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Les Sociétés d'Amour
au XYJJV Siècle
// a été tiré :
20 exemplaires sur Japon impérial
numérotés de 1 à 20
avec une double suite coloriée à la main
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.
S'adresser pour traiter à la librairie H. DARAGOX
PARTIE GALANTE
(Lanci^etI
BIBLIOTHEQUE DU VIEUX PARIS
Jean HERVEZ p ;t £9ôUJ
C3P
Les Sociétés
d'Amour
au XVIIIe Siècle
LES SOCIÉTÉS OU LON CAUSE D'AMOUR
ACADÉMIES GALANTES. — LE CODE DE CYTHÈRE
LES SOCIÉTÉS OU LON FAIT LAMOUR
LE CULTE D' APHRODITE ET DE LESBOS
LES ((ARRACHEURS DEPALISSADES»
BREVETS DAMOUR
D'après les Mémoires.— Chroniques et Chansons.
Libelles et Pamphlets. — 'Pièces inédites.
'Manuscrits
Ouvrage orné de huit planches hors-texte
PARIS (IXe)
H. DARAGON, LIBRAIRE-ÉDITEUR
30, RUE DUPERRÉ, 3o
M D CCCC VI
^\J<B!8C/o
H-5
LES
iéïés Binons h nr siècle
Les Sociétés où l'on cause d'amour. — Salons galants;
appareilleuses mondaines. — Les petits soupers et
les nuits. — Salons d'amour et de jeu. — Scènes
galantes.
Mme de Fontaine-Martel n'est morte que quand
elle ne put plus être utile aux hommes. Le jour de
sa mort, après avoir demandé quelle heure il
était, elle dit : « Dieu soit béni ! quelque heure
qu'il soit, il y a un rendez-vous *. »
Quelque cinquante ans plus tard, en 1780, le
curé de Saint-Sulpice se rendait auprès de la
comtesse du Deffant pour l'assister dans ses der-
niers moments. La vieille philosophe, devinant
l'objet de sa visite, se hâtait de lui crier : « Mon-
sieur le curé, je m'accuse d'avoir contrevenu aux
1 Pierre M anu»l, La Police de Paris dévoilée, t. II, p. 125.
1
— 2 —
dix commandements de Dieu, et d'avoir commis
les sept péchés mortels1. »
Toute la morale du siècle est en ces deux bou-
tades suprêmes. La femme a perdu tout équilibre :
elle joue avec la volupté. Non point qu'elle soit
absolument, inconsciemment, l'esclave amou-
reuse de l'homme, son jouet de débauche; elle le
domine, au contraire, le gouverne et le dirige la
plupart du temps. Mais elle aime l'amour de tout
son esprit endiablé, de tout son cœur léger, de toute
sa chair enfiévrée. Comme MIle Baligny-Fontaine,
la maîtresse du président de Gourgues, grandes
dames et grisettes pourraient faire inscrire au ciel
de leur lit (qu'elles aiment tout en glaces) cette
devise évangéliquement erotique : Fais le bien 2.
Lorsqu'elles ne font plus, ne peuvent plus faire
l'amour pour leur compte, elles ouvrent des cours
ou parlotes d'amour, de véritables académies ga-
lantes ; elles élèvent des tréteaux galants ; elles
n'hésitent même pas à faire l'assortiment et le
rassortiment des amoureux pour le bon ou le
mauvais motif : l'atmosphère d'amour leur est
indispensable.
Que si dans ce milieu dépravé tombait une
« petite oie blanche », elle était façonnée à plaisir,
1 Correspondance secrète, 1er octobre 1780.
~2 Pierre Manuel, La police de Paris dévoilée, t. II, p. 143.
— 3 —
savamment instruite dans l'art de tromper son mari .
Avec quelle doucereuse habileté, une victime elle-
même nous l'a joliment conté. Mlled'Ette, maîtresse
du chevalier de Valory, se présente à Mme d'Epinay
timidement, pour lui inspirer confiance et sym-
pathie. Puis en un jour de tristesse elle commence
la cure. — C'est l'ennui du cœur que je soupçonne
en vous, dit-elle, et non celui de l'esprit. Oui,
votre cœur est isolé ; il ne tient plus à rien ; vous
n'aimez plus votre mari, et vous ne sauriez
l'aimer. Votre haine n'est autre chose que l'amour
humilié et révolté : vous ne guérirez de cette
funeste maladie qu'en aimant quelque autre objet
plus digne de vous... Ne protestez pas, vous en
aimerez d'autres, et vous ferez bien ; trouvez-en
seulement d'assez aimables pour vous plaire...
Vous avez la simplicité de croire que pas un
homme autre que votre mari ne paraît mériter
d'être distingué ; mais vous n'avez jamais connu
que de vieux radoteurs ou des fats... Ce qu'il vous
faut, c'est un homme de trente ans, raisonnable,
un homme en état de vous conseiller, de vous
conduire, et qui prenne assez de tendresse pour
vous pour n'être occupé qu'à vous rendre heu-
reuse... Eh quoi, vous voudriez que cet homme,
s'il existe, se sacrifie pour vous et se contente
d'être votre ami. Mais je prétends bien qu'il sera
votre amant... Ne vous scandalisez pas. Je ne
vous propose pas d'afficher un amant, ni de l'avoir
toujours à votre suite ; il faut au contraire qu'il
soit l'homme du monde qui paraisse le moins en
public avec vous. Je ne veux point de rendez-
vous, point de confidences, point de lettres, point
de billets ; en un mot rien de toutes ces fadaises
qui ne causent qu'une légère satisfaction, et qui
exposent à mille chagrins... Ne vous préoccupez
pas outre mesure de ce qu'on pourra dire dans le
monde. Ce n'est que l'inconstance d'une femme
dans ses goûts, ou un mauvais choix, ou, comme
je vous l'ai déjà dit, l'affiche qu'elle en fait qui
peut flétrir sa réputation ; l'essentiel est dans le
choix ; on en parlera pendant huit jours, peut-être
n'en parlera-t-on point, et puis l'on ne pensera
plus à vous, si ce n'est pour vous applaudir...
Ainsi moi-même j'ai étouffé tous mes scrupules
en faveur de M. de Valory. Quatre fois la semaine
il passe sa journée chez moi ; le reste du temps
nous nous contentons réciproquement d'apprendre
de nos nouvelles, à moins que le hasard ne nous
fasse rencontrer. Nous vivons heureux, contents ;
peut-être ne le serions-nous pas tant si nous étions
mariés... Je vous promets qu'avant peu vous
trouverez ma morale toute simple, et vous êtes
faite pour la goûter...
Comme par un hasard providentiel, dont
MUe d'Ette devait avoir le secret, M. de Francueil
ne tardait pas à se trouver là pour faire sa cour...
— Et quelques mois plus tard, Mme d'Epinay était
contrainte d'avouer à son excellent professeur de
morale qu'elle avait cédé à l'amour de Fran-
cueil *.
Cette femme du dix-huitième siècle, que Walpole
appelle « une débauchée d'esprit », elle essaie de
tout pour se réveiller, pour se donner une se-
cousse, pour se sentir perpétuellement vivre. Sa
grâce impondérable, son esprit pétillant, sou
ivresse tourbillonnante, tout son génie de dissipa-
tion a été caractérisé d'un mot heureux par un
satiriste contemporain : lepapillotage.
« Le papillotage donne cette sémillante légè-
reté si propre à faire briller les esprits et à orner
la société, qui répand ces gentillesses dont notre
siècle tire avec raison son mérite et sa gloire, qui
chamarre les hommes de grâces et les femmes
d'agréments, et qui ne connaît d'étude que celle
des modes et des plaisirs.
« C'est le raffinement de l'élégance et de la vo-
lupté, la quintessence de l'aimable et du joli,
l'embellissement des fêtes et des amours... Ce
n'est que depuis l'époque du papillotage qu'on
parle, qu'on écrit, qu'on pense, qu'on aime artis-
1 Mémoires et correspondance de Mme d'Epinay, Paris, 1818,
t. I, p. 123 sqq.
- 6 -
tement... qu'on a peine à distinguer l'individu
mâle de l'individu femelle *. »
Sous l'influence du papillotage, les sentiments
varient comme les modes. A Paris, on fait un
ami tous les mois, et tous les huit jours une mai-
tresse.
Les femmes parlent tout le jour sans rien dire,
c'est ce qu'on appelle avoir beaucoup d'esprit.
Elles font des parties de s'évanouir, comme on
fait une partie de réversi. . . C'est une rotation
continuelle, un flux et reflux perpétuel que celui
des modes. La légèreté des esprits se lit sur tous
les meubles et sur tous les ajustements II y a des
hommes et des femmes qui n'ont pas d'autre état
que celui d'imaginer des moyens de raffiner le
goût et la volupté.
« Enfin, dit une voyageuse italienne de passage
à Paris, tout est ici rien, et il n'est question que
de rien ; on se pare avec un rien, on s'occupe d'un
rien, on se fâche pour un rien, on se raccommode
pour un rien, on fait de grandes dépenses quoi-
qu'on n'ait souvent rien, on épouse volontiers une
femme de rien, les beaux esprits réduisent leur
àme et leur religion à rien, et depuis que je suis
francisée, je vous entretiens de rien. »
D'autre part, « tous les jeunes gens prennent un
1 Le Papillotage, ouvrage comique et moral. Rotterdam,
1769, p. 2.
ton décisif et tapageur; et la plupart des femmes
afficheut la coquetterie comme on affiche une
enseigne. On ne parle plus que par équivoques,
l'adultère passe pourboune fortune, et l'on rougit
d'avoir de la pudeur. Les maris ne connaissent
presque pas leurs femmes, et ils font deux ménages
et deux maisons dans un même hôtel. Les valets
de chambre et les laquais deviennent familiers
jusqu'à l'indécence et on les voit jouer les sei-
gneurs. Ils sont les confidents et les trésoriers de
leurs maîtres, et de là sont nés les farauds, les
lurons et autres de cette espèce1. »
La pudeur, nous savons combien la femme du
dix-huitième siècle en fait bon marché : elle
s'amuse, tout au long du siècle, aux charades,
logogriphes, égrillards et grivois qu'on lui pro-
pose en plein salon : - elle écoute quelque Vicomte
de Valmont distiller, avec des gestes polissons,
tous les sous-entendus de l'énigme à la mode.
ENIGME
De ma grandeur, je crois, votre main la mesure,
Et ma grosseur, Iris, la remplit aisément :
Sachez du moins quel est mon sort et ma figure
Si vous n'osez risquer l'attouchement.
1 Le Papillotage : Lettre de la comtesse Calorini à sa sœur,
pp. 120 à 130.
2 Voir La galanterie parisienne au XVIIIe siècle (Daragon
éditeur), chap. VII, p. 165 sqq.
8
Sans le col à mon corps une tète attachée
Quoiqu'aveugle, toujours lui trace le chemin,
Et par Priape au travail condamnée,
Se roidit, force et perce le terrain.
Je chéris ce travail, il a droit de me plaire,
Mais une enflure qu'il produit
Découvre toujours le mystère,
Et mon ouvrage me trahit.
Le mot de lénigme est la taupe. '
Volontiers elle figurerait dans un tableau vivant,
si sa beauté physique était contestée, car elle en a
le culte :
« La marquise de S*" rencontra chez la com-
tesse de Polignac un peintre nommé Moreau, qui
y faisait un portrait. On parla des beautés d'une
femme. On avait ses raisons Les compliments
d'un artiste qui a quelque renommée sont bons à
citer dans l'occasion. Moreau s'avisa de dire que
jamais il n'avait vu gorge plus belle que celle de
la marquise d'Ebbé. Le lendemain la marquise
de S"\ qui jusque-là n'avait pas craint de rivales
pour ce genre de beauté, se rend chez le peintre.
En Aspasie moderne, elle ferme les verrous de son
cabinet : « Monsieur, en avez-vous vu une plus
belle ? » En même temps elle met le bon Moreau
à portée déjuger. Les pièces du procès bien exa-
minées, il eut le courage de persévérer dans son
1 Correspondance secrète, 12 juillet 1777.
— 9 —
assertion. Au moins, reprend Madame de S*** très
piquée, il est d'autres rondeurs, par lesquelles on
l'emporte sur votre d'Ebbé.... Parlez.... l'a-t-elle
plus beau? plus pommé? (C'est le terme d'art).
Ce nouvel examen tourna à la gloire de la belle
Marquise, mais on dit que Moreau n'en put acqué-
rir aucune, telles friandes que fussent les épices
de ce procès. » '
Pas un instant d'ailleurs elle ne perd la cons-
cience de ses actes : elle s'est fait une morale qui
n'est pas celle des petites gens.
La marquise de Palmarèze, l'héroïne si merveil-
leusement « fourragée » de la Petite Maison, pro-
nonce le mot topique, celui qui explique la chute
de la grande dame du dix-huitième siècle dans la
luxure la plus éhontée. Elle conte à sa jeune et
séduisante demoiselle de compagnie Lesbosie, que
c'est par ses soins et grâce à ses leçons que son
gentil page Victor s'est doucement emparé de la
virginité, pas trop rebelle, de la jeune fille à la-
quelle d'ailleurs il apportait loyalement la sienne.
La marquise a voulu assister, sans être vue, à la
scène du... troc de pucelage; elle y a pris un
grand plaisir. « Pour une grande dame, ajouté-
es
t-elle, je ne jouais pas là un fort joli rôle ; mais je
n'ai à rendre compte de ma conduite à personne.
1 Correspondance secrète, 4 juillet 1780.
— 10 —
Tout ce qui peut ajouter à mes plaisirs est digne
de moi et s'ennoblit à mes veux. » '
Si elle daigne accepter les hommages d'un de
ses poursuivants, elle n'en garde pas moins toute
la possession d'elle-même : elle ne se donne pas,
elle se prête pour un instant de volupté ou se vend
pour une situation mondaine.
« La comtesse de Marville disait ce matin à un
conseiller au Parlement : Est-ce que je vous ai
donné des espérances? Il n'avait encore couché
qu'une fois avec elle. » -
Dans cette existence, où la femme court, les
yeux brillants, de plaisirs en fêtes, de dîners en
soupers ou en bals, que de salons peuvent être
considérés comme de véritables sociétés d'amour,
où les appareilleuses ne manquent pas ! Le Gazetier
cuirassé l'exprime d'une façon un peu brutale,
comme il appartient à un libelliste à l'abri der-
rière une cuirasse d'anonymat.
« Les quatre maisons de Paris les plus honnêtes
après celles de M,ues Gourd... et Briss..., sont celles
de Mm,sla princesse d'Anh. ..,1a comtesse d'Auxo....
de Mme de la Forn.. . et de Mmo de Roche.. . ch. . .
trem... tous les étrangers y sont reçus à bras
ouverts : On dit que Mme la comtesse de Nancr...,
1 L'Esprit des mœurs au XVIIIe siècle ou la Petite Maison.
a I, se. 6 (B. X. Enfer 382).
- P. Manuel. La Police de Paris dévoilée, t. 2, p. 172.
- 11 -
Mwe de Buff. .. et les dames Hardwi ajoutent à cet
accueil obligeant des soupers, couchers, très con-
solants pour les malheureux. » l
Au début du siècle deux de ces salons auraient
pu vraisemblablement arborer une enseigne, une
grosse enseigne ; ceux de la marquise d'Alluye et
de Mme Fontaine-Martel.
La marquise d'Alluye, amie intime de la com-
tesse de Soissons et des duchesses de Bouillon et
de Mazarin, passa sa vie dans les intrigues de
galanterie, et quand son âge l'en exclut pour elle-
même, dans celles d'autrui. C'était une femme qui
n'était point méchante, qui n'avait d'intrigues que
de galanterie, mais qui les aimait tant que, jus-
qu'à sa mort, elle était le rendez-vous et la confi-
dence des galanteries de Paris, dont tous les
matins les intéressés lui rendaient compte.
Les matins, la bonne compagnie allait à midi
déjeuner chez elle ; par bonne compagnie, d'Ar-
genson entend les gens gais, les gens qui avaient
des affaires, des amants, des ménages. On y man-
geait beaucoup de boudins, saucisses, pâtés de
godiveau, marrons.
Ainsi la marquise d'Alluye â vécu, grasse et
fraîche, sans nulle infirmité, jusqu'à plus de quatre-
vingts ans, après une vie sans souci, sans con-
1 Le Gazetier cuirassé, 1777, p. 61.
_ 12 —
trainte et uniquement de plaisir. D'estime, elle ne
s'en était jamais mise en peine, sinon d'être sûre
et secrète au dernier point. Avec cela tout le
monde l'aimait. 4
Tout le monde l'aimait, certes, mais on la chan-
sonnait crûment :
Nymphe surannée,
Vos roses, vos lys
Renfoncent
Les plus rudes v...
Alluy, soyez chaste,
Vous avez assez f... u,
Lanturlu, Lanturlu2
La d'Alluye entretenait un pauvre Mérinville,
vieux mousquetaire ; elle lui fournissait de la
soupe et lui payait le fiacre pour arriver, de peur
que ses souliers ne crottassent le sofa, mais il s'en
retournait à pied. 3 Et Maurepas de chansonner :
Mais qui a un vilain pertuis,
C'est la d'Alluye
C'est la d'Alluye
Et cependant pour un écu
La Mérinville
Met son aiguille
Dedans son c... 4
1 Mémoires du duc de Saint-Simon : édition Hachette,
t. XVII, p. 71 Cannée 1720); — Journal et Mémoires du Mar-
quis d'Argenson (1733), t. I, p. 147.
2 Recueil dit de Maurepas : Leyde 1865, t. II, p. 176.
3 Journal et Mémoires du Marquis d'Argenson (1733), t. I,
p. 147.
4 Recueil dit de Maurepas, t. III, p. 194.
— 13 —
Quant à l'appareilleuse, elle avait son compte
en ce couplet leste:
Quand on voit à la comédie
D'Alluy par d'Entragues suivie,
Tout le monde au b...l se croit.
O la plaisante macpuerelle !
Que d'argent elle gagnerait,
Si la p....n était plus belle. •
Mme de Fontaine-Martel était de la Cour du
Palais-Royal ; elle était riche mais avare, quoi-
qu'elle ne laissât pas de dépenser en victuailles.
« Elle a des sorties qu'elle fait quelquefois qui
dégoûtent d'elle, quoiqu'on s'en moque.
Elle se pique de ne pas recevoir chez elle des fem-
mes et desamants qui aient des affaires; mais je crois
qu'on y fait pis ; car les affaires s'y commencent.
La Fontaine-Martel a entretenu un grand nombre
d'hommes avec une économie bien raisonnée; mais
depuis quelques années elle a la conscience de ne
plus prétendre qu'on la serve pleinement, à cause
de son érésipèle, et elle se contente de procurer du
plaisir à son imagination. » 2
Partout ailleurs, il y a plus de réserve, du
moins dans la façade. L'histoire des salons au
dix-huitième siècle a été tant de fois faite que
1 Recueil dit de Maurepas, t. II, p. 124.
2 Journal et Mémoires du Marquis d'Argenson (1733), t. I,
p. 148.
— 14 —
nous ne tenterons même pas de l'analyser. Au
reste, elle ne tient à notre sujet que par certaines
particularités dont nous relaterons les plus curieu-
ses, les plus typiques.
Dans la première moitié du siècle, les soupers
de M"* Chauvelin étaient célèbres pour la liberté
des allures, le sans-gêne des conversations.
«Eu 1733, à un souper chez Mme de Chauvelin,
on observe que les sept péchés mortels étaient ?ept
grâces ou sept bonnes qualités, et qu'il n'y avait
que des théologiens qui pussent damner les
chrétiens qui avaient de tels caractères : aussitôt
on chercha quelle femme avait, plus que les autres
dames invitées, la luxure en partage. On chercha
dans une autre quelle qualité elle avait la plus
proche de l'orgueil; il y avait sept femmes invitées,
et c'est ainsi qu'on les versifia les unes après les
autres.
L'ORGUEIL
.Vm: la Vidame de Montfleury.
L'orgueil vous doit un changement bien doux ;
Jadis il passait pour un vice;
Depuis qu'il a le bonheur d'être à vous,
On le prendrait pour la justice.
— 15 -
L'AVARICE
Afme la Marquise de Surgères.
Quoique votre péché paraisse un peu bizarre,
Si vous vouliez, il deviendrait le mien ;
Iris, si vous étiez mon bien,
Je sens que j'en serais avare.
LA LUXURE
Mme de Monboissier.
Dût-il vous en coûter quelque peu d'innocence,
Un si joli péché doit peu vous alarmer ;
Vous savez trop le faire aimer
Pour ne lui pas devoir de la reconnaisance.
L'ENVIE
Mme la Duchesse d'Aiguillon.
Peut-être je suis indulgent,
Mais à votre péché, Thémire, je fais grâce ;
Ne faut-il pas que je vous passe
Ce que j'éprouve en vous voyant?
LA GOURMANDISE
Mme la Marquise de Chauvelin.
En songeant à votre péché,
En vous voyant les traits d'un ange,
En vérité je suis fâché
De n'être pas quelque chose qu'on mange.
— 16 —
LA COLÈRE
Mme de Courteille.
Sans vous défendre la colère,
Je vous y ferai renoncer;
11 ne vous sera plus permis de l'exercer
Que contre ceux à qui vous n'aurez pas su plaire.
LA PARESSE
Mme Pinceau de Lucè.
A ce péché vous semblez vous livrer.
Quand on est si sûre de plaire,
On fait bien de se reposer :
Il ne reste plus rien à faire1.
Chez Mmo de Forcalquier, la Bellissima, que les
contemporains désignaient comme une «honnête
bête obscure et entortillée », se réunissait à table
la société du Cabinet vert, où Gresset puisa les
matériaux de sa comédie du Méchant.
La marquise de Livry étourdissait ses invités
par la vivacité de ses réparties et son mépris du
qu'en dira-t-on. «C'était une bonne originale, si
vive et si naturelle qu'elle oubliait continuellement
tous les usages du monde. Un soir chez elle, elle
eut une dispute avec le marquis d'Hautefeuille,
qui était à l'autre bout de la chambre. Elle s'anima
1 Mémoires du Comte de Maurepas, Paris 1792, t. III,
p. 275-277.
— 17 —
par degrés et à un tel point que, tout à coup, elle
tira de son pied une de ses petites mules et la lui
jeta à la tête l.y>
La duchesse d'Anville ne se passionnait, elle,
que pour la Loterie; elle allait jusqu'aux Petites-
Maisons prier un fou lucide de lui indiquer un
terne -.
Mme la duchesse de Mazarin (d'Aumont en son
nom), et fille du Duc, est une assez belle femme de
la cour, fort renommée par son goût pour le
plaisir et pour les galanteries. Il y a environ
quatorze à quinze ans qu'on lui donnait publique-
ment pour amant, à la cour et à la ville, M. de
Montazet, archevêque de Lyon, dont on prétendit
qu'elle était devenue grosse alors. Depuis, entre
ses divers esclaves, on a compté le sieur Radix de
Sainte-Fcix, ancien trésorier général de la marine,
financier très célèbre par son luxe insolent et par
ses bonnes fortunes qu'il achète très cher. Il est
encore le tenant, et fait aller les affaires de cette
dame qui ne sont pas en bon état. Un plaisant a
profité de l'occasion du mariage projeté de
MUe Mazarin avec le comte d'Agenois, fils du duc
d'Aiguillon, pour faire imprimer et courir le billet
1 Mémoires de madame la Comtesse de Genlis, Paris 1825,
t. I. p. 373.
2 Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République
des Lettres, 25 janvier 1777.
2
— 18 —
suivant : « Monsieur l'Archevêque de Lyon et
monsieur Radix de Saiute-Foix sont venus pour
vous faire part du mariage de mademoiselle
d'Aumont, leur fille et belle-fille, avec monsieur
le duc d'Aiguillon, le fils, fi, fi, fi, fi, etc. ' »
La bonne société se pressait aussi dans les
salons de Mme de Lambert, dont le président
Hénault disait : «Elle se plaît à recevoir les per-
sonnes qui se conviennent, son ton ne changeait
pas pour cela, et elle prêchait la belle galanterie à
des personnes qui allaient un peu au delà.» Voilà
un trait finement indiqué, et qui peut convenir à
beaucoup de salons du dix-huitième siècle2.
Mme d'Amblimont, cousine de Mme de Pompadour,
était appelée familièrement «mon torchon», ce
qui peut donner une idée du ton de son salon :
elle donnait à l'Arsenal des fêtes à l'occasion
desquelles on laissait assez aisément l'étiquette à
la porte. Une anecdote contée par Bachaumont le
prouve suffisamment :
On rit beaucoup à la cour d'une plaisanterie que
s'est permise M. le duc de Choiseul envers
M. l'Evêque d'Orléans, à un spectacle particulier
que donnait chez elle Mme la comtesse d'Amble-
mont. Outre ce ministre et autres seigneurs de la
1 Mémoires secrets, 6 mars 1773.
a Journal et Mémoires du marquis d'Argenson (note)
t. I. p. 148.
— 19 —
plus grande distinction, il y avait plusieurs
prélats. Avant la comédie, M. le duc de Choiseul
avait prévenu quelques actrices. Deux s'étaient
pourvues d'habits d'abbés ; elles se présentèrent
dans cet accoutrement à M. de Jarente. Ce prélat
n'aime pas en général à rencontrer de ces espèces
sur son chemin, parce qu'il se doute bien que ce
sont autant d'imporlunités à essuyer. Ceux-ci
pourtant, par leur figure intéressante, attirèrent
son attention : ils lui adressèrent leur petit compli-
ment, se donnèrent pour de jeunes candidats qui
voulaient se consacrer au service des autels, se
prévalurent de la protection et même de la parenté
de M. le duc de Choiseul, qui n'était pas loin, et
vint appuyer leurs hommages et leurs demandes.
Le cœur de l'évêque d'Orléans s'attendrit, par
sympathie sans doute; il promit des merveilles,
et, par une faveur insigne, ne put se refuser à
donner l'accolade à ces deux aimables ecclésiasti-
ques....
Quelle surprise pour le prélat, lorsque pendant
le spectacle, il entrevit sur le théâtre des figures
qui ressemblaient beaucoup à celles qu'il avait
embrassées! Son embarras s'accrut par une petite
parade, où il fut obligé de se reconnaître. On y pei-
gnait adroitement son aventure . Enfin, des couplets
charmants le mirent absolument au fait. Il se prêta
de la meilleure grâce à la raillerie. Les abbés,
— 20 —
redevenus de jeunes filles très jolies et très aima-
bles, se reproduisirent avec toutes sortes de grâces
et de minauderies ; on lui rendit les baisers qu'il
avait donnés *.
Une femme des plus répandues, et dont les
défauts eux-mêmes avaient des grâces, la princesse
de Bouillon, donnait dans un hôtel du quai
Malaquais des soupers de femmes qui faisaient
bien jaser. Le marquis de Pellepore (Anne Gédéon
La Fitte), satiriste très mordant et très fin, proba-
blement collaborateur de Thévenot de Morande
dans l'Espion anglais et co-auteur du Portefeuille
de madame Gourdan, paraît avoir été amoureux de
la princesse ; mais furieux de voir son amour
dédaigné en faveur du marquis de Castries,
l'amant attitré, il se vengea en faisant de ce dernier
le héros bouffon et licencieux d'aventures qu'il
conte sous le voile le plus transparent 2.
La princesse de Bouillon était de la maison de
Rothenbourg. Sa mère «qu'une petite pointe de
vin n'étourdissait jamais» s'en donnait à cœur-
joie de toutes les manières :
Nul n'a jamais violé celle-ci,
Même à Tarquin elle eût dit grand merci.
Son mari n'avait pas de penchant pour le devoir
1 Mémoires secrets, 22 février 1782.
■ Bulletin du Bibliophile, Paris 1861, p. 230.
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conjugal. Il avait des mignons qui se prêtaient
quand il naissait quelque besoin physique.
Quant aux amants de la princesse de Bouillon,
ce ne serait pas tâche facile que d'en faire rénu-
mération. Du prince de Guéménée au duc de
Chartres, toute une théorie s'allonge : à chacun
d'eux, la princesse demandait un attelage, ou un
diamant, ou elle faisait payer des dettes. ..jusqu'au
jour où le chevalier tenant se fatiguait de la
taxe.
On dit que dans les commencements de son
mariage, la duchesse de Bouillon, Mme Marie-Eve
de Rothenbourg et une suivante affidée de la
Landgrave venaient dans l'appartement des nou-
veaux époux ; puis les deux mères avec leur
adjuvante Pour donner la description exacte,
il faudrait avoir assisté.
La princesse affiche dans le monde le raffine-
ment de la pruderie ; il faut que vous la preniez
pour une vestale. Mais lorsqu'elle est avec sa
société, elle se desserre. Elle donne en effet sou-
vent à souper à trois ou quatre bonnes amies, la
duchesse de Lauzun, la princesse d'Hénin —
« tribade et catin » disent les Noëls — Mme de La
Trémouille, la marquise de la Jamaïque. Il survient
bientôt des amis ; des propos charmants égayent
le repas, et à l'envi les propos se réalisent.
Le chevalier de Coigny est leur chevalier ser-
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vant, quelque chose comme un procurateur : il
est continuellement à l'affût de quelque proie
grasse. Mm: de Bouillon lui a l'obligation de parti-
ciper à la gloire de nos opérations navales, comme
couchant avec M. de Castries.
Aux petits soupers assiste aussi le chevalier de
Jerdinchem, qu'on appelle le chevalier Jarnidié,
l'étalon en titre de M :fe de Bouillon, grand para-
site, servant un peu à la police, un peu à tout. Il
montre à tout venant un billet de la princesse « qui
l'attend dans une demi-heure ». Cette petite femme,
avoue-t-il, est d'une folie qui l'amuse. La prose,
dans sa concision, est heureuse.
Cinq heures du matin. — « Mon roi, je n'en puis
plus. Ce monstre de Castries a été toute la nuit
comme un enragé : mais ton régiment va son
train. Ségur fera tout ce qu'il voudra ; j'ai parlé en
conséquence. Mon Jarnidié, viens vers le midi me
purifier. Nous déjeunerons avec du beurre de
l'enfant Jésus. »
Dans les petits appartements, pour récréer la
princesse et M. de Castries, un moine théatin et la
confidente dansent in naturalibus des bourrées.
L'Excellence baptise cette drôlerie la Danse de
VOurs, parce que père Fortuné, dans cet équipage,
exhibe de toutes parts une surface hérissée. L'Ours
termine la danse en besognant vigoureusement
sur le parquet la confidente ; ou bien au comman-
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dément il court sus à Monseigneur et lui donne
l'accolade.
La Princesse, qui est franche du collier, permet
que l'Excellence folâtre avec le revers de la mé-
daille. M. Jarnidié vient purifier. Car M. de
Castries tient de sa femme des goûts bizarres. Très
ladre, pour empêcher son illustre époux de s'aban-
donner à des dépenses superflues en portant ail-
leurs son hommage, lorsqu'il n'avait pas de dévo-
tion pour la chapelle ordinaire, la marquise le
stylait à visiter l'annexe.
Ce carême, une mésaventure désastreuse a trou-
blé les expéditions de la société. Une chau...ve-
souris s'est déclarée universellement. Esculape a
dû purifier M. Jerdinchem, la Princesse, M. de
Castries, le Mentor (Coigny), Mme d'Hénin. Seul le
moine a été préservé miraculeusement. Jarnidié
allègue que Mme de Bouillon a attiré aux petits
soupers un de nos preneurs de Gibraltar, le prince
de Nassau. Mais le ministre a confessé que durant
les jours gras il n'a pu résister à une excursion
chez la Brisson (la Brissault, célèbre matrone1).
Ce n'est là qu'un pamphlet certes, un pamphlet
d'amant malheureux ; mais que de lumière il jette
sur ces sociétés d'amour en raccourci, comme il
1 Les petits soupers et les nuits de l'hôtel Bouillon. —
Lettre de Milord comte de ***** à Milord **"*. — A Bouillon,
1783.
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éclaire l'âme de ces grandes dames qui voulaient
du nouveau, toujours du nouveau !
Chez la comtesse de Boufflers, V Idole du Temple,
paradoxale, capricieuse, imprévue, on jouait le
jeu des bateaux. Vous supposant prêt à périr avec
les deux personnes que vous aimiez ou deviez
aimer le mieux, sans pouvoir en sauver plus
d'une, on avait l'indiscrétion de vous demander
quel choix vous feriez. On posait un soir la ques-
tion à la comtesse Amélie de Boufflers, belle-fille
de l'Idole ; le bateau contenait sa belle-mère et sa
mère : «Je sauverais ma mère, répondait la jeune
évaporée, et je me noierais avec ma belle-mère J. »
Pour répondre aux soupers d'hommes en faveur
chez Mme de Luxembourg, tous les samedis la
comtesse de Custines donnait des soupers de
femmes, tandis que les maris allaient ce jour-là
coucher à Versailles pour chasser le lendemain
avec le roi. On se rassemble à huit heures et on
cause jusqu'à une heure du matin avec une gaieté
qui jamais ne se démentit. Il y avait là Mme de
Louvois, Mme d'Harville, dont la figure était
aussi agréable que l'esprit et le caractère; la com-
tesse de Vaubecourt, jolie comme un ange, dont
les amusantes saillies ressemblaient à la naïveté,
quoiqu'elle fût rien moins qu'ingénue. Son mari
1 Dutens. — Mémoires d'un voyageur qui se repose, Paris,
1806, t. H, p. 4.
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devait en effet être obligé de demander une lettre
de cachet pour la faire enfermer dans un couvent.
Une des convives les plus amusantes, et dont on
s'amusait le plus, était la comtesse de Crenay :
quoique laide, elle avait la manie de conter qu'aux
soupers de sa mère, Mme de la Tour du Pin, elle
recevait d'innombrables déclarations d'amour. Les
soupeuses de Mme de Custines imaginèrent de
glisser dans son sac une lettre passionnée, très
extravagante et très plaisante qui intrigua très
fort la destinataire1.
Chez elle on jouait des pantomimes, on dansait,
on chantait, on représentait des proverbes. On
choisissait un proverbe quelconque, sur lequel on
bâtissait à l'improviste un canevas qui devait être
rendu par plusieurs personnages. L'assemblée
était invitée à deviner le proverbe imaginé.
Le célèbre David Hume y joua un rôle assez
ridicule. Il avait été placé entre deux jolies femmes,
sur un sofa, chargé de jouer le sultan avec deux
esclaves et d'employer toute son éloquence à s'en
faire aimer. Il se frappait énergiquement le ventre
et les genoux, mais sans rien trouver que des
exclamations burlesques. L'une de ses partenaires
furieuse, se leva en disant que cet homme n'était
bon qu'à manger du veau.
Mrae de Genlis imagina un soir le quadrille des
1 Mémoires de la comtesse de Genlis, t. I, p. 351.
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proverbes. Chaque couple formait un proverbe
dans ia marche deux à deux qui précédait toujours
la danse. Chacun avait choisi son proverbe. Mmc de
Lauzun était chargée de celui-ci : « Bonne renom-
mée vaut mieux que ceinture dorée. » Vêtue avec
la plus extrême simplicité et portant une ceinture
grise tout unie, elle dansait avec M. de Belzunce.
La duchesse de Liancour dansait avec le comte de
Boulainvilliers, costumé en vieillard. Leur pro-
verbe était : « A vieux chat jeune souris. » Mme de
Marigny avait comme partenaire M. de Saint-
Julien, costumé en nègre ; elle lui passait de temps
en temps un mouchoir sur le visage : « A laver la
tête d'un More on perd sa lessive. » Le danseur de
Mme de Genlis était le vicomte de Laval, magnifi-
quement vêtu; elle-même était en paysanne, elle
avait l'air gai et vif. lui triste et ennuyé. Proverbe :
« Contentement passe richesse1. »
Vers la fin du siècle enfin on avait tenté de
bannir jusqu'à l'apparence de létiquette en cer-
tains salons, transformés en cafés. Mms d'Epinay
écrivait :
« Les grands intérêts qui meuvent nos âmes
aujourd'hui sont l'opéra comique et les cafés. Les
calés surtout. Ce que c'est qu'un café? le secret de
rassembler chez soi un très grand nombre de gens
1 Mémoires et correspondance de Mmt d'Epinay, t. III,
p. 357 ; — Mémoires de la comtesse de Genlis, t. I, p. 35i.
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sans dépense, sans cérémonie et sans gêne. Bien
entendu on n'admet que les gens de sa société.
« Dans la salle destinée à cet usage, on dresse
plusieurs petites tables de deux, trois ou quatre
places au plus : sur les unes sont des cartes, des
jetons, des échecs, des damiers, des trictracs, etc. ;
sur les autres, de la bière, du vin, de l'orgeat et de
la limonade. La maîtresse de maison, qui tient le
café, est vêtue à l'anglaise : robe simple, courte,
tablier de mousseline, fichu pointu et petit cha-
peau ; elle a devant elle une table longue en forme
de comptoir, sur laquelle se trouvent des oranges,
des biscuits, des brochures et tous les papiers
publics. Sur la tablette de la cheminée, des
liqueurs. Les valets sont tous en vestes blanches
et en bonnets blancs ; on les appelle garçons
comme dans les cafés publics, on n'en admet
aucun d'étranger. La maîtresse de maison ne se
lève pour personne, chacun se place où il veut et
à la table qui lui plaît. Cette mode me parait très
bien entendue par la grande liberté qu'elle établit
dans la société. Elle prête d'ailleurs à des scènes
agréables et piquantes1.
L'amour sert aussi d'étiquette aux salons de jeu,
véritables tripots du grand monde. Il en est d'offi-
1 Mémoires et correspondance de Mm* d'Epinay, t. III,
p. 355.
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ciels, comme celui que le Régent donnait à
Mme Law la permission d installer chez elle *.
Comme dit le Gazetier, c'est « une ressource in-
faillible à Paris pour une femme à qui il reste un
peu de figure et qui n'est point assez sotte pour
être délicate, de donner à jouer, et d'ouvrir sa
porte à tout le monde ; elle a toujours des amants
frais par ce moyen, elle vit somptueusement, et ne
s'ennuie pas autant qu'une prude. Il y a trente
ans que Mme de Gram... et Mme de Roche... ont
mis cette morale en pratique2.
C'est un privilège que sauvegardent jalousement
les dames bien en cour. « Les filles de spectacles,
M1Ie Beauvoisin, MHe d'Albigny et quelques autres
demoiselles du même ordre, qui donnaient à jouer
chez elles, ont trouvé des rivales plus en crédit
qu'elles qui les ont empêchées d'empiéter sur leurs
privilèges et leur ont fait défendre d'attirer des
dupes à leur préjudice. Elles ont été envoyées à la
Salpétrière où elles se proposent de passer six
mois par ordre du Roi3. »
Les sociétés de jeu, protégées en quelque sorte
par la police, offraient toutes sortes de divertis-
sements à leurs visiteurs, affiliés ou non, qui ve-
1 Pièces inédites, t. II, p. 193 ; — Mémoires secrets, 25 août
1772.
2 Le Gazetier cuirassé, p. 85.
3 Le Gazetier cuirassé, p. 131.
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naient s'y faire détrousser galamment. Parmi les
tenancières et tenanciers on citait : la dame de
Selle, rue Montmartre; la dame de Champevion,
rue Cléry ; la dame de la Sarre, place des Victoi-
res ; la dame de Fontenille; le comte et le marquis
de Genlis, ces détrousseurs de la place Vendôme
et de la rue Bergère ; le comte de Modène, le che-
valier Zeno, ambassadeur de Venise, — un antre
parsemé de pièges qu'on appelait l'enfer. *
Un enfer habilement organisé, il faut en conve-
nir, et digne, par son ingéniosité, d'être comparé
aux séduisantes demeures des Gourdan et des
Brissault, si nous en croyons les gazettes.
Dans une brochure publiée à très petit tirage en
1781, sous le titre : Les Joueurs et M. d'Ussaulx,
l'auteur s'attaque avec une grande violence aux
tripots, et tout particulièrement à ceux qui attirent
les riches étrangers ou les jeunes gens de bonne
famille par l'appât de la luxure.
M. d'Ussaulx suppose qu'il entre dans la cham-
bre d'un gentilhomme auvergnat et d'un gentil-
homme poitevin, qui viennent de se ruiner les
cartes à la main, et qui font des imprécations
contre toutes les coquines à tripots. M. d'Ussaulx,
pour faire diversion à leur fureur, témoigne la
curiosité de connaître les dames qu'ils viennent
1 P. Manuel. La police de Paris dévoilée, t. 2, p. 78.
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de nommer avec tant d'intérêt; et là-dessus les
deux gentislhommes entrent dans le plus grand
détail sur les courtisanes émérites qui volent impu-
nément les étrangers et les enfants de famille. C'est
un tas de turpitudes dont on ne peut se faire une
idée. Des escrocs, des laquais, des espions, des ra-
coleurs, des m même, car il faut lâcher le ter-
me, sont les amants et les soutiens de ces dames.
Des gens en place sont aussi mêlés à tout cela et
protègent ces infamies pour l'intérêt de leurs plai-
sirs. Après la peinture des maîtresses de toutes
ces maisons respectables, vient celle des gens qui
tiennent la banque, et des valets auxquels on
accorde une partie des taxes imposées sur ce vil
brigandage. Parmi ces valets figurent principale-
ment Bouchinet, ancien valet de chambre de M.
de Sartines, et Gombaud qui a rempli le même
emploi auprès de M. Amelot. Les ambassadeurs
ne sont pas plus épargnés que les autres. Voici une
partie de l'agréable tableau que fait de la maison
de l'un d'eux le gentilhomme auvergnat qui s'y
était fait conduire : « J'étais bien loin de penser,
dit-il, que le représentant d'une République répu-
tée sage fût capable d'avoir converti son hôtel en
tripot. Je n'eus pas plutôt salué ce ministre, que
me retirant dans la salle de jeu, une fille, car à son
propos je ne pus la méconnaître, me demanda à
l'oreille : « Monsieur, est-ce que vous connaissez
- 31 —
ce fripon d'ambassadeur ? Je restai confondu, et
m'éloignant de cette créature, je me mis promp-
te ment au jeu. Je perdis cent louis en un moment.
Cette fille officieuse m'observanî et me jugeant
étranger, ou séduite par les rouleaux qu'elle
m'avait vu jeter sur la table et perdre de sang-froid,
me crut aussi en état de perdre d'une autre ma-
nière. Elle me prit par la main, et me conduisant
dans l'embrasure d'une fenêtre, elle me tint ce
propos : « Vous êtes étranger, Monsieur, vous avez
l'air honnête, confiant et généreux. Vous ignorez
sans doute que vous êtes dans un lieu très dange-
reux. Je vous en préviens avec plaisir. Monsieur,
je suis une de ces filles galantes dont Paris four-
mille, et mon état ne m'en laisserait pas désirer
d'autres, sans l'affreux inconvénient où je suis de
me prêter à des manœuvres diaboliques pour rui-
ner ceux qui entrent ici, d'être ensuite obligée au
sortir du jeu de passer le reste de la nuit au lit avec
les valets de chambre, et d'être le matin en butte
aux fantaisies et aux caprices des maîtres. Je suis
chez cet ambassadeur au mois, et nous sommes
ici quatre aux mêmes gages et même emploi, celui
de faire les honneurs de sa table. Nous sommes
toujours placées à côté des nouveaux venus ; nous
devons sans cesse verser à boire, riant et chantant
comme des étourdies, et pendant nos plaisanteries
mettre sans qu'on s'en aperçoive dans la liqueur
— 32 —
ou le vin que nous versons, une poudre dont
l'effet est très excitatif. Au deuxième verre dans
lequel cette poudre a pu être mise, ceux qui en
ont usé éprouvent une effervescence étonnante.
Lorsque la belle humeur des convives est dans un
degré convenable, l'ambassadeur se lève, pendant
que nous passons avec nos nouveaux venus dans
une chambre particulière où nous devons entrete-
nir le feu dont ces messieurs brûlent déjà; la table
de jeu se prépare, les cartes s'arrangent, et l'on se
rassemble. L'ambassadeur prend les cartes, tailie,
passe huit coups, gagne quatre mille louis, feint
un mal de tète, se retire en s'excusant de ne pou-
voir donner de revanche, et laisse les joueurs
s'entr'égorger ensemble. Nous ne devons pas
quitter la table de jeu ; noire emploi est de couper,
nous avons ce qu'on nous donne, et cela serait
souvent considérable pour nous, si le vilain n'exi-
geait pas que nous partageassions avec ses valets
de chambre la moitié de nos gains, pour leur servir
d'appointements. Voilà, xMonsieur l'étranger, ajoute
cette fille, l'instruction que j'ai cru devoir à un
galant homme dont la figure m'a prévenue et que
je serais désespérée de voir ruiné. Ainsi à table
éloignez-vous de mes compagnes, placez-vous à
côté de moi, vous n'aurez rien à craindre. Pour ne
pas me perdre, je vous prie seulement, sur la fin
du repas, d'affecter d'être échauffé et de passer avec
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moi dans la chambre où je vous conduirai, et où
je vous en dirai davantage. » Je remerciai ma con-
servatrice et m'occupai de mettre à profit ses
leçons. Le souper commence, et tout s'y passe
ainsi que j'en avais été prévenu. Au jeu le coup
de passe, le gain, le mal de tête et la retraite de
l'ambassadeur, tout arriva comme on me lavait
annoncé. Son Excellence sortie, je taillai au trente
et quarante avec égalité. La fortune fut pour moi,
je gagnai sept cents louis. Ma surveillante ne ces-
sait de me faire des mines indicatives de quitter
les cartes. Je suivis son conseil, et comme il est
permis d'entretenir ces filles en particulier, je
passai avec elle dans une chambre voisine. Je la
remerciai et lui donnai un rouleau de cinquante
louis. Etonnée de ma générosité, elle m'embrasse,
et me prie de lui conserver son argent pour le lui
envoyer le lendemain chez elle, parce que, me dit-
elle, on me le prendrait sûrement, l'usage des gens
de son Excellence et ses ordres étant, pour ne pas
faire tort à la masse, que nous soyons toutes
fouillées avant de sortir *.
Il serait imprudent d'étendre notre examen jus-
qu'aux théâtres de Paris, sociétés publiques
d'amour : le sujet est trop vaste, et nous l'avons
1 Correspondance secrète, 18 mai 1781.
- 34 —
traité plus longuement par ailleurs *. Nous nous
contenterons, pour justifier leur immatriculation,
de citer quelques lignes explicitement imagées du
Gazetier cuirassé sur le principal de ces établisse-
ments :
— Il y a une Ecole à l'académie royale de musi-
que où les douairières de l'opéra instruisent des
élèves à rougir par règles, à crier sans douleurs,
et à exprimer le sentiment par des cadences ; c'est
par ce moyen, et la pommade astringente de du
Lac, que la mèie de Mlle Grandi (qui se dit sa
tante) a vendu tant de fois l'innocence de sa fille
après y avoir retouché.
— On évalue les ablutions nécessaires à l'Opéra
de Paris à quatre mille par jour : ce nombre ne
paraîtrait pas extraordinaire, si l'on connaissait le
détail prodigieux de Mllcs de Ribbé, Villette, Lori,
d'Orange et Vernier, qui sont occupées jour et
nuit 2.
Mais sous l'enseigne de la comédie, de l'Opéra
comique ou de la parade, il s'était constitué
aussi, dans un grand nombre de salons, de vérita-
bles sociétés d'amour. Le goût des tréteaux et des
coulisses, des travestissements et du maquillage
s'accorde bien avec la vie factice de la grande
1 Voir La galanterie parisienne au XVIIIe siècle, eu. X
(Daragon, éditeur).
3 Le Gazetier cuirassé, p. 135.
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dame; et il s'est si bien répandu, au dix-huitième
siècle, qu'un esprit ingénieux (probablement Paul-
my d'Argenson) a cru devoir rédiger des Maximes
à l'usage des troupes de société, ou un Manuel des
sociétés qui font leur amusement déjouer la comédie.
Les préceptes y sont d'une rare innocence ; il y est
dit: «Peut-être est-il convenable que les dames
respectables et les personnes dun état sérieux se
dispensent de jouer les rôles trop vifs, ou d'un
comique trop bas ; mais quand elles font tant que
de s'en charger, elles doivent entrer tout à fait
dans l'esprit du rôle, et ne se rien refuser de ce qui
le caractérise. Si une dame se charge des rôles de la
belle Zizabelle et de Marton, elle doit y mettre tout
le ridicule et la gaîté convenable ; et si un grave
magistrat joue ceux de Gilles ou de Crispin, il ne
peut se refuser aux bouffonneries qui conviennent
à ces rôles. » Et encore : «La parade est un genre
de divertissement dont on peut aussi tirer parti
pour l'amusement des sociétés : il est vrai que ces
farces sont communément trop libres pour être
représentées devant des dames » S.
Ces accents partent dune belle âme, d'une âme
pure ; mais ils s'accordent bien peu avec des cri-
tiques comme celle de Mercier constatant la
faveur de la comédie clandestine, des farces irréli-
1 Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, Paris 1779,
t. II, p. 179.
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gieuses, tel le dialogue de l'abbesse se confessant
au coidelier. Nous sommes envahis, dit-il, de
petites pièces voluptueuses et libres, infiniment
propres à débarrasser les femmes de ce reste de
pudeur qui les fatigue : on y trouve la peinture
trop aisée d'un riant et facile libertinage, le ton
nouveau d'une débauche déraisonnée et qu'on
appelle décente. Un abbé se plaint de la facilité
d'avoir des femmes et de la difficulté d'avoir des
abbayes. Les soubrettes chantent des couplets qui
font hausser l'éventail; à chaque ligne des équi-
voques, des plaisanteries grossières, une corrup-
tion bien profonde. Et toutes ces femmes, dont on
peint l'esprit et la dépravation, sont ou comtesses
ou marquises, ou présidentes ou duchesses ; pas
une seule bourgeoise. Il n'appartient pas à la bour-
geoisie d'avoir ces vices distingués1.
C'est un peu l'avis de la Paroisse, qui annonce
en ces termes l'apparition du Théâtre de Collé :
«Ce théâtre est vraiment de société, c'est-à-dire
fort libre et fort ordurier, très propre à être joué
chez des filles ou chez des grands princes. A quel-
ques pièces près, toute imagination obscène en fera
facilement autant » -.
Au reste, un acteur, ou pseudo-acteur contempo-
rain, désireux de nous renseigner sur la moralité
1 Mercier, Tableau de Paris, Amsterdam 1783, t. VI, p. 111.
5 Mémoires secrets, 27 février 1768.
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de ses confrères d'occasion, conte que dans une
troupe de société, on avait trouvé plaisante la
représentation d'une pièce dans laquelle tous les
rôles d'hommes étaient joués par des femmes et les
rôles de femmes remplis par des hommes.
Il ajoute, au sujet du recrutement des artistes,
une anecdote typique. Une grande dame jouait
tous les ans régulièrement la comédie à la campa-
gne, mais sa troupe variait fréquemment. Durant
un été, elle fut très engouée d'un jeune homme
d'une très belle figure, qui remplissait les rôles
d'amoureux. L'année suivante, il ne parut plus sur
son théâtre. Un voisin de campagne lui témoignait
sa surprise : Vous paraissiez si contente de cet
acteur 1 — Il est vrai, répondit-elle, il était assez
bon pour la représentation, mais il manquait tou-
jours aux répétitions l.
Les scènes du grand monde, de la haute finance,
des artistes et même des grandes courtisanes, où
se pressaient des invités de marque, étaient nom-
breuses. Elles étaient d'ailleurs fort luxueusement
aménagées ; et la plupart comprenaient, comme le
théâtre des demoiselles Verrières, des loges grillées
pour les femmes qui ne voulaient pas être vues 2.
Il serait prétentieux de vouloir ajouter quelque
chose au brillant exposé qu'ont fait de toutes ces
1 Manuel des châteaux, Paris, 1779, t. II, pp. 262, 266.
2 Mémoires secrets, 6 mai 1763.
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sociétés dramatiques, Messieurs Henri d'Alméras
et Paul d'Estrée-. Tout au plus pouvons-nous,
pour donner une idée de la liberté d'allures qui y
régnait, glaner quelques extraits documentaires
significatifs.
Au théâtre de Bagatelle, avant que cette jolie
résidence ne fut la propriété du comte d'Artois, la
marquise de Monconseil offrait des fêtes à son
idole, le maréchal duc de Richelieu, le seul admis
à pénétrer en maitre dans le séjour de Mélisse. Et
quel mérite ne faut-il pas pour gagner cette faveur :
Il faut que ce guerrier rassemble
D'incomparables qualités :
A son nom seul de tous côtés
Il faut qu'on s'attendrisse et tremble ;
Qu'il soit volage, mais constant,
Superbe, altier, doux et galant,
Pourfendant géants et pucelles,
Qu'il serve l'amour en tout lieu,
Et qu'il lui dérobe ses ailes.
L'Amour
Je l'ai trouvé, c'est Ricbelieu !
C'est encore au don Juan du siècle que la mar-
quise adresse, à titre d'étrennes, une Lanterne
magique suffisamment lumineuse.
Lanterne magique
envoyée par Madame de Monconseil à Monsieur le
2 Voir Les Théâtres libertins au KVÎW siècle Daragon, édi-
teur).
39
Maréchal de Richelieu, pour étrennes de l'année
1759.
PREMIER TARLEAU
Sous les berceaux de Gythère, Monsieur le Maré-
chal de Richelieu, entre les bras des Grâces et des
Amours, est instruit par Minerve :
Richelieu dans sa jeunesse,
Est bercé par les amours :
Ces fripons avec adresse,
Lui montrent leurs malins tours ;
Mais entre les bras des grâces
Par Minerve il est instruit:
Des plaisirs s'il suit les traces,
La sagesse en est le fruit.
DEUXIÈME TARLEAU
Un des berceaux de Cythère est fermé par les
rideaux ; un amour curieux veut les lever, un autre
l'en empêche en faisant signé du doigt qu'il ne faut
point découvrir leurs mystères.
SIXIÈME TARLEAU
LA CHEMINÉE
C'est un ramoneur d'amour,
Parfumé d'essence d'ambre,
Qui sait par un joli tour
Se glisser dans une chambre,
Lorsqu'au logis Monsieur n'est pas,
Et famonez-la la cheminée,
Râmonez-la du haut en bas.
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Ramoneur, beau ramoneur,
Tout est en feu chez madame ;
Il vient de prendre à son cœur,
Accours éteindre sa flamme ;
Et surtout ne t'épargne pas.
Ramone-là la cheminée,
Ramone-la du haut en bas.
Oh ! je suis le ramoneur
De la Cour et de la ville ;
Je travaille pour l'honneur,
Et je vais vous être utile ;
Mais longtemps ne m'arrêtez pas,
Eh ! ramonons-la la cheminée,
Ramonons-la du haut en bas. '
A Bagnolet, chez Monsieur le duc d'Orléans, on
jouait des gravelures badines, dont les couplets
suivants sont un pâle exemplaire :
VAUDEVILLE SUR LES PAYS-RAS
Des marchands, que le diable berce,
Vont au Mexique, vont en Perse
Porter leurs pas.
Amans, sans faire de traverse,
Tenez -vous en au doux commerce
Des Pays-Ras.
Ce n'est point ses épiceries,
Son tabac, ni ses broderies,
Dont on fait cas ;
Mais chemise fine de Frise
Donne goût pour la marchandise
Des Pays-Ras.
1 Recueil des fêtes données par la Marquise de Monconseil.
Bibl. Arsenal, Mss. n" 3269, 3270, 3271 ; t. III, fol. 41 sqq.
— 41 —
Je connais un séminariste
Qui ne prend que là sa batiste
Pour ses rabats :
11 se croit plus adroit qu'un singe
De ne jamais laver de linge
Qu'aux Paj's-Bas.
Qu'en Espagne et qu'en Ialie,
L'amour jaloux y multiplie
Les cadenas,
La république de Hollande
Donne une liberté plus grande
Aux Pa}Ts-Bas.
L'on a toujours là quelque intrigue :
Fille avec plaisir y prodigue
Tous ses appas ;
Et jamais, après ces délices,
Galant ne s'est plaint des malices
Des Pays-Bas.
L'esprit seul, sans changer de place,
Voyage, passe et puis repasse
En cent climats ;
Tel est l'amant dans son vieux âge :
Sa tendre idée encor voyage
Aux Pays-Bas.
Ceux que le beau sexe, avec joie,
Voit brûler en France, on les noie
Dans les Etats,
L'amour publie, à son de trompe,
Qu'il ne faut pas que l'on se trompe
Aux Pays-Bas. *
1 Mémoires secrets, 25 mars 1763.
- 42 -
Mais le théâtre qui détenait, sehlble-t-il, le
record du libertinage était celui de la Guimard, au
moment surtout où elle était entretenue par le
Maréchal de Soubise dans le luxe le plus élégant
et le plus incroyable. Elle avait eu l'art d'établir
trois séries de représentations accommodées à l'exi-
gence voluptueuse des convives : « Elle a trois
soupers par semaine : un composé des premiers
seigneurs de la cour et de toute sorte de gens de
considération ; l'autre, d'auteurs, d'artistes, de
savants, qui viennent amuser cette muse rivale de
Madame Geoffrin en cette partie ; enfin une troi-
sième, véritable orgie, où sont invitées les filles les
plus séduisantes, les plus lascives, et où la luxure
et la débauche sont portées à leur comble. » i
C'est sans doute dans une représentation de
cette dernière série que furent chantés les couplets
dont s'effarait le vertueux (i) Métra. Ils nous
ont paru caractériser à merveille les sociétés
d'amour et leurs obsessions sexuelles.
« Voici un double fruit de l'effervescence de
l'imagination des convives distingués et beaux
esprits qui s'efforcent d'amuser Mlle Guimard dans
les soupers gais que donne cette triste fille. Ce sont
d'assez plates polissonneries, mais elles font con-
naître le train de vie et le ton de ces sociétés tant
célébrées.
1 Mémoires secrets, 24 janvier 1768.
43
ELOGE DU FRÈRE BONAVENTURE
Sur l'air de Joconde.
Ne disputons pas des couleurs,
Des goûts ni de l'usage :
Pour blâmer ce qu'on aime ailleurs
On n'en est pas plus sage ;
Florence a certaine façon
Dont là France murmure ;
Pour moi, je n'aime que le Confrère Bonaventure.
D'abord je l'ai connu petit ;
Qu'alors il était drôle !
On jugeait à son appétit
Qu'il jouerait un grand rôle ;
On vous le bourrait de bonbons,
Sans règle ni mesure ;
Cela fit souvent mal au Confrère Bonaventure.
Il est ami du genre bumain,
Nul n'est plus charitable ;
On dit qu'il s'est fait capucin
Pour être secourable ;
Si le flambeau de Cupidon
Vous fait quelque blessure,
Chacun vous dira, vite au Confrère Bonaventure.
Je ne Sais pourquoi bien des gens
Blâment son ordinaire ;
Il a pour la chair en tout temps
Dispense du S1 Père ;
Par délicatesse ou par ton,
Mainte triste figure
Demeure à la porte du Confrère Bonaventure.
44
Félicitons, petits et grands,
Cent fois ce vénérable ;
Jamais il n'aura mal aux dents
C'est chose indubitable ;
Par une assez bonne raison,
L'auteur de la nature
A refusé des dents au Confrère Bonaventure.
Il a quelques défauts pourtant,
Je n'en fais point mystère ;
Il tette encore et fait l'enfant,
Grand comme père et mère
Et quoiqu'il soit sans dents, dit-on,
Bien des gens, je vous jure,
Ont été mordus par le Confrère Bonaventure.
Il est plus profond qu'on ne croit,
Malgré les apparences ;
Nul ne possède mieux le droit,
C'est un puits de science ;
Il m'inspire cette chanson,
D'où l'on peut bien conclure
Que je raisonne comme un Confrère Bonaventure.
LE VICE-BOI DE L'AMÉRIQUE
Sur le même air .
Les Espagnols donnent des lois
A la moitié du monde ;
En Gouverneurs, en Vice-rois
Cette puissance abonde ;
Chacun d'eux s'occupe à l'envi
De la chose publique,
Mais rien n'est comparable au vice-roi de l'Amérique.
— 45 -
On lui connut dès le berceau
Des signes de courage ;
En croissant, il devenait beau,
Au collège il fut sage ;
Un vieux professeur qui le vit,
Dit d'un ton pathétique:
Oui, tu feras un maître Vice-roi de l'Amérique.
Pour acquérir à ses dépens
Une voix plus jolie,
On proposait à ses parents
Un secret d'Italie ;
Si par malheur il eut chéri
D'exceller en musique,
Hélas, que dirait-on du Vice-roi de l'Amérique ?
Il ne se montre point au jour
Sans une double escorte,
S'il entre dans quelque séjour
Elle assiège la porte ;
Jamais Roi ne fut mieux servi ;
Cette garde est unique,
Sans cesse elle assiège le Vice-roi de l'Amérique.
Il est le vrai consolateur
Des veuves éplorées ;
Il est le tendre bienfaiteur
Des filles ignorées ;
C'est dans cet état, loin du bruit
Que sa bonté s'explique ;
Rien n'est humain comme le Vice-Roi de l'Amérique.
Pour conserver à l'indigent
Le secours de sa bourse,
Il en ménage prudemment
Les moyens et la source :
— 46 —
C'est cet arrangement suivi
Avec l'air magnifique,
Qui soutient le brillant du Vice-roi de l'Amérique.
On dit qu'un jour à son aspect
La jeune et tendre Aminte
Se sentit saisie de respect,
De plaisir et de crainte.
Ma mère, éclairez mon esprit,
J'ai si peu de pratique,
Dites-moi donc, si c'est le Vice roi de l'Amérique.
Oui, mon enfant, tu l'as nommé,
Voilà le véritable,
Ai-je tort de l'avoir aimé.
Me trouves-tu coupable :
Un jour tu l'aimeras aussi
Va, malgré la critique
Faisons chorus, chantons le Vice-roi de l'Amérique. *
1 Correspondance secrète, politique et littéraire, 19 mars
1176.
CHAPITRE II
Les Sociétés où l'on pai'le et où l'on écrit d'amour. —
L'académie galante. — Ces Dames et ces Messieurs. —
La Paroisse. — Le Bout du Banc.
C'est un champ vaste et bien réjouissant à par-
courir que celui de l'amour, pour des fanatiques,
des dévots passionnés de la femme. Parler d'amour,
en écrire, c'est non seulement tenir en haleine son
corps, son esprit et son cœur, c'est encore provo-
quer des raffinements, découvrir des mystères,
façonner des néophytes. Et comme il était, au dix-
huitième siècle, nombre d'oisifs qui se faisaient
une agréable carrière du plaisir, ils aimaient à
composer de véritables cénacles, académies ou
tribunaux d'amour où l'esprit de chacun, excité
par l'imagination et l'attente libertine de tous,
s'ingéniait en des recherches délicates.
L'une des organisations les plus heureuses en ce
sens fut, tout au début du siècle, l'Académie
galante. En réalité sa fondation — si fondation il
y eut — son origine au moins appartient à la fin
du xvna siècle : mais les trop rares pages parues
sous son enseigne ayant eu de successives édi-
— 48 —
tiens dans la première moitié du xvine siècle, il
nous semble bien qu'elle nous appartient en
propre.
Il nous reste de cette gracieuse institution un
petit ouvrage dont l'auteur anonyme, dès sa préface,
prévient la défiance des lecteurs.
«Comme je prévois qu il pourrait se trouver des
gens assez incrédules pour s'imaginer que YAca-
démie galante fut une fiction, je me crois obligé de
les avertir qu'ils ne doivent pas tomber dans cette
erreur. L'Académie galante est réelle, et les por-
traits des académiciens sont tirés d'après nature.
Il n'y a pas un mot de changé dans les statuts.
Le secret est si bien gardé parmi les académi-
ciens que leur académie subsiste au milieu de
Paris sans que personne le sache ; et tel que vous
verrez traiter tout ce livre-ci d'une pure fable, ou
même le critiquer, sera peut-être le marquis
d'Ormilly, ou le chevalier de Pontiguan. Ainsi,
lecteur, si vous m'en croyez, ne dites point du mal
de cet ouvrage, car vous ne savez devant qui vous
parlerez. Surtout je vous prie d'avoir de la consi-
dération pour les académiciennes. Ce sont les plus
jolies personnes de Paris; si elles entrent un peu
aisément dans ces conversations galantes, elles
n'en sont pas dans le fond moins sévères ni moins
circonspectes. Je souhaite à ceux qui n'approuve-
ront pas ce petit livre des maitresses aussi ver-
— 49 —
tueuses et aussi propres à les bien faire enrager.
Les filles qui ont vu du monde, et vécu avec quel-
que liberté, ne sont pas celles que cherchent les
gens mal intentionnés ; ils trouvent mieux leur
compte avec des Agnès, qui n'ont jamais ouï parler
de l'amour qu'à leurs mères. »
Ces précautions prises, il nous conte l'histoire
de l'Académie. Vraie ou imaginée, elle a d'amu-
santes et d'instructives considérations.
« Il y a quelque temps qu'il se trouva chez
Mlle d'Ormilly une compagnie composée des plus
honnêtes gens de Paris. C'étaient Mlle de Mirac,
Mlle deTuré, M. le Chevalier de Pontignan, M. le
comte d'Albagna, M. de Tréval et M. le marquis
d'Ormilly, frère de la demoiselle qui recevait ces
visites. Comme il est besoin de faire connaître
toutes ces personnes, en voici le portrait en peu de
mots. Mlle d'Ormilly est une brune, fort bien faite,
moins belle que touchante, mais touchante au der-
nier point. Il y a beaucoup d'agrément répandu sur
toute sa personne, sur ses manières, et jusque sur
ses défauts, car ses défauts même ont je ne sais
quoi qui plaît. Elle a l'esprit fort joli et fort propre
au commerce du monde. Je ne voudrais pas ré-
pondre que son air n'imposât un peu ; mais enfin
il n'est guère de femmes qui, quoiqu'elles eussent
plus d'esprit, ne gagnassent à changer avec elle.
Pour le cœur, on n'en trouve point qui l'empor-
4
— 50 —
tent sur le sien, s'il s'en peut trouver d'aussi bien
faits. Elle a un amant et ne s'en cache pas : mais
la haine du père de cet amant pour la maison
d'Ormilly a réduit le Gis à s'éloigner de sa maî-
tresse et à entreprendre des voyages assez longs.
Il n'est pas parti sans faire beaucoup de serments
d'une éternelle fidélité, et sans en avoir reçu quel-
ques-uns.
M. le marquis d'Ormilly a lame tendre naturel-
lement ; mais à force d'avoir l'àme tendre, il n'aime
presque jamais, car il a peine à trouver des per-
sonnes dignes d'une passion aussi forte que la
sienne le serait, et disposées à en ressentir une
semblable pour lui. Il meurt d'envie d'aimer, et
son trop de délicalesse l'en empêche. Il fait ce
qu'il peut pour devenir amoureux. Il s'attache
auprès d'une jolie personne, et tâche à la croire
plus aimable qu'elle n'est. Il s'en déguise tous les
défauts le mieux qu'il lui est possible ; mais il
arrive souvent qu'après avoir quelque temps essayé
son cœur, il trouve qu'il n'aime point, et il est au
désespoir d'y avoir perdu peine. On ne doit pas
douter que son cœur étant si délicat, son esprit
ne le soit aussi. Il pense et s'exprime finement,
mais toujours avec une mélancolie douce qui ne
déplait pas la première fois qu'on le voit, ce qui
charme dans une seconde visite.
M. le Chevalier de Pontignan et MUe de Mirac
- 51 —
sont tous deux de Gascogne, c'est-à-dire pleins de
feu, de vivacité et d'imagination. Il y a cependant
une assez grande différence entre leurs caractères.
M11" de Mirac est toujours également enjouée. Elle
brille toujours ; mais le chevalier est naturelle-
ment chagrin, et il n'a des emportements de joie
que pour satisfaire l'inégalité de son tempérament,
qui ne le peut laisser longtemps dans un même
état. Il a l'extérieur brusque, indiscret, emporté ;
mais il a dans l'âme tout ce qui est contraire à son
extérieur. Pour ses passions, elles sont très courtes,
mais en récompense très vives.
M. le comte d'Albagna est un Italien qui a beau-
coup voyagé, et qui est établi en France. Il est
fort bien fait, et sa personne prévient les gens en
sa faveur. Son air est assez froid ; et quand on est
mal intentionné pour lui, on donne à cette froi-
deur le nom de vanité. Il a de l'esprit du monde,
et outre cela, de l'esprit. Quand il aime, c'est à la
manière de son pays, toujours avec beaucoup de
jalousie. Sa déclaration d'amour, ce sera par
exemple de demander l'exclusion d'un homme qui
l'incommode. On lui reproche avec assez de jus-
tice ses distractions et ses inquiétudes.
MUe de Turé a l'air doux et plein d'une langueur
engageante. Elle est naturellement paresseuse ; et
pour s'épargner la peine de parler beaucoup, elle
parle d'ordinaire assez finement, faisant entendre
— 52 —
plus qu'elle ne dit. Elle a l'âme tendre, mais elle a
fait trop de réflexions sur la tendresse. Il ne tient
pas à son cœur qu'elle n'aime, il tient à son esprit.
Enfin M. de Tréval est un ennemi déclaré du
mariage, grand partisan de l'amour. Il fait des
vers, et est cependant très agréable. Il a les pas-
sions vives, et sa constance en amour va jusqu'à
l'opiniâtreté ; mais ce qu'il y a de plus particulier
en lui, c'est sa franchise. Si quelqu'un lui déplaît,
il irait volontiers le chercher pour lui dire qu'il
lui déplaît. Il est honnête homme jusqu'à en être
presque insociable, si ce n'est avec un petit nom-
bre de gens.
Entre ces personnes la conversation tombe sur
les académies.
— Hélas ! dit MUc de Mirac avec son enjouement
ordinaire, il n'y a que le pauvre amour qui n'a
point d'académie.
— Aussi n'en a-t-il pas besoin, reprit le comte
d'Albagna. L'amour est la chose du monde qui
s'apprend le mieux sans maître et à laquelle l'expé-
rience nuit le plus, ajouta M11- de Turé ; car on
n'aime jamais si bien que la première fois, et plus
on a aimé, moins on sait aimer.
— Cela n'empêche pas, dit le chevalier de Ponti-
gnan, qu'il ne fût fort plaisant d'établir une
académie d'amour; n'y eût-il que le titre, il me
réjouit.
— 53 —
Ces derniers mots du chevalier furent suivis
d'un applaudissement général. Et il fut aussitôt
entendu que dès le lendemain chacun apporterait
des projets de statuts, parmi lesquels on choisirait
les meilleurs.
Ainsi fut fait. Voici les statuts proposés par cha-
cun des candidats académiciens, et discutés avec
verve séance tenante :
Statuts de M" ' d'Ormilly
I
L'Académie s'assemblera dans une chambre dont tout
le meuble sera fait exprès sur quelque dessin galant
que l'on imaginera.
II
Il y aura au milieu de l'académie un portrait de
l'Amour.
III
Chaque académicien sera obligé d'y mettre le por-
trait de sa maîtresse; et chaque académicienne celui
de son amant.
IV
Il y aura sur la porte de l'Académie une inscription
avec ces mots : Loin d'ici, indifférents ou indiscrets.
Statuts de Miie de Mirac
I
On nerecevra personnequi n'ait aimé, ou qui n'aime,
- 54 —
ou qui ne donne bonne et suffisante caution d'aimer
au plus tôt.
II
On ne croira pas sur leur parole ceux qui diront
qu'ils auront aimé, mais ils seront obligés de faire
leurs preuves d'amour, comme l'on fait à Malte ses
preuves de noblesse.
Cel article ayant été accueilli par des éclats de
rire, Mllc de Mirac, sans se déconcerter, avoua
qu'elle avait pensé à faire cet article encore plus
rigoureux. Elle voulait que l'on prouvât une généa-
logie d'amour, c'est-à-dire que Ton sortait de père
et de mère, d'aïeuls et d'aïeules qui avaient aimé ;
mais elle a reculé devant les difficultés et les em-
barras. Le comte d'Albagna est de son avis.
« Pourquoi, dit-il avec son air froid, pourquoi ne
montrerait-on pas bien huit quartiers d'amour
pour être académicien, ainsi que l'on montre huit
quartiers de noblesse pour être chevalier de
Malte ? »
III
On sera obligé de rendre à l'Académie un compte
exact de l'i:sage que l'on fera de son temps. S'il se
trouve que quelqu'un ait passé un temps considérable
sans aimer, il sera interdit, et l'interdiction durera
autant que son cœur a été oisif.
IV
On ne pourra s'embarquer dans une affaire de cœur
— 55 -
sans en avoir parlé à l'Académie, et sans avoir fait
approuver son choix, à peine de nullité des soins, dé-
clarations, et autres procédures qu'on aura faites.
Statuts du chevalier de Pontignau
I
Comme les académiciens font profession d'être plus
galants que les autres, ils seront obligés de se faire
aimer des belles en fort peu de temps, à faute de quoi
ils seront chassés de l'Académie.
II
On ne recevra point d'académicien qui n'ait eu qu'une
passion.
III
S'il y a quelque académicien maltraité, l'Académie
ira en corps trouver sa maîtresse, et l'exhorter à en
user mieux. Si elle n'a aucun égard pour nos prières,
on l'exhortera lui-même à renoncer à sa passion. S'il
n'en fait rien il sera dégradé.
Statuts de Tréval
I
Quiconque se mariera sortira de l'Académie.
II
La forme de chasser de l'Académie ceux qui se ma-
rieront, sera de leur lire publiquement leur contrat de
mariage, de leur annoncer de la part de l'Amour qu'il les
prive de tous les droits et de tous les privilèges qu'il leur
- 56 -
accordait, et de faire devant eux une petite oraison fu-
nèbre de leur liberté et de leurs plaisirs.
III
L'emploi de l'Académie sera de...
Le marquis d'Ormilly l'arrête net. Cet article-là
est inadmissible. C'est justement le contraire du
premier de ses règlements, qui, sur sa parole, est
admirable, et que voici :
Statuts du marquis d'Oriailly
I
L'Académie ne fera rien.
(Car, ainsi que le confirme M11" de Turé. l'oisiveté et
l'amour sont deux divinités qui s'accommodent fort
bien ensemble. Cependant, comme dit le second arti-
cle).
II
Cela n'empêchera pas qu'elle n'examine les questions
galantes qui se présenteront, et ne se fasse plusieurs
autres sortes d'emplois, mais elle ne fera rien de pro-
fession.
III
On s'assemblera quand on voudra.
IV
On ne se dispensera de se trouver aux assemblées
que pour causes galantes que l'on sera obligé de dire
à l'Académie.
— 57 -
Statuts du comte d'Albagna
I
Il n'y aura point de directeur, mais une directrice.
II
Il y aura un secrétaire.
(Car cette charge ne convient pas au beau sexe.
« Le seul mot de secrétaire le dit », prétend le comte).
III
La charge de secrétaire se donnera à la nomination
des demoiselles, et la charge de directrice à la nomina-
tion des hommes.
Mlle de Turése contente d'un statut unique, mais
il va bouleverser le comité d'initiative. Considé-
rant que le nombre des académiciennes doit
être égal à celui des académiciens pour éviter les
injustices et les partialités; considérant que la
compagnie comprend quatre hommes et trois
femmes, elle décrète :
Statut de M»e de Turé
Il y aura un des quatre hommes de la compagnie
qui ne sera point du nombre des académiciens.
Tumulte, discussion ; nul ne veut céder sa
place.
Il fut alors arrêté que les quatre hommes con-
teraient leurs aventures, et que celui que l'on
58 —
reconnaîtrait pour le moins galant serait le malheu-
reux.
Au jour pris, on fit jurer les quatre concurrents
qu'ils allaient dire la vérité. La formule du ser-
ment fut la suivante :
« Je jure devant le grand dieu d'Amour de dire
la vérité sur les aventures qu'il lui a plu de m'en-
voyer; et si je contreviens à ce serment, je consens
à être assez malheureux pour n'aimer jamais
rien ».
Ce serment fut prêté entre les mains des Demoi-
selles, qui représentaient l'Amour ; puis Tréval
commença le récit de sa carrière amoureuse.
D'Albagna lui succéda, puis d'Ormilly et enfin
Pontignan.
« On remit le reste à une autre fois, et la Com-
pagnie se sépara. »
De jugement, il n'en fut jamais rendu; mais l'au-
teur nous informe que le mariage des demoiselles
qui étaient le plus gracieux ornement de l'Acadé-
mie, mit fin à ses réunions, et nous ne pouvons
que chanter avec lui :
L'hymen est le tombeau de la galanterie ;
Le dieu tendre et charmant qui règne sur les cœurs
Exclut presque toujours de son académie
Ceux qui du mariage embrasssent les langueurs *.
1 Académie galante, Amsterdam, 1711.
- 59
L'Académie de ces Dames et de ces Messieurs fut
instituée au début du siècle par le comte de Caylus,
docte antiquaire, dans le but d'assurer aux œuvres
facétieuses et galanies une sanction et en quelque
sorte un état civil, de même que les académies
savantes font profession de juger et de ré-
compenser ou de blâmer les productions des
gens de lettres, des savants ou des artistes1. Cette
institution, destinée à n'être qu'une joyeuse paro-
die, pouvait produire d'aimables et heureux résul-
tats en canalisant la littérature légère, et en faisant
appel aux esprits joliment licencieux qui illustrè-
rent la première moitié du dix-huitième siècle. Si
elle n'échoua pas piteusement, elle ne donna pas,
du moins, tout ce qu'on était en droit d'attendre
d'elle.
Les membres de cette société badine, qui se
groupaient autour du comte de Caylus, furent le
comte de Tressan, Duclos, Vadé, Salle, le comte
de Mau repas, qui voulait toujours rire et rire
de tout. Une seule femme paraît avoir été leur
assidue collaboratrice, la comtesse de Verrue,
maîtresse de Victor- Amédée II de Savoie2, plus
connue sous le surnom explicite de « Dame de
Volupté ». Son goût très vif pour le luxe et les
1 Mémoires secrets, 6 juin 1762.
2 Voir l'ouvrage de G. de Léris : La comtesse de Verrue et
la Cour de Victor-Amédée II de Savoie, Paris 18S1.
- 60 -
plaisirs ne l'abandonna qu'à sa mort ; elle avait,
dit-on, composé pour elle-même cette épitaphe :
Ci-gît, dans une paix profonde,
Cette Dame de Volupté,
Qui, pour plus grande sûreté,
Fit son paradis dans ce monde 1.
Le secrétaire ou pseudo-secrétaire de l'académie,
Antoine-Marie Dantu, nous a présenté, sous le
pseudonyme de Antoine-Martin Vadé, les Mémoi-
res de l'institution. « Vingt personnes de l'un et
l'autre sexe, dit-il, se réunirent et formèrent une
petite société dont les séances se devaient tenir
tous les dimanches après-midi. La loi constante
était que chaque membre de cette société, à laquelle
on donna de concert le titre d'Académie de ces Da-
mes et de ces Messieurs, apporterait à l'assemblée
l'esquisse ou mémoire de ses idées et réflexions
relatives aux sujets qu'il aurait médités dans le
cours de la semaine2. »
Des événements particuliers ayant séparé les
membres de cette académie, le secrétaire, alors
d'un âge mûr, fut choisi par un seigneur de la
première qualité pour le gouverneur de son fils et
pour accompagner ce jeune adolescent dans ses
1 Recueil dit de Maurepas, Leyde 1865, IV, p. 89.
2 Mémoires historiques et galants de l'Académie de ces
Messieurs, édités dans les Œuvres badines complètes du Comte
de Caylus, Amslerdam et Paris, 1787, t. XII, p. 1.
— 61 —
voyages. Avant son dépari, Vadé confia les manus-
crits de la société à l'éditeur des Œuvres badines
du comte de Caylus, avec la permission unanime
que ces Dames et ces Messieurs lui avaient donnée
d'en faire l'usage qu'il jugerait le plus convenable1.
A la suite de ces renseignements se trouve la
Lettre d'une Académie à son fondateur, qui donne
une idée du ton régnant dans celte société. Ledit
fondateur ayant abandonné ses collègues, le cor-
respondant lui écrit : « On doit des soins aux
objets qui vous sont chers. Ainsi, lorsque Caton
d'Utique quitta Rome, il prêta sa femme à un jeune
sénateur. Et vous, plus sensible au plaisir de pro-
créer qu'au soin d'élever et d'instruire, vous avez
abandonné dès le berceau une Académie qui vous
devait sa naissance et ses premiers plaisirs. Il ne
nous reste de vous qu'un nom fastueux difficile à
soutenir et un souvenir humiliant de votre mérite
qui nous fait dire avec bien de la vérité que vous
nous avez frotté le cul de miel pour nous abandon-
ner aux mouches. Vous nous laissez la célébrité
pour voler à la renommée ; et vous aurez peut-être
moins de peine à faire trembler les ennemis que
nous à nous faire aimer des académiciennes 2. »
Les productions de l'Académie sont très irrégu-
lières et inégales ; elles pourraient se réunir aisé-
1 Mémoires historiques et galants, p. 2.
2 Ibid., p. 7.
— 62 —
ment sous le titre qui a servi à assembler un cer-
tain nombre d'entre elles, le Pot-Pourri. En géné-
ral, cependant, elles ont, comme trait commun, la
passion du paradoxe aimable et toujours en faveur
du libertinage. Nous en analyserons quelques-unes.
Dans quelques pages sur l'honneur des dames,
les auteurs montrent la diversité de ce sentiment
à travers les civilisations. ïls attestent que les
mœurs des dames françaises furent de la dernière
austérité jusqu'au onzième siècle. Le savant moine
Wartius en fait l'éloge dans un fragment que les
auteurs n'ont osé traduire. Nous imiterons leur
réserve avec d'autant moins de scrupule que cette
latinité est à la portée du moins érudit : « Quo
tempore virtus feminei sexus ita invaluerat, ut in
monasteriis noviciatum incipientes puellae ipsos
episcopos non facie ad faciem, sed con verso, tan-
tum pudoris causa, admitterent ».
Les académiciens constatent que de nos jours il
est prodigieusement difficile et rare d'obtenir les
faveurs des daines. N'est-ce pas la faute des hom-
mes? Ne manque-t-il rien aux hommes de notre
siècle, quand une dame leur paraît impénétrable ?
La conclusion de leurs recherches historiques
est doucement sceptique. L'honneur des dames
pris moralement n'est pas une qualité qui soit
purement à elles ni dépendante de leur volonté,
mais seulement de ces causes physiques dont le
- 63 -
concours enchaîne tous les événements de l'uni-
vers, et l'état, les progrès ou la chute de ces ver-
tus prodigieuses que nous admirons si justement
pourraient être prédits sans le secours de la ma-
gie, et seulement en lisant la gazette avec intelli-
gence. l
Une longue dissertation sur l'amour nous
enseigne que seules des erreurs de notre imagina-
tion en ont formé la passion la plus redoutable .
On doit, professe l'académie, considérer l'amour
comme une passion purement physique : c'est
bien le moral qui propage l'embrasement, mais
c'est le physique qui porte la première étincelle.
Un célèbre philosophe, examinant pourquoi
l'amour, qui fait le bonheur de tous les êtres, fait
le malheur des hommes, répond qu'il n'y a dans
cette passion que le physique de bon. On a eu tort
de vouloir le déifier. L'auteur de notre être n'en
avait fait qu'un besoin, nous en avons fait une
passion terrible. Et depuis le règne de Fran-
çois Ier un monstre qu'on appelle galanterie, formé
des débris des mœurs barbares et gothiques, est
venu compliquer les choses. Si bien qu'au-
jourd'hui l'amour n'est que le goût du plaisir allié
à la vanité. Pour se faire aimer, il faut parcourir
le rituel des cérémonies galantes qui, quoique
1 Mémoires historiques et galants, p. 22<
— 64 —
abrégé aujourd'hui, demande du temps ; et ce
temps, précieux et indispensable pour acquérir
du mérite, est perdu dans le commerce de la
plupart des femmes. j
Au milieu d'anecdotes, de dissertations ou de
réflexions trop souvent incolores, on cueille une
définition imagée du mariage, « la fin du traves-
tissement et de la comédie que l'on a jouée avant
de se marier » ; - on lit d innocents paradoxes,
comme un éloge de la médisance et l'exposé de
ses avantages dans la société ; une apologie du
babil des femmes; d'insignifiantes plaisanteries
comme l'origine des navettes ou les huit félicités
du philosophe.
Parmi les productions de l'académie qu'on a
recueillies dans les œuvres du comte de Caylus,
nous rencontrons encore une savante dissertation
« sur l'usage de battre sa maîtresse ». Savante
certes, autant que licencieuse par ses sous-enten-
dus ; car elle prend comme épigraphe ce vers
d'Ovide :
Ira mixtus abundat amor,
et appuie ses arguments de moult autorités grec-
ques et latines.
Battre ce qu'on aime, proclame l'académie, est
1 Mémoires historiques et galants, p. 25-40.
- Mémoires historiques et galants, p. 85.
— 65 -
l'effet le plus naturel de tout sentiment d'affection.
Aimer et battre ne sont qu'une même chose, dit
dans Aristophane un disciple de Socrate. Les
anciens rois des Parthes faisaient déchirer à
coups de verges ceux de leurs courtisans qu'ils
honoraient de leurs faveurs. Il y avait à Lacé-
démone un autel autour duquel on assemblait
chaque année toute la jeunesse de l'un et l'autre
sexe ; là les jeunes filles souffletaient, frappaient
les jeunes garçons pour leur inspirer le désir de
devenir époux.
La femme ne fut-elle pas d'ailleurs créée pour
l'homme? Les Grecs disaient qu'ils avaient des
maîtresses pour leur plaisir, des concubines pour
l'usage habituel et des femmes pour leur donner
des enfants légitimes et avoir soin de leur ménage.
Les Romains les tenaient sous une tutelle perpé-
tuelle. Les Mahométans leur persuadent qu'elles
n'ont point d'âme. Pour nous, nous les traitons
en souveraines ; mais elles perdent leur souve-
raineté sitôt qu'elles nous aiment, et tout rentre
dans la loi de nature.
Ce procédé seul, la flagellation, est capable de
prouver le grand amour C'est pour cela que
Properce aima Cynthie éperdûment, et qu'il
n'aima jamais qu'elle.
C'est un plaisir que se donnaient communé-
ment les empereurs Néron, Vérus, Commode et
5
— 66 —
Héliogabale. Le duc de Buckingham, lors de son
ambassade en France, disait à Mme de Chevreuse
qu'il avait aimé trois reines, et qu'il avait été
obligé de les gourmer toutes trois.
Lucien distingue en amour cinq degrés de
volupté : la vue, le simple toucher, le baiser, le
toucher à volonté, enfin la possession totale de la
personne aimée. L'académie établit cinq autres
degrés qui lui paraissent plus sensibles : aimer,
plaire, jouir, battre, être battu.
Elle croit en avoir dit assez pour déterminer
l'amant le plus timide à battre sa maîtresse et
pour tranquilliser celui qui, la battant par amour,
se le reprocherait par défaut de lumières. l
Les Etrennes de la Saint-Jean, complétées par les
Ecosseuses ou les Œufs de Pâques, sont des recueils
de facéties racontées en style populaire et dues à
la collaboration des membres de l'académie ; elles
manquent souvent de sel pour nous.
Le Recueil de ces Messieurs, auquel Crébillon fils
et Salle eurent part, comprend, à côté d'une aven-
ture intéressante, un conte à rire, une critique au-
près d'une facétie. Il débute par une histoire mélan-
colique, mais s'égaie bientôt par une « histoire arri-
vée », A deux de jeu, mettant en scène deux époux
1 Œuvres badines complètes du Comte de Caylus, t. XII
p. 111, sqq.
— 67 -
qui se surprennent mutuellement en faute et s'en
réjouissent dans un éclat de rire. Puis des nou-
velles, émaillées des maximes favorites à l'acadé-
mie : « Le mauvais exemple produit autant de
vertus que de vices » ; — « La sincérité est la plus
sotte des vertus, et la fausseté le plus nécessaire
des vices » ; un éloge inattendu de la paresse et du
paresseux, — enfin un dialogue sur l'amour entre
Ovide et Tibulle. Ce dernier, partisan de la ten-
dresse, de la vérité, de la constance envers les
femmes, s'étonne que toutes ces belles qualités ne
lui aient valu que souffrances et cruautés ; il cons-
tate avec amertume que l'infidélité de sa maîtresse
Délie lui a coûté la vie ; comment pouvait-il, après
cette épreuve, penser sans horreur qu'il restait des
femmes au monde ?
Ovide triomphe à soutenir que la coquetterie et
l'inconstance sont les plus sûrs moyens de plaire
aux femmes. Il avoue que la plus austère ou la
moins vaine des femmes auxquelles il a adressé
ses vœux ne lui a jamais coûté ni plus de trois
jours, ni plus d'une chanson. Il faut avoir en
amour une mauvaise réputation pour plaire aux
femmes. Au reste l'attachement monogame est un
leurre : pour lui, quand il plaisait à Julie de voir
un autre amant, il allait se consoler auprès de
Sulpicie des infidélités de la femme d'Agrippa.
Cinquante femmes au moins lui furent infidèles,
- 68 —
nulle ne l'affligea. Il faut toujours que les femmes
soient la source de nos désirs, jamais de nos
regrets. '
Le Recueil de ces Daines est précédé d'un avertis-
sement chargé de nous apprendre que Mme la mar-
quise de Clairville est connue de tous les gens qui
vivent sur le bon ton, pour une dame qui joint à un
reste de jeunesse toutes les grâces de l'esprit le
plus vif. Son hôtel est le centre des plaisirs tran-
quilles, et le rendez vous de tous les honnêtes
gens. On y parle nouvelles, théâtre, littérature,
aventures de coulisses, anecdotes de toilette ;
toutes les matières sont libres, et on choisit tou-
jours celles qui peuvent amuser davantage.
Mme de Clairville a, à trois lieues de Paris, une
fort belle terre, où elle va passer tous les ans trois
mois de la belle saison avec une société de cinq
ou six daines aimables et quelques cavaliers amu-
sants. Tandis que les hommes lisent, chassent et
font des médiateurs jouent), les dames écoutent
la lecture, travaillent pendant la chasse et se dis-
sipent par le quadrille.
Mma de Clairville était la dépositaire de tous les
ouvrages que ces dames avaient faits pendant les
vacances. On vient de les confier à l'auteur du
1 Recueil de ces Messieurs. Arasterd. et Paris, 1745 ; —
Œuvres badines du Comte de Caglus, t. V, p. 330 et t. VI.
— 69 -
Recueil ; il a cru ne point désobliger le beau sexe
en les rendant publics.
Les pièces de ce Recueil s'inspirent du même
esprit de frivolité que les autres productions de
l'académie ; la frivolité y paraît même un peu
plus libertine. C'est dans l'une d'elles que se
trouve le mot typique qui caractérise si bien la
désinvolture de l'amour dans le mariage au dix-
huitième siècle. Mme de Méreval accorde la der-
nière faveur à un jeune oificier, au moment où
son mari pénètre dans l'appartement. Mais M. de
Méreval, sans s'émouvoir, lui dit d'un ton fort
tranquille : «Vous êtes bien imprudente, Madame ;
si c'était un autre que moi ! » Et il sort. Ce sang-
froid ne trouble d'ailleurs en rien Mrae de Méreval ;
son mari est à peine sorti que, malgré les résis-
tances, l'agitation et le peu d'expérience de son
partenaire, « elle le força d'achever ce que la pré-
sence de ce sage importun avait interrompu.
Mme de Méreval fut heureuse; elle savoura le plai-
sir avec cette tranquillité qui, en caractérisant le
crime, s'élève au dessus des remords. »
Le conte intitulé La Loterie nous révèle l'ingé-
nieux stratagème d'une « Mme Cardinal » de
l'époque. La jeune et jolie actrice Lucile, qui n'a
coutume de céder à l'amour que quand sa famille
y a souscrit, est entourée de quatre cavaliers pré-
tendant à l'heureuse possession de ses charmes.
— 70 —
La tutrice, empêchée de faire un choix par l'égalité
des offres, a décidé que le sort désignerait le ga-
gnant. Les billets se distribuent gratis, et comme les
malheureux ne doivent pas perdre des deux côtés,
seul celui que le sort favorisera paiera son lot
d'une bourse de cent louis. Ainsi est-il loyalement
opéré.
LÏ Aimable indiscret est un simple badinage, où
ne manquent pas les traces de la finesse féminine.
M,ue la duchesse de *** avait chez elle sept autres
dames de la cour qu'elle haïssait beaucoup, qu'elle
voyait tous les jours et qu'elle régalait souvent :
« elle les haïssait par rivalité, les voyait par bien-
séance et les régalait par devoir. » Un soir que la
société attendait huit des plus aimables seigneurs,
pour « faire tèie aux dames », au dernier moment
sept d'entre eux s'excusèrent ; seul le duc de ***
était attendu, l'homme le plus goûté, le plus dis-
puté des salons et des alcôves. Il arrive, en retard
d'ailleurs, et s'apercevant qu'il est seul de son
sexe, prend l'air le plus mystérieux, se fait prier.
Enfin, « avec cet air fin qui annonce le triomphe,
l'esprit et la délicatesse », il va satisfaire la curio-
sité des dames. «Vous voilà huit, dit-il. Eh bien...,
j'ai couché avec vous toutes. » Et après un ins-
tant, une seconde de confusion, toutes en convien-
nent. « Quelle victoire ! quel aveu! je n'en sache
pas de plus satisfaisant pour l'homme du jour. »
— 71 -
L'Ecole des vieillards est une leçon donnée aux
vieux barbons assez fous pour vouloir inspirer de
la tendresse dans un âge où ils devraient être im-
portuns à eux-mêmes. Molière l'avait donnée avec
plus d'autorité et d'esprit.
Le Comédien, l'Heureuse perfidie, sont des aven-
tures assez banales '.
L'Académie de ces Dames et de ces Messieurs
vécut sans doute jusqu'en 1776 ; mais il semble
que les académiciens ne lui aient pas apporté le
meilleur d'eux-mêmes, de leur esprit et de leur
verve. Certains d'entre eux, comme Duclos, Vadé,
Crébillon fils ont eu, hors de l'Académie, leurs
plus séduisantes inspirations.
Voici enfin une Société où l'on écrivait par
malheur très peu, mais où Ton parlait beaucoup,
et beaucoup d'amour, véritable société d'amour,
à la tête de laquelle une des prêtresses de Vénus,
en même temps que de Melpomène et de Thalie,
maintenait par sa grâce, par sa coquetterie même,
le ton et l'allure qui émoustillent les esprits les
plus graves — et il en était autour d'elle, comme
nous le verrons.
Mlle Quinault la cadette (Jeanne-Françoise), fille
1 Recueil de ces Dames. A Bruxelles, aux dépens de la
Compagnie, 1745. — Œuvres badines du comte de Caylus,
t. XI, p. 1-112.
— 72 —
et sœur de comédiens, débula au Théâtre-Fran-
çais, sous le nom de Mllc Quinault-Dufresne le 14
ou 15 juin 1718 par le rôle de Phèdre. Elle fut
reçue en décembre pour l'emploi des soubrettes
où elle égala et même surpassa Mlle Desmares et
Mme Deshayes. Elle y joignit aussi plusieurs carac-
tères du haut comique qui semblaient appartenir
exclusivement aux actrices chargées des premiers
rôles.
Ses conseils furent très utiles à plusieurs auteurs
distingués, qui ne manquaient pas de la solli-
citer. Elle donna le sujet du Préjugé à la mode
à La Chaussée et celui de l'Enfant prodigue à Vol-
taire.
Mlle Quinault quitta le théâtre en 1741, n'ayant
guère plus de 40 ans. Elle avait obtenu en 1736
une pension de mille livres sur le trésor royal;
elle en eut une pareille de la Comédie.
Elle aimait beaucoup écrire, on ne sait trop sur
quels sujets. Elle consultait souvent d'Alembert,
qui sans doute était dépositaire de ses manuscrits.
Sou goût pour la toilette ne labandonna jamais ;
elle mourut en janvier 1783, encore occupée du
soin de se parer *.
Les contemporains ne se sont pas fait faute de
1 Lemazurier. Galerie historique des acteurs du Théâtre-
Français Paris, 1810 t. II, p. 331. — Mémoires secrets de la
République des Lettres, 20 janvier 1783.
— 73 —
célébrer son œil lutin, son visage fûté et jusqu'à
son pied mignon ; enfin son jeu spirituel et sa
façon de jeter le mot « qui le faisait passer la
rampe », lui avaient valu une agréable popu-
larité.
Ses mœurs ne furent jamais scandaleuses ; c'est
là presque un brevet d'originalité et d'honnêteté à
l'époque où elle vécut. Sur le tard, Mme d'Epinay
écrivait d'elle : « Son âge ne rend plus aujourd'hui
ses mœurs équivoques ; elles n'ont pas toujours
été bonnes, dit-on ; et, au milieu d'un certain
maintien apprêté et pédant, il lui échappe parfois
des plaisanteries un peu fortes. Il faut bien que
les qualités de son cœur soient supérieures à
celles de son esprit, pour avoir fait généralement
oublier son premier état1 ».
Sans être un modèle de veriu, Mu= Quinault ne
parait pas avoir pris grand goût à l'amour. Elle
eut des amants, il le fallait bien ; les meilleurs
restèrent ses amis. Jolly, l'auteur de l'Ecole des
amants et de la Vengeance de Vamour, eut peut-être
les prémices de sa beauté; un M. de Gaux lui suc-
céda ; puis la jeune artiste se plut à la rivalité des
ducs de Villars et de Coigny qui, peu constants
eux-mêmes, trouvèrent à qui parler. Elle traversa
ainsi un peu tous les mondes, sans être empruntée
1 Mémoires et correspondance de Mm' d'Epinay, t. I,
p. 246.
— 74 -
dans aucun, laissant partout au contraire une
réputation de femme d'esprit.
Elle avait en effet la répartie toujours heureuse.
A l'avènement de M. d'Argenson au ministère,
M1Ie Quinault vint une des premières le féliciter.
Le marquis l'ayant aperçue au milieu de la foule
des complimenteurs, alla galamment à elle et, la
serrant dans ses bras, l'embrassa très affectueuse-
ment. Un jeune seigneur, un arriviste de l'époque,
peu au courant des physionomies, s'imagina aus-
sitôt que la comédienne avait une grande in-
fluence ; étant parvenu à la rejoindre, il lui fit
une cour respectueuse et ne tarda pas à se recom-
mander à ses bons offices La comédienne eut une
subite inspiration. Elle se jeta à la tête du sollici-
teur et l'embrassa sur les deux joues en lui
disant : « Je ne puis mieux faire, monsieur, que
de vous repasser ce que le marquis m'a donné *. »
Lorsque Mlle Quinault quitta la scène, encore
trop jeune et trop vive pour se soustraire au
monde et se cloîtrer, elle organisa ses réceptions
avec plus de régularité et n'eut aucune peine à
attirer à elle des gens de lettres et surtout des
hommes desprit dont elle prisait fort la conver-
sation. Peut-être prisaient-ils en elle autre chose
que ses qualités intellectuelles ou morales; mais
1 Lemazurier. Galerie historique, t. II, p. 333.
-75 —
elle avait un doigté spécial pour se préserver
de tout attachement encombrant. Une fois cepen-
dant, son cœur dut être pris, pour Alexis Piron :
son affection était faite de tendresse, et l'esprit y
avait autant de part que le cœur. Elle s'efforçait
d'ailleurs de calmer la verve un peu grosse de son
ami, et le rappelait souvent à plus de délicatesse,
mais toujours avec une maternelle sollicitude.
« Je suis contente de vous, lui écrivait-elle, vous
avez été très bien au souper, et vous n'avez pas été
immonde. » ~ « C'est assez contre mon gré que
vous allez au souper. Je ne serai point à côté de
vous ; la rage reparaîtra sur la fin du repas. Je
vous connais : la Tonton éloignée, le Piron repa-
raît1. »
Elle était en effet dans l'intimité Tonton l'indo-
cile pour Piron qui pour elle était Binbin le barbu.
Dans une épître adressée à Compiègne à M. de
Livry, le poète constate en ces termes que sa bonne
amie a engraissé :
Suffit que ma belle amie,
Que vous appelez Tontou,
Que Tonton, jadis momie,
De graisse est un peloton 2.
Le comte de Caylus aida la comédienne dans la
1 Lettres deMn- Quinault à Piron, publiées par H. Bonhomme
dans les Œuvres inédites de Piron. Paris, 1859, p. 132.
2 Poésies inédites de Piron, p. 368.
— 76 —
fondation de son aimable société. Au début, elle
était limitée à huit personnes, et la réception se
faisait alternativement chez le comte et chez
MBe Quinanlt. Mais bientôt le nombre des convives
s'accrut ; et l'empressement avec lequel on sollici-
tait la faveur d'être admis à ces réunions, dut-on
n'occuper que le bout du banc, était tel que la
société fut ]>apiisée du. Boat-d a- Banc. La maîtresse
de maison, aussi aimable que bonne, décréta que
tout individu invilé une fois serait considéré
comme admis et reçu dans la société, ce qui lui
donnerait le droit de survenir, à l'improviste, aux
dates fixées, quand bon lui semblerait. Et ce diner
eut bientôt vingt à vingt-cinq convives. Mais
chacun d'eux devait apporter comme écot, une
histoire quelconque. Un encrier et ses accessoires
faisaient office de surtout, et, après boire, les élu-
cubratk-ns commençaient.
Les productions de cette période se confondirent
avec celles de Y Académie de ces Dames et de ces
Messieurs, dont Caylus était aussi le fondateur :
les Etrennes de la Saint-Jean en fureut les princi-
pales, nous avons dit leur valeur médiocre.
Mais, plus tard, les philosophes, les moralistes
prirent le haut bout, et le ton changea.
Il serait difficile, et d'ailleurs sans intérêt, de
nommer tous ceux qui vinrent s'asseoir à la table
de mademoiselle Quinault. Il suffit de savoir,
— 77 —
pour en connaître la portée, que, à côté du comte
de Caylus prenaient souvent place Voltaire, Mari-
vaux, Destouches, Crébillon fils, Voisenon, Pont-
de-Veyle, Maurepas, de Livry, Jolly, Piron, Collé ;
peu de femmes, mademoiselle Dufresne, belle-
sœur de la Quinault, et mademoiselle Baiicourt,
sa cousine ; la première surnommée Loulou, la
seconde Bouri. Dans la seconde période, Duclos
règne, amenant avec lui Saint-Lambert, puis
Rousseau, Diderot, d'Alembert, Grimm ; madame
de Jully, la belle-sœur de madame d'Epinay, qui
y rencontrait facteur Jélyotte dont elle ralïolait ;
madame d'Houdelot, et probablement la comtesse
de Rochefort.
Dans cette société de personnes à l'esprit large
et à la philosophie aisée, les allures ne durent pas
manquer plus d'une fois d'être mutuellement
osées et complaisantes ; la griserie des mots, les
fusées de l'esprit y aidaient, d'un esprit graveleux,
cynique, que n'effrayaient pas les allusions décol-
letées, les propos licencieux. Collé y disait quel-
ques couplets égrillards ; Voisenon, ce « petit
paquet de puces », aiguisait quelque épigramme
grossière ; Piron, le bras autour de la taille de la
maîtresse de maison, débitait quelque forte gau-
loiserie généreusement pimentée.
Par malheur, dans la période la plus intéres-
sante, lécritoire n'était plus qu'un emblème. Quel
— 78 —
recueil précieux ou eût pu faire de ces réunions !
Tout au plus possédons-nous le récit dune de ces
soirées, une des plus convenables sans doute, car
la présence d'une nouvelle venue, un peu timorée,
devait glacer la verve des partenaires .
Madame de Jully ne cessait de parler à sa belle-
sœur, madame d'Epinay, du salon de mademoi-
selle Quinault ; elle l'engageait vivement à l'y
suivre. « C'est là, assure-t-elle, où l'on peut vrai-
ment apprendre à connaître le monde, parce que
tout ce qu'il y a à Paris de bonne compagnie s'y
rassemble. » Madame d'Epinay, tentée d'accepter,
consulte M. de Lisieux qui lui répond : « Je
connais beaucoup de réputation Mllc Quinault, j'ai
même été quelquefois chez elle ; elle voit, en
effet, la meilleure compagnie ; vous ne pouvez
mieux faire que d'y aller de temps en temps, mais
je n'oserais vous conseiller de vous lier intime-
ment avec elle. Cette femme, qui a infiniment
d'esprit, a établi chez elle un ton de liberté qui
peut avoir des inconvénients, toujours relative-
ment à votre situation. D'ailleurs, Mlle Quinault
n'est vraiment recommandable que par l'origina-
lité de son esprit. » '
Quelques jours plus tard M'ne d'Epinay rencon-
tre la Quinault au chevet de Mme de Jully et lui
1 Mémoires de M™ d'Epinay, t. I, p. 243, sqq.
— 79 —
promet d'aller dîner chez elle. Elle s'exécute. Les
convives sont le prince de Galitzin, le marquis de
Saint-Lambert et Duclos.
Jusqu'au dessert, la conversation fut bruyante
et générale. Au dessert, Mlle Quinault fit signe à
sa nièce de sortir de table. On s'était assez con-
traint pour cette « petite morveuse ». Le moment
était venu où, les coudes sur la table, on dit tout
ce qui vient en tête ; et alors les enfants et les
valets sont incommodes. Voilà aussitôt Duclos
parti sur l'éducation de la nature, celle où l'on
appelle un chat un chat, où la pudeur est un vain
mot. « Il y a des nations de sauvages, par exemple,
où les femmes restent nues jusqu'à l'âge de
puberté, et certainement sans rougir. » Au reste,
dit le prince, il fut un temps où non seulement les
sauvages, mais tous les hommes allaient tout nus.
Duclos. — Oui vraiment, pêle-mêle, gras, rebon-
dis, joufflus, innocents et gais ; buvons un coup.
Mllfc Quinault chantant en lui versant à boire.
Il t'en revient encore une image agréable
Qui te plaît plus que tu ne veux.
Il est certain que ce vêtement, qui joint si bien
partout, est le seul que la nature nous ait donné.
Duclos. — Maudit soit le premier qui s'avisa de
mettre un autre habit sur celui-là !
Mllè Quinault. Ce fut quelque petit vilain nain,
— 80 —
bossu, maigre et contrefait ; car on ne songe guère
à se cacher quand on est bien.
Mais a-t-on de la pudeur quand on est seul ?
Mmc d'Epinay osant soutenir l'affirmative, Duclos
prétend que, quand on ne le voit pas, il ne rougit
guère, et conclut : « Je gage qu'il n'y en a pas un
de vous, quand il fait bien chaud, qui ne renvoie
d'un coup de talon toutes ses couvertures au pied
de son lit. Adieu donc la pudeur, belle vertu qu'on
attache, le matin, sur soi avec des épingles.
Au reste, que de vices et de vertus dont il ne fut
jamais question dans le code de la nature, et qui
sont de pure convention, suivant les pays, les
mœurs, les climats même. Seule la morale univer-
selle est inviolable et sacrée, car elle est la volonté
de l'espèce entière; en deux mots, prononce encore
Duclos, elle est « l'édit permanent du plaisir,
du besoin et de la douleur. »
Et poursuivi par son idée fixe, hanté du nu, il
voit, à l'origine des choses, l'espèce humaine
éparse sur la surface de la terre toute nue. Et si
quelqu'un s'avisa alors de se couvrir, c'est qu'il
avait froid. Et pourquoi pas par honte? hasarde
timidement M"'e d'Epinay. — Il est certain, dit le
prince, qu'il vient un temps où la nature honteuse
semble d'elle-même former un voile... répandre
une ombre sur certaines parties du corps, celles
que les anciens appelaient précisément pudenda.
— 81 —
— Mais comment se fait-il, interrompt Saint-Lam-
bert, que la nature voile si tard, et qu'elle voile où
il n'y a rien à voiler ? — Ah ! se lamente Duclos,
si l'on ne s'était pas couvert, on eût offert de beaux
bras, une tête échevelée... sans compter le reste...
Madame d'Epinay. — Si vous admettez dans
l'homme la possibilité d'aller nu sans rougir, vous
admettrez bien d'autres choses.
Duclos. — Eh, mais sans doute, sans l'exemple,
sans les leçons de votre mère, les remontrances
de votre bonne, vous auriez osé...
Le Prince. — Il est plaisant, en effet, que les
lieux habités par les hommes soient les seuls où
l'on rougisse d'obéir à l'impulsion de la nature.
Et pourtant mademoiselle Quinault se demande
si tous les... objets qui n'excitent en nous tant de
belles et vilaines choses que parce qu'on en dé-
robe la vue, ne nous auraient pas laissés froids et
tranquilles par une contemplation perpétuelle.
Mais Duclos croit que le tact n'eût jamais perdu
ses prérogatives.
Subitement enflammé d'enthousiasme, Saint-
Lambert, un verre de Champagne à la main, évoque
le tableau délicieux de la liaison solennelle des
sexes. (Une lacune dans le manuscrit nous a privés
de belle prose). Le sacrifice est consommé sous un
grand voile. Les parfums les plus délicieux fument
autour des mariés, la musique la plus douce dé-
6
— 82 -
robe les cris et les soupirs de la jeune épouse. Des
hymnes voluptueux et nobles sont chantés en
l'honneur des dieux. L'épouse, au lieu d'être aban-
donnée à de petites idées pusillanimes qui la trou-
blent et lui arrachent des larmes sottes et comi-
ques, aurait ainsi la seule crainte que les dieux ne
bénissent pas son union, et refusent leurs faveurs
à l'être qui va germer dans son sein.
Duclos trépigne de joie : «Oh I parbleu, j'aurais
été tous les jours à la noce, si cela se fût passé
ainsi » .
— Mais comment, interroge le prince, en est-on
venu à se cacher d'une action si naturelle, si né-
cessaire et si générale, et si douce !
— C'est que le désir, répond toujours Duclos,
est une espèce de prise de possession. L'homme
passionné détourne la femme, comme le chien qui
s'est saisi d'un os le porte à sa gueule, jusqu'à ce
qu'il puisse le dévorer dans un coin; et tandis
même qu'il le dévore, il tourne la tête, il gronde,
de peur qu'on ne le lui arrache. Je l'ai déjà dit à qui
sait entendre, la jalousie est le germe de la pudeur.
La grossièreté de la comparaison choque bien
un peu Mme d'Epinaj', mais elle admet la conclu-
sion. Et pourtant, fait remarquer le prince, il y a
d'autres actions naturelles, pour lesquelles on se
cache encore, et où la jalousie n'entre pour rien.
Certes, s'exclame Duclos, celui qui a plus de pa-
- 83 -
resse alors que d'amour-propre est un impudent.
Ma foi, à tout prendre, il est assez bien fait de se
cacher quelquefois. Les circonstances qui accom-
pagnent le transport de la passion Il était
peut-être grand temps que Mademoiselle Quinault
intervînt pour imposer silence au philosophe lo-
quace : elle tenait à ne pas trop choquer sa nouvelle
convive. Mais Saint-Lambert explique qu'on ne
dit rien de bien de l'innocence sans être un peu
corrompu. — Ni de la pudeur, ajoute Duclos,
sans être fort effronté.
Cette dissertation est interrompue par un intrus ;
et Mme d'Epinay profite de ce moment de silence
pour se retirer ; non sans faire la réflexion que,
quand on se donne la peine de détruire un préjugé
utile, il faut au moins le remplacer par quelques
principes qui non seulement en tiennent lieu, mais
encore qui mettent un frein plus sûr que celui
d'une opinion variable ; et qu'à moins d'être fous
on ne peut prétendre à ramener l'homme à l'état de
nature *.
Certains soirs, entre les mêmes convives aux-
quels vient se joindre Rousseau ou Diderot, s'agite
la question du plaisir et du bonheur, mais Duclos
ne la laisse pas traîner en longueur, affirmant qu'il
est absurde de disputer sur une chose que cha-
1 Mémoires et correspondance de Mme d'Epinay, I, p. 247,
sqq.
- 84 -
cuu a entre les mains, et qu'on est heureux quand
on veut ou quand on peut. — « Parlez pour vous,
riposte la Quinault, pour vous à qui il ne faut
pour être heureux que du pain, du fromage, et la
première venue. »
La beauté absolue — ou même relative — l'édu-
cation des sexes, l'entrainement à l'amour étaient
encore les sujets traités en cette académie philo-
sophico-galante, et dont il est permis de regretter
qu'un secrétaire n'ait pas conservé de précis
procès-verbaux. Il semble pourtant qu'on n'eut
pu impunément les présenter comme un manuel
d'éducation pour jeunes filles. Mademoiselle Qui-
nault, en effet, avait par distraction laissé assister
un soir sa nièce Hortense à une discussion sur la
divinisation de l'amour entre Diderot, Saint-Lam-
bert et Duclos. Quelques semaines plus tard, la jeune
fille venait avouer à sa tante qu'elle était grosse.
Elle avait voulu exposer à un jeune tailleur, dont
la chambre faisait face à la sienne, les théories de
Diderot et de Duclos sur les sentiments asservis à
la raison, au cerveau ; mais le galant lui avait
fermé la bouche pour entamer, à la muette, une
explication beaucoup plus passionnante... Mlle
Quinault se garda bien de vaine morale : elle unit
les deux enfants.
Comment la désunion parvint-elle à s'attaquer
à des esprits aussi élevés ? Ce fut un peu la
— 85 —
faute à la philosophie, qui brouilla Diderot,
Grimm et Rousseau; un peu à l'amour, qui lit de
Saint-Lambert et de Rousseau d'âpres rivaux, un
peu à la jalousie, qui rendait Duclos terrible.
Bref, on ne sait comment, et sans que la clôture
ait jamais été prononcée, le dîner du Bout-du-Banc
cessa d'exister; et Mademoiselle Quinault se retira
à Saint-Germain-en-Laye, où ses amis vinrent la
visiter jusqu'à ses derniers jours.
Le salon de Mme Doublet de Persan appartient à
notre sujet par certains côtés. A proprement par-
ler, on ne traitait pas dans ce salon des questions
de galanterie; à notre connaissance, on n'y écri-
vait pas davantage des contes, nouvelles ou dis-
sertations d'amour. Mais durant quarante ans, il
fut le véritable cabinet noir de la chronique jour-
nalière de Paris, où aboutissait fatalement l'anec-
dote ou la chanson du jour, où chacun était enre-
gistré, que la notoriété d'une minute avait fait sor-
tir de l'ombre, fût-il prélat ou mousquetaire, mar-
quise ou courtisane, robin ou abbé, actrice ou
entremetteuse.
A la mort de son mari, ancien intendant du
commerce, Mme Doublet de Persan, qui restait
avec une fortune médiocre, se retira dans un
appartement des logis extérieurs du couvent des
Filles Saint-Thomas, où elle resta enfermée pen-
- 86 —
dant quarante ans, sans jamais mettre les pieds
dehors, mais où une société aimable et choisie de
gens de bonne compagnie, d'écrivains, d'artistes,
de femmes d'esprit l'entoura continuellement.
C'étaient les deux frères jumeaux Lacurne et Sainte
Palaye, Mairan, secrétaire perpétuel de l'Acadé-
mie française, l'antiquaire de Foncemagne, Vol-
taire, d Argenial, le censeur royal Pidansat de
Mairobert, Mouffle d'Angerville, l'abbé Chauvelin,
l'abbé Legendre, frère de la maîtresse de maison,
Vénérable abbé
Qui siégeait à table
Mieux qu'au jubé,
l'abbé de Voisenon, Piron ; quelques femmes qui
donnaient au cénacle de la grâce et de l'entrain,
Mme d'Argental, Mme du Bocage, Mme Rondet de
Villeneuve, Mme deBesenval et quelques autres aux
vives allures.
Aux côtés de Mrae Doublet, Bachaumont, le raf-
finé sybarite, présidait cette société de nouvellistes
qui avait pris le nom de la Paroisse. Tous les soirs
les paroissiens se retrouvaient autour de la même
table, chacun à la même place et sous son por-
trait. Ainsi peut-on dire que chacun d'eux assis-
tait aux réunions, même absent. Chacun à son
tour contait la nouvelle, l'anecdote qu'il avait re-
cueillie dans la journée et qui, après discussion,
était inscrite sur l'un des deux registres ouverts au
- 87 -
milieu du salon, l'un destiné aux faits prouvés,
l'autre aux faits douteux. A la fin de chaque
semaine, un extrait de deux registres était dressé
sur des feuilles volantes et livré à la publicité par
Gilet, le valet de chambre de Mmed'Argental, accré-
dité comme rédacteur dans la Paroisse.
« Rien de divertissant comme cet examen des
nouvelles, où chaque esprit et chaque caractère se
dessinaient dans tout leur jour. Pour l'abbé
Legendre et l'abbé Voisenon toute chanson était
vérité ; Piron, qui puisait tout son orgueil dans
sa qualité de lettré et se posait en prince de la
littérature, Piron qui tenait du taureau et du Bac-
chus d'enseigne, causeur étincelant, plus Bourgui-
gnon qu'Athénien, moins fin que Gaulois, bon-
homme qui croyait être méchant parce qu'il était
brusque, brutal et sans mesure, et qui s'imaginait
intimider par l'invective et la répartie ou réduire
par l'imprévu, la franche humeur et la gaîté pan-
tagruélique, apportait là ses habitudes du café
Procope, et donnait volontiers tort aux gens de
cour que défendaient d'Argental et Mirabaud avec
Chauvelin. Foncemagne, savant de profession,
religieux de conviction, et parlant comme un
livre, châtiait de verve les anecdotes en désha-
billé i» .
1 Feuillet de Conches. Les salons de conversation au
XVIII* siècle, p. 111.
Après avoir longuement examiné les racontars
delà politique, des théâtres, des lettres aussi bien
que ceux des boudoirs et des alcôves, les parois-
siens soupaient gaîment. «C'était une espèce de
saturnale succédant à une grave séance du sénat
romain. La fête devenait surtout joyeuse lorsque
Bachaumont faisait les frais du souper. A la fin de
sa vie ii feignait de radoter pour avoir le droit de
tout dire impunément, et il en convint avant de
mourir. »
De ce cercle sont sorties d'abord les Nouvelles à la
main, vendues et distribuées ouvertement, recueil
d'anecdotes croustilleuses, scandaleuses, déver-
gondées, en vers et en prose, dont l'insolence était
telle qu'elles furent dénoncée.; en 1852 au parle-
ment par le procureur général l.
La dénonciation n'ayant eu aucun effet, l'année
suivante d'Argenson, ministre des affaires étran-
gères, écrivait à Berryer, lieutenant de police (octo-
bre 1753) pour attirer son attention sur cette scan-
daleuse publication. Mm* Doublet était informée
d'avoir à cesser ce scandale; elle n'en tenait aucun
compte. Et Choiseul lui-même, successeur de
d'Argenson, ne réussit pas davantage -. Le valet de
chambre, secrétaire de la rédaction, fut bien un
1 Peuchet Mémoires historiques lires des archives de la police
de Paris, 1338, t. II, p. 108.
- Peuchet, Mémoires historiques, t. III, p. 328.
— 89 —
instant emprisonné ; mais ses protecteurs puis-
sants ne tardèrent pas à le faire élargir.
On retrouve aujourd'hui ces Nouvelles littéraires,
en des manuscrits épars dans les diverses biblio-
thèques l et daus le recueil de la Bibliothèque
nationale qui porte le nom de Maurepas .
C'est encore de la Paroisse que sont sortis les
Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la Répu-
blique des Lettres en France (de 1767 à 1787), pu-
bliés en trente-six volumes sous le nom de Bachau-
mont. En réalité Bachaumont ne rédigea que les
quatre premiers volumes et la moitié du cinquième :
Pidansat de Mairobert les reprit à la mort de
Bachaumont, en 1771, et les continua jusqu'en
1779, époque de son suicide. Enfin d'Angerville,
l'auteur de la Vie privée de Louis XV et quelques
autres paroissiens de moindre envergure menèrent
les mémoires jusqu'en 1789.
Les Mémoires secrets sont loin d'être une chro-
nique exclusivement galante : les affaires politiques
et religieuses y tiennent une grande place ; mais
ils offrent, pour l'étude de la vie amoureuse du
siècle, des ressources précieuses et souvent uni-
ques. Principalement sous la direction de Pidan-
sat de Mairobert et de Mouffle d'Angerville, ils ont
enregistré tous les événements galants, non sans
1 Entre autres, à la Bibliothèque de l'Arsenal, le« manus-
crits n° 3505 et 7083.
— 90 —
commentaires souvent badins. Les principales
actrices de l'époque, les Arnould, les Raucourt,
les Dangeville, les Guimard, les Durancy y sont
fréquemment citées, et non pas seulement pour
leurs succès ou déboires artistiques, mais aussi
pour les faits et gestes de leur carrière erotique.
Il n'est pas jusqu'aux célèbres proxénètes, comme
la Gourdan, dont les intrigues ne nous soient révé-
lées avec des détails précis. Que le ton en soit tou-
jours impartial, que même la véracité historique
y soit sans exception rigoureusement observée,
c'est ce dont nous ne saurions jurer. Mais si ce
recueil doit être consulté avec certaines précau-
tions, si ses assertions doivent être vérifiées avec
soin, il n'en reste pas moins un document de très
grande valeur pour une longue période du dix-
huitième siècle.
Il ne fut pas goûté de tous les contemporains,
qui s'en étonnerait? Il était l'organe d'un cercle,
d'une société fermée, et il ménageait peu ceux
qu'il n'aimait pas, Laharpe en dit beaucoup de
mal, et Beaumarchais haussait les épaules devant
ses attaques. Un de ses confrères enfin, Métra, le
maltraite; mais tout cela n'est pas fait pour nous
inspirer de la défiance, au contraire.
Dans les Mémoires secrets de la République des
Lettres, dit Métra, le Roi, les Princes, les magis-
trats, les citoyens de tous les rangs, les femmes
— 91 —
de tout étage, tous y ont leur écriteau. Ce sont des
annales domesti- civiles, recueillies par le plus inci-
vil et le plus abominable membre de la société
qu'il trahit et déchire. L'origine de cette mons-
trueuse compilation des faits et dits journaliers de
la cour et de la capitale est attribuée à la coterie
d'une dame Doublet, dont la maison était l'aréo-
page des nouvellistes et des aristarques de Paris.
Mairobert fut même accusé hautement d'en être
l'auteur; ce qu'on put croire d'autant plus facile-
ment que ce disciple du Doublettisme était le furet
le plus ardent de tout ce qui s'appelle nouveautés
scandaleuses, et qu'il avait la dangereuse manie
d'être l'anecdoticienleplus au courant des ruelles,
des spectacles et de la littérature *.
Correspondance secrète, 5 août 1780.
CHAPITRE III
Les Sociétés Guides d'amour. — La « Table Ronde » :
Les Heures de Cythère. — La « Société Joyeuse » :
Almanach des honnêtes femmes. — Le Code de
Cythère.
Quelques-uns des cénacles galants du siècle
eurent des visées plus pratiques, en apparence du
moins ; ils affichèrent la prétention de codifier les
règles insaisissables de la galanterie, de l'amour,
de la volupté. Ils semblaient devenir, en quelque
sorte, de par le but poursuivi, de véritables guides
d'amour, mettant leur propre expérience, l'ingé-
niosité de tous leurs adeptes ou initiés au service
des intéressés, mais non sans une certaine dose
de mystère, car l'amour ne se plaît pas à la publi-
cité. Les productions de ces cénacles étaient donc
par le fait le plus souvent réservées à une élite ;
aussi sont-elles devenues rares et nous ont-elles
paru mériter de revoir le jour en ces pages où elles
sont si bien à leur place.
La Société de la Table Ronde exista vers 1775
dans les salons de la belle comtesse de Turpin de
Crissé, fille du maréchal de Lowendahl, protec-
— 93
trice éclairée des lettres et des arts. Sa figure était
charmante, son esprit des plus fins. Le galamment
célèbre abbé de Voisenon, qui fut longtemps un
de ses plus fidèles commensaux et amis, marqua
l'estime qu'il faisait de son goût en l'instituant
légataire universelle de ses manuscrits et produc-
tions littéraires *. La comtesse publia scrupu-
leusement les œuvres dont elle avait la garde,
sans vouloir se laisser arrêter par la crainte du
scandale. C'était hardi autant que consciencieux.
Les membres de la Table Ronde se réunissaient
autour d'une table arrondie et délicatement servie,
dont le plat du milieu était une écritoire; ils se
proposaient de célébrer la beauté, d'entretenir le
culte de l'amour, de lui élever de nouveaux autels.
Ils étaient gens à remplir ce but, car à côté de la
noble présidente et du joyeux abbé se trouvaient
les auteurs dramatiques Favart et Guillart et le
chevalier de Boufflers, dont la réputation était
faite .
Aucun document ne nous renseigne davantage
sur la Société, dont il nous reste seulement une
œuvre gracieuse, qui ne fut jamais mise dans le
commerce. Nous en empruntons l'analyse au
rédacteur de la Correspondance secrète :
En 1776, il paraissait sous le titre suggestif :
Heures de Cythère ou La Journée de l'Amour, un
1 Mémoires secrets, 21 août 1776.
— 94 —
ensemble de pièces galantes, étincelles échappées
des cendres de Tanné de Voisenon, que Mme la
comtesse de Turpin éditait sous la forme d'un
livre d'église et contre lequel l'archevêque de
Paris s'insurgeait en vain.
Les femmes ont tous les honneurs de ce livre :
il leur est dédié et, dans l'épitre qui leur en offre
l'hommage, voici comme il esquisse le but de
l'ouvrage :
Sexe charmant qui parez la nature,
Soyez aussi l'ornement de mes vers ;
Des tours brillants, des sophismes diserts
J'abjurerai l'élégante imposture ;
Le tendre amour animera mes airs,
Le sentiment en sera la parure.
Aux cœurs épris, aux amants délicats
J'enseignerai les secrets de Cythére,
Je leur dirai le vrai moyen de plaire,
Jusques à vous je guiderai leurs pas ;
Sans rien ôter à la pudeur austère
J'esquisserai les amoureux ébats :
En les cachant sous l'ombre du nrystère
Je ne ferai qu'indiquer vos appas.
La première Heure, contenant des Conseils à la
jeunesse, porte pour titre : La nécessité d'aimer.
« L'amour est pour les âmes ce que le soleil est
pour la terre. Ce sont des rayons de feu qui la
pénètrent et la font reproduire ; c'est le souffle de
l'amour qui allège les peines et étend les plai-
sirs.
- 95 -
Plaignez le mortel assez malheureux pour fer-
mer son cœur à ces délicieuses impressions : il est
tout près des vices; est-on sensible, on est bientôt
vertueux, l'humanité, l'indulgence sont les com-
pagnes et les garants de l'amour ; le code moral
est dans le cœur ; la vertu est un sentiment, et il
n'y a que les âmes tendres qui soient essentiel-
lement honnêtes ».
APPEL
Si vous avez vingt ans, ne cherchez pas d'amis,
Cela ne se peut pas, cela n'est pas permis.
C'est désirer ce qu'on n'ambitionne,
Ce qu'on n'acquiert qu'avec le temps ;
Ainsi la nature l'ordonne :
Les amants sont les beaux jours du printemps,
Et les amis les beaux jours de l'automne.
L' imagination, Y absence sont les sujets des
seconde et troisième Heures. La quatrième est la
jalousie, célébrée par une idylle imitée de l'al-
lemand.
La cinquième Heure est celle que nos jolies
femmes fêteront le plus volontiers; la plupart des
leçons que notre auteur y donne sont superflues
pour elles : il est question du caprice.
Que l'amant quelquefois incertain du retour
Sache le mériter par la persévérance.
Entre la crainte et l'espérance,
La constance fonda l'empire de l'amour.
— 96 —
Comment définir ce rien subtil qu'est un ca-
price?
Ces riens subtils que nous nommons caprices.
C'est ce mélange adroit de contraires piquants,
Ces éclairs de gaîté, ces tristesses factices,
Ces instants de langueur et ces désirs bouillants;
Cet essor brûlant de tendresse
Qui même de l'amour devance le désir ;
Puis cette douce et facile mollesse
Qui veut avec lenteur attendre le plaisir.
La sixième Heure est consacrée aux Reprises ou
au « souvenir du premiermoment heureux ».
Semblable au rapide phosphore,
Le plaisir brille et disparait ;
Mais si la voix des sens se tait,
Le cœur au moins jouit encore.
Dans la fougue de la jeunesse
On ne sent plus, à force de sentir.
Ce qu'on appelle amour n'est qu'une folle ivresse,
Et trop souvent ce qu'on donne au désir,
On l'ôte à la délicatesse.
Ou peut être heureux à tout âge,
Par les dons que l'amour ménage,
Son feu pur ne peut s'amortir,
Un sentiment nous dédommage,
Le bonheur supplée au plaisir ;
On a toujours un cœur et le cœur n'a point d'âge.
L'ouvrage se termine par un Dialogue des amants
heureux dans le bosquet de Vamour. Ils vont vile en
besogne, les amants heureux !
PORTRAIT DE LA DUCHESSE DU MAINE
Dictati^ice Perpétuelle de l'Ohdpne de la " MOUCHE A MIEL
— 97 —
Eglé. — Nous arrivons les premiers au temple,
nous aurons le temps de nous donner bien des
baisers avant l'heure mystérieuse.
Lycas. Veux-tu les recevoir ?
Eglé. — Ah ! laisse-moi le plaisir de t'en
donner.
Lycas. — Un... .
Eglé. — Deux, trois
Lycas. — Attends donc, petite espiègle, tu les
précipites trop, laissons nos bouches l'une sur
l'autre
Et ils ne parlent pas plus avant (1) !
C'est à un ordre de choses plus précis que vise
la Société Joyeuse, dont l'existence ne nous est
point démontrée. Cependant ridée est bien auda-
cieuse pour émaner d'un seul écrivain, celle de
composer un almanach, guide d'amour par excel-
lence, dans lequel les saints du calendrier sont
remplacés par des dames connues pour leur galan-
terie ou leur débauche.
Cet almanach qui, par une badine antiphrase,
porte le titre d' Almanach des honnêtes femmes, ins-
crit en épigraphe ces mots latins :
Et lassata viris nondum satiata récessif.
Il comprend un préambule, dont les termes sont
(1) La Journée de l'Amour ou Les Heures de Cythère. —
A. Guide, 1776 ; Correspondance secrète, 14 septembre 1776.
7
— 98 -
suffisamment nets pour épargner toute autre pré-
sentation.
La Société Joyeuse, fâchée que le public reçoive
pour ses étrennes une foule d'almanachs, dont pas
un seul ne s'occupe du beau sexe, a voulu réparer
cet oubli.
« Le calendrier nous offrait des personnages fort
estimables, mais que nous ne connaissons point.
Je ne balance point à les chasser pour mettre à
leur place les héroïnes de notre siècle. Une femme
jeune, blonde et blanche, rit bien plus à mon
imagination qu'un Crépin, un Nicolas, un Bruno
aux cheveux gras et à la barbe sale.
Les Saints, une fois relégués en Paradis, auprès
des onze mille vierges, chaque jour du mois
prendra le nom d'une beauté moins sévère. La
noblesse occupera les premiers rangs, le tiers-état
aura les vendredis et les samedis ; et les dimanches
offriront les courtisanes. Je fais les honneurs du
nouveau calendrier aux duchesses et aux marquises
qui ont toujours donné le signal du plaisir; et j'ai
laissé les jours maigres aux bourgeoises accoutu-
mées à vivre dans l'abstinence.
Par respect pour les goûts divers, chaque mois
portera un titre analogue au genre de volupté de
ses héroïnes.
Les dames françaises ont porté la lubricité aussi
loin que les grecques et romaines ; mais notre
— 99 —
langage n'a pas fait les mêmes progrès que notre
libertinage : nous puiserons donc dans le diction-
naire de volupté des anciens, des expressions
simples et énergiques.
Enfin j'ai substitué à des fêtes sinistres et
lugubres, des fêtes aimables et dignes des nouvelles
patrones. Puissent tous les Français multiplier
leurs actes d'adoration : la perfection sera de
pouvoir chômer tous les matins la sainte du
jour. »
Janvier est le mois des Fricatrices .
« Je dois ma première sensation voluptueuse à la
manière usitée des Fricatrices. Toutes les femmes
ne s'acquittent pas également de cet emploi : il
faut avoir le poignet délié, la main blanche et les
doigts longs. »
Par ces qualités se distinguent Mmc de Ballain-
villiers, les comtesses de Gossé, de Carnillac,
d'Aiguillon, de Beaufort, la duchesse de Stainville,
la marquise d'Aumont ; et parmi les courtisanes,
Dufresne, Granval, de Mailli et Grandville.
La fête de la «Circoncision» au 1er janvier est
devenue la «Fête du prépuce». — Beaucoup de
peuples ont la coutume de retrancher une partie
de ce membre où les femmes ne trouvent presque
jamais rien de trop. Abolissons cet abus, et qu'une
fête soit proclamée en l'honneur d'une partie
— 100 —
aussi essentielle. — L'Epiphanie, qui célébrait
«trois vilains Maures tout noirs » est changée en
«Fête des Reines ».
Février est consacré aux Tractatrices.
« Une Tractatrice pétrit amoureusement les c...
de sonbien-aimé; la sensation qu'il éprouve est si
grande que pour avoir trop de plaisir il n'en a
bientôt plus.»
Au 2 février, la Purification s'appellera désormais
«fête du Bidet ». — La propreté était ordonnée
chez les anciens ; de là viennent les purifications
des Juifs, les lustrations des Romains, etc. Pour-
quoi ne pas nous conformer à ces usages, en
instituant la fête du Bidet? Elle serait fort utile,
surtout si on l'introduisait dans les couvents et
dans les provinces. — Beaucoup de dames appel-
lent un bidet leur confesseur : il efface tous les
péchés par une ablution parfaite.
Les principales saintes du mois portent de grands
noms ; celles des dimanches sont les courtisanes
Adeline, St-Hilaire, de Ville dite Ferari.et Lange.
Mars est le mois des Fellatrices.
« De tous les genres de volupté, celui des Fella-
trices est le plus désirable; il consiste h sucer le
gland de son amant. Peu de femmes sont capables
de donner cette marque d'amour : on est sur
101
d'être aimé quand elles ont subi cette épreuve. »
Au 25 mars, à la fête de l'Annonciation a été
substituée celle des m eaux. «Ce changement
ne fait aucun tort à notre sainte religion ; tout le
monde sait que le beau Gabriel était l'agent des
plaisirs du Saint-Esprit.»
Courtisanes du mois : Beauvillers, d'Ambly,
Elisberg et Coulon.
Avril est réservé aux Lesbiennes.
« A Lesbos, les filles passaient pour vertueuses,
elles ne faisaient jamais d'enfants. Un auteur
nous a transmis leur secret ; elles se faisaient
gamahucher par des garçons encore imberbes, et
couvraient leurs figures de libations amoureuses.
— Les saintes du mois d'avril ont adopté cette
manière. Nous conseillons aux jeunes gens de les
éviter : elles sont très égoïstes et ne compatissent
point aux désirs des malheureux qui les amu-
sent.»
Le vendredi saint, qui rappelait «la fin tragique
d'un Dieu pendu il y a 1790 ans», devenait la «fête
de la petite mort» — cette mort délicieuse où nous
plonge le plaisir, ce ravissement où nos sensations
confondues, absorbées, ne nous laissent plus rien
à désirer.
Courtisanes vouées au culte de Lesbos : Du-
brieulle, Sainte Amaranthe, la Borde, Rosalie.
— 102 —
Mai est le mois des Corinthiennes.
« Ces aimables femmes multiplient les plaisirs
de l'homme qu'elles aiment. De quelque côté qu'il
les attaque, il trouve de- sensations nouvelles :
un c...l d'albâtre vaut quelquefois un ventre de
lis. — Les femmes de Corinthe étaient fameuses en
Grèce par la souplesse de leurs reins et l'élasticité
de leurs mouvements. Qui n'avait pas alors une
esclave de Corinthe passait pour malheureux.
Nous sommes donc aujourd'hui bien fortunés, car
plusieurs dames françaises ont hérité de ce précieux
talent.
Courtisanes honorées des dimanches des Corin-
thiennes : d'Hervieux, Lanières, Smith et les trois
Gavaudan (à la Trinité).
La fêle de l'Ascension s'est transformée en «fête
des band. .s. »
Juin est le mois des Samiennes.
« L'amour habitait Cythère ; le libertinage rési-
dait à Samos. On y voyait des amphithéâtres appe-
lés parterres de ta nature, parce que les deux sexes
tout nus y exposaient des modèles de beauté. La
troupe se partageait en deux bandes : l'une exécu-
tait les positions les plus voluptueuses, et l'autre
était attentive jusqu'au moment où elle prenait la
place des athlètes fatigués et ranimait leurs désirs
par de nouveaux assauts de lubricité.»
— 103 —
Le joui- de la Fête-Dieu sera dorénavant consacré
à Priape.
Courtisanes du mois : Guimard, Quincjr,
Michelot et Clairville.
Juillet est le mois des Phéniciennes.
« Il était d'usage en Phénicie que les femmes se
peignissent les lèvres pour imiter l'entrée du vrai
sanctuaire de l'Amour. Elles enduisaient aussi
de miel le gland de ceux qu'elles voulaient fêler,
elles le suçaient avec ardeur, lubréfiaient la peau
fine qui l'enveloppe, et leur salive imprégnée du
suc attirait des flots d'amour.
Courtisanes phéniciennes : Rose, Saulnier,
Delliot et Dugazon.
Août est le mois des Sy parnassiennes.
« L'art des Syphniassiennes est très connu Cn
France. Ces habitantes de l'une des Cycladeà
avaient des maris très paresseux : pour les exciter,
elles leur enfonçaient le grand doigt dans l'anus et
en chatouillaient les bords : cette ressource
s'appelle aujourd'hui diligence ou postillon.»
S'adresser, pour cette spécialité, aux courtisanes
Renaud, Racine, Carline et Lefevre.
Le 15 août, fête de l'Assomption, est devenue la
« fête des Rapts », pour encourager les jeunes
sens.
— 104 —
Le mois de Septembre est celui des Phicidisseuses.
Les Phicidisseuses prétendent que l'espèce hu-
maine n'est pas seule capable d'exciter le plaisir.
Elles tremblent aux approches d'un homme vigou-
reux, et leur préfèrent la langue délicale de leurs
petits chiens. Envions le bonheur de ces petits
animaux, ils sont souvent plus aimés que nous1.
Courtisanes du mois : Colombe, Duplan, Flire
et Desgravelles.
Octobre appartient aux Chalcidisseuses, qui fai-
saient servir aux plaisirs de la beauté des enfants
aux gestes innocents, à la peau blanche, aux mains
potelées, aux manières délicates.»
Courtisanes affligées de ce vice : Burman ,
Dussac, Contât, Justine et le Seine.
Novembre est le mois des Tribades.
« Il faut que le bonheur des Tribades soit bien
grand, puisqu'elles sont aussi multipliées. Les
femmes anciennes connaissaient ce plaisir, mais
elles ne le préféraient pas au coït. »
Saintes courtisanes à fêter en ce mois : Arnould,
Raucour, Saint-Huberti et Doligny.
1 « On vient d'avoir à Paris un exemple terrible de la jus-
tice du nouveau Parlement, qui a fait enlever tous les petits
chiens appelés lexicons et les a condamnés par arrêt du 25 mai
dernier à être brûlés en place de Grève, pour un crime que
les bonnes mœurs défendent de révéler. » (Gazetier Cuirassé,
p. 171.)
— 105 —
Décembre est dédié aux Hircinnes.
« Hircinnes vient du mot latin hircus, bouc, il
équivaut à l'expression française vieille houhou.
Voudrais-tu que je prisse une vieille houhou, dit
Corneille. Après avoir joui dans sa jeunesse, on
aime dans un âge avancé à voir jouir les autres,
on sert leurs amours. Une Hircinne négocie, se
charge des préliminaires. Par son entremise, deux
amants se trouvent ensemble au lit sans s'être
jamais parlé. »
Au 8 décembre se trouve la fête du «P.... âge
perdu ».
Courtisanes à fêter : Sainval, Duthé, la Chais-
saigne et Vestris.
Au 25 décembre, la fête des cocus. « Ces mes-
sieurs porteront la châsse de Saint-Joseph en pro-
cession, avec l'habit et les attributs de l'ordre. Le
soir ils donneront à leurs femmes et à leurs
amants un bal dont ils payeront les violons et les
rafraîchissements. »
La « Société Joyeuse », ou son pseudo-représen-
tant, convaincu d'avoir fait œuvre utile, fait appel
à ses lecteurs et lectrices pour augmenter agréa-
blement le champ de ses observations et ajouter,
s'il se peut, à la science erotique une posture, un
geste, une adresse, une appellation. Tous les
fervents de Vénus sont conviés à dévoiler ce qu'ils
106
connaissent des mystères du plaisir : ainsi chacun
apportant sa contribution, le profit sera commun,
ainsi qu'il convient1.
L'appel fut-il entendu? aucun document lie
vient nous le confirmer.
C'est dans le cerveau de Moët, un Félicitaire de
marque — ainsi s'appelaient les membres de
l'ordre de la Félicité dont nous nous occuperons
à loisir — que germa la conception d'un Code de
Cythère, destiné à réglementer l'amour vénal, en
s'appliquant à tenir un compte précis de toutes
les conditions, situations des intéressés des deux
sexes. C'est, croyons-nous, la production la plus
complète et la plus curieuse qui ait été élaborée
en ce genre et sur ce sujet.
L'auteur du Code de Cythère, qui prétend avoir
emprunté à Plaute (Àsinaire, scène de Diabolus et
du Parasite) la première idée de ces statuts
d'amour, avoue que son but unique est de servir
de guide dans la riante carrière du plaisir.
C'est Gupidon lui-même, roi de Cythère, qui
légifère, en présence de Véuus et de Psyché,
tenant son respectable lit de justice dans la grand'
chambre de l'auguste Parlement de son royaume
amoureux. Les soins continuels qui l'occupent
1 Almanach des honnêtes femmes pour l'année 1790. De
l'imprimerie de la Société joyeuse.
— 107 -
tous les jours à régler tout ce qui peut contribuer
à la solidité et à la réalité du plaisir de ses sujets,
l'ayant porté à prendre connaissance par lui-
même de l'état où ils sont pour le présent, il les a
trouvés si déréglés et dans un si grand désordre
et abattement, soit par la négligence de ses offi-
ciers, soit pour quelque autre motif qu'il n'a pas
voulu approfondir, qu'il a estimé devoir préférer
y apporter les remèdes les plus nécessaires et les
plus prompts.
Article premier. — L'exercice des maq , entre-
metteurs, appareilleurs de notre Royaume est
supprimé; tous leurs gages, revenus, fruits, pro-
fits, droits et émoluments rayés. Ceux qui ont
vingt-cinq ans de bons services auront des
«Lettres de vétérance » leur accordant le surnom
de « Sieur de la Complaisance », scellées de notre
grand sceau de cire verte, et destinées à leur tenir
lieu de sauf-conduit.
Article 2. — Il est défendu de louer ou sous-
louer à l'avenir aucune maison ou pièce pour
loger des femmes ou filles de joie faisant com-
merce public de leur corps. Il est défendu de
prêter ses appartements pour faire des agapes et
sacrifices nocturnes avec nos prêtresses ressortis-
sant de notre Empire, et ce sous peine d'être qua-
lifié de maq...., entremetteurs, appareilleurs.
Article 3. — Ne sont pas comprises dans le pré-
— 108 —
cèdent article les femmes et filles entretenues, ou
celles ayant quelque métier de brodeuse, coutu-
rière, lingère, coiffeuse, et n'ayant qu'un amant.
Article A. — Nous créons, instituons et établis-
sons à perpétuité douze cents privilèges de filles
commodes, sous le titre et qualité de Filles courti-
sanes commodes, ou Favorites d amour, que nous
établissons dans les quatre principaux quartiers
de notre capitale. Elles seront exemptes de tous
impôts, tailles, capitation, corvée de gens de
guerre, si cependant c'est leur goût d'en être
exemptées.
Article 5. — Pour obtenir ce privilège, il faut
avoir quinze ans accomplis et apporter un certi-
ficat en bonne forme de deux matrones, qu'on n'a
plus sa virginité.
Article 6. — Nous établissons un fonds des dits
privilèges de six cent mille livres, employé à faire
bâtir dans les quatre principaux quartiers une
maison de communauté capable de loger trois
cents courtisanes favorites dans chacune. A la
principale porte de chaque établissement sera
fixé un grand tableau ayant pour tout attribut un
Amour avec un carquois à la main et un bandeau
sur les yeux.
Article 7. — Chaque fille en entrant paiera un
droit de cinq cents livres.
Article 8. — Chaque fille apportera un certificat
— 109 —
de notre chirurgien juré, inspecteur et visiteur
général des privilégiées, constatant quelles sont
saines de corps et peuvent remplir leurs fonctions
sans crainte de reproche de la part de ceux qui
courront avec elles la carrière des plaisirs.
Article 9. — Après six ans d'exercice, les privi-
légiées pourront se retirer dans les maisons des
Filles pénitentes, des Magdelonnettes ou des Nou-
velles converties, ou bien vivre en leur particulier.
Article 10. — A quarante ans et un jour, temps
auquel la raison et la tempérance doivent succé-
der à l'ardeur de la jeunesse et à la soif des plai-
sirs, elles se retireront dans une des susdites
maisons, où il sera pourvu à leur pension.
Article 11 . — Les enfants de nos courtisanes
favorites seront reçus dans notre Hôpital des en-
fants trouvés, où ils seront nourris et instruits
avec soin.
Article 12. — Dans chacune de nos quatre mai-
sons, il y a trente classes particulières, dont cha-
cune est composée de dix courtisanes favorites.
Les dix premières classes, composées des privi-
légiées de quinze à vingt ans, porteront le nom de
Jeunes Favorites.
Les dix secondes classes, composées de privilé-
giées de vingt à trente ans, porteront le nom de
Courtisanes joyeuses.
Les dix dernières classes, composées des privi-
— 110 —
légiées de trente à quarante ans, porteront le nom
de Femmes faites.
Article 13. — En titre d'office héréditaire, il est
institué cent vingt duègnes, dites Sœurs con-
trôleuses et visiteuses des classes, et cent vingt
Mères directrices desdites courtisanes privilégiées.
Elles seront dans chaque maison au nombre de
trente : chaque classe aura une Mère directrice et
une Sœur visiteuse. Pour ces dits offices, les an-
ciennes maq... elles, entremetteuses, appareil-
leuses, qui n'auront point subi de peines infaman-
tes, peuvent se présenter.
Article H. — Les Mères directrices paieront
deux mille livres ; les Sœurs contrôleuses quinze
cents livres.
Les Sœurs contrôleuses recevront les personnes,
de quelque qualité et condition qu'elles soient,
qui se présenteront et demanderont l'amoureux
déduit avec une fille d'une classe ; elles les visite-
ront et refuseront la porte de l'appartement de
jouissance à ceux qui ne seraient pas sains, en
leur faisant payer une amende de dix livres. Les
amendes seront destinées aux réparations de nos
quatre sérails ou maisons de volupté.
Les Mères directrices gouverneront lesdites
favorites : elles auront grand soin de leur appren-
dre et montrer les gestes, œillades, postures,
négligences, attitudes, agaceries, minauderies,
— 111 —
plaisanteries, et généralement tout ce qui peut
contribuer au parfait délice des sens de leurs
amants; elles auront attention à la propreté de
leurs habits et à la blancheur de leur linge.
Article 15. — Dans l'intervalle du travail, les
courtisanes favorites pourront se livrer à des lec-
tures, en évitant les mauvais livres qui ne sont
faits que pour donner des désirs à qui déjà n'en
manque pas : ce serait jeter de l'huile au feu.
Les articles 16, 17 et 18 sont consacrés à décrire
l'uniforme des courtisanes dans chaque classe.
Leur marque distinctive consistera dans un bon-
net de taffetas couleur de rose, sur lequel seront
brodés en or un arc, un carquois et un flambeau
en sautoir ; au-dessous de ces armes parlantes
seront inscrits deux numéros en argent, le premier
indiquant la classe, le second le rang : 4-7 signi-
fiera la septième de la quatrième classe.
Article 19. — L'usage du rouge, banni pour les
Jeunes favorites, est autorisé avec modération dans
les autres classes.
Les favorites des vingt dernières classes se frot-
teront le soir le visage de pommade de concombre
ou de limaçon, pour avoir le lendemain la peau
douce, le teint reposé et frais. Le fard est interdit.
Article 20. — Il est défendu de faire usage
d'odeur, d'eaux de senteur, de poudre à la maré-
chale, de poudre ambrée, etc.
— 112 —
Article 21 . ~ Il est défendu de faire usage de
chaufferettes pendant l'hiver. Que nos privilégiées
demandent à leurs Mères directrices la raison de
cette prohibition : elles n'ignorent pas sans doute,
et peut-être par leur propre expérience, le tort que
cause ce feu caché. Il doit être aussi odieux à une
jolie femme que la fournaise de Nabuchodonosor
était redoutable aux fanatiques assyriens.
Article 22. — Les courtisanes favorites seront
dès le matin dans un état honnête et décent ; elles
ne devront jamais se présenter en négligé aux
yeux des galants. Elles ne doivent paraître à leurs
fonctions que dans la situation convenable pour
plaire. Vénus veut que ses sujettes soient pru-
dentes quand elles sont aimables : les Grâces
étaient nues, parce qu'elles ne se fatiguaient
point. Les Nymphes étaient habillées parce
qu'elles dansaient et sautaient toujours : leur gorge
ne recevait aucun tort des secousses qu'elles se
donnaient, car elle était retenue prisonnière dans
un ornement en forme de ceinture.
Nos courtisanes ne se déshabilleront jamais
dans les excès de plaisirs et de débauche. Depuis
quinze ans jusqu'à trente, elles porteront des
corps ou des corsets baleinés ; de trente à quarante,
de simples corsets busqués.
Nos priviligiées ne doivent se déshabiller que le
soir en se couchant.
— 113 —
Article 23. — Aucun petit-maître ou coureur
d'aiguillettes ne peut interrompre les privilégiées
à leur toilette. Aucune d'elles ne doit avoir un
greluchon.
Article 24 . — Les courtisanes seront douces et
affables aux vieillards : trop de rigueur les
effraierait, les anéantirait peut-être. Si, comme
Annibal, ils ne sont pas assez forts pour s'emparer
de Rome, que les privilégiées leur permettent au
moins de s'amollir dans les murs de Capoue. Le
plaisir est toujours plaisir : il ne faut rien mépri-
ser dans l'Empire amoureux, et les hommes âgés
seraient les derniers qui devraient être les victimes
du dégoût et du dédain. Un jeune homme ne jouit
que pour lui, il n'aime que lui seul. Un Nestor en
rut prouve son zèle ; s'il réussit, quel honneur ne
fait-il pas à notre favorite : elle opère un miracle.
Si son vaisseau ne peut aborder, c'est un malheur
pour lui, mais point une insulte pour elle. Nous
permettons à nos Favorites d'employer quelque
secours en faveur de ces amoureux sexagénaires
pour en tirer parti, pourvu que ce secours ne soit
ni fatigant, ni honteux.
Article 25. — Il est établi quatre bureaux de
recettes dans les quatre différents quartiers où
sont situés nos sérails de volupté. Dans ces
bureaux seront délivrés tous les jours, excepté
aux grandes fêtes de l'année, des « Billets de jouis-
8
— 114 —
sance » datés du jour et de l'heure qu'on deman-
dera. Ces billets seront changés de forme, marque,
visa et contrôle chaque semaine, pour éviter la
fraude. Il sera payé :
Pour un billet de jouissance des
Jeunes favorites 12 livres
Pour les Courtisanes joyeuses 6 livres
Pour les Femmes faites 3 livres
Avec ces billets tout homme sera admis et reçu,
à toute heure et à tout moment prescrits, à jouir
des privilégiées dans une de nos quatre maisons
de joie qu'il aura choisie et qui sera marquée sur
le billet.
Article 26. — Il est défendu aux Jeunes favorites
d'accorder leurs faveurs à plus de deux hommes
par jour. Il ne sera donc délivré dans chaque
bureau que deux cents billets de jouissance à
douze livres pour chaque jour de la semaine. Les
privilégiées ne pourront retenir leurs galants dans
les chambres de plaisir plus de trois heures
chaque fois.
Article 27. — Les Courtisanes joyeuses sont auto-
risées à voir jusqu'à trois amants par jour, de
9 heures du matin en été à 8 heures du soir ; en
hiver, de 10 heures à 6 heures. Hors ces heures, il
est défendu aux Mères directrices et aux Sœurs
visiteuses d'admettre des amants, sous peine de
punition exemplaire. Il ne sera donc délivré par
— 115 —
jour que trois cents billets de jouissance à six
livres dans chaque bureau pour les Courtisanes
joyeuses. Elles ne pourront retenir les galants
plus de deux heures pour chaque visite.
Article 28. — Les Femmes faites pourront voir
quatre hommes par jour, et les retenir une heure
dans leurs chambres. Il sera donc délivré dans
chaque bureau au maximum quatre cents billets
de jouissance à trois livres, par jour et pour
chaque maison.
Article 29. — Les jours d'influence lunaire, les
privilégiées seront remplacées par des aspirantes.
Ce sera un moyen de les essayer pour connaître
leurs capacités dans l'emploi auquel elles se des-
tinent et dans le langage amoureux. Pendant ces
jours de repos, les privilégiées pourront se prome-
ner dans les jardins publics ou aller au spectacle,
mais accompagnées d'une de leurs consœurs. Il
leur est défendu de s'y laisser accoster par qui
que ce soit.
Article 30. — Les privilégiées pourront recevoir
de leurs galants des cadeaux en argent, mais sans
pouvoir rien exiger d'eux.
Article 31. — Pour faute grave elles seront enfer-
mées à l'hôpital du faubourg Saint-Martin.
Article 32. — Il leur est défendu de jouir du
privilège pendant les quatre grandes fêtes de l'an-
née et les jours de la Vierge. Les dimanches et
- 116 —
fêtes, elles exerceront seulement après onze
heures.
Article 33. — Tout particulier pourra jouir des
privilégiées hors de nos maisons, au plus à dix
lieues de Paris, moyennant la déclaration suivante,
faite au Bureau des administrateurs desdites mai-
sons :
Je souhaite emmener avec moi la
Demoiselle , fille privilégiée âgée de
ans, que j'ai choisie de la . . . classe
de la maison sise dans le quartier de
pour la conduire à ma maison de campagne située
à J'entends l'y garder pendant . . .
jours, et m'engage à la ramener en bonne santé,
dans le temps expiré.
Le prix est fixé à dix-huit livres par jour pour
une Jeune favorite, et à douze livres pour une
Courtisane joyeuse. Les Femmes faites ne pourront
sortir, pour quelque cause que ce soit.
Article 34. — Il est défendu de conduire dans
Paris les privilégiées pour mener avec elles une
vie libertine et débordée.
Article 35. — Il est défendu à toute autre fille,
femme ou veuve, de quelque rang que ce soit, et
particulièrement aux femmes de gens de robe et
de finance, d'user des droits et prérogatives de
nos courtisanes privilégiées, directement ou indi-
rectement, et d'exercer leurs fonctions. Cependant
117
pourront lesdites Dames, mais non les filles,
prendre des permissions de notre chancelier, à
charge de payer une indemnité de douze livres
par chaque accointance qu'elles leur usurperont.
Article 36. — Deux fois par semaine aura lieu
la visite des médecins et visiteurs.
Article 37. — Dans chaque maison est établie
une pharmacie avec un apothicaire.
Article 38. — Trente petites chambres seront
bâties sur le boulevard pour servir d'infirmerie.
Article 39. — Une compagnie, composée d'un
commandant et de vingt archers, maintiendra la
tranquillité dans les quartiers où seront nos
maisons.
Article 40. ~ Les Mères directrices surveilleront
bien attentivement leur maison et n'y laisseront
coucher personne d'étranger. Elles porteront le
titre de Reine des Ribaudes.
L'article Al décrète la nomination aux diverses
charges de personnes choisies avec une sollicitude
éclairée.
Suit un bordereau des dépenses et recettes, éta-
bli avec une soigneuse minutie et une entente par-
faite des affaires. Son analyse donne :
RECETTES
Les billets de jouissance, calculés à raison de
trois cents jours par an, au lieu de 365, pour tenir
- 118 —
compte des jours de fêtes, des jours de repos, et
aussi de ceux où les filles ne verront pas le nombre
d'hommes qu'il leur est permis de voir :
400 filles des dix premières classes, à deux jouis-
sances à 12 livres par jour, soit 24 livres pen-
dant 300 jours 2.880.000 livr.
400 filles des dix secondes classes,
à trois jouissances à 6 livres par
jour, soit 18 livres pendant
300 jours 2 160 000 —
400 filles des dix dernières classes,
à quatre jouissances à 3 livres
par jour, soit 12 livres pendant
300 jours 1.440.000 —
Au Total 6.480.000 livr.
DEPENSES
Pension des 1200 filles, à raison de 8<i0 livres pour
celles des dix premières classes, 600 pour celles
des dix secondes, et 500 pour celles des dix
dernières 760.000 livr.
Pension de 24 Matrones à 900 livr.,
120 Mères directrices à 600 livr.,
et 120 Sœurs contrôleuses à
500 livres 153.600 —
Nourriture et entretien du person-
— 119 —
nel actif et administratif, acces-
soires, éclairage, chauffage, etc. 1.656.804 —
Au Total 2.570.404 livr.
Le bilan s'établit done de la façon suivante :
Recettes 6.480.000 livr.
Dépenses 2.570.404 —
D'où il ressort un bénéfice annuel
de 3.900.696 liv. *
L'entreprise offrait donc toutes les séductions
et toutes les garanties d'ordre moral et financier.
Que ne fut-elle tentée? C'eût été, à vrai dire, le
trust parisien des Sociétés d'amour.
1 Code de Cylhère, ou Lit de justice d'amour (par M. Moët).
A Erotopolis, chez le dieu Harpocrates. à l'enseigne de la Nuit,
l'an du monde 7746.
CHAPITRE IV
Sociétés platoniques et de flirt. — Culotins et Culo-
tines. — La « Mouche à miel » : les « Grandes
Nuits ». — Valmusiens et Rosatis.
A côté de ces Sociétés, que nous pourrions assez
exactement qualifier de didactiques pour ce
qu'elles affichaient de prétention — légitime ou
non — à palabrer, à conférencier, à disserter sur
l'amour, verbalement ou graphiquement, à côté
et en dehors d'elles, le dix-huitième siècle a vu
naître et mourir — frivoles et volages comme Eros
lui-même — de mystérieuses confréries, dont les
voiles soulevés laissent apercevoir « un dieu nu,
volant et libre, fêté dans l'ombre par des adora-
teurs masqués ; et l'on perçoit vaguement des ini-
tiations, des mystères, le lieu de confréries
secrètes, dans des sortes de temples, où la statue
de l'Amour, se retournant comme dans un conte
de Dorât, montre le dieu des jardins. »(Goncourt).
Il faut saisir à demi des mots à dessein vagues,
interpréter des signes de ralliement, tout un voca-
bulaire spécial, car le mystère émoustille, pimente
la volupté.
— 121 -
Souvent môme, ces confréries se présentent à
nous sous une forme des plus platoniquement
innocentes : tel Y Ordre et Société de la Culotte,
fondé, semble-t-il en 1724, et sur lequel un seul
document nous est connu. C'est un maiiuscritqui,
provenant de la bibliothèque de M. de Saint- Ama-
rand, fermier général, trésorier de l'ordre de la
Culotte, a fait partie de la collection Leber d'abord,
puis de la bibliothèque de Rouen. Il nous présente
les Culotins et Culotines comme des affiliés étroi-
tement tenus à l'amitié jurée ; un noviciat sévère
interdit d'admettre à la légère postulants et postu-
lantes à goûter les délicieux mystères de l'initia-
tion. L'amitié, la fraternité ont des expressions
bien chaudes en cette confrérie : fut-ce de la dévo-
tion ou de l'inceste?
Voici, tout au long, les statuts de l'Ordre et
Société de la Culotte, tels que ce document nous
les transmet :
« Nous que Notre Délicieuse Mère la Culotte a
associés sous sa douce puissance, qu'elle a inspi-
rés du même désir de l'honorer et de l'aimer, et
qu'elle anime chaque jour du zèle ardent de célé-
brer ses charmants mystères, reconnaissant qu'il
n'y a rien de si fragile et de si faible que l'homme
quand il n'est point dirigé et que dans une société
aussi jalouse de ses devoirs que la nôtre, il est
néanmoins nécessaire de se faire des règles et des
- 122 —
lois qui tiennent les frères et les sœurs dans une
continuelle application à les remplir, sommes
unanimement convenus de ce qui suit :
Article premier. — Que l'obédience et l'union
étant les plus solides fondements des Sociétés éta-
blies parmi les hommes et que la subordination y
est aussi nécessaire, il est enjoint à tous les frères
et sœurs de porter honneur et respect à leurs supé-
rieurs et de suivre exactement les conseils et avis
fraternels qu'ils leur donneront pour les rendre
plus zélés et plus fermes dans leurs devoirs et sur-
tout quand il s'agira de la gloire de notre Mère
commune et de l'honneur et propagation de
l'Ordre.
Article 2. — Qu'attendu le zèle et la probité de
notre très cher et illustrissime Grand-Maître, tous
les frères et sœurs d'un consentement unanime
l'avons reconnu pour fondateur de notre délicieuse
Société, et pour général perpétuel et irrévocable de
l'Ordre, en quelque lieu qu'il puisse faire sa rési-
dence.
Article 3. — Que les autres dignités et charges
honorables de l'Ordre ne seront données qu'à
ceux qui en seront jugés capables par leur zèle et
leur prudence, dans une assemblée générale des
frères et sœurs, à la pluralité des voix.
Article 4. — Que les frères et sœurs seront mu-
tuellement animés du désir de voir fleurir et
— 123 —
accroître l'Ordre, inspirant, autant qu'il leur sera
possible, par de bons et pieux exemples les âmes
vertueuses à les imiter.
Article 5. — Que si quelques-unes de ces âmes
bien nées, touchées d'une véritable vocation, se
présentent pour être initiées dans nos délicieux
mystères, attendu que c'est une œuvre méritoire,
et qu'il est dangereux de laisser ralentir l'ardeur
des cœurs qui seront touchés du désir d'entrer
dans Y Ordre et Société Culotine, tous frères et sœurs
sont dès à présent autorisés et conviés d'écouter
favorablement les aspirants et aspirantes.
Article 6. — Que le frère ou la sœur à qui lesdits
postulants et postulantes se seront adressés, seront
tenus, après s'être exactement informés de leurs
bonnes vies et mœurs, d'en instruire notre révé-
rend et illustrissime général qui fera, s'il le juge
à propos, assembler le Chapitre pour délibérer de
leur admission au noviciat, s'ils en sont jugés
dignes, à la pluralité des voix.
Article 7. — Que comme on ne peut connaître la
véritable vocation que par le zèle et la persévé-
rance des aspirants et aspirantes, ce sera à notre
illustrissime général à décider du temps de leur
noviciat avec sa sagesse et sa prudence ordinaire,
si les candidats ou candidates sont dans le lieu de
sa résidence, ou sur le témoignage des frères ou
sœurs qui seront dans ceux où lesdits aspirants
— 124 —
ou aspirantes se seront présentés pour être admis
dans notre délicieuse Société.
Article 8. — Comme nous espérons qu'un Ordre
si charmant el si utile pour l'union des cœurs se
multipliera dans tous les lieux où il y en a de rai-
sonnables, s'il arrive que quelque frère ou sœur
soit obligé d'alier ou de passer dans les lieux où il
y ail de nos confrères Cuiotins ou Culotines, les-
dits frères ou sœurs seront obligés de les aller
féliciter et de leur marquer la joie qu'ils auront de
les voir, et lesdits Cuiotins ou Culotines, pour en-
tretenir l'union et l'amitié fraternelle, seront tenus
de leur offrir et donner l'hospitalité le mieux qu'il
leur sera possible.
Article 9. — L'union et l'amitié qui doit régner
entre les frères et les sœurs les engageant à se
secourir mutuellement si quelque malheur ou
accident involontaire arrive à un des membres de
la Société, tout l'Ordre s'y intéressera et fera son
possible pour l'aider et le soulager, n'épargnant
pour cela ni ses moyens, ni le secours de ses
amis.
Article 10. — Les frères et sœurs, en quelques
lieux qu'ils soient, pourvu qu'ils se trouvent au
nombre de quatre (s'ils n'ont cause d'excuse légi-
time) seront tenus de s'assembler une fois le mois
au moins, pour célébrer les mystères de notre déli-
cieuse Mère, à peine pour la première fois d'une
- 125 -
amende arbitraire et pour la seconde d'être dégra-
dés de la Société, en plein chapitre, comme négli-
gents, tièdes et réfractaires aux Statuts de l'Ordre.
Article 11. — Chaque provincial de l'Ordre sera
tenu de rendre compte à notre révérendissime
général, au moins une fois l'année, des progrès
qu'il aura faits dans sa province et de ce qui s'y
sera passé d'important entre les confrères, afin
que s'il s'yétait glissé quelques abus dans l'obser-
vance des statuts de notre délicieuse Société, il y
soit incessamment pourvu.
Article 12. — Enfin nous regardons comme
impies et sacrilèges tous, frères et sœurs, qui
après avoir été reçus dans notre charmante et
douce Société, seraient assez malheureux, incons-
tants et aveuglés pour contracter aucune alliance
dans quelque Ordre que ce soit, et nous les décla-
rons de plein droit et dès à présent dégradés et
déchus des privilèges, honneurs et immunités de
l'Ordre. Et voulons qu'ils soient rayés et biffés du
Catalogue des frères et sœurs de la Société et notés
d'infamie, sans qu'ils en puissent être jamais rele-
vés sous quelque prétexte que ce puisse être.
Fait et délibéré au chapitre général de l'Ordre,
tenu à Paris chez noire illustrissime général le
frère Loubers.
Le mil sept cent vingt-
quatre .
— 126 -
Le même document nous dévoile les noms des
frères de l'Ordre avec leurs distinctions respec-
tives :
Frère Loubers. . . . Grand-Maitre.
Frère Détiennes . . Grand Inquisiteur.
Frère de Montlaur. Grand Aumônier.
Frère de Montlaur. Inspecteur général.
Frère de Jouy .... Grand Cellérier.
Frère Durand .... Grand Vicaire-
Frère Prat Chancelier.
Frèrede La Vaisse. Contrôleur général ambulant.
Frère Bover I
_, , . - ,| Visiteurs généraux.
Frère de Laumont J
Frère Mennesson . Secrétaire.
Frère de Saint -
Amarand Trésorier.
L'auteur a dû hésiter à faire connaître les noms
des Culotines, car il a bien inscrit en tête d'un
feuillet : Noms des Sœurs de l'Ordre, mais ce feuillet
est resté vierge, symboliquement vierge.
Pour plus de précautions et comme s'ils avaient
peur d'être suspectés, les Culotins affichent des
règles d'une morale impeccable, et ils les pré-
sentent en vers — en vers médiocres pour inspirer
plus de confiance.
— 127 —
RÈGLES DE L'ORDRE DES CULOTINS
Profanes, qui croj'ez peut-être
Que la Culotte excite aux criminels désirs,
Apprenez à nous mieux connaître
Et que nous n'admettons que d'innocents plaisirs.
Celui de nous trouver ensemble
Est le lien charmant de la Société ;
Quand la Culotte nous rassemble,
C'est pour nous une douce et sage volupté.
Tous enfants d'une même mère,
Nous ne connaissons point dans la fraternité
D'aucun rang la vaine chimère,
Et tout notre bonheur est dans l'égalité.
Une galante politesse
De tous les Culotins doit animer les cœurs,
S'il s'y mêle un peu de tendresse,
La raison qui la suit n'alarme point les cœurs.
Dans nos délicieux mystères
Si le chagrin prétend troubler un sort si doux,
Nous le chassons à coups de verres,
La joie et les plaisirs régnent seuls parmi nous.
Une innocente raillerie,
Des traits vifs et plaisants, et même un peu badins,
Pour dissiper la rê\erie
Ne sont point interdits aux frères Culotins.
Mais de leur part les Culotines
Peuvent, sans offenser la sévère pudeur,
Paraître quelquefois badines,
Une sage gaîté ne craint point de censeur.
128
Surtout des maîtres de la terre
Les divers différends ne nous troublent jamais,
Et tandis qu'ils se font la guerre,
La coupe pleine en main nous vivons tous en paix.
Puisqu'il n'appartient pas à l'homme
Déjuger son prochain, que c'est témérité,
Sur tous les différends de Rome
Nous gardons le silence et la neutralité.
Oubliés du reste du monde,
Puissions-nous à jamais voir la Société,
Dans une paix douce et profonde,
Jouir tranquillement de sa félicité.
Et pourtant, tout ceci nous semble une façade
trompeuse, une enseigne destinée à protéger contre
des curiosités trop indiscrètes. Et d'abord la mora-
lité du grand-maître Culotin est sujette à caution,
de l'aveu môme de l'un des frères, qui a écrit
l'épitre suivante, jointe aux statuts :
LA CULOTTE DE LA PLACE DES VICTOIRES
Sans avoir les talents ni l'esprit de la Motte,
J'entreprends de chanter la fameuse Culotte
Du célèbre Loubers, qui sait en plein été
De plus d'une pucelle et de plus d'un abbé
Contenter l'appétit, remplir en abondance
Des unes les désirs et des autres la panse.
Trop crédules maris qui dormez en repos
Au récit trop discret que vous font les Echos,
129
Seuls témoins maintes fois des heureuses journées
Que Loubers fait passer à vos jeunes aimées,
Vous ne connaissez pas la ruse et le pouvoir
De ce grand Culotier, mais vous l'allez savoir.
Tandis que plein des soins d'une grande régie
Qui nous doit procurer les douceurs de la vie,
Qui fait du laboureur l'espoir le plus charmant,
Qui chez le collecteur sait porter tout l'argent,
Qui fait cesser les cris des peuples des provinces,
Qui vous fait admirer nos maîtres et nos princes,
Tandis que chez Geoffroy, mémoires bordereaux,
Billets, rescriptions, comptes et comptereaux,
Parcourus, calculés, portés sur maints registres,
Teuus exactement et sur de bous pupitres,
Vous croyez que Loubers occupé de tels soins,
Ne pense point à vous : Il n'y pense pas moins,
Mais il pense encor plus à vos femmes et filles.
Le drôle sait fort bien arranger ses coquilles :
Il vous dit qu'aujourd'hui chez Lacroix ou chez Las
Pour remplir ses devoirs il dirige ses pas,
Demain chez un ministre, après-demain chez l'autre,
Qu'il faut représenter, faire le bon apôtre,
Tantôt parler Etape et Capitation,
Du dixième à l'un, à l'autre du Taillon,
Leur dire qu'en tous lieux on paye bien la taille,
Qu'avant le nouveau plan tout allait rien qui vaille,
Trop faciles maris, sur tous ces beaux discours
Ne vous endormez pas ; la semaine a sept jours,
Si Loubers emplit l'un à régler la Finance,
S'il passe le second à chercher l'abondance,
S'il va tous les lundis chez Las ou chez Lacroix,
S'il court le lendemain rendre compte à son choix,
Le matin au Marais, le soir à la Roquette,
Du fruit de son travail ; j'ai dit et je répète
Qu'il faut se méfier de tous ses beaux discours,
Que pour tel ouvrier la semaine a sept jours,
9
— 130 —
Il en trouve toujours un bon pour sa culotte ;
De tout ce qu'il doit faire il tient exacte note:
Il a ses jouis marqués pour donner son plat d'œuf,
Et d'autres pour servir sa culotte — de bœuf (1).
Enfin le manuscrit a été rédigé par le frère
Béquillart, pseudonyme révélateur. C'est qu'en
effet, dans les premières années du dix-huitième
siècle, toute une littérature chansonnière a célébré
ce frère Béquillart qui personnifie — comment
dire ? — l'apanage exclusif et actif du sexe mas-
culin. C'est, nous le verrons plus tard, l'attribut
d'une fille de la Félicité; c'est Priape, en un mot,
et non plus seulement le dieu des jardins, invoqué
pour sa fécondité, celui que les dames romaines
fêtaient publiquement. Que de fois les sottisiers du
dix-huitième siècle se sont demandés avec une
anxiété licencieuse si Mlle le chevalier d'Eon, dont
le sexe fut longtemps un mystère, possédait ou
non la Béquille du père Barnabas !
Mais cette Béquille passa-t-elle jamais nulle
part pour un attribut platonique ?
La Mouche à miel nous introduit dans un
milieu plus aristocratique, ce qui ne signifie pas
plus réservé. Cet Ordre fut créé le 11 juin 1703
(l) Les Statuts de l'Ordre et Société de la Culotte, arrêtés
dans l'assemblée générale des frères et sœurs Culotins ou
Culotines en 1724 et rédigés par le père Béquillart. — Bibl.
Rouen, Mss. Coll. Leber, n* 2,627.
— 131 —
pour rendre hommage à la souveraine en minia-
ture qui trônait bruyamment et somptueusement
au château de Sceaux.
Devenue duchesse du Maine à l'âge de seize ans,
en 1692, Louise-Bénédicte de Bourbon, petite-fille
du grand Condé, n'avait pas tardé à asservir son
mari à toutes ses fantaisies, à toutes ses hardiesses .
Afin d'avoir sa Cour bien à elle, elle décida, en
1700, le duc du Maine à acheter le château de
Sceaux, dont elle fit son Chantiily, son Marly et
son Versailles.
Très petite de taille, mais jolie et piquante, elle
avait été surnommée, ainsi que ses sœurs, par
MUe de Nantes, fille légitimée de Louis XIV, la
poupée du sang. Ses courtisans et admirateurs,
pour la venger de cette appellation, lui avaient
décerné comme emblème et comme devise une
Mouche à miel, avec ces paroles tirées de VAminte,
du Tasse : Piccola si, ma fa pur gravi le ferite ;
(je suis petite, mais je fais pourtant de graves
blessures). A l'occasion de la représentation d'une
comédie où la duchesse avait joué le rôle de Fine-
mouche, sa devise avait été aussitôt versifiée en
un couplet galant :
L'abeille, petit animal,
Fait de grandes blessures ;
Craignez son aiguillon fatal,
Evitez ses piqûres.
— 132 —
Finrez, si vous pouvez, les traits
Qui partent de sa bouche,
Elle pique, et s'envole après :
C'est une fine mouche ! '
Un jour qu'une grande compagnie s'était trou-
vée réunie auprès de la duchesse, à Sceaux, on
avait parlé de cette devise ; on l'avait trouvée
heureuse, et quelqu'un s'avisa de dire qu'il fau-
drait former une Société des personnes qui
avaient le plus souvent l'honneur de venir à
Sceaux, et qu'on appellerait cette Société l'Ordre
de la Mouche à miel. Le divertissement passa jus-
qu'à former des règlements, à dresser des statuts,
nommer des officiers, et à donner divers noms
aux dames et aux cavaliers qui y furent admis.
Une médaille fut frappée, et tous ceux de l'Ordre
la devaient porter, avec un ruban citron, quand
ils seraient à Sceaux. On brigua celte marque de
distinction. Trente-neuf personnes furent nom-
mées et firent les serments. Par une agréable allu-
sion à l'abeille on jurait par le mont Hymette.
Dans une fête qui fut donnée à Châtenay, chez
Malezieu, le dimanche 3 août 1704, par le duc et la
duchesse du Maine, et dont l'abbé Genest nous a
transmis la description, eut lieu la représentation
d'une comédie-ballet, le Prince de Cathay, dans
1 Divertissements de Sceaux, Trévoux, 1712, p. 359.
— 133 —
laquelle M. de Malézieu, lui-même, jouait le rôle
d'un Prince de Samarcand, et était reçu chevalier
de la Mouche. L'officier ou héraut de l'Ordre qui
lisait les serments était M. de Bessac, enseigne des
gardes de M. le duc du Maine. Il était vêtu d'une
longue robe de satin incarnat, semée de mouches
à miel d'argent ; et il avait une coiffure en forme
de ruche.
Le Prince de Samarcand, persécuté par une
impitoyable fée, réduit par ses enchantements à
courir l'univers sans pouvoir prendre aucun
repos, admire le palais enchanté de Châtenay, où
l'ont conduit ses pas errants ; la divinité du lieu,
Ludovise, rompt le charme et lui rend la liberté.
Le Prince veut alors consacrer à jamais à la fée
bienfaisante sa précieuse liberté ; Ludovise y con-
sent :
<^
Je veux vous accorder par delà vos désirs,
Et vous témoigner mon estime.
J'ai choisi des amis d'un mérite sublime,
Qui goûtent près de moi de tranquilles plaisirs ;
Vous allez partager un sort si désirable,
Pourvu que vous soyez capable
De pratiquer comme eux mes justes règlements.
On va les apporter ; vous en saurez l'usage.
Le héraut de l'Ordre lui donne alors lecture des
statuts de l'Ordre et sur chaque article recueille
son serment :
134
Article premier. — Vous jurez et promettez une
fidélité inviolable, une aveugle obéissance à la
grande Ludovise Louise, dictatrice perpétuelle de
l'Ordre incomparable de la Mouche à miel.
Art. 2. — Vous jurez et promettez de vous trou-
ver dans le palais enchanté de Sceaux, chef-lieu
de Y Ordre de la Mouche à miel, toutes les fois
qu'il sera question d'y tenir chapitre ; et cela
toutes affaires cessantes, sans même que vous
puissiez vous excuser sous prétexte de quelque
incommodité légère, comme goutte, excès de
pituite, ou gale de Bourgogne.
Art . 3. — Vous jurez et promettez d'apprendre
incessamment à danser toutes contre-danses,
comme Furstemberg, Pistolet, Derviche, Pet-en-
Cul, et autres l ; de les danser encore plus volon-
tiers, s'il le faut, pendant la canicule que dans les
autres temps, et de ne point quitter la danse, si
cela vous est ainsi ordonné, que vos habits ne
soient percés de sueur, et que l'écume ne vous en
vienne à la bouche.
Art. 4. — Vous jurez et promettez d'escalader
généreusement toutes les meules de foin, de quel-
que hauteur qu'elles puissent être, sans que la
1 Les Divertissements de Sceaux en citent d'autres : la fer-
lane, l'amitié, la chasse, la sissone, les tricotets et Mme de la
Mare (Divertissements de Sceaux, Trévoux, 1712, p. 101).
— 135 —
crainte des culbutes les plus affreuses puisse
jamais vous arrêter.
Art. 5. — Vous jurez et promettez de prendre en
votre protection toutes les espèces de mouches à
miel, de ne faire jamais mal à aucune, de vous en
laisser piquer généreusement sans les chasser,
quelque endroit de votre personne qu'elles puissent
attaquer, soit joues, jambes, fesses, etc., dussent-
elles en devenir plus grosses et plus enflées que
celles de votre majordome.
Art. 6. — Vous jurez et promettez de respecter
le précieux ouvrage des mouches à miel, et à
l'exemple de votre grande dictatrice, d'avoir en
horreur l'usage profane qu'en font les apothi-
caires, dussiez- vous crever de réplétion.
Art. 7. -~ Vous jurez et promettez de conserver
soigneusement la glorieuse marque de votre
dignité, et de ne jamais paraître devant votre dic-
tatrice sans avoir à votre côté la médaille dont elle
va vous honorer.
Le récipiendaire reçoit la décoration, cependant
que le chœur chante :
« Viva sempre, viva ed in honore cresca
Il novo cavalier délia mosca. » l
1 Divertissements de Sceaux, Trévoux, 1712, p. 171-173
189-196.
136
La médaille de l'ordre représente, à l'avers, le
portrait de la duchesse du Maine avec la légende
en lettres initiales : Anne-Marie-Louise, baronne
de Sceaux, Dictatrice perpétuelle de l'ordre de la
Mouche. Dans le champ du revers, une abeille
parait voler vers une ruche, avec la devise : Pic-
cola si, fa ma pur gravi le ferite (je suis petite, il
est vrai, mais je fais de profondes blessures.) On
reconnaît, à la formule du serment que les cheva-
liers de cet ordre prononçaient à leur réception,
l'enjouement, la gaieté et le sel qui régnaient dans
la cour de cette aimable princesse : « Je jure par
les abeilles du mont Hymette, fidélité et obéissance
à la Dictatrice perpétuelle de l'Ordre, de porter
toute ma vie la médaille de la Mouche, et d'accom-
plir, tant que je vivrai, les statuts de l'Ordre ; et si
je fausse mon serment, je consens que le miel se
change pour moi en fiel, la cire en suif, les fleurs
en orties, et que les guêpes et les frelons me
percent de leurs aiguillons. »
Cette médaille, frappée en 1703, est d'or, et pèse
3 gros 60 grains ' .
Est-il utile de dire que le titre de chevalier ou
de chevalière de l'Ordre était très recherché ? « Dès
qu'il y avait quelque place vacante, toutes les per-
1 Tobiesen Duby. — Recueil général des pièces obsidio-
nales, Paris, 1786, p. 143. — La médaille figure aux Recréa-
tions numismatiques. planche 4, pièce 4.
— 137 —
sonnes de sa cour briguaient pour l'obtenir. Le
cas arriva six ou sept mois après que je fus dans
sa maison. Grand nombre de prétendants se pré-
sentèrent, entre autres les comtesses de Brassac et
d'Uzès, et le président de Romanet. Cependant
celui-ci l'emporta, au préjudice des dames, qui
affectèrent un grand ressentiment, et se plaignirent
que l'élection n'avait pas été juridique. Cela me fit
imaginer de dresser, en leur nom, une protesta-
lion en termes de palais, et d'une écriture de chi-
cane, que j'envoyai par une voie inconnue au pré-
sident. Je ne confiai le petit secret à personne et
j'eus le divertissement de voir l'inquiétude où l'on
était pour découvrir d'où venait cette pièce. On
l'attribua d'abord à M. de Malézieu, ou l'abbé
Genest ; ensuite aux personnes intéressées : on sut
qu'elles n'y avaient aucune part. Enfin les soup-
çons descendirent jusqu'aux plus ineptes de la
maison, sans arriver jusqu'à moi, qui me con-
tentai de jouir de l'embarras où l'on était, et d'en
entendre parler sans cesse, pendant plus de quinze
jours que cette inutile recherche occupa. Elle me
donna lieu de faire ces vers, que l'incertitude du
succès m'empêcha de produire :
N'accusez ni Genest, ni le grand Malesieux
D'avoir part à l'écrit qui vous met en cervelle ;
L'auteur que vous cherchez n'habite point les cieux.
Quittez le télescope, allumez la chandelle,
— 138 —
Et fixez à vos pieds vos regards curieux :
Alors, à la clarté d'une faible lumière,
Vous le découvrirez gissant dans la poussière '.
Les dames et chevaliers les plus familiers à
Sceaux avaient reçu des surnoms pittoresques,
évoquant sans doute quelqu'une de leurs manies
ou de leurs grâces. La grande maitresse, dictatrice
de l'Ordre, était fréquemment désignée dans les
madrigaux sous le nom de Ludovise (plus poétique
sans doute que Louise) et aussi de Laurette, en
souvenir d'un rôle qu'elle avait joué dans une
comédie ; comme, sous ce nom, elle était la maî-
tresse de Champagne, le duc de Nevers avait aus-
sitôt madrigalisé :
Que Laurette a de puissants charmes,
Que ses yeux ont de douces armes,
Qu'il est doux de suivre ses lois !
La Reine des ris l'accompagne.
En ces moments les plus grands rois
Désireraient d'être Champagne -.
Mademoiselle de Nevers, qui devint la duchesse
d'Estrées, prenait le nom d'Api ; mademoiselle de
Choiseul, celui de Glycère. On nommait mademoi-
selle de Langeron Fanchon, madame dAlbemarle
^Mémoires de Madame de Staal, écrits par elle-même. Paris,
1821, t. I, p. 139, 140.
2 Divertissements de Sceaux, p. 363.
— 139 —
Geneviève, la duchesse de Nevers Diane, madame
d'Artagnan la voisine, parce qu'elle habitait une
maison au Plessis-Piquet, fort près de Sceaux. On
appelait le marquis de Gondrin le Baladin, et on
lui reprochait d'estropier les vers qu'il citait dans
ses lettres ; Malézieu était le Curé ; un de ses fils,
le cadet Faveresse ; Genest, Vabbé Pégase ou abbé
Rhinocéros, sans doute à cause de son nez immense,
qui avait fait dire de lui :
Avec cet habit et ce nez,
Ce nez long de plus de deux aunes,
Il faut donc que ce soit le magister des Faunes.
Le duc du Maine était simplement le garçon ; les
deux princes ses fils, les deux garçonnets; Mon-
sieur le Duc, le baron de Saint-Maur ; le duc de
Nevers, Amphion ; Monsieur d'Albemarle, le Major;
le président de Mesmes, le grand artificier l.
Le but avoué de l'Ordre était de se divertir ga-
lamment. Aussi était-ce, à Sceaux et dans les
résidences environnantes, un mouvement perpé-
tuel de fêtes, représentations, bals, soupers, bal-
lets, jeux, dont la duchesse ne se lassait jamais.
Les divertissements littéraires donnaient à la
Société une façade respectable et rassurante ; et la
littérature y était un peu fade.
Ainsi Madame la duchesse du Maine avait ima-
1 Divertissements de Sceaux, passim.
— 140 —
giné de faire une loterie de titres de toutes sortes
d'ouvrages d'esprit, envers et en prose, distribués
au sort, à un nombre de personnes choisies ; ces
mêmes personnes étaient obligées de produire
d'elles-mêmes, on par le secours d'autrui, les
pièces dont le nom se trouvait dans le billet qui
leur était échu .
Madame la comtesse de Chambonas, dame d'hon-
neur de Madame la duchesse du Maine, eut un ron-
deau pour son lot ; elle pria M. de Malézieu d'en
faire un en son nom. Madame la duchesse du Maine
eut pour son lot une imitation. Ce fut encore M. de
Malézieu qui fut prié de s'acquitter ; il fit un ron-
deau à l'imitation de celui de Voiture : Ma foi, cest
fait de moi.
Il était tombé un vaudeville en partage à Madame
la duchesse d'Estrées; M. de Malézieu en fît encore
les chansons. Le fils du poète fécond eut en partage
un triolet ; M. de Gavaudun, l'éloge du quolibet,
qu'écrivit envers Mademoiselle de Launay ; M. Mar-
chand, un hymne ; il l'adressa à Bacchus.
Mais la grande-maitresse n'était pas d'humeur
aisément sédentaire ; au surplus, elle ne se cou-
chait jamais avant quatre heures du matin, se
levait à trois heures de l'après-midi, dînait vers
4 heures et soupait vers minuit1. Même jeune, elle
1 Correspondance de la duchesse d'Orléans, 19 août 1901.
— 141 —
ne put jamais dormir; aussi était-elle en perpé-
tuels déplacements, de Sceaux à Chatenay, chez
M. de Malézieu, ou à Saint-Maur, chez Monsieur le
Duc, ou à dîner chez Madame du Croissy, à colla-
tionner à Saint-Ouen, chez Madame de Polignac, ou
encore à Cramaïel, dans la belle maison du prési-
dent de Mesmes ; à Passy ouàFresnes, chez le duc
de Nevers ; à Chilly, chez Madame de La Ferté ; au
Plessis-Piquet, chez Madame d'Artagnan. Las de
promenades ou de comédies banales, on songea à
mettre les nuits en œuvre par des divertissements
qui leur fussent appropriés. De là l'invention des
Grandes Nuits, due à l'abbé de Vaubrun, « qui
avait trois coudées de hauteur du côté droit et
deux et demie du côté gauche, et que Madame du
Maine définissait en disant qu'il était le sublime du
frivole» l.
La déesse de la nuit, sous les traits de Mademoi-
selle Delaunay, apparaissait tenant une jolie lan-
terne, qu'elle offrait à la princesse avec un com-
pliment des plus galants composé par la spirituelle
fille. Le plaisir de l'assistance choisie fut extrême;
on convint que tous les quinze jours il y aurait
grande nuit.
Nous possédons le compte rendu de seize de ces
1 Correspondance inédite de Madame du Deftant. Paris,
1809, t. II, p. 63.
— 142 —
grandes nuits, dont les participants les plus assidus
sont If, de Malézieu et II. l'abbé Genest. Les diver-
tissements y prennent toutes les formes plaisantes.
On y voit, par exemple, une Harangue de l'ambas-
sadeur des Groenlandais, venant mettre son pays
aux pieds de la princesse qui reconnaîtra l'avan-
tage de posséder la terre jouissant des plus longues
nuits ; un dialogue d'Hespérus et de l'Aurore, vouant
leur obéissance à la divinité de Sceaux ; — le Lutin
de Sceaux, s'amusant à chasser le sommeil, « un
faux prophète », et à rassembler Hébé, Cornus et
Flore pour divertir Ludovise et sa cour, etc. K
Ces divertissements conservaient-ils toujours le
caractère platoniquement littéraire et galant qu'ils
étalaient? Il est permis d'en douter. Et si l'organe
quasi-officiel de la Mouche à miel — les Divertisse-
ments de Sceaux et la Suite des Divertissements de
Sceaux — garde les allures décentes de bergeries
un peu montées de ton, des documents moins dis-
crets sont aussi moins édifiants.
La duchesse d'Orléans, mère du Régent, qui
n'aimait pas, il est vrai, la famille du Maine —
« C est une méchante race, disait-elle en parlant du
duc, que tous ces enfants de la Montespan » —
reprochait à la duchesse de ne pas assez se con-
1 Suite des Divertissements de Sceaux, Paris, 1725, p. 128 sqq;
— Mémoires de Madame de Staal écrits par elle-même, Paris,
1821, t. I, p. 165 sqq.
— 143 -
traindre avec son mari bien complaisant, d'obéir
exclusivement à ses propres caprices et quintes.
Elle enregistrait aussi, non sans malice, le bruit
public d'après lequel « l'amant tenant de Mme Du
Maine était le cardinal de Polignac; elle en avait
d'ailleurs beaucoup d'autres, le premier président
de Mesmes, et encore des drôles » *. Elle était
d'accord avec les chansons satiriques de l'époque,
qui n'épargnaient guère la souveraine de Sceaux.
Ce grand air, ce souris charmant
Orné de badinage,
Du Maine, cet empressement
Nous fait voir qu'à votre âge
Vous voulez donner de l'amour,
Mais qui pourrait en prendre
Serait un héros dans ce jour
Plus brave qu'Alexandre.
Qu'à Du Maine, laide et nabote,
Ua Malézieu lève la cotte,
Le marché pour tous deux est bon ;
Mais que de Poliguac u'en bouge
Et couche avec cet embryon,
C'est faire honte au chapeau rouge 2.
Le duc de Bourbon lui-même, propre frère de
la duchesse, ne cacha pas un temps son amour
pour elle ; mais Mme du Maine était bien de son
1 Correspondance de la duchesse d'Orléans, 26 mars 1711;
l'1 novembre 1717; 12 juillet, 22 septembre 1718.
2 Recueil dit de Maurepas, Leyde, 1865, t. III, p. 163.
— 144 —
temps et de sa race; à toutes les attaques elle se
contentait de répondre :
Ce qui chez les mortels est une effronterie
Entre nous autres demi-dieux
N'est qu'honnête galanterie.
A vrai dire, cette « honnête galanterie » devait
être poussée un peu loin ; des témoignages en font
foi:
« Le chevalier de Tourvilie était amoureux de
la duchesse; elle le mit en état d'être heureux.
Mais par un malheur pareil à celui qui, selon
Bussy, arriva autrefois au comle de Guiche avec
Mme d'Olone, le chevalier se trouva hors d'état de
profiter de sa bonne fortune. La duchesse, outrée
d'avoir trouvé tant de faiblesse dans cet amant, a
eu l'indiscrétion de la publier : manière assez jolie
de se venger, comme vous voyez. La cour et la ville
ont ri de l'un et de l'autre, et quand on veut parler
d'un siège pliant, on dit un Tourvilie. Dans les
meilleures compagnies du monde on ne fait point
de façon de dire : avancez un Tourvilie, au lieu de
dire : avancez un pliant; et ce pauvre garçon ne
sait plus où se cacher, pendant que la duchesse
soutient la gageure sans se déconcerter '. »
C'est encore la duchesse qui, à l'occasion
du mariage de son frère, le duc de Vendôme,
1 Lettres historiques et galantes de Madame Du Noyer,
Londres, 1757, t III, p. 69.
RÉCEPTION D'UNE CHEVALIERE
(MOPSE)
— 145 —
avec Mlle de Condé, fit cette chanson un peu
bien osée :
Préparons, dessus nos musettes,
Pour Vendôme des chansonnettes :
Il donne dans le sacrement.
L'Epouse sera bien baisée,
S'il est sur elle aussi souvent
Qu'il est sur la chaise percée '.
Un jour encore que la duchesse engageait le
marquis de Sainte-Aulaire à aller se confesser
comme elle, le marquis, âgé de quatre-vingt-dix
ans, répondait :
En vain vous me prêchez sans cesse,
Pour me faire aller en confesse ;
Ma bergère, j'ai beau chercher,
Je n'ai rien sur ma conscience,
De grâce, faites-moi pécher,
Après je ferai pénitence.
Elle répliqua gaillardement pour une princesse :
Si je cédais à ton instance,
On te verrait bien empêché,
Mais plus encore du péché
Que de la pénitence 2.
Au reste nous avons des témoignages plus
authentiques, ou du moins incontestables, du ton
1 Lettres historiques et galantes de Madame du Noyer, t. III
p. 68.
2 Recueil de chansons historiques. B. N. mss. avril 1726,
t. XVI, p. 327.
10
— 146 —
qui régnait parmi les chevaliers de la Mouche à
miel. Il existe, en effet, dans la collection Leber,
une série de lettres ou papiers sans suite, prove-
nant du président de Mesmes, et dont certaines
touchent directement à l'ordre de Sceaux. Les
lettres sont parfois signées du prénom de Malézieu,
le Curé, parfois encore d'un incompréhensible
pseudonyme Lgmeidiel, enfin d'autres fois de toute
une longue série de lettres tout autant inintelli-
gibles. Les allusions n'y sont pas toujours très
claires, mais laissent sous-entendre des badinages
licencieux.
Lettre au président de Mesmes.
« O grand artifex, si vous avez fait votre con-
sultation mercurielle, ce serait bravement fait à
vous de la manifester ici diligemment, attendu que
nous avons en ces quartiers les tripes diablement
chaudes. Vale. — L. S. g. d. s.
A Sceaux, le mardi très soir.
« La santé est toujours de mesme; c'est toujours
queussi queumi.
« Plus on vous envoie des aunes de boudin. »
« La dictatrice de l'Ordre incomparable de la
Mouche à miel vous ordonne, à M. le Majordome,
d'être demain à une heure précise de relevée dans
— 147 —
le château de Châtenay, et ce toutes affaires ces-
santes, attendu que la noble dame dictatrice y va
exprès pour vous entretenir de plusieurs choses
importantes, dont la moindre est une exécution à
mort. Si le Tambour ft) peut vous accompagner,
on vous prie de l'amener avec vous, on a quelques
questions de cérémonial à lui proposer : il s'agit
de pendre une princesse du sang, et le cas n'est
pas sans difficulté. Quoi qu'il en soit, n'y manquez
pas, et si vous avez la goutte, mettez des roulettes
à votre lit. Vale. »
LE CURÉ.
A Marly, le samedi 2 mai 1705.
« Madame de Chambonas et ses tétons sont vos
très humbles serviteurs et servante { . »
Il se trouve dans ces papiers un petit poème
sans titre et sans signature, mais d'esprit douce-
ment dépravé :
Augustin dit que la concupiscence
N'eût point eu part au doux accouplement
Si, respectant la divine délense,
Le premier homme eût été moins gourmand.
1 Bibl. de Rouen : Portefeuille trouvé dans les papiers du
Président de Mesmes. Pièces mss. autographes et autres, en
vers et en prose, relatives au duc et à la duchesse du Maine,
aux amusements de Sceaux, etc. Ms. Collection Leber, n°
5818, feuillets 207 et 209.
— 148 —
Mais que chacun, dans l'état d'innocence,
Eût engendré sans charnel mouvement,
D'aussi sang-froid que lorsqu'avec prudence
Le laboureur va la terre semant.
S'il est ainsi, la faute originelle
N'a point fait tort à la race mortelle ;
Il nous revient même un grand bien par là.
Et quand je pense au plaisir qu'on y gagne,
Je loue Adam, je bénis sa compagne,
Et je rends grâce au démon qui parla1.
Enfin nous y avons recueilli une facétie d'une
femme de la cour de Sceaux, et suivant toute appa-
rence de la duchesse du Maine, sous la signature
de Ganeau. Elle contient une liste de livres sus-
ceptibles de remplir la magnifique bibliothèque
que le duc du Maine établit à Chàtenay, et parmi
lesquels nous relevons :
Dissertation sur les battements de cœur, avec des
remarques curieuses sur les différentes manières de
toucher le pouls, par M. Coup de Hache.
Traité sur l'abus de se peigner, de se faire la
barbe, de se laver les mains, et de plusieurs autres
propretés affectées, du même auteur.
Les conversations de Sceaux, ou les remarques
satiriques de M. le duc du Maine, ouvrage plus
salé et par conséquent plus véritable que celui de
Lambert Gaspariny.
Traité de la bonne chère, et de toutes les qualités
1 Bibl. de Rouen. Mss. Coll. Leber, n" 5818, feuille 7.
— 149 -
nécessaires à l'estomac pour faire d'heureuses
digestions, par Mme la duchesse de Nevers, dédié à
Mme de Chambonas.
Calculs faits par Barème des vatous extravagants
de M. de Sailly, avec toutes leurs circonstances,
dédié à Mme la comtesse de Brassac.
Nouveau dictionnaire de rime avec la manière
d'épeler, par Margot Cul Defert *.
Combien vont paraître menues et futiles, à côté
de ces « demi-dieux » — comme disait la duchesse
du Maine — des sociétés galantes, certes, mais un
peu à la façon des bergeries de Théocrite
et de Virgile ! Nous voulons parler en premier
lieu de la Société anacréontique des Rosati fondée
à Arras le 12 juin 1778, et que l'un des mem-
bres lui-même qualifiait d'amico-poético-ba-
chique. Fêter la Rose, la Beauté, le Vin et l'Amour,
tel était le but avoué de la Société. Les réci-
piendaires recevaient un diplôme en vers et y
répondaient par des couplets. Les femmes y
étaient fêtées selon leur mérite ; mais les Rosati
n'admettaient que des associées étrangères à la
ville d'Arras, pour des raisons de convenance
d'abord, sans doute, mais aussi d'indépendance.
Cependant une Arrageoise, désignée seulement
1 Bibl. de Rouen. Mss. Collection Leber, n° 5818, feuille
234-236.
— 150 —
sous les initiales Ch... eut les honneurs de l'admis-
sion, et le grand chancelier du jour Le Gay
aiguisa pour elle des compliments galants. En lui
présentant la Rose, il madrigalisait :
Que cette Rose
Va trouver un charmant soutien.
Moi qui sur ton corset la pose,
Je voudrais n'être, j'en conviens,
Que cette Rose.
En lui donnant le haiser traditionnel, il raffi-
nait :
Sur ton visage
Quelle purpurine couleur!
Permets-moi le baiser d'usage,
Je croirai reprendre la fleur
Sur ton visage •
Cet aimable chancelier de l'ordre qui tint
d'une main ferme et jusqu'à sa dissolution le sceau
de la compagnie, représentant une rose à mille
feuilles, amoureux fervent d'une Myrtis, qu'il
chanta élégiaquement dans ses chansons, ne
redoutait pas le mot badin : franc épicurien, il
savait apprécier toutes les jouissances matérielles
et célébrait souvent l'alliance de Bacchus et de
l'Amour :
1 Le Gay. Mes souvenirs, Caen et Paris 1788, t. I, p. 158.
— 151 -
Pour triompher des belles,
Pour dompter les cruelles,
Avalez du vieux vin.
Dans l'amoureux mystère
Nous ferions de l'eau claire
Sans ce présent des dieux * .
A côté de lui, les principaux membres de
l'ordre étaient : l'abbé Roman, de la société
royale d'Arras, dont nous allons retrouver le nom
quelques pages plus loin ; un avocat, Charamond,
quelques nobles titrés, le marquis Baillet de Vau-
grenant, major de la citadelle d'Arras, le comte
de la Roque Rochemont, M. Foacier de Ruzé,
avocat général au Conseil d'Artois ; l'abbé Herbet,
qui changea son nom en celui de Berthe ; le
peintre Bergaigne qui, le jour de sa réception,
adressa ce couplet à Mme Ch... en lui offrant la
coupe de vin rosé :
Ah ! combien je crains désormais
Pour nos vives orgies ;
En vain brillera le vin frais
Dans nos coupes rougies.
A côté de la
Sapho que voilà,
De cette enchanteresse,
Le vin restera.
Elle nous fera
Bientôt changer d'ivresse
1 Le Gay, Mes souvenirs, t. I, p. 180.
— 152 —
Citons encore le musicien Pierre Cot d'Arras, et
Desruelles, avocat en la même ville, sans oublier
Carnot, capitaine au corps royal du génie, celui
qui devait devenir l'organisateur de la victoire, et
qui, en attendant, tournait des couplets badins.
Enfin le cénacle artésien admit, le 12 mars 1787, le
chevalier de Bertin, auteur des élégies Les Amours,
surnommé le Tibulle français. Mais quelle méti-
culeuse pruderie pouvait donc engager certains
Rosati à cacher leurs noms sous quelques insuffi-
santes lettres, comme Daub... (Daubigny ?) ou
même sous des initiales peu transparentes ; Led.. ;
L. G. C... ; M. D... Moire... de Lille ? Quels mys-
tères inavouables pouvait-on célébrer sous l'em-
blème poétique des feuilles de roses ? *
A la même époque et dans la même contrée de
la France se constitua le Valmuse, d'un ordre
encore plus pastoral, puisque ses adeptes s'occu-
paient de botanique en même temps que de galan-
terie et de poésie légère. Ils avaient ceci de tout à
fait particulier et de puérilement touchant : cha-
cun d'eux avait son arbre, qui se retrouvait en
réalité dans l'avenue de Valmuse. M. de Neuflieu,
lieutenant- colonel du génie à Douai, brave mili-
taire fort galant, était surnommé le Houx, tandis
1 Arthur Dinaux. La société des Rosati d'Arras, 1778-1788, à
la vallée des Roses, de l'imprimerie anacréontique, l'an
1000 800 50.
— 153 —
que le doucereux poète Le Gay représentait le
pêcher.
Le Valmuse était une jolie maison de campagne
que M. de Wavrechin avait permis à M. Roman de
se bâtir dans sa terre de Brunellement, près de
Douai. Elle donna son nom à une Société ana-
créontique formée par M. Roman, aimable poète.
Chacun des Valmusiens et Valmusiennes, qu'on
appelait aussi Bocagers et Bocagères, avait dans le
Valmuse un arbre qui lui était dédié ; il signait
ses vers du nom de son arbre. La poésie légère et
les exercices champêtres étaient leurs principaux
amusements ; ils s'occupaient aussi beaucoup de
botanique.
M. Le Gay, fécond romancier et écrivain mora-
liste du dix-huitième siècle, ancien directeur de
l'administration des vivres, nous a transmis le
diplôme de Valmusien que lui avait décerné le
fondateur de la platonique Académie.
DIPLOME DE VALMUSIEN
Nous, Fondateur de Valmuse, où
Sur l'escarpolette volage,
Sur le plus joli cassecou.
Tout agrégé, selon l'usage,
Doit se démener comme un fou
Pour mériter le nom de sage,
Nous permettons qu'au mois de mai
Vienne à son tour y prendre place
Cet original de Le Gay,
— 154 —
Qui sait imiter avec grâce
Et le coloris de Pezai,
Et la touche mâle d 'Horace,
Et les sombres tableaux d'Hervey.
Lui donnons liberté plénière
D'être sage ou fou, triste ou gai,
Certain que de toute manière
Il sera bien, il saura plaire ;
Le choix du beau, le goût du vrai
Formant son heureux caractère.
En attendant que les zéphirs
D'un léger battement d'ailes
Redonnent l'éveil aux désirs
Et redisent aux Pastourelles
Que voilà le mois des plaisirs,
Exigeons que chansons naïves,
Ecrits légers, tendres missives,
Caprices, boutades, soupirs,
Viennent enrichir nos archives
De voluptueux souvenirs.
Par une jeune Bocagère
Nous avons fait graver son nom
Sur le Pêcher où Cupidon,
Pour les favoris de Cythère,
Va multipliant le teton,
Le joli teton de sa mère.
Fait au Valmuse, où sans façon
Nous faisons siéger la Folie
Sur les genoux de la Raison.
Roman et son Académie *.
Le Gay nous a également transmis un gentil
1 Le Gay, Mes souvenirs, et autres opuscules poétiques,
Caen et Paris, 1788, t. I, p. 148 199.
— 155 -
poème adressé par la Société des Rosati d'Arras
aux Valmusiennes pour les remercier d'admettre
dans leur bocage les Rosati.
LES ROSATI
aux Valmusiennes.
En lettres d'or il est gravé
Sur nos tablettes purpurines
Ce jour où des Muses badines
Chaque disciple s'est trouvé
Le confrère de vingt Corinnes.
Sous le berceau des Rosati
Nous chantions des vers pour les Belles ;
Mais las ! Jamais d'aucune d'elles
La douce voix n'a retenti
Auprès de nos roses nouvelles.
En rougissant, nous l'avouons,
C'est nos cheveux que nous parons
De la couronne printanière,
Qui ne sied bien que sur les fronts
De la Nymphe et de la Bergère.
Concevez donc notre plaisir,
Quand, vers nous députant sa Muse,
Roman nous a fait avertir
Que nous étions tous du Valmuse.
Quoi ! dans ce riant Tivoli
Où l'on voit Pétrarque renaître,
Où sur l'arbuste enorgueilli
Vos beaux noms se hâtent de naître ;
— 156 —
Au Valmuse, à côté de vous,
Nous avons le droit de paraître
Et d'écouter à vos genoux,
Des oiseaux le concert champêtre,
Auquel vous mêlerez peut-être
Vos accents encore plus doux !
Nous herboriserons ensemble,
Nous discuterons gravement
Sur le divers tempérament
Des fleurs qu'en bouquet l'on rassemble ;
Des fleurs dont le vrai coloris
Rapproché de votre visage,
Nous occupera peu, je gage,
Ou perdra beaucoup de son prix.
Pour les fleurs quel désavantage
D'orner le corset de Cypris !
Ah ! que d'une aile plus rapide
Le Temps vole jusqu'à ce jour
Où dans le plus charmant séjour
Doit s'assembler la double cour
Des dieux du Parnasse et de Gnide !
Valmuse, alors nous te verrons !
Nous les verrons ces Bocagères,
Que d'avance nous admirons,
Mêler leurs pas sur les fougères ;
Et rivales des Deshoulières,
Danser au bruit de leurs chansons !
Et nous, autrefois Papillons,
Où seront nos ailes légères ? 1
1 Le Ga}-, Mes souvenirs, et autres opuscules poétiques.
Caen et Paris, 1788, t I, p. 151, sqq.
CHAPITRE V
Les Franches-Maçonnes. — Les Loges hermaphro-
dites. — L'Adoption. La Candeur. — Les Mopses.
L'association maçonnique, introduite en France
en 1725, s'y développa rapidement parce qu'elle
offrait à la solidarité humaine le moyen de
s'exercer profitablement dans l'ombre de l'initia-
tion sévère. Ses rites et ses principes, ses symboles
et ses cérémonies confèrent à chacun des Frères
une réelle grandeur, que le mystère accroît encore ;
il porte vraiment en lui une parcelle de cette
puissance occulte, ressortissant à tous les points
de la terre où le culte d'Hiram est en honneur.
Voici qui n'était point rassurant pour le sexe
féminin. « Eh quoi ! une autre autorité va nous
disputer l'esprit et le cœur de l'homme, notre pro-
priété, lui donner de la force contre notre coquet-
terie? » La question dut se poser anxieuse en bien
des petits cerveaux et plisser bien de jolis
fronts.
Une femme du moins, sous le voile de l'ano-
nymat, nous fait part de ses appréhensions dès
— 158 —
1744. Elle a commencé par redouter que les prin-
cipes des Francs-Maçons ne tendent à refondre,
pour ainsi dire, le cœur des hommes, en les ren-
dant insensibles aux charmes féminins, en les
précautionnant contre les ruses des femmes. C'est
sans doute pour cela qu'ils défendent l'entrée de
leurs loges. Pourtant, considérant la conduite
efféminée de tant de Frères Maçons, elle en con-
clut, à la gloire de son sexe, qu'ils ne sont ni plus
en garde contre les artifices féminins, ni moins
susceptibles de certaines impressions que le reste
des hommes.
Enfin elle apprend que les Francs-Maçons ont
aboli en faveur des femmes la plus sacrée de leurs
lois et les admettent à leurs mystères. Elle prie
aussitôt son mari de lui faire ceindre les cordons
du Tablier mystique et goûter le mortier friand
dont le Grand-Prêtre scelle la bouche de l'initiée.
Il se prend à rire et dit, avec une gravité comique :
« Il y a parmi nous une espèce de Loi salique qui
porte expressément que la Maçonnerie ne peut tom-
ber en quenouille; aussi soyez persuadée que cette
Maçonnerie fileuse dont vous me parlez n'est que
pur badinage de quelques Francs-Maçons sans
franchise qui n'achètent pas à vil prix le plaisir
de se jouer de la crédulité des Dames. Je le sais,
puisque j'assistai un jour à une de ces loges her-
maphrodites. Je la trouvai à la vérité honnête et
— 159 —
galante, mais extrêmement défigurée par un mé-
lange bizarre de farce et d'objets très sérieux. Je
fus scandalisé d'y voir les Dames prosélytes prêter
sans scrupule un serment que n'auraient pas voulu
faire des femmes juives ou musulmanes. Je les
vis se mettre très sérieusement à genoux pour
jurer un secret frivole par les satrapes des Palus
stygiens, fidèlement représentés par les assistants
dont les visages artistement livides et hideux for-
maient l'assortiment le mieux entendu de la céré-
monie. Je ne reconnus nos mystères que comme
nous reconnaissons l'homme dans le singe *. »
La fille d'Eve n'est pas convaincue, et l'aspect
des difficultés à vaincre excite davantage encore
sa curiosité. Elle enquête, s'informe auprès des
amis et frères de son mari; elle n'hésite pas à dé-
ployer des artifices voluptueux, à se promettre
même...., elle échoue piteusement. Dans le silence
et l'obscurité propices de l'alcôve, elle essaie d'en-
dormir les scrupules de son mari par des raffine-
ments de délices et de caresses : il lui prouve tout
son amour et toute sa gratitude, mais il se tait.
Dans l'ivresse même du vin, il conserve assez de
clairvoyance pour prononcer la formule de défiance
et de dédain : Eva! Eva! Eval Poussée à bout, la
1 La Franc-Maçonne, ou la Révélation des mystères des
Francs-Maçons, par Mme ***. Bruxelles, 1744, p. 10, sqq.
— 160 —
curieuse Mme * * en est réduite à corrompre à
prix d'or la concierge de la Loge où siège son
mari : ainsi parvient-elle à assister à une réunion
et à se convaincre que la force des Francs-Maçons
réside tout entière dans le mystère dont ils s'en-
tourent. Elle a aussi la joie d'entendre un Frère
intransigeant se plaindre avec aigreur « de l'im-
posture d'une Maçonnerie hermaphrodite et ba-
varde, qui deviendra bientôt le rendez-vous du
crime, et sous les ruines de laquelle les vrais
Maçons sont menacés d'être ensevelis *. »
Au reste, au cours de son enquête, Mu,e
avait recueilli l'anecdote suivante, qui l'avait déjà
édifiée. Mlle ***, maitresse du chevalier *** avait été
reçue dans une loge sur ses pressantes instances ;
mais le lendemain son amant lui adressait ces
vers peu galants :
Puisque mille fois dans ta vie
Tu m'as trompé, belle Sylvie,
J'ai bien pu, sans blesser les lois,
Te tromper hier au soir pour la première fois.
A quoi elle répondit du tac au tac :
Dans toi le Maçon Franc a brillé hier au soir,
Tu n'es point imposteur, Tircis, tu te ravales,
Tu m'as montré sans fard ce que je comptais voir,
Des Hercules filer aux pieds de leurs Omphales -.
1 La Franc-Maçonne, p. 65.
2 La Franc-Maçonne, p. 13-14.
161
Enfin les loyaux Maçons qu'elle interrogeait sur
l'adoption des femmes lui disaient à peu près una-
nimement que « puisque des suivantes si peu
cruelles de Thalie, de Melpomène et d'Euterpe
étaient déjà reçues Maçonnes, ils ne doutaient pas
que la France ne fût bientôt redevable à ces loges
d'adoption d'une quantité prodigieuse de Louve-
teaux (c'est le nom qu'on donne aux fils de
Maçons) *. »
Voilà donc le cas que faisaient les Francs-
Maçons des loges « hermaphodites », qui s'avilis-
saient à recevoir des représentants du sexe faible,
volage et trompeur. Mais ce mépris affiché n'em-
pêchait pas la curiosité féminine de s'exercer ; elle
y trouvait d'ailleurs son compte, car les règle-
ments maçonniques se faisaient galants pour elle,
et souvent jusqu'au madrigal.
On compte en effet plusieurs loges qui reçurent
les femmes; mais elles ne leur conférèrent en gé-
néral que trois grades : ceux d'apprentisse, de
compagnonne et de maîtresse, dont l'initiation nous
a été transmise par un adepte anonyme.
L'admission des Franches-Maçonnes était réglée
par des cérémonies et des formalités précises.
Pour mériter le premier grade, celui d'appren-
tisses, il faut d'abord que toutes les femmes qui
se présentent soient saines, sans grossesse, ni
1 La Franc-Maconne, p. 13-14.
11
— 162 —
mois, et qu'elles aient un frère qui réponde pour
elles.
La Récipiendaire est mise dans un lieu obscur,
où il y a une lumière et une tête de mort; il doit
s'y trouver une dame, qui est la dernière reçue,
qui lui demande si c'est sa volonté, et si elle a fait
toutes les réflexions, sur un ordre aussi respec-
table que celui dans lequel elle va entrer ; elle lui
demande ensuite si elle est en bon état, parce
quelle va passer par de terribles épreuves, qui
n'ont cependant rien de contraire à la bienséance
et à la vertu la plus épurée ; ensuite elle l'engage
à avoir beaucoup de fermeté, lui fait ôter la jarre-
tière gauche et lui fait mettre en place un ruban
bleu d'une aune de long; elle lui ôte la manchette
droite et le gant droit, lui bande les yeux et lui
demande si, foi de sœur à venir, elle ne voit rien ;
elle lui dit de mettre sa confiance en Dieu, et enfin
la présente à la porte de la Loge en frappant cinq
coups. Là elle est soumise à quelques épreuves,
puis prononce la formule suivante d'obligation :
« Sur la connaissance que j'ai du grand soleil
de lumière, qui a tiré du chaos les quatre éléments
pour en former la sublime architecture de l'uni-
vers, je promets de tenir, garder et cacher sous le
cadenas du silence le secret de la Maçonnerie
et de ne le point révéler qu'à un Frère ou à une
Sœur, que j'aurai reconnu pour tel ou telle; après
_ 163 —
l'examen le plus exact, je consens, si je man-
que à ma parole, d'être exposée à la honte de l'in-
famie que tous Maçons réservent aux parjures ; je
promets de plus d'écouter, obéir, travailler et me
taire; le tout sous peine d'être frappée du glaive
de l'Ange exterminateur et que les entrailles de la
terre s'entr'ouvrent sous moi pour y être engloutie ;
je désire, pour m'en garantir, qu'une portion du
feu qui réside dans les plus hautes régions de l'air
éclaire mon cœur, le purifie et le conduise dans
le sentier de la vertu. Ainsi soit-il. »
« Je promets de plus et m'engage de coucher
cette nuit avec (ici le Vénérable s'arrête un
instant) la jarretière de l'Ordre. » Sur cette jarre-
tière, qui est de peau blanche, sont écrits Vertu et
Silence.
Après cette cérémonie le Vénérable embrasse
la récipiendaire et lui dit : Je change le nom de
Madame (ou de Mademoiselle) en celui de Sœur.
Et pour en donner le premier les preuves, il lui
fait présent de la jarretière susdite. Alors la Sœur
introductrice lui ôte le ruban bleu, et lui fait
mettre la jarretière à la place. Enfin tous les frères
et sœurs lui donnent le baiser d'association.
Pour passer Compagnonne, l'apprentisse doit se
soumettre à une nouvelle réception, et prononcer
l'obligation « de garder le secret des compagnonnes
envers les apprentisses, sous la même condition
— 164 —
et obligation quelle a contractée de garder celui
des apprentisses envers les profanes. »
Ce serinent prêté, le Vénérable lui présente une
pomme et la fait mordre dedans, en lui disant de
ne point avaler ni mordre le pépin, parce qu'il est
le germe et la source du péché; puis il lui appli-
que le sceau de la Maçonnerie, en lui mettant de
la pâte sur la bouche; et il y marque cinq petits
coups avec la truelle, et il lui dit : « Je vous appli-
que le sceau de la Maçonnerie, qui doit vous faire
souvenir que votre bouche ne doit jamais s'ouvrir
pour divulguer nos mystères. »
Enfin, pour être admise au troisième et plus haut
grade, celui de Maîtresse, la Compagnonne « pro-
met et jure de garder les secrets des maîtresses
envers les compagnonnes, apprentisses et pro-
fanes; elle s'oblige aussi à soulager ses Frères et
Sœurs toutes les fois qu'elle en sera requise et
qu'il sera en son pouvoir de le faire. »
Ces réceptions se terminent généralement par
des chansons célébrant les bienfaits de l'étroite
amitié et le bonheur de l'union des sexes.
Il manquait à nos usages
Le beau sexe réuni,
Nous avons bien réussi,
Il embellit nos ouvrages ;
Jouissons donc, jouissons
Du sort heureux des Maçons.
— 165 -
Frères et Sœurs se rient d'ailleurs du pouvoir
du dieu Éros, dont ils se vantent d'avoir brûlé
les ailes.
Qu'au loin le noir chagrin décampe,
A l'allégresse ouvrons nos cœurs,
Que chacun remplisse sa lampe
Pour fêter nos aimables Sœurs.
Brillez, lampes, brillez pour elles,
Et qu'à l'ardeur d'un feu si beau,
Le petit Dieu brûle ses ailes,
Et qu'il allume son flambeau.
Ailleurs s'il cause des alarmes,
Il n'a pour nous que des douceurs,
Nous ne craignons rien de ses armes
Ni de ses aveugles fureurs.
Troupe heureuse, troupe ingénue,
Ses traits sont ici sans poison,
Il n'est plus privé de la vue,
Il a les yeux de la raison 1.
Les Francs-Maçons ayant été excommuniés en
1736 par le pape Clément XII, un certain nombre de
catholiques allemands formèrent le projet d'établir
une autre société qui, sans les exposer aux cen-
sures du Vatican, leur procurerait les mêmes agré-
ments, et même au delà, de la première. La
société ne tarda pas à pénétrer en France où ses
cérémonies pittoresques eurent un réel succès.
L'Adoption, ou la Maçonnerie des femmes en trois grades.
— A la Fidélité, chez le Silence, 1000 700 75.
— 166 —
L'Ordre des Mopses créé, semble-t-il, en Allema-
gne vers 1736, doit son nom à l'emblème choisi par
les fondateurs. Cet emblème est un chien, et le
mot meps signifie en allemand « un doguin ».
Les Mopses sont des Francs-Maçons dissidents,
affichant le désir de ne point déplaire à la Cour de
Rome. Ils ont rejeté, disent-ils, un des articles fon-
damentaux de la Maçonnerie; celui de l'exclusion
des femmes. « On sait les clameurs dont elles ont
rempli toute l'Europe contre les Francs-Maçons.
Les Mopses ont craint, avec raison, de s'attirer
des ennemis si formidables. L'intérêt de leurs
plaisirs s'est joint à celui de leur réputation: ils
ont compris que les douceurs qu'ils se flattaient
de goûter dans leurs assemblées seraient toujours
insipides s'ils ne les partageaient avec ce sexe
enchanteur. Ils les ont même admises à toutes les
dignités, excepté celle de Grand-Maître dont la
charge est à vie ; de sorte que dans chaque loge il
y a deux Maîtres de Loge ou Grands- Mopses, dont
l'un est un homme et l'autre une femme ; et ainsi
de tous les autres officiers qui sont les surveillants,
les orateurs, les secrétaires et les Trésoriers La Loge
est gouvernée six mois par un homme et six mois
par une femme ; et lorsqu'on reçoit une femme ou
une fille, c'est toujours la Grand-Mopse, la surveil-
lante et les autres officières qui font les fonctions
de la réception.
— 167 —
Les cérémonies de réception sont analogues à
celles des ordres similaires. Toutefois le Mopse
n'oublie jamais le nom qu'il porte. Ainsi, au lieu
de frapper à la porte de la Loge, il gratte comme
font les chiens; et si on ne lui ouvre point quand
il a gratté trois fois, « il se met à hurler en vrai
doguin ». Le récipiendaire reçoit, à son entrée
dans la Loge, non pas une épée, mais une chaîne,
emblème de la servitude du chien à l'égard de
l'homme. Puis lorsqu'il a subi un véritable exa-
men pédagogique, il doit « tirer la langue autant
qu'il lui est possible ». Le surveillant la lui prend
avec les doigts, « et l'examine de tous les côtés, à
peu près comme s'il voulait langueyer un co-
chon ».
Il s'engage aussi à se dépouiller des biens de la
fortune, pour enrichir la société, et à obéir promp-
tement, aveuglément et sans la moindre contradic-
tion. A peine a-t-il prononcé ce serment que le
Grand-Maître interroge :
« Demandez-lui s'il veut baiser... Je m'arrête ici
pour faire souvenir le lecteur que ce n'est pas moi
qui parle, mais le Grand-Maître d'un Ordre illustre
ou tout au moins un Maître de Loge, et qu'il ne
m'est point permis de changer les termes consa-
crés. Le Grand-Maître continue donc ainsi : De-
mandez-lui s'il veut baiser le cul du Mopse ou
celui du Grand-Maître. On prétend que dans quel-
— 168 —
ques Loges il ajoute ou celui du diable — mais
je n'en veux rien croire. Un mouvement d'indigna-
tion, que le Récipiendaire manque rarement de
faire dans ce moment, oblige le surveillant à le
prier avec toute la politesse et toutes les ins-
tances possibles, de choisir l'un ou l'autre. Cela
forme entre eux la dispute la plus originale qu'on
puisse imaginer. Le Récipiendaire se plaint avec
aigreur qu'on pousse la raillerie trop loin, et dé-
clare qu'il ne prétend point être venu là pour ser-
vir de jouet à la compagnie. Le surveillant, après
avoir inutilement épuisé sa réthorique, va prendre
un Doguin de cire, d'étoffe, ou de quelque autre
matière semblable, qui a la queue retroussée,
comme la portent tous les chiens de cette espèce ;
il l'applique sur la bouche du Récipiendaire, et le
lui fait ainsi baiser par force. »
Sur une table se trouve une épée et une toilette.
La main sur l'épée, si c'est un homme, et sur la
toilette, si c'est une femme, le Récipiendaire doit
prononcer le serment suivant :
« Je promets à cette illustre assemblée et à toute
société des Mopses d'observer exactement leurs
lois et leurs statuts et de ne découvrir jamais, ni
de vive voix, ni par signe, ni par écrit, leurs
secrets et leurs mystères. Je m'engage, sur mon
honneur, à tenir la promesse que je viens de faire,
en sorte que si je la viole, je consens à passer pour
- 169 —
un malhonnête homme (ou une malhonnête femme)
à être montré (montrée) au doigt dans les compa-
gnies, et à ne pouvoir jamais prétendre au cœur
d'aucune dame (à n'être estimée, ni belle, ni spiri-
tuelle, ni digne d'être aimée d'aucun homme, et à
renoncer à tous les agréments que les femmes
tirent de leur toilette). »
Après l'explication des signes et du mot, le
Grand-Maître ordonne au nouveau membre d'em-
brasser toutee l'Assemblée. Le nouveau reçu baise
les hommes à l'endroit du visage qu'il lui plaît;
mais il ne lui est permis de baiser les femmes
qu'à la joue.
Enfin, après un discours de l'orateur, on ] se met
à table, le Maître à la première place, les étrangers
et les étrangères à sa droite, les officiers et les offi-
cières à sa gauche, et les surveillants vis-à-vis de
lui. C'est là tout l'ordre que l'on observe : car
d'ailleurs chacun se place comme bon lui semble,
excepté seulement qu'on tâche de mettre alterna-
tivement un homme et une femme, autant que le
nombre et le sexe des convives le permettent.
« LesMopsesse connaissent trop en plaisirs, pour
ne pas savoir que ceux de la table sont peu de
chose, lorsque la liberté n'y règne pas ; aussi la
prennent-ils tout entière. Ils n'ont eu garde de
s'assujettir dans leurs repas à certaines cérémonies
d'institution, qui, quoiqu'elles servent quelque-
— 170 -
fois à ranimer la gaieté, ne manquent jamais de
l'éteindre lorsqu'elles sont en trop grand nombre,
ou lorsqu'elle reviennent trop souvent.
Une assemblée d'hommes et de femmes de la
plus brillante jeunesse, ou de personnes du moins
qui sont encore dans l'âge des plaisirs ; un repas
délicat, des vins exquis, la gaieté, la cordialité, la
familiarité même qui régnent parmi les convives,
et par-dessus tout le devoir qui leur est imposé de
se prêter à tout ce qui peut contribuer au plaisir
commun ; voilà sur quoi le lecteur peut donner
carrière à son imagination, pour se former une
idée de ce qui se passe dans ces repas. La dé-
cence y est pourtant observée : on y fait l amour,
mais ce n'est ordinairement que des yeux, une
déclaration plus expressive faite en pleine table,
passerait pour indiscrétion et pour grossièreté, et
l'on ne manque pas d'occasions, dans le lieu
même, de s'expliquer plus clairement et sans con-
trainte. » •
La principale des loges dites d'adoption au xvnr3
siècle, parce que l'on voulait bien y adopter le
beau sexe, est connue sous le titre de Saint-Jean-
de-la- Candeur ; elle date du 21 mars 1775, et sa
fondation est due au zèle des sœurs marquise de
1 L'Ordre des Francs- Maçons trahi et le secret des Mopses
révélé. Amsterdam, 1758, p. 163-193.
— 171 —
Courtebonne, comtesses Charlotte de Polignac et
de Choiseul-Gouffier, vicomtesse de Faudoas et
marquise de Genlis. Un manuscrit, dont il nous a
été impossible de retrouver la trace, mais qui
figurait en 1847 au Bulletin du Bibliophile, don-
nait sur cette piquante association les détails les
plus précis. Il avait pour titre : Registre contenant
les procès-verbaux des séances de la loge d'adop-
tion de Saint- Jean- de-la-Candeur, depuis le
21 mars de l'an de la V. L. 5775 jusqu'au 1er février
1785.
Ce manuscrit est l'original de la loge. En tête de
chaque procès-verbal, on lisait : A la gloire du
G. A. /grand architecte/ de l'univers, sous les aus-
pices du sérénissime grand-maître. Il commence
ainsi : « Aujourd'hui vingt et unième jour du
second mois de l'an de la vraie lumière 5775, la
très respectable loge militaire de Saint-Jean-de-
la-Candeur régulièrement convoquée pour la
première fois, l'élection s'est faite en la manière
accoutumée, et les dignités furent conférées ainsi
qu'il suit, etc. » ; et se termine par la 64e assem-
blée du 13 janvier 1785.
Cette loge célèbre, où figurent les noms de la
plus haute aristocratie, tant hommes que femmes,
se tenait à Paris. Les divers discours prononcés
lors de la réception des membres sont reproduits
en entier dans ce précieux registre. On yflit
— 172 -
à la cinquième assemblée : « La marquise de
Genlis ayant accusé le F. prince Sapieka de ce
qu'il avait manqué aux ordres de la Loge en sor-
tant du temple sans permission (quoique ce fût
pour satisfaire le besoin de la nature, il a été déli-
béré si on le punirait pour cette faute, et sur le
genre de punition. Le F. Sapieka ayant été annon-
cé à la porte du temple, on l'a fait introduire la
face tournée vers l'occident ; le Vénérable ensuite
a ordonné au frère maître de cérémonies de le
conduire dans une chambre à part, et de l'y enfer-
mer pendant tout le temps des travaux. »
Plus loin, on voit, à la 33e assemblée, de curieux
détails, entre autres une histoire du F. marquis de
Trestondam, où il est dit : « Une fantaisie de la mère
du marquis de Trestondam lui fit regarder comme
un outrage la couleur des cheveux de son fils, et
pour la dénaturer elle imagina de lui faire injec-
ter de l'eau forte dans les oreilles ; il en résulta des
excroissances internes qui privèrent cet infortuné
de la faculté d'ouïr. D'autres fantaisies non moins
fatales, et auxquelles les deux auteurs de ses jours
ont concouru avec un égal aveuglement, ont
entraîné la dissipation de tous leurs biens, et ne
leur ont donné de ressources que dans une fuite
soudaine et des secours publics. »
A la 39e assemblée, parmi les signatures du
procès-verbal on remarque les suivantes : L . M.
- 173 -
T. B. d'Orléans (Louise-Marie-Thérèse-Batilde
d'Orléans, duchesse de Bourbon), la duchesse de
Chartres, princesse de Lamballe, Charlotte de
Polignac, de Rochechouart, le marquis de La
Tour du Pin, le comte de Boufflers. Et dans d'autres
assemblées, celles de Turpin de Crise, la mar-
quise de Genlis, le marquis de Fontenelle, la
duchesse de Fitz-James, le duc de Luxembourg,
la comtesse de Brienne, le comte de Boulainvil-
liers, le baron de Béthune, le marquis de Bercy,
Saint-Simon, S. M. A. de Bourbon, du Roure, de
Gesvres, le prince de Nassau, le duc de Luynes, le
comte de Saisseval, et une foule d'autres signatu-
res originales.
Chaque procès-verbal est signé Tissot, secré-
taire K
Le charme de ces associations hermaphrodites,
créant entre les deux sexes des liens étroits, des
devoirs de solidarité, des obligations mystérieuses,
en assura la longue existence, malgré toutes les
attaques, les malédictions, les excommunications
des Maçons, si bien même que lorsque le Grand-
Orient de France fut fondé, en 1772, ses ana-
thèmes contre ces loges se heurtèrent à une
1 Bulletin du Bibliophile, avril 1847, p. 197, manuscrits
n° 308.
— 174 -
résistance solidement étayée, dont Métra nous
conte un épisode en 1779 :
Il vient de paraître un mémoire de la loge des
Neuf-Sœurs contre le Grand-Orient : c'est le nom
de la première loge de France, celle du duc de
Chartres, chef de l'Ordre ; elle est composée des
grands officiers et forme un tribunal respectable
pour tout bon Maçon français. La loge des Neuf
Sœurs avait donné, il y a trois ou quatre mois,
une fête au cirque. On y reçut une jeune demoi-
selle ; ce n'est pas à dire cependant qu'on lui ait
révélé les mystères maçonniques; vous savez qu'il
y a une réception particulière pour les femmes.
Cette demoiselle, fille d'un fermier général, parut
voilée et accompagnée d'une de ses parentes. On
avait demandé à sa tante la permission de la rece-
voir, et elle l'avait donnée en termes formels. Le
lendemain de la cérémonie parut un oncle qui
porta ses plaintes au Grand-Orient, et ce tribunal
de Frères conscrits, sans entendre les accusés,
prononça un arrêt pour supprimer, ou plutôt (car
c'est le terme consacré) pour démolir la loge des
Neuf Sœurs. Les muses ne se laissent pas violer
aussi facilement; celte loge qui compte une infi-
nité d'hommes célèbres au nombre de ses mem-
bres, les Francklin, de la Lande, Piccini, Vernet,
Le Mière, Chamfort, Court de Gebelin, Imbert,
Roucher, Caïlhava, Greuze, Houdon, etc., dressa
- 175 —
un mémoire où l'on fit voir toute l'injustice de la
sentence maçonnique, et le Grand-Orient a été
obligé de retirer cette sentence, en attendant de
plus exactes informations *.
1 Correspondance secrète, 5 juin 1779.
CHAPITRE VI
Les Sociétés où l'on fait l'amour. — L'Ordre herma-
phrodite, ou les Secrets de la sublime Félicité. —
Mousses et Patrons ; VTaisseaux et Frégates. — L'em-
barquement pour l'île de la Félicité.
Nous arrivons aux Sociétés franchement insti-
tuées pour le plaisir, le libertinage et la débauche-
Non point cependant que cette franchise aille jus-
qu'à l'étalage au grand jour : l'amour se plait à
l'obscurité, tout au moins à la lumière tamisée. Et
si, malgré les mystères de tels cénacles, il nous est
loisible d'en parler avec véracité, c'est que le plus
fréquemment il s'est trouvé quelque adepte pour
nous en instruire après coup, soit qu'il fût lui-
même un fanfaron de vices, soit qu'il cherchât à
évoquer, à raffiner des souvenirs dans la magie
des mots licencieux.
Certes nous ne les connaissons pas toutes, les
associations mutuelles d'amour et de volupté ;
mais qu'il en ait existé un grand nombre, il n'est
pas possible d'en douter. Il suffit d'ailleurs de par-
courir les chroniques contemporaines de nos tri-
— 177 —
bunaux pour savoir que ce ne fut pas là un privi-
lège exclusif du dix-huitième siècle.
Mais était-ce autre chose qu'une association de
ce genre, la réunion à laquelle Métra fait une allu-
sion suffisamment claire en ces lignes?
« J'ai assisté ces jours derniers à une fête d'une
nature assez singulière que donna à un de ses
membres une société dont le plaisir fait le lien.
Le héros qu'on a voulu célébrer se nomme Henri ;
on a supposé qu'animé de désirs impuissants, le
physique chez lui se refusait à l'ardeur de l'imagi-
nation Je ne sais si quelqu'une des femmes de la
coterie avait des notions là-dessus, ou si cette idée
avait été inspirée par le goût seul de la plaisan-
terie. Le jour du patron, on s'assembla dans une
maison qu'on appelle, j'ignore pourquoi, la mai-
son du diable. On y avait dressé un petit théâtre ;
on y joua d'abord des parades ; après que le beau
Liandre et la chaste Zirzabelle eurent beaucoup
fait rire les spectateurs, deux jolies femmes et
quelques hommes entrèrent en scène et témoi-
gnèrent leur embarras pour le choix d'un bouquet
qui fût agréable à M. Henri. Quelqu'un feint que
la maison du diable a été nommée ainsi parce que,
sous le seizième siècle, les gens qui s'occupaient
de sorcelleries avaient choisi ce lieu pour leurs
incantations : on y faisait du bien ou du mal à
ceux qu'on aimait ou qu'on haïssait, en le faisant
12
— 178 —
à leur effigie avec quelques cérémonies magiques.
Les femmes, sur ce récit, conçoivent l'idée de
rajeunir le pauvre Henri pour sa fête, en opérant
sur son effigie : on apporte un grand mannequin
revêtu des habits du héros de l'aventure, qu'on
avait su se procurer. Les aimabks magiciennes
font quelques sortilèges, chantent des couplets ;
enfin les mouvements du mannequin annoncent
que le charme a réussi ; on s'en réjouit, on danse,
et la pièce finit. On dit qu'en effet le bon Henri
s'est bien trouvé de la recette ; peut-être la recon-
naissance due aux intentions de jolies petites sor-
cières a-t-elle été le meilleur talisman. La nuit
s'est passée à sauter, à folâtrer et à faire des cha-
rades » '.
Nous possédons plus de détails sur l'un des
grands cénacles d'amour du commencement du
dix-huitième siècle, dont le titre quelque peu évan-
gélique, la Félicité, est tout un programme.
Dans un ouvrage romanesque inspiré, de l'aveu
même de l'auteur, par l'Ordre de la Félicité, l'abbé
de Voisenon, de galante mémoire, en donne une
définition séduisante :
« La Félicité est un être qui fait mouvoir tout
l'univers; les poètes la chantent, les philosophes
la définissent, les petits la cherchent bassement
1 Correspondance secrète, 22 juillet 1775.
— 179 —
chez les grands, les grands l'envient aux petits,
les jeunes gens la défigurent, les vieillards en
parlent souvent sans l'avoir connue, les hommes
pour l'obtenir croient devoir la brusquer, les
femmes, qui ordinairement ont le cœur bon,
essayent de se l'assurer en tâchant de la procurer,
l'homme timide la rebute, le téméraire la révolte,
les prudes la voient sans pouvoir la joindre, les
coquettes la laissent sans la voir ; tout le monde
la nomme, la désire, la cherche, presque personne
ne la trouve, presque personne n'en jouit : elle
existe pourtant, chacun la porte dans son cœur et
ne l'aperçoit que dans les objets étrangers. Plus
on s'écarte de soi-même , plus on s'écarte du
bonheur » *.
A ses débuts, l'ordre parut menacé de sombrer
pour avoir ouvert trop largement les portes de ses
temples.
« A peine l'Ordre de la Félicité eut-il été renou-
velé en France et porté à Paris que tout le monde
voulut en être ; le titre seul, qui semblait faire un
éloge parfait, lui attira d'abord un nombre infini
de prosélytes ; bien des personnes du premier
rang demandèrent avec instance à être reçues, et
les raisons de ne pas les refuser l'emportèrent sur
1 Abbé de Voisenon. Histoire de la Félicité. Arasterd., 1751,
p. 1 sqq.
— 180 —
celles qui eussent pu les exclure ou les admettre
avec distinction , en observant les règles ordi-
naires. A la vérité, on ne satisfit réellement et de
bonne foi qu'à ceux dont le zèle sage et modéré se
soumit aux épreuves; mais pour n'aigrir personne,
on feignit de recevoir tout le monde avec une cer-
taine distinction ; c'est-à-dire que tous ceux qui
voulurent absolument être trompés le furent effec-
tivement.
L'adresse avec laquelle on donna l'apparence
pour le fait eut tout le succès qu'on pouvait dési-
rer. Les Félicitaires qui ne l'étaient que de nom
amarrèrent l'ancre qu'un des leurs avait imagi-
née, je ne sais trop pourquoi, et aussitôt les vrais
Félicitaires les imitèrent pour ne donner aucun
soupçon : on fit de part et d'autre les mêmes
signes, on parla le même langage, jamais schisme
ne fut mieux concerté d'une part et moins sus-
pecté de l'autre. Les patentes que le grand-maître
fit graver, et qui furent également distribuées à
tous, cimentèrent le mieux du monde cette ridi-
cule alliance de vrais et de supposés Félicitaires.
Les Chevaliers de l'Ancre (c'est ainsi que je
nommerai ceux qui n'étant nullement Félicitaires
se sont jusqu'ici flattés de l'être; n'avaient ni lois,
ni constitution, ni statuts; un formulaire de ré-
ception le plus mal dirigé du monde leur tenait
lieu de tout. Ils recevaient indistinctement tout le
— 181 —
monde; bientôt la livrée parvint au grade suprême
de Chef d'Escadre et la grisette se nicha dans le
tabernacle '. »
C'est sans doute ce qui a pu faire croire à l'exis-
tence, à la même époque, d'un Ordre de l'Ancre,
qui n'était en réalité que l'extension illusoire de
celui de la Félicité. Quant à ce dernier, il ne devait
pas tarder, grâce à une savante direction, à re-
prendre la bonne voie où il allait trouver le succès
et le bonheur le plus complets.
C'est entre 1740 et 1750 que se constitua la secte
des Félicitaires dont les adeptes prenaient l'enga-
gement de se rendre mutuellement heureux dans
toutes les circonstances où il serait en leur pouvoir
de le faire, et sans rien ménager d'eux-mêmes. Ce
n'était pas une sombre franc-maçonnerie entou-
rant ses cérémonies d'un mystérieux appareil :
tout au contraire y était fait pour le sourire, pour
la joie, pour l'allégresse. Cependant pour assurer
le secret de leur union, pour donner aussi sans
doute le piment de quelque mystère à leur asso-
ciation, les Félicitaires adoptèrent un vocabulaire
spécial emprunté à la marine, et dont voici les
principaux termes, ceux qui serviront à compren-
dre les allocutions, procès-verbaux ou chansons
de l'Ordre que des anonymes nous ont transmis :
1 Apologie de la Félicité (1746).
- 182 —
Agrès, habillements.
Aiguille, regard.
Aimant, esprit.
Antennes, épaules.
Armateur, homme entreprenant.
Ballots, lettres.
Bas bord, côté gauche.
Bâtiment, le corps.
Belandre, folle, sotte ou impertinente.
Bouline {aller à laj, cacher son jeu.
Boussole, les yeux.
Cabestan, les reins.
Câble, cordon de l'Ordre.
Cale, le ventre.
Caler, aller doucement.
Calotte (faire^, tomber.
Cargaison (avoir la), une femme grosse.
Chaloupe, petite fille.
Chaloupe de haut bord, grande fille.
Chantier, lit.
Cordages, cheveux.
Ecole de marine, lieu de rendez-vous.
Embarquer (s'), mener une intrigue.
Entrepont, l'estomac.
Falotte, agacerie.
Fers (être aux), être amoureux.
Flûte, grosse femme.
Frégate, petite femme.
Frégate de haut bord, grande femme.
Gaillard [le), la table de la gorge.
Galiotte à bombes, dévote.
Goudron, fard.
Gouvernail, croupion.
— 183 —
Grapin, main.
Grosse mer, mauvaise humeur.
Hisser une frégate, enlever une femme.
Huniers, cabarets.
Lest (bon), argent.
Mât (grand), le corps.
Mât de misaine et d'artimon, les bras.
Misaine, le devant d'une chemise.
Paquebot, commissaire chargé des dépêches.
Pilotes, gens à bonne fortune.
Pointer la carte, examiner un endroit.
Pomper, pisser.
Ponton, sot.
Port, cœur.
Porte-voix, bouche.
Pouppe, derrière.
Prendre des ris, lever jupe ou robe.
Promontoire, tétons.
Proue, visage.
Rade, ville ou domicile, appartement.
Rames, bras et jambes, membres.
Relingue, cordon de jupe ou ceinture de culotte.
Remorquer, tirer quelqu'un à soi.
Sabord, poche.
Sondes, doigts.
Tribord, côté droit.
Vaisseau, homme.
Voguer de conserve, partie carrée.
Voile, chemise.
Voile d'artimon, derrière d'une chemise !,
1 Dictionnaire de l'Ordre de la Félicité, s. n. 1. d.
- 184 —
Tous les secrets de l'Ordre résident dans une
bienheureuse navigation pour aborder l'île, cette
merveilleuse île de la Félicité, toujours demeurée
invisible aux j'eux de tous les peuples qui, dans
tous les temps, l'ont recherchée et, faute de l'avoir
trouvée, se sont enfermés dans une volupté gros-
sière et toujours insipide.
« Cette heureuse découverte était réservée à nos
temps, et nous étions les heureux, et les deux fois
heureux qui devions monter le vaisseau et la fré-
gate avec certitude d'aborder dans l'île de la
Félicité, sous le pavillon et la conduite de notre
sublime grand-maitre Monsieur de Chambonas,
qui le premier en a trouvé la véritable route; ce
n'est pas à la vérité sans beaucoup de travail et
peines, ce n'est qu'après avoir essuyé de rudes
tempêtes, après avoir livré bien des combats aux
pirates ennemis de l'Ordre qui, suscités par le
serpent infernal, par cet ancien tentateur d'Adam
et d'Eve, voulaient l'empêcher de découvrir l'île de
la Félicité, et de rétablir le premier, le plus plus
sublime et le plus remarquable de tous les ordres.
Aussitôt abordé dans l'île, il a démêlé tous les
détours de ce fameux labyrinthe, il a parcouru
toutes les routes de cette forêt antique, tous les
arbres propres à la construction des vaisseaux et
des frégates, il en a trouvé en abondance, supé-
rieurs aux cèdres du Liban et aux chênes de
— 185 —
Dodonne ; aussi anciens que le monde, ils élèvent
leurs têtes majestueuses jusque dans les cieux, et
ils serviront jusqu'à la fin des siècles à former de
nombreuses et brillantes escadres, et à rendre
immortels l'Ile et l'Ordre de la Félicité.
A la porte des jardins d'Eden le Chérubin, de-
venu traitable et gracieux, a salué notre Grand-
Maître de plusieurs coups de rames et aussitôt l'a
introduit au milieu des carrés, embaumés par une
infinité d'odeurs agréables qu'exhalaient les fleurs
de toutes espèces qui les remplissaient, il s'est
trouvé saisi d'un sommeil bien doux et bien plus
salutaire que celui d'Adam, lorsque la chevalière
Eve fut extraite et tirée de sa chair et de ses os,
et ne s'est heureusement réveillé que pour faire
une entrée pompeuse et magnifique dans les taber-
nacles de la Félicité. L'œil n'a jamais vu, l'oreille
n'a jamais entendu, le cœur n'a jamais compris
ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu, ce qu'il a compris
dans ce moment fortuné, Félicité parfaite ; il vous
a vu, Félicité parfaite; il vous a entendu, Félicité
parfaite ; il vous a touché, Félicité parfaite; il vous
a senti, Félicité parfaite; il vous a goûté, il a été
rassasié, enivré d'un torrent de délices.
La Genèse dit qu'Adam, créé chevalier et mis en
possession du paradis de délices, reçut de notre
souverain grand-maître l'ordre absolu et indis-
pensable d'y travailler sans cesse et de le garder.
186
Posuit eum in Paradisam uoluptatiSi ut operaretur
et cnstodiret illum.
Importante leçon, que les chevaliers et cheva-
lières, de quelques rangs qu'ils soient, ne doivent
point oublier.
Chevaliers-mousses , souvenez-vous-en , appli-
quez-vous dans la forêt à connaître les bois pro-
pres à la construction des vaisseaux et des frégates,
pour ne jamais faire aucun qui-proquo ; prenez
bien garde de vous méprendre à la qualité, à la
longueur, à l'épaisseur des bois, et à ne pas choisir
pour le vaisseau le màt qui ne doit être employé
que sur la frégate.
Chefs descadres, manœuvrez avec adresse,
visitez souvent le vaisseau et la frégate ; exercez
l'équipage, que votre mât soit toujours droit et
bien planté, que vos voiles bien étendues soient
tournées de façon qu'elles puissent être heureuse-
ment enflées par les vents propices et favorables
destinés à vous pousser promptement au havre et
dans le port de la Félicité.
Nous avons fait dans la cérémonie de notre
réception le serment qu'Adam et Eve firent au-
trefois dans le Paradis terrestre; la transgression
de leur serment les a chassés d'Eden, leur trans-
gression les a renversés du Tabernacle, et leur
a fait perdre sans ressource l'Ile et l'Ordre de la
Félicité.
— 187 —
Après tant de siècles et de travaux, le crime de
nos pères étant expié, nous rentrons en posses-
sion de cette Ile bienheureuse; travaillons donc
continuellement à la conserver. Rainons, mes
Frères, ramons sans cesse, ramons avec ardeur et
sans négligence; ramons, et que nos rames de
tribord et de bâbord soient toujours dans un per-
pétuel mouvement; car nous sommes reçus dans
l'Ile de la Félicité, comme le premier Chevalier,
avec injonction d'y travailler sans cesse : ut ope-
raretar, premier devoir; le second est renfermé
dans ces paroles : ut custodiret illum.
Oui, mes Frères, le serment redoutable par
lequel nous nous sommes engagés à garder le
secret et à ne jamais révéler nos mystères et
nos saintes orgies, ce serment est d'institution
divine.
C'est notre grand et souverain Maître qui, par
son autorité absolue, en a imposé la loi, la né-
cessité indispensable à Adam et Eve, nos pre-
miers parents ; que leur faute nous rende sages,
que leur punition nous empêche de faire calotte.
A leur exemple, qu'elle nous oblige à poser conti-
nuellement une garde de circonspection sur nos
lèvres, et un frein à nos langues, afin que comme
eux, par notre indiscrétion, nous ne perdions pas
de nouveau le bonheur parfait dont nous sommes
— 188 —
tous les jours rassasiés, enivrés dans les taber-
nacles de la Félicité '.
Il n'est pas difficile de démêler, dans ce jargon
mystico-voluptueux, les aspirations des Félici-
taires, et de comprendre que leur excursion mari-
time ressemble, à s'y méprendre, à l'embarquement
pour Cythère.
Les charges de l'Ordre sont celles de Grand-
Maître, de Commissaire, de Grand-Sondeur et
d'Inspecteur.
Le Grand-Maître est le seul qui puisse donner
la permission de recevoir un adepte et, sans sa
patente, toute réception est nulle.
Le Commissaire est celui qui porte les plaintes,
quand il y en a, de quelque frère ou de quelque
sœur.
Le Grand-Sondeur est chargé de rendre compte
des découvertes qu'il a faites sur la côte depuis la
précédente escadre.
L'Inspecteur est celui qui voit si tout est en
règle et si chacun porte bien son ancre et son câble.
Il y a d'autres ofiiciers particuliers et inférieurs,
et enfin des Paquebots 2.
1 L'Ordre hermaphrodite, ou les Secrets de la sublime Féli-
cité. Au jardin d'Eden, chez Nicolas Marin, au Grand-Mât,
1748, avec privilège de Neptune, p. 21 sqq.
2 L'Anlhropophilc, ou le Secret et les Mystères de l'Ordre de
la Félicité dévoilés pour le bonheur de tout l'uniuers. Aréto-
polis, 1746.
— 189 —
L'Ordre a quatre grades : mousse, patron, patron-
salé et chef d'escadre.
En dehors de l'ancre, chacun des gradés se dis-
tingue par le nombre de câbles ou de cordons qu'il
doit arborer : le mousse, un ; le patron, deux ; le
patron-salé, trois ; le chef d'escadre, quatre ; le
grand-maître, six.
Tous les Chevaliers qui ne sont point dans le
Tabernacle portent leur ancre d'or avec le câble
vert uni.
Ceux qui sont dans le Tabernacle le portent
avec un câble vert et or ; les câbles du vice-amiral
sont tout d'argent; ceux du grand maître, tout
d'or. Les officiers de l'Ordre portent l'ancre d'or
avec le câble vert et argent. Les Paquebots por-
tent l'ancre d'argent avec le câble vert uni.
L'union étant la base de l'Ordre, nul ne peut y
être admis sans le consentement unanime de tous
ceux qui composent une Escadre. Pour tenir une
Escadre, il faut être au moins cinq, et aucun des
dignitaires ne peut procéder à une réception s'il
n'en a pouvoir exprès par sa patente pour la rade
où se tient l'Escadre .
Lorsque quelqu'un se présente pour être admis
dans l'Ordre, il est introduit à l'Escadre suivant
les rites prescrits, interrogé sur ses aptitudes et
invité à affirmer qu'un vrai zèle, non une simple
curiosité, l'amène; puis tourné vers le nord, il
— 190 —
récite l'oraison de saint Nicolas, patron de l'Ordre,
telle qu'elle suit :
Toi qui, dans l'horreur du naufrage,
Soutiens le coeur des matelots
Et les préserve de l'orage,
Toi qui d'un mot calme les flots,
Saint Nicolas, sois favorable
Au zèle qui m'appelle à toi ;
Fais que ton scrutin redoutable
M'admette à vivre sous ta loi ;
Que sur tes escadres brillantes
Je serve et commande à mon tour,
Qu'aux charges les plus importantes
De rang en rang je monte un jour;
Que contre moi le fier Borée
Ne soulève jamais les mers,
Et que de l'Ile désirée
Je trouve tous les ports ouverts.
Ainsi soit-il.'
Puis on procède au scrutin par boules blanches
et noires ; le postulant, se tenant à côté du chéru-
bin (le dernier mousse reçu), demande par un
coup de rame le suffrage de chaque frère et sœur.
Le scrutin ouvert, s'il s'y trouve une seule boule
noire, il est renvoyé à une autre fois; on ne peut
voter deux fois en un seul jour pour la même per-
sonne. Si trois scrutins consécutifs donnent un
résultat négatif, le postulant est refusé pour tou-
jours. Lorsque le scrutin est favorable, toute
l'Escadre bat des mains et embrasse le nouvel
adepte.
— 191 —
Pour la réception du Mousse, tous les Chevaliers
et Chevalières qui sont à la Rade , doivent se ran-
ger autour du chef d'Escadre, à droite et à gauche
sur deux lignes, suivant le rang, la dignité et l'an-
cienneté ; tout le monde est assis la tête couverte,
et le Chérubin se place en dedans de la porte,
l'épée à la main ; le chef d'Escadre est assis sur
son trône, l'épée à la main.
En attendant que le Maître de cérémonie intro-
duise le postulant, chacun doit rendre compte au
chef d'Escadre des embarquements et des prises
faites depuis la dernière escadre , le Commissaire
porte les plaintes s'il y en a, le grand sondeur
rend compte de ses découvertes sur la Côte, et
l'Inspecteur doit voir si tout est en règle et si cha-
cun a son ancre et son câble.
Lorsque le Maître de cérémonie a frappé pour
faire entrer le postulant, le Chérubin s'informe de
son nom et de ce qu'il désire; il répond qu'il
demande d'être introduit dans le jardin d'Eden ;
le Chérubin va en rendre compte. Il lui vient
demander qui est son répondant, ce qu'il va redire
au chef d'Escadre ; le Répondant se lève et dit
qu'il rendra compte des talents de celui qui se
présente, quand on le requerra.
Le chef d'Escadre demande alors si l'on consent
que le postulant soit introduit; toute l'Escadre
répond par un coup de rame sans parler, le Ché-
- 192 -
rubin ouvre la porte, le Maître de cérémonie fait
entrer le Récipiendaire désarmé, sans chapeau : il
dit son nom et ses qualités, et laisse à son répon-
dant à en rendre compte plus au long ; le chef
d'Escadre lui demande alors ce qu'il souhaite. Il
répond quil désire de s'embarquer pour l'Ile de
la Félicité, et qu'il demande l'Ordre de la Cheva-
lerie. On l'interroge sur les embarquements qu'il a
faits, pour juger de son expérience dans la navi-
gation. Le chef d'Escadre demande aux Chevaliers
s'ils sont satisfaits, ils répondent par un coup de
rame. Le Maître de cérémonie conduit le postulant
admis auprès du trône, et lui faisant faire trois
révérences, il le met à genoux aux pieds du chef
d'Escadre. Alors toute l'Escadre se met en mouve-
ment et rame pour pousser le nouveau Frère au
Port de la Félicité. Celui qu'on reçoit met la main
gauche sur le genou du chef d'Escadre et élève sa
main droite qu'il entrelace dans la gauche de celui
qui le reçoit. Dans cette posture, le chef d'Escadre
demande s'il consent à s'engager avec l'ordre par
un serinent qui ne l'engagera à rien de contraire à
la religion, à l'houneur et à l'Etat ; quand il y a
consenti, il répète après le chef d'Escadre ces
paroles :
« Je fais serment et je promets d'honneur de ne
jamais révéler, sous quelque prétexte et en quel-
que manière que ce puisse être, aucuns des secrets
193
qui me seront confiés, ni rien de ce qui se passe
dans l'Escadre, et je consens, si je manque à ma
parole, d'être regardé par mes Frères comme un
homme déshonoré. (Si c'est une dame qui est
reçue, au lieu de ces mots : et je consens, etc.,
elle dit : sous peine d'être livrée à la fureur des
plus terribles matelots si je manque à ma parole.) »
Le chef d'escadre lui fera promettre ensuite fidé-
lité à l'Ordre en général, obéissance au Grand-
Maître et à ses supérieurs pour tout ce qui a rap-
port à l'Ordre, de porter l'Ancre amarrée sur le
cœur avec les câbles convenables à son grade, de
contribuer en tout ce qui dépendra de lui au
bonheur, à l'agrément et à l'avantage de tous les
Chevaliers et Chevalières, de se laisser conduire
dans l'Ile de la Félicité, et d'y en conduire d'autres
quand il en connaîtra la route, de se rendre aux
citations, de se soumettre aux amendes et aux
peines qui lui seront imposées lorsqu'il aura man-
qué à quelqu'un des statuts, et de ne jamais entre-
prendre le mouillage dans aucun Port où il y
aura actuellement un Vaisseau de l'Ordre à l'ancre.
(Si c'est une dame, on lui fait promettre de ne
point recevoir de Vaisseau étranger dans son Port,
tant qu'il y aura un Vaisseau de l'ordre à l'ancre.)
Après le serment, le chef d'Escadre demande
aux Chevaliers s'ils sont satisfaits de ses pro-
messes ; on applaudit par un coup de rame. Alors
13
194
toute l'Escadre élève la main droite sur la tête du
nouveau Chevalier et met le chapeau bas jusques
à ce que le chef d'Escadre ait fini de lui confier le
secret et de lui donner l'accolade avec l'épée. Le
Maître de cérémonie le conduit en faire part à tous
ses Frères et Sœurs, et le Rameur ou chef d'Es-
cadre lui attache un câble et l'ancre à la bouton-
nière, en lui ordonnant de la porter toujours sur
le cœur. Puisse, lui dit-il, votre Ancre ne jamais
dériver ; puisse Saint-Nicolas vous conduire tou-
jours droit au port.
Quand on reçoit une dame, elle est assise à la
place du chef d'Escadre, qui se met à genoux, elle
a la main gauche sur l'épaule du chef d'Escadre
et la droite sur la sienne ; alors elle prononce le
serment ; après quoi le chef d'Escadre met les
deux mains sur les épaules de la dame en lui don-
nant le mot.
Pour la réception des Patrons, les Chevaliers et
Chevalières s'assemblent en rond en s'entrelaçant
les bras l'un dans l'autre passés sur le dos. Le
Maître de cérémonie fait entrer les mousses ; les
moins anciens étant à gauche de celui qu'il reçoit,
parce qu'ils sont instruits plus tard du secret, on
les interroge sur les planches du Vaisseau et de la
Frégate, et sur le langage de l'Ordre, et quand on
est satisfait, on leur fait mettre la main droite sur
la tête, et promettre de ne jamais révéler les nou-
— 195 —
veaux secrets qu'on va leur confier, après quoi on
les leur fait passer, on les leur explique, et on
les interroge sur ce qu'ils ont retenu ; ils entre-
lacent alors leurs bras avec les autres et on ter-
mine la cérémonie.
Dans les Escadres, le Chérubin et les autres
Chevaliers n'approchent et ne parlent jamais à
celui qui préside sans le saluer des coups de rame
qui lui sont dûs, un coup de rame pour le Mousse,
deux pour le Patron, trois pour le Chef d'Escadre,
quatre de deux rames pour le Grand-Maître. Le
nombre n'est point limité pour les Dames.
Le Chef d'Escadre, qui a une commission parti-
culière de Grand-Maître pour conférer ce même
grade, recevra de la même manière qu'il a été reçu
après avoir éprouvé si le Patron qu'il reçoit con-
naît suffisamment les fleurs qui composent les
carrés du Parterre, et après avoir pris de lui le
nouveau serment.
Dans la réception des officiers inférieurs de
l'Ordre, on impose les mains sur les épaules en
donnant le mot, et l'accolade se donne avec la
marque de leur charge .
Dans la réception des Paquebots, on donne l'ac-
colade avec une canne ou un fouet *.
1 Formulaire du cérémonial en usage dans l'Ordre de la
Félicité, s. 1. 1745.
— 196 —
Pour se distinguer les uns des autres, les quatre
gradés de l'Ordre ont des attributs, des signes et
des mots particuliers. Mais il n'est permis, hors
d'escadre, de prononcer les mots d'aucun grade
pour se faire connaître.
Les attributs et les mots ont presque tous une
allure mystérieuse, difficile à saisir par les non-
initiés , faute d'éclaircissements suffisants. Le
mousse a pour attribut un vaisseau et une frégate;
et les premières lettres des noms des dix planches
qui composent son vaisseau et sa frégate (cèdre,
hêtre , acajou, /aurier, oranger, /nûrier, /iège,
érable, fterntès, abricot] forment son mot Chalom-
leka. Il a deux signes : le premier est de tenir le
bout de son oreille droite avec la même main ; le
second de tenir son bras droit étendu le long de
sa cuisse ; mais il ne doit jamais faire que l'un ou
l'autre, c'est-à-dire lorsqu'un frère, pour se faire
connaître, lui fait le premier signe, il doit lui
répondre par le second et non par le même.
Le patron a pour attribut un jardin ; et les pre-
mières lettres des noms des neuf plantes qui s'y
trouvent (/fenouil, églantine, /ys, jonquille, citron-
nelle, z'r.smin, /ubéreuse, amaranthe, seringa) com-
posent son mot : Félicitas. Il a aussi deux signes :
le premier est de se frotter le sourcil droit avec
l'index de la main droite; le second, de se frotter
le dessous du nez avec le même doigt. Ces deux
— 197 —
signes se pratiquent comme ceux du mousse.
Lorsqu'on vous fait le premier, il faut faire le
second.
Le Chef d'Escadre a pour attributs cinq dieux
et sept déesses; et les premières lettres des noms
de ces divinités (Mars, Amour, Saturne, Eole,
Lares, Erigine, Rhée, Orithie, Uranie, Astrée,
Calliope , Hébé) composent son mot : Masel
Erouach.
Nous avons réservé le mystère du Patron-Salé,
le plus clair et le plus significatif, celui qui, à
l'occasion, sert d'enseigne à l'Ordre tout entier.
Ce dignitaire a pour attribut un parterre, dans
lequel se trouvent six fleurs :
Quelle est la première? — Le Fenouil.
— la seconde? — L'Orange.
— la troisième? — La Violette.
— la quatrième ? — La Damasine.
— la cinquième ? — La Renoncule.
— la sixième? — L'Epine-Vinette.
« Les fleurs de ce jardin composent le mot du
Patron-Salé, excepté la quatrième fleur qui doit
être la Tubéreuse; comme son odeur n'est pas du
goût de tout le monde, j'ai cru pouvoir la suppri-
mer et en substituer une autre à la place; ceux
qui ne craignent point les odeurs trop fortes peu-
vent l'y remettre, alors ils verront le jardin et le
mot dans toute sa régularité. Le Patron-Salé n'a
— 198 —
qu'un signe, qui est d'ouvrir la bouche à moitié,
d'approcher la langue sur le bord des lèvres et de
la remuer un instant en regardant le chevalier ou
la chevalière à qui il veut se faire connaître l ».
Le grand patron de l'Ordre est saint Nicolas,
que les Félicitaires invoquent au début des céré-
monies, sous la forme rituelle suivante :
« Grand saint Nicolas, grand amiral des mers,
continuez à nous protéger, enchaînez les vents,
calmez les tempêtes, terrassez les pires ennemis
de l'Ordre, détruisez les monstres, éclairez les
profanes, faites régner entre nous une union aussi
étroite, une amitié aussi pure que celle qui fut
autrefois entre Oreste et Pylade, accordez à nos
chevalières la beauté et la fraîcheur de la jeunesse
d'Hébé, à nos chevaliers la force et la jeunesse
d'Hercule, joignez-les ensemble par des mariages
convenables et bien assortis, qui puissent produire
une postérité aussi nombreuse que celle d'Abra-
ham, et rendre notre Ordre sans fin sur la Terre,
comme il est sans commencement dans le Ciel ;
conservez-nous enfin sans dangers, sans chagrins,
et ayant toujours le vent droit dans la possession
de cette Ile bienheureuse, de ce Paradis de délices,
où les Frères et les Sœurs, à l'exemple des trois
1 Les moyens de monter au plus haut grade de la marine
sans se mouiller, 17-18, p. 41 sqq.
- 199 -
Grâces, sont entrelacés les uns dans les autres,
pour y chanter à leur aise, pour y danser, rire
et boire autant d'années que Mathusalem et
Nector '. »
Il nous reste également quelques spécimens des
chansons que les Frères et Sœurs entonnaient
dans leurs réunions; elles sont sans doute d'un
médiocre mérite poétique, mais ne manquent pas
de piquant. Celle-ci devait servir de conclusion à
la réception d'un dignitaire.
CHANSON
POUR LA FÉLICITÉ
Sur l'air du Branle de Dunkerque
Le Chef d'Escadre
Mon cher Fils, il me faut,
Sans tomber en défaut,
Faire un détail bien clair
Des vertus qu'il faut sur mer.
Le Frère
Regards, gestes, paroles,
Rien n'est indifférent,
Il faut dans les boussoles
Consulter le vent,
On y doit remarquer
Si l'on peut s'embarquer.
1 L'Ordre hermaphrodite ou les Secrets de la sublime Féli-
cité, au jardin d'Eden, 1748, p. 38 sqq.
— 200 —
Le Chœur
Il a bien répondu,
Il a de la vertu,
Prions saint Nicolas
Qu'il ne l'abandonne pas.
Le Chef d'Escadre
Courage, mon enfant,
Dites, quel bâtiment
Voudriez-vous choisir
Pour voguer avec plaisir.
Le Frère
Que de peines à prendre
Pour en trouver de bons !
Je fuis une belandre
Et la laisse au ponton.
Quiconque a de l'aimant
Vogue avec agrément.
Le Chœur
Il a bien répondu, etc.
Le Chef d'Escadre
La Frégate souvent
Résiste et se défend,
Pour la bien remorquer
Comment faut s'intriguer'
Le Frère
En lui faisant falotte,
On doit toujours caler
Pour devenir Pilote.
Il faut dissimuler
En allant à l'abord,
On bouline le Port.
— 201 —
Le Chœur
II a bien répondu, etc.
Le Chef d'Escadre
Avec le vent cargué
Lorsqu'on s'est embarqué,
Mon fils, comment peut-on
Avoir toujours vent bon?
Le Frère
Un bon garde-marine
Doit, pour bien naviguer,
Aller à la bouline,
Et ne jamais carguer;
C'est en bien louvoyant
Qu'on leste un bâtiment.
Le Chœur
Il a bien répondu, etc.
Le Chef d'Escadre
Est-ce assez, mon enfant,
Que d'être triomphant?
Comment s'y maintenir
Après qu'on vient de surgir?
Le Frère
N'être point en Carême,
Ne point quitter son bord,
Avoir bonnes antennes,
Et bien servir son Port ;
Attendre avec l'aimant
Le retour du bon vent.
Le Chœur
Il a bien répondu, etc.
— 202 —
Le Chef d'Escadre
Il est vrai que toujours
L'aimant est un secours,
Il sait en peu de mots
Faire de jolis ballots.
Le Frère
Pour rendre un style aimable,
Pour écrire avec art,
Je ne voudrais pour table
Qu'un joli gaillard;
Ovide n'écrivait
Que lorsqu'il en trouvait.
Le Chef d'Escadre (seul)
Il a bien répondu,
Il a de la vertu,
Pour le récompenser,
Mes Sœurs, il faut l'embrasser l.
La seconde célèbre le mot du Patron-Salé, qui
doit être celui de toute Sœur dévouée à l'Ordre et
consciente de ses devoirs confraternels :
AVIS SINCÈRE A MADEMOISELLE DE •"
Chevalière de l'Ordre de la Félicité
Sur l'air de la Béquille du Père Bamabas
L'ancre journellement
A vos côtés brille;
Pour vous quel ornement!
Quittez cette vétille ;
1 Formulaire du cérémonial en usage dans l'Ordre de la
Félicité, p. 24 sqq.
- 203
L'attribut d'une fille
De la Félicité
Doit être la béquille
D'un père si vanté.
Oui, ce bijou cbarmant
Convient seul au mystère,
Portez-le, bel enfant,
Vous ne sauriez mieux faire,
Et qu'en gros caractère
Tout autour soit moulé
Le mot à l'ordinaire.
Du bon Patron-Salé.
Quand vous voudrez mouiller
L'ancre au port de Cythère,
Sans faire gazouiller
Votre jalouse mère,
Prenez pour ce mystère
Un Patron amoureux,
Adroit, discret, sincère,
Il comblera vos vœux .
N'écoutez que l'Amour,
Dans vos yeux il pétille,
Aimez à votre tour,
C'est une peccadille;
Qui comme vous fourmille
Et d'esprit et d'appas
Relève la béquille
Du Père Barnabas.
En Escadre à présent
Celle qui mieux babille
Doit d'un ton imposant,
En mère de famille,
- 204 —
Chanter sans qu'on sourcille,
En prenant ses ébats,
La charmante béquille
Du Père Barnabas *.
Il n'est pas parvenu jusqu'à nous plus de docu-
ments intéressants sur l'histoire de cette secte
occulte ; le mystère dont elle devait s'entourer
explique cette disette. Toutefois cette fine mouche
de Gazetier cuirassé en parle à deux reprises dans
son recueil d'indiscrétions poivrées.
« L'Ordre de la Félicité, dit-il, commence à se
relever par les soins du Grand-Maître, qui est un
homme d'une conduite irréprochable, quoiqu'il
ait beaucoup de dettes, très peu de fortune, et une
réputation fort équivoque : on le cite pour avoir
les plus gros yeux de Paris, les gens les plus mal
vêtus, le Suisse le plus malpropre et la plus vilaine
petite maison qu'il y ait au monde ; elle est située
dans un marécage, près le boulevard des Invalides.
Les marques de l'Ordre de la Félicité sont une
ancre avec les deux lettres F. S. Le marquis de
Chambonas 2 en fut instituteur et permit aux
1 L'Ordre hermaphrodite ou les Secrets de la sublime Féli-
cité Au jardin d'Eden, 1748, p. 52-54.
1 C'est sans doute le même marquis de Cliambonas qui
devait épouser, pour raccommoder sa fortune, Mlle de Langcac
fille de la trop fameuse dame Sabatier et de son vieil amant
le duc de Yrillicre. En sa qualité de libertin de marque, il
croyait peu à la vertu des femmes; et sur des soupçons mal
— 205 —
femmes de se le conférer entre elies, à des condi-
tions à peu près semblables à celles des chevaliers.
L'auteur prie les gens qui en sont de lui faire
savoir dans quel temps cet ordre fut institué, et
de lui envoyer copie des statuts.
La réception pour les deux sexes est uniforme,
c'est une initiation philosophique, ou à peu près1.»
Ailleurs le Gazetîer nous parle de Mlle Bèze,
« arrivée à Paris il y a quatre ans, avec une lettre
de recommandation du duc de Villars, et qui tient
aujourd'hui à tous les grands seigneurs de la cour;
elle a entre autres la confiance intime du duc de
Bouillon, du comte de Noailles et de quelques
autres dévots, qui se relâchent en sa faveur de
leur aversion pour le beau sexe. » Cette lettre de
recommandation, ajoute-t-il, « était commune à
tout Y Ordre de la Félicité, auquel elle a été initiée
par le duc, qui lui a appliqué les marques de
l'Ordre lui-même 2. »
fondés d'infidélité conjugale, il fit subir un joui" les plus
cruels traitements à la marquise, qui demanda vainement sa
séparation de corps et de biens. Bien que ses qualités
d'esprit et de cœur prévinssent en sa faveur, le Parlement la
condamna à un an de clôture sévère en lui donnant à choisir,
au bout de ce temps, entre la vie auprès de son mari ou le
couvent (Correspondance secrète, 19 janvier et 16 septembre
1775).
1 Le Gazetier cuirassé, p. 179.
2 Le Gazetier cuirassé, p. 136.
CHAPITRE VII
Les Sociétés où l'on fait l'amour. — Les Aplirodites
ou Morosophes. — Le temple et ses initiés. — « An-
drins » et « Jeudis ». — Les grandes Aprodisiaques.
— L'Album d'une Aphrodite.
Les Félicitaires avaient quelque scrupule — à
moins que ce ne fût un raffinement de volupté —
à étaler leurs intimités qu'ils dissimulaient même
sous un jargon spécial ; les Aplirodites ne veulent
pas admettre la gêne d'un préjugé, si minime soit-
il. Ils sont de l'école de la marquise de Palmarèze,
l'héroïne de la Petite-Maison, et estiment superflu
de prodiguer des paroles là où il faut de l'action,
et une action vive. « Hercule, en de pareilles occa-
sions, ne disserte pas ; il va au fait, il agit. Dans
une seule nuit, il métamorphose cinquante pu-
celles en autant de femmes. Voilà le modèle qu'il
faut toujours se proposer quand il est question
d'érotisme. »
Aussi faudrait-il la langue et la plume de Pé-
trone pour retracer l'histoire de cette confrérie
erotique. Mais si la franchise est en libertinage
une atténuation, une excuse, les Aplirodites peu-
vent sans hésiter en réclamer le bénéfice.
— 207 —
Comme garantie de leur existence réelle, nous
ne possédons qu'un ouvrage d'Andréa de Nerciat,
trop licencieusement écrit pour pouvoir être livré
au public. Cependant une lettre adressée à M. de
Schonen par le marquis de Châteaugiron, accom-
pagnant l'envoi de YAlcibiade fanciullo (manuscrit
et lettre possédés en dernier lieu par le duc d'O-
trante) donne un détail précis à ce sujet. Voici ce
qu'elle dit : « J'y joins les Aphrodites dont je vous
ai parlé ; cet ouvrage du chevalier de Nerciat est
presque inconnu à Paris, ayant été imprimé à
l'étranger pendant la Révolution. Il est assez
remarquable, comme historique, car il peint, dit-
on, au naturel une société qui s'était formée aux
environs de Paris, du côté de la vallée de Mont-
morency, et dont un certain marquis de Persan
était président. Cette association, à laquelle cha-
cun des initiés concourait dans une proportion
convenue, n'avait d'autre but que le liberti-
nage » l.
Dans son Préambule nécessaire, l'auteur des
Aphrodites présente ainsi la Société : « L'ordre de
la fraternité des Aphrodites, aussi nommés Moro-
sophes (de deux mots grecs signifiant folie, sagesse,
pour indiquer sans doute que leur sagesse est
d'être fous à leur manière) se forma dès la régence
1 O dT". Bibliographie des ouvrages relatifs à l'amour.
Paris, 1894, t. I, col. 242.
— 208 —
du fameux Philippe d'Orléans, tout ensemble
homme d'Etat et homme de plaisir; au surplus
bien différent de son arrière-petit-fils, qui s'est
aussi fait une réputation dans l'une et l'autre car-
rières. Soit qu'un inviolable secret eût constam-
ment garanti les anciens Aphrodites de l'animad-
version de l'autorité publique (si sévère, comme
on sait, contre le libertinage porté à certains
excès), soit que dans le nombre de ces fidèles asso-
ciés il y en eût plusieurs d'assez puissants pour
rendre vaine la rigueur des lois qui auraient pu
les disperser et les punir, jamais, avant la Révo-
lution , leur société n'avait souffert d'échec de
quelque conséquence ; mais ce récent événement
a frappé plus des trois quarts des frères et des
sœurs, les plus solides colonnes de l'Ordre ont été
brisées ; le local même, qui était dans Paris, a été
abandonné.
Des débris de l'ancienne institution s'est formée
celle dont ces feuilles donneront une idée. On y
verra se développer progressivement le lubrique
système et les capricieuses habitudes des Aphro-
dites, gens fort répréhensibles peut-être, mais qui
du moins ne sont pas dangereux, et qui, fort con-
tents de leur constitution, ne songent nullement à
constituer l'univers » '.
1 Les Aphrodites ou Fragments thuli-priapiques pour ser-
vir à l'histoire du plaisir. Lampsaque, 1793, t. I, p. lsqq.
— 209 —
Cependant, au dire d'une initiée seconde ma-
nière, l'Ordre au début avait fait une espèce de
culte religieux de ce qui ne devait être qu'un badi-
nage et une folie. Les gros bonnets d'alors étaient
des espèces d'adeptes, qui faisaient semblant d'a-
voir trouvé la pierre philoscphale du plaisir et de
vouloir en demeurer seuls dépositaires. Il se tenait
de belles et longues assemblées, où l'on s'emmys-
tiquait; et puis il y avait des harangues de récep-
tion, des remerciement:», des hymnes à prétention,
où les prétendus inspirés s'étaient battu les flancs
pour être, comme au Parnasse, bien exaltés, bien
sublimes, bien ridicules. Aussi lorsqu'il s'agissait
de s'amuser tout de bon, on convoquait un essaim
de fous et de folles, devant qui certainement on
n'aurait osé ni haranguer, ni pontifier l.
L'institution, telle qu'elle s'est reformée, n'y
met pas tant de façons. Et d'abord, de par les
statuts même de l'association, un Aphrodite pro-
fesse ne doit jamais avoir l'ombre d'un scrupule.
Dans ce qui est uniquement affaire de plaisir, il
ne mettra que de la folie. Le parfait désintéresse-
ment et l'union des cœurs étant les bases d'une
bonne fraternité, un Aphrodite ne doit jamais
souhaiter quelque préférence exclusive, ni se
1 Les Aphrodites ou Fragments lhali-priapiques pour ser-
vir à l'histoire du plaisir, t. III, p. 46.
14
— 210 —
croire offensé des inévitables infidélités d'un con-
frère ou d'une consœur. Grâce à ces principes,
complétés par cette formule concise, mais précise :
« Peu, mais de l'excellent », — les Aphrodites ou
Morosophes opèrent entre eux des prodiges de
jouissance et de volupté. Us boivent à longs traits
dans la coupe du bonheur. Quelques agitations
que puissent endurer ailleurs les membres fortu-
nés de cette confrérie, du moins à leur temple ne
sont-ils jamais suivis de leurs peines.
L'accès de ces temples était au reste sévèrement
clos ; l'admission y était difficile et coûteuse.
Chaque membre, lors de sa réception, faisait à
l'Ordre un don proportionné à sa fortune ; il dépo-
sait en outre dix mille livres pour lui-même et
cinq mille livres pour la dame ; car les dames ne
paient rien. L'Ordre tenait compte des intérêts
de ces fonds à cinq pour cent ; mais il héritait de
ces capitaux, à moins qu'il ne rejetât quelqu'un
de ses sociétaires, auquel cas il le remboursait de
ses dix mille livres. Le contingent féminin n'était
jamais rendu.
Un statut de la dernière rigueur poursuivait les
mauvais payeurs, leur laissant des délais très
courts. Mais quand il était question, pour ces mes-
sieurs, de demeurer Aphrodites, de n'être pas
rayés avec ignominie de la plus heureuse liste, ils
négligeaient plutôt toutes leurs autres dettes.
— 211 —
L'association possédait aux environs de Paris,
du côté de Montmorency, un vaste territoire entiè-
rement clos, très accidenté, coupé de jardins, de
forêts, de bosquets, et sur lequel était élevé le
bâtiment principal, appelé l'Hospice. C'était une
retraite fort bien distribuée et dont les différentes
pièces rappelaient par leur décor, autant que pos-
sible, le plein air. La salle à manger, dans laquelle
on servait les dîners les plus sensuels, représen-
tait un bosquet dont le feuillage peint de main de
maître se recourbait en coupole jusque vers une
ouverture ménagée en haut et d'où venait le jour,
à travers une toile légèrement azurée qui complé-
tait l'illusion. Sur le fond transparent on voyait
les extrémités des feuilles, et quelques jets élancés
se découpaient avec une vérité frappante. Tout
autour de la pièce, aux troncs des arbres réguliè-
rement espacés, on avait attaché une draperie
blanche, bordée de crépines d'or, destinée à
cacher tous les intervalles au-dessous du feuillage.
Le bas était une balustrade du meilleur style,
peinte en marbre, et qui paraissait se détacher. Le
tapis était un gazon factice parfaitement imité.
La salle des séances est une grande rotonde,
une espèce de temple sans aucune décoration
apparente au dehors. Un corridor de neuf pieds
de large, flanqué de deux petites nefs proportion-
nées, conduit, par une double file de douze co-
- 212 —
tonnes, du péristyle fort simple à l'entrée princi-
pale. La coupole hardie qui couronne cet important
édifice est tellement ordonnée qu'elle représente
le dôme d'un berceau d'arbres fort élevés, dont
les branches jetées avec art se bornent irrégulière-
ment à quelque distance du centre pour former
une ouverture vague et fermée de vitrages. Grâce
à l'art de l'architecte et du peintre, on jouit dans
cette salle d'une éblouissante lumière et d'un air
très vif.
Contre le socle, à 1" intérieur, sont appuyés des
rangs de gradins concentriques en amphithéâtre,
fixes, mais coupés en quatre endroits pour facili-
ter la circulation.
Au milieu de la salle se trouve une plate-forme
de soixante pieds de diamètre qui sert, aux jours
des assemblées nombreuses, à des danses et céré-
monies rituelles.
Une salle est réservée aux grandes pompes du
cuite aphrodisiaque. Elle est formée d'une enceinte
circulaire d'ifs, mêlés de jasmins d'Espagne, et
percée de huit hautes arcades entre chacune des-
quelles s'élève sur un piédestal une jolie statue de
génie enfant, alternativement de l'un et de l'autre
sexe. Un baldaquin en verre de montre, tendu de
taffetas du rose le plus tendre, à pentes retrous-
sées de gaze d'argent, recouvre cette riante en-
ceinte. D'amples rideaux roses partent de la calotte
— 213 —
et viennent se perdre en fuyant derrière la haie
circulaire qui forme les parois intérieures du salon
d'ifs. Une lumière plongeante est criblée à travers
le taffetas. Un cercle de loges, desservies par un
corridor, entoure la salle : de chacune d'elles on
découvre le spectacle à la faveur de mille petites
ouvertures irrégulières ménagées à travers les car-
tons qui tiennent lieu de grilles.
Au milieu de l'enceinte, à la hauteur de dix-huit
pouces, se dresse une plate-forme de dix pieds de
diamètre, des bords de laquelle s'incline jusqu'au
trottoir un talus rampant de verdure ; au centre de
la plate-forme, un petit autel antique;rond d'excel-
lent style.
Ce local pouvait être combiné de bien des ma-
nières, selon les inspirations du jour.
Les jours d'orgies, on y installe un certain nom-
bre de meubles inventés par Monsieur du Bossage,
architecte des bâtiments et des machines de l'Hos-
pice, et dits avantageuses. C'est une espèce d'affût
destiné à recevoir un groupe de deux partenaires .
La dame, s'y présentant comme à tout autre siège,
doit se laisser aller en arrière, après avoir saisi de
droite et de gauche deux tores bien garnis repré-
sentant deux vigoureux priapes (en style d'Aphro-
dites, deux boute-joie). Un coussin assez épais et
plus ferme que mollet, revêtu de satin, la sup-
porte depuis le haut de la tête jusqu'auprès du sil-
— 214 —
Ion des f...; le reste vague en l'air jusqu'aux pieds
qui s'engagent à peu de distance dans deux espèces
d'étriers fixes, mais mollement rembourrés. Ainsi
les jambes et les cuisses sont déterminées à se
ployer en forme d'équerre. Les pieds du cavalier
sont appuyés sur un troussequin ; ses genoux repo-
sent sur une traverse douillette. S'inclinant dans
cette posture, il se trouve parfaitement à portée du
but de son exercice; ses mains trouvent deux
appuis cylindriques à la boiserie du meuble, en
dehors. Ces dispositions obvient à tous les incon-
vénients des enlacements des bras, qui échauffent
et gênent la respiration, ainsi que l'embarras des
jambes et des cuisses qui rendent plus lent et
moins facile le procédé frictif.
L'Hospice comprend en outre douze boudoirs
progressivement galants ou riches, et tous d'un
goût original, garnis de glaces, dans lesquelles
sont ménagées des portes dérobées à l'usage des
voyeurs. Ils sont meublés à profusion de f Ce
n'est ni un sopha, ni un canapé, ni une ottomane,
ni une duchesse, mais un lit très bas, qui n'est
pas non plus un lit de repos il s'en faut de beau-
coup . Long de six pieds, il est sanglé de cordes
de boyaux, comme une raquette de paume et n'a
qu'un matelas parfaitement moyen entre la mol-
lesse et la dureté, un traversin pour soutenir la
tête d'une personne, et un dur bourrelet pour
- 215 -
appuyer les pieds de l'autre. On a trouvé bon de
donner ce nom à cette espèce de duchesse, d'abord
parce que duchesse et f... sont synonymes, ensuite
parce qu'on nomme dormeuse une voiture où
on peut dormir, causeuse une chaise où l'on
cause, etc. l.
A l'extrémité la plus reculée du territoire de
l'Hospice, on rencontre une colline fortuite au
haut de laquelle on arrive d'un côté par une
montée peu rapide ; l'autre offre des escarpements
naturels qu'on a rendus plus pittoresques. On a
bâti sur la cime un Hermitage, c'est-à-dire un
bâtiment qui a toute l'apparence d'une petite cha-
pelle fort ancienne, avec son péristyle soutenu de
deux colonnes de bois, sa porte et ses fenêtres
gothiques et ses vitrages diaprés. Il est surmonté
d'un petit clocher; une cabane est adossée à ce
sanctuaire. Tout le terrain de cette retraite est en
bosquets coupés de petits sentiers et d'un ruisseau
qui occasionne une cascade artificielle. De ce point
l'œil découvre au loin un fort beau paysage; mais
l'Hermitage, à cause de ses bosquets feuillus, est
vu de peu d'endroits de l'intérieur de l'Hospice.
Cette retraite est palissadée et close. Les jeudis en
font grand cas (nous ferons bientôt connaissance
1 Les Aphrodites, t. I, p. 127.
— 216 —
avec eux) : c'est leur champ de bataille pour les
petits coups fourrés *.
La chapelle est décorée de tableaux de sainteté,
mais d'une sainteté tellement hétérodoxe que leur
description risquerait d'embarrasser notre plume.
La légende des filles de Loth y occupe une place
d'honneur, mais interprétée d'une manière peu
familiale. La tentation de saint Antoine y est exé-
cutée en bas-relief : Belzébuth et sa femme sont
venus surprendre le saint pendant son som-
meil et lui ont attaché la barbe après la queue
de son fidèle compagnon. Puis ils éveillent les
deux amis. Le saint se prosterne en prières, tandis
que Belzébuth abuse de son attitude et que Ma-
dame Belzébuth, lui faisant face, enjambe le
cochon.
Enfin la surintendante de l'Hospice a pour son
compte, au delà des jardins, un pavillon où elle
tient quelques pensionnaires. Les arrangements
se font à Paris. On est transporté de nuit dans
une voiture sans glaces et scrupuleusement fer-
mée, où l'air est renouvelé par un ventilateur. A
l'arrivée on se trouve dans un lieu fort agréable,
mais d'où on ne découvre ni Paris, ni le moindre
village. Le pensionnaire jouit là de tout ce qu'on
peut souhaiter au monde, excepté la liberté. Il
1 Les Aphrodites, t. III, p. 67.
— 217 -
paie par jour à proportion de ce qu'il a exigé lors
de sa convention, quatre louis par jour en
moyenne. Dès qu'il veut retourner, on le renvoie
avec les mêmes précautions ; on use même de
narcotiques dans le cas d'une retraite involon-
taire '.
Pour administrer le Temple et assurer tous les
besoins du culte, les Aphrodites ont fait choix
d'un personnel éclairé, expérimenté, prêt aussi à
toutes les complaisances. A la tête de ce personnel
se trouve Mme Durut, surintendante des menus,
la cheville ouvrière du bonheur des Aphrodites,
la femme à la fois la meilleure, la plus utile et la
plus aimable. Agée de 36 ans, elle est brune,
blanche, dodue, irrégulièrement jolie, très bien
conservée, et fort piquante encore. Bonne, vive,
étonnamment active, intrigante, elle est dominée
par un indomptable tempérament. Ces messieurs
ne la voyant qu'à la volée, ne songent guère à lui
proposer la moindre chose; mais quand le loup a
faim, il sort du bois : elle se propose elle-même,
toujours à la grande satisfaction du favori.
Elle a comme principale auxiliaire Célestine, à
peine âgée de vingt ans, une grande et belle blonde
au plus frais embonpoint, richement pourvue de
toutes les rondeurs et potelures que peuvent dé-
1 Lee Aphrodites, t. II, p 19.
— 218 —
sirer tous les genres d amateurs. Elle a de grands
yeux bleus qui semblent demander à tous l'amou-
reux merci. Sa bouche est riante, ses lèvres légè-
rement humides ont le mouvement habituel du
baiser. Cette fille est parmi les femmes ce qu'est
parmi les fruits une belle poire de doyenné, tendre
et fondante. Célestine, désirée de tout le monde,
aime tout le monde; elle ne put jamais répondre
non à quelque proposition qu'on ait eu le caprice
de lui faire. Elle a de plus la gloire d'avoir rem-
porté au concours la place de première essayeuse.
Elle est puissamment aidée par Fringante, une
brune magique de 19 ans, qui a figuré quelque
temps à l'Opéra, mais s'est dégoûtée de ce tripot,
parce qu'elle est sans intrigue et dominée par un
vorace tempérament, qui lui gâtait toutes ses
affaires d'intérêt. Elle ne prise dans l'homme
que sa virilité, et est inaccessible aux petites ré-
pugnances. Elle a dans les yeux un charme qui
produit des miracles sur certains individus jusque-
là condamnés à ne plus se sentir renaître. Elle est
animée d'un zèle infatigable pour la prospérité de
l'établissement.
Au-dessous et sous les ordres de ces gracieuses
et dévouées intendantes, manœuvre une petite
armée dont toutes les recrues doivent être aussi
discrètes qu'agréables à voir. Il faut d'ailleurs que
tous les genres y soient représentés; caries Aphro-
— 219 —
dites ne veulent rien ignorer de la science pour
laquelle ils se sont constitués en confrérie. Ainsi
Mme Durut a-t-elle incorporé Zoé, une négrillonne
de quatorze à quinze ans, « le plus piquant museau
qu'aient jamais fourni les moules camus de la
Côte-d'Or : noir d'ébène, œil philosophique, dents
admirables, de la sensibilité, des désirs et de
l'espièglerie ». Elle est chargée de purifier, de
laver et d'essuyer les combattants avec des linges
de coton des Indes.
Sous le nom méprisant de Pot-de-Chambre, une
fille est attachée à l'établissement où elle a sollicité
de servir sans gages. L'universalité de ses infati-
gables services, qu'elle rend par goût, et dont elle
se plaint toujours qu'on ne fait pas assez d'usage,
lui a valu son sobriquet.
Des adolescents habillés en jockeys, toujours de
fort jolie figure, font le service des bosquets et de
la table : on les aime timides, des ébauches
d'hommes, presque insexués encore. Tous les
jeunes domestiques, ceux désignés couramment
dans le monde se us le nom de pages et de demoi-
selles, sont appelés, les garçons Camillons et les
filles Camillonnes; cette dénomination n'est pas
de pure fantaisie, elle s'inspire des rites antiques :
« Camilli et Çamillœ, ita dicebantur ministri et
ministrae impubères in sacris *. »
1 Les Apluedites, t. III, p. 131.
220
Le principe de rétablissement est que quiconque
fait le service domestique est tenu à d'autres com-
plaisances encore. Le mot d'étiquette que M™ Du-
rut dit à un serviteur, pour qu'il se prête à toutes
les fantaisies qu'on pourra lui prescrire, est :
Conduisez monsieur (ou madame) au n° — et
servez .
Enfin les Aphrodites sont assurés d'un accès
discret à leur retraite voluptueuse par le choix
que Mm- Durut a fait de deux portiers, dont chacun
est privé d'un sens fort nécessaire : le premier ne
voit point; le second, fixé dans l'intérieur, ne
parle ni n'entend. Il prévient de l'arrivée des visi-
teurs à l'aide d'un sifflet puissant. Il est aussi,
grâce à sa surdité, l'inexorable exécuteur de
toutes les fessées que M** Durut se croit en
droit de faire appliquer à sa marmaille domes-
tique.
L'Association devait comprendre non loin de
deux cents adeptes; car à une séance présidée par
les douze dignitaires de l'Ordre, et dont le procès-
verbal fut rédigé par V isard, l'historiographe offi-
ciel des Aphrodites, il est dit que la grande mai-
tresse fut nommée à la majorité de 137 voix
contre 26. Ces affiliés appartiennent tous aux
classes privilégiées de la société : femmes de cour,
abbés, princes, prélats, paradent, avec 1 impudeur
de demi-dieux, en des tableaux et des dialogues
— 221 —
spirituellement, mais plus que lestement troussés.
Ils se sont affublés, pour plus de pittoresque et de
prudence aussi sans doute, de surnoms très
expressifs qu'ils portent comme des enseignes. Il
nous suffira de présenter quelques-uns de ces
fidèles, dont le zèle et l'activité sont vraiment sur-
prenants.
M"e de Cognefort, âgée de vingt et un ans, a la
beauté du diable : ni brune, ni blonde, ni jolie,
ni laide. Une luxure d'enfer. Connue chez les
Aphrodites sous le surnom de M™ Encore.
La comtesse de Troubouillant, vingt-trois ans,
brune colorée, nez en l'air, œil brûlant, sourcil
impérieux, bouche un peu grande, mais éton-
namment fraîche; agréablement spirituelle; for-
mes rondes, dodues et fermes; forêt de cheveux
noirs et crépus.
La marquise de Bardamoi, superbe, vit depuis
peu de temps dans ce tourbillon, où elle a été
amenée par le chagrin du veuvage. Elle se console
comme elle peut dans le sein des Aphrodites, le
seul asile qu'il y ait peut-être encore en France
pour le bonheur.
La duchesse de Confriand, dix-neuf ans, jolie
poupée blonde, avec tout l'aimant, toute la viva-
cité d'une brune. En six mois elle a tué de vo-
lupté son époux le duc. A sa mort elle a épousé
l'Ordre des Aphrodites, et telle qu'Alexandre,
— 222 —
elle y fait voir que, dans un petit corps, la
nature s'amuse parfois à renfermer un grand
courage.
La vicomtesse de Pillengins, vingt-sept ans,
brune, la marche et le maintien d'un cavalier
doué de grâces, un goût marqué pour les plus
violents exercices du corps. Chez les Aphrodites
elle porte le sobriquet de l'Escarpolette, à cause
des grands balancements qu'elle fait éprouver à
ceux qui ont l'honneur de la servir.
Milady Beaudéduit, vingt-quatre ans, réguliè-
rement belle, très jolie ; peau d'une fraîcheur
délectable, maintien, grâce, tons et caprices d'une
dame de cour.
Baronne de Wakiifuth, superbe Allemande, sans
pétillante vivacité; modèle de Rubens. Ferme les
yeux dans les instants décisifs. Cet accident peut
lui arriver quinze à vingt fois par jour.
La duchesse de l'Enginière, très grande, pro-
portions fortes sans épaisseur et sans mollesse.
Traits et caractère de Junon. Grands airs, prin-
cipes hardis, conduite impudente. Belle peau,
belles dents, tempérament ardent et capricieux.
Infiniment agréable pour ses favoris et les fem-
mes qui veulent bien figurer sur la liste de ses
amants. Peu goûtée des hommes, qu'elle traite
moins bien. A peu près vingt-trois ans ; en avoue
dix-neuf.
— 223 —
Zaïre de Fortconin, dix-sept ans, brune assas-
sine ; tout le coloris et toute la fermeté de la plus
fraîche adolescence.
Parmi les représentants du sexe laid, le marquis
de Bellemontre, vingt-sept ans, un des plus aima-
bles débauchés de Paris, tournure d'Apollon.
Quelques dames Aphrodites ont eu la cruauté de
lui reprocher que son beau nom n'était pas digne-
ment soutenu; mais dans un monde ordinaire
cette idée ne serait venue à l'esprit de personne.
Le chevalier de Boutavant, vingt-quatre ans,
grand flandrin bien tourné, sans souci, s'est fait
une spécialité d'écraser des gimblettes ou croqui-
gnoles, sur un simple désir féminin.
Le marquis de Fontencour, trente ans, de l'im-
pudence et une belle figure — neuf pouces deux
lignes.
Le baron de Malejeu, vingt-trois ans, le premier
homme peut-être qui ait imaginé d'avoir un album
amicarum, rempli de certificats féminins. Cent
quatorze noms révérés attestent que le baron ne
parle que par huit, neuf ou dix. Aussi a-t-il été
reçu Aphrodite sans noviciat et par acclamation.
Le vicomte de Durengin, vingt-deux ans, d'abord
destiné à l'état ecclésiastique. A vingt ans, il
était encore vierge; fut façonné par une blan-
chisseuse de rabats. Aphrodite depuis trois mois :
les registres font foi qu'il a fait, à lui seul, la be-
- 224 —
sogne de quatre frères. Constamment en arrêt ;
neuf pouces cinq lignes.
Chevalier de Tireneuf, garde du roi, l'Hercule
Farnèse à vingt-quatre ans. Peu de fortune, mais les
femmes et le jeu le soutiennent. Grand causeur,
ses discours sont pour l'ordinaire divisés en neuf,
dix ou plus de points, mais n'ennuient jamais ces
dames. C'est l'effet de la magie de l'organe ora-
toire, du style et du geste, à la beauté desquels
prête beaucoup l'ampleur. Dix pouces.
Le chevalier de Pinfier, dix-neuf ans, grâces,
esprit, charme de la plus adorable petite maitresse
de Paris, délicieux libertinage. Blond, mais vif et
ardent. Sa mère tient chez les Aphrodites un rang
distingué. C'est lui-même un homme à bonnes
fortunes, beau, joli, fait au tour. Sept pouces neuf
lignes.
Le prince Edmond, vingt-neuf ans, brave, ga-
lant, affable et généreux; persuadé qu'un seul
ami console de vingt ingrats, il sert, il oblige avec
un zèle infatigable. Heureux avec beaucoup de
femmes, jamais aucune n'eut à se plaindre de lui.
Le commandeur de Concraignant, trente-sept
ans, charmant petit-maitre à ruban vert. Les plus
délicieuses fortunes de la Cour l'ayant successi-
vement accommodé pis que ne l'auraient fait celles
des coulisses, il sert l'occidental avec autant de
constance que de zèle.
— 225 —
Le vicomte de Guligny, quarante-deux ans,
grand, svelte, bien fait, mais que la petite vérole
a enlaidi. Un joujou d 'œuvre assez médiocre. Sa
maladie lui ayant fait perdre la vogue, il abjura,
mais avec tolérance et comme certains renégats,
plus près d'adorer la croix que de la fouler aux
pieds.
Un prélat au ton béat, facile amalgame d'in-
domptable luxure et d'indispensable hypocrisie —
à peine sept pouces.
L'abbé de Dardamour, vingt-sept ans, ancien
militaire; très luxurieux, mais l'esprit de son état
lui fait sentir la nécessité de jouer l'hypocrisie.
Le commandeur de Lardemotte, de Malte, ci-
devant chevalier de Francheville, vingt-sept ans,
parfaitement beau, bien fait, libertin; un des plus
effrayants boute-joie de l'Ordre.
L'abbé Suçonnet, spécialiste de la gloitinade, sa
manœuvre favorite, qu'il a lui-même dénommée à
la grecque.
Tous ces adeptes ont le rang d'intimes; mais les
Aphrodites admettent aussi des auxiliaires. Il y a
entre ces derniers et les premiers à peu près la
même différence que chez les Francs-Maçons
entre les maîtres et les servants. Le grade d'auxi-
liaire donne les entrées, mais limitées, ne s'éten-
dant guère au delà de certaines circonstances, de
quelques solennités. Assez souvent l'auxiliaire
15
226
n'est pas seulement assistant libre, mais com-
mandé, parce qu'il doit consigner dans les regis-
tres de l'Ordre chaque fait avec tous ses détails
d'une parfaite vérité.
L'auteur nous présente deux dames assistantes
ou auxiliaires : Mme de Montchaud, vingt-quatre
ans, grosse et succulente dondon, un peu molle,
aux yeux étincelants de luxure ; et Mme de Valcreux,
vingt-trois ans, brune plus ferme, peau fine, mais
vaste, profonde, à faire pitié '.
Toute femme qui passe quarante ans est nom-
mée vieille; mais ces dames ont droit d'assistance
jusqu'à ce qu'elles ne marquent plus. Alors, à
moins d'un relief, elles perdent leurs entrées,
excepté le jeudi pour le service de ces messieurs
les Villettes (adeptes de l'amour à rebours), et le
samedi pour des raisons un peu obscures 2.
Entre eux les Aphrodites mâles se classent
d'après leurs goûts et leurs aspirations person-
nelles. Les Aphrodites purs aiment l'amour sous
toutes ses formes. On nomme jeudis ces messieurs
qui sont au moins partagés entre l'œillet et la bou-
tonnière : ils ont pour jour de solennité le jeudi en
l'honneur de Jupiter, le Villette de l'olympe. Les
femmes qui avaient la complaisance de se prêter
1 Les Aphrodites, passim.
2 Les Aphrodites, t. II, p. 153.
- 227 —
au goût de ces messieurs étaient connues sous le
nom de Jannettes (de Janus), à cause de leur dou-
ble manière de faire des heureux. Les amateurs de
ces sortes de femmes se nommaient en conséquence
des Janicoles. Pour eux il n'y a point de sexe, il
n'y a que des formes. «Que m'importe, dit l'un
d'eux, qu'au revers de cet enfant charmant il y
ait une prolongation et qu'à celui de cette fille il
y ait une lacune?1. J'oublie tout cela quand je
suis avec l'un, avec l'autre également étreint dans
un élastique anneau, également appuyé sur deux
magnétiques hémisphères, d'un satin un peu plus,
un peu moins blanc, mais qui procurent à la vue
des sensations également voluptueuses. Pourtant
dès que le rasoir a fauché sur le visage d'un être
masculin certaine fleur enfantine, seul prétexte à
l'équivoque, il est rare que sans dépravation on
puisse désirer d'avoir un tel personnage. Fi! du
grossier pédéraste qui ne recherche pas la fémi-
nine illusion ! »
Les andrins, en petit nombre, sont ceux qui, ne
faisant cas d'aucun charme féminin, ne fêtent
que des Ganymèdes. Cette catégorie d'Aphrodites
1 Ces jeudis sont à nous ce que les Indiens sont aux Euro-
péens : ceux-ci font le diable noir parce qu'ils sont blancs,
ceux-là le font blanc parce qu'ils sont noirs. Ainsi l'apostat
Villette appelle revers ce qui est pour nous l'endroit, et ré-
ciproquement. (Note de l'auteur).
- 228 -
renégats, ayant sans doute pris une trop grande
extension, il fut décidé en assemblée générale,
sur un rapport de M. de Culiguy, que vingt-huit
frères stériles seraient remboursés et biffés, que le
local affecté à messieurs les jeudis serait fermé
jusqu'à nouvel ordre, et que le service, fixé par
les statuts au jour du grand Jupiter, n'aurait lieu
désormais que si les femmes daignaient y con-
courir. Le décret ordonnait en même temps la
radiation :
1° De quiconque n'aura pas requis une femme
comme telle pendant trois mois ;
2 De quiconque sera convaincu d'avoir pris ses
ébats avec un être masculin âgé de plus de dix-
huit ans ' .
Les candidats Aphrodites, s'ils sont du sexe
mâle, ne sont tenus, en dehors des obligations
financières, qu'à fournir des preuves irréfutables
de leur vigueur et de leurs aptitudes techniques.
Les femmes doivent être mariées ; quant aux céli-
bataires, elles ont vingt et un ans au moins et
sont autorisées par un proche parent, membre de
la société, tout au moins par un dignitaire qui soit
de la famille.
Les candidats sont affiliés un à un à la suite
d'examens pour lesquels les essayeuses ne man-
1 Les Aphrodites, t. I. p. 84; t. III, p. 80.
— 229 -
quentpas; mais ils ne sont jamais engagés que
deux à deux. Chaque individu d'un couple de
profès était respectivement pendant un an parrain
et marraine. Des soins approchant de ceux du
sigisbéisme d'Italie étaient attachés à cette parti-
culière affinité. Il était de règle, au moment de
l'iniiiation, que pendant trois heures, entre par-
rain et marraine, on fît ce qu'on pouvait. Le
nombre des couronnes rendait compte de ce qui
s'était passé. On avait une assez mince opinion
du nouveau profès qui n'était pas sept fois cou-
ronné. Qui n'avait pu atteindre la cinquième
couronne était remis. Après un second essai
malheureux, le frère était exclu de la profession,
et restait simple affilié. Il n'y avait aucun moyen
de frauder : un incorruptible dignitaire à portée
ne délivrait chaque couronne qu'après s'être
bien assuré qu'on venait de la gagner légiti-
mement.
Aussitôt après le temps d'épreuve, le parrain
faisait son- entrée dans le temple, affublé d'une
espèce de tiare presque ridicule par sa hauteur :
les profès marchaient par ordre de valeur, le plus
couronné en tète, et à côté de lui sa marraine.
Pendant ce temps le nouveau grand-maître et la
grande-maîtresse avaient lié connaissance de
même façon; leurs prouesses devaient être émi-
nentes. Le grand-maître devait conserver pourtant
— 230 —
de sa vigueur. Il était salué en effet par les nou-
velles professes (cinq ou six en général), qu'il
embrassait d'abord sur les yeux et la bouche,
tandis que chaque profès baisait les boutons du
sein de la grande-maitresse et. ployant les genoux,
rendait plus bas le même hommage. Le grand-
maitre fêtait ensuite toutes les professes, et la
grande-maitresse recevait dans un boudoir l'hom-
mage d'étiquette de tous les profès.
Le grand-maitre avait deux assistantes; la
grande-maitresse deux assistants. Ces quatre di-
gnitaires, choisis pour leurs talents et leurs grâces,
étaient les seconds personnages de l'Ordre.
La cérémonie d'initiation se terminait par un
somptueux banquet.
Lors de l'entrée en exercice des nouveaux pro-
mus, une assemblée solennelle était tenue. Elle
était fixée au premier vendredi de mai.— Le ven-
dredi était particulièrement le jour des grandes
cérémonies, en l'honneur de Vénus. — Ce jour-là
seulement les dignitaires de l'année courante
cessaient leurs fonctions et rentraient dans la
foule. Cependant ils conservaient encore, avec
quelques attributions flatteuses, le cygne d'émail
entouré d'une couronne imitant le myrte mêlé de
roses, décoration qui se portait avec un ruban
vert liseré de ponceau pour les retirés en petit
ordre ; pour les dignitaires effectifs, au col ; pour
— 231 -
les grands-maîtres et grandes-maîtresses, en grand
cordon. Ces derniers exclusivement étaient ornés
au cou : la grande-maîtresse, du signe de la planète
de Vénus brodé en argent sur un fond de satin ou
paillon vert clair; le grand-maître, du signe de la
planète de Mars brodé sur un fond de satin ou
paillon ponceau. Autour de ces deux plaques,
d'ailleurs égales, brillait une riche auréole à huit
pointes de rayons de diamants, de rubis et d'éme-
raudes placée sur le cœur. Le bijou d'ordre de la
grande-maîtresse et celui du grand-maître étaient
aussi les seuls enrichis.
L'initiation terminée, tout récipiendaire au-
dessous de trente ans est obligé de couler à fond
la première classe des Aphrodites, c'est-à-dire
celle des vieilles, quel que fût leur nombre. A
certaines époques il n'y avait pas moins de dix-
neuf quadragénaires. Le nouveau reçu leur doit
tous les devoirs à discrétion, mais pendant un
seul jour pour chacune. Avec les autres il est
quitte pour un seul hommage au choix de la
dame. Une condition plus dure est de passer
parmi les Villettes les quatre jeudis du premier
mois de son existence dans l'Ordre ; mais le réci-
piendaire s'en trouve dispensé si quelque dame,
de son propre mouvement, daigne l'occuper ce
jour-là. S'il est convaincu d'avoir éludé par quel-
que manœuvre l'invitation d'une dame plus ou
— 232 -
moins agréable pour se faire inviter ailleurs, non
seulement il n'est pas rachetable par les femmes,
mais il tombe aux parties casuelles, c'est-à-dire
que tous les jeudis de la première année, il est
dévolu aux andrins '.
Les grandes cérémonies sont célébrées dans la
salle circulaire que nous avons précédemment
décrite, et avec une solennité quasi-rituelle. Au
son d'une musique d'instruments à vent exécutant
la marche des Mariages samnites de Guétry, le
cortège pénètre dans le temple. En tête Zoé, suivie
des musiciens (huit nègres), agite un gros tambour
de basque, marque le pas et la mesure. Une draperie
de taffetas ponceau est pittoresquement jetée autour
de ses hanches. Derrière la musique, un jeune
jockey porte au bras un panier rempli de feuilles
de vigne, qui ne sont destinées à aucune pudique
dissimulation. Derrière lui, sept couples de jeunes
garçons et filles ajustés d'écharpes : le premier
couple est blanc, le second bleu de ciel, le troi-
sième vert-pré, le quatrième ponceau, le cinquième
rose, le sixième violet, le septième orange. Le plus
âgé des garçons n'a que seize ans, le plus jpune
quatorze. La plus âgée des filles touche à treize
ans, la plus jeune à onze. A trois pas en arrière,
les servants du culte : les dames ont par-dessus
1 Les Aphrodite», t. IV, p. 131 sqq.
— 233 —
un simple jupon de taffetas blanc, une casaque de
fantaisie imitant la forme grecque, les manches
tranchées à la hauteur des seins dont elles laissent
voir la séparation et plus de la moitié de chacun
des hémisphères. Elles ont une écharpe et un
ruban dans les cheveux. Les cavaliers, chaussés
de pantoufles de maroquin fort découvertes, por-
tent des pantalons blancs et des gilets rayés
d'étoffe pareille aux casaques des dames; ils ont
le col nu, les cheveux sans poudre et relevés.
Chaque cavalier marche à gauche de sa dame, le
bras passé derrière ses reins ; celle-ci a la main
gauche sur l'épaule droite du cavalier.
A leur suite viennent Célestine et Fringante, et
Mme Durut ferme la marche.
Le cortège fait un tour entier dans l'enceinte
circulaire, puis les musiciens se retirent dans le
passage, tandis que chaque couple gagne une
avantageuse. Mme Durut, Célestine et Fringante
montent vers l'autel par trois marches. Pendant
tout le temps que les avantageuses sont occupées,
la musique ne cesse de jouer des airs de plus en
plus voluptueux.
A ces grandes solennités un prix est décerné à
l'auteur du plus grand nombre de prouesses
dûment prouvées. Le prix consiste en une montre
à répétition enrichie de diamants, pour laquelle
chaque Aphrodite masculin donne un louis. A la
- 234 -
plus prochaine assemblée, il est fait mention dé-
taillée du concours '.
Il arrive parfois que des Aphrodites ont le ca-
price de faire représenter sous leurs yeux une
saturnale. qui est aussitôt exécutée par les ser-
vantes de l'Hospice avec de robustes valets qui
servent les membres du sexe féminin à certains
jOUfs. Le Pot-de-Chambre est ici la maitresse de
ballet et s'y distingue par un savant pas de deux
avec le chef de cuisine. Mais ce sont là grossiers
ébats, peu dignes d'Aphrodites raffinés -.
Le chroniqueur de l'association, consciencieu-
sement explicite, nous a transmis l'album d'une
Aphrodite, dont le surnom est trop brutal pour
pouvoir être transcrit . L'album enregistre le
chiffre de quatre mille neuf cent cinquante-neuf,
en vingt ans, à peine par conséquent deux cent
soixante à deux cent quatre-vingts par an, pas un
par jour. « Le total impose d'abord, au détail ce
n'est rien. »
Il comprend deux cent soixante-douze princes,
grands seigneurs, gens à cordon, prélats; neuf cent
vingt-neuf militaires officiers, bien entendu) ;
quatre-vingt-treize rabbins (pour ce qu'ils valent
au boudoir! ; trois cent quarante-deux financiers
1 Les Aphrodites, t. II, p. 162.
3 Les Aphrodites, t. III, p. 159.
- 235 —
(pour les sacs); deux cent trente-neuf de la calotte ;
quatre cent trente-quatre moines, la plupart cor-
deliers, carmes ou bernadins, quelques ex-jésuites ;
quatre cent vingt gens de société ; cent dix-sept
inconnus; seize cent quatorze étrangers (pendant
quatre ans de séjour à Londres); deux cent quatre-
vingt-huit gens du commun, soldats, ouvriers,
gens raccrochés la nuit au Palais-Royal ou sur les
boulevards; deux oncles, douze cousins, etc., en
tout vingt-cinq parents ; cent dix-sept valets; cent
dix-neuf musiciens, histrions, sauteurs ; quarante-
sept nègres, mulâtres et quarterons. Certains des
inscrits ont leurs noms marqués de guillemets et
de virgules. Ceux qui n'en ont pas sont favorisés
à l'ordinaire; les autres, cela s'entend '.
L'Association ne devait pas survivre aux trou-
bles de la Révolution, ainsi que nous l'apprend
Andréa de Nerciat, dans la Post-face de son
ouvrage.
« Dès la fin de 1791, y est-il dit, les Aphrodites
de Paris et de la province se préparaient à se
dissoudre; quantité d'individus des deux sexes
s'étaient d'avance expatriés. Le prince Edmond
et la nouvelle grande-maîtresse Eulalie s'étaient
passionnément occupés de préparer à ceux des
Aphrodites qui étaient dignes de survivre à la
Les Aphrodites, t. III, p. 52.
— 236 —
fraternité de Paris un asile en pays étranger et les
moyens de placer avec avantage ce que l'Ordre
conserverait encore de richesses, après que tous
les confrères, soit volontairement dégagés, soit
congédiés, seraient remboursés. Les comptes scru-
puleusement apurés par des frères financiers d'une
probité à toute épreuve, l'Ordre survivant se
trouva riche encore de 4.558.923 livres, que des
frères banquiers trouvèrent moyen de faire sortir
adroitement du Royaume. L'industrieux monsieur
du Bossage s'était chargé de plus loin de dénaturer,
en fait de constructions, tout ce qui caractériserait
l'Ordre et ses divers objets, de même que de faire
parvenir à sa nouvelle destination tous les détails
transportables de décoration et d'ornement.
Mme Durut, Célestine, Fringante et quelques ca-
millons des deux sexes suivirent à la file les fré-
quents envois. Quand tout l'Ordre fut écoulé corps
et biens, sa feue Révérence de Grand-Maître
sortit la dernière; elle porte aujourd'hui le nom
de Martinfort, et continue à prouver qu'on peut
être de très nouvelle noblesse, avoir porté par
système un uniforme odieux, avoir même précé-
demment été moine, sans être, comme certains
dédaigneux le pensent, un homme vil, parce
qu'on n'aurait pas été fait pour monter dans les
carrosses du Roi.
— 237 —
Les Aphrodites rénovés ont maintenant, dans
un pays que nous ne pouvons nommer, un
asile délicieux, des statuts épurés et des sujets
d'élite. »
CHAPITRE VIII
Les Sociétés où l'on fait l'amour. — Le culte de Les-
bos. — Initiation des « Anandrynes ». — Mystères
du Temple de Vesta. — Apologie de la secte. — Les
« Arracheurs de palissades ». — Ebugors et Guè-
bres.
L'Espion anglais (alias Pidanzat de Mairobert)
qui, sous la forme d'une correspondance secrète
entre Milord All'Eye et Milord All'Ear (Tout Yeux
et Tout Oreilles!, nous a transmis une chronique
parisienne des plus intéressantes et des plus indis-
crètes pour les années 1775 à 1779, s'est constitué
l'apologiste, sinon l'historiographe complet, de la
secte lesbienne dite Anandryne , qui a très proba-
blement eu une existence réelle dans la deuxième
moitié du dix-huitième siècle. Il confesse ou pré-
tend tenir les confidences dont il nous fait part
d'une jeune adepte que le nom ou surnom de
Sapho classe nettement. Elle ne pose point pour
l'érudite, Mademoiselle Sapho, car elle ne peut
rendre compte à son interlocuteur de l'étymologie
du mot anandryne; Milord, plus malin, croit
savoir que ce vocable, qui n'a pas ses lettres de
— 239 —
naturalisation en France, vient du grec, et qu'il
veut dire en français anti-homme. Il n'est pas loin
de la vérité, contentons-nous donc de confirmer
ses pressentiments. Mais encore, combien de nos
féministes sont des anti-hommes, sans être pour-
tant - oh! que non — des anandrynes. Allons
donc à une définition plus précise. La présidente
de la confrérie va nous y aider, par bonheur : il
n'est encore que des femmes pour parler pudique-
ment de choses impudiques.
« Les anandrynes, dit-elle, sont vulgairement
appelées des tribades. Une tribade est une jeune
pucelle qui n'ayant eu aucun commerce avec
l'homme, et convaincue de l'excellence de son
sexe, trouve dans lui la vraie volupté, la volupté
pure, s'y voue tout entière et renonce à l'autre
sexe aussi perfide que séduisant. C'est encore une
femme de tout âge qui, pour la propagation du
genre humain, ayant rempli le vœu de la nature
et de l'Etat, revient de son erreur, déteste» abjure
des plaisirs grossiers et se livre à former des
élèves à la déesse. »
La secte a ses quartiers de noblesse et s'enor-
gueillit d'une origine lointaine. Elle est aussi
ancienne que le monde. Une déesse en fut la fon-
datrice, la plus chaste, celle dont l'élément qui
purifie tout est le symbole (Vesta). Quelque con-
traire que cette secte soit aux hommes, auteurs
- 240 —
des lois, ils n'ont jamais osé la proscrire ; même
le plus sage, le plus sévère des législateurs Ta
autorisée.
Lycurgue avait établi à Lacédémone une école
de tribaderie où les jeunes filles paraissaient nues,
et dans ces jeux publics elles apprenaient les
danses, les attitudes, les approches, les enlace-
ments tendres et amoureux ; les hommes assez
téméraires pour y porter les regards étaient punis
de mort. On retrouve cet art réduit en système et
décrit avec énergie dans les poésies de Sapho,
dont le nom seul réveille l'idée de ce que la Grèce
avait de plus aimable et de plus enchanteur. A
Rome, la secte anandryne recevait dans la per-
sonne des Vestales des honneurs presque divins.
Si nous en croyons les voyageurs, elle s'est éten-
due dans les pays les plus éloignés, et les Chi-
noises sont les plus fameuses tribades de l'univers ;
enfin, cette secte sest perpétuée sans interruption
jusqu'à nos jours ; point d'état où elle ne soit
tolérée, point de religion où elle n'existe, sauf la
juive et la musulmane.
En Chine, les vieux mandarins se servent du
même secours, mais d'une manière différente.
Aux ordres de l'époux, les actrices y sont accou-
plées dans des hamacs à jour ; là, mollement sus-
pendues, elles se balancent et s'agitent sans avoir
la peine de se remuer, et le paillard, les yeux
PORTRAIT DE MI1<: RAUCOUR
Présidente de la Secte des ANANDRYNES
241 —
ardents, ne perd rien de ces scènes lubriques, jus-
qu'à ce qu'il entre lui-même en action. En ce sens,
même chez les juifs maudits, la tribaderie fut
introduite : sans cet usage, qu'aurait fait Salomon
de ses trois mille concubines? Et, suivant les
anecdotes secrètes de quelques rabins plus véridi-
ques, le roi prophète, le saint roi David ne se ser-
vait des jeunes Sunamites qu'il mettait dans son
lit que pour ranimer sa chaleur prolifique en les
faisant tribader par-dessus son corps. Mais, il faut
l'avouer, cette destination, ce mélange d'exercices
mâles profanait une si belle institution.
C'est en Grèce, c'est à Rome, c'est en France,
c'est dans tous les Etats catholiques qu'on en saisit
l'objet en grand et dans son véritable esprit. Dans
les séminaires de filles établis par Lycurgue, le
vœu de virginité n'était pas perpétuel ; mais elles
s'y épuraient le cœur de bonne heure, et habitant
uniquement entre elles jusqu'à ce qu'elles se ma-
riassent, elles y contractaient une délicatesse de
sensations après laquelle elles soupiraient encore
même dans les bras de leurs époux, et, quittes de
leur rôle qui les appelait à la maternité, elles reve-
naient toujours à leurs premiers exercices. Rien
de si beau, rien de si grand que l'institution des
Vestales à Rome. Ce sacerdoce s'y montrait dans
l'appareil le plus auguste : garde du Palladium,
dépôt et entretien du feu sacré, symbole de la con-
16
— 242
servation de l'empire : quelles superbes fonctions!
Quel brillant destin ! Nos monastères du sexe
dans l'Europe moderne, émanation du collège des
Vestales, en sont le sacerdoce perpétué, mais n'en
présentent plus malheureusement qu'une faible
image par le mélange de pratiques minutieuses et
de formules puériles. D'un autre côté, les vierges
n'y sont point assujetties au servile mécanisme de
l'entretien d'un feu matériel ; leur rôle vraiment
sublime est de lever sans cesse des mains pures
vers le ciel pour en attirer les bénédictions sur
l'empire. Si leur ferveur s'éteint par une passion
criminelle vers l'homme, dont la preuve est les
suites trop palpables d'une défloration évidente,
elles ne sont pas punies de mort, mais subissent
des peines canoniques plus terribles, vu leur raffi-
nement et leur durée.
Mais qu'importent les périls qui l'environnent?
l'excellence de l'institution s'impose, et plus on en
étudie l'histoire et les progrès, plus on augmente
pour elle de vénération, d'intérêt et d'attachement.
C'est d'ailleurs par des moyens simples, faciles,
efficaces, attrayants que ces pratiques se soutien-
nent dans les confréries féminines.
« Une jeune novice est-elle tourmentée d'un
prurit libidineux de la vulve? Elle a dans sa pro-
pre organisation de quoi l'apaiser sur-le-champ,
la nature l'y conduit machinalement comme dans
— 243 —
toutes les autres parties du corps où elle lui fait
porter les doigts, afin, parun agacement salutaire
d'en supprimer ou suspendre les démangeaisons.
Lorsque par cet exercice fréquent les conduits
irrités et élargis ont besoin de secours plus solides
ou plus amples, elle les trouve dans presque tout
ce qui l'environne, dans les instruments de ses
travaux, dans les ustensiles de sa chambre, dans
ceux de sa toilette, dans ses promenades et jusque
dans les comestibles. Par une heureuse confi-
dence, ose t-elle bientôt faire part de ses décou-
vertes à une camarade aussi ingénue qu'elle?
Toutes d'eux s'éclairent, s'aident réciproquement ;
elles s'attachent l'une à l'autre, elles se devien-
nent nécessaires, elles ne peuvent plus s'en passer;
elles ne font plus qu'une àme et qu'un corps. Alors
la vie ascétique leur paraît préférable à toutes les
vanités du siècle ; les haires, les cilices, ces ins-
truments de pénitence, sont convertis en instru-
ments de volupté ; les jours de discipline générale
et publique, si effrayants pour les gens du monde,
qui ne s'attachent qu'au nom, deviennent par ces
accouplements multipliés des orgies aussi déli-
cieuses que les nôtres, car la flagellation est un
puissant véhicule de lubricité, et c'est sans doute
des couvents que cet exercice est passé dans les
écoles des courtisanes, qui l'enseignent à leurs
élèves comme un agent victorieux propre à res-
— 244 —
susciter au plaisir les vieillards et les libertins
anéantis.
Quoi qu'il en soit, doux art de la tribaderie ! tes
effets sont tels que la nonette quitte pour toi biens,
amis, parents, père, mère; qu'elle renonce aux
propriétés les plus riches, aux jouissances les
plus recherchées, aux affections les plus impé-
rieuses, les plus innées dans le cœur de l'homme,
aux plaisirs de l'hyménée si vantés, et qu'elle
trouve dans toi la félicité suprême. Oh ! que tes
charmes sont grands, que tes attraits sont puis-
sants ! puisque tu dissipes les ennuis du cloitre,
tu rends la solitude ravissante, tu transformes
cette prison odieuse en palais de Circé et d'Ar-
mide. »
A la réflexion, d'ailleurs, les voluptés anan-
drynes sont pour les femmes les plus vraies, les
plus sûres et les plus pures. C'est ce que va nous
démontrer l'orateur de la secte.
« Par la malheureuse condition de l'espèce
humaine, nos plaisirs sont pour l'ordinaire passa-
gers et trompeurs ; ils sont au moins futiles, vains
et courts. On les poursuit, on les obtient avec
peine ; on en jouit avec inquiétude, et ils entraî-
nent le plus souvent après eux des suites funestes.
A ces caractères on reconnaît principalement ceux
que l'on goûte dans l'union des deux sexes. Il n'en
est pas de même des plaisirs de femme à femme ;
— 245 —
ils sont vrais, purs, durables et sans remords. On
ne peut nier qu'un penchant violent n'entraîne un
sexe vers l'autre ; il est nécessaire même à la
reproduction des deux, et sans ce fatal instinct,
quelle femme de sang-froid pourrait se livrer à ce
plaisir qui commence par la douleur, le sang et le
carnage; qui est bientôt suivi des anxiétés, des
dégoûts, des incommodités d'une grossesse de
neuf mois, qui se termine enfin par un accouche-
ment laborieux dont les souffrances sont la me-
sure, et le point de comparaison de celles dont on
ne peut calculer ou exprimer l'excès ; qui vous
tient pendant six semaines en danger de mort et
quelquefois est suivi, durant une longue vie, de
maux cruels et incurables. Cela peut-il s'appeler
jouir? Est-ce là un plaisir vrai? Au contraire,
dans l'intimité de femme à femme nuls prélimi-
naires effrayants et pénibles, tout est jouissance ;
chaque jour, chaque heure, chaque minute cet
attachement se renouvelle sans inconvénient : ce
sont des flots d'amour qui se succèdent comme
ceux de l'onde, sans jamais se tarir, ou, s'il faut
s'arrêter dans ce délicieux exercice, parce que tout
a un terme et qu'à la fin le physique cesse de
répondre aux épanchements de deux âmes si étroi-
tement unies, on se quitte à regret, on se recherche,
on se retrouve, on recommence avec une ardeur
nouvelle, loin d'être affaibli, irrité par l'inaction.
— 246 —
Les plaisirs de femme à femme sont non seule-
ment vrais, mais encore purs et sans mélange.
Indépendamment des maux physiques, précédant,
accompagnant et suivant les plaisirs de cette
espèce entre homme et femme, d'où l'on peut leur
refuser justement la qualification de vrais, il est
des maux que j'appelle moraux, parce qu'ils
affectent l'âme spécialement, qui troublent et em-
poisonnent ces jouissances. Je ne parle pas des
combats continuels imposés dans nos mœurs à
une jeune fille pour receler, dissimuler sa passion,
pour repousser les caresses d'un homme aimable
qu'elle provoquerait, qu'elle agacerait, entre les
bras de qui elle se précipiterait, si elle cédait à
l'impulsion de son cœur. Je suppose, ce qui n'ar-
rive que trop fréquemment, qu'elle ait succombé,
la voilà dans les ravissements, dans les extases ;
ne faut-il pas qu'elle s'y soustraie, qu'elle use de
stratagème afin d'éviter la fin même de la nature,
la conception ? Si elle s'oublie une seconde, il est
trop tard, elle porte dans son propre sein le témoin
de sa faute, un accusateur qui la confond. Que de
soins, que d'inquiétudes, que de tourments si elle
veut dérober ce fatal mystère, et fasse le ciel
qu'afin d'éviter le déshonneur, elle ne soit pas
forcée de recourir au plus affreux des crimes !
Je sais que dans l'hyménée ces inconvénients
sont supprimés ; mais il en entraîne d'autres : le
— 247 —
plus grand et le plus inévitable, c'est le dégoût du
mari ; la facilité, la répétition de la jouissance de
l'objet le plus enchanteur rassasient l'homme à la
longue, à plus forte raison quand il est époux,
c'est-à-dire attaché par un lien indissoluble, et que
le plaisir est pour lui un devoir. C'est ce qu'a-
vouait un de nos agréables (M. de Monville) les
plus vantés, qui croyait ne persifler qu'en petit-
maître et parlait en philosophe. Possesseur d'une
femme au printemps de l'âge, réunissant tous les
attraits, toutes les grâces, tous les talents, toutes
les vertus, lorsqu'on lui reprochait de la délaisser
pour des prostituées, il répondait : Rien de plus
vrai, mais elle est ma femme.
Sans doute, il est des consolateurs et des conso-
lations pour une pareille Ariadne ; les plaisirs fur-
tifs et défendus n'en sont que plus attrayants,
encore faut-il que le mari ne soit pas un de ces
eunuques au milieu du sérail, n'y faisant rien et
nuisant à qui veut faire1, que la jalousie ne s'en
mêle pas, autrement c'est un enfer. Cette passion
peut exister aussi entre tribades, elle est même
inséparable de l'amour; mais quelle différence,
1 C'est un eunuque au milieu du sérail,
Qui n'3r fait rien et nuit à qui veut faire.
Tout le monde connaît l'épigramme de Piron, qui finit
ainsi.
(Note de l'Espion anglais.)
- 248 —
puisqu'elle ne sert chez nous qu'à l'aiguiser et
tourne presque toujours au profit de la jouissance !
Oui, c'est ce sentiment qui donne à nos plaisirs
une solidité, une durée dont ceux des hommes ne
sont pas susceptibles.
En effet, imaginons la femme la plus chérie et
la mieux fêtée de son époux ou plutôt de son
amant. A chaque caresse qu'elle en reçoit, elle
doit craindre que ce ne soit la dernière, au moins
y est-elle un acheminement. Les baisers déco-
lorent le visage, les attouchements flétrissent la
gorge, le ventre perd son élasticité par les gros-
sesses ; les charmes secrets se délabrent par l'en-
fantement. Par quelle ressource la beauté ainsi
dégénérée rappellera-t-elle l'homme qui la fuit? Je
me trompe, il lui est toujours attaché ; il n'a point
cessé de l'aimer, le cœur brûle encore pour elle ;
mais la nature s'y refuse, elle est dans la langueur,
dans la froideur, dans l'engourdissement ; tout
l'hommage qu'il peut rendre à son amante, c'est
de ne lui être point infidèle ; c'est de ne point
chercher à retrouver ailleurs ses facultés. Cruel
état pour tous deux ! Perspective affligeante pour
l'amour-propre d'une femme qui, seule, quand je
ne connaitrais pas les caprices, la fausseté, les
trahisons, les noirceurs des hommes, me ferait
renoncer à jamais à leur commerce.
Chez les tribades, point de ces contradictions
— 249 —
entre les sentiments et les facultés : l'âme et le
corps marchent ensemble ; l'une ne s'élance pas
d'un côté, tandis que l'autre se porte ailleurs. La
puissance suit toujours le désir. De là sans doute,
sans approfondir davantage, la cause de notre
constance : recevant et donnant toujours du plai-
sir, pourquoi changer ? Car, il faut l'avouer, et
être juste : l'inconstance découle de la constitu-
tion, de l'essence même de l'individu viril. Il est
souvent nécessité de quitter : la diversité des
objets lui est d'une ressource infinie : il double, il
triple, il quadruple, il décuple ses forces ; il fait
avec dix femmes ce qu'il lui serait impossible de
faire avec une. Cependant il faiblit insensible-
ment, l'âge le mine et l'use ; il n'en est pas de
même de la tribade, chez qui la nymphomanie
s'accroît en vieillissant : c'est une fureur, elle
devient alors de succube incube, c'est-à-dire de pa-
tiente, agente. Elle monte au grade de mère et
forme une élève à son tour. Ce choix mérite beau-
coup de soin ; est-il fait, a-t-elle trouvé l'objet qui
lui convient, cette autre moitié d'elle-même à
laquelle elle s'unit bientôt par sympathie, elle ne
l'abandonne plus ; elle veille sur elle avec une
jalousie douce et inquiète que donne la crainte de
perdre un bien unique et précieux, et qui tient
plutôt de la tendresse maternelle que de cette pas-
sion effrénée des hommes. Aussi ce sentiment
— 250 —
chez une tribade, bien loin de lui éloigner son
élève, la lui attache de plus en plus et rend leur
amour imperturbable ; mais des plaisirs ainsi con-
tinués sont encore sans aucuns remords, et c'est
là le comble de la félicité. Comment en aurions-
nous? Le plaisir de la tribaderie nous est inspiré
par la nature ; il n'offense point les lois ; il est la
sauvegarde de la vertu des filles et des veuves ; il
augmente nos charmes, il les entrelient, il les con-
serve, il en prolonge la durée ; il est la consola-
tion de notre vieillesse ; il sème enfin également
de roses sans épines et le commencement et le
milieu et la fin de notre carrière. Quel autre plai-
sir peut être assimilé à celui-là ! Hàtez-vous, ma
chère fille, de le goûter; puissiez-vous, après
l'avoir reçu longtemps, longtemps le communi-
quer aussi, et toujours répéter avec le même goût :
Femmes, conservez-moi dans votre sein, je suis digne
de vous. »
Cette éloquente apologie , qui s'adresse à une
jeune néophyte, comprend aussi quelques exhor-
tations morales qui résument les principes des
anandrynes.
Invoquer Vesta, la fondatrice du culte, l'invo-
quer souvent, non par de vaines prières, mais par
des sacrifices et des libations, est un premier
devoir, un devoir étroit ; car si la protection de la
déesse est toujours subsistante, sa vengeance aussi
— 251 -
est toujours prête à éclater contre les prévarica-
tions et les infidélités. — « Point d'intempérie de
langue, sagesse, réserve à l'égard de ce qui se
passe dans les assemblées, discrétion, silence par-
fait sur les mystères de la déesse, pour ne point
éveiller la jalousie et l'envie ; soumission absolue
à ses lois, qui vous seront expliquées, soit par
celle occupant ma place dans les assemblées, soit
par la mère aux soins de laquelle vous êtes con-
fiée, et qui est chargée de vous diriger dans la vie
privée ; mais surtout guerre vive et déclarée,
guerre perpétuelle aux ennemis de notre culte, à
ce sexe volage, trompeur et perfide, ligué contre
nous, travaillant sans relâche à détruire notre éta-
blissement, soit à force ouverte, soit sourdement,
et dont les efforts et les ruses ne peuvent être
repoussés que par le courage le plus intrépide,
que par la vigilance la plus infatigable.
Au reste, il ne suffit pas qu'un édifice soit établi
sur des fondements solides et durables , qu'il soit
écarté des éléments destructeurs et défendu contre
les dangers qui peuvent le menacer : il faut encore
qu'il offre aux regards de belles proportions, un
accord, un ensemble, le grand mérite des chefs-
d'œuvre d'architecture, il en est de même de notre
édifice moral. La tranquillité, l'union, la con-
corde, la paix en doivent faire le principal appui,
l'éloge aux yeux des profanes ; qu'ils ne voient en
- 252 -
nous que des sœurs ; ou plutôt qu'ils y admirent
une grande famille où il n'y a d'autre hiérarchie
que celle établie par la nature même pour sa con-
servation, et nécessaire à son régime. La bienfai-
sance envers tous les malheureux doit être un de
nos caractères disiinctifs, une vertu découlant de
nos mœurs douces et liantes , de notre cœur
aimant par essence; mais c'est à l'égard de nos
consœurs, de nos élèves, qu'elle doit se déployer.
Communauté entière de biens, qu'on ne distingue
pas la pauvre de la riche ; que celle-ci se plaise au
contraire à faire oublier à celle-là qu'elle fut
jamais dans l'indigence ; lorsqu'elle la produit
dans le monde, qu'on la remarque à l'éclat de ses
vêtements, à l'élégance de sa parure, à l'abondance
de ses diamants et de ses bijoux, à la beauté de
ses coursiers, à la rapidité de son char ; qu'en la
voyant on la reconnaisse, on s'écrie : c'est une
élève de la secte Anandryne, voilà ce que c'est que
de sacrifier à Vesta ! C'est ainsi que vous en atti-
rerez d'autres, que vous ferez germer dans le cœur
de vos pareilles qui l'admireront, le désir, en l'imi-
tant, de jouir de son sort. »
Mais quelque vif désir que la secte ait de s'éten-
dre — pour le bien du sexe féminin tout entier —
elle n'admet pas indifféremment tout le monde
dans son sein. Il y a, comme dans toutes les
sociétés, des épreuves pour les postulantes. Pour
— 253 —
les jeunes filles, des anandrynes d'expérience,
dites les mères, en jugent dans l'intimité de leur
commerce, se les attachent et en répondent devant
la confrérie. Ainsi Madame de Furiel s'est attaché
la jeune Sapho, mais non sans quelques prélimi-
naires. Pensionnaire de la célèbre proxénète Gour-
dan, Sapho est destinée à Madame de Furiel, chez
qui elle est conduite secrètement ; mais elle n'est
pas admise encore en sa présence.
« On m'apprit que je ne verrais point la maî-
tresse du lieu que je n'eusse reçu les préparations
nécessaires pour parailre en sa présence. En con-
séquence, on commença par me baigner ; on prit
la mesure des premiers vêtements que je devais
avoir. Le lendemain on me mena chez le dentiste
de Madame Furiel, qui visita ma bouche, m'ar-
rangea les dents, les nettoya, me donna d'une eau
propre à rendre l'haleine douce et suave. Revenue,
on me mit de nouveau dans le bain : après m'a-
voir essuyée légèrement, on me fit les ongles des
pieds et des mains ; on m'enleva les cors, les du-
rillons, les callosités ; on m'épila dans les endroits
où des poils follets mal placés pouvaient rendre
au tact la peau moins unie, on me peigna la toison
que j'avais déjà superbe, afin que dans les embras-
sements les touffes trop mêlées n'occasionnassent
pas de ces croisements douloureux, semblables
aux plis de rose qui faisaient crier les sybarites.
- 254 —
Deux jeunes filles de la jardinière, accoutumées à
cette fonction, me nettoyèrent les ouvertures, les
oreilles, l'anus, la vulve, et me pétrirent volup-
tueusement toutes les jointures pour les rendre
plus souples. Mon corps ainsi disposé, on y répan-
dit des essences à grands fiols, puis on me fit la
toilette ordinaire à toutes les femmes, on me
coifla avec un chignon très lâche, des boucles
ondoyantes sur mes épaules et sur mon sein, quel-
ques fleurs dans mes cheveux : ensuite on me
passa une chemise faite dans le costume des tri-
bades, c'est-à-dire ouverte par devant et par der-
rière depuis la ceinture jusqu'en bas, mais se
croisant et s'arrètant avec des cordons ; on me
ceignit la gorge d'un corset souple et léger ; mon
intime l et le jupon de ma robe, pratiqués comme
la chemise, prêtaient la même facilité. On termina
par m'ajuster une polonaise d'un petit satin cou-
leur de rose dans laquelle j'étais faite à peindre.
Au surplus, quoique légèrement vêtue, et au mois
de mars où il faisait encore froid, je n'en éprouvai
aucun, je croyais être au printemps ; je nageais
dans un air doux, continuellement entretenu tel
par des tuyaux de chaleur qui régnaient tout le
long des appartements. »
1 Jupon fait de deux mousselines, appelé intime parce qu'il
colle exactement sur le corps. (Note de l'Espion anglais.)
— 255 —
L'essai fut des plus heureux, et Sapho elle-
même y prit grand plaisir.
Les épreuves pour les femmes sont plus péni-
bles, et sur dix il en est à peine une qui ne suc-
combe pas.
On enferme la postulante dans un boudoir où
est une statue de Priape dans toute son énergie ;
on y voit plusieurs groupes d'accouplements
d'hommes et de femmes offrant les attitudes les
plus variées et les plus luxurieuses. Les murs
peints à fresque ne présentent que des images du
même genre, que des membres virils de toutes
parts : des livres, des portefeuilles, des estampes
analogues se trouvent sur une table.
Au pied de la statue est un réchaud, dont le feu
et la flamme ne sont entretenus que de matières
si légères et si combustibles, que pour peu que la
postulante ait une minute de distraction, elle court
risque de laisser s'éteindre le feu, sans pouvoir le
rallumer; en sorte que lorsqu'on vient la chercher,
on voit si elle n'a pas reçu d'émotion forte qui
indique encore en elle du penchant pour la forni-
cation à laquelle elle doit renoncer.
Ces épreuves, au surplus, durent trois jours de
suite pendant trois heures .
Ce n'est que lorsque ces épreuves ont été subies
que les postulantes sont admises aux cérémonies
d'initiation dans le temple. Celui-ci se trouve dans
— 256 -
la petite maison de Mme de Furiel. Extérieurement
c'est une espèce de chaumière précédée d'une
grande cour autour de laquelle sont réunis des
écuries, des remises, des étables, une laiterie, des
poules, des dindons, des pigeons, tout ce qu'il
faut pour donner liilusion d'une ferme. Mais dès
qu'on a pu franchir une petite porte percée dans
le fond de la cour, on aperçoit un superbe jardin
de forme ovale, entouré de peupliers fort hauts
qui en dérobent la vue à tous les voisins. Au mi-
lieu se trouve un pavillon ovale aussi, surmonté
d'une statue colossale de la déesse Vesta; on y
monte par neuf degrés qui l'entourent de toutes
parts. A l'entrée, un vestibule éclairé de quatre
torchères, des deux côtés duquel sont deux bas-
sins où des naïades de leurs mamelles, fournissent
de l'eau à volonté; à gauche, un billard, à droite,
un cabinet de bains. Dans cette demeure ne pé-
nètre jamais un homme; pour le jardin même, des
femmes robustes ont été formées à la culture et à
la taille des arbres.
Au centre de ce temple se trouve le salon réservé
aux cérémonies d'initiation. C'est un salon ovale,
figure allégorique qu'on observe fréquemment en
ces lieux; il séiève dans toute la hauteur du bâti-
ment et n'est éclairé que par un vitrage supérieur
qui forme le cintre et s'étend autour de la statue
extérieure. Lors des assemblées, une petite statue
— 257 —
de Vesta se détache du cintre, les pieds posés sur
un globe, et reste suspendue en l'air : le globe et
la statue sont en effet creux et remplis d'un air
plus léger que celui de l'atmosphère.
Autour de ce sanctuaire de la déesse règne un
corridor étroit où se promènent pendant l'assem-
blée deux tribades qui gardent exactement toutes
les portes et avenues. La seule entrée est par le
milieu où se présente une porte à deux battants ;
du côté opposé se voit un marbre noir où sont
gravés en lettres d'or des vers contenant une énu-
mération détaillée de tous les charmes qui consti-
tuent une femme parfaitement belle. Ces charmes
y sont calculés au nombre de trente. On ne dit
point au reste le nom de leur auteur, qui certai-
nement n'était pas du sexe, et tribade du moins.
Il n'est qu'un philosophe froid, capable d'analyser
ainsi la beauté. Voici ces vers :
Que celle prétendant à l'honneur d'être belle,
De reproduire en soi le superbe modèle
D'Hélène qui jadis embrasa l'univers,
Étale en sa faveur trente charmes divers!
Que la couvrant trois fois chacun par intervalle
Et le blanc et le noir et le rouge mêlés
Offrent autant de fois aux yeux émerveillés
D'une même couleur la nuance inégale.
Puis que neuf fois envers ce chef-d'œuvre d'amour
La nature prodigue, avare tour à tour,
Dans l'extrême opposé, d'une main toujours sûre
De ses dimensions lui trace la mesure :
17
258
Trois petits riens encore, elle aura dans ses traits
D'un ensemble divin les contrastes parfaits.
Que ses cheveux soient blonds, ses dents comme l'ivoire,
Que sa peau d'un lys pur surpasse la fraîcheur;
Tel que l'œil, les sourcils, mais de couleur plus noire,
Que son poil des entours relève la blancheur.
Qu'elle ait l'ongle, la joue et la lèvre vermeille;
La chevelure longue et la taille et la main ;
Ses dents, ses pieds soient courts ainsi que son oreille ;
Élevé soit son front, étendu soit son sein ;
Que la nj'mphe surtout aux fesses rebondies
Présente aux amateurs formes bien arrondies;
Qu'à la chute des reins l'amant, sans la blesser,
Puisse de ses deux mains fortement l'enlacer.
Que sa bouche mignonne et d'augure infaillible,
Annonce du plaisir l'accès étroit pénible.
Que l'anus, que la vulve et le ventre assortis
Soient doucement gonflés et jamais aplatis.
Un petit nez plaît fort, une tête petite ;
Un tétin repoussant le baiser qu'il invite ;
Cheveux fins, lèvre mince, et doigts fort délicats.
Complètent ce beau tout qu'on ne rencontre pas.
A chacune des extrémités de l'ovale est une
espèce de petit autel qui sert de poêle, qu'allument
et entretiennent en dehors les gardiennes. Sur
l'autel à droite en entrant est le buste de Sapho,
comme la plus ancienne et la plus connue des
Tribades; l'autel à gauche devait recevoir le buste
de Mademoiselle d'Eon, cette fille la plus illustre
entre les modernes, la plus digne de figurer dans
la secte anandryne ; mais il n'était point encore
achevé, et l'on attendait qu'il sortit du ciseau du
— 259 —
voluptueux Houdon. Autour, et de distance en
distance, on a placé sur autant de gaines les bustes
des belles filles grecques chantées par Sapho
comme ses compagnes . Au bas se lisent les noms
de Thélésyle, Amythone, Cydno, Megarre, Pyrrine,
Andromède, Cyrine, etc. Au milieu s'élève un lit
en forme de corbeille à deux chevets, où reposent
la présidente et son élève; autour du salon des
carreaux à la turque garnis de coussins où siège
en regard et les jambes entrelacées chaque couple
composée d'une mère et d'une novice, ou en ter-
mes mystiques de Yincu.be et la succube. Les murs
sont recouverts d'une sculpture supérieurement
travaillée, où le ciseau a retracé en cent endroits,
avec une précision unique, les diverses parties
secrètes de la femme, telles qu'elles sont décrites
dans le tableau de l'Amour conjugal, dans YHistoire
naturelle de M. de Buffon et dans les plus habiles
naturalistes.
Toutes les tribades en place et dans leurs habits
de cérémonie, c'est-à-dire les mères avec une lévite
couleur de feu et une ceinture bleue, les novices
en lévite blanche avec une ceinture couleur de
rose, du reste la tunique ou chemise et les jupons
fendus et recouverts, une des tribades gardiennes
introduit la postulante et sa mère.
Au centre de îa salle brûle le feu sacré, une
flamme vive et odorante s'élance d'un réchaud
— 260 —
d'or, toujours prêle à disparaître et toujours rallu-
mée par les aromates pulvérisées qu'y jettent sans
interruption la couple chargée de cette fonction
extrêmement pénible par l'attention continuelle
qu'elle exige. Arrivée aux pieds de la présidente,
la mère dit : « Belle présidente, et vous chères
compagnes, voici une postulante : elle me paraît
avoir toutes les qualités requises. Elle n'a jamais
connu d'homme, elle est merveilleusement bien
conformée, et dans les essais que j'en ai faits je
l'ai reconnue pleine de ferveur et de zèle; je de-
mande qu'elle soit admise parmi nous sous le nom
de »
Après ces mots la mère et la fille se retirent pour
laisser délibérer. Au bout de quelques minutes,
l'une des deux gardiennes vient leur apprendre le
résultat du vote; s'il est favorable, la postulante
est admise à l'épreuve. On la déshabille, on lui
donne une paire de mules ou de souliers plats, on
l'enveloppe dans un simple peignoir, et on la ra-
mène dans l'assemblée où, la présidente descen-
dant de la corbeille avec son élève, la néophyte y
est étendue toute nue. Naturellement celle-ci fré-
tille de toutes les manières pour se soustraire aux
regards, ce qui est l'objet de l'institution, afin
qu'aucun charme n'échappe à l'examen. C'est
d'après le tableau de comparaison des vers cités
plus haut qu'on procède à l'examen, mais comme
— 261 —
depuis Hélène il ne s'est point trouvé de femme
qui ait réuni ces trente grains de beauté, on est
convenu qu'il suffirait d'en avoir plus de la moitié,
c'est-à-dire au moins seize. Chaque couple vient
successivement à la discussion et donne sa voix à
l'oreille de la présidente qui les compte et pro-
nonce. Toutes les adeptes expriment leur accep-
tation en donnant à la jeune fille l'accolade par
un baiser à la florentine. On lui donne alors le
vêtement de novice, et elle prête aux pieds de la
présidente le serment de renoncer au commerce
des hommes et de ne rien révéler des mystères de
l'assemblée ; puis la présidente sépare en deux
moitiés un anneau d'or, sur chacune desquelles la
mère et la fille écrivent respectivement leur nom
avec un poinçon; les deux parties sont rejointes
en signe de l'union qui doit régner entre Yincu.be
et la succube, et cet anneau est passé au doigt
annulaire de la main gauche de la novice. Enfin
laprésidenteluiadresseun discours de vêture plein
d'exhortations et de conseils.
Le discours terminé, on retire les postes, les
gardiennes, les Thurifères ; on laisse s'éteindre le
feu et on passe au banquet dans le vestibule. Ce-
pendant les profanes ne pouvant y venir pour
servir, on passe les ustensiles de table, les plats,
les vins, etc , par des tours où les novices les
prennent et font le service. Au dessert on boit les
— 262 —
vins les plus exquis, surtout les vins grecs; on
chante les chansons les plus gaies et les plus vo-
luptueuses, la plupart tirées des opuscules de
Sapho; enfin quand toutes les tribades sont en
humeur et ne peuvent plus se contenir, on rétablit
les portes, on rallume le feu et l'on passe dans le
sanctuaire pour en célébrer les grands mystères,
faire des libations à la déesse, c'est-à-dire qu'alors
commence une véritable orgie
Toutes les orgies se font ainsi avec quelque so-
lennité, et non sans exciter l'émulation des Tri-
bades; car dans cette académie de lubricité il y a
un prix décerné au couple le plus hardi : c'est une
médaille d'or où est représentée d'un côté la déesse
Vesta avec tous ses attributs, tandis que de l'autre
se gravent les effigies et les noms des deux héroïnes
qui, dans cette lutte générale, ont le plus long-
temps soutenu les assauts amoureux.
Les adeptes anandrynes appartiennent à tous
les mondes; dans le temple de Vesta les rangs
sociaux sont confondus. L'apologie de la secte,
prononcée par M1,e Raucourt, et transmise rJar
Y Espion anglais, nous présente quelques-unes des
plus zélées.
Ce sont d'abord deux femmes de qualité philo-
sophes, s'arrachanl a l'éclat et aux honneurs de la
Cour, aux attraits plus enchanteurs des hautes
sciences qu'elles cultivent avec tant de goût et de
— 263 —
succès, pour venir dans les assemblées d'anan-
drynes imiter la simplicité de la colombe, cet oiseau
si cher à Vénus, si ardent dans ses combats. Ces
deux femmes de qualité portaient, chez Vesta, les
noms transparents de duchesse de Urbsrex (Vil-
leroy) et marquise de Terracenès (Sennecterre).
Leur libertinage n'était guère un secret pour per-
sonne. « La duchesse de Villeroy est une des pre-
mières héroïnes du mois consacré aux Lesbiennes;
elle a eu plus de maîtresses que bien des libertins.
La marquise de Sennecterre lui a fait passer les
moments les plus doux. Quatre femmes de cham-
bre sont toujours à ses ordres, et douze toutous
veillent la nuit auprès d'elle *: »
A côté d'elles voici Mme de Furiel, dont le mari
a été procureur général pendant toute la durée du
parlement Maupeou; mais dédaignant de s'associer
à la renommée de son mari, s'arrachant aux ca-
resses conjugales, aux délices de la maternité, elle
s'est élevée au-dessus de tout respect humain,
afin de se livrer avec plus de recueillement et
sans relâche au Culte de la société et à ses travaux.
Sa voisine est Une marquise - adorable luttant
avec elle d'enthousiasme pour la secte anaridryne,
bravant tous les préjugés, franchissant, dans les
1 Almanach des honnêtes femmes pour l'année 1790.
2 La hiairquise de Luchet qui, chez les anandrynes, s'ap-
pelait de Téchûl. (Note de l'Espion anglais).
264
brûlants accès de sa nymphomanie, ce que les in-
dévots à notre culte appellent toutes les bien-
séances, toute honnêteté publique, toute pudeur;
comme le maître des dieux, subissant même quel-
quefois les métamorphoses les plus obscures '
pour faire des prosélytes à la déesse.
Clairon aussi, la Melpomène moderne, retirée
du Théâtre Français, trop instruite par une longue
expérience, par des maladies cruelles, du danger
du commerce des hommes, en dédaigne les hom-
mages et les soupirs.
Sa digne émule, la Melpomène de la scène lyri-
que, M1U Arnould, après une vie très agitée, est
rentrée au bercail de la déesse, où elle cherche à
faire oublier les égarements de sa jeunesse. Elle
semble même y être entrée en famille, d'après la
chronique de la Paroisse.
« Le vice des Tribades devient fort à la mode
parmi nos demoiselles d'opéra : elles n'en font
point mystère et traitent de gentillesse cette pecca-
dille. La demoiselle Arnould, quoique ayant fait
ses preuves dans un autre genre, puisqu'elle a
plusieurs enfants, sur le retour, donne dans ce
plaisir; elle avait une autre fille nommée Virginie,
dont elle se servait à cet usage. Celle-ci a changé
1 On a vu quelquefois Mme de Téchul se travestir en femme
de chambre, en coiffeuse, en cuisinière, pour parvenir auprès
des objets de sa passion. (Note de l'Espion anglais).
— 265 —
de condition, et est passée à Mllc Raucourt, de la
Comédie-Française, qui raffole de son sexe et a
renoncé au marquis de Bièvre pour s'y livrer plus
à son aise. Dernièrement, au Palais-Royal, dans
la nuit, le sieur Ventes, ayant turlupiné la demoi-
selle Virginie sur sa rupture avec M"3 Arnouhï,
qu'on nomme Sophie dans ces parties de débau-
che, celle-ci, témoin des propos, a donné au cava-
lier un soufflet très bien conditionné, dont il a été
obligé de rire, en demandant des excuses à l'ai-
mable tribade * » .
L'apologiste se garderait de passer sous silence
une illustre étrangère, Mlle! Souck, qui a préféré à
l'amour et aux bienfaits d'un prince, père du roi
de Prusse, les affections plus vives et plus douces
de son sexe .
Enfin M1Ie Raucourt croit pouvoir se citer après
tant d'autres. Ne serait-ce pas faire injure au choix
de l'assemblée si, nommée par elle pour la prési-
der, elle s'avouait sans talent et sans capacité ?
Elle a sacrifié tout récemment d'opulentes rela-
tions avec le marquis de Bièvre, pour se livrer
tout entière au penchant qui Fa toujours dominée
et dont elle se fait gloire. Ses talents et ses capa-
cités, nul ne semble en douter parmi ses contem-
porains. « Mlle Raucourt, amant de Mlle Arnould,
1 Mémoires secrets, 11 juillet 1774.
— 266 —
dit l'un, lui écrit la lettre la plus pressante pour
l'engager à venir passer une nuit avec elle. Je ne
le puis, répond Mlle Arnould, j'ai des affaires cette
semaine, et vous savez qu'une nuit de bonheur
me condamne à huit jours de repos1.» N'est-ce
pas là un flatteur témoignage ? Le suivant ne
devait pas déplaire davantage à la plus lubrique
des courtisanes d'une époque qui n'en était pas à
les compter.
Dans un pamphlet publié en 1780, sous le titre :
Suite de la vision du Prophète Daniel, les acteurs
de la Comédie-Française sont passés en revue
avec une malignité rageuse. La Raucourt y est
présentée comme la «prostituée de Babylone». Le
Prince des Nains (d'Hénin) la conduit, au travers
du corps diaphane duquel on aperçoit, au lieu de
sang, une boue noire et empestée. « Et il perce la
foule en conduisant une femme que je pris pour
un homme à sa démarche effrontée, à sa voix
forte, à sa taille gigantesque, et elle jetait des
regards lascifs sur toutes celles de son sexe, et
une voix cria : «. La voilà celle qui a renchéri sur
toutes les abominations dont les peuples se sont
souillés. Et elle va renouveler ici les scènes de
débauche et de luxure qu'elle y donna jadis.
Mères ! ne quittez plus vos filles. Amants ! veillez
1 Almanuch des honnêtes femmes pour l'année 1790.
- 267 -
sur vos maîtresses. Maris ! prenez garde à vos
femmes. Et si vous vous relâchez un moment,
elle entrera dans votre lit, elle polluera ce que
vous avez de plus cher i » .
Enfin la secte Anandryne revendique comme
une sœur chère Mlle d'Eon, l'honneur de son
sexe, la gloire du siècle. Travestie en homme dès
le berceau, éduquée en homme, ayant vécu con-
tinuellement avec les hommes, elle en a conquis,
pour ainsi dire, tous les talents, tous les arts,
toutes les vertus, sans se souiller d'aucun de leurs
vices. Elle a résisté à toutes les tentations dange-
reuses, et j usqu'à ce qu'elle pût avoir une compagne,
trouvé en elle-même une jouissance préférable à
celle dont l'attrait puissant l'aiguillonnait sans
cesse. Un si grand exemple inspirera toujours ses
consœurs pour l'édification desquelles MUe ,1e
chevalier d'Eon a soupiré si longtemps après le
bonheur2.
En face de ces sectatrices de Vesta, ennemies
déclarées de l'homme, se dressent les adeptes du
vice unisexuel masculin, qui eut, pour ainsi dire,
droit de cité sous la Régence 2.
1 Correspondance secrète, 29 avril 1780.
2 L'Espion anglais, ou correspondance secrète entre Milord
All'Eye et Milord All'Ear, Londres, 1784, t. X, p. 197 à 228.
3 Voir La galanterie parisienne au xvme siècle (H. Daragon;
éditeur.)
— 268 —
Le duc de Richelieu raconte que, se rendant un
soir secrètement dans l'appartement de la duchesse
de Charolais, une de ses maîtresses, il fut suivi
avec empressement par un homme qui lui adressa
des propositions nettement hérétiques1. Le duc ne
manqua pas de conter cette aventure à sa prin-
cesse qui lui apprit qu'il existait en France une
confrérie protégée par des hommes puissants, et à
laquelle le feu roi avait fait une guerre très secrète,
sans pouvoir jamais la dissiper ni l'éloigner 2.
A la fin du dix-septième siècle en effet, il existait
une société de seigneurs qui s'étaient engagés par
serment à renoncer à toutes les femmes, et avaient
rédigé tout un corps de statuts. Nous aurons l'oc-
casion de faire leur connaissance quand nous étu-
dierons l'Amour au dix-septième siècle.
Cette société se prolongea-t-elle jusque dans le
siècle suivant? Peut-être; mais plus probable-
ment elle disparut quelque temps, pour se recons-
tituer clandestinement. Quelques scandales qui
ont été consignés ailleurs, en sont des preuves3.
1 Mémoires du maréchal duc de Richelieu, 1790, t. II, p. 231.
2 Pièces inédites sur les règnes de Louis XIV, Louis XV et
Louis XVI, t. II, p. 52.
3 La galanterie parisienne au xvme siècle, p. 202-211. C'est
au cours de l'un de ces scandales que fut inventée, pour pré-
server les oreilles du jeune Louis XV, l'expression d' « arra-
cheurs de palissades »
— 269 —
Au reste, presque aux deux extrémités du siècle,
des témoignages, aussi précis qu'on peut le sou-
haiter, confirment notre opinion. Dans la première
moitié du siècle, c'est la publication des Anec-
dotes pour servir à V histoire secrète des Ebugors,
tout en anagrammes peu difficiles à résoudre.
Les Ebugors (bougres) sont en guerre ouverte
contre les Cythéréennes ; l'auteur nous les pré-
sente en ces termes :
« Les Ebugors ou Modosistes (Sodomistes) sont un
peuple fort ancien. Ils formaient autrefois un corps
de nation. Modose (Sodome) était la capitale de
leurs Etats. Un ange passant un jour par cette
ville fut gracieusement accueilli par les principaux
habitants. Quoiqu'on ne sût pas le caractère dont
ce jeune seigneur était revêtu, comme il était
d'une figure aimable, chacun vint lui offrir sa
maison. Il accepta celle d'un bourgeois nommé
Toi (Lot) ; les autres, jaloux de cette préférence,
vinrent insulter le voyageur chez son hôte. L'ange
sort brusquement et part pour aller porter ses
plaintes au Roi son maître. Celui-ci, pour venger
son ambassadeur, fit tirer à boulets rouges sur la
ville de Modose et la réduisit en cendres. Depuis
ce temps les Ebugors sont dispersés dans tous les
lieux du monde. Les descendants de ce peuple
malheureux, après avoir erré longtemps, arrivèrent
à Séthane (Athènes), où ils se soutinrent avec lion-
- 270 —
neur pendant un espace de temps assez considé-
dérable. Ils firent dans ce pays plusieurs prosé-
lytes, parmi lesquels on compte le fameux Ascrote
(Socrate). De nouveaux malheurs les obligèrent
de passer en Elitia (Italie). On leur accorda dans
ce pays de si grands privilèges qu'ils oublièrent
leurs anciennes disgrâces. On les vit même par-
venir aux plus éminentes dignités. Le nombre des
Modosistes augmentant tous les jours, ils résolu-
rent d'envoyer des colonies dans quelques-uns des
Etats voisins ; ils tâchèrent de s'établir dans le
royaume des Valges Gaules).
« Thirosiren (Henri III), les reçut favorablement,
mais après la mort de ce Roi, ils ne furent pas
fort considérés. Pour se procurer un établissement
favorable parmi les Valgois, ils travaillèrent à
mettre dans leurs intérêts la plus haute noblesse,
et ils réussirent. »
Il faut à présent faire connaître les mœurs d'un
peuple qui fait aujourd'hui tant de bruit dans le
inonde. Les Ebugors sont naturellement spirituels,
ennemis des préjugés, et d'un caractère fort liant ;
leur commerce est dangereux. En votre présence
ils vous font mille protestations d'amitié, tandis
que par derrière ils vous rendent de fort mauvais
offices. Ce sont des soldats hardis, la crainte du
feu ne les a jamais arrêtés ; faut-il pénétrer dans
une place, ils n'examinent pas si la brèche est pra-
— 271 —
ticable ; ils déchirent, ils mettent en pièces tout ce
qui s'oppose à leur fureur ; les cris des blessés ne
sont pas capables de les émouvoir, mais après
l'action ils deviennent beaucoup plus traitables.
Quoi qu'on en dise, leur service n'est pas gra-
cieux, et je suis persuadé qu'on entre plutôt dans
ce corps par vanité que par goût.
Ils avaient à leur tête Kulisber, qui avait fait ses
premières campagnes parmi les Caginiens (Igna-
ciens ou Jésuites). Après avoir passé successive-
ment par tous les emplois subalternes, il parvint
au premier grade militaire ; son mérite seul l'éleva
à cette sublime dignité. C'était un homme zélé
pour sa nation, et prêt à sacrifier tout pour elle ;
actif, entreprenant, plein de feu, il n'aimait pas à
combattre en rase campagne : il se tirait beaucoup
mieux d'affaire dans le défilé le plus étroit. Sa
valeur se trouvant alors resserrée, se roidissait
contre les obstacles, et franchissait avec impétuo-
sité les plus fortes barrières.
Les Ebugors serraient de près la ville de Cythère
qui songeait à se rendre, lorsqu'une puissante
armée d'Ominesses (moinesses ou religieuses) vint
à son secours. Ces braves Amazones jouèrent au-
trefois un grand rôle dans le monde sous le com-
mandement de Phosa (Sapho). Après la mort de
cette illustre générale, leur Empire tomba en déca-
dence; mais il commençait à reprendre un nouvel
- 272 —
éclat. Les Omine&ses ont pour toute arme un Ché-
midoge, une espèce dépée fort courte dont elles se
servent fort avantageusement. Leur gouvernement
est à peu près semblable à celui des Ebugors. Elles
ont beaucoup de penchant pour les Cythéréennes,
quoique leurs mœurs et leurs coutumes soient
bien différentes.
Les assiégeants consternés assemblent le Con-
seil et, après délibération, décident de porter des
propositions de paix, qui sont acceptées.
Au terme du traité, les Ebugors s'engagent à ne
pas étendre davantage leur domination à cause
des inconvénients qui en résulteraient pour le
bien commun. Ils pourront vivre selon leurs lois
et leurs usage?, mais ils ne décrieront pas, comme
ils ont fait jusqu'ici, le gouvernement des Cythé-
réennes. Au contraire, les deux peuples travaille-
ront de concert à entretenir la paix, et auront
l'un pour l'autre les égards qu'ils se doivent réci-
proquement1. »
Dans la deuxième moitié du siècle, sous la plume
du Gazetier cuirassé, les « Arracheurs de palis-
sades » ont changé de nom : ils sont devenus les
Guèbres, sans doute pour leurs mœurs orientales.
— Il y a un quai à Paris qui n'a pas plus de
1 Anecdotes peur servir à l'hisioire secrète des Ebugors, à
Medoso, l'an de l'Ere des Ebugors MMMCCCXXXIII (1733). -
B. N. Enfer, 113, p. 3,1-U, 95 sqq.
— 273 —
vingt-cinq maisons, parmi lesquelles on compte
au moins quinze à vingt niches de Guèbres, dont la
réputation n'est plus à faire. (Les anciens Guèbres
avaient beaucoup de vénération pour le feu, les
nouveaux en ont beaucoup de crainte.)
— La secte des Guèbres a pris un deuil de trois
mois, pour le champion de l'Ordre, qui vient de
mourir dans un grand hôtel, rue de Charenton, où
il a vécu à discrétion pendant trente ans.
On vient de faire le dénombrement de tous les
Guèbres qui sont connus à Paris : leur accrois-
sement est aussi incroyable qu'effrayant ; si la
multiplication subite des moines qui ont envahi
l'empire du inonde chrétien ne préparait pas aux
merveilles de la procréation des êtres neutres, on
ne croirait pas à la possibilité de leur existence :
un conlroversiste prétend que les Jésuites ont
répandu des missionnaires dans le monde pour
fortifier leurs prosélytes et faire de nouvelles con-
versions ; on promet une couronne civique à cha-
que femme qui aura reçu l'abjuration d'un mem-
bre de cette secte ; elle est recommandée surtout
aux femmes aimables, qui doivent vaincre leur
répugnance pour être utiles à l'humanité l.
Mais Ebugors, Guèbres ou « Arracheurs de pa-
1 Le Gazetier cuirassé, pp. 164, 177, 180.
18
- 274 —
lissades », ils se font insensibles aux charmes de
la femme, invertissant ainsi l'ordre de la nature,
éludant même les règles les plus élémentaires de
la volupté et de la beauté. Ils sont éternels, comme
le vice et la laideur.
CHAPITRE IX
Les Petites Sociétés d'amour. — Joyeux et Anti-Fa-
çonniers. — Les Petits-Maîtres- — Les Filles du bon
ton. — Chevaliers de la Clairon. — Les Réjouis.
Nous avons présenté, avec les détails qui nous
paraissaient leur convenir, les principales Sociétés
d'amour dont nous avons pu retrouver des traces
précises. A dessein, nous avons écarté de notre
sujet les associations d'ordre à peu près exclusive-
ment bachique, tels les Ordres de la Boisson et de
la Méduse, qui firent quelque bruit au commence-
ment du dix-huitième siècle. Nous en dirons au-
tant des diplômes délivrés par les Ordres Trincar-
dins et donnant licence trincandi, potandi, bibendi,
ridendi, jocandi, ludendi, saltandiK
Par contre, il nous paraîtrait injuste et incons-
ciencieux de passer sous silence un certain nom-
bre de Sociétés qui, sans avoir eu l'éclat, l'exten-
sion ou le relief de la Félicité, des Aphrodites ou
des Anandrynes, n'ont pas moins marqué leur
existence par quelques productions significatives,
et n'étaient pas moins consacrées , dévouées à la
1 Voir Y Hermès romanus, t. II, p. 423.
— 276 -
galanterie, soit directement et par une enseigne
franche, soit indirectement et sous le couvert de
préoccupations d'ordre analogue. Mais nous avons
pensé que ce serait besogne trop minuscule, inuti-
lement tatillonne et formaliste, de chercher entre
ces sociétés un classement méthodique. Nous
nous contenterons donc de présenter les docu-
ments dans un ordre aussi exactement chronolo-
gique que possible.
La Société des Chevaliers de la Joye fut fondée à
Mézières dans les toutes dernières années du dix-
septième siècle, sous la protection de Bacchus et
de l'Amour. C'est à l'occasion du Carnaval, de tout
temps saison de la joie et des divertissements, des
jeux et de la bonne chère, que le fondateur
inconnu a cherché le moyen d'assurer à un petit
cercle de frères et sœurs une suite ininterrompue
de plaisirs toujours nouveaux. Pour éviter la con-
fusion dans une si belle entreprise, il a lui-même
donné les règles telles qu'elles lui ont été inspirées
par Bacchus et par l'Amour , protecteurs de
l'Ordre.
Il a d'abord établi trois dignités remplies par
trois personnes d'un mérite distingué, ennemies
mortelles du chagrin, et capables d'inspirer de la
joie dans les cœurs qui en sont le moins suscep-
tibles. Ceux qui posséderont ces dignités enivran-
— 277 —
tes seront : ïéminentissime grand-maitre, le grand-
commandeur etle grand-prieur. Ils seront distingués:
le grand-maître par un ruban vert, large de deux
doigts, qu'il portera en bandoulière, au bout du-
quel sera attachée une médaille d'argent, relevée
des armes de l'Ordre, qui représentera Bacchus et
l'Amour avec leurs attributs, qui s'embrasseront
pour marque de leur union, et seront couronnés
d'une même couronne composée de pampre et de
myrthe, avec cette devise autour de la médaille :
Lajoye nous unit.
Le grand-commandeur et le grand-prieur porte-
ront une même médaille au bout d'un ruban vert
qui leur pendra au cou. Les simples chevaliers et
officiers subalternes la porteront aussi avec un
ruban vert attaché à la boutonnière du justau-
corps; sur les revers de la médaille de l'Ordre les
chevaliers feront graver la devise qui conviendra
le plus à la disposition de leurs cœurs.
L'élection des trois premières dignités de l'Ordre
se fera à la pluralité des voix dans la première
assemblée où, après une ample effusion de vin, on
implorera le secours et l'inspiration des divinités
protectrices.
Règles des Chevaliers de la Joye
I. Ceux qui voudront être reçus dans l'Ordre de
la Joye seront obligés de fournir des certificats en
— 278 —
bonne forme de leur belle humeur, de leur gaieté
et de leur honnêteté avec les dames, et s'obligeront
d'exécuter à la lettre les statuts de l'Ordre.
II. Chacun des chevaliers fera choix d'une dame
qu'il fera recevoir chevalière avec lui; elle donnera
les mêmes preuves et jouira des prérogatives de
son chevalier : elle sera obligée de porter comme
lui une médaille et de se conformer religieusement
aux statuts.
III. L'on ne recevra dans l'Ordre aucun che-
valier qui ne soit gentilhomme, ou qui ne vive
noblement.
IV. Pour entretenir la bonne union, qui fait une
des principales parties de l'Ordre, les chevaliers
s'assembleront deux fois la semaine, le dimanche
et le jeudi, pour délibérer sur les affaires de
l'Ordre.
V. Les jours d'assemblée les chevaliers régale-
ront leurs confrères chacun à leur tour, avec abon-
dance de vin, de toutes sortes de liqueurs, de
violons et de bonne chère; surtout la joye fera
l'ornement de leurs repas.
VI. Pour éviter la confusion, l'on donnera un
bouquet au chevalier qui sera obligé par son tour
de régaler ses confrères.
VII. Dans les repas qui se donneront, les che-
valiers feront un carillon perpétuel de verres, qui
— 279 —
ne sera interrompu que par des chansons bachi-
ques, et les plus divertissantes.
VIII. Les chevaliers porteront toute sorte de
respect au grand-maître et à ses officiers, lesquels
seront assis, dans les repas, par distinction, sui-
des chaises élevées au-dessus du reste des cheva-
liers, et le grand-maitre aura la sienne au-dessus
de la leur.
IX. La dame du grand-maitre et celles des pre-
miers officiers observeront la même élévation des
rangs que leurs chevaliers auront dans les assem-
blées.
X. Lorsque le grand-maître commandera à
quelqu'un de chanter ou de régaler la compagnie
par quelques contes agréables, il ne s'en pourra
défendre sous quelque prétexte que ce puisse être.
XI. La dame du grand-maître aura le même
empire sur les chevalières.
XII. Les chevaliers et leurs dames vivront dans
une parfaite union et soutiendront envers eux et
autres tout l'honneur de l'Ordre, au péril de leur
vie et de leurs biens.
XIII. S'il arrivait par malheur quelque différend
entre les chevaliers ou leurs dames, le grand-
maitre et ses officiers le termineront sur-le-champ
de leur propre autorité, et ceux qui ne voudront
pas obéir à leur décision seront chassés honteuse-
— 280 -
ment de l'Ordre comme perturbateurs de la Joye
publique.
XIV. Les chevaliers et chevalières seront obligés
de porter en tous temps leur médaille; ceux qui
seront surpris sans en avoir seront privés pour la
première fois des plaisirs de deux assemblées;
pour la seconde ils seront interdits de l'Ordre aussi
longtemps qu'il plaira au grand-maître, et à la
troisième fois ils seront exclus sans retour de la
société de leurs confrères et livrés en proie à leurs
remords.
XV. Un chevalier, le jour de sa réception, après
avoir fait choix d'une chevalière, s'attachera à
elle, la préviendra en tout ce qu'elle pourrait
exiger de lui, et lui ôtera tout sujet de jalousie, en
ne marquant point d'empressement pour d'autres
que pour elle, sans néanmoins manquer à la civi-
lité, qui demande un accueil riant pour tout le
monde.
La réception d'un chevalier de la Joye donnait
lieu à une solennelle cérémonie. Après lui avoir
donné lecture des statuts, le grand-maître, accom-
pagné de ses officiers et suivi de tous les cheva-
liers et chevalières de l'Ordre, lui faisait mettre
un genou en terre et prononcer le serment suivant :
« Je fais vœu, en présence de Bacchus et de
l'Amour, d'observer religieusement les statuts de
— 281 —
Y Ordre illustre de la Joye, et promets de garder
jusqu'au dernier soupir la belle humeur qui est
une des plus belles qualités d'un chevalier accom-
pli; je promets de conserver toute ma vie une
complaisance et une honnêteté inviolable pour les
dames, et de regarder d'un œil tranquille la perte
de nos biens plutôt que de sortir du caractère
d'un véritable Chevalier de la Joye. En foi de quoi
j'ai signé le présent serment d'une encre de cou-
leur de vin. »
Puis on lui faisait passer par trois fois sur la
tête un verre de vin, des plus grands qui se trou-
vaient, et qu'il devait avaler d'un seul trait, sans
chanceler. S'il avait bien accompli l'épreuve, le
grand -maître prenait une médaille qu'on lui
apportait dans un bassin d'argent et la remettait
au grand -commandeur et au grand-prieur qui
l'attachaient au nouveau chevalier. Après quoi,
ce dernier embrassait tous les chevaliers et che-
valières présents, et on lui expédiait ses lettres de
réception sous la lormule suivante :
« Nous, ennemi capital du chagrin, ami de la
liberté et grand-maître de Y Ordre de la Joye, sur
preuves à nous données de la belle humeur, com-
plaisance pour les dames et bon appétit de
l'avons trouvé digne de participer aux plaisirs de
notre Ordre, enjoignons à nos bons et féaux amis
rôtisseurs, cabaretiers, traiteurs, pâtissiers, café-
— 282 —
tiers, marchands de ratafia et violons, d'avoir à
le reconnaître pour membre de notre corps, dès
ce jour et à l'avenir, et de lui fournir, sitôt qu'il se
présentera, tout ce qui peut contribuer à la joie, à
la bonne chère et aux cadeaux qu'il voudra donner
aux dames, car tel est notre plaisir. »
« Collationné à l'original par moi, secrétaire de
l'Ordre de la Joye,
Le Chevalier de Belle-Humeur. »
Les mêmes cérémonies s'observaient pour la
réception de la dame que le chevalier présentait à
la dame du grand-maître pour sa chevalière.
Enfin les quelques surnoms que nous connais-
sons des Chevaliers de la Joye nous permettent
d'affirmer que l'Ordre évitait avec soin tout ce
qui aurait pu engendrer la mélancolie, tandis
qu il s'entourait de gaieté, de fraîcheur, de belle
humeur et de la suprême source de joie, la
beauté.
L'éminentissime grand -maître était qualifié
d' « ennemi capital du chagrin et d'ami de la
liberté »; le grand-commandeur s'affirmait « par-
tisan des ris, des jeux et de la bonne chère »; le
grand-prieur, « fléau de la mélancolie »; le secré-
taire élait « chevalier de Belle Humeur ». Enfin ic
chevalier du Printemps, les chevaliers Fidèle,
Frétillant, Sans-Souci, Constant, Magnifique,
— 283 —
Complaisant, le chevalier de l'Espérance, pour
peu qu'ils justifiassent leurs surnoms, ne devaient
guère être renfrognés et misanthropes. Bacchus et
l'Amour les inspiraient 1 l
Laurent Bordelon, docteur en théologie et auteur
satirique, fut un écrivain très fécond, mais, sem-
ble-t-il , peu présomptueux , puisqu'il appelait
ses ouvrages « ses péchés mortels, dont le public
faisait pénitence. »
L'un de ses écrits, très peu commun aujour-
d'hui, nous initie à la connaissance d'une coterie
nettement dénommée « la Coterie des Antifaçon-
niers », établie, nous dit-il mystérieusement, dans
L. C. J. D. B. L. S. La relation de Bordelon,
adressée tout aussi mystérieusement A. M. L. D.,
est présentée comme provenant d'un inconnu, se
disant modestement « l'instituteur, le fondateur et
le principal mobile» de la Coterie. C'est lui-même
qui va nous instruire. Il nous apprend d'abord
que « Coterie est une société de gens qui s'assem-
blent de temps en temps pour discourir, pour se
divertir, pour s'instruire ou pour s'amuser. »
Puis après un bavardage insignifiant, il entre dans
le sujet :
1 Institution de l'Ordre des Chevaliers de la Joye. sous la
protection de Bacchus et de l'Amour, établie à Mézières le
18 janvier 1696. Réimprimé dans les Variétés historiques et
littéraires de Fournier, Paris 1857, in-16, t. VII, p. 237 sqq.
- 284 —
La Coterie des Antifaçonniers est composée de
vingt personnes absolument ennemies des céré-
monies et des façons qui, étant ensemble, ne se
contraignent en rien, qui disent et qui font tout ce
qu'il leur plaît, avec pourtant une exacte atten-
tion, pour ne point contrevenir aux bienséances
que la société civile et que la raison demandent
qu'on observe. La sincérité règne entre eux, et le
cérémonial en est entièrement banni. Nous nous
assemblons une fois le mois à certain jour pré-
fixe ; nous entrons, nous nous abordons, nous
nous quittons, nous sortons sans rien exiger de
personne, et sans que personne exige rien de
nous : loin de là toutes ces circonspections gê-
nantes, tous ces ménagements onéreux, toutes ces
tirades de compliments, toutes ces convulsions de
civilités, qu'un faux zèle a imaginés, et qu'un ridi-
cule usage entretient. On pousse dans cette société
bien plus loin encore la franchise ; nous nous di-
sons réciproquement les uns aux autres nos véri-
tés, nous les écoutons, et nous ne nous en fâchons
point ; au contraire, nous nous en divertissons
comme d'un spectacle que nous nous donnons à
nous-mêmes, et où nous sommes également les
acteurs et les spectateurs. Y a-t-il aucune société
où l'on soit aussi sociable ?
Le lieu où nous nous assemblons est presque
aussi rond qu'une boule ; et comme il est petit, et
— 285 —
que ses fondements ne sont fixes qu'autant qu'on
le veut, dans de certaines occasions on le peut
porter et transporter aisément ; aussi le change-
t-on souvent de place, ce qui nous est d'une très
grande commodité.
Quelque petit que soit ce lieu de notre assem-
blée, nous ne laissons pas d'y trouver autant d'é-
tendue que nous en demandons; nous n'avons
qu'à vouloir, et sur-le-champ l'espace s'agrandit,
et nous nous y promenons à notre aise. Sans en
sortir, nous portons nos vues aussi loin que nous
voulons qu'elles aillent. Ne peusez pas que pour
cela nous nous servions de lunettes d'approche ;
elles nous y seraient inutiles, puisque, s'il y a
quelques fenêtres, elles sont si embarrassées et
d'une construction si labyrinthique, qu'aucun ins-
trument de droite ligne ne pourrait s'y placer.
Vous êtes apparemment curieux de savoir ce
qui se passe dans ces assemblées. On y raconte
des histoires, des circonstances importantes, des
faits intéressants ; on y lit des ouvrages, on y joue
à de certains jeux d'esprit que nous avons imagi-
nés; on y dit des nouvelles, on s'y mêle quelque-
fois de faire des critiques ; on s'y entretient des
livres, des divertissements et des spectacles qui
viennent de paraître ; enfin on s'y amuse en une
infinité de manières, selon les occasions qui se
présentent, selon l'humeur où l'on est, selon que
— 286 -
les nouveautés donnent. Les antiquailles usées y
trouvent rarement place ; si l'on y en produit,
c'est bien moins pour se montrer savant que pour
s'en divertir. Nous n'avons point du tout besoin
d'aller chercher dans l'antiquité de quoi soutenir
nos conversations : car outre que ce qui se passe
dans notre temps nous fournit assez pour cela,
c'est que quand même il ne se passerait rien à
présent au dehors qui put nous occuper selon
notre goût, nous pouvons tirer de notre propre
fond plus qu'il ne nous faut de matières et de
sujets pour y suppléer.
Laurent Bordelon, ou son bénévole mais mysté-
rieux correspondant, nous fait connaître les noms
et conditions des personnes qui composent la
Coterie des Antifaçonniers, avec quelques détails
pittoresques sur les plus remarquables de ces con-
frères. C'est une véritable « Société des Un » que
cette confrérie ; jugez plutôt. Elle comprend : Do-
dunet, abbé, bénéficier, prédicateur; Martéole,
religieux ; Sapion, homme de robe, occupant un
rang considérable dans la magistrature ; Ripa-
trope , médecin-chirurgien-apothicaire ; Ponde-
rode, bijoutier enrichi, fabriquant encore des bi-
joux en unique exemplaire pour constituer un
musée qu'il montre seulement à ses intimes amis;
Fureton, musicien ; Paristan, comédien ; Fracas-
tin, homme de guerre; Nofaine, homme de cour,
— 287 —
aux allures d'Alphonse mondain. Des gens très
bien instruits affirment qu'ayant peu de bien, il
avait épuisé les finances de plus de six riches cita-
dines pour soutenir sa noblesse. Une femme prête
à devenir sa maîtresse se rend compte qu'elle sera
pour lui une « vache à lait ». Nous trouvons en-
core : Pipatou, auteur, savant, académicien, gram-
mairien, critique, commentateur, traducteur, phi-
losophe, mathématicien, etc. ; Grobisot, financier ;
Viantor, voyageur, qui n'est point sorti de son
pays ; il a plaisir à conter ses voyages imaginaires,
ses confrères ont plaisir à le croire ; Didorbec,
libraire ; Cardebatte, joueur ; Scandide, poète ; Lu-
pinade, grand rieur et grand polisson; Pianlair,
danseur, qui a vainement tenté d'apprendre à ses
confrères à faire des révérences en entrant, en sor-
tant, en passant les uns devant les autres : ils
n'ont jamais voulu s'y soumettre. Mais il a juré
qu'il leur ferait danser un ballet de sa compo-
sition.
Le personnel de la Coterie ne comprend encore
que trois femmes : une demoiselle Flamette, une
femme mariée Polimine, une veuve Grimiane.
Flamette est une fille de moyen âge, assez jolie
et assez enjouée pour plaire ; aussi quelques-uns
de nos associés font-ils volontiers la roue autour
d'elle. O nature ! nature ! quand elle est dans nos
assemblées , on y remarque beaucoup plus de
— 288 -
gaieté que quand elle n'y est pas ; les plus sérieux
se dérident en sa présence, les plus vieux font les
petits mièvres, et ne touchent presque pas les
pieds à terre. Flamette s'en aperçoit (car il n'y a
rien dont les filles s'aperçoivent plus facilement)
et s'en divertit de tout son cœur.
N'allez pourtant pas vous imaginer qu'on la
cajole dans les formes, qu'on fasse l'amour chez
nous; hélas ! si cela arrivait, tout irait de travers
dans notre Coterie. Non, certes, on n'y fait point
l'amour ; on en parle, on en discourt, on en fait
des histoires, on en rapporte des aventures ; mais
je vous proteste encore une fois qu'on n'y fait
point l'amour; tablez là-dessus. Et quant à ce que
vous venez de lire de nos mièvres et de nos fai-
seurs de roues, j'ai seulement voulu dire qu'on s'y
sent tout je ne sais comment à la vue d'un petit
minois, quand il est joli, quand on le regarde avec
un je ne sais quel plaisir, et qu'on voudrait en
être regardé de même. Voilà le nec plus ultra de
nos amoureux, et à quoi se termine leur coquet-
terie.
Polimine est la femme d'un financier qui est
tous les ans trois ou quatre fois en campagne pour
faire ce qu'on appelle une tournée. Sa femme reste
à la ville avec une entière liberté de ses pensées,
de ses paroles et de ses actions ; mais, rassurez-
vous, elle n'en abuse pas. Elle ne connaît la co-
OUI OU NON
( Moiîeau le Jeune)
- 289 -
quetterie tout au plus que de nom. Vraiment elle
a bien d'autres occupations que celles de la galan-
terie. Je vous donnerais vingt ans pour deviner ces
occupations, et je serais le plus trompé du monde,
si vous en veniez à bout. »
Evidemment. Polimine ne s'occupe que... d'al-
gèbre. Mais non pas en passant, par fantaisie ;
elle réduirait à quia les algébristes les plus compé-
tents. Elle est inépuisable sur cette matière. Ses
étoffes, ses dentelles, ses chemises, ses bas, ses
souliers, ses manières de s'habiller, de se coiffer,
ses meubles, enfin tout ce qui se trouve chez elle,
sur elle, en elle, sent l'algèbre.
Le moyen de reconnaître l'odeur algébrique sur
des chemises ou des bas de femme , Bordelon
néglige de nous le faire connaître. Dommage !
Quant à Grimiane, elle est veuve et prude. Elle
passe le moyen âge, elle prêche continuellement
le détachement des plaisirs du monde ; mais elle
se requinque beaucoup. L'auteur veut dire — et il
l'explique — qu'elle fait la petite bouche, qu'elle
minaude modestement, qu'elle se mord les lèvres,
qu'elle aime mieux sourire que rire à bouche ou-
verte, parce qu'elle a ses raisons pour cela ; qu'elle
dit des « fi donc ! » d'une manière qui ne rebute
point; qu'elle ne porte ni rubans ni dentelles,
mais que son linge est blanchi par la meilleure
blanchisseuse el fait par la plus habile faiseuse ;
19
— 290 —
enfin qu'il faudrait qu'elle devînt intéressée à
l'excès et qu'on lui offrît une effroyable somme
d'argent pour l'engager à montrer son extrait
baptistaire *•.
Pour des anti-façonnières, ces femmes ne man-
quent pas de coquetterie. Aussi pouvons-nous
nous fier à elles pour modifier des statuts codifiant
« l'oubli et le débarras de tout ce que la galanterie
a eu l'babitude de mettre dans l'amour».
Cette camaraderie anti-façonnière, on sait d'ail-
leurs à quoi elle aboutit fatalement. Que les
intentions soient pures au début, il ne nous coûte
rien de le croire ; mais les intentions sont pour si
peu, et un coin de chair entrevu induit à de si
brusques revirements ! Et puis, parmi dix-sept
hommes, il y avait bien au moins un pince-sans-
rire, un doux sceptique... Elle est de tous les temps
la réplique de ce clubman si souvent citée. Une
jeuue et jolie femme, désireuse de vivre en cama-
rade avec quelques hommes du monde, avait
stipulé, exigé que, sans considération de galanterie
pour son sexe, on la traitât en homme. Le dîner
se passe bien, les propos grivois échauffent
l'atmosphère ; vers la fin de la soirée, l'un des
camarades, qui se plaisait à corser les sujets de
1 Laurent Bordelon, La Coterie des Antifaçonniers, établie
dans L. C. D. B. L. S. — Relation où l'on traite de l'éta-
blissement de cette coterie. — Paris 1716.
— 291 —
conversation, vient à la jeune femme et, lui tapant
sur le ventre, lui dit avec un gros rire : « Eh bien,
mon vieux, si nous allions pisser maintenant. »
La malice étant une qualité précieuse en galan-
terie, plus spécialement dans celle du dix-huitième
siècle, il nous semble intéressant de consigner ici les
statuts de Y Ordre de la Malice, « institué par très
aimable et très digne dame madame Agrippine de
la Bonté même. »
I. — Il n'y aura que quatre dignités, qui seront
toujours remplies par le beau sexe, comme entrant
mieux dans l'esprit de l'Ordre. Ces dignités seront
celles de grande-maîtresse, de lieutenante, de
chancelière, de trésorière. L'Ordre sera, outre cela,
composé de quatre commandeurs et de quatre
chevaliers, dont l'élection se fera en conscience et
connaissance des mérites et talent en malice.
II. — Tous ceux et celles qui se présenteront
pour être admis dans Y Ordre doivent avoir les
qualités requises pour occuper les places qui
pourront leur être confiées.
III. — Ils seront obligés de prouver deux années
au moins d'exercice réel ou d'intention ; ce qui
sera vérifié par titres qu'ils soumettront à l'examen
de la chancelière de Y Ordre.
IV. — Le noviciat sera d'une année, et pendant
ce temps les Novices seront obligés de donner à la
— 292 —
lieulenante, deux fois par jour, les moyens les plus
fins et les plus adroits d'attraper et de faire donner
dans le panneau ceux que l'Ordre voudra favoriser
de son amitié et de sa bienveillance.
V. — On ne sera reçu Profès qu'après avoir
exactement rempli les obligations du noviciat ; ce
qui sera certifié par la lieutenante, et examiné en
plein chapitre.
VI. - - Défenses sont faites de prendre aucun
domestique champenois, suisse ou picard K
VII. — On ne pourra faire élever dans sa maison
ni dindons, ni oies, ni moutons.
VIII. — Mais on aura, pour le bon exemple,
beaucoup de singes, de chats, de perroquets, de
chouettes, de renards et de pies.
IX. — Les principaux livres de la bibliothèque
seront Y Espiègle, Richard sans Peur, Buscon,
Gusman d'Alfarache, Gil Blas, le Pince-sans-rire,
Y Histoire des pages, les Anecdotes des pensionnaires
des religieuses.
Cet ordre fut institué, nous dit l'abbé Coupé qui
nous transmet ces documents, le 1er mai 1734, par
une dame charmante dont le nom nous est inconnu.
Chaque chevalier et chevalière portait un petit
1 On connaît les proverbes : « Quatre-vingt-dix-neuf Cham-
penois et un mouton font cent»; — «Je l'ai fait venir d'Amiens
pour être Suisse. »
293
cordon gris de lin, auquel était attachée une minia-
ture ovale en émail, bouclée d'un fil d'or : cette
miniature représentait un singe (dont la malice
est avérée) et on lisait ces vers derrière cette
figure :
Pour vous imiter je suis fait ;
C'est là mon plus noble exercice ;
Aussi, par un retour parfait,
Vous me ressemblez en malice. *
Se proposer le singe pour modèle, quelle impru-
dence ! Cet animal a de si indiscrètes manifesta-
tions en face d'une personne du beau sexe ! Elles
auraient sans doute difficilement compté parmi
les bons tours et les malices que devait un fidèle
chevalier à toutes les chevalières. Honni soit qui
mal y pense!
La Frivolité et le Papillonnage n'ont sans doute
jamais existé comme Sociétés constituées, mais
elles symbolisent toute une classe d'individus très
fats et très désagréables qu'on appelait déjà des
«merveilleux», mais plus souvent des «petits-
maîtres».
ïls sont représentés d'abord en la personne de
Messire Alexandre Hercule Epaminondas, cheva-
lier de Muscoloris, Grand-Petit-Maître de l'Ordre
de la Frivolité. Né en 1736, fils d'une mère pleine
1 Abbé Coupé, Variétés littéraires : Littérature légère ±
Paris 1786 ; t. I, p. 178.
— 294 -
d'agréments, qui a accouché de lui au milieu d'un
bal, qui passa toute sa vie dans les délices de la
table et du jeu, et qui mourut à l'Opéra le plus
gracieusement qu'il est possible, le comte de
Muscoloris put être justement appelé de bonne
heure l'enfant de la volupté. Tout concourut à le
rendre magnifiquement heureux. Il était aussi
riche que beau, et aussi bien pris dans sa taille
que spirituel. Le célèbre Marcel ne forma jamais
un plus élégant danseur, et le Palais-Royal ne vit
jamais un plus charmant cavalier. Les trente-six
articles qui constituent la beauté, selon les obser-
vations de Minaroiti, se comptaient sur sa per-
sonne, et se prêtaient un secours mutuel pour en
faire une collection de gentillesses et d'agréments.
Après de longs voyages, au cours desquels il
avait vainement cherché ailleurs l'élégance et la
finesse, il revint se fixer à Paris où ses qualités
pouvaient seulement trouver un emploi digne
d'elles. Ses belles manières le rendant le prototype
des grâces, des modes et du bon goût, lui méritè-
rent à la fin de 1757 l'honneur d'entrer dans l'Or"
dre de la Frivolité, et ses talents s'y développèrent
avec tant d'éclat qu'il fut unanimement élu Grand-
Petît-Maître le 4 janvier 1758.
L'Ordre de la Frivolité, institue par le marquis
de Futilet au commencement du xvme siècle, est
composé de trois cents vrais Petits-Maîtres et de
— 295 —
six mille Petits-Maîtres manques qui sont les
Frères servants. Les statuts prouvent le génie de
l'institution :
1° Les chevaliers vivent répandus dans tout
Paris pour y entretenir le goût des modes, l'éten-
dre et le perfectionner ; et ils ont des députés qui
vont annuellement dans les provinces annoncer
les nouvelles manières de parler, de s'habiller, de
se friser et de marcher.
2° Ils ne prennent jamais conseil que d'eux-
mêmes, rejettent toute autorité, soit divine, soit
humaine, n'admettent de religion que leur propre
opinion. Ils pensent sur cet article que les modes
d'aujourd'hui étant beaucoup plus excellentes que
celles de l'an dernier, une croyance toute fraîche
et toute neuve vaut beaucoup mieux qu'une
croyance de six mille ans, et que la seule autorité
d'un Petit-Maître doit nécessairement anéantir le
témoignage de tous les Peuples et de toutes les
Traditions.
3° Ils ont pour maxime de ne jamais répondre
à aucune objection solide que par une saillie, une
épigramme, ou une turlupinade, et d'appuyer
toutes leurs certitudes métaphysiques et morales
sur la vérité des Romanciers et la doctrine des
Poètes.
4° Ils se disent de même nature que les Bêtes ;
et si cependant on les appelle bêtes, ils doivent se
— 296 —
battre à toute outrance, lorsqu'ils ont du courage.
5° Ils sont obligés de lire chaque semaine quel-
que brochure courante, à moins qu'ils n'aient le
talent d'en faire une, et c'est là que l'esprit fort
doit briller, et le libertinage emprunter des cou-
leurs séduisantes.
6a Ils doivent n'adorer que leurs idées, n'esti-
mer que leurs personnes, et se rendre amants de
toutes les jolies femmes sans en aimer aucune.
7Û Ils doivent répandre un air d'étourderie dans
tout ce qu'ils disent et faire de manière à ne laisser
apercevoir qu'un esprit bref et très inconséquent.
8° Ils ne parlent qu'en termes nouveaux, et leur
langage doit toujours amener des équivoques.
9° Leurs principaux revenus sont assignés sur
le public, comme sur un fonds qui ne peut man-
quer; et plus on a l'art de contracter des dettes,
plus on mérite d'égards.
10° Les heures de la toilette se réduisent à qua-
tre ; là on apprend à tirer parti du moindre sou-
rire, du moindre regard, et de tous les gestes dont
l'élégance est capable. Quiconque, parmi les Petits-
Maîtres, néglige la toilette, cesse ipso facto d'être
membre de Y Ordre.
11° Les marques distinctives de Y Ordre varient
selon les temps, excepté les parfums et les bou-
quets qui sont destinés à perpétuité pour annon-
cer les chevaliers de la Frivolité.
— 297 —
12° Il n'est permis à aucun des dits chevaliers
d'avoir le moindre soupçon de modestie. Il faut
qu'un air de suffisance, joint à tous les tons d'im-
pertinence, caractérise de manière frappante les
Petits-Maîtres réels et manques; et c'est dans ce
seul point que les Frères servants ont autant de
privilège que les autres.
Le chevalier de Muscoloris maintint ses règle-
ments dans toute leur vigueur, et eut soin d'en
ajouter un treizième, celui d'être à l'affût de toutes
les modes et de toutes les nouveautés qui parais-
sent, pour s'en parer aussitôt et se donner du
relief au milieu du beau monde. Sa grâce pour
présider les chapitres de l'Ordre, lorsqu'on délibé-
rait, sa manière de prendre du tabac, de se mou-
cher, de cracher lui avaient gagné l'admiration
de tous les chevaliers, l'adoration de toutes les
femmes.
Jusqu'à son dernier soupir, le chevalier de Mus-
coloris a conservé cette légèreté et cette insou-
ciance de l'esprit et du cœur qui le faisaient le mo-
dèle du Petit-Maître. Quelques articles de son
testament en font foi :
— Je donne à la divine Escarlasur, quoique je
n'aie jamais eu pour elle qu'une passion éphémère,
mon portrait, mon rubis et Mouche, ma demi-
levrette blanche à oreilles noires, à longues pattes
et à courte queue. Escarlasur m'a toujours tendre-
— 298 —
ment aimé, elle aimera conséquemment mon
chien. Je lui recommande de ne point pleurer,
crainte d'altérer tant soit peu ses beaux yeux, de
parler tous les jours à mon portrait, comme s'il
était vivant, et d'en faire un pantin, pour qu'il
semble du moins animé. Rien n'est si maussade
que la figure d'un homme qui ne parle ni ne
remue.
— Je ne donne rien à Marthon, comme à une
personne que la petite vérole a rendue d'une lai-
deur amère, et qui, par conséquent, ne peut inté-
resser ni les vivants ni les morts.
— Je donne ma bibliothèque d'odeurs à la petite
Safiri, de l'Opéra, qui ne sent pas trop bon, aux
charges et conditions qu'elle se parfume deux fois
le jour ; et je fais présent de mes fards à mademoi-
selle Turiman, qui parait plutôt une tète de mort
qu'un visage vivant.
— Je lègue dix-huit cents livres à toutes les Bou-
quetières de Paris, pour qu'elles se trouvent le
long des rues où mon convoi passera. Il faut
égayer la mort autant que possible.
— J'abandonne la totalité de ma vie employée
en visites, révérences, pirouettes, toilettes, impa-
tiences, compliments, folies, gentillesses, petits
soupers, petites promenades, à tous ceux qui com-
posent pour le théâtre, afin que d'un aussi riche
fonds ils en tirent tout ce qui peut instruire,
— 299 —
amuser et corriger le public, qui a encore grand
besoin de pareilles leçons d.
Le Papillonnage raffine sur la Frivolité, mais il
est tout aussi imaginaire. Il n'existe que dans le
titre d'un ouvrage qui'reste encore à écrire :
Les statuts et règlements de V ordre élégantissime
du papillonnage, persiflage, rossignolage, chiffon-
nage, fredonnage, francbavardage, âge, âge, âge,
etc., par l'urbanissime et snperlicocantiosissime
Zéphirofolet, 100 vol. in-fol.
Cet ouvrage, l'évangile des Petits-Maîtres, était
inscrit comme faisant partie de la bibliothèque de
l'abbé de Pouponville, fils du célèbre chevalier de
Muscoloris, Grand-Petit-Maître de l'Ordre de la
Frivolité. L'abbé est le mignon des grâces, la
coqueluche des femmes, l'élixir de la galanterie,
la quintessence de la gentillesse. A deux mois il
tétait si joliment, si mignonnement que c'était un
ravissement pour sa nourrice. Toutes les femmes
qui le voyaient têter lui auraient volontiers donné
leur sein à sucer, suçoter, caresser. C'est lui qui,
échappé d'un tête-à-tête galant, montait dans la
chaire de vérité avec l'air d'un chérubin diaconisé,
pour prêcher sur la vie et la conversion de Made-
leine avec ce texte : Osculetur me osculo oris sui,
1 Le livre de quatre couleurs. Aux quatre éléments, de
l'Imprimerie des Quatre-Sàisons, 4444 (Paris, Duchesne, vers
1760), p. 75-114.
— 300 —
qu'il me donne un baiser de sa bouche; ou sur la
Samaritaine : lntroducet me in cubiculum suum, il
me fera entrer dans son lit ; ou sur la femme
adultère : Amore langueo, je languis d'amour.
Dans sa bibliothèque, on trouve encore :
L'Encyclopédie perruquière en 7,300 cahiers l ;
Les Etrennes de 1759, ou les Mouches garnies de
brillants, ouvrage rempli de savantes recherches
sur les mouches, la friponne, la badine, la co-
quette, l'assassine, l'équivoque, la galante, le
soupir, la doléante, etc;
Les Berloques, ou les Grelots de la Folie, par la
marquise de Clicli, contenant une énumération
complète de toutes les Berloques imaginables,
depuis le pucelage jusqu'au greiuchon ;
Le Courrier nocturne, feuille journalière conte-
nant les anecdotes des coulisses, l'histoire des
petits soupers et tous les larcins amoureux de la
nuit précédente ;
Les Princes de la coquetterie, tant masculine que
féminine, extrait des mœurs du xvme siècle.
Monsieur l'abbé de Pouponville est sûr de lui,
il a conscience de sa valeur; aussi s'exprime-t-il
avec la simplicité du génie : « On dit que les fem-
mes sont indevinables ; oui pour les sots. Quant à
1 II existe une Encyclopédie perruquière, ouvrage curieux à
l'usage de toutes sortes de têtes, par M. de Beaumont. —
Amsterdam et Paris, 1757.
— 301 —
moi, je n'en ai point trouvé que je n'aie pénétrées
du premier coup, percées du premier trait. Au-
jourd'hui j'ai lorgné et relorgné trois cent quatre
femmes au spectacle ; le reste n'en valait pas la
peine. J'irai ce soir visiter trente-deux présidentes
au Marais, dix-neuf comtesses et sept duchesses ;
clone j'aurai demain sur ma toilette cinquante-
huit cartes ou billets. Je ne répondrai à aucun.
« Il ne m'est besoin de voir une femme qu'une
fois, quelque divine et miraculeuse qu'elle soit. Je
les laisse toutes sur la bonne bouche, et elles sont
toutes folles de moi.
« Il y avait longtemps que les hommes faisaient
les avances. J'ai mis les femmes sur le pied de
jouer ce rôle à leur tour. C'est à mes confrères de
les y maintenir.
« Encore septante -deux conquêtes dans la
semaine. Je me cacherai désormais. Je ferais trop
de jaloux et par conséquent trop d'ennemis. Il
faut avoir moins de maîtresses que d'amis J. »
A bon entendeur avis. C'est la devise de l'homme
sage.
Les Filles du bon ton ont les allures d'une société
1 Bibliothèque des Petits-Maîtres, ou Mémoires pour servir
à l'histoire du bon ton et de V extrêmement bonne compagnie.
au Palais-Royal, chez la petite Lolo, marchande de galante-
ries, à la Frivolité, 1762. P. 155, sqq.
— 302 —
pédagogique d'amour, technique tout au moins,
professant renseignement par l'exemple. Nous ne
les connaissons en effet que par un ouvrage pré-
tendument édité aux dépens de la société, Y His-
toire de Mademoiselle Brion, dite comtesse de Lau-
nay. Edifiante, l'histoire, elle ressemble à peu
près à toutes celles que pouvaient conter les pen-
sionnaires ou habituées des maisons closes du
dix-huitième siècle, pourquoi même de ce siècle
exclusivement ? le commerce d'amour n'a guère
de date, non plus que de patrie. Cependant il faut
noter chez Mademoiselle Brion, qui s'accole « le
mot chimérique de fille du bon ton, relevé du titre
de comtesse », une prétention aux manières ou du
moins à une clientèle distinguée. Au reste, elle
n'a pas recours, dans le besoin, à une quelconque
courtière, mais à Madame Sylvestre, «femme du
monde, entremetteuse du bon ton » ; et elle émet
des apophtegmes fort honorables: «Il n'est pas
mal que des filles sacrifient quelquefois de leur
intérêt en préférant pour entreteneurs des gens de
nom qui les paient très mal à d'honnêtes particu-
liers qui seraient dans le cas de faire leur for-
tune. > Et encore : « Avoir des gens titrés sur son
compte, se faire des protecteurs d'un certain
rang, est la manie de toutes les filles qui veulent
être du bon ton4. »
1 Histoire de Mademoiselle Brion, dite comtesse de Launay,
imprimée aux dépens de la Société des Files du bon ton, 1754.
— 303 —
C'est une société d'amour pour gens de cour et
non pour Turcarets ; on peut trafiquer de sa chair
et avoir le cœur haut placé !
1/ 'Académie des Grâces n'est pas, à proprement
parler, une société, bien que l'ouvrage qui a pris
ce titre se réclame d'avoir été imprimé « aux
dépens de la Société» (laquelle?;. Dans tous
les cas, cet ouvrage, qui lui-même est imité d'un
« Dialogue sur la beauté », de Spence, qui parut
en anglais en 1752, se plaît à discuter sur des
questions intéressant l'amour au premier point .
Il se propose en effet d'examiner en quoi consiste
la beauté, qui est la passion dominante du beau
sexe : la beauté visible, la beauté personnelle ou
humaine, celle enfin qu'on peut appeler réelle et
indépendante de la coutume et du caprice. C'est
une réunion d'amis qui s'est constituée en acadé-
mie pour traiter de cet immense, de cet insaisis-
sable sujet. Dans la beauté, ils examinent succes-
sivement la couleur, la forme, l'expression et la
grâce. Les deux premières qualités en constituent
le corps, et l'âme se trouve dans les deux der-
nières .
Nous ne suivrons pas les académiciens dans
toute leur discussion un peu pédantesque; nous
leur emprunterons seulement les idées les plus
nettes, les plus précises.
— 304 —
Pour le coloris, conviennent-ils, rien de plus
beau que la Vénus d'Apelle. Quant à la forme, qui
comprend la proportion, l'union et l'harmonie de
toutes les parties du corps, rien n'en représente
mieux la beauté chez les femmes que la Vénus de
Médicis. La force de l'homme, il faut la voir en
l'Hercule du Palais Farnèse; son agilité, en l'Apol-
lon du Belvédère.
L'un des académiciens, qui prise surtout les
contingences palpables, développe ses idées sur
la beauté de la forme féminine :
« La gorge, qui rend la forme des dames si re-
commandable, est le lieu où parait la beauté de
leur sein, qu'on peut nommer le charme des yeux.
Pour être belle, les deux principales parties qui la
forment doivent être égales en rondeur, en blan-
cheur et en fermeté. Ce serait un défaut si elles
étaient trop hautes ou trop basses. Elles ont mille
charmes lorsqu'elles s'élèvent insensiblement
comme deux petites collines séparées d'un espace
considérable qui les empêche de se toucher : on
les voit ainsi partagées dans la Vénus de Médicis
et la Galathée de Raphaël, où ce grand homme a si
bien exprimé toutes les parties qui composent une
belle femme. Le mouvement régulier d'une belle
gorge a des grâces qui enchantent et séduisent.
On sait l'effet que produisit la belle gorge de
Phryné, courtisane accusée d'impiété, devant le
— 305 —
Sénat d'Athènes. — Les côtés doivent être longs,
et les hanches plus larges que les épaules dans le
beau sexe. — On estime les cuisses qui sont fer-
mes, pleines de chair, qui diminuent peu à peu
lorsqu'elles viennent s'attacher au genou, et qui
ont de la rondeur et de la délicatesse. — Un genou
est beau lorsqu'il est rond, uni et bien tourné. —
Si les jambes sont blanches et presque rondes,
elles seront belles, surtout si le mollet est un peu
enflé et s'il empêche qu'elles ne paraissent trop
droites; on estime beaucoup une jambe fine et
délurée. »
Toutes ces parties nous enchanteraient si on
pouvait les considérer attentivement; mais com-
bien de beautés sont cachées et défigurées par les
parures que la mode a introduites! De nombreux
critiques en fait de beauté n'ont vu aucune femme,
en Europe, dans laquelle ils n'aient remarqué
quelque irrégularité ou difformité dans la taille.
D'autres au contraire, qui ont voyagé dans les
Indes et dans l'Afrique, assurent qu'ils n'ont aperçu
aucune disproportion dans les négresses.
Celte différence provient sans doute de ce que,
dans ces pays, les femmes se laissent former par
la nature, et que le sexe en Europe arrête ses effets.
Mais la pudeur? Duclos nous a déjà répondu par
une jolie boutade, dans une soirée du Bout-du-
Banc.
20
— 306 —
h' Académie des grâces nous donne enfin un moyen
ingénieux, bien qu'un peu simpliste, d'apprécier
la beauté. Il suffit d'attribuer aux différentes par-
ties constitutives un coefficient déterminé : 10 au
plus brillant coloris, 20 à la forme, 30 à l'expres-
sion, 40 à la grâce. Pour elle, le maximum de
beauté qu'on puisse reconnaître à une femme est
de 73, à savoir : 8 de coloris, 10 de forme, 25 d'ex-
pression, 30 de grâce. Et combien de femmes pour
lesquelles il se trouverait des articles négatifs!
Tout bien compté, diverses femmes qui se croient
belles seraient trop heureuses de n'être mises qu'à
zéro. C'est une conclusion un peu pessimiste, cor-
rigée d'ailleurs par cet aveu que le juge impartial
n'existe pas devant une femme en tenue d'examen.
La chair tue l'esprit1.
Les Chevaliers du Médaillon ne sont que de
fidèles servants de l'amour, des grâces et du talent
en la personne d'une des prêtresses les plus fêtées
de Melpomène et de Vénus, MUe Clairon.
Vers 1750, le célèbre acteur anglais Garrick, de
passage à Paris, vit jouer la Clairon, et il reconnut
ce qu'elle devait être un jour. Quinze ans plus tard,
sa prédiction s'étant réalisée, il fit faire lui-même
par Gravelot un dessin dans lequel l'artiste était
1 L'Académie des grâces, par M. L. Le M'". A Paris, aux
dépens de la Société, 1755, p. 8, 32 sqq, 69 sqq.
307
représentée entourée de tous les attributs de la
tragédie. Dans le bas de la médaille étaient écrits
ces vers de Garrick :
J'ai prédit que Clairon illustrerait la scène,
Et mon esprit n'a point été déçu ;
Elle a couronné Melpomène,
Melpomène lui rend ce qu'elle en a reçu.
Les enthousiastes, les amis fervents de MUe Clai-
ron saisirent avec avidité cette occasion de la
célébrer : ainsi se constituait, en février 1765,
V Ordre du médaillon, dont les chevaliers se déco-
raient dune médaille exécutée sur le modèle de
celle de Garrick. Au bas du portrait ces deux vers
étaient inscrits :
Une médaille est dans nos mœurs
Ce que jadis était un Temple.
Mais hélas ! la Clairon n'avait pas que des admi-
rateurs : elle était artiste, elle était femme, deux
raisons suffisantes pour exciter l'envie et la jalou-
sie. A peine la frappe du médaillon était-elle déci-
dée et les amis de Clairon avaient-ils manifesté
leur joie en ce compliment poétique :
Sur l'inimitable Clairon
On va frapper, dit-on,
Un Médaillon,
Mais quel éclat qui l'environne,
Si beau qu'il soit, si précieux,
Il ne sera jamais si cher à nos yeux
Que l'est aujourd'hui sa personne.
— 308 —
Aussitôt les caustiques répondaient :
De la fameuse Frétillon
A bon marché va se vendre le médaillon ;
Mais ;'t quelque prix qu'on le donne,
Fût-ce pour douze sols, fût-ce même pour un,
On ne pourra jamais le rendre aussi commun
Que le fut jadis sa personne 1.
Ce surnom de Frétillon venait à l'artiste d'un
ouvrage ignoble paru en 1740 sous le titre : His-
toirede Mademoiselle Cronel (Clairon), dite Frétillon,
écrite par elle-même et publié, en manière de ven-
geance, par un amoureux éconduit. Clairon avait
à peine dix-sept ans à cette époque, et le surnom
descriptif la suivit tout au long de sa carrière ; ses
détracteurs en tirèrent un cruel parti. Dès 1743,
elle était méchamment mise en scène, comme prê-
tresse, non pas de Melpomène, mais de Vénus,
d'une insatiable Vénus.
REQUÊTE DE LA PARIS MAQ LE,
A M. DE MARVILLE,
Lieutenant général de Police.
Un régiment fameux, et mon plus ferme appui,
Vient de m'abandonner ; puis-je vivre sans lui ?
L'altière Frétillon, en ce jour de débauebe,
Lieutenants et majors, enfin tous la chevauchent.
C'est peu d'avoir, en Flandre, épuisé les guerriers.
La garce les poursuit jusque dans les foyers.
1 Mémoires secrets : 15 janvier, 10 février 17G5 ; 6 octo-
bre 1766.
— 309 —
Fais surtout à Clairon éprouver ta rigueur,
Sauve à mon régiment un reste de vigueur,
Et de cette héroïne, à mes dépens trop flère,
Termine le roman à la Salpétrière.
Frétillon gobe tout et jamais ne recule ;
Pour le bon ordre, il faut que le f..... circule,
Qu'avec l'or qui toujours le précède et le suit,
De p s en j> s il coure jour et nuit.
Son maintien effronté le défie et le blesse (le public) ;
Et si quelque paillard pour elle s'intéresse,
Son suffrage suspect ne doit pas t'arrêter,
Il la voit pour la f et non pour l'écouter '.
Dans une seconde requête de la même intéres-
sante appareilleuse au même lieutenant de police,
ces vers sont mis dans la bouche de Clairon :
Je veux que désormais, à moi seule fidèle,
La jeunesse chez moi prenne tous ses plaisirs ;
Que sans cesse irritant et comblant ses désirs,
Le peuple de Paris à chaque instant relève
Et remplace le corps que la guerre m'enlève,
Je veux que ma maison soit bureau de Cypris,
Je veux que l'on y f à toute heure, à tout prix "2.
La Clairon est reçue à la Comédie Française;
mais l'hostilité ne désarme pas, elle se fait plus
violente et plus brutale. Et dans une scène
imaginaire entre la nouvelle pensionnaire et
MUeGossin, celle-ci accuse M11" Clairon de n'avoir
pas de mœurs. À quoi l'accusée répond en un
1 Recueil dit de Maurepas, Lej'de 1865. t. VI, p. 36.
2 Recueil dit de Maurepas, Leyde 1865, t. VI, p. 43.
— 310 —
style et en des termes d'un cynisme professionnel
CLAIRON
F se dès quinze ans et vérolée à seize,
La gaillarde Gossin défendra que l'on b !
Je ne m'attendais pas à ce beau sentiment,
D'où vient cette morale et ce prompt changement ?
Oses-tu me tenir ce discours tête à tête ''.'
C'est se foutre de moi ! Va, tu n'es qu'une bête.
Qu'entends-tu par des mœurs ? Si tu n'avais f...u,
Vaudrais-tu, dis-le moi, seulement un fétu '.'
Sous différents habits paraissant sur la scène,
Quand tu représentais Zaïre ou Polixène,
Le public, te voyant braver la passion,
Séduit par ta figure, applaudissait ton c...
On veut sur le théâtre une actrice qui f ,
Et Gossin, vertueuse, aurait déplu sans doute.
D'ailleurs le sentiment vient de la f ie,
Le reste n'est qu'idée pure et que rêverie,
Il fait b...er les v..., il fait bailler les c...,
Et ce sont ces tuyaux qui nous soufflent les tons.
Il faut, pour que l'on ait du plaisir à l'entendre,
Que l'amante à l'amant décharge un discours tendre,
Qu'une femme fidèle, en pleurant ses malheurs,
Dise : L'ingrat me quitte et s'en va f .... ailleurs.
Afin de dire mieux, par ces mots animée,
L'ingrat en aime une autre et j'en étais aimée,
On étudie avant, ah ! vous ne b...ez pas !
Ainsi on réussit! c'est là le vrai système,
Et votre art doit sortir de la nature même.
Le sentiment est donc, j'en ai dit la raison,
Ce qu'on sent par le v.., ce qu'on sent par le c,
Et quoique ton orgueil contre moi se mutine,
L'actrice la meilleure est la plus libertine.
Rends les armes, Gossin, je l'emporte sur toi,
Car personne jamais n'a plus f...tu que moi '.
1 Recueil dit de Maurepas, t. VI, p. 53.
— 311 —
Et plus tard, alors même qu'elle a atteint l'âge
de cinquante-deux ans, on lui reproche de jouer
à la souveraine. Avec l'esprit le plus ordinaire, un
cœur aride, une figure commune, une taille mal
faite, elle a trouvé le secret d'avoir la réputation
d'une grande actrice ; et ses succès, les hommages
de ses admirateurs, de ses amis, de ses amants
trouvent toujours de honteuses répliques. Est-elle
appelée en Allemagne pardes fanatiques du théâtre
français, aussitôt paraît ce madrigal venimeux :
Te voilà donc, ma chère Frétillon,
Après mainte et mainte fessée
Qu'au b....l te donna la prostitution
En princesse tudesque aujourd'hui déguisée ;
Deux aveugles, ma foi, t'ont mise en bon chemin,
La fortune et l'amour ; profite de ta chance,
Mais crois-moi, par reconnaissance,
Ne va pas donner au Germain
Ce que tu reçus de la France '.
Ce qu'elle reçut de la France ? On se doute de
quel présent il s'agit : l'Histoire de Mademoiselle
Frétillon précise et affirme que, dès ses débuts,
l'amoureuse fut amplement avariée.
Les Chevaliers du Médaillon apportaient à l'artiste
et à la femme la vengeance la plus douce, puis-
qu'ils ne craignaient pas d'afficher publiquement
unattachement si décrié. C'est une Société d'amour
1 Correspondance secrète, 25 décembre 1775.
312
dont nous regrettons de ne pas connaître les adhé-
rents.
Une Académie de Modes intéresse de trop près la
grâce de la femme pour qu'il soit besoin de justi-
fier davantage l'intérêt que nous y prenons. Au
reste, comme le disait Métra, en apprenant que la
fondation en était projetée : « Je vous laisse à
juger si une pareille académie ne serait pas néces-
saire dans une Capitale où la mode tient son
empire '. »
L'Académie exista-t-elle réellement ? Rien ne
nous permet de l'affirmer ; mais les statuts en
furent dressés et publiés, apportant une preuve
matérielle que l'idée fut examinée avec sollicitude.
ETABLISSEMENT DUNE ACADÉMIE
DE MODES
PROJET TROUVÉ DANS LES PAPIERS DE FEU
LA COMTESSE DE C***
Considérant que la politique ne saurait répandre
trop de faveurs sur une jolie femme qui possède
au suprême degré l'art de la toilette, et par un seul
trait de génie peut enrichir dix mille artisans ;
considérant aussi que les recherches studieuses à
cet égard ne sauraient être trop encouragées ; qu'il
1 Correspondance secrète, 6 juin 1778.
- 313 —
est de l'intérêt universel d'établir un ordre fixe
sur une matière dont le fonds n'exige pas des ré-
gies déterminées, mais qui, dans la forme, mérite
des encouragements capables d'en soutenir noble-
ment le cours ; que d'ailleurs l'aiguillon de la
gloire est le plus actif de tous les véhicules, l'épe-
ron des belles âmes... ;
Nous osons proposer l'établissement d'une Aca-
démie des Modes, qui, en signalant notre goût et en
multipliant nos richesses, nous rendra l'admira-
tion et le modèle de tout l'univers.
Notre nouvelle académie doit être composée de
cinquante virtuoses ; savoir vingt-cinq hommes
et vingt-cinq femmes, signalés par leur bon goût,
et choisis parmi les gens de la Cour et de la
ville qui se distinguent par l'élégance la plus
recherchée.
Ces cinquante associés formeront deux bureaux.
Le bureau des dames s'assemblera tous les ven-
dredis, depuis trois heures précises de l'après-
midi jusqu'à six heures, temps où les Académi-
ciennes pourront encore aller au spectacle pour
s'y faire voir et y faire leurs sages observations.
Les hommes s'assembleront pareillement le
mardi pour s'instruire, conférer et rédiger des
remarques relatives au progrès des connaissances
journalières.
Les deux bureaux se réuniront au moins une
— 314 —
fois chaque mois pour arrêter ensemble la forme
la plus séduisante des ajustements qui pourront
convenir aux deux sexes conjointement.
A l'égard de ce qui appartient à chaque sexe en
particulier, comme les coiffures, les chaussures,
les rubans, les garnitures, les pompons, les prétin-
tailles, la monture des diamants, la forme ou la
manière des boucles de chapeaux, des plumes,
des falbalas, la coupe des cheveux et autres acces-
soires essentiels, les hommes feront de leur côté
les règlements relatifs au sexe masculin, et les
dames ceux du sexe féminin, à condition cepen-
dant que le tout sera lu et approuvé à la pluralité
des voix dans une assemblée générale, et consi-
gné dans le registre des délibérations.
Les cheveux entrant de nos jours dans la com-
position des parures, l'Académie en réglera l'usage
et le mélange. L'on veillera autant que l'on pourra
à ce que les dames propres et délicates ne soient
pas exposées à marier leurs chevelures avec la
dépouille d'un galeux, d'un moribond ou d'un
pendu, on éloignera d'elles les bracelets, les taba-
tières et les portraits qui sont quelquefois décorés
de cette vilaine toison. Du reste, il sera loisible à
chacun de choisir sans restriction telle forme ou
telle couleur de cheveux que bon lui semblera,
même de se peindre, fut-ce en couleur rousse,
quand on est brun ou blond. La liberté indéfinie
— 315 —
est l'âme et le soutien de la mode qui n'est qu'un
engouement passager et un objet autant de fantai-
sie que de commerce.
L'ornement ou lacommodité du corps humain
sera du ressort de l'Académie qui, toutes les se-
maines, donnera son approbation aux projets pro-
posés, ou les rejettera sans appel.
Chaque Comité aura son secrétaire particulier
qui sera perpétuel. La Compagnie entière en aura
un en chef, et ces officiers seront tenus d'avoir
des registres en bonne forme pour y transcrire les
délibérations.
Lorsque la première nomination aura été faite,
les places vacantes seront remplies au scrutin et à
la pluralité des suffrages, sans brigues, sans caba-
les, esprit de parti, ni autorité. Chaque bureau
élira tous les ans, au jour de la Magdelaine, un
président ou une présidente pour son Comité, et
la Compagnie entière en choisira pareillement un
ou une dont l'office cessera après l'année révolue.
L'on nommera chaque année quatre Censeurs
pour examiner les nouvelles inventions qui paraî-
tront, et pour en faire leur rapport au bureau
général qui y mettra son attache si la proposition
est agréée. L'approbation sera signée du Censeur,
et l'on aura attention à ce qu'il ne soit ni plat, ni
pédant, ni minutieux, ni ignorant, ni impoli.
A la fin de chaque séance, il sera délivré à cha-
— 316 —
cun des associés présents un ruban propre à faire
un nœud d'épée, ou une paire de gants d'un nou-
veau goût ; mais ceux ou celles qui se seront en-
dormis perdront leur voix délibérative à la séance.
Il est essentiel d'avoir toute sa tète pour faire des
règlements quelconques sur celles des autres.
Tout inventeur, fabricant ou marchand, sera
tenu de remettre au secrétaire de chaque bureau,
selon la compétence, l'invention ou le chef-d'œuvre
qu'il entreprendra d'accréditer, même les remèdes
de modes, à l'effet d'en faire son rapport à la pro-
chaine séance. La Compagnie nommera un Cen-
seur expéditif, et sur son approbation on obtien-
dra l'autorisation nécessaire pour l'exécution et le
débit. Le Secrétaire délivrera son certificat, et sur
son agrément visé du Président, l'ouvrage ou la
découverte obtiendra le droit de circuler par tout
le Royaume, et d'être même envoyé à l'étranger
avec affranchissement du demi-droit de sortie ; le
tout à peine de dix mille livres d'amende et de
confiscation des choses saisies, en cas de contra-
vention ou de contrebande.
Il sera établi deux chaires de modes, où deux
professeurs, homme et femme, donneront chacun,
une l'ois par semaine, des leçons sur l'art d'inven-
ter et de perfectionner les objets de goût, de co-
quetterie, et généralement tout ce qui a rapport
aux moyens de plaire. Les Dames du bon air
— 317 —
pourront, le matin en chenille, suivre un cours de
parure, comme on suit ceux de botanique, de phy-
sique ou d'astronomie.
L'on distribuera annuellement deux médailles
du poids de cinq cents livres chacune, pour prix
de distinction à ceux qui se seront le plus signalés
par des inventions nouvelles ou par la pratique
assidue des nouveautés. Il y aura aussi deux acces-
sits pour les deux élèves les plus distingués. Ces
faveurs seront accordées avec impartialité et sans
acception de personnes.
Il y aura à l'Académie des Honoraires, des Vété-
rans et quatre Pensionnaires suivant l'ancienneté
à raison de deux mille francs chacun. Les Secré-
taires auront les mêmes honoraires, et chaque
Académicien sera tenu de se conformer à la mode
nouvelle, dès qu'elle aura été revêtue du sceau
approbatif de la Compagnie.
Les fonds de la Compagnie seront établis sur
les réceptions des tailleurs, perruquiers, chape-
liers, dessinateurs, bijoutiers, et autres coopéra-
teurs au soutien du bel air. Les marchandes de
modes paieront également suivant le tarif qui sera
arrêté proportionnellement à leur industrie et à
leur crédit. Les apprenties y seront aussi em-
ployées, savoir : les jolies au prorata de leur âge,
de leurs attraits; et les laides, eu égard à leurs
talents. Les acteurs et actrices seront invités deux
— 318 -
fois par an à deux séances de l'Académie pour
se perfectionner dans l'art de se bien mettre.
Nous espérons aussi que les gens de goût, les
curieux, et les amateurs d'ouvrages ou d'ouvrières,
s'empresseront à concourir par leurs libéralités à
un établissement aussi glorieux que profitable. On
les invite à remettre incognito, ou à visage décou-
vert, leurs libéralités entre les mains de la com-
tesse de C"~ ; elle consent de se rendre trésorière
des fonds, dont elle fera un digne emploi, et qui
seront employés sous ses yeux à la construction
d'une école où l'on formera des élèves en tout
genre de parures. Nombre de gens de condition,
et même des bourgeoises distinguées, nous ont
promis de contribuer de tout leur pouvoir aux
frais dune fondation aussi neuve que méritoire.
La médaille académique sera un vaisseau en
pleine mer, avec toutes ses voiles déployées;
quatre vents le souffleront en sens contraire, et
l'Amour tiendra le gouvernail ; Momus, une lor-
gnette à la main, sera à la poupe, environné d'en-
fants ailés et faisant des bulles de savon. On lira
autour: Mors aut salus ex ventis (Un vent les éta-
blit, un autre les détruit). Le revers portera une
renommée dont la coiffure se perdra dans les
nues ; elle aura à la main pour trompette une
corne d'abondance, d'où il tombera des écus, des
fleurs et des papillons avec ces mots autour : Plus
- 319 —
dat quam sonat (ses largesses surpassent ses sons).
Des génies, placés au bas, tendront les bras comme
pour recueillir une manne précieuse.
La paix et l'harmonie régneront dans la Compa-
gnie et l'on n'y connaîtra de rivalité que celle de
faire mieux, en exerçant son imaginative. On mé-
prisera les satires et l'on se croira assez au-dessus
pour dédaigner d'y répondre. L'esprit de parti et
de tyrannie seront absolument proscrits, et l'on
ne choisira aucun membre des académies déjà
établies, mais tous les autres états pourront y être
admis, jusqu'aux abbés et aux filles de spec-
tacles } .
Sans doute, n'est-ce qu'un pamphlet, une médi-
sance de cette méchante langue de Gazetier cui-
rassé, que la fondation de Y Ordre de Sainte-Nicole ;
mais il y a là tout au moins l'indication d'un état
d'esprit curieux à enregistrer. C'est à ce titre que
nous reproduisons l'entrefilet suivant :
« M"le la comtesse du Barri vient d'instituer un
nouvel ordre qui s'appellera de Sainte- Nicole"2 ; les
conditions pour les femmes seront très rigou-
1 Les Panaches ou les Coiffeures à la mode, comédie en un
acte, suivie d'un Projet d'établissement d'une Académie de
Modes. — Londres et Paris, 1778, p. 67-75.
2 II n'y a personne à la Halle qui n'apprenne ce qu'était
sainte Nicole, par un proverbe qui sert de comparaison aux
femmes qui se l'adressent (Note du Gazetier).
- 320 —
reuses : il faudra avoir vécu avec dix personnes
différentes au moins; et prouver qu'on a été trois
fois en quarantaine pour être admise. Les hommes
seront dispensés de faire des preuves par la com-
tesse, qui se réserve la grande maîtrise. Les
marques de l'ordre seront un concombre brodé sur
la poitrine avec deux excroissances bien marquées.
Quoique Mme du Barri assure qu'elle ne nommera
que ceux qui ont eu l'honneur d'être bien avec
elle, on croit que cet ordre sera plus nombreux
que l'Ordre de Saint-Louis *. »
L'initiative de semblables confréries ne vient
pas toujours nécessairement de l'élément mas-
culin. Dans un siècle où les plus grandes dames
se ménageaient une « petite maison » pour affir-
mer leur indépendance sexuelle et leur droit au
choix et afin de « trouver à l'heure dite des
hommes toujours disposés à satisfaire leurs désirs
insatiables 2 », on pouvait s'attendre de leur paît
à toutes les audaces. Les hommes, « êtres inter-
mittents » en volupté, ne pouvant satisfaire les
aspirations des inlassables amoureuses, celles-ci
s'assurent des partenaires renouvelables à volonté,
se débarrassant en même temps de toute gène
sociale et de toute tyrannie masculine.
1 Le Gazetier cuirassé, p. 35.
1 Peuchez, Mémoires tirés des archives de la police, t. II,
p. 310.
— 321 —
« Il vient de se former ici un club de douze
femmes charmantes et de la première qualité.
Elles s'assemblent trois fois la semaine chez l'une
d'entre elles, qu'elles nomment leur présidente.
Le plaisir est l'âme de cette société, les nouvelles
littéraires, les ouvrages desprit occupent le jour ;
on soupe à huit heures, et de cet instant on ne
parle que d'amour. Douze hommes aimables sont
admis dans ce cercle où les agréments de l'esprit
recommandent, dit-on, beaucoup mieux que ceux
de la figure. Tout récipiendaire doit remplir les
douze travaux d'Hercule, c'est-à-dire obtenir les
faveurs de toutes ces belles. On prétend que cette
institution contribuera beaucoup à rendre par
émulation quelque énergie à nos galants effémi-
nés. Les principes de cette société, dont on verra
bientôt les statuts, en bannissant toute gêne, tout
ennui, y réunissent tout ce qui amuse et égayé.
L'amour n'y estqu'un jeu. On l'y réduit au simple,
on l'y épure de toute fadeur de sentiment. Les
trois monstres qu'on y redouterait le plus seraient
la constance, le goût exclusif et l'humeur. On y
recueillera les roses sans épines 4. »
Que si le sexe prétendu fort vient à faire défaut,
dépose les armes et se retire sous la tente, les
dames sauront se passer de lui, renouvelant à leur
1 Correspondance secrèle, 10 décembre 1781.
21
— 322 —
profit le goût des plaisirs discrets dont les
Grecques, dit-on, leur ont donné l'exemple :
Il est des dames cruelles,
Et l'on s'en plaint chaque jour;
Savez-vous pourquoi ces belles
Sont si froides en amour ?
Ces dames se font entr'elles,
Par un généreux retour,
Ce qu'on appelle un doigt de cour.
S'il est des dames cruelles,
On en vaincrait chaque jour,
Si les hommes pour les belles,
Etaient fermes en amour ;
Mais leur faiblesse auprès d'elles
Promettant peu de retour,
Les réduit au doigt de cour1.
L'exemple partait de haut, du trône même, pour
ces associations libertines. Nous n'ignorons pas
que bien des accusations calomnieuses ont tenté
de salir la mémoire de Marie- Antoinette ; et l'abbé
Soulavie lui-même, rappelant les puissantes ini-
mitiés qu'elle s'était attirées, nous met en garde
sur ce point. Il affirme, quant à lui, se contenter
de relater quelques faits qu'il a appris des person-
nes les mieux instruites de l'ancien régime.
D'après Soulavie, Marie-Antoinette avait formé
avec son entourage coutumier, celui des excur-
sions nocturnes et risquées, une Société qui avait
1 Correspondance secrète, 3 janvier 1785.
— 323 —
pris le nom de Compagnie des Réjouis, et dont le
chroniqueur nous conte l'exploit suivant :
« Les orgies secrètes de Trianon succédèrent
aux promenades nocturnes. Vaudreuil, Besenval,
le prince d'Hénin, Adhémard, Diane, la duchesse
Jules, etc., continuèrent de jouir de la confiance
de la reine. On s'amusa d'une grande variété de
jeux peu décents, dont les détails sont étrangers à
l'histoire. Un jour, la Compagnie des Réjouis, lisant
l'histoire des amours de cerfs dans Buffon, trouva
plaisant de commander pour les hommes et pour
les femmes des habits de peau de cerf, imitant le
cerf et la biche. Toute la compagnie, après avoir
erré dans le jardin, masquée avec ces habits, trouva
fort plaisant encore de jouir des plaisirs des cerfs
et des biches *. »
Ce n'était, après tout, que l'adaptation du bal
paré à une cérémonie qui demande en général
plus de mystère. A vrai dire d'ailleurs, la recher-
che de la volupté n'a guère de limites, lorsqu'elle
supprime la pudeur ; et ce siècle aimablement
dépravé devait fatalement sombrer dans la bestia-
lité. Mais, ne l'oublions pas, c'étaient là plaisir et
morale de privilégiés.
1 Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI,
Paris 1801, t. VL, p. 50.
CHAPITRE X
Brevets d'amour. — Le « Régiment de la Calotte ». —
Vestales et Vivandières. — Le Grand Clitoriseur. — Le
Syndic des Cocus. — Ordre de bataille de l'armée
d'amour.
Voici la Société d'amour par excellence, la
Société des Sociétés, s'intitulant elle-même Régi-
ment de la folie et s'érigeant en tribunal des folies,
des erreurs, des modes dépravées, du libertinage
et des ridicules du siècle d.
Son origine nous est ainsi expliquée par un
compte rendu officieux :
« Vers la fin du règne de Louis XIV, M. de Tor-
sac, exempt des gardes du corps, M. Aimon,
porte-manteau du roi, et divers autres officiers
ayant un jour fait mille plaisanteries sur un mal
de tête dont l'un d'entr'eux souffrait extrêmement,
proposèrent une calotte de plomb au malade. La
conversation s'étant échauffée, ils s'avisèrent de
créer un régiment composé uniquement de per-
sonnes distinguées par l'extravagance de leurs
discours ou de leurs actions. Ils le nommèrent le
* Mémoire du comte de Maurepas, Paris, 1792, t. III, p. 9.
— 325 —
Régiment de la Calotte, en faveur de la calotte de
plomb, et d'un consentement unanime le sieur
Aimon en fut aussitôt élu général. Cette burlesque
saillie fut poussée si loin que l'on fit faire des
étendards et frapper des médailles sur cette insti-
tution, et il se trouva des beaux esprits qui mirent
en vers les brevets que le régiment distribuait à
tous ceux qui avaient fait quelque sottise écla-
tante. Plusieurs personnes de distinction se ran-
gèrent sous les étendards du régiment, et chacun
se faisait une occupation sérieuse de relever par
des traits de raillerie les défauts des gens les plus
considérables et les fautes qui leur échappaient.
Le Régiment grossit dans peu de temps, et la
Cour et la ville lui fournirent un nombre consi-
dérable de dignes sujets.
Cependant on n'y admet que ceux dont les
talents ont un certain éclat, sans aucun égard à
leur condition ni aux sollicitations de leurs amis.
Il faut d'ailleurs que ce soient des gens d'esprit ;
les sots en sont exclus.
Le désintéressement des officiers est parfait, car
les brevets, tant en vers qu'en prose, sont distri-
bués gratis.
Les armes sont un emblème parlant du carac-
tère et de l'emploi du célèbre régiment de la Calotte.
Elles sont les suivantes :
L'écusson d'or au chef de sable, chargé d'une
— 326 —
lune d'argent, et de deux croissants opposés de
même métal. L'écusson est chargé en pal du
sceptre de Momus, semé de papillons sans nombre
de différentes couleurs. Leditécusson est couronné
d'une calotte à oreillons, dont l'un est retroussé et
l'autre abaissé. Le fronton de la calotte est orné de
sonnettes et de grelots différemment attachés,
pour marquer la hiérarchie du Régiment. Elle a
pour cimier un rat passant, surmonté dune
girouette, pour en marquer la solidité. Les armes
ont pour supports deux siuges, ce qui dénote
l'innocence et la simplicité, et deux cornes d'abon-
dance ou lambrequins, d'où sortent des brouil-
lards, sur lesquels sont assignées les pensions
du Régiment. Au haut des armes voltige une ori-
flamme avec cette devise : Favet Momus, Lima in-
fluit, c'est-à-dire, Momus favorise, la Lune influe1. »
L'Empire de Momus date d'Adam, et par ordre
de lunaisons, puisque la lune est une des influen-
ces de l'empire des Calotins 2.
Son fondateur, qui fut son premier colonel, son
premier général, est M. Aimon, porte-manteau du
roi, qui mourut à Paris le 4 mai 1734, âgé de
soixante-quatorze ans.
Tout individu sur lequel un acte, une parole,
1 Recueil des pièces du Réyinient de la Calotle. Paris l'an
de l'Ere calotine, 7726. Préface, p. I-XI1.
- Mémoires du comte de Maurepas, t. III, p. 19.
— 327 —
un geste, appelait l'attention publique était jugé,
breveté de façon ingénieuse et le plus souvent
piquante, avec aussi une entière liberté dans les
termes. L'Association ne respectait aucun grade,
aucune dignité, aucune position élevée ; sa raillerie
satirique frappait avec la plus complète indépen-
dance.
Elle a résumé ses institutions en quelques
maximes pour lesquelles elle a emprunté la langue
de la jurisprudence, un latin facile et simple :
Summum jus Calotinorum est laetari, de opère
suogaudere, et deomni risibili ridere.
Jurisprudentia Calotinorum est castigare ridendo
mores, eos in trutinam Momi ad proprium pondus
redigere, utile dulci miscere, larvatos detegere, ut
cadat persona, maneat res, et sola veritas adore-
tur.
Elle a son Décalogue, fruit de l'expérience et de
l'observation, à défaut de révélation :
Selon ta marotte vivras
Et l'aimeras parfaitement.
De l'argent ne réserveras,
Ni autre chose pareillement;
De rien ne te chagrineras
De fait ni de consentement.
De tout le monde railleras,
Sans t'éparguer aucunement.
Aucuns secrets ne retiendras,
Si ce n'est ceux du Régiment.
Au sexe ne t'attacheras
- 328 —
Que pour ton seul contentement.
Ta femme vivre laisseras
Ainsi que toi joyeusement .
Dans nul parti tu n'entreras
Que pour t'en moquer seulement.
Aucun mortel tu ne loueras
Si ce n'est ironiquement ■
A côté de Torsac et d'Aimon, les deux grands
chefs du Régiment, une pièce manuscrite faisant
partie du Recueil Maurepas, enregistre les noms et
titres de quelques fonctionnaires, à la date de 1727.
Bontemps l'aîné, directeurgénéral des finances;
Bontemps cadet, receveur général des parties
casuelles ;
Bosc du Bouchet, contrôleur général des finances;
Clignet de la Chastaigneraye, conservateur des
fidéicommis ;
Le marquis de Bioul, économe des veuves du
régiment ;
Le Grand-Prévot, le marquis de Sourches, la
Briage des Ennuyeux (?) ; son frère, aumônier des
Cuistres ; M. de Harlay de Cely, chancelier du
régiment2.
Tous les titulaires de ces charges imaginaires
reçurent en leur temps le brevet en due forme
1 Mémoires pour servir à l'histoire de la Calotte. Aux
Etats Calotins, de l'imprimerie Calotine, 1752, 5' partie,
p. 1 et 2.
! Recueil de pièces tant en vers qu'en prose concernant le
Régiment de la Calotte, B. N. Mss., français 12654, f. 233.
- 329 —
qui les immatriculait officiellement dans la
Calotte. Car ce ne fut pas seulement un tribunal
d'amour, mais une cour permanente devant
laquelle étaient appelées et examinées toutes les
causes marquantes, devant qui comparaissaient,
bon gré mal gré, les personnages de tout ordre et de
tout rang comme de tous les mondes : gens de
lettres, artistes, prélats, dramaturges, guerriers,
fraternisaient à la barre de la Calotte avec les
courtisanes, les actrices ou les grandes dames
amoureuses. Crébillon fut breveté pour ses tragé-
dies sombres ; le contrôleur général Law, pour le
génie de ses systèmes financiers ; d'Argenson lui-
même, le garde des sceaux ; le Prince Eugène de
Savoie, des cardinaux, des évêques, furent enré-
gimentés; Voltaire reçut triple calotte.
Mais plus volontiers les Calotins se préoccu-
paient de galanterie. Chez eux la vertu des femmes
n'est point précisément un article de foi; et ils
sont plutôt portés à considérer l'amour comme
l'échange de deux fantaisies et le contact de deux
épidermes. Ils ne croient guère à la résistance
héroïque de la femme qui, d'après eux, semble
chercher un nouveau piment de volupté dans un
pseudo-viol. Ecoutez plutôt cette édifiante « His-
toire calotine » :
Naguère une grande Princesse,
Pleine d'esprit et de sagesse,
— 330 -
Soutenait que fille à quinze ans,
Tant de la ville que des champs,
Par un seul homme à bout poussée,
Ne pouvait en être forcée.
Sa dame d'honneur répliqua :
Un jour mon mari m'attaqua
Sur cette affaire, avec instance,
Et m'ayant dit : défends-toi bien,
Prétendit que ma résistance
Ne pourrait me servir de rien.
Dans la chaleur de la dispute,
Il me saisit et me culbute,
Et moi des griffes et des dents,
A merveille je me défends.
Je lui déchirai sa cravate,
Ses manchettes, son justaucorps ;
Et redoublant tous mes efforts,
Je l'appelai traître, pirate,
Corsaire, tigre furieux,
Qui déchire une pauvre bête ;
Rien de tout cela ne l'arrête,
Le feu lui sortait par les yeux :
Si tu n'obéis je te tue,
Me disait-il d'un œil hagard,
En me montrant un grand poignard.
Je te... Madame, à cette vue...
Hé bien ? je pris si grande peur,
Et je fus enfin si troublée,
Que trente ans, en femme d'honneur
Eh bien donc ? Je fus violée1.
Ce scepticisme n'éloignait cependant pas du
1 Mémoires pour servir à l'histoire de la Calotte, 1" partie,
p. 64.
— 331 —
Régiment les enrôlés volontaires ; car les brevets
n'étaient pas toujours imposés, mais parfois, au
contraire, accordés sur la sollicitation de candi-
dats des deux sexes, et après examen des titres
présentés. Voici un placet adressé au général par
une marchande d'amour, sollicitant son admis-
sion dans le Régiment. Nous la cueillons dans le
Recueil Maurepas :
Pour entrer dans ce grand Corps,
Le plus renommé de France,
J'ai besoin de l'éloquence
Du Dieu qui conduit les morts.
Aimon, par faveur insigne,
Accorde-m'en le brevet ;
Et pour voir si j'en suis digne,
Ecoute ce que j'ai fait.
Sous l'étendard de l'Amour
J'ai passé toute ma vie,
Sa compagne, la folie,
Me fit briller à sa cour ;
Toutes deux vivant ensemble,
J'eus l'art de les rassembler.
Grand Général, il me semble
Que vous devez m'enrôler.
Après les preuves faites, elle fut reçue1.
C'est ainsi, à la suite d'une demande expresse,
que fut enrôlée la Morin, une fille appartenant déjà
au corps de réserve, et que quelques scandales
retentissants avaient illustrée.
1 Recueil de pièces tant en vers qu'en prose concernant le
Régiment de la Calotte. B. N. Mss. français, 12654, f. 199.
— 332 —
BREVET DE VIVANDIÈRE
POUR LA MORIX
De par le Dieu porte marotte,
Nous général de la calotte,
Pour satisfaire avec plaisir
Au louable et juste désir
De la Morin qui nous demande
Avec beaucoup d'empressement,
Et comme une grâce très grande,
D'être enrôlée au Régiment ;
Vu les titres et le mérite
De la demoiselle susdite,
Laquelle a prouvé par serment
Qu'elle aurait eu pour son amant
Un Duc et Pair qui par la force
Aurait donné quelque détorce
A son honneur qu'elle a toujours
Dans ses mœurs et dans ses discours.
A ces causes, sur la Requête,
Après mûre et solide enquête
De la vie, mœurs et bon train
De la demoiselle Morin,
La recevons parmi les nôtres,
Comme en avons reçu bien d'autres,
Qui conservant chastes dehors,
Font tant d'honneur à notre corps ;
Or, comme le moindre scandale
Exclut du haut rang de Vestale,
La recevons en qualité
De blanchisseuse ou vivandière,
Voulant, par faveur singulière,
Qu'elle opte des deux à son gré.
Défendons à notre milice,
Tant aux officiers que soldats,
— 333 —
Lui porter aucun préjudice
Pour le fait d'aucun des deux cas ;
Voulons que toute fourniture
D'espèce quelconque et nature,
Concernant sa peine et trafic,
Lui soit rendue rie à rie.
Cependant comme elle est d'un sexe
Que très souvent maint escroc vexe,
Lui donnons pour indemnité
Mille livres sur la fumée,
Poussière et brouillard qu'en été
Cause la marche d'une armée.
Lui donnons notre médaillon,
Pour le suspendre à la crevée,
Et pour qu'elle n'en soit grevée,
La simple calotte de plomb,
Avec les grelots et sonnettes,
Et timbres, propres aux coquettes
Du premier rang et d'un grand nom.
Signé Torsac, et moi Aimon *.
Mais pour la plupart, les brevets étaient déli-
vrés de par la grâce des généraux du Régiment
désireux de marquer du sceau de Momus ou de la
folie et de doter de la calotte de plomb tout être
assez insensé pour sortir, fût-ce l'éclair d'un
instant, de la douce médiocrité, de l'obscurité
reposante. Nous ne pourrons faire connaître
qu'un petit nombre de ces brevets, qui sont dis-
persés en diverses publications ou dossiers manus-
crits.
1 Recueil des pièces du Régiment de la Calo t te, Paris, l'an
de l'ère calotine, 7726, p. 58
— 334 —
La Fillon, dite « la présidente », à cause de son
homonymie avec la femme d'un magistrat d'Alen-
çon, jouit, parmi les entremetteuses-appareil-
leuses des maisons closes du xvm8 siècle, d'une
renommée toute spéciale pour son habileté, son
tact et la sûreté de sa discrétion ; un rang lui
revenait de droit dans la Calotte, elle l'eut.
BREVET
DE CHEF DU BATAILLON DE VESTALES ET VIVANDIÈRES
POUR LA FILLON
De par le Dieu porte Marotte,
Nous Général de la Calotte,
Instruit du noble carillon
Que la présidente Fillon
Fait chaque jour dans notre ville,
Par sa manière très civile
A prêter ses appartements
A quantité d'honnêtes gens,
Tant de l'un que de l'autre sexe,
Pour y prendre ces doux ébats
Que la nature même annexe
A tous les plaisirs d'ici-bas.
A ces causes, vu la science,
L'habileté, l'expérience
De la dite dame Fillon,
La créons Chef du Bataillon
Des Vestales et Vivandières
De notre illustre Régiment ;
Prétendons que sur ses lumières
Toute femme ajant sentiment
Règle ses mœurs et sa conduite,
— 335 —
Et devienne sa prosélyte,
Les assurant de notre part
Que la susdite Présidente
Est une femme très savante
En fait de l'aimable et grand art,
Ou si l'on veut du doux commerce
Que dans tout pays on exerce,
Au grand bonheur du genre humain,
Lequel sans cela prendrait fin.
Voulons que tout marquis, duc, prince,
Comme l'official le plus mince,
Lui fasse un favorable accueil
Et la reçoive de bon œil
Quand elle leur rendra visite,
A peine d'être par la dite
Envoyés en termes précis
Où vont les Catins et Lais
Et toutes grivoises d'élite
Faire tout outre sans détour,
Chose qu'elle fait nuit et jour.
Donnons à cette Présidente,
Avec la charge précédente,
Pour ses gages, droits et profits,
Deux mille écus sur les esprits
Et vapeurs sortant du Mercure
Duquel on se sert dans la cure
Des dons et faveurs de Vénus.
Outre les susdits revenus,
Lui donnons grelots et sonnettes,
Comme à très fringantes coquettes,
Et simple Calotte de plomb.
Signé Torsac, et moi Aimon l.
Un médecin, du nom de Jacques, ayant soutenu
1 Recueil des pièces du Régiment de la Calotte, p. 59.
— 336 —
une thèse d'après laquelle l'acte d'amour était
nécessaire à la santé des deux sexes, la Calotte se
l'annexa sans retard en qualité de médecin des
frères, novices, pères, abbés, aumôniers, curés,
chanoines, et surtout cardinaux et prélats dévols.
BREVET
DE MÉDECIN DE LA BRIGADE DES VESTALES,
AU SIEUR JAQUES
«Dans sa thèse pour être reçu médecin, il soute-
nait que le c. était salutaire et même nécessaire,
tant à l'homme qu'à la femme. Le Cardinal de
Noailles fit rayer cela. »
Sur la thèse à nous présentée,
De la part de la Faculté,
Où la dispute est intentée
Pour découvrir si la santé.
Que tout homme prudent et sage
Doit regarder comme un vrai hieu,
S'altère par le non-usage
De l'acte dit vénérien ;
Lecture faite de la thèse
Où, sauf le droit des honnes mœurs,
Le savant Docteur point ne hiaise
A souteuir que les humeurs,
Dans les prostrates parvenues,
Le réservoir étant fourni,
Les dites humeurs retenues
Causent des maux à l'infini ;
Primo, des fureurs utérines
LES ARMES DU REGIMENT DE LA CALOTTE
(COYPEL J .)
— 337 —
Aux femmes chaudes et sanguines,
Et des obstructions de reins
Dans les hommes chauds et sanguins ;
Secundo, des vapeurs funestes,
Qui contraignent les plus modestes,
Même du sexe féminin,
Dans la fureur qui les possède
A rechercher certain remède
Qui n'est convenable ni sain ;
Enfin un prurit spermatique
Tourmentant avec âcreté,
Tel qui dompte l'humeur lubrique
Par les lois de la chasteté.
A ces causes, vu la physique,
L'expérience et le savoir
Que ledit soutenant fait voir,
Surtout dans l'art anatomique,
Le créons par ce mandement
Médecin en titre d'office
De tout Frère, Abbesse, Novice,
Et Vestale du Régiment.
Exhortons nos Abbés et Moines,
Aumôniers, Curés et Chanoines,
De courir à ce médecin
Qui, savant en naturalisme,
Contre l'ardeur de Priapisme
Donne un excellent anodin.
Lui déléguons, pour ses salaires,
Les regrets et les repentirs
Des Martyres et des Martyrs,
Sous le joug des vœux téméraires.
Lui recommandons toutefois
De ne point prêcher sur les toits
Sa doctrine, ni la pratique
D'un si souverain spécifique,
De peur que le corps monacal,
22
— 338 -
Qui dans toutes choses excède,
Ne rendît un pareil remède
Bien plus dangereux que le mal *.
Le sieur Pacini ou Pazzini se distingue-t-il trop
publiquement par des goûts de « glottinade »,
comme disaient les Aphrodites, il est pourvu par
l'Association satirique d'un précieux brevet, qui
doit lui assurer une clientèle aimable. (L'auteur du
brevet, Gacon , partagea avec Torsac et Aimon le
gouvernement de la Calotte.)
BREVET DE GRAND CLITORISEUR
ACCORDÉ AU SIEUR PACINI
Par Gacon.
De par le Dieu, porte Marotte,
Nous général de la Calotte,
Ayant appris que Pacini
Se plaint qu'à grand tort on le vexe
De ce qu'il n'est du tout garni
Des trésors qu'aime le beau sexe ;
Puisqu'il lui reste encor de quoi
Mettre un époux en grand émoi,
Jusque-là que le sieur le Prince
Chantre dont l'esprit n'est pas mince,
Se plaignit à Louis le Grand
Qu'il lui débauchait sou épouse,
Et que de sa crainte jalouse
Il donnerait un sûr garant ;
A ces causes, sur la requête
Qu'il présenta pour faire enquête ;
1 Mémoires pour servir à l'histoire de la Calotte, 1™ partie,
p. 186.
— 339 —
Ayant vérifié le fait
Et lu Juvénal, qui tout net
Soutient que les femmes de Rome,
Grandes connaisseuses en homme,
Recherchaient avec grand désir
Des Pacini pour le plaisir, !
D'autant que sans craindre l'enflure,
Dans un pareil ébattement,
Elles donnaient à la nature
Un doux et long contentement ;
C'est pourquoi rendant la justice
Au dit Pacini de bon cœur,
Lui donnons en titre d'office
L'emploi de grand Clitoriseur,
Et comme tel, par la présente,
Le commettons expressément
Pour soulager l'ardeur brûlante
Des Vestales du régiment.
Lui déléguons, pour tout salaire,
Les profits revenant aux gens
Qui, travaillant pendant longtemps,
Ne font pourtant que de l'eau claire.
Lui donnons avis toutefois
Que, s'il veut conserver sa voix,
Dans ce beau Dessus, qui réveille,
Charmant le cœur, il ne doit pas
Si fort courir les Pays-Bas. '
Dans un siècle où le mariage était seulemen t le
* Calida et matura juventa,
Inguina traduntur medicis.
Juvénal, sat. VI, vers 370.
(Note de l'auteur).
1 Mémoires pour servir à l'histoire de la Calotte, lre partie,
p. 143.
— 340 —
plus souvent un acte utile à la fortune, où les maris
savaient compenser leur abstention conjugale par
une indulgence et une complaisance de bon ton,
le cocuage était devenu un sujet de conversation
courante ; on connut le mari sganarelle bravache,
se vantant de son infortune. l Aussi un homme
bien né pouvait-il porter avec gloire le titre de
syndic des cocus, qui fut attribué à M. Moriau.
BREVET DU SYNDIC DES COCUS
DU RÉGIMENT DE LA CALOTTE
Pour Monsieur Moriau, Procureur du Roi de la ville (1737).
De par le Dieu, porte Marotte,
Nous général de !a Calotte,
A Moriau, notre procureur,
Salut, gaîté, patience, honneur.
Sur le rapport qu'on nous a fait,
Des grands progrès du Cocuage,
Que c'est le titre et l'apanage
De tout mari bien ou mal fait,
Nous déclarons le dit Moriau
Syndic de cette confrérie,
Voulons aux grands jours de féerie
Soit de la ville ou du Barreau,
Que lui seul, portant la parole,
Requière grelots, banderolles
En faveur de tous les Cocus
Qui brigueront d'être connus ;
1 Voir La galanterie parisienne au xvinc siècle, p. 176 (H.
Daragon, éditeur).
— 341 —
Pour distinguer la tête folle
D'un aussi grave magistrat,
Voulons que le bonnet à corne
Soit fait en forme de couronne,
Et qu'une aigrette de licorne
Y soit plantée au beau milieu,
Afin qu'à la ville, en tout lieu,
On porte honneur à sa personne.
Lui accordons le tabouret
Auprès de nous à l'audience ;
Voulons qu'aux jours de jouissance
On illumine son bonnet
Aux frais de notre Régiment,
Le jour même de la Saint-Jean,
Et pour qu'il puisse avec décence
Soutenir l'éclat de son rang,
Lui octroyons pour sa dépense
Quarante mille écus comptant,
A prendre sur les brouillards
Du cerveau de tous les Cornards
Dont les femmes courent la ville
Aux dépens de tout imbécile.
Donné au Palais de nos Rats
Le jour où Kynston dans sa couche
Reçut la charmante la Touche.
Et que pour venger ses appas,
Carton 1 sacrifia l'Angleterre
A l'Intendant de nos affaires. 2
On sait quelles intrigues s'agitèrent autour de
la jeunesse chaste deLouis XV. Un jour de l'année
1725 de grandes fêtes avaient été organisées à
1 Actrice de l'Opéra (note du mss.).
2 Recueil de pièces tant en vers qu'en prose concernant le
Régiment de la Calotte. B. N. Mss. français 12655, f. 263.
— 342 —
Chantilly avec le concours de dix-sept femmes,
dont la coquetterie espérait venir à bout d'une
virginité récalcitrante. Ce grand projet ne pouvait
laisser indifférente la Calotte, qui en délibère.
EXTRAIT DES REGISTRES DE LA CALOTTE
N° 7 L I (1724;
Momus, pour s'ébaudir uujour, .
Entendant parler d'un voyage
Que devait lors faire sa Cour.
Pour la perte d'un pucelage,
Voulut en choisir les femelles
Qu'il crut dignes d'un tel emploi,
Et pour ce prit vieilles donzelles
Toutes experles personnelles
En l'art d'instruire un jeune Roi ;
Rien fil— il, car neuve maîtresse.
Moins active dans le plaisir,
Point ne connaît tours de souplesse
Dont à propos doit se servir.
Adonc fallait maris dociles,
Tous gens à ce projet utiles
Furent choisis de tous Etats
Quoiqu'à la Cour ne manquent pas
Tels maris de grande naissance.
Ce "fût en valu «qu'avec prudence
Le bon sens seul de son parti
Voulut faire sa remontrance
Sur un choix si mal assorti ;
Il fut exilé de la France.
Alors le général Aymon,
Prenant «sa Calotte de plomb,
— 343 -
Vint annoncer d'un air folâtre
Qu'un quidam, grave de son nom, *
Se disait être gentillâtre
Et pour manger avec le Roi,
Faisait faire de bonne foi,
Le tout sans amphibologie,
Sa grande généalogie
Par celui qui du Régiment
Le faisait ordinairement.
A ce Momus prit sa marotte,
Et vint lui dire avec bonté :
Je te donne de la Calotte
L'irrévocable dignité ;
Je veux que tu sois du voyage
Et pour te rendre un personnage
Qui soit digne de mes bienfaits,
Sous mes auspices désormais
Je veux que tu porte à jamais
Les armes de ton cocuage.
Tu peux, sans craindre de procès,
En Languedoc sur tes sujets,
Faire lever droit de péages,
Impunément mettre les bornes,
Sans qu'ils viennent tous à la fois
T'offrir la charrette de cornes,
Pour le payement de tes droits.
A ces mots le Dieu disparut
Et chacun fit un grand salut 2.
La Marquise de la Vrillière était du voyage : jolie
et femme d'expérience, désespérée aussi d'entendre
i C'est le marquis de Grave, dont on veut parler ici. Il
épousa en 1722 Marie- Anne Matignon (Note du Ms.).
2 Recueil de pièces tant en vers qu'en prose concernant le
Régiment de la Calotte. B. N. Mss. français 12654, f. 145.
— 344 —
dire que Louis XV faisait peu de cas du beau sexe,
elle s'était offerte devant toute la Cour pour lui
montrer le jeu qu'elle connaissait si bien et qu'elle
aimait tant. La Calotte, en reconnaissance de son
zèle, lui décerne les brevets les plus flatteurs,
ARRÊT
QUI ÉTABLIT LA MARQUISE DE LaVrILLIÈRE GRANDE-PRÊTRESSE,.
GOUVERNANTE, ET ABRESSE DE TOUS LES COUVENTS DE PaPHOS.
Par arrêt du Conseil d'Etat,
Et de l'avis du grand Sénat
Qui régente dans la Calotte ;
A toutes gens, porte Marotte,
Nous a plu de faire savoir
Que voulant aux besoins pourvoir
De mainte jeunesse novice,"
La préserver de ch
De tels autres fruits trop malsains
Que vont cueillir auprès nonains
De la déesse de Cythère
Ceux en qui la nature opère
A dix et sept ou dix-huit ans,
Le feu par lequel nos parents
D'autres parents ont mis au monde,.
Feu qui race humaine féconde
Et, si Dieu plaît, fécondera
Jusqu'à tant que nous jugera
Le Créateur de notre espèce
A ces causes, par grâce expresse,
Pour tous les jeunes gens susdits
Qui viennent s'offrir à C\rpris,
Donnons titre de Présidente,
Grande-Prêtresse, gouvernante,
— 345 -
A celle dont l'habileté
A dirigé Sa Majesté
Dans les vergers de la Déesse,
Ajoutons le titre d'abbesse
De tous les couvents de Paphos.
Item, pour prévenir les maux
Par où souvent se discrédite
La plus belle fleur et l'élite
Des Nonains, qui dans ces couvents
A Vénus portent leurs encens,
L'autorisons à la visite
De celles que leur zèle invite
A se mettre en religion
Et vaquer à dévotion,
Selon le rit et la pratique
Donnés par le Dieu prolifique .
Et sera le présent arrêt
Lu, crié, mis où besoin est *.
Pleine de sollicitude pour les prêtresses de
Vénus, la Calotte apprend un jour qu'une dame
de Saint-Sulpice, en la compagnie de seigneurs
pervers, a failli payer de sa vie une curiosité mal-
saine et une complaisance trop aveugle 2 : elle
décrète aussitôt une mesure prudente en faveur
de ses ferventes vassales.
1 Mémoires pour servir à l'Histoire de la Calotte, 2' partie,
p. 108.
2 Voir La Galanterie parisienne au XVIIIe siècle, p, 194
(H. Daragon édit.)
- 346 —
EXTRAIT DES REGISTRES DU CONSEIL DU RÉGIMENT
DE LA CALOTTE POUR M™ DE SAINT-SULPICE
Or voulant donner tous nos soins
Pour qu'une disgrâce semblable
N'arrive en notre régiment,
Au sujet d'un sexe agréable
Et que nous aimons tendrement :
Nous défendons à nos vassales,
Tant vivandières que vestales,
De porter sacristain, panier,
Tant de baleine que d'osier,
Et criardes ' gauderonnées,
Pendant qu'auprès des cbeminées
Le froid contraindra d'approcber
Pour se cbauffer ou se sécber.
Permettons les susdites bardes,
Paniers, sacristains et criardes,
Pendant les cbaleurs de l'été,
D'autant qu'alors il n'est à craindre
Une telle calamité.
N'ayant nul dessein de contraindre
Les dames dans cette saison,
Où par une bonne raison
L'air et le frais sont nécessaires
Contre les feux caniculaires -.
Un riche juif, Dulis ou du Lys, amoureux de la
Pélissier, veut-il reprendre, par voie judiciaire,
les bijoux et pierreries dont il a payé les dernières
faveurs, la Calotte s'interpose et cloue le Juif au
pilori de son tribunal.
1 Grosse toile goudronnée et bruyante.
-' Mémoires pour servir à l'histoire de la Calotte, lre partie,
p. 89.
-347 -
TRIO COMIQUE
JUILLET 1730
Le sieur du Lys a donné à la Pélissier (actrice
de l'Opéra et maîtresse dudit du Lys) plusieurs
bijoux et diamants dont on fait monter le prix à
plus de 150.000 livres. Il a tenté de les retirer par
adresse; n'y ayant pas réussi, il a intenté un pro-
cès devant M. Hérault, lieutenant de police, et a
donné ce qu'il en espère moitié aux pauvres, moi-
tié au curé de Saint-Sulpice, pour être employé au
bâtiment de son église.
Un riche Juif, un très dévot curé 1,
Veulent dévaliser une coquette fine;
Les noms ne font rien au narré,
Puisqu'aisément on les devine.
Chacun de ces acteurs paraît fort occupé
A remplir son rôle comique.
Le Juif y joue l'amant dupé,
La donzelle détend sa récolte lubrique ;
Le curé, comme un bon pasteur,
Destinant tout à son saint édifice,
Entreprend de venger l'acteur
Par la dépouille de l'actrice.
O le plaisant événement î
Qu'il sera digne de mémoire !
Si le curé remporte la victoire,
Il gagne d'un seul coup le prix de plus de cent -.
1 Longuet, curé de Saint-Sulpice (note du ms.).
2 Recueil de pièces tant en vers qu'en prose, concernant le
régiment de la Calotte. B. N., Manuscrit français 12655,
f. 87.
— 348 —
Au mois de juillet 1731, la chronique maligne
se délectait du récit d'une orgie qui avait eu pour
théâtre l'Opéra et que Gentil-Bernard avait célé-
brée dans une allégorie spirituelle l. La Calotte
appelle aussitôt Momus à son secours et décrète:
ARRÊT DE MOMUS
AU SUJET DE LA DANSE DES FILLES DE L'OPÉRA
In puris naturalibus
De par le Dieu de la Marotte,
Nous, général de la Calotte,
A tous nos bons sujets salut,
Honneur et gracieux sourire :
Dès l'instant même qu'il lui plut
De nous élever à l'Empire,
Que dans le château de Livry
Où se fit la cérémonie
On nous eut mis, après maint cri,
Sur le trône de la Folie,
Nous avons depuis, tour à tour,
Observant les temps et les classes,
Parcouru la Ville et la Cour,
Pour savoir où placer nos Grâces.
Gens affidés nous ont appris
Qu'à notre règne réservé,
Aventure était arrivée
Dans les magasins de Cypris,
Lieux galants, consacrés aux ris,
Où, malgré la primeur de l'âge,
Jamais n'entra de pucelage
Que suivi de chauve-souris.
1 Voir La Galanterie parisienne au XYIII* siècle, p. 240
(H. Daragon, éd.).
— 349 —
Attendu que du ministère
Le conseil est sage et profond,
Nous lui renvoyons, quant au fond,
Le jugement de cette affaire :
Car chacun comme nous sait bien
Qu'entre notre avis et le sien
La différence est très légère ;
Entendons préalablement,
Avant d'éclaircir les matières,
Que par arrêt du Régiment
Il en soit fait des tabatières ;
Que d'abord mollement assis,
Par le moyen des raccourcis,
On nous représente Gruère, *
Dans sa brutale émotion,
Qui de la Constitution 2
Présente à baiser le derrière.
Voulons qu'à quelques pas de là
On peigne aussi le vieux Campra, 3
Soigneux d'ajuster sa lorgnette
Dans un mouvement encor vif,
Et portant un regard lascif
Sur un cl qui fait la courbette.
Autour de cet objet nouveau,
Pour en terminer le tableau,
D'un air qui frappe mieux la vue
Et marque plus le vertigo,
Que la Pélissier toute nue,
Malgré sa hanche peu charnue,
Figure avec la Camargo ;
Que de cette danseuse unique
La luxure règle les pas,
1 Directeur de l'Opéra.
2 Surnom de M11' Duval aînée.
3 Directeur de la Musique.
— 350 —
Et de ses brillants entrechats
Nous découvre la mécanique ;
Que là chacun des assistants
Songe à profiter des instants
Où s'oflre une faveur si grande,
Et qu'à la Sœur ' de la Légende,
Qui prodigue aussi ses appas,
Rover, très étonné du cas,
Porte son amoureuse offrande.
Vous que la Constitution
(L'on entend celle de l'Eglise)
Met tous les jours en faction,
Prélats, parlez avec franchise.
Au milieu de tant d'objets nus,
Quoique le cas paraisse étrange,
Si vous étiez intervenus ;
N'auriez-vous pas bien pris le change ?
Tel, dans Toulon, Père Girard,
A qui l'on prépare la bart,
Attendant bouillante Chaudière,
Baisait le cl de la Cadière 2.
Et toi qui la première sus
Faire montre de ta peau bise,
Sans aucun voile par-dessus,
Du voisinage en sa surprise,
Fanchon 3, entendais-tu les cris ?
Peu s'en fallut qu'à force ouverte
On n'allât t'excéder Tandis
Qu'elle a l'épaule découverte,
Qu'on lui donne la fleur de lys ;
Que l'on punisse la parjure,
1 La Constitution. Sa sœur était appelée « Le Bref. »
2 Allusion au jésuite Père Girard accusé d'avoir séduit sa
pénitente, Marie-Catherine Cadiére.
9 La Pélissier.
- 351 —
Disait-il, et que de Deslys
On venge sur elle l'injure.
Mais qu'il s'élève et qu'il murmure,
Ne crains rien d'un tel complaignant ;
N'as-tu pas pour toi ***
Son auguste appui te rassure.
La Cour qui l'a fait revenir
Lui donne une faveur complète :
Il peut, crois moi, te soutenir
Tout aussi bien que îa Roulette.
Touis en paix de ton destin,
Et qu'ainsi rien ne te contraigne....
Fait dans le Temple Calotin
Le premier mois de notre Règne .
Et contre-signe Saint-Martin *.
Constatant qu'à la poursuite du plaisir les sens
de ses contemporains s'étaient émoussés, que les
débauches invertissaient à plaisir la nature, détour-
naient « la chair de sa voie, » et qu'une pareille
licence n'allait pas sans quelques inconvénients
d'ordre sanitaire, la Calotte intervenait pour pro-
noncer, au nom du dieu Mercure, un mandement
qu'elle intitulait le « Prostibule des Turcs ». Mon-
tesquieu le premier, croyons-nous, avait employé
ce mot de « prostibule » dans le sens de « maison
de prostitution. »
1 Mémoires pour servir à l'histoire de la Calotte, 3e partie,
p. 134.
— 352 —
LE PROSTIBULE DES TURCS
MANDEMENT DU DIEU MERCURE (1742)
Nous qui d'un grand coup de Malchus,
Autrement dit de cimetère,
Jadis du vigilant Argus
Coupâmes la trachée artère ;
Nous Patron des escamoteurs,
Des marchands et des orateurs,
En un mot de tout proxénète
Habitant de cette planète ;
En faveur de Manon La Croix ',
Interdisons pour quatre mois
Le quartier de la résidence
De sa Musulmane Excellence
A toute abbesse de Cypris,
Sans en excepter la Paris,
Non plus que la dame Florence2,
A moins qu'il ne plaise à Manon
De les employer en son nom.
Si c'est son avis, c'est le mien,
Pourvu qu'il en résulte un bien ;
Car il ne serait pas honnête
Que les enfants du saint Prophète,
Nos bons amis de tous les temps,
S'en retournassent mal contents.
Or pour obvier à la chose,
Mettons au marché cette clause,
Qu'on n'admettra dans le couvent,
Autrement dit le Prosiibule,
Nul sujet dont auparavant
1 II s'agit sans doute d'une tenancière de magasin de filles
chez qui se jouaient des pièces obscènes. Voir la Bibliogra-
phie des ouvrages relatifs à l'amour. Paris, 1894, t. I, col. 282.
* Célèbre entremetteuse-appareilleuse.
— 353 —
On n'ait, avec soin et scrupule,
Inventorié le devant,
Et visité même l'annexe,
D'autant que ces Messieurs souvent,
Sans se gêner, font au beau sexe
Tourner la figure convexe,
Acte, dit-on, récréatif,
Mais nullement géuératif ;
Quoi qu'il en soit, c'est leur méthode,
Il faut les servir à leur mode.
Si pourtant fille on rencontrait
Dont l'œillet fût par trop étroit,
Que l'on se serve du remède
Qu'emploj'a le blond Ganymède,
Quand Jupin fit de vains efforts
Pour lui mettre le diable au corps.
A propos de ce réceptacle,
Excluons filles de spectacle,
Surtout celles de l'Opéra,
Ne polluantur corpora :
Car si ces dames de coulisse
Allaient chez les Orientaux
Faire circuler certains maux,
Et leur donner la chaud...
Serait-ce au chef de la police
Que l'on demanderait justice ?
Ah ! vraiment oui ! Ces oiseaux-là
Se mènent bien comme cela !
Elles l'enverraient faire f
Sans biaiser la rime en outre ;
Mais revenons à nos moutons.
Au rebut aussi nous mettons
Les Donzelles entretenues
Telles que sont la Lempereur,
La Le Corps et la Le Sueur,
23
— 354 —
Et tant d'autres de nous connues
Pour être parfaites en l'art
De plumer le tiers et le quart ;
Au reste, excepté ces sangsues,
Je consens que Manon La Croix
De qui lui plaira fasse choix;
Persuade que ses recrues
Ne perdront rien à l'examen
Des gens de Mehemet
A w en
Enfin pendant la campagne de Flandre, en 1744,
la Calotte imagina un ordre de bataille de l'armée
féminine, l'armée d'amour, composée de toutes
les danseuses, chanteuses, figurantes, filles ga-
lantes, matrones de Paris. Les plus renommées
formaient l'état-major ; les plus corpulentes,
l'artillerie ; les plus évaporées, les troupes légères ;
les femmes sur le retour étaient reléguées dans la
réserve. C'est un véritable inventaire, quelque
chose comme un catalogue précis à l'usage des
chercheurs de volupté.
On peut suivre la trace du Régiment de la
Calotte, jusque vers 1760, grâce à des publications
sans grand intérêt, comme l'opéra-comique joué
le 19 septembre 1790, sous le titre Les nouveaux
Calottins. Mais la verve railleuse des Aimon, des
Torsac et des Gacon semble s'être éteinte, peut-
être par l'intervention des pouvoirs publics.
1 Mémoires pour servir à l'histoire de la Calotte, 6* partie,
p. 120.
— 355 —
Il existait pourtant encore en 1779 une associa-
tion déjeunes lieutenants et sous-lieutenants por-
tant le même titre La Calotte, ayant des associés,
un général, et prétendant ne reconnaître, hors des
rangs, aucune suprématie, aucune distinction.
Elle soumettait à des châtiments en effigie ceux
que son tribunal condamnait.
Le comte de Ségur nous raconte qu'un jour de
grandes manœuvres, à Paramé, deux colonels
ayant voulu placer deux dames de la Cour à des
places réservées, en avant de Bretonnes arrivées
avant elles, une altercation s'en était suivie, et
que l'association de la Calotte avait émis la pré-
tention de faire subir aux deux colonels coupa-
bles, ou du moins à leur effigie, une dégradation
comique. M. de Ségur, pour éviter un scandale,
fit mettre tout le monde sous les armes pour réta-
blir la hiérarchie; puis il prévint le maréchal de
Castries qui commandait le camp. Celui-ci s'inter-
posa et fit donner des ordres sévères contre les tri-
bunaux de la Calotte. A partir de ce moment, si
Momus prit des décrets, ce fut dans le silence du
mystère.
Paris, le 12 octobre 1905.
FIN
1 Comte de Ségur. Mémoires, ou Souvenirs et anecdotes,
Paris 1824, t. II, p. 208.
TABLE DES MATIERES
I. — Les Sociétés où l'on cause d'amour
Salons galants; appareilleuses mondaines. — Les petits
soupers et les nuits. — Salons d'amour et de jeu. — Scènes
galantes 1
II. — Les Sociétés où l'on parle et où l'on écrit
d'amour
L'Académie galante. — Ces Dames et ces Messieurs. —
La Paroisse. — Le Bout du Banc 47
III. — Les Sociétés guides d'amour
La « Table Ronde » : Les Heures de Cythére. — La
« Société Joyeuse » : Almanach des honnêtes femmes. —
Le Code de Cythére 92
IV. — Sociétés platoniques et de flirt
Culotins et culotines. — La « Mouche à miel » : les
Grandes Nuits. — Valmusiens et Rosatis 120
V. — Les Franches-maçonnes
Les Loges hermaphrodites. — L adoption. — La Can-
deur. — Les Mopses 157
— 358 —
VI. — Les Sociétés où l'on fait l'amour
L'ordre hermaphrodite, ou les secrets de la sublime
Félicité. — Mousses et Patrons ; Vaisseaux et Frégates.
— L'embarquement pour l'île de la Félicité 176
VII. — Les Sociétés où l'on fait l'amour
Les Aphrodites ou Morosophes. — Le temple et ses
initiés. — « Andrins » et « Jeudis » . — Les grandes
Aphrodisiaques. — L'album d'une Aphrodite 266
VIII. — Les Sociétés où l'on fait l'amour
Le culte de Lesbos. — Initiation des « Anandrynes ».
— Mystères du Temple de Vesta. — Apologie de la secte.
— Les « arracheurs de palissades ». — Ebugors et
Guébres 238
IX. — Les Petites Sociétés d'amour
Joyeux et Anti-Façonniers. — Les Petits-Maîtres. —
Les Filles du bon ton. — Chevaliersde la Clairon. — Les
Réjouis 275
X. — Brevets d'amour
Le « Régiment de la Calotte ». — Vestales et Vivan-
dières. — Le grand Clitoriseur. — Le Syndic des Cocus.
— Ordre de bataille de l'armée d'amour 324
Alençon. — Imprimerie Veuve Félix GUY et C*'
Lîi ! vers /fa.
La Bibliothèque
Bibliothèques
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
llniwarcifw nf Clttnwn
Libraries
University of Ottawa
Date Due
J
a39003 00075U159b
CE HS 0255
.L6V4 1906
C00 VEZE, RAOUL,
ACC# 11429S8
SCCIETES D'A