ^.. »
Cette prophétie s'accomplit avec une entière exacti-
tude en 1861.
La noblesse s'effondra presque en un clin d'œil. Gela
1. BoHAHoviTca-SjLAYA TIK8KT, La noblesse en Rusrie, p. 69.
43
i94 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
semble étonnant ; mais c*est aisément explicable : elle
n'avait aucun soutien. Le peuple la haïssait et ne su-
bissait son influence qu*à titre purement policier. Les
classes instruites haïssaient le servage parce qu'elles lui
attribuaient la non-existence en Russie des droits in-
dividuels. Enfin les classes industrielles étaient enne-
mies de la noblesse, parce qu'elle comprimait le déve-
loppement des forces productrices du pays. Cette der-
nière circonstance avait peut-être le plus d'importance
aux yeux du gouvernement. •
La guerre de Grimée avait montré à quel point la
Russie était affaiblie. Et comment pouvaient se déve-
lopper les forces productives, si l'esclavage enchaînait
le travail de presque la moitié des la population? Le
gouvernement abandonna sa fidèle noblesse. La sym-
pathie des tzars commença à incliner d'un autre côté.
Le premier gentilhomme se préparait à devenir pre-
mier boursier... Et la noblesse s'effondra sans résis-
tance. Ici aussi elle se montra tricheuse dans le ser--
vice: elle usa de toutes les ruses, de toutes les trompe-
ries pour obtenir le plus d'argent possible pour son
compte et pour rogner, autant que cela se pouvait faire,
les terres des paysans... Elle ne résista pas et, sans au-
cun doute, elle eutraisonde ne pas commettre cettefolie.
À vrai dire, il s'en fallait de beaucoup que le gou-
vernement d'Alexandre II l'abandonn&t entièrement.
En 1 86 1 , la politique impériale entrait dans une ère nou-
veUe. Le gouvernement commençait à protéger les
capitalistes avec autant d'ardeur qu'il en avait mise
pendant le siècle précédent à protéger la noblesse.
Or, en enlevant à la noblesse toute influence politique
LE CLERGÉ, Lk NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 105
sur le peuple, le gouvernement lui donnait tous le»
moyens d'acquérir sur lui une influence économique.
Les paysans reçurent généralement une quantité très
insuffisante de terre. Pendant le servage, ils avaient à
leur disposition près de 33 millions de déciatines; Té-
mancipation ne leur en attribua que 22 millions. Ainsi
les paysans étaient indispensablement obligés à pren-
dre en fermage aux propriétaires au moins 42 à 43 Yq.
delà terre qui leur était nécessaire K
En outre, les terres furent dstribuées d'une telle ma-
nière que celles des propriétaires gênaient le paysan
dans Texploitation de son lot; elles entouraient ses ter-
res comme d'un cercle étroit, de sorte que pour éviter
les amendes pour dégât causé par le bétail dans les
champs des propriétaires, les paysans devaient vivre
avec eux dans une sorte de soumission.
Puis, l'émancipation elle-même donna aux propriétai-
res d'énormes sommes qu'ils purent appliquer à l'ex-
ploitation de leurs terres. En moyenne, les paysans ne
payèrent pas les terres moins de 39 roubles par décia-
line, prix exorbitant *. Au surplus, dans les provinces
fertiles, où le revenu de la terre suffit au paiement des
impôts, les paysans reçurent une quantité de terre tout
à fait insuffisante. En revanche, dans les provinces
arides, où les paysans retirent la plus grosse part de
t. Ces chiffres donnent encore de la situation des paysans une
idée meilleure qu'elle n'est en réalité.
2. Compte rendu de la situation de Vopération du rachat des ter-
res au !•' janvier 1885. La Gazette russe de 1885. n» 17. Dans les pro-
Tinces occidentales, où le gouvernement tâche de paralyser Tin-
fluence delà Pologne, le prix de la déciatine est presque trois fois
plus bas.
196 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
leur revenu des diverses industries locales, on leur
donna beaucoup de terre, et cela à un prix supérieur au
revenu que cette terre est capable de donner. De cette
manière, l'industrie même des paysans fut indirecte-
ment taxée d'un impôt en faveur des "propriétaires.
On n'attribua presque pas de forêts aux paysans ; de
même ils reçurent très peu de prés. Au total, gr&ce
aux procédés les plus divers, ils sont partout placés sous
la dépendance des propriétaires.
Les statuts des institutions du zemstvo, dont dépend
toute l'administration de l'économie rurale des provinces
et d js gouvernements, sont aussi rédigés de manière à
aiiurer aux nobles une invariable prépondérance. Le
nombre total des représentants du zemstvo [glasny) est
distribué de telle façon que les nobles en ont 6309, les
paysans 5725, les habitants des villes 1791.
Outre une situation privilégiée, la noblesse eut l'avan-
tege, je viens de le constater, de recevoir pour prix des
terres cédées aux paysans à peu près 500 millions de
roubles en argent comptant et la remise des sommes
qu'elle devait à l'Etat, prêtées sur le gage de ses terres
et s'élevantàplus de 300 millions de roubles.
Ainsi elle avait en mains tous les moyens d'acquérir la
prépondérance économique sur les paysans. Elle ne sut
en tirer parti.
La vieille classe de service ne trouva point la force de
se transformer en classe industrielle. Les sommes énor-
mes reçues des paysans furent dissipées en festins et
en excès de toute sorte & Saint-Pétersbourg, à Moscou
ou & l'étranger. La culture des terres, au lieu d'être
améliorée, fut partout abandonnée. Peu à peu les no-
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 197
bles manquent d'argent pour mener un train fastueux :
ne sachant pas travailler, partout ils vendent leurs
terres. Ces ventes s'effectuèrent sur une grande
échelle. Dans le gouvernement de Moscou, les nobles
perdirent ainsi dans une période de douze ans
(i86o à 1877) 296220 déciatines de terres ^ dans le
gouvernement de Saint-Pétersbourg, de 1867 à 1876,
280166; les paysans seuls en achetèrent dans celui
de Tver, de 1861 à 1883, plus de 612985 décia-
tine ^; dans celui de Poltava, de 1864 à 1881, les
nobles perdirent 25 ^/o de leurs terres * ; dans le gou-
vernement de Saratov les pertes des nobles s'évaluent
à un million de déciatines S etc.
Parallèlement à ces pertes, s'effectue la ruine défi-
nitive de la noblesse; peu ji peu elle disparaît de la vie
sociale. Le raznotchiniets (roturier), qui, depuis long-
temps déjà, jouait un rôle important, afflue maintenant
dans toutes les carrières : science, beaux-arts, littéra-
ture, fonctions administratives. La noblesse, chose
étrange! paraît diminuer même en nombre! Du moins,
en 1858 les nobles héréditaires étaient 609973, et
en 1870, leur total s'abaisse à 544188 ^
Tout ce qui dans la noblesse a reçu la moindre
instruction renonce de soi-même au souvenir de son
passé. On voit apparaître un nouveau type quelapresse
1. statistique du Zemstvo de Moscou, V, 11* partie, p. 36.
2. Iansok, Statistique^ p. 176.
3. La Gazette russe, 4884, n* 181.
4. Esquisse du mouvement de la propriété foncière dans le gou
vernement de Poltava,
5. La Gazette russe^ 1884 n* 345.
S. Iaksoh, Siatisiifpie, 1, p. 82.
I9S Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
baptise du nom de noble repentant^ dénom'.nation très
juste. Ce sont les nobles qui s'efforcent de Tacheter
les fautes de leur classe, de devenir de bons fils
de la patrie. Ces hommes forment une génération
d*ardents propagateurs du perfectionnement moral de
Thomme, telsque le célèbre publicisteD. l.Pissarev. Une
grande quantité de ces nobles repentants essayèrent
ensuite de se confondre au peuple. Us entrèrent dans
les rangs des révolutionnaires et des socialistes \
Une autre partie de la noblesse se fondit dans le tchi-
novnitchestvo (la classe des fonctionnaires) et la classe
commerciale : les banques, les administrations de
chemins de fer, etc., sont remplies de nobles ruinés.
D'affreux tableaux de la ruine de la noblesse se dérou-
lent souvent sur les bancs de la cour d'assises. Dans
le célèbre procès des valets de cœur (association de
filous et de chanteurs) on vit figurer de jeunes nobles
de familles anciennes, aux manières élégantes, à la te-
nue mondaine : sic transit gloria mundi !
Quoique inscrite comme telle par la statistique, cette
noblesse déchue s'est confondue aux hommes de profes-
sions libéraleset auprolétariat. Cependant, certaine partie
• de la noblesse plus riche, élevée d'après des idées plus
raisonnables, se maintient au milieu de cet écroulement.
Quoique à demi dépossédée de ses terres, elle a réussi à
ne pas sombrer; elle s'est mise à cultiver ses domaines
conformément à Tétat social nouveau, et maintenant elle
forme une partie importante du zemstvo. L'élite de ces
1. Sur le chifire total des accusés pour crimes politiques, U n*y
. a pas moins de 15 <>/e d'accusés nobles (Voir la Volonté du peuple^
no 5}, et ce chiffre est sans doute inférieur à la réalité.
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE i»9
nobles a renoncé aux prétentions de leur classe : et c'est
là tout simplement une classe de propriétaires fonciers
instruits, souvent ardents défenseurs des intérêts du
peuple, surtout contre la bourgeoisie villageoise. Pour
la plupart, ce sont des hommes modérés, de tendance
libérale, partisans du développement de Tautonomie
locale, de Tinamovibilité des tribunaux, de la liberté
de la presse, enfin des garanties des droits du ci-
toyen et, à tout prendre, de la constitution. Ces hom-
mes, quoique extrêmement peu nombreux, forment
la couche la plus instruite et la plus intelligente dans
tous les zemstvos.En conséquence, ils jouissent d'une
certaine influence, de sorte qu'au sens usuel, le
mot zemsivo est devenu synonyme de quelque chose
de libéral. Le zemstvo prête aux libéraux le même ap-
pui que les hommes dé professions libérales et le prolé-
tariat aux révolutionnaires. Il va sans dire que cette cou-
che libérale du zemstvo, noble d'origine, n'a plus rien
de commun avec la noblesse. Le zemstvo libéral n'a rien
plus à cœur que de faire oublier au peuple l'époque de
la domination de la noblesse : il tâche de fonder l'auto-
nomie provinciale sur des principes exempts de tout
esprit de caste. Il est même difficile d'en nommer les
membres des gentilshommes.
Les vraies traditions de la noblesse, la tentation
de ressusciter son ancien rôle se sont conservées seu*
lement dans le parti réactionnaire extrême, fort peu
nombreux et dont on peut considérercomme le porte-voix
le prince Mechtchersky,publiciste connu*. Ce sont des
1. Il publie le journal Grajianite (L? citoyen). U est aussi connu
par quelques mauvais romans.
200 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
hommes qui n ont rien appris, rien oublié, qui ont con-
servé les appétits avides de leurs pères, mais qui ont
perdu la possibilité de les contenter. Ils se tapirent
longtemps dans leurs trous, enragés contre les réfor-
mes; ils restèrent inaperçus jusqu'au règne d'Alexan-
dre III. Ressuscites à présent par la faveur du tzar, ils
ont parlé ! Ces fous furieux de la réaction savent rare-
ment écrire correctement en russe et témoignent d'une
ignorance que nous avons déjà perdu l'habitude de
trouver dans le monde politique. Us rêvent de rame-
ner la Russie à l'ancien régime. Il n'y a rien dans la
nouvelle Russie dont l'anéantissement ne soit réclamé
par eux. Ils demandent la suppression de l'instruc-
tion des femmes, Tabolition du jury, une autorité dic-
tatoriale pour les gouverneurs, la destruction du zem-
stvo... Le zemstvo, ils le haïssent en particulier. « C'est
la gangrène de la vie russe », s'écrie un de ces fous
dans leCtloyen. Le prince Mechtchersky pose en princi-
pal article de son programme : que l'autorité du zemstvo
sera partagée entre des fonctionnaires responsables sé-
parés, ou transformé en assemblée des nobles avec re-
présentation des paysans ^ . Mêmes anathèmes sur la
banque foncière des paysans, etc.
Tel est le délire avant-coureur de la mort des der-
niers mohicans de tordre des nobles, car il n'est pas
besoin de prouver que les partis ne vivent pas avec de
tels programmes.
1. U Citoyen, 1885, n^SQ.
r
LE CLBRGfi, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 201
IV
La classe capitaliste dans les rangs de laquelle,
comme je Tai dit, passe graduellement une partie de
la noblesse, mérite bien autrement l'attention.
Le eégime du servage avait beau nuire au développe-
ment des forces productives de la Russie, ce développe-
ment s'effectuait lentement. En 1853, un homme qui
savait aussi bien sa Rursie que Kochelev, tenait les
revenus des gentilshommes et ceux des commerçants
pour égaux. L'abolition du servage et la politique gou-
vernementale qui le suivit ouvrirent de larges horizons
à l'activité des entrepreneurs et leur livrèrent à titre
de subsides des milliards de roubles.
La classe industrielle crut avec une rapidité incroya-
ble. Les villes grandirent à vue d'œiL Les habitants
des villes (les commerçants, les miechtchanié, les arti-
sans, etc.) qui, en 1838, étaient le 7,25 Vo de toute la
population de la Russie, s'élevèrent en 1870 au 9,2 Yo
de cette population*. Le capital des sociétés par actions
n'était que de 400 millions de francs en 1853 ^ ; en
1879, il s'élevait déjà à 6600 millions de francs \ Le
nombre des personnes s'occupant d'industrie et de
1. Iaksou, tome I, p. 82.
2. Annuaire du ministère des finances, 1878, Cours du change: 400
centimes pour 1 rouble.
3. Afmanach de M, Souvorine^ 1881 : Cours du change, 246 centi-
mes pour un rouble.
202 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
commerce s'accrott. En 1867, le nombre des paten-
tes et autorisations de toutes sortes pour le commerce
et l'industrie est de 670464 *; en 1874, il s'élève déjà
à 980137 ^ Outre les énormes capitaux en espèces,
concentrés dans les mains de la classe commerciale et
industrielle, une grande quantité des propriétés fon-
cières commencent à tomber en sa possession. La plupart
des terres que vendent les gentilshommes devient la
propriété des commerçants au lieu de devenir celle des
paysans. Ainsi, pendant la période de 1867 à 1876,
dans le seul gouvernement de Saint-Pétersbourg, 1 22000
déciatines furent acquises par des personnes apparte-
nant aux diverses classes des villes '. Dans le gouverne-
ment de Moscou, plus de 120000 déciatines sont ven-
dues à des commerçants de 1863 à 1877 *. Ce passage
des terres aux mains de la classe industrielle a lieu môme
dans les provinces les moins industrieuses, comme par
exemple, dans celle de Poltava: en 8 ans, 40000 déciati-
nes y ont été achetées par des commerçants, des miccht-
chariié et des Juifs ^
La prép Aidérance de la classe industrielle s'accentue ;
elle se téinoigne sous les formes les plus diverses. Les
écoles sont pleines d'enfants de la classe bourgeoise. On
pourrait nommer un grand nombre de journaux qui sont
entièrement au pouvoir de compagnies industrielles:
chose tout à fait ordinaire en Europe, mais qui était
1. Recueil militaire de statistique .
2. Iarson, Statistique I, p. 108.
3 lAirao5, Statistique, II, p. 176.
4. Recueil statistique de Moscou, {'• partie, p. 37.
5. Esquisse du mouvement de la propriété foncière dans le gouverne-
ment de Poltaoa, 1881.
LE CLBRGfi. LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 203
complètement inconnue en Russie jusqu'à ce jour. Les
bourgeois enrichis jouent même quelquefois le rôle de
Mécènes réservé jadis à la seule noblesse. Ainsi, par
exemple, à Moscou, un théâtre russe très connu qui
BDgage les meilleurs artistes, notamment Pissarev, Ân-
dréiev Bourlak, etc., est une création d*un riche fabri-
cant et entrepreneur, Malkiel.
On voit déjà, parfois, dans la classe industrielle
poindre Tidéa d'acquérir le droit à une certaine repré-
sentation dans le gouvernement de l'Etat. Il y a une
année, les commerçants de Nijni- Novgorod *, firent des
démarches pour obtenir la création d'un conseil par-
ticulier attaché au ministère des finances et composé de
représentants du commerce et de l'industrie. Cette
question fut de rechef lancée par le professeur Mende-
lieiev et M. Chneider dans la brochure Des chambres
commerciales et industrielles. Cette brochure fut inter-
dite, et d'ordinaire le gouvernement ne montre aucun
désir de satisfaire cette tendance de la classe capitaliste,
mais il écoute volontiers ses requêtes d'un caractère
privé, concernant divers de ses besoins, et s'empresse
de les satisfaire.
On peut indiquer un grand nombre de mesures pri-
ses par le gouvernement sous l'influence de ces requê-
tes, dont nos industriels le bombardent sans relâ-
che. C'est ainsi que fut aboli l'impôt sur le sel. C'est
ainsi encore qu'on a récemment augmenté les droits
de douanes entre la Russie et la Finlande; ainsi qu'on
a interdit le transit par la Transcaucasie, qu'on a élevé
1. A NiJDi-Novgorod a liea la plus importante foire de la Rus-
sie; c'est un mouyement commercial de 400 millions de francs.
204 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
à plusieurs reprises les droits d*importation, etc. Au
nombre des concessions les plus timides du gouverne-
ment, on doit noter la modification de la loi sur le tra-
vail des enfants dans les fabriques. Au début, il avait
l'intention d'interdire complètement leur travail noc-
turne; puis, grâce aux démarches des fabricants^ il le
permit dans beaucoup de cas *•
Bref, la classe commerciale et industrielle a acquis
pendant les 30 dernières années une influence très
marquante dans la vie sociale de la Russie, et la ques-
tion du capitalisme est maintenant pour les publicistes
russes un sujet du plus vif intérêt.
La classe commerciale et industrielle deviendra-t-elle
définitivement classe dominante en Russie? Prendra-
t-elle définitivement la direction du travail du peuple et
de la production nationale?
Cette question a suscité chez nous une polémique im-
portante à laquelle prennent part des deux côtés les
hommes qui savent le mieux la vie russe. La reproduc-
tion des types de la bourgeoisie occupe nos romanciers
et nos écrivains de talent. Le capitaliste — c'est, à un
certain point, le héros du jour de la vie russe contempo-
raine. Cependant, malgré cette apparence de force et
de croissance, il est impossible de ne pas remarquer
un fait extrêmement caractéristique pour la situation
de notre classe capitaliste.
En France, par exemple, la classe industrielle, le
tiers-état, entre en scène entouré d'une vraie popu-
larité, plein de foi en ses propres forces. Le tiers-état
1. Â rheure qu'il est, le travail noctarne des enfants et des fem-
mes est de nouyeau interdit La Gazette de Motccu^ 9-21 juin 1885.
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 305
était toui^ il était la nation, Les esprits les plus mar-
quants du siècle étaient ppur lui. Ses principes semblaient
ouvrir une ère nouvelle dans la vie de Thumanité. Les ré-
volutionnaires les plus extrêmes, tels que Camille Des-
moulins, défendaient avec une même ardeur la liberté
individuelle elle droit sacré de la propriété. Les philo-
sophes les plus avancés, comme Saint-Simon, prennent
pour idéal social, un Etat, où Tautorité appartient aux
savants et aux industriels. Le tiers-état, en agissant
diaprés ses propres intérêts, servait en même temps
rhumanité entière.
Comme ce portrait est peu celui de notre classe in-
dustrielle naissante !
Presque dès son premier jour, les esprits les plus mar-
quants de la société russe opposent les intérêts de la
masse du peuple travailleur à ceux de la classe indus-
trielle. Tchernychevsky, Técrivain le plus populaire de
la Russie et même Tunique économiste russe remarqua-
ble, est un adepte des doctrines socialistes. Son ami,
Dobrolioubov — le plus éminent critique russe, dévoile
dans son célèbre Tiomnoîe Tzarsivo (Le règne de
Tobscurantisme), la corruption et la grossière ignorance
de la bourgeoisie. Il lui oppose dans une série d'arti-
cles le peuple travailleur, plein de force et de vie.
Les meilleurs publicistes, les plus éminents observateurs
de la vie populaire insistent continuellement sur Tin-
dispensabilité de soutenir la commune rurale, d'encou-
rager et de développer les branches d'industrie locales
qui se trouvent dans les mains des producteurs et non
des capitalistes, mesures qui sont en contradiction di-
recte avec les intérêts de la bourgeoisie.
206 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Ces mesures sont approuvées même par des savants
qui croient inévitable la domination temporaire du ca-
pitalisme en Russie, Kabloukov, Issaïev.
Quant à ceux qui ne tiennent pas cette domination
pour inévitable, comme le profond observateur de la
Russie qui signe ses ouvrages du pseudonyme V. V *,
il va sans dire qu'ils approuvent d'autant plus des me-
sures de ce genre. Les plus éminents professeurs d'éco-
nomie politique, tels que MM. Postnikov et Ivanioukov,
démontrent la nécessité de conserver la commune
rurale. Un écrivain presque conservateur, d'une grande
érudition, le prince Vassiltchikov, tout en croyant la
grande propriété foncière indispensable dans une cer-
taine mesure, donne le conseil de conserver la commune
rurale des paysans... Mais les noms et les citations pour-
raient remplir des pages entières, sije m'imposais la tâ-
che de mentionner tous les publicistes et tous les sa-
vants russes qui, dans diverses circonstances, se met-
tent du côté du peuple contre la classe industrielle. A
tout le mieux, ils se comportent envers les capitalis-
tes comme envers un mal temporaire et inévitable.
Chose remarquable, il n'est pas difficile de rencon-
trer, même parmi les capitalistes millionnaires, des
individus qui se disent commwnii/tf^ et assurent qu'ils
ne sont pas ennemis du régime socialiste. Je n'exa-
mine pas la sincérité de ces affirmations, mais il est
évident que des gens qui parlent de la sorte ne peuvent
être convaincus de l'utilité du régime créé par eux. En
1. Le véritable nom de ce pubUciste de talent est connu de toute
la Russie, mais il persiste à se couvrir de son pseudonyme. Je
me garde bien de trahir ce secret de comédie.
F^
LE CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 207
général, les gens complètement ignorants, ou les eitré-
mes réactionnaires tels que M. Katkov, M. Tsitovitch,
etc., se mettent seuls sans réserve du côté de la
boui^eoisie. Cette classe industrielle, qui triomphe
en France grâce à la révolution, est liée en Russie à la
réaction la plus violente ! La bourgeoisie, qui apparut
en France comme un présage d'un régime nouveau,
seul juste et éternel, semble en Russie un mal tem-
poraire et inévitable I
La science économique a une expression, accumula-
tion primitive^ qui s'applique au moment de la vie écono-
mique où la richesse provient moins de la productionqae
du vol plus ou moins franc. La classe industrielle russe,
il est impossible de le taire, se trouve actuellement dans
cette phase d'accumulation primitive.
Le manque de probité de notre industriel et de no-
tre commerçant est devenu proverbial. La banque-
route frauduleuse est un fait tellement ordinaire en
Russie, qu'une faillite simple paratt presque incroyable.
Quand une banqueroute a lieu, la première question que
Ton se pose est celle-ci : combien contient-elle de bronze?
Qu'elle contienne du bronze *, personne n'en doute!
Une des sources importantes des grandes fortunes,
surtoutdansle Sud, ce furent les faux assignats et la con-
trebande. Un moyen plus habituel, c'est le vol le plus
éhonté du trésor d'Etat et des institutions publiques.
Je doute fort que nulle part ailleurs qu'en Russie
on vole avec autant d'impudence les institutions publi-
1. Le bronze, expression techniqne servant à indiquer les let-
tres de change fictives que le banqueroutier frauduleux dôlivre à
ses amis.
1
208 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ques. Les banques et les diverses sociétés financières ont
acquis une vraie célébrité sous ce rapport. Le direc-
teur de la banque de la ville de Skopine, s*est en-
richi par des vols de ce genre de plus de dii millions.
11 n'y a pas longtemps, la banqueroute de la banque de
la ville d'Orel fut accompagnée des mêmes abus, et à
rheure actuelle la ville en faillite est obligée de vendre
même les ponts situés sur TOka qui traverse Orel.
Il va sans dire que nos industriels épargnent encore
moins le trésor. Plusieurs des fortunes les plus considé-
rables de la Russie, ont eu pour source les fournitures
de TEtat. Les agisiements de MM. les fournisseurs pen-
dant la dernière guerre sont incroyables! Les vivres
payés pour Tarmée russe passèrent même dans Tar-
mée turque. Un nombre considérable de fournisseurs
furent cités devant les tribunaux...
« Les sots! ils n*ont que ce qu'ils méritent, disait à
cette occasion un des concussionnaires les plus connus,
ils veulent faire des affaires et ne savent seulement
s'y prendre. On ne me citera pas, moi, devant les
juges ! — Et comment faut-il s'y prendre pour ne pas
être cité devant les juges? — Il faut avoir pour associés
dans ses affaires des gens qu'on ne peut citer devant les
tribunaux ^ »
On disait que ce sage faiseur d'affaires avait la pré-
caution de prendre pour associés des membres de la
famille impériale.
Une autre source de fortune, c'étaient les che-
1. Vu Tabsence de documents juridiques, je ne donnerai pas ici le
nom de ce personnage que tout le monde connaît à Moscou, mais
Je me porte garant de Tauthenticité de celte conyersaUon.
LB CLERGÉ, L\ NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 209
— . , ji —
mins de fer et toule sorte de spéculations, dites en-
treprises industrielles. Un des hommes qui ont le mieux
étudié nos entreprises de chemins de fer, M. Golovat-
che?, éyalue à plus de 6 milliards de francs les sommes
que le Trésor a employées pour la construction des voies
ferrées K De quelle manière fructueuse furent dépensées
ces sommes, nous en pourrons donner idée par l'exem-
ple du chemin de fer de Moscou à Riazan. Selon M. Go-
lovatchev la construction de ce chemin de fer coûta ,
7700800 roubles, et le gouvernement garantit le re-
venu d'un capital de 14 millions! Des centaines de mil-
lions, des milliards restaient ainsi dans les poches des
entrepreneurs, sans le moindre travail, sans la moin-
dre production.
On répand de la même manière Tor du Trésor dans
une quantité innombrable d'entreprises industrielles
de tout genre. Un grand nombre d'entre elles n'exis-
tent, à ce qu'il semble, que comme prétexte pour re-
cevoir des subsides du Trésor. Témoin l'usine de la
Neva appartenant à la Société russe des usines mé-
caniques. En 1878, elle devait déjà au Trésor une
somme qui dépassait sa valeur, ce qui n'empêcha
pas le gouvernement de lui avancer encore 1650000
roubles. En 1881, pour encourager de nouveau cette
Société, le gouvernement acheta un certain nombre
de locomotives pour 2 millions de roubles, quoiqu'il-
n'en eût aucunement besoin. En outre, le gouver-
nement donne à la société le droit de faire des em-
prunts & la banque d'Etat sur gage de ses locomott-
{. GoLOVATCHEV, Histoire des chemins de fer en Uussie, p. 1 et 2.
14
210 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ves^ à raison de 30000 roubles la pièce ; elle usa
largement de cette liberté en se mettant à fabri-
quer, dans le seul but de les engager, des locomotives
de qualité tout à fait inférieure et qui ne pouvaient
servir à rien, reçut 30000 roubles par pièce et
envoya ensuite ses locomotives dans les dépôts de la so-
ciété où elles achèvent de perdre leur peu de prix. En
1884, rusine devait au Trésor 4700000 roubles. Elle
ne les paya pas et reçut, au contraire, du gouvernement
une nouvelle commande pour la somme de 2 millions-
150000 roubles, bien que cette fois encore le gou-
vernement n'eût pas besoin de locomotives.
11 va sans dire que les concessions, les garanties,
les subsides ne s'obtiennent pas gratis.
On raconte qu'Alexandre II dit un jour au Prince
héritier (maintenant empereur) : — Il me semble qu'en
Russie il n'y a que deux personnes qui ne volent pas ;
toi et moi !
Je ne sais à quel point Tassertion était juste, mais
en tout cas, Tempereur Alexandre II ne faisait nulle-
ment obstacle à ces vols. Il disait volontiers : — « Il
faut bien que tout le monde vive », et avec ce prin-
cipe, il conduisit nos administrations à une déprava-
tions inouïe.
Voilà ce qu'écrit, par exemple, Kochelev, un de
ces rares Russes qui, tout en conservant intactes leur
intelligence et leur probité, ont su rester monarchistes:
« Les concussions, les pots de vin, les fraudes illégales,
etc., ont atteint à Saint-Pétersbourg le summum...
La plupart des personnes haut placées ont des mat-
tresses, qui prennent avidement l'argent qu'on leur
LE GLBR6É, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 2H
offre et qui, ensuite, donnent des ordres despotiques
à leurs amants... L'immoralité, Timpudence et l'inep-
tie de l'administration supérieure surpassent toutes
les filouteries et toutes les âneries de nos employés
provinciaux. » Voilà, à proprement parler, les instru-
ments de travail de la branche la plus productive de
l'industrie russe, où l'argent du peuple coule du Trésor-
tout droit dans les poches dos faiseurs d'affaires.
En somme, le type d'un industriel aux yeux de
' la société russe — est tout simplement le type d'un
adroit filou et d'un tripoteur. Je ne veux pas dire qu'il
n'y ait point parmi eux de gens honnêtes ; je parle
du type prépondérant qui donne le ton et la
couleur, de celui qui, de préférence, accomplit la
mission de Vaccnmulation primitive.
Le type bourgeois, issu du milieu villageois, est en-
core moins sympathique. J'ai déjà dit que les paysans
russes sont si pénétrés du sentiment de sociabilité, si
imprégnés de la tendance à vivre conformément à /a vé-
rité, selon les commandements de D/eti, qu'il est difficile
de trouver leurs pareils à ce point de vue. Mais la légis-
lation d'Alexandre 11 leur créa une situation telle, que
vivre selon la vérité^ selon les commandements de Dieu^
devint du pur héroïsme.
L'émancipation des paysans fut accompagnée, nous
l'avons dit, de la diminution de leur lot de terre et de
Taugmentation des impôts. Eprouvant dimpérieux be-
soins d'argent, le paysan tombe naturellement aux
mains des koulaks /des mtroîèd!^ (usuriers). D'un autre
côté, quand fut abolie l'autorité des gentilshommes
propriétaires, l'autorité de l'administration dans les
^1-2 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
campagnes devînt illimitée. Cette autorité fît partout,
pour soutenir les koulaks et les mirolèds, la même
chose que Tadministration supérieure pour les gros
faiseurs d'affaires. Ainsi, le koulak et le miroïèd vi-
rent s'ouvrir devant eux un vaste champ d'action.
Et que d'impulsions invitaient le paysan à devenir
miroUd ! S'il ne possède pas une quantité suffisante
d'argent, sa vie est véritablemeut affreuse. S'il est en
retard pour payer ses impôts, on le fouette ; s'il
n'a pas d'argent pour donner des pots de vin, il est
en butte à des milliers de persécutions de la part
•dujomar, de Vounadnlk, du sla?wvoi et des autres
innombrables autorités des villages. L'argent est l'u-
nique habeas corpus. En conséquence il faut en avoir-
Un travail honorable ne suffit pas à en acquérir.
Le travail du paysan est placé dans des conditions trop
peu avantageuses : souvent, il ne peut même le nour-
rir. Le seul moyen facile de s'enrichir — c'est de vo-
ler ouvertement morts et vivants, c'est l'usure sous
toutes ses formes, c'est la filouterie. Alors parmi les
paysans les plus intelligents et les plus énergiques, ap-
paraît un nombre de plus en plus grand de ces w/-
roïèds. Parfois, les paysans' acquièrent ainsi d'immenses
fortunes. Dans les journaux, on parle de temps à autre
de paysans qui possèdent 100000 déciatines de terres.
Fort souvent, ces parvenus enrichis s'inscrivent dans
l'ordre des commerçants et manient des "millions. La
majorité ne va certainement pas aussi loin. Ils res-
tent simples tripoteurs villageois, usuriers cabareliers.
C'est justement eux qui sont les plus féroces exploi-
teurs. Ayant épuisé toutes les atrocités de la misère
LR CLERGÉ, LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE 2i3'
et de rabaissement, ils font preuve ensuite de la plus <
affreuse férocité et sucent les paysans comme des-
saDgsuos. Répudiant le travail qu'ils sont habitués &.
considérer comme Tunique moyen d'existence honora-
ble dans la profondeur de leur conscience ces gens
ne se respectent souvent pas eux-mêmes. II:? infligent
avec une jouissance cruelle toute sorte d'avilissements
aux paysans qui tombent entre leurs mains. Quand le
^paysan, au nom de sa famille que la faim tourmente,
supplie le koulak d'ajourner le paiement, quand il
se tratné à ses pieds, supportant en silence son coup
de pied plein de mépris, le miroîèd semble oublier
ses remords, il se délecte de sa puissance Quel-
quefois un de ces koulaks sortis du mir est telle-
ment brute qu'il ne ressent même aucun remords.
Par degrés, il devient un simple oiseau de proie^
ne pensant jamais à la justice, ou bien se disant
ane fois pour toutes que le monde est ainsi fait.
Le paysan est un soty il faut l'instruire^ dit-il avec
sang-froid. Cependant il n'est pas douteux qu'un grand
nombre de ces gens, qui pillent sans remords, n'agis-
sent ainsi que parce qu'autrement il leur serait impos-
sible de vivre. Dévore ou tu seras dévoré. Devant un tel
dilemme, la majorité des hommes ne peut hésiter
longtemps.
Ainsi, enfin décompte, la classe industrielle russe est
jusqu'ici une masse hétérogène qui n'a encore nourri
aucune idée sociale définitive, aucune tendance de
classe ; ceux qui la composent ignorent eux-mêmes où
ils vont; ce qu'ils doivent vouloir. Il est évident que
tant qu'ils resteront ainsi, ils ne peuvent devenir pour
21^ LA ROSSIE POLITIQJE ET SOCIALE
longtemps une classe donainantc. Pendant combien de
temps )a classe industrielle reit3ra<t-ellc dans cet état?
l'avenir seul le dira. On pourra cependant former cer-
taines prévisions sur cette question, quand nous au-
rons examiné de plus près Tétat de Tindustrle russe,
c'est-à-dire le milieu dont le développement dans telle
ou telle direction devra nécessairement déterminer
l'avenir de notre bourgeoisie.
LIVRE CINQUIÈME
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE
ET INDUSTRIELLE
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE
I. Richesses naturelles de la Russie. — Sa pauvreté au point de vue
des produits effectifs. —Total de la production annuelle. ~Be-
yenu par habitant. — Charges de l'Etat. — Expansion rapide de
la population disproportionnée à l'accroissement du revenu
national — L'agriculture et l'industrie russe, leur situation
arriérée.
II. La guerre de Crimée révéla à la Russie son infériorité écono-
mique. —Emancipation des serfs.— Poli tique gouvernementale
contraire à la logique. — L'agriculture est la principale force
économique de la Russie. — La grande propriété foncière.
—La possession paysanne.* — Mesures contraires a l'extension
de cette dernière. — Spéculation du rachat. — La crise agraire.
-^ L'exportation est stationnaire.
m. Industrie — Efforts gouvernementaux pour favoriser le gros
capital. —La spéculation. — Sociétés par actions. — Chemins de
fer.— Tarifs protectionnistes. —Questions de la Transcaucasie
et des frontières. — Les Allemands en Pologne.— Remède
merveilleux proposé par M. Katkov. — Bilan commercial.
IV; Finances de l'État. — Leur situation. — La delte de TËtat.
Le déficU et la crise monétaire. -« Dépréciation du rouble.
V, Caractère démocratique de la propriété foncière. — Transmi-
gration des paysans, — Politique du gouvernement. — Les
industries locales. — Initiative des paysans. -^ Crise que sou-
lèvent ces industries.
YI. Situation matérielle du peuple russe. — Budget de la famille
aisée et de la famille indigente. — Salaires des ouvriers. ^
Budget des paysans moscovites. — Nourriture.- Le pain de
famine, — Accroissement do la population. — Naissances et
mortalité.
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE
ET INDUSTRIELLE
La Russie a la réputation d'une contrée riche, et cette
réputation n'est pas dénuée de fondement s'il s'agit des
ressources naturelles du pays. Toute sa région méridio-
nale renferme d'énormes superficies de terre noire
(près de 90 millions de déciatines) ; en outre elle jouit
d'un climat favorable à la culture du froment^ le meil-
leur des blés. L'hiver froid de la Russie ne permet pas
de tirer d'un seul et même champ autant de récoltes
différentes qu'en France par exemple : en revanche, la
chaleur de l'été fait que l'agriculture est possible même
dans les régions voisines du cercle polaire. La sécheresse
du climat de la Russie peut paraître défavorable à la
culture des prairies, mais les provisions énormes de
neige, accumulées pendant l'hiver, forment une espèce
de caisse d*épargne de moiteur, d'où croissance d'une
herbe exubérante, qui donne, grâce aux chaleurs de
Tété, un foin de qualité supérieure.
La moitié septentrionale de la Russie possède toutes
les conditions favorables h la croissance de bois magni-
218 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
fiques dont la lignine a des qualités rares. Les bois de
Russie (sans tenir compte de la Sibérie) occupent une su-
perficie de plus de 130 millions de déciatines et sont
à eux seuls une immense richesse.
Grâ.Ge à ces vastes forêts, la chasse est chez nous au-
jourd'hui encore une industrie productive. La pèche est
partout plus développée. Nosrivières et nos mers abon-
dent en poissons et, sur les plages désertes de l'océan
Arctique, on pratique la pèche de la baleine, du morse
et du phoque. Il y a aussi des phoques dans la mer Cas-
pienne.
Dans ses limites la Russie renferme des espèces fort
variées de produits métallurgiques : Tor, Targent,
le platine, le fer, le cuivre, les pierres précieuses, le
sel, Tétain, le soufre, le charbon de terre, le naphte,
etc. La Sibérie a des sables aurifères qui comptent
parmi les plus riches du monde. Le fer forme en
Oural de magnifiques agglomérations. On trouve le
charbon de terre en énormes gisements au centre de
la Russie et à ses extrémités, dans TOural, sur le Don,
etc. Entre autres produits minéraux de prix, il faut
indiquer le phosphorite, à Teffloresi^pnce duquel la Rus-
sie méridionale doit en grande partie sa fertilité. Ce
beau minéral, contenant 16 à 27 ®/o d'acide phos-
phorique, s'étale par vastes couches dans une dizaine de
provinces. Par endroits, il est si abondantqu'on l'emploie
pour le pavage ; la ville de Koursk est entièrement
pavée de cet engrais unique.
Ainsi, sous un certain point de vue, la Russie peut être
qualifiée de pays riche. Mais, si on prend en considéra-
tion la quantité effective des produits que la population
r"
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 219
rosse sait tirer du sol, on verra que c'est plutôt un pays
fort pauvre. Il est vrai que chez nous il est plus facile
de gagner un morceau de pain qu'en Europe, mais,
pour la majorité de la population, ce morceau de pain
est si petit qu'il ne suffit même pas toujours à la moi-
tié des besoins de la vie. La cause de ce fait réside au-
tant dans la civilisation arriérée de la Russie que dans
les divers vices de son organisation politique qui em-
pêchent le peuple de mettre en jeu toutes ses forces
productives.
La statistique russe n'est pas, malheureusement, assez
développée pour qu'on puisse donner une évaluation
précise du revenu national. Cependant, on peut suppo-
ser que le total de la production annuelle en Russie
(sans compter la Finlande, la Pologne, le Caucase méri-
dional et l'Asie centrale) est à peu pfès de 3740 millions
de roubles ^ Cette somme se répartit ainsi :
(A) Valeur des produits (T agriculture (déduction faite de la
valeur des semences) 2131 millions roubles.
(B) Valetir des produits des forêts, . . • 750 —
(G) Valet/r des produits, provenant des
bestiatue (en décomptant la valeur du
fourrage et le travail qui sont compris
dans le parag. A 176 millions roubles.
(I>) Sériculture et apiculture 7 —
(Ë) Chasse et pèche 28 —
(F) Mùœs 153 —
(G) Grande et petite industrie (eu dé-
comptant la valeur de la matière pre-
mière) 503' —
Si nous divisons le total du revenu par le nombre
1. Voir Tappendice A.
220 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
des habitants du même territoire (84 millions), nous au-
rons près de 45 roubles pour la part de chacun. Pour com
prendre combien est petite cette somme eu égard à
nos prix, il faut savoir que, même dans une famille
aisée de paysans, la dépense annuelle de chaque mem-
bre de famille est une fois et demie plus grande. Le
traitement de nos maîtres d'école de village est de 100
à 300 roubles, ce qu'on trouve très insuffisant. La vie
à la ville est encore plus chère. Nos étudiants vivent
fort pauvrement, mais leurs bourses sont cependant de
300 roubles.. Si l'étudiant reçoit moins, îl souffre de la
faim.
Une très grande partie du revenu national est néan-
moins engloutie par les charges de l'Etat. Pour l'année
4885, le budget est évalué à 885 millions de roubles, ce
qui forme 23 Vo Au revenu national. En outre, un
grand nombre de gens riches dépensent chaque année
des milliers de roubles par tète. Ainsi, la part de chaque
personne du reste de la population sera beaucoup plus
petite que ces misérables 45 roubles.
11 est évident qu'un pays ainsi constitué ne peut être
content. Sous ce rapport, la statistique jette tine vive
lumière sur les causes de ce mouvement révolution-
naire, qui dans l'espace des dix dernières années s'est
manifesté de plus en plus nettement par nombre de
conspirations et de révoltes de paysans.
Il ne faut pas oublier aussi de faire entrer en ligne
de compte l'expansion rapide de notre population pa-
rallèlement à ce manque de ressources économiques.
En 1859, la population de la Russie européenne était de
59 millions, en 1881 elle s'élevait à 76 millions et le
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET lif DUSTRIELLE 2*21
rapport des naissances à la population croit toujours.
L'accroissement de la population de la Russie propre-
ment dite est en moyenne par an :
1837 à 1867 de 0,73 0/0
1868 à 1870 — 1,07 0/0
1871 à 1881 — 1,70 0/0
II est évident qu'une progression aussi rapide des
naissances peut rendre la situation du pays insuppor-
table, si les moyens de production ne grandissent pas
au moins dans la même proportion, et on est loin de
ce résultat en Russie.
lly a trente ans, M. Tengoborsky fixait le chiffre de
revenu de l'empire russe à 2970 millions de roubles,
ce qui donne (pour la population d^ 48 millions) une
somme de 43 roubles par habitant, c'est-à-dire à peu
près le même chiffre que nous avons obtenu plus haut.
Mais, au temps de Tengoborsky le rouble valait 4 francs,
tandis que maintenant il en vaut moins de 3... Faut-il
conclure de ceci que, après ces trente années de dévelop-
pement, la Russie est plus pauvre? Je ne le crois pas.
Les chiffres de Tengoborsky sont en général fort exa-
gérés. Néanmoins cette comparaison fait voir que le
progrès des forces productives en Russie n'est pas
grand, n'est même pas suffisant, d'autant plus qu'avec
la civilisation, les besoins se développent et s'étendent
à la masse même du peuple. Alors ce qui pouvait peut-
être satisfaire le paysan, il y a trente ans, lui paraît
maintenant insupportable.
Cet état des forces productives du pays dépend,
222 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sans doute, de causes fort complexes. Il faut donner
parmi elles une place fort importante à ce fait que la
Russie est généralement fort arriérée, ce qui empêche
le peuple russe de pousser l'exploitation des ressources
de son territoire au degré qu'atteignent des contrées
plus avancées.
La branche principale de notre revenu — l'agri-
culture — en est encore a la période primitive. La culture
régulière des forêts n'existe pas chez nous, on peut le
dire, et il en est de même de la culture des prés. Il est
vrai que notre gouvernement et les paysans font quel-
ques efforts pour dessécher les marais ; mais c'est tout.
La culture herbagère n'existe presque pas, ce qui
produit indubitablement un effet fâcheux surTélevage,
et en conséquence sur l'agriculture. Sur tout le terri-
toire de la Russie européenne, il n'y a que 21,5 V»
de terres cultivées, tandis qu'en Angleterre par exemple,
les terres cultivées régulièrement occupent le 61 ^/^
du territoire. En France, cette quantité est encore plus
grande : 83 Vo-
Encore les Russes mettent ils mal à profit leurs terres
cultivées. Chez nous, on ne laboure que très super-
ficiellement ; l'engrais est d'ordinaire fort insuffisant et
le plus souvent on s*en passe tout à fait. C'est pour
cela qu*en Russie une déciatine produit seulement
9436 litres de blé, tandis qu*en France le même espace
de terre donne 24H5 litres. On peut faire la même re-
marque pour les autres branches de la production. Notre
exploitation des mines et des sables aurifères, par
exemple, souffre fort de ce système de gaspillage qui
épuise les mines avec une rapidité anormale.
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE V23
L*industrie des fabriques et des manufactures n'est
pas, jusqu'à présent, en état de soutenir la concurrence
de l'Europe occidentale, naèrne sur notre marché, car
les produits russes sont chers et mauvais. Cet état éco-
nomique déplorable est en grande partie le fait de la
politique gouvernementale qui, depuis trente ans, par
son intervention maladroite a porté dans les fonctions
économiqujss du pays une épouvantable confusion.
H
L'infériorité économique de la Russie — par rapport
à tout autre pays de l'Europe —fut comprise par notre
gouvernement, et surtout par notre société, lors de la
guerre de Crimée. La nécessité des réformes économi-
ques et sociales fut reconnue plus ou moins clairement
par le peuple entier, du dernier des paysans à l'empe-
reur Nicolas. Au moment de sa mort, ce conservateur
fanatique légua à son fils l'ordre de prendre une me-
sure presque révolutionnaire, l'émancipation des serfs.
La nécessité d'agrandir les forces productives de la
Russie était évidente, et les hommes les plus perspi-
caces de la Russie d'alors étaient convaincus que les
moyens de ce développement se trouvaient surtout dans
le développement du travail du peuple proprement
dit, des paysans. Le mir russe avec sa tenure commu-
nale de la terre prouvait, semblait-il, la possibilité de
la culture en commun [que Ton eût effectuée en grand
22i LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sur la base de Tassociation. L'existence des Koiistanné
promysly (petits métiers)jointe à l'habitude du Russe de
travailler en artel donnait, semblait-il, la possibilité de
développer l'industrie dans le même sens. Enfin, un
grand nombre d'usines et de manufactures appartenant
à l'Etat étaient pour le gouvernement un tremplin facile
pour préluder à l'organisation de la grande industrie,
sans l'abandonner entièrement aux mains des entre-
preneurs. C'était chose d'autant plus aisée que la
Russie a très peu de grands capitalistes et que la con-
centration rapide du capital ne pouvait s'effectuer sans
que le gouvernement lui vînt largement en aide. Il
semblait plus économique et plus productif que les
efforts de l'Etat tendissent à organiser le travail dans
les institutions {artel ^ mir) que la vie même du peuple
avait développées.
En fait, la politique économique de l'Etat, malgré
quelques fluctuations, prit un caractère tout inverse. 11
ne sut créer un système propre et se borna à l'imita-
tion servile de l'Europe, il ne vit la possibilité de dé-
velopper les forces productives de la Russie que dans
Tintroduction de l'organisation économique qu'il trou-
vait en Europe. Ce manque de génie créateur mène tou-
jours à un état de choses artificiel, qui ne correspond
point au développement naturel des forces producti-
ves. C'est ce qui arriva. Aucun propriétaire sensé,
s'il se propose d'introduire de nouvelles branches
d'exploitation dans ses domaines, n'abandonnera pour
cela celles qui soutiennent actuellement sa fortune
et lui donnent le moyen matériel de faire des innova-
tions. La Russie actuelle agit au rebours de ce proprié-
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 225
taire raisonnable. Est-il étonnant que son domaine
touche & la ruine ?
La principale force économique de la Russie était et
est actuellement Tagriculture. Au temps de Tengo-
borsky, la valeur des produits agricoles était à celle des
produits industriels comme 85 à 15. Nous avons
aujourd'hui presque le même rapport (83 à 17). En
conséquence, Timportance de la Russie sur le marché
international est due principalement à l'agriculture.
Durant une période de dix ans (1873-1882) nous expor-
tions en moyenne annuellement :
(A) des denrées pour 276 millions de roubles.
(B) des matières premières et produits à demi tra-
vaillés pour 195 millions.
(C) des bestiaux pour 15 millions.
(D) de produits de fabrique pour 11 millions 1/2.
C'est surtout l'exportation des denrées qui augmente
rapidement. Elle est en moyenne annuelle de :
1847 à 1851 — 31,8 0/0 du total d'exportation.
1865 à 1867 — 39 0/0 —
1873 à 1877 — 53 0/0 —
1878 à 1882 — 56,9 0/0 —
Parmi les denrées, c'est surtout l'importation des
céréales qui augmente. De 1858 à 1867, les céréales
s'élevaient à 38 0/0 du total de notre exportation ; en
1872 à 40 0/0 ; en 1882 à plus de 47 0/0 ; c'est-à-dire
presque la moitié de notre exportation ; et les produits
de l'agriculture en général étaient près de 90 0/0 du
i5
226 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
total d^exportation. Malgré cette énorme importance de
Tagriculture dans l'économie du pays, elle est Fobjet du
mépris complet de nos gouvernants; bien plus, à partir
de l'émancipation des paysans, elle est en butte aux
attaques de leur politique.
Nous avons en Russie beaucoup de grandes proprié-
tés foncières^ mais l'exploitation de ces domaines se
fait le plus souvent d'après le type des exploitations de
paysans. Le grand propriétaire n'y consacre ordinai-
rement ni travail ni capital ; son rôle se borne à toucher
les fermages. Si nous prenons, pour donner des exem-
ples, 15 provinces situées dans les diverses régions de
la Russie et bien étudiées par la statistique moderne \
nous verrons qixelespomiechtchiks (propriétaires nobles)
y cultivent seulement 14,5 7'o de leurs terres, tandis
que les paysans, outre leur propre terre, prennent à
ferme 36 Vo^de la terre des pomiechtchiks. Le reste de-
meure inculte. Ainsi toute la force de la culture est
dans les paysans. Et cependant, lors de l'émancipation,
on a à la fois diminué la quantité de leurs terres au mépris
des principes légaux et fait la distribution des lots à leur
préjudice ^. D'après les données de la statistique offi-
cielle les paysans de pomiechtchiks auraient reçu 37 ""/o
*i. Les provinces: Mojaïsk, Volokolamsk, Zvenigorod, Vereia,
Poltava, ZeakoY, Fatej, Lgov, Koursk, Dmitrov, Bostov,etc.
2. Le célèbre promoteur de la réforme de 1861, Nicolas Milioutiae
avait bien posé le principe que les paysans affrancbis devaient
recevoir en propriété au moins la même quantité de terres, que
leurs seigneurs leur donnaient en jouissance au temps du servage
Malheureusement Taccomplissement de la réforme fut arraehé des
mains de Milioutine et de ses amis pour être confié à celles des ad-
versaires mômes de la réforme, en conséquence les principes sages
posés au temps de Bfilioutine se trouvèrent violés.
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 2^7
de moins que leur part. La qualité des terres assignées
aux paysans s*est trouvée également inférieure par suite
d'une manœuvre frauduleuse. La preuve de cette as*
sertion est que la récolte des paysans sur leurs ter-
res est de bsaucoup jnoindre que celle qu'ils font sur
les terres affermées par eux aux pomiechtchiksK Mais
îl est évident que cultiver ses propres terres, si mau-
vaises soient-elles, peut tout de même être plus avan-
tageux pour le paysan que la culture de la bonne terre
dont il devrait payer le fermage. Ainsi le travail du cul-
tivateur fut surtout transporté sur un sol de mau-
vaise qualité. D'autre part, les pomiechtchiks^ privés du
travail gratuit, ne surent plus mener leurs domaines et
leur magnifique terre resta inculte sur d'immenses es-
paces. Le coup porté à l'agriculture fut d'autant plus
lourd, que le gouvernement écrasa littéralement le
paysan par l'impôt destiné au rachat des terres'. Dans
16 gouvernements, cet impôt est supérieur d'un
dixième ou de moitié au prix de la terre.
L'incapacité d'apprécier Timmense importance natio-
nale de l'agriculture, le peu d'attention qu'on lui prê-
tait devinrent tels que le gouvernement imagina de faire
une spéculation. En prêtant aux paysans pour le
rachat de leurs terres, il ne se contenta pas d'une
somme égale à ses débours : il réalisa encore un
Par exemple la récolte de 18S3 était :
Terres
de pomiecbtcbilcs.
Le sciffle •••••••..'------- ^-^
Te.ree
des pey>ans.
,..•... 3.6
TjA frAITIAIlt. . m. . . .
. 4,9
4.6
L'ayoine ••..••••.
4.2
3.4
Labié sarasin....
3.9
.. 3.6
228 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
eertain bénéfice : au total 40 millions de roubles. Lors
de la translation de la dette des pomiechtchîks sur
les paysans, le gouvernement fit une spéculation
analogue *. Pour cette dette (300 millions de roubles)
les pomteeklchiks payaient au fisc 4 % d'intérêt et 2 •/•
d*amoilissement. Des paysans, le gouvernement com-
mença à percevoir 7 Vo dont seulement 0,5 à litre d'a-
mortissement de la dette. J'entre dans tous ces détails
pour montrer à quel point le gouvernement se trouvait
peu à la hauteur de la situation et par quelles considéra-
tions mesquines étaient dirigés ses actes, alors qu'il ac-
eomplissait la grande réforme d'où dépendait l'avenir du
pays. Le paysan ainsi entravé dans la possession de la
t^re, et accablé d'impôts, allait sans doute se miner; or
la rumedu paysan est laruine de la Russie. L'hostilité du
gouvernement contre la commune que j'ai signalée plus
haut, avait aussi indirectement une fort mauvaise in-
ffuence surTagriculture. La protection que l'administra-
tion accorde constamment aux richards du village, qui
usurpent les terres communales, les obstacles que les
chambres de gotwernemeni mettaient k tout instant aux
partages, le ^meux article 165 de la loi sur le rachat
1. Au temps du servage, l'Etat avait créé un crédit foncier pour
prêts à la noblesse. En i86i, eelle<K;i devait à l'Etat sur ses proprié-
tés plus de 300 millions de roubles. Aux termes des statuts d'af-
franchi ssement« les paysans devaient payer plus de 800 millions
aux nobles pour racheter leurs terres. Le gouvernement prit ce
paiement à sa charge à la condition de se substituer à la noblesse
comme créaitcier des paysans. Seulement 11 ne paya que 500 mil*
lions, retenant ce qui lui était dû. Jusqu'ici rien que de juste et
même de commode, mais,... il y a un mais, ce mait c'est la spé-
culation.
LA RU3SIB ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 229
des terres \ Tautorisation aux ÂssembMes rurales d*en-
lever pronsoirement ses terres à un contribuAble peu
exact à payer Timpôt, toutes ces mesures et d'autres
encore ruinaient une foule de paysans. Gela est d'au-
tant plus facile que le gouvernement n'a Tien fait
pour Forganisation du crédit villageois. Les associa-
tions de prêt et d'épargne n'avaient aucun résultat V4i
la pauvreté des paysans : en 1883, le total des verse-
nients s'élevait à peine à 12 millions da roubles. £n
dehors de ces associations., le paysanne pouvait avodf
recours qu'au capital dit d'approvisionnement qui lui
Hait de petits prêts en cas de grande famine locale,
on lui donne des semences en cas de mauvaise ré-
colte générale. Cette belle institution est trop pau-
vre pour pouvoir prêter vraiment un utile secours,
d'autant plus qu'elle n'est destinée pour ainsi dire qu'A
soutenir des villages entiers et non des individus.
Le paysan a une multitude de besoins qui le forcent
à s'adresser à des usuriers ruraux. Une fois entre leurs
griffes, il est perdu. Gomme une araignée, le mirofièd
suce tous les sucs de sa victime jusqu'à ce qu'il la
réduise à une misère complète. L'Etat est indiffé-
rent en présence de ce mal qui prend des proportions
dangereuses. Avant la création de la banque foncière
. des paysans, on n*avait pris, àproprement parler, aucune
mesure sérieuse pour soutenir la culture des paysans,
mais la banque des paysans elle-même, si elle aide les
paysans à acquérir des terres, tend en même temps par
ses statuts à soutenir la propriété foncière individuelle
1. L'article 165 donne au paysan qui a payé le prix du rachat
le droit de receYoir son lot à titre de propriété privée.
1
2;i0 LA RUSSIE POLlTIQUh. ET SCCIALK
et à pousser les paysans à abolir le mir. Si la terre da
paysan est placée sous le régime communal, il n'a droit
qu'à un prêt de 125 roubles au maximum, et si elle est
propriété privée, on lui en prête 500 au maximum. En-
fin, la banque n'a été fondée qu'il y a deux ans.
Sous la pression de ces faits, l'exploits^tion agricole
paysanne s'est trouvée dans une position tout à fait cri*
tique ; dans la province de Moscou, par exemple, sur le
nombre total des familles de paysans on en compte 15 Yo
qui n'ont pas le moyen de continuer la culture.
Encore faut-il remarquer que sur le nombre des fa-
milles ruinées, 42 Yo ï'ontété par l'énormité des impôts
perçus avec trop de rigueur et par la conscription.
Dans quelques localités, la ruine de la culture paysanne
est encore plus complète. Ainsi, dans la province de Pol-
tava où il n'y a pas de commune pour sauvegarder les
paysans, 38 Vo d'entre eux n'ont pas fait de semailles de
blé en 1882; dans la province de Zenkov, ce chiffre est
de40 Yo* Dans les autres provinces où la crise agraire
n'a pas causé ces ruines, la culture est également dans
un étatlamentable. Appauvri, criblé de dettes, le paysan
ne peut faire aucune amélioration dans ses terres. Il
est forcé de les cultiver tant bien que mal. Le manque
de bestiaux ne lui permet pas de fumer. En général, les
bestiaux sont trop peu nombreux en Russie. En 1870,
on estimait que la quantité des bestiaux était 3 et
même 6 fois plus petite que le chiffre nécessaire aux be-
soins de l'agriculture ; depuis lors, l'état des choses
s'est encore empiré. D'après le recensement des che-
vaux de 1882, le quart des paysans n'en possèdent pas.
11 ne faut pas penser que les paysans ne déploient
r
LA RUSSIE KGONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 231
pas assez d'énergie dans la lutte soutenue dans ces cir-
constances défavorables. Tout au contraire! Observant
leurs efforts opiniâtres pour améliorer leur exploitation
agricole, un des plus habiles agriculteurs russes, M. En-
gelgard se montre même assuré, du moins pour son
pays (le gouvernement de Smolensk), qu'avec le temps
les terres des propriétaires (pomiechlchiks) se change-
ront en terrains incultes, et celles des paysans en gras
potagers. Dans certains endroits, la culture pratiquée
par le paysan a reçu beaucoup d'améliorations. Ailleurs
on trouve des outils agricoles perfectionnés, par exem-
ple des machines à battre le grain mises en mouvement
par des chevaux. En comparant les récoltes pour une
période de 15 à 20 ans, il est aussi impossible de ne
pas remarquer que la culture des champs de paysans
devient plus variée. Enfin, la quantité même du grain
récolté ne diminue pas, elle augmente considérable-
ment, au contraire; de 1834 à 1840, on récoltait dans la
Russie d'Europe (sans compter la Pologne et la Fin-
lande) 179 millions de tchelverts par an; de 1864 à
1866, on récoltait sur le môme territoire 200 millions
de tchetoerts; en 1883, plus de 272 millions de tchei-
verts. Mais cette victoire coûte cher.
La nécessité de travailler des terres de mauvaise
qualité, le prix élevé du fermage, le manque de bétail
et de capitaux, toutes ces causes ont une très mau-
vaise influence sur la qualité et le prix des produits.
Dans les derniers temps elles ont commencé k porter
leurs conséquences sur le marché international. Les
espèces supérieures de grains, c'est-à-dire les diffé-
rentes qualités de froment, dont les prix augmentent
232 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
surtout SOUS riniluence de ceux du fermage, tendent
de plus en plus à céder la place aux produits américains.
Pendant les dernières années, la concurrence de Tlnde,
qui produit le froment à un prix excessivement bas, est
devenue plus redoutable encore que la concurrence amé-
ricaine. Notre seigle se maintient plus solidement sur
le marché international, peut-être parce que les paysans
le cultivent le plus souvent sur leurs propres terres.
Mais c*est un des grains qui donnent le moins de pro-
fit, qui valent le moins cher. La même concurrence at-
teint les autres produits de l'économie rurale. Notre lin,
un des principaux éléments de notre commerce, est
forcé de céder le terrain au lin de l'Italie et à celui de
rinde. Dans le courant de Tannée 1885, le consul bri-
tannique, M. Mitchel,améme fait à notre gouvernement
une représentation officielle, où il est dit que, si la cul-
ture du lin russe ne s'améliore pas, les commerçants
anglais seront obligés de n'en plus acheter ^..
Qu'arrivera- t-il, si l'économie rurale russe est battue
sur le marché européen? Où prendrons-nous des res-
sources pour nous procurer les produits de l'industrie
européenne? Rappelons-nous, que plus de 90 «/«de
l'exportation russe consiste en produits agricoles. Ces
questions prennent une singulière gravité par suite
de la crise commerciale. En 1884, l'exportation russe
diminue de 57282000 roilbles comparativement à l'ex-
portation de 1883. En 1885, du moins à en juger par
les premiers mois, la situation semble empirer encore :
Texportation pour les mois dejanvier et février a diminué
1. Gazette de Moscou, 1885, n» 136.
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 233
de 6 millions 1/2 de roubles, comparativement à celle
de Texercice antérieur.
III
La politique économique de TEtat a influé indirecte-
ment tout aussi bien que directement sur la situation
de ragriculture. Sa tendance dominante pendant les
30 dernières années a toujours été la création du gros
capital qui, prétendait-on, devait développer les forces
industrielles de la Russie, ainsi qu'il le fait dans FEu-
ropé occidentale.
Le souci d'imiter l'Europe occidentale contraignit no-
tre politique économique à s'occuper très soigneuse-
ment aussi du développement de Tindustrie manufactu-
rière. Dans ces vues, le gouvernement ne négligeait
réellement aucun moyen, ne ménageait aucun des in-
térêts de rénorme majorité de la population, qui lui
fournissait l'argent employé au développement du gros
capital. L'Etat était comme une sorte de pompe aspi-
rant du sein de la Russie les moindres parcelles des
revenus populaires, pour en arroser les germes du gros
capital. Grâce à cette politique, le placement du capi-
tal dans de sérieuses entreprises industrielles devint
chez nous moins avantageux que son emploi dans la
spéculation. Elle créa dès lors pour l'industrie une at-
mosphère des plus malsaines. L'agriculture, qui vit tous
Ids capitaux se détourner d'elle, porta le poids des plus
lourdes conséquences de cette politique qui eut aussi
234 LA RUSSIE POLITIOUB ET SOCIALE
une influence fatale sur l'industrie manufacturière elle-
même. On peut juger, par exemple, de ce qu'a d'anor-
mal cette tendance générale du capital en Russie par le
rôle qu'il joue dans les diverses sociétés par actions.
En 1880, ces sociétés possédaient un capital de
6609000000 de francs. Cette somme se répartissait
de la manière suivante :
i) Compagnies de chemins de fer et compagnies de bateaux
à vapeur 5374 millioDS.
2) Banques et compagnies d^assurances . • 400 —
3) Sociétés de commerce et industrie. . • 835 —
Ainsi, nous voyons que 80 Vo du capital actionnaire
est placé sur les voies de communication. Et pourquoi
cela? Oh, ce n'est pas difficile à comprendre, malheureu-
sement. Parce que le gouvernement a gaspillé pour
les chemins de fer une somme de près de 6 milliards
de francs, qu'il avait puisés dans Téconomie rurale et
les emprunts. Ici le gouvernement ouvrait un crédit,
garantissait un revenu au capital : il va sans dire que
tout le monde se jeta sur une affaire si avantageuse
dans laquelle on pouvait gagner de l'argent, non seu-
lement sans rien risquer, mais même sans capital. —
Aussi a-t-on construit chez nous un grand nombre do
chemins de fer qui ne répondent aucunement aux
nécessités économiques et ne sont pas en état de cou-
vrir leurs frais ! Aujourd'hui le gouvernement rem*
bourse à ces chemins sans avenir des millions de ga-
ranties : ainsi, en 1884 \ on paya plus de 14 millions
de roubles de garanties, c'est-à-dire, près de 3 Vo sur
1. Testime le rouble métallique à 4 francs, le rouble papier à
250 cen limes, cours de 1880.
LA RUSSIS ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 235
tout le capital actionnaire des compagnies de chemin
de fer. Et pourtant, réellement, tout ce capital^ , les
compagnies Font reçu directement des mains du gou-
Temement. En 1881, tout le capital actionnaire, (ex-
cepté la part qui appartient au gouvernement) était
de 554 millions de roubles. Quant à la dette des com«
pagnies envers le gouvernement, — elle montait à
530 millions de roubles ^ Nous voyons ainsi que les
compagnies n*ont créé par elles-mêmes qu'un capital de
24 millions de roubles à peine. Les banques action-
naires et, malheureusement, aussi les banques des
villes furent encore une source considérable de gains.
Pour ne pas lasser Tatten^tion des lecteurs parla masse
des détails, je ne mentionnerai ici qu'un seul exemple
des spéculations auxquelles la politique économique de
TEtat donna l'essor. Désirant soutenir le cours des
effets russes à l'étranger, le gouvernement d'Alexandre II
effectua pendant plusieurs années le paiement de la
différence qui existait entre leur valeur réelle et leur
cours sur le marché européen ; cette mesure s'étendait
à tous les capitaux transportés à l'étranger... C'était
un moyen de se procurer l'argent de l'Etat d'une sim-
plicité géniale. La spéculation ne manqua pas l'occasion.
Voici comment elle procédait: on faisait passer l'argent
en Russie, puis, après l'avoir transformé en valeurs
russes, on le faisait revenir à l'étranger, afin de recom-
mencer aussitôt l'opération... Je n'ai malheureusement
pas de données suffisantes pour évaluer combien de
millions les spéculateurs ont gagné de cette manière ;
1. La Gazette russe, 1884, n<> 193.
2. Golovatchev, Histoire des chemins de fer en Russie, p. 383.
23t) LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
mais, en tout cas ils ont gagné des sommes colossales.
Peut-il exister une entreprise industrielle sérieuse
dans le pays où Ton gagne si simplement et si aisé-
ment l'argent? Ici un côté de la politique économique
de l'Etat — la création du capital — détruisait l'autre —
la création de la grande industrie. En conséquence, le
gouvernement fut obligé de redoubler d'efforts pour
atteindre ce second but. Sa politique devint de plus en
plus protectionniste. L'industrie russe était sauvegardée
de la concurrence étrangère par un tarif assez protec-
teur, quoi qu'on l'estimât libre comparativement. Kn
1877, Ton institue les droits de douane en or. En 1881,
le tarif est augmenté de 10 Vo- En 1885, nouvelle
augmentation de 20 ^/o. En même temps l'industrie
est encouragée par des commandes. C'est une habitude
d'exiger, quand on accorde des concessions de chemins
de fer, que l'entrepreneur fasse la commande d'une
certaine quantité de rails et de matériel roulant à des
usines russes. Des subsides directs viennent encore au se-
cours de l'industrie, comme cela eut lieu pour l'Usine de
la Neva. Sur le marché international aussi, elle est tou-
jours soutenue par le gouvernement. Alexandre II
étendit cette protection aux plus extrêmes limites.
Alexandre III a l'intention d'aller, à ce qu'il semble,
plus loin encore. Aujourd'hui nous faisons, pour le
soutien de la grosse industrie, le sacrifice des intérêts
politiques les plus sérieux, et dans la question du
transit transcaucasien, et dans les questions frontiè>
res de la Finlande et de la Pologne.
Si, en prenant pour point de départ Paris, nous
traçons une ligne droite jusqu'à Calcutta, cette ligne
LÀ RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 237
traversera le Caucase. Ainsi la Russie tient entre ses
mains le chemin le plus court vers Tlnde. Dès lors,
quand on eut construit le chemin de fer de Poti à
Bakou, qui reliait la mer Noire à la mer Caspienne, et
quand ensuite on eut commencé la construction de la
ligne de Krasnovodsk (sur la mer Caspienne), aux
confins de l'Afghanistan, la Russie eut entre ses mains
une des plus importantes artères commerciales du globe
terrestre. Il n'est pas difficile de comprendre quelle
influence politique sur l'Europe donnerait à la Russie
cette seule ligne de Poti à Bakou I II n'est pas difficile
de comprendre non plus, que non seulement la ré-
gion transcaucasienne, mais aussi la région transcas-
pienne — jusqu'à présent liées à la Russie principale-
ment par la force des armes — pourraient être atta-
chées à elle par la puissante force de l'intérêt écono-
mique. Possédant les deux moitiés de ce chemin, qui
a une valeur dans son ensemble seulement, la Russie
tiendrait solidement entre ses mains chacune des
régions que traversent les deux tronçons du chemin de
la mer Noire à l'Afghanistan. D'un autre côté, il est aisé
de comprendre quel mécontentement et quelle irrita-
tion éclateront contre la Russie dans ces régions, si
nous les privons forcément des énormes avantages que
leur donne laposition géographique du pays. Voilà outre
la réduction possible dès lors des dépenses militaires
pour le Caucase et la région transcaspienne, ce que l'on
sacrifia à une poignée de fabricants et de marchands
russes. Désirant monopoliser entre leurs mains le corn*
merce avec la Perse et les régions transcaspiennes, le
gouvernement russe a interdit le transit par le chemin
238 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
de fer transcaucasien. Et pourtant tout le mouvement
commercial russe avec l'étranger qui a pour chemin
la région transcaucasienne et la mer Caspienne, ne
dépasse pas 21 millions de roubles (moins de la moi-
tié en marchandises russes). Au surplus nous n'expor-
tons par cette voie que pour 4 millions de produits
manufacturés seuls menacés de concurrence. Voila au
profit de quels futiles intérêts industriels on sacrifie
chez nous les plus graves intérêts politiques !'
La même chose a lieu maintenant pour la Finlande
et menace de se répéter aussi pour la Pologne. C'est
qu'en Finlande, de môme qu'en Pologne, l'indus-
trie se développe avec plus de célérité qu'en Russie.
En 1872, la Russie a importé en Finlande des produits
manufacturiers pour 1 million 500 mille roubles et
elle en a reçu pour 3863000 de mserchandises ; en 1882,
cet état de choses s'était modifié au désavantage en-
core de la Russie : notre exportation de produits manu-
facturiers en Finlande était de 2888000 roubles et celle
de la Finlande en Russie s'élevait à 9673000 roubles.
Ainsi il est évident que l'industrie russe ne peut garan-
tir son marché de l'af Auence des produi ts manufacturés de
Finlande. Pendant tout le cours de l'année dernière, une
activeagitationfomentée parles fabricants russes a eulieu
en faveur deTaugmentation des droits douaniers sur la
frontière finlandaise. Entre autres choses, les Finlandais
sont accusés d'introduire chez nous, comme produits
de leurs fabriques, les produits européens... Jusqu'à un
certain point l'assertion est juste. Mais l'on sait quelle
importance au point de vue politique ont pour la Rus-
sie ses bons rapports avec le grand Duché. Les doléan-
LA RUSSIE ËGONOBfIQUE ET INDUSTRIELLE 239
ces des fabricants ont prévalu cependant, et dans le
cours de Tannée 1885 les droits douaniers sur la fron-
tière delà Finlande ont été élevés, ce qui éloigne encore
de la Russie ce pays, qui avait déjà peu de goût pour
une {dliance forcée.
La douane entre la Russie et la Pologne est depuis
longtemps supprimée, de sorte qu'il est difficile de
se rendre un compte exact des conquêtes que les
Polonais accomplissent sur notre marché. Elles doivent
fitre en tous C4S énormes, puisqu'elles ont pu for-
mer entre la Russie et la Pologne un lien écono-
mique, que les Polonais redoutent de briser. L'industrie
du royaume de Pologne se développe beaucoup plus
vite que celle de la Russie. Dans le courant des seize
dernières années, la somme de production des fabriques
de la Russie d'Europe s'est accrue de 99 ^/o ^ Le nom-
bre des ouvriers employés par les fabriques et les usi-
nes s*est accru pendant la même période de 15 ^U. En
Pologne, pendant cette même période de temps, la
production s'est accrue de 196^09 et le nombre des
ouvriers — de 67 ®/o. La Pologne est, sans aucun doute,
en partie redevable de ces énormes progrès à la ré-
forme agraire. L'émancipation des paysans y a été
appliquée beaucoup plus largement qu'en Russie, ce
qui augmente considérablement le bien-être de la masse
du peuple. Hais la principale raison, selon toute pro-
babilité, n*est pas là ; on doit la chercher dans le tarif
prohibitif russe. En rencontrant des difficultés pour
1. Si on prend en considéraUon la baisse de la Taleur du rouble,
raeeroissement de la somme de production sera beaucoup moins
eonaidérabie, quoique toujours pas inférieure à 52 %.
240 LA RUSSIE POLITIQUB ET SOCIALE
rimportation de leurs marchandises en Russie, les fabri*
cants allemands jugèrent plus commode de transpor-
ter des succursales de leurs fabriques par delà notre
frontière. Ainsi s'élevèrent, tout le long de cette fron-
tière, des colonies de fabriques allemandes avec des capi-
taux, des gérants et des ouvriers allemands. Ces avant-
postes de la nation et de l'industrie allemandes forment
quelquefois des villes entières, comme, par exemple,
la célèbre Lodz, la ville la plus industrielle du royaume.
En 1860, la population se partageait à peu près éga-
lement entre les nationalités polonaise d'une part,
allemande et juive de l'autre. Aujourd'hui, elle s'élève
à 70000 âmes. C'est une viile si allemande que, quand
un de ses journaux allemands (car il n'en existait pas de
polonais) ouvrait ses colonnes à la langue polonaise '
— les Polonais célébraient cette tolérance comme
une victoire. L'industrie de la Pologne n'est en grande
partie, nous le voyons, qu'une industrie allemande et,
à ce titre, elle présente pour l'industrie russe un
danger sérieux, car elle a pour elle les énormes capi-
taux de l'Allemagne, son caractère entreprenant, son
habilité.
Ouelles mesures prend-on chez nous pour conjurer ce
danger? Hélas! l'intérêt mesquin des fabricants continue
à aveugler les yeux du gouvernement. Au lieu de
modifier sa politique économique, notre gouvernement
se borne à élever les tarifs de prohibition. Dans les
milieux dont la voix est toujours un signe avant-coureur
des décisions gouvermentales, on entend parler de pro-
i. Il existe maintenant à Lodz un journal polonais le DzemMk
Lodzky [Le Mémorial de Lodz).
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 241
jets extravagants qui menacent l'intégrité même de
Tempire. Les fabricants exigent l'établissement d'une
frontière douanière entre la Russie et la Pologne !
La Gazelle de Moscou va plus loin. Elle projette tout
simplement de céder à l'Allemagne toute cette moi-
tié de la Pologne dont l'industrie allemande a fait
la conquête. Beau et judicieux projet, vraiment ! Et
qu'arrivera-t-il ensuite, quand les Allemands, après
avoir absorbé les 1000 lieues carrées qu'on leur aura
cédées, franchiront avec leurs ouvriers la nouvelle
frontière ? Faudra-t-il dans quinze ans leur céder encore
1000 ou 10000 lieues carrées? Faudra-t-il ainsi sacrifier
la moitié de la Russie pour sauvegarderas intérêts des
fabricants moscovites? Mais enfin qui donc existe
pour l'autre ; les fabricants pour la Russie ou bien la
Russie pour les fabricants ?
Le lecteur le voit nettement, la manie de protéger
la grosse industrie, qui a coûté tant de milliards à la
Russie, n'a pu jusqu'à présent donner une assielte so-
lide À son industrie. Si, sauvegardée de toute concur-
rence, cette industrie se développe, elle reste faible
et maladive. Aujourd'hui non seulement elle n'ose se
risquer sur le marché international, mais elle n'est
même pas invinciblement établie sur le marché russe.
En 1885, pour les inviter à se risquer sur le marché
international, notre gouvernement dut promettre aux
fabricants de sucre de betterave (une des branches les
plus fortes de notre industrie) une prime de 1 rou-
ble sur chaque poud (40 livres) de sucre exporté
à l'étranger, et le remboursement des droits de régie.
Or, pour se procurer les ressources nécessaires au paie-
1»
242 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ment des primes, on a augmenté les droits de régie sur
les sucres consommés en Russie.
• C'est là un échantillon des continuels surpayements
qu'est obligée de faire la population de la Russie en
faveur de Tindustrie. Et cependant cette industrie est
lente à conquérir le marché étranger. La valeur des
produits de fabriques exportés par la Russie foi-mail
par rapport à la valeur générale de l'exportation
de 1847 à 1851 — 10, 0/0
de 1865 à 1867 — 7,5 0/0
de 1873 à 1877 — 2.5 0/0
de 1878 à 1882 — 2 0/0
Ainsi la place, qu'occupent dans l'exportation russe les
produits de fabriques devient de plus en plus insignifiante.
Ce qui est plus dangereux encore, c'est que les produits
de nos fabriques russes ne sont même pas en sûreté sur
notre place. De 1865 à 1867, les produits de fabriques,
qui paraissaient sur le marché russe valaient en moyenne
697 millions 500 mille roubles par an ; 9 0/0 de cette
somme était fourni par les produits importés de l'étran-
ger. De 1878 à 1882, les exigences du marché s'étant
accrues, les produits de fabriques s'élèvent à 1335
millions de roubles par an, mais dans cette somme les
produits étrangers figurentdéjàpourll 0/0, et cela sans
compter l'énorme quantité de marchandises de contre-
bande, sans compter les produits des fabriques alleman-
des de la Pologne. Au total, la dépendance industrielle
dans laquelle se trouve la Russie, par rapport aux pays
environnants augmente sans aucun doute, on le voit
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 2^13'
clairement par le rapport qui existe entre Texportalion
des produits de fabriques russes et Timportalion des
produits analogues étrangers. De 1873 à' 1877, les pre-
miers formaient 8,4 0/0 des derniers. De 1878 à 1882^
ils n'en forment déjà plus que 8,4 0/0 ; d'où il résulte
que la quantité des produits de fabriques importés en
Russie croît plus promptement que la quantité de ceux
qui sont exportés hors de notre pays.
Ainsi les efforts démesurés, tentés pour créer en Rus-
sie le gros capital, en mettant des entraves au dévelop-
pement de notre agriculture, ne donnèrent cependant
pas une base d'opérations solide à l'industrie manufac-
turière. Les forces productives du pays §e trouvent dans
un état de faiblesse aiguë qui ne présage rien de bon.
Il en résulte aussi un contre-coup extrêmement anor-
mal pour le bilan commercial. Au total, notre commerce
extérieur s'accroît sans nul doute. En 1858, son vire-
ment général n'était que de 300 millions de roubles ;
M 1882, il monte à l'énorme chiffre de 1223 millions
de roubles. Il est vrai qu'une partie considérable de
cette augmentation est purement fictive, que l'augmen-
tation du nombre des roubles n'est dû qu'à la baisse de
leur valeur. Mais si nous retranchons du chiffre de l'ex-
portation pour 1882, 40 0/0, conformément au cours
du rouble^ l'accroissement du virement commercial res-
tera néanmoins très considérable. Cet état des affaires,
à première vue favorable, apparaîtra cependant sous une
tout autre lumière, si nous examinons attentivement le
bilan commercial. Réellement, pendant les dix années
comprises entre 1873 et 1882 *, le chiffre total de l'ex-
1. PendaDt les années 1883 et 1884, la posiUon de notre commerce
24i LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
portatioQ russe est de 4964 millions de roubles et celui
de rimportatioD en Russie de5117 millions de roubles:
ainsi les forces productives du pays se montrèrent de
beaucoup insuffisantes à payer de /ewr/wo/jr^ marchan-
dise celles de Tétranger qui nous étaient indispensables.
Dans une telle situation, Ton est obligé, pour opérer le
paiement, d'entamer le capital même et, en fait, Teipor-
tation des métaux précieux (monnayés et en lingots) s'é-
lève .à 386 millions de roubles alors que leur importa-
tion n'est que 122 millions de roubles. De 184 à 17878,
la moyenne annuelle de cet excédant d'exportation des
métaux précieux était seulement de 6 millions de rou-
bles ; de 1879JI 1883, elle s'élève brusquement à 34
millions de roubles.
IV
A la situation anormale des forces productives du
pays que je viens d'exposer est étroitement liée la si-
tuation des finances de l'Etat.
Le désordre de nos finances n'est pas un fait nou-
veau et la constitution du pays seule suffirait à le créer.
L'absolutisme coïncide difficilement avec une gérance
régulière des finances. L'absence de contrôle dans rem-
ploi des ressources nationales est un mauvais stimulant
est encore plus anormale. Ces années coïncident avec une crise évi-
dente et reconnue de tous.
LA RUSSIE ÉGONOMIQUB ET INDUSTRIELLE 245
& réconomie et la centralisation administrative coûte
toujours cher.
Notre politique belliqueuse, parfois exigée par les in-
térêts nationaux, plus souvent encore soutenue dans le
seul but d'assouvir l'ambition des tzars et des géné-
raux,, fut plus dispendieuse encore. Ainsi depuis long-
temps déjà, notre gouvernement a-t il dû recourir à des
emprunts et aux assignats. Chez nous, les derniers sont
préférés. Le papier-monnaie à cours forcé, simple confis-
cation déguisée de l'avoir populaire, est très avanta-
geux pour les gouvernements. Si, par exemple, la
somme totale de l'argent, qui est en circulation dans le
pays, égale 5 milliards, le gouvernement, en émettant
100 millions de roubles-papier, ne touche à vrai dire, vu
la dépréciation de l'argent, que 98 millions de roubles,
mais en revanche, l'argent est enlevé au peuple si adroite-
ment que celui-ci ne s'en aperçoit guère. Le peuple voit
seulement que tout a enchéri, mais il n'attribue pas ses
malheurs au gouvernement, comme cela aurait lieu si
ce dernier établissait un nouvel impôt ou essayait une
confiscation franche.
Depuis que notre gouvernement a inauguré sa nou-
Telle politique économique, ses dépenses se sont encore
plus accrues et leur accroissement devance toujours
celui des revenus. C'est un trait caractéristique du bud-
get russe contemporain qui s'explique précisément par
ce qu'a d'artificiel la politique du gouvernement. En
suivant une direction opposée aux tendances de crois-
sance naturelle des forces productives, elle amène d'é-
normes dépenses qui, ou ne se remboursent point du
tout, ou bien ne se remboursent que très faiblement.
2i>) LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
La dépense doit donc nécessairement croître plus vite
que le revenu.
Pour faire face aux besoins, le gouvernement eut re-
cours À de nouvelles émissions de papier-monnaie, en
•donnant, il est vrai, de continuelles assurances du désir
qu'il avait de cesser les émissions et même de retirer
tout à fait de la circulation le papier-monnaie. Cepen-
dant, tandis qu'en 1857 il ne circulait du papier, que
pour 568 millions de roubles, en 1883 on dépassait
1100 millions de roubles. 11 est aisé de comprendre
^ quelle perturbation causait continuellement dans notre
industrie ce jet incessant d'émissions L'affreuse baisse
^ du cours et l'élévation des prix pouvaient seules rete-
nir le gouvernement et l'empêcher d'émettre de nou-
veaux millions d'assignats. En revanche, il dut adop-
ter avec plus d'entrain le système des emprunts.
En 1856, on évaluait les dettes de l'Etat à 2537 mil-
lions de roubles. En 1883, elles montent à 5424 millions
de roubles. Tout compris, voici quelles avaient été les
ressources pécuniaires de l'Etat pendant cette période de
-vingt-sept ans :
A) revenus bu'^gélaires. . . i9,770 millions de roubles.
B; emprunts 2,887 — —
C) papier-monnaie.*....,. 550 — —
En d'autres termes, notre gouvernement dépense
> systématiquement un cinquième en plus de ses reve-
nus normaux et il augmente ainsi chaque année sa
dette d'une somme moyenne de 100 millions de rou-
bles. Cette dette a déjà atteint des proportions si colos-
sales que le paiement seul des intérêts engloulit an-
LK RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 247
nuellement le quart du budget (plus de 200 millions de
roubles sur 800 et quelques millions de roubles de la
dépense totale). Ces dettes pèsent maintenant aussi
lourdement sur la Russie que Tenlretien de son armée.
Les résultats de cette administration financière si
périlleuse furent pendant un certain temps déguisés par
Texcitation artificielle que produisait dans notre indus-
trie la spéculation stimulée par la politique gouverne-
mentale. Pourtant dès le début, le cours de notre rou-
ble eut à subir des fluctuations terribles qui valent aux
entreprises industrielles sérieuses autant de désastres
qu'elles eurent d'avantages pour la spéculation bour-
sière. Après la campagne de Grimée, notre rouble se
tint pendant quelque temps à 4 francs; puis le cours
tomba lentement K
D'abord, une partie de la masse d'argent quele gouver-
nementj était surle marché lui revenait sous forme d'aug-
mentation des revenus ; mais dès l'année 1876, l'équi-
librerompu des forces de production et de la dépense se
vengea avec une rigueur toujours croissante. Un déficit
opiniâtre éclata dans notre budget. Pendant dix années,
de 1373 a 1885, il n'y en eutque trois sans déficit. Pour
le règne d'Alexandre III, le déficit des revenus ordinai-
res s'élève déjà à près de 120 m'ilions, et le crédit de
l'Etat devient si suspect qu3 pour conclure le dernier
emprunt, chez Bleichroder, de Berlin, l'intervention de
Bismarck fut indispensable.
1 En 1876, le rouble vaut 320 centimes.
En 1880, — 869
En 1883, ^ 242
248 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOGULB
V
Le lecteur a pu déduire de ce qui précède que la
situation économique de la classe populaire est fort
triste chez nous. Toute crise industrielle est toujours
ressentie par l'ouvrier. Notre ouvrier en subit d'autant
plus fortement le contre coup, que ce détraquement du
travail est accompagné de la destruction des formes
que notre histoire a données à notre travail national.
La propriété foncière russe a encore un caractère
très démocratique. Du nombre total de 433 millions de
déciatines que renferme la Russie d'Europe (sans
compter le Caucase septentrional), plus de 120 mil-
lions de déciatines appartiennent aux paysans et 151
millions sont la propriété de l'Etat, c'est-à-dire en
principe,sont également la propriété nationale. Seuls 100
millions de déciatines appartiennent aux propriétaires
fonciers *. Le reste des terres appartient aux villes,
aux Cosaques, etc., c'est-à-dire se trouve en grande
partie en possession directe de la classe laborieuse. Si
nous étudions relativement au chiffre de population les
possesseurs de terres, nous trouvons le même principe
démocratique. M. lanson n'estime pas à moins de
23 millions le nombre des individus possédant des terres
en Russie, ce qui forme 36 Vo de la population. En-
core ce chiffre est-il de beaucoup inférieur à la réalité.
1. Iansok, statistique II. p. 169.
LA RUSSIE &GONOMIQUB ET INDUSTRIELLE SiO
En France, le nombre des propriétaires fonciers no
forme que 10 Vo de la population. Mais ce qui pourrait
contenter la population agricole de l'Europe occiden-
tale est loin de suffire à celle de la Russie, autant en
raison des habitudes et des idées de cette dernière
qu'en raison des conditions de la culture. Le Russe
pense que la terre est propriété nationale. Le cultiva-
teur russe — grâce à la culture extensive qu'il prati-
que, a besoin d'une grande quantité de terre, et il a
l'habitude d*6tre satisfait sous ce rapport. Dans une
moitié de la Russie, le paysan est habitué à trouver
dans sa commune agraire une sauvegarde contre le
manque de terre, et si dans son pays il se trouve à
l'étroit, il est habituée trouver dans les limites mêmes
de la Russie une grande quantité de terres libres, que
Témigrant peut occuper sans rencontrer d'obstacles de
la part de personne, sans payer rien pour la terre.
Toutes ces conditions ont subi une modification
notoire dans le temps actuel. La quantité des terres
cultivées par les paysans considérée à un point de vue
absolu grandit, mais envisagée relativement à la
croissance de la population, elle diminue de plus en
plus. La commune, à la fois privée de la protection des
lois et directement sapée dans ses fondements par la
législation, soutient avec peine la lutte pour son exis-
tence.
Plus haut j'ai déjà eu l'occasion de dire quel combat
les paysans doivent engager pour parvenir à rétablir
l'égalité et l'équité dans la répartition des terres com-
munales.
Pour les transmigrations, on trouverait maintenant
250 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOGULE
comme autrefois beaucoup de terrains plantureui et
libres, mais ici aussi, la tendance générale de la po-
litique économique gouvernementale intervient. La
transmigration des paysans est onéreuse pour les
propriétaires fonciers, car elle élève le prix de la
main d'œuvre dans les pays où elle a lieu. Le gou-
vernement entrave chez, nous la transmigration par
une foule de formalités. Au surplus, par suite des mô-
mes tendances, le soin de créer des grandes pro-
priétés foncières pousse le gouvernement à placer une
énorme quantité de terres libres entre les mains des
grands propriétaires. C'est ainsi que l'on distribua aux
officiers de l'armée du Caucase de magnifiques terres
dans la province de Kouban ; ces terres étaient restées
inoccupées depuis qu'on en avait chassé les Tcherkes-
ses. Entre les mains de ces nouveaux propriétaires, elles
restèrent aussi en friches, car ces officiers n'avaient
pas les connaissances nécessaires pour s'occuper per-
sonnellement d*agriculture, et ils ne possédaient pas
non plus les capitaux indispensables à la mise en cul-
ture. C3p3ndant ces terres sont de la sorte deve-
nues inaccessibles à la population transmigrante, car
'on ne quitte pas son pays natal pour devenir fermier
dans un pays étranger. Acheter des terres, elle n'en
a pas les moyens ; de la sorte, la plantureuse région de
la mer Noire, dont les terres nourrissaient près d'un
million de Tcherkesses, maintenant vingt ans après son
ann3xion a la Russie, n a pas plus de 15,000 habitants !
Avec la même largesse exorbitante, on distribua aux
officiers et aux fonctionnaires les terres situées à l'Est
dans les provinces d'Oufa et d'Orenbourg.... Voilà
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 251
comment, bien qu'il existe d'énormes étendues de
terres non peuplées, le paysan ne sait où se porter.
Nos lecteurs pourront-ils croire que même la où on
tâche d'attirer la transmigration, par erxemple sur les
bords du fleuve Amour, le gouvernement réserve les
meilleures terres au fisc ou aux apanages et ne livre
aux paysans émigrés que les plus mauvaises ! On agit
ainsi parce que plus tard, quand le pays se sera peu -
plé, les terrains résçrvés donneront un bon revenu...
Le seul résultat qu'on obtienne, c'est que le pays reste
désert. La population restreinte use en vain ses efforts
SUT un sol ingrat, et û pôté, tout près, des terres
excellentes sont envahies par les mauv^aises herbes et
servent de repaire aux fauves.
Cette politique myope commence même à causer en
Russie une inquiétude générale, car elle menace le
maintien de la domination russe sur l'Amour. Les
Chinois qui se bercent constamment du rêve de nous
reprendre ce pays, font des efforts énergiques pour
peupler la rive de ce fleuve qui leur est échue en par-
tage. Ils passent même déjà sur la rive russe. . . Et chez
nous, sur ces terres illimitées est dispersée une pauvre
population de 20,000 âmes à peine, et cela trente ans
et plus après Tannexion !
II va sans dire que la transmigration de la popula-
tion russe ne discontinue pas ; elle prend au con-
traire des proportions considérables. Malheureusement,
la statistique de la question est très peu étudiée, de
sorte qu'il est difficile de donnera ce sujet des chiffres
d'une exactitude approximative.
La majorité des paysans est obligée néanmoins de
252 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
rester à Télroit dans le pays natal, sur ses terres mor-
celées. Pour toute ressource elle n'a que le fermage
des terres appartenant aux grands propriétaires fon-
ciers et le travail sur les champs de ces derniers.
Mais le fermage exige des avances, et quant au travail,
les propriétaires fonciers en ont peu à donner. Il est im-
possible de ne pas arrêter l'attention sur cette circons-
tance. Alors que le nombre des paysans qui cherchent
du travail va en croissant, les terres des propriétaires fon-
ciers n'occupent qu'une insignifiante main d'oeuvre. Si
nous prenons 8 provinces * dans la partie la plus fertile
de la région delà terre noire, où la culture des grandes
propriétés foncières est le plus développée — nous cons-
taterons que dans ces 8 provinces la culture des grandes
propriétés foncières ne fournit de travail qu'à 15938
ouvriers (hommes et femmes) ; cependant le nombre
des paysans qui ont atteint l'âge du travail y est de
48S946. Par ces chiffres, on peut se faire une idée des
difficultés qu'éprouve le paysan à trouver du travail chez
les propriétaires fonciers, quand la culture de son pro-
pre terrain rencontre des obstacles.
On observe quelque chose d'analogue dans l'indus-
trie. Pour la masse de notre population les industries
locales [Koustarnitchestvo,) ont toujours été et restent
jusqu'à présent d'un grand secours. Le Koustamit-
chestvo comprend des petites industries locales dont
la famille entière du paysan ou bien quelques-uns de
ses membres s'occupent, sans abandonner pour cela
l'agriculture. Il va sans dire, que cette industrie est
1. Les provinces deSoudja, Rylsk, Dmitridy, FaUej, Lgov, Pol-
tava, Zen ko V, Voronej.
LA RUSSIE ECONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 253
développée davantage dans les provinces peu fertiles
et surtout dans les provinces centrales de la Grande
Russie. Aujourd'hui encore, même dans le gouverne-
ment de Moscou, oùTindustrie manufacturière a atteint
un énorme développement, elle ne donne & la popula-
tion que 13 Yo * de ce que cette population gagne par
son travail, tandis que la petite industrie locale lui en
donne 18 7o. L'histoire de cette petite industrie locale
est pleine d'exemples remarquables d'énergie, d'acti-
vité et de sagacité dont les paysans ont fait preuve.
Comment naît dans tel ou tel autre village la petite
industrie ?
Dans la plupart des cas, cela se passe ainsi: —
Pendant son séjour à Moscou, à Saint-Pétersbourg ou
dans une autre ville, un paysan remarque un métier
quelconque qui lui semble avantageux pour son pays ;
de retour chez lui, il essaie de s'en occuper. Si cela lui
réussit, ses voisins apprennent le métier qui se propage
dans des volosts et des provinces entières.
Quelquefois, l'apparition d'une industrie dans un vil-
lage est due à une cause toute fortuite. Dans le district
de Miedyn, un postillon venantde Moscou brisa sa douga
(arc en bois qui fait partie de l'attelage russe) et l'a-
bandonna sur la route ; un paysan la ramassa. Il
examina la fracture et vit que la douga était faite du
bois d'un arbre dont il y avait dans son district des
forêts entières.... Le paysan essaya de faire une douga.
11 y parvint, et maintenant cette industrie rapporte à la
population quelque dix milliers de roubles.
1. statistique du Zemstvo de Jfo'cou, VU, ni« parUe.
234 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCULB
Un certain tricotage en laine &t son apparition dans
la province de Moscou d'une manière toute pareille.
Une paysanne trouva sur le chemin un bonnet en laine
perdu par un monsieur quelconque...
De pareils exemples emplissent Thistoire de Tindus-
trie locale, qui embrasse les branches les plus diverses
de l'industrie ; forgeage, coutellerie, confection de bou-
tons, d'instruments musicaux, tîssanderie, poterie, etc.
L'assiduité au travail de notre paysan est générale-
ment au-dessus de toute louange ; il a pour le travail
un respect religieux, et dit que : a Dieu aime le labeur, d
Chaque instant libre, dit un observateur compétent, est
employé à un ouvrage quelconque. « Une fillette de
onze ans, si vous la questionnez sur l'ouvrage qu'elle
fit pendant le cours de l'hiver, répond qu'elle a filé,
qu'elle a préparé du filpour2 toiles de 7 murs chacune.
(\in mur contient 5 archines) puis encore du fil pour
des bas, enfin qu'elle a tricoté 20 paires de chaussettes.
— Et qu'as-tu fait encore?
— J'ai aidé ma mère à soigner le bétail, j'ai balayé
l'izba, j'ai gardé les enfants; en automne j'ai battu le
grain !
— Tu sais battre le grain ?
— On m'a fait un fléau plus léger que les autres, et
l'automne dernier j'ai battu le blé...
C'est une fillette de onze ans qui accomplit toute
cette besogne ! ^)
En outre, les paysans n'ont pas une trop forte incli-
nation à la routine. Au contraire, quand cela est possi-
ble, ils perfectionnent très souvent la production; si un
1. Siaiislique de Moscou, VIT, II* partie, page 147.
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE ^.5
genre d'industrie cesse d'être avantageux, ils passent
peu à peu à un autre. La diversité de notre petite in-
dustrie locale est comparativement de récente ori-
gine, quelquefois elle prend naissance sous nos yeux
et le plus souvent elle n'a pas 100 ans d'existence. Cette
flexibilité permet au petit industriel de lutter même
avec les fabriques.
Lan passé encore, un Allemand, M. Blomkwist,
après avoir étudié sur le vif notre petite industrie locale
lui présagea de l'avenir. 11 me semble, cependant, qu'on
n'en peut pas être sûr. 11 faut savoir que chez nous on
ne fait rien pour le petit industriel {koustar) ; il n'y a ni
écoles techniques, ni musées modèles ni crédit pour
les producteurs, ni entrepôts pour faciliter la vente des
produits. Grâce à tous ces désavantages, le petit in-
dustriel, privé d'instruction technique autant que d'ins-
truction générale, n'étant pas en mesure de voir des
bons modèles, souvent même ignorant où va la mar-
chandise qu'il produit et par qui elle est employée —
est forcément devancé dans la technique de son indus-
trie par la fabrique. Puis il n'a pas de capital, et tra-
vaille ou tout seul ou bien en compagnie de deux ou
trois ouvriers salariés, parfois (très rarement pourtant)
en petite association. Toutes ces causes l'empêchent
de placer ses produits sur une large échelle, d'employer
les machines indispensables, etc., ce qui rend peu
lucratif son travail. Généralement il ne continue d'exis-
ter que parce qu'il se contente du gain le plus mi-
nime. Ainsi, par exemple, dans la province de Moscou,
l'ouvrier tisserand, employé par une fabrique, gagne
13 à 14 roubles par mois. Le petit industriel, qui tra-
256 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
vaille sur son propre métier n'en gagne que S à 6 '. Ce-
pendant il préfère travailler à domicile, car cela lui per-
met de ne pas abandonner la culture de son domaine.
Mais si minime que soit le gain dont il se contente, la
concurrence avec la fabrique n'est possible que jusqu'à
de certaines limites.
La grande production, plus perfectionnée, abaisse à
un tel degré le prix du produit, que le petit industriel,
s'il ne veut travailler pour rien, est obligé d'abandonner
complètement son industrie ou bien de s'adonnera quel-
que autre genre que la production manufacturière n'a
pas encore envahi. Souvent il choisit une voie intermé-
diaire. II se met à travailler pour la fabrique à domicile.
La fabrique devient son commissionnaire. Dans les fa-
briques de tissanderie de Moscou où on emploie encore
le métier à bras, 80 *^/o des produits sont fabriqués par
les petits industriels auxquels les propriétaires de ces
fabriques distribuent la filasse qu'ils travaillent à do-
micile. 11 est évident que ce compromis n'est possible
que tant que la fabrique n'est pas encore de force à
employer les machines à vapeur. Sitôt la machine en
fonctions, le petit industriel est obligé de choisir entre
la ruine et le rôle de salarié.
Cependant l'industrie est loin de se développer avec
assez de promptitude pour fournir du travail à tous les
petits industriels. Selon les calculs approximatifs du Hé-
cueil statistique militaire^ plus de 5 millions d'âmes s'y
adonnent chez nous. Quant au nombre des ouvri ers
employés par les fabriques de la Russie d'Europe, il était
i. statistique du zemituo de Mo8:ou^ Vil, III« partie.
L\ RUS3IB ECONOMIQUE BT INDUSTRIELLE 257
en 1882 de 954970 individus seulement, et ce nom-
bre, eu égard à Taccroissement de la population, reste
stationnaire. En 1866, selon le Recueil statistique
mililairey le nombre total des ouvriers employés par
les fabriques était 1,3 Yo de celui de la population,
en 1882, il est 1,2 ^/o de celle-ci, c'est-à-dire, qu'il
vamime en diminuant comparativement. Ainsi le salaire
se trouve placé par rapport à l'offre et à la demande,
dans des conditions telles qu'elles ne peuvent que
l'abaisser. Et la masse de paysans ici comme en agri-
culture, quand elle voit décroître sa petite industrie
indépendante, n'a pas l'espoir de trouver un dédom-
magement à ses pertes en travaillant dans les fabriques
comme salariés.
VI
Quelle peut être dans de telles conditions la situation
matérielle de la masse populaire?
Voici quelques chiffres qui en donnent une idée :
M. Sémiénov, observateur très circonspect appelle
famille aisée y pour la province de Riazan, celle qui com-
posée de 10 membres (les enfants compris), a 340 rou-
bles de revenu annuel, c'est-à-dire en moyenne 34
par membre. Une famille indigente^ comptant 4 mem-
bres, a 112 roubles de revenu, c'est-à-dire en moyenne
28 roublespar tète. Mais, dans la même région, on trouve
des familles tellement misérables, que pour quatre
membres elles n'ont que 20 roubles de revenu, c'est-à-
n
258 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
dire en moyenne par tète 5 roubles ^ Naturellement une
famille aussi pauvre est obligée de mendier... Dans les
villages russes, la mendicité n^est pas une chose rare. Un
grand nombre de cultivateurs sont, chaque année, obli-
gés pendant un certain temps, en attendant que la mois-
son mûrisse, d'aller mendier leur pain... chaque paysan
considère comme un devoir d'aider le nécessiteux, qui
Tannée suivante, lui rendra peut-être à lui-même pa-
reille offrande...
On peut juger par là à quel point est précaire la si-
tuation du paysan. Dans le gouvernement de Tver la
statistique du zemstvo déclare indispensable pour une
famillemédiocrement aiséedepaysans'(membres : 5,7) un
revenu de 191 roubles, c'est-à-dire près de 34 roubles
par individu. Pour le paysan Un est pas toujours pos-
sible d'atteindre ce revenu *.
Les salaires des ouvriers sont fort variés. Ils dépen-
dent du genre d'occupation et de l'état de l'indus-
trie. M. lanjoul, qui en sa qualité d'inspecteur officiel
connaît bien le sujet, affirme que le salaire de l'ou-
vrier russe est de 400 V© inférieur au salaire de l'ou-
vrier américain et de 300 Vo au salaire de l'ouvrier an-
glais ^.
Dans le gouvernement de Moscou, tout l'argent ga-
gné par les paysans dans l'agriculture, les fabriques,
le Koustamitchestvo ou toute autre industrie forme une
1. SoKOLOvsKT. Recueil des matériaux pour Vitude de la commune
agraire t p. 140 et seq.
2. Comment est rétribué le travail d'une famille de payions
médiocrement aisée du gouvernement de Tver.
3. Rapport à la Société juridique, 24 Décembre 1883.
r
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 259
somme de 42 millions de roubles, qui répartie entre
1195000 paysans, donne 35,5 par homme et par
année ^£t comme le gouvernement de Moscou est loin
d'être le plus pauvre, on peut supposer que ce chiffre
est à peu près juste pour toute la Russie.
Quel que soit le bon marché de la vie en Russie, cette
misérable somme ne peut néanmoins suffire même à
une existence tout à fait indigente. Notre ouvrier et notre
paysan réduisent leurs besoins à un minimum dont l'ou-
vrier français ne peut se faire une idée. L'inspecteur des
fabriques du gouvernement de Vladimir, M. Pieskov fait
un calcul d'après leqùell'ouvrier de fabrique dépenserait
pour sa nourriture mensuelle 5 à 6 roubles et même
2,5 à 3. Que peu-ton donc manger pour iO kopeks
parjour? Quelquefois, dit M. Pieskov, « les ouvriers ne
mangent pas du tout de viande et se nourrissent exclu-
sivement de pain, de pouslyia chtchi (soupe aux choux
préparée seulement avec de l'eau,) et de sarrasin
avec du lard ou de l'huile. Quelquefois l'ouvrier a 37
grammes de viande par jour et dans les meilleurs cas
près de 103 grammes de viande ou de poisson ^ Le
paysan remplace la viande par des champignons, mets
fort nutritif, mais indigeste. La nourriture ordinaire
des ouvriers nous frappe par sa simplicité : c'est une
soupe de kvass avec beaucoup d'oignon et très peu de
poiâson, ou bien c'est une soupe aux choux assaisonnée
avecde lafarine sans viande ou avec un toutpetit morceau,
rien que pour donner le goût. Ce plat unique, l'ouvrier
le mange avec une énorme quantité de pain bis qui
i. statistique du zemstvo de Moscou, VII, III» partie.
2. Pieskov. La vie dam les faùriques du gouvernement de Vladimir,
260 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
est la base de sa nourriture. En examinant les bad*
gets des familles paysannes, même pas les plus pauvres,
nous les voyons se contenter du strict nécessaire. Pre-
nons par exemple la famille n^ 2 d'une brochure Les
• métiers du gouvernement de Moscou. La dépense
pour chaque membre de la famille est de 41 roubles, 5
(cela veut dire qu'elle est au-dessus de la moyenne). Eh
bien! nous trouvons au budget les dépenses pour le
pain, le sel, les choux, le sarrasin, les concombres, etc :
Il n'y a que 131 k. 220 gr. de viande par an pour une
famille de 8 membres et seulement 150 œufs. Le seul
objet de luxe, c'est une petite quantité de thé et de su-
cre; les dépenses aux jours de fête dans les auberges
ou ailleurs sont pour toute la famille de 4 roubles par
an. Au total, la dépense de luxe ne s'élève qu'à 2 Yo du
budget... Nous parlons ici du paysan dont les biens sont
en bon rapport. Que de fois il arrive que le paysan n'a
même pas cette rude nourriture ! Alors il mêle à sa fa*
rine du son, de la balle, de l'arroche, de l'écorce de pin.
Bans certaines localités pauvres, dans le gouvernement
de Kazan par exemple, le pain de famine onpouscknot
est constamment sur la table du paysan. Voici l'analyse
de ce pain faite par le laboratoire de l'Université de
Kazan.
« La .grosseur est celle d'une galette ordinaire, l'épais-
seur de près de 1 centimètre 1/2. La surface a une cou-
leur gris sale, et les- cassures une couleur brun foncé ;
-ce pain est fort cassant' et 11 n'y a pas longtemps qu^il
est cuit. A la surface, ainsi qu'aux cassures, on voit en
quantité considérable des restes des membranes de grains
et des parcelles de balle ; il a parfois le goût salé et
LA RUSSIE ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIELLE 26^
croustille sous les dents comme une matijfre minérale.
On ne lui trouve pas le goût du pain. L'analyse miscros-
copique constate une grande quantité d*arroche, de Ta-
midon de seigle et de balles : cela prouve que ce pain
contient du seigle. Il donne 7,6 Yo de cendres et 24 y©-
d'eau. Dans les cendres on trouve beaucoup de chlorate.
L'essai au chloroforme a signalé la présence d'une
grande quantité de mélanges minéraux. »
Ainsi il faut une analyse chimique et microscopique
pour décider si Ton a devant soi du pain ou un mor-
ceau de boue. Pourtant ce pain forme la nourriture de
mUliers de gens, et quelquefois, au temps des mau-
vaises récoltes, peut-être de miQions. N'est-il pas sur-
prenant que l'organisme de nos paysans soit assez fort
pour qu'ils puissent vivre avec pareille nourriture ! Sou-
vent nulle force n'est capable d'endurer ces privations.
La dégénération de notre race à l'époque actuelle est un
fait constaté. La taille moyenne de notre peuple a baissé,
ses forces physiques diminuent. J'ai dit plus haut que^
l'accroissement de la population est très grand chez
nous : cet accroissement provient de la fécondité de notre
peuple : le coefficient de naissances dans la Russie eu-
ropéenne est en moyenne de 4,8 Yo ot même de 5 dans
quelques provinces, tandis que le peuple le plus fécond
de l'Europe, les Prussiens, n'a que 3,8 et la France seule-
ment 2,6. En revanche, la mortalité en Russie est dé-
mesurément grande, et son coefficient s'est considérable-
ment accru dans les dernières années. La mortalité de
1859à 1863 était de 3,6 Vo etde 1868 à 1870 de 3,73 Vo '•
1. La mortalité en Prusse est de 2,7o/o et en France eUe est en-
core plus petite: 2, 1 o/o. Iaksoic. Statistique, I.
262 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Dans plusieurs endroits de la Russie, on a constaté
même que le nombre des décès dépasse le nombre des
naissances. Cette remarque s'étend parfois à des gouver-
nements entiers, celui de Kazan par exemple, et à beau-
coup de Yolosts du nord. D'après les conclusions de la
Statistique de Moscou, ces localités seraient justement
celles où Texploitation personnelle des paysans est
ruinée. Gela n'a rien d'étonnant puisque la grande in-
dustrie, au développement de laquelle le gouvernement
dépense des sommes énormes et sacrifie constamment
les intérêts de la classe ouvrière, ne peut donner un
gagne-pain qu'à une toute petite partie du peuple.
r
LIVRE SIXIÈME
LE MOUVEMENT DES ESPRITS
LE MOUVEMENT DES ESPRITS
I. Vintelligueniia. — Sa naissance. — Son développement. — Le
gouTernement en persécute les maîtres. — h'inteUiguenlia
lutte au nom du peuple. — Sa conscience de sa force. — Son
idéalisme. — Théoriquement Vintelliguentia et les révolutioD-
naires ne font qu'un.
II. La question des femmes. — Pourquoi elle se posa? — Idées
des hommes ; idées des femmes. — Erreurs d'application —
L'application sérieuse. — La femme de Vinlelliguentia. * La
famille de Vintelliguentia,
III. L'Université. —Son rôle est secondaire.— Idée gouvernementale
de r Université. — Besoin général d'instruction. — Etudiants
et professeurs. — Troubles universi taires. — Leur cause. — Leur
inutilité.
IV. La littérature. — Rôle social de notre littérature. — La littérature
est un moyen d'exprimer les idées que ne peut exprimer la
presse. — L'art, objet de luxe. — Protection delà littérature par
mode. — Le roman social. — La presse naît. — Littérature
à tendance. — Mal qu'elle causa aux écrivains artistes. — La
censure. — La presse hors la loi. — La littérature est absorbée
par la satire. — Ghtchédrine. — Poètes et conteurs. —
Ouspensky et Garchine.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS
En étudiant les classes sociales de la Russie, nous
avons passé sous silence la classe éclairée russe, Vin-
telliguetitia. Pourtant son rôle est à la fois très curieux
et d*une importance capitale dans notre histoire con-
temporaine.
Mais, d'abord, qu'est-ce que Vintelliguentia ?
L'instruction est-elle en Russie le privilège d'une seule
classe quelconque? N'e&iste-t-il pas chez nous de nobles,
de marchands, d'ouvriers, de paysans instruits? Et si
l'instruction est plus ou moins propagée dans toutes
les claf^ses, quel lien peut-il exister entre les idées d'un
noble instruit et celles d'un paysan instruit, d'un fabri-
cant ou d'un ouvrier tous deux instruits? Chacun d'eux
n'est-il pas imprégné des idées de sa classe, idées op-
posées et peut-être hostiles à celles des autres classes?
C'est justement ce qui n'est pas tout à fait ainsi chez
nous. Certainement parmi les gens instruits, il y en a
eu et il y en a beaucoup qui représentent les idées de
leur classe, c'est-ù-dire, par exemple, les idées de la no-
266 U RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
blesse, du clergé, de la bourgeoisie. Mais au total ceui-
là sont l'exception et qui plus est, ils sont généra-
lement sans talent et peu remarquables. Leur existence
semble toute fortuite. Us exercent très peu d'influence
sur la marche générale de la civilisation russe, ils n'ont
ni prédécesseurs, ni successeurs. La masse des gens
éclairés de la Russie, nobles ou ouvriers, pense tout au-
trement. La marche générale de la civilisation russe et
son rôle historique sont tout autres que ne l'aurait, par
exemple, désiré le prince Chtcherbatov qui, sous Ca-
therine II, représenta dans le mouvement l'idée noble
ou bien les représentants des idées bourgeoises de notre
temps, tels que Bezobrazov et d'autres. Chose étrange I
Les gens qui ont représenté une idée de classe sont si
insignifiants, laissent partout si peu de traces, que le
choix même de noms quelque peu marquants et influents
m'embarrasse. Surtout celui des noms influents...
Aujourd'hui, M. Katkov jouit d'une énorme in-
fluence... mais cette infljuence s'exerce sur le gouver-
nement. Il a sur la politique une influence telle,
qu 'assurément, en aucun temps et en aucun pays, un
publiciste n'en a exercé une pareille. Mais où est son
influence sur la société et surtout sur le mouvement in-
tellectuel. Questionnez le premier Russe venu. Il éclatera
de rire: «M. Katkov et les lumières! Quelle idéel
Mais ce sont deux choses tout à fait opposées I » Pour-
tant M. Katkov publie deux journaux et une revue. Une
pléiade entière de ses camarades et de ses créatures
sont rédacteurs d'autres publications, professeurs dans
les universités, des centaines de mattres choisis par lui
emplissent les gymnases. Le ministère de l'instruction
LB MOUVBMSNT DBS ESPRITS 267
publique est, voilà plus de vingt ans, le ministère de
M. Katkov. Enfin, pour implanter plus profondément
ses idées, il a fondé, sous sa direction immédiate, le
lycée du prince héritier Nicolas ... Or si nous connaissons
plusieurs révolutionnaires sortis de ce lycée, nous ne
connaissons à M. Katkov aucun héritierde quelque va-
leur, fusse même uniquement comme journaliste. Si
vous lisez dans la Gazette de Moscou un bon article,
soyez assuré d'avance qu'il est de M. Katkov lui-même.
La civilisation russe suit son cours et passe à côté de
ces gens sans en tenir compte. Ils ont beau essayer
d'arrêter le courant, de creuser des canaux pour le dé-
tourner dans telle ou telle direction ; ils troublent la pu-
reté de l'eau, rendent le fleuve moins profond, ils
n'ont pas la force de le détourner. Il suit sa propre
route, marche à son propre but, à l'accomplissement
de sa propre mission, se dirige là où Tentratne irrésis-
tiblement la situation sociale du pays.
Notre civilisation est encore très jeune, c'est à peine
si elle a deux cents ans d'existence. En outre, elle prit
naissance chez nous sous l'action de l'Europe. Elle en a
été, pour ainsi dire, transplantée chez nous : et, dès
lors elle fut longtemps et reste encore tcès imitative.
Mais le milieu influa sur elle, même avant le temps où
les gens civilisés, où Vinielliguentia^ parvinrent à se
comprendre, à s'expliquer à eux-mêmes leurs sympa-
thies, leurs antipathies, et en un mot, la tendance de
leurs idées. Dès le début, eUe se distingue par un pro-
fond démocratisme, complètement inintentionné, inné
pour ainsi dire. Notre intelliguentia grandit de compa-
gnie avec le développement du servage, au temps du
268 LÀ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
plus fort asservissement du peuple, au temps de la ra-
pide croissance de la noblesse. Et, cependant, elle sem-
ble ne pouvoir comprendre le bien public autrement que
^dans le sens des intérêts des masses populaires. Elle
est imprégnée d'un profond sentiment d*égalité. Ce dé-
mocratisme dirige tout le développement à venir de la
/pensée de Vintelliguentia.
L'histoire de la Russie était certainement bien loin
de résoudre la question de l'organisation de l'Etat, des
droits et des devoirs des diverses classes, dans le sens
des intérêts des masses populaires.
— Pourquoi en est-il ainsi? se demanda la classe
éclairée. Est-ce juste?
— Non, répondit-elle.
Et aussitôt elle s'opposa à cet ordre de choses con-
traires à la justice, elle le désapprouva.
Le premier chronologiquement de nos poètes de ta-
lent, le prince Kantemire écrit, dès 1738, dans sessaUres :
Adam n*a pas donaé naissance à des nobles
OU
Noé ne sauva dans son arche que des individus égaux à lui,
de simples laboureurs, renommés seulement pourleurs mœurs.
Un autreéminent écrivain del'époquede GatherinelP,
prononce déjà, par l'organe du héros de sa tragédie,
VadimCj de sévères philippiques contre la tyrannie.
1. KlftAJKlKB.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 269
L'autocratie» auteur de tous ces maux,
détruit même la plus pure vertu
en donnant au tzar la liberté d'être tyran I
Les plus célèbres publicistes de ce temps, Novikov
et KryloY, qui acquit bientôt une réputation universelle
par ses fables, accusent sévèrement les abus du ser-
vage, raillent les prétentions des nobles, démontrent
que les hommes sont égaux. Radichtchev, auteur du
célèbre Voyage de Saint- Pélersboiirg à Moscou, s*écrie
au milieu d'ardentes malédictions contre le servage :
Oh liberté...
transforme en lumière les ténèbres de resclavage,
que Brutus et Tell s'éveillent,
que par ta voix les tzars
sur leur trône se sentent troublés.
Voilà avec quelles idées est venue au monde Tm/^/A-
çueniia russe.
Et pourtant n'est-ce pas les tzars qui implantèrent
chez nous la civilisation? N'est-ce pas la noblesse qui
fut la première classe au milieu de laquelle elle prit
naissance? Gomment donc Vintelliguentia se mit- elle
si rapidement en opposition contre les tzars et la no-
blesse dont elle faisait elle-même partie?
Je dois rappeler au lecteur que la noblesse, à laquelle
appartenait au début la plus grande partie de Vintelff-
gueîUiay se composait en majorité de parvenus, de
plébéiens qui n'avaient et ne pouvaient avoir aucune
idée de classe. Un des premiers publicistes russes, Posso-
chkov, était un paysan. Le premier savant russe, homme
de capacités vraiment géniales, rival de Franklin pour la
270 LA RUSSIB POLITIQUE ET SOCIALE
découverte des lois de l'électricité et en même temps
vrai fondateur de notre langue littéraire contemporaine,
LfOmonossoT était un simple pêcheur d*Arkhanghelsk,
qui abandonna sa chaumière pour aller chercher dans la
lointaine Moscou les lumières de la science. Un poète de
notre temps, voyant un pauvre petit villageois qui va à
l'école, Tencourage en ces termes :
Bientôt lu apprendras à I*école
comment un paysan d'Arkhanghelsk,
grâce à sa volonté et à ceUe de Dieu
devint savant et grand ^
L'enfant l'apprenait à l'école et cela greffait encore
plus profondément en son &me l'idée de l'égalité des
hommes.
Quant aux tzars, leur mission civilisatrice n'est que
pure invention. De nos tzars, un seul fut en réalité un
grand ouvrier de la civilisation : Pierre I•^ Cet homme
étrange, élevé dans la rue, loin de la cour qui attentait
à sa vie, ce tzar qui abolit l'hérédité de la monarchie %
qui tâcha de placer la loi au-dessus de lui et de sa propre
volonté, passa par tous les grades militaires qu'il avait
institués, en commençant par les plus inférieurs. Les
successeurs de Pierre I*' furent bien loin de l'esprit qui
l'animait. Assurément ils avaient besoin de gens instruits,
fonctionnaires, militaires, techniciens, ils aimaient les
arts et les belles-lettres, comme ornement de leur cour,
1. NlBKRASSOY.
2. La loi de Pierre I*' donna au tzar le droit d'indiquer lui-même
son successeur. Cette loi ne fut rapportée que par Paul I«', qui ins-
titua la loi aujourd'hui en vigueur sur l'hérédité du trône.
r
LE MOUVEMENT DBS ESPRITS 27t
mais la protection qu'ils accordaient au mouvement
intellectuel n'allait pas au delà. Dès que la civilisation [
sortait de son rôle servile et obéissant, on commençait *,
à la persécuter. 11 ne pouvait en être autrement. La ci-
vilisation russe met involontairement en avant Tidée du
bien du peuple. Par la, elle s'insurge contre les classes
que la monarchie s'efforce de créer et contre la monar-
chie elle-même qui trahit les intérêts de la masse po-
pulaire. Puis l'instruction développait la personnalité
de l'individu, et par conséquent renforçait chez lui le
sentiment de dignité, les aspirations à la liberté, et
cela à un degré beaucoup plus considérable que ne pou-
vait le permettre une monarchie absolue basée sur le
servage. Tout naturellement la monarchie s'efforça de
détruire les idées subversives auxquelles l'instruction a
donné l'essor.
Les persécutions commencent. Les énumérer est
vraiment impossible... Pour ne parler que des auteurs
que j'ai cités, Kniajnine était mort avant que sa tragédie
ne fût dénoncée par la censure, mais sa famille fut persé-
cutée ;Novikov, ainsi qu'un grand nombre de ses cama-
rades, eut â subir une longue détention dans la forteresse
de Pierre et Paul et vit le gouvernement ruiner tous
ses plans civilisateurs. Radichtchev fut condamné à mort
et la gr&ce seule commua cette peine en déportation
en Sibérie.
Voilà quelle conduite tenait Catherine II vis-à-vis de
la civilisation. Sous Paul I*% toute tentative analogue fut
persécutée avec une vraie fureur. Alexandre P' qui se
targuait de libéralisme organisa pourtant la censure :
la seconde moitié de son règne fut le temps de la plus
272 LÀ RUSSIB POLITIQUE ET SOCULB
ténébreuse réaction. Depuis Nicolas I^, le gouyeniement
derieut ouvertement hostile à la civilisation ; pour le
mouvement des esprits, cette hostilité n*a pas eu de trêve.
Pour ne pas entrer dans de longs détails historiques,
il suffit de dire qu'aujourd'hui il est difficile de trouver
parmi les plus illustres champions de notre intelliguenr
iia un homme qui n'ait pas enduré dans le courant de
sa vie des persécutions gouvernementales, qui n'ait pas
été considéré comme malintentionné^ qui n'ait pas eu à
subir la surveillance de la police, etc. Dostoîevsky fut
un vrai martyr. On le condamna à mort, puis il
fut gracié et envoyé aux travaux [^forcés. Cette terrible
vie dans le monde du crime, sous l'autorité illi-
mitée de chefs que personne ne contrôle et qui sont
plus grossiers que les forçats eux-mêmes, le célèbre ro-
mancier la décrivit plus tard dans la Maison morte\
mais la vie réelle avait été pire encore que le roman.
Aux travaux forcés, Dçstolevsky fut battu de verges pour
avoir refusé de dénoncer ses camarades. Cette torture
barbare ébranla les nerfs du malheureux artiste. Après
le châtiment, il eut un accès d'épilepsie, maladie dont
il souffrit jusqu'à la fin de ses jours.
Un autre écrivain plus célèbre encore, Alexandre Her-
tzen fut accusé de crimes politiques. Il subit plusieurs
années d'internement, puis émigra et tous ses biens fu-
rent confisqués.
Tchemychevsky, après de longues années de travaux
forcés, en passa encore plusieurs dans un fort-poste
perdu de Sibérie sous la surveillance sévère des gendar-
mes qui étaient son unique société. Aujourd'hui seule-
ment, après vingt ans de ce martyre, vieilli par lessouf-
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 273
frances, il a été transféré dans un lieu d'exil plus doux,
à Astrakan.
Chtchédrine (Sàltykov) fut interné par mesure admi-
nistrative.
Tourgueniev subit aussi plusieurs années de relégation
dans ses terres et fut pendanl toute sa vie considéré
comme suspect.
Niekrassov, mourant, vit les policiers fouiller tous
les recoins de son logis.
Chez Léon Tolstoï, on a encore opéré récemment
une perquisition...
Ces exemples, on pourrait les multiplier à Tinfini.
Des gens comme Ivan Âksakov, qui publie maintenant
un journal slavophile réactionnaire, eurent à subir la
relégation par mesure administrative. Il est superflu,
je crois, de parler de l'arbitraire sans gène aucune avec
lequel le gouvernement intervient constamment dans
la vie privée des gens appartenant à Vintelligtuntia. Il
ne peut vraiment pas faire d'exception en leur faveur.
Ainsi par exemple, lorsque les premiers slavophiles
— quelques-uns étaient des gens très riches et apparte-
naîentà d'illustres familles — (Khomiakov, lesKireïevsky,
Aksakov, Kochelev, — eurent, sous l'influence de leurs
tendances nationalistes, la fantaisie de revêtir le costume
russe et de laisser pousser leur barbe, le gouverneur
général de Moscou leur ordonna par l'intermédiaire de
la police de raser leur barbe et de reprendre le cos-
tume européen.
Toutes ces persécutions, parfois mesquinement taqui-
nes, parfois terribles, ne pouvaient certainementqu'exci-
ter l'esprit d'opposition de la classe civilisée, quoique
274 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCULE
assurément cet esprit existât avant les persécutions. Si
le^ idées de VhUelliguentia avaient pu être saines^ rai-
sonnabieSy vraies^ aux yeux du gouvernement, aucune
persécution n'eût eu certainement lieu. Elles ne
pouvaient être autres que ce qu'elles furent. L'igno-
rance, l'inconscience avaient engendré l'ordre de cho-
ses qui régnait en Russie à l'aurore de ce mouvement.
En se développant, en devenant consciente, la pen*
sée devait infailliblement travailler à la destruc-
tion de ce système social, d'autant que nous subîmes
l'influence morale de l'Europe à l'heure môme où
elle était entraînée dans le grand cataclysme révolution-
naire. Dès qu'il savait lire, le Russe était livré aux en-
seignements de Voltaire et de Rousseau. Â leur école,
il puisait une doctrine qui sanctifiait les inspirations de
son instinct et les fortifiait d'une autorité scienti*
fique.
Tel fut le mode de développement de notre intel-
iliffuentia, et c'est précisément cette idée démocratique,
i cette idée d'opposition qui donne son originalité à notre
/civilisation. L'histoire de notre civilisation, c'est l'his-
toire de cette idée. A la partie de notre classe instruite
qui en est imbue appartiennent presque tous les grands
hommes de notre pays, tous les talents, presque tout c-e
qui laisse après soi une tradition, tout ce qui fait des pro-
sélytes. Dispersée dans toutes les classes, VintelliguenAa
semble composer une classe particulière, liée par une
unité spirituelle et morale, l'unité de sa mission his-
torique. Dans toutes les classes, Vintelliffuefiiia joue le
rôle d'une sorte de ferment qui, dans le milieu où il se
trouve, fait naître l'esprit critique, les aspirations à la
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 27$
science^ à la justice. Partout son r6Ie est purement
révolutionnaire; partout elle ronge l'édifice de Tau-
tocratie, les classes, le prestige du pouvoir; partout
elle pose en première ligne les droits du peuple et de l'in-
dividu. Peu à peu l'idée même des lumières se confond
presque entièrement chez nous avec l'idée de quelque
chose de subversif, et réellement pendant tout le xix«
siècle, tous les complots et toutes les tentatives de per-
turbations politiques se produisent chez nous grAce à
l'initiative de Vintelliguentia^ et cela non pas au nom
des intérêts d'une classe mais des intérêts du peuple
entier. Gela cause même souvent un semblant de con-
tradiction dans les agissements des classes supérieu-
res, contradiction que le comte Rostoptchine formula
avec autant d'esprit que d'injustice à l'eccasion de l'é-
meute des Décembristes. « Je comprends, disait le
comte, que le bourgeois français ait accompli la Révo-
lution pour acquérir des droits^ mais comment com-
prendre le noble russe faisant la révolution pour] les
perdre? «La méprise du comte et le mot de l'énigme,
c'est que le noble qui tentait cette révolution, ce n'é-
tait pas le noble resté fidèle à sa classe, mais celui qui
était passé aux rangs de Yintclliguentia.
En fin de compte, la classe éclairée, avec ses ten-
dances démocratiques et son esprit d'opposition, est
en quelque sorte un groupe de représentants du peu-
ple vis-à-vis du gouvernement et des classes supé-
rieures. Situation étrange, en grande partie profon-
dément tragique. Les membres de Vintelliguenlia qui
appartiennent, comme le comte Léon Tolstoï, à la
haute aristocratie éprouvent une affection étrange^
-276 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
presque physique pour le vrai peuple travailleur '/....
Gomme Nicolas Milioutine, ils se jurent de détruire le
servage parce qu'eux-mêmes ils en ont involontairement
abusé. Tourgueniev, gentilhomme en vue, riche pro-
priétaire foncier dont la mère atteignait à la férocité
vis-à-vis de ses serfs, avait prêté le serment dAnnibal
de détruire le servage. Hertzen, héritier d'un riche
patrimoine peuplé de serfs, déclare avec orgueil que
jamais il ne voulut trafiquer d'êtres humains Ce
qu'ils ont de plus sacré, c'est le bien du peuple, la
liberté du peuple, leur orgueil est de servir cette cause.
Pour elle ils deviennent ennemis de leurs pères, de
leurs frères, de leurs proches ; ils agissent contre leurs
propres intérêts. Ce petit noyau d'hommes voit les for-
ces du gouvernement dirigées contre lui. Et pour lui,
qu'a-t-il ? Pour eux ils n'ont que la conscience de
leur mission historique. Le peuple n'est pas pour
eux; le peuple ne les connaît pas, et eux aussi ils con-
naissent peu le peuple. Il est vrai que Vintelliguentia
faisait des efforts gigantesques pour connaître le
[/ peuple et se rapprocher de lui. L'étude du peuple, de
ses coutumes, de ses chansons, de ses légendes, de ses
besoins, a depuis longtemps attiré l'élite des forces
de Tm/éf/Z/yw^wr/a. Plus tard, quand "cette classe com-
prit plus nettement sa tâche politique, elle tendit avec
la même énergie à l'union avec le peuple. Ces efforts
devaient se continuer de longues années avant que le
peuple commençât à comprendre Vintelliguentia età agir
un peu de concert avec elle. De longues années elle a
lutté au nom du peuple^ sachant pleinement que le peu-
1. Confession, page 45.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 277
pie ignorerait même jusqu'à son existence, ne ferait
nulle distinction entre elle et le premier venu de ceux
qui vivent de lui, ne bougerait pas le bout du doigt pour
la défendre ou la soutenir. Les ennemis àeVintelliguen-
iia lui criaient dès le début : « Vous n'avez nulle part de
soutien, vous êtes un fait anormal en Russie, une im-
portation venue d'on ne sait où. » S'il refusait de re-
connaître la justesse de ce dire, Thomme éclairé sen-
tait pourtant lui-même que, pendant de longues, de très
longues années encore, son rôle serait le rôle d'un mar-
tyr. Il se disait :
Peut-être, comment le savoir? Mon sang sera-t-il
la goutte qui, tombant, pareille au plomb ardent,
éveillera de son sommeil la conscience du peuple,
et, se voyant avec effroi en face du spectre d*un des siens,
cette fois, la conscience du peuple comprendra
quelles horreurs elle laisse commettre ^ ?
Beaucoup moururent avec cette seule consolation.
Et pourtant dans une pareille situation notre classe
ne chancela jamais dans sa foi illimitée en sa mis-
sion historique qui a pour but la transformation com-
plète de la Russie ; elle ne douta jamais de ses for-
ces pour l'accomplissement de cette mission. Par-
fois, après des échecs particulièrement sensibles, elle
tombe dans le découragement, dans le désenchante-
ment, comme il advint après le 14 décembre 1825, à la
fin du règne de Nicolas I*' et pendant les années qui
suivirent l'émancipation des paysans et marquèrent
le début de la période de réaction du règne d'Alexan-
i. TcHiiRT, D'au delà les barreaux.
1278 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
dre II. Ces moments de découragement passent bien
vite et font place de nouveau à une foi fanatique
dans la mission historique qui lui incombe. Cette
'foi rappelle par son intensité la foi de^remiers chré-
tien^ qui, même au milieu des flammes^~3ês^ bûchers
qui consumèrent presque tous leurs coreligionnaires,
ne doutaient pas du triomphe de la Grâce divine.
En peignant la lamentable décadence de la Russie
au temps de sa jeunesse, Alexandre Hertzen écrivait:
« Le niveau moral de la société s'était abaissé, le dé-
veloppement était interrompu, tout ce qu'il y av«ût
d^avancé, d'énergique avait été effacé de la vie
l'immense monde paysan se taisait indifférent. » Af-
freuse situation, n'est-ce pas 7 Mais ne pensez pas que
la Russie marchait à sa perte. « La Russie de l'avenir ^
reprend Hertzen, c'étaient quelques adolescents, à peine
sortis de l'enfance, si insignifiants, si peu remarqués
qu'ils pouvaient aisément tenir entre la semelle des
bottes de l'autocrate et la terre. — C'est en eux qu'é-
tait l'héritage du 14 décembre, l'héritage de la science
universelle et d'une Russie purement populaire *. »
Michel Mikhaîlov, un de nos pi us remarquables poètes,
au moment où on l'envoyait aux travaux forcés *,
en 1861, répondait à l'adresse de condoléance des étu-
diants :
... Jusque dans les ténèbres de la réclusion
Je conserverai saintement dans mon cœur
1. L'Étoile polaire, VU et V.
2. Il y mourut bientôt à cause, dit-on, de Tébranlement produit
en lui par les châtiments corporels qu'on lui infligea.
LE MOUVEMENT DBS ESPRITS 279
Ma foi souverame
Dans la jeune génération.
La foi la plus ardente de cet homme qui règle ses
comptes avec la vie, — c'est la foi dans la jeune géné-
fj^on qui porte en elle Tidée civilisatrice !
La propagande de Dmitri Pissarev est plus caracté-
ristique encore. Ce jeune publiciste, doué de capacités
géniales, eut quelque temps une immense influence
en Russie. Pendant sa longue réclusion dans la forte-
resse de Pierre et Paul, il écrivit de cette prison des ar-
ticles pour la revue, La parole russCy qui en firent,
durant plusieurs années, Toracle de la jeunesse éclai-
rée. Quel enseignement donnait-il à la Russie? Cons-
tamment il signalait les défauts de la vie russe. En
Russie presque tout est mauvais, presque tout doit être
modifié, et en même temps, hors deVintelliguentia^ii
n'y a aucune force vitale et capable de créer. C'est à
Vintelliguentia de tout faire. Elle transformera les
mœurs, elle implantera la civilisation, elle réformera
les institutions, elle développera les forces productives
du pays. La Russie est aux yeux de Pissarev une sorte
de masse inerte, un corps sans vie dont toute la force
consiste en son âme, Vintelliguentia. Il est vrai qu'il
n'y a pas eu en Russie un second admirateur de la
classe éclairée aussi chaud que le fut Pissarev, et que
son mépris pour le peuple ne tarda pas à renverser le
trône de cet oracle. Cependant, pendant des années, des
milliers d'âmes l'admirèrent, le considérèrent comme
leur maître et naturellement trouvèrent en lui quelque
chose qui correspondait à leurs propres idées. Cette
1
280 LA RUSSIE POLITIQUB BT SOCIALE
même foi illimitée dans leur force, on la retrouve plus
tard chez les révolutionnaires russes. Souvent ils se pro-
posent des plans que du premier coup d'œil on juge ir-
réalisables. G*est que la conscience de sa force parle
haut dans l'âme de Thomme de Vintelliguentia et rend
pour lui très relative la notion de Timpossible. Ici le
souvenir très vivant d'un des plus sympathiques compa-
gnons de ma jeunesse sHmpose à ma mémoire.
Durant sa longue réclusion, D. se révoltait constam-
ment, exigeant des chefs les faveurs les plus illégales,
la permission pour les détenus soumis au régime cellu-
laire de causer entre eux et de se promener ensemble,
par exemple. — Il faut protester, répétait-il. — Mais
que peux-tu faire? lui répliquaient ses camarades plus
raisonnables, n'oublie pas que tu es sous les verrous,
entouré de grilles, gardé par des soldats. Où trouve-
ras-tu la force sans laquelle tu ne peux forcer les chefs
à t'obéir?... — .Où est la force? En moi, en toi... Moi^
je suis la force! — Cher ami, cette force ne peut rien :
on la brisera en une minute!... — On la brisera? Eh
bien ! qu'on la brise d'abord ! Qu'on essaie !
En 1878, j'eus l'occasion de faire la connaissance de
^InsieuTS terroristes comme on les appelait alors. Je
ne connaissais pas encore ce type et questionnai avec
curiosité l'un d'eux, Ivitchévitch, sur leurs plans. — 11
est douteux, — je risquai cette observation, — qu'on
puisse rassembler une force suffisante pour renverser le
gouvernement. Pour cela il faudrait un complot trop
étendu. —On peut forcer le gouvernement à faire des
concessions^ alors qu'on n'aurait pas la force de le ren-
verser, répliqua mon interlocuteur. — Quel est donc
r
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 281
votre plan ? — Nous le châtierons pour chacun de ses
forfaits. Nous le terroriserons et nous l'obligerons
à respecter les droits de Thomme. — Mais espérez-
vous vraiment effrayer le gouvernement? Oubliez-vous
qu'il a à sa disposition la police, l'armée, d'énormes
moyens de défense. Lui aussi il pendra, il fouillera, et
il vous exterminera tous plus vite que vous ne le ferez
de ses serviteurs. — Pour cela il faudra voir.
C'était un gaillard robuste, solide, gai, d'une bra-
voure illimitée. Â la guerre il aurait fait des prodiges.
Un an plus tard, il fut blessé mortellement dans une
lutte désespérée avec les gendarmes \ >
Que signifie cette foi illimitée en sa force? N'est-ce
pas une manifestation de folie, comme le disent nos
réactionnaires? Non pas, la vie réelle, du moins la vie
russe, prouve souvent à la stupéfaction générale que
l'individu isolé, muré dans un cachot, est en effet une
force. Dans les prisons russes, les détenus politiques,
constamment exposés à être jetés au cachot, se fai-
sant rouer de coups, prêts à périr d'anévrisme ou de
phthisie, parvenaient parfois à lasser les chefs par cette
lutte incessante, les amenaient à douter du succès et à
leur laisser faire tout ce qu'ils voulaient. Ce qui se passe
dans les prisons se passe aussi parfois dans la politique.
Celui qui connaît la Russie, celui qui* sait combien l'ac-
1. Je remarquerai ici que Tidée de terroriser le gouyernement
existait antérieurement à la formation en 1879 du parti de la Volonté
du peuple dont le plan est tout autre. Il se propose pour but de
renverser le gouyernement par un grand complot. Les gens peu
familiers ayec la question confondent ordinairement ces deux
mouyements, et appellent à tort terroristes les membres du parti
de la Volonté du peuple.
282 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tion de Vintelliguentia se manifeste dans la vie natio-
nale, celui-ld ne peut hésiter à reconnaître que cette
confiance en soi-même de la classe éclairée est le ré-
sultat de son expérience historique. L'importance da
rôle de l'homme de Vintelliguentia dans notre histoire
fut souvent immenseet justifie entièrement Texclamation
de Niekrassov :
Essaie- le, doute de ses héros de l'époque préhisloriquey
quand, de nos jours aussi, deux, trois liommes
portent sur leurs épaules toute une génération.
Cette foi s'enracina inébranlablement dans l'esprit delà
classe éclairée. Certes, si héroïques que fussent certains
de ses membres, ce ne sont pas leurs capacités qui firent
naître cette confiance de Vintelliguentia en sa force :
c'est la conscience plus ou moins nette de ce fait histo-
; rique que Vintelliguentia^ même incomprise par le peu-
ple, est instrument des lois organiques de croissance
du pays entier, ce qui assure la persistance de sa vitalité.
• Ce mode de croissance a deux côtés essentiels : le
développement de l'individu, le développement des
forces populaires. Tous deux conduisent par leurs consé*
quences logiques à la ruine de la monarchie et des
classes supérieures contemporaines. Telle est la marche
que suit le déveleppement du pays : c'est précisément
ainsi qu'il se reflète dans la pensée de la classe éclairée
et y produit deux courants principaux, qui s'y font
constamment sentir. .
Ces deux courants demeurent le plus souvent sans
démarcation tranchée entre eux et n'entrent presque
jamais en lutte, mais chacun d'eux communique sa
LB MOUVEMENT DBS ESPRITS 283
couleur propre aux fractions diverses de Vintelliguenlia.
Nous avons déjà vu Dmitri Pissarev, le représentant le
plus accentué d'un de ces courants, celui qui pousse au
développement de l'individu, qui a surtout foi dans Tin-
dividu et par conséquent dans ce qui est sa principale
force : dans la science, dans le perfectionnement moral.
Cette même tendance sous d'autres formes se manifesta
plus tard dans ce qu'on appela les socialistes propagan-
distes. C'est elle aussi qui se manifeste dans la plupart
des cas chez nos libéraux. L'autre tendance s'est mani-
festée chez les ^lavophiles, chez beaucoup de nos plus
célèbres publicistes comme Dobrolioubov, dans une
fraction considérable du parti révolutionnaire, nos dé*
mocrates par exemple, {narodniks). Ils donnaient une
importance prédominante au développement de )a
masse populaire, à la confiance dans la force de ce dé-
veloppement. Ces deux courants principaux se mêlent
ordinairement à des doses diverses dans notre inlelli-
guentia : parfois ils se confondent dans un ensemble
harmonique chez les représentants de génie de notre
mouvement intellectuel. II en fut par exemple ainsi chez
Alexandre Hertzen. Dans tous les cas, d'ailleurs, le
développement des diverses fractions de notre classe
éclairée a sa base dans les différentes manifestations
de la marche du développement de la Russie. G*est de
là que proviennedt la force et l'indestructibilité de Vin-
telliguentia et aussi la confiance qu'elle a en ses pro-
pres forces. C'est de là également peut-être que pro-
vient en partie son idéalisme.
C'est un trait sur lequel il m'est impossible de ne pas
insister. Notre classe éclairée fait constamment preuve
284 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
d'un tel idéalisme, d'une telle tendance yers Yidéai
absolu du bien et du juste, qu'elle se met en lutte ou-
verte avec la réalité. Cet idéalisme, qui donna à notre
intelliguentia une ferveur presque religieuse, doit pro-
bablement avoir pour base la conscience plus ou moins
confuse que le mouvement se développe conjointement
avec le développement du pays lui-même, d'après un
plan assez grand pour faire naître l'idée de quelque
chose d'absolu qui engloutit l'homme tout entier dans
son idéal.
Cet idéalisme est aussi la conséquence de l'insuffisance
et delà faiblesse du régime actuel. Ce régime n'inspire
ni respect ni peur ; il produit évidemment l'impression
d'une tentative avortée, qui n'est bonne à rien et qui,
en conséquence, doit être non pas modifiée mais refaite
à nouveau de la cime à la base. L'Européen est sous ce
rapport beaucoup plus circonspect, plus raisonnable,
moins libre. Il ne peul se soustraire à l'influence du
fait existant. Chez nous, au contraire, le respect du fait
existant est presque ignoré : cela provient, sans nul
doute, de ce que chez nous le fait historique lui-même
est peu durable et contient en soi beaucoup de circons-
tances pour ainsi dire fortuites. Nos institutions d*Etat.
nos lois sont nées sous l'influence d'une trop infime partie
de la population. Elles sont donc pour la plupart privées
de la sanction de l'opinion publique. Tfès souvent même,
elles se formèrent en pleine contradiction avec les be-
soins, les instincts et les désirs de la majorité. Voilà
pourquoi nos lois et nos institutions sont loin d'a-
voir un prestige capable d'imposer au vol hardi de la
pensée humaine. Ne respectant pas les institutions, ne
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 285
ressentant aucune peur devant elles, Tindividu se sent
naturellement plus indépendant, plus apte à réaliser
tout ce qu'il veut. Il ne comprend pas bien pourquoi
c'est lui qui doit se soumettre à Thistoire et non Thistoire
à lui. Alors pour l'être intelligent et raffiné, c*est
sa propre logique et son propre sentiment moral qui
deviennent les principaux mobiles du bien et du vrai.
La tradition, le pouvoir peuvent agir par le crayon* du
censeur, par la hache, par la baïonnette, ils ne peuvent
enchaîner intérieurement l'individu çt celui-ci pousse
tout naturellement, jusqu'à leurs extrêmes déductions
logiques, et ses négations et ses aspirations idéales.
A cause même de cette indépendance de volition,
l'homme de notre intelligueniia cherche toujours une
base morale à sa philosophie politique et sociale. Nulle
part, l'on ne s'occupe davantage de questions morales
qu'en Russie. Tout ce qui concerne le rôle de l'individu
dans l'histoire, le libre arbitre, la responsabilité des
criminels, la nature de la morale, etc. — est chez nous
question aussi brûlante que les questions politiques
et économiques. Elles le sont même beaucoup plus, ce
sont elles qui excitent le plus de passion, le plus de dis*
eussions, d'enthousiasme, de haine.
C'est une chose très remarquable que notre injelli-
.guentia qui semble complètement séparée de la masse
du peuple, lui ressemble par là tout au contraire si
profondément. Notre paysan illettré, qui croit que la
terre repose sur trois baleines, est grand philosophe sur
les questions morales. Ses contes, ses ballades, ses chants
analysent ces questions d'une manière si détaillée, si
poétique, parfois avec tant de profondeur, qu'il est évi-
286 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
' dent qu'il y met toute son Ame. Nos sectes par leur
façon de considérer les questions morales se rappro-
chent encore plus de la classe éclairée. Chercher la vé-
rité, chercher la vraie foi est une idée si naturelle aui
yeux de notre peuple que nos socialistes s'en sont par-
fois servis. Un homme qui ne travaille pas, qui est tout
à fait étranger au pays, étonne dans un village, me di-
sait "Rogatchev *. — De quoi t'occupes-tu? demande à cet
intrus le paysan. Pourquoi es-tu venu ici? — Je cherche
la vraie foi, répoAdait Rogatchev, et cela suffisait. 11 se
pouvait que dans les environs une secte quelconque se
cachât, avec laquelle l'arrivant désirait entrer en rap-
ports, ou bien il venait peut-être consulter tout simple-
ment un homme pieux. Puis la foi ne signifie pas tou-
jours chez les sectaires la re%îon. C'est tout simplement
une idée assez large pour nous expliquer l'univers et la
place qu'y occupe l'homme, ainsi que ses sentiments,
. ses tendances et les questions qu'il se pose sur le bien
et le mal. L'expression favorite de Vintelliguentia^ phi-
losophie générale {obchtchéémirossozertsanîé) a la même
acception. Sans cette philosophie générale^ l'homme
éclairé ne fait pas un pas. Il ne lui suffit pas d'avoir un
programmepolitique, une théorie sociale :il doittrouver
dans ce programme et cette théorie une place pour /ut,
pour sa personnalité, pour ses sentiments, pour sa
conscience. Il doit comprendre comment sa personna-
lité se relie à l'ensemble, à la société, à l'univers entier.
Ce sont ces questions qui composent ce que chez nous
on désigne sous le nom de questions sociales.
1. Un de DOS propagandistes les plus connus.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 287
Idée qui certainement n*est nullement positiviste,
quoique les Russes aiment à se donner le nom de po-
sitivistes, réalistes, matérialistes, etc. Les Russes sont, il
me semble, encore trop jeunes, trop pleins d'une force
historique vivace,pour pouvoirêtre positivistes. Involon-
tairement, ils fom une religion de toute théorie très
positive en apparence. Notre mouvement civilisateur
est par cela même réellement capable de produire sur
la société la profonde et vaste action des mouvements
religieux. Il pénètre dans toute la vie sociale, modifie
\%^ plus intimes rapports de l'individu, comme par
exemple ceux de l'homme et de la femme, des parents
envers leurs enfants, les rapports entre camarades, etc.,
et préparent de cette manière pour la réforme sociale
une base infiniment large, composée de ces menus rap-
ports en apparence purement personnels.
Quelles sont donc les idées morales de Vintelli-
guentia? Les a-t-elle trouvées ou les cherche- t-elle
encore? 11 me semble que là on ne cherche ordinaire-
ment qu'une formule précise. Le sentiment, mais va-
gue et confus, existe chez nous depuis longtemps. Quoi
qu'U en soit, chez notre intelliguentia^ ces idées sont
très nettement définies. Elle fonde sa morale sur le déve-
loppement le plus complet de l'individu ; elle prdsume
que plus l'individu est développé, plus ses intérêts s'é-
largissent. Or l'intérêt le plus large, c'est l'intérêt social.
Dès lors l'individu en se développant se pénètre de plus
en plus des intérêts de la société comme s'ils étaient les
siens propres. L'individu arrive ainsi à posséder la vraie
morale. Ce n'est pas la moralité vulgaire de la loi faite
de formes et de contraintes. VYiomm^A^Vintelliguentia
2A8 LA RUSSIB POLIT(QUE ET SOCIALE
méprise profondément cette morale. Nos artistes savent
trouver Y étincelle divine même chez les criminels en ap-
parence les plus endurcis : ils la recherchent avec une
sollicitude particulière. Chez Dostoïevsky, par exemple,
Svidrigaïlov est à la fois un meurtrier et un homme
bassement dépravé. Pourtant au moment où il se loge
une balle dans la tète, vous ressentez pour lui plutôt de
la commisération que du mépris, et involontairement
vous vous demandez pourquoi cette force morale n a pas
été employée au bien ? Au contraire, dans nos œuvres lit-
téraires, rhommequi obéit à la morale conventionnelle
est toujours un type d'une parfaite trivialité. Chez lui,
notre artiste ne peut trouver rien de bon, rien qui n'ex-
cite en lui le dégoût. Je me souviens d'un personnage
de George Sand qui répète continuellement : Rien d'il-
légal, c'est mon principe. Ce personnage prend part à
l'enlèvement d'un enfant à sa mère, mais parfois il ins-
pire quelque sympathie. Pour un écrivain russe, le type
est inadmissible. Si encore ce personnage avait enlevé
l'enfant par intérêt, par haine, s'il ne s'occupait pas du
légal et de Yillégal au moment où il risque les galères,
l'artiste russe aurait pu lui pardonner, découvrir en lui
quelque chose d'humain, croire en son repentir pos-
sible. Avec rien dUllégal pour principe, jamais I Cette
formule seule prouve déjà à notre artiste que selon les
idées russes il a devant lui un homme profondément
perverti. C'est facile à comprendre : la moralité réside
dans la tendance intérieure au bien, sans dépendance
aucune avec ce que la loi exige ou n'exige pas. Si
l'homme cherche dans la loi une règle pour sa morale,
cela signifie que lui-même il n'a aucune moralité, c'est-
r
LB MOUVEMENT DES ESPRITS 289
&-dire en d'autres termes, qu'il n'est pas même un
homme, qu'A n'est qu'en apparence un être humain.
Voilà les idées.
La moralité, c'est une tendance intérieure au
bien, un désir d'être utile, un besoin de voir
autour de soi les hommes heureux. C'est l'idée de
notre intelliguentia^ idée commune à des gens d'opi-
nions tout opposées. Dans cette moralité, notre iniellù
guentia semble chercher le moyen d'accorder les exi-
gences du bien public avec une liberté individuelle
sans limites. L'idéal de la morale — c'est tétat immé-
diaij comme on dit chez nous, c'est-à-dire un état moral
donné dans lequel l'individu fait le bien, sans même le
remarquer, sans aucun effort de sa part. Ce point de
vue, fut-il revêtu de l'habit noir de l'utilitarisme de Ben-
tham ou de la camisole d'aliénés de Dostoîevsky, semble
être une base fondamentale, générale, de la philoso-
phie des classes éclairées. Il est évident que cette idée
est capable de relier les questions politiques et les ques-
tions de morale en un ensemble indivisible. Elle intro-
duit la politique dans la région de la morale et fait de
la morale une sorte de contrôleur de notre activité po-
litique.
Je suis forcément obligé, tant le sujet de ce livre est
complexe, demebomer à cette caractéristique à grands
traits, sans entrer dens Texamen détaillé des modifica-
tions que subissent les tendances de Vintelliguentia
dans ses diverses fractions.
J'ai établi déjà que notre classe éclairée n'a pas une
tendance entièrement homogène. A la source de diver-
gences, dont je viens de m'occuper, s'ajoute encore
i9
290 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
l'influence des idées de classe qui, par certains pen-
chants, troublent la pureté de l'idée civilisatrice géné-
rale. Ainsi, par exemple, nous avons des partisans mo*
dérés de la noblesse, comme le célèbre poète Pouch-
kine, ou certains publicistes appartenant au parti sla-
vophile, comme Kochelev ou le prince Vassiltchikov.
De même, dans Yintelliguentia^ une tendance reli-
gieuse se fait parfois jour, comme chez Dostoïevsky ou
bien chez le comte Léon Tolstoï : et cela quand Vintelli-
guentia est d'ensemble irréligieuse et libre-penseuse.
Avec une force aussi grande les idées européennes se
frayent un passage chez nous : celles de la France, de
rAllemagne, de TAngleteiTe. Ainsi, on peut rencontrer
en Russie des anglomanes partisans de la constitution
aristocratico-libérale de l'Angleterre, et des anarchistes,
quoique les conditions de fait ne fournissent chez nous
aucun terrain favorable au développement tant de Tun
que de l'autre de ces partis. Toutes ces sources de di-
vergences produisent des résultats d'autant plus mar-
quants que le Russe intelligent est toujours un théo-
ricien déterminé qui poursuit l'idée qu'il a acceptée
jusque dans ses plus extrêmes déductions logiques.
Néanmoins, le fond général de l'idée civilisatrice ap-
paraît nettement à travers toute cette diversité. Dos-
toïevsky, par exemple, fut par ses liaisons politiques
réactionnaire et clérical^ si l'on peut appliquer ces
expressions aux choses russes. Pourtant il ne fut pas
orthodoxe : il devint une sorte de sectaire fanatique
qui, peut-être à son insu, produisait dans les idées une
révolution beaucoup plus grande que ne le font beau-
coup d'autres qui se considèrent comme révolution-
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 291
naires. Dostoïevsky descend dans les profondeurs du
bagne, dans les maisons de tolérance, . dans les plus
affreux abîmes du vice et de l'inforlune. Il recherche
l'égalité des hommes là où il est le plus difficile de
l'imaginer ; il montre combien sont relatives les notions
conventionnelles du moral et de Timmoral et pose de-
vant nous avec une terrible évidence la fatale question
de la responsabilité du crime et de la vertu. Et quelle
chaude compassion pour tout ce qui est opprimé et hu-
milié, quelle foi dans Thomme du peuple qui, s&ns pa-
raître nulle part, est partout dans ses romans l'inébran-
lable support de la société ! Dostoïevsky était l'ennemi
politique des théories socialistes et révolutionnaires, non
pas, je crois, parce qu'elles tendent à la domination des
masses et à l'affranchissement de l'individu, mais
parce que, selon lui, elles sont incapables de procu-
rer cet affranchissement. Il prêchait son christia-
nisme nébuleux et mystique comme la seule doc-
trine capable d'inaugurer sur la terre le règne de la
liberté, de l'égalité et de la fraternité.
Le comte Léon Tolstoï se donne aussi le nom de
chrétien. Il se prononce contre la résolution dans sa fa-
meuse thèse sur la non résistance au mal. Mais son chris-
tianisme n'est que nominal. Il renie toutes les autorités
du christianisme; il marche ouvertement contre l'Eglise,
et toute sa doctrine aboutit à cette conclusion que
Thomme ne peut être heureux et vivre conformément à
sa nature, que s'il ne vit pas pour lui seul, de sa vie per-
sonnelle, mais de la vie de l'humanité entière. Quant
à la non résistance au mal, cette thèse est si illogique
chez Tolstoï, si peu conforme au reste de sa doctrine,
292 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
qu'il est même permis de croire que ce n'est qu'une
habileiéàix nouveau Maître, comme celle des premiers
chrétiens. Eux aussi, ils ne résistèrent pas ouvertement
jusqu au temps où ils acquirent une force suffisante
pour triompher. Onraconte pourtant que le comte Tolstoï
lui-même n'a pas la force de rester conséquent avec
cette thèse. Un jour, il démontrait chaleureusement
qu'on ne doit pas employer la force, fût-ce même pour
défendre quelqu'un contre la violence... — Et si sous
vos yeux on violait une femme... que feriez- vous ? de-
manda un des interlocuteurs. Le comte fut tout décon-
certé et reconnut dans son trouble qu'en ce cas il était
permis d'opposer la force à la violence... De l'esprit dé-
mocratique de Tolstoï, de sa persistance à croire que ce
n'est que parmi le peuple travailleur qu'on peut trou-
ver l'homme vrai, il est même superflu de parler. Le
comte a plus d'une fois écrit lui-même sur ce sujet
de la manière la plus claire.
On retrouve chez un grand nombre d'écrivains et
d'hommes d'action de la Russie, ces principes purement
révolutionnaires admis comme fondement de leur phi-
losophie générale -par des gens qui ne se considèrent
pas eux-mêmes, et que personne ne considère comme
faisant partie du camp des révolutionnaires; qui parfois
se trouvent même dans les rangs des adversaires de ces
derniers.
Un de nos écrivains, M. Lieskov, qui n'est pas sans
talent et qui a employé une bonne partie de sa carrière
littéraire à écrire de vrais libelles contre les révolu-
tionnaires, est de ce nombre. M. Katkov le reçut à bras
ouverts, car il est sans contredit le mieux doué des
LE HOUYBMBNT DES ESPRITS 293
écrivains réactionnaires. Chose étrange! quand vous^
lisez avec attention les attaques violentes jusqu'à Tin-
convenance, parfois effrontément menteuses, de M. Lies-
kov, — il écrivait sous le pseudonyme de Stebnitsky, —
vous y sentez comme la colère d*un coreligionnaire cha-
grin, qui n'est si violent et si injuste que parce qu'il ne
trouve pas dans le mouvement révolutionnaire l'éléva-
tion morale qu'il aurait désiré y voir. Plus tard^
M. Lieskov cessa d'écrire des romans politiques : dans^
ses nouvelles, souvent empreintes d'un étrange mysti-
cisme, vous sentez parfois une parenté frappante avec
les démocrates : le même profond mépris pour toute la
haute société, la même profonde sympathie pour le peu-
ple, et aussi les mêmes immenses exigences vis-à-vis^
de l'individu.
Il est à propos, d'ailleurs, de constater ici que ré-
cemment M. Lieskov, employé du gouvernement cepen-
dant, a reçu la défense d'écrire.
Bref, notre mouvement civilisateur, exclusion faite de
quelques dissidents, n'a qu'une seule idée : V affranchis-
sement des masses^ l'affranchissement de Nndividu^
idée qui en Russie est inévitablement révolutionnaire,
car elle sape dans ses fondements le régime actuel,.
établi sur les bases de la soumission des masses et de
l'oppression complète de l'individu. Les idées de Viniel-
liguentia se manifestent en outre avec le plus de pré-
cision dans la partie de cette classe qui s'intitule ou-
vertement révolutionnaire *. C'est chez elle que ces-
idées atteignent leur complet développement logique.
1. J'emploie Texpression révolutionnaire et non nihiliste. Le lec-
tonr en trouTera Texplication à Tappendice B.
294 LA RUSSIE l»OLiTiQUE ET SOCIALE
G'estlà surtout qu*6lles se transforment en action et pré-
sident à la naissance' des partis politiques.
Cependant dans les courants de la pensée de Yiniel-
ligueniia qui en connaissance de cause ne veulent pas
être révolutionnaires, le travail général historique libé-
rateur est le même. Dénoncé à maintes reprises par nos
réactionnaires, ce fait est de pleine évidence.
II
Si nous prétendions examiner les diverses consé*
quences qu'a produites pendant les deux derniers
siècles le mouvement intellectuel en Russie, nous de-
vrions consacrer à ce sujet une monographie entière,
car il est douteux qu'on puisse trouver un seul trait de
la vie nationale sur lequel ce mouvement n'ait plus ou
moins influé. Cette influence est d'autant plus di erse
qu'ici nous n'avons pas affaire à un mouvement politi-
que restreint, qu'il s'agit d'un mouvement civilisateur
des plus larges ; d'autant plus profonde que grâce aux
propriétés inhérentes a Vintelliguentia^ elle ne se laisse
intimider par aucun obstacle, ne s'incline devant au-
cun fait accompli, parce qu'il est un fait accompli ; et
comme le flot, ne ss lasse de ronger, jusqu'à ce qu'elle
s'écroule, miette à miette et de tous côtés à la fois toute
habitude de sauvagerie et d'ignorance.
Il m'est impossible dans cet ouvrage d'analyser en
ses détails l'immense travail déjà accompli par Viniel-
liguentia^ et je ne m'arrêterai longuement que sur un
r
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 293
des côtés de cette action, celui qui attire involontaire-
ment l'attention de tout observateur et qu'il n'est pas
permis de négliger à tout écrivain qui traite du nihi-
lisme. Le lecteur devine certainement, que je parle
de la question féminine, de la situation des femmes en
Russie, de Irf famille russe. Question pleine d'intérêt et
fort grave en effet, car dans la famillo, cette petite cel-
lule de la société, le travail social de la nation se re-
flète peut-être plus nettement que dans les institutions
politiques.
La situation de la femme dans les classes supérieures
de la société russe était, il y a deux cents ans, presque
pire que dans la famille paysanne. Vivant isolée à la
tartare, la femme étaitréduite à un complet esclavage. La
cravache du mari, avec laquelle il élevait sa femme,
était toujours suspendue au-dessus du lit des époux,
Pour la femme pas de société. Quand Pierre 1®' ordonna
aux hommes et aux femmes de se réunir ensemble
dans des assemblées, on considéra cela comme une in-
novation des plus étranges. Pour faire exécuter ses or-
dres, Pierre P' fut obligé de publier un décret qui faisait
de ces assemblées une corvée obligatoire, et expliquait
en détail comment le mattre de la maison devait se
comporter envers ses invit3s et ceux-ci envers lui.
La femme ne savait ni quelle tenue observer, ni de quoi
parler.
Aujourd'hui les rapports mutuels du mari et de la
femme dans la classe éclairée sont pleins d'une li-
berté et d'une égalité beaucoup plus grandes que chez
toutes les autres nations de l'Europe. Ce changement
violent, opéré dans un temps relativement tr5s court,
296 LA RUSSIE POLITIQUE BT SOCIALE
est dû en premier lieu à rinfluence du mouvement in-
tellectuel. L'homme instruit la femme; puis il est à son
tour obligé de compter avec Faction de celle-ci sur la
famille et sur lui-même. Les rapports d'autrefois sont dé-
sormais impossibles. Cette action réciproque de l'homme
sur la femme et de la femme sur l'homme sous des
formes plus ou moins prononcées, on peut la considérer
comme d'origine fort récente. Maintenant encore elle
est loin de sa complète extension et continue sous nos
yeux.
Pendant la première période de son existence, le
mouvement des esprits avait surtout pour terrain les
hommes. L'homme travaillait à son propre perfection-
nement. Dans la littérature du règne de Nicolas I^** nous
trouvons déjà une vive image de la translation du mou-
vement intellectuel dans le milieu féminin. On ne sau-
rait mettre en doute les causes de ce fait. Du moment
qu'il travaillait activement à son propre perfectionne-
ment, l'homme avait jugé impossible sa conduite d'au-
trefois envers la femme. Avec son idéalisme habituel,
VintelUguentia idéalisa Yamour. Elle y chercha une
union si harmonique des êtres, un sentiment si profond
que la passion physique seule ne peut les donner. Mais
où trouver la femme capable de faire naître Tattiour
qu'il faut à cet homme ?
(( Aimer. . . mais qui donc?. . . demande Lermontov avec
angoisse. Dans l'amour il faut l'égalité du sentiment au
physique comme au moral. » Le paradoxe écrit par
Lermontov sur l'album d'une jeune fille de qui il fut
quelque temps amoureux* avait pour les gens d'alors
i. Souvenirs de madame Khvostova.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 297
un sens profond. « L'amour, qu'est-ce? demandait le
poète. Aimer plus qu'on est aimé — dégoût; aimer
moins qu'on est aimé — malheur: choisir! » La ré-
ponse de la jeune fille montre que la femme com-
mençait à avoir une volonté à elle. « Mon D^eu
dit-elle, il faut aimer autant qu'on est aimé . » Mais
pour que cette volonté devint réalisable, l'égalité des
deux êtres qui s'aiment est indispensable et longtemps,
très longtemps cette égalité fut impossible. L'homme
se tourmente, se . plaint, maudit la femme comme
Tchatsky [Trop desprit porte malheur^); il se venge
d^elle, comme Petchorine {Un héros de notre temps); il
se venge volontairement et involontairement de ce
qu'elle lui est inférieure, de ce qu'elle ne peut lui offrir
que sa sincère affection, sa fidélité, son abnégation.
Gela ne suffit pas à l'homme, ce n'est pas une esclave,
ce n'est pas le dévouement d'un chien quil lui faut,
comme il s'écrie avec colère, il lui faut l'amour d'un
être humain a.\xq}xe\^ lui aussi, puisse s'attacher avec la
même force et le même abandon, non comme un maî-
tre et un possesseur, mais comme un égal à son égal,
donnant vie pour vie, âme pour àme, liberté pour li-
berté ; de là une multitude de conflits qui empoison-
nent la vie de l'homme et posent à la femme le di-
lemme: ou bien s'élever jusqu'à l'homme, ou bien tom-
ber encore plus bas que l'esclave de l'ancienne famille
— devenir la maîtresse d'un instant, avec qui on se lie
en la méprisant et qu'on quitte sans souvenir aucun.
PourVintelliguentia de nos jours,il est difficile de com-
prendre tout le tragique de cette situation elle la trouve
1. De GbiboIbdot.
2 98 LA. UUSSIE; POLITIQUE ET SOCIALE
ridicule. Dans les couches sociales inférieures cependaDt,
on peut l'observer encore dans les proportions les plus
larges. Parmi les ouvriers des villes, par exemple, influen-
cés par le même mouvement intellectuel, on peut enten-
dre continuellement d'am ères plaintes sur Timpossibi-
lité de trouver parmi les femmes de leur classe une
compagne capable de comprendre les nouvelles aspi-
rations de Touvrier. Dans une de ses dernières nou-
velles, M. Ouspenky traite ce thème avec le talent qui lui
est habituel. Un aide-chirurgien de province, qui ne
sait même pas se servir correctement dé la langue litté-
raire, mais qui subit Tinfluence du mouvement^ raconte
ses insuccès auprès des femmes. « C'est que parfois
on a besoin d'un refuge, dit-il, tu gèles, tu gèles
pendant les hivers, le désir te vient aux heures de loi-
sir de te réchauffer et d'échanger quelques paroles. Eh
bien! — le croiriez-vous — cela ne réussit pas!... » De
quoi s'agit-il précisément? L'aide-chirurgien se voit de
tous côtés assailli par les femmes ; elles se pendent à
son cou. Mais sont-ce la des femmes? « Pas le moindre
développement et dans la tête une pure insanité ! s'écrie
l'aide -chirurgien indigné. » Il est en proie à de plus
hautes inspirations et ne peut vivre pour son ventre.
«Quoique je ne sois qu'un aide-chirurgien,raconte-t-il,
qu*un rouage infime, je sers la société autrement quepar
des paroles, pardes actes... qu'un paysan vienneraecher-
cher par exemple et qu'un koulak quelconque envoie
une calèche pour me ramener, j'irais chez le paysan et
le koulak attendra. » Il trouve même moyen de secou-
rir les paysans avec ses mesquines ressources. <tTu arri-
ves, dit-il, chez un malade, pas de bougie, pas de pain.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 2^9
pas de bois, pas de quoi faire bouillir de Teau... Eh bien,
tu donnes, que faire? » Voila comment est notre aide-
chirurgien. Et les femmes? Une jeune veuve lui plut,
il lui semblait qu'elle le comprenait. Par malheur la
pauvrette lui découvrit dans un élan de tendresse que loin
de penser Tentraver dans ses services à la société, elle
était prête à se débarrasser dés trois enfants qui lui
étaient restés de son défunt mari pour se livrer sans
réserve à celui qu'elle aimait! L'aide-chirurgien fut
abasourdi. <( Vraiment je brûlais de honte pour elle. Je
ne savais pas comment regagner au plus vite mon logis.
Voilà comment elles comprennent le bien public! »
Il lui arriva nombre d'aventures de ce genre. Ce qui
l'accabla déûnitivemenX, ce fut le trait suivant. 11 crut
enfin trouver une vraie perle. Anfissa Nicolaevna était
très bonne, intelligente, et même capable de dévelop-
pement. L'aide-chirurgien se mita la développer; il lui
apporta une montagne de livres à tendances^ fait-il re-
marquer avec un certain orgueil. Anfissa Nicolaevna lit
tout, s'intéresse à tout. L'aide-chirurgien avait déjà
fait les préparatifs du mariage, il était même déjà
venu habiter chez sa compagne. Mais soudain, ô ter-
reur! il apprend, que durant les quelques mois où il lui
parlait si chaleureusement du bien public^ Anfissa
Nicolaevna avait bien des fois renvoyé les malades qui
venaient le consulter! L'aide-chirurgien l'interroge sé-
vèrement et Anfissa Nicolaevna est obligée d'avouer
avec trouble, que parfois elle avait renvoyé les malades
parce que l'aide-chirurgien fatigué, à bout de force, dor-
mait et qu'il lui en coûtait de le réveiller. Plusieurs
fois, elle avait renvoyé des malades atteints de la peste
800 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sibérienne, ou bien n'avait pas dit à raide-cbinirgien
qu'on était venu l'appeler pour un typhîque... « Dans
les livres mêmes, remarqua-t-elle en guise de justifica-
tion, il n*est pas ditqu'on doive exposer son bien-aiméàla
peste sibérienne. » L'aide -chirurgien se sentait anéanti.
Elle aussi, cette femme unique est incapable de rien.
Désillusionné définitivement, il prit la décision de fuir.
« J'abandonnerai tous ces plans, raconte-t-il, je m'ins-
tallerai dans un endroit peu fréquenté, me livrerai tout
entier à mon devoir. Cet amour des femmes ne me va
pas. Il me nuit, il affaiblit ma conscience, et quand ma
conscience s'éteindra, que serais-je ? reproduire la race
et rien de plus? Non, cela ne me va pas ! » Quand l'aide-
chirurgien fut parti, la pauvre Anfissa Nicolaevna se re-
pentit beaucoup ; elle lui écrivit même une lettre où
elle disait : « Maintenant je comprends tout et je ne
manquerai jamais de vous réveiller, et après le dtner et
à minuit et après minuit... » Muisl'aide-chirurgien resta
inébranlable. « Elles sont privées, dit-il, d'horizon intel-
lectuel. La bonté et tout le reste, elles l'ont, mais pour le
développement intellectuel, chez elles il n'y a qu'étroi-
tesse. »
C'est ainsi qu'un pauvre aide-chirurgien, détaché
dans une gare isolée de chemin de fer, nous décrit dans
sa langue peu lettrée le même conflit tragique qui, dans
les salons mondains, arrachait du fond de l'âme désillu-
sionnée de Lermontov ces strophes magnifiques :
Quand avec une noDchalante hardiesse, des beautés mon-
daines
les mains depuis longtemps incapables de tressaillement,
effleurent mes mains froides
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 301
Ah ! comme je voudrais troubler leur gaité
et leur jeter au visage un vers d'airaia
trempé d'amertume et de colère.
Cet appel, ce besoin appuyé par toute la force de la
passion et de la haine, de Tadoration et du mépris
pouvait-il rester sans écho? La réponse à cette question,
c'est le rapide développement de la femme russe, qui
avec la sincérité, les aptitudes spéciales de son sexe à
suivre tout chemin jusqu'au bout devient bientôt elle-
même pour Thomme un stimulant non moins puissant
au perfectionnement La femme aussi commence à re-
chercher Thomme honnête^ développé. Avec lui, il est
tout au moins plus facile de vivre. Sa liberté, ses droits,
le raffinement de son goût exigent qu'elle trouve cet
homme. Mais chez nous un homme honnête et instruit
ne peut rester étrangère la mission intellectuelle histori-
que, renoncer à servir la société^ à être utile, A son tour,
la femme se pénétre de cette mission. Déjà Niekrassov
dans son poème. Les femmes russes, constate qu'elle
aime non seulement le mari, mais (le héros et le
martyr. Seul un tel amour lui fait abandonner les écus-
sons, les titres et la richesse pour suivre le héros,
le martyr dans les mines, aux travaux forcés de Si-
bérie. Affranchie, la femme commence à pousser elle-
même Thomme. Les exigences, énoncées par lui, lui
reviennent par ricochet, et dans nos mouvements poli-
tiques des dernières années les exemples ne sont pas
rares où l'influence de la femme excita l'homme à faire
l'impossible pour être meilleur, plus actif, plus éner-
gique.
302 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Peu à peu, la femme, une fois poussée dans la voie
du développement humain comme on s'exprime chez
nous, dépasse les exigences de l'homme. Elle devient
à la fois une compagne intelligente et instruite de
l'homme et un être humain, ayant sa personnalité et
par conséquent vivant de ^îi propre vie ; des tendances à
l'indépendance apparaissent chez elle. La question fé-
minine naît; depuis longtemps déjà elle mûrissait, elle
fit éclat au commencement du règne d'Alexandre II, sous
l'élan passionné d'une multitude de femmes, plus sus-
ceptibles pourtant de sentir le besoin de l'indépendance
que de savoir réellement en user. De là une foule de
faits bizarres et ridicules, saisis au vol, cela va sans dire,
par la raillerie et la calomnie des adversaires du nihi-
lisme: Certes il n*y eut que trop de ridicules. La
femme, dans les premiers temps, sut seulement singer
l'homme, comme l'homme lui-même, cent ans avant,
avait singé l'Europe. La tendance à l'émancipation s'ex-
primait surtout dans l'extérieur. La femme porta des
lunettes, coupa ses cheveux... Pourquoi ne les aurait-
elle pas coupés? Est-il vraiment indispensable que, pour
le plaisir de l'homme, elle soit obligée de traîner après
elle ces lourdes et gênantes nattes? La femme se mit
à fumerdes cigarettes... Pourquoi n'aurait-elle pas fumé,
si l'homme fume? On vit apparaître des costumes
bizarres. Tout cela est presque toujours ridicule et fort
souvent même niais. Mais la conduite du sexe mas-
culin, durant la première phase de notre rapprochement
avec l'Europe, surabonde de stupidités aussi ridicules.
Lui aussi, il s'affublait du costume de marquis du
xv!!!"" siècle, lui aussi, il se rasait la barbe et se laissait
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 303
pousser une queue de cheveux. Rien de plus naturel
que ces enfantillages. Mais dans le mouvement de la-
femme vers l'émancipation, il y avait autre chose que le
côté ridicule ; il y avait là, et chez toutes les femmes,
quelque chose de" tout à fait sérieux. Nos femmes com-
prirent parfaitement que pour être indépendantes, elles
devaient avant tout égaler l'homme sous le rapport de
V histruction^ et de Taptilude au iravaiL L'instruction
des femmes et le travail féminin sont tout aussitôt les
pierres angulaires de notre question féminine, et cela
encore pendant la période des cheveux courts, période
qui, il n'est pas besoin de le dire, fut de très courte
durée.
Les aspirations de la femme à l'instruction et au tra-
vail indépendant trouvèrent dans notre £ociété un ac-
cueil sympathique. C'est là peut-être la plus populaire
des questions sociales. Le gouvernement, au contraire,
la considérait d'un mauvais œil. Alexandre II n'ai-
mait pas ces fantaisies, et pour les cheveux courts, il
engageait parfois la lutte en personne. Je me sou-
viens d'une anecdote qui remonte au temps de
mes études universitaires. Alors les nattes coupées, les
robes courtes, les manchettes intentionnellement dé-
fraîchies, commençaient à passer dans le domaine des
souvenirs : c'était déjà le signe d'une certaine étourdc-
rie. Pourtant j'eus encore l'occasion de voir les photo-
graphies de quelques demoiselles de ma connaissance
vêtues de costumes masculins et coiffées d'un petit cha-
peau fantastique en guise de toque polonaise. Un jour,
une de ces jeunes filles aux cheveux courts rencontra
l'Empereur, dans la rue. — C'était à Saint-Pétersbourg.
304 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Elle salua et poursuivit sa route. Le lendemain, elle re-
çoit une assignation : on la mande à la police. Stupé-
faite et effrayée, elle se présente au commissariat et y
trouve le commissaire qui, lui aussi, semblait embar-
rassé. Elle demande pour quelle cause elle a été man-
dée. L'embarras du commissaire augmente. « Hier
vous vous êtes croisée avec Sa Majesté... Sa Majesté est
mécontent... Sa Majesté a daigné ordonner... Je dois
vous faire signer un acte par lequel vous vous engage-
rez à ne plus couper vos cheveux dorénavant ». L'Em-
pereur avait remarqué la jeune fille aux cheveux courts,
et avait immédiatement ordonné à la police de la trou-
ver et de lui enjoindre de modifier sa tenue. Le com-
missaire était tout honteux de jouer un pareil rôle et
d'avoir à avouer que l'Empereur s'occupait de pareilles
billevesées.
Le gouvernement se vit obligé malgré qu'il en eût,
À faire quelque'chose pour Tinstruction secondaire des
femmes. Les exigences des parents étaient trop una-
nimes. Le nombre des gymnases de jeunes filles fut
augmenté et maintenant avec les instituts il dépasse
300 ; leur programme est presque entièrement le même
que celui des gymnases de garçons. Quant à l'instruction
supérieure, les femmes eurent à conquérir chaque pas
presque de force. De 1859 à 1861 , les femmes affluèrent
jaMx universités sans en avoir aucunement le droit. Du-
rant un certain temps, on le toléra, ensuite on le défendit
expressément. Alors les femmes se portèrent à l'étran-
ger, cherchant à s'instruire dans les écoles supérieures
françaises et suisses. J'ai eu l'occasion de voir la corres-
pondance officielle du ministère derintérieurqui montre
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 303
combien cette coixduite inspirait d'inquiétude au gou*
▼ernement; il se doutait bien qu'à Tétranger les étu-
diantes pouvaient subir rinfluence de TEmigration. Ces
considérations obligèrent à faire des concessions et le
gouvernement donna Tautorisation de fonder à Saint-
Pétersbourg et à Moscou un simulacre d'Universités
pour les femmes. L'initiative privée eut l'honneur de
cette création faite avec des ressources insignifiantes.
Néanmoins ces cours, surtout ceux de Guérie à Moscou
et de Bestoujev à Saint-Pétersbourg, rendirent quelques
services à l'instruction de la femme.
En même temps, le gouvernement permit de fonder
près Facadémie dé Saint-Pétersbourg des cours de mé-
decine pour femmes. Cette dernière institution sur-
tout marcha très bien grâce au libéralisme du ministre
de la guerre Milioutine, qui céda aux femmes un assez
bon local muni de cliniques convenables — l'Hôpital de
Nicolas. Ce qui assura plus encore l'existence des cours,
ce fut la sympathie des professeurs de médecine qui,
recevant une rémunération infime, sacrifièrent pendant
des années leur temps et leurs forces à l'instruction des
étudiantes. Les femmes étudièrent avec zèle, et en 1883,
le nombre des étudiantes qui avaient subi l'examen
du doctorat était déjà de 221 K Au début, elles étudiè-
rent sans espérance aucune, ne sachant nullement si le
gouvernement voudrait ou non leur donner des droits
officiels. La guerre de Turquie aida un peu les
femmes. Un grand nombre d'étudiantes en médecine
se rendirent sur le théâtre de la guerre et firent preuve
l.SoucHTCBiHBKT La femme médecin en Russie, Le nombre total
des femmes-médecias était en 1883 de 350.
ÎO
306 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
d'un zèle si infatigable et d'un tel savoir que Tinspec^
teur médical des hôpitaux militaires adressa au gouver-
nement un rapport plein d'enthousiasme \ et sollicita
pour elles une récompense. Cette récompense fut une
médaille instituée pour les femmes-médecins : une cou-
ronne de laurier fermée dans sa partie supérieure par
un aigle à deux tètes ; en dedans de la couronne les
lettres slaves G. V .(femme-médecin): On avait ainsi Tair
de reconnaître à demi, que les femmes gui avaient
suivi jusqu'au bout les cours de Nicolas, étaient réelle-
ment considérées comme médecins. Mais les femmes
ne reçurent pas de droits strictement définis, et main-
tenant, sous Alexandre III, les cours ont failli être sup-
primés. On dit qu'ils sont surtout peu aimés de l'impé-
ratrice qui veut rendre à la famille la femme russe l
En tous cas, le nouveau ministre de la guerre a repris
auxcours leur local, ce qui met en danger leur existence.
Quant au droit de la femme-médecin à la pratique mé-
dicale, il n'est jusqu'à présent toléré qu'a titre d ex-
périence, A la fin du règne d'Alexandre II, le service
des femmes-médecins dans le zemstvo fut même com-
plètement interdit, et maintenant l'occupation de ce
i. « Les étudiantes des cours médicaux féminins envoyées à Tar-
mée dés le début de la campagne, avec un zèle infini et un par -
fait savoir se sont montrées au-dessus de toute louange. Les
secours chirurgicaux et médicaux donnés par elles ont parfaite-
ment justifié dans cette première expérience les espérances des
autorités médicales supérieures. Le travail plein d*abnégation des
femmes chefs d'hôpitaux, au milieu de la contagion typhique,
dont plus d'une fut victime, a attiré l'attenUon générale. Cette pre-
mière expérience mérite d*ètre signalée et encouragée. » Recueil de
travaux sur la médecine légale, etc., publié par le Département mé-
dical 1878, p. 207.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 307
genre de fonction par des femmes dépend du caprice
du gouverneur.
Le gouvernement permit le service des femmes seule-
ment dans les fonctions médicales inférieures — comme
aides-chirurgiens. Voilà pourquoi le contingent principal
des femmes suit les cours d'aides-chirurgiens, — la
Russie en avait un assez grand nombre sous le dernier rè-
gne. Là aussi, la femme a fait preuve de qualités e^ccellen-
tes. € Ayant eu l'occasion d'observer le degré d'instruc-
tion et la manière dont les Temmes se comportent
envers les malades, les zemstvos ne cessent de s'adres-
ser à la communauté de Saint- George et demandent
qu'on leur envoie des femmes aides-chirurgiens, »
dit-on dans le rapport officiel du Département médical.
En dehors de la médecine, la femme trouve du tra-
vail dans les écoles : on compte chez nous près de 5000
maîtresses d'écoles, outre le nombre assez considérable
de femmes qui remplissent les fonctions de dames de
classes dans les écoles secondaires. En général, les fem-
mes se jetèrent sur tout travail qui ne leur était pas for- '
mollement interdit. Il y eut même des cas où les femmes
pratiquèrentlaprofession d'avocat. Mais le gouvernement
fait tous ses efforts pour ne pas tolérer le travail féminin,
partout où cela dépend de lui. Ainsi, par exemple, les
femmes profitant du silence de la loi, occupèrent un cer-
tsdn temps une multitude de places dans le service télé-
graphique. Elles remplirent leur service irréprochable-
ment : malgré cela, le gouvernement chassa quelques
années plus tard toutes les femmes qui occupaient des
fonctions dans cette administration. Ainsi les femmes ne
trouvent à appliquer leurs forces et leur savoir que dans
aOS LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
les institutions privées, dans toutes sortes de bureaux,
dans l^enseignement privé, etc.
II est impossible aussi de ne pas mentionner la partici-
pation assez marquante des femmes au mouvement litté-
raire. Je dis marquante au point de vue plutôt de la quan-
tité que de la qualité. Nous avons eu des femmes-auteurs,
il y a déjà longtemps, comme la poétesse Rostopchina
ou bien madame Kokhanovskaïa. Aujourd'hui c'est
presque par centaines qu'il faut compter les femmes-au-
teurs. Nous avons même une revue spécialement fémi-
nine où les collaborateurs du sexe masculin ne sont pas
admis. II est vrai que cette revue est très faible. C'est sur
l'arène de la littérature pédagogique que la femme mon-
tre le plus de capacités. Dans les belles-lettres on distin-
gue surtout madame Harkevitch (pseudonyme Marko-
Vovtchok) et un autre écrivain qui signe du pseudonyme
VsévolodKrestovsky. C'est un des talents de premierordre
de notre littérature. Certaines femmes, comme madame
Gorbounova se sont fait connaître par d'excellentes élu-
des sur la vie populaire. Nous avons aussi des femmes
publicistes comme madame TsebrikovÂ*. Il en est comme
madame lefiménko, dontles travaux jouissent d'une re-
nommée honorable même dans le monde savant : je ne
parle pas de travaux purement spéciaux médicaux et
pédagogiques, exécutés par nos femmes médecins et
pédagogues. Au total pourtant, je le répète, la participa-
tion de la femme à la vie intellectuelle du pays est en-
1. Je signalerai parmi eUes madame Nikitine de qui, sous le
nom de Gendre, on vient de publier à Paris des Études sociales, phi-
iosophigues et morales, contenant notamment de brillantes pages
•mr la Russie révolutionnaire.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 309
core de trop récente date pour qu'elle ait pu produire
quelque chose de particulièrement remarquable. Elle
mérite d'attirer l'attention plutôt que parle bien qu'elle
a déjà pu faire au pays, parce qu'elle relève la situation
morale de la femme en habituant la société et le peuple
à voir l'effort féminin, la pensée féminine sur la même
ligne que l'effort et la pensée âe l'homme.
La question féminine de l'égalité des droits et de Tin-
dépendance de la femme est loin encore d'être résolue
par les efforts déjà accomplis par les femmes avec l'aide
des hommes de Vintelliguentia. Chez nous, comme par-
tout, la domination économique reste aux mains deiu
l'homme. C'est dans ses mains aussi que se trouve con- '
centrée toute la force que donne la supériorité du savoir
et de l'instruction. Pourtant le degsé d'égalité qu'a at-
teint la femme russe a suffi pour modifier l'ancien carac-
tère des rapports mutuels de l'homme et de la femme
et l'organisation de la famille — non au point de vue
légal mais en fait. Ici plus encore qu'ailleurs, la loi
semble ignorer les modifications effectives qui se pro«
duisent dans la vie sociale de la Russie.
Nous autres Russes, on nous accuse souvent d'être
enclins à nous poser en originaux ne ressemblant pas
aux antres nations. Ce n'est pas sans hésitation qu'un
Russe emploie ce mot originalit-^ en s'adressant au pu-
blic européen. Et cependant comment l'éviter? Ne doit-il
donc pas exister dans les rapports mutuels de l'homme
et de la femme de la Russie nouvelle quelque chose de
très spécial, puisque l'observateur européen ne peut le
comprendre ! Ici je songe encore une fois involontaire-
ment à M. Leroy-Beaulieu. Voyez comme il se repré-
3iO LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sente le milieu de ses nihilistes : c'est le règne de la
dissolution où le principe de ïamour libre a inauguré
les mœurs d'une tribu de singes et dans cette tribu bes-
tiale passe parfois une vestale qui s'interdit de jouir par
le fait de la liberté qu'elle exige en principe. Quel tableau
fantastique ! Il est superflu de dire que M. Leroy-Beau-
lieu ne le dessine pas d'après son observation propre,
mais d'après les racontars de ses amis russes du camp
conservateur. Pourquoi n'a-t-il pu du premier coup
sentir la fausseté de ces racontars ? C'est ici que, selon
moi, réside précisément la plus ardente preuve deTort-
ginalité de la famille de notre intelliguentia. M. Leroy-
Beaulieu et nous, nous prononçons les mêmes mots»
mais nous y attachons un sens complètement dififérent.
Le libre amour ^ qp en parle chez nous il y a déjà bien
longtemps. C'est en effet un principe que VirUelliguentia
s'efforce depuis bien des années de donner pour base
& la famille. L'amour doit être libre, et là où un
sentiment existe, il a le droit de se manifester libre-
ment. Mais Vamour dont il s'agit, ce n'est pas la
sensualité. ELevani l'amour au niveau d'une sainteté,
notre mouvement intellectuel se comporte autrement,
envers la sensualité. La sensualité, c'est un vice mdécent
chez un homme, déshonorant chez une femmèl. Quant
à l'amour, c'est un sentiment fondé sur le respect et la
sympathie réciproques, sur la concordance des propriétés
spirituelles et physiques qui font que deux êtres sem-
blent devenir un indispensable supplément l'un à l'au-
tre. Voilà de quel sentiment parle l'homme de V intelli-
guentia, quand il exige la liberté de Tamouret indique
l'amour comme fondement du mariage. Par cet amour.
LE MOUVEMENT DBS ESPRITS Sii
ils anctifie la liaison entre rhomme et la femme, et quand
ce 1 ien n'existe pas, le mariage, même s'il est accompa-
gné de la fidélité formelle, est déclaré par lui immoral.
Les lecteurs qui ont lu la première partie de ce livre
comprennent aisément qu*ici se manifeste encore la
tendance générale de notre inteHiguentia à remplacer
les liens formels par des liens moraux, à détruire le fait
nuisible non par la contrainte de l'individu, mais par
son développement, à arranger les choses de manière
que rindividu agissant selon sa libre impulsion ne fasse
que ce qui est bien, que ce qui n'est pas nuisible. Et
je prie le lecteur de retenir qu'ici je n'expose nullement
une théorie, que je ne fais qu'expliquer un fait, que
chacun remarquera dès les premières observations qu'il
fera sur notre jeunesse.
En effet — je l'affirme hardiment -^ les rapports
mutuels des jeunes gens appartenant à notre intelli"
guentia sont beaucoup plus purs que dans tout autre
pays que je connaisse. C'est aussi à cause de cela qu'ils
sontplus libres. La mère russe ne craintpas de permettre
à sa fille une promenade avec un jeune homme. Elle sait
bien qu'il n'en résultera rien d'inconvenant. Les jeunes
gens se réunissent pour étudier ensemble ou simple-
ment pour se divertir : personne ne les surveille. Notre
jeune fille a plus de liberté d'allures, elle est moins
tenue que dans les autres pays, moins gênée par la
crainte du Qa*en dira-ton^ mais cette liberté, c'est
celle d'une imagination pure. Deux jeunes Russes de
ma connaissance étudiaient en Suisse au moment de la
guerre néfaste de 1870. L'armée de Bourbaki fut con-
trainte de passer la frpntière suisse. Cette multitude
312 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
de gens, exténués par les marches forcées ne purent
tout d'abord trouver un abri. Une nuit, comme une fu-
rieuse tempête soufflait et qu'une froide pluie tamboa-
rinait sur les toits, plusieurs soldats français frappèrent
& la porte de la maison où demeuraient mes compatrio-
tes. Les soldats disaient qu'ils ne pouvaient trouver un
abri ; la maîtresse de la maison, une Suissesse, refusa
de les laisser entrer, disant que dans la maison il n'y
avait pas d'hommes. Le bruit réveille les étudiantes.
Elles s'indignent. Gomment pour une pareille bêtise les
gens doivent-ils rester sous la pluie? Les jeunes filles
s'habillent en toute hâte et introduisent les soldats dans
leur chambre, sans faire aucune attention à l'efTroi de la
maîtresse du logis. Il va sans dire que ni l'honneur de
mes compatriotes ni Thonneur des soldats français
n'eut à souffrir de cette hospitalité.
Tout Russe qui vit à l'étranger est très souvent obligé
de remarquer cette divergence avec nos mœurs. Ici,
parjexemple, à Paris, les mères des jeunes filles fran-
çaises qui suivent les cours universitaires les accompa-
gnent souvent. En Russie, c'est à un tel point superflu
que cela paraîtrait un peu ridicule. Un étudiant fran-
çais, ayant entendu dire qu'une jeune fille russe était
allée en coupé avec un jeune homme de sa connaissance,
en fut excessivement choqué et ne voulut jamais croire
que ces promenades n'amenassent pas des aventures
d'amour. Je ne veux nullement généraliser, mais cette
opinion n'est sans doute pas exclusivement individuelle.
Pour un Russe, au contraire, ces soupçons sont le plus
souvent étranges. Un homme et une femme ne peuvent-
Is se trouver seuls sans qu'immédiatement ils ne suc-
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 313
combent àla tentation? «Alors, c'est que vous, Russes,
vous n'avez décidément pas de tempérament ! » s'écria
l'étudiant dont j'ai parlé, convaincu enfîn par les preuves
de son ami. Ce n'est cependant pas manque de tem-
pérament. La femme russe sait aimer sans réserve
jusqu'à la tombe. Lisez nos romans. Voyez enfin la
statistique qui montre qu'annuellement plus de 2000
femmes s'en vont de leur propre volonté en Sibérie à
la suite de leurs maris déportés, les suivent même
aux travaux forcés. Voyez quelles poétiques images
d'amour évoque la femme dans ce monde de réfractaires
de la société, au milieu des forçats. Une d'elles dit à
son bien-aimé criminel :
L'univers entier Va répudié.
Et ténébreuse est ton âme.
L*univers entier Va répudié.
Mais moi non, moi non, moi non ^...
Ce n'est pas manque de tempérament : la vie russe
fourmille aussi d'un grand nombre de crimes et de mal-
heurs oti leur tempérament entraîne Thomme et la
femme. Mais l'être humain est d'autant moins esclave de
son tempérament que ses instincts moraux sont plus
développés. Notre jeune fille de Yintelligumtia reçoit
une éducation sérieuse ; dès l'enfance, elle s'habitue
à voir dans la vie des intérêts graves qu'elle est plus
ou moins capable de partager. Son imagination n'est
pas exclusivement occupée d'amourettes et de préten-
dants : elle se ferait scrupule de considérer le mariage
1 LkDBiHTZBT. La prison et la déportation.
1
314 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
comme une carrière .| Elle a son idéal dans la vie, elle
veut vivre de manière à ne pas rester un être inutile,
à avoir des raisons de se respecter. Voilà pourquoi notre
jeune fiile ne cède pas au premier élan de passion. Pour
elle, ce serait réellement une chute, à son point de vue.
Une jeune fille ne considérera pas comme mauvais d'en-
trer en liaison avec un homme sans le consentement de
ses parents, sans la bénédiction nuptiale, sans aucune
formalité légale, si seulement elle Taime sériensemenl.
fais elle serait honteuse d'épouser un homme, quoique
/du plein consentement de ses parents et légalement, si
en se mariant elle cédait seulement à l'intérêt ou à un
élan de sensualité. Gela serait une chute, non pas au
'l)anal du mot, mais au point de vue de l'idéal, ins-
piré à la femme parle mouvement intellectuel, une chute
au point de vue de la dignité humaine de la femme.
Sous l'influence de cette tendance — l'intrigue
amoureuse est infiniment plus rare dans le milieu de
YitUelliguentia que dans tout autre milieu russe et
l'amour amène le plus souvent une liaison durable
indépendamment de sa légalité ou de son extralégalité.
La famille ainsi formée est sans nul doute plus pure et
plus durable. La femme et l'homme s'unissent ici pour
s'aider mutuellement, vivre leur vie honnêtement et
utilement pour l'humanité. Contractant avec circons-
pection leur liaison, ils se méprennent plus rarement
dans leur choix mutuel. La femme plus développée,
plus égale à l'homme, devient pour lui un ami avec
qui on ne rompt pas sans des raisons particulièrement
graves. Le despotisme de l'homme dans la famille qui
atteint à la monstruosité chez les marchands et dans
LE MOUVEMENT DBS ESPRITS 3t5
notre petite bourgeoisie, est un fait exlrèmement rare
dans la classe éclairée. Le plus souvent c*est l'opposé :
nne certaine prépondérance de l'influence féminine. Bref
la famille de Vintelliguentia est réellement parvenue
à un état très attrayant qui est un objet d'envie pour les
femmes des autres classes. Cette petite association pri-
mordiale s'est organisée si bien chez ViiUelliguentia que
les cris des réactionnaires, qui emplissaient l'air il y a
vingt ans et qui disaient que la famille était sapée par
le nihilisme^ que la classe éclairée était immorale, ont
cessé de se faire entendre. Ils sont maintenant répétés
par les étrangers seuls. Quant à la Russie, les Katkov
mêmes n'y gémissent plus que sur la destruction delà
propriété, de l'Etat, etc. : ils ne parlent plus de la des-
truction de la famille. Fait très caractéristique, mais
qui portera peut-être à croire que ni la propriété ni
Tordre social ne seront perdus quand l'influence de la
classe éclairée se reflétera sur eui au moins autant
qu'elle a pu se refléter jusqu'ici sur la famille I
III
En Russie comme partout, la littérature et l'école
furent les principales armes de l'instruction. Dans cer-
taines contrées, en Bulgarie par exemple, l'école a été
l'arme régénératrice. En Russie, le rôle de l'école est
beaucoup moins éclatant, beaucoup moins en relief.
Notre Université a cependant une importance énorme
pour le pays. Il suffit de dire que dans les six Universi-
1
31($ LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tés ^ on compte près de neuf mille étudiants, et que
pendant tout le temps de leur existencç, elles ont donné
probablement Téducation au moins à 100000 personnes,
en entretenant ainsi constamment dans le pays la pen-
sée scientifique si peu développée en Russie. Il est dif-
ficile de s'imaginer l'existence de notre intelliguentia
sans Universités. Mais dans cette œuvre civilisatrice, TU-
niversité, ainsi que les écoles supérieures, agissaient pour
ainsi dire silencieusement, sans se mettre au premier
rang. Elles n'avaient pas l'initiative du mouvement
intellectuel, elles le suivaient plutôt. Le rôle de la lit-
térature est au contraire beaucoup plus en vue, beaucoup
plus bruyant : son œuvre, qui ne serait peut-être pas
possible sans l'aide de l'Université, se trouve au pre-
mier plan du tableau de notre mouvement intellectuel.
La cause de cette différence, c*est sans contredit que
la littérature, quoique écrasée par la censure, reste
néanmoins toujours l'œuvre directe de la société et est
par conséquent beaucoup plus indépendante. L'Univer-
sité, au contraire, fut toujours une institution du gou-
vernement. Notre Université n'est, pas une institution
mûrie dans l'indépendance et grandissant pendant des
1. Il y a en tout 9 Universités dans l'Empire: ceUes de
Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Kazan, de Kiey, de Khark.ov, d'O-
dessa, dlielsingfors, de Dorpat, de Varsovie. Les trois dernières ne
sont pourtant pas russes. Le nombre des Universités russes sera
bientôt augmeolé par la création de celle de Tomsk (en Sibérie).
Outre les Universités, nous avons encore à peu près dix-huit écoles
supérieures spéciales : des académies ecclésiastiques, militaires,
une académie de médecine, des instituts des mines, des forêts, des
sciences techniques, etc. Toutes ces écoles, quelquefois très bien
organisées au point de vue de leur spécialité, ont en général beau-
coup moins d'importance pour le développement de rinstruction.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS ?17
siècles comme une république de la science dont les
droits doivent être reconnus par le gouvernement le
plus despote. Notre Université n'est qu'une école fon-
dée par le gouvernement, entretenue à ses frais et
donnant une éducation supérieure conforme aux besoins
de l'Etat.
A propos des frais, il faut remarquer cependant que
les donations de la société pour les écoles supérieures
s'élèvent à un total fort considérable ; des écoles su-
périeures comme les lycées de laroslav et de Niejine
sont même fondées principalement avec l'argent des
particuliers. Mais tout cela ne modifie guère le type de
l'école supérieure : elle est institution de la couronne
comme tout tribunal ou tout poste de police : c'est là
la tendance originelle. Il fut un temps où les étudiants
recevaient un traitement du gouvernement, comme si
en étudiant ils accomplissaient on ne sait quel service.
Le professeur de l'Université est au service de la cou-
ronne, c'est un tchinovnik. L'Université est si bien ins-
titution de la couronne que le gouvernement lui con-
fiait quelquefois même la censure; cette coutume
subsiste aujourd'hui encore dans le droit qu'ont les Uni-
versités de publier leurs recherches scientifiques avec
le seul contrôle de leur censure.
Les examens universitaires passés sans aucun con-
trôle spécial du gouvernement donnaient jusqu'ici aux
étudiants le droit de pratiquer la médecine, la jurispru-
dence, etc. Le diplôme entraînait même le droit à un
grade civil. Actuellement, par le règlement de 1883, le
gouvernement a retiré à l'Université le droit de déli-
vrer les diplômes et créé pour lui suppléer des com-
318 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
missions spéciales. Il est caractéristique que ce règle-
ment impose en même temps aux Universités un con-
trôle gouvernemental plus sévère. C'est illogique sans
doute, mais le règlement de 1885 est si bien une ré-
sultante de la lutte des partis, qu'il est difficile d'en at-
tendre delà logique. D'ailleurs le caractère fiscal de l'U-
niversité est clair jusqu'à l'évidence.
Le gouvernement donnait avant le règlement de
1885 à la corporation des professeurs des droits
différents tantôt petits, tantôt grands, absolument
comme il le faisait pour toute autre institution d'é*
tat. 11 réglementait les rapports des professeurs avec
les étudiants et diminuait ou élargissait d'une manière
ou de Tautre le programme des études, en n'écou-
tant que son caprice. Le gouvernement, si l'envie lui
en vient, peut fermer une Université ou la trans-
porter dans une autre ville, comme s'il s'agissait d'un
bureau de poste. L'Université n'a aucun droit si petit
qu'on puisse l'imaginer, que le gouvernement ne puisse
lui retirer sans violation aucune de la loi. Le gouverne-
ment se croit même en droit d'exiger que les profes-
seurs fassent leurs cours dans un certain esprit. C'est
d'après cette théorie que le ministère actuel change les
règlements. La tendance du professeur à enseignera ses
auditeurs les données de la science sans égard à la fa-
çon dont le gouvernement entend cette science,' est tou-
jours envisagée chez nous comme la manifestation d'un
certain esprit d'opposition ou même de révolte. Sous
Alexandre I«% l'Université, & peine instituée, devint
l'objet de persécutions impitoyables. Des bruits sur
l'esprit libéral qu'on reprochait à l'Université de Kazan,
r
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 319
I
. i
y firent envoyer comme commissaire-enquêteur un cer- i
tain Maghnitzky, fameux adversaire de rinstruction qui, j
après avoir éié Jacobin et comme tel exilé, s'était repenti ]
et avait tourné casaque. Ce personnage méprisé fit un
rapport à l'Empereur où il disait que TUniversité était
si imbue d'esprit malsain qu'il ne restait plus qu'à
la détruire pour donner un exemple aux générations
futures. Alexandre l^** voulut faire de la générosité:
« Pourquoi détruire ce qu'on peut modifier » remar-
qua-t-il. Et les modifications commencèrent.
Pour donner une idée des exigences du gouvernement
d'abors, il suffit de dire que le professeur de mathémati-
ques, en parlant des triangles devait élever les cœurs des
étudiants vers le ciel, en leur rappelant le mystère de la
Sainte Trinité qui forme une unité comme les trois angles
d*un triangle. Un étudiant mis aux arrêts ne pouvait en
sortir qu'après avoir reçu l'absolution de ses péchés.
Sous l'Empereur Nicolas, le célèbre professeur Gra-
novsky se plaignait & ses amis qu'on ne lui permit pas,
dans son cours d'histoire universelle, de faire mention
non seulement de la Révolution française, mais de Luther
et delà Réformation. D'ailleurs, Nicolas exposa lui-même
très nettement ses idées sur l'éducation, dans le discours
qu'il prononça à Kiev en 1839 : « Vous étudiez bien,
dit-il aux étudiants, mais ce n'est pas encore assez ; la
science seule n'amène pas de bons résultats; j'ai besoin
de fils fidèles du trône, j'ai besoin d'un dévouement
sans bornes, d'une soumission qui ne raisonne pas, d'une
obéissance absolue » . S'adressant ensuite aux professeurs,
TEmpereur les menaça du doigt. « Et vous, dit-il, pre-
nez garde. La science peut suivre son cours, mais si
1
3'iO LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
TOUS n avez pas soin de développer les notions de la
morale chez les étudiants, si vous n^agissez pas sur leurs
convictions politiques, j^aurai raison de vous à ma ma*
nière. » Les deux derniers empereurs n*ont jamais visité
les universités, mais les hommes d'Etat contemporains
sont capables de répéter presque mot pourmotles paroles
de Nicolas. Ainsi dans l'Université de Kiev le gouver-
neur général, Drenteln, il y a deux ans, dit tout net aux
professeurs que l'Université o porte la lourde responsabi-
lité dès crimes commis dernièrement en Russie. La ra-
cine du mal, continua-t-il, réside dans le goût des pro-
fesseurs pour la popularité». Bref, le gouvernement
s'efforça toujours d'imposer à l'université un certain
rôle politique : préparer de bons tchinevniks et fomen-
ter parmi la jeunesse un courant d'idées qui lui soient
favorables. L'Université, telle que la rêve le gouverne-
ment, c'est un de ces bureaux du département de l'o-
pinion publique que rêvait Napoléon I®^
Pourtant l'Université, sous n'importe quel programme
et sous n'importe quel contrôle, demeure quand même
par le genre de ses occupations une source de science,
et la science a besoin d'être libre. Par conséquent,
l'Université a une tendance naturelle à se débarrasser
de la tutelle administrative, à devenir comme un libre
temple de la science libre. Certes, elle n'a jamais
pu arriver à ce but, mais il est évident qu'en recevant
à quelque dose cette liberté, elle communique involon-
tairement aux étudiants des idées peu capables de dé-
velopper en eux le dévouement sans bornes^ la soumis-
sion qui ne raisonne pa^ et r obéissance absolue. L'Uni-
versité entre ainsi en lutte avec le gouvernement. Ce
I LE MOUVEMENT DES ESPRITS 32t
dernier a sans doute en ses mains, outre le contrôle, le
choix des professeurs, arme puissante, mais il est bien
forcé de choisir ces professeurs dans Vintelliguentia.
Grâce à ces complications, le rôle de l'Université pâlit.
Si le gouvernement n'a pas la force de la transformer à
; son goût, l'Université ne peut du moins atteindre le
but auquel elle tendait.
Au début de son existence, et même ensuite durant
une période de 50 ans environ, la pression du gouverne-
ment sur elle était facilitée par la présence d'un grand
nombre d'étrangers parmi les professeurs. Cette période
iurègne des Allemands — c'étaient pour la plupart des
Allemands d'Allemagne ou des provinces de la Baltique,
— laissa un souvenir pénible. Certes, la Russie avait
trop peu d'hommes de science pour pouvoir se passer
de ces étrangers ; en tout cas elle leur doit une cer-
taine reconnaissance. Mais les services qu'il lui ren-
daient lui coûtaient assez cher. La prédominance de l'élé-
ment étranger fut si forte qu'il y a 60 ans, dans quelques
Universités, les cours ne se faisaient jamais en langue
russe, mais toujours en allemand ou en latin. Les pro-
fesseurs qui faisaient les leçons en russe, étaient tenus
par le parti allemand pour des libéraux. Du reste, il
n'était pas facile alors pour un Russe d'obtenir la place
de professeur, puisque le parti allemand faisait tout son
possible pour les empêcher d'arriver aux grades. Les
hommes du parti allemand^ même lorsqu*ils étaient
de vrais savants et non de simples employés, avaient
eo tout cas ce défaut de ne pas connaître la Russie et
les Russes et de les mépriser comme un pays sauvage^
comme une race inférieure. Ces hommes étaient d'irré-
21
322 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
prochables serviteurs du gouvernement, et jusqu'au mo -
ment où Use forma dans T Université un certain nombre
desavantsrusses d'origine oudecœur, carquelques étran-
gers surent s'attacher à leur nouvelle patrie — l'Univer-
sité fut condamnée naturellement à jouer un bien faible
r61e dans le mouvement des esprits. La science était loin'
de la vie, qu'elle ne connaissait pas et à laquelle elle ne
s'intéressait même pas. Néanmoins, même dans cette
première période de l'existence de^ l'Université, nous
avons eu l'exemple d'une école supérieure qui créa
toute une tradition dans l'éducation russe. Le lycée de
Tzarskoïe Sielo, pendant le règne d'Alexandre !•% grâce
à sa direction libérale, parvint à créer une école.
Il produisit toute une série d'hommes de lettres et
de politiques qui périrent très nombreux dans la ten-
tative de coup d'État du 14 décembre 1823. Un profes-
seur de ce lycée, Kounitzine, s'est particulièrement illus-
tré dans l'histoire de l'éducation russe ; Pouchkine, élève
de ce lycée, Jui consacra ce toast :
 Kounitzine^ hommage de cœur et de vin !
Il nous a créés, il alluma notre ilamme,
il éleva la pierre angulaire,
il alluma la lampe pure de Tautel. »
Une autre période brillante dans l'histoire de notre
Université correspond au règne sombre de Nicolas. C'é-
tait le temps où l'Université de Moscou formait un cer-
tain nombre de savants purement russes qui s'effor-
çaient d'établir un lien entre les sciences et les exigen-
ces de la vie russe. Le célèbre Granovski, dont j'ai
parlé, se trouvait à la tète de toute une école et jouait
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 323
un rôle unique dans le développement de Téduca-
tion russe. Dans ce cas-ci, comme dans les autres,
rinfluence des professeurs n'avait aucun caractère po-
litique. A en juger par les cris de nos réactionnaires, on
pourrait croire que nos professeurs ne font que de la
politique. En réalité, il n'en est rien. L'élite de nos
professeurs, ceux contre qui sont précisément diri-
gés ces cris, se proposent un but tout différent: ils
s'efforcent de donner aux étudiants une science vraie
et non la science officielle ; ils s'efforcent de faire des
étudiants des hommes. C'est un courant purement hu-
manitaire qui peut amener indirectement certains
résultats politiques, comme tout ce qui d'une ma-
nière ou de l'autre sert à développer l'individu. C'est
ce que nous voyons au temps de Granovski et ce
qui continue jusqu'à nos jours. Cela suffit déjà pour
exciter dans notre gouvernement la plus vive inquié-
tude. Au temps de Nicolas, nos gouvernants considé-
raient franchement l'éducation comme un mal inévi-
table qu'on ne pouvait pas éviter entièrement, mais
qu'il fallait restreindre aux proportions strictement né-
cessaires. Le nombre des étudiants de chaque Univer-
sité fut réduit à 300. Lorsque la noblesse du gouver-
nement de Baltique, qui n'était pas habituée à ces
doses homéopathiques d'instruction, pria l'empereur
d'augmenter le nombre des étudiants, Nicolas déclina
la demande, disant que les nobles pouvaient entrer en
nombre indéfini dans les corps des cadets et que le service
militaire convenait à merveille à la classe noble *.
1. Traduction russe de Thistoire de Lorentz avec des appendices
de Markov.
324 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Sous Alexandre II, les restrictions apportées au nom-
bre des étudiants furent abolies, mais en revanche le
prix des cours augmenta ; dès lors il fut de 30 roubles
par an à peu près ; les étudiants chez nous ne payaient
pas par objet d'enseignement et par examen, mais pour
Tensemble de renseignement. Actuellement, avec le
nouveau règlement, on a élevé le prix des cours ; il est
de 1S8 roubles, en moyenne, quoiqu'il varie beaucoup
puisque aujourd'hui il est perçu par objet d'enseigne-
ment. Le gouvernement n'a pourtant pas fait preuve de
générosité dans les dépenses pour l'éducation nationale.
En 1884, la somme totale des dépenses d'Etat était de 800
millions de roubles, tandis que pour l'éducation on dé-
pensait à peine 34 millions. Encore cette dépense ne res-
sort-elle pas exclusivement du ministère de l'instruction,
mais se répartit-elle entre divers départements, puisque
chez nous presque chaque ministère a ses écoles spécia-
les: instituts, séminaires, académies K Le ministère de
l'instruction publique n'a qu'un budget de 20 millions
de roubles (2600000 roubles pour les Universités). Ainsi
la part du ministère de l'instruction publique ne revient
qu'à 2,5 Vo de toutes les dépenses de l'État.
Agissant avec cette prudence pour la diffusion de
l'éducation, le gouvernement s'efforce de la tenir sous
un contrôle vigilant, non pour que les sciences fleu-
rissent mais pour qu'elles ne deviennent pas la source
•
1. Outre les Universités et les écoles primaires, le ministère tie
rinstruction publique a près de 210 gymnases et progymnases corn *
prenant 55000 élèves et près de 70 écoles réaies avec 15000 élèves. I.0
clergé (saint synode) entretient près de 60 académies et séminaires
ayant 15000 élèves. Le ministère de la guerre donne l'éducation
à plus de 12000 jeunes gens dans ses écoles de cadets.
r
LE MOUVEMENT DBS ESPRITS 325
des idées perverses. C'est peut-être par cette pression
constante qu'on peut expliquer le rôle modeste de TUnî-
versité dans le mouvement intellectuel du pays. Il est
remarquable, en eSfet, que les représentants de l'Uni-
versité n'y ont pas joué un rôle brillant. Granovski fut
sous ce rapport une véritable exception. En nous remé-
morant toutes les impulsions politiques ou sociales aux-
quelles a obéi la société russe, nous les voyons toujours
émaner des publicistesetnon des professeurs: Bielinsky,
Hertzen, Khomiakov, Aksakov, Tchernyschevsky, Do-
brolioubov, Pissarev, Bakounine, Lavrov, etc. On en peut
dire de même chose des doctrines purement scientifiques
qui se répandaient en Russie: le darvinisme, le positi-
visme, les théories économiques de Karl Marx, l'utili-
tarisme, etc. Ce n'étaient pas non plus des professeurs
qui importaient ces théories. Et si nous trouvons des
professeurs parmi les gens qui ont une influence plus ou
moins grande sur l'opinion publique, ce sont toujours
d'anciens professeurs qui n'ont pu s'accommoder de
l'Université ou qui en ont été chassés. Une pléiade d'hom-
mes de valeur, dans la littérature, dans la vie sociale
ou politique du moment, a cette origine : Stassiou-
levitch, Kostomarov, Ka véline, Spassovitch, Chtcha-
pov, Dragomanov, Engelgard, Chelgounov, Pypine,
Ziber, et d'autres. Parmi eux, Dragomanov fut même
forcé d'émigrer. Chtchapovfinitses jours en Sibérie. En-
gelgard et Chelgounov furent internés la moitié de leur
vie. La position des professeurs est peu compatible avec
un rôle important dans le mouvement intellectuel
quelle qu'en soit la direction. Ainsi, par exemple, Sietche-
nov, ne jouant en fait aucun rôle en politique, mais
326 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
devenu un représentant du matérialisme^ perdit bien-
tôt sa place. G^est par pur patriotisme qu'il n'a pas
voulu quitter sa patrie alors qu'on lui proposait une
chaire dans plusieurs Universités allemandes.
Le professeur s'enferma donc dans les murs de l'Uni-
versité. Mais dans ces murs mêmes, ce n'est pas lui qui
domine, ce n'est pas lui qui donne le ton, ce n'est pas lui
qui imprime telle ou telle direction d'esprit aux étudiants.
L'Université, c'est le rêve de la jeunesse de province;
c'est pour elle je ne sais quel sanctuaire, un temple de la
science, un endroit où le jeune homme peut résoudre
toutes les questions, d'où il peut sortir muni de toutes
les armes. Tout tend à l'Université. J'ai tu un jeune
séminariste se rendre à pied d'Arkhanghelsk à Moscou
(1200 verstes à peu près). Un autre jeune homme de
ma connaissance, un Sibérien, pour entrera l'Université
se mit comme laquais au service d'un noble qui venait à
Saint-Pétersbourg. Il n'y a pas de privation que ne sup-
porte notre jeune provincial pour pouvoir se rendre à
l'Université. S'il y parvient, il vit généralement dans une
grande pauvreté, dans quelque chambre sale, souvent
mourant de faim. Nos étudiants des diverses écoles ap-
partiennent le plus souvent à la classe médiocrement
aisée, souvent même tout à fait pauvre.
Dans ses rêves, notre jeune homme pense très peu
à la personne des professeurs. Leur enseignement ré-
pond-il ou non aux attentes de la jeunesse: cette question
semble être secondaire pour lui. Si elle est résolue dans le
sens négatif, eh bien ! il cherche un maître dans la litté-
rature ou dans les livres des savants étrangers. C'est là un
faitfort remarquable. Certes, il se trouvera toujours parmi
LB MOUVEMENT DES ESPRITS 327
les professeurs quelques savants appartenant à Télite de
Yintelliguentia^ et dès lors toujours prêts à aider la jeu-
nesse dans son désir de connaître la vraie science. Ceux-là
nesont pas fort nombreux et sont bien souventmédiocres.
En règle générale, l'influence des professeurs sur le dé-
veloppement de certaines tendances dans notre jeunesse
est toujours insignifiante. Les jeunes gens s'instruisent
sous des influences qui sont hors de l'Université, qui ne
joue ici qu'un rôle machinal ; elle fournit aux étudiants la
bibliothèque, les musées, les laboratoires; elle les as-
semble par centaines, par milliers et leur donne ainsi la
possibilité de se développer comme par un enseigne-
ment mutuel. Le collège des professeurs vit à part : il
est encore heureux s'il ne se trouve pas en antagonisme
direct avec les étudiants.
La discipline militaire et policière à laquelle l'Univer-
sité était soumise sous Nicolas, ne pouvait sans doute pas
rehausser, aux yeux des étudiants, l'autorité des profes-
seurs. D'après le règlement de 1863, le collège des pro-
fesseurs fut plus affranchi de l'arbitraire de l'adminis-
tration. En revanche, les étudiants, comme corporation,
furent décidément mis hors la loi. La loi ne reconnais-
sait dans l'étudiant qu'un simple particulier et poursui-
vait rigoureusement chaque manifestation de l'esprit
de corps. Gomme les étudiants par le simple fait de
leur position sont une corporation, le collège des pro-
fesseurs dirigeant l'Université était dans une position
tout à fait fausse. Partout où le professeur a affaire à un
étudiant, il se heurte non à un individu, mais à une per-
sonnalité collective, les besoins communs, les intérêts
communs et les actes communs. On ne pouvait mécon-
328 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
naître la corporation des étudiants qu'en méconnaissant
les étudiants en général. Les professeurs agissaient ainsi
et ne pouvaient agir autrement sans violer à chaque pas
la loi. Ainsi la loi de 1863, tout en rehaussant considéra-
blement les collèges de professeurs, creusa peut-être en-
core plus profondément Tabîme qui les séparait des étu-
diants. Actuellement, ce règlement détesté par les réac-
tionnaires, à cause de ses bons côtés, est aboli. La nou-
velle loi de 1885 met les professeurs presque autant que
les étudiants sous le pouvoir illimité de l'inspection.
Peut-être cela les rapprochera-t-il les uns des autres,
mais la mesure est trop récente pour qu'en en puisse
voiries conséquences.
On peut conclure de ce qui précède combien l'accu-
sation d'après laquelle les professeurs pousseraient les
étudiantsà la révolte, est peu fondée. Non seulementle
professeur ne t?ew/ pas, mais il ne joe?// pas le faire. Si Ton
peut accuser quelquefois les professeurs du mouvement
des étudiants, c'est en ce sens que les étudiants ont
très peu de confiance en eux. Ainsi les dernières ré-
voltes àl'Université de Kiev, — ^elles ont fait exclure tous
les étudiants, près de deux mille jeunes gens — écla-
tèrent parce que les étudiants ne croyaient pas un mot
de ce que leur disait leur recteur, qui les trompait à
chaque minute. Les soulèvements des étudiants pro-
viennent en général de causes que les professeurs, à leur
honte, sont parfois en mesure d'accentuer, mais qu'ils
ne peuvent jamais écarter. C'est un accident triste de
la vie russe que ces désordres, et pourtant il n'est peut-
être pas une génération d'étudiants qui, durant les
quatreannées decours,'; n'ait passé par cette épreuve.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 329
Quelle est la cause de ces événements et quelle est
leur signification? Quels sont les désirs des étu-
diants ? Pensent-ils réellement changer quelque chose
en Russie par leurs révoltes ? C'est là la question que
peut se poser le lecteur, puisqu'il n'entend pas les expli-
cations des étudiants et ne trouve jamais dans les jour-
naux russes une description véridique de leurs soulève-
ments. En fait, il n'y a le plus souvent pas de but ;
il n'y a ordinairement que des causes. Nos étudiants,
comme toute la classe éclairée regardent d'un mauvais
oeil le gouvernement. Il n'est pas rare de trouver parmi
eux des gens ayant des idées tout à fait révolutionnaires.
Enfin il s'en trouve aussi une petite quantité qui sont
révolutionnaires de convictions et de conduite, qui for-
ment déjà des plans d'action révolutionnaire : cène sont
pas ceux-là qui sont les principaux acteurs des désor-
dres universitaires. Au contraire, ils font tout leur pos-
sible pour prévenir les agitations pendant lesquelles leur
propre situation est plus difficile: ne pas soutenir les ca-
marades est impossible; ils y perdraient leur considéra-
tion et la popularité indispensable à un conspirateur ;
participer à l'agitation, cela revient à être presque in-
failliblement déporté ou tout au moins à se voir placé
sous la surveillance de la police, c'est-à-dire à perdre
la possibilité de travailler pour la cause révolutionnaire
par le complot ou par la propagande. Dans la plupart
des cas, l'agitation commence parmi les étudiants
qui n'ont rien de commun avec les révolution-
naires. Pourquoi donc s'agitent-ils ? Comment ne s'a-
giteraient-ils pas, si pour l'étudiant tout au monde est
défendu, si bien qu'il ne peut bouger sans commet-
330 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ire un crime, et par conséquent sans s*attirer une se-
monce, un grossier et brutal rappel à Tordre, une pu-
nition ? Quelques étudiants s'assemblent-ils pour une
simple causerie, — la police soucieuse commence déjà
à rôder sous les fenêtres ; dans Tenceinte même de
rUniversité, — chaque démarche est espionnée par
les agents de Tinspection. Le moindre mot subversif,
prononcé par un étudiant, est immédiatement suivi de
représailles- Un livre défendu — et c'est ceux-là qu'il
est intéressant de lire — sert de prétexte d'arrestation,
voire de déportation. Les étudiants s'assemblent-ils
sur l'escalier de leur école, l'inspecteur disperse bru-
talement le groupe. Si Tidée leur vient d'intervenir
en faveur de leurs camarades maltraités, les étudiants
commettent un crime en présentant une pétition col-
lective. Toutes ces chicanes futiles se répétant chaque
jour, chaque heure, accumulent enfin peu à peu un mé-
contentement qu'un rien transforme en une protesta-
tion irraisonnée.
En janvier 1882 eut lieu à Kharkov, dans un cercle ou
dans un thé&tre, une dispute entre plusieurs étudiants
et un journaliste réactionnaire qui écrivait des pam-
phlets contre la jeunesse. Un étudiant traita ce dernier
de lÀche ; le journaliste jeta son verre à la figure de
l'étudiant... Il semblerait que les autorités universi-
taires n'avaient rien à voir dans cette dispute surve-
nue hors des locaux universitaires, car selon la loi, les
étudiants hors de l'Université sont soumis exclusivement
à la police générale. Mais non... Le conseil universitaire
se décide à faire preuve de zèle et à exclure les insolents
de l'Université. Cette basse complaisance pour la police
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 331
indigna les étudiants ; ils tentèrent de défendre leurs
camarades; ils tinrent des réunions; ils firent du va-
carme. L'arbitraire policier entra en scène. On ferma
rUniversité. On prononça Teiclusion de 55 étudiants
pour cause de désordre.
En octobre 1882, des désordres éclatèrent à TUniver-
sité de Saint-Pétersbourg. Un financier fort connu orga-
nisa pour les étudiants, à titre de donation, un phalans-
tère qui pouvait contenir 150 hommes. Cet homme
d'argent est loin de jouir en Russie d'une brillante ré-
putation. On raconte que le tzar lui-même avait dit à
cette occasion : « Il est facile de faire des donations avec
de l'argent volé ! » Les étudiants se sentirent plutôt bles-
sés que reconnaissants de ce cadeau ; il s'en trouva cepen-
dant une centaine qui se rendirent au festin solennel or-
ganisé à l'occasion de l'inauguration et offrirent au do-
nateur au nom des étudiants une flatteuse adresse de re-
merctment. Les étudiants furent indignés. Quel droit
avait-on de parler en leur nom, et de dire des choses
qui, selon eux, portaient préjudice à leur honneur ?
Ils rédigèrent une déclaration collective dans laquelle
ils constataient que l'adresse était l'acte personnel de
ceux qui l'avaient signée. Qu'arrive-t-il? Leur conduite
est déclarée illégale. Gomment ont-ils osé se réunir ? Gom-
ment ont-ils osé rédiger une déclaration collective? Les
autorités universitaires s'adressent en toute hâte à la
police et lui demandent des secours. Voilà les désordres !
Dans les derniers désordres de Kiev (1884), c'est la
même histoire. L'Université se préparait à fêter son ju-
bilé. Or, il faut le dire tout de suite, l'Université de Kiev
jouit par toute la Russie d'une triste renommée. Nombre
332 LA RUSSIE POLITIQUR ET SOCIALE
de ses professeurs se sont trouvés mêlés à des abus
commis par la municipalité. Certains professeurs sont
connus comme délateurs au point d'être mépri-
sés par la police : <( Chez nous, ce ne sont pas les
gendarmes et les mouchards qui sont à redouter,
disait récemment un membre marquant de la so-
ciété de Kiev : ce sont les professeurs de TUniversité. »
On comprend qu'entre les étudiants et un pareil collège
professoral les rapports ne sont pas très cordiaux. Sa-
chant cela, le recteurde lUniversité ayant peur que, pen-
dant le jubilé, le mécontentement des étudiants ne se
manifestât sous une forme quelconque, se mit pour l'évi-
ter à les «ourtiser et les invita même à participer à Tor-
ganisation de la solennité. L'entente ne dura pourtant
pas bien longtemps. Les étudiants ne pensaient nulle-
ment à faire du désordre; ils voulaient organiser leur
solennité pour qu'elle soit réellement une fête de la
science, une fête intellectuelle. Etant donnée la persé-
cution actuelle contre tout ce qui est lumière et intel-
ligence, ce plan prenait involontairement le caractère
d'une manifestation toute d'opposition. Soudain le rec-
teur change de ton, il déclara grossièrement qu'il était
seul maître de la fête et qu'il organiserait tout, comme
il lui plairait. Les étudiants s'agitèrent. Pourquoi les
avait-on donc invités? N'était-ce que pour les blesser
plus douloureusement et leur rappeler que selon la loi
ils n'étaient rien? Le recteur, voyant grandir le mé-
contentement, décida que, pour prévenir les désordres
possibles, les étudiants ne seraient pas admis au jubilé !
Cette mesure absurde, inattendue, porta tout aussitôt
ses fruits. Les étudiants que l'on n'avait pas admis à leur
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 333
propre fête, que Ton avait irrités et blessés comme à
plaisir, quelques heures seulement avant la solennité,
se rassemblèrent dans la rue devant l'Université, sifflè-
rent le recteur et divers représentants marquants de la
réaction, comme par exemple M. Pobiédonostsev, lancè-
rent même des pierres contre leurs voitures. Dans la
soirée, ils ôrentau recteur un charivari et avec des pierres
brisèrent les vitres de sa maison. C'est ainsi que rUni-
versité fêta son jubilé. Plusieurs jours après, tous les étu-
diants, même ceux qui, au su de tout le monde, n'a-
vaient nullement participé à la manifestation, furent en
masse exclus de l'Université. M. Katkov eut assez d'impu-
dence pour défendre V équité de ce châtiment. « Les étu-
diants qui n'ont pas pris part à la manifestation^ déclara-
t-îldans la Gazette de Moscou^ sont responsables de n'a-
voir pas su la prévenir. » Voilà la logique réactionnaire !
On ne reconnaît pas les étudiants comme corporation ;
on leur défend toute réunion, toute organisation ; en
même temps on admet le principe de la responsabilité
corporative !
L'immense majorité des désordres universitaires a pré-,
cisément ce caractère : ce n'est pas un fait prémédité,
c'est une protestation toute réflective, excitée par un des
innombrables prétextes que fournit l'absence de tous
droits chez l'étudiant. L'arbitraire et l'émeute sont tou-
jours les deux côtés d'une seule et mêmemédaille, mais
assurément dans un milieu de gens jeunes qui s'enflam-
ment plus facilement, l'arbitraire fomente plus souvent
l'émeute que dans un autre milieu. Nos désordres uni-
versitaires, qui ont pour résultat la perte de tant de cen-
taines de jeunes gens, constituent à ce titre un malheur
334 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
inévitable jusqu'au jour où la Russie possédera enfin
des lois fortes qui consacreront les droits de Tindivida
et de toute corporation formée naturellement.
IV
Le rôle de la littérature est bien autrement en vue.
Pendant une période de cent cinquante ans, c'est-à-
dire à partir de sa naissance S la littérature a été dans
les mains de Vintelliguentia le principal moteur du dé-
veloppement politique et social de la Russie. Elle fut
pendant cette période la création la plus marquante du
génie national. Elle est donc profondément intéres-
sante à étudier et il serait désirable que le public fran-
çais en posséd&t enfin un bon aperçu. Intéressante par
elle-même, par ses couleurs originales, par sa hardiesse
1. Notre langue écrite existe depuis presque dix siècles. La Rus-
sie ancienne et la Russie des tzars moscovites possédaient déjà
certains germes de littérature qui produisirent quelquefois des
œuvres d'une grande valeur, la Chronique de Nestor, le Chant
de la légion d'Igor ou la comédie moscovite Frol Skobeieo.
Considérée en général néanmoins, cette littérature est scolastique
et sans portée. Seule, la littérature non écrite, la littérature popu-
laire, -- chansons, ballades et contes — était un vrai trésor de
poésie. La littérature écrite ne se développa qu'après Pierre le
Grand ; c'est sous son règne que Talphabet actuel fut créé.
L'influence européenne, sous laquelle naquit notre littérature,
agit aussi sur la langue qui, au xyiii» siècle, était corrompue
au point de nous paraître aujourd'hui ridicule. On peut considé-
rer répoque de Pouchkine et de Gogol comme le moment où notre
langue s'afl'ranchit et où notre littérature prit un caractère vrai
ment national.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 335
de formes et parfois d'idées, elle est plus intéressante
encore comme reflet fidèle de la vie russe. Malgré les
sévérités de notre censure, notre littérature, considérée
en bloc, peut être caractérisée par son extrême honnê-
teté, sa tendance aiguë à la vérité artistique.
Malgré les nombreuses traductions que Ton a pu-
bliées en France pendant ces dernières années, notre
littérature y est encore très insuffisamment connue '.
A mon grand regret, je ne puis ici lui consacrer Té-
tude dont je sens la nécessité et qui demanderait, hélas !
beaucoup trop de place. J'insisterai donc de préférence
bien plus sur le côté social de la question, que sur
le côté purement littéraire.
Dans le chapitre que j'ai consacré à définir la classe
éclairée, j'ai été constamment obligé de parler de la
littérature. Notre littérature est en effet sa création fa-
vorite : elle l'eflète tous ses traits caractéristiques. Les
tendances générales de Vintelliguentia ont imposé leur
empreinte à la littérature, en lui communiquant du
coup un caractère sérieux. Je n'emploie pas ici le mot
sérieux dans le sens A' ennuyeux^ j'entends dire seu-
lement que notre littérature, par ses convictions, par
ses idées, n'est pas une littérature amusante et même
1. L'admission d'articles, comme celui que mademoiselle Olga
SmimofT y a publié récemment, dans une revue aussi sérieuse que
hi Nouvelle Revue me parait concluant à ce point de yue. Made-
moiselle Smimofi y parle des mérites littéraires de divers arche-
véqaes (Philarète et Innocent) et en même temps elle accorde une
indulgente mention (!) à Chtchédrine (Saltykov). Ce n*est même
pas une appréciation fausse. Je vois d'ici le sourire de madame
Adam si elle avait pu lire elle-même les lourds ouvrages de nos
Bossuets russes et avec son goût littéraire si délié en comparer les
auteurs au talent plein d'éclat et de puissance de Chtchédrine.
336 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ne se propose pas pour but la création d^œuvres
indifféremment belles ou spirituelles. A plus forte raison
encore, elle n'est, le ciel nous en préserve, ni un état,
ni un gagne-pain. Elle se considère comme une grande
œuvre sociale, une grande arme de progrès. Un grand
moyen de développer la pensée nationale. Pour un écri-
vain russe honnête, il n'est rien de plus pénible et de
plus humiliant que d'être obligé de se prêter aux
goûts du public ou de ne travailler que par lucre.
Pour un journaliste, il n'y a pas d'accusation plus bles-
sante que celle de songer surtout au nombre des exem-
plaires vendus.
Quand M. Souvorine*, rédacteur en chef du Nouveau
Temps^ déclara qu'il était temps que la littérature des-
cendH de son piédestal etcomprtt qu'elle était un état
comme un autre, qu'elle était soumise aux mêmes lois
de l'offre et de la demande, et qu'il n'y avait là rien
d'humiliant, l'article fut accueilli comme la manifesta-
tion de la plus éhontée,'de la plus dégoûtante prosti-
tution littéraire.
Jusqu'ici tout écrivain de quelque valeur, de quel-
que honnêteté, a sur lui-même et sur sa profession de
tout autres idées. 11 est un travailleur de la cause so-
ciale, il doit faire non pas ce que désire le public, mais
ce qu'il juge lui-même juste et utile. Une pareille con-
ception de la littérature, toute naturelle étant donné le
caractère de Vmtelliguentia^ fut particulièrement fortifiée
1 , Il se peut que cet article ne fut pas de M. Souvorine, mais de
son coUaborateur le plus intime, M. Bourénine, cela revient au
même, car ils travaillent ensemble et peuvent être mis sur la
même ligne pour les éléments intellectuels et moraux qu'Us ap-
portent dans notre littérature.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 337
par l'école de TArtpour TArt, par Pouchkine et d'autres.
Plus tard cette école a souvent été accusée d'indiffé-
rence pour la vie, reproche complètement dénué de
fondement chez nous. Certainement Pouchkine déclare
hautainement au public :
«
Allez-vous-en, quel besoin
le poète paisible a-l-il de vous !
Certainement, il s'écrie:
Poète, ne donne aucun prix à Taraour du peuple.
Selon l'admirable expression de Ivan Tourgueniev, il
a laissé un magnifique testament à l'écrivain russe :
Par un chemin libre,
va où te conduit ton libre esprit.
Il est pourtant ridicule de voir là de l'indifférence
pour la vie. Ce n'est qu'une manifestation contre la
soumission de l'écrivain au joug de la rue et du mo-
ment. Servir honnêtement la société, l'histoire, c'est
une autre affaire. Pouchkine ne voulait pas être l'es-
clave de la rue et du moment, justement parce qu'il
voulait servir la société et l'histoire. Quand il déclare
avec le même orgueil : « Je me suis érigé un monument
plus grand qu*une œuvre humaine^ » il explique tout
de suite lui-même pourquoi ce monument est grand,
parce que le poète fut utile aux hommes^ fit appel à
la miséricorde pour les misérables^ etc. L'art et la
pensée doivent être libres, mais il tombe de soi
sous le sens, que cet art et cette science libres
22
338 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sont de la plus grande utilité pour les hommes en les
élevant, en élargissant leur horizon, en leur dévoilant
les mystères de la vie. La tendance à servir Thumanité
est si forte, que deux fois déjà deux des plus vigoureux
-talents de notre littérature furent poussés par elle à
des actes voisins de la folie. Gogol abandonna ses
Ames mortes pour publier une absurde Correspon-
dance avec des aints^ dès que son esprit malade s'ima-
gina que cela serait plus utile. Aujourd'hui Léon Tolstoï
abandonne l'art avec mépris, dès qu'il a acquis la con-
viction qu'il avait etiseigné les hommes sans savoir lui-
même ce qu il enseignait...
Notre école naturaliste est imprégnée de cette tendance
à servir l'humanité. L'école naturaliste qui, on peut l'af
firmer, a créé la littérature russe, est elle-mftme venue
au monde au temps de la plus cruelle réaction, sous Ni-
colas I*'^ V intell iguentia voyait trop l'impossibilité abso-
lue d'une lutte directe ; l'élite des forces du pays que n'a-
vaient pas exterminées les représailles qui suivirent
l'émeute du 14 décembre, s'appliquèrent à préparer un
meilleur avenir par le développement intellectuel du
pays. Ce développement devint pour elle un objet d'ado-
ration. Cette même réaction qui persécutait la science,
asservissait l'école, ne tolérait aucune activité politique
et sociale, rendait cependant fort difficile la tâche de ces
pionniers. Quelle voie suivre, quels moyens employer?
Tout était écrasé, mais tout n'était pas écrasé au même
degré. En entrant dans la région de l'art, l'homme
éclairé sentait tout de suite qu'ici il pouvait faire quelque
chose, alors que dans toute autre région il ne pouvait
rien.
LE MOUVEMENT DBS ESPRITS 339
En réalité, ici aussi, la censure ne chômait certaine-
ment pas... Nos censeurs défendaient par exemple un
poème par cette seule raison qu'il parlait d'amour, ce qui
en temps de carême esi inconvenant. L'auteur écrivait-il :
Oh ! combien je voudrais dans le silence des pays déserts,
Ignoré de tous, m'iiabituer près de toi à la félicité.
Le censeur interdisait et ajoutait l'annotation suivante :
« Cela signifie que P auteur 7ie désire pas contitiuer son
service à l'empereur^ afin dUètre toujours avec sa maî-
tresse; au surplus, on 7ie peut s' habituer à la félicité
qu'auprès de t Evangile et iion auprès des femmes^ , »
Le corps de garde où on enfermait les jeunes écrivains
commedes écoliers, dès que la fantaisie en venait àl'admi-
nislration, étaittoujours plein. Néanmoinsl'artétaitconsi-
déré comme une chose si i nsignifiante qu'on ne le redoutait
pas... L'empereur Nicolas n'était pas poltron: il n'avait
pas peur de ce qui, selon lui, n'avait pas uneforce vrai-
ment sérieuse. Et quelle force peut avoir l'art ? Un es-
prit élevé au milieu des baïonnettes, des canons, des
sabres de gendarmes ne pouvait s'imaginer la force que
sous des formes grossières. Assurément une proclama-
tion séditieuse ou bien la critique des actes gouverne-
mentaux, toute intervention directe de la littérature
dans les affaires politiques — c'est dangereux. Mais l'art !
Quelle idée ! — Après avoir fait revenir de l'exil
Pouchkine, l'empereur Nicolas lui posa cette question :
— Dis-moi franchement, Pouchkine, si le 14 décem-
bre tu avais été à Saint-Pétersbourg, aurais-tu pris part
1. Renseignements historiques sur ta censure russe.
^
340 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
à Témeute? — Infailliblement, Sire, répondit le poète.
Cette franchise excessive plut à Tempereur, et, quand
Pouchkine lui promit de ne plus s'occuper de politique,
il lui accorda foi entière. Puisqu'il ne s'occupait effecti-
vement pas de politique, pourquoi ne lui eût-on pas
permis d'écrire ? Quel danger peut présenter un poème
quelconque? L'empereur Nicolas devint le protecteur
décidé de Pouchkine et son censeur. Gr&ce à cette pro-
tection le poète put résister à l'action pernicieuse de la
censure. L'empereur accorda de même sa protection à
Gogol. La célèbre comédie lei{et;f5orfutinteiditepar la
censure. L'interdiction déplut à l'empereur et il donna
l'ordre de mettre en scène cette cruelle satire de sa pro-
pre administration. Dans un des. actes, le préfet lançait
au public, qui riait à gorge déployée : « Qu'avez-vous à
rire ? C'est de vous-mêmes, que vous riez. » L'empe-
reur était au nombre de ceux qui riaient, mais non du
nombre de ceux qui pouvaient comprendre le sens amer
de cette apostrophe. L'Empereur n'était pas seul à agir
vis-à-vis de l'Art avec cette méprisante indulgence.
L'idée était générale. Les uns s'en amusaient, comme
d'un objet de luxe. Les autres le méprisaient tout sim*
plement. Un général, supérieur de Lermontov, lui dit
un jour : « Est-il vraiment possible que vous fassiez des
vers? Rougissez, jeune homme: vous êtes gentilhomme
et of&cier I » Le général n'était pas fâché que Lermoa-
tov dans ses vers se montr&t très révolutionnaire pour
son temps et son pays, oh, nullement! il ne le savait
même pas. Tout simplement des occupations si futiles
lui semblaient indignes d'un gentilhomme et d'un
officier.
LB MOUVEMENT DES ESPRITS 341
Cette méprisante inattention crée pour Tari une situa-
tion privilégiée. La littérature politique, même la plus
modeste, n'était à aucun prix tolérée. Sous lecouvert des
belles-lettres, Gogol écrit ses satires, Hertzen compose
A qui la faute ? et les Mémoires du docteur Kroupov où il
met en cause les bases mêmes de la société humaine ;
Siergueis Aksakov, censeur lui-même, écrit sa Chroni-
que de famille et les Jeunes années du petit-fils de Ba-
grov * qui, peut-être à Tinsu de leur auteur, prononcent
une terrible sentence contre les propriétaires de serfs.
La loi n'a aucune notion des droits de l'homme ; tout
est humilié et asservi. Lermontov ne se lasse pas d'ap-
peler les hommes à la libellé et place V homme au-dessus
de toutes les lois conventionnelles. L'idée fondamentale
de tA?*t pour fArt était elle-même alors pour la Russie
on ne peut plus révolutionnaire. L'homme chez nous
était partout un zéro, nul ne se souciait delui. Dans l'Art,
cette personnalité humiliéenereconnatt au dessus d'elle
aucune autorité, ni celle du gouvernement ni celle de
la société : — a Je ferais ce que je voudrais, déclare-
t-elle, selon les indications de ma raison, de mon talent
et de ma conscience, et personne n'a de pouvoir sur
moi !»
Cette liberté relative attira vers les belles-lettres une
multitude de talents. Il était rare alors celui qui n'es-
sayait pas d'écrire des vers, des nouvelles, un roman.
On s'adonnait à l'Art avec une sorte de piété. Les talents
1. Les romans d'AksakoY qui, en Russie même, ne sont pas suf-
fisamment appréciés,demeurent complètement inconnus àla France.
Cependant, c'est le chef-d'œuvre du roman russe au-dessus duquel
nous n*ayons que les œuvres de Léon Tolstoï.
1
342 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
étaient recherchés, entourés de soins. Découvrir un ta-
lent littéraire, c'était pour tout homme de Vintelliguenr
tia un acte qui lui faisait honneur, un devoir bien doux.
C'est ainsi que fut sauvé pour les lettres le poète
petit-russien Ghevtchenko, et quand ensuite, après
une satire contre le tzar, il fut envoyé au Turkestan
comme simple soldat, Tassistance des admirateurs
de son talent allégea considérablement le poids de ce
terrible châtiment *. Gogol, arrivant ft Saint-Pétersbourg
de la province, inconnu et sans fortune, ne put ainsi
faire son chemin et se livrer sérieusement au déve-
loppement de son talent que grâce à la protection de
Pouchkine et de quelques autres. G>st aussi delà sorte
que put se développer le talent de Koltzov, pauvre petit
bourgeois de province, qui composa d'admirables chants
imprégnés du souQle populaire. Ainsi, et par la force
naturelle des choses et par une préméditation voulue une
multitude de forces, presque toutes celles dont dispo-
sait la Russie intelligente, étaient attirées indéniable-
ment vers les belles-lettres.
L'école naturaliste, à la tète de laquelle on place or-
dinairement Gogol, disciple lui-même de Pouchkine,
avait pour principe une stricte fidélité à la vie réelle, et
ce principe qui fut peut-être raffermi davantage par l'in-
fluence de Balzac, s'accordait, on ne peut mieux, avec les
1. Chevtehenko n'écrivait pas en russe, mais exclusivement en
petit russien. « Je le puis, mais je ne le veux pas »dit-U dans U
même satire. En exil, il lui fut défendu d'écrire et de dessiner, (U
était peintre de talent). Ce châtiment valait les travaux forcés
sous Nicolas et il était infligé très fréquemment. Parmi les
plus éminents auteurs de cette époque, Bestoujev-Marlïnsky, Po-
léjaïev, etc., y furent soumis.
LB MOUVEMENT DBS ESPRITS 343
tendances à servir la société professées par Vintelliguen"
tia. Il est naturel que plus Tart se rapproche de la réa-
lité, plus il en reflète les tendances. Ainsi naît le roman
social qui, de concert avec la satire, est le fond caracté-
ristique de notre littérature.
Le roman social décrit plutôt la société que Tindividu:
ce qui est bien plus artistique, car en réalité l'individu
ne se développe que dans la société. Puis cela donne à
Part une portée sociale directe : Tartiste se transforme
en homme politique, la critique plus ou moins en criti-
que sociale, car tout en analysant les œuvres artistiques,
elle s'occupe à proprement parler de la vie réelle, de
ses aspirations, de ses complications.
Dans la région de la critique d'art, on doit surtout re-
tenir le nom de Vissarion Biélinsky. Tourgueniev com-
parait son influence sur le développement de la civilisa-
tion russe à celle qu'eut Lessing en Allemagne. D'un
incomparable instinct artistique, d'une eitrème honnê-
teté, doué d'une intelligence capable des conceptions
sociales les plus profondes, Biélinsky fit de la criti-
que d'art une telle chaire d'enseignement humanitaire,
que la Russie ne pourra cesser de la regretter, quelles
que soient les limites de développement qu'il lui sera
donné d'atteindre. Biélinsky fut encore un maître de notre
langue russe qui, dans son œuvre, est toujours aussi
forte qu'élégante. Gomme styliste, Biélinsky ne céda le
pas qu'a Granovsky de qui j'ai parlé et dont le style est
le dernier mot du perfectionnement qu'a pu atteindre
notre langue.
Ainsi Yintelligiientia^ ne pouvant directement jouer
un rôle social, se fit de l'Art une compensation, un pe*
3i4 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
lit monde qui lui appartenait sans partage et dans le-
quel elle Jugeait, analysait et créait ses conceptions de
ridéal social. Pour les puissants d'ici-bas, ce petit
monde isolé ne semblait être qu*un jouet. En réalité ,
c'était la vraie vie russe jugée par lapensée naissante de
la classe éclairée. Ce jouet nous apprit à nous connaître
nous-mêmes ; il accomplit la plus grande partie de cet
immense travail de conscience nationale, qui plus tard
obligea Alexandre II à entreprendre les réformes. Du-
rant une période de vingt à trente ans, les belles-lettres
et la critique d'art tinrent à la Russie lieu de tout : de
philosophie, de sociologie, de littérature politique. G*est
par l'art que la Russie fut convaincue de l'imprescripti-
bilité des droits individuels, de l'absolue nécessité d'é-
manciper les serfs, de l'irréfutable importance du self-
govemment^ etc.
Cette grande œuvre de la littérature artistique fit
naître en Russie un profond respect pour l'Art, respect
que ne purent détruire les vicissitudes de l'époque sui-
vante qui y produisirent une vraie révolution.
Cette révolution eut lieu au début du règne d'Alexan-
dre II. Les forces accumulées pendant la période pré-
cédente manifestèrent enfin leur influence dans la po-
litique, et forcèrent le gouvernement à donner une
plus grande liberté à la presse. Jusque-là la littérature
d'art avait régné sans partage. Dès lors, elle dut se
replier sur elle-même pour faire place à la presse poli-
tique. En soi c'est un fait entièrement normal et qu'il
serait ridicule de trouver regrettable. Mais la littérature
politique ne se contenta pas d'occuper la place qui lui
appartenait de droit, elle sortit de ses limites et
r
i
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 345
envahit même le roman, privant ainsi pour longtemps
TArt de sa liberté morale sans laquelle il lui est impos-
sible de se développer.
Gomme tout au monde, cette révolution eut pourtant
sescauses fatales. Âprèslacampagnede Grimée, la Russie
sembla s'éveiller d'un lourd sommeil. Elle se vit au
bord d'un gouffre. La confiance dans la force du gou-
vernement s'écroula. La patrie était en danger ! Tous se
mirent à parler de la nécessité des réformes. L'ac-
tivité politique devint soudain le principal besoin du
moment et la littérature ne put rester insensible à ce
besoin. La pre3se politique apparaît créée pour ainsi
dire de force. Je dis de force, car le gouvernement
d'Alexandre II n'était nullement disposé à tolérer son
apparition. Mais Yintelligueritia se sentait déjà la force
d'agir seule. La presse politique impossible en Russie,
apparaît à Tétranger... « Maintenant ou jamais, » dit
Alexandre Hertzen à la première nouvelle de la mort de
Nicolas, et immédiatement il entreprit à Londres la
publication de Y Etoile polaire que remplaça ensuite la
célèbre Cloche. Vivos voco^ cette devise de la Cloche
devait être prophétique. Le journal, défendu naturelle-
ment en Russie, pénétra pourtant partout, même au
Palais d'hiver, et créa à Hertzen un vrai parti. Dès ce
moment, il devenait absurde de défendre complètement
en Russie la littérature politique. Le gouvernement se
sentit obligé de rel&cher les rênes, d'autant plus que, sous
la pression des circonstances, il était forcé d'entrepren-
dre des réformes sérieuses, et en vertu de ces réformes
d'admettre au ministère et dans les commissions gou-
vernementales ceux qu'il haïssait tant, les rouges :
346 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Nicolas Milioutine et ses coreligionnaires. Le parti des
réformes, dès qu'il occupa une certaine place dans le
gouvernement, ne tarda pas à réclamer le concours de
la presse, étant assuré que, si la moindre liberté lui était
donnée, la presse défendrait de toutes ses forces les
réformes. Cette prévision se trouva justifiée avec éclat.
La presse, à. laquelle il fut enfin possible de parler, mit
en vue de remarquables talents, parmi lesquels il faut
retenir les noms de Tchernychevsky et Dobrolioubov *.
En quelques mois, les réactionnaires furent tellement
refoulés par la presse, qu'ils n'osaient souffler mot, et
s'ils s'y risquaient, — comme le journal de la noblesse,
Viest — ce n'était que pour devenir un objet de risée
générale. Bref, la pres?e posa de telle sorte la question
de l'émancipation des serfs (la première à l'ordre du
jour) que tout pas en arrière devint tout simplement
impossible.
La presse dépassait de beaucoup les limites que
les rouges du ministère tenaient pour nécessaires. La
classe éclairée voyait alors dans ses rêves une révo-
lution générale en Russie, peut-être pacifique, peut-être
sanglante, très nuageuse dans ses détails, mais en tous
cas rebâtissant le pays entier, de haut en bas, sur
les bases de la liberté et de la justice. La presse lui
préparait le terrain, elle s'attaquait à tout fait de vio-
lence, d'injustice, d'exploitation, elle s'efforçait d'extir-
per tout ce qui est indigne^ sauvage y méchanL —
La certitude de l'approche de la révolution faisait illu-
sion à tous les esprits et les mettait tous dans un état de
i. Ils écrivaient tous les deux dans le Contemporain, qui devint
bientôt Torgane le plus influent de notre presse.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 347
surexcitation fiévreuse. Tout le monde veillait dans
Tattente de grands événements. Le moment semblait
exceptionnel et il Tétait en réalité. Il fallait travailler
sans perdre une seconde.
Gommant eût pu se dérober à ce travail la littéra-
ture d'art qui, depuis longtemps, avait si vaillamment
servi la Russie, qui par ses services s*était érigé un
monument plus grand qu'une œuvre humaine?... La
réponse n'était pas douteuse. La tendance civique
emporte la littérature avec une force irrésistible.
L'Art, Tétemelle beauté, la création — tout cela est
parfait, tout cela l'a été et le sera de nouveau dans son
temps. Maintenant il faut lutter. Le roman, la nouvelle,
la poésie — tout devient tendantiel. ils accusent, lan-
cent des proclamations, excitent, peignent le por-
trait de vertueux citoyens comme on n'en a jamais
vu. Chacun cherche à faire progresser une idée quel-
conque. A la tète de ce roman tendantiel qui a longtemps
régné et qui maintenant encore n'a pas entièrement
disparu, il faut certainement placer le Que faire? de
Tchernychevsky. Ce roman fit en Russie un bruit sans
précédent, il fut bientôt interdit et resta pendant de
longues années l'évangile de la jeunesse. On en imitait
les héros, on formait ses idées à leur école. Au point de
vue de l'Art, ce roman est pourtant fort ordinaire.
Tchernychevsky est grand comme penseur; comme
économiste, il est le premier en Russie, comme publi-
ciste, il a fort peu de rivaux, mais il n'est pas roman-
cier ^ Seules, plusieurs scènes de Que faire? peuvent
1. Il existe un autre roman de Tchemychevsky, celui-là, inachevé.
Le prologue du prologue. CSertes, il n*est nullement remarqua-
348 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
être considérées comme passables. Elles empoignent le
lecteur non par Tart, mais par la pensée. Dans les ro-
mans à tendance de Mikhaïlov(Cheller), Kholodov,Ghirse
et d'autres, les qualités de Que faire ?nese retrou-
vent plus qu'à des doses microscopiques, tandis que
ses défauts grandissent dans une proportion toute con-
traire. La tendance n'existe pas seulement dans le camp
des progressistes. Les ouvrages des réactionnaires
Stebnitsky et plus tard Avséienko, Boleslas Markévitch,
etc., sont, sous ce rapport, encore plus monstrueux.
Markévitch ne peut s'imaginer un of&cier de la gendar-
merie qui ne soit « élégant, » et un nihiliste qui ne soit
0 un être monstrueux, méchant et faible ». Un libérai
est toujours chez lui un sot et un lâche ; le gentilhomme
conservateur resplendit de beautô.physique, d'esprit, de
ferme volonté... Les romans peignent toujours les fu-
nestes conséquences du nihilisme K La tendance nuit
même à des talents très remarquables, comme celui de
Piesiemsky, oblige un poète de talent. Alexis Tolstoï à
écrire contre les nihilistes des vers absolument mau-
vais. La même tendance civique préjudicie même à
Tourgueniev en l'obligeant à faire le portrait des gé*
nérations. Dans Pères et Enfants, il est déjà forcé de
recourir à de fausses généralisations. Dans Terres
ble au point de vue artistique, mais il a beaucoup d'intérêt, car il
met en scène un grand nombre d'hommes politiques très connus
du dernier règne que Tchernychevàky eut souvent l'occasion d'ob-
server.
1. Mademoiselle Olga SmirnofiT, dans son article, traite cet au-
teur de romancier de talent. Peut-être en était-il doué natureUe-
ment, mais ce don fut écrasé par les tendances politiques; il n*a
pas écrit un bon roman.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 349
vierges^ il décrit tout simplement des choses sur les-
quelles il n*a aucune notion.
A coup sûr, cette furie de tendance influa bien plus
funestement sur les talents jeunes qui n'avaient pas
encore mûri. Tels Pomialovsky, Rechetnikov. Sortis
des classes inférieures, ces romanciers brûlaient d'indi-
gnation. Ils ne se souciaient nullement de Tart. Ils ne
brûlaient que d'un seul désir — montrer toute l'étendue
du mal. S'ils eussent vécu vingt ans plus tôt, leur talent
eût sans nul doute grandi sous d'heureuses influences et
qui sait, ils eussent peut- être créé quelque grande
œuvre. Il en arriva tout autrement. Les Esquisses de
la Bourse (séminaire) de Pomialovsky étaient pleines de
promesses. L'auteur mourut bientôt et il ne pouvait pas
ne pas mourir. Il menait une vie affreuse. Brisé par la
terrible lutte qu'il eut à soutenir pour sortir de son mi-
lieu, plein d'une haine brûlante pour l'ordre établi, il
buvait, il buvait sans pitié, il se tratnait sans cesse dans
d'ignobles bouges au milieu des adeptes du crime et
de la débauche, en partie pour sonder la profondeur du
mai social, en partie par une sorte de désir maladif de
montrer à la société comme il faut qu'il ne voulait pas
rester en sa compagnie, qu'il préférait à ses vertus hy-
pocrites — la société des voleurs et des femmes publi-
ques. La vie de Rechetnikov fut courte également.
Les Podlipovtzy et Où estM mieux? malgré l'absence
complète de science de l'art, contenaient les germes d'un
grand talent. Ce talent ne fut jamais développé. Fils de
prolétaire, facteur de son métier, ayant reçu une éduca-
tion des plus médiocres, Rechetnikov entra dans la litté-
rature avec le seul désir de montrer combien souffrait
350 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
le pauvre peuple. Il est même douteux qu'il ressentît
un désir quelconque de travailler à se perfectionner
dans TArt; puis il ne l'aurait même pas pu, écrasé qu'il
était par la misère...
La critique d'art était loin de contrecarrer la propaga-
tion excessive des tendances civiques; au contraire elle
la secondait de toutes ses forces. En réalité, elle
s'était elle-même complètement anéantie de sa propre
volonté et s'était transformée en critique sociale. Le der-
nier critique littéraire Dobrolioubov consacrait déjà à peu
près toutes ses forces à la politique sur le terrain de la
critique littéraire, Dobrolioubov comprenait encore les
exigences de l'art et il pouvait beaucoup lui donner.
Son successeur Pissare v — (Dobrolioubov mourut bientôt)
— alla plus loin. Tout simplement il déclara la guerre
à TArt, à l'esthétique. Il dépensa la plus grande partie
de son immense talent en de hardis paradoxes et en
une sophistique destinée à ruiner le prestige des grands
maîtres de l'art, tels que Pouchkine, etc. Le but direct
de cette tactique était de détourner les talents de l'Art
et de les pousser à une activité utile,,. Cependant chez
Pissare V, ainsi que chez une multitude de ses contem-
porains, outre les calculs utilitaires, il y avait encore
quelque chose de plus fort, un sentiment instinctif.
C'était le même sentiment qui, chez les premiers chré-
tiens, poussait à détruire les chefs-d'œuvre de l'art
antique. Tout cet art est la création du péché ^ il est
acheté au prix du sang et des larmes du peuple! Com-
bien de gémissements durent retentir dans toute la
Russie pour que les régions supérieures de la société
pussent entendre l'admirable harmonie des vers de
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 351
Pouchkine ou delà musique de Glinka ! Le gentilhomme
faisait pénitence de son péché historique envers le
peuple, il s'écriait avec Niekrassov :
D*entre les joyeux et les bavards,
qui baignent leurs mains dans le sang,
emrnèn>moi dans le camp de ceux qui périssent
pour la grande cause de TAmour.
Par un sentiment tout naturel chez un pénitent, il se
mettait, comme Pissarev, à haïr toutes ces délices que
le péché lui avait données à lui ou à ses pères. 11 ne niait
pas que ces délices suprêmes devaient être à la portée
des hommes, mais de tous. Que TArt se développe,
mais seulement lorsque tout le peuple sera en état d'en
profiter. Et jusqu'à ce temps — à bas toutes les jouis-
sances futiles ! Nous avons assez bu le sang du peuple,
il est temps de le servir, de ne faire que ce qui lui est
utile. 11 faut étudier et enseigner, il ne faut pas jouir...
Mais l'Art ne peut-il aussi servir d'enseignement?
Le noble repentant successeur de Pouchkine, Bié-
linsky, savait parfaitement qu'il en était ainsi; il ne
voulait pas y penser. Il devint plein de suspicion contre
lui-même. Dès qu'il s'agissait de quelque chose qui pou-
vait lui faire éprouver des jouissances — il s'inquiétait :
n'était -il pas amolli par son propre désir de jouis-
sance? Non, décidait-il, il est plus sûr de rejeter cela
entièrement. La conscience sera plus tranquille...
Ainsi la vivacité du mouvement réformateur portait
des contrecoups très sensibles à l'art. Beaucoup s'en
désintéressèrent. Les réformes d'Alexandre II, si res-
treintes qu'elles fussent, firent tout de même sentir à la
352 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Russie un énorme besoin d'hommes éclairés capables à
s'adonner aux affaires sociales — arbitres,jugesdepaix,
avocats, membres du zemslvo, instituteurs, etc. Cela
diminuait certainement en très grande proportion le
contingent des forces intellectuelles qui pouvait rester
pour la part de la littérature. Enfin, dans la littérature
même, la presse recrutait aussi ses forces parmi ceux
qui jusque-là appartenaient à Part...
Une telle situation n'aurait pourtant pas eu de consé-
quences particulièrement nuisibles, si elle n'avait pas
été compliquée d'autres circonstances encore. U ne faut
d'ailleurs pas grossir outre mesure lé mal causé par
la manie de la tendance. Malgré tout, le respect pour
l'art indépendant avait poussé de si profondes racines en
Russie que nulles tendances politiques ne pouvaient les
arracher. Dans le courant des trente dernières années,
nous voyons réellement chez nous une série de grands
talents qui pourraient rendre fière n'importe quelle épo-
que. Léon Tolstoï, Dostoievsky, Niekrassov, Chtchédrine
(Saltykov), Ostrovsky, Tourgueniev S Glièb Ouspenky,
talent un peu maladif mais colossal ; un certain nom-
bre d'écrivains moins puissants mais toujours mar-
quants: Vsévolod Krestovsky (pseudonyme) *, Alexis
i. GontcharoY, dont le roman Oblomov est un des plus
grands chefs-d'œuvre de notre littérature ne peut presque pas être
considéré comme appartenant à notre époque. Son Abîme ne vaut
déjà pas grand'chose et en réalité il a fini sa carrière littéraire
avec Oblomov.
2. Outre Vsévolod Krestovsky (pseudonyme), il existe encore un
vrai Vsévolod Krestovsky, qui a fait beaucoup de bruit avec ses
interminables Repaires de Saint-Pétersbourg, mais qui est un
écrivain sans valeur.
r
I
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 333
Tolstoï, Kourolchkine, et parmi les tout l'eunes, Gar-
chine : cela n'est déjà pas si pauvre. Il serait certes
difficile de dire que sur aucun de ces écrivains les ten-
dances civiques aient eu une influence irréparable.
On peut êtresûrque, sans d'autres influences nuisibles,
notre Art, tout en cédant une certaine partie du terrain
à la littérature politique, aurait tout de même continué
à se développer avec une force et une plénitude suffi-
santes. Par malheur, le sort funeste de la Russie conti-
nua à lui porter de nouveaux coups, à F Art autant qu'à
la littérature politique, et conduisît enfin de nos jours
toute littérature quelconque à une situation absolument
anormale.
La révolution attendue par V intclligueiiiia fit fiasco.
Les forces réformatrices et les forces réactionnaires du
pays se trouvèrent en proportion telle qu'elles arrivaient
tout juste à se paralyser mutuellement et n'aboutis-
saient qu'à une sorte de piétinement sur place, à une
sorte de décomposition. Elpourquoi cela, alors qu'il est
évident que les forces réformatrices étaient infiniment
plus nombreuses? Parce que les réactionnaires étaient
organisés, leurs forces condensées dans les mains
d'un gouvernement et la force réformatrice dispersée
partout le pays et complètement désorganisée... Le
moment où cet état de*choses se dessina nettement des
deux côtés fut le signal de la réaction gouverne-
mentale, qui avec des repos insignifiants s'est pro-
longée jusqu'à cette heure. Cette réaction systéma-
tique n^a pu encore créer dans le pays aucun appui
conservateur dont le gouvernement puisse s'étayer.
Le gouvernement est continuellement obligé de se
23
354 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tenir sur le pied de guerre. De son côté, Vintelliguen-
tia voit aussi que les réformes ne font presque nul
progrès, et qu'en tous cas elle ne parvient à rien
créer de stable. Naturellement un mouvement ré-
volutionnaire qui dépasse la politique réformatrice et
est nettement antigouvernemental et insurrectionnel
se produit dans le pays.
La littérature se trouve alors placée dans une situa-
tion fort triste.
Lapressedela période précédente avaitsu acquérir une
immense influence et créer en Russie des forces énor-
mes. Elle avait atteint ce but par le développement et
la propagande des principes généraux. Elle parlait de
Dieu, mais elle n'osait toucher ni au prêtre ni au sa-
cristain. Elle parlait de V autorité el ne faisait aucune
mention ni du tzar, ni même du dernier sergent de
ville. Elle parlait des lois de la production et de la dis-
tribution, sans oser effleurer les plus injustes articles du
code. Tout cela était parfait pendant un certain temps,
mais il est évident que, lorsque les bases générales de
la philosophie sont suffisamment éclaircies, il est
enfin indispensable de passer à la pratique, il est indis-
pensable de s'occuper des choses qui se font aujourd'hui,
demain ; en un mot , c'est l'avènement de la presse poli-
tique au sens étroit du mot. Cet' avènement fut pour-
tant absolument impossible. Les sévérités de la censure
grandissaient de plus en plus. Notre presse fut natu-
rellement obligée de se taire^ c'est-à-dire de périr. Les
meilleurs écrivains durent renoncer à écrire. Certaine-
ment, il y eut chez nous des essais de littérature politique
chaque fois que cela fut possible : tels sont, par exem-
LE MOUVEMENT DEâ ESPRITS .355
pie, les travaux de MM. Golovatchev, Demert, Elisseïev,
Gradovsky, etc. Mais ils avaient beau avoir du talent :
ils ne pouvaient toucher les questions gouvernemen-
tales, c'est-à-dire celles qui sont tout actuellement.
Le publiciste le plus typique de ces temps malheureux,
c'est M. Mikhaïlovsky*. C'est un grand talent, renforcé
par une érudition très remarquable et ayant même la
profondeur de la pensée. 11 a un seul défaut : c'est
de vivre de son temps. A quoi lui servirait son talent
à une époque, qui impose à l'écrivain de traiter les ques-
tions sociales et politiques — et en même temps ne lui
permet pas de souffler un mot sincère et clair sur ces
questions? Un cachet de tristesse, de prostration, s'im-
prime d'abord sur les œuvres de ce publiciste. Puis il
quitta la littérature et maintenant il est employé de
chemin de fer. C'est un véritable symbole de notre presse
entière. Aussi sa réputation pâlit-elle ; le public la traite
déjà avec mépris et la raille.
Cette presse émigré en partie, je le sais, au delà de
la frontière. Dans la période précédente, nos publicistes
de l'intérieur avaient si bien conquis le public que leur
influence est devenue plus vaste que celle de Hertzen
ou de Bakounine, que l'influence de l'Emigration. Peu
à peu la situation change. Les derniers échos de l'in-
fluence des publicistes de l'intérieur, c'étaient les ou-
vrages de M. Flerovsky et surtout les Lettres histori-
ques de M. Piolre Lavrov, livre un peu lourd, mais très
profond. L'auteur y étudie les devoirs de l'homme et du
citoyen, et il tâche de les établir avec la netteté d'une
formule mathématique. Il y a très peu de livres qu'on
1. Un des rédacteurs des Annales de la Patrie»
336 • LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
puisse lui comparer pour Timportance sur le dévelop-
pement du parti révolutionnaire. Mais comme je l'ai déjà
dit, ce furent les derniers succès de nos publicistes.
Persécutée et abattue la presse se tait ou émigré à
l'étranger. La voix de Bakounine retentit de nouveau.
Lavrov s'exile. 11 parait a l'étranger une série de jour-
naux, de brochures, de proclamations *. Ensuite l'im-
primerie des révolutionnaires qui avant n'apparaissait
qu'a de rares intervalles au delà de nos frontières,
s'établit au cœur de la Russie — en secret bien entendu.
L'influence de cette littérature produit un des plus
intéressants phénomènes de la Russie actuellement: le
mouvement révolutionnaire. En même temps, la litté-
rature légale restait sans aucune influence sur ce mou-
vement et n'osait même pas en parler!
Certes la chute complète de notre presse était inévi-
table dans ces conditions. S'il est vrai qu'elle tâche de
mettre à profit tout moment de liberté pour dire son
mot, ces moments sont rares et courts. Les journaux
1. Parmi les publications faites à l'étranger, on peut remarquer
les publications de M. Lavrov : En avant! recueil non périodique
{six granls volumes), puis sous le môme titre un journal mensuel.
Parmi les publications de M. Bakounine, une surtout a fait beau-
coup de bruit. Les principes autoritaires et f anarchie. Le Tocsin^ de
M. Tkatchev ; L'Ouvrier ; La Commune. M. Dragomanov a publié un
recueil en plusieurs volumes et en langue ukrainienne Gromida
(Commune). Citons encore un journal constitutionnel, La parole
libre, organe de l'Alliance des zemstvos, qui fut accusé de quelques
liaisons avec le monde officiel. Actuellement on publie à l'étran-
ger. La Cause générale (journal cons>titutionnelJ, Le Messager de la
Volonté du Peuple, (revue révolutionnaire) de publicité irréguliér«.
Ajoutons les publications d'un groupe socialiste La délivrance du
travail, celles de M. Dragomanov. Je ne cite pas une foule de
brochures et de proclamations qui forment toute une littérature.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 357
seuls peuvent en profiler. Est-ce pour cela que la presse-
quotidienne se développe beaucoup plus qu'avant. Elle
bat partout la revite. Mais toute leste et flexible qu'elle
est, elle ne peut faire Timpossible, et demeuse en
somme très nulle.
La littérature hors la loi ne peut certes pas sup-
pléer aux lacunes causées par l'oppression de notre gou-
vernement. Notre presse libre, sans distinction de ten-
dances, compte de très grands talents au sens littéraire,
mais la presse ne peut se développer d'une façon nor-
male et avec quelque richesse que sur le sol natal en
rapports permanents avec la vie. Sa place n'est pas à
l'étranger. La presse révolutionnaire à l'intérieur de la
Russie, toujours écrasée par la police n'a jamais pu dé-
passer les limites des petites feuilles. Parmi celles-là,
le journal Narodnaîa Volia * a fait beaucoup de bruit,
il n'a pu cependant publier que dix numéros en cinq an-
nées (abstraction faite des suppléments). En de telles
conditions, on peut composer de bonnes proclamations ;
pas davantage. . . Encore est- il que la durée moyenne de la
vie active d'un révolutionnaire russe ne dépasse guère
six mois à un an. Il est évident que c'est peu pour mû-
rir un talent naissant. En somme, notre presse dé-
périt visiblement. Jusqu'ici, même depuis l'avènement
d'Alexandre III, elle n'est pas réduite à l'état piteux
qu'elle atteignait sous Nicolas 1®', ou pour mieux dire,
elle n'est pas encore anéantie. Elle existe, mais elle est
impuissante. La presse politique est passée aux mains
des agents directs du gouvernement, qui n'ontpas besoin
1. La Volonté du peuple.
358 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
de talent et ne sont pas choisis, cela va sans dire, en rai-
sonde leur valeur littéraire *. «Mieux encore, le gouverne-
ment tolère, dans la presse politique, des marchands
confmeM.Souvorine,qui tournent du côté d'où souffle le
vent. Enfin, dans l'opposition, on n'admet que des nulli-
tés. Gomme elle ne manque pas de gens de talents, elle
est sans cesse écrasée par le gouvernement d'Alexan-
dre III. Ce fut le cas des Annales de la patrie^ de La
Voix^ du' Télégraphe de Moscou et d'un grand nombre
d'autres périodiques.
Quelle est la situation actuelle de la presse, le lecteur
pourra s'en faire une idée plus juste par la liste des su-
jets qu'il était interdit de débattre en 1881 et en
1882 *. La liste des livres défendus est aussi très ins-
tructive. En 1884, le gouvernement a défendu la lec-
ture aux bibliothèques de toute une liste de livres : 125
titres. Toutes les meilleures revues russes qui aient
jamais existé (le Messager de t Europe excepté). Les œu-
vres de presque tous nos publicistes importants y figu-
rent ^ Des écrivains étrangers on a défendu divers
écrits de Louis Blanc, de Proudhon, de Lassalle, de
Marx; on a défendu même le livre de Sudre, Le
communisme', cet auteur fait justement la guerre au
communisme. Qu'importe ! Nos gouvernants sont si
1. n y a bien de journaux en Russie qui touchent un subside;
ceux qui le reçoivent le plus franchement sont La Gazette de Mo$cou
de M. KatkoY, La Gazette de Saint-Pétevsbourg ^i Le irtevim,etc. Du
reste, ce dernier y a maintenant renoncé.
2. Voir l'appendice G.
3. Blagoyiestchensky, Bajine, DubroliouboY, JoukoYsky (Jolian),
Zassodimsky, Zlatovratsky» MirtOY MikhaïloY (ScheUer), Mikhaî*
loYsky, PissareY, PomialoYsky, Priklonsky, Flerovsky.
LE MOUVEMENT DBS ESPRITS 359
instruits qu'ils ne savent même pas ce que contiennent
les livres qu'ils défendent. Plus loin, c'est le tour des
œuvres d'Agassiz, de Quetelet, de la Géographie d'Eli-
sée Reclus, des œuvres de Spencer et môme de celles
d'Adam Smith ! Il est vrai qu'Adam Smith a été réha-
bilité plus tard. Je n'insiste pas. On voit ce qu'est la
position de notre littérature sous ce despotisme éclairé,
comme on appelle quelquefois en Europe notre mo-
narchie.
Jusqu'à un certain point, la littérature d'art tient lieu,
comme auparavant, de littérature politique. Je remarque-
rai ici que c'est Isl Satire qui résiste le mieux à la crise.
C'est une circonstance bien caractéristique . La Satire existe
chez nous depuis les temps le plus reculés, et elle est de-
venue chez nous la forme d' œuvres d'art plus nationales
peut-être que le roman social. Les premières œuvres
importantes de notre littérature revêtaient un caractère
satirique: satires deKantemir, comédies de Von-Vizine,
écrits de Krylov. Derjavine lui-même tendait parfois
à la satire ; Griboïedov {Trop (T esprit porte malheur)^
Gogol viennent ensuite. De nos jours, ce sont Niekras-
sov (poésies), Ostrowski (comédies), Chtchédrine (Salty-
kov), sans compter une dizaine de talents moins grands
bien que toujours très appréciables, comme Kourotch-
kine, Dobrolioubov, Minaïev, etc. Sitôt que l'existence
est possible pour la presse, des journaux satiriques sur-
gissent immédiatement, et ordinairement ils sont rédi-
gés avec talent. Tels avaient été les journaux de Novi-
kov et de Krylov. Sous Alexandre II, ce fut le Svistok
{Sifflet) de Dobrolioubov, étincelant d'esprit, la terreur
des réactionnaires; puis VIskra {Etincelle) de Kou-
360 LA RUSSIE POLITIQUE KT SOCIALE
rotchkine, le meilleur de nos journaux à caricatures.
Au début du règne d'Alexandre III, quand le gouverne-
ment n'était pas encore de force à serrer de trop près
la presse, le meilleur journal politique d'alors {Télé-
graphe de Moscou) publia une partie satirique dont les
articles très spirituels furent attribués à Minaïev. Du reste,
les suppléments satiriques abondèrent chez nous après
le Svtstok. L'avènement de la satire indique une épo-
que où la discordance entre les conceptions idéales de
la société et la réalité éclate en plein jour. Un certain
degré d'idéal'sme est indispensable à la satire, puisque
c'est par comparaison avec l'idéal que la vie actuelle peut
paraître ridicule ou viciée. La multiplicité et la profon-
deur de la satire russe est un indice du vaste idéal de
Yintelliguentia, Notre satire cite devant son tribunal
l'ordre social tout entier. Si Gogol et Griboïédov se
tiennent dans le domaine de la bureaucratie et de la
noblesse, les satires de nos contemporains pénètrent plus
profondément dans la vie de notre pays.
Oslrovsky,* le représentant le plus considérable, après
Gogol, de notre drame, a sa note à lui ; il écrit des
comédies de la vie de notre bourgeoisie. Plusieurs ty
pes crér^s par lui sont aussi immortels que ceux de
Griboïédov et Gogol. Mais les chefs-d'œuvre de la satire,
c'est à Ghtchédrine (Saltykov) que la Russie les doit.
Ecrivain extraordinairement fécond et universel, il peint
dans ses satires toutes les faces de la vie actuelle. Son
ingéniosité est étonnante. C'est une source intarissable
de plaisanteries et de railleries, tantôt gaies, tantôt ac-
cablantes. Il a su vaincre par son talent ceux mêmes
qu'il châtie. La censure elle-même ne lève pas quel-
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 36i
quefois le doigt surChtchédrine, et aux moments où la
presse est muselée, il sait toucher au point le plus épi-
neux de Tactualité. Il tratna sur la scène les créateurs
de la Ligue sainte, ch&tia Tespionnage, dit toute la
vulgarité de la réaction gouvernementale, etc. Bien en-
tendu, un grand nombre de ses écrits sont défendus,
mais il sait éluder les difficultés ; il a même créé son
langage à lui, un langage de serfs, comme il l'appelle
lui-môme, un langage excessivement flexible qui taille
comme un rasoir sans donner à l'adversaire l'occasion
de lui chercher noise sur quoi que ce soit. Abstraction
faite de ce langage qui est tout russe, le public français
pourrait se faire une idée de Ghtchédrine par Paul- Louis
Courier. 11 y a bien des traits communs dans leur fa-
çon d'écrire. Si Paul-Louis, comme styliste, est bien
au-dessus de Ghtchédrine, en revanche il lui est infé-
rieur comme artiste. Ghtchédrine est artiste de premier
ordre. Il a créé des dizaines de types et les a ciselés
avec une profondeur et une netteté étonnantes. Je ci-
terai les types de notre bourgeoisie naissante (Kolou-
paëv, etc.) plusieurs types de notre bureaucratie, puis
loudouchka du roman Les Messie^ rs Go/ov/ev. C'est
un avare tout à fait particulier qui augmente d'un nou-
veau type la collection d'avares créés par Molière, Bal-
zac, Gogol, etc.
En étudiant la satire russe, on ne peut se dispenser
d'indiquer son ton général de confiance en elle-même.
Elle s'en tient de préférence au sarcasme indigné et
ne se laisse que très rarement entraîner vers les ana-
thèmes de désespoir. La satire du célèbre Niekrassov
est la plus sombre. Son talent, développé dans les der-
}
362 LÀ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
nières années du servage, en garda à jamais une em*
preinte de tristesse qui, si elle n'est pas désespérée,
n'en est pas moins désolée.
Tais-loi, Muse de vengeance et de douleur !
Je ne veux plus troubler le sommeil d'aulrui ;
nous avons assez maudit,
s'écrie le poète, et il ajoute :
A quoi bon parler, à quoi bon écrire ?
Tu ne réduiras pas le nombre des sots en Russie,
et lu attristeras le sage.
NiekrassoY, noble d'origine, est par excellence le poète
des douleurs populaires. Il a écrit bien des tableaux
poignants de la vie populaire, il a créé plusieurs types
coulés en bronze; le plus beau est le Koulak repen-
tant Vlas, les bourlaks (haleurs), etc. Mais il ne donne
presque point de tableaux sereins. Cependant le poète
les voyait. Les Enfants des paysans sont une scène
ravissante, pleine de lumière. On trouve encore chez
lui une scène de la vie heureuse des paysans, une
idylle sereine dont le charme est difficile à interpréter,
si ce n'est dans une version littérale. Savez-vous où se
passe cette scène ? Elle se passe en rêve. C'est le rêve
d'une veuve de paysan qui gèle dans la forêt ' où elle
s'était rendue pour fendre du bois afin de chauffer
ses orphelins affamés et transis. Tout Niekrassov est
dans ce poème. Cependant l'anathème est l'excep-
1 . L'homme qui meurt de froid s'endort et a, dit-on, des rêves
heureux.
LE MOUVEMENT DBS ESPRITS 363
tion. Notre satirique est toujours comme étonné qu'un
mal si absurde puisse exister, il ne peut croire que
ce mal n'ait pas disparu... De nos jours, c'est-à-dire
sous Alexandre III , Chtchédrine pousse un cri dé-
sespéré... C'est une superbe satire, Le cochon triom-
phant. J'étais habitué jusqu'à présent, dit ]e satiri-
que, à endurer tous les maux avec l'assurance étourdie
que « si Dieu ne le permet, le cochon ne nous dé-
vorera pas » (proverbe russe). A présent pour la pre-
mière fois le satirique est effrayé. Il s'écrie : « Le co-
chon nous dévorera, il nous dévorera ! » N'exagérez
pas pourtant cette frayeur ! Regardez cet homme épeuré
malmener ce cochon, — la réaction triomphante, — et
vous vous convaincrez qu'il est bien loin du vrai dé-
sespoir.
Il y a dix-huit mois, une photographie circula en
Russie où elle était, bien entendu, interdite. On peut la
considérer comme l'emblème de notre satire. C'est une
forêt sombre et impraticable envahie par les ténèbres
de la nuit. Un homme effrayé glisse entre les arbres,
un livre à la main : c'est Chtchédrine. La figure, sa
pose sont admirablement saisies. Il semble attristé^
épeuré. Des monstres fourmillent autour de lui, un
serpent essaie de le mordre , le cochon triomphant
qui vient d'être malmené par le satirique, le menace
de ses défenses et est en train de le saisir par la jambe,
traînant toujours un grand sabre de gendarme bouclé
par une ceinture à son ventre. Des feux follets bril-
lent entre les arbres, ce sont les yeux des espions
qui remplissent le pays. Au fond, dans le brouillard
de la nuit , on aperçoit l'ombre d'un gendarme aux
d6( LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
yeux étincelanls. Le satirique glisse limîdemenf entre
ces monstres, mais où va-t-il? Oh I il voit une issue.
Cette forêt avec ses monstres a beau d'être effrayante,
la lumière s'y fait voir par la clairière et elle brille sur
une plaine éloignée ; le premier rayon du soleil levant
éclaire la silhouette d'un paysan. C'est vers ce soleil
brillant de l'avenir qui va disperser les ténèbres et les
horreurs de la nuit, que le satirique s'achemine. Le
tableau porte l'inscription :
La voie est pénible, mais Taurore est prochaine!
Est-elle prochaine, cette aurore? En attendant, la
voie de la littérature est horriblement pénible. Elle
l'est tellement que la littérature politique épuisée ne
marche plus, elle s'y traîne. La satire tient encore,
mais c'est toujours en la personne de Chtchédrine
presque seul. Le roman social a souffert davantage.
J'ai déjà dit plus haut que la situation présente de la
littérature d'art est infiniment plus menaçante pour
elle que les entraînements politiques de 1860. Ce qui
écrase la presse écrase aussi la littérature d'art.
La censure en Russie a presque toujours été exces-
sivement sévère et stupide. Mais jamais elle n'a exercé
une influence aussi écrasante sur la littérature d'art
que de nos jours. Les privilèges de l'Art ont été abolis.
On a cessé de le dédaigner, on commença à le craindre.
11 a presque moins de liberté que la presse. Cependant,
grâce au développement du mouvement révolution-
naire, l'écrivain qui veut représenter la vie actuelle
touche de plus en plus souvent, et bien malgré lui, aux
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 365
questions épineuses. Une œuvre, poème ou roman,
n*esl grande que si elle reproduit le type social. Par
le temps qui court, l'importance du type révolution-
naire est telle en Russie qu*on ne saurait peindre notre
société sans toucher, d'une manière ou d'une autre,
aux révolutionnaires. Or, avec la censure c'est abso-
lument impossible. La poésie et le roman sont ainsi
fauchés à la racine. On ne peut affirmer que le ta-
lent créateur soit exterminé chez nous, toutefois, si
nous trouvons quelque part des tentatives poétiques,
c'est dans les publications révolutionnaires. Telles sont
par exemple les Dernières confessions dans le nu-
méro l de la Volonté du Peuple. C'est une scène vrai-
ment belle et très puissamment conçue. L'auteur met
en scène deux hommes de philosophies opposées : l'un,
prêtre honnête, intelligent, convaincu ; l'autre, révolu-
tionnaire condamné à mort, pour tentative d'assassinat .
« Tu es venu entendre ma confession, dit-il au pope, je
ne crois pas en ton Dieu : mais si tu en as le désir,
écoute :
Dieu, pardonne-moi d'avoir aimé chaleureusement, comme
frères, les pauvres et les aifamés ;
pardonne-moi de n'avoir pas traité le bien éternel comme
an conte irréalisable ;
pardonne-mqi d'avoir servi ce bien, non seulement par la
langue mielleuse,
mais par mon être entier : par mon esprit, par mon cœur,
par mes mains...
pardonne-moi, d'avoir exécuté les assassins pour leurs meur-
tres;
pardonne-moi, étant né comme un esclave parmi les esclaves,
de mourir à présent parmi les esclaves comme un homme
libre.
366 Lk RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Le rapprochement de ces deux types par un homme
de talent, qui écrit en vrai russe, aurait pu être le sujet
d'un grand poème.
C'est comme un grand talent qui se manifeste dans
les Chants de la jeune génération récemment pu-
bliés dans le Messager de la volonté du Peuple, On
y voit encore une fois des germes qui auraient pu
éclore dans des conditions favorables, en un grand
poème. Mais à vrai dire, les journaux révolutionnaires
sont-ils un asile favorable pour Tart ? Ils ont leur but,
leurs uns, celles du parti, qui pèsent sur le poète comme
une autre censure. Quant à la littérature légale, le
poète n'y peut que se taire. Et voilà pourquoi nous
avons actuellement plusieurs jeunes talents comme
Minsky, Martov, Iakoubovitch, etc., et pas de poésie.
Les derniers Mohikafis de la poésie du passé, comme
A. Tolstoï, Maïkov, Polonsky, etc. s'éteignirent ou s'é-
teignent loin de la vie actuelle qu'ils ne comprennent
pas et qui ne leur donne plus d'inspiration.
La Muse répond à leur appel :
Ne m*appelle pas Muse, non !
au déclin du jour pénible,
je ne puis pas chanter, je suis lasse, poète.
J'ai tout oublié, je ne sais plus
de quoi s'entretient la rose avec la source bruyante
ce que chante le rossignol à la rose 1
Je ne sais même pas s'il lui chante.
Cette perplexité en face de la vie accable peut-être
l'art plus que ne le fait la censure. Le roman s'affaisse
sous le poids de ce même joug des circonstances.
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 367
Il est devenu presque impossible. « Pourquoi n'écri-
vez-vous pas un grand roman? demandait-on une
fois à un de nos artistes. — « Parce que dans la Rus-
sie contemporaine, un roman sans révolutionnaires
serait un mensonge », répondit-il. Et c'est vrai. Il ne
s'agit certes pas ici uniquement des révolutionnaires
mais des complications politiqties en général. Le ro-
man est un tableau complet de la vie : en conséquence
s'il reste fidèle à la réalité, il ne manquera pas de se
heurtera ces complications... Le seul moyen d'éviter
ces collisions sans fausser la réalité, c'est de se borner
aui esquisses, aux croquis, aux faits isolés. Notre ro-
man est ainsi remplacé par la nouvelle Les dimensions
moyennes des œuvres d'art se rétrécirent extrême-
ment. La dimension moyenne d'une nouvelle d'Ous-
pensky est de 30 pages. Dans le petit volume des œu-
vres de Garchine, que j'ai sous mes yeux, sur 207 pages
de texte il y a huit nouvelles. Et, à dire vrai, lorsque
on apprend depuis les dernières années la publication
d'un grand roman quelconque, on peut supposer d'a-
vance qu'il s'agit d'une médiocrité. Les écrivains se
sentent parfois même blessés de ce qu'on leur propose
d'écrire un roman. « Attendez un peu, disait l'un d'eux,
avec un amer sourire, jusqu'à ce que mes enfants aient
grandi. Il me faudra beaucoup d'argent pour leur éduca-
tion. Eh bien ! je vous écrirai un roman... Un roman,
ajouta-t-il caustiquement, un roman en trois parties !
Pour le moment. Dieu merci, je n'en suis pas réduit là ! »
A ces difficultés s'ajoutent celles qui résultent de
notre vie sociale. Pour fleurir, en partie même pour
exister, le roman exige que les conditions générales
368 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
de la vie sociale soient distinctement précisées, qu'il y
existe par conséquent des types sociaux neltement for-
més. Dans la Russie contemporaine, où que vous re-
gardiez, la lutte, la fermentation se propagent, et cette
lutte n'est pas toujours bien définie. Ce n'est pas celle
que l'organisme soutient contre la fièvre ardente, contre
le typhus ou contre toute autre maladie bien caracté-
risée. Ça ressemble souvent plutôt à un status febrilis
quelconque, durant lequel le médecin même le plus habile
ne sait que redouter : simple fièvre ou typhus. L'artiste
est dans la même perplexité devant les phénomènes de
notre vie. Où est le vrai type qui résume tel ou tel fait
social toujours formidablement compliqué, embrouillé,
confus? Notre artiste demeure le plus souvent interdit. Il
se voit obligé de commencer une étude détaillée, minu-
tieuse de la vie. Plus il se familiarise avec elle, plus la
complexité lui en paratt évidente. Il s'agite, il est aux
prises avec la même inquiétude fébrile qui agite la vie.
Il sent qu'il ne peut saisir le pivot de la vie et com-
mence à s'effrayer. Ce sentiment d'ébahissement en
face de la complexité de la vie le ramène parfois di-
rectement au mysticisme, comme c'est le cas pour
Dostoïevsky et Tolstoï. Cet état mystique des âmes perce
d'ailleurs distinctement à travers la littérature. L'écri-
vain est convaincu qu'il ne comprend pas la vie, que
quelque chose d'inconnu et de très grand y joue le rôle
prédominant et qu'il ne peut saisir ce grand inconnu.
A celui-ci, ce je ne sais quoi se présente sous des formes
surnaturelles ; pour tel autre, c'est la révolution; pour
un troisième — c'est une réaction quelconque, incon-
cevable, du peuple... En présence de ce grand inconnu,
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 369
l'école réaliste contemporaine s'est décidée presque
consciemment à ne pas entreprendre la représentation
de la vie dans son ensemble, dans sa totalité. Elle se
résigne à Tétudier et à ne donner que des études,
et toujours des études, sans composer un seul grand
tableau. Dans cette voie, toute une série d'artistes tra-
vaille : Ouspensky , Zlatovratsky, Ertel, Naoumov, et sur-
tout les jeunes: Karénine, Korolenko, Garchine, etc.
Leur attention est surtout dirigée versTétude du peuple.
Glieb Ouspenky tient le premier rang dans cette
école du naturalisme moderne. Garchine ne lui appar-
tient presque pas. Garchine est absolument original
dans nos lettres. Encore très jeune, atteint déjà à plu-
sieurs reprises d'aliénation mentale, écrivain d'un
talent énorme et de nerfs impressionnables jusqu'à
en être maladif, il est comme écrasé par la vie contem-
poraine. De toute son âme il lutte pour je ne sais quel
idéal du beau et du bien, mais il est plein de dé-
sespoir.
L'un de ses meilleurs contes est Attalea princeps
(c'est le nom d'une famille de palmiers). Un arbre des
Tropiques, transporté dans une orangerie à Saint-Pé-
tersbourg, cherche le ciel clair et le soleil brûlant de
son pays natal. Il est résolu de les revoir quand même.
Il commence à croître pour briser le toit de l'orangerie
et regagner sa liberté... Enfin le moment désiré est
venu. Les carreaux du plafond craquent sous la pression
du tronc flexible, le palmier jusque-là courbé se re-
dresse dans Tair libre. Quoi donc? C'est le ciel gris de
Saint-Pétersbourg ; le soleil se cache dans les nuages,
le vent froid soufQe sur la neige mouillée, glace le pau-
24
370 LA RUSSIE POLITIQUE BT SOCIALE
vre enfant du Midi. — Est-ce pour regarder ce ciel gris,
cette neige, qu'il a tant lutté?... Mais voici le proprié-
taire de Torangerie qui ordonne d'abattre Tarbre...
Garchine est tout entier dans ce conte. Pour tout ce
qui est beau et serein, il ne voit d'autre issue sur la terre.
Une cherche à rien obtenir de la vie. Il écrit tout sim-
plement parce qu'il ne peut s'en abstenir, parce qu'il doit
peindre des tableaux... Mais ce n*est pas là un but... Il
se peut que Garchine, s'il ne devient pas tout à fait
fou et s'il ne suit pas Tolstoï dans quelque secte pour
y chercher un repos mystique pour son âme malade,
il se peut que Garchine crée quelque chose de grand...
Mais dans ses dispositions actuelles, il est fatalement
réduit à créer de petites scènes passagères, comme Test
la beauté que l'auteur a su trouver dans la vie.
L'école naturaliste, qu'on appelait vers 1860 école
réaliste, et qui même alors compta des talents nota-
bles comme Rechetnikov et Pomialovsky, n'a pas
réussi, je l'ai dit, jusqu'à présent à se rendre mat-
tresse de la vie russe : elle l'étudié toujours. Sous
ce rapport, les œuvres de Glièb Ouspenky resteront à
tout jamais le monument historique le plus précieux.
Ecrivain extraordinairement doué et fécond, Ouspensky
n'a pas écrit moins de dix à douze volumes français; ce
sont toujours des esquisses, des scènes. Leur fidélité de
rendu, leur justesse sont parfois étonnantes. Un autre
écrivain, avec cette masse énorme d'observations, aurait
déjà fait depuis longtemps plusieurs romans. Ouspensky
est plus exigeant envers lui-même et envers i'art. Il
continue toujours les esquisses... C'est le procédé de
notre célèbre peintre Ivanov pour son Avènement du
LE MOUVEMENT DES ESPRITS 37f
Christ : il fit ce tableau pendant vingt années. Peut-
être Ouspensky produira-t-il un jour une grande œu-
vre I Peut-être aussi ne sera-t-il jamais de force à pas-
ser de Tétude à la création ! Ses études resteront toute-
fois les œuvres les plus parfaites de notre littérature
contemporaine. Ce sont des esquisses qui valent pour
un amateur plus que les grands tableaux des autres
écrivains.
Telle est la situation actuelle de notre littérature, et
elle n'en sortira que lorsque la fermentation sociale aura
abouti À un mouvement décisif de la vie dans un sens
ou dans un autre.
1
LIVRE SEPTIÈME
LA RUSSIE POLITIQUE
LA RUSSIE POLITIQUE
I. L'administration russe. — Administration médicale. — L*armée
— Le procès Skariatine : ses réyélations. — L^administration
locale. — Ses abus.
II. Les partis politiques : Réactionnaires ; — libéraux ; — révolu-
tionnaires. Les fautes des libéraux et des réyolutionnaires. — .
Réaction. — L'état-major révolutionnaire. — La jeunesse va
dans le peuple. — Procès et persécutions. — Propagande dans
l'armée.
III. Le partage noir. —La question agraire. — Les désordres anti-
sémitiques. — L0S crimes agraires.
IV. La politique libérale. — Leszemstvos. — Avènement du parti
libéral en 1880. — Loris Melikov. — Lutte des partis libéral et
réactionnaire — Attentat du 1/13 Mars. — Avènement d'Alexan
dre III. —Sa politique. —Associations secrètes. — Ministère
du comte Ighnatiev. — Les hommes compétents, — La police. —
Ministère du comte Tolstoï. — Influence prépondérante de
M. Katkov.
LA RUSSIE POLITIQUE
Dans les contes populaires russes on voit figurer
souvent un être mythique — la mangeuse de chair
humaine, baba îaga-kostianaïa 7ioga (vieille sorcière
pied en os). L'habitation de cette vieille sorcière est
ordinairement représentée comme une petite cabane
plantée sur des ergots de poules et si délabrée, que
depuis longtemps elle aurait déjà dû tomber et qu'elle
reste debout uniquement parce qu'elle ne sait de quel
côté tomber. Cette image poétique vient involontai-
rement à Tesprit quand on pense à la constitution poli-
tique de la Russie contemporaine. Et effectivement par
quoi tient-elle?
Entre la monarchie historique et la masse populaire,
il existe une profonde contradiction qu'un malentendu
séculaire dissimule seul. La classe instruite est fran-
chement hostile, autant au principe de l'autorité irres-
ponsable et absolue qu'à ses formes policières et bu-
reaucratiques. Les classes prépondérantes exigent de
la part de la monarchie plus de protection qu'elles ne
376 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
peuvent lui en fournir elles-mêmes. Sans nui doute, il
y a bien peu de garanties pour la tranquillité politique
du pays et la durabilité du régime actuel.
Au premier coup d'œil, il peut sembler qu'un monar-
que absolu, tenant dans ses mains le pouvoir illimité et
soutenu par la confiance sans réserves que lui témoigne
le peuple, possède l'entière facilité, s'il en -a le moindre
désir, d'agir réellement dans l'intérêt de ce peuple, de
trancher tous les nœuds gordiens de notre politique inté-
rieure. 11 n'a qu'à se ranger du côté dupeuple, à devenirle
tzar des paysans et des ouvriers ou, pour mieux dire, leur
dictateur, et tout s'arrangera. Les classes supérieures se-
raient, bon gré, mal gré, obligées de se soumettre et de
se contenter del'aumône, quelque piteuse qu'elle fût, que
lui auraient jetée peuple et tzar pour les indemniser des
privilèges dont on les priverait.
Ce rêve a ses croyants en Russie : les uns tremblent
devant une telle issue, les autres fondent sur elle tou-
tes leurs espérances. Récemment encore, alors que l'em-
pereur Alexandre III ne s'était pas encore définitive-
ment engagé dans les voies de la politique réactionnaire,
beaucoup de gens espéraient l'entraîner à jouer le rôle
de dictateur révolutionnaire du peuple et promettaient
à la Russie un développement d'une promptitude inouïe
devant lequel le monde étonné reculerait, et à l'empe-
reur une gloire immortelle devant laquelle celle de
Pierre le Grand ne serait que poussière.
Seulement en sociologie, comme en biologie, il existe
de certaines limites pour la variabilité du type, que l'or-
ganisme ne peut franchir. Et dans la monarchie histo-
rique russe, le type est très stable, peu plastique. Pour
LA RUSSIE POLITIQUE 377
résoudre les nouyeaui problèmes que la vie de TEtat po-
sait en se compliquant, les tzars russes t&chërent, main-
tes fois, d'en réformer le mécanisme : toutes ces modi-
fications, toutes ces améliorations n^apportèrent aucun
changement au type, au contraire elles l'accentuèrent
de plus en plus. La puissance des bureaux, la centrali-
sation se développent avec une force croissante. Sous ce
rapport, la Russie de la période impériale laisse loin
derrière elle la Russie moscovite, et la Russie contempo-
raine toutes les époques précédentes. L'autorité de Tad-
ministration et du tchinovnitchestvo (bureaucratie) peut
être maintenant plus douce, grâce aux mœurs plus raf-
finées, mais elle enveloppe de plus en plus étroitement
et profondément la vie du pays. Le tchinovnik devient
tout-puissant.
. Il est partout.
II sait tout, il voit tout,
Fourre son nez partout.
Et cependant, la machine administrative en est plus
complexe, plus vaste ; il en devient plus difficile d'exer-
cer sur elle un contrôle qui a pour base l'autorité per-
soîinelle de l'empereur qui, entouré lui-même de toute
part par ce tchinovnitchestvo, ne voit et n'entend que
ce qu'il plaît à cette administration de lui laisser voir
et entendre. L'empereur Nicolas disait que la Russie
était gouvernée par les Stolonatchalniks (chefs de bu-
reaux) : le mot est très profond. Le despotisme semble
ici étouffer par pléthore. L'autorité du despote se trouve
par le fait limitée de tous les côtés, seulement cette li-
mitation n'est pas établie par le pays : elle l'est par le
378 ^ LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tGhinovnitchestvo, qui de la sorte rédige les lois, les eié-
exile et contrôle la régularité de leur exécution.
Inutile d'indiquer quels affreux abus, quel arbi-
traire résultent d'un tel état des choses. La centralisa*
tion bureaucratique se transforme en une oligarchie
de tchinovniks. Les divers ressorts du gouvernement
deviennent par le fait indépendants; les chefs des admi-
nistrations agissent souvent arbitrairement de leur pro-
pre initiative et indépendamment de leurs chefs respec-
tifs... Souvent la Russie n'a qu'à bénir cet arbitraire,
car parfois l'arbitraire des autorités locales adoucit et
rend seul supportables les mesures décrétées par le
gouvernement. Ainsi, dans une comédie d'Ostrowsky,
un préfet, nouvellement nommé, demande à ses admi-
nistrés qui sont venus lui souhaiter la bienvenue :
« Comment voulez-vous que j'agisse envers vous?...
Selon les lois?... Mais les lois sont nombreuses...
ajoute-t-il d'un ton significatif. Holà, montrez-leur les
lois. Le secrétaire apporte un tas énorme de volumes;
les habitants avec agitation : — Non, non, père, pour-
quoi donc selon les lois... Il vaut mieux sans elles ^..»
En revenant à la vie réelle, on pourrait citer une
grande quantité de faits qui témoignent des bienfaits
que procure parfois à la Russie cet arbitraire des insti-
tutions et des chefs. Combien trouve -t-on de gens qui,
comme le statisticien Ârseniev furent conservés a la
science russe par l'arbitraire individuel et ravis au soi-t
que leur réservait l'arbitraire général ! Chez nous, on
peut rencontrer un préfet qui, pendant que la politique
1. Je elle de mémoire.
LA RUSSIE POLITIQUE 379
gouTernementale tend à détruire la commune agraire,
dira à ses amis dans une causerie intime : « Ne pensez
pas que j*ai accepté cette place par ambition. Je suis
devenu préfet uniquement pour soutenir et développer
le mir. » Les lecteurs comprendront que je ne puis citer
de noms, mais le fait est patent. Si le beau pays de
TAmour ne nous est pas enlevé et si un jour il devient
la base du bien-être de la Sibérie et la clef de la puis-
sance russe sur l'océan Pacifique, la postérité recon-
naissante dira que la Russie est redevable de la posses-
sion de ce pays à l'arbitraire du comte Mouraviev et
regrettera que cet arbitraire ait été cependant limité
sous beaucoup de rapports par le gouvernement. 11 est
presque superflu de dire que ce même arbitraire est
une source innombrable d'abus et livre les habitants au
régime le plus tyrannique. Notre triste époque est tout
particulièrement riche en faits semblables. Le scanda-
leux procès du docteur en médecine Bouche (1883) a
montré l'influence presque incroyable qu'exerce le pot-
de-vin dans le Département médical. Son chef, le doc-
teur Bouche, ayant sans nul doute besoin de beaucoup
d'argent et pour cause, — il avait deux familles, celle
de sa femme et celle de sa mattresse — institua un impôt
régulier prélevé sur tous les médecins en quête de pla-
ces. Les pots-de-vins se payaient ouvertement, selon une
taxe fixée. Ce système dura bien des années. Ce n*esl
pas tout. Dans le cours de ce même procès, il fut cons-
taté que dans les autres Départements les mêmes faits
se produisaient. Le gouvernement craignit de soulever
davantage le rideau et n'intenta aucunes poursuites.
Les abus commis dans l'intendance militaire sont
380 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
connus de tout le monde et ont été constatés par un
grand nombre de procès. Pendant la dernière guerre
avec la Turquie, Tarmée russe se trouvait, comme on
disait alors, entre deux feux : elle avait devant elle les
Turcs et derrière Tintendance. En 1878, je rencontrai
à Vladikavkaz un commissaire, qui était par extraor-
dinaire un honnête homme. Un jour ce commissaire
arrive plein d'indignation chez un de mes amis, chez
lequel j'avais justement fait sa connaissance : là, il ra-
conte la filouterie d'un entrepreneur qui lui avait livré
une fourniture d'avoine si avariée que sa puanteur ren*
dait pénible l'abord du magasin... « — Eh bien ! jeune
homme, dit-il en s'adressant à moi, vous ne faites que
rêver toutes sortes de constitutions, vous feriez vraiment
mieux d'accepter une fonction pour diminuer au moins
le nombre de ces impudentes filouteries. Voyez, un
cheval peut-il manger une si abominable nourriture? *>
Le commissaire entr'ouvrit. son mouchoir qui renfer-
mait un petit échantillon de cette avoine. C'était réelle-
ment quelque chose d'inimaginable, de vraies ordures:
une certaine quantité de grains d'avoine qui s'y trou-
vaient mêlés, avaient déjà poussé des germes, les autres
étaient entièrement pourris. — « Mais est-il possible
que vous acceptiez une telle cochonnerie? — Certes
non! Mais ces filous tâchent toujours de profiter de
la moindre négligence pour fournir des provisions
qui ne valent rien. J'ai déjà télégraphié à Tiflis. »
Tiflis, c'était la capitale du Namiestnik ^ (lieutenant)
frère du tzar, et le centre administratif russe du Cau-
1. Il ii*y a plus aujourd'hui de lieutenance.
LA BUSSIB POLITIQUE 381
case. Plusieurs jours plus tard, j'appris, que pour toute
réponse, le commissaire avait reçu de son chef cet ordre
laconique. — « Acceptez immédiatement l'avoine. » Je ne
sais pas si après cela il modifia son opinion sur les rêves
de constitution dont je me berçais. Je ne le revis plus.
Il est douteux qu'on puisse expliquer uniquement
par la perversité de l'administration le grand nombre de
faits pareils qui se rencontrent en Russie à chaque pas.
Je pense au contraire, que placée dans les mêmes con-
ditions, c'est-à-dire ayant pleine possibilité de faire ce
que bon lui semble, l'administration de tout autre pays
ne se montrerait pas meilleure. Souvent sans nul doute,
elle serait pire, et dans la plupart des cas elle ne se
montrerait pas aussi humanitaire. La cause du mal ne
se trouve pas dans les personnes, mais dans une orga-
nisation défectueuse, dans un pouvoir immodéré, dans
l'absence de contrôle. Partoutles hommes se ressemblent
plus ou moins, mais l'impuissance des institutions qui
sont censées diriger les affaires et l'impossibilité de
créer un contrôle efficace font peser sur les populations
de la Russie une sorte de joug féodal, tantôt risible et
tantôt criminel. Je prends dans les journaux russes les
faits relatifs à cette tyrannie administrative qui me tom-
bent les premiers sous les yeux. Le préfet du gouverne-
ment de Perm meurt. Le maître de police de la ville
de Perm se croit le droit cl'imposer à cette occasion le
deuil à la population. Il supprime une fête qui devait
avoir lieu dans le jardin public, défend une soirée du
cercle des marchands, sans égards pour les protestations
du public qui, ayant payé ses cartes d'entrée, ne fut
même pas remboursé.
1
382 LÀ RUSSIB POLITIQUE ET SOCIALE
Ce fait est ridicule. En voici un qui est loin de prêter
au rire. Pendant le cours de Tannée 1880-1881, les toIs
commis à la gare de Kharkov devinrent de plus en plus
nombreux et prirent enfin un caractère épidémique.
On eut bientôt la conviction qu'ils étaient le fait d'une
bande régulièrement organisée et à la tète de laquelle
se trouvait.... la police. L'affaire vint devant les tribu-
naux, et au cours du procès il fut constaté que le com-
missaire de police Filipov prenait une part directe aui
vols et prélevait sur le produit une taxe fixe (15 */o).
En revanche, il entourait l'association d'une faveur toute
spéciale ; ni les gendarmes, ni la police n'arrêtaient ja-
mais les voleurs, ou bien, quand il était impossible de
ne pas le faire, on les relâchait immédiatement; les
gendarmes recevaient aussi un Y© fixe ; en outre la po-
lice s'efforçait d'obtenir la destitution de tous les con-
ducteurs de trains qui pouvaient être un obstacle pour
les voleurs, et facilitait la besogne de ces demiçrs, afin
qu'ils puissent plus à leur aise dévaliser les voyageurs. .
Bref, l'intimité des rapports était complète. « Pour-
quoi donc, camarades, montrez-vous si peu de zèle ? •
disait aux voleurs d'un ton de reproche le sergeni Ros-
solovsky , quand ceux-ci lui apportaient un maigre
butin. Cette bande de policiers et de voleurs avait une
organisation si forte qu'au début de l'instruction de
l'affaire, le juge d'instruction fut longtemps dans l'im-
possibilité de rien découvrir. Les vols se commettaient
sous ses yeux et les auteurs demeuraient invisibles. Le
juge d'instruction ne parvint à saisir les voleurs qu'après
avoir organisé à l'insu de la police officielle, sa propre
police, composée d'employés préposés aux bagages.
LA RUSSIE POLITIQUE 383
Une fois, ayant l'intention de prendre les voleurs sur
le fait, le juge d'instruction informé que ceux-ci avaient
rendez- vous à la gare, s^adressa directement et sans
témoins au maître de police Korovine, en le priant de
n'en parler à aucun de ses subordonnés... Les filous
furent tout de même prévenus. Je ne veux aucune-
ment inculper M. Korovine, mais le simple fait que cet
étrange incident est demeuré sans éclaircissement et
que M. Korovine resta tranquillement maître de police
de la ville de Khailicv, caractérise fort bien l'administra-
tion russe. Notons encore un point important : M. Ros-
solovsky qui personnellement faisait partie de la bande
(cela fut prouvé par l'enquête judiciaire), mais qui,s*étant
brouillé avec Filipov, dénonça ce dernier, échappa à toute
poursuite et même fut récompensé par une promotion
à un grade supérieur. Cependant, par pur égard pour les
convenances, il dut subir un déplacement et fut nommé
àKoursk adjoint au commissaire.
On le voit, il est assez difficile pour un citoyen russe
de se sentir tranquille pour la sûreté de sa personne et
de sa propriété, placé qu'il est sous la sauvegarde de
pareils protecteurs !
Voici encore un petit tableau de mœurs qui, lui aussi,
a été dévoilé par une enquête judiciaire. 11 existe en
Russie une petite ville nommée Voltchansk. Là — il y
a deux ans de cela — le poste d'ispravnik était occupé
par un certain Zograf. Les dépositions des témoins le
peignent comme un homme sans méchanceté, mais le
rôle de roitelet, ayant plein pouvoir de commettre tou-
tes sortes d'infamies, est plus dangereux que tous les
défauts personnels. Dans cette même ville de Voltchansk
38i LA HUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
habitait un certain Ponomarev qui possédait un restau-
rant. Sa femme Ouliana, fort jolie, plut à Yispravnik et
ne se montra pas trop cruelle. Pendant quelque temps
les deux tourtereaux se contentèrent de rendez vous
chez une tante. Plus tard, ils désirèrent être plus libres
et rispravnik résolut de se débarrasser du mari. « Main-
tenant la Russie a de telles lois, disait Zograf à Ou-
liana, qu'il n'y a personne qu'on ne puisse déporter. »
Ouliana abandonna son mari. L'ispravnik envoya des
agents pour enlever ce qui appartenait à la femme.
Ils s'emparèrent sans cérémonies de tout ce qu'on
leur avait indiqué, en y ajoutant encore une partie de
ce qui appartenait en propre à Ponomarev. Quant à ce
dernier, l'ispravnik, pour plus de sûreté, le fit arrêter
et mettre en prison. Le juge de paix indigné par cet
abus de pouvoir , intervint ; le malencontreux époui
fut remis en liberté. L'ispravnik dirigea l'attaque d'un
autre côté. Il persuada plusieurs individus de lui dénon-
cer Ponomarev comme malintentionné et, se fondant
sur cette dénonciation, il voulut le déporter. Sur ces en-
trefaites, Ouliana qui, sans doute, eut enfin pitié de son
mari, abandonna Tispravnik et se réconcilia avec Pono-
marev. Zograf, désespéré, ne se possédant pas de fureur,
assembla la police, assiégea la'boutique, arrêta les époux
et les interna pour cette fois tous deux ensemble dans
le district de Starobielsk. Naturellement les Ponomarev
furent complètement ruinés. Leur commerce ne put se
relever et tout ce qu'ils possédaient fut partie égaré,
partie volé. Ouliana paya cher son petit roman!
Passons maintenant à l'armée, objet principal de la
sollicitude du gouvernement.
LA RUSSIE POLITIQUE 385
Le 3 mai 1882, le médecin militaire Skariatine reçut
Tordre de se rendre à Bobrouïsk pour occuper le poste
de médecin de l'hôpital militaire de celte ville. 11 ne
partit pas, et accompagna son refus d'un rapport où il
était dit que lui, Skariatine, renonçait au service parce
que, dans les circonstances actuelles, la situation de
médecin dans le Département du ministère de la guerre
était incompatible avec les exigences de l'honneur et
du serment prêté. Skariatine fut cité en justice pour
une aussi flagrante désobéissance. Son procès, qui eut
lieu le 11 mars 1883, dévoila tant d'horreurs qu'il fut
défendu d'en publier le compte-rendu. Dans notre
presse judiciaire il ne parut que de légères insinua-
tions sur ce sujet. Cependant, j'ai entre les mains copie
du compte-rendu des séances du tribunal. Le docteur
Skariatine n'est pas un révolutionnaire. C'est simple-
ment un honnête homme. Il avait depuis longtemps déjà
connaissance des ignominies de la Russie gouverne-
mentale. Pendant la guerre turco russe, le gouverne-
ment, en face de la nécessité qu'il y avait de lutter
contre l'épidémie de typhus qui décimait notre armée,
fit appel aux étudiants des facultés de médecine. Ska-
riatine , encore étudiant de l'Académie de Médecine
de Saint-Pétersbourg, fut au nombre de la généreuse
jeunesse qui se rendit à cet appel. C'est alors qu'il eut
pour la première fois l'occasion d'apprécier la situa-
tion du soldat russe, et il fut frappé de ce qu^il vit. Il
vit, selon ses propres paroles, un si profond mépris
pour la vie et la personnalité de l'homme, un tel vol,
qui! n'avait même jamais pensé que cela fût possible.
À Odessa, il assista à l'embarquement des soldats. La
25
386 LÀ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
mer était fortement houleuse et la barque qui transpor-
tait les soldats était presque plate et sans garde-fou.
Skariatine, de concert avec un de ses camarades, s'a-
dressa au commandant de port et le pria de ne pas
entasser les soldats si près des bords, car ils pourraient
avec le roulis, tomber à l'eau. « Grand malheur s'ils y
roulent! répondit le commandant, de cette marchandise
nous en avons assez. Ce ne sont pas des chevaux dont
il faut rendre compte ! ! »
Ce que le jeune médecin observa dans les hôpitaux
était bien pire. Là, les soldats étaient littéralement
pillés comme chez les bandits. Le règlement oblige les
malades à déposer leur argent entre les mains de l'ad-
ministration du lazaret, le plus souvent les soldats ne
parvenaient pas à se le faire rembourser. Alors au-
cunes protestations n'aboutissaient. Un jour, Skariatine
essaya d'intervenir en faveur d'un soldat qui, devant
l'impossibilité de se faire rembourser ses derniers sept
roubles, ne pouvait retenir ses larmes. « Ce n'est pas vo-
tre affaire, » lui crîa-t-on. En passant d'un lazaret à l'au-
tre, Skariatine put se convaincre que cet ordre de choses
était une règle générale. Les soldats tAchent donc de
trouver des gens entre les mains desquels leur argent
soit en sûreté contre les voleurs, mais ces derniers ne
cèdentpas facilement leur proie. Ainsi, par exemple, les
soldats témoignaient une confiance particulière à une
sœur de charit), madame Féodorov. L'inspecteur du
lazaret ayant appris un jour qu'un des soldats lui avait
confié son argent, ne crut même pas nécessaire de dis-
simuler son mécontentement et apostropha en termes
déballes la sœur de charité. On volait ouvertement, sans
LA RUSSIE POLITIQUE 387
se cacher. Un des témoins, Tofficier Sytchevsky avait
aussi présenté un rapport au sujet de deux de ses sol-
dats qu'on avait volés, mais le rapport, après avoir
voyagé par toutes les instances, demeura sans résultat.
Une fois, Skariatine se plaignit à M. Prissielkov, l'ins-
pecteur en chef du service sanitaire, qui jouit d'une
parfaite réputation d'honnête homme. Celui-ci, sous
l'empire de la première impulsion, saisit un crayon pour
prendre note du nom de la personne coupable de vol,
mais dès qu'il eut entendu le nom, le crayon lui tomba
des mains.. « Malinine ? Ah ! celui-ci est connu... Avec
un homme de sa taille, on ne peut rien faire. . . Eux, vous
ne pouvez les prendre les mains dans le sac /... » Que
veut dire cette phrase ? Je ne le comprends pas clai-
rement. Sans doute Malinine avaitdes amis puissants.
Il est superflu de dire que les vol>«u use s'opéraient
plus ouvertement encore. « Je pensais alors, remarque
Skariatine pendant le procès, que dans notre armée de
Turquie la lie de notre société était réunie tout entière :
je me disais : ce qui est possible en Turquie, est impos-
sible en Russie.... Voilà pourquoi, sans égards pour mon
amère expérience, j'entrai de nouveau (c'est-à-dire après
qu'il eut terminé ses études) au service du ministère
de la guerre, me proposant d'être dans la mesure de
mes forces, utile aux soldats. Pourtant je me trompais
cruellement. Cette même lie que j'avais vue manœuvrer
en Turquie, manœuvrait impunément ici. »
Skariatine entra au service comme médecin en se-
cond dans le neuvième régiment de Uhlans ^ et se mit
1. Maintenant que les régiments de Uhlans ont été licenciés, il
porte le nom de 26« Dragons de Bougue.
1
388 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
énergiquement au travail. Une série de dépositions de
témoins est là pour nous convaincre que le jeune mé-
decin se donna sans réserve à ses nouveaux devoirs.
II ne fréquentait personne, ne se permettait aucune dis-
traction, restait toute la journée et même jusqu'à une
heure avancée de la nuit dans le lazaret, achetait de son
propre argent les médicaments nécessaires aux mala-
des... Il montrait la même sollicitude pour les malades
de la ville, si bien que les représentants de Loubny
lui offrirent en signe de reconnaissance un album en
argent avec l'inscription : Au médecin et à t homme, —
Cependant, à chaque pas, la réalité montrait à Skaria-
tine qu'être utile aux soldats était très difGcile. Dans les
hôpitaux, il voyait des spéculations effrontées sur la vie
humaine. Le lazaret comprend deux sections; le lazaret
proprement dit, destiné aux maladies graves, et l'ambu-
lance pour les maladies de peu d'importance, où la plu-
part ne faisaient que passer à la visite. La comptabilité
régulière n'existe que pour le lazaret ; quant à l'ambu-
lance, il n'y a aucune sorte de comptabilité pour les
malades qui y viennent seulement subir la visite mé-
dicale. C'est de cette circonstance que profite Tadmî-
nistration militaire de concert avec les médecins. Les
chefs du régiment savent que les comptes-rendus por-
tent le nombre mininum des malades : c'est une preuve
du bon entretien des soldats. Alors, pour ne pas abtmer
les comptes-rendus (expression technique), on ren-
voie à l'ambulance comme atteints d'affections légères,
les hommes souffrant des maladies les'plus graves. En
août 1881, quand le typhus gastrique commença à
sévir dans le régiment, 30 hommes étaient enlarsés
LA RUSSIE POLITIQUE 389
dans rambulance, en proie au délire, souffrant de la
diarrhée — et cependant Tambulance ne disposait, se-
lon le règlement, d*aucune autre nourriture que la ra-
tion habituelle du soldat et ne pouvait procurer aux
malades aucune des conditions de confort qui leur
sont indispensables. Pendant ce temps, au lazaret la
moitié des lits restaient disponibles. Tout cela pour la
beauté des comptes-rendus. Skariatine, profitant de
Tabsence du médecin en chef, transporta au lazaret
les malades gravement atteints. Il reçut une réprimande
pour le chiffre inouï des malades.
Si les médecins agissent ainsi, l'administration mi-
litaire fait encore moins de cérémonies avec les sol-
dats. Ainsi, par exemple, pendant une revue du régi-
ment faite par le général de brigade, le soldat Pietrenko
était malade à l'ambulance à tel point qu'on dut ensuite
le transférer au lazaret et qu'il fut libéré du service à ti-
tre d'invalide. Le commandant de l'escadron injuria
ce malheureux parce qu'il osait rester couché à l'am-
bulance, (à l'ambulance un malade ne doit pas oser être
gravement malade ! ) Il lui intima l'ordre de se présenter
à l'escadron pour subir une punition, et quelle puni-
tion ! Seule la résistance opposée par le médecin empo-
cha de ch&tier un homme malade. Gela se passait pres-
que sous les yeux du général de brigade, qui pendant
ce temps était occupé à recueillir les plaintes. Telle est
la sollicitude des chefs pour la santé des soldats!
Pendant les deux années que Skariatine passa au
service, la pharmacie du régiment n'avait pas de mé-
dicaments à sa disposition. En exigeant des médica-
ments, on risquait d'exciter un mécontentement du dé-
1
390 LA RU;>SIE POLITIQUE ET SOCIALE
p6t général (où les mêmes vols ont lieu), et le méde-
cin en chef, pour éviter des désagréments, aimait mieux
se taire. Alors on n'employait pour l-achat des médica-
ments que les sommes affectées au lazaret par la caisse
du régiment. Et le commandant du régiment ne per-
mettait de prendre à cette caisse que cent roubles par an,
somme qui devait suffire à la nourriture des malades
(vingt-quatre lits !), aux médicaments, aux réparations
du lazaret... Une telle parcimonie s'explique par la pau-
vreté du régiment; or la pauvreté du régiment provient
de ce que toutes les économies (soixante-dix à quatre-
vingt mille roubles) en avaient été volées par les chefs.
Convaincu qu'il est impossible de traiter des malades
dans ces conditions, Skariatine consacra toute son atten-
tion à Thygiène préventive. « Et c'est ici, a-t-il dit au
tribunal, que je me suis heurté aux agissements du
Ministère de la guerre. »
Les collisions de Skariatine avec la haute administra-
tion eurent pour cause première les coups implacable-
ment infligés aux soldats. Les peines corporelles étaient
depuis longtemps abolies par la loi ; néanmoins les cas
de maladies, résultant de coups reçus, étaient fréquents
dans le régiment. Ce fait est prouvé au procès par la
déposition de nombreux témoins. Le trompette Tem-
vrioukov, pour châtier ses progrès trop lents en.musique,
fut assommé par le chef d'orchestre de coups de trompette
portés au nez et aux dents. Le soldat ensanglanté se rend
à l'hôpital oii le docteur le garde pendant trois jours.
Nouveau crime. Gomment a-t-il osé aller à Thôpitall
Dès qu'il sort du lazaret^ le colonel lui inflige une peine
disciplinaire : une garde de dix jours. Un autre trompette
LA RUSSIE POLITIQUE 39i
larko paya encore plus cher, et, à ce qu'il parait, sans
aucune faute de sa part. Le chef de musique de mau-
vaise humeur frappa si rudement l'oreille d*larko de
sa trompette que le sang jaillit de Toreille opposée. Le
soldatfut forcé de rester a l'hôpital pendant un mois en-
tier. Un jeune soldat, Gostinsky, fut si meurtri de coups
dans le museau par un sou^-officier, qu'on le sauva dif-
ficilement d'une inflammation cérébrale. Longtemps
après encore, il souffrait d'une atorrhée. Après avoir
passé plusieurs mois à l'hôpital, Gostinsky fut renvoyé
dans ses foyers comme incapable de service. Le sol-
dat Zakhartchenko, pour avoir présenté ses armes
à quatre pas dâ distance, (et non à vingt), reçut
un coup analogue. Le soldat Lioubezko, par suite de
coups au museau et à l'oreille, était sans connais-
sance à l'hôpital ; les docteurs craignaient une rupture
du tympan ; le malade resta sourd d'une oreille. Le
soldat Komeienko fut battu par l'officier Goriaysky
jusqu'à ce que le sang jaillit de sa bouche. Gela n'apaisa
pas la colère tie l'officier et il força le soldat à courir
devant lui avec son fusil ; le soldat courut en avalant
son sang pendant deux heures jusqu'au moment où il
tomba. Plusieurs personnes ont vu à l'hôpital un verre
rempli du sang de Komeienko qui échappa à la
mort, et fut réformé. Le soldat Krakh fut battu par
le colonel, parce qu'il ne savait pas guérir un cheval.
« 11 le battit pendant cinq jours, (déposition de l'of-
ficier Jikharev) et plusieurs fois par jour : il aljait se
reposer dans sa tente, puis il revenait et le battait de
nouveau. » Assez d'exemples, et cependant combien j'en
omets ! Le colonel menaça même l'aide-chirurgienSvert-
392 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
chevsky, ex-étudiant en médecine, de lui donner cinq
cents coups de bâton.
Ces infamies provoquaient quelquefois les protesta-
tions de personnes étrangères à Tarmée. Ainsi, une fois
la foule enleva un soldat des mains du cornette Ara-
kine qui le battait cruellement. Une autre fois, l'indi-
gnation du public s'éleva contre le major Filimonov qui
donnait des coups de cravache aux recrues pendant les
exercices.
Ces châtiments cruels sont encouragés par les auto-
rités et même érigés en je ne sais quel principe. Le
chef du régiment déclare tout haut « qu'on ne peut pas
ne pas battre un soldat russe, qu^il faut battre le sol-
dat, il faut le détruire (expression authentique confirmée
par des témoins). » Tiajelnikov, ce chef de brigade venu
pour recueillir les plaintes, déclara devant les troupes
assemblées que les «peines disciplinaires ne sont bonnes
que pour les sots, mais que pour un bon soldat il faut le
poing. » Le poing ! excellent moyen vraiment de soutenir
dans l'armée la discipline, l'honneur militaire, le cou-
rage, l'art musical, l'art vétérinaire, etc.
MM. les généraux ne peuvent ^appliquer ce talis-
man magique aux officiers. Mais le principe du môpns
de l'homme se reflète aussi sur la vie de ceux-ci. On
bat les soldats et on a peu d'égards pour les officiers.
L'officier a le droit d'aplatir le museau des soldats,
mais à son tour il est obligé de supporter toutes les in-
justices possibles de la part de ses supérieurs. Les plain-
tes n'aboutissent souvent à rien, même dans les cas les
plus criants.
Les infamies qui distinguaient surtout le premières-
LA RUSSIE POLITIQUE 393
cadron du régiment de Bougue, étaient le fait du chef
d'escadron Matveienko de la part duquel l'enquête a
découvert une quantité d'illégalités. Ainsi, par exemple,
l'escadron souffrait de la faim, parce que son chef s'ap-
propriait la nourriture des soldats et l'envoyait à ses nom-
breux parents. Aux dragons on ne payait pas leur solde ; ils
.ne recevaient même pas l'argent que leur envoyaient leurs
parents. Le jeune roZ/ww/reSytchwsky ne put voir froi-
dement ces abus ; il protesta plusieurs fois, mais en
vain, les dragons eux-mêmes, à bout de patience, se
décidèrent à porter plainte au général de brigade Ko-
revo,lors d'une revue des troupes. Les maréchaux des
logis {vahmislres) menacèrent vainement à voix basse
les soldats de les fourrer sous terre, en leur disant que
le général était avec eux aujourd'hui, que demain
ce serait à eux qu'ils auraient affaire. La plainte fut
exposée : Sytchevsky mandé par le général confirma la
justice des réclamations de l'escadron. Comment finit
toute cette affaire? Sytchevsky, félicité personnelle-
ment durant la revue par le général de brigade, fut
mis aux arrêts sous prétexte qu'il ignorait le service.
L'officier Kopatch, contre lequel étaient principalement
dirigées les réclamations des soldats, fut six jours après
proposé pour une gratification. Matveienko, malgré
cette affaire, reçut un régiment.
Revenons cependant à Skariatine. Indigné des châ-
timents corporels qui accablaient les soldats, il voulut
de prime abord faire protester son chef, le premier doc-
teur. Celui-ci.préféra ne pas se mêler d'histoires désa-
gréables. Alors Skariatine s'adressa au colonel. Aucun
résultat ou plutôt un résultat inattendu. Le colonel ne
394 LA RUSSIE POLITIOUE ET SOCIALE
voulant pas que les protestations du jeune enthousiaste
pussent se renouveler, donna tout simplement Tordre de
ne. plus mettre à rhôpital les soldats qui avaient reçu
des coups. Les peines corporelles continuaient à être
infligées, seulement les soldats ne recevaient plus aucun
secours médical. Skariatine, révolté, disait ouvertement
qu'il n'abandonnerait pas cette affaire sans protestation.
C'est alors qu'on voit sts former tout un complot contre
lui. Le colonel demande au chef de la division la révoca-
tion de Skariatine, bien qu'il ne puisse lui imputer que les
fautes suivantes: il présente négligemment les armes et
fume dans des endroits oîi cela est interdit. Le chef de la
division trouva ces considérants insuffisants ; cependant
pour main tenir la discipline, il ordonna de mettre Ska-
riatine aux arrêts pour un mois. Après les arrêts, Skaria-
tine adressa de nouveau au docteur de la division un
rapport sur les abus. Le docteur se mit en colère.
« Pourquoi vous faites- vous tant de bile, mon cher?
Nous voyons bien tout cela, mais nous nous taisons ;
sommes-nous plus bêtes que vous ? » Pour ébranler
la réputation de Skariatine, afin de diminuer Timpor--
tance de ses protestations, le docteur de la division
ordonna une inspection de l'hôpital avec le parti pris
d'y trouver quelque désordre. Ce fut impossible, mais
on accusa Skariatine de négligence dans ses de-
voirs et on envoya en secret un rapport où on le
traitait d'ignorant en médecine 1 Cette accusation fut
portée à la sourdine, parce que, si elle avait été connue
au régiment, elle eût provoqué une trop grande indigna-
tion. En même temps, on répandit le bruit que Skaria-
tine était fou. Le jeune docteur ne' se déconcertait pas.
Là RUSSIE POLITIQUE 395
Au sujet de Taffaire de Korneienko, il demanda une
enquête médicale, et, comme la délégation ne voulut
pas reconnaître le fait évident de la mutilation, il qua-
lifia dans un rapport officiel un des médecins d'indigne
de s a profession.Ge rapport le fit traduire pour la pre-
mière fols devant le tribunal et ici commence la seconde
phase de sa lutte avec Tadminisiration.
Un juge d'instruction, chargé de faire Tenquète sur
l'aCTairede Skariatine, vint au régiment de Bougue pour
contrôler ses déclarations. Dans ce but il interrogea
naturellement les officiers. Quelques uns, Savenkov,
Jikharev, Danilevsky, obéirent aux exigences de l'hon-
neur et du devoir et témoignèrent sur les infamies que
leur étaient connues. C'était un coup terrible, on le com-
prend, pour le parti des abus. Le chef de la division
vint au régiment sous prétexte d'y passer une revue.
Après la revue, il assembla autour de lui tousles officiers.
Il commença par leur dire qu'il y avait au régiment on ne
sait quel intrus, Skariatine, qui s'appliquait à brouiller
toutle monde etque certains officiers a valent eu l'audace
de soutenir. (( Selon moi, conclut le chef, il faudrait ex-
clure ces officiers du régiment comme on chasse une bre-
bis galeuse hors du troupeau. • Il est inutile de dire que
Tallusion visait les officiers qui avaient déposé devant
le juge d'instruction. Savenkov, qui se trouvait parmi
les officiers, le comprit ainsi. 11 s'adressa au général et
demanda la permission de s'expliqua. Le général ré-
pond qu'il n'acceptait aucune explication et que l'officier
pouvait s'adresser au colonel du régiment. Savenkov
agit en conséquence. Le colonel refusa aussi de l'en-
tendre, en disant qu'il partageait complètement l'opi-
396 L\ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
nion de son divisionnaire, et qu^il pensait qull est
préjudiciable pour un officier de répondre aux ques-
tionsd*un juge d'instruction. Savenkov, atteint dans son
honneur, exigea alors le jugement de ses pairs. Des té-
moins nombreux affirment qu*un tribunal d'officiers régu-
lièrement constitué l'aurait acquitté. Le colonel le com-
prenait bien; c'est pour cela qu'il se décida à agir autre-
ment. Le tribunal des officiers, sanctionné en pareil cas
parla loi, est entouré de formalités telles que la pression
sur les officiers devient fort difficile. Le chef du régi-
ment convoqua donc une simple assemblée des officiers,
en s'abouchant auparavant avec les chefs d'escadron
pour faire condamner Savenkov. La pression sur ras-
semblée était facile. L'adjudant-major Beneké, homme
méprisé au régiment, se mêla au débat avec une persé-
vérance effrontée, en répétant tout haut : «Nous, (lui etle
colonel) chasserons du régiment tous les Savenkovs et
les Jikharevs. » Les autres amis du colonel disaient tout
haut que ceux qui voteraient pour Savenkov seraient
exclus tôtou tard du régiment. Après ces avertissements,
le chef exigea un scrutin ouvert. Savenkov fut con-
damné... Voilà comment on agit chez nous avec une as-
semblée de régiment. Savenkov n'avait qu'à quitter le ré-
giment. Bientôt après, Jikharev, sur [la réquisition du
colonel, dut s'en aller à son tour. DanilevskyetSytchevsky
furent exclus de même. Encore un incident curieux.
Lorsque Savenkov porta plainte contre ce tribunal ini-
que, car il ne voulut pas subir son sort sans tenter une
protestation, le colonel qui l'appelait seulementjusque-
là un officier insubordonné, avertit alors les autorités
que Savenkov appartenait au parti socialiste. Cette accu-
LA RUSSIE POLITIQUE 397
saiion est fréquente en Russie et entraîne des consé-
quences épouvantables, si peu fondée qu'elle soit.
Entre temps, Skariatine continuait ses protestations,
mais le président du tribunal ne permettait pas à Tac-
cusé de s'appesantir sur certains détails de l'affaire.
Néanmoins le procès découvrit beaucoup de choses.
Skariatine s'adressa trois fois au ministre de la guerre :
il alla lui-même à Saint-Pétersbourg. Surmontant des
difficultés presque insurmontables, il parvint à mettre
8on rapport sous les yeux du ministre. A quoi aboutit-il ?
On lui proposa tout d'abord de le délivrer du service
obligatoire * s'il rétractait son rapport. « Mais ce n'est
pas pour cela que je l'ai présenté ! » répondit-il et il
refusa d'une façon catégorique de se prêter à cet ar-
rangement. Alors Son Excellence donna ordre d'ex-
clure immédiatement Skariatine du régiment et de le
transférer dans un hôpital quelconque. Cette issue d'une
affaire aussi juste, portée presque au pied du trône, frappa
paratt-il, horriblement Skariatine. Il tomba malade; im-
médiatement aprèssaguérison,il présenta son audacieux
rapport avec le refus de continuer le service, ce qui
servit de prétexte pour le mettre une seconde fois en
jugement. Voilà ce qu'on peut faire dans notre armée.
Ce serait cependant une grande erreur que de tirer de
ces faits une conclusion défavorable contre tous nos offi-
ciers. Né dans uneforteresse,jeconnais bien notre classe
militaire parmi laquelle j'ai passé ma jeunesse. Cette
classe se distingue par les traits les plus sympathiques.
Le sentiment de l'honneur est développé chez l'officier
1. Skariatine avait fait ses études à l'Académie de médecine, et
comme boursier U était au service.
398 Lk RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
russe sous sa forme la plus noble. Son sentiment da
devoir est indescriptible. Mais on trouve partout des
hommes capables d'abus et la déplorable administration
de Tarmée permet à ces hommes de faire tout ce qu'Us
veulent ; voilà la source du mal qui excite tant d'indi-
gnation chez nos officiers. C'est là aussi que se trouve
la cause du succès parmi eux de la propagande révo-
lutionnaire, dont je parlerai un peu plus loin.
Le désordre du gouvernement central qui se reflète
par des abus d*arbitraire dans toutes les branches de
l'administration, ne pèse sur personne aussi lourdement
que sur les paysans. On exerce sur eux une tyrannie si
incroyable, que le dicton russe : « les paysans libérés
des pomiechtchiks devinrent les serfs de l'administration »
est loin d'être une exagération. On n'a qu'à glaner au ha-
sard dans un numéro quelconque de nos journaux pour
trouver des exemples révoltants de violence. Les con-
cussions et les extorsions de toute sorte de Tadminis-
tration écrasent le paysan. Il s'est formé dans le peuple
toute une littérature de chansons, de proverbes qui si-
gnalent ces agissements. « Ne crains pas le tzar, mais
crains le piqueur, » — « le tzar n'est pas redoutable, les
serviteurs du tzar le sont, » disent les paysans, et une
chanson apprécie en ces termes le stanovoï :
Dans un champ large,
vient le stanovoï
pour une att'aire grave,
pour un cadavre,
et avec lui le pillard
son secrétaire aussi.
Pour le souper du stanovoï
LA RUSSIE POLITIQUE 399
il faut trouver des vivres frais
et pour nettoyer sa gueule
deux bouteilles d'eau-de-vie.
La chanson finit par dire de lui que le stanovoï s'en
▼a sans rien voir^ après avoir dévoré tous les vivres.
Les ouriadniks surtout (sorte de police à cheval instituée
pendant les dernières années du règne d'Alexandre II),
devinrent célèbres dans les villages. Ces hommes, — on
en compte plus de 5000 recrutés parmi la canaille de la
pire espèce, sont de vrais aventuriers en uniforme. Leur
pouvoir est énorme ; ils en profitent pour commettre
des abus inimaginables. Voici par exemple des faits em-
pruntés au hasard aux journaux. Le tribunal d'arrondis-
sement d'Odessa a examiné l'affaire de l'ouriadnik Da-
tzenko. Cet ouriadnik, en faisant sa tournée, rencontra
un juif qui lui parut suspect, on ne sait pourquoi. 11 le
fit marcher devant lui et, tout en le suivante cheval, il
s'amusa pendant le trajet à lui donner des coups de
fouet. C'est ainsi qu'ils arrivèrent au logis du chef de la
volost qui certifia l'identité de Trantz. Datzenko n'ajouta
aucune foi aux paroles du syndic, qu'il injuria, et se mit à
battre de nouveau Trantz. On eut encore a jugera Odessa
l'affaire d'un autre ouriadnik, qui viola, après l'avoir
dévalisée, une femme qu'il rencontra dans les champs.
Dans la province de Kanev, l'ouriadnik Tcherniavsky,
ayant reçu en cadeau quatre chariots de paille, ordonna
aux paysans de les transporter chez lui. Les paysans
refusèrent de le faire gratuitement... « Comment,
leur cria l'ouriadnik, vous demandez de l'argent pour
le transport de la paille du gouvernement. Chapeaux
1
400 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
bas ! » Et il fit tomber leurs chapeaux à la force du poi-
gnet. Les paysans s'indignèrent et lui crièrent que sa
conduite autorisait de le chasser du village. L*ouriadnik
prit alors note de leurs noms et donna ordre austarosta
de les faire venir chez lui pour dresser un procès-verbal
de cet outrage à la police dans l'exercice de ses fonc-
tions.
Dans le village de-Balatzkoïé (gouvernement de Kher-
son), un incendie éclata. Les ouvriers du pomiechtchik
Rogatchev accoururent et travaillèrent à éteindre le
feu. Tout à coup l'ouriadnik arriva avec des cris furieux
et bouscula en grondant les ouvriers. Le pomiechtchik
lui fit remarquer que les ouvriers étaient venus de leur
propre gré et que par conséquent il n'avait pas le droit
de leur donner des ordres. Devant un tel crime de lèse-
majesté, Touriadnik s'emporta, frappa les ouvriers de
son fouet. A ce moment arrivaient les ouvriers du vil-
lage de Khristoforovka. L'ouriadnik excité tomba sur
eux aussi, leur porta des coups et mit tout le monde en
fuite ; deux paysans sont horriblement meurtris par des
coups de naghaïka (fouet) à la suite de cette scène.
A Kakhovka (gouvernement de la Taurîde), un gen-
darme,— cecin'estpîusl'ouriadnik, — en faisantsa ronde,
entre chez un paysan dont la femme était jolie. Avant
tout, il exigea qu'on lui fasse faire bombance. Ensuite
ivre, il ordonna au mari de s'en aller ; les intentions du
gendarme étaient si claires, que le paysan refusa d'o-
béir. Le gendarme s'emporta et, tirant son revolver, tua
le paysan.
A Chadrinsk, le secrétaire, se trouvant à une fête vil-
lageoise, fut frappé de la beauté de deux jeunes filles...
LA RUSSIE POLITIQUE 401
Il se retira dans le bureau d'administration communale
et ordonna au sotsky (gardien) d*arréter ces filles, sous
prétexte qu'elles troublaient l'ordre; ce qui fut fait.
Alors le misérable les viola toutes les deux...
Le lecteur croit peut-être que je lui raconte l'histoire
de la Bulgarie envahie par les bachi-bouzouks ? Non,
par malheur, je parle de la Russie, et encore ces faits,
quoique si horribles et révoltants qu'ils soient, ne sont
nullement exceptionnels. Avec les journaux que j'ai en
ce moment sous les yeux, je pourrais remplir des pages
entières du récit de forfaits aussi révoltants. Je pour-
rais raconter également de sanglantes vengeances des
paysans contre les ouriadniks, qu'on déteste par toute
la Russie plus que qui que ce soit.
Le gouvernement même a constaté plus d'une fois ces
abominations. Voici par exemple un extrait du rapport du
sénateur Polovtzev sur l'inspection du gouvernement de
Kiev *. « L'impunité des chefs de la police érigée en sys-
tème, écrit lesénateur, et l'absence de tout moyen de dé-
fense pour la population contre l'arbitraire de la police,
sont une source de corruption de l'esprit politique de la
population. La population ne croit plus à lapossibilité
de se garantir contre les abus par les voies légales : la
la conscience de son impuissance devant l'arbitraire
de police pénètre dans toutes les classes de la société,
de sorte que si le paysan ignorant porte au policier ce
qu'il a acquis par le travail, les hommes instruits
et haut placés paient aussi leur tribut à la police. »
Ainsi le gouvernement lui-même connaît le mal.
1. Journal des Etudiants,
26
\
402 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Parfois il fait des efforts pour lui imposer des limites.
Mais quelles que soient les intentions du tzar, que
peut-il faire pour abolir les conséquences sans toucher
aux causes?
L'autocrate', comme le dit un mot célèbre chez
nous, a pour autocrate l'autocratie des bureaux, et cette
oligarchie d'en haut se reflète en bas dans l'oligarchie
des petits chefs. Un pouvoir réellement fort, capable
d'agir systématiquement, devient un mythe. L'ordre
disparaît à tel point que l'idée de se défendre par les
concussions, les intrigues ou la violence fait des pro-
grès énormes parmi les habitants de la Russie. C'est
surtout chez les paysans que cette idée se propage. La
défense par ses propres forces, remplace de plus en
plus l'idée de recourir à la justice légale. Ainsi chez
Ouspensky, un paysan se plaignant d'un marchand, qui
a fait construire une digue pour empêcher le poisson de
passer dans la rivière des paysans, profère des menaces.
« — Il faut porter une plainte contre le marchand, lui
dit son interlocuteur. Une peut vraiment pas agir de la
sorte. — Porter une plainte I Mais sa bourse est remplie
comme çsl. 11 recevra un ordre et il ne l'accomplira pas :
voilà tout... Selon moi il vaut mieux faire ainsi...
— Comment? — Voici comment : percer le fond 1 jeter
ladigueà basi et lui donner de bons coups, alors per-
sonne n'aura plus à se plaindre. Ce n'est pas la même
chose que d'écrire une plainte. Tu écris le papier, lui
pèche et vend le poisson. Non, il n'y a rien de mieux
que d'agir soi-même. Avant tout il faut lui bien
tanner le cuir, il sera moins prompt à voler. » Cet
homme raisonnant ainsi, résume les idées du mo-
LA RUSSIE POLITIQUE 403
ment. Quelle absence de confiance dans le gouvernement
cette façon de penser et d*agir indique dans la popula-
tion! Et pourtant, malgré tout, ce régime subsiste I
Quelle force le maintient donc debout? N'est-ce pas sur-
tout la faiblesse par trop forte de ses adversaires con-
scients ou directs?
II
Dans un pays où il n'existe pas de liberté, il est diffi-
cile à l'opinion publique de se diviser en partis nette-
ment définis. Ces partis n'auraient pas de champ pour
développer leur action ; la majorité de la population
n'est donc par rien poussée à adhérer à l'un d'eux. Puis,
sans la liberté de la parole, des réunions, de Tagitation
électorale, il est extrêmement difficile même d'élucider
sa propre opinion. Pour toutes ces causes, l'énorme ma-
jorité de Russes, même ayant reçu une certaine ins-
truction, trouve moyen de s'accommoder des idées
politiques les plus opposées. Cette confusion des con-
victions politiques donne à l'instinct dans la société et
dans la masse populaire un rôle beaucoup plus impor-
tant en Russie que dans tout autre pays. La masse russe
agit plutôt à la manière des éléments^ comme on dit
chez nous, que guidée par une conviction nette.
Je dois cependant observer que si cette circonstance
rend plus difficile la formation de programmes réguliers,
elle est bien loin d'assurer le règne de Tordre et de la
tranquillitédanslepays. Elle favorise, on nepeutmieux,
404 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
les révolutionnaires, car instinctivement chaque Russe
est un peu révolutionnaire. Notre constitution politique
pèse si absurdement sur tous, que chacun sent s'accu-
muler en soi une énorme quantité de mécontentement
personnel occasionné par toute sorte d'atteintes, d'in-
justices,d'oppressions.Pour des raisons très diverses, tout
le monde chez nous est mécontent. Selon le mot spiri-
tuel de M. LioubimovJ'un des plus intimes amis de Kat-
kov, chez nous « il n'y a que les montagnes et les fo-
rêts qui ne se plaignent pas : les montagnes, parce qu'il
n'y en a pas, et les forêts parce qu'on les a abattues K »
Ce mécontentement général s'accuse à chaque occa-
sion favorable avec d'autant plus de vivacité et de dé-
sordre, que le Russe, au plus intime de son être, ne se
sent presque jamais retenu par des traditions ou des
autorités quelconques. Cette circonstance a une impor-
tance énorme, et pour tous ceux qui connaissent la Rus-
sie, il ne peut être douteux qu'au moment d*une pertur-
bation politique quelconque — les révolutionnaires rus-
ses acquerront un nombre considérable d'adeptes parmi
ceux-là mêmes qui maintenant réclament pour eux
des potences.
Aujourd'hui cependant ce vague des idées politiques,
qui, chez le peuple, va jusqu'à l'absurde et dans la
société jusqu'au chaos, est un obstacle formidable à la
formation des partis. Les partis en Russie sont par
conséquent très insignifiants numériquement. La masse
populaire, obéissant à des impulsions purement acci-
dentelles et instinctives, approuve tour à tour de plein
1. Contre le courant, dialogue de deux amis.
LA RUSSIE POLITIQUE 405
gré, tel ou tel acte, telle ou telle opinion d'un parti et
ne soutient systématiquement aucun d'eux. C'est là que
réside la plus grande faiblesse de nos partis, c'est là
le plus grand obstacle à la réforme pacifique et gra-
duelle de notre ordre social.
Ordinairement, on divise nos partis en trois groupes
principaux : l^ les réactionnaires ou conservateurs ; 2®
les libéraux; 3^ les révolutionnaires^ ou comme on les
nomme ordinairement, les socialistes. A cette nomen-
clature on peut ajouter encore un quatrième groupe,
les slavophilcsy quoique maintenant il n'existe vraiment
pas numériquement et un cinquième, les nationalistes
que les étrangers appellent quelquefois parti russe. Ce
dernier ne mérite même pas le nom de parti, puisqu'il
a des idées aussi peu nettes que celles qui régnent dans
le public. Dans notre littérature les organes analogues
au Nouveau Temps Novoie Vremia, qui oublient au-
jourd'hui ce qu'ils ont dit hier et ignorent ce qu'ils diront
demain, appartiennent aux idées nationalistes. Ce sont
les vrais représentants de la majorité, mais non ses gui-
des. Ils ne font que suivre la direction du vent, sans sa-
voir eux-mêmes où ils vont. Ce n'est pas une tendance,
c'est l'absence de toute tendance qui, en littérature, sert
de tremplin aux gens qui se soucient uniquement de
la vente. Leur influence sur le sort de la Russie se li-
mite à fournir leur appoint de forces aux tendances do-
minantes.
Ainsi nous avons trois partis seulement à examiner,
comme forces plus ou moins indépendantes et sérieuses.
La supériorité numérique est sans nul doute du côté
des libéraux. Pourtant mes lecteurs commettraient une
1
406 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
forte erreur, s'ils se faisaient une idée de nos libéraux
et de nos socialistes en se basant sur les tendances des
partis qu'en Europe on désigne sous ces dénominations.
Les libéraux, dans le vrai sens du mot, existent fort
peu chez nous, à part quelques personnalités complète-
ment isolées. Nos libéraux considérés en masse, se rap-
prochent des radicaux français, et leurs opinions con-
tiennent une part notable de socialisme. L'organe le
plus caractéristique de nos libéraux. Le Messager de
C Europe di^ par exemple, publié récemment un article
de M. Slonimsky, oîi Fauteur démontre la nécessité
de la nationalisation du sol et Tabsurdité de Tidée
même de la propriété agraire. Publié dans cette revue,
l'article est assez étonnant. Le Messager de l'Eu-
rope est très nettement libéral. Mais, si nous nous
adressons à la masse des libéraux, nous y trouverons
beaucoup de socialistes parfaitement convaincus.
Parmi eux, il y a surtout un nombre considérable de
partisans de Karl Marx et du socialisme de la chaire
allemande. Nos libéraux ont pour prograname politi-
que la liberté de la parole et de la presse, le self-
govemment local, la représentation populaire, en un
mot, le régime constitutionnel. En général, les libéraux,
issus de ce même mouvement intellectuel, dont j'ai
parlé plus haut, sont imbus de toutes les idées qu'il a
lancées dans la circulation. Leur idéal, c'est une société
organisée sur les bases de la liberté et du self-govem-
ment, formée de personnalités développées, libres, éga-
les dans leurs droits, ayant une position matérielle
garantie par une organisation économique régulière.
Si, après cela, nous examinons les programmes du parti
LA RUSSIE POLITIQUE 407
socialiste, il nous sera très difficile de tracer une limite
nette entre les idées de ce parti et celles du parti libé-
ral. La difficulté augmentera encore si nous faisons
plus d^attention à ce qui se dit entre socialistes qu'aux
programmes publiés. Ordinairement, dans leur jargon
familier, les socialistes se donnent le nom de radicaux,
et parleurs idées ils se rapprochent réellement beau-
coup des radicaux. Je citerai comme exemple le pro-
gramme du parti de la Volonté du Peuple {Narodnaïa
Volia) publié en 1879. Voici les huit paragraphes dont
il se compose :
1) Une représentation populaire élue par le suffrage
universel et possédant Tautorité suprême dans toutes
les questions d'intérêt général ;
2) Une large autonomie locale et la nomination élec-
tive à toutes les fonctions ;
3) L'indépendance du mtV, comme unité économique
et administrative;
4) La nationalisation du sol ;
5) Un système de mesures tendant à remettre entre
les mains des travailleurs toutes les fabriques;
6) La liberté de conscience, de la parole, de la
presse, des réunions, des associations et de l'agitation
électorale;
7) Le suffrage universel sans restriction aucune ;
8) Le remplacement de l'armée^permanente par l'ar-
mée territoriale.
Une énorme majorité de nos libéraux n'aurait qu'une
observation à faire sur ce programme : il ne peut être
408 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
réalisé d'un coup, et en conséquence, il est superflu de
mettre en avant toutes ces exigences.
Les socialistes, qui ont publié ce programme, ont
d'ailleurs déclaré qu'ils ne feraient que le proposer au
peuple. Quanta exiger, ils n'exigent du gouvernement
qu'une seule chose : la convocation d'une Assemblée
constituante. Là, ils tâcheront de faire accepter leur pro-
gramme, quoiqu'ils déclarent d'avance se soumettre
aux décisions de l'Assemblée. Certainement les autres
fractions du socialisme russe ont énoncé, et sans nul
doute, énonceront encore des programmes, quelquefois
même diamétralement opposés à celui-ci ; cela ne change
en rien la situation. Gela prouve seulement qu'entre
nos socialistes, il peut y avoir plus de divergences qu'en-
tre certains de nos socialistes et certains de nos libé-
raux. D'ailleurs, la Volonté du peuple n'est pas un
groupe sans lendemain* Il fait preuve d'une force
que n'ont possédée aucun autre groupe ni aucune autre
fraction. Pendant deux à trois ans, ce fut sans nul doute
le parti politique le plus fort en Russie ; donc même
sans vouloir aucunement préjuger de son avenir, ,1e
programme cité est de lui seul un fait très important.
En y réfléchissant, il est impossible de ne pas arriver
à cette conclusion que la raison effective des divergen-
ces entre les socialistes et les libéraux réside moins
dans les programmes et dans le but, que dans cette
circonstance que les uns sont et les autres ne sont pas
révolutionnaires. Les divergences résultent plutôt des
qualités personnelles, du tempérament, du désintéres-
sement. Un homme énergique, susceptible d'entraîne-
ment, livré sans réserve aux intérêts publics, ne devien-
LA RUSSIE POLITIQUE 409
drachez nous presque jamais un libéral; il devient ^o-
cialiste et révolutionnaire. Un homme plus circonspect,
plus modéré, non de convictions mais de caractère,
adhère aux libéraux. Ainsi, sans nier la différence des
programmes, il est néanmoins impossible de ne pas
constater que la divergence essentielle entre les deux
partis consiste en ce que les uns sont décidés à une
lutte active et désespérée contre le gouvernement, lutte
dans laquelle une énorme majorité des combattants
doit inévitablement périr après tout au plus un an
d'efforts; en ce que les autres, au contraire, préfèrent
agir par des moyens pacifiques, on ne peut plus lé-
gaux, et qui, en tous cas, ne présentent pas grand
danger. Yoilâ pourquoi le parti libéral se recrute prin-
cipalement parmi les gens aisés pères de famille, occu-
pant une position sociale, enfin parmi les révolution-
naires découragés. Voilà pourquoi il est plus nombreux ;
et en même temps, voilà pourquoi malgré son évidente
supériorité en ressources matérielles, il agit avec une
mollesse, une indécision extrême et est battu à plate
couture à chaque attaque d'un petit groupe de réaction-
naires résolus. Le parti révolutionnaire se recrute de
préférence parmi l'élément jeune, particulièrement parmi
le prolétariat éclairé, ou bien parmi les gens les plus
énergiques du premier groupe. Possédant des ressour-
ces insuffisantes, il choisit les plans les plus désespérés
et ne recule pas devant le but le plus difficile à atteindre.
Sous ce rapport, nos révolutionnaires peuvent être
considérés comme Tincamation la plus caractéristique
de Tesprit de la classe éclairée. C'est là leur principale
force. Involontairement ils disent ce que les autres osent
440 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
seulement penser. Ils font aujourd'hui ce que les autres
ne feront que demain. Cette connexité des deux partis
est si bien ressentie par eux, que beaucoup de libéraux
prêtent souvent largement leur appui aux révolution-
naires et à leurs entreprises. Mais assez de théorie!
Voilà une petite scène beaucoup plus caractéristique :
Une descente domiciliaire a lieu. Au nombre des loca-
taires de Tappartement se trouve Mirsky, qui plus tard
devait commettre un attentat à la vie du chef de la gen-
darmerie, Drenteln, et alors venait de sortir de la prison
à laquelle il avait été condamné pour un fait de peu
d'importance. Après avoir bouleversé Tappartement de
ses patients, TofQcier de police s'adresse à Mirsky : « Ab !
jeune homme, pourquoi consommez-vous vous-même
votre perte? Vous feriez mieux de rester tranquille.
Admettons que dans cinquante ans on vous érige un mo-
nument.... Mais, pour vous quel profit? vous aurez
déjà pourri en la prison ! ...» Un officier de police admet
qu'avec le temps on devra ériger des monuments aux
révolutionnaires ! En 1825, un petit groupe appartenant
À la classe éclairée de la Russie tenta un coup d'État mi*
litaire. L'insurrection fut écrasée, et le long règne de
Nicolas est une réponse négative et systématique au pro-
gramme des Décembristes !... En 1856, au plus fort de
la malheureuse guerre de Grimée, la société russe tout
entière vit qu'il n'y avait de salut pour la Russie hors
du programme des Décembristes. La mémoire des Dé-
cembristes devint sacrée, les restes peu nombreux de
cette génération héroïque, rappelés de la déportation
par l'empereur furent reçus comme des triomphateurs.
Les représentants de la tradition révolutionnaire qui
LA RUSSIE POLITIQUE 4ii
n'ayaient pas trahi leur drapeau pendant le règne de
Nicolas, devinrent les oracles de la société. Hertzen à
Londres est un phénonxène inouï en Russie. Ce pros-
crit, cet éditeur d'un journal interdit, Kolokol^ {la
Cloché) devient un centre vers lequel affluent des mil-
liers de Russes. Des honxmes d'Etat prennent conseil
de lui; tout Russe venant à l'étranger tient à se présen-
ter tout d'abord à lui. Le Kolokol est remis par ordre
officiel à la commission qui étudie les bases de l'é-
mancipation des paysans. Ce fut le moment où tous les
éléments de l'opposition russe se rallièrent autour du
programme des Décembristes, afin d'exercer sur le
gouvernement une pression irrésistible. Le gouverne-
ment fut placé dans une situation sans issue. Les réfor-
mateurs l'entourèrent de tous côtés. Alexandre II disait
de Nicolas Milioutine que c'était un révolutionnaire, un
homme à surveiller, et il fut obligé de le placer à la
tète de Tœuvre de l'émancipation des paysans. L'empe-
reur ressentait une telle aversion pour le r 'volution-
naire que même en le nommant adjoint du ministre
il ne le fit qu'à titre provisoire, mais les circonstances
furent plus fortes que la volonté du tzar et l'adjoint
provisoire du ministre demeura <( provisoirement per-
manent » comme disaient en plaisantant ses ennemis.
Quel était donc le programme des Décembristes? C'était
l'émancipation des paysans, c'était la confirmation des
droits individuels par des lois stables, l'établissement
d'une justice équitable... C'était enfin la représenta-
tion du peuple dans le gouvernement. L'empereur
Alexandre II, alors qu'il était héritier du trône, n'avait
guère une réputation de libéralisme. Dans les commis-
442 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sions secrètes, instituées sous Nicolas pour délibérer sur
la question des serfs, l'héritier du trône se prononçait
contre Témancipation des paysans. Immédiatement
après son avènement au trône, Alexandre II déclara par
une circulaire du ministre de Tintérieur, qu'il était
décidé à « sauvegarder inébranlablement les droits oc-
troyés par ses augustes ancêtres à la noblesse. » La
pression de l'opinion publique fut pourtant plus forte.
Toutes les forces de l'opposition se rallièrent contre le
statu quoy elles pouvaient même être soutenues par un
mouvement populaire : partout en efFet les paysans se
soulevaient contre le servage... Alors l'empereur entre-
prend une série de réformes. En 1863, Alexandre II dé-
clara même que le moment favorable venu, il appelle-
rait les représentants de la population à participer aux
affaires de l'Etat. En convoquant, dans le courant de la
même année, la Diète de Finlande, il parla avec sym
pathie des « institutions libres placées entre les mains
d'un peuple sage ^ »
Par cette politique, l'empereur Alexandre II parvînt
très adroitement à rompre la coalition des forces de
l'opposition, qui elle-même avait commis pendant ce
temps une série de fautes qui montrent combien le dé-
veloppement politique des Russes était encore peu
avancé. La vraie politique, la politique du bon sens
exigeait que la coalition insist&t absolument et avant tout
sur la convocation des représentants du peuple, en même
temps que sur l'émancipation des paysans. Au lieu de
cela, les libéraux modérés, quoique sans illusions sur
la sincérité du tzar, consentirent à renoncer à la consti-
1 . La Parole libre ^ n« 56.
LA RUSSIE POLITIQUE 413
tution et à suivre le tzar, afin de parvenir, ne fût-ce que
graduellement et avec toute sorte de restrictions et de
réserves, à réaliser les réformes indispensables à la
Russie. Les révolutionnaires ne sont pas exempts de cette
énorme faute. Bakounine lui-même écrivait encore
en 1862 : « Qui suivrons-nous? Romanov, Pougatchev
ou bien Pestel (un des héros du 14 décembre 1825), si
un nouveau Pestel apparatt? Disons franchement ; ;>/t/5
volontiers nous suivrions Romanov, si Romanov pou-
vait et voulait se transformer d empereur pétersbour-
geois en tzar populaire. » Il est vrai que, parmi les révo-
lutionnaires russes, ceux qui n'appartenaient pas à l'é-
migration, un petit groupe sentait qu'il était ridicule de
supposer un Romanov tzar populaire. Mais ce groupe
était sans influence. Au surplus, les révolutionnaires eu-
rent l'imprudence de commettre une autre faute im-
mense, celle de se perdre de réputation en se ralliant à
l'insurrection polonaise de 1863.
Cette insurrection fut également funeste à la Pologne
et à la Russie. Le gouvernement d'Alexandre II prit
toutes les mesures capables delà provoquer; ce fut réel-
lement une bonne amorce par laquelle les révolutionnai-
res polonais se laissèrent jouer ainsi que les révolution-
naires russes. La Russie fait peser sur ces derniers un
reproche capital. Les revendications nationales des Po-
lonais étaient tout à fait justes, je l'ai dit, tant qu'elles
concernaient la Pologne proprement dite, mais leurs pré-
tentions sur la Russie Blanche et surtout sur l'Ukraine,
étaient inadmissibles pour tous les Russes ; les révolution-
naires polonais avec lesquels s'allièrent nos révolution-
naires consentirent à déclarer, il est vrai, qu'ils n'exi-
414 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
geaieni la réunion de l'Ukraine à la Pologne que si la
population elle-même n'y faisait pas d'objection. Un
Russe, surtout un révolutionnaire, pouvait-il, avait-il le
droit de se satisfaire de cette réserve? Pas plus certaine-
ment que s'il s'agissait du gouvernement de Moscou.
L'Ukraine n'avait-elle pas prouvé par un siècle entier
d'insurrections continues qu'elle ne voulait pas être polo-
naise?.Les hetmans de l'Oukraine n'assemblèrent-ils pas
contre la Pologne des armées de volontaires beaucoup
plus considérables que celles que les Polonais pouvaient
rassembler chez eux contre la Russie? De telles négocia-
tions du fait d'un Russe sont étranges et une entente
avec les Polonais, quand ceux-ci énoncent une préten-
tion quelconque sur ces contrées ne peut être permise à
personne. Je'ne parle même pas de l'inopportunité d'une
alliance pareille, au moment où les révolutionnaires
russes ne jouissaient auprès du peuple d'aucune faveur
et étaient obligés de lui parler des restrictions qu'il fal-
lait apporter à l'autorité du tzar, discours que le peuple
ne peut écouter sans les prendre en suspicion, que de
la part de gens, en qui il a pleine confiance et de la
part desquels il ne peut craindre une trame noble
ou polonaise. Le gouvernement profita adroitement de
cette faute ; le parti réactionnaire releva alors pour la
première fois la tête. Katkov proclama la perfidie^ la
(( trahison des nihilistes vis-à-vis de la Russie »...
La cause était perdue. Le moment favorable à la res-
triction du pouvoir absolu fut manqué. Les libéraux et les
révolutionnaires rompirent entre eux. Les réformes éma-
nant du tzar s'opérèrent extrêmement mal, avec une
absence complète de sincérité. Mais les libéraux se con-
LA RUSSIE POLITIQUE 4i5
tentaient de bouder, de gémir et espéraient dans Ta-
venir. Les révolutionnaires restés seuls, n'ayant aucun
soutien ni en haut, ni en bas, dépensaient trop souvent
infructueusement leurs forces en conspirations en faveur
de la cause polonaise, et au surplus sans le moindre pro-
fit pour la Pologne. Le gouvernement sentit enfin que ses
mains étaient déliées. Pendant les six premières années
du règne, il n'osa montrer ses griffes. C'est seulement
en 4861 qu'il fit deux procès politiques. Dès le commen-
cement des troubles de Pologne, il se livra sans crainte à
des représailles en Russie. De 1863 à 1867, il intenta des
procès politiques à 160 personnes ; 8 d'entre elles furent
même exécutées. Je ne compte pas les châtiments infligés
par mesures administratives qui, chaque année, prirent
une extension de plus en plus grande . Je ne compte pas non
plus les procès polonais. En Pologne, il périt alors des
milliers d'hommes. Profitant de l'inaction des libéraux,
et voyant que Tappui du peuple faisait défaut aux révo-
lutionnaires, legouvemement renonça avec une hardiesse
croissante à l'idée de larges réformes, se comporta sans
ménagement aucun vis-à-vis de la presse, interdit les
organes indépendants... Ces poursuites, cette politique
aigrirent de plus en plus les révolutionnaires. En 1866,
le mécontentement accumulé éclata par l'attentat de
Karakozov à la vie de l'empereur. Le gouvernement mit
sur pied la police, investit d'une vraie dictature le célè-
bre Mouraviev le Pendeur^ qui venait d'achever sa san-
glante besogne en Pologne. Une véritable terreur
commença et dans la société une violente réaction s'ac-
centua. Katkov avait raison de s'écrier : « Le coup tiré
par Karakozov a purifié l'air ».
416 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
L'année 1866 fut effectivement une année de crise
définitive dans la politique gouvernementale. On acheva
encore les réformes commencées auparavant, mais en
restreignant le plan au dernier point. En 1870 fut pro-
mulguée la dernière d'entre elles : le service militaire
obligatoire pourtous. Les forces révolutionnaires parais-
sent si affaiblies que, durant cette même période de 1866
à 1870, il n'y eut en Russie qu'un seul procès politique
intenté à une seule personne. Pourtant le mouvement
révolutionnaire n'avait pas disparu : il était représenté
par une jeunesse tellement verte qu'elle n'était capable
d'entreprendre contre le gouvernement aucune tentative
sérieuse. Netchaïev, homme d'une énergie indomptable,
enfant du peuple, d'une instruction médiocre, despote,
ne choisissant pas les moyens, mais fanatique de la ré-
volution, homme capable déjouer dans un autre moment
un grand rôle historique, tenta de recruter dans les
rangs de cette jeunesse une société secrète. Le gouver-
nement porta encore un coup. En 1871, le gros pro-
cès des 88 adeptes de Netchaïev, des centaines de dépor-
tations rognèrent de nouveau les forces déjà très petites
des révolutionnaires. Les années 1870-71-72 forment
une des époques les plus assoupies de l'histoire russe.
Le gouvernement, définitivement hors d'inquiétude,
gouvernait avec une négligence, un mépris du peuple et
de la société, une absence de toute grande idée et enfin
une licence qui rappellent les plus mauvais jours de
Byzance. J'ai déjà dit sous quelles sombres couleurs
Kochelev peint la décadence des hautes sphères gou-
vernementales du temps. Combien ces impressions du
vieux Slavophile se rapprochent des miennes, celles
LA RUSSIE POLITIQUE 417
d*un jeune étudiant qui venait d'arriver à la capitale du
fond d*une province éloignée ! Combien tout ce que je
voyais et entendais dans la capitale me semblait futile ;
et quel mépris pour le gouvernement ce spectacle faisait
croître en moi !
Je me souviens d'un épisode qui se produisit alors
pour ainsi dire sous mes yeux. Un commerçant, riche
fabricant de draps, notre voisin, fut un jour subitement
mandé à Saint-Pétersbourg. A son retour, il raconta avec
étonnement ce qu'il avait vu à la cour. Voici l'affaire :
un des membres de la famille impériale avait dessiné
un uniforme bleu, le plus joli qu'on puisse imaginer.
L'héritier du trône, maintenant empereur, se prit d'en-
thousiasme pour cet uniforme. Le père ne voulut pas re-
fuser à son fils, mais le ministre de la guerre fut effrayé
devant cette fantaisie, qui rendait inutiles toutes les pro-
visions de draps faites pour l'armée et entraînait d'im-
menses dépenses. C'est pour amener le tzar à renoncer à
cette fantaisie qu'il avait mandé ce commerçant comme
expert. Dans une conversation à huis clos, le ministre
conjura le fabricant de trouver quelque chose qui pût
convaincre l'héritier du trône et lui faire abandonner sa
fantaisie. Le lendemain, le fabricant se rendit au palais
et y fut témoin d'une scène qui ne s'harmonisait nul-
lement avec l'idée qu'il avait de la gravité des occupa-
tions des tzars. L'immense salle était encombrée d'échan-
tillons de draps, de gravures, de patrons. L'héritier
du trône, très agité, rouge, se démenait sur le parquet,
rampant sur le drap, prenant des mesures et disposant
les échantillons pour juger quelles couleurs se mariaient
mieux aux autres. Surle parquetrampaient avec lui quel-
27
i«8 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ques officiers : quelques autres se tenaient debout tout
autour et montraient le plus vif intérêt pour la question
, qui préoccupait Théritier du trône. Le commerçant fut
reçu à bras ouverts. Il était de leur bord, n'est-ce pas?
le drap n*est-il pas excellent et beaucoup plus avantageux
queTancien? Que faire? Le commerçant, se tenantà qua-
tre pour rester grave, fit semblant de discuter sérieuse-
ment l'affaire, examina attentivement le drap. En réa-
lité, il avait déjà préparé son rôle; en venant, son plan
était fait; il devait découvrir que le drap déteignait fa-
cilement. Il le démontra à Théritier du trône. Celui-ci en
fUt très peiné, mais il dut céder à Tévidence. Ce n'est
que de cette façon que le trésor put éviter une dépense
inutile de plusieurs millions de roubles. Voilà ce qu'on
entendait raconter sur le compte du gouvernement et
ce n'était pas là le pire. On parlait de pots-de-vin
reçus par des membres de la famille impériale. On
parlait d'orgies de palais. Les gens de bien étaient
déportés ou bien se livraient au désoeuvrement, plongés
dans le désespoir. L'administration écrasait systéma-
tiquement le self-government. Les hommes du zem-
stvo croisaient les bras. La presse s'avilissait...
Les remontrances des hommes les plus sérieux, les
réclamations faites au nom des intérêts de la Russie
étaient reçues avec un mépris brutal. En 1870, la no-
blesse de Moscou envoya au tzar une adresse à l'occa-
sion de la promulgation du décret du service obliga-
toire dans laquelle, en témoignant sa gratitude pour
cette nouvelle mesure, elle exprimait l'espérance que
l'empereur couronnerait l'édifice des réformes, en oc-
troyant aux représentants du peuple, la participation au
LA RUSSIE POLITIQUE 419
gouvernement de TEtat. Je ne me rappelle plus bien
la teneur textuelle de cette adresse, mais tel en était
le sens. L'Empereur ne se sentit pas de rage ; le bruit
courait à Moscou qu*entre lui et le gouverneur général
de Moscou avait eu lieu rechange de dépêches laconi-
ques que voici : Tu as lu l'adresse ? — Je l'ai lue.
— Imbécile ! L*Empereur était furieux que le gouver-
neur général n'eût su empêcher de lui remettre pa-
reille adresse.
Ce gouvernement à la fois despotique et faible, qui
avait fait des réformes sociales un truc politique mé-
contentait bien des gens dans le pays. D'autre part,
les événements ne montraient que trop clairement
l'impuissance du parti libéral, et même l'impuissance
de la société en général. L'attention de tout homme
énergique, cherchant des moyens d'action, se reportait
malgré lui sur le peuple dans l'espérance d'y trouver
davantage de force vitale. Les vieilles tendances démo-
cratiques de la classe intelligente étaient absolument
favorables à cette conduite. En outre, les idées socialis-
tes se propageaient de plus en plus en Russie. On peut
juger de l'intérêt que les Russes prenaient au déve-
loppement du socialisme par ce fait que la première
traduction du Capital de Karl Marx parut en langue
russe. Enfin, la foi dans le peuple reçut une vive im-
pulsion des grands mouvements populaires de l'Europe,
le développement de l'Internationale qui, du fond de la
Russie, semblait une force gigantesque, la Commune de
Paris, la Révolution espagnole. Toutes ces influences
agissaient avec d'autant plus de force sur notre jeunesse
qu'une foule de jeunes gens des deux sexes, en présence
420 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
des difficultés qu'on leur opposait dans nos écoles supé-
rieures, se pendaient à l'étranger et y subissaient l'in-
fluence de l'Emigration. Celle-ci comptait dans ses
rangs Bakounine, Lavrov et enfin Tkatchev, quoique ce
dernier ne pût être comparé aux deux premiers ni par
ses capacités ni par son influence.
Mikhaïl Bakounine, homme d'une valeur énorme,
orateur éloquent, agitateur infatigable, conspirateur
indomptable, a depuis longtemps acquis un renom
parmi les révolutionnaires de l'Europe. En 4848, il se
battait déjà sur les barricades de Dresde et fut pendant
quelque temps dictateur. On raconte que la nouvelle
de l'honneur qu'on lui faisait flatta beaucoup l'empe-
reur Nicolas : c Tiens, dit-il, chez moi il était simple
lieutenant : chez les Allemands, il est devenu dicta-
teur. Un brave gaillard ! » Malgré cet enthousiasme,
quand Bakounine, arrêté par les Autrichiens, fut livré
aux autorités russes, l'Empereur l'enferma dans la for-
teresse de Pierre et Paul, où il passa neuf ans, chargé
de chaînes et endurant des privations que son orga-
nisme athlétique lui permit seul de supporter. Ba-
kounine fut ensuite déporté en Sibérie. De Sibérie
il s'enfuit en Amérique ; de là il passa en Europe,
pendant un certain temps aida Hertzen dans ses tra-
vaux de publiciste, prit ensuite une part active à Tin-
surrection polonaise, et enfin devint le rival de Karl
Marx dans l'Internationale et le leader des anarchistes,
à l'apparition desquels il aida même beaucoup.
Piotre Lavrov est un homme de tout autre genre.
Jadis professeur de mathématiques à l'Académie d'ar-
tillerie, il acquit en Russie une grande renomméBpar
LA RUSSIE POLITIQUE 421
gon immense et rare érudition, par l'étendue et la di-
versité de ses connaissances. Interné dans le gouverne-
ment de Vologda, il s'évada et se rendit à l'étranger
où il continua ses travaux scientifiques. Socialiste con-
vaincu, ses théories ne sont pas la conséquence de son
tempérament, mais le résultat d'une conviction appro-
fondie incessamment renforcée par une multitude de
faits que le savant écrivain puise avec un succès égal
dans l'histoire, l'anthropologie, la psychologie et l'é-
conomie politique. Lavrov est bientôt un des fondateurs
principaux du socialisme russe. Les Lettres historiques
et L* Élément gouvernemental dans la société future, se-
ront toujours des œuvres capitales dans notre littéra-
ture. La première de ces œuvres eut, en Russie sur-
tout, une influence particulière.
Tous les deux, Bakounine et Lavrov, tiennent pour
uniquement équitable le régime socialiste ; tous les
deux supposent qu'il existe dans le peuple russe, dans
ses coutumes communales, des tendances plus ou moins
nettes vers ce régime. De même, tous deux sont d'ac-
cord pour admettre qu'un révolutionnaire doit agir
non seulement pour le peuple, mais aussi par le peu-
ple. Mais il y a entre eux une différence. Lavrov a
surtout foi dans les instincts socialistes du peuple. Il
croit indispensable la création dans le peuple d'une mi-
norité de socialistes conscients, qui ensuite pourraient
former le noyau du parti révolutionnaire. A celui-ci
incomberait le soin de mener à terme en Russie la ré-
volution sociale. Ainsi Lavrov met en première ligne
la propagande armée de toute la force de la science.
Bakounine avait surtout foi dans les tendances ré-
422 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Tolutionnaires du peuple et il faisait appel directement
à Témeute immédiate : il faut soulever le peuple et
ensuite tout ira de soi-même. Cette divergence dans
le point de départ dépend encore en partie de la diffé-
rence de vue sur l'organisation de la société. Bakounine
est anarchiste ; Lavrov, socialiste de Técole de Marx,
admet l'importance de Vélémetit gouvernemental. La
question de l'organisation de la société future semble
à Bakounine une chose de peu d'importance ; pour
Lavrov c'est une question d'importance capitale.
Tkatchev entra en action un peu plus tard et n'exerça
qu'une influence insignifiante comparée à celle de Lav-
rov et de Bakounine. Ses idées sont celles d'un pur Ja-
cobin. Renonçant à l'action sur le peuple, les révolution-
naires doivent faire un coup d'Etat et se saisir delà dic-
tature. C'était répéter les idées de Netchaïev que celui-
ci avait compromises par sa propre conduite. L'affreux
despotisme de Netchaïev et le sans-gène dont il faisait
preuve dans l'application du principe : le but justifie
les moyens, avait pour longtemps laissé dans la classe
intelligente russe une sorte d'aversion pour le jacobi-
nisme. En outre, la vénération pour le peuple, pour la
sainteté de sa volonté, allait contre lui. Pourtant il
faut dire que, malgré le nombre considérable de tap
lents sous l'influence desquels se développa le mou-
vement révolutionnaire de Vintelliguentia il est dou-
teux que cette dernière eût trouvé chez eux sa formule
et le vrai sens de son rôle historique. Lisez les maîtres r
vous ne voyez pas dans leur œuvre l'explication des actes
des élèves, de cette multitude qui est souvent plus for-
tement gouvernée par son instinct de foule que par les
LA RUSSIE POLITIQUE 423
formules logiques. Quelle théorie sociologique nous
expliquera cette croisade entreprise en 1873 par des
milliers de jeunes gens qui allaient dans le peuple I
Ce fut une véritable croisade. La jeunesse, — car,
pour la plupart, c'étaient des jeunes gens, — abandon-
nait les Universités, abandonnait ses parents : des jeunes
filles renonçaient à une brillante vie mondaine. Per-
sonne ne pensait à soi, à sa propre existence. La grande
Cause accapare toutes les pensées. La tension nerveuse
est telle que les gens supportent sans tomber malades,
les privations les plus affreuses auiiquelles ils sont le
moins habitués. Et tout cela sans le moindre calcul d'in-
térêt personnel, en opposition avec les avantages per-
sonnels, avec les habitudes acquises, avec les affections
enracinées ! Ces gens reniaient tout le passé. Ils n'a-
vaient plus de propriété. Si quelqu'un hésitait à don-
ner sa fortune, pour la Cause, il excitait aussitôt une
commisération pleine de mépris. Ils brisaient leur ave-
nir. Gomme les premiers chrétiens, ils se disaient :
« Je renie Satan et tout ce qui vient de lui, et tout son
orgueil: je souffle et crache sur lui... » Souvent on
rencontrait parmi eux des gens occupant une très
bonne position sociale. Voïnaralsky, à 40 ans environ
élu juge de paix de son village, s'adonne à la propa-
gande, après avoir donné pour la Cause toute sa fortune :
40 miUeroubles. Kovalik, présidentderassemblée desju-
ges depaixdugouvemementdeTchemigov, propriétaire
foncier, homme de capacités remarquables, agit de même.
Le prince Krapotkine, déjà connu comme géologue,
chargé de missions spéciales près du Gouverneur géné-
ral de la Sibérie orientale, maître d'une fortune indépen-
424 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
dante, devient simple ouvrier peinlre. Des jeunes filles
appartenantà de bonnes familles, riches héritières^ vont
travailler aux fabriques comme simples ouvrières : Ba-
tiouchkova, les Soubbotines, Fighner, Lioubatovitch,
Bardina... Souvent c'étaient des beautés qui faisaient
fureur dans les bals aristocratiques. Elles abandonnent
tout pour aller dans le peuple. Pourquoi ! Pour le soule-
ver? Pour l'instruire ?
Gela pouvait être formulé de manière ou d'autre par
Bakounine ou par Lavrov. Gela pouvait être expliqué
dans un sens ou dans un autre par ceux mêmes qui al-
laient dans le peuple^ mais en réalité, cela avait pour
base quelque chose de plus fort que les raisonnements et
que toutes les intentions. G'était unsentimentsemblable
à celui qui entraîne le proscrit vers sa patrie. Le peuple,
— c'était justement la patrie qui réclamait l'âme de la
classe éclairée. Retourner là-bas dans cette patrie, à la-
quelle vous ont ravi les conditions sociales, les accidents
de la naissance, de l'éducation, des occupations. Plus
forte que tous les raisonnements et toutes les intentions
retentissait la voix de l'intime parenté spirituelle qui
existait entre Vintelliguentia et le peuple. Vivre avec
lepeuple, partager son existence, vivre de ses malheurs,
de ses joies, spirituellement ne faire qu'un avec lui, agir
comme fils du peuple :
Devenir spirituellement et fils et père de son peuple,
voilà une vie digne qu'on y travaille, voilà un travail digne
de la vie.
Ges strophes du poète polonais, chaque Russe pouvait
les répéter. G'est alors justement que se forme le mot
j
LA RUSSIE POLITIQUE 425
7%arodnik du mot naro^(peuple), mot qui littéralement
signifie démocrate, mais qui caractérise un homme qui
agit non seulement pour le peuple, mais aussi selon
Tesprit du peuple. Si, en Russie, la vie politique eût
été un peu libre, cette émigration dans le peuple aurait,
sans nul doute, livré dans les campagnes toutes les places
de maîtres d'écoles, d'écrivains, d'aides-chirurgiens, tous
les métiers (ouvriers et agriculteurs) à Vintelliguentia.
Elle aurait certainement réussi à organiser un parti puis-
sant parmi les paysans et les ouvriers. Une multitude
d*exemples prouve que les paysans vivaient en parfait
accord avec ces émigrés et que ces derniers exerçaient
sur eux une forte influence. En revanche, l'influence
des paysans sur les propagandistes qui vivaient au mi-
lieu d'eux est hors de doute. De la région trop loinflaine
des théories, cette influence les ramenait aux questions
de la réalité quotidienne ; de la recherche du régime
social le plus parfait elle les rappelait à la lutte avec le
koulak^ avec le stanovoî, à la question du zemstvo^
du village, de l'école, à l'organisation de tel ou tel
arteL Bref, ce parti paysan-ouvrier, quoiqu'il dût cer-
tainement avoir un programme fortement nuancé de
socialisme, n'eût renfermé en soi rien d'utopique...
La réalité en disposa autrement.
Les persécutions que le gouvernement fit endurer aux
propagandistes furent terribles. Les renseignements que
nous avons constatent que pendant six années, de 1873
à 1879, 2884 personnes furent poursuivies pour crimes
politiques. Ces crimes politiques consistaient tantôt dans
une propagande de caractère socialiste ou révolution-
naire, tantôt aussi dans le simple fait d'instruire le
426 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
peuple, dans le simple fait d*avoir pou?ant être un
fonctionnaire, mieux aimé s'installer en paysan à la
campagne. Dans le fameux procès des 193, dont Tins-
traction enveloppa plus de 700 individus, l'immense
majorité fut arrêtée sans avoir rien fait. Une com-
pagnie d'émigrants dans le peuple s'assemble, ar-
rive dans un village, fonde une tonnellerie ou une
forge quelconque et commence à fréquenter les pay-
sans. Après un ou deux mois, la police fond sur les émi-
grants et les arrête tous. L'enquête commence. Les
propagandistes sont en prison. Quelles prisons !
Sur le nombre total de 265 inculpés, qui subirent la
prison préventive à l'occasion du procès, dit des 193, la
majorité fit deux ans^ la minorité trois ans^ plu-
sieurs individus quatre ans. Le jugement rendu, des
700 personnes inculpées dans l'instruction de l'af-
faire, 100 furent condamnées. Par conséquence, 86 V»
d'entre elles furent arrêtées, subirent la prévention, peut-
être moururent ou perdirent la raison — sans avoir
rien fait, si bien rien fait, que les procureurs mêmes
ne purent avancer contre eux de preuves convaincan-
tes. Figurez-vous maintenant la situation d un jeune
enthousiaste, électrisé jusqu'au fanatisme par l'idée
de servir la Cause populaire. Devant lui, passe comme
en rêve la courte période de la propagande, puis la
prison, la terrible réclusion solitaire dans une cellule de
cinq pas de long, avec le régime de la prison qui tous
nourritavec cinq kopecks par jour, des mois, des années
de putréfaction, de décomposition idiote durant lesquels
s'il regarde en arrière il ne voit rien — et s'il regarde en
avant, il ne voit que la déportation, le bagne on
LA RUSSIE POLITIQUE 427
la mort. Et quelle envie de vivre, quelle envie de tra-
vailler I
Oh I comme je voudrais non comme un froid cadavre
pourrir sous le couvercle d'un cercueil,
aux combattants pour la cause populaire dans leur lutte
[noble
pouvoir apporter un aide quelconque,
pour que je puisse, quand viendra le moment austère,
quand éclatera la bataille définitive,
leur crier, des ténèbres sépulcrales,
au moins un mot d'encouragement !
Ces strophes sont d'un jeune poète révolutionnaire
Verbovtchanine, qui a passé en prison la plus grande par-
tie de sa vie à peine épanouie. Jeté en prison pour crime
de propagande, il a subi quatre années de réclusion pré-
ventive et doit subir encore de longues années de travaux
forcés. Gomme saisi d'un pressentiment funeste, il finit
par une exclamation désespérée :
Mais la mort est implacable : après m'avoir emporté dans
fia tombe,
elle ne me relâchera plus,
elle enchaînera ma volonté, elle enchaînera ma force
et ma haine et mon amour
Cette implacable persécution, pour mieux dire cette
extermination, produisit enfin sur le public la plus
pénible impression. La mère d'un jeune homme
condamné au bagne, qui devait subir sa peine dans
Taffrease prison centrale, s'écria en ^'adressant à un
groupe de procureurs et de juges d'instruction : <( Jus-
qu*â cette heure j'aimai et je vénérai le tzar : mainte-
28 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
nant je le hais et je le méprise ! » Ces terribles con-
damnations au bagne semées à droite et à gauche par
centaines, l'aspect de ces jeunes gens amaigris, exté-
nués par les tourments, qui peu de temps avant débor-
daient de vie, produisaient une impression d'autant
plus terrible qu'on châtiait la parole, la propagande!.
Au banc des accusés une femme se lève, le visage intel-
ligent, les manières modestes, la voix pénétrée de con-
viction. C'est Sofia Bardina, une des personnalités les
plus marquantes du mouvement. Elle vient d'entendre
le réquisitoire foudroyant du procureur sur la destruc-
tion de la famille, delà propriété, sur l'anarchie, et elle
lui répond :
« La propriété, — je ne l'ai jamais niée. Au con-
traire, j'ose prétendre que je la défends, car je recon-
nais que chaque individu a droit à la propriété assurée
par son travail. Dites, est-ce moi qui détruis la pro-
priété ou bien le fabricant qui laissant à l'ouvrier i/3
de la journée de travail s*en approprie les 2/3 pour
rien ? Ou bien ce spéculateur, qui, en jouant à la bourse,
ruine des milliers de familles, et s'enrichit à leurs dé-
pens sans rien produire lui-même ?
» Le communisme, comme quelque chose d'obliga-
toire, ni moi, ni personne des Propagandistes ne le prê-
chons. Nous ne faisons que constater le droit du tra-
vailleur au plein produit de son travail.
» Pour la famille, je ne saurais dire aussi qui la sape :
est-ce le régime social qui oblige la femme à l'aban-
donner et aller gagner un mince salaire à la fabrique
où inévitablement elle et ses enfants doivent se débau-
cher, ce régime qui fait que grftce à la misère la femme
LA RUSSIE POLITIQUE 429
tombe dans la prostitution... ou bien est-ce nous qui
sapons la famille, nous qui tâchons d'extirper cette
misère ?
» Au point de vue religieux, je puis seulement dire
que je suis toujours restée fidèle à Tesprit delà religion
et à ses principes fondamentaux, tels qu'ils furent prê-
ches par le fondateur même du christianisme...
» On m'accuse d'excitation à la révolte. Mais je
n'ai jamais excité le peuple à une révolte immédiate...
Les massacres, en tant que massacres me sont odieux...
J'admets seulement que la révolution par la force,
certaines situations données, est un mal inévitable... »
A cette époque, on décriait beaucoup les révolu-
tionnaires russes, comme anarchistes^ et effective-
ment, en théorie^ pour la plupart, ils se nommaient
anarchistes ; c'était une anarchie très inoffensive,
qui se traduisait par une sorte de nébuleux idéal de
liberté illimitée que l'avenir devait réaliser. Sophia
Bardina ne laisse pas cette question sans éclair-
cissement. « Le ministère public, continue-t-elle, dit
encore que nous voulons inaugurer l'anarchie.... mais
ce mot*dans le sens que lui attribue la littérature con-
temporaiuQ et tel que je le comprends moi aussi, ne
signifie aucunement le désordre et l'arbitraire. Elle
n'est pas l'arbitraire des individus, car elle reconnaît
que la liberté d'un individu finit là où commence celle
d'un autre. Elle n'est que la négation de cette auto-
rité vexatoire qui étouffe le libre développement de la
société. »
Le discours de Sofia Bardina, dont je ne cite que
quelques courts fragments, produisit un énorme effet.
430 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
— Quant à celle qui prononça ce discours, elle fut con-
damnée à neuf ans de travaux forcés. Pour quel
crime? chacun se posait involontairement cette ques-
tion ; involontairement ensuite on s'abandonnait à une
méditation pleine d'angoisse, si admirablement expri-
mée par un poète que personne ne suspectera de ten-
dances révolutionnaires *.
Que m'estelle? Ni femme, ni amantei
ni fille chérie non plus.
Pourquoi donc alors cette vision douloureuse
m'empôcbe-t-eilede dormir toute la nuit?
Pourquoi donc alors ce rêve incessant?...
Jeune, dans une prison sans air,
une étroite cellule aux voûtes écrasantes^..
un lit dans Thumide crépuscule...
du lit regardent fiévreusement ardents
des yeux sans pensée, sans larmes, —
du lit pendent presque jusqu'à terre de longues
mèches de lourdscheveux...
Sans mouvement sont les lèvres et les pâles
mains sur la pâle poitrine
qui faiblement se pressent sur ce cœur sans défaillance,
et saus espérance dans l'avenir ,
Ce douloureux cauchemar pesait involontairement
sur chacun. Combien de Russes, cecauchemar obligea à
risquer leur propre personne pour adoucir au moins un
peu le sort de ces martyrs !
Par ce sentiment commun, et aussi par l'affinité des
idées entre la partie pacifique et la partie militante de
la classe éclairée, on peut s'expliquer l'assistance que
1. POLOHSKT.
LA RUSSIE POLITIQUE 431
les libéraux prêtent si souvent aux révolutionnaires.
On accuse continuellement nos libéraux de poltronnerie,
et certainement la Russie a de lourds reproches à faire
à leur pusillanimité. Sans elle, à Theure qu'il est, les
Katkovs ne pourraient régner en Russie. Mais pour l'hu-
manité, partout où il n'est pas affreusement périlleux
d'en faire preuve, il est difficile de reprocher à notre
société d'en manquer. Je me souviens parfaitement que,
lors de l'élargissement d'une centaine de prévenus
mêlés à l'affaire des 193, ils furent à la lettre enlevés
par des gens de bonne volonté. C'était pendant la
nuit que, par une raison inconnue, on effectuait l'élar-
gissement du plus grand nombre. L'heure était avan-
cée; depuis des heures entières, des dames se tenaient
aux portes de la prison, attendant la sortie des prison-
niers. Un groupe de politiques paraît sur le seuil
se demandant où aller ? à droite ou à gauche ? Personne
n'a d'argent. Des amis, on en avait il y a trois ans,
mais où les chercher : ils ont sans doute changé de do-
micile. « Messieurs, dit une voix dans l'ombre, un de
vous n'a t-il pas besoin d'un asile ? » C'est une dame
distinguée, dans une voiture de mattre. Beaucoup de
fautes seront remises à la société russe pour cette
chaude compassion pour la souffrance.
Quant à la peur, comment ne pas la ressentir? Pour la
compassion seule, on destitue, on déporte, on perd des
famUles entières. On a le cœur déchiré en se rappelant
certaines scènes, celles par exemple qui advinrent à
Odessa, pendant la terrible administration du gouver-
neur général Todtleben. Vous passez devant la prison et
tout d'un coup, de la fenêtre, grillée de fers rongés
432 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOGlÂLB
de rouille, deux blondes têtes d'enfants regardent
dans la rue en gazouillant. Oui, ce sont des enfants, une
fillette de quatre ans, un garçon de cinq.... Comment
se fait-il que ces pauvres êtres roses se trouvent en ce
lieu ? Hélas, le père a été arrêté pour crime de com-
passion, lia versé 5 roubles dans une caisse défendue,
dont le but est de prêter secours aux déportés politi-
ques ; il a dit dans son cercle que, de la part du gou-
vernement, de si cruelles persécutions étaient \Taiment
révoltantes; il est suspecté d'avoir connu un révolution-
naire important. Le malheureux compatissant va être
transporté dans la Sibérie Orientale par mesure admi-
nistrative, et sa famille avec lui.... 11 est impossible de
ne pas craindre, il est impossible de ne pas trembler.
Et pourtant cette société tremblante, terrorisée, est ca-
pable à se sacrifier généreusement. Un révolutionnaire
enfermé dans une prison, tente de s'évader. C'est un
homme d'un courage téméraire, d'une grande force.
Deux camarades l'aident. Ils entrent en lutte avec \^
agents qui transfèrent le prisonnier d'une prison à une
autre. Après une escarmouche momentanée, mais vio-
lente, le prisonnier parvient à s'échapper des mains de
ses gardes, ensanglanté, couvert de poussière (car pen-
dant la lutte il fut trois fois jeté à terre), les vête-
ments en lambeaux. Il s'clance à toutes jambes dans la
première direction venue, séparé de ses camarades, qui
eux aussi ont pris la fuite.... La police, mise sur pied
par les coups de sifflet, les poursuit de tous côtés. Où fuir
dans un état si affreux? Il se lance dans la première
maison venue, où demeure un libéral, qu^il ne connaît
pas, mais dont il a, par hasard, entendu parler. Le
J
LA RUSSIB POLITIQUE 433
fuyard ouvre brusquement la porte.... « Pardon.... je
suis un politique... Je me suis évadé. On me poursuit,
permettez que je me lave et que je change de vête-
ments. » Le maître du logis, stupéfait, apporte sans
mot dire de l'eau et du savon, ouvre h&tivement sa
garde-robe; pendant ce temps, la police fouille de haut
en bas toutes les maisons voisines, ne sachant pas
au juste dans laquelle s'est jeté le fuyard. Quelques ins-
tants, et la toilette est terminée. Gomment sortir ? Le
maître du logis lui indique l'escalier du service et le
fuyard s'échappe heureusement.
Si les persécutions portaient l'efTervescence jusque
dans les couches les plus paisibles de la classe éclai-
rée, il est aisé de s'imaginer l'impression qu'elles pro-
duisaient sur les révolutionnaires! Déjà, par sa compo-
sition même, le parti révolutionnaire, cette élite de tout
ce qu'il y a d'énergique en Russie, n'était nullement
disposéà souffrir qu'on le frappât impunément: des ap-
pels à la vengeance commencent à retentir ; l'amer re-
proche de M. Mikhaïlov, jeté aux révolutionnaires russes
en 186i, revient à la mémoire :
c Pourquoi donc la haine se tait-elle en vous, frères ?
Pourquoi Tamour se tait-il ?
Ou bien dans votre amour n'y-a-t-il que des larmes
pour nos atroces malheurs ?
Ou bien de la force pour menacer,
n*7 en a-t-il pas dans votre haine ?
Une brochure parue en 1877 fait de violents re-
proches aux révolutionnaires. « Absorbés par d'idéales
abstractions, ils sont parvenus à refouler en eux les sen-
28
484 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
timents naturels qui sont inhérents à tout homme libre.»
Cette brochure, cet appel & la vengance, est significatiye-
ment dédiée & la mémoire de Dmitri Karakozoy ^ Si Ton
ne devait songer à Dmitri Karakozoy que deux ans plus
tard, peu à peu les révolutionnaires commencent à mon-
trer leurs griffes. Théoriquement, ils aboutissent de
plus en plus à Tidée de renverser le gouvernement, et
cela immédiatement. Sous l'influence de cette idée,leiir
programme devient plus révolutionnaire et moins so-
cialiste. Il faut soulever le peuple au nom des questions
qui s'agitent maintenant même dans son milieu. Un
groupe fort. Terre et Liberté^ qui avait de nombreu-
ses ramifications en province, où les membres de ^o^
ganisation fondaient des colonies au milieu du peuple,
se développe alors* L'organisation comptait qu'elle par-
viendrait à formuler les réclamations du peuple et à le
soulever en leur nom. En môme temps il est indispensa-
ble de se défendre de la police. Il faut se créer un
corps de défense qui repousse à main armée les at-
taques du gouvernement. Le Comité Exécutif du parti
socialiste révolutionnaire formé à Kiev, tente de rem-
plir ce rôle. Dans la tète de personnes isolées, quoique
fort nombreuses, l'idée d'obtenir les droits politiques
par la terreur se fait jour. Cette idée fut aussi adop-
tée par le Comité Exécutif du parti socialiste révolution-
naire. Sous l'influence de cette disposition des esprits,
même avant qu'elle ne se fût exprimée dans l'organisa-
tion de sociétés secrètes, les révolutionnaires commen-
cent à tuer çà et là des espions. L'impulsion définitive
1. Les BachûbouMoucks de Saint'Pétersbourg, 1877.
LA RUSSIE POLITIQUE 435
n'est donnée que par le fameux coup de pistolet tiré
par Vera Zassoulitch sur le préfet Trépov, le 24 janvier
1878, à Saint-Pétersbourg.
Plusieurs mois avant cela, le 13 juillet 1877, par Tor-
dre de ce même Trépov, on avait frappé de verges à la
prison de Saint-Pétersbourg le prisonnier politique Bo-
golioubov. Ses camarades qui avaient entendu les cris
du malheureux firent un affreux tapage de leurs fenê-
tres grillées, ils lancèrent à Trépov des injures. En proie
à une impuissante colère, ils s'efforcèrent de briser les
fenêtres et les grilles, mais la prison construite de pier-
res et de fer résista à ces efforts des pygmées. Les
geôliers les tirèrent un à un de leurs cellules, les batti-
rent jusqu'au sang et les jetèrent ensuite au cachot...
Bien des gens se juraient de tuer Trépov la première fois
qu'il paraîtrait dans la prison. Mais il ne paraissait pas.
Yera Zassoulitch se fit Texécutrice de l'indignation pu-
blique. Trépov fut blessé. On jugea Vôra et les jurés
rendirent un verdict d'acquittement I Cet acquittement
inattendu provoqua une bruyante explosion d'enthou-
siasme par toute la Russie. Un publiciste libéral de talent
dit dans un de ses articles, « que le juste acquittement de
Zassoulitch débarrassa d'un lourd poids la conscience pu-
blique » ; il sembla la convaincre qu'elle n'avait encore
pas perdu tout sentiment élevé. Cette appréciation est
très exacte. La société russe fêta dans le verdict des jurés
le triomphe de sa conscience sur la pusillanimité dont
elle faisait preuve devant les excès du gouvernement. La
foule, qui s'écrasait aux abords du Palais-de-Justice,
salua l'acquittée de bruyantes exclamations d'enthou-
siasme. Les gendarmes tentèrent d'arrêter de nouveau
436 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Zâssoulitch, mais ils furent repousses par la foule, et
l'héroïne de la journée partit brides abattues dans une
voiture que lui avait offerte un de ses admirateurs.
Le coup tiré par Zâssoulitch sembla le signal d'une
série de meurtres et de tentatives de meurtres politiques.
Le gouvernement, momentanément découragé, répon-
dit par une pression redoublée, par des châtiments mul-
tipliés. Kovalsky fut exécuté* à Odessa. La vengeance
du gouvernement s'abattit avec une pesanteur particu-
lière sur les détenus de la prison centrale. En fait, ils
étaient enterrés vifs,,. Mais M. Stepniak peint si élo-
quemment dans La Russie soiis les Tzars *, la vie dans
la prison centrale, que je n'ai nul désir d'en retracer
une fois de plus l'affreux tableau. La lutte s'acharnait
des deux côtés. Le 2 avril 1879, Alexandre Soloviev,
obéissant à son initiative personnelle, commit un atten-
tat à la vie du tzar. Le tzar évita la mort et répondit à
l'attentat en élevant des gibets et en établissant l'état de
siège. Des derniers jours d'avril au mois d'août 1876, à
Saint-Pétersbourg, à Kiev et à Odessa, 13 hommes fu-
rent pendus. Parmi eux était Dmitri Lisogoub. Voué
sans réserve à la cause révolutionnaire , il possédait
une immense fortune évaluée à 400 mille roubles en-
viron et la donna pour la Cause. Il vivait lui-même
presque comme le dernier des indigents , tremblant
de dépenser pour lui un sou de cet argent qu'il consi-
dérait comme la propriété de tous. Lisogoub ne pre-
nait aucune part aux entreprises révolutionnaires, oc-
cupé uniquement de réaliser ses biens. C'était une
torture pour lui qui brûlait de lutter pour la Cause.
1. Giraud, éditeur.
LA RUSSIE POLITIQUE 437
Hais il n'eut le temps de remettre aux révolutionnaires
qu'une partie insignifiante de sa fortune. Un ami, en
qui il avait pleine confiance, dénonça ses projets au gou-
vernement et s'appropria sa fortune. Ne voulant pas dé-
voiler le misérable, le procureur ne put dans le cours du
procès se servir de ses dépositions, de sorte qu'il n'y
eut contre Lisogoub aucune preuve juridique, mais les
procès politiques ne sont en Russie qu'une formalité.
Le sort de l'accusé est presque toujours décidé d'a-
vance, selon les renseignements fournis par la police
secrète. On pendit Lisogoub. Vittenberg qui, en mourant
conjurait ses camarades de pardonner sa mort et de ne
pas tirer vengeance de ses bourreaux fut aussi du nom-
bre des pendus.
La peine de mort, il est à propos de le faire remar-
quer, est absolument étrangère aux mœurs russes,
elle n'existe même pas dans notre code pénal. Elle
n'existe que dans le code militaire, et hors de lui, seu-
lement pour les attentats contre la personne de l'em-
pereur. Si, par exemple, le gouvernement croit néces-
saire de punir de mort quelque terrible assassin, il le
cite, par ordonnance spéciale, devant un tribunal mili-
taire; jusqu'à ces dernières années cette procédure ex-
traordinaire s*employa rarement. L'application de la
peine capitale était pour la Russie un spectacle terrible,
inusité, qui répugnait. En 1825, quand il fallut pendre
5 des conspirateurs, jD^r^onne ne sut construire un gibet.
Les cas où la corde casse sous Je poids du pendu sont
très fréquents en Russie. En 1823, dans les cinq pen-
daisons, elle cassa trois fois ; le môme accident se répéta
lors de l'exécution des auteurs de l'attentat du 1 / i 3 mars.
438 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
lors de l'exécution d'Ossinsky, etc. II n'est pas facile
de trouver un bourreau. Les criminels condamnés à
mort et graciés pour salaire de cette abominable fonc-
tion acceptent seuls cette charge. Notre bourreau lui-
même habite une prison et y est surveillé. C'est un ré-
prouvé de la société tout entière. Dans une prison pleine
de forçats, il est arrivé qu'on ne pouvait trouver un
homme qui consentît à se charger de ce rôle. Frolov,
notre célèbre bourreau, qui pendant plusieurs années
voyagea par toute la Russie et y accomplit toutes les
exécutions, est à cause de cela un homme, presque im-
possible à remplacer ^ Mais lui-même, il n'exerçait ses
fonctions que dans un état d'ivresse complète et pres-
que inconscient.
L'anecdote que voici a déjà été publiée et je l'ai en-
tendue de la bouche de personnes exerçant des fonc-
tions au Palais de justice... Quand Sofia Perovskaïa
fut condamnée à mort, le bruit courut dans le monde
judiciaire qu'elle serait graciée, parce que Frolov ne
consentait pas à la pendre : « Je ne puis, aurait-il dit,
j'ai maintes fois pendu des hommes. Je ne saurais lever
la main sur une femme... » Etait-ce vrai ou non : en
tout cas, on répéta ce propos dans le fumoir du Palais
de justice de Saint-Pétersbourg. Un jeune homme»
garçon sans valeur, méprisé par ses collègues à cause
de ses mœurs contraires à la nature, assistait à cette con-
versation. Il s'écria : « Eh bien! elle ne sera pas graciée
faute de bourreau! Si Frolov ne veut pas la pendre —
je m'offrirai à le remplacer! » Ce zèle plut aux autorités,
1. Frolov est aujourd'hui en prison pour yoL
LA RUSSIE POLITIQUE 439
]e jeune monstre fut remarqué et il occupe maintenant
un poste très considérable dans la police.
Retournons à notre récit interrompu. L'application
de la peine capitale remplissait les révolutionnaires
d'un désespoir plein de rage. Certainement, elle n'est
pas faite pour inspirer la peur. Mais en revanche le désir
de la vengeance était excité au plas haut degré. De
qui donc tirer vengeance? Du tzar, répondaient des
milliers de voix, du tzar qui lui-même encourage les
cruautés, qui de sa propre autorité augmente les châti-
ments infligés par les tribunaux. Ce fait, presque
incroyable, se produisit en 1878. L'empereur Alexan-
dre II usa de son pouvoir souverain, non pour atténuer
l'arrêt du tribunal, comme le font parfois les monar*
ques , mais pour augmenter les peines de quelques
dizaines de condamnés. Cette mesure fut prise par re-
présailles du coup de pistolet [de Vera Zassoulitch.
Alors la pensée de se venger de l'empereur plana dans
l'air. De tous côtés, des gens apparurent brûlant du désir
de tuer le tzar. Parmi eux, on voit surtout beaucoup
de femmes : Perovskaïa, Helfmann, Fighner, lakimo-
va... fait excessivement caractéristique, qui montre à
quel point l'empereur avait blessé les sentiments moraux
des Russes.
Cependant il s'effectua dans le mouvement révolu-
tionnaire russe un certain revirement qui eut son contre-
coup dans les deux congrès révolutionnaires de Lipietsk
et à Voronej pendant l'été de 1879. La partie la plus
énergique des révolutionnaires se fixa comme but im-
médiat l'obtention avant tout des réformes politiques.
Ce revirement est aisé & comprendre, car la tyrannie ini-
440 LA RUSSIE POLITIQUE RT SOCIALE
maginable du gouvernement prouvait péremptoirement
la nécessité de limiter Tabsolutisme. Récemment en-
core (1878), les révolutionnaires laissaient complète-
ment de côté la question dé la limitation de Tautorité
du tzar et exigeaient : l^' la liberté de la parole et de
la presse, 2^ le jugement par le jury des affaires politi-
ques, 3^ l'amnistie pour les crimes politiques antérieurs ^
En 1879, il leur parut qu'on ne pouvait rien attendre
de pareil si des limites n*étaient imposées au pouvoir
absolu. Les révolutionnaires qui prirent le nom de parti
de la Volonté du Peuple exigèrent du gouvernement la
convocation d'une assemblée constituante. Le Comité
Exécutif du parti se proposa d'organiser une conspiration
pour forcer le gouvernement à cette convocation ou, en
cas de refus, le renverser. Une organisation énergique
des forces commence. Pendant les premières années da
mouvement, on n'avait accordé aucune attention à l'or-
ganisation des forces — on était même contre la cen-
tralisation et la discipline qui en est inséparable. Dès
qu'apparatt le programme démocratique du groupe
Terre et Liberté, avec la perspective d'une lutte pro-
chaine, un revirement se fait relativement à l'organisa-
tion. Le Comité Exécutif exige une discipline et une
centralisation toute militaire. C'est un trait éclatant
des dernières années du mouvement. En même temps
le Comité Exécutif entreprend une série d'attentats à
la vie de l'Empereur. C'était alors le devoir fatal de
tous ceux qui voulurent acquérir une popularité panni
nos révolutionnaires : se venger du tzar est le cri
1. L'assassifiat du chef des gendarmes , le lieutenant général
Mexentsevg Saint-Pétersbourg, 1878.
LA RUSSIE POLITIQUE 44t
général, et les meneurs du mouvement quelque regret
qu'Us eussent de dépenser leurs forces à une entre-
prise si difficile qui ne menait pas directement au but du
parti, ne pouvaient s'y dérober. Les attentats à la vie du
tzar commencèrent le 10/22 novembre 1879 et finirent
le 1/13 mars 1881 — par la mort d'Alexandre II.
Telle fut la fin de ce prince, qui avait fusillé et
pendu trente accusés politiques, en avait jeté deux cents
aux travaux forcés et déporté plusieurs mille, les sou-
venirs qu'il laissa après lui sont pénibles et la postérité,
même en s'apitoyant sur le sort déplorable de ce tzar,
qui avait débuté d'une façon apparemment si brillante,
n'oubliera pas que parmi les pendus, il y eut un enfant
Bozovsky, accusé seulement d*avoir affiché des procla-
mations ^
Son successeur, immédiatement après son avènement
au trône, reçut des Révolutionnaires une déclaration,
dans laquelle ceux-ci lui proposaient de mettre fin à la
lutte, en s'en rapportant à l'arbitre des représentants
du peuple. Le tzar répondit par de nouvelles exécutions.
A cette heure, dans une période de quatre années, il a
déjà exécuté quinze personnes, et dans ce nombre une
femme. Les condamnations au bagne, la déportation
surtout par mesure administrative, continuent de plus
belle. La lutte s'engage de nouveau. Je ne veux pas
écrire l'histoire du mouvement révolutionnaire russe,
encore moins celle d'un parti ou d'une organisation
quelconque. C'est pourquoi je n'entrerai pas dans
le détail des péripéties de cette lutte, si intéressante
1. RozoYsky avait, Je crois, dix -huit ans.
442 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
qu'elle soit. Il me serait impossible cependant en con-
cluant de ne pas nous poser une grave question : Quelle
est l'importance de ce mouvement, quels en sont les
résultats?
Dans son ensemble cette question est claire ; il n'est
pas facile de la résoudre dans le détail; tout ce qui
pourrait donner le moyen d'y répondre est mystère. La
police tient secrets ses renseignements, les révolution-
naires et les conspirateurs font à coup sûr de même.
Cependant les renseignements insignifiants, dont on peui
disposer, montrent que ce mouvement a pris de fort
larges proportions. Les forces révolutionnaires organi-
sées ont toujours été très restreintes, quoique l'organi-
sation du Comité Exécutif à la veille du l/i3mars 1881
comptât dans ses rangs près de cinq cents hommes ^
Mais le nombre des forces organisées ne donne aucune
notion sur les forces révolutionnaires en général. Les
renseignements officiels ^ donnent, de mars 1873 à
décembre 1876 inclusivement, — 1611 personnes mises
en accusation du chef de crimes politiques. Dans ce
nombre sont compris pèle-mèle ceux qui furent cités
devant les tribunaux et ceux qui eurent à subir un châ-
timent par mesure administrative. De 1877 à 1879, le
chiffre de oes derniers est inconnu ; mais le chiffre des
personnes soumises à des enquêtes judiciaires s'élève à
mille deux cent soixante- treize individus, les crimes de
lèse-majesté non compris, et à deux mille trois cent
quatre-vingts ceux-ci inclus.
1. Almanach des Révolutionnaires ntsses, 1883.
2. Malchihskt. Aperçu du mouvement socialiste-révolutionfurirt
en Russie,
4
LA RUSSIE POLITIQUE 443
Pour le règne d'Alexandre III, en ne nous en rappor-
tant qu'aux chroniques incomplètes des publications ré-
▼olutionnaires (1881-1884), nous trouvons près de deux
mille personnes arrêtées pour causes politiques, et cela
aussi sans compter les crimes de lèse-majesté. Il est à
remarquer que le nombre des crimes de lèse-majesté
s'accroît dans une proportion énoime. En 1877 il y en a
deux cent quarante-six ; en 1878, trois cent soixante-
huit ; en 1879, quatre cent quatre-vingt-treize. Après la
mort d'Alexandre II, le nombre des crimes de lèse-ma-
jesté s'accroît dans une proportion étonnante. En huit
mois, du 1/13 mars au 1/13 novembre 188i, il fut in-
tenté pour cette cause quatre mille huit affaires \ Ce
chiffre scandaleux obligea le gouvernement à donner
l'ordre de ne plus traduire devant les tribunaux pour
les affaires de ce genre et de punir les coupables par
simples mesures administratives.
Cet accroissement du nombre de crimes de lèse-ma-
jesté est d'autant plus significatif que les personnes que
frappent ces accusations appartiennent presque exclusi-
vement uniquement à la classe des soldats, des paysans
et des autres gens de petite condition : dans la plu-
part des cas même, ce sont des illettrés. La propagande
révolutionnaire dans le peuple est en effet loin de rester
sans influence. A l'heure qu'il est, on peut trouver dans
les grands centres manufacturiers une multitude d'ou-
vriers intelligents, ayant beaucoup lu et sincèrement ré-
volutionnaires. Ilsessaient constamment de s'organiser,
et quoique ordinairement ce soit sans succès, certaines
1. La Volonté du Peuple, n«« 6, S et 9.
444 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
de ces organisations pourtant, comme par exemple,
r Alliance ouvrière du NordtoTmée par Kaltourine (celui
qui a fait sauter le Palais d'hiver) — comptaient plusieurs
centaines de membres. Aucun meurtre politique, pas
même l'assassinat du tzar, n'a eu lieu en Russie sans la
participation d'ouvriers. Rarement un procès politique
a lieu sans que des ouvriers y soient impliqués. Bref,
les ouvriers des villes font aujourd'hui au même titre que
Vintelliguentia^ partie intégrante du mouvement révolu-
tionnaire. C'est sans nul doute un très grand résultat
pour les révolutionnaires, car, il y a quinze ans, je crois,
on aurait à grand'peine pu trouver un révolutionnaire
sur dix mille ouvriers.
Il est difficile d'apprécier les succès de la propa-
gande révolutionnaire dans l'armée, parmi les sol-
dats. Pourtant certains faits montrent qu'elle n'est pas
restée sans résultats.
En 1881, à l'occasion de la mort du tzar, les révolu-
tionnaires propagèrent une multitude de proclamations
expliquant cet acte aux paysans, aux Cosaques, aux tra-
vailleurs des. fabriques et des usines, au peuple de
l'Ukraine. Ces proclamations se propageaient partout
par milliers d'exemplaires et voici ce qui se passa à Sa*
ratov. Quelqu'un avait déposé , une proclamation dans la
caserne. Les soldats l'avaient ramassée et affichée sur le
mur de leurs cabinets d'aisance. Ils couraient par cen-
taines la lire. C^ va-et-vient attira l'attention d'un ser-
gent-major : il les suivit, arracha la proclamation et la
porta au chef du régiment. Le colonel convoqua les
soldats et les somma sincèrement de désigner celui qui
avait affiché la proclamation. « Nous l'ignorons, mon-
/
V
Lk RUSSIE POLITIQUE 445
sieur le colonel. • Alors le colonel leur demanda s'ils
avaient lu la proclamation. Les soldats affirmèrent que
nul ne l'avait lue et si opiniâtrement qu'enfin le colonel
les crut. L'idée lui vint de profiter de l'occasion pour
compromettre les révolutionnaires aux yeui des soldats.
« Eh bien, écoutez, dit-il, je vous la lirai, afin que vous
sachiez ce que veulent ces misérables ». Et il impro-
visa, en tenant devant ses yeux, la proclamation, une
série d'injures et de menaces dirigées contre l'armée.
Dès que le colonel se fut retiré, la caserne s'emplit
du bruit d'une multitude de voix triomphantes : « Voilà,
camarades, nous vous le disions bien, criaient-elles, les
chefs ne font que mentir. Vous voyez, il nous a menti
en face. Sur le papier est imprimée une chose et lui, il
lit tout le contraire ! » — Après cela, dans le groupe
des soldats, on pouvait entendre des discussions
animées sur les moyens à prendre pour trouver les ré-
volutionnaires et se joindre à eux. Un des soldats con-
naissait dans la ville un ouvrier qui passait pour révo-
lutionnaire. Plusieurs soldats vinrent le trouver et le
pressèrent de questions pour savoir quels de leurs of-
ficiers appartenaient aux leurs. « Nous savons, disaient
les soldats, que parmi les officiers il y a des vôtres.
Nommez-les, afin que nous les connaissions ; dans le cas
d'un soulèvement nous garrotterons les autres et nous
donnerons le commandement à ceux-ci». Ces mêmes
soldats se montraient très blessés de ce que les révolu-
tionnaires n'avaient pas publié une proclamation à
l'armée : « A tous ils ont écrit : aux paysans, aux ouvriers,
aux Cosaques... à nous seuls, ils ne Tout pas fait, comme
si nous, soldats, nous ne méritions vraiment rien?»
446 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Dans les procès politiques, on voit rarement figurer
des soldats. Pourtant, on fit en 1882 le procès des sol-
dats de la forteresse de Pierre et Paul (15 hommes),
qu'on accusait d'avoir des relations avec les prisonniers
politiques et de leur avoir prêté assistance. L'enquête
judiciaire prouve que certains d'entre les accusés « tien-
nent le tzar pour cause de tous les maux et attendent
un soulèvement » . Dans une intéressante correspondance
de la Volonté du Peuple^ nous trouvons un récit des dis-
cussions des soldats à Saint-Pétersbourg, après le 1/13
mars, sur ce qu'ils auraient à faire si une insurrection se
produisait. Certains émettaient l'opinion qu'il faudrait
passer aux insurgés, d'autres préféraient s'abstenir pour
voir qui prendrait le dessus. Bref l'état des esprits dans
Tarmée est d'un caractère peu tranquillisant pour le
gouvernement. Ce qui pourtant est encore plus dange-
reux pour le gouvernement et ce qui marque un pas
considérable pour les succès révolutionnaires, c'est la
propagation du mouvement parmi les officiers. 11 est
caractéristique que de tout temps un nombre considéra-
ble de gens élevés dans les écoles militaires ont pris part
au mouvement révolutionnaire. Tels par exemple Kravt-
chinsky, Rogatchev, Oussatchev et d'autres qui, en 1874,
furent poursuivis pour propagande. Jadis seulement les
officiers, en devenant révolutionnaires, le plus souvent
quittaient leur milieu, et s'en allaient dans le peuple ou
bien prenaient part aux conspirations civiles. Pendant
ces dernières années^ par suite de la propagation de l'idée
que pour la Russie un coup d'État politique est indis-
pensable avant tout, cette situation se modifia. Les mi-
litaires restent dans l'armée, ils font de la propagande
LÀ RUSSIE POLITIQUE 447
pannî leurs camarades, parmi les soldats ; Tidée d'une
conspiration militaire apparaît; des sociétés naissent
dont le nom même désigne le caractère, celles des Mi-
litaristes.
L'organisation militaire de la Volonté du Peuple qui,
comme l'ont démontré les procès politiques, avait un
groupe central très fort et beaucoup de ramifications
dans l'armée, a acquis un renom bien plus considérable.
Le gouvernement fut excessivement inquiété par la
découverte de cette conspiration à laquelle étaient mêlés,
comme le démontra* l'enquête, des officiers de mérite,
tels que le colonel Âchenbrenner, les lieutenants de la
flotte Soukhanov et Stromberg, le lieutenant d'artillerie
Pokitonov et d'autres. Le procès qui eut lieu à Saint-
Pétersbourg en septembre 1884 tf engloba presque que
des militaires. Les officiers condamnés sont des meil-
leurs de l'armée. Le capitaine de cavalerie Tikhotsky,
déporté par mesure administrative en Sibérie, était per-
sonnellement connu de l'empereur pour ses brillants
faits d'armes pendant la dernière campagne de Turquie.
Soukhanov, pendu pour participation au régicide, était
considéré comme un des ingénieurs les plus capables
de la flotte. Le lieutenant-colonel Achenbrenner, con-
damné aux travaux forcés, et un mois après fusillé,
était fort estimé de ses chefs. D'après ses états de ser-
vice il avait conquis tous ses grades sur les champs de
bataille. 11 était décoré de l'ordre de Sainte-Anne de 4^
degré avec inscription pour bravoure ; de l'ordre de
Sainte-Anne de 3« degré avec épées et nœud, de Tordre
de Stanislas de 2^ degré avec épées ; de Stanislas de 3<^
degré, et de l'ordre de Sainte-Anne du 2® degré. Il avait
448 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
reçu la médaille de la guerre de 1877r78. Le capitaine
PokitonoY (condamné aux travaux forcés) avait fait de
brillantes études à l'Académie d'artillerie et à 27 ans
avait déjà reçu l'ordre de Sainte-Anne du 3« degré avec
épées et nœud, l'ordre de Stanislas du 2® degré avec
épées, l'ordre de Vladimir du 4<* degré avec épées et
nœud ; il avait la médaille de la guerre turco-russe et
les insignes de la Croix de fer de Roumanie. Je ne m'ar-
rêterai pas plus longuement sur ces insignes de dis-
tinction militaire, par lesquels le gouvernement avait
lui-même reconnu les talents et les mérites des officiers
qui lui furent hostiles. Je remarquerai seulement que
parmi les révolutionnaires appartenant à l'armée, nous
trouvons souvent le même enthousiasme, le même dé-
vouement à la Cause que dans les autres milieux. Le
lieutenant baron Stromberg, membre de l'organisation
militaire, lui donna toute sa fortune ; l'abnégation sans
pareille d,e Soukhanov a fait naître dans l'armée de
véritables légendes, et la mémoire du créateur de l'or-
ganisation militaire est en profonde vénération dans
nos régiments. •
Evidemment, rien ne peut menacer le gouvernement
d'un aussi grand danger que ce mouvement révolution-
naire dans l'armée, et surtoutqueles conspirations militai-
res ; il agit donc vis-à-vis des militaires avec une inflexible
rigueur. 11 a fait pendre les officiers Doubrovine, Rogat-
chev, Stromberg, et a fait fusiller Soukhanov et Achen-
brenner. Craignant que les procès ne dévoilent le
danger qui le menace, le gouvernement évite de* tra-
duire devant les tribunaux. Il redouble de rigueur dans
sa pénalité administrative. Il surveille l'armée avec d'au-
LA RUSSIE POLITIQUE 449
tant plus de vigilance. Le ministre de la guerre, par une
lettre circulaire qui, toute secrète qu'elle est, est connue
par des copies, recommande aux chefs des régiments de
régler la vie des officiers de manière qu'ils aient le
moins de temps libre possible et de ne pas permettre
les rapprochements des officiers avec l'élément civil,
surtout avec les étudiants. Si un des officiers est si peu
suspect que ce soit d'infidélité politique, on doit l'ex-
clure du service, sans en dire les raisons^ mais immé-
diatement en informer le gouverneur pour qu'il sou-
mette le suspecté à une surveillance secrète. En même
temps, le gouvernement essaie d'améliorer la situation
des officiers, mais jusqu'à présent il n'a pu prendre que
les mesures les plus insignifiantes. 11 a un peu aug-
menté le traitement pour certains grades, et pour tous
les officiers en général, il a organisé une réduction de
prix des billets de théâtre et de chemin de fer.
Les circonstances montreront si les efforts faits par
le gouvernement pour anéantir dans l'armée le mouve-
ment révolutionnaire, seront couronnés de plus de succès
qu'ils n'en ont ailleurs.
111
Le lecteur qui se souvient en quels traits j'ai peint
le peuple, ne peut certainement pas en attendre un
mouvement politique conscient.
Il y a, il est vrai, outre les ouvriers des villes, des
29
450 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
couches populaires plus ou moins développées, plus
capables de se proposer un but politique net. Tels sont
par exemple les Cosaques et les sectaires. Mais les
sectes ne s'occupent jusqu'à présent que de morale ou
de réformes sociales, et n'effleurent que rarement le ter-
rain politique. Quant aux Cosaques,leurinfluence, autre-
fois très grande surlepeuple, s'est extrêmement affaiblie,
grâce en partie à leur position trop privilégiée, en partie
parce que le gouvernement les emploie de préférence
comme policiers, ce qui naturellement donne mille pré-
textes à l'indignation du peuple. Cette circonstance di-
minue considérablement la portée des mouvements
qu'on remarque dans le milieu cosaque, mouvements
qui, autrefois, auraient pu devenir contagieux pour toute
la Russie. En effet, sous l'influence de la tendance du
gouvernement à étouffer peu à peu les franchises des
Cosaques, il se produisit parfois, parmi ces derniers, des
mouvements beaucoup plus conscients que ceux des
paysans. Telle fut, il y a huit ans décela, l'insurrection
des Cosaques de l'Oural, insurrection étouffée d'une
main inexorable. En punition, la population masculine
d'&ge majeur de l'armée, fut presque entière déportée
au Turkestan, et elle n'a recula permission de regagner
son pays natal que dans ces derniers temps. Il y a deux
ans de cela, les Cosaques du Don adressèrent au gouver-
nement une remarquable pétition dans laquelle ils exi-
geaient que la nomination à toutes les fonctions civiles
de l'armée eût lieu avec la participation des élus de la
population et que toute l'administration économique
fût remise entre les mains de ces élus qu'elle désigne
sans détour aucun de leur ancien nom Cercle de
LA RUSSIE POLITiOUE 45i
Farmée. Elle tâche d'entourer cette assemblée d'une
considération particulière en demandant que, dans le-
dit Cercle de C armée ^Y on expose tous les insignes et tous
les augustes édits qui, à des époques quelconques, ont
confirmé les franchises cosaques ^ Ces tendances des
Cosaques inquiètent tellement le gouvernement qu'il
les désarme, transfère ailleurs les arsenaux du Don, ne
donne pas de canons aux armées, etc. Les Cosaques sé-
parent à tel point leur cause de la cause générale des
paysans, se tiennent sur un terrain si particulier qu'ils
ne peuvent et même ne veulent pas entraîner à leur suite
la masse populaire et n'en deviennent pas les représen-
tants, comme cela avait lieu au temps de Razine et de Pou-
gatchev. Mais si aujourd'hui ce rôle de Cosaque n'existe
pas comme /atV, il n'est pas inadmissible comme possibi-
lité, Parses mesures, le gouvernement démembre les Co-
saques en deux classes, dont une, la classe inféri eure, est
continuellement gênée dans ses droits et lésée dans ses
intérêts. On semble par là les ramener de force à un
nouveau rapprochement avec les paysans. On en a déjà
plus d'une fois remarqué des exemples dans les derniers
temps. Mais si la classe inférieure des Cosaques, ne fût-ce
que pour la défense de ses intérêts personnels s'unissait
aux paysans, cela pourrait avoir une immense portée,
parce que les Cosaques ont de fortes traditions politiques
républicaines et que le peuple a l'habitude de prendre en
grande considération les opinions des Cosaques. Il est
indispensable de songer à tout cela quand on réfléchit
aux éventualités qui peuvent ou ne peuvent pas se pro-
duire.
1. Ménager de la Volonté du peuple^ n^ 3.
453 LA RUSSIE POLITIOUB ET SOCIALE
Si nous ne dépassons pas les limites des faits exis-
tants, si nous nous demandons, non ce qui peut arriver
mais ce qui est^ alors, certainement, il faut avouer que
dans la masse du peuple russe, un certain nombre d*oa-
vricrs exceptés, il n'y a pas du tout de mouvement po-
litique. Les paysans sont mécontents, ils s'agitent,
mais ils n'ont pas de programme et ne forment pas
un parti quelconque ayant des exigences précisées.
Cette situation donnée, est-il nécessaire d'examiner
l'état d'esprit de la masse populaire, en parlant de la
Russie au point de vue politique ? Je pense que cette
réponse doit absolument être résolue en sens affirmatif.
En effet, si les programmes politiques créent les mou-
vements populaires, ils sont aussi souvent créés par ces
derniers. Le fait social possède sa logique intrinsèque,
que les hommes peuvent longtemps ne pas remarquer,
mais qui tout de même, les oblige a agir tout comme
ils eussent agi s'ils avaient obéi à un programme cons-
cient. Sous ce rapport, les mouvements des paysans
russes sont très dangereux pour le régime actuel.
Au premier coup d'œil, le mécontentement et les pro-
testations des paysans peuvent paraltre/?flr/ie&etdirigés
contre des personnes et des faits isolés. Examinez de
plus près, et vous verrez que ces cas partiels, contre les-
quels proteste le peuple — sont précisément ceux dans
lesquels s'exprime le plus clairement la politique du gou-
vernement. La contradiction des tendances du peuple et
de celles du gouvernement se ressent aujourd'hui au
moins autant qu'aux joursdu servage. Les paysans russes'
qui se tinrent tranquilles, pendant quelques années, à
l'époque de rémanoipation, recommencèrent leur agita-
Lk RUSSIE POLITIQUE 453
tion, lors de la mise en vigueur des réglementations agrai-
res. Ils étaient mécontents de la répartitioi) des terres
qui, comme je l'ai déjà dit, avait réellement été exécutée
fort peu consciencieusement. Pourtant, celte agitation,
quoique s'étendant sur beaucoup de provinces et exi-
geant môme quelquefois une répression armée, ne se
transforma pas en une insurrection générale, grâce aux
illusions habituelles des paysans. Ils espéraient que la
réforme de 1861 ne serait que le premier pas du tzar
et que bientôt celui-ci s'appliquerait & résoudre la ques-
tion agraire. Il a couru et court partout encore à ce
sujet des bruits opini&tres, bruits qui plus d'une fois
même désignèrent le terme où on doit commencer le
partage noir *. Le partage noir^ cela signifie le par-
tage général des terres entre tous les Russes sans
exception. Selon l'idée des paysans, la terre doit être
partagée entre tous. Ce n'est pas une mesure de classe
ayant en vue leur seul intérêt, c'est une mesure natio-
nale. Un gentilhomme qui jouissait de la confiance
des paysans, entendant dire qu'on enlèverais aux nobles
leur terre, demanda : « Alors on me l'enlèvera à moi
aussi? — Et combien déterre as-tu? inteiTogea le pay-
san. — Six déciatinei*. — Al0'*s tu n'as pasât'inquiéter,
on t'ajoutera encore trois déciaUnes. »
Les bruits sur le partage des terres prennent un ca-
ractère si positif que les paysans calculent même quel
4. Ge mot, qui semble à M. Le' oy-Beaulieu énigmatique, est en
réalité très clair. Depuis des siècles, le mot noiv nous Ae«*v nour
désigner ki masêe dii peuple ; ainsi qu'il y a eu les paysaas de la
noire charrue, Vimpot noir c'est-à-dire la capltation; il y a eacore
à présent le peuple noir, ickern (plèbe).
454 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sera le lot de chacun. Parfois Ton parle de 7 déciatines,
parfois de 15. La foi de tous dans le partage, le ni-
vellement, est si tenace que souvent à cause d'elle les
paysans s'abstiennent d'acheter des terres. L'éminent
légiste M. Iakouchkine, raconte comment de riches
paysans qu'il connaissait vinrent le trouver pour sa-
voir s'il n'était pas hasardeux d'acheter des terres.
(( — Un bon morceau nous tombe sous la main, disaient-
ils, et l'on n'en demande pas cher. Maïs nous hésitons.
— Et pourquoi donc hésitez-vous ? demanda Iakou-
chkine. — Et si, le partage venu, on nous le reprend?
G'estjustement pour nous renseigner là-dessus que nous
sommes venus te trouver. Quels sont les bruits qm
courent? Aura-t-il lieu dans un temps proche ou non?
Est-ce la peine d'acheter ^ » Tous les efforts du gouver-
nement ne purent mettre un terme à ces espérances
d'une nouvelle augmentation ou même du partage
noir. Tout le monde attend cette dernière mesure ; un
petit nombre de riches koulaks tâche de la remplacer
par la mise en avant de Taugmentation prise sur les
terres des gentilshommes et du âsc. Le gouvernement
repousse et l'une et l'autre proposition ; nul ne prête
foi à ces négations ; alors qu'il était ministre de l'inté-
rieur, Makov publia une circulaire dans laquelle il dé-
mentait catégoriquement tous ces bruits. Celte circu-
laire fut affichée dans toutes les mairies de villages ; on
la lut dans les églises. Plusieurs années après, Makov,
compromis dans une affaire de pot-de-vin, se suicida.
Aussi le bruit naît parmi les paysans qu'il s'est suicidé
1. Le droit eoutumier, préface
LA RUSSIE POLITIQUE 455
à cause de sa circulaire: «Ilaécrit, racontent les paysans,
en secret du tzar. Pendant longtemps, le tzar a tout
ignoré ; puis, quand il Ta appris, sa colère fut terrible.
Makov eut peur et se suicida. »
Le peuple ne se laisse pas déconcerter même par les
déclarations personnelles du tzar. Alexandre III fit une
déclaration de ce genre le jour de son couronnement.
Son dernier discours fut entendu par huit cents maires
de village... Elle fut expédiée dans les villages par cent
mille exemplaires. Et dans un grand nombre d'en-
droits, les paysans disent tout de même que «les maires
avaient sans doute mal entendu. » Ils n'ajoutent pas foi
aux discours réels du vrai tzar et préfèrent leurs légen-
des ! c( Il faisait nuit, raconte un touriste ; nous suivions
le bord d'une rivière large et calme; sur l'autre bord, on
apercevait les forêts du splendide patrimoine de N.N. Le
postillon contempla, pendant longtemps ce magnifique
tableau que la lune inondait de sa pâle clarté. « Voilà,
monsieur, laissa-t-il soudain échapper, bientôt tout cela
nous appartiendra, et là — il indiqua delà main, — et
là. « Le postillon parlait du partage. Le touriste
observa que le gouvernement lui-même démentait ces
bruits. — « Non, monsieur, répliqua le postillon d'une
voix convaincue. Nous le savons positivement. Le tzar
lui-même a un jour passé par ici, et les nôtres sont allés
le solliciter au sujet de la terre. Attendez, mes en-
fants, leura-t^l dit, on ne peut faire tout à la fois...
Hais patience ! bientôt tout* sera nivelé ; voyez cette
rivière, tout sera nivelé comme elle. » Le peuple se
berçait de ces rêves, et les années se suivaient sans rien
apporter que de nouvelles charges. Les impôts, l'arbi-
456 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
traire sans frein aucun de Tadministration, le manque
de terre, le malheur d'être à la merci de chaque koulak
qui possède quelques écus, combien peu tout cela s'ac-
corde avec les resplendissants rêves d'une vraie li-
berté! Le mécontentement commence à s'amasser.
Les paysans, las de souffrir, enyoient au tzar des sol-
liciteurs avec des plaintes et des requêtes, mais ces
solliciteurs arrivent rarement jusqu'au tzar; avant qu'ils
le fassent on les garrotte et on les jette en prison. S'ils
arrivent jusqu'au tzar, le résultat n'est pas plus avanta-
geux. On ne les reçoit même pas. L'envoi d'un sollici-
teur passe chez nous presque pour une révolte, et en
tous cas pour une manifestation séditieuse. Loin d'en-
courager cette conduite des paysans, qui est cependant
la preuve manifeste de leur confiance en eux, les tzars
ordonnent eux-mêmes la déportation de ces délégués
paysans.
' A la décharge du pouvoir, il faut pourtant dire que
la situation des tzars et du gouvernement en général
est souvent fort embarrassante. Parfois les paysans ont
parfaitement raison, même au point de vue légal. Les
propriétaires fonciers et les capitalistes, profitant de leur
ignorance, concluent avec eux les contrats les plus mal-
honnêtes; les paysans y apposent des croix, ignorent
leur teneur et tombent ainsi dans un véritable escla-
vage. Souvent les propriétaires fonciers et d'autres gens
riches s'approprient les terres des paysans à l'aide de
procédés qui sont de pures canaiUeries. Les autorités re-
çoivent des p6ts-de-vin révoltants, lèvent parfois de leur
propre arbitre de faux impôts. On raconte que quelque
part en Sibérie, un stanovoî de concert avec un secré-
LA RUSSIE POLITIQUE 457
taire de mairie villageoise, leva sur les paysans un
impôt qui, à son dire, devait payer un habit en or pour
rhéritier du trône qui allait se marier. Ici le gouverne-
ment avait une occasion toute trouvée de mériter la con*
fiance du peuple sans sortir de la légalité. Si les paysans
ne peuvent obtenir raison môme en ces cas-là, n'est-
ce pas la preuve formelle de la désorganisation et de la
décadence morale du gouvernement? D'autres fois, les
paysans au point de vue de la loi n'ont pas raison^ tan-
dis qu'à leur point de vue, ils se considèrent comme ab-
solument dans leur droit et s'indignent terriblement
quand on les accuse. Je cite un fait récent de ce genre:
Il y a quelques années, non loin de la ville d'Ieisk,
sur les terres appartenante l'armée cosaque de Kouban,
des paysans vinrent s'établir. Un immense espace de
steppes fertiles constituant la propriété de l'armée se
déroule près d'Ieisk, sans que nul s'occupe d'en tirer
parti. De temps en temps seulement, des troupeaux à
demi sauvages de chevaux cosaques viennent y rôder.
Dans les premiers temps, l'administration de l'armée
ne fit aucune attention aux quelques familles nouvelle-
ment établies, quoiqu'elles n'eussent aucun droit d'oc-
cuper les terres des Cosaques. Cependant, le nombre
des émigrants croissait rapidement, ils arrivaient en
foule. Au bout de plusieurs années, il se forma au milieu
des steppes une énorme bourgade, qui avait envahi un
immense territoire et qui comptait déjà plus de cinq
mille habitants. Elle prit un nom fort caractérisque 5a-
mosiolovka (établie de son propre gré). Une pareille
prise de possession de terre est dans les habitudes du
peuple. Si la terre est inoccupée, cela signifie que le
45A LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
travailleur peut Toccuper. Dans le sud de la Russie, ces
occupations arbitraires furent Torigine de beaucoup de
villes populeuses. Récemment la ville de Rostov s'ac-
crut de la sorte d*un arrondissement nouveau tout en-
tier. Les émigrants, tout simplement, sans demander
autorisation à personne, sans payer pour cela un sou à
la ville, construisirent des rues entières, et deux ou
trois ans après, la municipalité apprit avec étonnement
que la ville s*était accrue d*un nouvel arrondissement
peuplé de quelques milliers d'habitants qui ne payaient
aucun impôt, n'étaient soumis à aucune autorité. Pour
Samosiolo vka, les Cosaques ne furent pas disposés à céder
leurs terres. L'administration cosaque porta plainte,
plaida; les habitants de Samosiolovka n'avaient cer-
tainement pas raison ; ils furent condamnés à évacuer
la terre. Mais évacuer la terre, cela signifiait démolir un
village entier, composé de plusieurs centaines de dvors
et ruiner un millier de fam.illes afin de rendre cette terre
aux Cosaques qui ne l'utilisent pas. Les paysans étaient
loin de considérer ce jugement comme équitable. Ils
se considéraient comme opprimés, et quand l'ad-
ministration tenta de les expulser par la force, ils
lui opposèrent une résistance de vive force. Il se
produisit ainsi une véritable émeute. Prévoyant de
fâcheuses conséquences — car l'administration russe
peut ne faire aucune attention au désordre, mais une
fois lancée, elle le réprime avec une énergie tartare, —
les paysans envoyèrent au tzar un solliciteur chargé
de lui porter plainte et d'implorer son assistance.
Après de nombreuses et infructueuses tentatives, ce
malencontreux délégué réussit & parvenir jusqu^au
Là RUSSIE POLITIQUE 459
tzar. Un soldat de ses amis le laisse pénétrer dans un
jardin où devait bientôt venir se promener le tzar, en
compagnie de sa famille. Le paysan, ayant grand'peur
des 7iobles qui entourent le tzar, se cacha derrière un
buisson. Ensuite, quand apparut enfin AlexandrellI, avec
rimpératrice et son fils, le paysan surgit soudain de sa
cachette et tomba à genoux en tendant au tzar la péti-
tion. Onpeut s'imaginer reffet de cette scène inattendue.
L'impératrice tomba évanouie. L'entourage se jeta sur
le prétendu nihiliste, le roua de coups et l'amena aux
arrêts. L'affaire, pourtant, ne tarda pas à s'expliquer à
la confusion générale. Naturellement, l'empereur vou-
lut effacer l'impression produite sur le paysan par cette
scène de frayeur. Il le fit venir, l'écouta et ordonna
une enquête sur l'affaire. Pendant un certain temps, les
paysans triomphent. Mais l'enquête ne pouvait dévoiler
que ce qui avait eu lieu, c'est-à-dire l'envahissement
par eux de terres qui ne leur appartenaient pas et en-
suite leur résistance par la force aux autorités. Le ci-
devant solliciteur comme fauteur se trouva le plus cou-
pable et fut mis en prison. On ordonna la démolition de
Samosiolovka. Voilà quel abtme il y a entre la loi et les
idées du peuple. Les paysans ne voulurent pourtant pas
céder à la violence, car ils considéraient cela comme
une violence, et seule la troupe, qui cerna le village et
faillit l'exterminer par la faim, put mettre à exécution
le jugement. Maintenant sur l'emplacement naguère oc-
cupé par le populeux village — au-dessus des ruines de
ses maisons incendiées, souffle de nouveau le libre vent
des steppes, et seules les chauves souris, tapies dans les
tuyaux des cheminées, peuplent ce lieu de désolation.
46) LA RUSSIE POLITIQUE BT SOCIALK
Ce côté de noire question agraire, il est impossible
de le perdre de vue, quand on étudie les émeutes des
paysans. Leurs théories au sujet de la terre sont en com-
plète divergence avec celles de la loi. Dans le langage
habituel des paysans, jusqu'à nos jnurs le mot vendre
quand il s'applique à la terre, est synonyme de louer;
on dit : afai vendiipour dix ans. » L'idéede la propriété
agraire n'entre pas dans l'esprit du paysan, et l'idée
des droits de l'agriculteur à la jouissance de la terre,
est au contraire très vivace : 4? Que notre gouverne-
ment est sot. Pourquoi ne nous donne-t-il pas de terre?
voyez quelles terres restent incultes chez X. Y. Z. (il
nommait les gentilshommes de la localité). Et moi je
n'ai pas une parcelle qui m'appartienne. Je ne com-
prends pas comment il le tolère. Se peut-il que le gou-
vernement ne comprenne pas, que j'ai besoin de terre?»
C'est ainsi que discourait un sergent de ville en re-
traite que je connaissais, individu qui jamais de sa vie
n'avait entendu aucune propagande subversive. Com-
ment le gouvernement poun*ait-il satisfaire des exi-
gences, qui ont pour sources de telles idées, sans
produire une perturbation générale des rapports agrai-
res! Seulela nationalisation du sol calmerait les paysans
et inaugurerait un régime équitable à leur point de vue.
Calmer et satisfaire ce peuple, im gouvernement
réellement grand pourrait seul le faire, un gouverne-
ment qui ne craindrait pas les grandes mesures,
qui saurait comprendre la vie nationale et la situation
de son pays, et qui ne -se laisserait pas intimider par
la question de savoir, si en Europe ou en Asie on a ja-
mais fait ce qu'il lui incombe de faire et qu'on peut au-
LA RUSSIE POLITIQUE A(M
j ourd'hui facilement décréter en Russie . Le gouvernement
actuel est à coiip sûr à mille lieues de ces idées subver*
sives. Nous avons déjà vu qu'il agita leur encontre. Certai-
nes demi-mesures piteuses, destinées à garantir la pos-
session du sol aux paysans, ne sont prises que, lorsque
ceux-ci commencent à s'insiîrger, et les révolutionnaires
se servent de Tindifférence gouvernementale pour ce
peuple comme d*un moyen d'agitation .
Cette contradiction entre les tendances populaires et
les tendances gouvernementales rendrait impossible le
maintien de Tordre, même dans le cas où le gouverne-
ment ne voudrait que soutenir la loi existante et non
plier le pays sous l'arbitraire. Or, nous avons vu dans
quelle situation se *lrouve le gouvernement lui-même
et comment l'aAitrajre enfreint partout librement la
loi. La situation du paysan devient absolument insup-
portable. Il patiente longtemps ; longtemps il croit que
d'un moment à l'autre viendra enfin l'heui'e du triomphe
de la justice. Mais le temps passe et tout ne fait qu'empi-
rer. Alors les désordres commencent déplus en plus pro-
noncés. Parfois il serait difficile de voir à ces dé-
sordres un but quelconque, une raison. On y voit seu-
lement la lassitude de supporter cette situation que
les nerfs ne peuvent plus endurer: on y voit la réac-
tion de leur sensibilité maladive à chaque sensation.
Dû état d'esprit séditieux se produit et amène les éclats
les plus inattendus, les plus inexplicables. Le jour
même du sacre de l'empereur régnant, des désordres
se produisirent dans divers endroits de la Russie; ils
n'avaient en apparence aucune cause immédiate, si ce
n'est que des forces policières considérables avaient
462 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
été enlevées à la surveillance locale et transpoilées à
Moscou pour la sauvegarde du tzar.
A Saint-Pétersbourg, la foule, excitée par la boisson,
imagina de battre les nobles... Cette idée se propagea
spDUtanémont par toute la ville. Les désordres eurent
un caractère purement scaiîdaleux. Le.« ouvriers arra-
chaient aux gens convenablement mis leurs chapeaux,
les forçaient à crier hourra et cherchaient l'occasion de
les battre. La police intervint en faveur des maltraités;
cela ne fit qu'exciter davantage la foule. Un des com-
missaires fut tellement roué de coups que, plusieurs
jours après, il mourut. Le préfet de police Gresser lui-
même fut battu, et ce ne fut que par la fuite qu*il
échappa à la foule. A Odessa, le festin offert à la popu-
lation, à Toccasion du couronnement, ne lui platt pas :
elle se met à défoncer les tonneaux : la bière et le
kvass inondent la place. La police veut arrêter ces dé-
monstrations inconvenantes : la situation empire. La
foule entre en lutte avec les Cosaques ; des deux côtés,
plusieurs hommes furent blessés; on parla même de
tués. A Oufa, la foule, gorgée de vin, se mit aussi à
battre les nobles. A Sterlitamak, la foule entre par force
dans un cercle où, à Toccasion du couronnement, avait
lieu un festin, chassa la société et mangea elle-même le
riepas. A Rostov éclatèrent, au moment du couronne-
ment, des désordres antisémitiques, pendant lesquels la
foule saccagea aussi beaucoup de maisons appartenant à
des chrétiens. Ensuite elle se dirigea vers la prison
qu^elle voulut prendre d'assaut, probablement dans le
but d'élargir les prisonniers. Là s'engagea une vraie ba-
taille entre la foule et la troupe, qui avait cerné de tous
côtés la prison. La foule fut vaincue, dispersée...
LA RUSSIE POLITIQUE ' 463
Dans un grand nombre de ces cas, il est inutile de
chercher quel était le but de Témeute. Le mouvement
n'est qu'un réflexe préparé par des années de souf-
frances, d'abus, d'humiliations, et qui éclate sons un
prétexte tout accidentel. Voici ce qui se passa en 1882
à Saint-Pétersbourg. Un sergent de ville conduisait au
poste un cocher de fiacre pour infraction à je ne sais quel
règlement : je crois que c'était parce que le cocher se
tenait debout près de son cheval (le règlement les oblige
à se tenir assis sur leurs sièges). Le cocher, qui craignait
de perdre sa journée et peut-être de payer une amende,
était désolé et, presque en pleurant, suppliait le sergent
de le lâcher. A la vue de cette scène, la foule se ras-
sembla peu à peu autour d'eux. Soudain 'on injurie le
sergent : puis la foule soulevée l'arrête, le menace, exige
qu'il rende la liberté au cocher. La foule était si furieuse
que le sergent et ses camarades accou rus à son secours
tinrent pour plus prudent de céder. Les ouvriers em-
menèrent en triomphe le cocher en criant : « Hourra !
nous l'avons emporté! » et, joyeux, ils se dispersent de
tous côtés.
Presque au même temps à Moscou, sur la place Lou-
bianskaïa, un tramway renversa et blessa un ouvrier
inattentif. En un instant, la foule s'amasse et veut bat-
tre le conducteur. Un sergent intervient; la foule s'ex-
cite encore davantage. Des menaces, des cris retentis-
sent : « Assez! assez! vous ne faites qu'écraser le peu-
ple ! » Voyant le danger, le sergent et le conducteur se
précipitèrent dans la voiture et s'y barricadèrent. La
foule ne fut dispersée que par la police.
A Klimov (gouvernement de Tchemigov), la foule
46i *LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
entre en fureur à propos d'une querelle survenue entre
un marchand et un ouvrier acheteur (tous les deux
russes) et se met à saccager les boutiques, non seule-
ment celle qui appartenait à ce marchand, mais toutes
celles qui se trouvaient à portée. « Frères, crièrent les
marchands, n'avez-vous pas honte de maltraiter les vô-
tres, les orthodoxes? — Cela nous est égal, cria-t-on
de la foule, eh bien, donnez-nous des Juifs! Les vieux
croyants sont encore pires que les Juifs... » Les mar-
chands étaient probablement de vieux croyants. Cet
état maladif des esprits aussi prompts à se révolter que
Tenfant Test à frapper la pierre qui le heurte, sans ré-
fléchir si cela a le moindre sens commun, s'est reflété
en partie dans les désordres antisémitiques. Je dis en
partie, car c'est là un fait très compliqué engendré par
mille causes diverses.
Dans les pays qui servirent de principale arène aux
désordres antisémitiques, les Juifs composent le contin-
gent principal des plus implacables exploiteurs, et, en ou-
tre, leur conduite envers le peuple eston ne peut plus pro-
vocante, grossière jusqu'à l'inouï. Le mépris du paysan
sonne dans chaque parole. Lorsque après les premiers
désordres, la troupe qui les avait réprimés, frappait
cruellement la population de ses fouets, les Juifs ne pu-
rent se retenir de railler les paysans. <( Ah ! sont-ils bons,
les fouets? Recommencerez- vous à battre les Juifs? »
Saus doute tous les Juifs ne sont pas des exploiteurs,
sans doute il y a parmi eux des gens honnêtes, mais
quand le peuple voit que sur 100 de ceux qui le gru-
gent, 77 ou même 96 sont Juifs, il confond facilement,
surtout quand viennent à la rescousse les superstitions
LA RUSSIE POLITIQUE 465
religieuses traditionnelles et le fanatisme. Grâce à tout
cela, des désordres antisémitiques éclataient autrefois
aussi en Russie de temps en temps. Depuis 188i, ils pri-
rent le caractère d'une immense explosion et se répé-
tèrent d'année en année. Chaque année, la foule sacca-
gea les maisons des Juifs, détruisit et parfois pilla leurs
domaines, allant même jusqu'aux massacres et aux plus
révoltantes violences. En 1881 ces désordres se produi-
sirent à Elisavetgrade, Golta, Znamenka, Kiev, Kiche-
niev, Vassilkov, Jmérinka, Fastov, Nicolaiev, Odessa,
Sraiéla, Lozovaïa, Romny, Volotchisk, Biériozovka,
Pierieiaslav, Niejin, Loubny, Borzna. Cette agitation
s'étendit même à la Pologne et éclata violemment à
Varsovie. L'année suivante, elle commença de nouveau
à Balta, Doubossary, Lietychev, Miedjibojie, Nouvelle-
Prague, Bereznovatovka, Vissounka, Piriatin, Okny.
En 1883, de terribles désordres antisémitiques se pro-
duisirent à Rostov, Novomoskovsk, Ekatérinosïav ,
Krivoï-Rog, Kliarkov et eurent leur contre-coup inat-
tendu au cœur de la Russie à Nijni-Novgorod, où il n'y
a presque pas de Juifs. Pendant l'année suivante, les
désordres s'apaisèrent sans se calmer complètement,
mais ils semblent depuis se transformer en crimes
agraires. J'en parlerai tout à l'heure.
L'explosion de la colère du peuple, qui se manifesta
sous la forme de désordres antisémitiques avait choisi
précisément cette forme sous l'influence de circonstances
qu'on peut constater sûrement. «Juif et noble se valent,
déclare un ouvrier, seulement il est plus facile de battre
le Juif y c'est pour cela qu'il est plus souvent battu. » Pour-
quoi donc est-il plus facile de battre le Juif? Ici la res-
30
466 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ponsabilité incombe entièrement au ministère du comte
Ighnatiev, formé par le tzar en 1881. Terrifié par les
événements du 1/13 mars, voyant partout en Russie une
extrême surexcitation morale, le ministère du comte
Ighnatiev eut la pensée de détourner l'attention de la
société et du peuple fixée sur la politique en ravivant le
sentiment national. Tout notre malheur est dans les
£/raW(7«r5, il faut relever )e Russe : le ministère popula-
risa bruyamment cette idée. Dans un grand nombre de
journaux, qui reflètent toujours la politique gouverne-
mentale, il parut une multitude d'articles dirigés contre
tous les étrangers, surtout contre les Juifs. Ces cris fu-
rent si bruyants , que dans le peuple le bruit courut
même, répandu partout et très tenace, que le gouverne-
ment ordonnait de les exterminer et de les chasser. C'est
en ce sens qu'on commente dans l'Ukraine le manifeste
où le tzar parle de la nécessité très urgente de débar-
rasser le pays des émeutiers et de la rapine. « La rapine,
disaient entre eux les Petits Russiens, mais qui la prati-
que, sinon les Juifs ? Quant aux émeutiers [Kfamolniks)^
cela est encore plus clair : c'est des boutiquiers {Kramor-
niks) qu'il s'agit, c'est-à-dire encore des Juifs. » Les Petits
Russiens ne comprennent pas le vieux mot Kramolnik.
Les concurrents russes des Juifs en voleries profitèrent
de l'état d'esprit dans certains endroits : ils excitèrent le
peuple et pour se débarrasser de leurs concurrents et
pour détourner d'eux-mêmes son attention.
Partout la politique que le comte Ighnatiev prati-
quait dans les hautes sphères avait son contre-coup.
La haine du peuple pour les Juifs donnée, cette politi-
que ne pouvait rester sans succès. Les désordres com-
LA RUSSIE POLITIQUE 467
mencèrenl et qu'arriva-t-il? Dans le premier procès des
fauteurs du désordre, à Kiev, le procureur Slrielnikov,
personnage connu comme jouissant de l'entière con-
fiance du tzar et immédiatement après chargé de la
répression du mouvement révolutionnaire dans le Sud
avec un véritable pouvoir dictatorial, Strielnikov qui
certes était censé représenter la politique du gouverne-
ment, au lieu d'accuser, semble plutôt défendre ceux qui
avaient maltraité les Juifs . Le procureur déplore bien haut
dans la salle d'audience l'exploitation des Juifs, la situa-
tion intolérable du peuple... Ses discours s'impriment,
se commentent. Une députation juive s'adresse au comte
Ighnatiev , implorant un secours contre les attaques
redoublées de la foule. Le comte Ighnatiev répond à la
députation que la frontière occidentale de la Russie
est ouverte aux Juifs. Le gouverneur général Drenteln,
quand la députation lui est présentée, commence aussi
à l'injurier, à lui reprocher les vols et lui dit que c'est
en vain que les Juifs tâchent de gagner les personnages
influents de Saint-Pétersbourg : t Là, dit-il, on prendra
votre argent, mais l'on ne fera rien pour vous. » Toutes
ces déclarations s'impriment d^ns les journaux et se
propagent par milliers d'exemplaires dans toute la Rus-
sie. Que devait penser le peuple des intentions du gou-
vernement?
n aurait été intéressant de voir ce qu'eût fait le mi-
nistère, si le mouvement antisémitique avait pris un
caractère purement national et religieux qui eût dé-
tourné l'attention du peuple des questiçns politiques et
sociales. Mais cette expérience n'a pu avoir lieu.
Les paysans excités par le mouvement, saccageant le
408 L\ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
bien des Juifs, crièrent dès le début : « G*est notre sang. »
Us ne rappelaient pas le souvenir de Jésus crucifié par
les Juifs. Dès la première heure ils disaient : a Nous
commencerons par chasser les Juifs, puis les nobles ;
ensuite les prêtres auront aussi leur dû. » Le caractère
social du mouvement devint à son tour éclatant, ce qui
effraya ceux qui l'avaient suscité, ou tout au moins IV
vaient vu avec plaisir. Les organes conservateurs se
mirent à crier que les désordres antisémitiques étaient
le fait des socialistes, qu'ils étaient une école où le peu-
ple se formait à la révolution. Le gouvernement ré-
prima alors les désordres avec une sévérité extrême.
Dans le Sud et à Varsovie, en six mois, on arrêta
6826 émeutiers, dont 5161 furent traduits devant les
tribunaux. Les affaires de ce genre sont jugées, par
ordre de l'empereur, sans attendre leur tour et les pro-
cureurs appelèrent l'attention des jurés sur cette ordon-
nance comme sur la preuve que le gouvernement récla-
mait une énergie particulière dans leurs verdicts. Par-
tout les fouets des Cosaques sifflèrent contre le peuple
ameuté, partout retentirent des décharges de fusil.
Le mouvement antisémitique se calma, mais il est
douteux que ces représailles l'aient étouffé, car simul-
tanément, avec l'affaiblissement de la persécution des
Juifs proprement dits, commence avec plus de force le
mouvement agraire. Il est beaucoup plus probable que
les émeutes populaires suivirent ici tout simplement la
loi intrinsèque de leur développement, qui s'était ma-
nifestée par la formule : « Nous commencerons par
exterminer les*Juifs, puis les nobles; ensuite les prêtres
auront aussi leur dû. »
LA RUSSIE POLITIQUE 469
J'ai déjà dit plus haut que les émeutes et les protesta-
tions partielles des paysans se multiplièrent dans la pé-
riode qui suivit de très près Témancipaiion. Les paysans
semblent désespérer de trouver défense pour leur cause
auprès des autorités légales, ils commencent à recourir
de plus en plus souvent à leur propre force. Celle-ci
s*exprime par exemple par l'incendie des blés et des
foins des propriétaires agraires et des riches koulaks,
l'assassinat des gardes et des forestiers, et ainsi de suite.
Le coq rouge (l'incendie) voltige par toute la Russie.
Vers le début du règne d'Alexandre III, cette agitation
atteignit une force particulière ; elle parut débordée par
un torrent d'émeutes qui, au début, furent antisémiti-
ques. Depuis, le couronnement d'Alexandre III semble
avoir donné une nouvelle poussée à l'agitation.
Lors de ce couronnement, l'Empereur qui y avait con-
voqué huit cents représentants des paysans, eut l'im-
prudence de les recevoir très peu hospitalièrement.
Quelques-uns des maires convoqués à la fête racon-
tèrent ensuite avec indignation qu'on les avait installés
comme un troupeau dans la première caserne venue,
sans même se préoccuper de leur entretien. Eux, con-
fiants dans l'hospitalité de l'Empereur, n'avaient pas eu
la précaution de se munir d'argent. En plusieurs cas, ils
furent obligés de recourir à l'assistance de leurs com-
patriotes, présidents des chambres du Zemstvo, venus
aussi pour le couronnement. Plus tard, quelques-uns
de ces présidents présentèrent au Zemstvo des comptes-
rendus officiels des sommes qu'ils avaient dépensées
pour l'entretien des maires. Au surplus, les maires fu-
rent également mécontents de la conduite des courti-
470 LA RUSSIE POLITIQUE BT SOCIALE
sans envers leurs personnes. Pendant leur présentation
au tzar, ils entendirent des remarques railleuses dans
la foulé des courtisans : « La voilà, la Russie! » Le ton
méprisant ne leur échappa point. Enfin, après la céré*
monie du couronnement, au moment du festin offert
aux maires, l'Empereur lui-même fit déborder la coupe.
Ce fut tme étrange scène, tout à fait incompréhensi-
ble de la part du souverain. Les représentants de la
noblesse figuraient parmi les convives. L'Empereur
s'adressa tour à tour aux nobles et aux paysans et pro-
nonça deux discours qui semblaient avoir pour but spé-
cial de mettre en relief sa prédilection pour la noblesse :
« Je suis très content de vous voir encore une fois, dit-
il aux paysans, je vous remercie de tout mon cœur de
votre cordiale participation à nos solennités auxquelles
la Russie entière a pris une part si chaleureuse. Quand
vous aurez regagné vos foyers, transmettez à tous ma
cordiale gratitude, suivez les comeils et la direction de
vos maréchaux de noblesse^ et n'ajoutez aucune foi
aux bruits absurdes et insensés sur les partages des
terres^ leur augmentation gratuite^ etc. Ces bruits sont
propagés par nos ennemis. Toute propriété, de même
que la vôtre, doit être inviolable. Que Dieu vous accorde
la santé et le bonheur. »
Ensuite l'Empereur s'adressa aux nobles :
c Je vous remercie de votre fidélité. J'ai eu toujours
pleine confiance dans les sentiments sincères de la no-
blesse, et j'espère fermement qu'elle sera toujours
comme par le passé, le soutien des intérêts du trône et
de la patrie. Que Dieu vous donne de vivre en cahne
et en paix. Je vous remercie de tout mon cœur. »
LA RUSSIE POLITIQUE 47i
Ainsi, pour les paysans il n*y a que remontrances et
ordre d*obéir aux nobles. On ne trouve même pas pos-
sible de les remercier de leur fidélité; on les remercie,
comme des étrangers, de leur participation aux so-
lennités. Les nobles, au contraire, sont le soutien des
intérêts du trône et de la patrie, le tzar a toujours eu
foi en eux. Il est difficile de comprendre quel besoin
le souverain avait de prononcer ces discours blessants
pour le peuple et d'un profit très problématique pour
la noblesse qui n'existe que grâce à la foi du peuple
dans le tzar.
Un nombre considérable de paysans, comme je Tai
déjà dit, ne croient pas que le tzar ait réellement pu
prononcer de tels discours ; mais comment ils le furent
en présence de huit cents témoins paysans, beaucoup
durent y croire. Et puis, du couronnement, les paysans
attendaient Dieu sait quelles félicités et bien entendu
leur bien-aimé partage. Par le fait, le tzar combla de
gratifications les nobles seuls. Tout ce qu'il donna aux
paysans, c'est la réduction de la capitation dont la sup-
pression complète avait été décidée depuis un an déjà.
Pourquoi l'Empereur n'a-t-il pas profité de son couron-
nement pour accorder au moins au peuple ce présent
d'avènement?
Cette conduite incroyable rendra certainement très
perplexe les historiens de notre temps. Mais, il est clair
qu'elle ne put manquer d'influer sur le redoublement
de l'agitation des paysans. Dans les gouvernements en-
tiers, le peuple fut ému par le bruit que le tzar aurait
l'intention de rétablir le servage. Il est & remarquer
que ces bruits coururent dès le 1/13 mars 1881, té-
472 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
moignant à quel point s'était affaiblie la confiance da
peuple dans l'autorité du tzar. Les bruits et les com-
mentaires répandus dans le peuple à l'occasion de la
mort d'Alexandre II, furent bien singuliers. Ici la foule
châtia les insultes au tzar, là elle l'insulta elle-même.
J'ai déjà indiqué l'accentuation de ces dispositions
hostiles après le 1/13 mars. Le plus souvent on disait
ceci : « Il n'a que ce qu'il a mérité, etc. » Fréquem-
ment encore, le peuple expliquait la mort du tzar par
un châtiment que Dieu lui avait infligé pour ses péchés.
Ainsi, à Saint-Pétersbourg, une concierge me disait:
« C'est parce qu'ayant à peine enseveli sa femme, il en
épouse une autre (la princesse lourievskaia). m Un
Vieux Croyant racontait dans un wagon, que Dieu per-
mettait les attentats à la vie du tzar en pensant que
« peut-être il se raviserait. » Dans le gouvernement
de Kiev, c'était la légende suivante qui circulait: « On
tire sur lui une fois. Dieu le sauve ; on tire une seconde
fois, il le sauve encore ; il arrive de même la troisième
fois. Alors Dieu manda saint Nicolas et les autres saints
et leur dit : « Que dois-je faire pour le tzar, il ne veut
pas se défendre lui-même? Assurément il fait du mal
aux gens, puisqu'ils tirent sur lui. Si maintenant il ne
se repent pas, je ne lui viendrai plus en aide, qu'on le
tue. » Dans le gouvernement de Voronéj, raconte un
voyageur, les bruits sur la mort du tzar varient, les
uns disent que ce sont les nobles qui l'ont tué, les autres
hésitent : « Peut-être, c'est pour nous venger? • On
rencontre même l'opinion que le tzar a été tué par
les étudiants, amis dés paysans. Dans une réunion de
sectaires, l'un d'eux déclara, que le meurtre du tzar,
LA RUSSIE POLITIQUE 473
antéchrist était un acte de haut mérite et que si les
révolutionnaires n'avaient pas la force de frapper t an-
téchrist une seconde fois dans la personne d'Alexan-
dre III, les chrétiens devaient se charger de cette mis-
sion. La réunion déclina la proposition, mais elle écouta
jusqu'au bout ce violent discours. Bref, on ne trouve
dans le peuple aucune compassion spéciale pour le tzar,
et la moyenne de l'opinion a été assurément le mieux
exprimée par une vieille villageoise : « Pourquoi, ma-
man, ne vas-tu pas à l'église assister à la messe funèbre
de l'empereur? lui demandait un passant. Tu ne le re-
grettes donc pas? — Et pourquoi le regretter? répondit
la vieille, celui-ci est mort et il y en a déjà un autre.
Nous en avons assez de nos propres chagrins. »
Prenant possession du trône dans de telles circons-
tances, l'empereur Alexandre III ne s'empressa pas de
relever la popularité des tzars, il en hasarda même
les dernières épaves. Quoi qu'il en soit, résultat ou non
des discours du tzar, l'agitation redoubla. On la ré-
prima. Une des plus révoltantes répressions, qui
ruina l'immense volost de Vilchana, eut lieu presque
le jour du couronnement. Battus par les soldats, les
paysans se vengèrent par des incendies. « Les incendies
deviennent à la mode, » écrit-on de Kichiniov aux
journaux. « Ce qu'il y a de particulier dans les incen-
dies de Zolotchev, lisons-nous ailleurs, c'est que les
flammes détruisent les domaines des gens riches... C'est
qu'on met le feu aux propriétés des gens détestés qui
opprirneîit trop les pauvres » , Dans le district de Dmi-
triev, c'est aussi par la malveillance qu'on expliqua
les incendies qui dévastèrent les biens des propriétaires.
474 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCULB
On écrit la même chose de Rylsk, de Slavianoserbsk,
etc. On trouve une quantité de renseignements analo-
gues dans les journaux russes. Mais les incendies sont
encore la plus douce expression de la colère populaire.
Des attaques directes contre les propriétaires ne sont
pas rares, et dans divers endroits ces attaques produisent
une telle panique, qu'ils abandonnent leurs domaines.
Des faits de ce genre eurent lieu dans les provinces
de Piriatin, Vierkhniednieprovsk, Sosnitsa, etc. Ce
mouvement est à Tétat aigu dans les gouvernements
du Sud qui avaient été Tarène principale des désordres
antisémitiques. Dans la province de Novomoskovsk, le
mouvement contre les Juifs se produisit simultanément
avec les attaques dirigées contre des propriétaires fon-
ciers. En septembre 1883, les paysans s'adressèrent à
un propriétaire et lui demandèrent de leur céder gra«
tuitement ses terres : « La terre nous manque, disaient-
ils, nous n'avons presque rien à cultiver. Les impôts
sont nombreux; nous n'avons pas de quoi les payer et
nous-mêmes nous manquons de pain. » Ces raisons ne
parurent pas convaincantes au propriétaire ; il s'empressa
d'avertir l'ispravnik. Arrivé au village ce fonctionnaire
déclara aux paysans que leurs exigences étaient illégales
et rappela les paroles prononcées par l'Empereur le jour
du couronnement « Ce n'est pas vrai, s'écrièrent les
paysans, les maires ont certainement mal entendu ».
Ensuite ils prièrent l'ispravnik de leur indiquer où
s'adresser pour obtenir une augmentation de terre.
Gomme ces prières demeuraient sans fruit, les paysans
commencèrent à s'agiter dans différents endroits de la
province. Ils enlevèrent aux propriétaires le bétail, les
LÀ RUSSIE POLITIQUE 475
instruments aratoires, les récoltes enfermées dans leurs
greniers, labourèrent les terres appartenant à ces pro-
priétaires. On raconte qu'un propriétaire s'effraya et
signa un acte par lequel il leur aliénait ses terres. Ce
mouvement fut étouffé par le gouverneur avec le con-
cours de la force armée.
Les événements qui eurent lieu dans le gouverne-
ments d*Oufa ne sont pas moins caractéristiques. La
noblesse de ce gouvernement fut même obligée de s'a-
dresser en 1883 à TEmpelreur, pour le prier de «(prendre
des mesures pour le rétablissement, dans le gouverne-
ment d'Oufa, de Tordre qui y était ébranlé, et pour la
défense des droits agraires des nobles contre les violen-
ces qui augmentaient de jour en jour *. » Nous emprun-
tons plusieurs faits à ce curieux document. Au prin-
temps de 1883, la maison du gentilhomme Tchemiavsky
fut incendiée avec ses dépendances, et tous les habitants
de cette maison, au nombre de cinq, tués. L'intendant
disparut sans laisser aucune trace ; toute la récolte du
propriétaire fut enlevée des greniers ; on ne put dé-
couvrir les coupables. Au gentilhomme Rail les paysans,
jadis serfs de sa femme, vinrent déclarer qu'ils avaient
décidé de s'approprier un lot de son domaine grand
de 50 déciatines, et qu'ils en jouiraient malgré tout.
Chez le gentilhomme Fok, les bachkirs du voisinage
vinrent en foule, détruisirent ses forêts, tuèrent plu-
sieurs gardes forestiers, et par leurs menaces effrayè-
rent à tel point M. Fok, qu'il abandonna sa maison et
1. Arré^ de Rassemblée de la noblesse d:Oufa, 27 juiUet 1883, pré-
senté au ministre de l'intérieur et porté par la noblesse à la con-
naissance de Sa Majesté. Messager de la Volonté du Peuple, n9 4.
476 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ses terres pour s'établir à Oufa. Le prince Tchinghîse
fut même empêché de fréquenter ses propres terres,
par les violences de la population. Chez le propriétaire
lermalov, une foule de paysans envahit les champs, en
chassa les ouvriers, déclarant qu'eux, paysans, prenaient
possession des terres. Et, quand l'intendant vint, les
paysans lui portèrent de graves blessures avec leurs
haches.
Une multitude de faits de ce genre ont été constatés
par les maréchaux de la noblesse des provinces de Oufa,
Birsk, Steriitamak et Bélébéy.
L'absence d'intelligence politique développée ne per-
met pas au peuple de se poser un but précis et dès lors
de s'organiser. Le gouvernement, malgré les terribles
éclats du mécontentement populaire, préfère en consé-
quence compter avec des éclats épars plutôt que de
permettre la formation d'un parti paysan régulier, ayant
un programme net qui pourrait grouper des forces
considérables. Cependant, il faut remarquer que les
incendies et les crimes agraires commencent à se
systématiser; les paysans, qui ne sont pas mauvais
organisateurs, forment déjà parfois des bandes régu-
lières ; on l'a remarqué pendant les désordres antisé-
mitiques, au cours desquels les attaques des émeutiers,
leurs mouvements en ordre, leur aptitude à se disperser
au moment nécessaire pour se reformer ensuite
dans un endroit où il n'y avait ni police, ni troupe,
donnait involontairement l'idée d'une certaine organi-
sation dirigeant la foule. Cela sautait tellement aux
yeux que parfois l'on attribuait les désordres aux ré-
volutionnaires. Ce qui est encore plus étonnant, les
LA RUSSIE Pi)L]TIQUB 477
paysans eux-mêmes le pensèrent parfois I Cependant il
fallut abandonner sans retour cette idée lorsque de nom-
breux jugements eurent irréfutablement démontré
qu'aucune sorte de révolutionnaires ne se trouvaient
mêlés aux désordres. Evidemment la foule apprend à
s'organiser elle-même. Cela devint encore plus clair
quand on incendia systématiquement les proprié-
taires. Dans la province de Slavianoserbsk, en effet, les
incendiaires détruisirent successivement des fermes
appartenant aux propriétaires et réussirent toujours
à échapper aux poursuites de la police. Enfin', dans
les derniers temps, ces organisations sont dévoilées
par les enquêtes judiciaires. Nous voyons même figu-
rer un juif parmi les membres de la société secrète
formée de paysans et ayant pour but, au dire de
l'acte d'accusation , l'accomplissement de crimes
agraires, et au nombre des victimes de cette société
nous trouvons également des juifs et des koulaks or-
thodoxes. Ce fait est extrêmement significatif. Il semble
indiquer que la transition définitive des troubles antisé-
mitiques en troubles agraires est prête de s'accomplir.
Ainsi, l'impossibilité absolue de former des partis
paysans qui auraient pu prendre part à l'activité politi-
que, portedans le peuple les mêmes conséquences qu'elle
a produites dans les sphères supérieures. Le peuple
s'organise en sociétés secrètes et a recours à la
terreur. Mais il est certain que, pratiqué par un peuple
de tant de millions d'âmes, ce système, s'il se dé-
veloppait, menacerait la tranquillité publique de dangers
infiniment plus grands que s'il n'avait pour terrain que
la.classe éclairée.
478 Lk RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
IV
Il est aisé de se figurer la situation difficile du parti
libéral en Russie.
D'un côté, le gouvernement autocrate jusqu'à la
moelle des os, jaloux de son autorité et en même temps
incapable de donner au pays un régime supportable ;
d'un autre côté, les révolutionnaires désespérant complè-
tement des moyens d'action pacifique et ne reculant pas
devant les mesures les plus extrêmes : la terreur et le ré-
gicide. En dessous, la masse populaire, lésée, opprimée,
humiliée, exaspérée, employant les ressources der^
niêres, l'incendie, les crimes agraires, les émeutes...
Quel programme libéral peut-on tracer dans de telles
conditions? Y a-t-ilmême place dans un pays pareil pomr
des libéraux et les circonstances n'indiquent-elles pas
l'impérieuse nécessité de ne pas tolérer plus longtemps
ce marasme et d'extirper d'une main énergique l'abso-
lutisme pour déblayer le terrain des labeurs légaux et pa-
cifiques? C'est ce que pensèrent de nombreux libéraux
repentis en se joignant aux révolutionnaires. La tradi-
tion des troubles révolutionnaires et surtout des com-
plots est cependant trop récente en Russie pour que
nombre de gens fussent aptes à raisonner de la sorte.
La dictature des tzars pendant des siècles, pendant
toute la période durant laquelle la Russie s'efforçait
d'atteindre ses limites naturelles, avait été indispensa-
LA RUSSIE POLITIQUE 479
ble. Cette dictature fut pénible pour tous, mais tous en
comprenaient la nécessité. On s'habitua aux tzars. L'idée
de vivre sans tzar, l'idée d'agir contre le tzar, c'est-à-
dire d'ébranler l'ordre, l'autorité centrale indispen-
sable à la Russie, cette idée ne put naître que peu à
peu, à mesure que disparaissaient les faits qui avaient
rendu les tzars indispensables. Cette idée est aujourd'hui
encore étrangère au peuple. Voilà pourquoi la société,
même libérale, même profondément imbue des idées
constitutionnelles, a peur d'agir ouvertement contre le
tzar. C'est cette peur qui permit à l'autocratie de sortir
sans limitation aucune de la crise qui suivit la campa-
gne de Crimée. Mais si on ne peut agir contre le tzar,
il est évident qu'il faut t&cher de s'arranger avec lui.
Gemment le faire? La question n'est pas facile à ré-
soudre.
Le parti libéral essaya d'agir à l'aide des fragments
d'institutions libérales qu'on avait arrachés à Alexan-
dre IL Il essaya de créer une presse politique, une
justice indépendante qui naturellement aurait limité l'ar-
bitraire administratif ; elle essaya d'agir dans leZemstvo,
dans les municipalités. Le gouvernement se tint aussi-
tôt sur la défensive. Notre self-govemment fut dès
le début organisé de la plus détestable manière. Les
villes furent livrées au pouvoir de l'oligarchie in-
dustrielle et commerciale. Le self-govemment muni-
cipal se trouva placé sous la surveillance d'un conseil
municipal élu, mais représentant le capital et non la
population. A Saint-Pétersbourg, sur le nombre total
de la population, 962000 &mes, il n'y a que 49233
électeurs. Ces électeurs se divisent encore, d'après
480 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
le chiffre d'imposition payé par eux, en trois catégories;
& la première catégorie appartiennent 261 individus,
à la deuxième 777, à la troisième 18195. Chacune de
ces catégories a un nombre égal de représentants au
conseil municipal. De cette manière 2/3 des voix appar-
tiennent à 1038 individus, 1/3 à 18195. Le reste de
la population qu'on ne peut évaluera moins de 800000
individus n'a aucune participation aux affaires de la
ville. Que peut-on faire, étant donnée une organisation
aussi absurde, grâce à laquelle une immense ville, peu-
plée d'un million d'habitants, se trouve livrée à un mil-
lier d'individus appartenant à l'aristocratie financière?
C'est cela qui explique, pourquoi chez nous nombre de
petites villes prient le gouvernement de les faire pas-
ser au rang des villages, car dans les villages tous les ha-
bitants prennent part à l'administration. Dans la munici-
palité, que ferait un homme qui nourrit des plans de
réformes d'utilité publique? Aussi le parti libéral n'y
est-il pas en force !
Dans le Zemstvo, la situation est un peu différente. Le
gouvernement, de même qu'il donnait dans les villes
le pouvoir aux capitalistes donne ici, comme je l'ai dit
plus haut, la prépondérance aux nobles, et du coup il
rendit le Zemstvo impuissant, en y introduisant l'anl-
mosité des classes. Heureusement, le parti libéral est
très considérable dans la noblesse ; il se saisit donc da
Zemstvo avec une espérance toute particulière. Le gou-
vernement eut soin d'entourer le Zemstvo de conditions
telles que tout ce qu'on y faisait équivalait, comme on
dit, à battre l'eau avec un bâton. Le rôle du Zemstvo se
borne, selon la loi, à défendre les intérêts économiques
LA RUSSIE POUTIQUB 481
de la localité; h Zemstvo n'a donc]aucune autorité ad-
ministrative, tout en étant obligé de faire une énorme
place dans le budget à Tentretien de Tadministration.
La multitude de ces dépenses obligatoires, que le
Zemstvo n'a pas le droit de mettre aux voix, engloutit
presque la moitié de ses ressources et davantage môme
parfois. Ainsi le Zemstvo du gouvernement de Tver, de-
puis qu'il existe, en seize années a dépensé plus de 12
millions dont plus de 6 millions en frais obligatoires ^
Dans le gouvernement de Kherson, le budget de 1885
porte 364000 roubles de dépenses obligatoires et
296000 de dépenses qui ne le sont pas ^ Nous voyons
par ces chiffres que le Zemstvo est extrêmement limité,
même pour disposer de ses propres ressources. Il
est obligé, avant tout, de céder aux exigences du
gouvernement et ensuite s'il lui reste quelque chose,
il est libre de faire des dépenses, non obligatoires. Et
les dépenses non obligatoires ce sont les dépenses pour
l'amélioration de la culture, les écoles, l'hygiène du
peuple, c'est-à-dire pour tout ce qui est le plus indis-
pensable.
Etroitement garrotté sur le terrain financier, le Zems-
tvo est en même temps placé sous la dépendance de
l'administration. Toutes les décisions prises par lui sont
soumises au contrôle du gouverneur, qui peut les susr
pendre s'il les trouve illégales ou bien contraires aux
intérêts généraux de l'Etat. Le gouverneur a même été
investi du droit de destituer les fonctionnaires du
1 . Recueil de matériaux pour servir à Vhistoire du zemstvo de Tver^
1883, I.
2. Recueil du zemstvo de Kherson, 1884.
31
482 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
zemstvo qu'il juge peu sûrs. L'administration a large-
ment usé de ce droit illimité. Souvent ses actes ont un
caractère très perfide ; souvent on ne peut les expliquer
que par le désir de discréditer aux yeux du peuple le
zemstvo. Ainsi par exemple, les zemstvos, voulant couper
court aux abus, intercédèrent pour que les personnes
en retard piour le paiement des impôts provinciaux, et
les entrepreneurs qui se chargeaient de fournitures pour
le compte des zemstvos, ne fussent pas éligiblesauxfonc-
tions publiques. Le gouvernement refusa. Les zemstvos
ne purent obtenir pour leurs membres le droit de n'être
pas arrêtés parles agents inférieurs de la police. Le gouver-
nement refusa quoiqu'il y eut des cas où Tadministration
employait les arrestations pour exercer une pression élec-
torale. Pour faciliter la participation des paysans auxaf-
faires, les zemstvos demandèrent la permission de voter
des appointements pour les députés. Le gouvernement
refusa. Les pétitions deszemstvospourdes questions d'in-
térêt local sont déclinées systématiquement. Les gouver-
neurs se mêlent arbitrairement de leurs afTaires. Ainsi,
en 1877, le gouverneur de la Tauride défendit les re-
cherches statistiques sur la situation de la population. Les
écoles primaires des zemstvos sont soumises à un con-
trôle si minutieux par le ministère que les zemstvos ne
sont plus maîtres chez eux et perdent même le désîr de
faire quelque cho^je pour les écoles. En revanche, le
gouvernement est beaucoup plus indulgent si les
zemstvos sont entraînés par l'esprit de spéculation.
C'est ainsi qu'il leur accorde des concessions de chemins
de fer, pour lesquelles le zemstvo paiera plus tard des ga-
ranties. Le gouvernement se tait aussi quand le zemstvo
LA RUSSIE POLITIQUE 483
dépense ses fonds pour la fondation d*asiles pour les
enfants des nobles.
Après plusieurs années d'une pareille pratique, le
parti libéral comprit de plus en plus clairement que
sans la limitation de l'autocratie sur laquelle s*appuie
l'arbitraire administratif, il est inutile de penser à une
activité sociale quelconque. Dès lors, la convocation des
représentants du peuple^ sous quelque forme que ce fût,
devint son rêve. Une assemblée de représentants du
peuple, même non investie par le gouvernement de
pouvoirs particuliers, serait naturellement une force
morale, qui refrénerait même inconsciemment l'absolu-
tisme : c'est & cela que^ tendent toutes les pensées des
libéraux. Us profitent de tout prétexte pour essayer de
persuader aux empereurs de convoquer soit des repré-
sentants du peuple soit au moins, ceux du zemstvo. Les
zemstvos ont plus d'une fois fait des démarches pour
obtenir le droit pour leurs représentants, déformer des
assemblées générales où ils traiteraient les afTaires de
leur compétence. Pour commencer ils ne demandaient le
droit de s'assembler que pour les gouvernements limi-
trophes et représentaient au gouvernement que dans
le cas d'épizootie, ou pour combattre les sauterelles qui
dévastent le sud de laRussie, etc., des mesures générales
prises simultanément dans plusieurs gouvernements,
sont indispensables. Autant les libéraux tenaient à ob-
tenir ces assemblées, autant le gouvernement craignait
de les leur concéder.
Le mouvement révolutionnaire fut pour les libéraux
un prétexte de multiplier leurs démarches, mais leur
politique est généralement pusillanime; elle manque de
484 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
sincérité, ce qui fait avorter ses tentatives. Au lieu d* exi-
ger la convocation de représentants du peuple et la garan
tie des droits du citoyen russe, comme des mesures in-
dis pensables au pays, les libéraux essayèrent de convain
crele gouvernement que ces mesures étaient nécessaires
pour Pexlirpation de la sédition, dans le propre in-
térêt du gouvernement et des empereurs. Ils lui démon-
trèrent que la police n'était pas en état de lutter utile-
ment avec le mouvement révolutionnaire, et que les
représentants du peuple le feraient avec beaucoup plus
de succès. Un journal révolutionnaire, Efi avant! Si
la remarque sarcas tique que nos libéraux priaient le
tzar de les prendre pour chiens de garde. Ce sarcasme
allait droit au but. Les libertés politiques, la liberté
de la presse, etc. semblaient dire les libéraux, ne sont
nécessaires que pour exterminer ceux qui les exigent
plus énergiquement que tous. Cette conduite, outre son
incortection, eut Tinconvénient de dévoiler la complète
impuissance des libéraux, de convaincre le gouverne-
ment qu'ils n'oseraient jamais entrer en lutte ouverte
avec lui. En même temps, elle ne trompait nullement
le gouvernement, qui comprenait parfaitement l'étroite
parenté qui existe entre les tendances des libéraux et
celles des révolutionnaires. Il tint ferme et, ne cédant
pas d'une ligne, il se borna à les écouter pour les en-
dormir par mille contes.
La politique du gouvernement fut d'autant plus ferme
sous ce rapport que, sous Alexandre II, déjà il s'était
étroitement rapproché des réactionnaires. Le comte
Dmitri Tolstoï, ami et élève de Katkov, avait tout l'air
d'un représentant de la Gazette de Moscou près le
:i
LA RUSSIE POLITIQUE 485
cabinet de Saint-Pétersbourg. Katkov dénonçait conti-
nuellement les menées des libéraux. Le gouvernement
lui-même montrait parfois fort clairement qu'il ne se
laissait nullement abuser. Une fois, il engagea pour ré-
diger un journal subventionné Le Bord^ le professeur
Tsitovitch. Le Bord parut consacré simplement à dé-
montrer qu'entre lesséditréux sous-terrain, c'est-à-dire
les révolutionnaires et les séditieux surterrains (les
libéraux), il n'existait nulle différence. Je ne sais à quel
point ces révélations furent utiles au gouvernement.
Toujours est-il qu'il y dépensa 200000 roubles, si la
mémoire ne me fait pas défaut * ; mais en tout cas il
les fit. Cette démonstration est le passe-temps favori de
la presse réactionnaire et les articles les plus spirituels
de Katkov sont ceux qui traitent cette question.
Cependant, je n'ai pas dit encore ce que c'est que nos
conservateurs ou réactionnaires. A proprement parler,
il est bien difficile de les appeler conservateurs ; ils ne
défendent nullement l'ordre actuel et tâchent de le mo-
difier tout aussi résolument que les autres. Leur vrai
nom est réactionnaires : ce sont les antipodes des révo-
lutionnaires. Tandis que ceux-ci ont pour idéal une
société libre, formée d'individus libres et instruits ; l'i-
déal des réactionnaires, c'est la société de tous côtés
contenue par le pouvoir, l'individu dont l'esprit et la
conscience sont enchaînés par le prestige de la religion,
des traditions, etc. Leur idéal, c'est la Russie de Nico-
las I®'. Très peu nombreux, nos réactionnaires sdnt d'au-
1. Un des collaborateurs de Tsitovitch, Diakov (pseudonyme
Nieziobine), a publié dans les journaux russes ces détails qui se
sont un peu effacés de mon souvenir.
486 LÀ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
tant plus acharnés qu'ils ont conscience d'aller contre
le courant selon l'expression de l'un d'eux, M. Lioubri-
mov. Contre le courant^ c'est leur vraie devise ; ils
vont en effet non seulement contre la société progres-
siste, mais aussi contre les tendances de notre peu-
pie. Leur force est dans le gouvernement et aussi dans
tous ceux qui exploitent le pays, et qui, pour leurs téné-
breuses menées, ont besoin de l'absence de la publi-
cité, de l'arbitraire administratif, etc. On peut géné-
ralement dire, et cela sans le moindre parti pris, que
nos réactionnaires sont le fléau de la Russie, moins par
leurs principes vaincus d'avance dans la Russie ac-
tuelle, que par le personnel de leur parti, composé
de la lie de la société, des éléments les plus perver-
tis de toutes les classes. Mais grâce justement à ce
mode de recrutement, nos réactionnaires ont ce qui
manque à nos libéraux : l'énergie, la décision, la pas-
sion, la qualité de tout risquer pour tout gagner, et
sous ce rapport ils rappellent nos révolutionnaires. Ce
n'est pas pour rien qu'ils donnent asile à tous les traî-
tres révolutionnaires, dont ils peuvent apprécier l'éner-
gie mieux que qui ce soit.
La deuxième moitié du règne d'Alexandre II fut l'é-
poque d'un rapprochement de plus en plus étroit du
gouvernement et du parti réactionnaire. Lq développe-
ment du mouvement révolutionnaire donna, cependant,
aux libéraux plusieurs nouveaux prétextes d'instances,
auprès du gouvernement; il leur donna même une cer-
taine impulsion. Les libéraux voyaient avec honte que
pendant que leurs journaux et leurs revues devenaient
de plus en plus impuissants devant l'arbitraire admi-
LA RUSSIE POLITIQUE 487
nistratif, — les révolutionnaires publiaient clandestine-
ment une série entière de journaux, le Début, Terre et
Liberté^ le Partage Noir, la Volonté du Peuple, etc.
« Pendant que le nombre des organes clandestins ne
fait que croître, les organes de la presse légale sont
obligés de disparaître Tun après Tautre, » dit avec amer-
tume en 1879 la déclaration officielle de rassemblée du
zemstvo de Tver. Pendant que les révolutionnaires or-
ganisent leurs sociétés et rendent des arrêts de mort
contre les hauts dignitaires de TEtat et même contre
rEmpereur,les libéraux, les membres des zemstvos, re-
présentants élus du peuple, n'osent s'assembler pour
délibérer sur leurs plus humbles besoins, et sont obligés
de se soumettre à l'arbitraire du moindre policier quand
celui-ci dispose sans façon de leur personne. Sous l'in-
fluence de ces circonstances, il vient aux libéraux la
pensée de s'unir en société. Du moins les rapports po-
liciers affirment qu'en 1878 les membres les plus mar-
quants du Zemstvo, tinrent des réunions secrètes à
Moscou, Kiev et Khorkov *. Les mêmes rapports men-^
tionnent l'existence d'une certaine Ligue libérale qui,
de concert avec les membres du Zemstvo, organisa
en 1880 un congrès secret, au cours duquel il fut décidé
d'obtenir à tout prix la représentation du peuple. Ces
premières tentatives d'union furent très peu nombreuses
et très maladroites, quoique peut-être elles n'aient pas
été sans influence sur l'apparition de déclarations du
Zemstvo en faveur de la Constitution. Ces déclarations
eurent lieu en 1879 et 1880, quand l'Empereur, poussé
par le mouvement terroriste au milieu des» révolution-
i . La Cause générale, n<» 54.
488 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
naires, déclara publiquement à Moscou aux représen-
tants des diverses classes qu'il avait foi dans le concours
de la société et que ce même appel à la société fut re-
nouvelé ensuite dans le Messager du gouvernement.
D'un côté, on frappe la société; de Tautre, Ton exige
son concours ; les plaintes amères des zemstvos répon-
dirent comme un écho. L'assemblée du zemstvo de
Tver dit dans sa déclaration officielle, qu'elle est prèle
à lutter avec le mal toujours croissant, c'est-à-dire avec
les révolutionnaires, mais qu'elle a les pieds et les
mains liés par Tadministration. Le ministère de Tins-
truction publique interdit au zemstvo toute participa-
tion à rinstruction du peuple, et lui-même n'est pas en
état de préserver les écoles des influences pernicieuses.
Chaque année, les écoles secondaires rejettent de leur
sein i/8 des élèves, avant qu'ils aient fini leurs cours,
et, en les privant ainsi de tout avenir, elles forment
un milieu, où toute idée subversive trouve un accueil
favorable. Les étudiants sont entoures de suspicion et
de contraintes, qui les aigrissent et détruisent en eux
tout respect pour la loi. Le zemstvo est tellement humi-
lié par l'administration que non seulement ses plus
humbles démarches ne reçoivent aucune satisfaction,
mais sont laissées sans réponses. La dignité des tri-
bunaux est sapée à sa racine par les mesures adminis-
tratives. Les tribunaux et la loi ne peuvent plus sauve-
garder l'individu et il reste entièrement livré à l'arbi-
traire de l'administration. La presse est opprimée. Ainsi,
dit le zemstvo, nous sommes privés de la possibilité de
faire quoi que ce soit. L'Empereur a récemment reconnu
indispensable d'octroyer à la Bulgarie délivrée le vrai
LA RUSSIE POLITIQUE 489
self-çovemment^ Finviolabilité des droits individuels,
rinviolabilité de la justice, la liberté de la presse. Le
zemstvo du gouvernement de Tver espère que le peu-
ple russe jouira des mêmes bienfaits qui seuls peuvent
lui permettre d'entrer au signe donné par TEmpereur,
dans la voie du développement graduel pacifique et légal.
Tel est encore l'esprit du rapport fait par la commis-
sion du zemstvo de Tchemigov en 1879. Après avoir
énuméréles mêmes vexations, le rapport conclut en ces
termes : « Le zemstvo du gouvernement de Tchernigov
constate avec une tristesse indicible son entière impuis-
sance à prendre des mesures quelconques, pour com-
battre le mal et considère comme un devoir civique d'en
informer le gouvernement *. » Le gouvernement ce-
pendant ne daigna même pas accorder son attention
à ces déclarations. Il ordonna simplement aux gouver-
neurs et aux maréchaux de la noblesse ^ de surveiller
plus sévèrement les zemstvos.
A la fin de l'année 1879 eurent lieu pourtant des évé-
nements qui produisirent sur l'Empereur une impression
plus forte que celle qu'il avait été donné à la voix du
pays de produire sur lui. Le 19 novembre 1879, sous
les murs de Moscou, on fit sauter le train impérial et
le 5 février 1880 eut lieu au Palais d'Hiver, l'affreuse
explosion qui en détruisit la salle à manger. L'Em-
pereur, qui se trouvait accidentellement en retard
pour le repas, vit la terrible catastrophe du pas de la
1. Les opinions des Assemblées de zemstvo sur la situation actuelle
de la Russie. 1883, Berlin.
2. Les maréchaux de la noblesse sonl, aux tannes de la loi, pré-
sidente des Assemblées de zemstvo.
490 Lk RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
porte, qu'il avait eu le bonheur de ne pas franchir quel-
ques instants plus tôt. De nombreuses arrestations eu-
rent lieu dans la ville entre ces deux explosions ; on mit
alors la main sur deux imprimeries clandestines et
sur des bombes à dynamite. D'autres événements du
même temps : le meurtre de Fespion Jarkov, et la
résistance désespérée, opposée, lors de la saisie de
rimprimerie de la Narodnaia Volia^ au courant de
laquelle soixante coups de revolver furent tirés de part
et d'autre, révélèrent à l'Empereur la force qu'avait
prise le mouvement révolutionnaire. On l'exagérait alors
singulièrement, cette force. A Saint-Pétersbourg, on
s'attendait d'heure en heure à voir éclater la révolution.
L'Empereur se croyait près de sa perte, et soudain il
se décida à faire des concessions. Il manda un libéral
connu, le comte Loris Mélikov et Finvestit d'un pouvoir
illimité pour le rétablissement de l'ordre.
Ici commence une période très intéressante de l'his-
toire contemporaine de la Russie. Il n'est pas facile d'en
parler ; tout est encore couvert d'un mystère, que les
rumeurs de la ville dissipent d'un côté, mais qu'elles ac-
croissent en même temps, et nous nous trouvons malgré
nous confinés dans les domaines du cancan et de Ta-
necdote. Je suis certain que je commettrai dans le récit
qui va suivre une foule de bévues, tout autre le ferait
de même et j'ai la franchise d'en avertir le lecteur. La va-
leur de mon récit consiste uniquement en ce que je
tâche d'être absolument impartial et qu'ainsi je suis, je
l'espère, plus près de la vérité que la plupart de ceux
qui ont raconté la fin du règne d'Alexandre II et le
commencement de celui d'Alexandre IIL
LA RUSSIE POLITIQUE 491
Le parti libéral n'eut jamais un moment aussi favora-
ble pour agir. L'empereur appelait au pouvoir un homm e
que les libéraux russes étaient prêts à considérer comme
leur représentant et leur chef. Le comte Loris Mélikov
jouit en Russie d'une immense popularité. Pourquoi ?
Il est difficile de le dire. La popularité, comme la
chante, a ses favoris et le comte Loris Mélikov avait
une grande chance. De capacités éminentes, beaucoup
plus intelligent et beaucoup plus instruit, que ne le
sont ordinairement les hommes d*Etat russes, le
cotnte Loris Mélikov acquit sa réputation, lorsqu'il
était ataman de l'armée cosaque du Térek. Il est vrai
qu'alors aussi il y avait des gens, qui remarquaient chez
le comte beaucoup plus de ruse mesquine que d'esprit
vraiment large, vraiment apte aux afiaires. Arménien
d'origine, le comte a conservé dans son caractère quel-
que chose d'asiatique. Il est très énergique, mais
goûte peu la droiture des procédés, semble ne pas
avoir foi en elle, et préfère les ruses de toutes sortes,
les détours, les chemins tournants. Ces qualités, il les
a manifestées même à la guerre, où il a acquis une
gibire retentissante par la prise de Kars. Ses talents de
général sont incontestables; la bravoure personnelle du
comte est même admirable, et pourtant, il a pris Kars
plutôt par l'or et l'intrigue, que par la force. Du moins
tout le monde a affirmé que Tassant de Kars avait été
fictif, et que la forteresse succomba aux suites des né-
gociations secrètes du comte avec les autorités turques
et les meneurs arméniens de la ville, négociations
abondamment arrosées par une pluie d'or. Ensuite le
comte fut, pendant un certain temps, gouverneur gé-
492 L/l RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
néral de Kharkov, poste auquel il fut nommé pour lutter
avec la sédition et dans lequel il sut mériter de nou-
veau la reconnaissance de la population. Dans ce temps,
où à Saint-Pétersbourg, Kiev, Odessa, la vie des ha-
bitants était à la lettre le jouet des policiers, Kharkov
formait comme un tlot, où un habitant dormait tran-
quille avec l'assurance que les gendarmes ne feraient
pas irruption au moins sans une raison particulièrement
grave dans la chambre à coucher de sa femme.
En 1879, Loris Mélikov eut aussi une autre occasion de
se distinguer. Vers la fin de 1878, laRussie futconsternée
parune terrible nouvelle. La peste avait fait son apparition
à VietUanka (embouchure du Volga). L'Empereur nomma
Loris Mélikov pour diriger la lutte avec la contagion.
On dit que le comte exécuta avec beaucoup d'énergie
les mesures d'assainissement de la contrée, mais il est
difficile de dire où finissent ici ses mérites et où com-
mence la simple chance, car en réalité, au moment de
sa nomination, l'épidémie avait déjà disparu ^ Quoi qu'il
en soit, après son arrivée, il n'y eut pas un cas de peste
sur le Volga et le succès sembla stupéfiant. Aussi
quand se produisit la catastrophe du Palais d'Hivelt*,
le comte fut-il appelé à Sain-Pétersbourg.
L'appel au ministère de Loris Mélikov de préférence
à un autre, était déjà une concession. Le comte jouissait
de la réputation d'un homme libéral. Kochelev parle
plus d'une fois dans ses Mémoires de ses conversa-
tions avec Loris Mélikov et des rapports amicaux qui
existaient entre lui et le comte, qu'il considère
comme partageant entièrement ses opinions. Or, les
1. Recueil de travaux sur la médecine légale, 1880.
LA RUSSIE POLITIQUE 493
opinions de Kochelev, chef du parti libéral du Zemstvo,
sont bien connues. Il est monarchiste, mais il est en
même temps l'ennemi juré du bureaucratisme, le par-
tisan du self-govemment local, de la liberté de la
presse et de la parole. Reconnaissant au tzar une
souveraineté sans limites, il tient pour indispensa-
ble la présence auprès du tzar d'un Zemsky-Sobor, (as-
semblée nationale), que le tzar devrait consulter sur
toutes les affaires. Sur la nécessité d'un Zemsky-Sobor,
Kochelev avait présenté un mémoire au terrible Nicolas
lui-même. Loris Mélikoy était considéré comme encore
plus libéral. Il est très probable que si Loris Mélikov
eût du premier coup posé à l'empereur la convocation
des représentants du peuple comme condition sine qiia
non^ l'empereur y aurait consenti. Le comte n'en fit
pourtant rien. Peut-être lui-même ne comprenait-il pas
toute l'urgence de cette mesure, peut-être l'énergie lui
manqua-t-elle pour poser nettement la question au tzar
sans ambages. Peut-être ne voulut-il pas risquer une
rupture etpréféra-t-il suivre un chemin plus lent. Quelles
que fussent ses raisons, il suivit une tout autre voie, 11
mit fin en fait à l'état de siège. Il permit à la presse de
parler. Il autorisa la fondation de quelques nouveaux
journaux. La déportation et les arrestations devinrent
très rares : quelques révolutionnaires repentants reçurent
leur grâce du comte... La Russie respira pendant quel-
ques mois. De son côté, le comte ne faisait qu'hésiter,
que tâtonner. Il semblait se préparer on ne sait à quoi.
Il essayait de se créer un parti dans le gouvernement,
entourait le trône de nouveaux ministres. Il persuada &
Alexandre II de congédier le comte Dmitri Tolstoï. La
494 L/l RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
société entière battit des mains. La presse accompagna
de ses malédictions le ministre déchu, et quand Tolstoï,
rentré dans la vie privée, se présenta comme candidat
aux élections du zemstvo de sa province natale, il ne
fut pas élu. Hélas, la presse et le Zemstvo ne savaient
pas qu'avant deux ans celui qu'ils insultaient pourrait
tirer d'eux une vengeance éclatante ! Ils triomphaient, la
presse libérale s'écriait : .< Ex oriente lux. » Le comte Lo-
ris Mélikov fit à la société une autre surprise, quoique
celle-ci ressemblât déjà aux escamotages habituels des
gouvernements. Il convainquit le tzar d'abolir la terrible
m* section *. Ce n'était qu'une phrase, car la police poli-
tique ne fut pas anéantie par cette décision, elle ne fit
que changer de nom. Pour un homme perspicace, cette
réforme indiquait seulement que le comte, au lieu d'en-
treprendre de vraies réformes, était déjà entré dans la
voie des mystifications. La société pourtant ne le
remarquait pas encore et continuait à se réjouir. Le
comte s'orientait toujours.
En arrivant au pouvoir, il avait trouvé l'entourage
personnel de l'empereur dans une situation très com-
pliquée. Alexandre II avait depuis assez longtemps
contracté une liaison avec la princesse Catherine Dol-
goroukova, rejeton d'une famille illustre mais ap-
pauvrie ^ Cette liaison ne fut cependant pas aussi
banale, que le sont d'ordinaire les liaisons de ce genre,
la princesse réussit à s'attacher l'Empereur au point
que la famille impériale en fut inquiète et mécontente;
1. Celle de la police politique.
2. La Cause commune^ n. 48, article : L*ex-impèratrice princesse
lourievskaïa.
LA RUSSIE POLITIQUE 495
la femme de Théritier du trône, dit-on, en fut tout spé-
cialement froissée. Sur ces entrefaites, bientôt après l'en-
trée au pouvoir de Loris Mélikov, Tlmpératrice mourut.
Nouvelle complication. Jusque- là, racon te- t-on, Loris Mé-
likov avait su entretenir les meilleurs rapports avec le
tzarevitch. Les rumeurs de la ville disaient qu'ils [agis-
saient de concert dans le but de prédisposer le Tzar aux
réformes indispensables. Après la mort deFImpératrice,
l'empereur se mit en tète d'épouser la princesse Dolgo-
roukovaqui, à en croire les renseignements donnés par
Victor Laferté \ exerçait sur lui une énorme influence.
Aussitôt Loris Mélikov de se rapprocher delà princesse,
de favoriser son mariage avec l'empereur, en même
temps qu'il reçoit d'elle son appui pour ses plans de ré-
formes. On affirme en tous cas qu'au débutla princesse
lourievskaïa tenait les réformes pour indispensables, et
il n'y a rien d'impossible à cela, car n'appartenant pas
par son origine au monde des courtisans, la princesse
avait certainement eu l'occasion de voir la situation de la
Russie. Désirant épouser l'Empereur, la princesse de-
vait aussi savoir que toutes les hautes classes lui seraient
contraires, et par conséquent, elle pouvait chercher à
se créer une popularité dans la société en soutenant les
mesures libérales. Son mariage projeté avec l'empereur
était tenu dans le secret le plus sévère, surtout vis-à-
vis l'héritier du trône, de sorte que, lorsqu'un beau
jour, l'empereur la présenta au tzarevitch et à la tzare-
1. Alexandre II, détails inédits sur sa vie et sur sa mort. L*auteur
qui signe Victor Laferté est évidemment un des intimes do la prin-
cesse sérénissime lourievskaïa (la princesse Dolgoroakova a reçu
ce titre).
496 LA RUSSIE POLITIQUf BT SOGULB
vna comme sa femme et leur mère, ils furent frappés
comme d'un coup de tonnerre. Le tzarevitch fut pro-
fondément indigné de la conduite du comte Loris Môli-
kov et ce sentiment causa probablement la chute fu-
ture du comte. C'est du moins ainsi qu'on le raconte.
Etrange chose, dès que la princesse lourievskaîa
devint presque impératrice, car selon la loi elle n'é-
tait pas tout de môme impératrice, dès que le bruit
commença à courir que le tzar aurait l'intention de
la couronner, bruit probablement faux ; dès que Loris
Mélikov fut l'ami intime de l'Empereur, on ne parla
plus de réformes. Plus d'une année. Loris Mélikov
demeura au pouvoir ; plus d'une année, les révolu-
tionnaires n'employèrent aucune mesure violente;
plus d'une année, la société russe attendit : nulle trace
de réforme. Ce n'est pas encore tout. Loris Mélikov en-
gage les libéraux à ne pas s'adonner aux illusions. Dans
une conversation intime avec Kochelev, il déclara avoir
déjà perdu l'espérance d'obtenir le consentement de
l'Empereur à la convocation duZemsky-Sobor (assemblée
nationale) K Ce n'est pas tout encore: peu à peu on voit
des représailles contre la presse, des arrestations. 11 est
vrai que Loris Méliko élabora un plan de réformes in-
dispensables à la Russie dans lequel entraient, à ce qu'on
dit, l'extension du self-government du Zemstvo, l'ex-
tension de la liberté de la presse, certaines mesures
tendant à l'amélioration de la situation des paysans. 11
nourrit même l'idée de convoquer une assemblée for-
mée de gouverneurs, des maréchaux de la noblesse, et
de représentants haut placés du Zemstvo et des villes
1 . Mémoires de Kochelev.
U RUSSIE POLITIQUE 497
qui aurait pour mission [de délibérer sur^ces mesures..,
Victor Laferté, dont le témoignage est confirmé par
certains renseignements denos journaux,'affirmemôme
que le décret de convocation de cette assemblée fut signé
par l'empereur presque à la veille de sa mort... Il va de
soi, que tous ces plans étaient loin de ce que la Russie
avait espéré. C'étaient des notables et non des représen-
tants du pays. On ne soumettait à leurs délibérations
que certaines mesures, et non la situation entière du
pays. Et cette convocation, on la tenait dans un profond
mystère, comme si elles eussent été raffaîre person-
nelle de l'Empereur et n'eussent touché en rien le '
pays qui attendait plein d'anxiété une solution à cette
situation intolérable. Alexandre Ifavait peur : il hésitait.
Il est très probable qu'il aurait rétracté son décret
convoquant les notables.
Au milieu de ses hésitations, retentit l'explosion du
1/13 mars 1881. L'Empereur mourut presque subite-
ment. Presque aussi subitement, [Alexandre III se vit
maître de la Russie dans un moment qu'il est impos-
sible de ne pas avouer fort embarrassant.
Le fait fatal dans la [question des réformes politi-
ques en Russie est que, quand le pays se tait, fût-ce
par délicatesse, les empereurs en tirent la conclusion
que l'on est content, et que par conséquent il est
inutile de faire des concessions. Quand le pays com-
mence à s'insurger ou même seulement à présenter des
requêtes, les autocrates trouvent que leur honneur ne
leur permet pas de faire des concessions [sous cette
pression.
A l'avènement d'Alexandre IH, la voix du pays
32
498 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOGULB
se prononça fort distinctement. Il doit suffire ici de
rappeler les opinions émises par la presse pendant
les premiers jours qui suivirent le 1/13 mars, quand
le cadavre de l'Empereur se trouvait encore au Palais
d'Hiver : « La volonté du Très-Haut s'est accomplie, »
écrivait /'Orrfrtf. Maintenant il ne reste qu'à se courber
devant l'inébranlable volonté de la Providence et, sans
entrer dans une vaine lutte avec elle, consacrer tous ses
efforts à poser la base durable de l'avenir. Ce n'est pas de
la réaction pernicieuse... qu'il faut parler maintenant...
Sire ! les sévères mesures de contrainte ont prouvé leur
•insuffisance ! Interrogez votre pays dans la personne de
ses élus. » c( Pourquoi, s'écriait le Pays, pourquoi la
responsabilité de tout ce qui se fait en Russie, des
fautes économiques, des mesures réactionnaires, des
déportations dans la Sibérie Orientale, doit-elle peser
sur la seule personne du chef de la*nation russe? Les
conseillers incapables d'hier, les meneurs de la réaction
sont sains et saufs et notre tzar, le tzar émancipateur,
a péri! » Puis le journal concluait: « Il faut que les
mesures fondamentales de la politique intérieure soient
inspirées par les représentants de la nation et que par
cela même ils en aient la responsabilité. Il faut que la
personne du tzar ne soit plus à l'avenir que le symbole,
également sympathique à tous de notre unité nationale,
de notre puissance et de la prospérité croissante de la
Russie. » La Voix disait : « De tous les faits précédents
se dégage la nécessité de fonder une organisation na-
tionale propre à contribuer, de concert avec le gouver-
nement à la prospérité de la Russie qui nous est si chère
à tous. Il est indispensable de reprendre les réformes
LA RUSSIE POLITIQUE 499
interrompues par la sédition en appelant à Taide les
forces de la nation. » Ces déclarations s'élevaient de toute
part. Des déclarations analogues venaient des zemstvos.
Dans les déclarations de condoléances envoyées à TEm-
pereur à l'occasion de la mort de son père, des allusions
plus ou moins claires à la Constitution furent faites
par les assemblées gouvernementales des zemstvos de
Samara, Novgorod, Kazan, Tver, Riazan, par l'assem-
blée de zemstvo des provinces de Soligalitch, par celles
de la noblesse de Samara et de Tchernigov, et par le
conseil municipal de Kazan. Dans beaucoup d'endroits,
il ne fut pas fait des déclarations de ce genre, par un
sentiment de délicatesse, comme dans le zemstvo de la
Tauride qui trouva que ce serait « manquer de tact que
de parler de la Constitution au t/ar, au moment où
son cœur était déchiré d'angoisse filiale. » Ce sen-
timent de délicatesse était bien naturel et les révolu-
tionnaires eux-mêmes le partageaient. En effet, en en-
voyant à Alexandre III sa déclaration sur la nécessité
de la convocation d'une assemblée constituante, le
Comité Exécutif s'excuse, lui aussi, d'en parler daçs un
tel moment et dit que ce n'est que l'impossibilité de
perdre le temps, quand la Russie se trouve dans une
situation intolérable qui force le comité de méconnaître
le u sentiment si naturel de délicatesse qui exigerait
qu'on attendit un moment plus favorable. »
En dehors de ces déclarations du pays, l'Empereur
avait encore en main le décret de son père, peut-être
signé, convoquant les notables.
L'attention du gouvernement était, il est vrai, absor-
bée par autre chose : sauvegarder la sûreté person-
500 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOGULB
nelle de l'Empereur. Par toute la ville, on commença
d'innombrables visites domiciliaires et de non moins
nombreuses arrestations, en même temps on cher-
chait un asile sûr pour l'Empereur; on examinait
minutieusement les palais. Autour du palais Ànnitchkov
on creusa un fossé profond, cherchant s'il n'y avait pas
quelque part une mine. Malgré toutes ces occupations
il fallait décider du sort du décret : le publier ou non?
Si le décret semblait ôtre une sorte de testament
d'Alexandre II, exprimant sa dernière volonté, il ne se-
rait pas convenable que son fils ne l'exécutât pas. Convo-
quer les notables, cela signifiait s'engager d'un seul
coup dans la voie libérale. Le parti réactionnaire s'agita.
Ce fut surtout le grand-duc Vladimir, frère du tzar et
môme, on l'affirma autrefois, prétendant au trône, qui
fit le plus de bruit. On dit que l'impératrice défunte se
serait pendant un certain temps bercée de l'espérance
qu'elle pourrait amener Alexandre à abdiquer en fa-
veur de Vladimir qui, dans la famille impériale, est con-
sidéré comme le plus capable. On le dit en effet très
énergique, quoique terriblement despote et réaction-
naire. Vladimir protesta bruyamment contre toute pen-
sée de concession et fut le premier point d'appui du
parti réactionnaire. Le tzar hésitait. Une semaine après
Ja mort de son père, il convoqua en séance extraordi-
naire le conseil des ministres. Là éclatèrent de vrais
orages. On accusa Loris Mélikov de vouloir détruire
l'autocratie. Il prit feu et démontra chaleureusement
que les réformes étaient indispensables pour conso-
lider la monarchie elle-même. Quand la question fut
mise aux voix, le conseil par une majorité de neuf voix
Là RUSSIE POLITIQUE 501
contre cinq se prononça pour la publication du décret.
L'Empereur remercia la majorité de sa sincérité, mais
s*abstint de tout acte.
Pendant ce temps, le parti réactionnaire ne sommeil-
lait pas. De tous côtés Ton agissait sur le tzar. On lui
manifestait un dévouement à toute épreuve et plein
d*abnégation. Comme la question de sûreté du tzar
dominait la politique du moment, les fidèles conçu-
rent la pensée de fonder une société secrète, dont
le but serait de sauvegarder le tzar et de lutter avec
la sédition. C'est ainsi que naquit bientôt la Sainte
Ligue, En même temps, avec Taide de la presse réac-
tionnaire, on produisît une active agitation qu'on devait
représenter comme la marque des tendances mo-
narchiques de l'opinion publique. La Gazette de Mos-
coUj Les Nouvelles contemporaines^ La Russie d'Aksa-
kov jetèrent les hauts cris contre la sédition et les
libéraux, mirent en avant des projets d'espionnage
mutuel entre les Habitants, etc. La Russie s'efforçait de
prouver & l'Empereur que le trouble avait pour cause
la crainte que le tzar ne fit des concessions, et que
tout se calmerait, dès que l'empereur aurait solennel*
' lement déclaré à ses sujets sa décision inébranlable
de conserver intact le pouvoir autocratique. On exer-
çait la même pression sur le tzar par des influences per-
sonnelles. A cette fin, M. Pobiedonostsev arrangea le
rapprochement du tzar avec Katkov. Mais l'agent le plus
utile aux réactionnaires fut Aksakov. Ce slavophile,
connu pour son opposition au bureaucratisme, avait la
réputation d'un parfait honnête homme, partisan de la
liberté de la parole, du self-govemment local, du
502 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Zemsky-Sobor. Le malheur est que, chez les slavophiles,
tout cela s'accorde avec Tautocralie et avec un dégoût
absolu de la constitution. La Russie est un pays qui a
sa civilisation propre : elle doit avoir son organisation
particulière gr&ce à laquelle l'autocratie illimitée
octroiera à son gré à ses sujets le droit d*ètre libres.
Cette théorie, dont Tabsurdité est fort bien comprise
de MM. Pobiedonostsev et Katkov à l'heure qu'il est, leur
était pourtant très utile. Aksakov prouva au tzar avec
une grande éloquence que son premier devoir était de
garder le pouvoir absolu et ensuite à! agir d après ses
propres inspirations. Personne au monde ne comprend
ce que signifie la seconde partie du programme, mais la
première plaisait d'autant plus au tzar qu'elle était
exposée par un homme respecté de tous.
Ainsi les réactionnaires formèrent un parti compacte,
qui agissait avec ensemble et habileté. Les meneurs di-
rigeaient personnellement et immédiatement la masse
de leurs adeptes, les organisaient ef se les attachaient
par l'intérêt. Les libéraux agissaient, au contraire»
sans aucun accord, chacun à sa guise. Les gens d'o-
pinions libérales étaient encore au pouvoir, mais ils
n'avaient aucune attache avec leur propre parti.
Pendant que les réactionnaires, dans leurs journaux,
s'efforçaient de rendre de plus en plus bruyantes les
protestations contre la constitution, les ministres libé-
raux fermaient la bouche aux organes de leur parti pour
la moindre allusion. Pendant les mois de mars et d'à*
vril, le ministère libéral frappa leq journaux de douze
avertissements, trois suspensions, deux interdictions de
vente, sans compter une grande quantité de défenses
!'•
LA RUSSIE POLITIQUE 503
de parler de telle ou telle question, entre autres de la
Constitution. 11 est inutile de dire que les ministres
libéraux eussent été saisis d'effroi à la seule pensée
de participer à Torganisation du parti libéral dans le
but d'opérer une pression systématique sur le gouver-
nement. Il est vrai que les timides tentatives d'union
essayées auparavant, nous l'avons vu, se continuaient au
milieu du zemstvo. Mais elles étaient insignifiantes et
timides. Les rapports policiers signalés plus haut, affir-
ment que la Ligtie libérale ne refusait pas aux révolu-
tionnaires un certain appui. Quand ils le surent, les
membres du zemstvo décidèrent de se séparer complè-
tement de la Ligue. Leur congrès à Kharkov, composé
de trente membres, résolut de poursuivre seul la réa-
lisation de leur programme. Il comprenait la représen-
tation populaire centrale et la décentralisation de l'ad-
ministration. Ce groupe qui prit le nom A' Alliance des
Zemstvos admettait comme moyens de réaliser son but :
1® l'influence sur le personnel du gouvernement,
2'' la propagande dans la société,
3*" l'action sur la société par la presse.
Nous ne voyons là pas trace d'une décision d'agir
quand même, par la force. Au surplus le groupe agis-
sait tout à fait isolément, se querellait môme avec la
Ligue Libérale, qui cessa toute action.
Au total, en bas comme en haut, les libéraux se
montrèrent dignes les uns des autres. Pendant qu'ils
traînaient en longueur et raisonnaient, les réactionnai-
res agissaient.
504 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
L'ajournement de la publication du décret obtenu, le
Smars, les réactionnaires imaginèrent un tour très adroit:
persuader Tempereur de faire un pas quelconque, qui
le séparerait à jamais du parti de la constitution. Pour
y parvenir, ils écrivirent en secret un manifeste dans le-
quel le tzar déclarait nettement : « La voix de Dieu nous
ordonne de nous placer fermement à la tète du gou?er-
nement, confiant dans la providence divine, plein d'es-
poir dans la force et la justice des pouvoirs absolus, que
nous sommes appelé à consolider et à sauvegarder de
tous attentats ^ »Ge manifeste, copié presque mot à mot
dans les articles d*Âksakov, fut, dit-on, non seulement
écrit, mais aussi imprimé à Tinsu des ministres libéraux,
et leur tomba sur la tète comme la foudre. « C'est une
trahison ! » s'écria Loris Mélikov, quand il eut connais-
sance du Manifeste... Le coup était adroit Loris Mélikov
crut de son devoir de présenter sa démission. Quant à
l'Empereur, il ne comprenait pas bien clairement, à ce
qu'il paraît, la gravité du pas qu'il venait de faire ; du
moins, il fut très étonné que les ministres libéraux don-
nassent leur démission après son manifeste '.
Ainsi, un mois à peine après l'avènement d'Alexan-
dre III, les réactionnaires avaient obtenu une série de
succès marquants, sans compter que peu à peu on éloi-
gna tous les ministres libéraux : Gortchakov, Sabourov,
Loris Mélikov, Milioutine, Abaza. .. L'édifice à la construc-
tion duquel Loris Mélikov avait travaillé une année en-
tière, s'eSbndra en quatre semaines.
i. Manifeste da 29 Avril.
2. Le fiasco des réfoi^mes d^ Alexandre 11^ et aussi la Cause Gé^
nérale, n9 41 .
LA RUSSIE POLITIQUS 505
Le gouvernement était aux mains des réactionnaires.
Cependant, les libéraux pris en masse, n'étaient pas
encore battus. On les redoutait encore, on croyait en-
core indispensable de leur faire certaines concessions, .
ou du moins de leur donner le change. Le gouverne-
ment se sentait faible, et réellement, il se trouvait dans
une situation fort précaire. Il serait même permis de
se demander si la Russie avait alors un gouverne-
ment.
L'Empereurse retira à Gatchina. Ce taciturne palais de
Paul I^',déjà semblable à une forteresse, fut encore plus
fortifié et isolé du reste de Tunivers. Une nombreuse
armée entourait le tzar, gardait tous les chemins. La
position de Gatchina était exceptionnelle : quatre voies
ferrées s'y croisent par lesquelles on peut s'en aller dans
toutes les directions : à Moscou, Varsovie, Pétersbourg,
Kronschtadt, à l'étranger, et cela tout à fait secrètement.
L'Empereury passait son temps, dans la solitude. L'accès
auprès de lui était très difficile ; on fouillait tous ceux
qui venaient le voir. Ses rares absences de Gatchina,
le tzar les entourait d*un tel mystère que, quand il alla
voir l'empereur Guillaume, les ministres eux-mêmes
ne surent rien de son départ et vinrent lui présenter
leurs rapports... Dans de telles conditions, l'influence
personnelle du tzar sur la marche des affaires, devenait
très difficile. Cette circonstance n'aurait pas beaucoup
d'importance en temps ordinaire, quand les affaires sont
dirigées par les hommes d'Etat, mais les conseillers
intimes d'Alexandre III n'avaient pas un caractère of-
ficiel. M. Pobiedonostsev, comme procureur général du
synode, ne pouvait évidemment influer sur les autres
50tt LU RUSSm POLITIQUE ET SOCIALE
ressorts que d'une manière indirecte. M. Katkoy, publi-
ciste, n'occupait aucune charge officielle. Les autres favo-
ris, dans lesquels l'Empereur avait une confiance particu-
lière, étaient de complètes nullités... 11 semblait que les
réactionnaires abandonnaient avec intention le gouver-
nement du pays àdes mains quelconques pour consacrer
alors toute leur attention sur un seul point : s'emparer
définitivement de l'empereur. En efTet, au lieu déformer
des ministères, ils se cachent dans des fonctions toutes
secondaires, mais en revanche organisent activement la
Ligue Sainte^ en tète de laquelle étaient, dit-on, pla-
cés le grand-duc Vladimir et M. Pobiedonostsev...
Cette société s'était donné pour but la sauvegarde de
l'Empereur et la lutte avec les révolutionnaires. Elle s'or-
ganisa, selon ses propres aveux, sur le plan du Comité
Exécutif, c'est-à-dire, en société secrète fortement cen-
tralisée, militante. La police d'état n'avait aucun contrôle
sur la Ligue sainte ; en fait même, elle était sous sa sur^
veillance. Les meneurs de la Ligue possédaient d'im-
menses ressources pécuniaires qui avaient, dit-on, pour
source, entre beaucoup d'autres, l'énorme fortune du
prince Démidov San Donato. Cet homme étrange est
suffisamment connu en Europe par la multitude de ses
excentricités. Possédant une fortune dont lui-même ne
connaissait pas bien le chiffre, il était depuis longtemps
blasé sur toutes les jouissances que la vie est capable de
donner, et ne se jeta, paratt-il, dans la politique que pour
se soustraire à l'ennui, pour occuper un peu son ima-
gination épuisée. Il se sentait attiré par le mystère d'une
société secrète, par ces mots d'ordre, ces chiffres, ces
signes mystérieux, ces sentences de mort émanant
LA RUSSIE POLITIQUE 507
d'une source mystérieuse et frappant le condamné d'une
main invisible...
La Ligue sainte pensait en effet employer aussi ses
membres à cette besogne. On affirme qu'elle pro-
nonça des arrêts de mort contre Hartmann, Krapotkine,
Lavrov. En Suisse, il se produisit même un fait étrange.
Une Russe attenta à la vie d'un paisible citoyen suisse
que, selon ses explications, elle avait pris pour Lavrov.
Cette femme fut reconnue folle, mais la rumeur attri-
bua cette affaire à la Ligue sainte. La Ligue organisa
une police secrète dont les membres surveillaient les ré-
volutionnaires... et môme étaient-ce les révolutionnai-
res seuls? Cette question, probablement, n'échappa pas
à l'Empereur lui-môme. Une société secrète, riche, mi-
litante, qui possédait sa propre police... peut-être son
armée, pourrait un beau jour les tourner contre l'Empe-
reur lui-même, si celui-ci se montrait réfractaire aux
impulsions de ces fanatiques de réaction?
Cette inquiétude a, peut-être, facilité la formation
d'une autre société secrète la Sauvegarde volontaire.
Les rapports policiers disent que cette société jouit de la
confiance toute particulière du Monarque, Cela n'a
rien d'étonnant, s'il est vrai, qu'en tête de cette société
était le comte Vorontsov Dachkov. Chose étrange I Dans
la vie d'Alexandre III, l'on se butte constamment à de
mystérieuses analogies avec la vie des plus funestes
taars : il naît, comme Paul I*', d'un père tué par des
conspirateurs ; comme Paul P% Use réfugie à Gatchina;
comme Pierre III, il est intimement lié avec la famille
de Vorontsov Dachkov, famille fatale à Pierre III. Une
des Vorontsov fut son amie la plus dévouée, et la pa-
608 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
rente de cette amie, mademoiselle Dachkov, dirigea
avec une énergie plus virile que féminine une conspi-
ration contre TEmpereur. Le comte Vorontsov Dachkov
est d'ailleurs considéré comme un homme de faible
sens politique, mais honnête serviteur et dévoué jus-
qu'à la moelle des os à la personne d'Alexandre III.
La situation de ce dévoué serviteur à la tète de la
Sauvegarde volontaire devait garantir l'Empereur de
toute sorte d'inquiétudes. La Sauvegarde volontaire agit
d'ailleurs, avec plus de largeur et beaucoup plus de pru-
dence que la Ligue Sainte. Elle se donna pour but de
veiller à la sûreté de l'Empereur et de rendre possible
son couronnement, mais repoussa tout plan de meurtres
politiques. Jouissant de la protection du tzar, la société
recrutait ses membres presque par des invitations offi*
cielles. Dans l'armée, on en vint tout net à ce procédé
de recrutement. Liée d'un côtéàla police, la société con-
tenait pourtant une quantité assez considérable d'élé-
ments libéraux qui, de cette manière, croyaient pouvoir
influer sur le tzar dans le sens des réformes libérales.
Les réactionnaires très fougueux n'aimaient pas cette
société. Le comte Tolstoï la baissait même. Mais la so-
ciété se développait et, à ce qu'il parait, réussit à de-
venir pour un certain temps le centre des autres socié-
tés. Ainsi elle entra en conciliation avec la Ligue
sainte, sous condition que celle-ci abandonnât ses
plans de meurtres politiques, en môme temps qu'elle se
rapprochait de Y Alliance du Zemstvo. Pendant un cer-
tain temps, cette dernière se développa néanmoins assez
rapidement et se décida même à publier un organe po-
litique à l'étranger, La Parole libre. Au total, il résultait
LA RUSSIE POLITIQUE 509
de toutes ces sociétés un tohu-bohu général : libéraux,
radicaux, espions, réactionnaires honnêtes, tout se mê-
lait et formait une mare trouble où tout homme pou-
vait pêcher, pourvu qu'il fût adroit... Il est inutile de
dire, qu'à la fin ce ne sont plus les libéraux qui furent,
les pêcheurs... Mêlés d'espions, ayant compromis les
quelques hommes qui auraient le mieux pu leur servir de
guides, ayant dévoilé à la police tous leurs plans et tout
leur personnel, et en même temps ne se décidant à sii-
cun pas sérieux, les libéraux devaient inévitablement
être battus dès le jour où le gouvernement se sentirait
suffisamment fort.
Pendant que dans la coulisse, les partis se formaient
en sociétés secrètes, tâchaient chacun de s'approprier le
tzar, exploitant ses craintes, exploitant le désir qu'il
avait d'être plus vite couronné, dans la politique offi-
cielle intérieure avait lieu une bagarre qui surpassait
tout ce que la Russie avait vu dans ce genre. Les réac-
tionnaires intelligents et énergiques n'osaient ou ne
voulaient pas prendre en mains les rênes du gouverne-
ment. Ils se contentaient d'exciter le gouvernement à
l'extermination de l'esprit révolutionnaire, à Torganisa-
tion de la police. La masse des libéraux ne les contre-
disait pas, elle les aidait plutôt. Ainsi naquit le terrible
Règlement sur les mesures pour la sûreté de tEtat^
dans lequel avec les signatures de réactionnaires enragés
comme Strielnikov, figure celle du célèbre libéral
Kokhanov. Les réactionnaires, en même temps, ne lais-
saient pénétrer aucun libéral intelligent dans le» hauts
postes de l'Etat. Le pouvoir devait fatalement tomber
aux mains de gens dont la nullité n'excitait de crainte
510 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ni chez les libéraux, ni chez les réactionnaires. Au mi-
lieu de ces nullités, la personne du comte Ighnatie?
ressort avec une vivacité particulière.
Je ne désire pas discuter les capacités du comte,
mais son rôle pendant une année entière fut des plus
tristes. Il sut préparer le triomphe définitif de la réac-
tion par des moyens devant lesquels eussent reculé
et Katkov et Pobiedonostsev. Je ne sais aussi si le comte
agissait en connaissance de cause, ou fortuitement. Mais,
en présumant qu'il comprenait ce qu'il faisait et qu'il
voulait faire ce qu'il a fait, les bases de son système
peuvent être analysées en ces termes : demeurer inerte,
en produisant le plus de bruit incohérent possible et fati-
guer le pays par un désordre insensé. Il fallait éviter toute
concession au pouvoir absolu, contrebalancer les exigen-
ces de la classe éclairée par les exigences du prétendu
peuple et en même temps ne rien donner au dernier.
Pour résoudre ce problème, — c'est ce qu'on appela la
politique populaire -— il profita des réformes que Loris
Mélikov comptait réaliser. Laisser dans le statu quo les
projets de Loris Mélikov, c'eût été incommode, parce
qu'ils étaient déjà en partie livrés à la publicité ; la
question de la réforme du self-govèmment des paysans
notamment avait été, sous Alexandre II, soumise aux
délibérations deszemstvos. Le comte Ighnatiev joua jus-
tement sur ces réformes. Avant tout,il t&cha de s'assurer
contre la presse. De terribles persécutions s'élevèrent
contre elle. Pendant deux années, de l'avènement
d'Alexandre III à son couronnement, divers châtiments
furent infligés à 28 journaux. Ils reçurent au total 44
avertissements et un nombre égal d'autres punitions :
LA RUSSIE POLITIQUE 511
suspension, défense de vente. Certains journaux de ten-
dance libérale ne publiaient même pas la moitié de leurs
numéros annuels. Treize journaux furent exterminés par
toute sorte de moyens. En même temps, le comte Ighna-
tiev créait une presse gouvernementale, entrait en négo-
ciations avec certaines rédactions achetables, fondait un
journal pour le peuple Le Messager des villages, créait
même une agence télégraphique spéciale et lui donnait
des millions en subsides pour la propagation des nou-
velles les plus sûres. Le comle Ighnatiev sut ainsi soule-
ver par toute la Russie un efTroyable bruit sur les ques-
tions étudiées par lui. C'était la réduction des sommes
payées pour le rachat des terres, l'accélération du rachat
lui-môme, les facilités accordées aux paysans par TafTer-
mage des terres du fisc, la régularisation de la migra-
tion des paysans, la répression de Tivrognerie. Le comte
Ighnatiev faisait d'autant plus de bruit que la ques-
tion^ qu'il soulevait, était plus nulle. A l'occasion
de Ja répression de l'ivrognerie, on chantait partout des
messes, on faisait des appels au peuple, on affichait sur
les murs des proclamations contre l'eau-de-vie. Pour
augmenter le bruit, le comte Ighnatiev convoquait à
l'effet de délibérer sur ces questions de prétendus repré-
sentants de la société, c'est-à-dire, tout simplement dif-
férents fonctionnaires ou non fonctionnaires, qu'il ju-
geai t utile (Ty inviter (car ils n'étaient pas soumis à Télec-
tion). La presse vendue s'enthousiasmait à propos de
cette institution libérale. La critique des organes indé-
pendants était étouffée par les avertissements et les sus-
pensions, et la presse réactionnaire, désignant du doigt
les sottes séances des hommes compétents (leurs
5(2 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
séances étaient en effet absurdes) démontrait railleu-*
sèment rinutilité des « mesures libérales. «Cependant,
une fois la politique populaire inaugurée, le gouver-
nement pouvait sans se gêner déclarer dans les arti-
cles de ses journaux que la classe éclairée devait
patienter pour les libertés politiques. Quant à la Consti-
tution, elle est tout à fait inutile puisque l'Empereur
devient de nouveau un tzar moscovite, un tzar popu-
laire... Ce jeu au nationalisme vieux style communi-
quait un bouquet tout spécial à la politique populaire.
Des mois entiers, la Russie n'entendit parler que de la
nécessité qu'il y avait de ramener les charges de la cour
à Tancienne étiquette, du rétablissement des écuyers,
des chambellans, des modifications des uniformes
(l'Empereur n'oubliait pas de s'en occuper, même aux
heures de grand danger) qui s'opéraient selon le goût
russc^ selon la façon russe. Aux bals de la cour et du
grand monde, les hauts personnages se montraient af-
fublés du costume des boyards, des chevaliers, des
diaks (secrétaires) avec un encrier attachée la ceinture.
MM. Aksakov et Souvorine décrivaient tout cela avec at-
tendrissement, avec enthousiasme. 11 était évident que
nous entrions dans la voie du développement national.
Les journaux faisaient apparaître devant la Russie la
fantastique vision d'un tzar paysan bon et désintéressé,
père du peuple. Contre la classe éclairée on souleva
une active agitation, on ameuta contre elle le peuple.
Que faisait la société, que faisaient les libéraux ? Cer-
tainement ils se défendaient. On interdisait un organe
libéral ; ils se serraient autour d'un autre. Les membres
du zemstvo assiégeaient le gouvernement de leurs re-
LA RUSSIE POLITIQUE 513
quêtes et de leurs avis, mettant à propos toutes les occa*
siens. Ainsi les zemstvos de Novgorod, de Kirilov et
de Tver rappelaient de nouveau l'absolue nécessité d'une
représentation populaire. Mais les voix étaient crainti-
ves, et bientôt, dès les premières représailles, elles se
turent. Le ministère avait d'ailleurs pris ses mesures
pour prévenir de pareilles déclarations. Les gouver-
neurs reçurent l'ordre de ne pas permettre à l'avenir
la discussion de ces questions dans les zemstvos. Le
président du zemstvo de Kirilov fut destitué de ses
fonctions et la déclaration de ce zemstvo ne put être im-
primée par ordre du gouverneur. Dans le gouvernement
de Vladimir, le gouverneur, en ouvrant la session du
zemstvo, l'invita « & ne pas sortir des limites » du
programme ; la requête du zemstvo de Samara concer-
nant Véligibîlité des hommes compétents ne fut pas
mise aux voix. A Kherson, le gouverneur défendit de
donner cours à une requête du même genre... Devant
ces mesures, la tendance du zenrttvo à réclamer une
assemblée des représentants du pays s'exprima sous
une forme de plus en plus timide. Ainsi les assemblées
de Kharkovet de Tchemigov demandèrent que les ques-
tions relatives à l'administration des paysans, que le
gouvernement avait soumises à leurs délibérations, fus-
sent examinées par un congrès des représentants de
totis les Zemstvos ; 12 assemblées gouvernementales de
zemstvo exprimèrent le désir que les hommes compé-
tents fussent élus et non nommés par le gouverne-
ment. Certaines de ces assemblées, celle de Novgorod par
exemple, eurent Taudace d'appuyer leur requête par
la défense faite & leurs membres de participer au con-
33
5U LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
grès des hommes compétents autrement que par le
mandat de leur zemstvo.
Toutes ces démarches présentent un grand intérêt
dans un sens : elles montrent quels étaient les désirs
de la Russie. Sur le gouvernement elles ne produisaient
pas même l'ombre d'une influence, car il n'y voyait
aucune résolution de soutenir leurs exigences par
hi force. Cette résolution, on ne la voyait ni dans l'Al-
liance du Zemstvo, qui, au surplus, restait toujours fai-
ble en nombre, ni dans les petits groupes de libéraux
qui avaient adhéré à la Sauvegarde, Cette multitude
d'individus, ces groupes innombrables mais désunis,
tremblant devant le gouvernement, tremblant aussi de-
vant la plèbe^ répugnant à toute action violente ; qui,
pendant une année entière, avaient prouvé leur complète
inaptitude aux complots — cessèrent définitivement
d'exciter les craintes du gouvernement. Eux-mêmes,
à proprement parler, le désiraient, pensant que, au mo-
ment où cesseraient les craintes, commencerait une
nouvelle ère de politique libérale inaugurée par Je tzar.
C'est tout le contraire qui eut lieu.
Les révolutionnaires seuls continuaient à inquiéter
le gouvernement. Pourtant la police mit en lumière
durant cette période plusieurs talents remarquables :
Soudiéikine surtout, presque génial dans sa sphère,
quoique nourrissant à part soi des plans ambitieux, ca-
pables d'effrayer le gouvernement, s'il les eût seulement
connus. Soudiéikine organisa remarquablement bien la
police et réduisit plus d'une fois à néant les plans des
révolutionnaires. De ce côté aussi, sinon l'Empereur, du
moins Pobiedonostsev et Katkov pouvaient être beau-
LA RUSSIE POLITIQUE 5i5
coup plus tranquilles. D'ailleurs, la politique d'ighna-
tioT, indigne sans nul doute d'un homme d'Etat sérieux,
comme Tolstoï ou Katkov, avait déjà joué son rôle : elle
avait énervé la société russe, engendré un chaos général,
entremêlé toutes les opinions dans une sorte de fatras
impossible à définir, sans physionomie aucune, grâce
auquel les socialistes et les démocrates mêmes pou-
vaient se grouper autour du tzar paysan, grâce auquel,
sous Tégide du tzar, on pouvait massacrer les juifs et les
propriétaires. Il était temps qu'on cessât de tirer profit
du désordre et qu'on inaugurât l'ordre. L'Empereur
congédia Ighnatiev et appela le comte Tolstoï* « Comte,
aurait-il dit à cette occasion, vous êtes en Russie le seul
homme que je puisse nommer ministre de l'intérieur. »
Le comte Tolstoï répondit qu'il était & la disposition
du tzar, mais qu'il ignorait si ses vues auraient l'hon-
neur de mériter l'approbation de '^Sa Majesté : « Moi,
expliqua-t-il, je ne comprends pas du tout la Russie
paysanne. A mes yeux, la force de la Russie, comme
celle de tous les pays, réside dans les classes éclai-
rées et le développement civilisateur. Je reconnais
sincèrementque j'ai toujours été l'adversaire des réformes.
du règne précédent. » Le comte Tolstoï entend sous le
nom de classes éclairées la classe noble, et sous celui de
développement civilisateur , l'extension de la police ; il
faut savoir comprendre sa langue. Quoique l'Empereur
eût joué, toute une année, le rôle de tzar paysan, ilap*
prouva aveuglément les idées du comte qui ne pouvait
comprendre la Russie paysanne. La politique populaire
est laissée de côté, nous entrons dans la phase présente.
Le parti réactionnaire s'était donc décidé à parti-
516 LÀ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
ciper ouvertement au gouvernement. Quelque temps
encore, il s'abstint presque entièrement de toute
activité et employa toutes ses forces à mener à bonne
fin le couronnement de l'Empereur, événement qui,
comme on le sait, s'effectua en pleine sécurité au milieu
de quelques milliers de membres de la Sauvegarde,
d'une innombrable police et d'un prétendu peuple enrôlé
à des prix très modérés. Ainsi se termina la lutte des
deux partis par le triomphe complet des réactionnaires.
Leurs efforts tendent maintenant à la consolidation de
leur pouvoir et à l'établissement en Russie d'un ordre
conforme à leurs idées. Les sociétés secrètes sont sup-
primées par le tzar. La police rentre dans la sphère
d'activité, qui lui est assignée par la loi et dont les li-
mites sont infiniment plus élargies qu'en aucun autre
temps. La législation commence à détruire une à une
les frêles réformes d'Alexandre II. La presse est sou-
mise à la censure ^ ; l'autonomie des universités sup-
primée. Le jury se maintient à grand'peine en subis-
sant plusieurs amoindrissements. Les rêveries de l'épo-
que de Loris Mélikov et d'Ighnatiev sont enfouies sous
terre. A cette marche triomphale delà réaction, il ne man-
que qu'une chose — le soutien de la société et du peu-
ple. Elle t&che de se la donner en essayant de rendre la
vie à la noblesse et au clergé. Les ressources du trésor
public sont gaspillées par millions pour relever noblesse
et clergé. Les réactionnaires complotent de livrer le
Zemstvo aux mains de la noblesse, et l'école à celles du
clergé. Pour relever l'esprit de caste de la noblesse, on
1. D'après la loi noaveUe, chaque journal ou revue est soumis à
la censure après un avertissement.
LA RUSSIE POLITIQUE 517
déclare que la faveur du tzar serait dorénavent la source
unique de cette haute dignité. On fonde une banque
pour aidera l'extension de la propriété agraire des no-
bles, etc., etc.
Le travail de réaction est en pleine effervescence.
Que donnera- t-il pour résultat? La volonté de Katkov
fera-t-elle de la Russie un pays de gentilshommes,
jouissant paisiblement du calme sous la pression du
poing policier? ou bien cette tentative de faire prendre
au courant une direction opposée finira-t-elle par une
terrible explosion, pareille à celle que produit la vapeur
hermétiquement enfermée dans une chaudière chauffée
à blanc?
r
APPENDICES
APPENDICES
A Statistique du reyena national.
B L'expression nihilistes.
G Sujets interdits par la censure.
D Ouyrages cités.
APPENDICES
STATISTIQUE DU REVENU NATIONAL •
Malgré mon désir, je n'ai pu, en évaluant le revenu
national russe, profiter des évaluations qu'on trouve
dans la littérature de la question.
Dans la plupart des cas, les chiffres sont trop anciens
de date et, maintes fois, je ne suis pas d'accord avec les
auteurs, môme sur leur syslème de calculs ; je ne puis
pas surtout admettre de fautes visibles comme celles de
M. Schnitder, par exemple ^ M. Schnitzler évalue notre
revenu national à 16 milliards, mais il n'obtient ce chiffre
que parce qu'il estime le rouble d'argent à 4 francs. Cet
auteur dont l'érudition est certes indiscutable confond
apparemment le rouble d'argent, qui est tout simplement
la dénomination du rouble-papier, avec le rouble métallique ;
la Russie devient ainsi plus riche au moins de 20 à 30 Vo*
Ensuite on trouve souvent, chez M. Schnitzler, comme
chez les autres statisticiens, une double énumération
i. J. H. ScHNiTZLBB. L'empire des tzars* au point de vue actuel de
la science. Paris. 1869.
522 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
des produits : ainsi ils énumèreni la valeur du travail des
chevaux et du bétail, en oubliant que ce travail est déjà
estimé avec les produits do Tagriculture, des forêts, et
ainsi de suite.
Ailleurs les statisticiens essaient d'apprécier et d'in-
troduire dans la somme générale du revenu national la
valeur que le commerce donne aux produits. Sans nier
rintérèt scientiQque de cette question. Je crois que, dans
la pratique, cette façon d*agir conduit à une confusion, à
une double estimation du môme produit. En effet, si
nous évaluons le produit par son prix moyen sur le mar-
ché, la valeur du travail du commerçant y est déjà com-
prise. Et si nous nous mettons à évaluer le produit autre-
ment qlie par son prix sur le marché, nous aboutissons
infailliblement à des hypothèses arbitraires. Le désir
d'éviter des fautes, dont je n'ai indiqué ici que la moindre
part, ainsi que la nécessité de me conformer aux données
récentes de la statistique, me porte à faire moi-même le
calcul de notre revenu national. Du reste, je conserve les
chiffres anciens des économistes toutes les fois que ces
chiffres sont conformes à la réalité contemporaine.
La somme la plus grande des valeurs est produite chez
nous par l'économie rurale. Voici la quantité des blés
de la récolte de 1883, que j'évalue d'après le prix moyen
du marché pendant les dernières années (les semences
déduites ) :
4) Froment,
28602000 tchetv,, de 9 roubles chacun, 2S7 millioas roubles.
2) Seigle,
66059000 tchetv., de 7 roubles chacun, 492 millions roubles.
3) Aooine,
67671000 tchetv., de 4 roubles chacuo, 270 millions roubles.
4) Orge, •
16792000 tchetv., de 5 roubles chacun, 83 millions roubles.
APPENDICE A 523
5) Blé sarrasin,
9442000 tchetv., de 7 roubles chacun, 66 millions roubles.
6) Autres grains (millet, pois, haricots, mais, etc.)»
15765000 tchetv., à 6 roubles chacun, 95 millions roubles.
Les renseignements ofQciels sur la récolte de 1883 ne
comprennent pas le Caucase du Nord et la Sibérie. Nous
devons pourtant y estimer la récolte àaumoins 20 millions
de tchetv. (ce chiffre est probablement au-dessous de
la réalité) valant 120 millions de roubles. Ainsi le total
des grains récoltés est 224 millions de tchetv. valant
1383000000 roubles.
La récolte des pommes de terre, selon les mêmes ren-
seignements, a été dans la Russie d^Europe de 32351000
tchetv. En estimant à 1 million 1/2 de tchetv. la ré-
colte du Caucase et de la Sibérie, nous obtenons un
total de 33851000 tchetv. qui font, à i rouble 50, une
somme do 48 millions de roubles.
La quantité de foin et de paille, d'après les dernières
données, est la suivante :
Foin,
4000000000 pouds, à 10 kop. chacun, 400 millions roubles.
Paille,
2000000000 pouds, à 5 kop. chacun, 130 millions roubles.
Plantes à filer (Recueil statistique militaire, T. IV) :
a) Lin en fils,
42000000 pouds à 4 roubles = 48000000 roubles.
b) Lin en semences,
25000000 pouds à i rouble = 25000000 roubles,
e) Chanvre en filasse,
6000000 ponds à 2 roubles = 12000000 roubles,
d) Chanvre en semences,
25000000 pouds à 1 rouble =» 21000000 roubles.
524 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
Le rapport des jardins et des potagers est si difficile
à évaluer que j'accepte le vieux chiffre de Tengobor-
sky, [Etudes sur les forces productives de la Russie) —
60000000 roubles.
Betterave. — Les raffineries seules en ont employé
(en 1883) 20000000 berkovets, ce qui fait en estimant le
berkovets à 1 rouble. — 20000000 roubles.
Tabac. — Selon les renseignements de 1878, il s'en
récolte 3500000 pouds, ce qui fait à 2 roubles le p« —
7000000 roubles.
Raisin, — On estime la quantité de vin en Russie à en-
viron 5000000 millions vedros, à 80 kop. le védro, on
obtient ainsi 4000000 roubles.
Les plantes tinctoriales donnent environ 2000000
roubles.
Le total des produits de Vagriculture peut ainsi être
estimé, à 2130000000 roubles.
Malgré l'absence d'économie forestière régulière, les
vastes forêts de la Russie rapportent beaucoup h, la po-
pulation. Dans beaucoup d'endroits, le flottage de bois,
la distillation du goudron et de la résine sont les princi-
pales occupations de la population. En outre, la consom*
mation du bois est très grande en Russie. La plupart de
la population habite des maisons de bois, emploie de la
vaisselle et des ustensiles en bois, le bois sert de com-
bustible, môme dans nos usines et nos chemins de fer,
etc. La somme générale des produits que les Russes ti-
rent de leurs bois est, selon Bouchene, de 750,000,000
roubles. Ce chiffre est plutôt diminué qu'agrandi. U est
pourtant à remarquer qu'en Russie, le rapport des bois
n'est pas un revenu du capital, mais la consommation
du capital lui-môme. La destruction des forêts marche à
pas rapides et à cette heure provoque des plaintes dans
toute la Russie.
APPENDICE A 525
L'autre branche de réconomie rurale, Télevage des
bestiaux, a aussi une grande importance pour la Russie.
D*après le recensement des chevaux en 1882, le nombre
des chevaux dans la seule Russie d'Europe est évalué à
20 millions. Il n'y a pas en Russie moins de 24 millions de
bestiaux; 50 millions de brebis, environ 1 million 500mille
chèvres, plus 10 millions de cochons ; puis dans des propor-
tions moins importantes, il y a des chameaux, des rennes,
desbuHOies, etc. Quant aux oiseaux domestiques, leurnom-
bre généralement énorme ne peut être estimé que con-
jecturalement. Les produits de ce nombre énorme d'ani-
maux sont variés et abondants. Seulement la valeur de
la plupart des produits de l'élevage des bestiaux est déjà
entrée dans la valeur des produits de l'agriculture, par
exemple la force ouvrière des chevaux et des bestiaux ;
c'est ainsi qu'y est entrée aussi la valeur du fumier, qui
rapporte plus à la Russie que ses mines d'or. Nous avons
donc à évaluer maintenant les seuls produits de l'élevage
dont nous n'avons pas encore énuméré la valeur. Ainsi
de la valeur générale des chevaux, nous pouvons retenir
seulement 3 millions de roubles de cuir, de viande et de
lait.
Les bestiaux créent une masse de valeurs, outre leur
travail ; la statisti'que énumère :
a) 5 millions de cuirs à 5 roub. chacun =r 25000000 roubles.
b) La viande (selon Bouchene) = 83000000 -^
c) La graisse = 17500000 —
dj Le lait (selon lanson), ^.336 millions
de védros, à 30 kop. le védro . . . = 100000000 —
e) Le beurre, plus de 8 millions de
pouds, à 8 roubles le poud .... = 24000000 —
Total (les fromages exceptés). . . 250000000 roubles.
Nous ne pouvons pourtant pas porter cette somme en
826 LÀ RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
totalité dans le revenu national, puisqu'il y entre évidem-
ment la valeur du fourrage consommé par les bestiaux et
déjà porté dans notre calcul. Quel chiffre faut-il déduire
de 25b millions de roubles pour obtenir le chiffre qui ex-
prime Tagrandissement de valeur que les bestiaux «goû-
tent au fourrage consommé? Dans les conditions de
réconomie rurale russe, la valeur du fourrage peut être
estimée à environ 60 ^/o de la valeur générale des pro-
duits de l'élevage : j'obtiens ce chiffre en observant des
économies différentes. Par conséquent Taugmentation
réelle du revenu national créé par les bestiaux doit s'é-
lever à environ 100 millions de roubles. La valeur des
produits de Télevage des bêtes à laine est la suivante :
a) Peaux de mouton, 2 millions, à i r. pièce = 2000000 roubles
6) Viande de mouton, 10 millions de pouds =30000000 —
c) Graisse, 3 millions de pouds = 6000000 —
d) Laine —42000000 —
Total 800(K)000 roubles
En déduisant la valeur du fourrage (environ 50 ^/o),
on obtient 40 millions de roubles.
On consomme en Russie, je crois, environ 5 millions de
porcs ; en estimant le prix moyen de la pièce k environ
5 roubles et la valeur du fourrage à environ 30 '/o, on
obtient un revenu d'environ 17 millions 600,000 roubles.
Le rapport de l'élevage des oiseaux est évalué par
M. Tengoborsky, du reste tout à fait arbitrairement, à
10 millions de roubles. Je n'ai aucunes données pour chan-
ger ce chiffre, si ce n'est que, vu la valeur du grain,
il doit être diminué de 20 '^/o, c'est-à-dire être réduit à
8 millions de roubles. Le rapport réel de l'élevage des
oiseaux est probablement plus grand.
La Russie enfin exporte à l'étranger 19 millions de
roubles de bestiaux. En supposant que la valeur du four-
APPENDICE A 527
rage s'élève à 50 •/© de celte somme, on peut ajouter au
revenu national 9 millions 500000 roubles.
Au total, la somme générale de valeurs qui sont ajoutées
au revenu national par V élevage du bétail peut être évaluée
à 176 millions de roubles.
L'apiculture et la sériciculture sont des branches assez
peu importantes de Téconomie rurale en Russie.
Dans la Russie proprement dite, on s'occupe peu de sé-
riciculture ; la sériciculture des pays au delà du Caucase
n'existe pas dans nos calculs. Ainsi la sériciculture russe
ne doit pas plus donner que ne l'évalue Tengoborsky,
c'est-à-dire, environ 1 million 200000 roubles.
L'apiculture, au contraire, est une branche d'industrie
purement nationale. Jusqu'à présent, on amasse chez
nous près de 700000 pouds de miel, ce qui fait, à 5 r. le
poud, 3 millions 500000 roubles ; et 200000 p. de cire,
à 10 r. le poud, soit 2 millions de roubles. En somme le
rapport de Vapiculture et de la sériciculture ne peut être in-
férieur à 7 millions de roubles.
Le rapport de la chasse s'évalue à environ 4 millions
de roubles, celui de la pèche à 24 millions de roubles. Ces
chiffres sont tous les deux extrêmement diminués, sur-
tout le dernier. Néanmoins, vu l'absence de données pour
les corriger, nous devons les conserver. Il est à remar-
quer pourtant que la pêche russe, qui pourrait devenir,
dans des mers aussi poissonneuses que la mer d'Azov et
la Caspienne, une très riche branche d'industrie pour des
siècles est exploitée avec un gaspillage qui en fait tarir
la source avec une rapidité extraordinaire.
Passons à l'exploitation des mines. Là encore nos ri-
chesses naturelles sont très mal exploitées.
1
2
78 — —
528 Là RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
a) Or 2641 pouds 40 millions de roubles.
b) Argent 616 — plus do.. » 1/2 — —
c) Platine 179 — moins do » 1/2 — —
d) Plomb 74000 — 2 1/3 — —
e) Cuivre 190000 — ...
/) Fer fondu, . . 22000000 1 _
g) Fer et acier.. 30000000)
h) Houille 120000000 — 8 — —
t) Sel 47000000 — 24 — —
Total 154 1/3 milliona de roubles.
Quant au naphte, on l'exploite très médiocrement dans
la Russie proprement dite (Caucase du Nord). Dya
aussi de grandes sources de naphte, dans la contrée au
delà du Caucase, mais je ne les comprends pas dans le
revenu national russe.
Passons kYtndustrie proprement dite.
Selon les renseignements of&ciels récents (1882) dans la
Russie d'Europe (sauf laPologne etlaFinlandej, ily aurait
57000 usines et fabriques produisant au total 1120000000
roubles. Il entre cependant dans ce chiffre 78000000 r.
évalués par nous sous la rubrique précédente. La valeur
des matières brutes est, selon M. Schnitzler, de 2S^/^de
la valeur du produit. Ce chiffre diffère absolument des
données de la statistique russe. A en juger par les fabri-
ques de Moscou où la valeur des matières brutes balance
de 10 7o à ^ Vo IsL valeur du produit, on peut admettre
la moyenne valeur des matières brutes de 60 "/q. Ainsi,
rindustrie de fabriques et d'usines de la Russie d'Europe
ajoute au revenu national russe environ 420 millions de
roubles... Il faut encore ajouter à cette somme près de 3
millions de roubles, créés par Tindustrie russe du Caucase
et de la Sibérie. Enfin une somme très considérable de
valeurs est produite par la petite industrie, celle des
APPENDICE A 829
Koustars et des artisans. Ici les données de la statisti-
que officielle sont encore moins exactes que pour la
grande industrie. Si Ton mettait les chiffres groupés par
le Recueil de statistique militaire fil si Ton estimait la valeur
des matières brutes à 60 ®/o (quoiqu'elle doive être moin-
dre), l'augmentation générale du revenu national pour ce
genre d'industrie serait d'environ 80 millions de roubles*.
En somme, l'industrie donne au revenu national 503 mil-
lions de roubles.
En faisant le total général, nous obtenons pour le revenu
national russe la somme de 3740 millions de roubles, ce
qui fait environ 11 milliards de francs, si nous estimons le
rouble à 3 francs.
Je répète du reste qu'on doit considérer ces chiffres
seulement comme approximatifs.
1. Je choisis ce chiffre comme le moins contesté; mais on estime
parfois la prodaction des Koustars jà nn chiffre trois fois plus
fort.
34
B
L'EXPRESSION NIHILISTES
La partie militante de notre intelliguentia^ celle que je
nomme les révolutionnaires, a reçu en Europe Télrange
nom de nihilistes.
Cette seule dénomination prouve que les notions les
plus erronées circulent au sujet de nos révolutionnaires
en dehors de la Russie. En effet, si en Europe on com-
prenait le mouvement révolutionnaire russe et celui qui
se produit dans notre mtelltguentia, on n'aurait certai-
nement pas employé ce mot, de môme qu*on ne l'emploie
pas en Russie. Ce surnom n'est, en eflet, usité chez nous
que dans un sens injurieux et seulement par des gens
capables, par exemple de dire : <( Le parti anarchiste a
enfln obtenu le pouvoir en France : M. Clemenceau est
président du conseil des ministres. » En Russie, il y a
des journaux capables d*écrire cette phrase, mais si, me
basant sur un télégramme de ce genre, j'appelais M. Cle-
menceau un anarchiste, cela ne prouverait qu'une cho.se ':
que j'ignore complètement ce qu'est M. Clemenceau, et
ce qu'est Tanarchisme.
APPENDICE B 531
Le surnom de nihiliste naquit chez nous de circons-
tances entièrement passagères el fortuites qui accompa-
gnèrent rexplosion du mouvement de ïmteliiguentia au
Et du règne d'Alexandre II.
. Russie venait d'échapper au joug du régime de
las et se préparait à briser celui du servage. La
pensée, après avoir rompu ses chaînes, se mit à travailler
fiévreusement. Toute la Russie maudissait son passé,
cherchait son avenir. Une multitude d'éléments peu éclai-
rés, peu instruits, d'éléments qui venaient tout droit de
la rue, affluèrent spontanément vers Vintelliguenlia .
Tous se mirent à raisonner, à critiquer, à nier, à cher-
cher^f
l^spères — la génération aînée de la Russie, - étaient
affreusement compromis par le règne de Nicolas; eux-
mêmes, ils se sentaient coupables vis-à-vis de la Russie,
vis-à-vis de leurs enfants, vis-à-vis de leur conscience.
Comment avaient-ils pu supporter le despotisme de Nico-
las i Comment avaient-ils pu souffrir, — et n'avaient-ils
fait quesoufirir? — participera tous les affreux abus du
servage ? Comment avaient-ils osé permettre que durant
Irente-cinq anaées on persécutât la science ? Où tout cela
avait-il conduit la Russie? Lo.s pères se sentaient très
coupables, ils auraient voulu se faire tous petits, se cacher
BOUS la terre. Les mfants — la génération cadetle —
pouvaient crier en pleine liberté, avec toute la force d'une
indignation vraiment honnête, d*un jeune enthousiasme
et de rinexpérience ; alors certains côtés de la philoso- y/
phie générale, certains traits caractéristiques de notre
intelltguentia se manifestèrent pariois de la façon la plus
exagérée et la plus ridicule. La tendance aux idées démo-
cratiques se manifestait par Téloignement le plus outré
de tout ce qui était aristocratique, de tout ce qui sentait
la noblesse, et par conséquent de toutes les formalités de
>(
y
532 LA RUSSIE POLITIQUB ET SOCIALE
la civilisation superficielle. On vit apparaître des visages
malpropres, des cheveux en désordre, des costumes sades
et tout à fait fantastiques. Dans la conversation, pour faire
preuve d'une grossièreté voulue, on employait le lan-
gage du paysan. Le mépris de Thypocrite et convention-
nelle morale de forme, le mépris des traditions ineptes
qui, si longtemps, avaient été considérées comme l'ex-
pression de la haute sagesse de TEtat, Tindignation contre
les pressions subies par l'individu — s'exprimaient par
la négation la plus absolue des autorités de tous genres
et dans la tendance la plus outrée à la liberté.
Tout cela prêtait certainement à la caricature; tout
cela permettait aux gens de parti pris de formuler contre
Yintelliguentia Taccusation de vouloir tout détruire, de
n'avoir rien de sacré, de n'avoir ni cœur, ni morale, etc.
Naturellement les ennemis de Vintelligttentta en profitè-
rent et relevèrent avec joie le surnom lancé par Tour-
gueniev dans son roman. Dans Yintelliguentia, quelques-
uns, par esprit de contradiction et en guise de provoca-
tion aux réactionnaires, commencèrent à se donner ce
surnom. Ainsi, chez Niekrassov, un fils répondant aux re-
proches de son père : « Nihiliste, c'est un mot bète. Mais
si, par lui, tu comprend^ un homme franc, qui n'aime pas
à vivre du bien d'autmTi, qui travaille, cherche la vérilép
t&che que sa vie ne soit pas inutile, qui sifile sous le nez
de toute canaille, et à l'occasion la gifle*^ alors je n*7
vois pas de mal, appelle-moi nihiliste 1 Pourquoi pas * ?»
Cependant un très petit nombre seulement d'entre les
gens connus, comme Dmitri Pissarev, par exemple, ac-
ceptèrent ce surnom, et encore ne l'acceptaient-ils, pour
ainsi dire, que momentanément. Pissarev inventa bientôt
un autre surnom pour lui et ses coreligionnaires — les
i. Œuvres de Nielurassov. Le cabinet de lecture.
APPENDICE B 533
réalistes, surnom qui pourtant n'obtint pas de succès.
UaSsurdité du mot nihilisme sautait trop aux yeux.
Au surplus, les faits mêmes qui avaient provoqué ce
surnom disparurent naturellement avec beaucoup de
rapidité. L'entraînement aux manifestations extérieures
fit place au redoublement de travail positif, et bientôt
tous ces enfantillages, cheveux coupés courts chez les
femmes, ou rudesse outrée dans les manières, {Virent
fort déconsidérés. Ainsi le mot nihilisme, qui, dans lesl
premiers temps, avait un sens, au moins comme carica- I
îure, plusieurs années plus tard perdit définitivement
toute signification. En Russie, aucun auteur sérieux,
nt-il môme réactionnaire, ne remploiera pour désigner
les révolutionnaires. Le mot est passé à Jamais dans le
domaine du pamphlet et de Tinjure.
En Europe, au contraire, le mot nihilisme a la plus
large vogue. Le plus étrange, — c'est qu'on croit à
cette caricature, comme à une chose réelle. Le nihilisme'
est considéré comme une doctrine particulière, fondée sur
la négation privée de tout idéal positif. Cela se répète, et
mtOltt daardlîùtres ouvrages que ceux de M. Gbeddo* v
Perotti*. Il n'y* a là rien d'étonnant. Ce qui est à regretter,
c'est que nous ne trouvions pas beaucoup plus de préci-
sion chez des écrivains aussi consciencieux et aussi éru*
dits que M. Leroy-Beaulieu^^
Qu'est-ce que le nihilisme ? se demande M. Leroy-Beau-
lieu ; etil répond que c'est un Mlmaladif, il parle de grossier
matéralisme, de négation absurde, d'immoralité. Il est môme
prêt à entrer dans des considérations sur la question de
savoir si le climat (!?) de la Russie a oui ou non eu une
influence sur le développement du nihilisme. Il est môme
i. Le nihilisme et F avenir de la Russie, par Ghbddo-Fbrotti. C'est
un pseadonyme sous leqnel se cache un Russe qui ne sait rien de
la Russie.
534 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
prôt à dire de concert avec ce pauvre radoteur de prince
Mechtchersky, que le nihilisme est une sorte de névrose
engendrée par Tanémie et la cacochymie de la classe
éclairée, qui n'a probablement pas les moyens de se bien
nourrir. Un Russe, reconnaissant à M. Leroy-BeauJieu
de son bel ouvrage, exception faite de quelques mécomp-
tes, — pourrait souhaiter du fond de cœur à Fauteur une
santé pareille à celle dont jouirent les Apôtres du nihilisme^
cités par lui : Hertzen, Bakounine, Lavrov, Tcherny-
chevsky, Netchaïev, etc. M. Leroy-Beaulieu en arrive
môme à donner la définition suivante delà docitinedu ni^
hilisme, « Prenez la terre et le ciel, prenez l'Etat et t Eglise,
les rois et les dieux, et crachez dessus. Voilà notre sym-
bole *. » On peut certainement convenir que, si sous le
nom de nihilisme on sous-entend celui de sottise^ le nihi-
lisme et la sottise auront une seule et même signification.
f Mais il est tout aussi vrai qu'avec de tels procédés d'exa-
I men, il est fort difficile d'arriver à comprendre le sens
/ réel des mots et des faits. Et si on commence par se de-
mander, où est en Russie le fait réel qui pourrait corres-
pondre au mot nihilisme, on ne trouvera pas autre chose
que le mouvementintellectuel général, que nous essayons
de caractériser dans notre livre VI et notre livre VII et
qui, comme on a pu s'en convaincre, ressemble fort peu à
la définition donnée par M. Leroy-Beaulieu. A coup sûr,
le mouvement intellectuel, en Russie ainsi qu'ailleurs,
peut donner lieu chez tel ou tel individu à des manifes-
tations ridicules, niaises, prêtant à la caricature, parfois
môme peut-ôtre criminelles. C'est précisément de ces faits
particuliers qu'on a composé le nihilisme, en les unissant
sans raison aucune en une seule idée, bien qu'ils ne fus-
sent nullement unis dans la réalité Ainsi, dans la nature
1. VEmpire des tzars^ T. I. p. 176.
APPENDICE B
•
535
il existe desôtres ayant une queue, d'autres ayantdes écail-
les du lézard, d'autres encore qui ont des pattes et des
griffes de tigre, d'autres enfin qui ont des ailes. Quand
vous réunissez tous ces attributs dans un dragon^ vous
avez devant vous une création de votre imagination, et non
un être réel. C'est exactement ainsi qu'a été créé le nihi-
lisme. Mais si le dragon joue un rôle fort commode dans
les contes dont on effraie les enfants, — il n'a pas de
place dans l'histoire naturelle. Dans une sérieuse étude
sur la Russie — pour le nihilisme, comme doctrine outen-
dance particulière — il ne peut de môme y avoir de
place. Voilà pourquoi le lecteur ne trouvera pas chez moi
le mot nihilisme.
J'emploie ici la terminologie russe, qui est certaine-
ment la plus exacte sur cette matière et qui distingue les
dénominations suivantes : la classe éclairée ou intelliguen^
tia, toute la couche civilisée^ qui porte en elle l'idée de
la lumière, de la liberté, de la démocratie; les révolu-
tionnaires — la partie de cette couche sociale qui entre,
en lutte ouverte avec le gouvernement.
Ce qui distingue la classe éclairée, ce n'est pas la diffé-
rence des opinions — il n'y a qu'une différence de nuan-r
ces^ c'est plutôt le choix des moyens d'action. Tout récem-
ment encore, le gouvernement lui-môme a constaté avec
éclat combien il y a peu de différence théorique entre les
révolutionnaires et Yinielliguentia. « La liberté accordée
à la presse (?) lui a servi, dit le gouvernement en parlant
des organes libéraux, à prêcher des théories qui se trou-
vaient ôtre en opposition évidente avec les bases fonda-
mentales de la constitution de l'Etat et de la société... Il
en fut ainsi précédemment et à notre grand regret il con-
tinue d'en ôtre ainsi maintenant. Les colonnes des revues
et journaux appartenant à une certaine nuance sont tou-
jours marquées de la tendance, qui a engendré un mal
K
,1'^
53S U RUSSIE POLITIQUE BT SOCULB
incalculable et dont le lien avec les doctrines criminelles
exposées dans les publications clandestines ne peut ôtre
mis en doute. » La ressemblance non seulement d*idée,
mais aussi de ton et de manière d'exposer des publications
de la presse clandestine avec un grand nombre d'articles
émanant de publications périodiques autorisées est si
grande, qu'elle a poussé le gouvernement à supposer, que
dans celles-ci comme dans celles-là, c'étaient les mômes
personnes qui tenaient la plume. Les idées des révoli^
tionnaires sont domain d'être si criminelles et si subver-
sives, si nihilistes.Y*Ious ne trouvons chez les révolution-
naires aucune négation particulièrej La classe éclairée ne
peut nier par système. Mais comment pourraitrelle se
comporter autrement envers un régime qui pèse si lourde-
ment sur le peuple, et sur l'individualité elle-même? En
pareil cas la tendance à la négation ne peut manquer de
se faire jour, et pour la comprendre il n'est aucunement
besoin d'étranges raisonnements sus l'influence du cli-
mat (?l) de la Russie sur le ni Ai/im^^^ Cette négation a
d'ailleurs deslimites très nettes. Tourgueniev par exemple
a déclaré par voie de presse qu'il s'accordait en tout
avec son Bazarov (son célèbre type du nihiliste), exception
faite des idées sur l'esthétique. Par conséquent, Tourgue-
niev doit être considéré comme « nihiliste » par ceux qui
emploient ce mot. Mais se peut-il que Tourgueniev ait
tout nié, ait voulu tout détruire ? Les lecteurs français con-
naissent bien cet écrivain, et ils savent qu'avancer une
thèse pareille serait tout simplement ridicule. Il s'ensuit
que les phrases violentes de Bazarov ne sont pas du tout
appuyées d'une philosophie exclusivement négative.
Adressons-nous d'ailleurs aux apôtres du nihilisme eux-
mêmes... Peut-on trouver un homme plus ardemment
croyant en la Russie qu'Alexandre Hertzen? Qui a dé-
fendu nos institutions populaires avec une ardeur plus
APPENDICE B 537
grande que ne le firent Tchernychevsky et Dobrolioubov ?
Ce ne sont nuQement des réfraclaires à leur pays : tout
au contraire ils voient en elles beaucoup de points sur
lesquels on peut et on doit s'appuyer. II en fut de môme
de Bakounine, cet apôtre de Tanarchisme en Russie. Un
peu plus tard — la fraction la plus considérable du parti
révolutionnaire russe, les narodniks (démocrates)^ se po-
sent comme but direct de formuler les aspirations du peu-
pie, et de réaliser les exigences du peuple ; plus tard en-
core, le programme du parti de la Volonté du Peuple qui
se donne pour but de renverser le gouvernement par,
un complot, prend pour point de départ Taffirmation
que les institutions populaires de la Russie contiennent
les germes les plus sains d'un régime social et que, en
verta de ce fait, il suffit de donner au peuple lapossibi" '
Uté de vivre et de s* organiser conformément à ses penchants .
naturels. Le parti exprime l'assurance, qu'alors Fhis- i
ioire de la Russie prendrait réellement une direction
juste, conforme à Vesprit national,
A qui d'entre eux peut-on appliquer le nom de nîAt-
liste ne voulant rien admettre qu'une implacable néga-
tion, de nihiliste qui crache sur la terre et le ciel ?
11 serait grandement temps de laisser de côté ces
phrases vides de sens, comme aussi de renoncer à la
supposition d'un esprit de destruction qui animerait le
mouvement intellectuel et révolutionnaire de la Russie.
Si, en fait, il a anéanti beaucoup de superstitions,
beaucoup de sauvagerie et de grossièreté dans certaines
couches de la société russe, — il a donné bien des no-
tions saines et posé dans notre société les bases du dé-
veloppement de rapports sociaux équitables. Toutes
les autres nations peuvent nous envier, par exemple,
notre famille russe contemporaine. \3i la classe éclairée
se vit obligée de tant parler ^de destruction, de révo-
1
5.38 LA ROSSIB POLITIQUE ET SOCIALE
lution, etc. — la faute en retombe avant tout sur notre
régime politique absurde, qui entrave tout travail de
créationj^la classe éclairée 8*est toujours adonnée avec
le plus grand empressement à ce travail de création, dès
qu'il était le moindrement possible. Tchernychevsky. par
exemple, prit la part la plus ardente à la réforme
paysanne et écrivit une série de projets sur les moyens
d'effectuer l'émancipation des serfs. Personne certaine-
ment ne considérera ces projets comme utopiques. Puis
Tchernychevsky énonça sa conception de l'homme po-
litique ic'està la fois un Robert Owen (philanthrope socia-
liste fort connu), et un Bright, qui en Angleterre aurait pu
être considéré comme un des hommes d'Etat les plus sé-
rieux. Est-ce la faute de Yintelligueniia si chez nous
l'activité de Bright est impossible?
Dans les derniers temps, le Comité Exécutif, dans sa
lettre à Alexandre III, en exigeant de ce dernier la con-
vocation d'une assemblée constituante, déclare qu'en ce
cas c( le parti ne se permettrait à Tavenir aucun acte
d'opposition violente envers le gouvernement sanctionné
par une assemblée nationale... Le Comité Exécutif, dit
encore la lettre, mettra spontanément un terme à son ac-
tivité, et les forces organisées autour de lui se disperse-
ront de tous les côtés pour se consacrer au travail civili-
I sateur nécessaire au salut de la patrie. La lutte pa-
ciflque des idées remplacera la violence qui nous inspire
plus d'aversion qu'à vos serviteurs et que nous ne pra-
tiquons que gr&ce à la tristi) impossibilité où nous som-
mes d'agir autrement? » Le môme Comité Exécutif a
publié à l'occasion du meurtre de Garûeld (président de la
République des Etats-Unis) une déclaration dans laquelle
il désapprouve hautement le meurtre politique dans un
pays oh chaque opinion peut librement être exprimée et
où le choix des gouvernants dépend de la nation. « C'est,
APPENDICE B 539
déclare le comité, un acte de despotisme analogue à celui
contre lequel nous luttons en Russie. »
Je me borne à ces quelques exemples. Ils prouvent, je
petse, suffisamment combien est peu fondée Fidée de
Texistence d'un nihilisme russe. Si nous voulons étudier
la Russie réelle, nous devons expulser de notre diction-
naire ce mot, auquel se rattachent une foule de notions
fausses et presque aucun trait réel.
SUJETS INTERDITS PAR L\ GEî^SURE
Les circulaires du ministère de rintérieur, qui iûterdi-
sent de discuter telle ou telle question — ne sont pas
remises aux journaux, elles sont seulement communiquées^
puis reprises. Par conséquent, on ne peut trouver dans
nos rédactions une collection de ces documents curieux, et
ce n'est pas une tâche facile de rechercher exactement
les innombrables questions, les événements qui furent à
un moment quelconque ravis à la discussion publique.
J'ai donc eu à cœur de recueillir ici quelques fragments
de cette Statistique publiés dans un supplément du
Narodnaïa Volia. Le lecteur ne doit pas oublier qu'il
ne s* agit que d'un certain laps de temps, des années
1881-1882 et de quelques-unes seulement de ces inter-
dictions :
4 Mars 1881.
Quelques organes de la presse, en s*excusant sur les
circonstances extraordinaires du moment, se permet-
APPENDICE G 541
tent d'insérer des articles absolument déplacés sur la
nécessité de réformer notre ordre politique et où Ton
exprime aussi des doutes sur Texistence du vrai patrio-
tisme dans les plus hautes couches de la société russe
— indifférentes, dit-on, aux intérêts du peuple. L'inser-
tion d'articles analogues amènera infaiUiblement la sus-
pension du journal.
25 Mars.
En considération du prochain procès du crime scélé-
rat du !•' mars *, le directeur-général de la presse confor-
mément à Tordre de son Excellence le Ministre de
rintérieur, rappelle de nouveau l'interdiction, sous peine
de suspension, d'insérer dans les journaux des rensei-
gnements non officiels sur les procès politiques.
16 Avril.
Il est reconnu nécessaire d'interdire à la presse la
publication des renseignements sur les incidents et évé-
nements de la vie universitaire, si ces faits ne sont pas
soumis aux tribunaux universitaires, ainsi que toute
appréciation de ces faits.
29 Avril.
Vu le coup d'Etat accompli en Bulgarie, vu aussi la
nécessité de donner un appui au prince Alexandre, il est
reconnu désirable que notre presse parle des événements
actuels de Sophia avec prudence.
1. Le meurtre' de l'Empereur.
542 hk RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
iMai.
II est recoQQU nécessaire, que les rumeurs sur les
maladies du Miaistre de rinlérieur, du Ministre de la
guerre et du Miuistre des Finances, ainsi que sur le
programme du comte Loris Mélikov niaient pas d'échos
dans les journaux. Il est défendu également de rien pu-
blier des bruits sur les changements de personnel des
hautes dignités de l'Etat.
9 Mai.
Nouvelle circulaire qui explique que par la circulaire
'du 29 avril, il n*est nullement défendu de parier avec
sympathie du coup d'Etat de Bulgarie.
18 Mai.
Se garder de publier des renseignements quelconques
sur la séance d'aujourd'hui du Douma (conseil munici-
pal), où a été disculée la queslion de proposer au comte
Loris Mélikov le titre de citoyen d'honneur de Saint-
Pétersbourg ; la reproduction des débats est également
interdite.
28 Mai.
Se garder de publier des renseignements quelconques,
sur les arrêtés ou adresses des doumas et des zemslvos,
ou de reproduire leur compte-rendu, sans l'autorisation
des autorités indiquées par la loi.
31 Mai.
La presse périodique commence à publier des cor-
APPENDICE C 543
respondances mensongères ou tendentielles sur les
incidents survenus dans les écoles laïques ou ecclésias-
tiques. La Morale ne permet pas de transformer Técole
en une arène de lutte pour les partis ou de polémique
pour les journaux. L'école ne doit pas servir d'arène pour
le divertissement du public au moyen de récits amusants
sur l'irritation des professeurs et des écoliers. Pour punir*
les publications de ce genre on peut appliquer le § 56 du
supplément au § 4 du Code de cenure ^
31 Mai.
Il est indiscutable, et plus encore durant les circons-
tances difBciles et malheureuses du moment, qu'on ne
peut pas permettre la publication systématique d'opi-
nions tranchantes, de renseignements privés de fon-
dement, de bruits faux, qui ont pour principal but
d*exciter le mécontentement contre les mesures du gou-
vernement. En conséquence, Son Excellence le ministre
de l'Intérieur trouve nécessaire de faire connaître que dès
à présent on ne souffrira pluâ l'excitation des passions
par voie de presse ou la diffusion des renseignements
qui sont capables de compromettre la tranquillité pu-,
biique.
13 Juin,
Ne parler qu'avec une extrême prudence des travaux
des commissions chargées de la question de la dimi-
nution des impôts de rachat.
1. Les incidents, dont il s'agit, sont les suicides des écoliers
par suite de Finjustice des chefs des écoles; parfois les venpfeances
des écoliers maltraitant leurs professeurs et même, en deux ou
trois cas, préparant contre eux l'explosion de mines de poudre.
544 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCULB
12 Juin.
La publication de bruits et de renseignements à sensa-
tion sur les rapports des paysans avec les propriétaires,
ainsi que celle d'articles, comme ceux qu*on a consacrés
au procès de Lioutoritchi ^ — amèneront rapplioation
du § 55 du sup. au § 4 du Gode de censure.
i6 Juillet.
Il est interdit de publier d'avance Tindication des lieux
ou institutions que S. M. TËmpereur et les membres de
la famille impériale se proposent de visiter ".
17 Août.
Se garder d'aucune allusion défavorable à l'activité
du ci-devant préfet de Saint-Pétersbourg, général Ba-
ranov.
19 Septembre.
Il est reconnu indispensable d'interdire la publication
' de mesures quelconques du gouvernement au si^jet des
recherches sur les rapports économiques des Juifs et
des populations de certaines provinces.
4 Octobre.
Dans les journaux étrangers, il,a paru la nouvelle que
M. le comte P. A. Valouiev est appelé à Tinstruction
1. Affaire des paysans du village Làoatoritchi, tableau révoltant
des abus des propriétaires nobles et de leurs intendants»
2. Bappel de l'interdiction faite en 1880.
APPENDICE G 546
pour Taffaire de rapine des terres d*Orenbourg. La di-
reclioQ générale de la presse recommande de ne pas
reproduire ou citer cette nouvelle ^
iO Octobre.
Son Excellence le ministre croit nécessaire de laisser à
la presse laliberté de parole indispensable pour la discus-
sion approfondie de la question des migrations,mais il sera
très regrettable que les procédés déplacés de certains or-
ganes de la presse le forcent à limiter cette liberté.
Tous les comptes rendus et toutes les communications,
touchant la question des migrations, doivent être pré-
sentés à Son Excellence pour être révisés.
•
13 Novembre.
Ne rien publier sur la tentative contre la vie du gé-
néral Tcherevine «.
3 Décembre.
Dans quelques journaux, on laisse passer les erreurs
typographiques les plus grossières, dans les titres de Sa
Mfijesté^ ce qui donne lieu à des bruits divers dans le
public sur la signification de ces erreurs. La Direction
générale recommande de veiller avec une attention
particulière à la précision du nom et du titre impérial '.
i. La rapine des terres à Orenboarg est fomeuse ; les fonc-
tionnaires du pays, d'accord avec plusieurs dignitaires de PEtat,
ont déyalisé la population bachkire aussi bien que TEtat.
2. C'était le chef des gendarmes.
3. Dans quelques journaux, on avait publié un appel aux sous-
cripteurs pour le monument d'Alexandre ni (au lieu d'Alexan-
dre n). Un rédacteur de la Gazette de police, qui avait commis le
premier cette erreur, fut puni administrativement par une semaine
d'arrestation an%orps de garde.
35
546 LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
28 Janvier 4882.
Vu le prochain changement des statuts des écoles réa-
ies, il est interdit de publier les discussions et les avis
des trai^aux prochains.
4 Févriet*.
Ne publier aucuns renseignements sur les affaires de
famille du conseiller privé M. Markousse ^
17 Mars,
D est complètement interdit d'insérer des correspon-
dances relatant les rumeurs des paysans sur les partages
de terre, sur le partage noir, etc., ainsi que des articles
qui parlent de la nécessité ou de la justice de changer
la situation agraire des paysans.
21 Mars.
Il est interdit dlnsérer des renseignements non offi-
ciels sur le procès des assassins du général Strielnikov.
20 Avril.
Ne rien insérer sur la question des Juifs.
30 Mai.
Se garder de tous raisonnements sur le Zemsky So-
bor.
1. M. Markous s'était suicidé, n'ayant pas la force de sup-
porter le traitement grossier d'un des princes impériaux et n'ayant
pas le moyen de satisfaction.
APPBNDIGBS G 547
26 Juin.
Plusieurs organes de la presse discutent sous une
forme subversive et violente Taflaire du prince Ghtcher-
batov avec ses paysans. Vu que des articles pareils ont
une influence nuisible sur les rapports des paysans et
des propriétaires, il est interdit de toucher à cette
affaire.
19 Août.
Au siyet de Taccident sur le chemin de fer de Koursk,
il a paru des articles, qui accusent sans raison des em-
ployés du ministère des voies de communication. Dès
aujourd'hui, la publication d'articles aussi subversifs peut
provoquer Tapplication des plus sévères représailles ad-
ministratives.
29 Octobre.
Il est interdit d*insérer des réflexions quelconques au
styet du collégien Fougalevitch, exclu du collège *.
1" Novembre.
Ne rien insérer sur les désordres à. TUniversité de
Kazan.
25 Novembre.
Ne rien insérer sur les malentendus entre MM. Nei-
gard et Kvatz.
1. Je n'ai pa recueilUr aucun renseignement sur cette affaire
ni sur celle qui motiva la circulaire du 25 Novembre.
548 LA RUSSIR POLITIQUE BT SOCIALE
24 Novembre.
Ne rien insérer sur la société secrète, (jpii aurait pour
but d*agir contre les terroristes
16 Décembre.
Ne pas publier le compte rendu du tribunal de Kazan
et n'insérer aucun renseignement sur Taffaire de Tex-
étudiant Senrionov, condamné à l'emprisonnement pour
avoir offensé le titulaire de l'Université.
Au cours de l'impression de cet ouvrage je reçois de
nouveaux documents à ajouter à ceux que je viens de
citer. C'est le résumé d*une circulaire du département
desAifaires générales (notre Ministère de l'Intérieur) en
date du 18 septembre 1885, n® 3188. Cette circulaire in-
terdit absolument toute discussion et loute publication
de renseignements au sujet de l'anniversaire prochain
(le 25*) de l'Emancipation des paysans.
D
PULIGATIONS ET OUVRAGES RUSSES GITES
Novoîé Vremia (journal).
Viestnik Narodncî Voli (revue).
Sievemyi Viestnik (revue).
Volnoié Slovo (journal).
Bousskya Viedomosti ^oarnal).
Penienskya Eparchialnya Viedo-
mosti (journal). ^
Golos (joura.il).
Narodnaia Volia (journal).
Zemlia i volia (;ouraal).
Grajdanine (journal).
Zemskyi Obzat' (journal).
iQlvriditcheskyi Viestnik (revue).
PoUamaia Zviezda (rec jeil).
Moskovskya Viedomosti (jourajil).
Rousskaia Mysl (retrae).
Otetchestvennya Zapiski (revue).
Nabote (journal).
Obchtchina (journal).
Le Nouveau Temps*
Le Messager de la Volonté du
Peuple.
Le Messager du Nord.
La Parole libre.
La Gazette russe.
La Gazette diocésaine de Penza.
La Voix.
La Volonté du peuple.
Terre et Liberté.
Le Citoyen.
La Revue des zemstvos.
Le Messager juridique.
L'Etoile polaire.
La Gazette de Moscou.
Le Pensée russe.
Les Annales de la patrie.
Le Tocsin.
La Commune.
532
LA RUSSIE POLITIQUE ET SOCIALE
PiESKOY. Fabritehnyi byt Vladir
mirskoî goubemii.
f ÂNJOUL. Fabritehnyi byt Moskovs-
koi goubêmiù
SoucHTCHiNSKY. Jenchtchùia-vratch
V Rossii.
LàDBiNTZEV. Tiourma i ssylka.
Baehi-bouzouki Pelerbourga (bro-
chure).
Oubiistvo chefa jandarmov ghene-
rai adioutanta Mezentzeva (bro-
chare).
Malchinsky. Obzor sotzialno-revo-
Houstsonnago dvijenia v Rossii
(édition secrète de la IJI^ divi-
sion de la chancellerie Impériale
Kakndar Naradnoi Voli.
Iakouchkinb. Obytchnoé pravo.
Sbomik materidlov dlia Istorii
Tvershogo Zemstva,
Sbomik Khersotiskago zemstva,
Mnienia Zemskikh sobranU o so-
vremennom polojenH Bo^su (bro.
chure).
Tchemyi perediel reform Alehean-
dra II (brochure).
Obloy. Formy krestianskago zem-
levladenia (partie I du volume IV
de statistique de Zemslvo de
Moscou).
Bluhsnfeld. 0 formach zenikvla'
iienia v drevnei Rossii,
PiESKOv. La vie de fabrique
dans le goutemement de Vla-
dimir.
Iamjoul. La vie de fabrique
dans le gouvernement de
Moscou.
SoccHTceiNSKY. La femme mé-
decin en Russie.
IadbIxNTzev. La prison et la
déportation.
Les bachi-bouzouhs de Soir*
Pétersbourg.
L'assassinat du chef des gen--
darmes^ général adjoint Me-
zcrUzev.
Malchinsky. Révision du mou-
vement socialiste rêve ^ition-
noire en Russie.
Almanack de la VoUmié du
Peuple.
lAKOucHKiNE.Le droU coutumier.
Recueil pour Vhistoire du zems-
tvodeTver»
Recueil du zemsivodeKkerson.
Les opinions des assemblées de
zemstvo sur la situati)m oe-
tueUe de la Russie.
Le fiasco des réformes d^Hexan-
dreU.
Orlov. Les formes de la tenure
du sol par le paysan.
Blumenfeld. Les formes de la
tenure du sol dans Vancienns
Russie.
APPENDICES
533
Ibfihbnko. Jzsliedovanianarodnoi
jizni.
Ghtchebbina. Otcherki iùujnorous-
ikich artieUi.
LouTCHTTZKT. Sbomik materialov
dUa istùrii obchtchiny i obchtc-
hestvennyck setnel v lievohere-
jrm OuJsraînié XVIII vieka.
Klaus. Nachi KoUmiL
Istoritcheskia Sviedenia o tzenzoti-
rie V Bosstti. Pablicatiou de Mi-
nistère de l'Instruction publi-
que 1862.
Varpolomei Kotchniev. Profit? te-
tchenia.
Dbagovanot. Ifovi oukrainskipimi
pro gromadski spram.
Iz za riecketki.
KflvosTovA Zapiski,
Iefimenko. Recherches sur la
vie du peuple.
Cbtcherbina. Esquisses des ar-
tels de la Russie méridionale.
LouTCHiTZKY. Recueil de maté-
riaux pour l'histoire de la
commune et des terres commu-
nales dans rukraine de la
rioe gauche au xix« siècle.
KiADs. Nos colonies.
Renseignements historiques sur
le censure en Russie.
Varfolohei Kotchniev. Con-
tre le couranty dialogue de
deux amis.
Draqomanov. Uesprit des chan-
sons politiques de VlJkroxne
moderne (en langue ukrai-
nienne).
D'au delà les barreaux.
Souvenirs de madame Khvos*
tooa.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER
l'ëMPIRB russe et la RUSSIE
£. — La Hassie, terme de (géographie politique et la Hnssie nation.
Faiblesse et fragilité des grands Empires. — La vitalité de
la Russie. — Son mode de développement historique. — Il est
surtout le fait du peuple 3
II. — Population de la Russie. — Population de race russe, popu-
lations de races étrangères. — Peu d'importance de ces der-
nières. — Répartition de ces populations 9
III. — La Finlande. — L'union sur le pied d*égalité. — - Ses consé-
quences. — Vieilles libertés Anlandaiees. — Le Modus vivendi.
— Importance stratégique de la Finlande pour la Russie. —
Motifs d'inquiétudes pour les Finlandais 13
IV. — Provinces de la Baltique. — Importance de leurs ports pour
la Russie. — Bace lithuanienne. — Conquérants allemand.s.
— Question agraire. — Indifférence maladroite de notre gou-
vernement 20
V. — La Pologne. — Population polonaise et russe — Question
de l'Ukraine et de la Russie Blanche. — Historique. — les
idées de Milioutine : sa réforme agraire. ~ Liens de la Pologne
et de la Russie actuelle. — Politique néfaste de notre gouver-
nement 26
VI. — La Bessarabie. — La Grimée. — Le Caucase et la Géorgie.
— L'Arménie. — Politique économique et policière de notre
gouvernement de nature à faire perdre à la Russie le bénéfice
de ses bons services 41
TABLE DES MATIERES
LIVRE PREMIER
l'empire russe et la RUSSIE
£. — La Russie, terme de géographie politique et la Russie nation.
Faiblesse et fragilité des grands Empires. — La yitalité de
la Russie. — Son mode de développement historique. — Il est
surtout le fait du peuple 3
II. — Population de la Russie.— Population de raeo russe, popu-
lations de races étrangères. — Peu d'importance de ces der-
nières. ~ Répartition de ces populations 9
m. — La Finlande. — L'union sur le pied d'égalité. — Ses consé-
quences. — Vieilles libertés finlandaises. — Le Modus vivendi.
— Importance stratégique de la Finlande pour la Russie. —
Motifs d'inquiétudes pour les Finlandais 13
IV. — Provinces de la Baltique. — Importance de leurs ports pour
la Russie. — Race lithuanienne. — Conquérants allemands.
— Question agraire. — Indifférence maladroite de notre gou-
vernement 20
V. — La Pologne. — Population polonaise et russe — Question
de l'Ukraine et de la Russie Blanche. — Historique. — les
idées de Milioutine : sa réforme agraire. ~ Liens de la Pologne
et de la Russie actuelle. — Politique néfaste de notre gouver-
nement 26
VI. — La Bessarabie. — La Grimée. — Le Caucase et la Géorgie.
— L'Arménie. — Politique économique et policière de notre
gouvernement de nature à faire perdre à la Russie le bénéfice
de ses bons services 41
656 TABLE DES MATIÈRES
VII. — Le Tarkestan. — Populations indigènes. — Notre gonver-
nement n'a su que conquérir.— Conflit commercial et, un jour,
militaire, avec l'Angleterre <>51
VIII, — Le nationalisme en Ukraine. — Giiertchenko et les na-
tionalistes contemporains. — Aspirations populaires. — Les
nationalistes ne leur donnent pas satisfaction. — M. Dragoma-
nov et son influence. — Résumé et conclusions du livre. . 55
LIVRE SECOND
Lk RUSSIE RUSSE, LES ALLEMANDS ET LES JUIFS
I. — La Russie physique. •— Influence de son unité climatérique
et agricole sur Tunité du peuple russe. — Influence du stniggie
for life sur cette même unité. — Différences des types proTin-
claux. — Les trois grandes races russes 6i
n. —[Traits caractéristiques de ces trois races, d'après les chansons
et les contes populaires. — Différences dialectales ... 66
III. Les Cosaques. — Rôle historique des Cosaques. — Organisa-
tion de l'armée cosaque. — Politique de notre gouyernement
à regard des Cosaques. — Mécontentements qu*elle a fait naître
parmi eux 78
rV. — Les Allemands et les Juifs. — Prétentions des Allemands
à aToir civilisé la Russie. — Grande influence des Allemands
de la Raltique sur la politique russe. — Colonies allemandes
laborieuses. — Leur rôle dans la Russie méridionale. — Les
Juifs. — Leur importance comme population. — Leur situation
méprisée. — Juifs polonais et caucasiens. — Droit de séjour.
— Juifs dans Tadministation des écoles. — Rôle économique
des Juifs. — Leur pauvreté et leurs pilleries. — La question
sémitique. — Le moyen de la résoudre 86
LIVRE TROISIÈME
LES CLASSES SOCIALES EN RUSSIE : LE PEUPLE
' Les ioyasions tartares ont coupé court au développement des
germes d'aristocratie foncière et de la classe commerciale. —
TABLB DRS MATIÊRRS 557.
Le village ancien en Hnssie. •— Le mir primitif — Importance
prépondérante de la classe populaire. — Son action indirecte
sar le pouvoir. —A ses yeux, le servage ne fut qu'une institution
passagère. — Il la rattacha davantage au mir, seul asile de la
liberté 99
II. — Ce qu'est le mir, — Village russe ; Vizba, la dvor, — L*05-
991^^. — Organisation du travail. — Administration du mir.
— Les Assemblées. — Les droits des femmes. — Le contrôle
administratif. — Partage des terres. — Travail en <y)mmun. —
Pourquoi les partages avaient cessé? — Leur reprise.* . 107
in. — Origine historique du mir, — M. Leroy-Beaulieu et réco!e
de M. Tchichérine. — Pas de connexité entre le mir et le
servage. — Mouvements respectifs de la propriété individuelle
et de la propriété en commun. — Le régime tchetvertnoî. —
Transition au régime du mir. — Obstacles de la législation
d'Alexandre II. — Progrès du mir. — Esprit de solidarité du
peuple russe. — Associations ouvrières 122
IV- — Le mir contraste avec le système politique du pays. —
Naïveté des idées populaires. — Elles confondent les effets des
phénomènes physiques et ceux des phénomènes politiques. —
Exemples tirés des observations des voyageurs et des tradi-
tions populaires. — La croyance aux sorciers. — La légende de
l'Emancipation. — Mépris de la dignité humaine. — La grande
famille ancienne 132
V. — Le penple prend part au mouvement moral. — Le schisme.
— Ses causes et ses effets. — Les sectaires. — Leur r61e dans
la Hnssie actuelle. ^L'action del'Europe. ~ La classe instruite
se rapproche du peuple. — Ministère Tolstoï : Les écoles en
Russie. — Les othhojie promyiiy. — Leur importance dans la
vie du peuple russe. — Disparition de la famille ancienne. —
Partages funiliauz 146
LIVRE QUATRIÈME
LB8 CLASSES SOCIALES, LE CLBBGÉy LA NOBLESSE ET LA BOURQBOISXE
L T a-t-il en Russie d'autre force organique que le peuple et le tzar?
— L'autocratie moscovite et son rôle historique. — EUe dégé-
nère en tjrrannie. — Les tzars s'efforcent de concentrer autour
d'eux les hantes classes domesticisées 461
558 TABLE DES MATIÈRES
Hé Le clergé russe. <- Organisation de notre église. — Rôle policier
de notre clergé. — Clergé noir et clergé blanc. — Tyrannie dn
clergé noir. — Absence d'influence morale. — Perséculiona con-
tre le Raskol. — Le clergé de Tolstoï. — Le Nihilisme enlève
la fleur de la jeunesse ecclésiastique. — Le clergé actuel et la
politique impériale • • • 170
m. Ancienne aristocratie princiëre. —Notre noblesse rnaae. — Son
recrutement dans la plèbe. -^ Le tchtn. — Impuissance géné-
rale de notre noblesse. — Les privilèges anciens et le servage. —
Les horreurs du servage. — Révoltes des ser&. — Rôle civi-
lisateur de la noblesse. — Elle introduit chez nous les idées
de rOccident. — > La noblesse et Tukase d'émancipation. —
Gomment elle devait se foire et comment elle se fit. — Noblesse
Ubérale 179
IV. La bourgeoisie : Rourgeoisie des villes. — Notre capitalisme. —
Pas de tiers état en Russie. — h'aceumulation primitive. — Les
fraudes, les vols, sources des fortunes.— Les faiseurs d'affaires.
— La bourgeoisie villageoise : Koulaks et Mirofeds. . . 201
LIVRE CINQUIÈME
LA RUSSIE éCONOUIQUE ET IMDUSTRIELLI
I. Hichesses naturelles de la Russie. — Sa pauvreté au point de vue
des produits effectifs. — Total de la production annuelle. —
Revenu par habitant. — Charges de l'Stat. —Expansion rapide
de la population disproportionnée à l'accroissement du revenu
national. — L'agriculture et Tindustrie russe, leur situation
arriérée 2i1
n. La guerre de Crimée révéla à la Russie son infériorité écono-
mique. —Emancipation des serf s.— Politique gouvernementale
contraire à la logique. — L'agriculture est là principale force
économique de la Russie. — La grande propriété foncière. —
La possession paysanne.— Mesures contraires à l'extension de
cette dernière. — Spéculation du rachat. — La crise agraire.
— L'exportation est stationnaire 22S
III. Industrie. — Efforts gouvernementaux pour favoriser le gros
capital. — La spéculation. — Sociétés par actions. — Chemins
de fer. — Tarifs protectionnistes. — Questions de la Transeau*
TABLE DES MATIÈRES 559
casie et des frontières. — LesAllemands en Pologne. — Remôde
merveilleux proposé par M. Eatkov. — Bilan commerciaL 233
rV. Finances de l'État. — Leur situation. — La dette de TÊtat. —
Le déficit et la crise monétaire. — Dépréciation du rouble. 244
V. Caractère démocratique de la propriété foncière. — Transmi-
enration des paysans, — Politique du gouTemement. — Les
industries locales. — Initiative des paysans. — Grise que sou-
lèvent ces industries 248
VI. Situation matérielle du peuple russe. — Budget de la famille
aisée et de la famille indigente. — ; Salaires des ouvriers. —
Budget des paysans moscovites. — Nourriture. — Le pain de
famine, — Accroissement de la population. — Naissances et
mortalité 251
LIVRE SIXIÈME
LE MOUVEMENT DES ESPRITS
I. Vintelliguentia, — Sa naissance. — Son développement. — Le
gouvernement en persécute les maîtres. -^ Vintelliguentia
lutte au nom du peuple. — Sa conscience de sa force. — Son
idéalisme. — Théoriquement Vintelliguentia et les révolution-
naires ne font qu'un 265
II. La question des femmes. — Pourquoi elle se posa? — Idées
des hommes; idées des femmes. — Erreurs d'application. —
L'application sérieuse. — La femme de Vintelliguentia. — La
famille de Vintelliguentia 294
III. L'Université.— Son r61e est secondaire.— Idée gouvernementale
de l'Université. — Besoin général d'instruction. — Etudiants
et professeurs. —Troubles uni versitaireg. -r Leur cause. — Leur
inutiUté • 315
lY. La littérature. ~ Rôle social de notre littérature. — La littérature
est un moyen d'exprimer les idées que ne peut exprimer la
presse. —L'art, objet de luxe. — Protection delà littérature par
mode. — Le roman social. — La presse naît. — Littérature
à tendance. — Mal qu'elle causa aux écrivains artistes. — La
censure. — La presse hors kt loi. — La littérature est absorbée
par la satire. — Ghtchédrine. — Poètes et conteurs. — Ouspen-
sky et Gltrchine . • • '• 334
560 TABLR DBS MATIÈRES
LIVRE SEPTIÈME
hk nUSSiE POLITIQUB
I. L'administration russe. — Administration médicale. — L'armée.
— Le procès Skariatine : ses révélations. *- L'administration
locale. — Ses abus 375
II. Les partis politiques : Réactioanaires ; — libéraux ; — révoln-
tionnaires. — Les fautes des libéraux et des révolutionnaires.
— Réaction. — L'état-major révolutionnaire. — La jeunesse va
dans le peuple. — Procès et persécutions. — Mouvement ter-
roriste. — Conspirations. — Propagande dans Tarmée. • 403
in. Le pointage noir. ~ La question agraire. — Les. désordres anti-
sémitiques. — Les crimes agraires 449
IV. La politique libérale. — Leszemstvos. — Avènement du parti ,
libellai en 1880. — Loris Melikov. — Lutte des partis libéral
et réactionnaire. — Attentat du 1/13 Mars. — Avènement
d'Alexandre III. — Sa politique. ~ Associations secrètes. —
Ministère du comte Ighnatiev..~X«« hammescom pétenit. — La
police. — Ministère du comte Tolstoï. — Influence piépondé*
rante de M. Katkov ...... ^ ....... 418
PIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
iMriiiiiM!K oi^tiuu Di «aATaLmc-voK-Mum. — a. rMuz.