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Full text of "Les Sociétés d'amour au XVIIIe siècle"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lessocitsdamOOvz 


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Les  Sociétés  d'Amour 

au  XYJJV  Siècle 


//  a  été  tiré  : 

20  exemplaires  sur  Japon  impérial 

numérotés  de  1  à  20 

avec  une  double  suite  coloriée  à  la  main 


Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  pays. 
y  compris  la  Suède,  la  Norvège  et  le  Danemark. 

S'adresser  pour   traiter  à  la   librairie  H.   DARAGOX 


PARTIE    GALANTE 
(Lanci^etI 


BIBLIOTHEQUE    DU    VIEUX    PARIS 


Jean  HERVEZ  p  ;t  £9ôUJ 


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Les  Sociétés 


d'Amour 

au  XVIIIe  Siècle 


LES  SOCIÉTÉS  OU  LON  CAUSE  D'AMOUR 

ACADÉMIES    GALANTES.  —  LE  CODE  DE  CYTHÈRE 

LES  SOCIÉTÉS  OU  LON  FAIT  LAMOUR 

LE   CULTE  D' APHRODITE  ET    DE  LESBOS 

LES  ((ARRACHEURS    DEPALISSADES» 

BREVETS  DAMOUR 


D'après  les  Mémoires.—  Chroniques  et  Chansons. 

Libelles  et  Pamphlets.  — 'Pièces  inédites. 

'Manuscrits 


Ouvrage  orné  de  huit  planches  hors-texte 


PARIS    (IXe) 
H.  DARAGON,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

30,  RUE  DUPERRÉ,  3o 


M  D  CCCC    VI 


^\J<B!8C/o 


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LES 

iéïés  Binons  h  nr  siècle 


Les  Sociétés  où  l'on  cause  d'amour.  —  Salons  galants; 
appareilleuses  mondaines.  —  Les  petits  soupers  et 
les  nuits.  —  Salons  d'amour  et  de  jeu.  —  Scènes 
galantes. 

Mme  de  Fontaine-Martel  n'est  morte  que  quand 
elle  ne  put  plus  être  utile  aux  hommes.  Le  jour  de 
sa  mort,  après  avoir  demandé  quelle  heure  il 
était,  elle  dit  :  «  Dieu  soit  béni  !  quelque  heure 
qu'il  soit,  il  y  a  un  rendez-vous  *.  » 

Quelque  cinquante  ans  plus  tard,  en  1780,  le 
curé  de  Saint-Sulpice  se  rendait  auprès  de  la 
comtesse  du  Deffant  pour  l'assister  dans  ses  der- 
niers moments.  La  vieille  philosophe,  devinant 
l'objet  de  sa  visite,  se  hâtait  de  lui  crier  :  «  Mon- 
sieur le  curé,  je  m'accuse  d'avoir  contrevenu  aux 

1  Pierre  M  anu»l,  La  Police  de  Paris  dévoilée,  t.  II,  p.  125. 

1 


—  2  — 

dix  commandements  de  Dieu,  et  d'avoir  commis 
les  sept  péchés  mortels1.  » 

Toute  la  morale  du  siècle  est  en  ces  deux  bou- 
tades suprêmes.  La  femme  a  perdu  tout  équilibre  : 
elle  joue  avec  la  volupté.  Non  point  qu'elle  soit 
absolument,  inconsciemment,  l'esclave  amou- 
reuse de  l'homme,  son  jouet  de  débauche;  elle  le 
domine,  au  contraire,  le  gouverne  et  le  dirige  la 
plupart  du  temps.  Mais  elle  aime  l'amour  de  tout 
son  esprit  endiablé,  de  tout  son  cœur  léger,  de  toute 
sa  chair  enfiévrée.  Comme  MIle  Baligny-Fontaine, 
la  maîtresse  du  président  de  Gourgues,  grandes 
dames  et  grisettes  pourraient  faire  inscrire  au  ciel 
de  leur  lit  (qu'elles  aiment  tout  en  glaces)  cette 
devise  évangéliquement  erotique  :  Fais  le  bien  2. 

Lorsqu'elles  ne  font  plus,  ne  peuvent  plus  faire 
l'amour  pour  leur  compte,  elles  ouvrent  des  cours 
ou  parlotes  d'amour,  de  véritables  académies  ga- 
lantes ;  elles  élèvent  des  tréteaux  galants  ;  elles 
n'hésitent  même  pas  à  faire  l'assortiment  et  le 
rassortiment  des  amoureux  pour  le  bon  ou  le 
mauvais  motif  :  l'atmosphère  d'amour  leur  est 
indispensable. 

Que  si  dans  ce  milieu  dépravé  tombait  une 
«  petite  oie  blanche  »,  elle  était  façonnée  à  plaisir, 


1  Correspondance  secrète,  1er  octobre  1780. 

~2  Pierre   Manuel,  La  police  de  Paris  dévoilée,  t.  II,  p.  143. 


—  3  — 

savamment  instruite  dans  l'art  de  tromper  son  mari . 
Avec  quelle  doucereuse  habileté,  une  victime  elle- 
même  nous  l'a  joliment  conté.  Mlled'Ette,  maîtresse 
du  chevalier  de  Valory,  se  présente  à  Mme  d'Epinay 
timidement,  pour  lui  inspirer  confiance  et  sym- 
pathie. Puis  en  un  jour  de  tristesse  elle  commence 
la  cure.  —  C'est  l'ennui  du  cœur  que  je  soupçonne 
en  vous,  dit-elle,  et  non  celui  de  l'esprit.  Oui, 
votre  cœur  est  isolé  ;  il  ne  tient  plus  à  rien  ;  vous 
n'aimez  plus  votre  mari,  et  vous  ne  sauriez 
l'aimer.  Votre  haine  n'est  autre  chose  que  l'amour 
humilié  et  révolté  :  vous  ne  guérirez  de  cette 
funeste  maladie  qu'en  aimant  quelque  autre  objet 
plus  digne  de  vous...  Ne  protestez  pas,  vous  en 
aimerez  d'autres,  et  vous  ferez  bien  ;  trouvez-en 
seulement  d'assez  aimables  pour  vous  plaire... 
Vous  avez  la  simplicité  de  croire  que  pas  un 
homme  autre  que  votre  mari  ne  paraît  mériter 
d'être  distingué  ;  mais  vous  n'avez  jamais  connu 
que  de  vieux  radoteurs  ou  des  fats...  Ce  qu'il  vous 
faut,  c'est  un  homme  de  trente  ans,  raisonnable, 
un  homme  en  état  de  vous  conseiller,  de  vous 
conduire,  et  qui  prenne  assez  de  tendresse  pour 
vous  pour  n'être  occupé  qu'à  vous  rendre  heu- 
reuse... Eh  quoi,  vous  voudriez  que  cet  homme, 
s'il  existe,  se  sacrifie  pour  vous  et  se  contente 
d'être  votre  ami.  Mais  je  prétends  bien  qu'il  sera 
votre  amant...    Ne  vous  scandalisez  pas.   Je  ne 


vous  propose  pas  d'afficher  un  amant,  ni  de  l'avoir 
toujours  à  votre  suite  ;  il  faut  au  contraire  qu'il 
soit  l'homme  du  monde  qui  paraisse  le  moins  en 
public  avec  vous.  Je  ne  veux  point  de  rendez- 
vous,  point  de  confidences,  point  de  lettres,  point 
de  billets  ;  en  un  mot  rien  de  toutes  ces  fadaises 
qui  ne  causent  qu'une  légère  satisfaction,  et  qui 
exposent  à  mille  chagrins...  Ne  vous  préoccupez 
pas  outre  mesure  de  ce  qu'on  pourra  dire  dans  le 
monde.  Ce  n'est  que  l'inconstance  d'une  femme 
dans  ses  goûts,  ou  un  mauvais  choix,  ou,  comme 
je  vous  l'ai  déjà  dit,  l'affiche  qu'elle  en  fait  qui 
peut  flétrir  sa  réputation  ;  l'essentiel  est  dans  le 
choix  ;  on  en  parlera  pendant  huit  jours,  peut-être 
n'en  parlera-t-on  point,  et  puis  l'on  ne  pensera 
plus  à  vous,  si  ce  n'est  pour  vous  applaudir... 
Ainsi  moi-même  j'ai  étouffé  tous  mes  scrupules 
en  faveur  de  M.  de  Valory.  Quatre  fois  la  semaine 
il  passe  sa  journée  chez  moi  ;  le  reste  du  temps 
nous  nous  contentons  réciproquement  d'apprendre 
de  nos  nouvelles,  à  moins  que  le  hasard  ne  nous 
fasse  rencontrer.  Nous  vivons  heureux,  contents  ; 
peut-être  ne  le  serions-nous  pas  tant  si  nous  étions 
mariés...  Je  vous  promets  qu'avant  peu  vous 
trouverez  ma  morale  toute  simple,  et  vous  êtes 
faite  pour  la  goûter... 

Comme    par    un    hasard     providentiel,    dont 
MUe  d'Ette  devait  avoir  le  secret,  M.  de  Francueil 


ne  tardait  pas  à  se  trouver  là  pour  faire  sa  cour... 
—  Et  quelques  mois  plus  tard,  Mme  d'Epinay  était 
contrainte  d'avouer  à  son  excellent  professeur  de 
morale  qu'elle  avait  cédé  à  l'amour  de  Fran- 
cueil  *. 

Cette  femme  du  dix-huitième  siècle,  que  Walpole 
appelle  «  une  débauchée  d'esprit  »,  elle  essaie  de 
tout  pour  se  réveiller,  pour  se  donner  une  se- 
cousse, pour  se  sentir  perpétuellement  vivre.  Sa 
grâce  impondérable,  son  esprit  pétillant,  sou 
ivresse  tourbillonnante,  tout  son  génie  de  dissipa- 
tion a  été  caractérisé  d'un  mot  heureux  par  un 
satiriste  contemporain  :  lepapillotage. 

«  Le  papillotage  donne  cette  sémillante  légè- 
reté si  propre  à  faire  briller  les  esprits  et  à  orner 
la  société,  qui  répand  ces  gentillesses  dont  notre 
siècle  tire  avec  raison  son  mérite  et  sa  gloire,  qui 
chamarre  les  hommes  de  grâces  et  les  femmes 
d'agréments,  et  qui  ne  connaît  d'étude  que  celle 
des  modes  et  des  plaisirs. 

«  C'est  le  raffinement  de  l'élégance  et  de  la  vo- 
lupté, la  quintessence  de  l'aimable  et  du  joli, 
l'embellissement  des  fêtes  et  des  amours...  Ce 
n'est  que  depuis  l'époque  du  papillotage  qu'on 
parle,  qu'on  écrit,  qu'on  pense,  qu'on  aime  artis- 


1  Mémoires  et  correspondance  de  Mme  d'Epinay,  Paris,  1818, 
t.  I,  p.  123  sqq. 


-  6  - 

tement...  qu'on  a  peine  à  distinguer  l'individu 
mâle  de  l'individu  femelle  *.  » 

Sous  l'influence  du  papillotage,  les  sentiments 
varient  comme  les  modes.  A  Paris,  on  fait  un 
ami  tous  les  mois,  et  tous  les  huit  jours  une  mai- 
tresse. 

Les  femmes  parlent  tout  le  jour  sans  rien  dire, 
c'est  ce  qu'on  appelle  avoir  beaucoup  d'esprit. 
Elles  font  des  parties  de  s'évanouir,  comme  on 
fait  une  partie  de  réversi. . .  C'est  une  rotation 
continuelle,  un  flux  et  reflux  perpétuel  que  celui 
des  modes.  La  légèreté  des  esprits  se  lit  sur  tous 
les  meubles  et  sur  tous  les  ajustements  II  y  a  des 
hommes  et  des  femmes  qui  n'ont  pas  d'autre  état 
que  celui  d'imaginer  des  moyens  de  raffiner  le 
goût  et  la  volupté. 

«  Enfin,  dit  une  voyageuse  italienne  de  passage 
à  Paris,  tout  est  ici  rien,  et  il  n'est  question  que 
de  rien  ;  on  se  pare  avec  un  rien,  on  s'occupe  d'un 
rien,  on  se  fâche  pour  un  rien,  on  se  raccommode 
pour  un  rien,  on  fait  de  grandes  dépenses  quoi- 
qu'on n'ait  souvent  rien,  on  épouse  volontiers  une 
femme  de  rien,  les  beaux  esprits  réduisent  leur 
àme  et  leur  religion  à  rien,  et  depuis  que  je  suis 
francisée,  je  vous  entretiens  de  rien.  » 

D'autre  part,  «  tous  les  jeunes  gens  prennent  un 

1  Le  Papillotage,  ouvrage  comique  et  moral.  Rotterdam, 
1769,  p.  2. 


ton  décisif  et  tapageur;  et  la  plupart  des  femmes 
afficheut  la  coquetterie  comme  on  affiche  une 
enseigne.  On  ne  parle  plus  que  par  équivoques, 
l'adultère  passe  pourboune  fortune,  et  l'on  rougit 
d'avoir  de  la  pudeur.  Les  maris  ne  connaissent 
presque  pas  leurs  femmes,  et  ils  font  deux  ménages 
et  deux  maisons  dans  un  même  hôtel.  Les  valets 
de  chambre  et  les  laquais  deviennent  familiers 
jusqu'à  l'indécence  et  on  les  voit  jouer  les  sei- 
gneurs. Ils  sont  les  confidents  et  les  trésoriers  de 
leurs  maîtres,  et  de  là  sont  nés  les  farauds,  les 
lurons  et  autres  de  cette  espèce1.  » 

La  pudeur,  nous  savons  combien  la  femme  du 
dix-huitième  siècle  en  fait  bon  marché  :  elle 
s'amuse,  tout  au  long  du  siècle,  aux  charades, 
logogriphes,  égrillards  et  grivois  qu'on  lui  pro- 
pose en  plein  salon  :  -  elle  écoute  quelque  Vicomte 
de  Valmont  distiller,  avec  des  gestes  polissons, 
tous  les  sous-entendus  de  l'énigme  à  la  mode. 

ENIGME 

De  ma  grandeur,  je  crois,  votre  main  la  mesure, 
Et  ma  grosseur,  Iris,  la  remplit  aisément  : 
Sachez  du  moins  quel  est  mon  sort  et  ma  figure 
Si  vous  n'osez  risquer  l'attouchement. 

1  Le  Papillotage  :  Lettre  de  la  comtesse  Calorini  à  sa  sœur, 
pp.  120  à  130. 

2  Voir  La  galanterie  parisienne  au  XVIIIe  siècle  (Daragon 
éditeur),  chap.  VII,  p.  165  sqq. 


8 


Sans  le  col  à  mon  corps  une  tète  attachée 
Quoiqu'aveugle,  toujours  lui  trace  le  chemin, 
Et  par  Priape  au  travail  condamnée, 
Se  roidit,  force  et  perce  le  terrain. 

Je  chéris  ce  travail,  il  a  droit  de  me  plaire, 
Mais  une  enflure  qu'il  produit 
Découvre  toujours  le  mystère, 
Et  mon  ouvrage  me  trahit. 

Le  mot  de  lénigme  est  la  taupe.  ' 

Volontiers  elle  figurerait  dans  un  tableau  vivant, 
si  sa  beauté  physique  était  contestée,  car  elle  en  a 
le  culte  : 

«  La  marquise  de  S*"  rencontra  chez  la  com- 
tesse de  Polignac  un  peintre  nommé  Moreau,  qui 
y  faisait  un  portrait.  On  parla  des  beautés  d'une 
femme.  On  avait  ses  raisons  Les  compliments 
d'un  artiste  qui  a  quelque  renommée  sont  bons  à 
citer  dans  l'occasion.  Moreau  s'avisa  de  dire  que 
jamais  il  n'avait  vu  gorge  plus  belle  que  celle  de 
la  marquise  d'Ebbé.  Le  lendemain  la  marquise 
de  S"\  qui  jusque-là  n'avait  pas  craint  de  rivales 
pour  ce  genre  de  beauté,  se  rend  chez  le  peintre. 
En  Aspasie  moderne,  elle  ferme  les  verrous  de  son 
cabinet  :  «  Monsieur,  en  avez-vous  vu  une  plus 
belle  ?  »  En  même  temps  elle  met  le  bon  Moreau 
à  portée  déjuger.  Les  pièces  du  procès  bien  exa- 
minées, il  eut  le  courage  de  persévérer  dans  son 

1  Correspondance  secrète,  12  juillet  1777. 


—  9  — 

assertion.  Au  moins,  reprend  Madame  de  S***  très 
piquée,  il  est  d'autres  rondeurs,  par  lesquelles  on 
l'emporte  sur  votre  d'Ebbé....  Parlez....  l'a-t-elle 
plus  beau?  plus  pommé?  (C'est  le  terme  d'art). 
Ce  nouvel  examen  tourna  à  la  gloire  de  la  belle 
Marquise,  mais  on  dit  que  Moreau  n'en  put  acqué- 
rir aucune,  telles  friandes  que  fussent  les  épices 
de  ce  procès.  »  ' 

Pas  un  instant  d'ailleurs  elle  ne  perd  la  cons- 
cience de  ses  actes  :  elle  s'est  fait  une  morale  qui 
n'est  pas  celle  des  petites  gens. 

La  marquise  de  Palmarèze,  l'héroïne  si  merveil- 
leusement «  fourragée  »  de  la  Petite  Maison,  pro- 
nonce le  mot  topique,  celui  qui  explique  la  chute 
de  la  grande  dame  du  dix-huitième  siècle  dans  la 
luxure  la  plus  éhontée.  Elle  conte  à  sa  jeune  et 
séduisante  demoiselle  de  compagnie  Lesbosie,  que 
c'est  par  ses  soins  et  grâce  à  ses  leçons  que  son 
gentil  page  Victor  s'est  doucement  emparé  de  la 
virginité,  pas  trop  rebelle,  de  la  jeune  fille  à  la- 
quelle d'ailleurs  il  apportait  loyalement  la  sienne. 
La  marquise  a  voulu  assister,  sans  être  vue,  à  la 
scène  du...  troc  de  pucelage;    elle  y  a  pris  un 

grand  plaisir.  «  Pour  une  grande  dame,  ajouté- 
es 
t-elle,  je  ne  jouais  pas  là  un  fort  joli  rôle  ;  mais  je 

n'ai  à  rendre  compte  de  ma  conduite  à  personne. 
1  Correspondance  secrète,  4  juillet  1780. 


—  10  — 

Tout  ce  qui  peut  ajouter  à  mes  plaisirs  est  digne 
de  moi  et  s'ennoblit  à  mes  veux.  »  ' 

Si  elle  daigne  accepter  les  hommages  d'un  de 
ses  poursuivants,  elle  n'en  garde  pas  moins  toute 
la  possession  d'elle-même  :  elle  ne  se  donne  pas, 
elle  se  prête  pour  un  instant  de  volupté  ou  se  vend 
pour  une  situation  mondaine. 

«  La  comtesse  de  Marville  disait  ce  matin  à  un 
conseiller  au  Parlement  :  Est-ce  que  je  vous  ai 
donné  des  espérances?  Il  n'avait  encore  couché 
qu'une  fois  avec  elle.  »  - 

Dans  cette  existence,  où  la  femme  court,  les 
yeux  brillants,  de  plaisirs  en  fêtes,  de  dîners  en 
soupers  ou  en  bals,  que  de  salons  peuvent  être 
considérés  comme  de  véritables  sociétés  d'amour, 
où  les  appareilleuses  ne  manquent  pas  !  Le  Gazetier 
cuirassé  l'exprime  d'une  façon  un  peu  brutale, 
comme  il  appartient  à  un  libelliste  à  l'abri  der- 
rière une  cuirasse  d'anonymat. 

«  Les  quatre  maisons  de  Paris  les  plus  honnêtes 
après  celles  de  M,ues  Gourd...  et  Briss...,  sont  celles 
de  Mm,sla  princesse d'Anh. ..,1a  comtesse  d'Auxo.... 
de  Mme  de  la  Forn.. .  et  de  Mmo  de  Roche.. .  ch. . . 
trem...  tous  les  étrangers  y  sont  reçus  à  bras 
ouverts  :  On  dit  que  Mme  la  comtesse  de  Nancr..., 

1  L'Esprit  des  mœurs  au  XVIIIe  siècle  ou  la  Petite  Maison. 
a  I,  se.  6  (B.  X.  Enfer  382). 
-  P.  Manuel.  La  Police  de  Paris  dévoilée,  t.  2,  p.  172. 


- 11  - 

Mwe  de  Buff. ..  et  les  dames  Hardwi  ajoutent  à  cet 
accueil  obligeant  des  soupers,  couchers,  très  con- 
solants pour  les  malheureux.  »  l 

Au  début  du  siècle  deux  de  ces  salons  auraient 
pu  vraisemblablement  arborer  une  enseigne,  une 
grosse  enseigne  ;  ceux  de  la  marquise  d'Alluye  et 
de  Mme  Fontaine-Martel. 

La  marquise  d'Alluye,  amie  intime  de  la  com- 
tesse de  Soissons  et  des  duchesses  de  Bouillon  et 
de  Mazarin,  passa  sa  vie  dans  les  intrigues  de 
galanterie,  et  quand  son  âge  l'en  exclut  pour  elle- 
même,  dans  celles  d'autrui.  C'était  une  femme  qui 
n'était  point  méchante,  qui  n'avait  d'intrigues  que 
de  galanterie,  mais  qui  les  aimait  tant  que,  jus- 
qu'à sa  mort,  elle  était  le  rendez-vous  et  la  confi- 
dence des  galanteries  de  Paris,  dont  tous  les 
matins  les  intéressés  lui  rendaient  compte. 

Les  matins,  la  bonne  compagnie  allait  à  midi 
déjeuner  chez  elle  ;  par  bonne  compagnie,  d'Ar- 
genson  entend  les  gens  gais,  les  gens  qui  avaient 
des  affaires,  des  amants,  des  ménages.  On  y  man- 
geait beaucoup  de  boudins,  saucisses,  pâtés  de 
godiveau,  marrons. 

Ainsi  la  marquise  d'Alluye  â  vécu,  grasse  et 
fraîche,  sans  nulle  infirmité,  jusqu'à  plus  de  quatre- 
vingts  ans,  après  une  vie  sans  souci,  sans  con- 

1  Le  Gazetier  cuirassé,  1777,  p.  61. 


_  12  — 

trainte  et  uniquement  de  plaisir.  D'estime,  elle  ne 
s'en  était  jamais  mise  en  peine,  sinon  d'être  sûre 
et  secrète  au  dernier  point.  Avec  cela  tout  le 
monde  l'aimait.  4 

Tout  le  monde  l'aimait,  certes,  mais  on  la  chan- 
sonnait  crûment  : 

Nymphe  surannée, 

Vos  roses,  vos  lys 
Renfoncent 

Les  plus  rudes  v... 
Alluy,  soyez  chaste, 

Vous  avez  assez  f...  u, 
Lanturlu,  Lanturlu2 

La  d'Alluye  entretenait  un  pauvre  Mérinville, 

vieux    mousquetaire  ;   elle  lui   fournissait  de   la 

soupe  et  lui  payait  le  fiacre  pour  arriver,  de  peur 

que  ses  souliers  ne  crottassent  le  sofa,  mais  il  s'en 

retournait  à  pied. 3  Et  Maurepas  de  chansonner  : 

Mais  qui  a  un  vilain  pertuis, 
C'est  la  d'Alluye 
C'est  la  d'Alluye 
Et  cependant  pour  un  écu 
La  Mérinville 
Met  son  aiguille 
Dedans  son  c...  4 

1  Mémoires  du  duc  de  Saint-Simon  :  édition  Hachette, 
t.  XVII,  p.  71  Cannée  1720);  —  Journal  et  Mémoires  du  Mar- 
quis d'Argenson  (1733),  t.  I,  p.  147. 

2  Recueil  dit  de  Maurepas  :  Leyde  1865,  t.  II,  p.  176. 

3  Journal  et  Mémoires  du  Marquis  d'Argenson  (1733),  t.  I, 
p.  147. 

4  Recueil  dit  de  Maurepas,  t.  III,  p.  194. 


—  13  — 

Quant  à  l'appareilleuse,  elle  avait  son  compte 
en  ce  couplet  leste: 

Quand  on  voit  à  la  comédie 
D'Alluy  par  d'Entragues  suivie, 
Tout  le  monde  au  b...l  se  croit. 
O  la  plaisante  macpuerelle  ! 
Que  d'argent  elle  gagnerait, 
Si  la  p....n  était  plus  belle.  • 

Mme  de  Fontaine-Martel  était  de  la  Cour  du 
Palais-Royal  ;  elle  était  riche  mais  avare,  quoi- 
qu'elle ne  laissât  pas  de  dépenser  en  victuailles. 
«  Elle  a  des  sorties  qu'elle  fait  quelquefois  qui 
dégoûtent  d'elle,  quoiqu'on  s'en  moque. 

Elle  se  pique  de  ne  pas  recevoir  chez  elle  des  fem- 
mes et  desamants  qui  aient  des  affaires;  mais  je  crois 
qu'on  y  fait  pis  ;  car  les  affaires  s'y  commencent. 
La  Fontaine-Martel  a  entretenu  un  grand  nombre 
d'hommes  avec  une  économie  bien  raisonnée;  mais 
depuis  quelques  années  elle  a  la  conscience  de  ne 
plus  prétendre  qu'on  la  serve  pleinement,  à  cause 
de  son  érésipèle,  et  elle  se  contente  de  procurer  du 
plaisir  à  son  imagination.  »  2 

Partout  ailleurs,  il  y  a  plus  de  réserve,  du 
moins  dans  la  façade.  L'histoire  des  salons  au 
dix-huitième  siècle  a  été  tant  de  fois  faite  que 

1  Recueil  dit  de  Maurepas,  t.  II,  p.  124. 

2  Journal  et  Mémoires  du  Marquis  d'Argenson  (1733),  t.  I, 
p.  148. 


—  14  — 

nous  ne  tenterons  même  pas  de  l'analyser.  Au 
reste,  elle  ne  tient  à  notre  sujet  que  par  certaines 
particularités  dont  nous  relaterons  les  plus  curieu- 
ses, les  plus  typiques. 

Dans  la  première  moitié  du  siècle,  les  soupers 
de  M"*  Chauvelin  étaient  célèbres  pour  la  liberté 
des  allures,  le  sans-gêne  des  conversations. 

«Eu  1733,  à  un  souper  chez  Mme  de  Chauvelin, 
on  observe  que  les  sept  péchés  mortels  étaient  ?ept 
grâces  ou  sept  bonnes  qualités,  et  qu'il  n'y  avait 
que  des  théologiens  qui  pussent  damner  les 
chrétiens  qui  avaient  de  tels  caractères  :  aussitôt 
on  chercha  quelle  femme  avait,  plus  que  les  autres 
dames  invitées,  la  luxure  en  partage.  On  chercha 
dans  une  autre  quelle  qualité  elle  avait  la  plus 
proche  de  l'orgueil;  il  y  avait  sept  femmes  invitées, 
et  c'est  ainsi  qu'on  les  versifia  les  unes  après  les 
autres. 

L'ORGUEIL 

.Vm:  la  Vidame  de  Montfleury. 

L'orgueil  vous  doit  un  changement  bien  doux  ; 

Jadis  il  passait  pour  un  vice; 
Depuis   qu'il  a  le  bonheur  d'être  à  vous, 

On  le  prendrait  pour  la  justice. 


—  15  - 

L'AVARICE 

Afme  la  Marquise  de  Surgères. 

Quoique  votre  péché  paraisse  un  peu  bizarre, 
Si  vous  vouliez,  il  deviendrait  le  mien  ; 
Iris,  si  vous  étiez  mon  bien, 
Je  sens  que  j'en  serais  avare. 

LA  LUXURE 

Mme  de  Monboissier. 

Dût-il  vous  en  coûter  quelque  peu  d'innocence, 
Un  si  joli  péché  doit  peu  vous  alarmer  ; 
Vous  savez  trop  le  faire  aimer 

Pour  ne  lui  pas  devoir  de  la  reconnaisance. 

L'ENVIE 

Mme  la  Duchesse  d'Aiguillon. 

Peut-être  je  suis  indulgent, 
Mais  à  votre  péché,  Thémire,  je  fais  grâce  ; 
Ne  faut-il  pas  que  je  vous  passe 
Ce  que  j'éprouve  en  vous  voyant? 

LA  GOURMANDISE 

Mme  la  Marquise  de  Chauvelin. 

En  songeant  à  votre  péché, 
En  vous  voyant  les  traits  d'un  ange, 
En  vérité  je  suis  fâché 
De  n'être  pas  quelque  chose  qu'on  mange. 


—  16  — 

LA  COLÈRE 

Mme  de  Courteille. 

Sans  vous  défendre  la  colère, 

Je  vous  y  ferai  renoncer; 
11  ne  vous  sera  plus  permis  de  l'exercer 
Que  contre  ceux  à  qui  vous  n'aurez  pas  su  plaire. 

LA  PARESSE 

Mme  Pinceau  de  Lucè. 

A  ce  péché  vous  semblez  vous  livrer. 
Quand  on  est  si  sûre  de  plaire, 
On  fait  bien  de  se  reposer  : 
Il  ne  reste  plus  rien  à  faire1. 

Chez  Mmo  de  Forcalquier,  la  Bellissima,  que  les 
contemporains  désignaient  comme  une  «honnête 
bête  obscure  et  entortillée  »,  se  réunissait  à  table 
la  société  du  Cabinet  vert,  où  Gresset  puisa  les 
matériaux  de  sa  comédie  du  Méchant. 

La  marquise  de  Livry  étourdissait  ses  invités 
par  la  vivacité  de  ses  réparties  et  son  mépris  du 
qu'en  dira-t-on.  «C'était  une  bonne  originale,  si 
vive  et  si  naturelle  qu'elle  oubliait  continuellement 
tous  les  usages  du  monde.  Un  soir  chez  elle,  elle 
eut  une  dispute  avec  le  marquis  d'Hautefeuille, 
qui  était  à  l'autre  bout  de  la  chambre.  Elle  s'anima 

1  Mémoires  du  Comte  de  Maurepas,  Paris  1792,  t.  III, 
p.  275-277. 


—  17  — 

par  degrés  et  à  un  tel  point  que,  tout  à  coup,  elle 
tira  de  son  pied  une  de  ses  petites  mules  et  la  lui 
jeta  à  la  tête  l.y> 

La  duchesse  d'Anville  ne  se  passionnait,  elle, 
que  pour  la  Loterie;  elle  allait  jusqu'aux  Petites- 
Maisons  prier  un  fou  lucide  de  lui  indiquer  un 
terne  -. 

Mme  la  duchesse  de  Mazarin  (d'Aumont  en  son 
nom),  et  fille  du  Duc,  est  une  assez  belle  femme  de 
la  cour,  fort  renommée  par  son  goût  pour  le 
plaisir  et  pour  les  galanteries.  Il  y  a  environ 
quatorze  à  quinze  ans  qu'on  lui  donnait  publique- 
ment pour  amant,  à  la  cour  et  à  la  ville,  M.  de 
Montazet,  archevêque  de  Lyon,  dont  on  prétendit 
qu'elle  était  devenue  grosse  alors.  Depuis,  entre 
ses  divers  esclaves,  on  a  compté  le  sieur  Radix  de 
Sainte-Fcix,  ancien  trésorier  général  de  la  marine, 
financier  très  célèbre  par  son  luxe  insolent  et  par 
ses  bonnes  fortunes  qu'il  achète  très  cher.  Il  est 
encore  le  tenant,  et  fait  aller  les  affaires  de  cette 
dame  qui  ne  sont  pas  en  bon  état.  Un  plaisant  a 
profité  de  l'occasion  du  mariage  projeté  de 
MUe  Mazarin  avec  le  comte  d'Agenois,  fils  du  duc 
d'Aiguillon,  pour  faire  imprimer  et  courir  le  billet 

1  Mémoires  de  madame  la  Comtesse  de  Genlis,  Paris  1825, 
t.  I.  p.  373. 

2  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République 
des  Lettres,  25  janvier  1777. 

2 


—  18  — 

suivant  :  «  Monsieur  l'Archevêque  de  Lyon  et 
monsieur  Radix  de  Saiute-Foix  sont  venus  pour 
vous  faire  part  du  mariage  de  mademoiselle 
d'Aumont,  leur  fille  et  belle-fille,  avec  monsieur 
le  duc  d'Aiguillon,  le  fils,  fi,  fi,  fi,  fi,  etc.  '  » 

La  bonne  société  se  pressait  aussi  dans  les 
salons  de  Mme  de  Lambert,  dont  le  président 
Hénault  disait  :  «Elle  se  plaît  à  recevoir  les  per- 
sonnes qui  se  conviennent,  son  ton  ne  changeait 
pas  pour  cela,  et  elle  prêchait  la  belle  galanterie  à 
des  personnes  qui  allaient  un  peu  au  delà.»  Voilà 
un  trait  finement  indiqué,  et  qui  peut  convenir  à 
beaucoup  de  salons  du  dix-huitième  siècle2. 

Mme  d'Amblimont,  cousine  de  Mme  de  Pompadour, 
était  appelée  familièrement  «mon  torchon»,  ce 
qui  peut  donner  une  idée  du  ton  de  son  salon  : 
elle  donnait  à  l'Arsenal  des  fêtes  à  l'occasion 
desquelles  on  laissait  assez  aisément  l'étiquette  à 
la  porte.  Une  anecdote  contée  par  Bachaumont  le 
prouve  suffisamment  : 

On  rit  beaucoup  à  la  cour  d'une  plaisanterie  que 
s'est  permise  M.  le  duc  de  Choiseul  envers 
M.  l'Evêque  d'Orléans,  à  un  spectacle  particulier 
que  donnait  chez  elle  Mme  la  comtesse  d'Amble- 
mont.  Outre  ce  ministre  et  autres  seigneurs  de  la 

1  Mémoires  secrets,  6  mars  1773. 

a  Journal  et  Mémoires  du  marquis  d'Argenson  (note) 
t.  I.  p.  148. 


—  19  — 

plus  grande  distinction,  il  y  avait  plusieurs 
prélats.  Avant  la  comédie,  M.  le  duc  de  Choiseul 
avait  prévenu  quelques  actrices.  Deux  s'étaient 
pourvues  d'habits  d'abbés  ;  elles  se  présentèrent 
dans  cet  accoutrement  à  M.  de  Jarente.  Ce  prélat 
n'aime  pas  en  général  à  rencontrer  de  ces  espèces 
sur  son  chemin,  parce  qu'il  se  doute  bien  que  ce 
sont  autant  d'imporlunités  à  essuyer.  Ceux-ci 
pourtant,  par  leur  figure  intéressante,  attirèrent 
son  attention  :  ils  lui  adressèrent  leur  petit  compli- 
ment, se  donnèrent  pour  de  jeunes  candidats  qui 
voulaient  se  consacrer  au  service  des  autels,  se 
prévalurent  de  la  protection  et  même  de  la  parenté 
de  M.  le  duc  de  Choiseul,  qui  n'était  pas  loin,  et 
vint  appuyer  leurs  hommages  et  leurs  demandes. 
Le  cœur  de  l'évêque  d'Orléans  s'attendrit,  par 
sympathie  sans  doute;  il  promit  des  merveilles, 
et,  par  une  faveur  insigne,  ne  put  se  refuser  à 
donner  l'accolade  à  ces  deux  aimables  ecclésiasti- 
ques.... 

Quelle  surprise  pour  le  prélat,  lorsque  pendant 
le  spectacle,  il  entrevit  sur  le  théâtre  des  figures 
qui  ressemblaient  beaucoup  à  celles  qu'il  avait 
embrassées!  Son  embarras  s'accrut  par  une  petite 
parade,  où  il  fut  obligé  de  se  reconnaître.  On  y  pei- 
gnait adroitement  son  aventure .  Enfin,  des  couplets 
charmants  le  mirent  absolument  au  fait.  Il  se  prêta 
de  la  meilleure  grâce  à  la  raillerie.  Les  abbés, 


—  20  — 

redevenus  de  jeunes  filles  très  jolies  et  très  aima- 
bles, se  reproduisirent  avec  toutes  sortes  de  grâces 
et  de  minauderies  ;  on  lui  rendit  les  baisers  qu'il 
avait  donnés  *. 

Une  femme  des  plus  répandues,  et  dont  les 
défauts  eux-mêmes  avaient  des  grâces,  la  princesse 
de  Bouillon,  donnait  dans  un  hôtel  du  quai 
Malaquais  des  soupers  de  femmes  qui  faisaient 
bien  jaser.  Le  marquis  de  Pellepore  (Anne  Gédéon 
La  Fitte),  satiriste  très  mordant  et  très  fin,  proba- 
blement collaborateur  de  Thévenot  de  Morande 
dans  l'Espion  anglais  et  co-auteur  du  Portefeuille 
de  madame  Gourdan,  paraît  avoir  été  amoureux  de 
la  princesse  ;  mais  furieux  de  voir  son  amour 
dédaigné  en  faveur  du  marquis  de  Castries, 
l'amant  attitré,  il  se  vengea  en  faisant  de  ce  dernier 
le  héros  bouffon  et  licencieux  d'aventures  qu'il 
conte  sous  le  voile  le  plus  transparent 2. 

La  princesse  de  Bouillon  était  de  la  maison  de 
Rothenbourg.  Sa  mère  «qu'une  petite  pointe  de 
vin  n'étourdissait  jamais»  s'en  donnait  à  cœur- 
joie  de  toutes  les  manières  : 

Nul  n'a  jamais  violé  celle-ci, 
Même  à  Tarquin  elle  eût  dit  grand  merci. 

Son  mari  n'avait  pas  de  penchant  pour  le  devoir 

1  Mémoires  secrets,  22  février  1782. 

■  Bulletin  du  Bibliophile,  Paris  1861,  p.  230. 


—  21  - 

conjugal.  Il  avait  des  mignons  qui  se  prêtaient 
quand  il  naissait  quelque  besoin  physique. 

Quant  aux  amants  de  la  princesse  de  Bouillon, 
ce  ne  serait  pas  tâche  facile  que  d'en  faire  rénu- 
mération. Du  prince  de  Guéménée  au  duc  de 
Chartres,  toute  une  théorie  s'allonge  :  à  chacun 
d'eux,  la  princesse  demandait  un  attelage,  ou  un 
diamant,  ou  elle  faisait  payer  des  dettes.  ..jusqu'au 
jour  où  le  chevalier  tenant  se  fatiguait  de  la 
taxe. 

On  dit  que  dans  les  commencements  de  son 
mariage,  la  duchesse  de  Bouillon,  Mme  Marie-Eve 
de  Rothenbourg  et  une  suivante  affidée  de  la 
Landgrave  venaient  dans  l'appartement  des  nou- 
veaux   époux  ;    puis    les   deux   mères  avec  leur 

adjuvante Pour  donner  la  description  exacte, 

il  faudrait  avoir  assisté. 

La  princesse  affiche  dans  le  monde  le  raffine- 
ment de  la  pruderie  ;  il  faut  que  vous  la  preniez 
pour  une  vestale.  Mais  lorsqu'elle  est  avec  sa 
société,  elle  se  desserre.  Elle  donne  en  effet  sou- 
vent à  souper  à  trois  ou  quatre  bonnes  amies,  la 
duchesse  de  Lauzun,  la  princesse  d'Hénin  — 
«  tribade  et  catin  »  disent  les  Noëls  —  Mme  de  La 
Trémouille,  la  marquise  de  la  Jamaïque.  Il  survient 
bientôt  des  amis  ;  des  propos  charmants  égayent 
le  repas,  et  à  l'envi  les  propos  se  réalisent. 

Le  chevalier  de  Coigny  est  leur  chevalier  ser- 


—  22  - 

vant,  quelque  chose  comme  un  procurateur  :  il 
est  continuellement  à  l'affût  de  quelque  proie 
grasse.  Mm:  de  Bouillon  lui  a  l'obligation  de  parti- 
ciper à  la  gloire  de  nos  opérations  navales,  comme 
couchant  avec  M.  de  Castries. 

Aux  petits  soupers  assiste  aussi  le  chevalier  de 
Jerdinchem,  qu'on  appelle  le  chevalier  Jarnidié, 
l'étalon  en  titre  de  M :fe  de  Bouillon,  grand  para- 
site, servant  un  peu  à  la  police,  un  peu  à  tout.  Il 
montre  à  tout  venant  un  billet  de  la  princesse  «  qui 
l'attend  dans  une  demi-heure  ».  Cette  petite  femme, 
avoue-t-il,  est  d'une  folie  qui  l'amuse.  La  prose, 
dans  sa  concision,  est  heureuse. 

Cinq  heures  du  matin.  —  «  Mon  roi,  je  n'en  puis 
plus.  Ce  monstre  de  Castries  a  été  toute  la  nuit 
comme  un  enragé  :  mais  ton  régiment  va  son 
train.  Ségur  fera  tout  ce  qu'il  voudra  ;  j'ai  parlé  en 
conséquence.  Mon  Jarnidié,  viens  vers  le  midi  me 
purifier.  Nous  déjeunerons  avec  du  beurre  de 
l'enfant  Jésus.  » 

Dans  les  petits  appartements,  pour  récréer  la 
princesse  et  M.  de  Castries,  un  moine  théatin  et  la 
confidente  dansent  in  naturalibus  des  bourrées. 
L'Excellence  baptise  cette  drôlerie  la  Danse  de 
VOurs,  parce  que  père  Fortuné,  dans  cet  équipage, 
exhibe  de  toutes  parts  une  surface  hérissée.  L'Ours 
termine  la  danse  en  besognant  vigoureusement 
sur  le  parquet  la  confidente  ;  ou  bien  au  comman- 


—  23  — 

dément  il  court  sus  à  Monseigneur  et  lui  donne 
l'accolade. 

La  Princesse,  qui  est  franche  du  collier,  permet 
que  l'Excellence  folâtre  avec  le  revers  de  la  mé- 
daille. M.  Jarnidié  vient  purifier.  Car  M.  de 
Castries  tient  de  sa  femme  des  goûts  bizarres.  Très 
ladre,  pour  empêcher  son  illustre  époux  de  s'aban- 
donner à  des  dépenses  superflues  en  portant  ail- 
leurs son  hommage,  lorsqu'il  n'avait  pas  de  dévo- 
tion pour  la  chapelle  ordinaire,  la  marquise  le 
stylait  à  visiter  l'annexe. 

Ce  carême,  une  mésaventure  désastreuse  a  trou- 
blé les  expéditions  de  la  société.  Une  chau...ve- 
souris  s'est  déclarée  universellement.  Esculape  a 
dû  purifier  M.  Jerdinchem,  la  Princesse,  M.  de 
Castries,  le  Mentor  (Coigny),  Mme  d'Hénin.  Seul  le 
moine  a  été  préservé  miraculeusement.  Jarnidié 
allègue  que  Mme  de  Bouillon  a  attiré  aux  petits 
soupers  un  de  nos  preneurs  de  Gibraltar,  le  prince 
de  Nassau.  Mais  le  ministre  a  confessé  que  durant 
les  jours  gras  il  n'a  pu  résister  à  une  excursion 
chez  la  Brisson  (la  Brissault,  célèbre  matrone1). 

Ce  n'est  là  qu'un  pamphlet  certes,  un  pamphlet 
d'amant  malheureux  ;  mais  que  de  lumière  il  jette 
sur  ces  sociétés  d'amour  en  raccourci,  comme  il 

1  Les  petits  soupers  et  les  nuits  de  l'hôtel  Bouillon.  — 
Lettre  de  Milord  comte  de  *****  à  Milord  **"*.  —  A  Bouillon, 
1783. 


—  24  — 

éclaire  l'âme  de  ces  grandes  dames  qui  voulaient 
du  nouveau,  toujours  du  nouveau  ! 

Chez  la  comtesse  de  Boufflers,  V Idole  du  Temple, 
paradoxale,  capricieuse,  imprévue,  on  jouait  le 
jeu  des  bateaux.  Vous  supposant  prêt  à  périr  avec 
les  deux  personnes  que  vous  aimiez  ou  deviez 
aimer  le  mieux,  sans  pouvoir  en  sauver  plus 
d'une,  on  avait  l'indiscrétion  de  vous  demander 
quel  choix  vous  feriez.  On  posait  un  soir  la  ques- 
tion à  la  comtesse  Amélie  de  Boufflers,  belle-fille 
de  l'Idole  ;  le  bateau  contenait  sa  belle-mère  et  sa 
mère  :  «Je  sauverais  ma  mère,  répondait  la  jeune 
évaporée,  et  je  me  noierais  avec  ma  belle-mère J.  » 

Pour  répondre  aux  soupers  d'hommes  en  faveur 
chez  Mme  de  Luxembourg,  tous  les  samedis  la 
comtesse  de  Custines  donnait  des  soupers  de 
femmes,  tandis  que  les  maris  allaient  ce  jour-là 
coucher  à  Versailles  pour  chasser  le  lendemain 
avec  le  roi.  On  se  rassemble  à  huit  heures  et  on 
cause  jusqu'à  une  heure  du  matin  avec  une  gaieté 
qui  jamais  ne  se  démentit.  Il  y  avait  là  Mme  de 
Louvois,  Mme  d'Harville,  dont  la  figure  était 
aussi  agréable  que  l'esprit  et  le  caractère;  la  com- 
tesse de  Vaubecourt,  jolie  comme  un  ange,  dont 
les  amusantes  saillies  ressemblaient  à  la  naïveté, 
quoiqu'elle  fût  rien  moins  qu'ingénue.  Son  mari 

1  Dutens.  —  Mémoires  d'un  voyageur  qui  se  repose,  Paris, 
1806,  t.  H,  p.  4. 


—  25  — 

devait  en  effet  être  obligé  de  demander  une  lettre 
de  cachet  pour  la  faire  enfermer  dans  un  couvent. 
Une  des  convives  les  plus  amusantes,  et  dont  on 
s'amusait  le  plus,  était  la  comtesse  de  Crenay  : 
quoique  laide,  elle  avait  la  manie  de  conter  qu'aux 
soupers  de  sa  mère,  Mme  de  la  Tour  du  Pin,  elle 
recevait  d'innombrables  déclarations  d'amour.  Les 
soupeuses  de  Mme  de  Custines  imaginèrent  de 
glisser  dans  son  sac  une  lettre  passionnée,  très 
extravagante  et  très  plaisante  qui  intrigua  très 
fort  la  destinataire1. 

Chez  elle  on  jouait  des  pantomimes,  on  dansait, 
on  chantait,  on  représentait  des  proverbes.  On 
choisissait  un  proverbe  quelconque,  sur  lequel  on 
bâtissait  à  l'improviste  un  canevas  qui  devait  être 
rendu  par  plusieurs  personnages.  L'assemblée 
était  invitée  à  deviner  le  proverbe  imaginé. 

Le  célèbre  David  Hume  y  joua  un  rôle  assez 
ridicule.  Il  avait  été  placé  entre  deux  jolies  femmes, 
sur  un  sofa,  chargé  de  jouer  le  sultan  avec  deux 
esclaves  et  d'employer  toute  son  éloquence  à  s'en 
faire  aimer.  Il  se  frappait  énergiquement  le  ventre 
et  les  genoux,  mais  sans  rien  trouver  que  des 
exclamations  burlesques.  L'une  de  ses  partenaires 
furieuse,  se  leva  en  disant  que  cet  homme  n'était 
bon  qu'à  manger  du  veau. 

Mrae  de  Genlis  imagina  un  soir  le  quadrille  des 

1  Mémoires  de  la  comtesse  de  Genlis,  t.  I,  p.  351. 


—  26  — 

proverbes.  Chaque  couple  formait  un  proverbe 
dans  ia  marche  deux  à  deux  qui  précédait  toujours 
la  danse.  Chacun  avait  choisi  son  proverbe.  Mmc  de 
Lauzun  était  chargée  de  celui-ci  :  «  Bonne  renom- 
mée vaut  mieux  que  ceinture  dorée.  »  Vêtue  avec 
la  plus  extrême  simplicité  et  portant  une  ceinture 
grise  tout  unie,  elle  dansait  avec  M.  de  Belzunce. 
La  duchesse  de  Liancour  dansait  avec  le  comte  de 
Boulainvilliers,  costumé  en  vieillard.  Leur  pro- 
verbe était  :  «  A  vieux  chat  jeune  souris.  »  Mme  de 
Marigny  avait  comme  partenaire  M.  de  Saint- 
Julien,  costumé  en  nègre  ;  elle  lui  passait  de  temps 
en  temps  un  mouchoir  sur  le  visage  :  «  A  laver  la 
tête  d'un  More  on  perd  sa  lessive.  »  Le  danseur  de 
Mme  de  Genlis  était  le  vicomte  de  Laval,  magnifi- 
quement vêtu;  elle-même  était  en  paysanne,  elle 
avait  l'air  gai  et  vif.  lui  triste  et  ennuyé.  Proverbe  : 
«  Contentement  passe  richesse1.  » 

Vers  la  fin  du  siècle  enfin  on  avait  tenté  de 
bannir  jusqu'à  l'apparence  de  létiquette  en  cer- 
tains salons,  transformés  en  cafés.  Mms  d'Epinay 
écrivait  : 

«  Les  grands  intérêts  qui  meuvent  nos  âmes 
aujourd'hui  sont  l'opéra  comique  et  les  cafés.  Les 
calés  surtout.  Ce  que  c'est  qu'un  café?  le  secret  de 
rassembler  chez  soi  un  très  grand  nombre  de  gens 

1  Mémoires  et  correspondance  de  Mmt  d'Epinay,  t.  III, 
p.  357  ;  —  Mémoires  de  la  comtesse  de  Genlis,  t.  I,  p.  35i. 


—  27  — 

sans  dépense,  sans  cérémonie  et  sans  gêne.  Bien 
entendu  on  n'admet  que  les  gens  de  sa  société. 

«  Dans  la  salle  destinée  à  cet  usage,  on  dresse 
plusieurs  petites  tables  de  deux,  trois  ou  quatre 
places  au  plus  :  sur  les  unes  sont  des  cartes,  des 
jetons,  des  échecs,  des  damiers,  des  trictracs,  etc.  ; 
sur  les  autres,  de  la  bière,  du  vin,  de  l'orgeat  et  de 
la  limonade.  La  maîtresse  de  maison,  qui  tient  le 
café,  est  vêtue  à  l'anglaise  :  robe  simple,  courte, 
tablier  de  mousseline,  fichu  pointu  et  petit  cha- 
peau ;  elle  a  devant  elle  une  table  longue  en  forme 
de  comptoir,  sur  laquelle  se  trouvent  des  oranges, 
des  biscuits,  des  brochures  et  tous  les  papiers 
publics.  Sur  la  tablette  de  la  cheminée,  des 
liqueurs.  Les  valets  sont  tous  en  vestes  blanches 
et  en  bonnets  blancs  ;  on  les  appelle  garçons 
comme  dans  les  cafés  publics,  on  n'en  admet 
aucun  d'étranger.  La  maîtresse  de  maison  ne  se 
lève  pour  personne,  chacun  se  place  où  il  veut  et 
à  la  table  qui  lui  plaît.  Cette  mode  me  parait  très 
bien  entendue  par  la  grande  liberté  qu'elle  établit 
dans  la  société.  Elle  prête  d'ailleurs  à  des  scènes 
agréables  et  piquantes1. 

L'amour  sert  aussi  d'étiquette  aux  salons  de  jeu, 
véritables  tripots  du  grand  monde.  Il  en  est  d'offi- 

1  Mémoires   et   correspondance   de   Mm*   d'Epinay,    t.    III, 
p.  355. 


—  28  — 

ciels,  comme  celui  que  le  Régent  donnait  à 
Mme  Law  la  permission  d  installer  chez  elle  *. 
Comme  dit  le  Gazetier,  c'est  «  une  ressource  in- 
faillible à  Paris  pour  une  femme  à  qui  il  reste  un 
peu  de  figure  et  qui  n'est  point  assez  sotte  pour 
être  délicate,  de  donner  à  jouer,  et  d'ouvrir  sa 
porte  à  tout  le  monde  ;  elle  a  toujours  des  amants 
frais  par  ce  moyen,  elle  vit  somptueusement,  et  ne 
s'ennuie  pas  autant  qu'une  prude.  Il  y  a  trente 
ans  que  Mme  de  Gram...  et  Mme  de  Roche...  ont 
mis  cette  morale  en  pratique2. 

C'est  un  privilège  que  sauvegardent  jalousement 
les  dames  bien  en  cour.  «  Les  filles  de  spectacles, 
M1Ie  Beauvoisin,  MHe  d'Albigny  et  quelques  autres 
demoiselles  du  même  ordre,  qui  donnaient  à  jouer 
chez  elles,  ont  trouvé  des  rivales  plus  en  crédit 
qu'elles  qui  les  ont  empêchées  d'empiéter  sur  leurs 
privilèges  et  leur  ont  fait  défendre  d'attirer  des 
dupes  à  leur  préjudice.  Elles  ont  été  envoyées  à  la 
Salpétrière  où  elles  se  proposent  de  passer  six 
mois  par  ordre  du  Roi3.  » 

Les  sociétés  de  jeu,  protégées  en  quelque  sorte 
par  la  police,  offraient  toutes  sortes  de  divertis- 
sements à  leurs  visiteurs,  affiliés  ou  non,  qui  ve- 

1  Pièces  inédites,  t.  II,  p.  193  ;  —  Mémoires  secrets,  25  août 
1772. 

2  Le  Gazetier  cuirassé,  p.  85. 

3  Le  Gazetier  cuirassé,  p.  131. 


—  29  — 

naient  s'y  faire  détrousser  galamment.  Parmi  les 
tenancières  et  tenanciers  on  citait  :  la  dame  de 
Selle,  rue  Montmartre;  la  dame  de  Champevion, 
rue  Cléry  ;  la  dame  de  la  Sarre,  place  des  Victoi- 
res ;  la  dame  de  Fontenille;  le  comte  et  le  marquis 
de  Genlis,  ces  détrousseurs  de  la  place  Vendôme 
et  de  la  rue  Bergère  ;  le  comte  de  Modène,  le  che- 
valier Zeno,  ambassadeur  de  Venise,  —  un  antre 
parsemé  de  pièges  qu'on  appelait  l'enfer.  * 

Un  enfer  habilement  organisé,  il  faut  en  conve- 
nir, et  digne,  par  son  ingéniosité,  d'être  comparé 
aux  séduisantes  demeures  des  Gourdan    et   des 
Brissault,  si  nous  en  croyons  les  gazettes. 

Dans  une  brochure  publiée  à  très  petit  tirage  en 
1781,  sous  le  titre  :  Les  Joueurs  et  M.  d'Ussaulx, 
l'auteur  s'attaque  avec  une  grande  violence  aux 
tripots,  et  tout  particulièrement  à  ceux  qui  attirent 
les  riches  étrangers  ou  les  jeunes  gens  de  bonne 
famille  par  l'appât  de  la  luxure. 

M.  d'Ussaulx  suppose  qu'il  entre  dans  la  cham- 
bre d'un  gentilhomme  auvergnat  et  d'un  gentil- 
homme poitevin,  qui  viennent  de  se  ruiner  les 
cartes  à  la  main,  et  qui  font  des  imprécations 
contre  toutes  les  coquines  à  tripots.  M.  d'Ussaulx, 
pour  faire  diversion  à  leur  fureur,  témoigne  la 
curiosité  de  connaître  les  dames  qu'ils  viennent 

1  P.  Manuel.  La  police  de  Paris  dévoilée,  t.  2,  p.  78. 


—  30  — 

de  nommer  avec  tant  d'intérêt;  et  là-dessus  les 
deux  gentislhommes  entrent  dans  le  plus  grand 
détail  sur  les  courtisanes  émérites  qui  volent  impu- 
nément les  étrangers  et  les  enfants  de  famille.  C'est 
un  tas  de  turpitudes  dont  on  ne  peut  se  faire  une 
idée.  Des  escrocs,  des  laquais,  des  espions,  des  ra- 
coleurs, des  m même,  car  il  faut  lâcher  le  ter- 
me, sont  les  amants  et  les  soutiens  de  ces  dames. 
Des  gens  en  place  sont  aussi  mêlés  à  tout  cela  et 
protègent  ces  infamies  pour  l'intérêt  de  leurs  plai- 
sirs. Après  la  peinture  des  maîtresses  de  toutes 
ces  maisons  respectables,  vient  celle  des  gens  qui 
tiennent  la  banque,  et  des  valets  auxquels  on 
accorde  une  partie  des  taxes  imposées  sur  ce  vil 
brigandage.  Parmi  ces  valets  figurent  principale- 
ment Bouchinet,  ancien  valet  de  chambre  de  M. 
de  Sartines,  et  Gombaud  qui  a  rempli  le  même 
emploi  auprès  de  M.  Amelot.  Les  ambassadeurs 
ne  sont  pas  plus  épargnés  que  les  autres.  Voici  une 
partie  de  l'agréable  tableau  que  fait  de  la  maison 
de  l'un  d'eux  le  gentilhomme  auvergnat  qui  s'y 
était  fait  conduire  :  «  J'étais  bien  loin  de  penser, 
dit-il,  que  le  représentant  d'une  République  répu- 
tée sage  fût  capable  d'avoir  converti  son  hôtel  en 
tripot.  Je  n'eus  pas  plutôt  salué  ce  ministre,  que 
me  retirant  dans  la  salle  de  jeu,  une  fille,  car  à  son 
propos  je  ne  pus  la  méconnaître,  me  demanda  à 
l'oreille  :  «  Monsieur,  est-ce  que  vous  connaissez 


-  31  — 

ce  fripon  d'ambassadeur  ?  Je  restai  confondu,  et 
m'éloignant  de  cette  créature,  je  me  mis  promp- 
te ment  au  jeu.  Je  perdis  cent  louis  en  un  moment. 
Cette  fille  officieuse  m'observanî  et  me  jugeant 
étranger,  ou  séduite  par  les  rouleaux  qu'elle 
m'avait  vu  jeter  sur  la  table  et  perdre  de  sang-froid, 
me  crut  aussi  en  état  de  perdre  d'une  autre  ma- 
nière. Elle  me  prit  par  la  main,  et  me  conduisant 
dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  elle  me  tint  ce 
propos  :  «  Vous  êtes  étranger,  Monsieur,  vous  avez 
l'air  honnête,  confiant  et  généreux.  Vous  ignorez 
sans  doute  que  vous  êtes  dans  un  lieu  très  dange- 
reux. Je  vous  en  préviens  avec  plaisir.  Monsieur, 
je  suis  une  de  ces  filles  galantes  dont  Paris  four- 
mille, et  mon  état  ne  m'en  laisserait  pas  désirer 
d'autres,  sans  l'affreux  inconvénient  où  je  suis  de 
me  prêter  à  des  manœuvres  diaboliques  pour  rui- 
ner ceux  qui  entrent  ici,  d'être  ensuite  obligée  au 
sortir  du  jeu  de  passer  le  reste  de  la  nuit  au  lit  avec 
les  valets  de  chambre,  et  d'être  le  matin  en  butte 
aux  fantaisies  et  aux  caprices  des  maîtres.  Je  suis 
chez  cet  ambassadeur  au  mois,  et  nous  sommes 
ici  quatre  aux  mêmes  gages  et  même  emploi,  celui 
de  faire  les  honneurs  de  sa  table.  Nous  sommes 
toujours  placées  à  côté  des  nouveaux  venus  ;  nous 
devons  sans  cesse  verser  à  boire,  riant  et  chantant 
comme  des  étourdies,  et  pendant  nos  plaisanteries 
mettre  sans  qu'on  s'en  aperçoive  dans  la  liqueur 


—  32  — 

ou  le  vin  que  nous  versons,  une  poudre  dont 
l'effet  est  très  excitatif.  Au  deuxième  verre  dans 
lequel  cette  poudre  a  pu  être  mise,  ceux  qui  en 
ont  usé  éprouvent  une  effervescence  étonnante. 
Lorsque  la  belle  humeur  des  convives  est  dans  un 
degré  convenable,  l'ambassadeur  se  lève,  pendant 
que  nous  passons  avec  nos  nouveaux  venus  dans 
une  chambre  particulière  où  nous  devons  entrete- 
nir le  feu  dont  ces  messieurs  brûlent  déjà;  la  table 
de  jeu  se  prépare,  les  cartes  s'arrangent,  et  l'on  se 
rassemble.  L'ambassadeur  prend  les  cartes,  tailie, 
passe  huit  coups,  gagne  quatre  mille  louis,  feint 
un  mal  de  tète,  se  retire  en  s'excusant  de  ne  pou- 
voir donner  de  revanche,  et  laisse  les  joueurs 
s'entr'égorger  ensemble.  Nous  ne  devons  pas 
quitter  la  table  de  jeu  ;  noire  emploi  est  de  couper, 
nous  avons  ce  qu'on  nous  donne,  et  cela  serait 
souvent  considérable  pour  nous,  si  le  vilain  n'exi- 
geait pas  que  nous  partageassions  avec  ses  valets 
de  chambre  la  moitié  de  nos  gains,  pour  leur  servir 
d'appointements.  Voilà,  xMonsieur l'étranger,  ajoute 
cette  fille,  l'instruction  que  j'ai  cru  devoir  à  un 
galant  homme  dont  la  figure  m'a  prévenue  et  que 
je  serais  désespérée  de  voir  ruiné.  Ainsi  à  table 
éloignez-vous  de  mes  compagnes,  placez-vous  à 
côté  de  moi,  vous  n'aurez  rien  à  craindre.  Pour  ne 
pas  me  perdre,  je  vous  prie  seulement,  sur  la  fin 
du  repas,  d'affecter  d'être  échauffé  et  de  passer  avec 


—  33  — 

moi  dans  la  chambre  où  je  vous  conduirai,  et  où 
je  vous  en  dirai  davantage.  »  Je  remerciai  ma  con- 
servatrice et  m'occupai  de  mettre  à  profit  ses 
leçons.  Le  souper  commence,  et  tout  s'y  passe 
ainsi  que  j'en  avais  été  prévenu.  Au  jeu  le  coup 
de  passe,  le  gain,  le  mal  de  tête  et  la  retraite  de 
l'ambassadeur,  tout  arriva  comme  on  me  lavait 
annoncé.  Son  Excellence  sortie,  je  taillai  au  trente 
et  quarante  avec  égalité.  La  fortune  fut  pour  moi, 
je  gagnai  sept  cents  louis.  Ma  surveillante  ne  ces- 
sait de  me  faire  des  mines  indicatives  de  quitter 
les  cartes.  Je  suivis  son  conseil,  et  comme  il  est 
permis  d'entretenir  ces  filles  en  particulier,  je 
passai  avec  elle  dans  une  chambre  voisine.  Je  la 
remerciai  et  lui  donnai  un  rouleau  de  cinquante 
louis.  Etonnée  de  ma  générosité,  elle  m'embrasse, 
et  me  prie  de  lui  conserver  son  argent  pour  le  lui 
envoyer  le  lendemain  chez  elle,  parce  que,  me  dit- 
elle,  on  me  le  prendrait  sûrement,  l'usage  des  gens 
de  son  Excellence  et  ses  ordres  étant,  pour  ne  pas 
faire  tort  à  la  masse,  que  nous  soyons  toutes 
fouillées  avant  de  sortir  *. 

Il  serait  imprudent  d'étendre  notre  examen  jus- 
qu'aux théâtres  de  Paris,  sociétés  publiques 
d'amour  :  le  sujet  est  trop  vaste,   et  nous  l'avons 

1  Correspondance  secrète,  18  mai  1781. 


-  34  — 

traité  plus  longuement  par  ailleurs  *.  Nous  nous 
contenterons,  pour  justifier  leur  immatriculation, 
de  citer  quelques  lignes  explicitement  imagées  du 
Gazetier  cuirassé  sur  le  principal  de  ces  établisse- 
ments : 

—  Il  y  a  une  Ecole  à  l'académie  royale  de  musi- 
que où  les  douairières  de  l'opéra  instruisent  des 
élèves  à  rougir  par  règles,  à  crier  sans  douleurs, 
et  à  exprimer  le  sentiment  par  des  cadences  ;  c'est 
par  ce  moyen,  et  la  pommade  astringente  de  du 
Lac,  que  la  mèie  de  Mlle  Grandi  (qui  se  dit  sa 
tante)  a  vendu  tant  de  fois  l'innocence  de  sa  fille 
après  y  avoir  retouché. 

—  On  évalue  les  ablutions  nécessaires  à  l'Opéra 
de  Paris  à  quatre  mille  par  jour  :  ce  nombre  ne 
paraîtrait  pas  extraordinaire,  si  l'on  connaissait  le 
détail  prodigieux  de  Mllcs  de  Ribbé,  Villette,  Lori, 
d'Orange  et  Vernier,  qui  sont  occupées  jour  et 
nuit  2. 

Mais  sous  l'enseigne  de  la  comédie,  de  l'Opéra 
comique  ou  de  la  parade,  il  s'était  constitué 
aussi,  dans  un  grand  nombre  de  salons,  de  vérita- 
bles sociétés  d'amour.  Le  goût  des  tréteaux  et  des 
coulisses,  des  travestissements  et  du  maquillage 
s'accorde  bien  avec  la  vie  factice  de  la  grande 

1    Voir    La  galanterie  parisienne   au   XVIIIe    siècle,   eu.  X 
(Daragon,  éditeur). 
3  Le  Gazetier  cuirassé,  p.  135. 


-  35- 
dame;  et  il  s'est  si  bien  répandu,  au  dix-huitième 
siècle,  qu'un  esprit  ingénieux  (probablement  Paul- 
my  d'Argenson)  a  cru  devoir  rédiger  des  Maximes 
à  l'usage  des  troupes  de  société,  ou  un  Manuel  des 
sociétés  qui  font  leur  amusement  déjouer  la  comédie. 
Les  préceptes  y  sont  d'une  rare  innocence  ;  il  y  est 
dit:  «Peut-être  est-il  convenable  que  les  dames 
respectables  et  les  personnes  dun  état  sérieux  se 
dispensent  de  jouer  les  rôles  trop  vifs,  ou  d'un 
comique  trop  bas  ;  mais  quand  elles  font  tant  que 
de  s'en  charger,  elles  doivent  entrer  tout  à  fait 
dans  l'esprit  du  rôle,  et  ne  se  rien  refuser  de  ce  qui 
le  caractérise.  Si  une  dame  se  charge  des  rôles  de  la 
belle  Zizabelle  et  de  Marton,  elle  doit  y  mettre  tout 
le  ridicule  et  la  gaîté  convenable  ;  et  si  un  grave 
magistrat  joue  ceux  de  Gilles  ou  de  Crispin,  il  ne 
peut  se  refuser  aux  bouffonneries  qui  conviennent 
à  ces  rôles.  »  Et  encore  :  «La  parade  est  un  genre 
de  divertissement  dont  on  peut  aussi  tirer  parti 
pour  l'amusement  des  sociétés  :  il  est  vrai  que  ces 
farces  sont  communément  trop  libres  pour  être 
représentées  devant  des  dames  »  S. 

Ces  accents  partent  dune  belle  âme,  d'une  âme 
pure  ;  mais  ils  s'accordent  bien  peu  avec  des  cri- 
tiques comme  celle  de  Mercier  constatant  la 
faveur  de  la  comédie  clandestine,  des  farces  irréli- 

1  Mélanges  tirés  d'une  grande  bibliothèque,  Paris  1779, 
t.  II,  p.  179. 


—  36  — 

gieuses,  tel  le  dialogue  de  l'abbesse  se  confessant 
au  coidelier.  Nous  sommes  envahis,  dit-il,  de 
petites  pièces  voluptueuses  et  libres,  infiniment 
propres  à  débarrasser  les  femmes  de  ce  reste  de 
pudeur  qui  les  fatigue  :  on  y  trouve  la  peinture 
trop  aisée  d'un  riant  et  facile  libertinage,  le  ton 
nouveau  d'une  débauche  déraisonnée  et  qu'on 
appelle  décente.  Un  abbé  se  plaint  de  la  facilité 
d'avoir  des  femmes  et  de  la  difficulté  d'avoir  des 
abbayes.  Les  soubrettes  chantent  des  couplets  qui 
font  hausser  l'éventail;  à  chaque  ligne  des  équi- 
voques, des  plaisanteries  grossières,  une  corrup- 
tion bien  profonde.  Et  toutes  ces  femmes,  dont  on 
peint  l'esprit  et  la  dépravation,  sont  ou  comtesses 
ou  marquises,  ou  présidentes  ou  duchesses  ;  pas 
une  seule  bourgeoise.  Il  n'appartient  pas  à  la  bour- 
geoisie d'avoir  ces  vices  distingués1. 

C'est  un  peu  l'avis  de  la  Paroisse,  qui  annonce 
en  ces  termes  l'apparition  du  Théâtre  de  Collé  : 
«Ce  théâtre  est  vraiment  de  société,  c'est-à-dire 
fort  libre  et  fort  ordurier,  très  propre  à  être  joué 
chez  des  filles  ou  chez  des  grands  princes.  A  quel- 
ques pièces  près,  toute  imagination  obscène  en  fera 
facilement  autant  »  -. 

Au  reste,  un  acteur,  ou  pseudo-acteur  contempo- 
rain, désireux  de  nous  renseigner  sur  la  moralité 

1  Mercier,  Tableau  de  Paris,  Amsterdam  1783,  t.  VI,  p.  111. 
5  Mémoires  secrets,  27  février  1768. 


—  37  — 

de  ses  confrères  d'occasion,  conte  que  dans  une 
troupe  de  société,  on  avait  trouvé  plaisante  la 
représentation  d'une  pièce  dans  laquelle  tous  les 
rôles  d'hommes  étaient  joués  par  des  femmes  et  les 
rôles  de  femmes  remplis  par  des  hommes. 

Il  ajoute,  au  sujet  du  recrutement  des  artistes, 
une  anecdote  typique.  Une  grande  dame  jouait 
tous  les  ans  régulièrement  la  comédie  à  la  campa- 
gne, mais  sa  troupe  variait  fréquemment.  Durant 
un  été,  elle  fut  très  engouée  d'un  jeune  homme 
d'une  très  belle  figure,  qui  remplissait  les  rôles 
d'amoureux.  L'année  suivante,  il  ne  parut  plus  sur 
son  théâtre.  Un  voisin  de  campagne  lui  témoignait 
sa  surprise  :  Vous  paraissiez  si  contente  de  cet 
acteur  1  —  Il  est  vrai,  répondit-elle,  il  était  assez 
bon  pour  la  représentation,  mais  il  manquait  tou- 
jours aux  répétitions  l. 

Les  scènes  du  grand  monde,  de  la  haute  finance, 
des  artistes  et  même  des  grandes  courtisanes,  où 
se  pressaient  des  invités  de  marque,  étaient  nom- 
breuses. Elles  étaient  d'ailleurs  fort  luxueusement 
aménagées  ;  et  la  plupart  comprenaient,  comme  le 
théâtre  des  demoiselles  Verrières,  des  loges  grillées 
pour  les  femmes  qui  ne  voulaient  pas  être  vues  2. 
Il  serait  prétentieux  de  vouloir  ajouter  quelque 
chose  au  brillant  exposé  qu'ont  fait  de  toutes  ces 

1  Manuel  des  châteaux,  Paris,  1779,  t.  II,  pp.  262,  266. 

2  Mémoires  secrets,  6  mai  1763. 


-  38  — 

sociétés  dramatiques,  Messieurs  Henri  d'Alméras 
et  Paul  d'Estrée-.  Tout  au  plus  pouvons-nous, 
pour  donner  une  idée  de  la  liberté  d'allures  qui  y 
régnait,  glaner  quelques  extraits  documentaires 
significatifs. 

Au  théâtre  de  Bagatelle,  avant  que  cette  jolie 
résidence  ne  fut  la  propriété  du  comte  d'Artois,  la 
marquise  de  Monconseil  offrait  des  fêtes  à  son 
idole,  le  maréchal  duc  de  Richelieu,  le  seul  admis 
à  pénétrer  en  maitre  dans  le  séjour  de  Mélisse.  Et 
quel  mérite  ne  faut-il  pas  pour  gagner  cette  faveur  : 

Il  faut  que  ce  guerrier  rassemble 
D'incomparables  qualités  : 
A  son  nom  seul  de  tous  côtés 
Il  faut  qu'on  s'attendrisse  et  tremble  ; 
Qu'il  soit  volage,  mais  constant, 
Superbe,  altier,  doux  et  galant, 
Pourfendant  géants  et  pucelles, 
Qu'il  serve  l'amour  en  tout  lieu, 
Et  qu'il  lui  dérobe  ses  ailes. 

L'Amour 
Je  l'ai  trouvé,  c'est  Ricbelieu  ! 

C'est  encore  au  don  Juan  du  siècle  que  la  mar- 
quise adresse,  à  titre  d'étrennes,  une  Lanterne 
magique  suffisamment  lumineuse. 

Lanterne  magique 
envoyée  par  Madame  de  Monconseil  à  Monsieur  le 

2  Voir  Les  Théâtres  libertins  au  KVÎW  siècle  Daragon,  édi- 
teur). 


39 


Maréchal  de  Richelieu,  pour  étrennes  de  l'année 
1759. 

PREMIER   TARLEAU 

Sous  les  berceaux  de  Gythère,  Monsieur  le  Maré- 
chal de  Richelieu,  entre  les  bras  des  Grâces  et  des 
Amours,  est  instruit  par  Minerve  : 

Richelieu  dans  sa  jeunesse, 
Est  bercé  par  les  amours  : 
Ces  fripons  avec  adresse, 
Lui  montrent  leurs  malins  tours  ; 
Mais  entre  les  bras  des  grâces 
Par  Minerve  il  est  instruit: 
Des  plaisirs  s'il  suit  les  traces, 
La  sagesse  en  est  le  fruit. 

DEUXIÈME  TARLEAU 

Un  des  berceaux  de  Cythère  est  fermé  par  les 
rideaux  ;  un  amour  curieux  veut  les  lever,  un  autre 
l'en  empêche  en  faisant  signé  du  doigt  qu'il  ne  faut 
point  découvrir  leurs  mystères. 

SIXIÈME    TARLEAU 

LA  CHEMINÉE 

C'est  un  ramoneur  d'amour, 

Parfumé  d'essence  d'ambre, 

Qui  sait  par  un  joli  tour 

Se  glisser  dans  une  chambre, 

Lorsqu'au  logis  Monsieur  n'est  pas, 

Et  famonez-la  la  cheminée, 

Râmonez-la  du  haut  en  bas. 


—  40    - 

Ramoneur,  beau  ramoneur, 
Tout  est  en  feu  chez  madame  ; 
Il  vient  de  prendre  à  son  cœur, 
Accours  éteindre  sa  flamme  ; 
Et  surtout  ne  t'épargne  pas. 
Ramone-là  la  cheminée, 
Ramone-la  du  haut  en  bas. 

Oh  !  je  suis  le  ramoneur 

De  la  Cour  et  de  la  ville  ; 

Je  travaille  pour  l'honneur, 

Et  je  vais  vous  être  utile  ; 

Mais  longtemps  ne  m'arrêtez  pas, 

Eh  !  ramonons-la  la  cheminée, 

Ramonons-la  du  haut  en  bas.  ' 

A  Bagnolet,  chez  Monsieur  le  duc  d'Orléans,  on 
jouait  des  gravelures  badines,  dont  les  couplets 
suivants  sont  un  pâle  exemplaire  : 

VAUDEVILLE  SUR  LES  PAYS-RAS 

Des  marchands,  que  le  diable  berce, 
Vont  au  Mexique,  vont  en  Perse 

Porter  leurs  pas. 
Amans,  sans  faire  de  traverse, 
Tenez -vous  en  au  doux  commerce 

Des  Pays-Ras. 

Ce  n'est  point  ses  épiceries, 
Son  tabac,  ni  ses  broderies, 

Dont  on  fait  cas  ; 
Mais  chemise  fine  de  Frise 
Donne  goût  pour  la  marchandise 

Des  Pays-Ras. 

1  Recueil  des  fêtes  données  par  la  Marquise  de  Monconseil. 
Bibl.  Arsenal,  Mss.  n"  3269,  3270,  3271  ;  t.  III,  fol.  41  sqq. 


—  41  — 

Je  connais  un  séminariste 
Qui  ne  prend  que  là  sa  batiste 

Pour  ses  rabats  : 
11  se  croit  plus  adroit  qu'un  singe 
De  ne  jamais  laver  de  linge 

Qu'aux  Paj's-Bas. 

Qu'en  Espagne  et  qu'en  Ialie, 
L'amour  jaloux  y  multiplie 

Les  cadenas, 
La  république  de  Hollande 
Donne  une  liberté  plus  grande 

Aux  Pa}Ts-Bas. 

L'on  a  toujours  là  quelque  intrigue  : 
Fille  avec  plaisir  y  prodigue 

Tous  ses  appas  ; 
Et  jamais,  après  ces  délices, 
Galant  ne  s'est  plaint  des  malices 

Des  Pays-Bas. 

L'esprit  seul,  sans  changer  de  place, 
Voyage,  passe  et  puis  repasse 

En  cent  climats  ; 
Tel  est  l'amant  dans  son  vieux  âge  : 
Sa  tendre  idée  encor  voyage 

Aux  Pays-Bas. 

Ceux  que  le  beau  sexe,  avec  joie, 
Voit  brûler  en  France,  on  les  noie 

Dans  les  Etats, 
L'amour  publie,  à  son  de  trompe, 
Qu'il  ne  faut  pas  que  l'on  se  trompe 

Aux  Pays-Bas.  * 

1  Mémoires  secrets,  25  mars  1763. 


-  42  - 

Mais  le  théâtre  qui  détenait,  sehlble-t-il,  le 
record  du  libertinage  était  celui  de  la  Guimard,  au 
moment  surtout  où  elle  était  entretenue  par  le 
Maréchal  de  Soubise  dans  le  luxe  le  plus  élégant 
et  le  plus  incroyable.  Elle  avait  eu  l'art  d'établir 
trois  séries  de  représentations  accommodées  à  l'exi- 
gence voluptueuse  des  convives  :  «  Elle  a  trois 
soupers  par  semaine  :  un  composé  des  premiers 
seigneurs  de  la  cour  et  de  toute  sorte  de  gens  de 
considération  ;  l'autre,  d'auteurs,  d'artistes,  de 
savants,  qui  viennent  amuser  cette  muse  rivale  de 
Madame  Geoffrin  en  cette  partie  ;  enfin  une  troi- 
sième, véritable  orgie,  où  sont  invitées  les  filles  les 
plus  séduisantes,  les  plus  lascives,  et  où  la  luxure 
et  la  débauche  sont  portées  à  leur  comble.  »  i 

C'est  sans  doute  dans  une  représentation  de 
cette  dernière  série  que  furent  chantés  les  couplets 
dont  s'effarait  le  vertueux  (i)  Métra.  Ils  nous 
ont  paru  caractériser  à  merveille  les  sociétés 
d'amour  et  leurs  obsessions  sexuelles. 

«  Voici  un  double  fruit  de  l'effervescence  de 
l'imagination  des  convives  distingués  et  beaux 
esprits  qui  s'efforcent  d'amuser  Mlle  Guimard  dans 
les  soupers  gais  que  donne  cette  triste  fille.  Ce  sont 
d'assez  plates  polissonneries,  mais  elles  font  con- 
naître le  train  de  vie  et  le  ton  de  ces  sociétés  tant 
célébrées. 

1  Mémoires  secrets,  24  janvier  1768. 


43 


ELOGE  DU  FRÈRE  BONAVENTURE 

Sur  l'air  de  Joconde. 

Ne  disputons  pas  des  couleurs, 

Des  goûts  ni  de  l'usage  : 
Pour  blâmer  ce  qu'on  aime  ailleurs 

On  n'en  est  pas  plus  sage  ; 

Florence  a  certaine  façon 

Dont  là  France  murmure  ; 
Pour  moi,  je  n'aime  que  le  Confrère  Bonaventure. 

D'abord  je  l'ai  connu  petit  ; 
Qu'alors  il  était  drôle  ! 
On  jugeait  à  son  appétit 
Qu'il  jouerait  un  grand  rôle  ; 
On  vous  le  bourrait  de  bonbons, 
Sans  règle  ni  mesure  ; 
Cela  fit  souvent  mal  au  Confrère  Bonaventure. 

Il  est  ami  du  genre  bumain, 

Nul  n'est  plus  charitable  ; 
On  dit  qu'il  s'est  fait  capucin 

Pour  être  secourable  ; 
Si  le  flambeau  de  Cupidon 

Vous  fait  quelque  blessure, 
Chacun  vous  dira,  vite  au  Confrère  Bonaventure. 

Je  ne  Sais  pourquoi  bien  des  gens 

Blâment  son  ordinaire  ; 
Il  a  pour  la  chair  en  tout  temps 

Dispense  du  S1  Père  ; 
Par  délicatesse  ou  par  ton, 

Mainte  triste  figure 
Demeure  à  la  porte  du  Confrère  Bonaventure. 


44 


Félicitons,  petits  et  grands, 

Cent  fois  ce  vénérable  ; 
Jamais  il  n'aura  mal  aux  dents 

C'est  chose  indubitable  ; 
Par  une  assez  bonne  raison, 

L'auteur  de  la  nature 
A  refusé  des  dents  au  Confrère  Bonaventure. 

Il  a  quelques  défauts  pourtant, 
Je  n'en  fais  point  mystère  ; 

Il  tette  encore  et  fait  l'enfant, 
Grand  comme  père  et  mère 

Et  quoiqu'il  soit  sans  dents,  dit-on, 
Bien  des  gens,  je  vous  jure, 
Ont  été  mordus  par  le  Confrère  Bonaventure. 

Il  est  plus  profond  qu'on  ne  croit, 

Malgré  les  apparences  ; 
Nul  ne  possède  mieux  le  droit, 
C'est  un  puits  de  science  ; 
Il  m'inspire  cette  chanson, 
D'où  l'on  peut  bien  conclure 
Que  je  raisonne  comme  un  Confrère  Bonaventure. 


LE  VICE-BOI  DE  L'AMÉRIQUE 

Sur  le  même  air . 

Les  Espagnols  donnent  des  lois 

A  la  moitié  du  monde  ; 
En  Gouverneurs,  en  Vice-rois 

Cette  puissance  abonde  ; 
Chacun  d'eux  s'occupe  à  l'envi 

De  la  chose  publique, 
Mais  rien  n'est  comparable  au  vice-roi  de  l'Amérique. 


—  45  - 

On  lui  connut  dès  le  berceau 

Des  signes  de  courage  ; 
En  croissant,  il  devenait  beau, 

Au  collège  il  fut  sage  ; 
Un  vieux  professeur  qui  le  vit, 

Dit  d'un  ton  pathétique: 
Oui,  tu  feras  un  maître  Vice-roi  de  l'Amérique. 

Pour  acquérir  à  ses  dépens 

Une  voix  plus  jolie, 
On  proposait  à  ses  parents 

Un  secret  d'Italie  ; 
Si  par  malheur  il  eut  chéri 

D'exceller  en  musique, 
Hélas,  que  dirait-on  du  Vice-roi  de  l'Amérique  ? 

Il  ne  se  montre  point  au  jour 

Sans  une  double  escorte, 
S'il  entre  dans  quelque  séjour 

Elle  assiège  la  porte  ; 
Jamais  Roi  ne  fut  mieux  servi  ; 

Cette  garde  est  unique, 
Sans  cesse  elle  assiège  le  Vice-roi  de  l'Amérique. 

Il  est  le  vrai  consolateur 

Des  veuves  éplorées  ; 
Il  est  le  tendre  bienfaiteur 

Des  filles  ignorées  ; 
C'est  dans  cet  état,  loin  du  bruit 

Que  sa  bonté  s'explique  ; 
Rien  n'est  humain  comme  le  Vice-Roi  de  l'Amérique. 

Pour  conserver  à  l'indigent 

Le  secours  de  sa  bourse, 
Il  en  ménage  prudemment 

Les  moyens  et  la  source  : 


—  46  — 

C'est  cet  arrangement  suivi 
Avec  l'air  magnifique, 
Qui  soutient  le  brillant  du  Vice-roi  de  l'Amérique. 

On  dit  qu'un  jour  à  son  aspect 

La  jeune  et  tendre  Aminte 
Se  sentit  saisie  de  respect, 

De  plaisir  et  de  crainte. 
Ma  mère,  éclairez  mon  esprit, 

J'ai  si  peu  de  pratique, 
Dites-moi  donc,  si  c'est  le  Vice  roi  de  l'Amérique. 

Oui,  mon  enfant,  tu  l'as  nommé, 

Voilà  le  véritable, 
Ai-je  tort  de  l'avoir  aimé. 

Me  trouves-tu  coupable  : 
Un  jour  tu  l'aimeras  aussi 

Va,  malgré  la  critique 
Faisons  chorus,  chantons  le  Vice-roi  de  l'Amérique.  * 

1   Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire,  19  mars 
1176. 


CHAPITRE  II 

Les  Sociétés  où  l'on  pai'le  et  où  l'on  écrit  d'amour.  — 
L'académie  galante.  —  Ces  Dames  et  ces  Messieurs. — 
La  Paroisse.  —  Le  Bout  du  Banc. 

C'est  un  champ  vaste  et  bien  réjouissant  à  par- 
courir que  celui  de  l'amour,  pour  des  fanatiques, 
des  dévots  passionnés  de  la  femme.  Parler  d'amour, 
en  écrire,  c'est  non  seulement  tenir  en  haleine  son 
corps,  son  esprit  et  son  cœur,  c'est  encore  provo- 
quer des  raffinements,  découvrir  des  mystères, 
façonner  des  néophytes.  Et  comme  il  était,  au  dix- 
huitième  siècle,  nombre  d'oisifs  qui  se  faisaient 
une  agréable  carrière  du  plaisir,  ils  aimaient  à 
composer  de  véritables  cénacles,  académies  ou 
tribunaux  d'amour  où  l'esprit  de  chacun,  excité 
par  l'imagination  et  l'attente  libertine  de  tous, 
s'ingéniait  en  des  recherches  délicates. 

L'une  des  organisations  les  plus  heureuses  en  ce 
sens  fut,  tout  au  début  du  siècle,  l'Académie 
galante.  En  réalité  sa  fondation  —  si  fondation  il 
y  eut  —  son  origine  au  moins  appartient  à  la  fin 
du  xvna  siècle  :  mais  les  trop  rares  pages  parues 
sous  son  enseigne  ayant  eu  de  successives  édi- 


—  48  — 

tiens  dans  la  première  moitié  du  xvine  siècle,  il 
nous  semble  bien  qu'elle  nous  appartient  en 
propre. 

Il  nous  reste  de  cette  gracieuse  institution  un 
petit  ouvrage  dont  l'auteur  anonyme,  dès  sa  préface, 
prévient  la  défiance  des  lecteurs. 

«Comme  je  prévois  qu  il  pourrait  se  trouver  des 
gens  assez  incrédules  pour  s'imaginer  que  YAca- 
démie  galante  fut  une  fiction,  je  me  crois  obligé  de 
les  avertir  qu'ils  ne  doivent  pas  tomber  dans  cette 
erreur.  L'Académie  galante  est  réelle,  et  les  por- 
traits des  académiciens  sont  tirés  d'après  nature. 
Il  n'y  a  pas  un  mot  de  changé  dans  les  statuts. 

Le  secret  est  si  bien  gardé  parmi  les  académi- 
ciens que  leur  académie  subsiste  au  milieu  de 
Paris  sans  que  personne  le  sache  ;  et  tel  que  vous 
verrez  traiter  tout  ce  livre-ci  d'une  pure  fable,  ou 
même  le  critiquer,  sera  peut-être  le  marquis 
d'Ormilly,  ou  le  chevalier  de  Pontiguan.  Ainsi, 
lecteur,  si  vous  m'en  croyez,  ne  dites  point  du  mal 
de  cet  ouvrage,  car  vous  ne  savez  devant  qui  vous 
parlerez.  Surtout  je  vous  prie  d'avoir  de  la  consi- 
dération pour  les  académiciennes.  Ce  sont  les  plus 
jolies  personnes  de  Paris;  si  elles  entrent  un  peu 
aisément  dans  ces  conversations  galantes,  elles 
n'en  sont  pas  dans  le  fond  moins  sévères  ni  moins 
circonspectes.  Je  souhaite  à  ceux  qui  n'approuve- 
ront pas  ce  petit  livre  des  maitresses  aussi  ver- 


—  49  — 

tueuses  et  aussi  propres  à  les  bien  faire  enrager. 
Les  filles  qui  ont  vu  du  monde,  et  vécu  avec  quel- 
que liberté,  ne  sont  pas  celles  que  cherchent  les 
gens  mal  intentionnés  ;  ils  trouvent  mieux  leur 
compte  avec  des  Agnès,  qui  n'ont  jamais  ouï  parler 
de  l'amour  qu'à  leurs  mères.  » 

Ces  précautions  prises,  il  nous  conte  l'histoire 
de  l'Académie.  Vraie  ou  imaginée,  elle  a  d'amu- 
santes et  d'instructives  considérations. 

«  Il  y  a  quelque  temps  qu'il  se  trouva  chez 
Mlle  d'Ormilly  une  compagnie  composée  des  plus 
honnêtes  gens  de  Paris.  C'étaient  Mlle  de  Mirac, 
Mlle  deTuré,  M.  le  Chevalier  de  Pontignan,  M.  le 
comte  d'Albagna,  M.  de  Tréval  et  M.  le  marquis 
d'Ormilly,  frère  de  la  demoiselle  qui  recevait  ces 
visites.  Comme  il  est  besoin  de  faire  connaître 
toutes  ces  personnes,  en  voici  le  portrait  en  peu  de 
mots.  Mlle  d'Ormilly  est  une  brune,  fort  bien  faite, 
moins  belle  que  touchante,  mais  touchante  au  der- 
nier point.  Il  y  a  beaucoup  d'agrément  répandu  sur 
toute  sa  personne,  sur  ses  manières,  et  jusque  sur 
ses  défauts,  car  ses  défauts  même  ont  je  ne  sais 
quoi  qui  plaît.  Elle  a  l'esprit  fort  joli  et  fort  propre 
au  commerce  du  monde.  Je  ne  voudrais  pas  ré- 
pondre que  son  air  n'imposât  un  peu  ;  mais  enfin 
il  n'est  guère  de  femmes  qui,  quoiqu'elles  eussent 
plus  d'esprit,  ne  gagnassent  à  changer  avec  elle. 
Pour  le  cœur,  on  n'en  trouve  point  qui  l'empor- 

4 


—  50  — 

tent  sur  le  sien,  s'il  s'en  peut  trouver  d'aussi  bien 
faits.  Elle  a  un  amant  et  ne  s'en  cache  pas  :  mais 
la  haine  du  père  de  cet  amant  pour  la  maison 
d'Ormilly  a  réduit  le  Gis  à  s'éloigner  de  sa  maî- 
tresse et  à  entreprendre  des  voyages  assez  longs. 
Il  n'est  pas  parti  sans  faire  beaucoup  de  serments 
d'une  éternelle  fidélité,  et  sans  en  avoir  reçu  quel- 
ques-uns. 

M.  le  marquis  d'Ormilly  a  lame  tendre  naturel- 
lement ;  mais  à  force  d'avoir  l'àme  tendre,  il  n'aime 
presque  jamais,  car  il  a  peine  à  trouver  des  per- 
sonnes dignes  d'une  passion  aussi  forte  que  la 
sienne  le  serait,  et  disposées  à  en  ressentir  une 
semblable  pour  lui.  Il  meurt  d'envie  d'aimer,  et 
son  trop  de  délicalesse  l'en  empêche.  Il  fait  ce 
qu'il  peut  pour  devenir  amoureux.  Il  s'attache 
auprès  d'une  jolie  personne,  et  tâche  à  la  croire 
plus  aimable  qu'elle  n'est.  Il  s'en  déguise  tous  les 
défauts  le  mieux  qu'il  lui  est  possible  ;  mais  il 
arrive  souvent  qu'après  avoir  quelque  temps  essayé 
son  cœur,  il  trouve  qu'il  n'aime  point,  et  il  est  au 
désespoir  d'y  avoir  perdu  peine.  On  ne  doit  pas 
douter  que  son  cœur  étant  si  délicat,  son  esprit 
ne  le  soit  aussi.  Il  pense  et  s'exprime  finement, 
mais  toujours  avec  une  mélancolie  douce  qui  ne 
déplait  pas  la  première  fois  qu'on  le  voit,  ce  qui 
charme  dans  une  seconde  visite. 

M.  le  Chevalier  de  Pontignan  et  MUe  de  Mirac 


-  51  — 

sont  tous  deux  de  Gascogne,  c'est-à-dire  pleins  de 
feu,  de  vivacité  et  d'imagination.  Il  y  a  cependant 
une  assez  grande  différence  entre  leurs  caractères. 
M11"  de  Mirac  est  toujours  également  enjouée.  Elle 
brille  toujours  ;  mais  le  chevalier  est  naturelle- 
ment chagrin,  et  il  n'a  des  emportements  de  joie 
que  pour  satisfaire  l'inégalité  de  son  tempérament, 
qui  ne  le  peut  laisser  longtemps  dans  un  même 
état.  Il  a  l'extérieur  brusque,  indiscret,  emporté  ; 
mais  il  a  dans  l'âme  tout  ce  qui  est  contraire  à  son 
extérieur.  Pour  ses  passions,  elles  sont  très  courtes, 
mais  en  récompense  très  vives. 

M.  le  comte  d'Albagna  est  un  Italien  qui  a  beau- 
coup voyagé,  et  qui  est  établi  en  France.  Il  est 
fort  bien  fait,  et  sa  personne  prévient  les  gens  en 
sa  faveur.  Son  air  est  assez  froid  ;  et  quand  on  est 
mal  intentionné  pour  lui,  on  donne  à  cette  froi- 
deur le  nom  de  vanité.  Il  a  de  l'esprit  du  monde, 
et  outre  cela,  de  l'esprit.  Quand  il  aime,  c'est  à  la 
manière  de  son  pays,  toujours  avec  beaucoup  de 
jalousie.  Sa  déclaration  d'amour,  ce  sera  par 
exemple  de  demander  l'exclusion  d'un  homme  qui 
l'incommode.  On  lui  reproche  avec  assez  de  jus- 
tice ses  distractions  et  ses  inquiétudes. 

MUe  de  Turé  a  l'air  doux  et  plein  d'une  langueur 
engageante.  Elle  est  naturellement  paresseuse  ;  et 
pour  s'épargner  la  peine  de  parler  beaucoup,  elle 
parle  d'ordinaire  assez  finement,  faisant  entendre 


—  52  — 

plus  qu'elle  ne  dit.  Elle  a  l'âme  tendre,  mais  elle  a 
fait  trop  de  réflexions  sur  la  tendresse.  Il  ne  tient 
pas  à  son  cœur  qu'elle  n'aime,  il  tient  à  son  esprit. 

Enfin  M.  de  Tréval  est  un  ennemi  déclaré  du 
mariage,  grand  partisan  de  l'amour.  Il  fait  des 
vers,  et  est  cependant  très  agréable.  Il  a  les  pas- 
sions vives,  et  sa  constance  en  amour  va  jusqu'à 
l'opiniâtreté  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  particulier 
en  lui,  c'est  sa  franchise.  Si  quelqu'un  lui  déplaît, 
il  irait  volontiers  le  chercher  pour  lui  dire  qu'il 
lui  déplaît.  Il  est  honnête  homme  jusqu'à  en  être 
presque  insociable,  si  ce  n'est  avec  un  petit  nom- 
bre de  gens. 

Entre  ces  personnes  la  conversation  tombe  sur 
les  académies. 

—  Hélas  !  dit  MUc  de  Mirac  avec  son  enjouement 
ordinaire,  il  n'y  a  que  le  pauvre  amour  qui  n'a 
point  d'académie. 

—  Aussi  n'en  a-t-il  pas  besoin,  reprit  le  comte 
d'Albagna.  L'amour  est  la  chose  du  monde  qui 
s'apprend  le  mieux  sans  maître  et  à  laquelle  l'expé- 
rience nuit  le  plus,  ajouta  M11-  de  Turé  ;  car  on 
n'aime  jamais  si  bien  que  la  première  fois,  et  plus 
on  a  aimé,  moins  on  sait  aimer. 

—  Cela  n'empêche  pas,  dit  le  chevalier  de  Ponti- 
gnan,  qu'il  ne  fût  fort  plaisant  d'établir  une 
académie  d'amour;  n'y  eût-il  que  le  titre,  il  me 
réjouit. 


—  53  — 

Ces  derniers  mots  du  chevalier  furent  suivis 
d'un  applaudissement  général.  Et  il  fut  aussitôt 
entendu  que  dès  le  lendemain  chacun  apporterait 
des  projets  de  statuts,  parmi  lesquels  on  choisirait 
les  meilleurs. 

Ainsi  fut  fait.  Voici  les  statuts  proposés  par  cha- 
cun des  candidats  académiciens,  et  discutés  avec 
verve  séance  tenante  : 

Statuts  de  M"  '  d'Ormilly 
I 

L'Académie  s'assemblera  dans  une  chambre  dont  tout 
le  meuble  sera  fait  exprès  sur  quelque  dessin  galant 
que  l'on  imaginera. 

II 

Il  y  aura  au  milieu  de  l'académie  un  portrait  de 
l'Amour. 

III 

Chaque  académicien  sera  obligé  d'y  mettre  le  por- 
trait de  sa  maîtresse;  et  chaque  académicienne  celui 
de  son  amant. 

IV 

Il  y  aura  sur  la  porte  de  l'Académie  une  inscription 
avec  ces  mots  :  Loin  d'ici,  indifférents  ou  indiscrets. 

Statuts  de  Miie  de  Mirac 
I 
On  nerecevra  personnequi  n'ait  aimé,  ou  qui  n'aime, 


-  54  — 

ou  qui  ne  donne  bonne  et  suffisante  caution  d'aimer 
au  plus  tôt. 

II 

On  ne  croira  pas  sur  leur  parole  ceux  qui  diront 
qu'ils  auront  aimé,  mais  ils  seront  obligés  de  faire 
leurs  preuves  d'amour,  comme  l'on  fait  à  Malte  ses 
preuves  de  noblesse. 

Cel  article  ayant  été  accueilli  par  des  éclats  de 
rire,  Mllc  de  Mirac,  sans  se  déconcerter,  avoua 
qu'elle  avait  pensé  à  faire  cet  article  encore  plus 
rigoureux.  Elle  voulait  que  l'on  prouvât  une  généa- 
logie d'amour,  c'est-à-dire  que  Ton  sortait  de  père 
et  de  mère,  d'aïeuls  et  d'aïeules  qui  avaient  aimé  ; 
mais  elle  a  reculé  devant  les  difficultés  et  les  em- 
barras. Le  comte  d'Albagna  est  de  son  avis. 
«  Pourquoi,  dit-il  avec  son  air  froid,  pourquoi  ne 
montrerait-on  pas  bien  huit  quartiers  d'amour 
pour  être  académicien,  ainsi  que  l'on  montre  huit 
quartiers  de  noblesse  pour  être  chevalier  de 
Malte  ?  » 

III 

On  sera  obligé  de  rendre  à  l'Académie  un  compte 
exact  de  l'i:sage  que  l'on  fera  de  son  temps.  S'il  se 
trouve  que  quelqu'un  ait  passé  un  temps  considérable 
sans  aimer,  il  sera  interdit,  et  l'interdiction  durera 
autant  que  son  cœur  a  été  oisif. 

IV 
On  ne  pourra  s'embarquer  dans  une  affaire  de  cœur 


—  55  - 

sans  en  avoir  parlé  à  l'Académie,  et  sans  avoir  fait 
approuver  son  choix,  à  peine  de  nullité  des  soins,  dé- 
clarations, et  autres  procédures  qu'on  aura  faites. 

Statuts  du  chevalier  de  Pontignau 

I 

Comme  les  académiciens  font  profession  d'être  plus 
galants  que  les  autres,  ils  seront  obligés  de  se  faire 
aimer  des  belles  en  fort  peu  de  temps,  à  faute  de  quoi 
ils  seront  chassés  de  l'Académie. 

II 

On  ne  recevra  point  d'académicien  qui  n'ait  eu  qu'une 
passion. 

III 

S'il  y  a  quelque  académicien  maltraité,  l'Académie 
ira  en  corps  trouver  sa  maîtresse,  et  l'exhorter  à  en 
user  mieux.  Si  elle  n'a  aucun  égard  pour  nos  prières, 
on  l'exhortera  lui-même  à  renoncer  à  sa  passion.  S'il 
n'en  fait  rien  il  sera  dégradé. 

Statuts  de  Tréval 
I 
Quiconque  se  mariera  sortira  de  l'Académie. 

II 

La  forme  de  chasser  de  l'Académie  ceux  qui  se  ma- 
rieront, sera  de  leur  lire  publiquement  leur  contrat  de 
mariage,  de  leur  annoncer  de  la  part  de  l'Amour  qu'il  les 
prive  de  tous  les  droits  et  de  tous  les  privilèges  qu'il  leur 


-  56  - 

accordait,  et  de  faire  devant  eux  une  petite  oraison  fu- 
nèbre de  leur  liberté  et  de  leurs  plaisirs. 

III 

L'emploi  de  l'Académie  sera  de... 

Le  marquis  d'Ormilly  l'arrête  net.  Cet  article-là 
est  inadmissible.  C'est  justement  le  contraire  du 
premier  de  ses  règlements,  qui,  sur  sa  parole,  est 
admirable,  et  que  voici  : 

Statuts  du  marquis  d'Oriailly 

I 

L'Académie  ne  fera  rien. 

(Car,  ainsi  que  le  confirme  M11"  de  Turé.  l'oisiveté  et 
l'amour  sont  deux  divinités  qui  s'accommodent  fort 
bien  ensemble.  Cependant,  comme  dit  le  second  arti- 
cle). 

II 

Cela  n'empêchera  pas  qu'elle  n'examine  les  questions 
galantes  qui  se  présenteront,  et  ne  se  fasse  plusieurs 
autres  sortes  d'emplois,  mais  elle  ne  fera  rien  de  pro- 
fession. 

III 

On  s'assemblera  quand  on  voudra. 

IV 

On  ne  se  dispensera  de  se  trouver  aux  assemblées 
que  pour  causes  galantes  que  l'on  sera  obligé  de  dire 
à  l'Académie. 


—  57   - 

Statuts  du  comte  d'Albagna 

I 

Il  n'y  aura  point  de  directeur,  mais  une  directrice. 

II 

Il  y  aura  un  secrétaire. 

(Car  cette  charge  ne  convient  pas   au  beau   sexe. 
«  Le  seul  mot  de  secrétaire  le  dit  »,  prétend  le  comte). 

III 

La  charge  de  secrétaire  se  donnera  à  la  nomination 
des  demoiselles,  et  la  charge  de  directrice  à  la  nomina- 
tion des  hommes. 

Mlle  de  Turése  contente  d'un  statut  unique,  mais 
il  va  bouleverser  le  comité  d'initiative.  Considé- 
rant que  le  nombre  des  académiciennes  doit 
être  égal  à  celui  des  académiciens  pour  éviter  les 
injustices  et  les  partialités;  considérant  que  la 
compagnie  comprend  quatre  hommes  et  trois 
femmes,  elle  décrète  : 

Statut  de  M»e  de  Turé 

Il  y  aura  un  des  quatre  hommes  de  la  compagnie 
qui  ne  sera  point  du  nombre  des  académiciens. 

Tumulte,  discussion  ;  nul  ne  veut  céder  sa 
place. 

Il  fut  alors  arrêté  que  les  quatre  hommes  con- 
teraient  leurs  aventures,  et  que  celui  que  l'on 


58  — 

reconnaîtrait  pour  le  moins  galant  serait  le  malheu- 
reux. 

Au  jour  pris,  on  fit  jurer  les  quatre  concurrents 
qu'ils  allaient  dire  la  vérité.  La  formule  du  ser- 
ment fut  la  suivante  : 

«  Je  jure  devant  le  grand  dieu  d'Amour  de  dire 
la  vérité  sur  les  aventures  qu'il  lui  a  plu  de  m'en- 
voyer;  et  si  je  contreviens  à  ce  serment,  je  consens 
à  être  assez  malheureux  pour  n'aimer  jamais 
rien  ». 

Ce  serment  fut  prêté  entre  les  mains  des  Demoi- 
selles, qui  représentaient  l'Amour  ;  puis  Tréval 
commença  le  récit  de  sa  carrière  amoureuse. 
D'Albagna  lui  succéda,  puis  d'Ormilly  et  enfin 
Pontignan. 

«  On  remit  le  reste  à  une  autre  fois,  et  la  Com- 
pagnie se  sépara.  » 

De  jugement,  il  n'en  fut  jamais  rendu;  mais  l'au- 
teur nous  informe  que  le  mariage  des  demoiselles 
qui  étaient  le  plus  gracieux  ornement  de  l'Acadé- 
mie, mit  fin  à  ses  réunions,  et  nous  ne  pouvons 
que  chanter  avec  lui  : 

L'hymen  est  le  tombeau  de  la  galanterie  ; 

Le  dieu  tendre  et  charmant  qui  règne  sur  les  cœurs 

Exclut  presque  toujours  de  son  académie 

Ceux  qui  du  mariage  embrasssent  les  langueurs  *. 

1  Académie  galante,  Amsterdam,  1711. 


-  59 


L'Académie  de  ces  Dames  et  de  ces  Messieurs  fut 
instituée  au  début  du  siècle  par  le  comte  de  Caylus, 
docte  antiquaire,  dans  le  but  d'assurer  aux  œuvres 
facétieuses  et  galanies  une  sanction  et  en  quelque 
sorte  un  état  civil,  de  même  que  les  académies 
savantes  font  profession  de  juger  et  de  ré- 
compenser ou  de  blâmer  les  productions  des 
gens  de  lettres,  des  savants  ou  des  artistes1.  Cette 
institution,  destinée  à  n'être  qu'une  joyeuse  paro- 
die, pouvait  produire  d'aimables  et  heureux  résul- 
tats en  canalisant  la  littérature  légère,  et  en  faisant 
appel  aux  esprits  joliment  licencieux  qui  illustrè- 
rent la  première  moitié  du  dix-huitième  siècle.  Si 
elle  n'échoua  pas  piteusement,  elle  ne  donna  pas, 
du  moins,  tout  ce  qu'on  était  en  droit  d'attendre 
d'elle. 

Les  membres  de  cette  société  badine,  qui  se 
groupaient  autour  du  comte  de  Caylus,  furent  le 
comte  de  Tressan,  Duclos,  Vadé,  Salle,  le  comte 
de  Mau repas,  qui  voulait  toujours  rire  et  rire 
de  tout.  Une  seule  femme  paraît  avoir  été  leur 
assidue  collaboratrice,  la  comtesse  de  Verrue, 
maîtresse  de  Victor- Amédée  II  de  Savoie2,  plus 
connue  sous  le  surnom  explicite  de  «  Dame  de 
Volupté  ».  Son  goût  très  vif  pour  le  luxe   et  les 

1  Mémoires  secrets,  6  juin  1762. 

2  Voir  l'ouvrage  de  G.  de  Léris  :  La  comtesse  de  Verrue  et 
la  Cour  de  Victor-Amédée  II  de  Savoie,  Paris  18S1. 


-  60    - 

plaisirs  ne  l'abandonna  qu'à  sa  mort  ;  elle  avait, 
dit-on,  composé  pour  elle-même  cette  épitaphe  : 

Ci-gît,  dans  une  paix  profonde, 
Cette  Dame  de  Volupté, 
Qui,  pour  plus  grande  sûreté, 
Fit  son  paradis  dans  ce  monde  1. 

Le  secrétaire  ou  pseudo-secrétaire  de  l'académie, 
Antoine-Marie  Dantu,  nous  a  présenté,  sous  le 
pseudonyme  de  Antoine-Martin  Vadé,  les  Mémoi- 
res de  l'institution.  «  Vingt  personnes  de  l'un  et 
l'autre  sexe,  dit-il,  se  réunirent  et  formèrent  une 
petite  société  dont  les  séances  se  devaient  tenir 
tous  les  dimanches  après-midi.  La  loi  constante 
était  que  chaque  membre  de  cette  société,  à  laquelle 
on  donna  de  concert  le  titre  d'Académie  de  ces  Da- 
mes et  de  ces  Messieurs,  apporterait  à  l'assemblée 
l'esquisse  ou  mémoire  de  ses  idées  et  réflexions 
relatives  aux  sujets  qu'il  aurait  médités  dans  le 
cours  de  la  semaine2.  » 

Des  événements  particuliers  ayant  séparé  les 
membres  de  cette  académie,  le  secrétaire,  alors 
d'un  âge  mûr,  fut  choisi  par  un  seigneur  de  la 
première  qualité  pour  le  gouverneur  de  son  fils  et 
pour  accompagner  ce  jeune  adolescent  dans  ses 

1  Recueil  dit  de  Maurepas,  Leyde  1865,  IV,  p.  89. 

2  Mémoires  historiques  et  galants  de  l'Académie  de  ces 
Messieurs,  édités  dans  les  Œuvres  badines  complètes  du  Comte 
de  Caylus,  Amslerdam  et   Paris,  1787,  t.  XII,  p.  1. 


—  61  — 

voyages.  Avant  son  dépari,  Vadé  confia  les  manus- 
crits de  la  société  à  l'éditeur  des  Œuvres  badines 
du  comte  de  Caylus,  avec  la  permission  unanime 
que  ces  Dames  et  ces  Messieurs  lui  avaient  donnée 
d'en  faire  l'usage  qu'il  jugerait  le  plus  convenable1. 

A  la  suite  de  ces  renseignements  se  trouve  la 
Lettre  d'une  Académie  à  son  fondateur,  qui  donne 
une  idée  du  ton  régnant  dans  celte  société.  Ledit 
fondateur  ayant  abandonné  ses  collègues,  le  cor- 
respondant lui  écrit  :  «  On  doit  des  soins  aux 
objets  qui  vous  sont  chers.  Ainsi,  lorsque  Caton 
d'Utique  quitta  Rome,  il  prêta  sa  femme  à  un  jeune 
sénateur.  Et  vous,  plus  sensible  au  plaisir  de  pro- 
créer qu'au  soin  d'élever  et  d'instruire,  vous  avez 
abandonné  dès  le  berceau  une  Académie  qui  vous 
devait  sa  naissance  et  ses  premiers  plaisirs.  Il  ne 
nous  reste  de  vous  qu'un  nom  fastueux  difficile  à 
soutenir  et  un  souvenir  humiliant  de  votre  mérite 
qui  nous  fait  dire  avec  bien  de  la  vérité  que  vous 
nous  avez  frotté  le  cul  de  miel  pour  nous  abandon- 
ner aux  mouches.  Vous  nous  laissez  la  célébrité 
pour  voler  à  la  renommée  ;  et  vous  aurez  peut-être 
moins  de  peine  à  faire  trembler  les  ennemis  que 
nous  à  nous  faire  aimer  des  académiciennes 2.  » 

Les  productions  de  l'Académie  sont  très  irrégu- 
lières et  inégales  ;  elles  pourraient  se  réunir  aisé- 

1  Mémoires  historiques  et  galants,  p.  2. 

2  Ibid.,  p.  7. 


—  62  — 

ment  sous  le  titre  qui  a  servi  à  assembler  un  cer- 
tain nombre  d'entre  elles,  le  Pot-Pourri.  En  géné- 
ral, cependant,  elles  ont,  comme  trait  commun,  la 
passion  du  paradoxe  aimable  et  toujours  en  faveur 
du  libertinage.  Nous  en  analyserons  quelques-unes. 

Dans  quelques  pages  sur  l'honneur  des  dames, 
les  auteurs  montrent  la  diversité  de  ce  sentiment 
à  travers  les  civilisations.  ïls  attestent  que  les 
mœurs  des  dames  françaises  furent  de  la  dernière 
austérité  jusqu'au  onzième  siècle.  Le  savant  moine 
Wartius  en  fait  l'éloge  dans  un  fragment  que  les 
auteurs  n'ont  osé  traduire.  Nous  imiterons  leur 
réserve  avec  d'autant  moins  de  scrupule  que  cette 
latinité  est  à  la  portée  du  moins  érudit  :  «  Quo 
tempore  virtus  feminei  sexus  ita  invaluerat,  ut  in 
monasteriis  noviciatum  incipientes  puellae  ipsos 
episcopos  non  facie  ad  faciem,  sed  con verso,  tan- 
tum  pudoris  causa,  admitterent  ». 

Les  académiciens  constatent  que  de  nos  jours  il 
est  prodigieusement  difficile  et  rare  d'obtenir  les 
faveurs  des  daines.  N'est-ce  pas  la  faute  des  hom- 
mes? Ne  manque-t-il  rien  aux  hommes  de  notre 
siècle,  quand  une  dame  leur  paraît  impénétrable  ? 

La  conclusion  de  leurs  recherches  historiques 
est  doucement  sceptique.  L'honneur  des  dames 
pris  moralement  n'est  pas  une  qualité  qui  soit 
purement  à  elles  ni  dépendante  de  leur  volonté, 
mais  seulement  de  ces  causes  physiques  dont  le 


-  63   - 

concours  enchaîne  tous  les  événements  de  l'uni- 
vers, et  l'état,  les  progrès  ou  la  chute  de  ces  ver- 
tus prodigieuses  que  nous  admirons  si  justement 
pourraient  être  prédits  sans  le  secours  de  la  ma- 
gie, et  seulement  en  lisant  la  gazette  avec  intelli- 
gence. l 

Une  longue  dissertation  sur  l'amour  nous 
enseigne  que  seules  des  erreurs  de  notre  imagina- 
tion en  ont  formé  la  passion  la  plus  redoutable . 
On  doit,  professe  l'académie,  considérer  l'amour 
comme  une  passion  purement  physique  :  c'est 
bien  le  moral  qui  propage  l'embrasement,  mais 
c'est  le  physique  qui  porte  la  première  étincelle. 

Un  célèbre  philosophe,  examinant  pourquoi 
l'amour,  qui  fait  le  bonheur  de  tous  les  êtres,  fait 
le  malheur  des  hommes,  répond  qu'il  n'y  a  dans 
cette  passion  que  le  physique  de  bon.  On  a  eu  tort 
de  vouloir  le  déifier.  L'auteur  de  notre  être  n'en 
avait  fait  qu'un  besoin,  nous  en  avons  fait  une 
passion  terrible.  Et  depuis  le  règne  de  Fran- 
çois Ier  un  monstre  qu'on  appelle  galanterie,  formé 
des  débris  des  mœurs  barbares  et  gothiques,  est 
venu  compliquer  les  choses.  Si  bien  qu'au- 
jourd'hui l'amour  n'est  que  le  goût  du  plaisir  allié 
à  la  vanité.  Pour  se  faire  aimer,  il  faut  parcourir 
le  rituel  des  cérémonies    galantes  qui,  quoique 

1  Mémoires  historiques  et  galants,  p.  22< 


—  64  — 

abrégé  aujourd'hui,  demande  du  temps  ;  et  ce 
temps,  précieux  et  indispensable  pour  acquérir 
du  mérite,  est  perdu  dans  le  commerce  de  la 
plupart  des  femmes.  j 

Au  milieu  d'anecdotes,  de  dissertations  ou  de 
réflexions  trop  souvent  incolores,  on  cueille  une 
définition  imagée  du  mariage,  «  la  fin  du  traves- 
tissement et  de  la  comédie  que  l'on  a  jouée  avant 
de  se  marier  »  ;  -  on  lit  d  innocents  paradoxes, 
comme  un  éloge  de  la  médisance  et  l'exposé  de 
ses  avantages  dans  la  société  ;  une  apologie  du 
babil  des  femmes;  d'insignifiantes  plaisanteries 
comme  l'origine  des  navettes  ou  les  huit  félicités 
du  philosophe. 

Parmi  les  productions  de  l'académie  qu'on  a 
recueillies  dans  les  œuvres  du  comte  de  Caylus, 
nous  rencontrons  encore  une  savante  dissertation 
«  sur  l'usage  de  battre  sa  maîtresse  ».  Savante 
certes,  autant  que  licencieuse  par  ses  sous-enten- 
dus ;  car  elle  prend  comme  épigraphe  ce  vers 
d'Ovide  : 

Ira  mixtus  abundat  amor, 

et  appuie  ses  arguments  de  moult  autorités  grec- 
ques et  latines. 
Battre  ce  qu'on  aime,  proclame  l'académie,  est 

1  Mémoires  historiques  et  galants,  p.  25-40. 
-  Mémoires  historiques  et  galants,  p.  85. 


—  65  - 

l'effet  le  plus  naturel  de  tout  sentiment  d'affection. 
Aimer  et  battre  ne  sont  qu'une  même  chose,  dit 
dans  Aristophane  un  disciple  de  Socrate.  Les 
anciens  rois  des  Parthes  faisaient  déchirer  à 
coups  de  verges  ceux  de  leurs  courtisans  qu'ils 
honoraient  de  leurs  faveurs.  Il  y  avait  à  Lacé- 
démone  un  autel  autour  duquel  on  assemblait 
chaque  année  toute  la  jeunesse  de  l'un  et  l'autre 
sexe  ;  là  les  jeunes  filles  souffletaient,  frappaient 
les  jeunes  garçons  pour  leur  inspirer  le  désir  de 
devenir  époux. 

La  femme  ne  fut-elle  pas  d'ailleurs  créée  pour 
l'homme?  Les  Grecs  disaient  qu'ils  avaient  des 
maîtresses  pour  leur  plaisir,  des  concubines  pour 
l'usage  habituel  et  des  femmes  pour  leur  donner 
des  enfants  légitimes  et  avoir  soin  de  leur  ménage. 
Les  Romains  les  tenaient  sous  une  tutelle  perpé- 
tuelle. Les  Mahométans  leur  persuadent  qu'elles 
n'ont  point  d'âme.  Pour  nous,  nous  les  traitons 
en  souveraines  ;  mais  elles  perdent  leur  souve- 
raineté sitôt  qu'elles  nous  aiment,  et  tout  rentre 
dans  la  loi  de  nature. 

Ce  procédé  seul,  la  flagellation,  est  capable  de 
prouver  le  grand  amour  C'est  pour  cela  que 
Properce  aima  Cynthie  éperdûment,  et  qu'il 
n'aima  jamais  qu'elle. 

C'est  un  plaisir  que  se  donnaient  communé- 
ment les  empereurs  Néron,  Vérus,  Commode   et 

5 


—  66  — 

Héliogabale.  Le  duc  de  Buckingham,  lors  de  son 
ambassade  en  France,  disait  à  Mme  de  Chevreuse 
qu'il  avait  aimé  trois  reines,  et  qu'il  avait  été 
obligé  de  les  gourmer  toutes  trois. 

Lucien  distingue  en  amour  cinq  degrés  de 
volupté  :  la  vue,  le  simple  toucher,  le  baiser,  le 
toucher  à  volonté,  enfin  la  possession  totale  de  la 
personne  aimée.  L'académie  établit  cinq  autres 
degrés  qui  lui  paraissent  plus  sensibles  :  aimer, 
plaire,  jouir,  battre,  être  battu. 

Elle  croit  en  avoir  dit  assez  pour  déterminer 
l'amant  le  plus  timide  à  battre  sa  maîtresse  et 
pour  tranquilliser  celui  qui,  la  battant  par  amour, 
se  le  reprocherait  par  défaut  de  lumières.  l 

Les  Etrennes  de  la  Saint-Jean,  complétées  par  les 
Ecosseuses  ou  les  Œufs  de  Pâques,  sont  des  recueils 
de  facéties  racontées  en  style  populaire  et  dues  à 
la  collaboration  des  membres  de  l'académie  ;  elles 
manquent  souvent  de  sel  pour  nous. 

Le  Recueil  de  ces  Messieurs,  auquel  Crébillon  fils 
et  Salle  eurent  part,  comprend,  à  côté  d'une  aven- 
ture intéressante,  un  conte  à  rire,  une  critique  au- 
près d'une  facétie.  Il  débute  par  une  histoire  mélan- 
colique, mais  s'égaie  bientôt  par  une  «  histoire  arri- 
vée »,  A  deux  de  jeu,  mettant  en  scène  deux  époux 


1  Œuvres  badines  complètes  du  Comte  de  Caylus,  t.  XII 
p.  111,  sqq. 


—  67  - 

qui  se  surprennent  mutuellement  en  faute  et  s'en 
réjouissent  dans  un  éclat  de  rire.  Puis  des  nou- 
velles, émaillées  des  maximes  favorites  à  l'acadé- 
mie :  «  Le  mauvais  exemple  produit  autant  de 
vertus  que  de  vices  »  ;  —  «  La  sincérité  est  la  plus 
sotte  des  vertus,  et  la  fausseté  le  plus  nécessaire 
des  vices  »  ;  un  éloge  inattendu  de  la  paresse  et  du 
paresseux,  —  enfin  un  dialogue  sur  l'amour  entre 
Ovide  et  Tibulle.  Ce  dernier,  partisan  de  la  ten- 
dresse, de  la  vérité,  de  la  constance  envers  les 
femmes,  s'étonne  que  toutes  ces  belles  qualités  ne 
lui  aient  valu  que  souffrances  et  cruautés  ;  il  cons- 
tate avec  amertume  que  l'infidélité  de  sa  maîtresse 
Délie  lui  a  coûté  la  vie  ;  comment  pouvait-il,  après 
cette  épreuve,  penser  sans  horreur  qu'il  restait  des 
femmes  au  monde  ? 

Ovide  triomphe  à  soutenir  que  la  coquetterie  et 
l'inconstance  sont  les  plus  sûrs  moyens  de  plaire 
aux  femmes.  Il  avoue  que  la  plus  austère  ou  la 
moins  vaine  des  femmes  auxquelles  il  a  adressé 
ses  vœux  ne  lui  a  jamais  coûté  ni  plus  de  trois 
jours,  ni  plus  d'une  chanson.  Il  faut  avoir  en 
amour  une  mauvaise  réputation  pour  plaire  aux 
femmes.  Au  reste  l'attachement  monogame  est  un 
leurre  :  pour  lui,  quand  il  plaisait  à  Julie  de  voir 
un  autre  amant,  il  allait  se  consoler  auprès  de 
Sulpicie  des  infidélités  de  la  femme  d'Agrippa. 
Cinquante  femmes  au  moins  lui  furent  infidèles, 


-  68  — 

nulle  ne  l'affligea.  Il  faut  toujours  que  les  femmes 
soient  la  source  de  nos  désirs,  jamais  de  nos 
regrets.  ' 

Le  Recueil  de  ces  Daines  est  précédé  d'un  avertis- 
sement chargé  de  nous  apprendre  que  Mme  la  mar- 
quise de  Clairville  est  connue  de  tous  les  gens  qui 
vivent  sur  le  bon  ton,  pour  une  dame  qui  joint  à  un 
reste  de  jeunesse  toutes  les  grâces  de  l'esprit  le 
plus  vif.  Son  hôtel  est  le  centre  des  plaisirs  tran- 
quilles, et  le  rendez  vous  de  tous  les  honnêtes 
gens.  On  y  parle  nouvelles,  théâtre,  littérature, 
aventures  de  coulisses,  anecdotes  de  toilette  ; 
toutes  les  matières  sont  libres,  et  on  choisit  tou- 
jours celles  qui  peuvent  amuser  davantage. 

Mme  de  Clairville  a,  à  trois  lieues  de  Paris,  une 
fort  belle  terre,  où  elle  va  passer  tous  les  ans  trois 
mois  de  la  belle  saison  avec  une  société  de  cinq 
ou  six  daines  aimables  et  quelques  cavaliers  amu- 
sants. Tandis  que  les  hommes  lisent,  chassent  et 
font  des  médiateurs  jouent),  les  dames  écoutent 
la  lecture,  travaillent  pendant  la  chasse  et  se  dis- 
sipent par  le  quadrille. 

Mma  de  Clairville  était  la  dépositaire  de  tous  les 
ouvrages  que  ces  dames  avaient  faits  pendant  les 
vacances.  On  vient  de  les  confier  à  l'auteur  du 


1  Recueil    de   ces   Messieurs.    Arasterd.    et    Paris,  1745  ;    — 
Œuvres  badines  du  Comte  de  Caglus,  t.  V,  p.  330  et  t.  VI. 


—  69  - 

Recueil  ;  il  a  cru  ne  point  désobliger  le  beau  sexe 
en  les  rendant  publics. 

Les  pièces  de  ce  Recueil  s'inspirent  du  même 
esprit  de  frivolité  que  les  autres  productions  de 
l'académie  ;  la  frivolité  y  paraît  même  un  peu 
plus  libertine.  C'est  dans  l'une  d'elles  que  se 
trouve  le  mot  typique  qui  caractérise  si  bien  la 
désinvolture  de  l'amour  dans  le  mariage  au  dix- 
huitième  siècle.  Mme  de  Méreval  accorde  la  der- 
nière faveur  à  un  jeune  oificier,  au  moment  où 
son  mari  pénètre  dans  l'appartement.  Mais  M.  de 
Méreval,  sans  s'émouvoir,  lui  dit  d'un  ton  fort 
tranquille  :  «Vous  êtes  bien  imprudente,  Madame  ; 
si  c'était  un  autre  que  moi  !  »  Et  il  sort.  Ce  sang- 
froid  ne  trouble  d'ailleurs  en  rien  Mrae  de  Méreval  ; 
son  mari  est  à  peine  sorti  que,  malgré  les  résis- 
tances, l'agitation  et  le  peu  d'expérience  de  son 
partenaire,  «  elle  le  força  d'achever  ce  que  la  pré- 
sence de  ce  sage  importun  avait  interrompu. 
Mme  de  Méreval  fut  heureuse;  elle  savoura  le  plai- 
sir avec  cette  tranquillité  qui,  en  caractérisant  le 
crime,  s'élève  au  dessus  des  remords.  » 

Le  conte  intitulé  La  Loterie  nous  révèle  l'ingé- 
nieux stratagème  d'une  «  Mme  Cardinal  »  de 
l'époque.  La  jeune  et  jolie  actrice  Lucile,  qui  n'a 
coutume  de  céder  à  l'amour  que  quand  sa  famille 
y  a  souscrit,  est  entourée  de  quatre  cavaliers  pré- 
tendant à  l'heureuse  possession  de  ses  charmes. 


—  70  — 

La  tutrice,  empêchée  de  faire  un  choix  par  l'égalité 
des  offres,  a  décidé  que  le  sort  désignerait  le  ga- 
gnant. Les  billets  se  distribuent  gratis,  et  comme  les 
malheureux  ne  doivent  pas  perdre  des  deux  côtés, 
seul  celui  que  le  sort  favorisera  paiera  son  lot 
d'une  bourse  de  cent  louis.  Ainsi  est-il  loyalement 
opéré. 

LÏ Aimable  indiscret  est  un  simple  badinage,  où 
ne  manquent  pas  les  traces  de  la  finesse  féminine. 
M,ue  la  duchesse  de  ***  avait  chez  elle  sept  autres 
dames  de  la  cour  qu'elle  haïssait  beaucoup,  qu'elle 
voyait  tous  les  jours  et  qu'elle  régalait  souvent  : 
«  elle  les  haïssait  par  rivalité,  les  voyait  par  bien- 
séance et  les  régalait  par  devoir.  »  Un  soir  que  la 
société  attendait  huit  des  plus  aimables  seigneurs, 
pour  «  faire  tèie  aux  dames  »,  au  dernier  moment 
sept  d'entre  eux  s'excusèrent  ;  seul  le  duc  de  *** 
était  attendu,  l'homme  le  plus  goûté,  le  plus  dis- 
puté des  salons  et  des  alcôves.  Il  arrive,  en  retard 
d'ailleurs,  et  s'apercevant  qu'il  est  seul  de  son 
sexe,  prend  l'air  le  plus  mystérieux,  se  fait  prier. 
Enfin,  «  avec  cet  air  fin  qui  annonce  le  triomphe, 
l'esprit  et  la  délicatesse  »,  il  va  satisfaire  la  curio- 
sité des  dames.  «Vous  voilà  huit,  dit-il.  Eh  bien..., 
j'ai  couché  avec  vous  toutes.  »  Et  après  un  ins- 
tant, une  seconde  de  confusion,  toutes  en  convien- 
nent. «  Quelle  victoire  !  quel  aveu!  je  n'en  sache 
pas  de  plus  satisfaisant  pour  l'homme  du  jour.  » 


—  71  - 

L'Ecole  des  vieillards  est  une  leçon  donnée  aux 
vieux  barbons  assez  fous  pour  vouloir  inspirer  de 
la  tendresse  dans  un  âge  où  ils  devraient  être  im- 
portuns à  eux-mêmes.  Molière  l'avait  donnée  avec 
plus  d'autorité  et  d'esprit. 

Le  Comédien,  l'Heureuse  perfidie,  sont  des  aven- 
tures assez  banales  '. 

L'Académie  de  ces  Dames  et  de  ces  Messieurs 
vécut  sans  doute  jusqu'en  1776  ;  mais  il  semble 
que  les  académiciens  ne  lui  aient  pas  apporté  le 
meilleur  d'eux-mêmes,  de  leur  esprit  et  de  leur 
verve.  Certains  d'entre  eux,  comme  Duclos,  Vadé, 
Crébillon  fils  ont  eu,  hors  de  l'Académie,  leurs 
plus  séduisantes  inspirations. 

Voici  enfin  une  Société  où  l'on  écrivait  par 
malheur  très  peu,  mais  où  Ton  parlait  beaucoup, 
et  beaucoup  d'amour,  véritable  société  d'amour, 
à  la  tête  de  laquelle  une  des  prêtresses  de  Vénus, 
en  même  temps  que  de  Melpomène  et  de  Thalie, 
maintenait  par  sa  grâce,  par  sa  coquetterie  même, 
le  ton  et  l'allure  qui  émoustillent  les  esprits  les 
plus  graves  —  et  il  en  était  autour  d'elle,  comme 
nous  le  verrons. 

Mlle  Quinault  la  cadette  (Jeanne-Françoise),  fille 

1  Recueil  de  ces  Dames.  A  Bruxelles,  aux  dépens  de  la 
Compagnie,  1745.  —  Œuvres  badines  du  comte  de  Caylus, 
t.  XI,  p.  1-112. 


—  72  — 

et  sœur  de  comédiens,  débula  au  Théâtre-Fran- 
çais, sous  le  nom  de  Mllc  Quinault-Dufresne  le  14 
ou  15  juin  1718  par  le  rôle  de  Phèdre.  Elle  fut 
reçue  en  décembre  pour  l'emploi  des  soubrettes 
où  elle  égala  et  même  surpassa  Mlle  Desmares  et 
Mme  Deshayes.  Elle  y  joignit  aussi  plusieurs  carac- 
tères du  haut  comique  qui  semblaient  appartenir 
exclusivement  aux  actrices  chargées  des  premiers 
rôles. 

Ses  conseils  furent  très  utiles  à  plusieurs  auteurs 
distingués,  qui  ne  manquaient  pas  de  la  solli- 
citer. Elle  donna  le  sujet  du  Préjugé  à  la  mode 
à  La  Chaussée  et  celui  de  l'Enfant  prodigue  à  Vol- 
taire. 

Mlle  Quinault  quitta  le  théâtre  en  1741,  n'ayant 
guère  plus  de  40  ans.  Elle  avait  obtenu  en  1736 
une  pension  de  mille  livres  sur  le  trésor  royal; 
elle  en  eut  une  pareille  de  la  Comédie. 

Elle  aimait  beaucoup  écrire,  on  ne  sait  trop  sur 
quels  sujets.  Elle  consultait  souvent  d'Alembert, 
qui  sans  doute  était  dépositaire  de  ses  manuscrits. 
Sou  goût  pour  la  toilette  ne  labandonna  jamais  ; 
elle  mourut  en  janvier  1783,  encore  occupée  du 
soin  de  se  parer  *. 

Les  contemporains  ne  se  sont  pas  fait  faute  de 

1  Lemazurier.  Galerie  historique  des  acteurs  du  Théâtre- 
Français  Paris,  1810  t.  II,  p.  331.  —  Mémoires  secrets  de  la 
République  des  Lettres,  20  janvier  1783. 


—  73  — 

célébrer  son  œil  lutin,  son  visage  fûté  et  jusqu'à 
son  pied  mignon  ;  enfin  son  jeu  spirituel  et  sa 
façon  de  jeter  le  mot  «  qui  le  faisait  passer  la 
rampe  »,  lui  avaient  valu  une  agréable  popu- 
larité. 

Ses  mœurs  ne  furent  jamais  scandaleuses  ;  c'est 
là  presque  un  brevet  d'originalité  et  d'honnêteté  à 
l'époque  où  elle  vécut.  Sur  le  tard,  Mme  d'Epinay 
écrivait  d'elle  :  «  Son  âge  ne  rend  plus  aujourd'hui 
ses  mœurs  équivoques  ;  elles  n'ont  pas  toujours 
été  bonnes,  dit-on  ;  et,  au  milieu  d'un  certain 
maintien  apprêté  et  pédant,  il  lui  échappe  parfois 
des  plaisanteries  un  peu  fortes.  Il  faut  bien  que 
les  qualités  de  son  cœur  soient  supérieures  à 
celles  de  son  esprit,  pour  avoir  fait  généralement 
oublier  son  premier  état1  ». 

Sans  être  un  modèle  de  veriu,  Mu=  Quinault  ne 
parait  pas  avoir  pris  grand  goût  à  l'amour.  Elle 
eut  des  amants,  il  le  fallait  bien  ;  les  meilleurs 
restèrent  ses  amis.  Jolly,  l'auteur  de  l'Ecole  des 
amants  et  de  la  Vengeance  de  Vamour,  eut  peut-être 
les  prémices  de  sa  beauté;  un  M.  de  Gaux  lui  suc- 
céda ;  puis  la  jeune  artiste  se  plut  à  la  rivalité  des 
ducs  de  Villars  et  de  Coigny  qui,  peu  constants 
eux-mêmes,  trouvèrent  à  qui  parler.  Elle  traversa 
ainsi  un  peu  tous  les  mondes,  sans  être  empruntée 

1  Mémoires  et  correspondance  de  Mm'  d'Epinay,  t.  I, 
p.  246. 


—  74  - 

dans  aucun,  laissant  partout  au  contraire  une 
réputation  de  femme  d'esprit. 

Elle  avait  en  effet  la  répartie  toujours  heureuse. 
A  l'avènement  de  M.  d'Argenson  au  ministère, 
M1Ie  Quinault  vint  une  des  premières  le  féliciter. 
Le  marquis  l'ayant  aperçue  au  milieu  de  la  foule 
des  complimenteurs,  alla  galamment  à  elle  et,  la 
serrant  dans  ses  bras,  l'embrassa  très  affectueuse- 
ment. Un  jeune  seigneur,  un  arriviste  de  l'époque, 
peu  au  courant  des  physionomies,  s'imagina  aus- 
sitôt que  la  comédienne  avait  une  grande  in- 
fluence ;  étant  parvenu  à  la  rejoindre,  il  lui  fit 
une  cour  respectueuse  et  ne  tarda  pas  à  se  recom- 
mander à  ses  bons  offices  La  comédienne  eut  une 
subite  inspiration.  Elle  se  jeta  à  la  tête  du  sollici- 
teur et  l'embrassa  sur  les  deux  joues  en  lui 
disant  :  «  Je  ne  puis  mieux  faire,  monsieur,  que 
de  vous  repasser  ce  que  le  marquis  m'a  donné  *.  » 

Lorsque  Mlle  Quinault  quitta  la  scène,  encore 
trop  jeune  et  trop  vive  pour  se  soustraire  au 
monde  et  se  cloîtrer,  elle  organisa  ses  réceptions 
avec  plus  de  régularité  et  n'eut  aucune  peine  à 
attirer  à  elle  des  gens  de  lettres  et  surtout  des 
hommes  desprit  dont  elle  prisait  fort  la  conver- 
sation. Peut-être  prisaient-ils  en  elle  autre  chose 
que  ses  qualités  intellectuelles  ou  morales;  mais 

1  Lemazurier.  Galerie  historique,  t.  II,  p.  333. 


-75  — 

elle  avait  un  doigté  spécial  pour  se  préserver 
de  tout  attachement  encombrant.  Une  fois  cepen- 
dant, son  cœur  dut  être  pris,  pour  Alexis  Piron  : 
son  affection  était  faite  de  tendresse,  et  l'esprit  y 
avait  autant  de  part  que  le  cœur.  Elle  s'efforçait 
d'ailleurs  de  calmer  la  verve  un  peu  grosse  de  son 
ami,  et  le  rappelait  souvent  à  plus  de  délicatesse, 
mais  toujours  avec  une  maternelle  sollicitude. 
«  Je  suis  contente  de  vous,  lui  écrivait-elle,  vous 
avez  été  très  bien  au  souper,  et  vous  n'avez  pas  été 
immonde.  »  ~  «  C'est  assez  contre  mon  gré  que 
vous  allez  au  souper.  Je  ne  serai  point  à  côté  de 
vous  ;  la  rage  reparaîtra  sur  la  fin  du  repas.  Je 
vous  connais  :  la  Tonton  éloignée,  le  Piron  repa- 
raît1. » 

Elle  était  en  effet  dans  l'intimité  Tonton  l'indo- 
cile pour  Piron  qui  pour  elle  était  Binbin  le  barbu. 
Dans  une  épître  adressée  à  Compiègne  à  M.  de 
Livry,  le  poète  constate  en  ces  termes  que  sa  bonne 
amie  a  engraissé  : 

Suffit  que  ma  belle  amie, 
Que  vous  appelez  Tontou, 
Que  Tonton,  jadis  momie, 
De  graisse  est  un  peloton  2. 

Le  comte  de  Caylus  aida  la  comédienne  dans  la 

1  Lettres  deMn-  Quinault  à  Piron,  publiées  par  H.  Bonhomme 
dans  les  Œuvres  inédites  de  Piron.  Paris,  1859,  p.  132. 

2  Poésies  inédites  de  Piron,  p.  368. 


—  76  — 

fondation  de  son  aimable  société.  Au  début,  elle 
était  limitée  à  huit  personnes,  et  la  réception  se 
faisait  alternativement  chez  le  comte  et  chez 
MBe  Quinanlt.  Mais  bientôt  le  nombre  des  convives 
s'accrut  ;  et  l'empressement  avec  lequel  on  sollici- 
tait la  faveur  d'être  admis  à  ces  réunions,  dut-on 
n'occuper  que  le  bout  du  banc,  était  tel  que  la 
société  fut  ]>apiisée  du.  Boat-d a- Banc.  La  maîtresse 
de  maison,  aussi  aimable  que  bonne,  décréta  que 
tout  individu  invilé  une  fois  serait  considéré 
comme  admis  et  reçu  dans  la  société,  ce  qui  lui 
donnerait  le  droit  de  survenir,  à  l'improviste,  aux 
dates  fixées,  quand  bon  lui  semblerait.  Et  ce  diner 
eut  bientôt  vingt  à  vingt-cinq  convives.  Mais 
chacun  d'eux  devait  apporter  comme  écot,  une 
histoire  quelconque.  Un  encrier  et  ses  accessoires 
faisaient  office  de  surtout,  et,  après  boire,  les  élu- 
cubratk-ns  commençaient. 

Les  productions  de  cette  période  se  confondirent 
avec  celles  de  Y  Académie  de  ces  Dames  et  de  ces 
Messieurs,  dont  Caylus  était  aussi  le  fondateur  : 
les  Etrennes  de  la  Saint-Jean  en  fureut  les  princi- 
pales, nous  avons  dit  leur  valeur  médiocre. 

Mais,  plus  tard,  les  philosophes,  les  moralistes 
prirent  le  haut  bout,  et  le  ton  changea. 

Il  serait  difficile,  et  d'ailleurs  sans  intérêt,  de 
nommer  tous  ceux  qui  vinrent  s'asseoir  à  la  table 
de  mademoiselle   Quinault.    Il    suffit  de  savoir, 


—  77  — 

pour  en  connaître  la  portée,  que,  à  côté  du  comte 
de  Caylus  prenaient  souvent  place  Voltaire,  Mari- 
vaux, Destouches,  Crébillon  fils,  Voisenon,  Pont- 
de-Veyle,  Maurepas,  de  Livry,  Jolly,  Piron,  Collé  ; 
peu  de  femmes,  mademoiselle  Dufresne,  belle- 
sœur  de  la  Quinault,  et  mademoiselle  Baiicourt, 
sa  cousine  ;  la  première  surnommée  Loulou,  la 
seconde  Bouri.  Dans  la  seconde  période,  Duclos 
règne,  amenant  avec  lui  Saint-Lambert,  puis 
Rousseau,  Diderot,  d'Alembert,  Grimm  ;  madame 
de  Jully,  la  belle-sœur  de  madame  d'Epinay,  qui 
y  rencontrait  facteur  Jélyotte  dont  elle  ralïolait  ; 
madame  d'Houdelot,  et  probablement  la  comtesse 
de  Rochefort. 

Dans  cette  société  de  personnes  à  l'esprit  large 
et  à  la  philosophie  aisée,  les  allures  ne  durent  pas 
manquer  plus  d'une  fois  d'être  mutuellement 
osées  et  complaisantes  ;  la  griserie  des  mots,  les 
fusées  de  l'esprit  y  aidaient,  d'un  esprit  graveleux, 
cynique,  que  n'effrayaient  pas  les  allusions  décol- 
letées, les  propos  licencieux.  Collé  y  disait  quel- 
ques couplets  égrillards  ;  Voisenon,  ce  «  petit 
paquet  de  puces  »,  aiguisait  quelque  épigramme 
grossière  ;  Piron,  le  bras  autour  de  la  taille  de  la 
maîtresse  de  maison,  débitait  quelque  forte  gau- 
loiserie généreusement  pimentée. 

Par  malheur,  dans  la  période  la  plus  intéres- 
sante, lécritoire  n'était  plus  qu'un  emblème.  Quel 


—  78  — 

recueil  précieux  ou  eût  pu  faire  de  ces  réunions  ! 
Tout  au  plus  possédons-nous  le  récit  dune  de  ces 
soirées,  une  des  plus  convenables  sans  doute,  car 
la  présence  d'une  nouvelle  venue,  un  peu  timorée, 
devait  glacer  la  verve  des  partenaires . 

Madame  de  Jully  ne  cessait  de  parler  à  sa  belle- 
sœur,  madame  d'Epinay,  du  salon  de  mademoi- 
selle Quinault  ;  elle  l'engageait  vivement  à  l'y 
suivre.  «  C'est  là,  assure-t-elle,  où  l'on  peut  vrai- 
ment apprendre  à  connaître  le  monde,  parce  que 
tout  ce  qu'il  y  a  à  Paris  de  bonne  compagnie  s'y 
rassemble.  »  Madame  d'Epinay,  tentée  d'accepter, 
consulte  M.  de  Lisieux  qui  lui  répond  :  «  Je 
connais  beaucoup  de  réputation  Mllc  Quinault,  j'ai 
même  été  quelquefois  chez  elle  ;  elle  voit,  en 
effet,  la  meilleure  compagnie  ;  vous  ne  pouvez 
mieux  faire  que  d'y  aller  de  temps  en  temps,  mais 
je  n'oserais  vous  conseiller  de  vous  lier  intime- 
ment avec  elle.  Cette  femme,  qui  a  infiniment 
d'esprit,  a  établi  chez  elle  un  ton  de  liberté  qui 
peut  avoir  des  inconvénients,  toujours  relative- 
ment à  votre  situation.  D'ailleurs,  Mlle  Quinault 
n'est  vraiment  recommandable  que  par  l'origina- 
lité de  son  esprit.  »  ' 

Quelques  jours  plus  tard  M'ne  d'Epinay  rencon- 
tre la  Quinault  au  chevet  de  Mme  de  Jully  et  lui 

1  Mémoires  de  M™  d'Epinay,  t.  I,  p.  243,  sqq. 


—  79  — 

promet  d'aller  dîner  chez  elle.  Elle  s'exécute.  Les 
convives  sont  le  prince  de  Galitzin,  le  marquis  de 
Saint-Lambert  et  Duclos. 

Jusqu'au  dessert,  la  conversation  fut  bruyante 
et  générale.  Au  dessert,  Mlle  Quinault  fit  signe  à 
sa  nièce  de  sortir  de  table.  On  s'était  assez  con- 
traint pour  cette  «  petite  morveuse  ».  Le  moment 
était  venu  où,  les  coudes  sur  la  table,  on  dit  tout 
ce  qui  vient  en  tête  ;  et  alors  les  enfants  et  les 
valets  sont  incommodes.  Voilà  aussitôt  Duclos 
parti  sur  l'éducation  de  la  nature,  celle  où  l'on 
appelle  un  chat  un  chat,  où  la  pudeur  est  un  vain 
mot.  «  Il  y  a  des  nations  de  sauvages,  par  exemple, 
où  les  femmes  restent  nues  jusqu'à  l'âge  de 
puberté,  et  certainement  sans  rougir.  »  Au  reste, 
dit  le  prince,  il  fut  un  temps  où  non  seulement  les 
sauvages,  mais  tous  les  hommes  allaient  tout  nus. 

Duclos.  —  Oui  vraiment,  pêle-mêle,  gras,  rebon- 
dis, joufflus,  innocents  et  gais  ;  buvons  un  coup. 

Mllfc  Quinault  chantant  en  lui  versant  à  boire. 

Il  t'en  revient  encore  une  image  agréable 
Qui  te  plaît  plus  que  tu  ne  veux. 

Il  est  certain  que  ce  vêtement,  qui  joint  si  bien 
partout,  est  le  seul  que  la  nature  nous  ait  donné. 

Duclos.  —  Maudit  soit  le  premier  qui  s'avisa  de 
mettre  un  autre  habit  sur  celui-là  ! 

Mllè  Quinault.      Ce  fut  quelque  petit  vilain  nain, 


—  80  — 

bossu,  maigre  et  contrefait  ;  car  on  ne  songe  guère 
à  se  cacher  quand  on  est  bien. 

Mais  a-t-on  de  la  pudeur  quand  on  est  seul  ? 
Mmc  d'Epinay  osant  soutenir  l'affirmative,  Duclos 
prétend  que,  quand  on  ne  le  voit  pas,  il  ne  rougit 
guère,  et  conclut  :  «  Je  gage  qu'il  n'y  en  a  pas  un 
de  vous,  quand  il  fait  bien  chaud,  qui  ne  renvoie 
d'un  coup  de  talon  toutes  ses  couvertures  au  pied 
de  son  lit.  Adieu  donc  la  pudeur,  belle  vertu  qu'on 
attache,  le  matin,  sur  soi  avec  des  épingles. 

Au  reste,  que  de  vices  et  de  vertus  dont  il  ne  fut 
jamais  question  dans  le  code  de  la  nature,  et  qui 
sont  de  pure  convention,  suivant  les  pays,  les 
mœurs,  les  climats  même.  Seule  la  morale  univer- 
selle est  inviolable  et  sacrée,  car  elle  est  la  volonté 
de  l'espèce  entière;  en  deux  mots,  prononce  encore 
Duclos,  elle  est  «  l'édit  permanent  du  plaisir, 
du  besoin  et  de  la  douleur.  » 

Et  poursuivi  par  son  idée  fixe,  hanté  du  nu,  il 
voit,  à  l'origine  des  choses,  l'espèce  humaine 
éparse  sur  la  surface  de  la  terre  toute  nue.  Et  si 
quelqu'un  s'avisa  alors  de  se  couvrir,  c'est  qu'il 
avait  froid.  Et  pourquoi  pas  par  honte?  hasarde 
timidement  M"'e  d'Epinay.  —  Il  est  certain,  dit  le 
prince,  qu'il  vient  un  temps  où  la  nature  honteuse 
semble  d'elle-même  former  un  voile...  répandre 
une  ombre  sur  certaines  parties  du  corps,  celles 
que  les  anciens  appelaient  précisément  pudenda. 


—  81  — 

—  Mais  comment  se  fait-il,  interrompt  Saint-Lam- 
bert, que  la  nature  voile  si  tard,  et  qu'elle  voile  où 
il  n'y  a  rien  à  voiler  ?  —  Ah  !  se  lamente  Duclos, 
si  l'on  ne  s'était  pas  couvert,  on  eût  offert  de  beaux 
bras,  une  tête  échevelée...  sans  compter  le  reste... 
Madame  d'Epinay.  —  Si  vous  admettez  dans 
l'homme  la  possibilité  d'aller  nu  sans  rougir,  vous 
admettrez  bien  d'autres  choses. 

Duclos.  —  Eh,  mais  sans  doute,  sans  l'exemple, 
sans  les  leçons  de  votre  mère,  les  remontrances 
de  votre  bonne,  vous  auriez  osé... 

Le  Prince.  —  Il  est  plaisant,  en  effet,  que  les 
lieux  habités  par  les  hommes  soient  les  seuls  où 
l'on  rougisse  d'obéir  à  l'impulsion  de  la  nature. 

Et  pourtant  mademoiselle  Quinault  se  demande 
si  tous  les...  objets  qui  n'excitent  en  nous  tant  de 
belles  et  vilaines  choses  que  parce  qu'on  en  dé- 
robe la  vue,  ne  nous  auraient  pas  laissés  froids  et 
tranquilles  par  une  contemplation  perpétuelle. 
Mais  Duclos  croit  que  le  tact  n'eût  jamais  perdu 
ses  prérogatives. 

Subitement  enflammé  d'enthousiasme,  Saint- 
Lambert,  un  verre  de  Champagne  à  la  main,  évoque 
le  tableau  délicieux  de  la  liaison  solennelle  des 
sexes.  (Une  lacune  dans  le  manuscrit  nous  a  privés 
de  belle  prose).  Le  sacrifice  est  consommé  sous  un 
grand  voile.  Les  parfums  les  plus  délicieux  fument 
autour  des  mariés,  la  musique  la  plus  douce  dé- 

6 


—  82  - 

robe  les  cris  et  les  soupirs  de  la  jeune  épouse.  Des 
hymnes  voluptueux  et  nobles  sont  chantés  en 
l'honneur  des  dieux.  L'épouse,  au  lieu  d'être  aban- 
donnée à  de  petites  idées  pusillanimes  qui  la  trou- 
blent et  lui  arrachent  des  larmes  sottes  et  comi- 
ques, aurait  ainsi  la  seule  crainte  que  les  dieux  ne 
bénissent  pas  son  union,  et  refusent  leurs  faveurs 
à  l'être  qui  va  germer  dans  son  sein. 

Duclos  trépigne  de  joie  :  «Oh  I  parbleu,  j'aurais 
été  tous  les  jours  à  la  noce,  si  cela  se  fût  passé 
ainsi  » . 

—  Mais  comment,  interroge  le  prince,  en  est-on 
venu  à  se  cacher  d'une  action  si  naturelle,  si  né- 
cessaire et  si  générale,  et  si  douce  ! 

—  C'est  que  le  désir,  répond  toujours  Duclos, 
est  une  espèce  de  prise  de  possession.  L'homme 
passionné  détourne  la  femme,  comme  le  chien  qui 
s'est  saisi  d'un  os  le  porte  à  sa  gueule,  jusqu'à  ce 
qu'il  puisse  le  dévorer  dans  un  coin;  et  tandis 
même  qu'il  le  dévore,  il  tourne  la  tête,  il  gronde, 
de  peur  qu'on  ne  le  lui  arrache.  Je  l'ai  déjà  dit  à  qui 
sait  entendre,  la  jalousie  est  le  germe  de  la  pudeur. 

La  grossièreté  de  la  comparaison  choque  bien 
un  peu  Mme  d'Epinaj',  mais  elle  admet  la  conclu- 
sion. Et  pourtant,  fait  remarquer  le  prince,  il  y  a 
d'autres  actions  naturelles,  pour  lesquelles  on  se 
cache  encore,  et  où  la  jalousie  n'entre  pour  rien. 
Certes,  s'exclame  Duclos,  celui  qui  a  plus  de  pa- 


-  83  - 

resse  alors  que  d'amour-propre  est  un  impudent. 
Ma  foi,  à  tout  prendre,  il  est  assez  bien  fait  de  se 
cacher  quelquefois.  Les  circonstances  qui  accom- 
pagnent le  transport  de  la  passion Il  était 

peut-être  grand  temps  que  Mademoiselle  Quinault 
intervînt  pour  imposer  silence  au  philosophe  lo- 
quace :  elle  tenait  à  ne  pas  trop  choquer  sa  nouvelle 
convive.  Mais  Saint-Lambert  explique  qu'on  ne 
dit  rien  de  bien  de  l'innocence  sans  être  un  peu 
corrompu.  —  Ni  de  la  pudeur,  ajoute  Duclos, 
sans  être  fort  effronté. 

Cette  dissertation  est  interrompue  par  un  intrus  ; 
et  Mme  d'Epinay  profite  de  ce  moment  de  silence 
pour  se  retirer  ;  non  sans  faire  la  réflexion  que, 
quand  on  se  donne  la  peine  de  détruire  un  préjugé 
utile,  il  faut  au  moins  le  remplacer  par  quelques 
principes  qui  non  seulement  en  tiennent  lieu,  mais 
encore  qui  mettent  un  frein  plus  sûr  que  celui 
d'une  opinion  variable  ;  et  qu'à  moins  d'être  fous 
on  ne  peut  prétendre  à  ramener  l'homme  à  l'état  de 
nature  *. 

Certains  soirs,  entre  les  mêmes  convives  aux- 
quels vient  se  joindre  Rousseau  ou  Diderot,  s'agite 
la  question  du  plaisir  et  du  bonheur,  mais  Duclos 
ne  la  laisse  pas  traîner  en  longueur,  affirmant  qu'il 
est  absurde  de  disputer  sur  une  chose  que    cha- 

1  Mémoires  et  correspondance  de  Mme  d'Epinay,  I,  p.  247, 
sqq. 


-  84  - 

cuu  a  entre  les  mains,  et  qu'on  est  heureux  quand 
on  veut  ou  quand  on  peut.  —  «  Parlez  pour  vous, 
riposte  la  Quinault,  pour  vous  à  qui  il  ne  faut 
pour  être  heureux  que  du  pain,  du  fromage,  et  la 
première  venue.  » 

La  beauté  absolue  —  ou  même  relative —  l'édu- 
cation des  sexes,  l'entrainement  à  l'amour  étaient 
encore  les  sujets  traités  en  cette  académie  philo- 
sophico-galante,  et  dont  il  est  permis  de  regretter 
qu'un  secrétaire  n'ait  pas  conservé  de  précis 
procès-verbaux.  Il  semble  pourtant  qu'on  n'eut 
pu  impunément  les  présenter  comme  un  manuel 
d'éducation  pour  jeunes  filles.  Mademoiselle  Qui- 
nault, en  effet,  avait  par  distraction  laissé  assister 
un  soir  sa  nièce  Hortense  à  une  discussion  sur  la 
divinisation  de  l'amour  entre  Diderot,  Saint-Lam- 
bert et  Duclos.  Quelques  semaines  plus  tard,  la  jeune 
fille  venait  avouer  à  sa  tante  qu'elle  était  grosse. 
Elle  avait  voulu  exposer  à  un  jeune  tailleur,  dont 
la  chambre  faisait  face  à  la  sienne,  les  théories  de 
Diderot  et  de  Duclos  sur  les  sentiments  asservis  à 
la  raison,  au  cerveau  ;  mais  le  galant  lui  avait 
fermé  la  bouche  pour  entamer,  à  la  muette,  une 
explication  beaucoup  plus  passionnante...  Mlle 
Quinault  se  garda  bien  de  vaine  morale  :  elle  unit 
les  deux  enfants. 

Comment  la  désunion  parvint-elle  à  s'attaquer 
à   des  esprits   aussi  élevés  ?   Ce   fut  un  peu    la 


—  85  — 

faute  à  la  philosophie,  qui  brouilla  Diderot, 
Grimm  et  Rousseau;  un  peu  à  l'amour,  qui  lit  de 
Saint-Lambert  et  de  Rousseau  d'âpres  rivaux,  un 
peu  à  la  jalousie,  qui  rendait  Duclos  terrible. 
Bref,  on  ne  sait  comment,  et  sans  que  la  clôture 
ait  jamais  été  prononcée,  le  dîner  du  Bout-du-Banc 
cessa  d'exister;  et  Mademoiselle  Quinault  se  retira 
à  Saint-Germain-en-Laye,  où  ses  amis  vinrent  la 
visiter  jusqu'à  ses  derniers  jours. 

Le  salon  de  Mme  Doublet  de  Persan  appartient  à 
notre  sujet  par  certains  côtés.  A  proprement  par- 
ler, on  ne  traitait  pas  dans  ce  salon  des  questions 
de  galanterie;  à  notre  connaissance,  on  n'y  écri- 
vait pas  davantage  des  contes,  nouvelles  ou  dis- 
sertations d'amour.  Mais  durant  quarante  ans,  il 
fut  le  véritable  cabinet  noir  de  la  chronique  jour- 
nalière de  Paris,  où  aboutissait  fatalement  l'anec- 
dote ou  la  chanson  du  jour,  où  chacun  était  enre- 
gistré, que  la  notoriété  d'une  minute  avait  fait  sor- 
tir de  l'ombre,  fût-il  prélat  ou  mousquetaire,  mar- 
quise ou  courtisane,  robin  ou  abbé,  actrice  ou 
entremetteuse. 

A  la  mort  de  son  mari,  ancien  intendant  du 
commerce,  Mme  Doublet  de  Persan,  qui  restait 
avec  une  fortune  médiocre,  se  retira  dans  un 
appartement  des  logis  extérieurs  du  couvent  des 
Filles  Saint-Thomas,  où  elle  resta  enfermée  pen- 


-  86  — 

dant  quarante  ans,  sans  jamais  mettre  les  pieds 
dehors,  mais  où  une  société  aimable  et  choisie  de 
gens  de  bonne  compagnie,  d'écrivains,  d'artistes, 
de  femmes  d'esprit  l'entoura  continuellement. 
C'étaient  les  deux  frères  jumeaux  Lacurne  et  Sainte 
Palaye,  Mairan,  secrétaire  perpétuel  de  l'Acadé- 
mie française,  l'antiquaire  de  Foncemagne,  Vol- 
taire, d  Argenial,  le  censeur  royal  Pidansat  de 
Mairobert,  Mouffle  d'Angerville,  l'abbé  Chauvelin, 
l'abbé  Legendre,  frère  de  la  maîtresse  de  maison, 

Vénérable  abbé 
Qui  siégeait  à  table 
Mieux  qu'au  jubé, 

l'abbé  de  Voisenon,  Piron  ;  quelques  femmes  qui 
donnaient  au  cénacle  de  la  grâce  et  de  l'entrain, 
Mme  d'Argental,  Mme  du  Bocage,  Mme  Rondet  de 
Villeneuve,  Mme  deBesenval  et  quelques  autres  aux 
vives  allures. 

Aux  côtés  de  Mrae  Doublet,  Bachaumont,  le  raf- 
finé sybarite,  présidait  cette  société  de  nouvellistes 
qui  avait  pris  le  nom  de  la  Paroisse.  Tous  les  soirs 
les  paroissiens  se  retrouvaient  autour  de  la  même 
table,  chacun  à  la  même  place  et  sous  son  por- 
trait. Ainsi  peut-on  dire  que  chacun  d'eux  assis- 
tait aux  réunions,  même  absent.  Chacun  à  son 
tour  contait  la  nouvelle,  l'anecdote  qu'il  avait  re- 
cueillie dans  la  journée  et  qui,  après  discussion, 
était  inscrite  sur  l'un  des  deux  registres  ouverts  au 


-  87  - 

milieu  du  salon,  l'un  destiné  aux  faits  prouvés, 
l'autre  aux  faits  douteux.  A  la  fin  de  chaque 
semaine,  un  extrait  de  deux  registres  était  dressé 
sur  des  feuilles  volantes  et  livré  à  la  publicité  par 
Gilet,  le  valet  de  chambre  de  Mmed'Argental,  accré- 
dité comme  rédacteur  dans  la  Paroisse. 

«  Rien  de  divertissant  comme  cet  examen  des 
nouvelles,  où  chaque  esprit  et  chaque  caractère  se 
dessinaient  dans  tout  leur  jour.  Pour  l'abbé 
Legendre  et  l'abbé  Voisenon  toute  chanson  était 
vérité  ;  Piron,  qui  puisait  tout  son  orgueil  dans 
sa  qualité  de  lettré  et  se  posait  en  prince  de  la 
littérature,  Piron  qui  tenait  du  taureau  et  du  Bac- 
chus  d'enseigne,  causeur  étincelant,  plus  Bourgui- 
gnon qu'Athénien,  moins  fin  que  Gaulois,  bon- 
homme qui  croyait  être  méchant  parce  qu'il  était 
brusque,  brutal  et  sans  mesure,  et  qui  s'imaginait 
intimider  par  l'invective  et  la  répartie  ou  réduire 
par  l'imprévu,  la  franche  humeur  et  la  gaîté  pan- 
tagruélique, apportait  là  ses  habitudes  du  café 
Procope,  et  donnait  volontiers  tort  aux  gens  de 
cour  que  défendaient  d'Argental  et  Mirabaud  avec 
Chauvelin.  Foncemagne,  savant  de  profession, 
religieux  de  conviction,  et  parlant  comme  un 
livre,  châtiait  de  verve  les  anecdotes  en  désha- 
billé i»  . 

1  Feuillet  de  Conches.  Les  salons  de  conversation  au 
XVIII*  siècle,  p.  111. 


Après  avoir  longuement  examiné  les  racontars 
delà  politique,  des  théâtres,  des  lettres  aussi  bien 
que  ceux  des  boudoirs  et  des  alcôves,  les  parois- 
siens soupaient  gaîment.  «C'était  une  espèce  de 
saturnale  succédant  à  une  grave  séance  du  sénat 
romain.  La  fête  devenait  surtout  joyeuse  lorsque 
Bachaumont  faisait  les  frais  du  souper.  A  la  fin  de 
sa  vie  ii  feignait  de  radoter  pour  avoir  le  droit  de 
tout  dire  impunément,  et  il  en  convint  avant  de 
mourir.  » 

De  ce  cercle  sont  sorties  d'abord  les  Nouvelles  à  la 
main,  vendues  et  distribuées  ouvertement,  recueil 
d'anecdotes  croustilleuses,  scandaleuses,  déver- 
gondées, en  vers  et  en  prose,  dont  l'insolence  était 
telle  qu'elles  furent  dénoncée.;  en  1852  au  parle- 
ment par  le  procureur  général l. 

La  dénonciation  n'ayant  eu  aucun  effet,  l'année 
suivante  d'Argenson,  ministre  des  affaires  étran- 
gères, écrivait  à  Berryer,  lieutenant  de  police  (octo- 
bre 1753)  pour  attirer  son  attention  sur  cette  scan- 
daleuse publication.  Mm*  Doublet  était  informée 
d'avoir  à  cesser  ce  scandale;  elle  n'en  tenait  aucun 
compte.  Et  Choiseul  lui-même,  successeur  de 
d'Argenson,  ne  réussit  pas  davantage  -.  Le  valet  de 
chambre,  secrétaire  de  la  rédaction,  fut  bien  un 

1  Peuchet  Mémoires  historiques  lires  des  archives  de  la  police 
de  Paris,  1338,  t.  II,  p.  108. 
-  Peuchet,  Mémoires  historiques,  t.  III,  p.  328. 


—  89  — 

instant  emprisonné  ;  mais  ses  protecteurs  puis- 
sants ne  tardèrent  pas  à  le  faire  élargir. 

On  retrouve  aujourd'hui  ces  Nouvelles  littéraires, 
en  des  manuscrits  épars  dans  les  diverses  biblio- 
thèques l  et  daus  le  recueil  de  la  Bibliothèque 
nationale  qui  porte  le  nom  de  Maurepas . 

C'est  encore  de  la  Paroisse  que  sont  sortis  les 
Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Répu- 
blique des  Lettres  en  France  (de  1767  à  1787),  pu- 
bliés en  trente-six  volumes  sous  le  nom  de  Bachau- 
mont.  En  réalité  Bachaumont  ne  rédigea  que  les 
quatre  premiers  volumes  et  la  moitié  du  cinquième  : 
Pidansat  de  Mairobert  les  reprit  à  la  mort  de 
Bachaumont,  en  1771,  et  les  continua  jusqu'en 
1779,  époque  de  son  suicide.  Enfin  d'Angerville, 
l'auteur  de  la  Vie  privée  de  Louis  XV  et  quelques 
autres  paroissiens  de  moindre  envergure  menèrent 
les  mémoires  jusqu'en  1789. 

Les  Mémoires  secrets  sont  loin  d'être  une  chro- 
nique exclusivement  galante  :  les  affaires  politiques 
et  religieuses  y  tiennent  une  grande  place  ;  mais 
ils  offrent,  pour  l'étude  de  la  vie  amoureuse  du 
siècle,  des  ressources  précieuses  et  souvent  uni- 
ques. Principalement  sous  la  direction  de  Pidan- 
sat de  Mairobert  et  de  Mouffle  d'Angerville,  ils  ont 
enregistré  tous  les  événements  galants,  non  sans 

1  Entre  autres,  à  la  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  le«  manus- 
crits n°  3505  et  7083. 


—  90  — 

commentaires  souvent  badins.  Les  principales 
actrices  de  l'époque,  les  Arnould,  les  Raucourt, 
les  Dangeville,  les  Guimard,  les  Durancy  y  sont 
fréquemment  citées,  et  non  pas  seulement  pour 
leurs  succès  ou  déboires  artistiques,  mais  aussi 
pour  les  faits  et  gestes  de  leur  carrière  erotique. 
Il  n'est  pas  jusqu'aux  célèbres  proxénètes,  comme 
la  Gourdan,  dont  les  intrigues  ne  nous  soient  révé- 
lées avec  des  détails  précis.  Que  le  ton  en  soit  tou- 
jours impartial,  que  même  la  véracité  historique 
y  soit  sans  exception  rigoureusement  observée, 
c'est  ce  dont  nous  ne  saurions  jurer.  Mais  si  ce 
recueil  doit  être  consulté  avec  certaines  précau- 
tions, si  ses  assertions  doivent  être  vérifiées  avec 
soin,  il  n'en  reste  pas  moins  un  document  de  très 
grande  valeur  pour  une  longue  période  du  dix- 
huitième  siècle. 

Il  ne  fut  pas  goûté  de  tous  les  contemporains, 
qui  s'en  étonnerait?  Il  était  l'organe  d'un  cercle, 
d'une  société  fermée,  et  il  ménageait  peu  ceux 
qu'il  n'aimait  pas,  Laharpe  en  dit  beaucoup  de 
mal,  et  Beaumarchais  haussait  les  épaules  devant 
ses  attaques.  Un  de  ses  confrères  enfin,  Métra,  le 
maltraite;  mais  tout  cela  n'est  pas  fait  pour  nous 
inspirer  de  la  défiance,  au  contraire. 

Dans  les  Mémoires  secrets  de  la  République  des 
Lettres,  dit  Métra,  le  Roi,  les  Princes,  les  magis- 
trats, les  citoyens  de  tous  les  rangs,  les  femmes 


—  91  — 

de  tout  étage,  tous  y  ont  leur  écriteau.  Ce  sont  des 
annales  domesti- civiles,  recueillies  par  le  plus  inci- 
vil et  le  plus  abominable  membre  de  la  société 
qu'il  trahit  et  déchire.  L'origine  de  cette  mons- 
trueuse compilation  des  faits  et  dits  journaliers  de 
la  cour  et  de  la  capitale  est  attribuée  à  la  coterie 
d'une  dame  Doublet,  dont  la  maison  était  l'aréo- 
page des  nouvellistes  et  des  aristarques  de  Paris. 
Mairobert  fut  même  accusé  hautement  d'en  être 
l'auteur;  ce  qu'on  put  croire  d'autant  plus  facile- 
ment que  ce  disciple  du  Doublettisme  était  le  furet 
le  plus  ardent  de  tout  ce  qui  s'appelle  nouveautés 
scandaleuses,  et  qu'il  avait  la  dangereuse  manie 
d'être  l'anecdoticienleplus  au  courant  des  ruelles, 
des  spectacles  et  de  la  littérature  *. 

Correspondance  secrète,  5  août  1780. 


CHAPITRE  III 

Les  Sociétés  Guides  d'amour.  —  La  «  Table  Ronde  »  : 
Les  Heures  de  Cythère.  —  La  «  Société  Joyeuse  »  : 
Almanach  des  honnêtes  femmes.  —  Le  Code  de 
Cythère. 

Quelques-uns  des  cénacles  galants  du  siècle 
eurent  des  visées  plus  pratiques,  en  apparence  du 
moins  ;  ils  affichèrent  la  prétention  de  codifier  les 
règles  insaisissables  de  la  galanterie,  de  l'amour, 
de  la  volupté.  Ils  semblaient  devenir,  en  quelque 
sorte,  de  par  le  but  poursuivi,  de  véritables  guides 
d'amour,  mettant  leur  propre  expérience,  l'ingé- 
niosité de  tous  leurs  adeptes  ou  initiés  au  service 
des  intéressés,  mais  non  sans  une  certaine  dose 
de  mystère,  car  l'amour  ne  se  plaît  pas  à  la  publi- 
cité. Les  productions  de  ces  cénacles  étaient  donc 
par  le  fait  le  plus  souvent  réservées  à  une  élite  ; 
aussi  sont-elles  devenues  rares  et  nous  ont-elles 
paru  mériter  de  revoir  le  jour  en  ces  pages  où  elles 
sont  si  bien  à  leur  place. 

La  Société  de  la  Table  Ronde  exista  vers  1775 
dans  les  salons  de  la  belle  comtesse  de  Turpin  de 
Crissé,  fille  du  maréchal  de  Lowendahl,   protec- 


—  93 

trice  éclairée  des  lettres  et  des  arts.  Sa  figure  était 
charmante,  son  esprit  des  plus  fins.  Le  galamment 
célèbre  abbé  de  Voisenon,  qui  fut  longtemps  un 
de  ses  plus  fidèles  commensaux  et  amis,  marqua 
l'estime  qu'il  faisait  de  son  goût  en  l'instituant 
légataire  universelle  de  ses  manuscrits  et  produc- 
tions littéraires  *.  La  comtesse  publia  scrupu- 
leusement les  œuvres  dont  elle  avait  la  garde, 
sans  vouloir  se  laisser  arrêter  par  la  crainte  du 
scandale.  C'était  hardi  autant  que  consciencieux. 

Les  membres  de  la  Table  Ronde  se  réunissaient 
autour  d'une  table  arrondie  et  délicatement  servie, 
dont  le  plat  du  milieu  était  une  écritoire;  ils  se 
proposaient  de  célébrer  la  beauté,  d'entretenir  le 
culte  de  l'amour,  de  lui  élever  de  nouveaux  autels. 
Ils  étaient  gens  à  remplir  ce  but,  car  à  côté  de  la 
noble  présidente  et  du  joyeux  abbé  se  trouvaient 
les  auteurs  dramatiques  Favart  et  Guillart  et  le 
chevalier  de  Boufflers,  dont  la  réputation  était 
faite . 

Aucun  document  ne  nous  renseigne  davantage 
sur  la  Société,  dont  il  nous  reste  seulement  une 
œuvre  gracieuse,  qui  ne  fut  jamais  mise  dans  le 
commerce.  Nous  en  empruntons  l'analyse  au 
rédacteur  de  la  Correspondance  secrète  : 

En  1776,  il  paraissait  sous  le  titre  suggestif  : 
Heures  de  Cythère  ou  La  Journée  de  l'Amour,  un 

1  Mémoires  secrets,  21  août  1776. 


—  94  — 

ensemble  de  pièces  galantes,  étincelles  échappées 
des  cendres  de  Tanné  de  Voisenon,  que  Mme  la 
comtesse  de  Turpin  éditait  sous  la  forme  d'un 
livre  d'église  et  contre  lequel  l'archevêque  de 
Paris  s'insurgeait  en  vain. 

Les  femmes  ont  tous  les  honneurs  de  ce  livre  : 
il  leur  est  dédié  et,  dans  l'épitre  qui  leur  en  offre 
l'hommage,  voici  comme  il  esquisse  le  but  de 
l'ouvrage  : 

Sexe  charmant  qui  parez  la  nature, 

Soyez  aussi  l'ornement  de  mes  vers  ; 

Des  tours  brillants,  des  sophismes  diserts 

J'abjurerai  l'élégante  imposture  ; 

Le  tendre  amour  animera  mes  airs, 

Le  sentiment  en  sera  la  parure. 

Aux  cœurs  épris,  aux  amants  délicats 

J'enseignerai  les  secrets  de  Cythére, 

Je  leur  dirai  le  vrai  moyen  de  plaire, 

Jusques  à  vous  je  guiderai  leurs  pas  ; 

Sans  rien  ôter  à  la  pudeur  austère 

J'esquisserai  les  amoureux  ébats  : 

En  les  cachant  sous  l'ombre  du  nrystère 

Je  ne  ferai  qu'indiquer  vos  appas. 

La  première  Heure,  contenant  des  Conseils  à  la 
jeunesse,  porte  pour  titre  :  La  nécessité  d'aimer. 

«  L'amour  est  pour  les  âmes  ce  que  le  soleil  est 
pour  la  terre.  Ce  sont  des  rayons  de  feu  qui  la 
pénètrent  et  la  font  reproduire  ;  c'est  le  souffle  de 
l'amour  qui  allège  les  peines  et  étend  les  plai- 
sirs. 


-  95  - 

Plaignez  le  mortel  assez  malheureux  pour  fer- 
mer son  cœur  à  ces  délicieuses  impressions  :  il  est 
tout  près  des  vices;  est-on  sensible,  on  est  bientôt 
vertueux,  l'humanité,  l'indulgence  sont  les  com- 
pagnes et  les  garants  de  l'amour  ;  le  code  moral 
est  dans  le  cœur  ;  la  vertu  est  un  sentiment,  et  il 
n'y  a  que  les  âmes  tendres  qui  soient  essentiel- 
lement honnêtes  ». 

APPEL 

Si  vous  avez  vingt  ans,  ne  cherchez  pas  d'amis, 
Cela  ne  se  peut  pas,  cela  n'est  pas  permis. 
C'est  désirer  ce  qu'on  n'ambitionne, 
Ce  qu'on  n'acquiert  qu'avec  le  temps  ; 
Ainsi  la  nature  l'ordonne  : 
Les  amants  sont  les  beaux  jours  du  printemps, 
Et  les  amis  les  beaux  jours  de  l'automne. 

L' imagination,  Y absence  sont  les  sujets  des 
seconde  et  troisième  Heures.  La  quatrième  est  la 
jalousie,  célébrée  par  une  idylle  imitée  de  l'al- 
lemand. 

La  cinquième  Heure  est  celle  que  nos  jolies 
femmes  fêteront  le  plus  volontiers;  la  plupart  des 
leçons  que  notre  auteur  y  donne  sont  superflues 
pour  elles  :  il  est  question  du  caprice. 

Que  l'amant  quelquefois  incertain  du  retour 
Sache  le  mériter  par  la  persévérance. 

Entre  la  crainte  et  l'espérance, 
La  constance  fonda  l'empire  de  l'amour. 


—  96  — 

Comment  définir  ce  rien  subtil  qu'est  un  ca- 
price? 

Ces  riens  subtils  que  nous  nommons  caprices. 
C'est  ce  mélange  adroit  de  contraires  piquants, 
Ces  éclairs  de  gaîté,  ces  tristesses  factices, 
Ces  instants  de  langueur  et  ces  désirs  bouillants; 

Cet  essor  brûlant  de  tendresse 
Qui  même  de  l'amour  devance  le  désir  ; 

Puis  cette  douce  et  facile  mollesse 
Qui  veut  avec  lenteur  attendre  le  plaisir. 

La  sixième  Heure  est  consacrée  aux  Reprises  ou 
au  «  souvenir  du  premiermoment  heureux  ». 

Semblable  au  rapide  phosphore, 
Le  plaisir  brille  et  disparait  ; 
Mais  si  la  voix  des  sens  se  tait, 
Le  cœur  au  moins  jouit  encore. 
Dans  la  fougue  de  la  jeunesse 
On  ne  sent  plus,  à  force  de  sentir. 
Ce  qu'on  appelle  amour  n'est  qu'une  folle  ivresse, 
Et  trop  souvent  ce  qu'on  donne  au  désir, 
On  l'ôte  à  la  délicatesse. 

Ou  peut  être  heureux  à  tout  âge, 
Par  les  dons  que  l'amour  ménage, 
Son  feu  pur  ne  peut  s'amortir, 
Un  sentiment  nous  dédommage, 
Le  bonheur  supplée  au  plaisir  ; 
On  a  toujours  un  cœur  et  le  cœur  n'a  point  d'âge. 

L'ouvrage  se  termine  par  un  Dialogue  des  amants 
heureux  dans  le  bosquet  de  Vamour.  Ils  vont  vile  en 
besogne,  les  amants  heureux  ! 


PORTRAIT  DE  LA  DUCHESSE  DU  MAINE 
Dictati^ice  Perpétuelle  de  l'Ohdpne  de  la  "  MOUCHE  A  MIEL 


—  97  — 

Eglé.  —  Nous  arrivons  les  premiers  au  temple, 
nous  aurons  le  temps  de  nous  donner  bien  des 
baisers  avant  l'heure  mystérieuse. 

Lycas.       Veux-tu  les  recevoir  ? 

Eglé.  —  Ah  !  laisse-moi  le  plaisir  de  t'en 
donner. 

Lycas.  —  Un...  . 

Eglé.  —  Deux,  trois 

Lycas.  —  Attends  donc,  petite  espiègle,  tu  les 
précipites  trop,  laissons  nos  bouches  l'une  sur 
l'autre 

Et  ils  ne  parlent  pas  plus  avant  (1)  ! 

C'est  à  un  ordre  de  choses  plus  précis  que  vise 
la  Société  Joyeuse,  dont  l'existence  ne  nous  est 
point  démontrée.  Cependant  ridée  est  bien  auda- 
cieuse pour  émaner  d'un  seul  écrivain,  celle  de 
composer  un  almanach,  guide  d'amour  par  excel- 
lence, dans  lequel  les  saints  du  calendrier  sont 
remplacés  par  des  dames  connues  pour  leur  galan- 
terie ou  leur  débauche. 

Cet  almanach  qui,  par  une  badine  antiphrase, 
porte  le  titre  d' Almanach  des  honnêtes  femmes,  ins- 
crit en  épigraphe  ces  mots  latins  : 

Et  lassata  viris  nondum  satiata  récessif. 

Il  comprend  un  préambule,  dont  les  termes  sont 

(1)  La  Journée  de  l'Amour  ou  Les  Heures  de  Cythère.  — 
A.  Guide,  1776  ;  Correspondance  secrète,  14  septembre  1776. 

7 


—  98  - 

suffisamment  nets  pour  épargner  toute  autre  pré- 
sentation. 

La  Société  Joyeuse,  fâchée  que  le  public  reçoive 
pour  ses  étrennes  une  foule  d'almanachs,  dont  pas 
un  seul  ne  s'occupe  du  beau  sexe,  a  voulu  réparer 
cet  oubli. 

«  Le  calendrier  nous  offrait  des  personnages  fort 
estimables,  mais  que  nous  ne  connaissons  point. 
Je  ne  balance  point  à  les  chasser  pour  mettre  à 
leur  place  les  héroïnes  de  notre  siècle.  Une  femme 
jeune,  blonde  et  blanche,  rit  bien  plus  à  mon 
imagination  qu'un  Crépin,  un  Nicolas,  un  Bruno 
aux  cheveux  gras  et  à  la  barbe  sale. 

Les  Saints,  une  fois  relégués  en  Paradis,  auprès 
des  onze  mille  vierges,  chaque  jour  du  mois 
prendra  le  nom  d'une  beauté  moins  sévère.  La 
noblesse  occupera  les  premiers  rangs,  le  tiers-état 
aura  les  vendredis  et  les  samedis  ;  et  les  dimanches 
offriront  les  courtisanes.  Je  fais  les  honneurs  du 
nouveau  calendrier  aux  duchesses  et  aux  marquises 
qui  ont  toujours  donné  le  signal  du  plaisir;  et  j'ai 
laissé  les  jours  maigres  aux  bourgeoises  accoutu- 
mées à  vivre  dans  l'abstinence. 

Par  respect  pour  les  goûts  divers,  chaque  mois 
portera  un  titre  analogue  au  genre  de  volupté  de 
ses  héroïnes. 

Les  dames  françaises  ont  porté  la  lubricité  aussi 
loin  que  les  grecques    et   romaines  ;  mais  notre 


—  99  — 

langage  n'a  pas  fait  les  mêmes  progrès  que  notre 
libertinage  :  nous  puiserons  donc  dans  le  diction- 
naire de  volupté  des  anciens,  des  expressions 
simples  et  énergiques. 

Enfin  j'ai  substitué  à  des  fêtes  sinistres  et 
lugubres,  des  fêtes  aimables  et  dignes  des  nouvelles 
patrones.  Puissent  tous  les  Français  multiplier 
leurs  actes  d'adoration  :  la  perfection  sera  de 
pouvoir  chômer  tous  les  matins  la  sainte  du 
jour.  » 

Janvier  est  le  mois  des  Fricatrices . 

«  Je  dois  ma  première  sensation  voluptueuse  à  la 
manière  usitée  des  Fricatrices.  Toutes  les  femmes 
ne  s'acquittent  pas  également  de  cet  emploi  :  il 
faut  avoir  le  poignet  délié,  la  main  blanche  et  les 
doigts  longs.  » 

Par  ces  qualités  se  distinguent  Mmc  de  Ballain- 
villiers,  les  comtesses  de  Gossé,  de  Carnillac, 
d'Aiguillon,  de  Beaufort,  la  duchesse  de  Stainville, 
la  marquise  d'Aumont  ;  et  parmi  les  courtisanes, 
Dufresne,  Granval,  de  Mailli  et  Grandville. 

La  fête  de  la  «Circoncision»  au  1er  janvier  est 
devenue  la  «Fête  du  prépuce».  —  Beaucoup  de 
peuples  ont  la  coutume  de  retrancher  une  partie 
de  ce  membre  où  les  femmes  ne  trouvent  presque 
jamais  rien  de  trop.  Abolissons  cet  abus,  et  qu'une 
fête  soit  proclamée    en   l'honneur    d'une    partie 


—  100  — 

aussi  essentielle.  —  L'Epiphanie,  qui  célébrait 
«trois  vilains  Maures  tout  noirs  »  est  changée  en 
«Fête  des  Reines  ». 

Février  est  consacré  aux  Tractatrices. 

«  Une  Tractatrice  pétrit  amoureusement  les  c... 
de  sonbien-aimé;  la  sensation  qu'il  éprouve  est  si 
grande  que  pour  avoir  trop  de  plaisir  il  n'en  a 
bientôt  plus.» 

Au  2  février,  la  Purification  s'appellera  désormais 
«fête  du  Bidet  ».  —  La  propreté  était  ordonnée 
chez  les  anciens  ;  de  là  viennent  les  purifications 
des  Juifs,  les  lustrations  des  Romains,  etc.  Pour- 
quoi ne  pas  nous  conformer  à  ces  usages,  en 
instituant  la  fête  du  Bidet?  Elle  serait  fort  utile, 
surtout  si  on  l'introduisait  dans  les  couvents  et 
dans  les  provinces.  —  Beaucoup  de  dames  appel- 
lent un  bidet  leur  confesseur  :  il  efface  tous  les 
péchés  par  une  ablution  parfaite. 

Les  principales  saintes  du  mois  portent  de  grands 
noms  ;  celles  des  dimanches  sont  les  courtisanes 
Adeline,  St-Hilaire,  de  Ville  dite  Ferari.et  Lange. 

Mars  est  le  mois  des  Fellatrices. 

«  De  tous  les  genres  de  volupté,  celui  des  Fella- 
trices est  le  plus  désirable;  il  consiste  h  sucer  le 
gland  de  son  amant.  Peu  de  femmes  sont  capables 
de    donner  cette    marque  d'amour   :   on    est   sur 


101 


d'être  aimé  quand  elles  ont  subi  cette  épreuve.  » 
Au  25  mars,  à  la  fête  de  l'Annonciation  a  été 

substituée  celle  des  m eaux.  «Ce  changement 

ne  fait  aucun  tort  à  notre  sainte  religion  ;  tout  le 
monde  sait  que  le  beau  Gabriel  était  l'agent  des 
plaisirs  du  Saint-Esprit.» 

Courtisanes  du  mois  :  Beauvillers,  d'Ambly, 
Elisberg  et  Coulon. 

Avril  est  réservé  aux  Lesbiennes. 

«  A  Lesbos,  les  filles  passaient  pour  vertueuses, 
elles  ne  faisaient  jamais  d'enfants.  Un  auteur 
nous  a  transmis  leur  secret  ;  elles  se  faisaient 
gamahucher  par  des  garçons  encore  imberbes,  et 
couvraient  leurs  figures  de  libations  amoureuses. 
—  Les  saintes  du  mois  d'avril  ont  adopté  cette 
manière.  Nous  conseillons  aux  jeunes  gens  de  les 
éviter  :  elles  sont  très  égoïstes  et  ne  compatissent 
point  aux  désirs  des  malheureux  qui  les  amu- 
sent.» 

Le  vendredi  saint,  qui  rappelait  «la  fin  tragique 
d'un  Dieu  pendu  il  y  a  1790 ans»,  devenait  la  «fête 
de  la  petite  mort»  —  cette  mort  délicieuse  où  nous 
plonge  le  plaisir,  ce  ravissement  où  nos  sensations 
confondues,  absorbées,  ne  nous  laissent  plus  rien 
à  désirer. 

Courtisanes  vouées  au  culte  de  Lesbos  :  Du- 
brieulle,  Sainte  Amaranthe,  la  Borde,  Rosalie. 


—  102  — 

Mai  est  le  mois  des  Corinthiennes. 

«  Ces  aimables  femmes  multiplient  les  plaisirs 
de  l'homme  qu'elles  aiment.  De  quelque  côté  qu'il 
les  attaque,  il  trouve  de-  sensations  nouvelles  : 
un  c...l  d'albâtre  vaut  quelquefois  un  ventre  de 
lis.  —  Les  femmes  de  Corinthe  étaient  fameuses  en 
Grèce  par  la  souplesse  de  leurs  reins  et  l'élasticité 
de  leurs  mouvements.  Qui  n'avait  pas  alors  une 
esclave  de  Corinthe  passait  pour  malheureux. 
Nous  sommes  donc  aujourd'hui  bien  fortunés,  car 
plusieurs  dames  françaises  ont  hérité  de  ce  précieux 
talent. 

Courtisanes  honorées  des  dimanches  des  Corin- 
thiennes :  d'Hervieux,  Lanières,  Smith  et  les  trois 
Gavaudan  (à  la  Trinité). 

La  fêle  de  l'Ascension  s'est  transformée  en  «fête 
des  band.  .s.  » 

Juin  est  le  mois  des  Samiennes. 

«  L'amour  habitait  Cythère  ;  le  libertinage  rési- 
dait à  Samos.  On  y  voyait  des  amphithéâtres  appe- 
lés parterres  de  ta  nature,  parce  que  les  deux  sexes 
tout  nus  y  exposaient  des  modèles  de  beauté.  La 
troupe  se  partageait  en  deux  bandes  :  l'une  exécu- 
tait les  positions  les  plus  voluptueuses,  et  l'autre 
était  attentive  jusqu'au  moment  où  elle  prenait  la 
place  des  athlètes  fatigués  et  ranimait  leurs  désirs 
par  de  nouveaux  assauts  de  lubricité.» 


—  103  — 

Le  joui-  de  la  Fête-Dieu  sera  dorénavant  consacré 
à  Priape. 

Courtisanes  du  mois  :  Guimard,  Quincjr, 
Michelot  et  Clairville. 

Juillet  est  le  mois  des  Phéniciennes. 

«  Il  était  d'usage  en  Phénicie  que  les  femmes  se 
peignissent  les  lèvres  pour  imiter  l'entrée  du  vrai 
sanctuaire  de  l'Amour.  Elles  enduisaient  aussi 
de  miel  le  gland  de  ceux  qu'elles  voulaient  fêler, 
elles  le  suçaient  avec  ardeur,  lubréfiaient  la  peau 
fine  qui  l'enveloppe,  et  leur  salive  imprégnée  du 
suc  attirait  des  flots  d'amour. 

Courtisanes  phéniciennes  :  Rose,  Saulnier, 
Delliot  et  Dugazon. 

Août  est  le  mois  des  Sy parnassiennes. 

«  L'art  des  Syphniassiennes  est  très  connu  Cn 
France.  Ces  habitantes  de  l'une  des  Cycladeà 
avaient  des  maris  très  paresseux  :  pour  les  exciter, 
elles  leur  enfonçaient  le  grand  doigt  dans  l'anus  et 
en  chatouillaient  les  bords  :  cette  ressource 
s'appelle  aujourd'hui  diligence  ou  postillon.» 

S'adresser,  pour  cette  spécialité,  aux  courtisanes 
Renaud,  Racine,  Carline  et  Lefevre. 

Le  15  août,  fête  de  l'Assomption,  est  devenue  la 
«  fête  des  Rapts  »,  pour  encourager  les  jeunes 
sens. 


—  104  — 

Le  mois  de  Septembre  est  celui  des  Phicidisseuses. 

Les  Phicidisseuses  prétendent  que  l'espèce  hu- 
maine n'est  pas  seule  capable  d'exciter  le  plaisir. 
Elles  tremblent  aux  approches  d'un  homme  vigou- 
reux, et  leur  préfèrent  la  langue  délicale  de  leurs 
petits  chiens.  Envions  le  bonheur  de  ces  petits 
animaux,  ils  sont  souvent  plus  aimés  que  nous1. 

Courtisanes  du  mois  :  Colombe,  Duplan,  Flire 
et  Desgravelles. 

Octobre  appartient  aux  Chalcidisseuses,  qui  fai- 
saient servir  aux  plaisirs  de  la  beauté  des  enfants 
aux  gestes  innocents,  à  la  peau  blanche,  aux  mains 
potelées,  aux  manières  délicates.» 

Courtisanes  affligées  de  ce  vice  :  Burman , 
Dussac,  Contât,  Justine  et  le  Seine. 

Novembre  est  le  mois  des  Tribades. 

«  Il  faut  que  le  bonheur  des  Tribades  soit  bien 
grand,  puisqu'elles  sont  aussi  multipliées.  Les 
femmes  anciennes  connaissaient  ce  plaisir,  mais 
elles  ne  le  préféraient  pas  au  coït.  » 

Saintes  courtisanes  à  fêter  en  ce  mois  :  Arnould, 
Raucour,  Saint-Huberti  et  Doligny. 

1  «  On  vient  d'avoir  à  Paris  un  exemple  terrible  de  la  jus- 
tice du  nouveau  Parlement,  qui  a  fait  enlever  tous  les  petits 
chiens  appelés  lexicons  et  les  a  condamnés  par  arrêt  du  25  mai 
dernier  à  être  brûlés  en  place  de  Grève,  pour  un  crime  que 
les  bonnes  mœurs  défendent  de  révéler.  »  (Gazetier  Cuirassé, 
p.  171.) 


—  105  — 

Décembre  est  dédié  aux  Hircinnes. 

«  Hircinnes  vient  du  mot  latin  hircus,  bouc,  il 
équivaut  à  l'expression  française  vieille  houhou. 
Voudrais-tu  que  je  prisse  une  vieille  houhou,  dit 
Corneille.  Après  avoir  joui  dans  sa  jeunesse,  on 
aime  dans  un  âge  avancé  à  voir  jouir  les  autres, 
on  sert  leurs  amours.  Une  Hircinne  négocie,  se 
charge  des  préliminaires.  Par  son  entremise,  deux 
amants  se  trouvent  ensemble  au  lit  sans  s'être 
jamais  parlé.  » 

Au  8  décembre  se  trouve  la  fête  du  «P....  âge 
perdu  ». 

Courtisanes  à  fêter  :  Sainval,  Duthé,  la  Chais- 
saigne  et  Vestris. 

Au  25  décembre,  la  fête  des  cocus.  «  Ces  mes- 
sieurs porteront  la  châsse  de  Saint-Joseph  en  pro- 
cession, avec  l'habit  et  les  attributs  de  l'ordre.  Le 
soir  ils  donneront  à  leurs  femmes  et  à  leurs 
amants  un  bal  dont  ils  payeront  les  violons  et  les 
rafraîchissements.  » 

La  «  Société  Joyeuse  »,  ou  son  pseudo-représen- 
tant, convaincu  d'avoir  fait  œuvre  utile,  fait  appel 
à  ses  lecteurs  et  lectrices  pour  augmenter  agréa- 
blement le  champ  de  ses  observations  et  ajouter, 
s'il  se  peut,  à  la  science  erotique  une  posture,  un 
geste,  une  adresse,  une  appellation.  Tous  les 
fervents  de  Vénus  sont  conviés  à  dévoiler  ce  qu'ils 


106 


connaissent  des  mystères  du  plaisir  :  ainsi  chacun 
apportant  sa  contribution,  le  profit  sera  commun, 
ainsi  qu'il  convient1. 

L'appel  fut-il  entendu?  aucun  document  lie 
vient  nous  le  confirmer. 

C'est  dans  le  cerveau  de  Moët,  un  Félicitaire  de 
marque  —  ainsi  s'appelaient  les  membres  de 
l'ordre  de  la  Félicité  dont  nous  nous  occuperons 
à  loisir  —  que  germa  la  conception  d'un  Code  de 
Cythère,  destiné  à  réglementer  l'amour  vénal,  en 
s'appliquant  à  tenir  un  compte  précis  de  toutes 
les  conditions,  situations  des  intéressés  des  deux 
sexes.  C'est,  croyons-nous,  la  production  la  plus 
complète  et  la  plus  curieuse  qui  ait  été  élaborée 
en  ce  genre  et  sur  ce  sujet. 

L'auteur  du  Code  de  Cythère,  qui  prétend  avoir 
emprunté  à  Plaute  (Àsinaire,  scène  de  Diabolus  et 
du  Parasite)  la  première  idée  de  ces  statuts 
d'amour,  avoue  que  son  but  unique  est  de  servir 
de  guide  dans  la  riante  carrière  du  plaisir. 

C'est  Gupidon  lui-même,  roi  de  Cythère,  qui 
légifère,  en  présence  de  Véuus  et  de  Psyché, 
tenant  son  respectable  lit  de  justice  dans  la  grand' 
chambre  de  l'auguste  Parlement  de  son  royaume 
amoureux.   Les   soins  continuels   qui  l'occupent 

1  Almanach  des  honnêtes  femmes  pour  l'année  1790.  De 
l'imprimerie  de  la  Société  joyeuse. 


—  107  - 

tous  les  jours  à  régler  tout  ce  qui  peut  contribuer 
à  la  solidité  et  à  la  réalité  du  plaisir  de  ses  sujets, 
l'ayant  porté  à  prendre  connaissance  par  lui- 
même  de  l'état  où  ils  sont  pour  le  présent,  il  les  a 
trouvés  si  déréglés  et  dans  un  si  grand  désordre 
et  abattement,  soit  par  la  négligence  de  ses  offi- 
ciers, soit  pour  quelque  autre  motif  qu'il  n'a  pas 
voulu  approfondir,  qu'il  a  estimé  devoir  préférer 
y  apporter  les  remèdes  les  plus  nécessaires  et  les 
plus  prompts. 

Article  premier.  — L'exercice  des  maq ,  entre- 
metteurs, appareilleurs  de  notre  Royaume  est 
supprimé;  tous  leurs  gages,  revenus,  fruits,  pro- 
fits, droits  et  émoluments  rayés.  Ceux  qui  ont 
vingt-cinq  ans  de  bons  services  auront  des 
«Lettres  de  vétérance  »  leur  accordant  le  surnom 
de  «  Sieur  de  la  Complaisance  »,  scellées  de  notre 
grand  sceau  de  cire  verte,  et  destinées  à  leur  tenir 
lieu  de  sauf-conduit. 

Article  2.  —  Il  est  défendu  de  louer  ou  sous- 
louer  à  l'avenir  aucune  maison  ou  pièce  pour 
loger  des  femmes  ou  filles  de  joie  faisant  com- 
merce public  de  leur  corps.  Il  est  défendu  de 
prêter  ses  appartements  pour  faire  des  agapes  et 
sacrifices  nocturnes  avec  nos  prêtresses  ressortis- 
sant de  notre  Empire,  et  ce  sous  peine  d'être  qua- 
lifié de  maq....,  entremetteurs,  appareilleurs. 
Article  3.  —  Ne  sont  pas  comprises  dans  le  pré- 


—  108  — 

cèdent  article  les  femmes  et  filles  entretenues,  ou 
celles  ayant  quelque  métier  de  brodeuse,  coutu- 
rière, lingère,  coiffeuse,  et  n'ayant  qu'un  amant. 

Article  A.  —  Nous  créons,  instituons  et  établis- 
sons à  perpétuité  douze  cents  privilèges  de  filles 
commodes,  sous  le  titre  et  qualité  de  Filles  courti- 
sanes commodes,  ou  Favorites  d  amour,  que  nous 
établissons  dans  les  quatre  principaux  quartiers 
de  notre  capitale.  Elles  seront  exemptes  de  tous 
impôts,  tailles,  capitation,  corvée  de  gens  de 
guerre,  si  cependant  c'est  leur  goût  d'en  être 
exemptées. 

Article  5.  —  Pour  obtenir  ce  privilège,  il  faut 
avoir  quinze  ans  accomplis  et  apporter  un  certi- 
ficat en  bonne  forme  de  deux  matrones,  qu'on  n'a 
plus  sa  virginité. 

Article  6.  —  Nous  établissons  un  fonds  des  dits 
privilèges  de  six  cent  mille  livres,  employé  à  faire 
bâtir  dans  les  quatre  principaux  quartiers  une 
maison  de  communauté  capable  de  loger  trois 
cents  courtisanes  favorites  dans  chacune.  A  la 
principale  porte  de  chaque  établissement  sera 
fixé  un  grand  tableau  ayant  pour  tout  attribut  un 
Amour  avec  un  carquois  à  la  main  et  un  bandeau 
sur  les  yeux. 

Article  7.  —  Chaque  fille  en  entrant  paiera  un 
droit  de  cinq  cents  livres. 

Article  8.  —  Chaque  fille  apportera  un  certificat 


—  109  — 

de  notre  chirurgien  juré,  inspecteur  et  visiteur 
général  des  privilégiées,  constatant  quelles  sont 
saines  de  corps  et  peuvent  remplir  leurs  fonctions 
sans  crainte  de  reproche  de  la  part  de  ceux  qui 
courront  avec  elles  la  carrière  des  plaisirs. 

Article  9.  —  Après  six  ans  d'exercice,  les  privi- 
légiées pourront  se  retirer  dans  les  maisons  des 
Filles  pénitentes,  des  Magdelonnettes  ou  des  Nou- 
velles converties,  ou  bien  vivre  en  leur  particulier. 

Article  10.  —  A  quarante  ans  et  un  jour,  temps 
auquel  la  raison  et  la  tempérance  doivent  succé- 
der à  l'ardeur  de  la  jeunesse  et  à  la  soif  des  plai- 
sirs, elles  se  retireront  dans  une  des  susdites 
maisons,  où  il  sera  pourvu  à  leur  pension. 

Article  11 .  —  Les  enfants  de  nos  courtisanes 
favorites  seront  reçus  dans  notre  Hôpital  des  en- 
fants trouvés,  où  ils  seront  nourris  et  instruits 
avec  soin. 

Article  12.  —  Dans  chacune  de  nos  quatre  mai- 
sons, il  y  a  trente  classes  particulières,  dont  cha- 
cune est  composée  de  dix  courtisanes  favorites. 

Les  dix  premières  classes,  composées  des  privi- 
légiées de  quinze  à  vingt  ans,  porteront  le  nom  de 
Jeunes  Favorites. 

Les  dix  secondes  classes,  composées  de  privilé- 
giées de  vingt  à  trente  ans,  porteront  le  nom  de 
Courtisanes  joyeuses. 

Les  dix  dernières  classes,  composées  des  privi- 


—  110  — 

légiées  de  trente  à  quarante  ans,  porteront  le  nom 
de  Femmes  faites. 

Article  13.  —  En  titre  d'office  héréditaire,  il  est 
institué  cent  vingt  duègnes,  dites  Sœurs  con- 
trôleuses et  visiteuses  des  classes,  et  cent  vingt 
Mères  directrices  desdites  courtisanes  privilégiées. 
Elles  seront  dans  chaque  maison  au  nombre  de 
trente  :  chaque  classe  aura  une  Mère  directrice  et 
une  Sœur  visiteuse.  Pour  ces  dits  offices,  les  an- 
ciennes maq... elles,  entremetteuses,  appareil- 
leuses,  qui  n'auront  point  subi  de  peines  infaman- 
tes, peuvent  se  présenter. 

Article  H.  —  Les  Mères  directrices  paieront 
deux  mille  livres  ;  les  Sœurs  contrôleuses  quinze 
cents  livres. 

Les  Sœurs  contrôleuses  recevront  les  personnes, 
de  quelque  qualité  et  condition  qu'elles  soient, 
qui  se  présenteront  et  demanderont  l'amoureux 
déduit  avec  une  fille  d'une  classe  ;  elles  les  visite- 
ront et  refuseront  la  porte  de  l'appartement  de 
jouissance  à  ceux  qui  ne  seraient  pas  sains,  en 
leur  faisant  payer  une  amende  de  dix  livres.  Les 
amendes  seront  destinées  aux  réparations  de  nos 
quatre  sérails  ou  maisons  de  volupté. 

Les  Mères  directrices  gouverneront  lesdites 
favorites  :  elles  auront  grand  soin  de  leur  appren- 
dre et  montrer  les  gestes,  œillades,  postures, 
négligences,    attitudes,    agaceries,    minauderies, 


—  111  — 

plaisanteries,  et  généralement  tout  ce  qui  peut 
contribuer  au  parfait  délice  des  sens  de  leurs 
amants;  elles  auront  attention  à  la  propreté  de 
leurs  habits  et  à  la  blancheur  de  leur  linge. 

Article  15.  —  Dans  l'intervalle  du  travail,  les 
courtisanes  favorites  pourront  se  livrer  à  des  lec- 
tures, en  évitant  les  mauvais  livres  qui  ne  sont 
faits  que  pour  donner  des  désirs  à  qui  déjà  n'en 
manque  pas  :  ce  serait  jeter  de  l'huile  au  feu. 

Les  articles  16, 17  et  18  sont  consacrés  à  décrire 
l'uniforme  des  courtisanes  dans  chaque  classe. 
Leur  marque  distinctive  consistera  dans  un  bon- 
net de  taffetas  couleur  de  rose,  sur  lequel  seront 
brodés  en  or  un  arc,  un  carquois  et  un  flambeau 
en  sautoir  ;  au-dessous  de  ces  armes  parlantes 
seront  inscrits  deux  numéros  en  argent,  le  premier 
indiquant  la  classe,  le  second  le  rang  :  4-7  signi- 
fiera la  septième  de  la  quatrième  classe. 

Article  19.  —  L'usage  du  rouge,  banni  pour  les 
Jeunes  favorites,  est  autorisé  avec  modération  dans 
les  autres  classes. 

Les  favorites  des  vingt  dernières  classes  se  frot- 
teront le  soir  le  visage  de  pommade  de  concombre 
ou  de  limaçon,  pour  avoir  le  lendemain  la  peau 
douce,  le  teint  reposé  et  frais.  Le  fard  est  interdit. 

Article  20.  —  Il  est  défendu  de  faire  usage 
d'odeur,  d'eaux  de  senteur,  de  poudre  à  la  maré- 
chale, de  poudre  ambrée,  etc. 


—  112  — 

Article  21 .  ~  Il  est  défendu  de  faire  usage  de 
chaufferettes  pendant  l'hiver.  Que  nos  privilégiées 
demandent  à  leurs  Mères  directrices  la  raison  de 
cette  prohibition  :  elles  n'ignorent  pas  sans  doute, 
et  peut-être  par  leur  propre  expérience,  le  tort  que 
cause  ce  feu  caché.  Il  doit  être  aussi  odieux  à  une 
jolie  femme  que  la  fournaise  de  Nabuchodonosor 
était  redoutable  aux  fanatiques  assyriens. 

Article  22.  —  Les  courtisanes  favorites  seront 
dès  le  matin  dans  un  état  honnête  et  décent  ;  elles 
ne  devront  jamais  se  présenter  en  négligé  aux 
yeux  des  galants.  Elles  ne  doivent  paraître  à  leurs 
fonctions  que  dans  la  situation  convenable  pour 
plaire.  Vénus  veut  que  ses  sujettes  soient  pru- 
dentes quand  elles  sont  aimables  :  les  Grâces 
étaient  nues,  parce  qu'elles  ne  se  fatiguaient 
point.  Les  Nymphes  étaient  habillées  parce 
qu'elles  dansaient  et  sautaient  toujours  :  leur  gorge 
ne  recevait  aucun  tort  des  secousses  qu'elles  se 
donnaient,  car  elle  était  retenue  prisonnière  dans 
un  ornement  en  forme  de  ceinture. 

Nos  courtisanes  ne  se  déshabilleront  jamais 
dans  les  excès  de  plaisirs  et  de  débauche.  Depuis 
quinze  ans  jusqu'à  trente,  elles  porteront  des 
corps  ou  des  corsets  baleinés  ;  de  trente  à  quarante, 
de  simples  corsets  busqués. 

Nos  priviligiées  ne  doivent  se  déshabiller  que  le 
soir  en  se  couchant. 


—  113  — 

Article  23.  —  Aucun  petit-maître  ou  coureur 
d'aiguillettes  ne  peut  interrompre  les  privilégiées 
à  leur  toilette.  Aucune  d'elles  ne  doit  avoir  un 
greluchon. 

Article  24 .  —  Les  courtisanes  seront  douces  et 
affables  aux  vieillards  :  trop  de  rigueur  les 
effraierait,  les  anéantirait  peut-être.  Si,  comme 
Annibal,  ils  ne  sont  pas  assez  forts  pour  s'emparer 
de  Rome,  que  les  privilégiées  leur  permettent  au 
moins  de  s'amollir  dans  les  murs  de  Capoue.  Le 
plaisir  est  toujours  plaisir  :  il  ne  faut  rien  mépri- 
ser dans  l'Empire  amoureux,  et  les  hommes  âgés 
seraient  les  derniers  qui  devraient  être  les  victimes 
du  dégoût  et  du  dédain.  Un  jeune  homme  ne  jouit 
que  pour  lui,  il  n'aime  que  lui  seul.  Un  Nestor  en 
rut  prouve  son  zèle  ;  s'il  réussit,  quel  honneur  ne 
fait-il  pas  à  notre  favorite  :  elle  opère  un  miracle. 
Si  son  vaisseau  ne  peut  aborder,  c'est  un  malheur 
pour  lui,  mais  point  une  insulte  pour  elle.  Nous 
permettons  à  nos  Favorites  d'employer  quelque 
secours  en  faveur  de  ces  amoureux  sexagénaires 
pour  en  tirer  parti,  pourvu  que  ce  secours  ne  soit 
ni  fatigant,  ni  honteux. 

Article  25.  —  Il  est  établi  quatre  bureaux  de 
recettes  dans  les  quatre  différents  quartiers  où 
sont  situés  nos  sérails  de  volupté.  Dans  ces 
bureaux  seront  délivrés  tous  les  jours,  excepté 
aux  grandes  fêtes  de  l'année,  des  «  Billets  de  jouis- 

8 


—  114  — 

sance  »  datés  du  jour  et  de  l'heure  qu'on  deman- 
dera. Ces  billets  seront  changés  de  forme,  marque, 
visa  et  contrôle  chaque  semaine,  pour  éviter  la 
fraude.  Il  sera  payé  : 
Pour    un    billet    de    jouissance    des 

Jeunes  favorites 12  livres 

Pour  les  Courtisanes  joyeuses 6  livres 

Pour  les  Femmes  faites 3  livres 

Avec  ces  billets  tout  homme  sera  admis  et  reçu, 
à  toute  heure  et  à  tout  moment  prescrits,  à  jouir 
des  privilégiées  dans  une  de  nos  quatre  maisons 
de  joie  qu'il  aura  choisie  et  qui  sera  marquée  sur 
le  billet. 

Article  26.  —  Il  est  défendu  aux  Jeunes  favorites 
d'accorder  leurs  faveurs  à  plus  de  deux  hommes 
par  jour.  Il  ne  sera  donc  délivré  dans  chaque 
bureau  que  deux  cents  billets  de  jouissance  à 
douze  livres  pour  chaque  jour  de  la  semaine.  Les 
privilégiées  ne  pourront  retenir  leurs  galants  dans 
les  chambres  de  plaisir  plus  de  trois  heures 
chaque  fois. 

Article  27.  —  Les  Courtisanes  joyeuses  sont  auto- 
risées à  voir  jusqu'à  trois  amants  par  jour,  de 
9  heures  du  matin  en  été  à  8  heures  du  soir  ;  en 
hiver,  de  10  heures  à  6  heures.  Hors  ces  heures,  il 
est  défendu  aux  Mères  directrices  et  aux  Sœurs 
visiteuses  d'admettre  des  amants,  sous  peine  de 
punition  exemplaire.  Il  ne  sera  donc  délivré  par 


—  115  — 

jour  que  trois  cents  billets  de  jouissance  à  six 
livres  dans  chaque  bureau  pour  les  Courtisanes 
joyeuses.  Elles  ne  pourront  retenir  les  galants 
plus  de  deux  heures  pour  chaque  visite. 

Article  28.  —  Les  Femmes  faites  pourront  voir 
quatre  hommes  par  jour,  et  les  retenir  une  heure 
dans  leurs  chambres.  Il  sera  donc  délivré  dans 
chaque  bureau  au  maximum  quatre  cents  billets 
de  jouissance  à  trois  livres,  par  jour  et  pour 
chaque  maison. 

Article  29.  —  Les  jours  d'influence  lunaire,  les 
privilégiées  seront  remplacées  par  des  aspirantes. 
Ce  sera  un  moyen  de  les  essayer  pour  connaître 
leurs  capacités  dans  l'emploi  auquel  elles  se  des- 
tinent et  dans  le  langage  amoureux.  Pendant  ces 
jours  de  repos,  les  privilégiées  pourront  se  prome- 
ner dans  les  jardins  publics  ou  aller  au  spectacle, 
mais  accompagnées  d'une  de  leurs  consœurs.  Il 
leur  est  défendu  de  s'y  laisser  accoster  par  qui 
que  ce  soit. 

Article  30.  —  Les  privilégiées  pourront  recevoir 
de  leurs  galants  des  cadeaux  en  argent,  mais  sans 
pouvoir  rien  exiger  d'eux. 

Article  31.  —  Pour  faute  grave  elles  seront  enfer- 
mées à  l'hôpital  du  faubourg  Saint-Martin. 

Article  32.  —  Il  leur  est  défendu  de  jouir  du 
privilège  pendant  les  quatre  grandes  fêtes  de  l'an- 
née et  les  jours  de  la  Vierge.   Les  dimanches  et 


-  116  — 

fêtes,    elles    exerceront    seulement    après    onze 
heures. 

Article  33.  —  Tout  particulier  pourra  jouir  des 
privilégiées  hors  de  nos  maisons,  au  plus  à  dix 
lieues  de  Paris,  moyennant  la  déclaration  suivante, 
faite  au  Bureau  des  administrateurs  desdites  mai- 
sons : 

Je souhaite   emmener  avec   moi   la 

Demoiselle ,  fille    privilégiée    âgée    de 

ans,  que  j'ai  choisie  de  la  .    .    .   classe 

de  la  maison  sise  dans  le  quartier  de 

pour  la  conduire  à  ma  maison  de  campagne  située 

à J'entends   l'y  garder   pendant  .    .    . 

jours,  et  m'engage  à  la  ramener  en  bonne  santé, 
dans  le  temps  expiré. 

Le  prix  est  fixé  à  dix-huit  livres  par  jour  pour 
une  Jeune  favorite,  et  à  douze  livres  pour  une 
Courtisane  joyeuse.  Les  Femmes  faites  ne  pourront 
sortir,  pour  quelque  cause  que  ce  soit. 

Article  34.  —  Il  est  défendu  de  conduire  dans 
Paris  les  privilégiées  pour  mener  avec  elles  une 
vie  libertine  et  débordée. 

Article  35.  —  Il  est  défendu  à  toute  autre  fille, 
femme  ou  veuve,  de  quelque  rang  que  ce  soit,  et 
particulièrement  aux  femmes  de  gens  de  robe  et 
de  finance,  d'user  des  droits  et  prérogatives  de 
nos  courtisanes  privilégiées,  directement  ou  indi- 
rectement, et  d'exercer  leurs  fonctions.  Cependant 


117 


pourront  lesdites  Dames,  mais  non  les  filles, 
prendre  des  permissions  de  notre  chancelier,  à 
charge  de  payer  une  indemnité  de  douze  livres 
par  chaque  accointance  qu'elles  leur  usurperont. 

Article  36.  —  Deux  fois  par  semaine  aura  lieu 
la  visite  des  médecins  et  visiteurs. 

Article  37.  —  Dans  chaque  maison  est  établie 
une  pharmacie  avec  un  apothicaire. 

Article  38.  —  Trente  petites  chambres  seront 
bâties  sur  le  boulevard  pour  servir  d'infirmerie. 

Article  39.  —  Une  compagnie,  composée  d'un 
commandant  et  de  vingt  archers,  maintiendra  la 
tranquillité  dans  les  quartiers  où  seront  nos 
maisons. 

Article  40.  ~  Les  Mères  directrices  surveilleront 
bien  attentivement  leur  maison  et  n'y  laisseront 
coucher  personne  d'étranger.  Elles  porteront  le 
titre  de  Reine  des  Ribaudes. 

L'article  Al  décrète  la  nomination  aux  diverses 
charges  de  personnes  choisies  avec  une  sollicitude 
éclairée. 

Suit  un  bordereau  des  dépenses  et  recettes,  éta- 
bli avec  une  soigneuse  minutie  et  une  entente  par- 
faite des  affaires.  Son  analyse  donne  : 

RECETTES 

Les  billets  de  jouissance,  calculés  à  raison  de 
trois  cents  jours  par  an,  au  lieu  de  365,  pour  tenir 


-  118  — 

compte  des  jours  de  fêtes,  des  jours  de  repos,  et 
aussi  de  ceux  où  les  filles  ne  verront  pas  le  nombre 
d'hommes  qu'il  leur  est  permis  de  voir  : 
400  filles  des  dix  premières  classes,  à  deux  jouis- 
sances à  12  livres  par  jour,  soit  24  livres  pen- 
dant 300  jours 2.880.000  livr. 

400  filles  des  dix  secondes  classes, 
à  trois  jouissances  à  6  livres  par 
jour,    soit     18    livres    pendant 

300  jours 2  160  000     — 

400  filles  des  dix  dernières  classes, 
à  quatre  jouissances  à  3  livres 
par  jour,  soit  12  livres  pendant 
300  jours 1.440.000    — 

Au  Total 6.480.000  livr. 


DEPENSES 

Pension  des  1200  filles,  à  raison  de  8<i0  livres  pour 
celles  des  dix  premières  classes,  600  pour  celles 
des  dix  secondes,  et  500  pour  celles  des  dix 
dernières 760.000  livr. 

Pension  de  24  Matrones  à  900  livr., 
120  Mères  directrices  à 600 livr., 
et  120  Sœurs  contrôleuses  à 
500  livres 153.600     — 

Nourriture  et  entretien  du  person- 


—  119  — 

nel  actif  et  administratif,  acces- 
soires, éclairage,  chauffage,  etc.     1.656.804    — 

Au  Total 2.570.404  livr. 

Le  bilan  s'établit  done  de  la  façon  suivante  : 

Recettes 6.480.000  livr. 

Dépenses 2.570.404    — 

D'où  il  ressort  un  bénéfice  annuel 

de 3.900.696  liv. * 

L'entreprise  offrait  donc  toutes  les  séductions 

et  toutes  les  garanties  d'ordre  moral  et  financier. 

Que  ne  fut-elle  tentée?  C'eût  été,  à  vrai   dire,  le 

trust  parisien  des  Sociétés  d'amour. 

1  Code  de  Cylhère,  ou  Lit  de  justice  d'amour  (par  M.  Moët). 
A  Erotopolis,  chez  le  dieu  Harpocrates.  à  l'enseigne  de  la  Nuit, 
l'an  du  monde  7746. 


CHAPITRE  IV 

Sociétés  platoniques  et  de  flirt.  —  Culotins  et  Culo- 
tines.  —  La  «  Mouche  à  miel  »  :  les  «  Grandes 
Nuits  ».  —  Valmusiens  et  Rosatis. 

A  côté  de  ces  Sociétés,  que  nous  pourrions  assez 
exactement  qualifier  de  didactiques  pour  ce 
qu'elles  affichaient  de  prétention  —  légitime  ou 
non  —  à  palabrer,  à  conférencier,  à  disserter  sur 
l'amour,  verbalement  ou  graphiquement,  à  côté 
et  en  dehors  d'elles,  le  dix-huitième  siècle  a  vu 
naître  et  mourir  —  frivoles  et  volages  comme  Eros 
lui-même  —  de  mystérieuses  confréries,  dont  les 
voiles  soulevés  laissent  apercevoir  «  un  dieu  nu, 
volant  et  libre,  fêté  dans  l'ombre  par  des  adora- 
teurs masqués  ;  et  l'on  perçoit  vaguement  des  ini- 
tiations, des  mystères,  le  lieu  de  confréries 
secrètes,  dans  des  sortes  de  temples,  où  la  statue 
de  l'Amour,  se  retournant  comme  dans  un  conte 
de  Dorât,  montre  le  dieu  des  jardins.  »(Goncourt). 
Il  faut  saisir  à  demi  des  mots  à  dessein  vagues, 
interpréter  des  signes  de  ralliement,  tout  un  voca- 
bulaire spécial,  car  le  mystère  émoustille,  pimente 
la  volupté. 


—  121  - 

Souvent  môme,  ces  confréries  se  présentent  à 
nous  sous  une  forme  des  plus  platoniquement 
innocentes  :  tel  Y  Ordre  et  Société  de  la  Culotte, 
fondé,  semble-t-il  en  1724,  et  sur  lequel  un  seul 
document  nous  est  connu.  C'est  un  maiiuscritqui, 
provenant  de  la  bibliothèque  de  M.  de  Saint- Ama- 
rand,  fermier  général,  trésorier  de  l'ordre  de  la 
Culotte,  a  fait  partie  de  la  collection  Leber  d'abord, 
puis  de  la  bibliothèque  de  Rouen.  Il  nous  présente 
les  Culotins  et  Culotines  comme  des  affiliés  étroi- 
tement tenus  à  l'amitié  jurée  ;  un  noviciat  sévère 
interdit  d'admettre  à  la  légère  postulants  et  postu- 
lantes à  goûter  les  délicieux  mystères  de  l'initia- 
tion. L'amitié,  la  fraternité  ont  des  expressions 
bien  chaudes  en  cette  confrérie  :  fut-ce  de  la  dévo- 
tion ou  de  l'inceste? 

Voici,  tout  au  long,  les  statuts  de  l'Ordre  et 
Société  de  la  Culotte,  tels  que  ce  document  nous 
les  transmet  : 

«  Nous  que  Notre  Délicieuse  Mère  la  Culotte  a 
associés  sous  sa  douce  puissance,  qu'elle  a  inspi- 
rés du  même  désir  de  l'honorer  et  de  l'aimer,  et 
qu'elle  anime  chaque  jour  du  zèle  ardent  de  célé- 
brer ses  charmants  mystères,  reconnaissant  qu'il 
n'y  a  rien  de  si  fragile  et  de  si  faible  que  l'homme 
quand  il  n'est  point  dirigé  et  que  dans  une  société 
aussi  jalouse  de  ses  devoirs  que  la  nôtre,  il  est 
néanmoins  nécessaire  de  se  faire  des  règles  et  des 


-  122  — 

lois  qui  tiennent  les  frères  et  les  sœurs  dans  une 
continuelle  application  à  les  remplir,  sommes 
unanimement  convenus  de  ce  qui  suit  : 

Article  premier.  —  Que  l'obédience  et  l'union 
étant  les  plus  solides  fondements  des  Sociétés  éta- 
blies parmi  les  hommes  et  que  la  subordination  y 
est  aussi  nécessaire,  il  est  enjoint  à  tous  les  frères 
et  sœurs  de  porter  honneur  et  respect  à  leurs  supé- 
rieurs et  de  suivre  exactement  les  conseils  et  avis 
fraternels  qu'ils  leur  donneront  pour  les  rendre 
plus  zélés  et  plus  fermes  dans  leurs  devoirs  et  sur- 
tout quand  il  s'agira  de  la  gloire  de  notre  Mère 
commune  et  de  l'honneur  et  propagation  de 
l'Ordre. 

Article  2.  —  Qu'attendu  le  zèle  et  la  probité  de 
notre  très  cher  et  illustrissime  Grand-Maître,  tous 
les  frères  et  sœurs  d'un  consentement  unanime 
l'avons  reconnu  pour  fondateur  de  notre  délicieuse 
Société,  et  pour  général  perpétuel  et  irrévocable  de 
l'Ordre,  en  quelque  lieu  qu'il  puisse  faire  sa  rési- 
dence. 

Article  3.  —  Que  les  autres  dignités  et  charges 
honorables  de  l'Ordre  ne  seront  données  qu'à 
ceux  qui  en  seront  jugés  capables  par  leur  zèle  et 
leur  prudence,  dans  une  assemblée  générale  des 
frères  et  sœurs,  à  la  pluralité  des  voix. 

Article  4.  —  Que  les  frères  et  sœurs  seront  mu- 
tuellement animés   du   désir  de  voir    fleurir   et 


—  123  — 

accroître  l'Ordre,  inspirant,  autant  qu'il  leur  sera 
possible,  par  de  bons  et  pieux  exemples  les  âmes 
vertueuses  à  les  imiter. 

Article  5.  —  Que  si  quelques-unes  de  ces  âmes 
bien  nées,  touchées  d'une  véritable  vocation,  se 
présentent  pour  être  initiées  dans  nos  délicieux 
mystères,  attendu  que  c'est  une  œuvre  méritoire, 
et  qu'il  est  dangereux  de  laisser  ralentir  l'ardeur 
des  cœurs  qui  seront  touchés  du  désir  d'entrer 
dans  Y  Ordre  et  Société  Culotine,  tous  frères  et  sœurs 
sont  dès  à  présent  autorisés  et  conviés  d'écouter 
favorablement  les  aspirants  et  aspirantes. 

Article  6.  —  Que  le  frère  ou  la  sœur  à  qui  lesdits 
postulants  et  postulantes  se  seront  adressés,  seront 
tenus,  après  s'être  exactement  informés  de  leurs 
bonnes  vies  et  mœurs,  d'en  instruire  notre  révé- 
rend et  illustrissime  général  qui  fera,  s'il  le  juge 
à  propos,  assembler  le  Chapitre  pour  délibérer  de 
leur  admission  au  noviciat,  s'ils  en  sont  jugés 
dignes,  à  la  pluralité  des  voix. 

Article  7.  —  Que  comme  on  ne  peut  connaître  la 
véritable  vocation  que  par  le  zèle  et  la  persévé- 
rance des  aspirants  et  aspirantes,  ce  sera  à  notre 
illustrissime  général  à  décider  du  temps  de  leur 
noviciat  avec  sa  sagesse  et  sa  prudence  ordinaire, 
si  les  candidats  ou  candidates  sont  dans  le  lieu  de 
sa  résidence,  ou  sur  le  témoignage  des  frères  ou 
sœurs  qui  seront  dans  ceux  où  lesdits  aspirants 


—  124  — 

ou  aspirantes  se  seront  présentés  pour  être  admis 
dans  notre  délicieuse  Société. 

Article  8.  —  Comme  nous  espérons  qu'un  Ordre 
si  charmant  el  si  utile  pour  l'union  des  cœurs  se 
multipliera  dans  tous  les  lieux  où  il  y  en  a  de  rai- 
sonnables, s'il  arrive  que  quelque  frère  ou  sœur 
soit  obligé  d'alier  ou  de  passer  dans  les  lieux  où  il 
y  ail  de  nos  confrères  Cuiotins  ou  Culotines,  les- 
dits  frères  ou  sœurs  seront  obligés  de  les  aller 
féliciter  et  de  leur  marquer  la  joie  qu'ils  auront  de 
les  voir,  et  lesdits  Cuiotins  ou  Culotines,  pour  en- 
tretenir l'union  et  l'amitié  fraternelle,  seront  tenus 
de  leur  offrir  et  donner  l'hospitalité  le  mieux  qu'il 
leur  sera  possible. 

Article  9.  —  L'union  et  l'amitié  qui  doit  régner 
entre  les  frères  et  les  sœurs  les  engageant  à  se 
secourir  mutuellement  si  quelque  malheur  ou 
accident  involontaire  arrive  à  un  des  membres  de 
la  Société,  tout  l'Ordre  s'y  intéressera  et  fera  son 
possible  pour  l'aider  et  le  soulager,  n'épargnant 
pour  cela  ni  ses  moyens,  ni  le  secours  de  ses 
amis. 

Article  10.  —  Les  frères  et  sœurs,  en  quelques 
lieux  qu'ils  soient,  pourvu  qu'ils  se  trouvent  au 
nombre  de  quatre  (s'ils  n'ont  cause  d'excuse  légi- 
time) seront  tenus  de  s'assembler  une  fois  le  mois 
au  moins,  pour  célébrer  les  mystères  de  notre  déli- 
cieuse Mère,  à  peine  pour  la  première  fois  d'une 


-  125  - 

amende  arbitraire  et  pour  la  seconde  d'être  dégra- 
dés de  la  Société,  en  plein  chapitre,  comme  négli- 
gents, tièdes  et  réfractaires  aux  Statuts  de  l'Ordre. 

Article  11.  —  Chaque  provincial  de  l'Ordre  sera 
tenu  de  rendre  compte  à  notre  révérendissime 
général,  au  moins  une  fois  l'année,  des  progrès 
qu'il  aura  faits  dans  sa  province  et  de  ce  qui  s'y 
sera  passé  d'important  entre  les  confrères,  afin 
que  s'il  s'yétait  glissé  quelques  abus  dans  l'obser- 
vance des  statuts  de  notre  délicieuse  Société,  il  y 
soit  incessamment  pourvu. 

Article  12.  —  Enfin  nous  regardons  comme 
impies  et  sacrilèges  tous,  frères  et  sœurs,  qui 
après  avoir  été  reçus  dans  notre  charmante  et 
douce  Société,  seraient  assez  malheureux,  incons- 
tants et  aveuglés  pour  contracter  aucune  alliance 
dans  quelque  Ordre  que  ce  soit,  et  nous  les  décla- 
rons de  plein  droit  et  dès  à  présent  dégradés  et 
déchus  des  privilèges,  honneurs  et  immunités  de 
l'Ordre.  Et  voulons  qu'ils  soient  rayés  et  biffés  du 
Catalogue  des  frères  et  sœurs  de  la  Société  et  notés 
d'infamie,  sans  qu'ils  en  puissent  être  jamais  rele- 
vés sous  quelque  prétexte  que  ce  puisse  être. 

Fait  et  délibéré  au  chapitre  général  de  l'Ordre, 
tenu  à  Paris  chez  noire  illustrissime  général  le 
frère  Loubers. 

Le mil  sept  cent  vingt- 
quatre  . 


—  126     - 

Le  même  document  nous  dévoile  les  noms  des 
frères  de  l'Ordre  avec  leurs  distinctions  respec- 
tives : 

Frère  Loubers.  .  . .  Grand-Maitre. 
Frère  Détiennes  .  .  Grand  Inquisiteur. 
Frère  de  Montlaur.  Grand  Aumônier. 
Frère  de  Montlaur.  Inspecteur  général. 
Frère  de  Jouy  ....  Grand  Cellérier. 
Frère  Durand  ....  Grand  Vicaire- 
Frère  Prat Chancelier. 

Frèrede  La  Vaisse.  Contrôleur  général  ambulant. 

Frère  Bover I 

_,  ,      .  -  ,|     Visiteurs  généraux. 

Frère  de  Laumont  J 

Frère  Mennesson .     Secrétaire. 

Frère    de    Saint - 

Amarand Trésorier. 

L'auteur  a  dû  hésiter  à  faire  connaître  les  noms 
des  Culotines,  car  il  a  bien  inscrit  en  tête  d'un 
feuillet  :  Noms  des  Sœurs  de  l'Ordre,  mais  ce  feuillet 
est  resté  vierge,  symboliquement  vierge. 

Pour  plus  de  précautions  et  comme  s'ils  avaient 
peur  d'être  suspectés,  les  Culotins  affichent  des 
règles  d'une  morale  impeccable,  et  ils  les  pré- 
sentent en  vers  —  en  vers  médiocres  pour  inspirer 
plus  de  confiance. 


—  127  — 


RÈGLES  DE  L'ORDRE  DES  CULOTINS 

Profanes,  qui  croj'ez  peut-être 
Que  la  Culotte  excite  aux  criminels  désirs, 

Apprenez  à  nous  mieux  connaître 
Et  que  nous  n'admettons  que  d'innocents  plaisirs. 

Celui  de  nous  trouver  ensemble 
Est  le  lien  charmant  de  la  Société  ; 

Quand  la  Culotte  nous  rassemble, 
C'est  pour  nous  une  douce  et  sage  volupté. 

Tous  enfants  d'une  même  mère, 
Nous  ne  connaissons  point  dans  la  fraternité 

D'aucun  rang  la  vaine  chimère, 
Et  tout  notre  bonheur  est  dans  l'égalité. 

Une  galante  politesse 
De  tous  les  Culotins  doit  animer  les  cœurs, 

S'il  s'y  mêle  un  peu  de  tendresse, 
La  raison  qui  la  suit  n'alarme  point  les  cœurs. 

Dans  nos  délicieux  mystères 
Si  le  chagrin  prétend  troubler  un  sort  si  doux, 

Nous  le  chassons  à  coups  de  verres, 
La  joie  et  les  plaisirs  régnent  seuls  parmi  nous. 

Une  innocente  raillerie, 
Des  traits  vifs  et  plaisants,  et  même  un  peu  badins, 
Pour  dissiper  la  rê\erie 
Ne  sont  point  interdits  aux  frères  Culotins. 

Mais  de  leur  part  les  Culotines 
Peuvent,  sans  offenser  la  sévère  pudeur, 

Paraître  quelquefois  badines, 
Une  sage  gaîté  ne  craint  point  de  censeur. 


128 


Surtout  des  maîtres  de  la  terre 
Les  divers  différends  ne  nous  troublent  jamais, 

Et  tandis  qu'ils  se  font  la  guerre, 
La  coupe  pleine  en  main  nous  vivons  tous  en  paix. 

Puisqu'il  n'appartient  pas  à  l'homme 
Déjuger  son  prochain,  que  c'est  témérité, 

Sur  tous  les  différends  de  Rome 
Nous  gardons  le  silence  et  la  neutralité. 

Oubliés  du  reste  du  monde, 
Puissions-nous  à  jamais  voir  la  Société, 

Dans  une  paix  douce  et  profonde, 
Jouir  tranquillement  de  sa  félicité. 

Et  pourtant,  tout  ceci  nous  semble  une  façade 
trompeuse,  une  enseigne  destinée  à  protéger  contre 
des  curiosités  trop  indiscrètes.  Et  d'abord  la  mora- 
lité du  grand-maître  Culotin  est  sujette  à  caution, 
de  l'aveu  môme  de  l'un  des  frères,  qui  a  écrit 
l'épitre  suivante,  jointe  aux  statuts  : 

LA  CULOTTE  DE  LA  PLACE  DES  VICTOIRES 


Sans  avoir  les  talents  ni  l'esprit  de  la  Motte, 
J'entreprends  de  chanter  la  fameuse  Culotte 
Du  célèbre  Loubers,  qui  sait  en  plein  été 
De  plus  d'une  pucelle  et  de  plus  d'un  abbé 
Contenter  l'appétit,  remplir  en  abondance 
Des  unes  les  désirs  et  des  autres  la  panse. 
Trop  crédules  maris  qui  dormez  en  repos 
Au  récit  trop  discret  que  vous  font  les  Echos, 


129 


Seuls  témoins  maintes  fois  des  heureuses  journées 
Que  Loubers  fait  passer  à  vos  jeunes  aimées, 
Vous  ne  connaissez  pas  la  ruse  et  le  pouvoir 
De  ce  grand  Culotier,  mais  vous  l'allez  savoir. 
Tandis  que  plein  des  soins  d'une  grande  régie 
Qui  nous  doit  procurer  les  douceurs  de  la  vie, 
Qui  fait  du  laboureur  l'espoir  le  plus  charmant, 
Qui  chez  le  collecteur  sait  porter  tout  l'argent, 
Qui  fait  cesser  les  cris  des  peuples  des  provinces, 
Qui  vous  fait  admirer  nos  maîtres  et  nos  princes, 
Tandis  que  chez  Geoffroy,  mémoires  bordereaux, 
Billets,  rescriptions,  comptes  et  comptereaux, 
Parcourus,  calculés,  portés  sur  maints  registres, 
Teuus  exactement  et  sur  de  bous  pupitres, 
Vous  croyez  que  Loubers  occupé  de  tels  soins, 
Ne  pense  point  à  vous  :  Il  n'y  pense  pas  moins, 
Mais  il  pense  encor  plus  à  vos  femmes  et  filles. 
Le  drôle  sait  fort  bien  arranger  ses  coquilles  : 
Il  vous  dit  qu'aujourd'hui  chez  Lacroix  ou  chez  Las 
Pour  remplir  ses  devoirs  il  dirige  ses  pas, 
Demain  chez  un  ministre,  après-demain  chez  l'autre, 
Qu'il  faut  représenter,  faire  le  bon  apôtre, 
Tantôt  parler  Etape  et  Capitation, 
Du  dixième  à  l'un,  à  l'autre  du  Taillon, 
Leur  dire  qu'en  tous  lieux  on  paye  bien  la  taille, 
Qu'avant  le  nouveau  plan  tout  allait  rien  qui  vaille, 
Trop  faciles  maris,  sur  tous  ces  beaux  discours 
Ne  vous  endormez  pas  ;  la  semaine  a  sept  jours, 
Si  Loubers  emplit  l'un  à  régler  la  Finance, 
S'il  passe  le  second  à  chercher  l'abondance, 
S'il  va  tous  les  lundis  chez  Las  ou  chez  Lacroix, 
S'il  court  le  lendemain  rendre  compte  à  son  choix, 
Le  matin  au  Marais,  le  soir  à  la  Roquette, 
Du  fruit  de  son  travail  ;  j'ai  dit  et  je  répète 
Qu'il  faut  se  méfier  de  tous  ses  beaux  discours, 
Que  pour  tel  ouvrier  la  semaine  a  sept  jours, 

9 


—  130  — 

Il  en  trouve  toujours  un  bon  pour  sa  culotte  ; 
De  tout  ce  qu'il  doit  faire  il  tient  exacte  note: 
Il  a  ses  jouis  marqués  pour  donner  son  plat  d'œuf, 
Et  d'autres  pour  servir  sa  culotte  —  de  bœuf  (1). 

Enfin  le  manuscrit  a  été  rédigé  par  le  frère 
Béquillart,  pseudonyme  révélateur.  C'est  qu'en 
effet,  dans  les  premières  années  du  dix-huitième 
siècle,  toute  une  littérature  chansonnière  a  célébré 
ce  frère  Béquillart  qui  personnifie  —  comment 
dire  ?  —  l'apanage  exclusif  et  actif  du  sexe  mas- 
culin. C'est,  nous  le  verrons  plus  tard,  l'attribut 
d'une  fille  de  la  Félicité;  c'est  Priape,  en  un  mot, 
et  non  plus  seulement  le  dieu  des  jardins,  invoqué 
pour  sa  fécondité,  celui  que  les  dames  romaines 
fêtaient  publiquement.  Que  de  fois  les  sottisiers  du 
dix-huitième  siècle  se  sont  demandés  avec  une 
anxiété  licencieuse  si  Mlle  le  chevalier  d'Eon,  dont 
le  sexe  fut  longtemps  un  mystère,  possédait  ou 
non  la  Béquille  du  père  Barnabas  ! 

Mais  cette  Béquille  passa-t-elle  jamais  nulle 
part  pour  un  attribut  platonique  ? 

La  Mouche  à  miel  nous  introduit  dans  un 
milieu  plus  aristocratique,  ce  qui  ne  signifie  pas 
plus  réservé.  Cet  Ordre  fut  créé  le  11  juin  1703 

(l)  Les  Statuts  de  l'Ordre  et  Société  de  la  Culotte,  arrêtés 
dans  l'assemblée  générale  des  frères  et  sœurs  Culotins  ou 
Culotines  en  1724  et  rédigés  par  le  père  Béquillart.  —  Bibl. 
Rouen,  Mss.  Coll.  Leber,  n*  2,627. 


—  131  — 

pour  rendre  hommage  à  la  souveraine  en  minia- 
ture qui  trônait  bruyamment  et  somptueusement 
au  château  de  Sceaux. 

Devenue  duchesse  du  Maine  à  l'âge  de  seize  ans, 
en  1692,  Louise-Bénédicte  de  Bourbon,  petite-fille 
du  grand  Condé,  n'avait  pas  tardé  à  asservir  son 
mari  à  toutes  ses  fantaisies,  à  toutes  ses  hardiesses . 
Afin  d'avoir  sa  Cour  bien  à  elle,  elle  décida,  en 
1700,  le  duc  du  Maine  à  acheter  le  château  de 
Sceaux,  dont  elle  fit  son  Chantiily,  son  Marly  et 
son  Versailles. 

Très  petite  de  taille,  mais  jolie  et  piquante,  elle 
avait  été  surnommée,  ainsi  que  ses  sœurs,  par 
MUe  de  Nantes,  fille  légitimée  de  Louis  XIV,  la 
poupée  du  sang.  Ses  courtisans  et  admirateurs, 
pour  la  venger  de  cette  appellation,  lui  avaient 
décerné  comme  emblème  et  comme  devise  une 
Mouche  à  miel,  avec  ces  paroles  tirées  de  VAminte, 
du  Tasse  :  Piccola  si,  ma  fa  pur  gravi  le  ferite  ; 
(je  suis  petite,  mais  je  fais  pourtant  de  graves 
blessures).  A  l'occasion  de  la  représentation  d'une 
comédie  où  la  duchesse  avait  joué  le  rôle  de  Fine- 
mouche,  sa  devise  avait  été  aussitôt  versifiée  en 
un  couplet  galant  : 

L'abeille,  petit  animal, 
Fait  de  grandes  blessures  ; 
Craignez  son  aiguillon  fatal, 
Evitez  ses  piqûres. 


—  132  — 

Finrez,  si  vous  pouvez,  les  traits 
Qui  partent  de  sa  bouche, 
Elle  pique,  et  s'envole  après  : 
C'est  une  fine  mouche  !  ' 

Un  jour  qu'une  grande  compagnie  s'était  trou- 
vée réunie  auprès  de  la  duchesse,  à  Sceaux,  on 
avait  parlé  de  cette  devise  ;  on  l'avait  trouvée 
heureuse,  et  quelqu'un  s'avisa  de  dire  qu'il  fau- 
drait former  une  Société  des  personnes  qui 
avaient  le  plus  souvent  l'honneur  de  venir  à 
Sceaux,  et  qu'on  appellerait  cette  Société  l'Ordre 
de  la  Mouche  à  miel.  Le  divertissement  passa  jus- 
qu'à former  des  règlements,  à  dresser  des  statuts, 
nommer  des  officiers,  et  à  donner  divers  noms 
aux  dames  et  aux  cavaliers  qui  y  furent  admis. 
Une  médaille  fut  frappée,  et  tous  ceux  de  l'Ordre 
la  devaient  porter,  avec  un  ruban  citron,  quand 
ils  seraient  à  Sceaux.  On  brigua  celte  marque  de 
distinction.  Trente-neuf  personnes  furent  nom- 
mées et  firent  les  serments.  Par  une  agréable  allu- 
sion à  l'abeille  on  jurait  par  le  mont  Hymette. 

Dans  une  fête  qui  fut  donnée  à  Châtenay,  chez 
Malezieu,  le  dimanche  3  août  1704,  par  le  duc  et  la 
duchesse  du  Maine,  et  dont  l'abbé  Genest  nous  a 
transmis  la  description,  eut  lieu  la  représentation 
d'une  comédie-ballet,  le  Prince  de  Cathay,  dans 

1  Divertissements  de  Sceaux,  Trévoux,  1712,  p.  359. 


—  133  — 

laquelle  M.  de  Malézieu,  lui-même,  jouait  le  rôle 
d'un  Prince  de  Samarcand,  et  était  reçu  chevalier 
de  la  Mouche.  L'officier  ou  héraut  de  l'Ordre  qui 
lisait  les  serments  était  M.  de  Bessac,  enseigne  des 
gardes  de  M.  le  duc  du  Maine.  Il  était  vêtu  d'une 
longue  robe  de  satin  incarnat,  semée  de  mouches 
à  miel  d'argent  ;  et  il  avait  une  coiffure  en  forme 
de  ruche. 

Le  Prince  de  Samarcand,  persécuté  par  une 
impitoyable  fée,  réduit  par  ses  enchantements  à 
courir  l'univers  sans  pouvoir  prendre  aucun 
repos,  admire  le  palais  enchanté  de  Châtenay,  où 
l'ont  conduit  ses  pas  errants  ;  la  divinité  du  lieu, 
Ludovise,  rompt  le  charme  et  lui  rend  la  liberté. 
Le  Prince  veut  alors  consacrer  à  jamais  à  la  fée 
bienfaisante  sa  précieuse  liberté  ;  Ludovise  y  con- 
sent : 

<^ 
Je  veux  vous  accorder  par  delà  vos  désirs, 

Et  vous  témoigner  mon  estime. 
J'ai  choisi  des  amis  d'un  mérite  sublime, 
Qui  goûtent  près  de  moi  de  tranquilles  plaisirs  ; 
Vous  allez  partager  un  sort  si  désirable, 

Pourvu  que  vous  soyez  capable 
De  pratiquer  comme  eux  mes  justes  règlements. 
On  va  les  apporter  ;  vous  en  saurez  l'usage. 

Le  héraut  de  l'Ordre  lui  donne  alors  lecture  des 
statuts  de  l'Ordre  et  sur  chaque  article  recueille 
son  serment  : 


134 


Article  premier.  —  Vous  jurez  et  promettez  une 
fidélité  inviolable,  une  aveugle  obéissance  à  la 
grande  Ludovise  Louise,  dictatrice  perpétuelle  de 
l'Ordre  incomparable  de  la  Mouche  à  miel. 

Art.  2.  —  Vous  jurez  et  promettez  de  vous  trou- 
ver dans  le  palais  enchanté  de  Sceaux,  chef-lieu 
de  Y  Ordre  de  la  Mouche  à  miel,  toutes  les  fois 
qu'il  sera  question  d'y  tenir  chapitre  ;  et  cela 
toutes  affaires  cessantes,  sans  même  que  vous 
puissiez  vous  excuser  sous  prétexte  de  quelque 
incommodité  légère,  comme  goutte,  excès  de 
pituite,  ou  gale  de  Bourgogne. 

Art .  3.  —  Vous  jurez  et  promettez  d'apprendre 
incessamment  à  danser  toutes  contre-danses, 
comme  Furstemberg,  Pistolet,  Derviche,  Pet-en- 
Cul,  et  autres  l  ;  de  les  danser  encore  plus  volon- 
tiers, s'il  le  faut,  pendant  la  canicule  que  dans  les 
autres  temps,  et  de  ne  point  quitter  la  danse,  si 
cela  vous  est  ainsi  ordonné,  que  vos  habits  ne 
soient  percés  de  sueur,  et  que  l'écume  ne  vous  en 
vienne  à  la  bouche. 

Art.  4.  —  Vous  jurez  et  promettez  d'escalader 
généreusement  toutes  les  meules  de  foin,  de  quel- 
que hauteur  qu'elles  puissent  être,  sans  que  la 


1  Les  Divertissements  de  Sceaux  en  citent  d'autres  :  la  fer- 
lane,  l'amitié,  la  chasse,  la  sissone,  les  tricotets  et  Mme  de  la 
Mare  (Divertissements  de  Sceaux,  Trévoux,  1712,  p.  101). 


—  135  — 

crainte  des  culbutes  les  plus  affreuses  puisse 
jamais  vous  arrêter. 

Art.  5.  —  Vous  jurez  et  promettez  de  prendre  en 
votre  protection  toutes  les  espèces  de  mouches  à 
miel,  de  ne  faire  jamais  mal  à  aucune,  de  vous  en 
laisser  piquer  généreusement  sans  les  chasser, 
quelque  endroit  de  votre  personne  qu'elles  puissent 
attaquer,  soit  joues,  jambes,  fesses,  etc.,  dussent- 
elles  en  devenir  plus  grosses  et  plus  enflées  que 
celles  de  votre  majordome. 

Art.  6.  —  Vous  jurez  et  promettez  de  respecter 
le  précieux  ouvrage  des  mouches  à  miel,  et  à 
l'exemple  de  votre  grande  dictatrice,  d'avoir  en 
horreur  l'usage  profane  qu'en  font  les  apothi- 
caires, dussiez- vous  crever  de  réplétion. 

Art.  7.  -~  Vous  jurez  et  promettez  de  conserver 
soigneusement  la  glorieuse  marque  de  votre 
dignité,  et  de  ne  jamais  paraître  devant  votre  dic- 
tatrice sans  avoir  à  votre  côté  la  médaille  dont  elle 
va  vous  honorer. 

Le  récipiendaire  reçoit  la  décoration,  cependant 
que  le  chœur  chante  : 


«  Viva  sempre,  viva  ed  in  honore  cresca 
Il  novo  cavalier  délia  mosca.  »  l 


1  Divertissements   de  Sceaux,   Trévoux,  1712,   p.  171-173 
189-196. 


136 


La  médaille  de  l'ordre  représente,  à  l'avers,  le 
portrait  de  la  duchesse  du  Maine  avec  la  légende 
en  lettres  initiales  :  Anne-Marie-Louise,  baronne 
de  Sceaux,  Dictatrice  perpétuelle  de  l'ordre  de  la 
Mouche.  Dans  le  champ  du  revers,  une  abeille 
parait  voler  vers  une  ruche,  avec  la  devise  :  Pic- 
cola  si,  fa  ma  pur  gravi  le  ferite  (je  suis  petite,  il 
est  vrai,  mais  je  fais  de  profondes  blessures.)  On 
reconnaît,  à  la  formule  du  serment  que  les  cheva- 
liers de  cet  ordre  prononçaient  à  leur  réception, 
l'enjouement,  la  gaieté  et  le  sel  qui  régnaient  dans 
la  cour  de  cette  aimable  princesse  :  «  Je  jure  par 
les  abeilles  du  mont  Hymette,  fidélité  et  obéissance 
à  la  Dictatrice  perpétuelle  de  l'Ordre,  de  porter 
toute  ma  vie  la  médaille  de  la  Mouche,  et  d'accom- 
plir, tant  que  je  vivrai,  les  statuts  de  l'Ordre  ;  et  si 
je  fausse  mon  serment,  je  consens  que  le  miel  se 
change  pour  moi  en  fiel,  la  cire  en  suif,  les  fleurs 
en  orties,  et  que  les  guêpes  et  les  frelons  me 
percent  de  leurs  aiguillons.  » 

Cette  médaille,  frappée  en  1703,  est  d'or,  et  pèse 
3  gros  60  grains  ' . 

Est-il  utile  de  dire  que  le  titre  de  chevalier  ou 
de  chevalière  de  l'Ordre  était  très  recherché  ?  «  Dès 
qu'il  y  avait  quelque  place  vacante,  toutes  les  per- 

1  Tobiesen  Duby.  —  Recueil  général  des  pièces  obsidio- 
nales,  Paris,  1786,  p.  143.  —  La  médaille  figure  aux  Recréa- 
tions numismatiques.  planche  4,  pièce  4. 


—  137  — 

sonnes  de  sa  cour  briguaient  pour  l'obtenir.  Le 
cas  arriva  six  ou  sept  mois  après  que  je  fus  dans 
sa  maison.  Grand  nombre  de  prétendants  se  pré- 
sentèrent, entre  autres  les  comtesses  de  Brassac  et 
d'Uzès,  et  le  président  de  Romanet.  Cependant 
celui-ci  l'emporta,  au  préjudice  des  dames,  qui 
affectèrent  un  grand  ressentiment,  et  se  plaignirent 
que  l'élection  n'avait  pas  été  juridique.  Cela  me  fit 
imaginer  de  dresser,  en  leur  nom,  une  protesta- 
lion  en  termes  de  palais,  et  d'une  écriture  de  chi- 
cane, que  j'envoyai  par  une  voie  inconnue  au  pré- 
sident. Je  ne  confiai  le  petit  secret  à  personne  et 
j'eus  le  divertissement  de  voir  l'inquiétude  où  l'on 
était  pour  découvrir  d'où  venait  cette  pièce.  On 
l'attribua  d'abord  à  M.  de  Malézieu,  ou  l'abbé 
Genest  ;  ensuite  aux  personnes  intéressées  :  on  sut 
qu'elles  n'y  avaient  aucune  part.  Enfin  les  soup- 
çons descendirent  jusqu'aux  plus  ineptes  de  la 
maison,  sans  arriver  jusqu'à  moi,  qui  me  con- 
tentai de  jouir  de  l'embarras  où  l'on  était,  et  d'en 
entendre  parler  sans  cesse,  pendant  plus  de  quinze 
jours  que  cette  inutile  recherche  occupa.  Elle  me 
donna  lieu  de  faire  ces  vers,  que  l'incertitude  du 
succès  m'empêcha  de  produire  : 

N'accusez  ni  Genest,  ni  le  grand  Malesieux 
D'avoir  part  à  l'écrit  qui  vous  met  en  cervelle  ; 
L'auteur  que  vous  cherchez  n'habite  point  les  cieux. 
Quittez  le  télescope,  allumez  la  chandelle, 


—  138  — 

Et  fixez  à  vos  pieds  vos  regards  curieux  : 

Alors,  à  la  clarté  d'une  faible  lumière, 

Vous  le  découvrirez  gissant  dans  la  poussière  '. 

Les  dames  et  chevaliers  les  plus  familiers  à 
Sceaux  avaient  reçu  des  surnoms  pittoresques, 
évoquant  sans  doute  quelqu'une  de  leurs  manies 
ou  de  leurs  grâces.  La  grande  maitresse,  dictatrice 
de  l'Ordre,  était  fréquemment  désignée  dans  les 
madrigaux  sous  le  nom  de  Ludovise  (plus  poétique 
sans  doute  que  Louise)  et  aussi  de  Laurette,  en 
souvenir  d'un  rôle  qu'elle  avait  joué  dans  une 
comédie  ;  comme,  sous  ce  nom,  elle  était  la  maî- 
tresse de  Champagne,  le  duc  de  Nevers  avait  aus- 
sitôt madrigalisé  : 

Que  Laurette  a  de  puissants  charmes, 
Que  ses  yeux  ont  de  douces  armes, 
Qu'il  est  doux  de  suivre  ses  lois  ! 
La  Reine  des  ris  l'accompagne. 
En  ces  moments  les  plus  grands  rois 
Désireraient  d'être  Champagne  -. 

Mademoiselle  de  Nevers,  qui  devint  la  duchesse 
d'Estrées,  prenait  le  nom  d'Api  ;  mademoiselle  de 
Choiseul,  celui  de  Glycère.  On  nommait  mademoi- 
selle de  Langeron  Fanchon,  madame  dAlbemarle 

^Mémoires  de  Madame  de  Staal,  écrits  par  elle-même.  Paris, 
1821,  t.  I,  p.  139,  140. 
2  Divertissements  de  Sceaux,  p.  363. 


—  139  — 

Geneviève,  la  duchesse  de  Nevers  Diane,  madame 
d'Artagnan  la  voisine,  parce  qu'elle  habitait  une 
maison  au  Plessis-Piquet,  fort  près  de  Sceaux.  On 
appelait  le  marquis  de  Gondrin  le  Baladin,  et  on 
lui  reprochait  d'estropier  les  vers  qu'il  citait  dans 
ses  lettres  ;  Malézieu  était  le  Curé  ;  un  de  ses  fils, 
le  cadet  Faveresse  ;  Genest,  Vabbé  Pégase  ou  abbé 
Rhinocéros,  sans  doute  à  cause  de  son  nez  immense, 
qui  avait  fait  dire  de  lui  : 

Avec  cet  habit  et  ce  nez, 
Ce  nez  long  de  plus  de  deux  aunes, 
Il  faut  donc  que  ce  soit  le  magister  des  Faunes. 

Le  duc  du  Maine  était  simplement  le  garçon  ;  les 
deux  princes  ses  fils,  les  deux  garçonnets;  Mon- 
sieur le  Duc,  le  baron  de  Saint-Maur  ;  le  duc  de 
Nevers,  Amphion ;  Monsieur  d'Albemarle,  le  Major; 
le  président  de  Mesmes,  le  grand  artificier l. 

Le  but  avoué  de  l'Ordre  était  de  se  divertir  ga- 
lamment. Aussi  était-ce,  à  Sceaux  et  dans  les 
résidences  environnantes,  un  mouvement  perpé- 
tuel de  fêtes,  représentations,  bals,  soupers,  bal- 
lets, jeux,  dont  la  duchesse  ne  se  lassait  jamais. 
Les  divertissements  littéraires  donnaient  à  la 
Société  une  façade  respectable  et  rassurante  ;  et  la 
littérature  y  était  un  peu  fade. 

Ainsi  Madame  la  duchesse  du  Maine  avait  ima- 

1  Divertissements  de  Sceaux,  passim. 


—  140  — 

giné  de  faire  une  loterie  de  titres  de  toutes  sortes 
d'ouvrages  d'esprit,  envers  et  en  prose,  distribués 
au  sort,  à  un  nombre  de  personnes  choisies  ;  ces 
mêmes  personnes  étaient  obligées  de  produire 
d'elles-mêmes,  on  par  le  secours  d'autrui,  les 
pièces  dont  le  nom  se  trouvait  dans  le  billet  qui 
leur  était  échu . 

Madame  la  comtesse  de  Chambonas,  dame  d'hon- 
neur de  Madame  la  duchesse  du  Maine,  eut  un  ron- 
deau pour  son  lot  ;  elle  pria  M.  de  Malézieu  d'en 
faire  un  en  son  nom.  Madame  la  duchesse  du  Maine 
eut  pour  son  lot  une  imitation.  Ce  fut  encore  M.  de 
Malézieu  qui  fut  prié  de  s'acquitter  ;  il  fit  un  ron- 
deau à  l'imitation  de  celui  de  Voiture  :  Ma  foi,  cest 
fait  de  moi. 

Il  était  tombé  un  vaudeville  en  partage  à  Madame 
la  duchesse  d'Estrées;  M.  de  Malézieu  en  fît  encore 
les  chansons.  Le  fils  du  poète  fécond  eut  en  partage 
un  triolet  ;  M.  de  Gavaudun,  l'éloge  du  quolibet, 
qu'écrivit  envers  Mademoiselle  de  Launay  ;  M.  Mar- 
chand, un  hymne  ;  il  l'adressa  à  Bacchus. 

Mais  la  grande-maitresse  n'était  pas  d'humeur 
aisément  sédentaire  ;  au  surplus,  elle  ne  se  cou- 
chait jamais  avant  quatre  heures  du  matin,  se 
levait  à  trois  heures  de  l'après-midi,  dînait  vers 
4  heures  et  soupait  vers  minuit1.  Même  jeune,  elle 

1  Correspondance  de  la  duchesse  d'Orléans,  19  août  1901. 


—  141  — 

ne  put  jamais  dormir;  aussi  était-elle  en  perpé- 
tuels déplacements,  de  Sceaux  à  Chatenay,  chez 
M.  de  Malézieu,  ou  à  Saint-Maur,  chez  Monsieur  le 
Duc,  ou  à  dîner  chez  Madame  du  Croissy,  à  colla- 
tionner  à  Saint-Ouen,  chez  Madame  de  Polignac,  ou 
encore  à  Cramaïel,  dans  la  belle  maison  du  prési- 
dent de  Mesmes  ;  à  Passy  ouàFresnes,  chez  le  duc 
de  Nevers  ;  à  Chilly,  chez  Madame  de  La  Ferté  ;  au 
Plessis-Piquet,  chez  Madame  d'Artagnan.  Las  de 
promenades  ou  de  comédies  banales,  on  songea  à 
mettre  les  nuits  en  œuvre  par  des  divertissements 
qui  leur  fussent  appropriés.  De  là  l'invention  des 
Grandes  Nuits,  due  à  l'abbé  de  Vaubrun,  «  qui 
avait  trois  coudées  de  hauteur  du  côté  droit  et 
deux  et  demie  du  côté  gauche,  et  que  Madame  du 
Maine  définissait  en  disant  qu'il  était  le  sublime  du 
frivole»  l. 

La  déesse  de  la  nuit,  sous  les  traits  de  Mademoi- 
selle Delaunay,  apparaissait  tenant  une  jolie  lan- 
terne, qu'elle  offrait  à  la  princesse  avec  un  com- 
pliment des  plus  galants  composé  par  la  spirituelle 
fille.  Le  plaisir  de  l'assistance  choisie  fut  extrême; 
on  convint  que  tous  les  quinze  jours  il  y  aurait 
grande  nuit. 

Nous  possédons  le  compte  rendu  de  seize  de  ces 


1  Correspondance   inédite   de  Madame   du   Deftant.  Paris, 
1809,  t.  II,  p.  63. 


—  142  — 

grandes  nuits,  dont  les  participants  les  plus  assidus 
sont  If,  de  Malézieu  et  II.  l'abbé  Genest.  Les  diver- 
tissements y  prennent  toutes  les  formes  plaisantes. 
On  y  voit,  par  exemple,  une  Harangue  de  l'ambas- 
sadeur des  Groenlandais,  venant  mettre  son  pays 
aux  pieds  de  la  princesse  qui  reconnaîtra  l'avan- 
tage de  posséder  la  terre  jouissant  des  plus  longues 
nuits  ;  un  dialogue  d'Hespérus  et  de  l'Aurore,  vouant 
leur  obéissance  à  la  divinité  de  Sceaux  ;  —  le  Lutin 
de  Sceaux,  s'amusant  à  chasser  le  sommeil,  «  un 
faux  prophète  »,  et  à  rassembler  Hébé,  Cornus  et 
Flore  pour  divertir  Ludovise  et  sa  cour,  etc.  K 

Ces  divertissements  conservaient-ils  toujours  le 
caractère  platoniquement  littéraire  et  galant  qu'ils 
étalaient?  Il  est  permis  d'en  douter.  Et  si  l'organe 
quasi-officiel  de  la  Mouche  à  miel  —  les  Divertisse- 
ments de  Sceaux  et  la  Suite  des  Divertissements  de 
Sceaux  —  garde  les  allures  décentes  de  bergeries 
un  peu  montées  de  ton,  des  documents  moins  dis- 
crets sont  aussi  moins  édifiants. 

La  duchesse  d'Orléans,  mère  du  Régent,  qui 
n'aimait  pas,  il  est  vrai,  la  famille  du  Maine  — 
«  C  est  une  méchante  race,  disait-elle  en  parlant  du 
duc,  que  tous  ces  enfants  de  la  Montespan  »  — 
reprochait  à  la  duchesse  de  ne  pas  assez  se  con- 

1  Suite  des  Divertissements  de  Sceaux,  Paris,  1725,  p.  128  sqq; 
—  Mémoires  de  Madame  de  Staal  écrits  par  elle-même,  Paris, 
1821,  t.   I,  p.  165  sqq. 


—  143  - 

traindre  avec  son  mari  bien  complaisant,  d'obéir 
exclusivement  à  ses  propres  caprices  et  quintes. 
Elle  enregistrait  aussi,  non  sans  malice,  le  bruit 
public  d'après  lequel  «  l'amant  tenant  de  Mme  Du 
Maine  était  le  cardinal  de  Polignac;  elle  en  avait 
d'ailleurs  beaucoup  d'autres,  le  premier  président 
de  Mesmes,  et  encore  des  drôles  »  *.  Elle  était 
d'accord  avec  les  chansons  satiriques  de  l'époque, 
qui  n'épargnaient  guère  la  souveraine  de  Sceaux. 

Ce  grand  air,  ce  souris  charmant 

Orné  de  badinage, 
Du  Maine,  cet  empressement 
Nous  fait  voir  qu'à  votre  âge 
Vous  voulez  donner  de  l'amour, 

Mais  qui  pourrait  en  prendre 
Serait  un  héros  dans  ce  jour 

Plus  brave  qu'Alexandre. 

Qu'à  Du  Maine,  laide  et  nabote, 

Ua  Malézieu  lève  la  cotte, 

Le  marché  pour  tous  deux  est  bon  ; 

Mais  que  de  Poliguac  u'en  bouge 

Et  couche  avec  cet  embryon, 

C'est  faire  honte  au  chapeau  rouge  2. 

Le  duc  de  Bourbon  lui-même,  propre  frère  de 
la  duchesse,  ne  cacha  pas  un  temps  son  amour 
pour  elle  ;  mais  Mme  du  Maine  était  bien  de  son 

1  Correspondance  de  la  duchesse  d'Orléans,  26  mars  1711; 
l'1  novembre  1717;  12  juillet,  22  septembre  1718. 

2  Recueil  dit  de  Maurepas,  Leyde,  1865,  t.  III,  p.  163. 


—  144  — 

temps  et  de  sa  race;  à  toutes  les  attaques  elle  se 
contentait  de  répondre  : 

Ce  qui  chez  les  mortels  est  une  effronterie 
Entre  nous  autres  demi-dieux 
N'est  qu'honnête  galanterie. 

A  vrai  dire,  cette  «  honnête  galanterie  »  devait 
être  poussée  un  peu  loin  ;  des  témoignages  en  font 
foi: 

«  Le  chevalier  de  Tourvilie  était  amoureux  de 
la  duchesse;  elle  le  mit  en  état  d'être  heureux. 
Mais  par  un  malheur  pareil  à  celui  qui,  selon 
Bussy,  arriva  autrefois  au  comle  de  Guiche  avec 
Mme  d'Olone,  le  chevalier  se  trouva  hors  d'état  de 
profiter  de  sa  bonne  fortune.  La  duchesse,  outrée 
d'avoir  trouvé  tant  de  faiblesse  dans  cet  amant,  a 
eu  l'indiscrétion  de  la  publier  :  manière  assez  jolie 
de  se  venger,  comme  vous  voyez.  La  cour  et  la  ville 
ont  ri  de  l'un  et  de  l'autre,  et  quand  on  veut  parler 
d'un  siège  pliant,  on  dit  un  Tourvilie.  Dans  les 
meilleures  compagnies  du  monde  on  ne  fait  point 
de  façon  de  dire  :  avancez  un  Tourvilie,  au  lieu  de 
dire  :  avancez  un  pliant;  et  ce  pauvre  garçon  ne 
sait  plus  où  se  cacher,  pendant  que  la  duchesse 
soutient  la  gageure  sans  se  déconcerter  '.  » 

C'est  encore  la  duchesse  qui,  à  l'occasion 
du  mariage  de  son  frère,   le  duc  de  Vendôme, 

1  Lettres  historiques  et  galantes  de  Madame  Du  Noyer, 
Londres,  1757,  t    III,  p.  69. 


RÉCEPTION  D'UNE  CHEVALIERE 


(MOPSE) 


—  145  — 

avec  Mlle  de    Condé,   fit  cette   chanson  un    peu 
bien  osée  : 

Préparons,  dessus  nos  musettes, 
Pour  Vendôme  des  chansonnettes  : 
Il  donne  dans  le  sacrement. 
L'Epouse  sera  bien  baisée, 
S'il  est  sur  elle  aussi  souvent 
Qu'il  est  sur  la  chaise  percée  '. 

Un  jour  encore  que  la  duchesse  engageait  le 
marquis  de  Sainte-Aulaire  à  aller  se  confesser 
comme  elle,  le  marquis,  âgé  de  quatre-vingt-dix 
ans,  répondait  : 

En  vain  vous  me  prêchez  sans  cesse, 
Pour  me  faire  aller  en  confesse  ; 
Ma  bergère,  j'ai  beau  chercher, 
Je  n'ai  rien  sur  ma  conscience, 
De  grâce,  faites-moi  pécher, 
Après  je  ferai  pénitence. 

Elle  répliqua  gaillardement  pour  une  princesse  : 

Si  je  cédais  à  ton  instance, 
On  te  verrait  bien  empêché, 
Mais  plus  encore  du  péché 
Que  de  la  pénitence  2. 

Au  reste  nous  avons  des  témoignages  plus 
authentiques,  ou  du  moins  incontestables,  du  ton 

1  Lettres  historiques  et  galantes  de  Madame  du  Noyer,  t.  III 
p.  68. 

2  Recueil  de  chansons  historiques.  B.  N.  mss.  avril  1726, 
t.  XVI,  p.  327. 

10 


—  146  — 

qui  régnait  parmi  les  chevaliers  de  la  Mouche  à 
miel.  Il  existe,  en  effet,  dans  la  collection  Leber, 
une  série  de  lettres  ou  papiers  sans  suite,  prove- 
nant du  président  de  Mesmes,  et  dont  certaines 
touchent  directement  à  l'ordre  de  Sceaux.  Les 
lettres  sont  parfois  signées  du  prénom  de  Malézieu, 
le  Curé,  parfois  encore  d'un  incompréhensible 
pseudonyme  Lgmeidiel,  enfin  d'autres  fois  de  toute 
une  longue  série  de  lettres  tout  autant  inintelli- 
gibles. Les  allusions  n'y  sont  pas  toujours  très 
claires,  mais  laissent  sous-entendre  des  badinages 
licencieux. 

Lettre  au  président  de  Mesmes. 

«  O  grand  artifex,  si  vous  avez  fait  votre  con- 
sultation mercurielle,  ce  serait  bravement  fait  à 
vous  de  la  manifester  ici  diligemment,  attendu  que 
nous  avons  en  ces  quartiers  les  tripes  diablement 
chaudes.  Vale.  —  L.  S.  g.  d.  s. 

A  Sceaux,  le  mardi  très  soir. 

«  La  santé  est  toujours  de  mesme;  c'est  toujours 
queussi  queumi. 
«  Plus  on  vous  envoie  des  aunes  de  boudin.  » 

«  La  dictatrice  de  l'Ordre  incomparable  de  la 
Mouche  à  miel  vous  ordonne,  à  M.  le  Majordome, 
d'être  demain  à  une  heure  précise  de  relevée  dans 


—  147  — 

le  château  de  Châtenay,  et  ce  toutes  affaires  ces- 
santes, attendu  que  la  noble  dame  dictatrice  y  va 
exprès  pour  vous  entretenir  de  plusieurs  choses 
importantes,  dont  la  moindre  est  une  exécution  à 
mort.  Si  le  Tambour  ft)  peut  vous  accompagner, 
on  vous  prie  de  l'amener  avec  vous,  on  a  quelques 
questions  de  cérémonial  à  lui  proposer  :  il  s'agit 
de  pendre  une  princesse  du  sang,  et  le  cas  n'est 
pas  sans  difficulté.  Quoi  qu'il  en  soit,  n'y  manquez 
pas,  et  si  vous  avez  la  goutte,  mettez  des  roulettes 
à  votre  lit.  Vale.  » 

LE  CURÉ. 

A  Marly,  le  samedi  2  mai  1705. 

«  Madame  de  Chambonas  et  ses  tétons  sont  vos 
très  humbles  serviteurs  et  servante  { .  » 

Il  se  trouve  dans  ces  papiers  un  petit  poème 
sans  titre  et  sans  signature,  mais  d'esprit  douce- 
ment dépravé  : 

Augustin  dit  que  la  concupiscence 

N'eût  point  eu  part  au  doux  accouplement 

Si,  respectant  la  divine  délense, 

Le  premier  homme  eût  été  moins  gourmand. 

1  Bibl.  de  Rouen  :  Portefeuille  trouvé  dans  les  papiers  du 
Président  de  Mesmes.  Pièces  mss.  autographes  et  autres,  en 
vers  et  en  prose,  relatives  au  duc  et  à  la  duchesse  du  Maine, 
aux  amusements  de  Sceaux,  etc.  Ms.  Collection  Leber,  n° 
5818,  feuillets  207  et  209. 


—  148  — 

Mais  que  chacun,  dans  l'état  d'innocence, 
Eût  engendré  sans  charnel  mouvement, 
D'aussi  sang-froid  que  lorsqu'avec  prudence 
Le  laboureur  va  la  terre  semant. 

S'il  est  ainsi,  la  faute  originelle 

N'a  point  fait  tort  à  la  race  mortelle  ; 

Il  nous  revient  même  un  grand  bien  par  là. 

Et  quand  je  pense  au  plaisir  qu'on  y  gagne, 

Je  loue  Adam,  je  bénis  sa  compagne, 

Et  je  rends  grâce  au  démon  qui  parla1. 

Enfin  nous  y  avons  recueilli  une  facétie  d'une 
femme  de  la  cour  de  Sceaux,  et  suivant  toute  appa- 
rence de  la  duchesse  du  Maine,  sous  la  signature 
de  Ganeau.  Elle  contient  une  liste  de  livres  sus- 
ceptibles de  remplir  la  magnifique  bibliothèque 
que  le  duc  du  Maine  établit  à  Chàtenay,  et  parmi 
lesquels  nous  relevons  : 

Dissertation  sur  les  battements  de  cœur,  avec  des 
remarques  curieuses  sur  les  différentes  manières  de 
toucher  le  pouls,  par  M.  Coup  de  Hache. 

Traité  sur  l'abus  de  se  peigner,  de  se  faire  la 
barbe,  de  se  laver  les  mains,  et  de  plusieurs  autres 
propretés  affectées,  du  même  auteur. 

Les  conversations  de  Sceaux,  ou  les  remarques 
satiriques  de  M.  le  duc  du  Maine,  ouvrage  plus 
salé  et  par  conséquent  plus  véritable  que  celui  de 
Lambert  Gaspariny. 

Traité  de  la  bonne  chère,  et  de  toutes  les  qualités 

1  Bibl.  de  Rouen.  Mss.  Coll.  Leber,  n"  5818,  feuille  7. 


—  149  - 

nécessaires  à  l'estomac  pour  faire  d'heureuses 
digestions,  par  Mme  la  duchesse  de  Nevers,  dédié  à 
Mme  de  Chambonas. 

Calculs  faits  par  Barème  des  vatous  extravagants 
de  M.  de  Sailly,  avec  toutes  leurs  circonstances, 
dédié  à  Mme  la  comtesse  de  Brassac. 

Nouveau  dictionnaire  de  rime  avec  la  manière 
d'épeler,  par  Margot  Cul  Defert  *. 

Combien  vont  paraître  menues  et  futiles,  à  côté 
de  ces  «  demi-dieux  »  —  comme  disait  la  duchesse 
du  Maine  —  des  sociétés  galantes,  certes,  mais  un 
peu  à  la  façon  des  bergeries  de  Théocrite 
et  de  Virgile  !  Nous  voulons  parler  en  premier 
lieu  de  la  Société  anacréontique  des  Rosati  fondée 
à  Arras  le  12  juin  1778,  et  que  l'un  des  mem- 
bres lui-même  qualifiait  d'amico-poético-ba- 
chique.  Fêter  la  Rose,  la  Beauté,  le  Vin  et  l'Amour, 
tel  était  le  but  avoué  de  la  Société.  Les  réci- 
piendaires recevaient  un  diplôme  en  vers  et  y 
répondaient  par  des  couplets.  Les  femmes  y 
étaient  fêtées  selon  leur  mérite  ;  mais  les  Rosati 
n'admettaient  que  des  associées  étrangères  à  la 
ville  d'Arras,  pour  des  raisons  de  convenance 
d'abord,  sans  doute,  mais  aussi  d'indépendance. 
Cependant    une  Arrageoise,  désignée    seulement 

1  Bibl.  de  Rouen.  Mss.  Collection  Leber,  n°  5818,  feuille 
234-236. 


—  150  — 

sous  les  initiales  Ch...  eut  les  honneurs  de  l'admis- 
sion, et  le  grand  chancelier  du  jour  Le  Gay 
aiguisa  pour  elle  des  compliments  galants.  En  lui 
présentant  la  Rose,  il  madrigalisait  : 

Que  cette  Rose 
Va    trouver  un    charmant  soutien. 
Moi  qui  sur  ton  corset  la  pose, 
Je  voudrais  n'être,  j'en  conviens, 

Que  cette  Rose. 

En  lui  donnant  le  haiser  traditionnel,  il  raffi- 
nait : 

Sur  ton  visage 
Quelle  purpurine  couleur! 
Permets-moi  le  baiser  d'usage, 
Je  croirai  reprendre  la  fleur 

Sur  ton  visage  • 

Cet  aimable  chancelier  de  l'ordre  qui  tint 
d'une  main  ferme  et  jusqu'à  sa  dissolution  le  sceau 
de  la  compagnie,  représentant  une  rose  à  mille 
feuilles,  amoureux  fervent  d'une  Myrtis,  qu'il 
chanta  élégiaquement  dans  ses  chansons,  ne 
redoutait  pas  le  mot  badin  :  franc  épicurien,  il 
savait  apprécier  toutes  les  jouissances  matérielles 
et  célébrait  souvent  l'alliance  de  Bacchus  et  de 
l'Amour  : 

1  Le  Gay.  Mes  souvenirs,  Caen  et  Paris  1788,  t.  I,  p.  158. 


—  151  - 

Pour  triompher  des  belles, 
Pour  dompter  les  cruelles, 
Avalez  du  vieux  vin. 
Dans  l'amoureux  mystère 
Nous  ferions  de  l'eau  claire 
Sans  ce  présent  des  dieux  * . 

A  côté  de  lui,  les  principaux  membres  de 
l'ordre  étaient  :  l'abbé  Roman,  de  la  société 
royale  d'Arras,  dont  nous  allons  retrouver  le  nom 
quelques  pages  plus  loin  ;  un  avocat,  Charamond, 
quelques  nobles  titrés,  le  marquis  Baillet  de  Vau- 
grenant,  major  de  la  citadelle  d'Arras,  le  comte 
de  la  Roque  Rochemont,  M.  Foacier  de  Ruzé, 
avocat  général  au  Conseil  d'Artois  ;  l'abbé  Herbet, 
qui  changea  son  nom  en  celui  de  Berthe  ;  le 
peintre  Bergaigne  qui,  le  jour  de  sa  réception, 
adressa  ce  couplet  à  Mme  Ch...  en  lui  offrant  la 
coupe  de  vin  rosé  : 

Ah  !  combien  je  crains  désormais 

Pour  nos  vives  orgies  ; 
En  vain  brillera  le  vin  frais 
Dans  nos  coupes  rougies. 
A  côté  de  la 
Sapho  que  voilà, 
De  cette  enchanteresse, 
Le  vin  restera. 
Elle  nous  fera 
Bientôt  changer  d'ivresse 

1  Le  Gay,  Mes  souvenirs,  t.  I,  p.  180. 


—  152  — 

Citons  encore  le  musicien  Pierre  Cot  d'Arras,  et 
Desruelles,  avocat  en  la  même  ville,  sans  oublier 
Carnot,  capitaine  au  corps  royal  du  génie,  celui 
qui  devait  devenir  l'organisateur  de  la  victoire,  et 
qui,  en  attendant,  tournait  des  couplets  badins. 
Enfin  le  cénacle  artésien  admit,  le  12  mars  1787,  le 
chevalier  de  Bertin,  auteur  des  élégies  Les  Amours, 
surnommé  le  Tibulle  français.  Mais  quelle  méti- 
culeuse pruderie  pouvait  donc  engager  certains 
Rosati  à  cacher  leurs  noms  sous  quelques  insuffi- 
santes lettres,  comme  Daub...  (Daubigny  ?)  ou 
même  sous  des  initiales  peu  transparentes  ;  Led..  ; 
L.  G.  C...  ;  M.  D...  Moire...  de  Lille  ?  Quels  mys- 
tères inavouables  pouvait-on  célébrer  sous  l'em- 
blème poétique  des  feuilles  de  roses  ?  * 

A  la  même  époque  et  dans  la  même  contrée  de 
la  France  se  constitua  le  Valmuse,  d'un  ordre 
encore  plus  pastoral,  puisque  ses  adeptes  s'occu- 
paient de  botanique  en  même  temps  que  de  galan- 
terie et  de  poésie  légère.  Ils  avaient  ceci  de  tout  à 
fait  particulier  et  de  puérilement  touchant  :  cha- 
cun d'eux  avait  son  arbre,  qui  se  retrouvait  en 
réalité  dans  l'avenue  de  Valmuse.  M.  de  Neuflieu, 
lieutenant- colonel  du  génie  à  Douai,  brave  mili- 
taire fort  galant,  était  surnommé  le  Houx,  tandis 

1  Arthur  Dinaux.  La  société  des  Rosati  d'Arras,  1778-1788,  à 
la  vallée  des  Roses,  de  l'imprimerie  anacréontique,  l'an 
1000  800  50. 


—  153  — 

que  le  doucereux  poète  Le  Gay  représentait  le 
pêcher. 

Le  Valmuse  était  une  jolie  maison  de  campagne 
que  M.  de  Wavrechin  avait  permis  à  M.  Roman  de 
se  bâtir  dans  sa  terre  de  Brunellement,  près  de 
Douai.  Elle  donna  son  nom  à  une  Société  ana- 
créontique  formée  par  M.  Roman,  aimable  poète. 
Chacun  des  Valmusiens  et  Valmusiennes,  qu'on 
appelait  aussi  Bocagers  et  Bocagères,  avait  dans  le 
Valmuse  un  arbre  qui  lui  était  dédié  ;  il  signait 
ses  vers  du  nom  de  son  arbre.  La  poésie  légère  et 
les  exercices  champêtres  étaient  leurs  principaux 
amusements  ;  ils  s'occupaient  aussi  beaucoup  de 
botanique. 

M.  Le  Gay,  fécond  romancier  et  écrivain  mora- 
liste du  dix-huitième  siècle,  ancien  directeur  de 
l'administration  des  vivres,  nous  a  transmis  le 
diplôme  de  Valmusien  que  lui  avait  décerné  le 
fondateur  de  la  platonique  Académie. 

DIPLOME  DE  VALMUSIEN 

Nous,  Fondateur  de  Valmuse,  où 
Sur  l'escarpolette  volage, 
Sur  le  plus  joli  cassecou. 
Tout  agrégé,  selon  l'usage, 
Doit  se  démener  comme  un  fou 
Pour  mériter  le  nom  de  sage, 
Nous   permettons  qu'au  mois  de  mai 
Vienne  à  son  tour  y  prendre  place 
Cet  original  de  Le  Gay, 


—  154  — 

Qui  sait  imiter  avec  grâce 

Et  le  coloris  de  Pezai, 

Et  la  touche  mâle  d 'Horace, 

Et  les  sombres  tableaux  d'Hervey. 

Lui  donnons  liberté  plénière 

D'être  sage  ou  fou,  triste  ou  gai, 

Certain  que  de  toute  manière 

Il  sera  bien,  il  saura  plaire  ; 

Le  choix  du  beau,  le  goût  du  vrai 

Formant  son  heureux  caractère. 

En  attendant  que  les  zéphirs 
D'un  léger  battement  d'ailes 
Redonnent  l'éveil  aux  désirs 
Et  redisent  aux  Pastourelles 
Que  voilà  le  mois  des  plaisirs, 
Exigeons  que  chansons  naïves, 
Ecrits  légers,  tendres  missives, 
Caprices,  boutades,  soupirs, 
Viennent  enrichir  nos  archives 
De  voluptueux  souvenirs. 

Par  une  jeune  Bocagère 
Nous  avons  fait  graver  son  nom 
Sur  le  Pêcher  où  Cupidon, 
Pour  les  favoris  de  Cythère, 
Va  multipliant  le  teton, 
Le  joli  teton  de  sa  mère. 
Fait  au  Valmuse,  où  sans  façon 
Nous  faisons  siéger  la  Folie 
Sur  les  genoux  de  la  Raison. 

Roman  et  son  Académie  *. 

Le  Gay  nous  a  également  transmis   un  gentil 

1  Le  Gay,   Mes  souvenirs,  et  autres  opuscules    poétiques, 
Caen  et  Paris,  1788,  t.  I,  p.  148  199. 


—  155    - 

poème  adressé  par  la  Société  des  Rosati  d'Arras 
aux  Valmusiennes  pour  les  remercier  d'admettre 
dans  leur  bocage  les  Rosati. 

LES   ROSATI 

aux  Valmusiennes. 

En  lettres  d'or  il  est  gravé 
Sur  nos  tablettes  purpurines 
Ce  jour  où  des  Muses  badines 
Chaque  disciple  s'est  trouvé 
Le  confrère  de  vingt  Corinnes. 

Sous  le  berceau  des  Rosati 

Nous  chantions  des  vers  pour  les  Belles  ; 

Mais  las  !  Jamais  d'aucune  d'elles 

La  douce  voix  n'a  retenti 

Auprès  de  nos  roses  nouvelles. 

En  rougissant,  nous  l'avouons, 
C'est  nos  cheveux  que  nous  parons 
De  la  couronne  printanière, 
Qui  ne  sied  bien  que  sur  les  fronts 
De  la  Nymphe  et  de  la  Bergère. 

Concevez  donc  notre  plaisir, 
Quand,  vers  nous  députant  sa  Muse, 
Roman  nous  a  fait  avertir 
Que  nous  étions  tous  du  Valmuse. 

Quoi  !  dans  ce  riant  Tivoli 

Où  l'on  voit  Pétrarque  renaître, 

Où  sur  l'arbuste  enorgueilli 

Vos  beaux  noms  se  hâtent  de  naître  ; 


—  156  — 

Au  Valmuse,  à  côté  de  vous, 

Nous  avons  le  droit  de  paraître 

Et  d'écouter  à  vos  genoux, 

Des  oiseaux  le  concert  champêtre, 

Auquel  vous  mêlerez  peut-être 

Vos  accents  encore  plus  doux  ! 

Nous  herboriserons  ensemble, 

Nous  discuterons  gravement 

Sur  le  divers  tempérament 

Des  fleurs  qu'en  bouquet  l'on  rassemble  ; 

Des  fleurs  dont  le  vrai  coloris 

Rapproché  de  votre  visage, 

Nous  occupera  peu,  je  gage, 

Ou  perdra  beaucoup  de  son  prix. 

Pour  les  fleurs  quel  désavantage 

D'orner  le  corset  de  Cypris  ! 

Ah  !  que  d'une  aile  plus  rapide 
Le  Temps  vole  jusqu'à  ce  jour 
Où  dans  le  plus  charmant  séjour 
Doit  s'assembler  la  double  cour 
Des  dieux  du  Parnasse  et  de  Gnide  ! 
Valmuse,  alors  nous  te  verrons  ! 
Nous  les  verrons  ces  Bocagères, 
Que  d'avance  nous  admirons, 
Mêler  leurs  pas  sur  les  fougères  ; 
Et  rivales  des  Deshoulières, 
Danser  au  bruit  de  leurs  chansons  ! 
Et  nous,  autrefois  Papillons, 
Où  seront  nos  ailes  légères  ?  1 

1  Le  Ga}-,  Mes  souvenirs,  et  autres  opuscules  poétiques. 
Caen  et  Paris,  1788,  t    I,  p.  151,  sqq. 


CHAPITRE  V 


Les   Franches-Maçonnes.    —    Les  Loges  hermaphro- 
dites. —  L'Adoption.    La  Candeur.  —  Les  Mopses. 


L'association  maçonnique,  introduite  en  France 
en  1725,  s'y  développa  rapidement  parce  qu'elle 
offrait  à  la  solidarité  humaine  le  moyen  de 
s'exercer  profitablement  dans  l'ombre  de  l'initia- 
tion sévère.  Ses  rites  et  ses  principes,  ses  symboles 
et  ses  cérémonies  confèrent  à  chacun  des  Frères 
une  réelle  grandeur,  que  le  mystère  accroît  encore  ; 
il  porte  vraiment  en  lui  une  parcelle  de  cette 
puissance  occulte,  ressortissant  à  tous  les  points 
de  la  terre  où  le  culte  d'Hiram  est  en  honneur. 

Voici  qui  n'était  point  rassurant  pour  le  sexe 
féminin.  «  Eh  quoi  !  une  autre  autorité  va  nous 
disputer  l'esprit  et  le  cœur  de  l'homme,  notre  pro- 
priété, lui  donner  de  la  force  contre  notre  coquet- 
terie? »  La  question  dut  se  poser  anxieuse  en  bien 
des  petits  cerveaux  et  plisser  bien  de  jolis 
fronts. 

Une  femme  du  moins,  sous  le  voile  de  l'ano- 
nymat, nous  fait  part  de  ses  appréhensions  dès 


—  158  — 

1744.  Elle  a  commencé  par  redouter  que  les  prin- 
cipes des  Francs-Maçons  ne  tendent  à  refondre, 
pour  ainsi  dire,  le  cœur  des  hommes,  en  les  ren- 
dant insensibles  aux  charmes  féminins,  en  les 
précautionnant  contre  les  ruses  des  femmes.  C'est 
sans  doute  pour  cela  qu'ils  défendent  l'entrée  de 
leurs  loges.  Pourtant,  considérant  la  conduite 
efféminée  de  tant  de  Frères  Maçons,  elle  en  con- 
clut, à  la  gloire  de  son  sexe,  qu'ils  ne  sont  ni  plus 
en  garde  contre  les  artifices  féminins,  ni  moins 
susceptibles  de  certaines  impressions  que  le  reste 
des  hommes. 

Enfin  elle  apprend  que  les  Francs-Maçons  ont 
aboli  en  faveur  des  femmes  la  plus  sacrée  de  leurs 
lois  et  les  admettent  à  leurs  mystères.  Elle  prie 
aussitôt  son  mari  de  lui  faire  ceindre  les  cordons 
du  Tablier  mystique  et  goûter  le  mortier  friand 
dont  le  Grand-Prêtre  scelle  la  bouche  de  l'initiée. 
Il  se  prend  à  rire  et  dit,  avec  une  gravité  comique  : 
«  Il  y  a  parmi  nous  une  espèce  de  Loi  salique  qui 
porte  expressément  que  la  Maçonnerie  ne  peut  tom- 
ber en  quenouille;  aussi  soyez  persuadée  que  cette 
Maçonnerie  fileuse  dont  vous  me  parlez  n'est  que 
pur  badinage  de  quelques  Francs-Maçons  sans 
franchise  qui  n'achètent  pas  à  vil  prix  le  plaisir 
de  se  jouer  de  la  crédulité  des  Dames.  Je  le  sais, 
puisque  j'assistai  un  jour  à  une  de  ces  loges  her- 
maphrodites. Je  la  trouvai  à  la  vérité  honnête  et 


—  159  — 

galante,  mais  extrêmement  défigurée  par  un  mé- 
lange bizarre  de  farce  et  d'objets  très  sérieux.  Je 
fus  scandalisé  d'y  voir  les  Dames  prosélytes  prêter 
sans  scrupule  un  serment  que  n'auraient  pas  voulu 
faire  des  femmes  juives  ou  musulmanes.  Je  les 
vis  se  mettre  très  sérieusement  à  genoux  pour 
jurer  un  secret  frivole  par  les  satrapes  des  Palus 
stygiens,  fidèlement  représentés  par  les  assistants 
dont  les  visages  artistement  livides  et  hideux  for- 
maient l'assortiment  le  mieux  entendu  de  la  céré- 
monie. Je  ne  reconnus  nos  mystères  que  comme 
nous  reconnaissons  l'homme  dans  le  singe  *.  » 

La  fille  d'Eve  n'est  pas  convaincue,  et  l'aspect 
des  difficultés  à  vaincre  excite  davantage  encore 
sa  curiosité.  Elle  enquête,  s'informe  auprès  des 
amis  et  frères  de  son  mari;  elle  n'hésite  pas  à  dé- 
ployer des  artifices  voluptueux,  à  se  promettre 
même....,  elle  échoue  piteusement.  Dans  le  silence 
et  l'obscurité  propices  de  l'alcôve,  elle  essaie  d'en- 
dormir les  scrupules  de  son  mari  par  des  raffine- 
ments de  délices  et  de  caresses  :  il  lui  prouve  tout 
son  amour  et  toute  sa  gratitude,  mais  il  se  tait. 
Dans  l'ivresse  même  du  vin,  il  conserve  assez  de 
clairvoyance  pour  prononcer  la  formule  de  défiance 
et  de  dédain  :  Eva!  Eva!  Eval  Poussée  à  bout,  la 


1   La  Franc-Maçonne,  ou  la  Révélation  des  mystères  des 
Francs-Maçons,  par  Mme  ***.  Bruxelles,  1744,  p.  10,  sqq. 


—  160  — 

curieuse  Mme  *  *  en  est  réduite  à  corrompre  à 
prix  d'or  la  concierge  de  la  Loge  où  siège  son 
mari  :  ainsi  parvient-elle  à  assister  à  une  réunion 
et  à  se  convaincre  que  la  force  des  Francs-Maçons 
réside  tout  entière  dans  le  mystère  dont  ils  s'en- 
tourent. Elle  a  aussi  la  joie  d'entendre  un  Frère 
intransigeant  se  plaindre  avec  aigreur  «  de  l'im- 
posture d'une  Maçonnerie  hermaphrodite  et  ba- 
varde, qui  deviendra  bientôt  le  rendez-vous  du 
crime,  et  sous  les  ruines  de  laquelle  les  vrais 
Maçons  sont  menacés  d'être  ensevelis  *.  » 

Au  reste,  au  cours  de  son  enquête,  Mu,e 
avait  recueilli  l'anecdote  suivante,  qui  l'avait  déjà 
édifiée.  Mlle  ***,  maitresse  du  chevalier  ***  avait  été 
reçue  dans  une  loge  sur  ses  pressantes  instances  ; 
mais  le  lendemain  son  amant  lui  adressait  ces 
vers  peu  galants  : 

Puisque  mille  fois  dans  ta  vie 

Tu  m'as  trompé,  belle  Sylvie, 

J'ai  bien  pu,  sans  blesser  les  lois, 

Te  tromper  hier  au  soir  pour  la  première  fois. 

A  quoi  elle  répondit  du  tac  au  tac  : 

Dans  toi  le  Maçon  Franc  a  brillé  hier  au  soir, 
Tu  n'es  point  imposteur,  Tircis,  tu  te  ravales, 
Tu  m'as  montré  sans  fard  ce  que  je  comptais  voir, 
Des  Hercules  filer  aux  pieds  de  leurs  Omphales  -. 

1  La  Franc-Maçonne,  p.  65. 

2  La  Franc-Maçonne,  p.  13-14. 


161 


Enfin  les  loyaux  Maçons  qu'elle  interrogeait  sur 
l'adoption  des  femmes  lui  disaient  à  peu  près  una- 
nimement que  «  puisque  des  suivantes  si  peu 
cruelles  de  Thalie,  de  Melpomène  et  d'Euterpe 
étaient  déjà  reçues  Maçonnes,  ils  ne  doutaient  pas 
que  la  France  ne  fût  bientôt  redevable  à  ces  loges 
d'adoption  d'une  quantité  prodigieuse  de  Louve- 
teaux (c'est  le  nom  qu'on  donne  aux  fils  de 
Maçons)  *.  » 

Voilà  donc  le  cas  que  faisaient  les  Francs- 
Maçons  des  loges  «  hermaphodites  »,  qui  s'avilis- 
saient à  recevoir  des  représentants  du  sexe  faible, 
volage  et  trompeur.  Mais  ce  mépris  affiché  n'em- 
pêchait pas  la  curiosité  féminine  de  s'exercer  ;  elle 
y  trouvait  d'ailleurs  son  compte,  car  les  règle- 
ments maçonniques  se  faisaient  galants  pour  elle, 
et  souvent  jusqu'au  madrigal. 

On  compte  en  effet  plusieurs  loges  qui  reçurent 
les  femmes;  mais  elles  ne  leur  conférèrent  en  gé- 
néral que  trois  grades  :  ceux  d'apprentisse,  de 
compagnonne  et  de  maîtresse,  dont  l'initiation  nous 
a  été  transmise  par  un  adepte  anonyme. 

L'admission  des  Franches-Maçonnes  était  réglée 
par  des  cérémonies  et  des  formalités  précises. 

Pour  mériter  le  premier  grade,  celui  d'appren- 
tisses,  il  faut  d'abord  que  toutes  les  femmes  qui 
se  présentent  soient  saines,   sans  grossesse,   ni 

1  La  Franc-Maconne,  p.  13-14. 

11 


—  162  — 

mois,  et  qu'elles  aient  un  frère  qui  réponde  pour 
elles. 

La  Récipiendaire  est  mise  dans  un  lieu  obscur, 
où  il  y  a  une  lumière  et  une  tête  de  mort;  il  doit 
s'y  trouver  une  dame,  qui  est  la  dernière  reçue, 
qui  lui  demande  si  c'est  sa  volonté,  et  si  elle  a  fait 
toutes  les  réflexions,  sur  un  ordre  aussi  respec- 
table que  celui  dans  lequel  elle  va  entrer  ;  elle  lui 
demande  ensuite  si  elle  est  en  bon  état,  parce 
quelle  va  passer  par  de  terribles  épreuves,   qui 
n'ont  cependant  rien  de  contraire  à  la  bienséance 
et  à  la  vertu  la  plus  épurée  ;  ensuite  elle  l'engage 
à  avoir  beaucoup  de  fermeté,  lui  fait  ôter  la  jarre- 
tière gauche  et  lui  fait  mettre  en  place  un  ruban 
bleu  d'une  aune  de  long;  elle  lui  ôte  la  manchette 
droite  et  le  gant  droit,  lui  bande  les  yeux  et  lui 
demande  si,  foi  de  sœur  à  venir,  elle  ne  voit  rien  ; 
elle  lui  dit  de  mettre  sa  confiance  en  Dieu,  et  enfin 
la  présente  à  la  porte  de  la  Loge  en  frappant  cinq 
coups.  Là  elle  est  soumise  à  quelques  épreuves, 
puis  prononce  la  formule  suivante  d'obligation  : 
«  Sur  la  connaissance  que  j'ai  du  grand  soleil 
de  lumière,  qui  a  tiré  du  chaos  les  quatre  éléments 
pour  en  former  la  sublime  architecture  de  l'uni- 
vers, je  promets  de  tenir,  garder  et  cacher  sous  le 
cadenas    du  silence  le    secret  de    la  Maçonnerie 
et  de  ne  le  point  révéler  qu'à  un  Frère  ou  à  une 
Sœur,  que  j'aurai  reconnu  pour  tel  ou  telle;  après 


_  163  — 

l'examen  le  plus  exact,  je  consens,  si  je  man- 
que à  ma  parole,  d'être  exposée  à  la  honte  de  l'in- 
famie que  tous  Maçons  réservent  aux  parjures  ;  je 
promets  de  plus  d'écouter,  obéir,  travailler  et  me 
taire;  le  tout  sous  peine  d'être  frappée  du  glaive 
de  l'Ange  exterminateur  et  que  les  entrailles  de  la 
terre  s'entr'ouvrent  sous  moi  pour  y  être  engloutie  ; 
je  désire,  pour  m'en  garantir,  qu'une  portion  du 
feu  qui  réside  dans  les  plus  hautes  régions  de  l'air 
éclaire  mon  cœur,  le  purifie  et  le  conduise  dans 
le  sentier  de  la  vertu.  Ainsi  soit-il.  » 

«  Je  promets  de  plus  et  m'engage  de  coucher 

cette  nuit  avec (ici  le  Vénérable  s'arrête  un 

instant)  la  jarretière  de  l'Ordre.  »  Sur  cette  jarre- 
tière, qui  est  de  peau  blanche,  sont  écrits  Vertu  et 
Silence. 

Après  cette  cérémonie  le  Vénérable  embrasse 
la  récipiendaire  et  lui  dit  :  Je  change  le  nom  de 
Madame  (ou  de  Mademoiselle)  en  celui  de  Sœur. 
Et  pour  en  donner  le  premier  les  preuves,  il  lui 
fait  présent  de  la  jarretière  susdite.  Alors  la  Sœur 
introductrice  lui  ôte  le  ruban  bleu,  et  lui  fait 
mettre  la  jarretière  à  la  place.  Enfin  tous  les  frères 
et  sœurs  lui  donnent  le  baiser  d'association. 

Pour  passer  Compagnonne,  l'apprentisse  doit  se 
soumettre  à  une  nouvelle  réception,  et  prononcer 
l'obligation  «  de  garder  le  secret  des  compagnonnes 
envers  les  apprentisses,  sous  la  même  condition 


—  164  — 

et  obligation  quelle  a  contractée  de  garder  celui 
des  apprentisses  envers  les  profanes.  » 

Ce  serinent  prêté,  le  Vénérable  lui  présente  une 
pomme  et  la  fait  mordre  dedans,  en  lui  disant  de 
ne  point  avaler  ni  mordre  le  pépin,  parce  qu'il  est 
le  germe  et  la  source  du  péché;  puis  il  lui  appli- 
que le  sceau  de  la  Maçonnerie,  en  lui  mettant  de 
la  pâte  sur  la  bouche;  et  il  y  marque  cinq  petits 
coups  avec  la  truelle,  et  il  lui  dit  :  «  Je  vous  appli- 
que le  sceau  de  la  Maçonnerie,  qui  doit  vous  faire 
souvenir  que  votre  bouche  ne  doit  jamais  s'ouvrir 
pour  divulguer  nos  mystères.  » 

Enfin,  pour  être  admise  au  troisième  et  plus  haut 
grade,  celui  de  Maîtresse,  la  Compagnonne  «  pro- 
met et  jure  de  garder  les  secrets  des  maîtresses 
envers  les  compagnonnes,  apprentisses  et  pro- 
fanes; elle  s'oblige  aussi  à  soulager  ses  Frères  et 
Sœurs  toutes  les  fois  qu'elle  en  sera  requise  et 
qu'il  sera  en  son  pouvoir  de  le  faire.  » 

Ces  réceptions  se  terminent  généralement  par 
des  chansons  célébrant  les  bienfaits  de  l'étroite 
amitié  et  le  bonheur  de  l'union  des  sexes. 


Il  manquait  à  nos  usages 
Le  beau  sexe  réuni, 
Nous  avons  bien  réussi, 
Il  embellit  nos  ouvrages  ; 
Jouissons  donc,  jouissons 
Du  sort  heureux  des  Maçons. 


—  165  - 

Frères  et  Sœurs  se  rient  d'ailleurs  du  pouvoir 
du  dieu  Éros,  dont  ils  se  vantent  d'avoir  brûlé 
les  ailes. 

Qu'au  loin  le  noir  chagrin  décampe, 
A  l'allégresse  ouvrons  nos  cœurs, 
Que  chacun  remplisse  sa  lampe 
Pour  fêter  nos  aimables  Sœurs. 
Brillez,  lampes,  brillez  pour  elles, 
Et  qu'à  l'ardeur  d'un  feu  si  beau, 
Le  petit  Dieu  brûle  ses  ailes, 
Et  qu'il  allume  son  flambeau. 

Ailleurs  s'il  cause  des  alarmes, 
Il  n'a  pour  nous  que  des  douceurs, 
Nous  ne  craignons  rien  de  ses  armes 
Ni  de  ses  aveugles  fureurs. 
Troupe  heureuse,  troupe  ingénue, 
Ses  traits  sont  ici  sans  poison, 
Il  n'est  plus  privé  de  la  vue, 
Il  a  les  yeux  de  la  raison  1. 

Les  Francs-Maçons  ayant  été  excommuniés  en 
1736  par  le  pape  Clément  XII,  un  certain  nombre  de 
catholiques  allemands  formèrent  le  projet  d'établir 
une  autre  société  qui,  sans  les  exposer  aux  cen- 
sures du  Vatican,  leur  procurerait  les  mêmes  agré- 
ments, et  même  au  delà,  de  la  première.  La 
société  ne  tarda  pas  à  pénétrer  en  France  où  ses 
cérémonies  pittoresques  eurent  un  réel  succès. 

L'Adoption,  ou  la  Maçonnerie  des  femmes  en  trois  grades. 
—  A  la  Fidélité,  chez  le  Silence,  1000  700  75. 


—  166  — 

L'Ordre  des  Mopses  créé,  semble-t-il,  en  Allema- 
gne vers  1736,  doit  son  nom  à  l'emblème  choisi  par 
les  fondateurs.  Cet  emblème  est  un  chien,  et  le 
mot  meps  signifie  en  allemand  «  un  doguin  ». 

Les  Mopses  sont  des  Francs-Maçons  dissidents, 
affichant  le  désir  de  ne  point  déplaire  à  la  Cour  de 
Rome.  Ils  ont  rejeté,  disent-ils,  un  des  articles  fon- 
damentaux de  la  Maçonnerie;  celui  de  l'exclusion 
des  femmes.  «  On  sait  les  clameurs  dont  elles  ont 
rempli  toute  l'Europe  contre  les  Francs-Maçons. 
Les  Mopses  ont  craint,  avec  raison,  de  s'attirer 
des  ennemis  si  formidables.  L'intérêt  de  leurs 
plaisirs  s'est  joint  à  celui  de  leur  réputation:  ils 
ont  compris  que  les  douceurs  qu'ils  se  flattaient 
de  goûter  dans  leurs  assemblées  seraient  toujours 
insipides  s'ils  ne  les  partageaient  avec  ce  sexe 
enchanteur.  Ils  les  ont  même  admises  à  toutes  les 
dignités,  excepté  celle  de  Grand-Maître  dont  la 
charge  est  à  vie  ;  de  sorte  que  dans  chaque  loge  il 
y  a  deux  Maîtres  de  Loge  ou  Grands- Mopses,  dont 
l'un  est  un  homme  et  l'autre  une  femme  ;  et  ainsi 
de  tous  les  autres  officiers  qui  sont  les  surveillants, 
les  orateurs,  les  secrétaires  et  les  Trésoriers  La  Loge 
est  gouvernée  six  mois  par  un  homme  et  six  mois 
par  une  femme  ;  et  lorsqu'on  reçoit  une  femme  ou 
une  fille,  c'est  toujours  la  Grand-Mopse,  la  surveil- 
lante et  les  autres  officières  qui  font  les  fonctions 
de  la  réception. 


—  167  — 

Les  cérémonies  de  réception  sont  analogues  à 
celles  des  ordres  similaires.  Toutefois  le  Mopse 
n'oublie  jamais  le  nom  qu'il  porte.  Ainsi,  au  lieu 
de  frapper  à  la  porte  de  la  Loge,  il  gratte  comme 
font  les  chiens;  et  si  on  ne  lui  ouvre  point  quand 
il  a  gratté  trois  fois,  «  il  se  met  à  hurler  en  vrai 
doguin  ».  Le  récipiendaire  reçoit,  à  son  entrée 
dans  la  Loge,  non  pas  une  épée,  mais  une  chaîne, 
emblème  de  la  servitude  du  chien  à  l'égard  de 
l'homme.  Puis  lorsqu'il  a  subi  un  véritable  exa- 
men pédagogique,  il  doit  «  tirer  la  langue  autant 
qu'il  lui  est  possible  ».  Le  surveillant  la  lui  prend 
avec  les  doigts,  «  et  l'examine  de  tous  les  côtés,  à 
peu  près  comme  s'il  voulait  langueyer  un  co- 
chon ». 

Il  s'engage  aussi  à  se  dépouiller  des  biens  de  la 
fortune,  pour  enrichir  la  société,  et  à  obéir  promp- 
tement,  aveuglément  et  sans  la  moindre  contradic- 
tion. A  peine  a-t-il  prononcé  ce  serment  que  le 
Grand-Maître  interroge  : 

«  Demandez-lui  s'il  veut  baiser...  Je  m'arrête  ici 
pour  faire  souvenir  le  lecteur  que  ce  n'est  pas  moi 
qui  parle,  mais  le  Grand-Maître  d'un  Ordre  illustre 
ou  tout  au  moins  un  Maître  de  Loge,  et  qu'il  ne 
m'est  point  permis  de  changer  les  termes  consa- 
crés. Le  Grand-Maître  continue  donc  ainsi  :  De- 
mandez-lui s'il  veut  baiser  le  cul  du  Mopse  ou 
celui  du  Grand-Maître.  On  prétend  que  dans  quel- 


—  168  — 

ques  Loges  il  ajoute  ou  celui  du  diable  —  mais 
je  n'en  veux  rien  croire.  Un  mouvement  d'indigna- 
tion, que  le  Récipiendaire  manque  rarement  de 
faire  dans  ce  moment,  oblige  le  surveillant  à  le 
prier  avec  toute  la  politesse  et  toutes  les  ins- 
tances possibles,  de  choisir  l'un  ou  l'autre.  Cela 
forme  entre  eux  la  dispute  la  plus  originale  qu'on 
puisse  imaginer.  Le  Récipiendaire  se  plaint  avec 
aigreur  qu'on  pousse  la  raillerie  trop  loin,  et  dé- 
clare qu'il  ne  prétend  point  être  venu  là  pour  ser- 
vir de  jouet  à  la  compagnie.  Le  surveillant,  après 
avoir  inutilement  épuisé  sa  réthorique,  va  prendre 
un  Doguin  de  cire,  d'étoffe,  ou  de  quelque  autre 
matière  semblable,  qui  a  la  queue  retroussée, 
comme  la  portent  tous  les  chiens  de  cette  espèce  ; 
il  l'applique  sur  la  bouche  du  Récipiendaire,  et  le 
lui  fait  ainsi  baiser  par  force.  » 

Sur  une  table  se  trouve  une  épée  et  une  toilette. 
La  main  sur  l'épée,  si  c'est  un  homme,  et  sur  la 
toilette,  si  c'est  une  femme,  le  Récipiendaire  doit 
prononcer  le  serment  suivant  : 

«  Je  promets  à  cette  illustre  assemblée  et  à  toute 
société  des  Mopses  d'observer  exactement  leurs 
lois  et  leurs  statuts  et  de  ne  découvrir  jamais,  ni 
de  vive  voix,  ni  par  signe,  ni  par  écrit,  leurs 
secrets  et  leurs  mystères.  Je  m'engage,  sur  mon 
honneur,  à  tenir  la  promesse  que  je  viens  de  faire, 
en  sorte  que  si  je  la  viole,  je  consens  à  passer  pour 


-  169  — 

un  malhonnête  homme  (ou  une  malhonnête  femme) 
à  être  montré  (montrée)  au  doigt  dans  les  compa- 
gnies, et  à  ne  pouvoir  jamais  prétendre  au  cœur 
d'aucune  dame  (à  n'être  estimée,  ni  belle,  ni  spiri- 
tuelle, ni  digne  d'être  aimée  d'aucun  homme,  et  à 
renoncer  à  tous  les  agréments  que  les  femmes 
tirent  de  leur  toilette).  » 

Après  l'explication  des  signes  et  du  mot,  le 
Grand-Maître  ordonne  au  nouveau  membre  d'em- 
brasser toutee  l'Assemblée.  Le  nouveau  reçu  baise 
les  hommes  à  l'endroit  du  visage  qu'il  lui  plaît; 
mais  il  ne  lui  est  permis  de  baiser  les  femmes 
qu'à  la  joue. 

Enfin,  après  un  discours  de  l'orateur,  on  ]  se  met 
à  table,  le  Maître  à  la  première  place,  les  étrangers 
et  les  étrangères  à  sa  droite,  les  officiers  et  les  offi- 
cières  à  sa  gauche,  et  les  surveillants  vis-à-vis  de 
lui.  C'est  là  tout  l'ordre  que  l'on  observe  :  car 
d'ailleurs  chacun  se  place  comme  bon  lui  semble, 
excepté  seulement  qu'on  tâche  de  mettre  alterna- 
tivement un  homme  et  une  femme,  autant  que  le 
nombre  et  le  sexe  des  convives  le  permettent. 

«  LesMopsesse  connaissent  trop  en  plaisirs,  pour 
ne  pas  savoir  que  ceux  de  la  table  sont  peu  de 
chose,  lorsque  la  liberté  n'y  règne  pas  ;  aussi  la 
prennent-ils  tout  entière.  Ils  n'ont  eu  garde  de 
s'assujettir  dans  leurs  repas  à  certaines  cérémonies 
d'institution,  qui,  quoiqu'elles    servent  quelque- 


—  170  - 

fois  à  ranimer  la  gaieté,  ne  manquent  jamais  de 
l'éteindre  lorsqu'elles  sont  en  trop  grand  nombre, 
ou  lorsqu'elle  reviennent  trop  souvent. 

Une  assemblée  d'hommes  et  de  femmes  de  la 
plus  brillante  jeunesse,  ou  de  personnes  du  moins 
qui  sont  encore  dans  l'âge  des  plaisirs  ;  un  repas 
délicat,  des  vins  exquis,  la  gaieté,  la  cordialité,  la 
familiarité  même  qui  régnent  parmi  les  convives, 
et  par-dessus  tout  le  devoir  qui  leur  est  imposé  de 
se  prêter  à  tout  ce  qui  peut  contribuer  au  plaisir 
commun  ;  voilà  sur  quoi  le  lecteur  peut  donner 
carrière  à  son  imagination,  pour  se  former  une 
idée  de  ce  qui  se  passe  dans  ces  repas.  La  dé- 
cence y  est  pourtant  observée  :  on  y  fait  l  amour, 
mais  ce  n'est  ordinairement  que  des  yeux,  une 
déclaration  plus  expressive  faite  en  pleine  table, 
passerait  pour  indiscrétion  et  pour  grossièreté,  et 
l'on  ne  manque  pas  d'occasions,  dans  le  lieu 
même,  de  s'expliquer  plus  clairement  et  sans  con- 
trainte. »  • 

La  principale  des  loges  dites  d'adoption  au  xvnr3 
siècle,  parce  que  l'on  voulait  bien  y  adopter  le 
beau  sexe,  est  connue  sous  le  titre  de  Saint-Jean- 
de-la-  Candeur  ;  elle  date  du  21  mars  1775,  et  sa 
fondation  est  due  au  zèle  des  sœurs  marquise  de 


1  L'Ordre  des  Francs- Maçons  trahi  et  le  secret  des  Mopses 
révélé.  Amsterdam,  1758,  p.  163-193. 


—  171  — 

Courtebonne,  comtesses  Charlotte  de  Polignac  et 
de  Choiseul-Gouffier,  vicomtesse  de  Faudoas  et 
marquise  de  Genlis.  Un  manuscrit,  dont  il  nous  a 
été  impossible  de  retrouver  la  trace,  mais  qui 
figurait  en  1847  au  Bulletin  du  Bibliophile,  don- 
nait sur  cette  piquante  association  les  détails  les 
plus  précis.  Il  avait  pour  titre  :  Registre  contenant 
les  procès-verbaux  des  séances  de  la  loge  d'adop- 
tion de  Saint- Jean- de-la-Candeur,  depuis  le 
21  mars  de  l'an  de  la  V.  L.  5775  jusqu'au  1er  février 
1785. 

Ce  manuscrit  est  l'original  de  la  loge.  En  tête  de 
chaque  procès-verbal,  on  lisait  :  A  la  gloire  du 
G.  A.  /grand  architecte/  de  l'univers,  sous  les  aus- 
pices du  sérénissime  grand-maître.  Il  commence 
ainsi  :  «  Aujourd'hui  vingt  et  unième  jour  du 
second  mois  de  l'an  de  la  vraie  lumière  5775,  la 
très  respectable  loge  militaire  de  Saint-Jean-de- 
la-Candeur  régulièrement  convoquée  pour  la 
première  fois,  l'élection  s'est  faite  en  la  manière 
accoutumée,  et  les  dignités  furent  conférées  ainsi 
qu'il  suit,  etc.  »  ;  et  se  termine  par  la  64e  assem- 
blée du  13  janvier  1785. 

Cette  loge  célèbre,  où  figurent  les  noms  de  la 
plus  haute  aristocratie,  tant  hommes  que  femmes, 
se  tenait  à  Paris.  Les  divers  discours  prononcés 
lors  de  la  réception  des  membres  sont  reproduits 
en  entier  dans  ce  précieux  registre.   On    yflit 


—  172    - 

à  la  cinquième  assemblée  :  «  La  marquise  de 
Genlis  ayant  accusé  le  F.  prince  Sapieka  de  ce 
qu'il  avait  manqué  aux  ordres  de  la  Loge  en  sor- 
tant du  temple  sans  permission  (quoique  ce  fût 
pour  satisfaire  le  besoin  de  la  nature,  il  a  été  déli- 
béré si  on  le  punirait  pour  cette  faute,  et  sur  le 
genre  de  punition.  Le  F.  Sapieka  ayant  été  annon- 
cé à  la  porte  du  temple,  on  l'a  fait  introduire  la 
face  tournée  vers  l'occident  ;  le  Vénérable  ensuite 
a  ordonné  au  frère  maître  de  cérémonies  de  le 
conduire  dans  une  chambre  à  part,  et  de  l'y  enfer- 
mer pendant  tout  le  temps  des  travaux.  » 

Plus  loin,  on  voit,  à  la  33e  assemblée,  de  curieux 
détails,  entre  autres  une  histoire  du  F.  marquis  de 
Trestondam,  où  il  est  dit  :  «  Une  fantaisie  de  la  mère 
du  marquis  de  Trestondam  lui  fit  regarder  comme 
un  outrage  la  couleur  des  cheveux  de  son  fils,  et 
pour  la  dénaturer  elle  imagina  de  lui  faire  injec- 
ter de  l'eau  forte  dans  les  oreilles  ;  il  en  résulta  des 
excroissances  internes  qui  privèrent  cet  infortuné 
de  la  faculté  d'ouïr.  D'autres  fantaisies  non  moins 
fatales,  et  auxquelles  les  deux  auteurs  de  ses  jours 
ont  concouru  avec  un  égal  aveuglement,  ont 
entraîné  la  dissipation  de  tous  leurs  biens,  et  ne 
leur  ont  donné  de  ressources  que  dans  une  fuite 
soudaine  et  des  secours  publics.  » 

A  la  39e  assemblée,  parmi  les  signatures  du 
procès-verbal  on  remarque  les  suivantes  :  L .  M. 


-  173  - 

T.  B.  d'Orléans  (Louise-Marie-Thérèse-Batilde 
d'Orléans,  duchesse  de  Bourbon),  la  duchesse  de 
Chartres,  princesse  de  Lamballe,  Charlotte  de 
Polignac,  de  Rochechouart,  le  marquis  de  La 
Tour  du  Pin,  le  comte  de  Boufflers.  Et  dans  d'autres 
assemblées,  celles  de  Turpin  de  Crise,  la  mar- 
quise de  Genlis,  le  marquis  de  Fontenelle,  la 
duchesse  de  Fitz-James,  le  duc  de  Luxembourg, 
la  comtesse  de  Brienne,  le  comte  de  Boulainvil- 
liers,  le  baron  de  Béthune,  le  marquis  de  Bercy, 
Saint-Simon,  S.  M.  A.  de  Bourbon,  du  Roure,  de 
Gesvres,  le  prince  de  Nassau,  le  duc  de  Luynes,  le 
comte  de  Saisseval,  et  une  foule  d'autres  signatu- 
res originales. 

Chaque  procès-verbal  est  signé  Tissot,  secré- 
taire K 

Le  charme  de  ces  associations  hermaphrodites, 
créant  entre  les  deux  sexes  des  liens  étroits,  des 
devoirs  de  solidarité,  des  obligations  mystérieuses, 
en  assura  la  longue  existence,  malgré  toutes  les 
attaques,  les  malédictions,  les  excommunications 
des  Maçons,  si  bien  même  que  lorsque  le  Grand- 
Orient  de  France  fut  fondé,  en  1772,  ses  ana- 
thèmes    contre    ces   loges  se  heurtèrent    à    une 


1  Bulletin  du  Bibliophile,   avril   1847,  p.    197,  manuscrits 
n°  308. 


—  174  - 

résistance   solidement    étayée,   dont  Métra   nous 
conte  un  épisode  en  1779  : 

Il  vient  de  paraître  un  mémoire  de  la  loge  des 
Neuf-Sœurs  contre  le  Grand-Orient  :  c'est  le  nom 
de  la  première  loge  de  France,  celle  du  duc  de 
Chartres,  chef  de  l'Ordre  ;  elle  est  composée  des 
grands  officiers  et  forme  un  tribunal  respectable 
pour  tout  bon  Maçon  français.  La  loge  des  Neuf 
Sœurs  avait  donné,  il  y  a  trois  ou  quatre  mois, 
une  fête  au  cirque.  On  y  reçut  une  jeune  demoi- 
selle ;  ce  n'est  pas  à  dire  cependant  qu'on  lui  ait 
révélé  les  mystères  maçonniques;  vous  savez  qu'il 
y  a  une  réception  particulière  pour  les  femmes. 
Cette  demoiselle,  fille  d'un  fermier  général,  parut 
voilée  et  accompagnée  d'une  de  ses  parentes.  On 
avait  demandé  à  sa  tante  la  permission  de  la  rece- 
voir, et  elle  l'avait  donnée  en  termes  formels.  Le 
lendemain  de  la  cérémonie  parut  un  oncle  qui 
porta  ses  plaintes  au  Grand-Orient,  et  ce  tribunal 
de  Frères  conscrits,  sans  entendre  les  accusés, 
prononça  un  arrêt  pour  supprimer,  ou  plutôt  (car 
c'est  le  terme  consacré)  pour  démolir  la  loge  des 
Neuf  Sœurs.  Les  muses  ne  se  laissent  pas  violer 
aussi  facilement;  celte  loge  qui  compte  une  infi- 
nité d'hommes  célèbres  au  nombre  de  ses  mem- 
bres, les  Francklin,  de  la  Lande,  Piccini,  Vernet, 
Le  Mière,  Chamfort,  Court  de  Gebelin,  Imbert, 
Roucher,  Caïlhava,  Greuze,  Houdon,  etc.,  dressa 


-  175  — 

un  mémoire  où  l'on  fit  voir  toute  l'injustice  de  la 
sentence  maçonnique,  et  le  Grand-Orient  a  été 
obligé  de  retirer  cette  sentence,  en  attendant  de 
plus  exactes  informations  *. 

1  Correspondance  secrète,  5  juin  1779. 


CHAPITRE  VI 


Les  Sociétés  où  l'on  fait  l'amour.  —  L'Ordre  herma- 
phrodite, ou  les  Secrets  de  la  sublime  Félicité.  — 
Mousses  et  Patrons  ;  VTaisseaux  et  Frégates.  —  L'em- 
barquement pour  l'île  de  la  Félicité. 


Nous  arrivons  aux  Sociétés  franchement  insti- 
tuées pour  le  plaisir,  le  libertinage  et  la  débauche- 
Non  point  cependant  que  cette  franchise  aille  jus- 
qu'à l'étalage  au  grand  jour  :  l'amour  se  plait  à 
l'obscurité,  tout  au  moins  à  la  lumière  tamisée.  Et 
si,  malgré  les  mystères  de  tels  cénacles,  il  nous  est 
loisible  d'en  parler  avec  véracité,  c'est  que  le  plus 
fréquemment  il  s'est  trouvé  quelque  adepte  pour 
nous  en  instruire  après  coup,  soit  qu'il  fût  lui- 
même  un  fanfaron  de  vices,  soit  qu'il  cherchât  à 
évoquer,  à  raffiner  des  souvenirs  dans  la  magie 
des  mots  licencieux. 

Certes  nous  ne  les  connaissons  pas  toutes,  les 
associations  mutuelles  d'amour  et  de  volupté  ; 
mais  qu'il  en  ait  existé  un  grand  nombre,  il  n'est 
pas  possible  d'en  douter.  Il  suffit  d'ailleurs  de  par- 
courir les  chroniques  contemporaines  de  nos  tri- 


—  177  — 

bunaux  pour  savoir  que  ce  ne  fut  pas  là  un  privi- 
lège exclusif  du  dix-huitième  siècle. 

Mais  était-ce  autre  chose  qu'une  association  de 
ce  genre,  la  réunion  à  laquelle  Métra  fait  une  allu- 
sion suffisamment  claire  en  ces  lignes? 

«  J'ai  assisté  ces  jours  derniers  à  une  fête  d'une 
nature  assez  singulière  que  donna  à  un  de  ses 
membres  une  société  dont  le  plaisir  fait  le  lien. 
Le  héros  qu'on  a  voulu  célébrer  se  nomme  Henri  ; 
on  a  supposé  qu'animé  de  désirs  impuissants,  le 
physique  chez  lui  se  refusait  à  l'ardeur  de  l'imagi- 
nation Je  ne  sais  si  quelqu'une  des  femmes  de  la 
coterie  avait  des  notions  là-dessus,  ou  si  cette  idée 
avait  été  inspirée  par  le  goût  seul  de  la  plaisan- 
terie. Le  jour  du  patron,  on  s'assembla  dans  une 
maison  qu'on  appelle,  j'ignore  pourquoi,  la  mai- 
son du  diable.  On  y  avait  dressé  un  petit  théâtre  ; 
on  y  joua  d'abord  des  parades  ;  après  que  le  beau 
Liandre  et  la  chaste  Zirzabelle  eurent  beaucoup 
fait  rire  les  spectateurs,  deux  jolies  femmes  et 
quelques  hommes  entrèrent  en  scène  et  témoi- 
gnèrent leur  embarras  pour  le  choix  d'un  bouquet 
qui  fût  agréable  à  M.  Henri.  Quelqu'un  feint  que 
la  maison  du  diable  a  été  nommée  ainsi  parce  que, 
sous  le  seizième  siècle,  les  gens  qui  s'occupaient 
de  sorcelleries  avaient  choisi  ce  lieu  pour  leurs 
incantations  :  on  y  faisait  du  bien  ou  du  mal  à 
ceux  qu'on  aimait  ou  qu'on  haïssait,  en  le  faisant 

12 


—  178  — 

à  leur  effigie  avec  quelques  cérémonies  magiques. 
Les  femmes,  sur  ce  récit,  conçoivent  l'idée  de 
rajeunir  le  pauvre  Henri  pour  sa  fête,  en  opérant 
sur  son  effigie  :  on  apporte  un  grand  mannequin 
revêtu  des  habits  du  héros  de  l'aventure,  qu'on 
avait  su  se  procurer.  Les  aimabks  magiciennes 
font  quelques  sortilèges,  chantent  des  couplets  ; 
enfin  les  mouvements  du  mannequin  annoncent 
que  le  charme  a  réussi  ;  on  s'en  réjouit,  on  danse, 
et  la  pièce  finit.  On  dit  qu'en  effet  le  bon  Henri 
s'est  bien  trouvé  de  la  recette  ;  peut-être  la  recon- 
naissance due  aux  intentions  de  jolies  petites  sor- 
cières a-t-elle  été  le  meilleur  talisman.  La  nuit 
s'est  passée  à  sauter,  à  folâtrer  et  à  faire  des  cha- 
rades »  '. 

Nous  possédons  plus  de  détails  sur  l'un  des 
grands  cénacles  d'amour  du  commencement  du 
dix-huitième  siècle,  dont  le  titre  quelque  peu  évan- 
gélique,  la  Félicité,  est  tout  un  programme. 

Dans  un  ouvrage  romanesque  inspiré,  de  l'aveu 
même  de  l'auteur,  par  l'Ordre  de  la  Félicité,  l'abbé 
de  Voisenon,  de  galante  mémoire,  en  donne  une 
définition  séduisante  : 

«  La  Félicité  est  un  être  qui  fait  mouvoir  tout 
l'univers;  les  poètes  la  chantent,  les  philosophes 
la  définissent,   les  petits  la  cherchent  bassement 

1  Correspondance  secrète,  22  juillet  1775. 


—  179  — 

chez  les  grands,  les  grands  l'envient  aux  petits, 
les  jeunes  gens  la  défigurent,  les  vieillards  en 
parlent  souvent  sans  l'avoir  connue,  les  hommes 
pour  l'obtenir  croient  devoir  la  brusquer,  les 
femmes,  qui  ordinairement  ont  le  cœur  bon, 
essayent  de  se  l'assurer  en  tâchant  de  la  procurer, 
l'homme  timide  la  rebute,  le  téméraire  la  révolte, 
les  prudes  la  voient  sans  pouvoir  la  joindre,  les 
coquettes  la  laissent  sans  la  voir  ;  tout  le  monde 
la  nomme,  la  désire,  la  cherche,  presque  personne 
ne  la  trouve,  presque  personne  n'en  jouit  :  elle 
existe  pourtant,  chacun  la  porte  dans  son  cœur  et 
ne  l'aperçoit  que  dans  les  objets  étrangers.  Plus 
on  s'écarte  de  soi-même ,  plus  on  s'écarte  du 
bonheur  »  *. 

A  ses  débuts,  l'ordre  parut  menacé  de  sombrer 
pour  avoir  ouvert  trop  largement  les  portes  de  ses 
temples. 

«  A  peine  l'Ordre  de  la  Félicité  eut-il  été  renou- 
velé en  France  et  porté  à  Paris  que  tout  le  monde 
voulut  en  être  ;  le  titre  seul,  qui  semblait  faire  un 
éloge  parfait,  lui  attira  d'abord  un  nombre  infini 
de  prosélytes  ;  bien  des  personnes  du  premier 
rang  demandèrent  avec  instance  à  être  reçues,  et 
les  raisons  de  ne  pas  les  refuser  l'emportèrent  sur 


1  Abbé  de  Voisenon.  Histoire  de  la  Félicité.  Arasterd.,  1751, 
p.  1  sqq. 


—  180  — 

celles  qui  eussent  pu  les  exclure  ou  les  admettre 
avec  distinction ,  en  observant  les  règles  ordi- 
naires. A  la  vérité,  on  ne  satisfit  réellement  et  de 
bonne  foi  qu'à  ceux  dont  le  zèle  sage  et  modéré  se 
soumit  aux  épreuves;  mais  pour  n'aigrir  personne, 
on  feignit  de  recevoir  tout  le  monde  avec  une  cer- 
taine distinction  ;  c'est-à-dire  que  tous  ceux  qui 
voulurent  absolument  être  trompés  le  furent  effec- 
tivement. 

L'adresse  avec  laquelle  on  donna  l'apparence 
pour  le  fait  eut  tout  le  succès  qu'on  pouvait  dési- 
rer. Les  Félicitaires  qui  ne  l'étaient  que  de  nom 
amarrèrent  l'ancre  qu'un  des  leurs  avait  imagi- 
née, je  ne  sais  trop  pourquoi,  et  aussitôt  les  vrais 
Félicitaires  les  imitèrent  pour  ne  donner  aucun 
soupçon  :  on  fit  de  part  et  d'autre  les  mêmes 
signes,  on  parla  le  même  langage,  jamais  schisme 
ne  fut  mieux  concerté  d'une  part  et  moins  sus- 
pecté de  l'autre.  Les  patentes  que  le  grand-maître 
fit  graver,  et  qui  furent  également  distribuées  à 
tous,  cimentèrent  le  mieux  du  monde  cette  ridi- 
cule alliance  de  vrais  et  de  supposés  Félicitaires. 

Les  Chevaliers  de  l'Ancre  (c'est  ainsi  que  je 
nommerai  ceux  qui  n'étant  nullement  Félicitaires 
se  sont  jusqu'ici  flattés  de  l'être;  n'avaient  ni  lois, 
ni  constitution,  ni  statuts;  un  formulaire  de  ré- 
ception le  plus  mal  dirigé  du  monde  leur  tenait 
lieu  de  tout.  Ils  recevaient  indistinctement  tout  le 


—  181  — 

monde;  bientôt  la  livrée  parvint  au  grade  suprême 
de  Chef  d'Escadre  et  la  grisette  se  nicha  dans  le 
tabernacle  '.  » 

C'est  sans  doute  ce  qui  a  pu  faire  croire  à  l'exis- 
tence, à  la  même  époque,  d'un  Ordre  de  l'Ancre, 
qui  n'était  en  réalité  que  l'extension  illusoire  de 
celui  de  la  Félicité.  Quant  à  ce  dernier,  il  ne  devait 
pas  tarder,  grâce  à  une  savante  direction,  à  re- 
prendre la  bonne  voie  où  il  allait  trouver  le  succès 
et  le  bonheur  le  plus  complets. 

C'est  entre  1740  et  1750  que  se  constitua  la  secte 
des  Félicitaires  dont  les  adeptes  prenaient  l'enga- 
gement de  se  rendre  mutuellement  heureux  dans 
toutes  les  circonstances  où  il  serait  en  leur  pouvoir 
de  le  faire,  et  sans  rien  ménager  d'eux-mêmes.  Ce 
n'était  pas  une  sombre  franc-maçonnerie  entou- 
rant ses  cérémonies  d'un  mystérieux  appareil  : 
tout  au  contraire  y  était  fait  pour  le  sourire,  pour 
la  joie,  pour  l'allégresse.  Cependant  pour  assurer 
le  secret  de  leur  union,  pour  donner  aussi  sans 
doute  le  piment  de  quelque  mystère  à  leur  asso- 
ciation, les  Félicitaires  adoptèrent  un  vocabulaire 
spécial  emprunté  à  la  marine,  et  dont  voici  les 
principaux  termes,  ceux  qui  serviront  à  compren- 
dre les  allocutions,  procès-verbaux  ou  chansons 
de  l'Ordre  que  des  anonymes  nous  ont  transmis  : 

1  Apologie  de  la  Félicité  (1746). 


-  182  — 

Agrès,  habillements. 

Aiguille,  regard. 

Aimant,  esprit. 

Antennes,  épaules. 

Armateur,  homme  entreprenant. 

Ballots,  lettres. 

Bas  bord,  côté  gauche. 

Bâtiment,  le  corps. 

Belandre,  folle,  sotte  ou  impertinente. 

Bouline  {aller  à  laj,  cacher  son  jeu. 

Boussole,  les  yeux. 

Cabestan,  les  reins. 

Câble,  cordon  de  l'Ordre. 

Cale,  le  ventre. 

Caler,  aller  doucement. 

Calotte  (faire^,  tomber. 

Cargaison  (avoir  la),  une  femme  grosse. 

Chaloupe,  petite  fille. 

Chaloupe  de  haut  bord,  grande  fille. 

Chantier,  lit. 

Cordages,  cheveux. 

Ecole  de  marine,  lieu  de  rendez-vous. 

Embarquer  (s'),  mener  une  intrigue. 

Entrepont,  l'estomac. 

Falotte,  agacerie. 

Fers  (être  aux),  être  amoureux. 

Flûte,  grosse  femme. 

Frégate,  petite  femme. 

Frégate  de  haut  bord,  grande  femme. 

Gaillard  [le),  la  table  de  la  gorge. 

Galiotte  à  bombes,  dévote. 

Goudron,  fard. 

Gouvernail,  croupion. 


—  183  — 

Grapin,  main. 

Grosse  mer,  mauvaise  humeur. 

Hisser  une  frégate,  enlever  une  femme. 

Huniers,  cabarets. 

Lest  (bon),  argent. 

Mât  (grand),  le  corps. 

Mât  de  misaine  et  d'artimon,  les  bras. 

Misaine,  le  devant  d'une  chemise. 

Paquebot,  commissaire  chargé  des  dépêches. 

Pilotes,  gens  à  bonne  fortune. 

Pointer  la  carte,  examiner  un  endroit. 

Pomper,  pisser. 

Ponton,  sot. 

Port,  cœur. 

Porte-voix,  bouche. 

Pouppe,  derrière. 

Prendre  des  ris,  lever  jupe  ou  robe. 

Promontoire,  tétons. 

Proue,  visage. 

Rade,  ville  ou  domicile,  appartement. 

Rames,  bras  et  jambes,  membres. 

Relingue,  cordon  de  jupe  ou  ceinture  de  culotte. 

Remorquer,  tirer  quelqu'un  à  soi. 

Sabord,  poche. 

Sondes,  doigts. 

Tribord,  côté  droit. 

Vaisseau,  homme. 

Voguer  de  conserve,  partie  carrée. 

Voile,  chemise. 

Voile  d'artimon,  derrière  d'une  chemise  !, 


1  Dictionnaire  de  l'Ordre  de  la  Félicité,  s.  n.  1.  d. 


-  184  — 

Tous  les  secrets  de  l'Ordre  résident  dans  une 
bienheureuse  navigation  pour  aborder  l'île,  cette 
merveilleuse  île  de  la  Félicité,  toujours  demeurée 
invisible  aux  j'eux  de  tous  les  peuples  qui,  dans 
tous  les  temps,  l'ont  recherchée  et,  faute  de  l'avoir 
trouvée,  se  sont  enfermés  dans  une  volupté  gros- 
sière et  toujours  insipide. 

«  Cette  heureuse  découverte  était  réservée  à  nos 
temps,  et  nous  étions  les  heureux,  et  les  deux  fois 
heureux  qui  devions  monter  le  vaisseau  et  la  fré- 
gate avec  certitude  d'aborder  dans  l'île  de  la 
Félicité,  sous  le  pavillon  et  la  conduite  de  notre 
sublime  grand-maitre  Monsieur  de  Chambonas, 
qui  le  premier  en  a  trouvé  la  véritable  route;  ce 
n'est  pas  à  la  vérité  sans  beaucoup  de  travail  et 
peines,  ce  n'est  qu'après  avoir  essuyé  de  rudes 
tempêtes,  après  avoir  livré  bien  des  combats  aux 
pirates  ennemis  de  l'Ordre  qui,  suscités  par  le 
serpent  infernal,  par  cet  ancien  tentateur  d'Adam 
et  d'Eve,  voulaient  l'empêcher  de  découvrir  l'île  de 
la  Félicité,  et  de  rétablir  le  premier,  le  plus  plus 
sublime  et  le  plus  remarquable  de  tous  les  ordres. 

Aussitôt  abordé  dans  l'île,  il  a  démêlé  tous  les 
détours  de  ce  fameux  labyrinthe,  il  a  parcouru 
toutes  les  routes  de  cette  forêt  antique,  tous  les 
arbres  propres  à  la  construction  des  vaisseaux  et 
des  frégates,  il  en  a  trouvé  en  abondance,  supé- 
rieurs aux   cèdres   du  Liban  et  aux  chênes    de 


—  185  — 

Dodonne  ;  aussi  anciens  que  le  monde,  ils  élèvent 
leurs  têtes  majestueuses  jusque  dans  les  cieux,  et 
ils  serviront  jusqu'à  la  fin  des  siècles  à  former  de 
nombreuses  et  brillantes  escadres,  et  à  rendre 
immortels  l'Ile  et  l'Ordre  de  la  Félicité. 

A  la  porte  des  jardins  d'Eden  le  Chérubin,  de- 
venu traitable  et  gracieux,  a  salué  notre  Grand- 
Maître  de  plusieurs  coups  de  rames  et  aussitôt  l'a 
introduit  au  milieu  des  carrés,  embaumés  par  une 
infinité  d'odeurs  agréables  qu'exhalaient  les  fleurs 
de  toutes  espèces  qui  les  remplissaient,  il  s'est 
trouvé  saisi  d'un  sommeil  bien  doux  et  bien  plus 
salutaire  que  celui  d'Adam,  lorsque  la  chevalière 
Eve  fut  extraite  et  tirée  de  sa  chair  et  de  ses  os, 
et  ne  s'est  heureusement  réveillé  que  pour  faire 
une  entrée  pompeuse  et  magnifique  dans  les  taber- 
nacles de  la  Félicité.  L'œil  n'a  jamais  vu,  l'oreille 
n'a  jamais  entendu,  le  cœur  n'a  jamais  compris 
ce  qu'il  a  vu,  ce  qu'il  a  entendu,  ce  qu'il  a  compris 
dans  ce  moment  fortuné,  Félicité  parfaite  ;  il  vous 
a  vu,  Félicité  parfaite;  il  vous  a  entendu,  Félicité 
parfaite  ;  il  vous  a  touché,  Félicité  parfaite;  il  vous 
a  senti,  Félicité  parfaite;  il  vous  a  goûté,  il  a  été 
rassasié,  enivré  d'un  torrent  de  délices. 

La  Genèse  dit  qu'Adam,  créé  chevalier  et  mis  en 
possession  du  paradis  de  délices,  reçut  de  notre 
souverain  grand-maître  l'ordre  absolu  et  indis- 
pensable d'y  travailler  sans  cesse  et  de  le  garder. 


186 


Posuit  eum  in  Paradisam  uoluptatiSi  ut  operaretur 
et  cnstodiret  illum. 

Importante  leçon,  que  les  chevaliers  et  cheva- 
lières, de  quelques  rangs  qu'ils  soient,  ne  doivent 
point  oublier. 

Chevaliers-mousses ,  souvenez-vous-en ,  appli- 
quez-vous dans  la  forêt  à  connaître  les  bois  pro- 
pres à  la  construction  des  vaisseaux  et  des  frégates, 
pour  ne  jamais  faire  aucun  qui-proquo  ;  prenez 
bien  garde  de  vous  méprendre  à  la  qualité,  à  la 
longueur,  à  l'épaisseur  des  bois,  et  à  ne  pas  choisir 
pour  le  vaisseau  le  màt  qui  ne  doit  être  employé 
que  sur  la  frégate. 

Chefs  descadres,  manœuvrez  avec  adresse, 
visitez  souvent  le  vaisseau  et  la  frégate  ;  exercez 
l'équipage,  que  votre  mât  soit  toujours  droit  et 
bien  planté,  que  vos  voiles  bien  étendues  soient 
tournées  de  façon  qu'elles  puissent  être  heureuse- 
ment enflées  par  les  vents  propices  et  favorables 
destinés  à  vous  pousser  promptement  au  havre  et 
dans  le  port  de  la  Félicité. 

Nous  avons  fait  dans  la  cérémonie  de  notre 
réception  le  serment  qu'Adam  et  Eve  firent  au- 
trefois dans  le  Paradis  terrestre;  la  transgression 
de  leur  serment  les  a  chassés  d'Eden,  leur  trans- 
gression les  a  renversés  du  Tabernacle,  et  leur 
a  fait  perdre  sans  ressource  l'Ile  et  l'Ordre  de  la 
Félicité. 


—  187  — 

Après  tant  de  siècles  et  de  travaux,  le  crime  de 
nos  pères  étant  expié,  nous  rentrons  en  posses- 
sion de  cette  Ile  bienheureuse;  travaillons  donc 
continuellement  à  la  conserver.  Rainons,  mes 
Frères,  ramons  sans  cesse,  ramons  avec  ardeur  et 
sans  négligence;  ramons,  et  que  nos  rames  de 
tribord  et  de  bâbord  soient  toujours  dans  un  per- 
pétuel mouvement;  car  nous  sommes  reçus  dans 
l'Ile  de  la  Félicité,  comme  le  premier  Chevalier, 
avec  injonction  d'y  travailler  sans  cesse  :  ut  ope- 
raretar,  premier  devoir;  le  second  est  renfermé 
dans  ces  paroles  :  ut  custodiret  illum. 

Oui,  mes  Frères,  le  serment  redoutable  par 
lequel  nous  nous  sommes  engagés  à  garder  le 
secret  et  à  ne  jamais  révéler  nos  mystères  et 
nos  saintes  orgies,  ce  serment  est  d'institution 
divine. 

C'est  notre  grand  et  souverain  Maître  qui,  par 
son  autorité  absolue,  en  a  imposé  la  loi,  la  né- 
cessité indispensable  à  Adam  et  Eve,  nos  pre- 
miers parents  ;  que  leur  faute  nous  rende  sages, 
que  leur  punition  nous  empêche  de  faire  calotte. 
A  leur  exemple,  qu'elle  nous  oblige  à  poser  conti- 
nuellement une  garde  de  circonspection  sur  nos 
lèvres,  et  un  frein  à  nos  langues,  afin  que  comme 
eux,  par  notre  indiscrétion,  nous  ne  perdions  pas 
de  nouveau  le  bonheur  parfait  dont  nous  sommes 


—  188  — 

tous  les  jours  rassasiés,  enivrés  dans  les  taber- 
nacles de  la  Félicité  '. 

Il  n'est  pas  difficile  de  démêler,  dans  ce  jargon 
mystico-voluptueux,  les  aspirations  des  Félici- 
taires,  et  de  comprendre  que  leur  excursion  mari- 
time ressemble,  à  s'y  méprendre,  à  l'embarquement 
pour  Cythère. 

Les  charges  de  l'Ordre  sont  celles  de  Grand- 
Maître,  de  Commissaire,  de  Grand-Sondeur  et 
d'Inspecteur. 

Le  Grand-Maître  est  le  seul  qui  puisse  donner 
la  permission  de  recevoir  un  adepte  et,  sans  sa 
patente,  toute  réception  est  nulle. 

Le  Commissaire  est  celui  qui  porte  les  plaintes, 
quand  il  y  en  a,  de  quelque  frère  ou  de  quelque 
sœur. 

Le  Grand-Sondeur  est  chargé  de  rendre  compte 
des  découvertes  qu'il  a  faites  sur  la  côte  depuis  la 
précédente  escadre. 

L'Inspecteur  est  celui  qui  voit  si  tout  est  en 
règle  et  si  chacun  porte  bien  son  ancre  et  son  câble. 

Il  y  a  d'autres  ofiiciers  particuliers  et  inférieurs, 
et  enfin  des  Paquebots  2. 

1  L'Ordre  hermaphrodite,  ou  les  Secrets  de  la  sublime  Féli- 
cité. Au  jardin  d'Eden,  chez  Nicolas  Marin,  au  Grand-Mât, 
1748,  avec  privilège  de  Neptune,  p.  21  sqq. 

2  L'Anlhropophilc,  ou  le  Secret  et  les  Mystères  de  l'Ordre  de 
la  Félicité  dévoilés  pour  le  bonheur  de  tout  l'uniuers.  Aréto- 
polis,  1746. 


—  189  — 

L'Ordre  a  quatre  grades  :  mousse,  patron,  patron- 
salé  et  chef  d'escadre. 

En  dehors  de  l'ancre,  chacun  des  gradés  se  dis- 
tingue par  le  nombre  de  câbles  ou  de  cordons  qu'il 
doit  arborer  :  le  mousse,  un  ;  le  patron,  deux  ;  le 
patron-salé,  trois  ;  le  chef  d'escadre,  quatre  ;  le 
grand-maître,  six. 

Tous  les  Chevaliers  qui  ne  sont  point  dans  le 
Tabernacle  portent  leur  ancre  d'or  avec  le  câble 
vert  uni. 

Ceux  qui  sont  dans  le  Tabernacle  le  portent 
avec  un  câble  vert  et  or  ;  les  câbles  du  vice-amiral 
sont  tout  d'argent;  ceux  du  grand  maître,  tout 
d'or.  Les  officiers  de  l'Ordre  portent  l'ancre  d'or 
avec  le  câble  vert  et  argent.  Les  Paquebots  por- 
tent l'ancre  d'argent  avec  le  câble  vert  uni. 

L'union  étant  la  base  de  l'Ordre,  nul  ne  peut  y 
être  admis  sans  le  consentement  unanime  de  tous 
ceux  qui  composent  une  Escadre.  Pour  tenir  une 
Escadre,  il  faut  être  au  moins  cinq,  et  aucun  des 
dignitaires  ne  peut  procéder  à  une  réception  s'il 
n'en  a  pouvoir  exprès  par  sa  patente  pour  la  rade 
où  se  tient  l'Escadre . 

Lorsque  quelqu'un  se  présente  pour  être  admis 
dans  l'Ordre,  il  est  introduit  à  l'Escadre  suivant 
les  rites  prescrits,  interrogé  sur  ses  aptitudes  et 
invité  à  affirmer  qu'un  vrai  zèle,  non  une  simple 
curiosité,  l'amène;  puis  tourné  vers  le  nord,   il 


—  190  — 

récite  l'oraison  de  saint  Nicolas,  patron  de  l'Ordre, 
telle  qu'elle  suit  : 

Toi  qui,  dans  l'horreur  du  naufrage, 

Soutiens  le  coeur  des  matelots 

Et  les  préserve  de  l'orage, 

Toi  qui  d'un  mot  calme  les  flots, 

Saint  Nicolas,  sois  favorable 

Au  zèle  qui  m'appelle  à  toi  ; 

Fais  que  ton  scrutin  redoutable 

M'admette  à  vivre  sous  ta  loi  ; 

Que  sur  tes  escadres  brillantes 

Je  serve  et  commande  à  mon  tour, 

Qu'aux  charges  les  plus  importantes 

De  rang  en  rang  je  monte  un  jour; 

Que  contre  moi  le  fier  Borée 

Ne  soulève  jamais  les  mers, 

Et  que  de  l'Ile  désirée 

Je  trouve  tous  les  ports  ouverts. 

Ainsi  soit-il.' 

Puis  on  procède  au  scrutin  par  boules  blanches 
et  noires  ;  le  postulant,  se  tenant  à  côté  du  chéru- 
bin (le  dernier  mousse  reçu),  demande  par  un 
coup  de  rame  le  suffrage  de  chaque  frère  et  sœur. 
Le  scrutin  ouvert,  s'il  s'y  trouve  une  seule  boule 
noire,  il  est  renvoyé  à  une  autre  fois;  on  ne  peut 
voter  deux  fois  en  un  seul  jour  pour  la  même  per- 
sonne. Si  trois  scrutins  consécutifs  donnent  un 
résultat  négatif,  le  postulant  est  refusé  pour  tou- 
jours. Lorsque  le  scrutin  est  favorable,  toute 
l'Escadre  bat  des  mains  et  embrasse  le  nouvel 
adepte. 


—  191  — 

Pour  la  réception  du  Mousse,  tous  les  Chevaliers 
et  Chevalières  qui  sont  à  la  Rade ,  doivent  se  ran- 
ger autour  du  chef  d'Escadre,  à  droite  et  à  gauche 
sur  deux  lignes,  suivant  le  rang,  la  dignité  et  l'an- 
cienneté ;  tout  le  monde  est  assis  la  tête  couverte, 
et  le  Chérubin  se  place  en  dedans  de  la  porte, 
l'épée  à  la  main  ;  le  chef  d'Escadre  est  assis  sur 
son  trône,  l'épée  à  la  main. 

En  attendant  que  le  Maître  de  cérémonie  intro- 
duise le  postulant,  chacun  doit  rendre  compte  au 
chef  d'Escadre  des  embarquements  et  des  prises 
faites  depuis  la  dernière  escadre  ,  le  Commissaire 
porte  les  plaintes  s'il  y  en  a,  le  grand  sondeur 
rend  compte  de  ses  découvertes  sur  la  Côte,  et 
l'Inspecteur  doit  voir  si  tout  est  en  règle  et  si  cha- 
cun a  son  ancre  et  son  câble. 

Lorsque  le  Maître  de  cérémonie  a  frappé  pour 
faire  entrer  le  postulant,  le  Chérubin  s'informe  de 
son  nom  et  de  ce  qu'il  désire;  il  répond  qu'il 
demande  d'être  introduit  dans  le  jardin  d'Eden  ; 
le  Chérubin  va  en  rendre  compte.  Il  lui  vient 
demander  qui  est  son  répondant,  ce  qu'il  va  redire 
au  chef  d'Escadre  ;  le  Répondant  se  lève  et  dit 
qu'il  rendra  compte  des  talents  de  celui  qui  se 
présente,  quand  on  le  requerra. 

Le  chef  d'Escadre  demande  alors  si  l'on  consent 
que  le  postulant  soit  introduit;  toute  l'Escadre 
répond  par  un  coup  de  rame  sans  parler,  le  Ché- 


-  192  - 

rubin  ouvre  la  porte,  le  Maître  de  cérémonie  fait 
entrer  le  Récipiendaire  désarmé,  sans  chapeau  :  il 
dit  son  nom  et  ses  qualités,  et  laisse  à  son  répon- 
dant à  en  rendre  compte  plus  au  long  ;  le  chef 
d'Escadre  lui  demande  alors  ce  qu'il  souhaite.  Il 
répond  quil  désire  de  s'embarquer  pour  l'Ile  de 
la  Félicité,  et  qu'il  demande  l'Ordre  de  la  Cheva- 
lerie. On  l'interroge  sur  les  embarquements  qu'il  a 
faits,  pour  juger  de  son  expérience  dans  la  navi- 
gation. Le  chef  d'Escadre  demande  aux  Chevaliers 
s'ils  sont  satisfaits,  ils  répondent  par  un  coup  de 
rame.  Le  Maître  de  cérémonie  conduit  le  postulant 
admis  auprès  du  trône,  et  lui  faisant  faire  trois 
révérences,  il  le  met  à  genoux  aux  pieds  du  chef 
d'Escadre.  Alors  toute  l'Escadre  se  met  en  mouve- 
ment et  rame  pour  pousser  le  nouveau  Frère  au 
Port  de  la  Félicité.  Celui  qu'on  reçoit  met  la  main 
gauche  sur  le  genou  du  chef  d'Escadre  et  élève  sa 
main  droite  qu'il  entrelace  dans  la  gauche  de  celui 
qui  le  reçoit.  Dans  cette  posture,  le  chef  d'Escadre 
demande  s'il  consent  à  s'engager  avec  l'ordre  par 
un  serinent  qui  ne  l'engagera  à  rien  de  contraire  à 
la  religion,  à  l'houneur  et  à  l'Etat  ;  quand  il  y  a 
consenti,  il  répète  après  le  chef  d'Escadre  ces 
paroles  : 

«  Je  fais  serment  et  je  promets  d'honneur  de  ne 
jamais  révéler,  sous  quelque  prétexte  et  en  quel- 
que manière  que  ce  puisse  être,  aucuns  des  secrets 


193 


qui  me  seront  confiés,  ni  rien  de  ce  qui  se  passe 
dans  l'Escadre,  et  je  consens,  si  je  manque  à  ma 
parole,  d'être  regardé  par  mes  Frères  comme  un 
homme  déshonoré.  (Si  c'est  une  dame  qui  est 
reçue,  au  lieu  de  ces  mots  :  et  je  consens,  etc., 
elle  dit  :  sous  peine  d'être  livrée  à  la  fureur  des 
plus  terribles  matelots  si  je  manque  à  ma  parole.)  » 

Le  chef  d'escadre  lui  fera  promettre  ensuite  fidé- 
lité à  l'Ordre  en  général,  obéissance  au  Grand- 
Maître  et  à  ses  supérieurs  pour  tout  ce  qui  a  rap- 
port à  l'Ordre,  de  porter  l'Ancre  amarrée  sur  le 
cœur  avec  les  câbles  convenables  à  son  grade,  de 
contribuer  en  tout  ce  qui  dépendra  de  lui  au 
bonheur,  à  l'agrément  et  à  l'avantage  de  tous  les 
Chevaliers  et  Chevalières,  de  se  laisser  conduire 
dans  l'Ile  de  la  Félicité,  et  d'y  en  conduire  d'autres 
quand  il  en  connaîtra  la  route,  de  se  rendre  aux 
citations,  de  se  soumettre  aux  amendes  et  aux 
peines  qui  lui  seront  imposées  lorsqu'il  aura  man- 
qué à  quelqu'un  des  statuts,  et  de  ne  jamais  entre- 
prendre le  mouillage  dans  aucun  Port  où  il  y 
aura  actuellement  un  Vaisseau  de  l'Ordre  à  l'ancre. 
(Si  c'est  une  dame,  on  lui  fait  promettre  de  ne 
point  recevoir  de  Vaisseau  étranger  dans  son  Port, 
tant  qu'il  y  aura  un  Vaisseau  de  l'ordre  à  l'ancre.) 

Après  le  serment,  le  chef  d'Escadre  demande 
aux  Chevaliers  s'ils  sont  satisfaits  de  ses  pro- 
messes ;  on  applaudit  par  un  coup  de  rame.  Alors 

13 


194 


toute  l'Escadre  élève  la  main  droite  sur  la  tête  du 
nouveau  Chevalier  et  met  le  chapeau  bas  jusques 
à  ce  que  le  chef  d'Escadre  ait  fini  de  lui  confier  le 
secret  et  de  lui  donner  l'accolade  avec  l'épée.  Le 
Maître  de  cérémonie  le  conduit  en  faire  part  à  tous 
ses  Frères  et  Sœurs,  et  le  Rameur  ou  chef  d'Es- 
cadre lui  attache  un  câble  et  l'ancre  à  la  bouton- 
nière, en  lui  ordonnant  de  la  porter  toujours  sur 
le  cœur.  Puisse,  lui  dit-il,  votre  Ancre  ne  jamais 
dériver  ;  puisse  Saint-Nicolas  vous  conduire  tou- 
jours droit  au  port. 

Quand  on  reçoit  une  dame,  elle  est  assise  à  la 
place  du  chef  d'Escadre,  qui  se  met  à  genoux,  elle 
a  la  main  gauche  sur  l'épaule  du  chef  d'Escadre 
et  la  droite  sur  la  sienne  ;  alors  elle  prononce  le 
serment  ;  après  quoi  le  chef  d'Escadre  met  les 
deux  mains  sur  les  épaules  de  la  dame  en  lui  don- 
nant le  mot. 

Pour  la  réception  des  Patrons,  les  Chevaliers  et 
Chevalières  s'assemblent  en  rond  en  s'entrelaçant 
les  bras  l'un  dans  l'autre  passés  sur  le  dos.  Le 
Maître  de  cérémonie  fait  entrer  les  mousses  ;  les 
moins  anciens  étant  à  gauche  de  celui  qu'il  reçoit, 
parce  qu'ils  sont  instruits  plus  tard  du  secret,  on 
les  interroge  sur  les  planches  du  Vaisseau  et  de  la 
Frégate,  et  sur  le  langage  de  l'Ordre,  et  quand  on 
est  satisfait,  on  leur  fait  mettre  la  main  droite  sur 
la  tête,  et  promettre  de  ne  jamais  révéler  les  nou- 


—  195  — 

veaux  secrets  qu'on  va  leur  confier,  après  quoi  on 
les  leur  fait  passer,  on  les  leur  explique,  et  on 
les  interroge  sur  ce  qu'ils  ont  retenu  ;  ils  entre- 
lacent alors  leurs  bras  avec  les  autres  et  on  ter- 
mine la  cérémonie. 

Dans  les  Escadres,  le  Chérubin  et  les  autres 
Chevaliers  n'approchent  et  ne  parlent  jamais  à 
celui  qui  préside  sans  le  saluer  des  coups  de  rame 
qui  lui  sont  dûs,  un  coup  de  rame  pour  le  Mousse, 
deux  pour  le  Patron,  trois  pour  le  Chef  d'Escadre, 
quatre  de  deux  rames  pour  le  Grand-Maître.  Le 
nombre  n'est  point  limité  pour  les  Dames. 

Le  Chef  d'Escadre,  qui  a  une  commission  parti- 
culière de  Grand-Maître  pour  conférer  ce  même 
grade,  recevra  de  la  même  manière  qu'il  a  été  reçu 
après  avoir  éprouvé  si  le  Patron  qu'il  reçoit  con- 
naît suffisamment  les  fleurs  qui  composent  les 
carrés  du  Parterre,  et  après  avoir  pris  de  lui  le 
nouveau  serment. 

Dans  la  réception  des  officiers  inférieurs  de 
l'Ordre,  on  impose  les  mains  sur  les  épaules  en 
donnant  le  mot,  et  l'accolade  se  donne  avec  la 
marque  de  leur  charge . 

Dans  la  réception  des  Paquebots,  on  donne  l'ac- 
colade avec  une  canne  ou  un  fouet  *. 


1  Formulaire  du  cérémonial  en  usage  dans  l'Ordre  de  la 
Félicité,  s.  1.  1745. 


—  196  — 

Pour  se  distinguer  les  uns  des  autres,  les  quatre 
gradés  de  l'Ordre  ont  des  attributs,  des  signes  et 
des  mots  particuliers.  Mais  il  n'est  permis,  hors 
d'escadre,  de  prononcer  les  mots  d'aucun  grade 
pour  se  faire  connaître. 

Les  attributs  et  les  mots  ont  presque  tous  une 
allure  mystérieuse,  difficile  à  saisir  par  les  non- 
initiés  ,  faute  d'éclaircissements  suffisants.  Le 
mousse  a  pour  attribut  un  vaisseau  et  une  frégate; 
et  les  premières  lettres  des  noms  des  dix  planches 
qui  composent  son  vaisseau  et  sa  frégate  (cèdre, 
hêtre ,  acajou,  /aurier,  oranger,  /nûrier,  /iège, 
érable,  fterntès,  abricot]  forment  son  mot  Chalom- 
leka.  Il  a  deux  signes  :  le  premier  est  de  tenir  le 
bout  de  son  oreille  droite  avec  la  même  main  ;  le 
second  de  tenir  son  bras  droit  étendu  le  long  de 
sa  cuisse  ;  mais  il  ne  doit  jamais  faire  que  l'un  ou 
l'autre,  c'est-à-dire  lorsqu'un  frère,  pour  se  faire 
connaître,  lui  fait  le  premier  signe,  il  doit  lui 
répondre  par  le  second  et  non  par  le  même. 

Le  patron  a  pour  attribut  un  jardin  ;  et  les  pre- 
mières lettres  des  noms  des  neuf  plantes  qui  s'y 
trouvent  (/fenouil,  églantine,  /ys,  jonquille,  citron- 
nelle, z'r.smin,  /ubéreuse,  amaranthe,  seringa)  com- 
posent son  mot  :  Félicitas.  Il  a  aussi  deux  signes  : 
le  premier  est  de  se  frotter  le  sourcil  droit  avec 
l'index  de  la  main  droite;  le  second,  de  se  frotter 
le  dessous  du  nez  avec  le  même  doigt.  Ces  deux 


—  197  — 

signes  se  pratiquent  comme  ceux  du  mousse. 
Lorsqu'on  vous  fait  le  premier,  il  faut  faire  le 
second. 

Le  Chef  d'Escadre  a  pour  attributs  cinq  dieux 
et  sept  déesses;  et  les  premières  lettres  des  noms 
de  ces  divinités  (Mars,  Amour,  Saturne,  Eole, 
Lares,  Erigine,  Rhée,  Orithie,  Uranie,  Astrée, 
Calliope ,  Hébé)  composent  son  mot  :  Masel 
Erouach. 

Nous  avons  réservé  le  mystère  du  Patron-Salé, 
le  plus  clair  et  le  plus  significatif,  celui  qui,  à 
l'occasion,  sert  d'enseigne  à  l'Ordre  tout  entier. 
Ce  dignitaire  a  pour  attribut  un  parterre,  dans 
lequel  se  trouvent  six  fleurs  : 

Quelle  est  la  première?  —  Le  Fenouil. 

—  la  seconde?  —  L'Orange. 

—  la  troisième?  —  La  Violette. 

—  la  quatrième  ?  —  La  Damasine. 

—  la  cinquième  ?  —  La  Renoncule. 

—  la  sixième?  —  L'Epine-Vinette. 

«  Les  fleurs  de  ce  jardin  composent  le  mot  du 
Patron-Salé,  excepté  la  quatrième  fleur  qui  doit 
être  la  Tubéreuse;  comme  son  odeur  n'est  pas  du 
goût  de  tout  le  monde,  j'ai  cru  pouvoir  la  suppri- 
mer et  en  substituer  une  autre  à  la  place;  ceux 
qui  ne  craignent  point  les  odeurs  trop  fortes  peu- 
vent l'y  remettre,  alors  ils  verront  le  jardin  et  le 
mot  dans  toute  sa  régularité.  Le  Patron-Salé  n'a 


—  198  — 

qu'un  signe,  qui  est  d'ouvrir  la  bouche  à  moitié, 
d'approcher  la  langue  sur  le  bord  des  lèvres  et  de 
la  remuer  un  instant  en  regardant  le  chevalier  ou 
la  chevalière  à  qui  il  veut  se  faire  connaître  l  ». 

Le  grand  patron  de  l'Ordre  est  saint  Nicolas, 
que  les  Félicitaires  invoquent  au  début  des  céré- 
monies, sous  la  forme  rituelle  suivante  : 

«  Grand  saint  Nicolas,  grand  amiral  des  mers, 
continuez  à  nous  protéger,  enchaînez  les  vents, 
calmez  les  tempêtes,  terrassez  les  pires  ennemis 
de  l'Ordre,  détruisez  les  monstres,  éclairez  les 
profanes,  faites  régner  entre  nous  une  union  aussi 
étroite,  une  amitié  aussi  pure  que  celle  qui  fut 
autrefois  entre  Oreste  et  Pylade,  accordez  à  nos 
chevalières  la  beauté  et  la  fraîcheur  de  la  jeunesse 
d'Hébé,  à  nos  chevaliers  la  force  et  la  jeunesse 
d'Hercule,  joignez-les  ensemble  par  des  mariages 
convenables  et  bien  assortis,  qui  puissent  produire 
une  postérité  aussi  nombreuse  que  celle  d'Abra- 
ham, et  rendre  notre  Ordre  sans  fin  sur  la  Terre, 
comme  il  est  sans  commencement  dans  le  Ciel  ; 
conservez-nous  enfin  sans  dangers,  sans  chagrins, 
et  ayant  toujours  le  vent  droit  dans  la  possession 
de  cette  Ile  bienheureuse,  de  ce  Paradis  de  délices, 
où  les  Frères  et  les  Sœurs,  à  l'exemple  des  trois 


1  Les  moyens  de  monter  au  plus  haut  grade  de  la  marine 
sans  se  mouiller,  17-18,  p.  41  sqq. 


-  199  - 

Grâces,  sont  entrelacés  les  uns  dans  les  autres, 
pour  y  chanter  à  leur  aise,  pour  y  danser,  rire 
et  boire  autant  d'années  que  Mathusalem  et 
Nector  '.  » 

Il  nous  reste  également  quelques  spécimens  des 
chansons  que  les  Frères  et  Sœurs  entonnaient 
dans  leurs  réunions;  elles  sont  sans  doute  d'un 
médiocre  mérite  poétique,  mais  ne  manquent  pas 
de  piquant.  Celle-ci  devait  servir  de  conclusion  à 
la  réception  d'un  dignitaire. 

CHANSON 

POUR    LA    FÉLICITÉ 

Sur  l'air  du  Branle  de  Dunkerque 
Le  Chef  d'Escadre 

Mon  cher  Fils,  il  me  faut, 
Sans  tomber  en  défaut, 
Faire  un  détail  bien  clair 
Des  vertus  qu'il  faut  sur  mer. 

Le  Frère 

Regards,  gestes,  paroles, 
Rien  n'est  indifférent, 
Il  faut  dans  les  boussoles 
Consulter  le  vent, 
On  y  doit  remarquer 
Si  l'on  peut  s'embarquer. 


1  L'Ordre  hermaphrodite  ou  les  Secrets  de  la  sublime  Féli- 
cité, au  jardin  d'Eden,  1748,  p.  38  sqq. 


—  200  — 

Le  Chœur 

Il  a  bien  répondu, 
Il  a  de  la  vertu, 
Prions  saint  Nicolas 
Qu'il  ne  l'abandonne  pas. 

Le  Chef  d'Escadre 

Courage,  mon  enfant, 
Dites,  quel  bâtiment 
Voudriez-vous  choisir 
Pour  voguer  avec  plaisir. 

Le  Frère 

Que  de  peines  à  prendre 
Pour  en  trouver  de  bons  ! 
Je  fuis  une  belandre 
Et  la  laisse  au  ponton. 
Quiconque  a  de  l'aimant 
Vogue  avec  agrément. 

Le  Chœur 
Il  a  bien  répondu,  etc. 

Le  Chef  d'Escadre 

La  Frégate  souvent 
Résiste  et  se  défend, 
Pour  la  bien  remorquer 
Comment  faut  s'intriguer' 

Le  Frère 

En  lui  faisant  falotte, 
On  doit  toujours  caler 
Pour  devenir  Pilote. 
Il  faut  dissimuler 
En  allant  à  l'abord, 
On  bouline  le  Port. 


—  201  — 

Le  Chœur 

II  a  bien  répondu,  etc. 

Le  Chef  d'Escadre 

Avec  le  vent  cargué 
Lorsqu'on  s'est  embarqué, 
Mon  fils,  comment  peut-on 
Avoir  toujours  vent  bon? 

Le  Frère 

Un  bon  garde-marine 
Doit,  pour  bien  naviguer, 
Aller  à  la  bouline, 
Et  ne  jamais  carguer; 
C'est  en  bien  louvoyant 
Qu'on  leste  un  bâtiment. 

Le  Chœur 

Il  a  bien  répondu,  etc. 

Le  Chef  d'Escadre 

Est-ce  assez,  mon  enfant, 
Que  d'être  triomphant? 
Comment  s'y  maintenir 
Après  qu'on  vient  de  surgir? 

Le  Frère 

N'être  point  en  Carême, 
Ne  point  quitter  son  bord, 
Avoir  bonnes  antennes, 
Et  bien  servir  son  Port  ; 
Attendre  avec  l'aimant 
Le  retour  du  bon  vent. 

Le  Chœur 
Il  a  bien  répondu,  etc. 


—  202  — 

Le  Chef  d'Escadre 

Il  est  vrai  que  toujours 
L'aimant  est  un  secours, 
Il  sait  en  peu  de  mots 
Faire  de  jolis  ballots. 

Le  Frère 

Pour  rendre  un  style  aimable, 

Pour  écrire  avec  art, 

Je  ne  voudrais  pour  table 

Qu'un  joli  gaillard; 

Ovide  n'écrivait 

Que  lorsqu'il  en  trouvait. 

Le  Chef  d'Escadre  (seul) 

Il  a  bien  répondu, 

Il  a  de  la  vertu, 

Pour  le  récompenser, 

Mes  Sœurs,  il  faut  l'embrasser  l. 

La  seconde  célèbre  le  mot  du  Patron-Salé,  qui 
doit  être  celui  de  toute  Sœur  dévouée  à  l'Ordre  et 
consciente  de  ses  devoirs  confraternels  : 

AVIS  SINCÈRE  A  MADEMOISELLE  DE  •" 
Chevalière  de  l'Ordre  de  la  Félicité 

Sur  l'air  de  la  Béquille  du  Père  Bamabas 

L'ancre  journellement 
A  vos  côtés  brille; 
Pour  vous  quel  ornement! 
Quittez  cette  vétille  ; 

1  Formulaire  du  cérémonial  en  usage  dans  l'Ordre  de  la 
Félicité,  p.  24  sqq. 


-  203 


L'attribut  d'une  fille 
De  la  Félicité 
Doit  être  la  béquille 
D'un  père  si  vanté. 

Oui,  ce  bijou  cbarmant 
Convient  seul  au  mystère, 
Portez-le,  bel  enfant, 
Vous  ne  sauriez  mieux  faire, 
Et  qu'en  gros  caractère 
Tout  autour  soit  moulé 
Le  mot  à  l'ordinaire. 
Du  bon  Patron-Salé. 

Quand  vous  voudrez  mouiller 
L'ancre  au  port  de  Cythère, 
Sans  faire  gazouiller 
Votre  jalouse  mère, 
Prenez  pour  ce  mystère 
Un  Patron  amoureux, 
Adroit,  discret,  sincère, 
Il  comblera  vos  vœux . 

N'écoutez  que  l'Amour, 
Dans  vos  yeux  il  pétille, 
Aimez  à  votre  tour, 
C'est  une  peccadille; 
Qui  comme  vous  fourmille 
Et  d'esprit  et  d'appas 
Relève  la  béquille 
Du  Père  Barnabas. 

En  Escadre  à  présent 
Celle  qui  mieux  babille 
Doit  d'un  ton  imposant, 
En  mère  de  famille, 


-  204  — 

Chanter  sans  qu'on  sourcille, 
En  prenant  ses  ébats, 
La  charmante  béquille 
Du  Père  Barnabas  *. 

Il  n'est  pas  parvenu  jusqu'à  nous  plus  de  docu- 
ments intéressants  sur  l'histoire  de  cette  secte 
occulte  ;  le  mystère  dont  elle  devait  s'entourer 
explique  cette  disette.  Toutefois  cette  fine  mouche 
de  Gazetier  cuirassé  en  parle  à  deux  reprises  dans 
son  recueil  d'indiscrétions  poivrées. 

«  L'Ordre  de  la  Félicité,  dit-il,  commence  à  se 
relever  par  les  soins  du  Grand-Maître,  qui  est  un 
homme  d'une  conduite  irréprochable,  quoiqu'il 
ait  beaucoup  de  dettes,  très  peu  de  fortune,  et  une 
réputation  fort  équivoque  :  on  le  cite  pour  avoir 
les  plus  gros  yeux  de  Paris,  les  gens  les  plus  mal 
vêtus,  le  Suisse  le  plus  malpropre  et  la  plus  vilaine 
petite  maison  qu'il  y  ait  au  monde  ;  elle  est  située 
dans  un  marécage,  près  le  boulevard  des  Invalides. 

Les  marques  de  l'Ordre  de  la  Félicité  sont  une 
ancre  avec  les  deux  lettres  F.  S.  Le  marquis  de 
Chambonas  2    en   fut    instituteur    et  permit  aux 

1  L'Ordre  hermaphrodite  ou  les  Secrets  de  la  sublime  Féli- 
cité Au  jardin  d'Eden,  1748,  p.  52-54. 

1  C'est  sans  doute  le  même  marquis  de  Cliambonas  qui 
devait  épouser,  pour  raccommoder  sa  fortune,  Mlle  de  Langcac 
fille  de  la  trop  fameuse  dame  Sabatier  et  de  son  vieil  amant 
le  duc  de  Yrillicre.  En  sa  qualité  de  libertin  de  marque,  il 
croyait  peu  à  la  vertu  des  femmes;  et  sur  des  soupçons  mal 


—  205  — 

femmes  de  se  le  conférer  entre  elies,  à  des  condi- 
tions à  peu  près  semblables  à  celles  des  chevaliers. 
L'auteur  prie  les  gens  qui  en  sont  de  lui  faire 
savoir  dans  quel  temps  cet  ordre  fut  institué,  et 
de  lui  envoyer  copie  des  statuts. 

La  réception  pour  les  deux  sexes  est  uniforme, 
c'est  une  initiation  philosophique,  ou  à  peu  près1.» 

Ailleurs  le  Gazetîer  nous  parle  de  Mlle  Bèze, 
«  arrivée  à  Paris  il  y  a  quatre  ans,  avec  une  lettre 
de  recommandation  du  duc  de  Villars,  et  qui  tient 
aujourd'hui  à  tous  les  grands  seigneurs  de  la  cour; 
elle  a  entre  autres  la  confiance  intime  du  duc  de 
Bouillon,  du  comte  de  Noailles  et  de  quelques 
autres  dévots,  qui  se  relâchent  en  sa  faveur  de 
leur  aversion  pour  le  beau  sexe.  »  Cette  lettre  de 
recommandation,  ajoute-t-il,  «  était  commune  à 
tout  Y  Ordre  de  la  Félicité,  auquel  elle  a  été  initiée 
par  le  duc,  qui  lui  a  appliqué  les  marques  de 
l'Ordre  lui-même  2.  » 


fondés  d'infidélité  conjugale,  il  fit  subir  un  joui"  les  plus 
cruels  traitements  à  la  marquise,  qui  demanda  vainement  sa 
séparation  de  corps  et  de  biens.  Bien  que  ses  qualités 
d'esprit  et  de  cœur  prévinssent  en  sa  faveur,  le  Parlement  la 
condamna  à  un  an  de  clôture  sévère  en  lui  donnant  à  choisir, 
au  bout  de  ce  temps,  entre  la  vie  auprès  de  son  mari  ou  le 
couvent  (Correspondance  secrète,  19  janvier  et  16  septembre 
1775). 

1  Le  Gazetier  cuirassé,  p.  179. 

2  Le  Gazetier  cuirassé,  p.  136. 


CHAPITRE   VII 

Les  Sociétés  où  l'on  fait  l'amour.  —  Les  Aplirodites 
ou  Morosophes.  —  Le  temple  et  ses  initiés.  —  «  An- 
drins  »  et  «  Jeudis  ».  —  Les  grandes  Aprodisiaques. 
—  L'Album  d'une  Aphrodite. 

Les  Félicitaires  avaient  quelque  scrupule  —  à 
moins  que  ce  ne  fût  un  raffinement  de  volupté  — 
à  étaler  leurs  intimités  qu'ils  dissimulaient  même 
sous  un  jargon  spécial  ;  les  Aplirodites  ne  veulent 
pas  admettre  la  gêne  d'un  préjugé,  si  minime  soit- 
il.  Ils  sont  de  l'école  de  la  marquise  de  Palmarèze, 
l'héroïne  de  la  Petite-Maison,  et  estiment  superflu 
de  prodiguer  des  paroles  là  où  il  faut  de  l'action, 
et  une  action  vive.  «  Hercule,  en  de  pareilles  occa- 
sions, ne  disserte  pas  ;  il  va  au  fait,  il  agit.  Dans 
une  seule  nuit,  il  métamorphose  cinquante  pu- 
celles  en  autant  de  femmes.  Voilà  le  modèle  qu'il 
faut  toujours  se  proposer  quand  il  est  question 
d'érotisme.  » 

Aussi  faudrait-il  la  langue  et  la  plume  de  Pé- 
trone pour  retracer  l'histoire  de  cette  confrérie 
erotique.  Mais  si  la  franchise  est  en  libertinage 
une  atténuation,  une  excuse,  les  Aplirodites  peu- 
vent sans  hésiter  en  réclamer  le  bénéfice. 


—  207  — 

Comme  garantie  de  leur  existence  réelle,  nous 
ne  possédons  qu'un  ouvrage  d'Andréa  de  Nerciat, 
trop  licencieusement  écrit  pour  pouvoir  être  livré 
au  public.  Cependant  une  lettre  adressée  à  M.  de 
Schonen  par  le  marquis  de  Châteaugiron,  accom- 
pagnant l'envoi  de  YAlcibiade  fanciullo  (manuscrit 
et  lettre  possédés  en  dernier  lieu  par  le  duc  d'O- 
trante)  donne  un  détail  précis  à  ce  sujet.  Voici  ce 
qu'elle  dit  :  «  J'y  joins  les  Aphrodites  dont  je  vous 
ai  parlé  ;  cet  ouvrage  du  chevalier  de  Nerciat  est 
presque  inconnu  à  Paris,  ayant  été  imprimé  à 
l'étranger  pendant  la  Révolution.  Il  est  assez 
remarquable,  comme  historique,  car  il  peint,  dit- 
on,  au  naturel  une  société  qui  s'était  formée  aux 
environs  de  Paris,  du  côté  de  la  vallée  de  Mont- 
morency, et  dont  un  certain  marquis  de  Persan 
était  président.  Cette  association,  à  laquelle  cha- 
cun des  initiés  concourait  dans  une  proportion 
convenue,  n'avait  d'autre  but  que  le  liberti- 
nage »  l. 

Dans  son  Préambule  nécessaire,  l'auteur  des 
Aphrodites  présente  ainsi  la  Société  :  «  L'ordre  de 
la  fraternité  des  Aphrodites,  aussi  nommés  Moro- 
sophes  (de  deux  mots  grecs  signifiant  folie,  sagesse, 
pour  indiquer  sans  doute  que  leur  sagesse  est 
d'être  fous  à  leur  manière)  se  forma  dès  la  régence 

1  O  dT".  Bibliographie  des  ouvrages  relatifs  à  l'amour. 
Paris,  1894,  t.  I,  col.  242. 


—  208  — 

du  fameux  Philippe  d'Orléans,  tout  ensemble 
homme  d'Etat  et  homme  de  plaisir;  au  surplus 
bien  différent  de  son  arrière-petit-fils,  qui  s'est 
aussi  fait  une  réputation  dans  l'une  et  l'autre  car- 
rières. Soit  qu'un  inviolable  secret  eût  constam- 
ment garanti  les  anciens  Aphrodites  de  l'animad- 
version  de  l'autorité  publique  (si  sévère,  comme 
on  sait,  contre  le  libertinage  porté  à  certains 
excès),  soit  que  dans  le  nombre  de  ces  fidèles  asso- 
ciés il  y  en  eût  plusieurs  d'assez  puissants  pour 
rendre  vaine  la  rigueur  des  lois  qui  auraient  pu 
les  disperser  et  les  punir,  jamais,  avant  la  Révo- 
lution ,  leur  société  n'avait  souffert  d'échec  de 
quelque  conséquence  ;  mais  ce  récent  événement 
a  frappé  plus  des  trois  quarts  des  frères  et  des 
sœurs,  les  plus  solides  colonnes  de  l'Ordre  ont  été 
brisées  ;  le  local  même,  qui  était  dans  Paris,  a  été 
abandonné. 

Des  débris  de  l'ancienne  institution  s'est  formée 
celle  dont  ces  feuilles  donneront  une  idée.  On  y 
verra  se  développer  progressivement  le  lubrique 
système  et  les  capricieuses  habitudes  des  Aphro- 
dites, gens  fort  répréhensibles  peut-être,  mais  qui 
du  moins  ne  sont  pas  dangereux,  et  qui,  fort  con- 
tents de  leur  constitution,  ne  songent  nullement  à 
constituer  l'univers  »  '. 

1  Les  Aphrodites  ou  Fragments  thuli-priapiques  pour  ser- 
vir à  l'histoire  du  plaisir.  Lampsaque,  1793,  t.  I,  p.  lsqq. 


—  209  — 

Cependant,  au  dire  d'une  initiée  seconde  ma- 
nière, l'Ordre  au  début  avait  fait  une  espèce  de 
culte  religieux  de  ce  qui  ne  devait  être  qu'un  badi- 
nage  et  une  folie.  Les  gros  bonnets  d'alors  étaient 
des  espèces  d'adeptes,  qui  faisaient  semblant  d'a- 
voir trouvé  la  pierre  philoscphale  du  plaisir  et  de 
vouloir  en  demeurer  seuls  dépositaires.  Il  se  tenait 
de  belles  et  longues  assemblées,  où  l'on  s'emmys- 
tiquait;  et  puis  il  y  avait  des  harangues  de  récep- 
tion, des  remerciement:»,  des  hymnes  à  prétention, 
où  les  prétendus  inspirés  s'étaient  battu  les  flancs 
pour  être,  comme  au  Parnasse,  bien  exaltés,  bien 
sublimes,  bien  ridicules.  Aussi  lorsqu'il  s'agissait 
de  s'amuser  tout  de  bon,  on  convoquait  un  essaim 
de  fous  et  de  folles,  devant  qui  certainement  on 
n'aurait  osé  ni  haranguer,  ni  pontifier  l. 

L'institution,  telle  qu'elle  s'est  reformée,  n'y 
met  pas  tant  de  façons.  Et  d'abord,  de  par  les 
statuts  même  de  l'association,  un  Aphrodite  pro- 
fesse ne  doit  jamais  avoir  l'ombre  d'un  scrupule. 
Dans  ce  qui  est  uniquement  affaire  de  plaisir,  il 
ne  mettra  que  de  la  folie.  Le  parfait  désintéresse- 
ment et  l'union  des  cœurs  étant  les  bases  d'une 
bonne  fraternité,  un  Aphrodite  ne  doit  jamais 
souhaiter   quelque    préférence    exclusive,    ni    se 


1  Les  Aphrodites  ou  Fragments  lhali-priapiques  pour  ser- 
vir à  l'histoire  du  plaisir,  t.  III,  p.  46. 

14 


—  210  — 

croire  offensé  des  inévitables  infidélités  d'un  con- 
frère ou  d'une  consœur.  Grâce  à  ces  principes, 
complétés  par  cette  formule  concise,  mais  précise  : 
«  Peu,  mais  de  l'excellent  »,  —  les  Aphrodites  ou 
Morosophes  opèrent  entre  eux  des  prodiges  de 
jouissance  et  de  volupté.  Us  boivent  à  longs  traits 
dans  la  coupe  du  bonheur.  Quelques  agitations 
que  puissent  endurer  ailleurs  les  membres  fortu- 
nés de  cette  confrérie,  du  moins  à  leur  temple  ne 
sont-ils  jamais  suivis  de  leurs  peines. 

L'accès  de  ces  temples  était  au  reste  sévèrement 
clos  ;  l'admission  y  était  difficile  et  coûteuse. 
Chaque  membre,  lors  de  sa  réception,  faisait  à 
l'Ordre  un  don  proportionné  à  sa  fortune  ;  il  dépo- 
sait en  outre  dix  mille  livres  pour  lui-même  et 
cinq  mille  livres  pour  la  dame  ;  car  les  dames  ne 
paient  rien.  L'Ordre  tenait  compte  des  intérêts 
de  ces  fonds  à  cinq  pour  cent  ;  mais  il  héritait  de 
ces  capitaux,  à  moins  qu'il  ne  rejetât  quelqu'un 
de  ses  sociétaires,  auquel  cas  il  le  remboursait  de 
ses  dix  mille  livres.  Le  contingent  féminin  n'était 
jamais  rendu. 

Un  statut  de  la  dernière  rigueur  poursuivait  les 
mauvais  payeurs,  leur  laissant  des  délais  très 
courts.  Mais  quand  il  était  question,  pour  ces  mes- 
sieurs, de  demeurer  Aphrodites,  de  n'être  pas 
rayés  avec  ignominie  de  la  plus  heureuse  liste,  ils 
négligeaient  plutôt  toutes  leurs  autres  dettes. 


—  211  — 

L'association  possédait  aux  environs  de  Paris, 
du  côté  de  Montmorency,  un  vaste  territoire  entiè- 
rement clos,  très  accidenté,  coupé  de  jardins,  de 
forêts,  de  bosquets,  et  sur  lequel  était  élevé  le 
bâtiment  principal,  appelé  l'Hospice.  C'était  une 
retraite  fort  bien  distribuée  et  dont  les  différentes 
pièces  rappelaient  par  leur  décor,  autant  que  pos- 
sible, le  plein  air.  La  salle  à  manger,  dans  laquelle 
on  servait  les  dîners  les  plus  sensuels,  représen- 
tait un  bosquet  dont  le  feuillage  peint  de  main  de 
maître  se  recourbait  en  coupole  jusque  vers  une 
ouverture  ménagée  en  haut  et  d'où  venait  le  jour, 
à  travers  une  toile  légèrement  azurée  qui  complé- 
tait l'illusion.  Sur  le  fond  transparent  on  voyait 
les  extrémités  des  feuilles,  et  quelques  jets  élancés 
se  découpaient  avec  une  vérité  frappante.  Tout 
autour  de  la  pièce,  aux  troncs  des  arbres  réguliè- 
rement espacés,  on  avait  attaché  une  draperie 
blanche,  bordée  de  crépines  d'or,  destinée  à 
cacher  tous  les  intervalles  au-dessous  du  feuillage. 
Le  bas  était  une  balustrade  du  meilleur  style, 
peinte  en  marbre,  et  qui  paraissait  se  détacher.  Le 
tapis  était  un  gazon  factice  parfaitement  imité. 

La  salle  des  séances  est  une  grande  rotonde, 
une  espèce  de  temple  sans  aucune  décoration 
apparente  au  dehors.  Un  corridor  de  neuf  pieds 
de  large,  flanqué  de  deux  petites  nefs  proportion- 
nées, conduit,  par  une  double  file  de  douze  co- 


-    212  — 

tonnes,  du  péristyle  fort  simple  à  l'entrée  princi- 
pale. La  coupole  hardie  qui  couronne  cet  important 
édifice  est  tellement  ordonnée  qu'elle  représente 
le  dôme  d'un  berceau  d'arbres  fort  élevés,  dont 
les  branches  jetées  avec  art  se  bornent  irrégulière- 
ment à  quelque  distance  du  centre  pour  former 
une  ouverture  vague  et  fermée  de  vitrages.  Grâce 
à  l'art  de  l'architecte  et  du  peintre,  on  jouit  dans 
cette  salle  d'une  éblouissante  lumière  et  d'un  air 
très  vif. 

Contre  le  socle,  à  1" intérieur,  sont  appuyés  des 
rangs  de  gradins  concentriques  en  amphithéâtre, 
fixes,  mais  coupés  en  quatre  endroits  pour  facili- 
ter la  circulation. 

Au  milieu  de  la  salle  se  trouve  une  plate-forme 
de  soixante  pieds  de  diamètre  qui  sert,  aux  jours 
des  assemblées  nombreuses,  à  des  danses  et  céré- 
monies rituelles. 

Une  salle  est  réservée  aux  grandes  pompes  du 
cuite  aphrodisiaque.  Elle  est  formée  d'une  enceinte 
circulaire  d'ifs,  mêlés  de  jasmins  d'Espagne,  et 
percée  de  huit  hautes  arcades  entre  chacune  des- 
quelles s'élève  sur  un  piédestal  une  jolie  statue  de 
génie  enfant,  alternativement  de  l'un  et  de  l'autre 
sexe.  Un  baldaquin  en  verre  de  montre,  tendu  de 
taffetas  du  rose  le  plus  tendre,  à  pentes  retrous- 
sées de  gaze  d'argent,  recouvre  cette  riante  en- 
ceinte. D'amples  rideaux  roses  partent  de  la  calotte 


—  213  — 

et  viennent  se  perdre  en  fuyant  derrière  la  haie 
circulaire  qui  forme  les  parois  intérieures  du  salon 
d'ifs.  Une  lumière  plongeante  est  criblée  à  travers 
le  taffetas.  Un  cercle  de  loges,  desservies  par  un 
corridor,  entoure  la  salle  :  de  chacune  d'elles  on 
découvre  le  spectacle  à  la  faveur  de  mille  petites 
ouvertures  irrégulières  ménagées  à  travers  les  car- 
tons qui  tiennent  lieu  de  grilles. 

Au  milieu  de  l'enceinte,  à  la  hauteur  de  dix-huit 
pouces,  se  dresse  une  plate-forme  de  dix  pieds  de 
diamètre,  des  bords  de  laquelle  s'incline  jusqu'au 
trottoir  un  talus  rampant  de  verdure  ;  au  centre  de 
la  plate-forme,  un  petit  autel  antique;rond  d'excel- 
lent style. 

Ce  local  pouvait  être  combiné  de  bien  des  ma- 
nières, selon  les  inspirations  du  jour. 

Les  jours  d'orgies,  on  y  installe  un  certain  nom- 
bre de  meubles  inventés  par  Monsieur  du  Bossage, 
architecte  des  bâtiments  et  des  machines  de  l'Hos- 
pice, et  dits  avantageuses.  C'est  une  espèce  d'affût 
destiné  à  recevoir  un  groupe  de  deux  partenaires . 
La  dame,  s'y  présentant  comme  à  tout  autre  siège, 
doit  se  laisser  aller  en  arrière,  après  avoir  saisi  de 
droite  et  de  gauche  deux  tores  bien  garnis  repré- 
sentant deux  vigoureux  priapes  (en  style  d'Aphro- 
dites,  deux  boute-joie).  Un  coussin  assez  épais  et 
plus  ferme  que  mollet,  revêtu  de  satin,  la  sup- 
porte depuis  le  haut  de  la  tête  jusqu'auprès  du  sil- 


—  214  — 

Ion  des  f...;  le  reste  vague  en  l'air  jusqu'aux  pieds 
qui  s'engagent  à  peu  de  distance  dans  deux  espèces 
d'étriers  fixes,  mais  mollement  rembourrés.  Ainsi 
les  jambes  et  les  cuisses  sont  déterminées  à  se 
ployer  en  forme  d'équerre.  Les  pieds  du  cavalier 
sont  appuyés  sur  un  troussequin  ;  ses  genoux  repo- 
sent sur  une  traverse  douillette.  S'inclinant  dans 
cette  posture,  il  se  trouve  parfaitement  à  portée  du 
but  de  son  exercice;  ses  mains  trouvent  deux 
appuis  cylindriques  à  la  boiserie  du  meuble,  en 
dehors.  Ces  dispositions  obvient  à  tous  les  incon- 
vénients des  enlacements  des  bras,  qui  échauffent 
et  gênent  la  respiration,  ainsi  que  l'embarras  des 
jambes  et  des  cuisses  qui  rendent  plus  lent  et 
moins  facile  le  procédé  frictif. 

L'Hospice  comprend  en  outre  douze  boudoirs 
progressivement  galants  ou  riches,  et  tous  d'un 
goût  original,  garnis  de  glaces,  dans  lesquelles 
sont  ménagées  des  portes  dérobées  à  l'usage  des 

voyeurs.  Ils  sont  meublés  à  profusion  de  f Ce 

n'est  ni  un  sopha,  ni  un  canapé,  ni  une  ottomane, 
ni  une  duchesse,  mais  un  lit  très  bas,  qui  n'est 
pas  non  plus  un  lit  de  repos  il  s'en  faut  de  beau- 
coup .  Long  de  six  pieds,  il  est  sanglé  de  cordes 
de  boyaux,  comme  une  raquette  de  paume  et  n'a 
qu'un  matelas  parfaitement  moyen  entre  la  mol- 
lesse et  la  dureté,  un  traversin  pour  soutenir  la 
tête  d'une  personne,   et  un  dur  bourrelet  pour 


-   215  - 

appuyer  les  pieds  de  l'autre.  On  a  trouvé  bon  de 
donner  ce  nom  à  cette  espèce  de  duchesse,  d'abord 
parce  que  duchesse  et  f...  sont  synonymes,  ensuite 
parce  qu'on  nomme  dormeuse  une  voiture  où 
on  peut  dormir,  causeuse  une  chaise  où  l'on 
cause,  etc.  l. 

A  l'extrémité  la  plus  reculée  du  territoire  de 
l'Hospice,  on  rencontre  une  colline  fortuite  au 
haut  de  laquelle  on  arrive  d'un  côté  par  une 
montée  peu  rapide  ;  l'autre  offre  des  escarpements 
naturels  qu'on  a  rendus  plus  pittoresques.  On  a 
bâti  sur  la  cime  un  Hermitage,  c'est-à-dire  un 
bâtiment  qui  a  toute  l'apparence  d'une  petite  cha- 
pelle fort  ancienne,  avec  son  péristyle  soutenu  de 
deux  colonnes  de  bois,  sa  porte  et  ses  fenêtres 
gothiques  et  ses  vitrages  diaprés.  Il  est  surmonté 
d'un  petit  clocher;  une  cabane  est  adossée  à  ce 
sanctuaire.  Tout  le  terrain  de  cette  retraite  est  en 
bosquets  coupés  de  petits  sentiers  et  d'un  ruisseau 
qui  occasionne  une  cascade  artificielle.  De  ce  point 
l'œil  découvre  au  loin  un  fort  beau  paysage;  mais 
l'Hermitage,  à  cause  de  ses  bosquets  feuillus,  est 
vu  de  peu  d'endroits  de  l'intérieur  de  l'Hospice. 
Cette  retraite  est  palissadée  et  close.  Les  jeudis  en 
font  grand  cas  (nous  ferons  bientôt  connaissance 

1  Les  Aphrodites,  t.  I,  p.  127. 


—  216  — 

avec  eux)  :  c'est  leur  champ  de  bataille  pour  les 
petits  coups  fourrés  *. 

La  chapelle  est  décorée  de  tableaux  de  sainteté, 
mais  d'une  sainteté  tellement  hétérodoxe  que  leur 
description  risquerait  d'embarrasser  notre  plume. 
La  légende  des  filles  de  Loth  y  occupe  une  place 
d'honneur,  mais  interprétée  d'une  manière  peu 
familiale.  La  tentation  de  saint  Antoine  y  est  exé- 
cutée en  bas-relief  :  Belzébuth  et  sa  femme  sont 
venus  surprendre  le  saint  pendant  son  som- 
meil et  lui  ont  attaché  la  barbe  après  la  queue 
de  son  fidèle  compagnon.  Puis  ils  éveillent  les 
deux  amis.  Le  saint  se  prosterne  en  prières,  tandis 
que  Belzébuth  abuse  de  son  attitude  et  que  Ma- 
dame Belzébuth,  lui  faisant  face,  enjambe  le 
cochon. 

Enfin  la  surintendante  de  l'Hospice  a  pour  son 
compte,  au  delà  des  jardins,  un  pavillon  où  elle 
tient  quelques  pensionnaires.  Les  arrangements 
se  font  à  Paris.  On  est  transporté  de  nuit  dans 
une  voiture  sans  glaces  et  scrupuleusement  fer- 
mée, où  l'air  est  renouvelé  par  un  ventilateur.  A 
l'arrivée  on  se  trouve  dans  un  lieu  fort  agréable, 
mais  d'où  on  ne  découvre  ni  Paris,  ni  le  moindre 
village.  Le  pensionnaire  jouit  là  de  tout  ce  qu'on 
peut  souhaiter  au   monde,  excepté  la   liberté.  Il 

1  Les  Aphrodites,  t.  III,  p.  67. 


—  217  - 

paie  par  jour  à  proportion  de  ce  qu'il  a  exigé  lors 
de  sa  convention,  quatre  louis  par  jour  en 
moyenne.  Dès  qu'il  veut  retourner,  on  le  renvoie 
avec  les  mêmes  précautions  ;  on  use  même  de 
narcotiques  dans  le  cas  d'une  retraite  involon- 
taire '. 

Pour  administrer  le  Temple  et  assurer  tous  les 
besoins  du  culte,  les  Aphrodites  ont  fait  choix 
d'un  personnel  éclairé,  expérimenté,  prêt  aussi  à 
toutes  les  complaisances.  A  la  tête  de  ce  personnel 
se  trouve  Mme  Durut,  surintendante  des  menus, 
la  cheville  ouvrière  du  bonheur  des  Aphrodites, 
la  femme  à  la  fois  la  meilleure,  la  plus  utile  et  la 
plus  aimable.  Agée  de  36  ans,  elle  est  brune, 
blanche,  dodue,  irrégulièrement  jolie,  très  bien 
conservée,  et  fort  piquante  encore.  Bonne,  vive, 
étonnamment  active,  intrigante,  elle  est  dominée 
par  un  indomptable  tempérament.  Ces  messieurs 
ne  la  voyant  qu'à  la  volée,  ne  songent  guère  à  lui 
proposer  la  moindre  chose;  mais  quand  le  loup  a 
faim,  il  sort  du  bois  :  elle  se  propose  elle-même, 
toujours  à  la  grande  satisfaction  du  favori. 

Elle  a  comme  principale  auxiliaire  Célestine,  à 
peine  âgée  de  vingt  ans,  une  grande  et  belle  blonde 
au  plus  frais  embonpoint,  richement  pourvue  de 
toutes  les  rondeurs  et  potelures  que  peuvent  dé- 

1  Lee  Aphrodites,  t.  II,  p    19. 


—  218  — 

sirer  tous  les  genres  d  amateurs.  Elle  a  de  grands 
yeux  bleus  qui  semblent  demander  à  tous  l'amou- 
reux merci.  Sa  bouche  est  riante,  ses  lèvres  légè- 
rement humides  ont  le  mouvement  habituel  du 
baiser.  Cette  fille  est  parmi  les  femmes  ce  qu'est 
parmi  les  fruits  une  belle  poire  de  doyenné,  tendre 
et  fondante.  Célestine,  désirée  de  tout  le  monde, 
aime  tout  le  monde;  elle  ne  put  jamais  répondre 
non  à  quelque  proposition  qu'on  ait  eu  le  caprice 
de  lui  faire.  Elle  a  de  plus  la  gloire  d'avoir  rem- 
porté au  concours  la  place  de  première  essayeuse. 

Elle  est  puissamment  aidée  par  Fringante,  une 
brune  magique  de  19  ans,  qui  a  figuré  quelque 
temps  à  l'Opéra,  mais  s'est  dégoûtée  de  ce  tripot, 
parce  qu'elle  est  sans  intrigue  et  dominée  par  un 
vorace  tempérament,  qui  lui  gâtait  toutes  ses 
affaires  d'intérêt.  Elle  ne  prise  dans  l'homme 
que  sa  virilité,  et  est  inaccessible  aux  petites  ré- 
pugnances. Elle  a  dans  les  yeux  un  charme  qui 
produit  des  miracles  sur  certains  individus  jusque- 
là  condamnés  à  ne  plus  se  sentir  renaître.  Elle  est 
animée  d'un  zèle  infatigable  pour  la  prospérité  de 
l'établissement. 

Au-dessous  et  sous  les  ordres  de  ces  gracieuses 
et  dévouées  intendantes,  manœuvre  une  petite 
armée  dont  toutes  les  recrues  doivent  être  aussi 
discrètes  qu'agréables  à  voir.  Il  faut  d'ailleurs  que 
tous  les  genres  y  soient  représentés;  caries  Aphro- 


—  219  — 

dites  ne  veulent  rien  ignorer  de  la  science  pour 
laquelle  ils  se  sont  constitués  en  confrérie.  Ainsi 
Mme  Durut  a-t-elle  incorporé  Zoé,  une  négrillonne 
de  quatorze  à  quinze  ans,  «  le  plus  piquant  museau 
qu'aient  jamais  fourni  les  moules  camus  de  la 
Côte-d'Or  :  noir  d'ébène,  œil  philosophique,  dents 
admirables,  de  la  sensibilité,  des  désirs  et  de 
l'espièglerie  ».  Elle  est  chargée  de  purifier,  de 
laver  et  d'essuyer  les  combattants  avec  des  linges 
de  coton  des  Indes. 

Sous  le  nom  méprisant  de  Pot-de-Chambre,  une 
fille  est  attachée  à  l'établissement  où  elle  a  sollicité 
de  servir  sans  gages.  L'universalité  de  ses  infati- 
gables services,  qu'elle  rend  par  goût,  et  dont  elle 
se  plaint  toujours  qu'on  ne  fait  pas  assez  d'usage, 
lui  a  valu  son  sobriquet. 

Des  adolescents  habillés  en  jockeys,  toujours  de 
fort  jolie  figure,  font  le  service  des  bosquets  et  de 
la  table  :  on  les  aime  timides,  des  ébauches 
d'hommes,  presque  insexués  encore.  Tous  les 
jeunes  domestiques,  ceux  désignés  couramment 
dans  le  monde  se  us  le  nom  de  pages  et  de  demoi- 
selles, sont  appelés,  les  garçons  Camillons  et  les 
filles  Camillonnes;  cette  dénomination  n'est  pas 
de  pure  fantaisie,  elle  s'inspire  des  rites  antiques  : 
«  Camilli  et  Çamillœ,  ita  dicebantur  ministri  et 
ministrae  impubères  in  sacris  *.  » 

1  Les  Apluedites,  t.  III,  p.  131. 


220  

Le  principe  de  rétablissement  est  que  quiconque 
fait  le  service  domestique  est  tenu  à  d'autres  com- 
plaisances encore.  Le  mot  d'étiquette  que  M™  Du- 
rut  dit  à  un  serviteur,  pour  qu'il  se  prête  à  toutes 
les  fantaisies  qu'on  pourra  lui  prescrire,  est  : 
Conduisez  monsieur  (ou  madame)  au  n°  —  et 
servez . 

Enfin  les  Aphrodites  sont  assurés  d'un  accès 
discret  à  leur  retraite  voluptueuse  par  le  choix 
que  Mm-  Durut  a  fait  de  deux  portiers,  dont  chacun 
est  privé  d'un  sens  fort  nécessaire  :  le  premier  ne 
voit  point;  le  second,  fixé  dans  l'intérieur,  ne 
parle  ni  n'entend.  Il  prévient  de  l'arrivée  des  visi- 
teurs à  l'aide  d'un  sifflet  puissant.  Il  est  aussi, 
grâce  à  sa  surdité,  l'inexorable  exécuteur  de 
toutes  les  fessées  que  M**  Durut  se  croit  en 
droit  de  faire  appliquer  à  sa  marmaille  domes- 
tique. 

L'Association  devait  comprendre  non  loin  de 
deux  cents  adeptes;  car  à  une  séance  présidée  par 
les  douze  dignitaires  de  l'Ordre,  et  dont  le  procès- 
verbal  fut  rédigé  par  V isard,  l'historiographe  offi- 
ciel des  Aphrodites,  il  est  dit  que  la  grande  mai- 
tresse  fut  nommée  à  la  majorité  de  137  voix 
contre  26.  Ces  affiliés  appartiennent  tous  aux 
classes  privilégiées  de  la  société  :  femmes  de  cour, 
abbés,  princes,  prélats,  paradent,  avec  1  impudeur 
de  demi-dieux,  en  des  tableaux  et  des  dialogues 


—  221  — 


spirituellement,  mais  plus  que  lestement  troussés. 
Ils  se  sont  affublés,  pour  plus  de  pittoresque  et  de 
prudence  aussi  sans  doute,  de  surnoms  très 
expressifs  qu'ils  portent  comme  des  enseignes.  Il 
nous  suffira  de  présenter  quelques-uns  de  ces 
fidèles,  dont  le  zèle  et  l'activité  sont  vraiment  sur- 
prenants. 

M"e  de  Cognefort,  âgée  de  vingt  et  un  ans,  a  la 
beauté  du  diable  :  ni  brune,  ni  blonde,  ni  jolie, 
ni  laide.  Une  luxure  d'enfer.  Connue  chez  les 
Aphrodites  sous  le  surnom  de  M™  Encore. 

La  comtesse  de  Troubouillant,  vingt-trois  ans, 
brune  colorée,  nez  en  l'air,  œil  brûlant,  sourcil 
impérieux,  bouche  un  peu  grande,  mais  éton- 
namment fraîche;  agréablement  spirituelle;  for- 
mes rondes,  dodues  et  fermes;  forêt  de  cheveux 

noirs  et  crépus. 

La  marquise  de  Bardamoi,  superbe,  vit  depuis 
peu  de  temps  dans  ce  tourbillon,  où  elle  a  été 
amenée  par  le  chagrin  du  veuvage.  Elle  se  console 
comme  elle  peut  dans  le  sein  des  Aphrodites,  le 
seul  asile  qu'il  y  ait  peut-être  encore  en  France 
pour  le  bonheur. 

La  duchesse  de  Confriand,  dix-neuf  ans,  jolie 
poupée  blonde,  avec  tout  l'aimant,  toute  la  viva- 
cité d'une  brune.  En  six  mois  elle  a  tué  de  vo- 
lupté son  époux  le  duc.  A  sa  mort  elle  a  épousé 
l'Ordre  des    Aphrodites,   et    telle    qu'Alexandre, 


—  222  — 

elle  y  fait  voir  que,  dans  un  petit  corps,  la 
nature  s'amuse  parfois  à  renfermer  un  grand 
courage. 

La  vicomtesse  de  Pillengins,  vingt-sept  ans, 
brune,  la  marche  et  le  maintien  d'un  cavalier 
doué  de  grâces,  un  goût  marqué  pour  les  plus 
violents  exercices  du  corps.  Chez  les  Aphrodites 
elle  porte  le  sobriquet  de  l'Escarpolette,  à  cause 
des  grands  balancements  qu'elle  fait  éprouver  à 
ceux  qui  ont  l'honneur  de  la  servir. 

Milady  Beaudéduit,  vingt-quatre  ans,  réguliè- 
rement belle,  très  jolie  ;  peau  d'une  fraîcheur 
délectable,  maintien,  grâce,  tons  et  caprices  d'une 
dame  de  cour. 

Baronne  de  Wakiifuth,  superbe  Allemande,  sans 
pétillante  vivacité;  modèle  de  Rubens.  Ferme  les 
yeux  dans  les  instants  décisifs.  Cet  accident  peut 
lui  arriver  quinze  à  vingt  fois  par  jour. 

La  duchesse  de  l'Enginière,  très  grande,  pro- 
portions fortes  sans  épaisseur  et  sans  mollesse. 
Traits  et  caractère  de  Junon.  Grands  airs,  prin- 
cipes hardis,  conduite  impudente.  Belle  peau, 
belles  dents,  tempérament  ardent  et  capricieux. 
Infiniment  agréable  pour  ses  favoris  et  les  fem- 
mes qui  veulent  bien  figurer  sur  la  liste  de  ses 
amants.  Peu  goûtée  des  hommes,  qu'elle  traite 
moins  bien.  A  peu  près  vingt-trois  ans  ;  en  avoue 
dix-neuf. 


—  223  — 

Zaïre  de  Fortconin,  dix-sept  ans,  brune  assas- 
sine ;  tout  le  coloris  et  toute  la  fermeté  de  la  plus 
fraîche  adolescence. 

Parmi  les  représentants  du  sexe  laid,  le  marquis 
de  Bellemontre,  vingt-sept  ans,  un  des  plus  aima- 
bles débauchés  de  Paris,  tournure  d'Apollon. 
Quelques  dames  Aphrodites  ont  eu  la  cruauté  de 
lui  reprocher  que  son  beau  nom  n'était  pas  digne- 
ment soutenu;  mais  dans  un  monde  ordinaire 
cette  idée  ne  serait  venue  à  l'esprit  de  personne. 

Le  chevalier  de  Boutavant,  vingt-quatre  ans, 
grand  flandrin  bien  tourné,  sans  souci,  s'est  fait 
une  spécialité  d'écraser  des  gimblettes  ou  croqui- 
gnoles,  sur  un  simple  désir  féminin. 

Le  marquis  de  Fontencour,  trente  ans,  de  l'im- 
pudence et  une  belle  figure  —  neuf  pouces  deux 
lignes. 

Le  baron  de  Malejeu,  vingt-trois  ans,  le  premier 
homme  peut-être  qui  ait  imaginé  d'avoir  un  album 
amicarum,  rempli  de  certificats  féminins.  Cent 
quatorze  noms  révérés  attestent  que  le  baron  ne 
parle  que  par  huit,  neuf  ou  dix.  Aussi  a-t-il  été 
reçu  Aphrodite  sans  noviciat  et  par  acclamation. 

Le  vicomte  de  Durengin,  vingt-deux  ans,  d'abord 
destiné  à  l'état  ecclésiastique.  A  vingt  ans,  il 
était  encore  vierge;  fut  façonné  par  une  blan- 
chisseuse de  rabats.  Aphrodite  depuis  trois  mois  : 
les  registres  font  foi  qu'il  a  fait,  à  lui  seul,  la  be- 


-     224  — 

sogne  de  quatre  frères.  Constamment  en  arrêt  ; 
neuf  pouces  cinq  lignes. 

Chevalier  de  Tireneuf,  garde  du  roi,  l'Hercule 
Farnèse  à  vingt-quatre  ans.  Peu  de  fortune,  mais  les 
femmes  et  le  jeu  le  soutiennent.  Grand  causeur, 
ses  discours  sont  pour  l'ordinaire  divisés  en  neuf, 
dix  ou  plus  de  points,  mais  n'ennuient  jamais  ces 
dames.  C'est  l'effet  de  la  magie  de  l'organe  ora- 
toire, du  style  et  du  geste,  à  la  beauté  desquels 
prête  beaucoup  l'ampleur.  Dix  pouces. 

Le  chevalier  de  Pinfier,  dix-neuf  ans,  grâces, 
esprit,  charme  de  la  plus  adorable  petite  maitresse 
de  Paris,  délicieux  libertinage.  Blond,  mais  vif  et 
ardent.  Sa  mère  tient  chez  les  Aphrodites  un  rang 
distingué.  C'est  lui-même  un  homme  à  bonnes 
fortunes,  beau,  joli,  fait  au  tour.  Sept  pouces  neuf 
lignes. 

Le  prince  Edmond,  vingt-neuf  ans,  brave,  ga- 
lant, affable  et  généreux;  persuadé  qu'un  seul 
ami  console  de  vingt  ingrats,  il  sert,  il  oblige  avec 
un  zèle  infatigable.  Heureux  avec  beaucoup  de 
femmes,  jamais  aucune  n'eut  à  se  plaindre  de  lui. 

Le  commandeur  de  Concraignant,  trente-sept 
ans,  charmant  petit-maitre  à  ruban  vert.  Les  plus 
délicieuses  fortunes  de  la  Cour  l'ayant  successi- 
vement accommodé  pis  que  ne  l'auraient  fait  celles 
des  coulisses,  il  sert  l'occidental  avec  autant  de 
constance  que  de  zèle. 


—  225  — 

Le  vicomte  de  Guligny,  quarante-deux  ans, 
grand,  svelte,  bien  fait,  mais  que  la  petite  vérole 
a  enlaidi.  Un  joujou  d 'œuvre  assez  médiocre.  Sa 
maladie  lui  ayant  fait  perdre  la  vogue,  il  abjura, 
mais  avec  tolérance  et  comme  certains  renégats, 
plus  près  d'adorer  la  croix  que  de  la  fouler  aux 
pieds. 

Un  prélat  au  ton  béat,  facile  amalgame  d'in- 
domptable luxure  et  d'indispensable  hypocrisie  — 
à  peine  sept  pouces. 

L'abbé  de  Dardamour,  vingt-sept  ans,  ancien 
militaire;  très  luxurieux,  mais  l'esprit  de  son  état 
lui  fait  sentir  la  nécessité  de  jouer  l'hypocrisie. 

Le  commandeur  de  Lardemotte,  de  Malte,  ci- 
devant  chevalier  de  Francheville,  vingt-sept  ans, 
parfaitement  beau,  bien  fait,  libertin;  un  des  plus 
effrayants  boute-joie  de  l'Ordre. 

L'abbé  Suçonnet,  spécialiste  de  la  gloitinade,  sa 
manœuvre  favorite,  qu'il  a  lui-même  dénommée  à 
la  grecque. 

Tous  ces  adeptes  ont  le  rang  d'intimes;  mais  les 
Aphrodites  admettent  aussi  des  auxiliaires.  Il  y  a 
entre  ces  derniers  et  les  premiers  à  peu  près  la 
même  différence  que  chez  les  Francs-Maçons 
entre  les  maîtres  et  les  servants.  Le  grade  d'auxi- 
liaire donne  les  entrées,  mais  limitées,  ne  s'éten- 
dant  guère  au  delà  de  certaines  circonstances,  de 
quelques   solennités.  Assez    souvent    l'auxiliaire 

15 


226 


n'est  pas  seulement  assistant  libre,  mais  com- 
mandé, parce  qu'il  doit  consigner  dans  les  regis- 
tres de  l'Ordre  chaque  fait  avec  tous  ses  détails 
d'une  parfaite  vérité. 

L'auteur  nous  présente  deux  dames  assistantes 
ou  auxiliaires  :  Mme  de  Montchaud,  vingt-quatre 
ans,  grosse  et  succulente  dondon,  un  peu  molle, 
aux  yeux  étincelants  de  luxure  ;  et  Mme  de  Valcreux, 
vingt-trois  ans,  brune  plus  ferme,  peau  fine,  mais 
vaste,  profonde,  à  faire  pitié '. 

Toute  femme  qui  passe  quarante  ans  est  nom- 
mée vieille;  mais  ces  dames  ont  droit  d'assistance 
jusqu'à  ce  qu'elles  ne  marquent  plus.  Alors,  à 
moins  d'un  relief,  elles  perdent  leurs  entrées, 
excepté  le  jeudi  pour  le  service  de  ces  messieurs 
les  Villettes  (adeptes  de  l'amour  à  rebours),  et  le 
samedi  pour  des  raisons  un  peu  obscures  2. 

Entre  eux  les  Aphrodites  mâles  se  classent 
d'après  leurs  goûts  et  leurs  aspirations  person- 
nelles. Les  Aphrodites  purs  aiment  l'amour  sous 
toutes  ses  formes.  On  nomme  jeudis  ces  messieurs 
qui  sont  au  moins  partagés  entre  l'œillet  et  la  bou- 
tonnière :  ils  ont  pour  jour  de  solennité  le  jeudi  en 
l'honneur  de  Jupiter,  le  Villette  de  l'olympe.  Les 
femmes  qui  avaient  la  complaisance  de  se  prêter 


1  Les  Aphrodites,  passim. 

2  Les  Aphrodites,  t.  II,  p.  153. 


-  227  — 

au  goût  de  ces  messieurs  étaient  connues  sous  le 
nom  de  Jannettes  (de  Janus),  à  cause  de  leur  dou- 
ble manière  de  faire  des  heureux.  Les  amateurs  de 
ces  sortes  de  femmes  se  nommaient  en  conséquence 
des  Janicoles.  Pour  eux  il  n'y  a  point  de  sexe,  il 
n'y  a  que  des  formes.  «Que  m'importe,  dit  l'un 
d'eux,  qu'au  revers  de  cet  enfant  charmant  il  y 
ait  une  prolongation  et  qu'à  celui  de  cette  fille  il 
y  ait  une  lacune?1.  J'oublie  tout  cela  quand  je 
suis  avec  l'un,  avec  l'autre  également  étreint  dans 
un  élastique  anneau,  également  appuyé  sur  deux 
magnétiques  hémisphères,  d'un  satin  un  peu  plus, 
un  peu  moins  blanc,  mais  qui  procurent  à  la  vue 
des  sensations  également  voluptueuses.  Pourtant 
dès  que  le  rasoir  a  fauché  sur  le  visage  d'un  être 
masculin  certaine  fleur  enfantine,  seul  prétexte  à 
l'équivoque,  il  est  rare  que  sans  dépravation  on 
puisse  désirer  d'avoir  un  tel  personnage.  Fi!  du 
grossier  pédéraste  qui  ne  recherche  pas  la  fémi- 
nine illusion  !  » 

Les  andrins,  en  petit  nombre,  sont  ceux  qui,  ne 
faisant  cas  d'aucun  charme  féminin,  ne  fêtent 
que  des  Ganymèdes.  Cette  catégorie  d'Aphrodites 

1  Ces  jeudis  sont  à  nous  ce  que  les  Indiens  sont  aux  Euro- 
péens :  ceux-ci  font  le  diable  noir  parce  qu'ils  sont  blancs, 
ceux-là  le  font  blanc  parce  qu'ils  sont  noirs.  Ainsi  l'apostat 
Villette  appelle  revers  ce  qui  est  pour  nous  l'endroit,  et  ré- 
ciproquement. (Note  de  l'auteur). 


-  228  - 

renégats,  ayant  sans  doute  pris  une  trop  grande 
extension,  il  fut  décidé  en  assemblée  générale, 
sur  un  rapport  de  M.  de  Culiguy,  que  vingt-huit 
frères  stériles  seraient  remboursés  et  biffés,  que  le 
local  affecté  à  messieurs  les  jeudis  serait  fermé 
jusqu'à  nouvel  ordre,  et  que  le  service,  fixé  par 
les  statuts  au  jour  du  grand  Jupiter,  n'aurait  lieu 
désormais  que  si  les  femmes  daignaient  y  con- 
courir. Le  décret  ordonnait  en  même  temps  la 
radiation  : 

1°  De  quiconque  n'aura  pas  requis  une  femme 
comme  telle  pendant  trois  mois  ; 

2  De  quiconque  sera  convaincu  d'avoir  pris  ses 
ébats  avec  un  être  masculin  âgé  de  plus  de  dix- 
huit  ans  ' . 

Les  candidats  Aphrodites,  s'ils  sont  du  sexe 
mâle,  ne  sont  tenus,  en  dehors  des  obligations 
financières,  qu'à  fournir  des  preuves  irréfutables 
de  leur  vigueur  et  de  leurs  aptitudes  techniques. 
Les  femmes  doivent  être  mariées  ;  quant  aux  céli- 
bataires, elles  ont  vingt  et  un  ans  au  moins  et 
sont  autorisées  par  un  proche  parent,  membre  de 
la  société,  tout  au  moins  par  un  dignitaire  qui  soit 
de  la  famille. 

Les  candidats  sont  affiliés  un  à  un  à  la  suite 
d'examens  pour  lesquels  les  essayeuses  ne  man- 

1  Les  Aphrodites,  t.  I.  p.  84;  t.  III,  p.  80. 


—  229  - 

quentpas;  mais  ils  ne  sont  jamais  engagés  que 
deux  à  deux.  Chaque  individu  d'un  couple  de 
profès  était  respectivement  pendant  un  an  parrain 
et  marraine.  Des  soins  approchant  de  ceux  du 
sigisbéisme  d'Italie  étaient  attachés  à  cette  parti- 
culière affinité.  Il  était  de  règle,  au  moment  de 
l'iniiiation,  que  pendant  trois  heures,  entre  par- 
rain et  marraine,  on  fît  ce  qu'on  pouvait.  Le 
nombre  des  couronnes  rendait  compte  de  ce  qui 
s'était  passé.  On  avait  une  assez  mince  opinion 
du  nouveau  profès  qui  n'était  pas  sept  fois  cou- 
ronné. Qui  n'avait  pu  atteindre  la  cinquième 
couronne  était  remis.  Après  un  second  essai 
malheureux,  le  frère  était  exclu  de  la  profession, 
et  restait  simple  affilié.  Il  n'y  avait  aucun  moyen 
de  frauder  :  un  incorruptible  dignitaire  à  portée 
ne  délivrait  chaque  couronne  qu'après  s'être 
bien  assuré  qu'on  venait  de  la  gagner  légiti- 
mement. 

Aussitôt  après  le  temps  d'épreuve,  le  parrain 
faisait  son-  entrée  dans  le  temple,  affublé  d'une 
espèce  de  tiare  presque  ridicule  par  sa  hauteur  : 
les  profès  marchaient  par  ordre  de  valeur,  le  plus 
couronné  en  tète,  et  à  côté  de  lui  sa  marraine. 
Pendant  ce  temps  le  nouveau  grand-maître  et  la 
grande-maîtresse  avaient  lié  connaissance  de 
même  façon;  leurs  prouesses  devaient  être  émi- 
nentes.  Le  grand-maître  devait  conserver  pourtant 


—  230  — 

de  sa  vigueur.  Il  était  salué  en  effet  par  les  nou- 
velles professes  (cinq  ou  six  en  général),  qu'il 
embrassait  d'abord  sur  les  yeux  et  la  bouche, 
tandis  que  chaque  profès  baisait  les  boutons  du 
sein  de  la  grande-maitresse  et.  ployant  les  genoux, 
rendait  plus  bas  le  même  hommage.  Le  grand- 
maitre  fêtait  ensuite  toutes  les  professes,  et  la 
grande-maitresse  recevait  dans  un  boudoir  l'hom- 
mage d'étiquette  de  tous  les  profès. 

Le  grand-maitre  avait  deux  assistantes;  la 
grande-maitresse  deux  assistants.  Ces  quatre  di- 
gnitaires, choisis  pour  leurs  talents  et  leurs  grâces, 
étaient  les  seconds  personnages  de  l'Ordre. 

La  cérémonie  d'initiation  se  terminait  par  un 
somptueux  banquet. 

Lors  de  l'entrée  en  exercice  des  nouveaux  pro- 
mus, une  assemblée  solennelle  était  tenue.  Elle 
était  fixée  au  premier  vendredi  de  mai.—  Le  ven- 
dredi était  particulièrement  le  jour  des  grandes 
cérémonies,  en  l'honneur  de  Vénus.  —  Ce  jour-là 
seulement  les  dignitaires  de  l'année  courante 
cessaient  leurs  fonctions  et  rentraient  dans  la 
foule.  Cependant  ils  conservaient  encore,  avec 
quelques  attributions  flatteuses,  le  cygne  d'émail 
entouré  d'une  couronne  imitant  le  myrte  mêlé  de 
roses,  décoration  qui  se  portait  avec  un  ruban 
vert  liseré  de  ponceau  pour  les  retirés  en  petit 
ordre  ;  pour  les  dignitaires  effectifs,  au  col  ;  pour 


—  231  - 

les  grands-maîtres  et  grandes-maîtresses,  en  grand 
cordon.  Ces  derniers  exclusivement  étaient  ornés 
au  cou  :  la  grande-maîtresse,  du  signe  de  la  planète 
de  Vénus  brodé  en  argent  sur  un  fond  de  satin  ou 
paillon  vert  clair;  le  grand-maître,  du  signe  de  la 
planète  de  Mars  brodé  sur  un  fond  de  satin  ou 
paillon  ponceau.  Autour  de  ces  deux  plaques, 
d'ailleurs  égales,  brillait  une  riche  auréole  à  huit 
pointes  de  rayons  de  diamants,  de  rubis  et  d'éme- 
raudes  placée  sur  le  cœur.  Le  bijou  d'ordre  de  la 
grande-maîtresse  et  celui  du  grand-maître  étaient 
aussi  les  seuls  enrichis. 

L'initiation  terminée,  tout  récipiendaire  au- 
dessous  de  trente  ans  est  obligé  de  couler  à  fond 
la  première  classe  des  Aphrodites,  c'est-à-dire 
celle  des  vieilles,  quel  que  fût  leur  nombre.  A 
certaines  époques  il  n'y  avait  pas  moins  de  dix- 
neuf  quadragénaires.  Le  nouveau  reçu  leur  doit 
tous  les  devoirs  à  discrétion,  mais  pendant  un 
seul  jour  pour  chacune.  Avec  les  autres  il  est 
quitte  pour  un  seul  hommage  au  choix  de  la 
dame.  Une  condition  plus  dure  est  de  passer 
parmi  les  Villettes  les  quatre  jeudis  du  premier 
mois  de  son  existence  dans  l'Ordre  ;  mais  le  réci- 
piendaire s'en  trouve  dispensé  si  quelque  dame, 
de  son  propre  mouvement,  daigne  l'occuper  ce 
jour-là.  S'il  est  convaincu  d'avoir  éludé  par  quel- 
que manœuvre  l'invitation   d'une  dame  plus  ou 


—  232  - 

moins  agréable  pour  se  faire  inviter  ailleurs,  non 
seulement  il  n'est  pas  rachetable  par  les  femmes, 
mais  il  tombe  aux  parties  casuelles,  c'est-à-dire 
que  tous  les  jeudis  de  la  première  année,  il  est 
dévolu  aux  andrins  '. 

Les  grandes  cérémonies  sont  célébrées  dans  la 
salle  circulaire  que  nous  avons  précédemment 
décrite,  et  avec  une  solennité  quasi-rituelle.  Au 
son  d'une  musique  d'instruments  à  vent  exécutant 
la  marche  des  Mariages  samnites  de  Guétry,  le 
cortège  pénètre  dans  le  temple.  En  tête  Zoé,  suivie 
des  musiciens  (huit  nègres),  agite  un  gros  tambour 
de  basque,  marque  le  pas  et  la  mesure.  Une  draperie 
de  taffetas  ponceau  est  pittoresquement  jetée  autour 
de  ses  hanches.  Derrière  la  musique,  un  jeune 
jockey  porte  au  bras  un  panier  rempli  de  feuilles 
de  vigne,  qui  ne  sont  destinées  à  aucune  pudique 
dissimulation.  Derrière  lui,  sept  couples  de  jeunes 
garçons  et  filles  ajustés  d'écharpes  :  le  premier 
couple  est  blanc,  le  second  bleu  de  ciel,  le  troi- 
sième vert-pré,  le  quatrième  ponceau,  le  cinquième 
rose,  le  sixième  violet,  le  septième  orange.  Le  plus 
âgé  des  garçons  n'a  que  seize  ans,  le  plus  jpune 
quatorze.  La  plus  âgée  des  filles  touche  à  treize 
ans,  la  plus  jeune  à  onze.  A  trois  pas  en  arrière, 
les  servants  du  culte  :  les  dames  ont  par-dessus 

1  Les  Aphrodite»,  t.  IV,  p.  131  sqq. 


—  233  — 

un  simple  jupon  de  taffetas  blanc,  une  casaque  de 
fantaisie  imitant  la  forme  grecque,  les  manches 
tranchées  à  la  hauteur  des  seins  dont  elles  laissent 
voir  la  séparation  et  plus  de  la  moitié  de  chacun 
des  hémisphères.  Elles  ont  une  écharpe  et  un 
ruban  dans  les  cheveux.  Les  cavaliers,  chaussés 
de  pantoufles  de  maroquin  fort  découvertes,  por- 
tent des  pantalons  blancs  et  des  gilets  rayés 
d'étoffe  pareille  aux  casaques  des  dames;  ils  ont 
le  col  nu,  les  cheveux  sans  poudre  et  relevés. 
Chaque  cavalier  marche  à  gauche  de  sa  dame,  le 
bras  passé  derrière  ses  reins  ;  celle-ci  a  la  main 
gauche  sur  l'épaule  droite  du  cavalier. 

A  leur  suite  viennent  Célestine  et  Fringante,  et 
Mme  Durut  ferme  la  marche. 

Le  cortège  fait  un  tour  entier  dans  l'enceinte 
circulaire,  puis  les  musiciens  se  retirent  dans  le 
passage,  tandis  que  chaque  couple  gagne  une 
avantageuse.  Mme  Durut,  Célestine  et  Fringante 
montent  vers  l'autel  par  trois  marches.  Pendant 
tout  le  temps  que  les  avantageuses  sont  occupées, 
la  musique  ne  cesse  de  jouer  des  airs  de  plus  en 
plus  voluptueux. 

A  ces  grandes  solennités  un  prix  est  décerné  à 
l'auteur  du  plus  grand  nombre  de  prouesses 
dûment  prouvées.  Le  prix  consiste  en  une  montre 
à  répétition  enrichie  de  diamants,  pour  laquelle 
chaque  Aphrodite  masculin  donne  un  louis.  A  la 


-  234  - 

plus  prochaine  assemblée,  il  est  fait  mention  dé- 
taillée du  concours  '. 

Il  arrive  parfois  que  des  Aphrodites  ont  le  ca- 
price de  faire  représenter  sous  leurs  yeux  une 
saturnale.  qui  est  aussitôt  exécutée  par  les  ser- 
vantes de  l'Hospice  avec  de  robustes  valets  qui 
servent  les  membres  du  sexe  féminin  à  certains 
jOUfs.  Le  Pot-de-Chambre  est  ici  la  maitresse  de 
ballet  et  s'y  distingue  par  un  savant  pas  de  deux 
avec  le  chef  de  cuisine.  Mais  ce  sont  là  grossiers 
ébats,  peu  dignes  d'Aphrodites  raffinés  -. 

Le  chroniqueur  de  l'association,  consciencieu- 
sement explicite,  nous  a  transmis  l'album  d'une 
Aphrodite,  dont  le  surnom  est  trop  brutal  pour 
pouvoir  être  transcrit .  L'album  enregistre  le 
chiffre  de  quatre  mille  neuf  cent  cinquante-neuf, 
en  vingt  ans,  à  peine  par  conséquent  deux  cent 
soixante  à  deux  cent  quatre-vingts  par  an,  pas  un 
par  jour.  «  Le  total  impose  d'abord,  au  détail  ce 
n'est  rien.  » 

Il  comprend  deux  cent  soixante-douze  princes, 
grands  seigneurs,  gens  à  cordon,  prélats;  neuf  cent 
vingt-neuf  militaires  officiers,  bien  entendu)  ; 
quatre-vingt-treize  rabbins  (pour  ce  qu'ils  valent 
au  boudoir!  ;  trois  cent  quarante-deux  financiers 


1  Les  Aphrodites,  t.  II,  p.  162. 
3  Les  Aphrodites,  t.  III,  p.  159. 


-   235  — 

(pour  les  sacs);  deux  cent  trente-neuf  de  la  calotte  ; 
quatre  cent  trente-quatre  moines,  la  plupart  cor- 
deliers,  carmes  ou  bernadins,  quelques  ex-jésuites  ; 
quatre  cent  vingt  gens  de  société  ;  cent  dix-sept 
inconnus;  seize  cent  quatorze  étrangers  (pendant 
quatre  ans  de  séjour  à  Londres);  deux  cent  quatre- 
vingt-huit  gens  du  commun,  soldats,  ouvriers, 
gens  raccrochés  la  nuit  au  Palais-Royal  ou  sur  les 
boulevards;  deux  oncles,  douze  cousins,  etc.,  en 
tout  vingt-cinq  parents  ;  cent  dix-sept  valets;  cent 
dix-neuf  musiciens,  histrions,  sauteurs  ;  quarante- 
sept  nègres,  mulâtres  et  quarterons.  Certains  des 
inscrits  ont  leurs  noms  marqués  de  guillemets  et 
de  virgules.  Ceux  qui  n'en  ont  pas  sont  favorisés 
à  l'ordinaire;  les  autres,  cela  s'entend  '. 

L'Association  ne  devait  pas  survivre  aux  trou- 
bles de  la  Révolution,  ainsi  que  nous  l'apprend 
Andréa  de  Nerciat,  dans  la  Post-face  de  son 
ouvrage. 

«  Dès  la  fin  de  1791,  y  est-il  dit,  les  Aphrodites 
de  Paris  et  de  la  province  se  préparaient  à  se 
dissoudre;  quantité  d'individus  des  deux  sexes 
s'étaient  d'avance  expatriés.  Le  prince  Edmond 
et  la  nouvelle  grande-maîtresse  Eulalie  s'étaient 
passionnément  occupés  de  préparer  à  ceux  des 
Aphrodites  qui  étaient  dignes  de   survivre  à  la 

Les  Aphrodites,  t.  III,  p.  52. 


—  236  — 

fraternité  de  Paris  un  asile  en  pays  étranger  et  les 
moyens  de  placer  avec  avantage  ce  que  l'Ordre 
conserverait  encore  de  richesses,  après  que  tous 
les  confrères,  soit  volontairement  dégagés,  soit 
congédiés,  seraient  remboursés.  Les  comptes  scru- 
puleusement apurés  par  des  frères  financiers  d'une 
probité  à  toute  épreuve,  l'Ordre  survivant  se 
trouva  riche  encore  de  4.558.923  livres,  que  des 
frères  banquiers  trouvèrent  moyen  de  faire  sortir 
adroitement  du  Royaume.  L'industrieux  monsieur 
du  Bossage  s'était  chargé  de  plus  loin  de  dénaturer, 
en  fait  de  constructions,  tout  ce  qui  caractériserait 
l'Ordre  et  ses  divers  objets,  de  même  que  de  faire 
parvenir  à  sa  nouvelle  destination  tous  les  détails 
transportables  de  décoration  et  d'ornement. 
Mme  Durut,  Célestine,  Fringante  et  quelques  ca- 
millons  des  deux  sexes  suivirent  à  la  file  les  fré- 
quents envois.  Quand  tout  l'Ordre  fut  écoulé  corps 
et  biens,  sa  feue  Révérence  de  Grand-Maître 
sortit  la  dernière;  elle  porte  aujourd'hui  le  nom 
de  Martinfort,  et  continue  à  prouver  qu'on  peut 
être  de  très  nouvelle  noblesse,  avoir  porté  par 
système  un  uniforme  odieux,  avoir  même  précé- 
demment été  moine,  sans  être,  comme  certains 
dédaigneux  le  pensent,  un  homme  vil,  parce 
qu'on  n'aurait  pas  été  fait  pour  monter  dans  les 
carrosses  du  Roi. 


—  237  — 

Les  Aphrodites  rénovés  ont  maintenant,  dans 
un  pays  que  nous  ne  pouvons  nommer,  un 
asile  délicieux,  des  statuts  épurés  et  des  sujets 
d'élite.  » 


CHAPITRE  VIII 

Les  Sociétés  où  l'on  fait  l'amour.  —  Le  culte  de  Les- 
bos.  —  Initiation  des  «  Anandrynes  ».  —  Mystères 
du  Temple  de  Vesta.  —  Apologie  de  la  secte.  —  Les 
«  Arracheurs  de  palissades  ».  —  Ebugors  et  Guè- 
bres. 

L'Espion  anglais  (alias  Pidanzat  de  Mairobert) 
qui,  sous  la  forme  d'une  correspondance  secrète 
entre  Milord  All'Eye  et  Milord  All'Ear  (Tout  Yeux 
et  Tout  Oreilles!,  nous  a  transmis  une  chronique 
parisienne  des  plus  intéressantes  et  des  plus  indis- 
crètes pour  les  années  1775  à  1779,  s'est  constitué 
l'apologiste,  sinon  l'historiographe  complet,  de  la 
secte  lesbienne  dite  Anandryne ,  qui  a  très  proba- 
blement eu  une  existence  réelle  dans  la  deuxième 
moitié  du  dix-huitième  siècle.  Il  confesse  ou  pré- 
tend tenir  les  confidences  dont  il  nous  fait  part 
d'une  jeune  adepte  que  le  nom  ou  surnom  de 
Sapho  classe  nettement.  Elle  ne  pose  point  pour 
l'érudite,  Mademoiselle  Sapho,  car  elle  ne  peut 
rendre  compte  à  son  interlocuteur  de  l'étymologie 
du  mot  anandryne;  Milord,  plus  malin,  croit 
savoir  que  ce  vocable,  qui  n'a  pas  ses  lettres  de 


—  239  — 

naturalisation  en  France,  vient  du  grec,  et  qu'il 
veut  dire  en  français  anti-homme.  Il  n'est  pas  loin 
de  la  vérité,  contentons-nous  donc  de  confirmer 
ses  pressentiments.  Mais  encore,  combien  de  nos 
féministes  sont  des  anti-hommes,  sans  être  pour- 
tant -  oh!  que  non  —  des  anandrynes.  Allons 
donc  à  une  définition  plus  précise.  La  présidente 
de  la  confrérie  va  nous  y  aider,  par  bonheur  :  il 
n'est  encore  que  des  femmes  pour  parler  pudique- 
ment de  choses  impudiques. 

«  Les  anandrynes,  dit-elle,  sont  vulgairement 
appelées  des  tribades.  Une  tribade  est  une  jeune 
pucelle  qui  n'ayant  eu  aucun  commerce  avec 
l'homme,  et  convaincue  de  l'excellence  de  son 
sexe,  trouve  dans  lui  la  vraie  volupté,  la  volupté 
pure,  s'y  voue  tout  entière  et  renonce  à  l'autre 
sexe  aussi  perfide  que  séduisant.  C'est  encore  une 
femme  de  tout  âge  qui,  pour  la  propagation  du 
genre  humain,  ayant  rempli  le  vœu  de  la  nature 
et  de  l'Etat,  revient  de  son  erreur,  déteste»  abjure 
des  plaisirs  grossiers  et  se  livre  à  former  des 
élèves  à  la  déesse.  » 

La  secte  a  ses  quartiers  de  noblesse  et  s'enor- 
gueillit d'une  origine  lointaine.  Elle  est  aussi 
ancienne  que  le  monde.  Une  déesse  en  fut  la  fon- 
datrice, la  plus  chaste,  celle  dont  l'élément  qui 
purifie  tout  est  le  symbole  (Vesta).  Quelque  con- 
traire que  cette  secte  soit  aux  hommes,  auteurs 


-  240  — 

des  lois,  ils  n'ont  jamais  osé  la  proscrire  ;  même 
le  plus  sage,  le  plus  sévère  des  législateurs  Ta 
autorisée. 

Lycurgue  avait  établi  à  Lacédémone  une  école 
de  tribaderie  où  les  jeunes  filles  paraissaient  nues, 
et  dans  ces  jeux  publics  elles  apprenaient  les 
danses,  les  attitudes,  les  approches,  les  enlace- 
ments tendres  et  amoureux  ;  les  hommes  assez 
téméraires  pour  y  porter  les  regards  étaient  punis 
de  mort.  On  retrouve  cet  art  réduit  en  système  et 
décrit  avec  énergie  dans  les  poésies  de  Sapho, 
dont  le  nom  seul  réveille  l'idée  de  ce  que  la  Grèce 
avait  de  plus  aimable  et  de  plus  enchanteur.  A 
Rome,  la  secte  anandryne  recevait  dans  la  per- 
sonne des  Vestales  des  honneurs  presque  divins. 
Si  nous  en  croyons  les  voyageurs,  elle  s'est  éten- 
due dans  les  pays  les  plus  éloignés,  et  les  Chi- 
noises sont  les  plus  fameuses  tribades  de  l'univers  ; 
enfin,  cette  secte  sest  perpétuée  sans  interruption 
jusqu'à  nos  jours  ;  point  d'état  où  elle  ne  soit 
tolérée,  point  de  religion  où  elle  n'existe,  sauf  la 
juive  et  la  musulmane. 

En  Chine,  les  vieux  mandarins  se  servent  du 
même  secours,  mais  d'une  manière  différente. 
Aux  ordres  de  l'époux,  les  actrices  y  sont  accou- 
plées dans  des  hamacs  à  jour  ;  là,  mollement  sus- 
pendues, elles  se  balancent  et  s'agitent  sans  avoir 
la  peine  de  se  remuer,  et  le   paillard,  les  yeux 


PORTRAIT  DE  MI1<:  RAUCOUR 
Présidente  de  la  Secte  des  ANANDRYNES 


241  — 

ardents,  ne  perd  rien  de  ces  scènes  lubriques,  jus- 
qu'à ce  qu'il  entre  lui-même  en  action.  En  ce  sens, 
même  chez  les  juifs  maudits,  la  tribaderie  fut 
introduite  :  sans  cet  usage,  qu'aurait  fait  Salomon 
de  ses  trois  mille  concubines?  Et,  suivant  les 
anecdotes  secrètes  de  quelques  rabins  plus  véridi- 
ques,  le  roi  prophète,  le  saint  roi  David  ne  se  ser- 
vait des  jeunes  Sunamites  qu'il  mettait  dans  son 
lit  que  pour  ranimer  sa  chaleur  prolifique  en  les 
faisant  tribader  par-dessus  son  corps.  Mais,  il  faut 
l'avouer,  cette  destination,  ce  mélange  d'exercices 
mâles  profanait  une  si  belle  institution. 

C'est  en  Grèce,  c'est  à  Rome,  c'est  en  France, 
c'est  dans  tous  les  Etats  catholiques  qu'on  en  saisit 
l'objet  en  grand  et  dans  son  véritable  esprit.  Dans 
les  séminaires  de  filles  établis  par  Lycurgue,  le 
vœu  de  virginité  n'était  pas  perpétuel  ;  mais  elles 
s'y  épuraient  le  cœur  de  bonne  heure,  et  habitant 
uniquement  entre  elles  jusqu'à  ce  qu'elles  se  ma- 
riassent, elles  y  contractaient  une  délicatesse  de 
sensations  après  laquelle  elles  soupiraient  encore 
même  dans  les  bras  de  leurs  époux,  et,  quittes  de 
leur  rôle  qui  les  appelait  à  la  maternité,  elles  reve- 
naient toujours  à  leurs  premiers  exercices.  Rien 
de  si  beau,  rien  de  si  grand  que  l'institution  des 
Vestales  à  Rome.  Ce  sacerdoce  s'y  montrait  dans 
l'appareil  le  plus  auguste  :  garde  du  Palladium, 
dépôt  et  entretien  du  feu  sacré,  symbole  de  la  con- 

16 


—  242  

servation  de  l'empire  :  quelles  superbes  fonctions! 
Quel  brillant  destin  !  Nos  monastères  du  sexe 
dans  l'Europe  moderne,  émanation  du  collège  des 
Vestales,  en  sont  le  sacerdoce  perpétué,  mais  n'en 
présentent  plus  malheureusement  qu'une  faible 
image  par  le  mélange  de  pratiques  minutieuses  et 
de  formules  puériles.  D'un  autre  côté,  les  vierges 
n'y  sont  point  assujetties  au  servile  mécanisme  de 
l'entretien  d'un  feu  matériel  ;  leur  rôle  vraiment 
sublime  est  de  lever  sans  cesse  des  mains  pures 
vers  le  ciel  pour  en  attirer  les  bénédictions  sur 
l'empire.  Si  leur  ferveur  s'éteint  par  une  passion 
criminelle  vers  l'homme,  dont  la  preuve  est  les 
suites  trop  palpables  d'une  défloration  évidente, 
elles  ne  sont  pas  punies  de  mort,  mais  subissent 
des  peines  canoniques  plus  terribles,  vu  leur  raffi- 
nement et  leur  durée. 

Mais  qu'importent  les  périls  qui  l'environnent? 
l'excellence  de  l'institution  s'impose,  et  plus  on  en 
étudie  l'histoire  et  les  progrès,  plus  on  augmente 
pour  elle  de  vénération,  d'intérêt  et  d'attachement. 
C'est  d'ailleurs  par  des  moyens  simples,  faciles, 
efficaces,  attrayants  que  ces  pratiques  se  soutien- 
nent dans  les  confréries  féminines. 

«  Une  jeune  novice  est-elle  tourmentée  d'un 
prurit  libidineux  de  la  vulve?  Elle  a  dans  sa  pro- 
pre organisation  de  quoi  l'apaiser  sur-le-champ, 
la  nature  l'y  conduit  machinalement  comme  dans 


—  243  — 

toutes  les  autres  parties  du  corps  où  elle  lui  fait 
porter  les  doigts,  afin,  parun  agacement  salutaire 
d'en  supprimer  ou  suspendre  les  démangeaisons. 
Lorsque  par  cet  exercice  fréquent  les  conduits 
irrités  et  élargis  ont  besoin  de  secours  plus  solides 
ou  plus  amples,  elle  les  trouve  dans  presque  tout 
ce  qui  l'environne,  dans  les  instruments  de  ses 
travaux,  dans  les  ustensiles  de  sa  chambre,  dans 
ceux  de  sa  toilette,  dans  ses  promenades  et  jusque 
dans  les  comestibles.  Par  une  heureuse  confi- 
dence, ose  t-elle  bientôt  faire  part  de  ses  décou- 
vertes à  une  camarade  aussi  ingénue  qu'elle? 
Toutes  d'eux  s'éclairent,  s'aident  réciproquement  ; 
elles  s'attachent  l'une  à  l'autre,  elles  se  devien- 
nent nécessaires,  elles  ne  peuvent  plus  s'en  passer; 
elles  ne  font  plus  qu'une  àme  et  qu'un  corps.  Alors 
la  vie  ascétique  leur  paraît  préférable  à  toutes  les 
vanités  du  siècle  ;  les  haires,  les  cilices,  ces  ins- 
truments de  pénitence,  sont  convertis  en  instru- 
ments de  volupté  ;  les  jours  de  discipline  générale 
et  publique,  si  effrayants  pour  les  gens  du  monde, 
qui  ne  s'attachent  qu'au  nom,  deviennent  par  ces 
accouplements  multipliés  des  orgies  aussi  déli- 
cieuses que  les  nôtres,  car  la  flagellation  est  un 
puissant  véhicule  de  lubricité,  et  c'est  sans  doute 
des  couvents  que  cet  exercice  est  passé  dans  les 
écoles  des  courtisanes,  qui  l'enseignent  à  leurs 
élèves  comme  un  agent  victorieux  propre  à  res- 


—  244  — 

susciter  au  plaisir  les  vieillards  et   les   libertins 
anéantis. 

Quoi  qu'il  en  soit,  doux  art  de  la  tribaderie  !  tes 
effets  sont  tels  que  la  nonette  quitte  pour  toi  biens, 
amis,  parents,  père,  mère;  qu'elle  renonce  aux 
propriétés  les  plus  riches,  aux  jouissances  les 
plus  recherchées,  aux  affections  les  plus  impé- 
rieuses, les  plus  innées  dans  le  cœur  de  l'homme, 
aux  plaisirs  de  l'hyménée  si  vantés,  et  qu'elle 
trouve  dans  toi  la  félicité  suprême.  Oh  !  que  tes 
charmes  sont  grands,  que  tes  attraits  sont  puis- 
sants !  puisque  tu  dissipes  les  ennuis  du  cloitre, 
tu  rends  la  solitude  ravissante,  tu  transformes 
cette  prison  odieuse  en  palais  de  Circé  et  d'Ar- 
mide.  » 

A  la  réflexion,  d'ailleurs,  les  voluptés  anan- 
drynes  sont  pour  les  femmes  les  plus  vraies,  les 
plus  sûres  et  les  plus  pures.  C'est  ce  que  va  nous 
démontrer  l'orateur  de  la  secte. 

«  Par  la  malheureuse  condition  de  l'espèce 
humaine,  nos  plaisirs  sont  pour  l'ordinaire  passa- 
gers et  trompeurs  ;  ils  sont  au  moins  futiles,  vains 
et  courts.  On  les  poursuit,  on  les  obtient  avec 
peine  ;  on  en  jouit  avec  inquiétude,  et  ils  entraî- 
nent le  plus  souvent  après  eux  des  suites  funestes. 
A  ces  caractères  on  reconnaît  principalement  ceux 
que  l'on  goûte  dans  l'union  des  deux  sexes.  Il  n'en 
est  pas  de  même  des  plaisirs  de  femme  à  femme  ; 


—  245  — 

ils  sont  vrais,  purs,  durables  et  sans  remords.  On 
ne  peut  nier  qu'un  penchant  violent  n'entraîne  un 
sexe  vers  l'autre  ;  il  est  nécessaire  même  à  la 
reproduction  des  deux,  et  sans  ce  fatal  instinct, 
quelle  femme  de  sang-froid  pourrait  se  livrer  à  ce 
plaisir  qui  commence  par  la  douleur,  le  sang  et  le 
carnage;  qui  est  bientôt  suivi  des  anxiétés,  des 
dégoûts,  des  incommodités  d'une  grossesse  de 
neuf  mois,  qui  se  termine  enfin  par  un  accouche- 
ment laborieux  dont  les  souffrances  sont  la  me- 
sure, et  le  point  de  comparaison  de  celles  dont  on 
ne  peut  calculer  ou  exprimer  l'excès  ;  qui  vous 
tient  pendant  six  semaines  en  danger  de  mort  et 
quelquefois  est  suivi,  durant  une  longue  vie,  de 
maux  cruels  et  incurables.  Cela  peut-il  s'appeler 
jouir?  Est-ce  là  un  plaisir  vrai?  Au  contraire, 
dans  l'intimité  de  femme  à  femme  nuls  prélimi- 
naires effrayants  et  pénibles,  tout  est  jouissance  ; 
chaque  jour,  chaque  heure,  chaque  minute  cet 
attachement  se  renouvelle  sans  inconvénient  :  ce 
sont  des  flots  d'amour  qui  se  succèdent  comme 
ceux  de  l'onde,  sans  jamais  se  tarir,  ou,  s'il  faut 
s'arrêter  dans  ce  délicieux  exercice,  parce  que  tout 
a  un  terme  et  qu'à  la  fin  le  physique  cesse  de 
répondre  aux  épanchements  de  deux  âmes  si  étroi- 
tement unies,  on  se  quitte  à  regret,  on  se  recherche, 
on  se  retrouve,  on  recommence  avec  une  ardeur 
nouvelle,  loin  d'être  affaibli,  irrité  par  l'inaction. 


—  246  — 


Les  plaisirs  de  femme  à  femme  sont  non  seule- 
ment vrais,  mais  encore  purs  et  sans  mélange. 
Indépendamment  des  maux  physiques,  précédant, 
accompagnant  et  suivant  les  plaisirs  de  cette 
espèce  entre  homme  et  femme,  d'où  l'on  peut  leur 
refuser  justement  la  qualification  de  vrais,  il  est 
des  maux  que  j'appelle  moraux,  parce  qu'ils 
affectent  l'âme  spécialement,  qui  troublent  et  em- 
poisonnent ces  jouissances.  Je  ne  parle  pas  des 
combats  continuels  imposés  dans  nos  mœurs  à 
une  jeune  fille  pour  receler,  dissimuler  sa  passion, 
pour  repousser  les  caresses  d'un  homme  aimable 
qu'elle  provoquerait,  qu'elle  agacerait,  entre  les 
bras  de  qui  elle  se  précipiterait,  si  elle  cédait  à 
l'impulsion  de  son  cœur.  Je  suppose,  ce  qui  n'ar- 
rive que  trop  fréquemment,  qu'elle  ait  succombé, 
la  voilà  dans  les  ravissements,  dans  les  extases  ; 
ne  faut-il  pas  qu'elle  s'y  soustraie,  qu'elle  use  de 
stratagème  afin  d'éviter  la  fin  même  de  la  nature, 
la  conception  ?  Si  elle  s'oublie  une  seconde,  il  est 
trop  tard,  elle  porte  dans  son  propre  sein  le  témoin 
de  sa  faute,  un  accusateur  qui  la  confond.  Que  de 
soins,  que  d'inquiétudes,  que  de  tourments  si  elle 
veut  dérober  ce  fatal  mystère,  et  fasse  le  ciel 
qu'afin  d'éviter  le  déshonneur,  elle  ne  soit  pas 
forcée  de  recourir  au  plus  affreux  des  crimes  ! 

Je  sais  que  dans  l'hyménée  ces  inconvénients 
sont  supprimés  ;  mais  il  en  entraîne  d'autres  :  le 


—  247  — 

plus  grand  et  le  plus  inévitable,  c'est  le  dégoût  du 
mari  ;  la  facilité,  la  répétition  de  la  jouissance  de 
l'objet  le  plus  enchanteur  rassasient  l'homme  à  la 
longue,  à  plus  forte  raison  quand  il  est  époux, 
c'est-à-dire  attaché  par  un  lien  indissoluble,  et  que 
le  plaisir  est  pour  lui  un  devoir.  C'est  ce  qu'a- 
vouait un  de  nos  agréables  (M.  de  Monville)  les 
plus  vantés,  qui  croyait  ne  persifler  qu'en  petit- 
maître  et  parlait  en  philosophe.  Possesseur  d'une 
femme  au  printemps  de  l'âge,  réunissant  tous  les 
attraits,  toutes  les  grâces,  tous  les  talents,  toutes 
les  vertus,  lorsqu'on  lui  reprochait  de  la  délaisser 
pour  des  prostituées,  il  répondait  :  Rien  de  plus 
vrai,  mais  elle  est  ma  femme. 

Sans  doute,  il  est  des  consolateurs  et  des  conso- 
lations pour  une  pareille  Ariadne  ;  les  plaisirs  fur- 
tifs  et  défendus  n'en  sont  que  plus  attrayants, 
encore  faut-il  que  le  mari  ne  soit  pas  un  de  ces 
eunuques  au  milieu  du  sérail,  n'y  faisant  rien  et 
nuisant  à  qui  veut  faire1,  que  la  jalousie  ne  s'en 
mêle  pas,  autrement  c'est  un  enfer.  Cette  passion 
peut  exister  aussi  entre  tribades,  elle  est  même 
inséparable  de  l'amour;   mais  quelle  différence, 

1  C'est  un  eunuque  au  milieu  du  sérail, 

Qui  n'3r  fait  rien  et  nuit  à  qui  veut  faire. 
Tout  le  monde  connaît  l'épigramme  de   Piron,   qui    finit 
ainsi. 

(Note  de  l'Espion  anglais.) 


-  248  — 

puisqu'elle  ne  sert  chez  nous  qu'à  l'aiguiser  et 
tourne  presque  toujours  au  profit  de  la  jouissance  ! 
Oui,  c'est  ce  sentiment  qui  donne  à  nos  plaisirs 
une  solidité,  une  durée  dont  ceux  des  hommes  ne 
sont  pas  susceptibles. 

En  effet,  imaginons  la  femme  la  plus  chérie  et 
la  mieux  fêtée  de  son  époux  ou  plutôt  de  son 
amant.  A  chaque  caresse  qu'elle  en  reçoit,  elle 
doit  craindre  que  ce  ne  soit  la  dernière,  au  moins 
y  est-elle  un  acheminement.  Les  baisers  déco- 
lorent le  visage,  les  attouchements  flétrissent  la 
gorge,  le  ventre  perd  son  élasticité  par  les  gros- 
sesses ;  les  charmes  secrets  se  délabrent  par  l'en- 
fantement. Par  quelle  ressource  la  beauté  ainsi 
dégénérée  rappellera-t-elle  l'homme  qui  la  fuit?  Je 
me  trompe,  il  lui  est  toujours  attaché  ;  il  n'a  point 
cessé  de  l'aimer,  le  cœur  brûle  encore  pour  elle  ; 
mais  la  nature  s'y  refuse,  elle  est  dans  la  langueur, 
dans  la  froideur,  dans  l'engourdissement  ;  tout 
l'hommage  qu'il  peut  rendre  à  son  amante,  c'est 
de  ne  lui  être  point  infidèle  ;  c'est  de  ne  point 
chercher  à  retrouver  ailleurs  ses  facultés.  Cruel 
état  pour  tous  deux  !  Perspective  affligeante  pour 
l'amour-propre  d'une  femme  qui,  seule,  quand  je 
ne  connaitrais  pas  les  caprices,  la  fausseté,  les 
trahisons,  les  noirceurs  des  hommes,  me  ferait 
renoncer  à  jamais  à  leur  commerce. 

Chez  les  tribades,  point  de  ces  contradictions 


—  249  — 

entre  les  sentiments  et  les  facultés  :  l'âme  et  le 
corps  marchent  ensemble  ;  l'une  ne  s'élance  pas 
d'un  côté,  tandis  que  l'autre  se  porte  ailleurs.  La 
puissance  suit  toujours  le  désir.  De  là  sans  doute, 
sans  approfondir  davantage,  la  cause  de  notre 
constance  :  recevant  et  donnant  toujours  du  plai- 
sir, pourquoi  changer  ?  Car,  il  faut  l'avouer,  et 
être  juste  :  l'inconstance  découle  de  la  constitu- 
tion, de  l'essence  même  de  l'individu  viril.  Il  est 
souvent  nécessité  de  quitter  :  la  diversité  des 
objets  lui  est  d'une  ressource  infinie  :  il  double,  il 
triple,  il  quadruple,  il  décuple  ses  forces  ;  il  fait 
avec  dix  femmes  ce  qu'il  lui  serait  impossible  de 
faire  avec  une.  Cependant  il  faiblit  insensible- 
ment, l'âge  le  mine  et  l'use  ;  il  n'en  est  pas  de 
même  de  la  tribade,  chez  qui  la  nymphomanie 
s'accroît  en  vieillissant  :  c'est  une  fureur,  elle 
devient  alors  de  succube  incube,  c'est-à-dire  de  pa- 
tiente, agente.  Elle  monte  au  grade  de  mère  et 
forme  une  élève  à  son  tour.  Ce  choix  mérite  beau- 
coup de  soin  ;  est-il  fait,  a-t-elle  trouvé  l'objet  qui 
lui  convient,  cette  autre  moitié  d'elle-même  à 
laquelle  elle  s'unit  bientôt  par  sympathie,  elle  ne 
l'abandonne  plus  ;  elle  veille  sur  elle  avec  une 
jalousie  douce  et  inquiète  que  donne  la  crainte  de 
perdre  un  bien  unique  et  précieux,  et  qui  tient 
plutôt  de  la  tendresse  maternelle  que  de  cette  pas- 
sion effrénée   des  hommes.   Aussi  ce   sentiment 


—  250  — 

chez  une  tribade,  bien  loin  de  lui  éloigner  son 
élève,  la  lui  attache  de  plus  en  plus  et  rend  leur 
amour  imperturbable  ;  mais  des  plaisirs  ainsi  con- 
tinués sont  encore  sans  aucuns  remords,  et  c'est 
là  le  comble  de  la  félicité.  Comment  en  aurions- 
nous?  Le  plaisir  de  la  tribaderie  nous  est  inspiré 
par  la  nature  ;  il  n'offense  point  les  lois  ;  il  est  la 
sauvegarde  de  la  vertu  des  filles  et  des  veuves  ;  il 
augmente  nos  charmes,  il  les  entrelient,  il  les  con- 
serve, il  en  prolonge  la  durée  ;  il  est  la  consola- 
tion de  notre  vieillesse  ;  il  sème  enfin  également 
de  roses  sans  épines  et  le  commencement  et  le 
milieu  et  la  fin  de  notre  carrière.  Quel  autre  plai- 
sir peut  être  assimilé  à  celui-là  !  Hàtez-vous,  ma 
chère  fille,  de  le  goûter;  puissiez-vous,  après 
l'avoir  reçu  longtemps,  longtemps  le  communi- 
quer aussi,  et  toujours  répéter  avec  le  même  goût  : 
Femmes,  conservez-moi  dans  votre  sein,  je  suis  digne 
de  vous.  » 

Cette  éloquente  apologie ,  qui  s'adresse  à  une 
jeune  néophyte,  comprend  aussi  quelques  exhor- 
tations morales  qui  résument  les  principes  des 
anandrynes. 

Invoquer  Vesta,  la  fondatrice  du  culte,  l'invo- 
quer souvent,  non  par  de  vaines  prières,  mais  par 
des  sacrifices  et  des  libations,  est  un  premier 
devoir,  un  devoir  étroit  ;  car  si  la  protection  de  la 
déesse  est  toujours  subsistante,  sa  vengeance  aussi 


—  251  - 

est  toujours  prête  à  éclater  contre  les  prévarica- 
tions et  les  infidélités.  —  «  Point  d'intempérie  de 
langue,  sagesse,  réserve  à  l'égard  de  ce  qui  se 
passe  dans  les  assemblées,  discrétion,  silence  par- 
fait sur  les  mystères  de  la  déesse,  pour  ne  point 
éveiller  la  jalousie  et  l'envie  ;  soumission  absolue 
à  ses  lois,  qui  vous  seront  expliquées,  soit  par 
celle  occupant  ma  place  dans  les  assemblées,  soit 
par  la  mère  aux  soins  de  laquelle  vous  êtes  con- 
fiée, et  qui  est  chargée  de  vous  diriger  dans  la  vie 
privée  ;  mais  surtout  guerre  vive  et  déclarée, 
guerre  perpétuelle  aux  ennemis  de  notre  culte,  à 
ce  sexe  volage,  trompeur  et  perfide,  ligué  contre 
nous,  travaillant  sans  relâche  à  détruire  notre  éta- 
blissement, soit  à  force  ouverte,  soit  sourdement, 
et  dont  les  efforts  et  les  ruses  ne  peuvent  être 
repoussés  que  par  le  courage  le  plus  intrépide, 
que  par  la  vigilance  la  plus  infatigable. 

Au  reste,  il  ne  suffit  pas  qu'un  édifice  soit  établi 
sur  des  fondements  solides  et  durables ,  qu'il  soit 
écarté  des  éléments  destructeurs  et  défendu  contre 
les  dangers  qui  peuvent  le  menacer  :  il  faut  encore 
qu'il  offre  aux  regards  de  belles  proportions,  un 
accord,  un  ensemble,  le  grand  mérite  des  chefs- 
d'œuvre  d'architecture,  il  en  est  de  même  de  notre 
édifice  moral.  La  tranquillité,  l'union,  la  con- 
corde, la  paix  en  doivent  faire  le  principal  appui, 
l'éloge  aux  yeux  des  profanes  ;  qu'ils  ne  voient  en 


-     252  - 

nous  que  des  sœurs  ;  ou  plutôt  qu'ils  y  admirent 
une  grande  famille  où  il  n'y  a  d'autre  hiérarchie 
que  celle  établie  par  la  nature  même  pour  sa  con- 
servation, et  nécessaire  à  son  régime.  La  bienfai- 
sance envers  tous  les  malheureux  doit  être  un  de 
nos  caractères  disiinctifs,  une  vertu  découlant  de 
nos  mœurs  douces  et  liantes ,  de  notre  cœur 
aimant  par  essence;  mais  c'est  à  l'égard  de  nos 
consœurs,  de  nos  élèves,  qu'elle  doit  se  déployer. 
Communauté  entière  de  biens,  qu'on  ne  distingue 
pas  la  pauvre  de  la  riche  ;  que  celle-ci  se  plaise  au 
contraire  à  faire  oublier  à  celle-là  qu'elle  fut 
jamais  dans  l'indigence  ;  lorsqu'elle  la  produit 
dans  le  monde,  qu'on  la  remarque  à  l'éclat  de  ses 
vêtements,  à  l'élégance  de  sa  parure,  à  l'abondance 
de  ses  diamants  et  de  ses  bijoux,  à  la  beauté  de 
ses  coursiers,  à  la  rapidité  de  son  char  ;  qu'en  la 
voyant  on  la  reconnaisse,  on  s'écrie  :  c'est  une 
élève  de  la  secte  Anandryne,  voilà  ce  que  c'est  que 
de  sacrifier  à  Vesta  !  C'est  ainsi  que  vous  en  atti- 
rerez d'autres,  que  vous  ferez  germer  dans  le  cœur 
de  vos  pareilles  qui  l'admireront,  le  désir,  en  l'imi- 
tant, de  jouir  de  son  sort.  » 

Mais  quelque  vif  désir  que  la  secte  ait  de  s'éten- 
dre —  pour  le  bien  du  sexe  féminin  tout  entier  — 
elle  n'admet  pas  indifféremment  tout  le  monde 
dans  son  sein.  Il  y  a,  comme  dans  toutes  les 
sociétés,  des  épreuves  pour  les  postulantes.  Pour 


—  253  — 

les  jeunes  filles,  des  anandrynes  d'expérience, 
dites  les  mères,  en  jugent  dans  l'intimité  de  leur 
commerce,  se  les  attachent  et  en  répondent  devant 
la  confrérie.  Ainsi  Madame  de  Furiel  s'est  attaché 
la  jeune  Sapho,  mais  non  sans  quelques  prélimi- 
naires. Pensionnaire  de  la  célèbre  proxénète  Gour- 
dan,  Sapho  est  destinée  à  Madame  de  Furiel,  chez 
qui  elle  est  conduite  secrètement  ;  mais  elle  n'est 
pas  admise  encore  en  sa  présence. 

«  On  m'apprit  que  je  ne  verrais  point  la  maî- 
tresse du  lieu  que  je  n'eusse  reçu  les  préparations 
nécessaires  pour  parailre  en  sa  présence.  En  con- 
séquence, on  commença  par  me  baigner  ;  on  prit 
la  mesure  des  premiers  vêtements  que  je  devais 
avoir.  Le  lendemain  on  me  mena  chez  le  dentiste 
de  Madame  Furiel,  qui  visita  ma  bouche,  m'ar- 
rangea les  dents,  les  nettoya,  me  donna  d'une  eau 
propre  à  rendre  l'haleine  douce  et  suave.  Revenue, 
on  me  mit  de  nouveau  dans  le  bain  :  après  m'a- 
voir  essuyée  légèrement,  on  me  fit  les  ongles  des 
pieds  et  des  mains  ;  on  m'enleva  les  cors,  les  du- 
rillons, les  callosités  ;  on  m'épila  dans  les  endroits 
où  des  poils  follets  mal  placés  pouvaient  rendre 
au  tact  la  peau  moins  unie,  on  me  peigna  la  toison 
que  j'avais  déjà  superbe,  afin  que  dans  les  embras- 
sements  les  touffes  trop  mêlées  n'occasionnassent 
pas  de  ces  croisements  douloureux,  semblables 
aux  plis  de  rose  qui  faisaient  crier  les  sybarites. 


-  254  — 

Deux  jeunes  filles  de  la  jardinière,  accoutumées  à 
cette  fonction,  me  nettoyèrent  les  ouvertures,  les 
oreilles,  l'anus,  la  vulve,  et  me  pétrirent  volup- 
tueusement toutes  les  jointures  pour  les  rendre 
plus  souples.  Mon  corps  ainsi  disposé,  on  y  répan- 
dit des  essences  à  grands  fiols,  puis  on  me  fit  la 
toilette  ordinaire  à  toutes  les  femmes,  on  me 
coifla  avec  un  chignon  très  lâche,  des  boucles 
ondoyantes  sur  mes  épaules  et  sur  mon  sein,  quel- 
ques fleurs  dans  mes  cheveux  :  ensuite  on  me 
passa  une  chemise  faite  dans  le  costume  des  tri- 
bades,  c'est-à-dire  ouverte  par  devant  et  par  der- 
rière depuis  la  ceinture  jusqu'en  bas,  mais  se 
croisant  et  s'arrètant  avec  des  cordons  ;  on  me 
ceignit  la  gorge  d'un  corset  souple  et  léger  ;  mon 
intime  l  et  le  jupon  de  ma  robe,  pratiqués  comme 
la  chemise,  prêtaient  la  même  facilité.  On  termina 
par  m'ajuster  une  polonaise  d'un  petit  satin  cou- 
leur de  rose  dans  laquelle  j'étais  faite  à  peindre. 
Au  surplus,  quoique  légèrement  vêtue,  et  au  mois 
de  mars  où  il  faisait  encore  froid,  je  n'en  éprouvai 
aucun,  je  croyais  être  au  printemps  ;  je  nageais 
dans  un  air  doux,  continuellement  entretenu  tel 
par  des  tuyaux  de  chaleur  qui  régnaient  tout  le 
long  des  appartements.  » 


1  Jupon  fait  de  deux  mousselines,  appelé  intime  parce  qu'il 
colle  exactement  sur  le  corps.  (Note  de  l'Espion  anglais.) 


—  255  — 

L'essai  fut  des  plus  heureux,  et  Sapho  elle- 
même  y  prit  grand  plaisir. 

Les  épreuves  pour  les  femmes  sont  plus  péni- 
bles, et  sur  dix  il  en  est  à  peine  une  qui  ne  suc- 
combe pas. 

On  enferme  la  postulante  dans  un  boudoir  où 
est  une  statue  de  Priape  dans  toute  son  énergie  ; 
on  y  voit  plusieurs  groupes  d'accouplements 
d'hommes  et  de  femmes  offrant  les  attitudes  les 
plus  variées  et  les  plus  luxurieuses.  Les  murs 
peints  à  fresque  ne  présentent  que  des  images  du 
même  genre,  que  des  membres  virils  de  toutes 
parts  :  des  livres,  des  portefeuilles,  des  estampes 
analogues  se  trouvent  sur  une  table. 

Au  pied  de  la  statue  est  un  réchaud,  dont  le  feu 
et  la  flamme  ne  sont  entretenus  que  de  matières 
si  légères  et  si  combustibles,  que  pour  peu  que  la 
postulante  ait  une  minute  de  distraction,  elle  court 
risque  de  laisser  s'éteindre  le  feu,  sans  pouvoir  le 
rallumer;  en  sorte  que  lorsqu'on  vient  la  chercher, 
on  voit  si  elle  n'a  pas  reçu  d'émotion  forte  qui 
indique  encore  en  elle  du  penchant  pour  la  forni- 
cation à  laquelle  elle  doit  renoncer. 

Ces  épreuves,  au  surplus,  durent  trois  jours  de 
suite  pendant  trois  heures . 

Ce  n'est  que  lorsque  ces  épreuves  ont  été  subies 
que  les  postulantes  sont  admises  aux  cérémonies 
d'initiation  dans  le  temple.  Celui-ci  se  trouve  dans 


—  256  - 

la  petite  maison  de  Mme  de  Furiel.  Extérieurement 
c'est  une  espèce  de  chaumière  précédée  d'une 
grande  cour  autour  de  laquelle  sont  réunis  des 
écuries,  des  remises,  des  étables,  une  laiterie,  des 
poules,  des  dindons,  des  pigeons,  tout  ce  qu'il 
faut  pour  donner  liilusion  d'une  ferme.  Mais  dès 
qu'on  a  pu  franchir  une  petite  porte  percée  dans 
le  fond  de  la  cour,  on  aperçoit  un  superbe  jardin 
de  forme  ovale,  entouré  de  peupliers  fort  hauts 
qui  en  dérobent  la  vue  à  tous  les  voisins.  Au  mi- 
lieu se  trouve  un  pavillon  ovale  aussi,  surmonté 
d'une  statue  colossale  de  la  déesse  Vesta;  on  y 
monte  par  neuf  degrés  qui  l'entourent  de  toutes 
parts.  A  l'entrée,  un  vestibule  éclairé  de  quatre 
torchères,  des  deux  côtés  duquel  sont  deux  bas- 
sins où  des  naïades  de  leurs  mamelles,  fournissent 
de  l'eau  à  volonté;  à  gauche,  un  billard,  à  droite, 
un  cabinet  de  bains.  Dans  cette  demeure  ne  pé- 
nètre jamais  un  homme;  pour  le  jardin  même,  des 
femmes  robustes  ont  été  formées  à  la  culture  et  à 
la  taille  des  arbres. 

Au  centre  de  ce  temple  se  trouve  le  salon  réservé 
aux  cérémonies  d'initiation.  C'est  un  salon  ovale, 
figure  allégorique  qu'on  observe  fréquemment  en 
ces  lieux;  il  séiève  dans  toute  la  hauteur  du  bâti- 
ment et  n'est  éclairé  que  par  un  vitrage  supérieur 
qui  forme  le  cintre  et  s'étend  autour  de  la  statue 
extérieure.  Lors  des  assemblées,  une  petite  statue 


—  257  — 

de  Vesta  se  détache  du  cintre,  les  pieds  posés  sur 
un  globe,  et  reste  suspendue  en  l'air  :  le  globe  et 
la  statue  sont  en  effet  creux  et  remplis  d'un  air 
plus  léger  que  celui  de  l'atmosphère. 

Autour  de  ce  sanctuaire  de  la  déesse  règne  un 
corridor  étroit  où  se  promènent  pendant  l'assem- 
blée deux  tribades  qui  gardent  exactement  toutes 
les  portes  et  avenues.  La  seule  entrée  est  par  le 
milieu  où  se  présente  une  porte  à  deux  battants  ; 
du  côté  opposé  se  voit  un  marbre  noir  où  sont 
gravés  en  lettres  d'or  des  vers  contenant  une  énu- 
mération  détaillée  de  tous  les  charmes  qui  consti- 
tuent une  femme  parfaitement  belle.  Ces  charmes 
y  sont  calculés  au  nombre  de  trente.  On  ne  dit 
point  au  reste  le  nom  de  leur  auteur,  qui  certai- 
nement n'était  pas  du  sexe,  et  tribade  du  moins. 
Il  n'est  qu'un  philosophe  froid,  capable  d'analyser 
ainsi  la  beauté.  Voici  ces  vers  : 

Que  celle  prétendant  à  l'honneur  d'être  belle, 

De  reproduire  en  soi  le  superbe  modèle 

D'Hélène  qui  jadis  embrasa  l'univers, 

Étale  en  sa  faveur  trente  charmes  divers! 

Que  la  couvrant  trois  fois  chacun  par  intervalle 

Et  le  blanc  et  le  noir  et  le  rouge  mêlés 

Offrent  autant  de  fois  aux  yeux  émerveillés 

D'une  même  couleur  la  nuance  inégale. 

Puis  que  neuf  fois  envers  ce  chef-d'œuvre  d'amour 

La  nature  prodigue,  avare  tour  à  tour, 

Dans  l'extrême  opposé,  d'une  main  toujours  sûre 

De  ses  dimensions  lui  trace  la  mesure  : 

17 


258 


Trois  petits  riens  encore,  elle  aura  dans  ses  traits 

D'un  ensemble  divin  les  contrastes  parfaits. 

Que  ses  cheveux  soient  blonds,  ses  dents  comme  l'ivoire, 

Que  sa  peau  d'un  lys  pur  surpasse  la  fraîcheur; 

Tel  que  l'œil,  les  sourcils,  mais  de  couleur  plus  noire, 

Que  son  poil  des  entours  relève  la  blancheur. 

Qu'elle  ait  l'ongle,  la  joue  et  la  lèvre  vermeille; 

La  chevelure  longue  et  la  taille  et  la  main  ; 

Ses  dents,  ses  pieds  soient  courts  ainsi  que  son  oreille  ; 

Élevé  soit  son  front,  étendu  soit  son  sein  ; 

Que  la  nj'mphe  surtout  aux  fesses  rebondies 

Présente  aux  amateurs  formes  bien  arrondies; 

Qu'à  la  chute  des  reins  l'amant,  sans  la  blesser, 

Puisse  de  ses  deux  mains  fortement  l'enlacer. 

Que  sa  bouche  mignonne  et  d'augure  infaillible, 

Annonce  du  plaisir  l'accès  étroit  pénible. 

Que  l'anus,  que  la  vulve  et  le  ventre  assortis 

Soient  doucement  gonflés  et  jamais  aplatis. 

Un  petit  nez  plaît  fort,  une  tête  petite  ; 

Un  tétin  repoussant  le  baiser  qu'il  invite  ; 

Cheveux  fins,  lèvre  mince,  et  doigts  fort  délicats. 

Complètent  ce  beau  tout  qu'on  ne  rencontre  pas. 

A  chacune  des  extrémités  de  l'ovale  est  une 
espèce  de  petit  autel  qui  sert  de  poêle,  qu'allument 
et  entretiennent  en  dehors  les  gardiennes.  Sur 
l'autel  à  droite  en  entrant  est  le  buste  de  Sapho, 
comme  la  plus  ancienne  et  la  plus  connue  des 
Tribades;  l'autel  à  gauche  devait  recevoir  le  buste 
de  Mademoiselle  d'Eon,  cette  fille  la  plus  illustre 
entre  les  modernes,  la  plus  digne  de  figurer  dans 
la  secte  anandryne ;  mais  il  n'était  point  encore 
achevé,  et  l'on  attendait  qu'il  sortit  du  ciseau  du 


—  259  — 

voluptueux  Houdon.  Autour,  et  de  distance  en 
distance,  on  a  placé  sur  autant  de  gaines  les  bustes 
des  belles  filles  grecques  chantées  par  Sapho 
comme  ses  compagnes .  Au  bas  se  lisent  les  noms 
de  Thélésyle,  Amythone,  Cydno,  Megarre,  Pyrrine, 
Andromède,  Cyrine,  etc.  Au  milieu  s'élève  un  lit 
en  forme  de  corbeille  à  deux  chevets,  où  reposent 
la  présidente  et  son  élève;  autour  du  salon  des 
carreaux  à  la  turque  garnis  de  coussins  où  siège 
en  regard  et  les  jambes  entrelacées  chaque  couple 
composée  d'une  mère  et  d'une  novice,  ou  en  ter- 
mes mystiques  de  Yincu.be  et  la  succube.  Les  murs 
sont  recouverts  d'une  sculpture  supérieurement 
travaillée,  où  le  ciseau  a  retracé  en  cent  endroits, 
avec  une  précision  unique,  les  diverses  parties 
secrètes  de  la  femme,  telles  qu'elles  sont  décrites 
dans  le  tableau  de  l'Amour  conjugal,  dans  YHistoire 
naturelle  de  M.  de  Buffon  et  dans  les  plus  habiles 
naturalistes. 

Toutes  les  tribades  en  place  et  dans  leurs  habits 
de  cérémonie,  c'est-à-dire  les  mères  avec  une  lévite 
couleur  de  feu  et  une  ceinture  bleue,  les  novices 
en  lévite  blanche  avec  une  ceinture  couleur  de 
rose,  du  reste  la  tunique  ou  chemise  et  les  jupons 
fendus  et  recouverts,  une  des  tribades  gardiennes 
introduit  la  postulante  et  sa  mère. 

Au  centre  de  îa  salle  brûle  le  feu  sacré,  une 
flamme  vive   et  odorante  s'élance  d'un  réchaud 


—  260  — 

d'or,  toujours  prêle  à  disparaître  et  toujours  rallu- 
mée par  les  aromates  pulvérisées  qu'y  jettent  sans 
interruption  la  couple  chargée  de  cette  fonction 
extrêmement  pénible  par  l'attention  continuelle 
qu'elle  exige.  Arrivée  aux  pieds  de  la  présidente, 
la  mère  dit  :  «  Belle  présidente,  et  vous  chères 
compagnes,  voici  une  postulante  :  elle  me  paraît 
avoir  toutes  les  qualités  requises.  Elle  n'a  jamais 
connu  d'homme,  elle  est  merveilleusement  bien 
conformée,  et  dans  les  essais  que  j'en  ai  faits  je 
l'ai  reconnue  pleine  de  ferveur  et  de  zèle;  je  de- 
mande qu'elle  soit  admise  parmi  nous  sous  le  nom 

de » 

Après  ces  mots  la  mère  et  la  fille  se  retirent  pour 
laisser  délibérer.  Au  bout  de  quelques  minutes, 
l'une  des  deux  gardiennes  vient  leur  apprendre  le 
résultat  du  vote;  s'il  est  favorable,  la  postulante 
est  admise  à  l'épreuve.  On  la  déshabille,  on  lui 
donne  une  paire  de  mules  ou  de  souliers  plats,  on 
l'enveloppe  dans  un  simple  peignoir,  et  on  la  ra- 
mène dans  l'assemblée  où,  la  présidente  descen- 
dant de  la  corbeille  avec  son  élève,  la  néophyte  y 
est  étendue  toute  nue.  Naturellement  celle-ci  fré- 
tille de  toutes  les  manières  pour  se  soustraire  aux 
regards,  ce  qui  est  l'objet  de  l'institution,  afin 
qu'aucun  charme  n'échappe  à  l'examen.  C'est 
d'après  le  tableau  de  comparaison  des  vers  cités 
plus  haut  qu'on  procède  à  l'examen,  mais  comme 


—  261  — 

depuis  Hélène  il  ne  s'est  point  trouvé  de  femme 
qui  ait  réuni  ces  trente  grains  de  beauté,  on  est 
convenu  qu'il  suffirait  d'en  avoir  plus  de  la  moitié, 
c'est-à-dire  au  moins  seize.  Chaque  couple  vient 
successivement  à  la  discussion  et  donne  sa  voix  à 
l'oreille  de  la  présidente  qui  les  compte  et  pro- 
nonce. Toutes  les  adeptes  expriment  leur  accep- 
tation en  donnant  à  la  jeune  fille  l'accolade  par 
un  baiser  à  la  florentine.  On  lui  donne  alors  le 
vêtement  de  novice,  et  elle  prête  aux  pieds  de  la 
présidente  le  serment  de  renoncer  au  commerce 
des  hommes  et  de  ne  rien  révéler  des  mystères  de 
l'assemblée  ;  puis  la  présidente  sépare  en  deux 
moitiés  un  anneau  d'or,  sur  chacune  desquelles  la 
mère  et  la  fille  écrivent  respectivement  leur  nom 
avec  un  poinçon;  les  deux  parties  sont  rejointes 
en  signe  de  l'union  qui  doit  régner  entre  Yincu.be 
et  la  succube,  et  cet  anneau  est  passé  au  doigt 
annulaire  de  la  main  gauche  de  la  novice.  Enfin 
laprésidenteluiadresseun  discours  de  vêture  plein 
d'exhortations  et  de  conseils. 

Le  discours  terminé,  on  retire  les  postes,  les 
gardiennes,  les  Thurifères ;  on  laisse  s'éteindre  le 
feu  et  on  passe  au  banquet  dans  le  vestibule.  Ce- 
pendant les  profanes  ne  pouvant  y  venir  pour 
servir,  on  passe  les  ustensiles  de  table,  les  plats, 
les  vins,  etc  ,  par  des  tours  où  les  novices  les 
prennent  et  font  le  service.  Au  dessert  on  boit  les 


—  262  — 

vins  les  plus  exquis,  surtout  les  vins  grecs;  on 
chante  les  chansons  les  plus  gaies  et  les  plus  vo- 
luptueuses, la  plupart  tirées  des  opuscules  de 
Sapho;  enfin  quand  toutes  les  tribades  sont  en 
humeur  et  ne  peuvent  plus  se  contenir,  on  rétablit 
les  portes,  on  rallume  le  feu  et  l'on  passe  dans  le 
sanctuaire  pour  en  célébrer  les  grands  mystères, 
faire  des  libations  à  la  déesse,  c'est-à-dire  qu'alors 
commence  une  véritable  orgie 

Toutes  les  orgies  se  font  ainsi  avec  quelque  so- 
lennité, et  non  sans  exciter  l'émulation  des  Tri- 
bades; car  dans  cette  académie  de  lubricité  il  y  a 
un  prix  décerné  au  couple  le  plus  hardi  :  c'est  une 
médaille  d'or  où  est  représentée  d'un  côté  la  déesse 
Vesta  avec  tous  ses  attributs,  tandis  que  de  l'autre 
se  gravent  les  effigies  et  les  noms  des  deux  héroïnes 
qui,  dans  cette  lutte  générale,  ont  le  plus  long- 
temps soutenu  les  assauts  amoureux. 

Les  adeptes  anandrynes  appartiennent  à  tous 
les  mondes;  dans  le  temple  de  Vesta  les  rangs 
sociaux  sont  confondus.  L'apologie  de  la  secte, 
prononcée  par  M1,e  Raucourt,  et  transmise  rJar 
Y  Espion  anglais,  nous  présente  quelques-unes  des 
plus  zélées. 

Ce  sont  d'abord  deux  femmes  de  qualité  philo- 
sophes, s'arrachanl  a  l'éclat  et  aux  honneurs  de  la 
Cour,  aux  attraits  plus  enchanteurs  des  hautes 
sciences  qu'elles  cultivent  avec  tant  de  goût  et  de 


—  263  — 

succès,  pour  venir  dans  les  assemblées  d'anan- 
drynes  imiter  la  simplicité  de  la  colombe,  cet  oiseau 
si  cher  à  Vénus,  si  ardent  dans  ses  combats.  Ces 
deux  femmes  de  qualité  portaient,  chez  Vesta,  les 
noms  transparents  de  duchesse  de  Urbsrex  (Vil- 
leroy)  et  marquise  de  Terracenès  (Sennecterre). 
Leur  libertinage  n'était  guère  un  secret  pour  per- 
sonne. «  La  duchesse  de  Villeroy  est  une  des  pre- 
mières héroïnes  du  mois  consacré  aux  Lesbiennes; 
elle  a  eu  plus  de  maîtresses  que  bien  des  libertins. 
La  marquise  de  Sennecterre  lui  a  fait  passer  les 
moments  les  plus  doux.  Quatre  femmes  de  cham- 
bre sont  toujours  à  ses  ordres,  et  douze  toutous 
veillent  la  nuit  auprès  d'elle  *:  » 

A  côté  d'elles  voici  Mme  de  Furiel,  dont  le  mari 
a  été  procureur  général  pendant  toute  la  durée  du 
parlement  Maupeou;  mais  dédaignant  de  s'associer 
à  la  renommée  de  son  mari,  s'arrachant  aux  ca- 
resses conjugales,  aux  délices  de  la  maternité,  elle 
s'est  élevée  au-dessus  de  tout  respect  humain, 
afin  de  se  livrer  avec  plus  de  recueillement  et 
sans  relâche  au  Culte  de  la  société  et  à  ses  travaux. 

Sa  voisine  est  Une  marquise  -  adorable  luttant 
avec  elle  d'enthousiasme  pour  la  secte  anaridryne, 
bravant  tous  les  préjugés,  franchissant,  dans  les 

1  Almanach  des  honnêtes  femmes  pour  l'année  1790. 

2  La  hiairquise  de  Luchet  qui,  chez  les  anandrynes,  s'ap- 
pelait de  Téchûl.  (Note  de  l'Espion  anglais). 


264 


brûlants  accès  de  sa  nymphomanie,  ce  que  les  in- 
dévots à  notre  culte  appellent  toutes  les  bien- 
séances, toute  honnêteté  publique,  toute  pudeur; 
comme  le  maître  des  dieux,  subissant  même  quel- 
quefois les  métamorphoses  les  plus  obscures  ' 
pour  faire  des  prosélytes  à  la  déesse. 

Clairon  aussi,  la  Melpomène  moderne,  retirée 
du  Théâtre  Français,  trop  instruite  par  une  longue 
expérience,  par  des  maladies  cruelles,  du  danger 
du  commerce  des  hommes,  en  dédaigne  les  hom- 
mages et  les  soupirs. 

Sa  digne  émule,  la  Melpomène  de  la  scène  lyri- 
que, M1U  Arnould,  après  une  vie  très  agitée,  est 
rentrée  au  bercail  de  la  déesse,  où  elle  cherche  à 
faire  oublier  les  égarements  de  sa  jeunesse.  Elle 
semble  même  y  être  entrée  en  famille,  d'après  la 
chronique  de  la  Paroisse. 

«  Le  vice  des  Tribades  devient  fort  à  la  mode 
parmi  nos  demoiselles  d'opéra  :  elles  n'en  font 
point  mystère  et  traitent  de  gentillesse  cette  pecca- 
dille. La  demoiselle  Arnould,  quoique  ayant  fait 
ses  preuves  dans  un  autre  genre,  puisqu'elle  a 
plusieurs  enfants,  sur  le  retour,  donne  dans  ce 
plaisir;  elle  avait  une  autre  fille  nommée  Virginie, 
dont  elle  se  servait  à  cet  usage.  Celle-ci  a  changé 

1  On  a  vu  quelquefois  Mme  de  Téchul  se  travestir  en  femme 
de  chambre,  en  coiffeuse,  en  cuisinière,  pour  parvenir  auprès 
des  objets  de  sa  passion.  (Note  de  l'Espion  anglais). 


—  265  — 

de  condition,  et  est  passée  à  Mllc  Raucourt,  de  la 
Comédie-Française,  qui  raffole  de  son  sexe  et  a 
renoncé  au  marquis  de  Bièvre  pour  s'y  livrer  plus 
à  son  aise.  Dernièrement,  au  Palais-Royal,  dans 
la  nuit,  le  sieur  Ventes,  ayant  turlupiné  la  demoi- 
selle Virginie  sur  sa  rupture  avec  M"3  Arnouhï, 
qu'on  nomme  Sophie  dans  ces  parties  de  débau- 
che, celle-ci,  témoin  des  propos,  a  donné  au  cava- 
lier un  soufflet  très  bien  conditionné,  dont  il  a  été 
obligé  de  rire,  en  demandant  des  excuses  à  l'ai- 
mable tribade  *  » . 

L'apologiste  se  garderait  de  passer  sous  silence 
une  illustre  étrangère,  Mlle!  Souck,  qui  a  préféré  à 
l'amour  et  aux  bienfaits  d'un  prince,  père  du  roi 
de  Prusse,  les  affections  plus  vives  et  plus  douces 
de  son  sexe . 

Enfin  M1Ie  Raucourt  croit  pouvoir  se  citer  après 
tant  d'autres.  Ne  serait-ce  pas  faire  injure  au  choix 
de  l'assemblée  si,  nommée  par  elle  pour  la  prési- 
der, elle  s'avouait  sans  talent  et  sans  capacité  ? 
Elle  a  sacrifié  tout  récemment  d'opulentes  rela- 
tions avec  le  marquis  de  Bièvre,  pour  se  livrer 
tout  entière  au  penchant  qui  Fa  toujours  dominée 
et  dont  elle  se  fait  gloire.  Ses  talents  et  ses  capa- 
cités, nul  ne  semble  en  douter  parmi  ses  contem- 
porains. «  Mlle  Raucourt,  amant  de  Mlle  Arnould, 

1  Mémoires  secrets,  11  juillet  1774. 


—  266  — 

dit  l'un,  lui  écrit  la  lettre  la  plus  pressante  pour 
l'engager  à  venir  passer  une  nuit  avec  elle.  Je  ne 
le  puis,  répond  Mlle  Arnould,  j'ai  des  affaires  cette 
semaine,  et  vous  savez  qu'une  nuit  de  bonheur 
me  condamne  à  huit  jours  de  repos1.»  N'est-ce 
pas  là  un  flatteur  témoignage  ?  Le  suivant  ne 
devait  pas  déplaire  davantage  à  la  plus  lubrique 
des  courtisanes  d'une  époque  qui  n'en  était  pas  à 
les  compter. 

Dans  un  pamphlet  publié  en  1780,  sous  le  titre  : 
Suite  de  la  vision  du  Prophète  Daniel,  les  acteurs 
de  la  Comédie-Française  sont  passés  en  revue 
avec  une  malignité  rageuse.  La  Raucourt  y  est 
présentée  comme  la  «prostituée  de  Babylone».  Le 
Prince  des  Nains  (d'Hénin)  la  conduit,  au  travers 
du  corps  diaphane  duquel  on  aperçoit,  au  lieu  de 
sang,  une  boue  noire  et  empestée.  «  Et  il  perce  la 
foule  en  conduisant  une  femme  que  je  pris  pour 
un  homme  à  sa  démarche  effrontée,  à  sa  voix 
forte,  à  sa  taille  gigantesque,  et  elle  jetait  des 
regards  lascifs  sur  toutes  celles  de  son  sexe,  et 
une  voix  cria  :  «.  La  voilà  celle  qui  a  renchéri  sur 
toutes  les  abominations  dont  les  peuples  se  sont 
souillés.  Et  elle  va  renouveler  ici  les  scènes  de 
débauche  et  de  luxure  qu'elle  y  donna  jadis. 
Mères  !  ne  quittez  plus  vos  filles.  Amants  !  veillez 

1  Almanuch  des  honnêtes  femmes  pour  l'année  1790. 


-  267  - 

sur  vos  maîtresses.  Maris  !  prenez  garde  à  vos 
femmes.  Et  si  vous  vous  relâchez  un  moment, 
elle  entrera  dans  votre  lit,  elle  polluera  ce  que 
vous  avez  de  plus  cher i  » . 

Enfin  la  secte  Anandryne  revendique  comme 
une  sœur  chère  Mlle  d'Eon,  l'honneur  de  son 
sexe,  la  gloire  du  siècle.  Travestie  en  homme  dès 
le  berceau,  éduquée  en  homme,  ayant  vécu  con- 
tinuellement avec  les  hommes,  elle  en  a  conquis, 
pour  ainsi  dire,  tous  les  talents,  tous  les  arts, 
toutes  les  vertus,  sans  se  souiller  d'aucun  de  leurs 
vices.  Elle  a  résisté  à  toutes  les  tentations  dange- 
reuses, et  j  usqu'à  ce  qu'elle  pût  avoir  une  compagne, 
trouvé  en  elle-même  une  jouissance  préférable  à 
celle  dont  l'attrait  puissant  l'aiguillonnait  sans 
cesse.  Un  si  grand  exemple  inspirera  toujours  ses 
consœurs  pour  l'édification  desquelles  MUe  ,1e 
chevalier  d'Eon  a  soupiré  si  longtemps  après  le 
bonheur2. 

En  face  de  ces  sectatrices  de  Vesta,  ennemies 
déclarées  de  l'homme,  se  dressent  les  adeptes  du 
vice  unisexuel  masculin,  qui  eut,  pour  ainsi  dire, 
droit  de  cité  sous  la  Régence  2. 

1  Correspondance  secrète,  29  avril  1780. 

2  L'Espion  anglais,  ou  correspondance  secrète  entre  Milord 
All'Eye  et  Milord  All'Ear,  Londres,  1784,  t.  X,  p.  197  à  228. 

3  Voir  La  galanterie  parisienne  au  xvme  siècle  (H.  Daragon; 
éditeur.) 


—  268  — 

Le  duc  de  Richelieu  raconte  que,  se  rendant  un 
soir  secrètement  dans  l'appartement  de  la  duchesse 
de  Charolais,  une  de  ses  maîtresses,  il  fut  suivi 
avec  empressement  par  un  homme  qui  lui  adressa 
des  propositions  nettement  hérétiques1.  Le  duc  ne 
manqua  pas  de  conter  cette  aventure  à  sa  prin- 
cesse qui  lui  apprit  qu'il  existait  en  France  une 
confrérie  protégée  par  des  hommes  puissants,  et  à 
laquelle  le  feu  roi  avait  fait  une  guerre  très  secrète, 
sans  pouvoir  jamais  la  dissiper  ni  l'éloigner  2. 

A  la  fin  du  dix-septième  siècle  en  effet,  il  existait 
une  société  de  seigneurs  qui  s'étaient  engagés  par 
serment  à  renoncer  à  toutes  les  femmes,  et  avaient 
rédigé  tout  un  corps  de  statuts.  Nous  aurons  l'oc- 
casion de  faire  leur  connaissance  quand  nous  étu- 
dierons l'Amour  au  dix-septième  siècle. 

Cette  société  se  prolongea-t-elle  jusque  dans  le 
siècle  suivant?  Peut-être;  mais  plus  probable- 
ment elle  disparut  quelque  temps,  pour  se  recons- 
tituer clandestinement.  Quelques  scandales  qui 
ont  été  consignés  ailleurs,  en  sont  des  preuves3. 


1  Mémoires  du  maréchal  duc  de  Richelieu,  1790,  t.  II,  p.  231. 

2  Pièces  inédites  sur  les  règnes  de  Louis  XIV,  Louis  XV  et 
Louis  XVI,  t.  II,  p.  52. 

3  La  galanterie  parisienne  au  xvme  siècle,  p.  202-211.  C'est 
au  cours  de  l'un  de  ces  scandales  que  fut  inventée,  pour  pré- 
server les  oreilles  du  jeune  Louis  XV,  l'expression  d'  «  arra- 
cheurs de  palissades   » 


—  269  — 

Au  reste,  presque  aux  deux  extrémités  du  siècle, 
des  témoignages,  aussi  précis  qu'on  peut  le  sou- 
haiter, confirment  notre  opinion.  Dans  la  première 
moitié  du  siècle,  c'est  la  publication  des  Anec- 
dotes pour  servir  à  V histoire  secrète  des  Ebugors, 
tout  en  anagrammes  peu  difficiles  à  résoudre. 

Les  Ebugors  (bougres)  sont  en  guerre  ouverte 
contre  les  Cythéréennes  ;  l'auteur  nous  les  pré- 
sente en  ces  termes  : 

«  Les  Ebugors  ou  Modosistes  (Sodomistes)  sont  un 
peuple  fort  ancien.  Ils  formaient  autrefois  un  corps 
de  nation.  Modose  (Sodome)  était  la  capitale  de 
leurs  Etats.  Un  ange  passant  un  jour  par  cette 
ville  fut  gracieusement  accueilli  par  les  principaux 
habitants.  Quoiqu'on  ne  sût  pas  le  caractère  dont 
ce  jeune  seigneur  était  revêtu,  comme  il  était 
d'une  figure  aimable,  chacun  vint  lui  offrir  sa 
maison.  Il  accepta  celle  d'un  bourgeois  nommé 
Toi  (Lot)  ;  les  autres,  jaloux  de  cette  préférence, 
vinrent  insulter  le  voyageur  chez  son  hôte.  L'ange 
sort  brusquement  et  part  pour  aller  porter  ses 
plaintes  au  Roi  son  maître.  Celui-ci,  pour  venger 
son  ambassadeur,  fit  tirer  à  boulets  rouges  sur  la 
ville  de  Modose  et  la  réduisit  en  cendres.  Depuis 
ce  temps  les  Ebugors  sont  dispersés  dans  tous  les 
lieux  du  monde.  Les  descendants  de  ce  peuple 
malheureux,  après  avoir  erré  longtemps,  arrivèrent 
à  Séthane  (Athènes),  où  ils  se  soutinrent  avec  lion- 


-  270  — 

neur  pendant  un  espace  de  temps  assez  considé- 
dérable.  Ils  firent  dans  ce  pays  plusieurs  prosé- 
lytes, parmi  lesquels  on  compte  le  fameux  Ascrote 
(Socrate).  De  nouveaux  malheurs  les  obligèrent 
de  passer  en  Elitia  (Italie).  On  leur  accorda  dans 
ce  pays  de  si  grands  privilèges  qu'ils  oublièrent 
leurs  anciennes  disgrâces.  On  les  vit  même  par- 
venir aux  plus  éminentes  dignités.  Le  nombre  des 
Modosistes  augmentant  tous  les  jours,  ils  résolu- 
rent d'envoyer  des  colonies  dans  quelques-uns  des 
Etats  voisins  ;  ils  tâchèrent  de  s'établir  dans  le 
royaume  des  Valges  Gaules). 

«  Thirosiren  (Henri  III),  les  reçut  favorablement, 
mais  après  la  mort  de  ce  Roi,  ils  ne  furent  pas 
fort  considérés.  Pour  se  procurer  un  établissement 
favorable  parmi  les  Valgois,  ils  travaillèrent  à 
mettre  dans  leurs  intérêts  la  plus  haute  noblesse, 
et  ils  réussirent.  » 

Il  faut  à  présent  faire  connaître  les  mœurs  d'un 
peuple  qui  fait  aujourd'hui  tant  de  bruit  dans  le 
inonde.  Les  Ebugors  sont  naturellement  spirituels, 
ennemis  des  préjugés,  et  d'un  caractère  fort  liant  ; 
leur  commerce  est  dangereux.  En  votre  présence 
ils  vous  font  mille  protestations  d'amitié,  tandis 
que  par  derrière  ils  vous  rendent  de  fort  mauvais 
offices.  Ce  sont  des  soldats  hardis,  la  crainte  du 
feu  ne  les  a  jamais  arrêtés  ;  faut-il  pénétrer  dans 
une  place,  ils  n'examinent  pas  si  la  brèche  est  pra- 


—  271  — 

ticable  ;  ils  déchirent,  ils  mettent  en  pièces  tout  ce 
qui  s'oppose  à  leur  fureur  ;  les  cris  des  blessés  ne 
sont  pas  capables  de  les  émouvoir,  mais  après 
l'action  ils  deviennent  beaucoup  plus  traitables. 
Quoi  qu'on  en  dise,  leur  service  n'est  pas  gra- 
cieux, et  je  suis  persuadé  qu'on  entre  plutôt  dans 
ce  corps  par  vanité  que  par  goût. 

Ils  avaient  à  leur  tête  Kulisber,  qui  avait  fait  ses 
premières  campagnes  parmi  les  Caginiens  (Igna- 
ciens  ou  Jésuites).  Après  avoir  passé  successive- 
ment par  tous  les  emplois  subalternes,  il  parvint 
au  premier  grade  militaire  ;  son  mérite  seul  l'éleva 
à  cette  sublime  dignité.  C'était  un  homme  zélé 
pour  sa  nation,  et  prêt  à  sacrifier  tout  pour  elle  ; 
actif,  entreprenant,  plein  de  feu,  il  n'aimait  pas  à 
combattre  en  rase  campagne  :  il  se  tirait  beaucoup 
mieux  d'affaire  dans  le  défilé  le  plus  étroit.  Sa 
valeur  se  trouvant  alors  resserrée,  se  roidissait 
contre  les  obstacles,  et  franchissait  avec  impétuo- 
sité les  plus  fortes  barrières. 

Les  Ebugors  serraient  de  près  la  ville  de  Cythère 
qui  songeait  à  se  rendre,  lorsqu'une  puissante 
armée  d'Ominesses  (moinesses  ou  religieuses)  vint 
à  son  secours.  Ces  braves  Amazones  jouèrent  au- 
trefois un  grand  rôle  dans  le  monde  sous  le  com- 
mandement de  Phosa  (Sapho).  Après  la  mort  de 
cette  illustre  générale,  leur  Empire  tomba  en  déca- 
dence; mais  il  commençait  à  reprendre  un  nouvel 


-  272  — 

éclat.  Les  Omine&ses  ont  pour  toute  arme  un  Ché- 
midoge,  une  espèce  dépée  fort  courte  dont  elles  se 
servent  fort  avantageusement.  Leur  gouvernement 
est  à  peu  près  semblable  à  celui  des  Ebugors.  Elles 
ont  beaucoup  de  penchant  pour  les  Cythéréennes, 
quoique  leurs  mœurs  et  leurs  coutumes  soient 
bien  différentes. 

Les  assiégeants  consternés  assemblent  le  Con- 
seil et,  après  délibération,  décident  de  porter  des 
propositions  de  paix,  qui  sont  acceptées. 

Au  terme  du  traité,  les  Ebugors  s'engagent  à  ne 
pas  étendre  davantage  leur  domination  à  cause 
des  inconvénients  qui  en  résulteraient  pour  le 
bien  commun.  Ils  pourront  vivre  selon  leurs  lois 
et  leurs  usage?,  mais  ils  ne  décrieront  pas,  comme 
ils  ont  fait  jusqu'ici,  le  gouvernement  des  Cythé- 
réennes. Au  contraire,  les  deux  peuples  travaille- 
ront de  concert  à  entretenir  la  paix,  et  auront 
l'un  pour  l'autre  les  égards  qu'ils  se  doivent  réci- 
proquement1. » 

Dans  la  deuxième  moitié  du  siècle,  sous  la  plume 
du  Gazetier  cuirassé,  les  «  Arracheurs  de  palis- 
sades »  ont  changé  de  nom  :  ils  sont  devenus  les 
Guèbres,  sans  doute  pour  leurs  mœurs  orientales. 

—  Il  y  a  un  quai  à  Paris  qui  n'a  pas  plus  de 

1  Anecdotes  peur  servir  à  l'hisioire  secrète  des  Ebugors,  à 
Medoso,  l'an  de  l'Ere  des  Ebugors  MMMCCCXXXIII  (1733).  - 
B.  N.  Enfer,  113,  p.  3,1-U,  95  sqq. 


—  273  — 

vingt-cinq  maisons,  parmi  lesquelles  on  compte 
au  moins  quinze  à  vingt  niches  de  Guèbres,  dont  la 
réputation  n'est  plus  à  faire.  (Les  anciens  Guèbres 
avaient  beaucoup  de  vénération  pour  le  feu,  les 
nouveaux  en  ont  beaucoup  de  crainte.) 

—  La  secte  des  Guèbres  a  pris  un  deuil  de  trois 
mois,  pour  le  champion  de  l'Ordre,  qui  vient  de 
mourir  dans  un  grand  hôtel,  rue  de  Charenton,  où 
il  a  vécu  à  discrétion  pendant  trente  ans. 

On  vient  de  faire  le  dénombrement  de  tous  les 
Guèbres  qui  sont  connus  à  Paris  :  leur  accrois- 
sement est  aussi  incroyable  qu'effrayant  ;  si  la 
multiplication  subite  des  moines  qui  ont  envahi 
l'empire  du  inonde  chrétien  ne  préparait  pas  aux 
merveilles  de  la  procréation  des  êtres  neutres,  on 
ne  croirait  pas  à  la  possibilité  de  leur  existence  : 
un  conlroversiste  prétend  que  les  Jésuites  ont 
répandu  des  missionnaires  dans  le  monde  pour 
fortifier  leurs  prosélytes  et  faire  de  nouvelles  con- 
versions ;  on  promet  une  couronne  civique  à  cha- 
que femme  qui  aura  reçu  l'abjuration  d'un  mem- 
bre de  cette  secte  ;  elle  est  recommandée  surtout 
aux  femmes  aimables,  qui  doivent  vaincre  leur 
répugnance  pour  être  utiles  à  l'humanité  l. 

Mais  Ebugors,  Guèbres  ou  «  Arracheurs  de  pa- 


1  Le  Gazetier  cuirassé,  pp.  164,  177,  180. 

18 


-  274  — 

lissades  »,  ils  se  font  insensibles  aux  charmes  de 
la  femme,  invertissant  ainsi  l'ordre  de  la  nature, 
éludant  même  les  règles  les  plus  élémentaires  de 
la  volupté  et  de  la  beauté.  Ils  sont  éternels,  comme 
le  vice  et  la  laideur. 


CHAPITRE  IX 

Les  Petites  Sociétés  d'amour.  —  Joyeux  et  Anti-Fa- 
çonniers. —  Les  Petits-Maîtres-  —  Les  Filles  du  bon 
ton.  —  Chevaliers  de  la  Clairon.  —  Les  Réjouis. 

Nous  avons  présenté,  avec  les  détails  qui  nous 
paraissaient  leur  convenir,  les  principales  Sociétés 
d'amour  dont  nous  avons  pu  retrouver  des  traces 
précises.  A  dessein,  nous  avons  écarté  de  notre 
sujet  les  associations  d'ordre  à  peu  près  exclusive- 
ment bachique,  tels  les  Ordres  de  la  Boisson  et  de 
la  Méduse,  qui  firent  quelque  bruit  au  commence- 
ment du  dix-huitième  siècle.  Nous  en  dirons  au- 
tant des  diplômes  délivrés  par  les  Ordres  Trincar- 
dins  et  donnant  licence  trincandi,  potandi,  bibendi, 
ridendi,  jocandi,  ludendi,  saltandiK 

Par  contre,  il  nous  paraîtrait  injuste  et  incons- 
ciencieux de  passer  sous  silence  un  certain  nom- 
bre de  Sociétés  qui,  sans  avoir  eu  l'éclat,  l'exten- 
sion ou  le  relief  de  la  Félicité,  des  Aphrodites  ou 
des  Anandrynes,  n'ont  pas  moins  marqué  leur 
existence  par  quelques  productions  significatives, 
et  n'étaient  pas  moins  consacrées ,  dévouées  à  la 

1  Voir  Y  Hermès  romanus,  t.  II,  p.  423. 


—  276  - 

galanterie,  soit  directement  et  par  une  enseigne 
franche,  soit  indirectement  et  sous  le  couvert  de 
préoccupations  d'ordre  analogue.  Mais  nous  avons 
pensé  que  ce  serait  besogne  trop  minuscule,  inuti- 
lement tatillonne  et  formaliste,  de  chercher  entre 
ces  sociétés  un  classement  méthodique.  Nous 
nous  contenterons  donc  de  présenter  les  docu- 
ments dans  un  ordre  aussi  exactement  chronolo- 
gique que  possible. 

La  Société  des  Chevaliers  de  la  Joye  fut  fondée  à 
Mézières  dans  les  toutes  dernières  années  du  dix- 
septième  siècle,  sous  la  protection  de  Bacchus  et 
de  l'Amour.  C'est  à  l'occasion  du  Carnaval,  de  tout 
temps  saison  de  la  joie  et  des  divertissements,  des 
jeux  et  de  la  bonne  chère,  que  le  fondateur 
inconnu  a  cherché  le  moyen  d'assurer  à  un  petit 
cercle  de  frères  et  sœurs  une  suite  ininterrompue 
de  plaisirs  toujours  nouveaux.  Pour  éviter  la  con- 
fusion dans  une  si  belle  entreprise,  il  a  lui-même 
donné  les  règles  telles  qu'elles  lui  ont  été  inspirées 
par  Bacchus  et  par  l'Amour ,  protecteurs  de 
l'Ordre. 

Il  a  d'abord  établi  trois  dignités  remplies  par 
trois  personnes  d'un  mérite  distingué,  ennemies 
mortelles  du  chagrin,  et  capables  d'inspirer  de  la 
joie  dans  les  cœurs  qui  en  sont  le  moins  suscep- 
tibles. Ceux  qui  posséderont  ces  dignités  enivran- 


—  277  — 

tes  seront  :  ïéminentissime  grand-maitre,  le  grand- 
commandeur  etle grand-prieur. Ils  seront  distingués: 
le  grand-maître  par  un  ruban  vert,  large  de  deux 
doigts,  qu'il  portera  en  bandoulière,  au  bout  du- 
quel sera  attachée  une  médaille  d'argent,  relevée 
des  armes  de  l'Ordre,  qui  représentera  Bacchus  et 
l'Amour  avec  leurs  attributs,  qui  s'embrasseront 
pour  marque  de  leur  union,  et  seront  couronnés 
d'une  même  couronne  composée  de  pampre  et  de 
myrthe,  avec  cette  devise  autour  de  la  médaille  : 
Lajoye  nous  unit. 

Le  grand-commandeur  et  le  grand-prieur  porte- 
ront une  même  médaille  au  bout  d'un  ruban  vert 
qui  leur  pendra  au  cou.  Les  simples  chevaliers  et 
officiers  subalternes  la  porteront  aussi  avec  un 
ruban  vert  attaché  à  la  boutonnière  du  justau- 
corps; sur  les  revers  de  la  médaille  de  l'Ordre  les 
chevaliers  feront  graver  la  devise  qui  conviendra 
le  plus  à  la  disposition  de  leurs  cœurs. 

L'élection  des  trois  premières  dignités  de  l'Ordre 
se  fera  à  la  pluralité  des  voix  dans  la  première 
assemblée  où,  après  une  ample  effusion  de  vin,  on 
implorera  le  secours  et  l'inspiration  des  divinités 
protectrices. 

Règles  des  Chevaliers  de  la  Joye 

I.  Ceux  qui  voudront  être  reçus  dans  l'Ordre  de 
la  Joye  seront  obligés  de  fournir  des  certificats  en 


—  278  — 

bonne  forme  de  leur  belle  humeur,  de  leur  gaieté 
et  de  leur  honnêteté  avec  les  dames,  et  s'obligeront 
d'exécuter  à  la  lettre  les  statuts  de  l'Ordre. 

II.  Chacun  des  chevaliers  fera  choix  d'une  dame 
qu'il  fera  recevoir  chevalière  avec  lui;  elle  donnera 
les  mêmes  preuves  et  jouira  des  prérogatives  de 
son  chevalier  :  elle  sera  obligée  de  porter  comme 
lui  une  médaille  et  de  se  conformer  religieusement 
aux  statuts. 

III.  L'on  ne  recevra  dans  l'Ordre  aucun  che- 
valier qui  ne  soit  gentilhomme,  ou  qui  ne  vive 
noblement. 

IV.  Pour  entretenir  la  bonne  union,  qui  fait  une 
des  principales  parties  de  l'Ordre,  les  chevaliers 
s'assembleront  deux  fois  la  semaine,  le  dimanche 
et  le  jeudi,  pour  délibérer  sur  les  affaires  de 
l'Ordre. 

V.  Les  jours  d'assemblée  les  chevaliers  régale- 
ront leurs  confrères  chacun  à  leur  tour,  avec  abon- 
dance de  vin,  de  toutes  sortes  de  liqueurs,  de 
violons  et  de  bonne  chère;  surtout  la  joye  fera 
l'ornement  de  leurs  repas. 

VI.  Pour  éviter  la  confusion,  l'on  donnera  un 
bouquet  au  chevalier  qui  sera  obligé  par  son  tour 
de  régaler  ses  confrères. 

VII.  Dans  les  repas  qui  se  donneront,  les  che- 
valiers feront  un  carillon  perpétuel  de  verres,  qui 


—  279  — 

ne  sera  interrompu  que  par  des  chansons  bachi- 
ques, et  les  plus  divertissantes. 

VIII.  Les  chevaliers  porteront  toute  sorte  de 
respect  au  grand-maître  et  à  ses  officiers,  lesquels 
seront  assis,  dans  les  repas,  par  distinction,  sui- 
des chaises  élevées  au-dessus  du  reste  des  cheva- 
liers, et  le  grand-maitre  aura  la  sienne  au-dessus 
de  la  leur. 

IX.  La  dame  du  grand-maitre  et  celles  des  pre- 
miers officiers  observeront  la  même  élévation  des 
rangs  que  leurs  chevaliers  auront  dans  les  assem- 
blées. 

X.  Lorsque  le  grand-maître  commandera  à 
quelqu'un  de  chanter  ou  de  régaler  la  compagnie 
par  quelques  contes  agréables,  il  ne  s'en  pourra 
défendre  sous  quelque  prétexte  que  ce  puisse  être. 

XI.  La  dame  du  grand-maître  aura  le  même 
empire  sur  les  chevalières. 

XII.  Les  chevaliers  et  leurs  dames  vivront  dans 
une  parfaite  union  et  soutiendront  envers  eux  et 
autres  tout  l'honneur  de  l'Ordre,  au  péril  de  leur 
vie  et  de  leurs  biens. 

XIII.  S'il  arrivait  par  malheur  quelque  différend 
entre  les  chevaliers  ou  leurs  dames,  le  grand- 
maitre  et  ses  officiers  le  termineront  sur-le-champ 
de  leur  propre  autorité,  et  ceux  qui  ne  voudront 
pas  obéir  à  leur  décision  seront  chassés  honteuse- 


—  280  - 

ment  de  l'Ordre  comme  perturbateurs  de  la  Joye 
publique. 

XIV.  Les  chevaliers  et  chevalières  seront  obligés 
de  porter  en  tous  temps  leur  médaille;  ceux  qui 
seront  surpris  sans  en  avoir  seront  privés  pour  la 
première  fois  des  plaisirs  de  deux  assemblées; 
pour  la  seconde  ils  seront  interdits  de  l'Ordre  aussi 
longtemps  qu'il  plaira  au  grand-maître,  et  à  la 
troisième  fois  ils  seront  exclus  sans  retour  de  la 
société  de  leurs  confrères  et  livrés  en  proie  à  leurs 
remords. 

XV.  Un  chevalier,  le  jour  de  sa  réception,  après 
avoir  fait  choix  d'une  chevalière,  s'attachera  à 
elle,  la  préviendra  en  tout  ce  qu'elle  pourrait 
exiger  de  lui,  et  lui  ôtera  tout  sujet  de  jalousie,  en 
ne  marquant  point  d'empressement  pour  d'autres 
que  pour  elle,  sans  néanmoins  manquer  à  la  civi- 
lité, qui  demande  un  accueil  riant  pour  tout  le 
monde. 

La  réception  d'un  chevalier  de  la  Joye  donnait 
lieu  à  une  solennelle  cérémonie.  Après  lui  avoir 
donné  lecture  des  statuts,  le  grand-maître,  accom- 
pagné de  ses  officiers  et  suivi  de  tous  les  cheva- 
liers et  chevalières  de  l'Ordre,  lui  faisait  mettre 
un  genou  en  terre  et  prononcer  le  serment  suivant  : 

«  Je  fais  vœu,  en  présence  de  Bacchus  et  de 
l'Amour,  d'observer  religieusement  les  statuts  de 


—  281  — 

Y  Ordre  illustre  de  la  Joye,  et  promets  de  garder 
jusqu'au  dernier  soupir  la  belle  humeur  qui  est 
une  des  plus  belles  qualités  d'un  chevalier  accom- 
pli; je  promets  de  conserver  toute  ma  vie  une 
complaisance  et  une  honnêteté  inviolable  pour  les 
dames,  et  de  regarder  d'un  œil  tranquille  la  perte 
de  nos  biens  plutôt  que  de  sortir  du  caractère 
d'un  véritable  Chevalier  de  la  Joye.  En  foi  de  quoi 
j'ai  signé  le  présent  serment  d'une  encre  de  cou- 
leur de  vin.  » 

Puis  on  lui  faisait  passer  par  trois  fois  sur  la 
tête  un  verre  de  vin,  des  plus  grands  qui  se  trou- 
vaient, et  qu'il  devait  avaler  d'un  seul  trait,  sans 
chanceler.  S'il  avait  bien  accompli  l'épreuve,  le 
grand -maître  prenait  une  médaille  qu'on  lui 
apportait  dans  un  bassin  d'argent  et  la  remettait 
au  grand -commandeur  et  au  grand-prieur  qui 
l'attachaient  au  nouveau  chevalier.  Après  quoi, 
ce  dernier  embrassait  tous  les  chevaliers  et  che- 
valières présents,  et  on  lui  expédiait  ses  lettres  de 
réception  sous  la  lormule  suivante  : 

«  Nous,  ennemi  capital  du  chagrin,  ami  de  la 
liberté  et  grand-maître  de  Y  Ordre  de  la  Joye,  sur 
preuves  à  nous  données  de  la  belle  humeur,  com- 
plaisance pour  les  dames  et  bon  appétit  de 

l'avons  trouvé  digne  de  participer  aux  plaisirs  de 
notre  Ordre,  enjoignons  à  nos  bons  et  féaux  amis 
rôtisseurs,  cabaretiers,  traiteurs,  pâtissiers,  café- 


—  282  — 

tiers,  marchands  de  ratafia  et  violons,  d'avoir  à 
le  reconnaître  pour  membre  de  notre  corps,  dès 
ce  jour  et  à  l'avenir,  et  de  lui  fournir,  sitôt  qu'il  se 
présentera,  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  la  joie,  à 
la  bonne  chère  et  aux  cadeaux  qu'il  voudra  donner 
aux  dames,  car  tel  est  notre  plaisir.  » 

«  Collationné  à  l'original  par  moi,  secrétaire  de 
l'Ordre  de  la  Joye, 

Le  Chevalier  de  Belle-Humeur.  » 

Les  mêmes  cérémonies  s'observaient  pour  la 
réception  de  la  dame  que  le  chevalier  présentait  à 
la  dame  du  grand-maître  pour  sa  chevalière. 

Enfin  les  quelques  surnoms  que  nous  connais- 
sons des  Chevaliers  de  la  Joye  nous  permettent 
d'affirmer  que  l'Ordre  évitait  avec  soin  tout  ce 
qui  aurait  pu  engendrer  la  mélancolie,  tandis 
qu  il  s'entourait  de  gaieté,  de  fraîcheur,  de  belle 
humeur  et  de  la  suprême  source  de  joie,  la 
beauté. 

L'éminentissime  grand -maître  était  qualifié 
d'  «  ennemi  capital  du  chagrin  et  d'ami  de  la 
liberté  »;  le  grand-commandeur  s'affirmait  «  par- 
tisan des  ris,  des  jeux  et  de  la  bonne  chère  »;  le 
grand-prieur,  «  fléau  de  la  mélancolie  »;  le  secré- 
taire élait  «  chevalier  de  Belle  Humeur  ».  Enfin  ic 
chevalier  du  Printemps,  les  chevaliers  Fidèle, 
Frétillant,    Sans-Souci,    Constant,    Magnifique, 


—  283  — 

Complaisant,  le  chevalier  de  l'Espérance,  pour 
peu  qu'ils  justifiassent  leurs  surnoms,  ne  devaient 
guère  être  renfrognés  et  misanthropes.  Bacchus  et 
l'Amour  les  inspiraient  1  l 

Laurent  Bordelon,  docteur  en  théologie  et  auteur 
satirique,  fut  un  écrivain  très  fécond,  mais,  sem- 
ble-t-il ,  peu  présomptueux ,  puisqu'il  appelait 
ses  ouvrages  «  ses  péchés  mortels,  dont  le  public 
faisait  pénitence.  » 

L'un  de  ses  écrits,  très  peu  commun  aujour- 
d'hui, nous  initie  à  la  connaissance  d'une  coterie 
nettement  dénommée  «  la  Coterie  des  Antifaçon- 
niers »,  établie,  nous  dit-il  mystérieusement,  dans 
L.  C.  J.  D.  B.  L.  S.  La  relation  de  Bordelon, 
adressée  tout  aussi  mystérieusement  A.  M.  L.  D., 
est  présentée  comme  provenant  d'un  inconnu,  se 
disant  modestement  «  l'instituteur,  le  fondateur  et 
le  principal  mobile»  de  la  Coterie.  C'est  lui-même 
qui  va  nous  instruire.  Il  nous  apprend  d'abord 
que  «  Coterie  est  une  société  de  gens  qui  s'assem- 
blent de  temps  en  temps  pour  discourir,  pour  se 
divertir,  pour  s'instruire  ou  pour  s'amuser.  » 
Puis  après  un  bavardage  insignifiant,  il  entre  dans 
le  sujet  : 

1  Institution  de  l'Ordre  des  Chevaliers  de  la  Joye.  sous  la 
protection  de  Bacchus  et  de  l'Amour,  établie  à  Mézières  le 
18  janvier  1696.  Réimprimé  dans  les  Variétés  historiques  et 
littéraires  de  Fournier,  Paris  1857,  in-16,  t.  VII,  p.  237  sqq. 


-  284  — 

La  Coterie  des  Antifaçonniers  est  composée  de 
vingt  personnes  absolument  ennemies  des  céré- 
monies et  des  façons  qui,  étant  ensemble,  ne  se 
contraignent  en  rien,  qui  disent  et  qui  font  tout  ce 
qu'il  leur  plaît,  avec  pourtant  une  exacte  atten- 
tion, pour  ne  point  contrevenir  aux  bienséances 
que  la  société  civile  et  que  la  raison  demandent 
qu'on  observe.  La  sincérité  règne  entre  eux,  et  le 
cérémonial  en  est  entièrement  banni.  Nous  nous 
assemblons  une  fois  le  mois  à  certain  jour  pré- 
fixe ;  nous  entrons,  nous  nous  abordons,  nous 
nous  quittons,  nous  sortons  sans  rien  exiger  de 
personne,  et  sans  que  personne  exige  rien  de 
nous  :  loin  de  là  toutes  ces  circonspections  gê- 
nantes, tous  ces  ménagements  onéreux,  toutes  ces 
tirades  de  compliments,  toutes  ces  convulsions  de 
civilités,  qu'un  faux  zèle  a  imaginés,  et  qu'un  ridi- 
cule usage  entretient.  On  pousse  dans  cette  société 
bien  plus  loin  encore  la  franchise  ;  nous  nous  di- 
sons réciproquement  les  uns  aux  autres  nos  véri- 
tés, nous  les  écoutons,  et  nous  ne  nous  en  fâchons 
point  ;  au  contraire,  nous  nous  en  divertissons 
comme  d'un  spectacle  que  nous  nous  donnons  à 
nous-mêmes,  et  où  nous  sommes  également  les 
acteurs  et  les  spectateurs.  Y  a-t-il  aucune  société 
où  l'on  soit  aussi  sociable  ? 

Le  lieu  où  nous  nous  assemblons  est  presque 
aussi  rond  qu'une  boule  ;  et  comme  il  est  petit,  et 


—  285  — 

que  ses  fondements  ne  sont  fixes  qu'autant  qu'on 
le  veut,  dans  de  certaines  occasions  on  le  peut 
porter  et  transporter  aisément  ;  aussi  le  change- 
t-on  souvent  de  place,  ce  qui  nous  est  d'une  très 
grande  commodité. 

Quelque  petit  que  soit  ce  lieu  de  notre  assem- 
blée, nous  ne  laissons  pas  d'y  trouver  autant  d'é- 
tendue que  nous  en  demandons;  nous  n'avons 
qu'à  vouloir,  et  sur-le-champ  l'espace  s'agrandit, 
et  nous  nous  y  promenons  à  notre  aise.  Sans  en 
sortir,  nous  portons  nos  vues  aussi  loin  que  nous 
voulons  qu'elles  aillent.  Ne  peusez  pas  que  pour 
cela  nous  nous  servions  de  lunettes  d'approche  ; 
elles  nous  y  seraient  inutiles,  puisque,  s'il  y  a 
quelques  fenêtres,  elles  sont  si  embarrassées  et 
d'une  construction  si  labyrinthique,  qu'aucun  ins- 
trument de  droite  ligne  ne  pourrait  s'y  placer. 

Vous  êtes  apparemment  curieux  de  savoir  ce 
qui  se  passe  dans  ces  assemblées.  On  y  raconte 
des  histoires,  des  circonstances  importantes,  des 
faits  intéressants  ;  on  y  lit  des  ouvrages,  on  y  joue 
à  de  certains  jeux  d'esprit  que  nous  avons  imagi- 
nés; on  y  dit  des  nouvelles,  on  s'y  mêle  quelque- 
fois de  faire  des  critiques  ;  on  s'y  entretient  des 
livres,  des  divertissements  et  des  spectacles  qui 
viennent  de  paraître  ;  enfin  on  s'y  amuse  en  une 
infinité  de  manières,  selon  les  occasions  qui  se 
présentent,  selon  l'humeur  où  l'on  est,  selon  que 


—  286  - 

les  nouveautés  donnent.  Les  antiquailles  usées  y 
trouvent  rarement  place  ;  si  l'on  y  en  produit, 
c'est  bien  moins  pour  se  montrer  savant  que  pour 
s'en  divertir.  Nous  n'avons  point  du  tout  besoin 
d'aller  chercher  dans  l'antiquité  de  quoi  soutenir 
nos  conversations  :  car  outre  que  ce  qui  se  passe 
dans  notre  temps  nous  fournit  assez  pour  cela, 
c'est  que  quand  même  il  ne  se  passerait  rien  à 
présent  au  dehors  qui  put  nous  occuper  selon 
notre  goût,  nous  pouvons  tirer  de  notre  propre 
fond  plus  qu'il  ne  nous  faut  de  matières  et  de 
sujets  pour  y  suppléer. 

Laurent  Bordelon,  ou  son  bénévole  mais  mysté- 
rieux correspondant,  nous  fait  connaître  les  noms 
et  conditions  des  personnes  qui  composent  la 
Coterie  des  Antifaçonniers,  avec  quelques  détails 
pittoresques  sur  les  plus  remarquables  de  ces  con- 
frères. C'est  une  véritable  «  Société  des  Un  »  que 
cette  confrérie  ;  jugez  plutôt.  Elle  comprend  :  Do- 
dunet,  abbé,  bénéficier,  prédicateur;  Martéole, 
religieux  ;  Sapion,  homme  de  robe,  occupant  un 
rang  considérable  dans  la  magistrature  ;  Ripa- 
trope ,  médecin-chirurgien-apothicaire  ;  Ponde- 
rode,  bijoutier  enrichi,  fabriquant  encore  des  bi- 
joux en  unique  exemplaire  pour  constituer  un 
musée  qu'il  montre  seulement  à  ses  intimes  amis; 
Fureton,  musicien  ;  Paristan,  comédien  ;  Fracas- 
tin,  homme  de  guerre;  Nofaine,  homme  de  cour, 


—  287  — 

aux  allures  d'Alphonse  mondain.  Des  gens  très 
bien  instruits  affirment  qu'ayant  peu  de  bien,  il 
avait  épuisé  les  finances  de  plus  de  six  riches  cita- 
dines pour  soutenir  sa  noblesse.  Une  femme  prête 
à  devenir  sa  maîtresse  se  rend  compte  qu'elle  sera 
pour  lui  une  «  vache  à  lait  ».  Nous  trouvons  en- 
core :  Pipatou,  auteur,  savant,  académicien,  gram- 
mairien, critique,  commentateur,  traducteur,  phi- 
losophe, mathématicien,  etc.  ;  Grobisot,  financier  ; 
Viantor,  voyageur,  qui  n'est  point  sorti  de  son 
pays  ;  il  a  plaisir  à  conter  ses  voyages  imaginaires, 
ses  confrères  ont  plaisir  à  le  croire  ;  Didorbec, 
libraire  ;  Cardebatte,  joueur  ;  Scandide,  poète  ;  Lu- 
pinade,  grand  rieur  et  grand  polisson;  Pianlair, 
danseur,  qui  a  vainement  tenté  d'apprendre  à  ses 
confrères  à  faire  des  révérences  en  entrant,  en  sor- 
tant, en  passant  les  uns  devant  les  autres  :  ils 
n'ont  jamais  voulu  s'y  soumettre.  Mais  il  a  juré 
qu'il  leur  ferait  danser  un  ballet  de  sa  compo- 
sition. 

Le  personnel  de  la  Coterie  ne  comprend  encore 
que  trois  femmes  :  une  demoiselle  Flamette,  une 
femme  mariée  Polimine,  une  veuve  Grimiane. 

Flamette  est  une  fille  de  moyen  âge,  assez  jolie 
et  assez  enjouée  pour  plaire  ;  aussi  quelques-uns 
de  nos  associés  font-ils  volontiers  la  roue  autour 
d'elle.  O  nature  !  nature  !  quand  elle  est  dans  nos 
assemblées ,   on  y  remarque  beaucoup  plus  de 


—  288  - 

gaieté  que  quand  elle  n'y  est  pas  ;  les  plus  sérieux 
se  dérident  en  sa  présence,  les  plus  vieux  font  les 
petits  mièvres,  et  ne  touchent  presque  pas  les 
pieds  à  terre.  Flamette  s'en  aperçoit  (car  il  n'y  a 
rien  dont  les  filles  s'aperçoivent  plus  facilement) 
et  s'en  divertit  de  tout  son  cœur. 

N'allez  pourtant  pas  vous  imaginer  qu'on  la 
cajole  dans  les  formes,  qu'on  fasse  l'amour  chez 
nous;  hélas  !  si  cela  arrivait,  tout  irait  de  travers 
dans  notre  Coterie.  Non,  certes,  on  n'y  fait  point 
l'amour  ;  on  en  parle,  on  en  discourt,  on  en  fait 
des  histoires,  on  en  rapporte  des  aventures  ;  mais 
je  vous  proteste  encore  une  fois  qu'on  n'y  fait 
point  l'amour;  tablez  là-dessus.  Et  quant  à  ce  que 
vous  venez  de  lire  de  nos  mièvres  et  de  nos  fai- 
seurs de  roues,  j'ai  seulement  voulu  dire  qu'on  s'y 
sent  tout  je  ne  sais  comment  à  la  vue  d'un  petit 
minois,  quand  il  est  joli,  quand  on  le  regarde  avec 
un  je  ne  sais  quel  plaisir,  et  qu'on  voudrait  en 
être  regardé  de  même.  Voilà  le  nec  plus  ultra  de 
nos  amoureux,  et  à  quoi  se  termine  leur  coquet- 
terie. 

Polimine  est  la  femme  d'un  financier  qui  est 
tous  les  ans  trois  ou  quatre  fois  en  campagne  pour 
faire  ce  qu'on  appelle  une  tournée.  Sa  femme  reste 
à  la  ville  avec  une  entière  liberté  de  ses  pensées, 
de  ses  paroles  et  de  ses  actions  ;  mais,  rassurez- 
vous,  elle  n'en  abuse  pas.  Elle  ne  connaît  la  co- 


OUI  OU  NON 


(  Moiîeau    le   Jeune) 


-  289  - 

quetterie  tout  au  plus  que  de  nom.  Vraiment  elle 
a  bien  d'autres  occupations  que  celles  de  la  galan- 
terie. Je  vous  donnerais  vingt  ans  pour  deviner  ces 
occupations,  et  je  serais  le  plus  trompé  du  monde, 
si  vous  en  veniez  à  bout.  » 

Evidemment.  Polimine  ne  s'occupe  que...  d'al- 
gèbre. Mais  non  pas  en  passant,  par  fantaisie  ; 
elle  réduirait  à  quia  les  algébristes  les  plus  compé- 
tents. Elle  est  inépuisable  sur  cette  matière.  Ses 
étoffes,  ses  dentelles,  ses  chemises,  ses  bas,  ses 
souliers,  ses  manières  de  s'habiller,  de  se  coiffer, 
ses  meubles,  enfin  tout  ce  qui  se  trouve  chez  elle, 
sur  elle,  en  elle,  sent  l'algèbre. 

Le  moyen  de  reconnaître  l'odeur  algébrique  sur 
des  chemises  ou  des  bas  de  femme  ,  Bordelon 
néglige  de  nous  le  faire  connaître.  Dommage  ! 

Quant  à  Grimiane,  elle  est  veuve  et  prude.  Elle 
passe  le  moyen  âge,  elle  prêche  continuellement 
le  détachement  des  plaisirs  du  monde  ;  mais  elle 
se  requinque  beaucoup.  L'auteur  veut  dire  —  et  il 
l'explique  —  qu'elle  fait  la  petite  bouche,  qu'elle 
minaude  modestement,  qu'elle  se  mord  les  lèvres, 
qu'elle  aime  mieux  sourire  que  rire  à  bouche  ou- 
verte, parce  qu'elle  a  ses  raisons  pour  cela  ;  qu'elle 
dit  des  «  fi  donc  !  »  d'une  manière  qui  ne  rebute 
point;  qu'elle  ne  porte  ni  rubans  ni  dentelles, 
mais  que  son  linge  est  blanchi  par  la  meilleure 
blanchisseuse  el  fait  par  la  plus  habile  faiseuse  ; 

19 


—  290  — 

enfin  qu'il  faudrait  qu'elle  devînt  intéressée  à 
l'excès  et  qu'on  lui  offrît  une  effroyable  somme 
d'argent  pour  l'engager  à  montrer  son  extrait 
baptistaire  *•. 

Pour  des  anti-façonnières,  ces  femmes  ne  man- 
quent pas  de  coquetterie.  Aussi  pouvons-nous 
nous  fier  à  elles  pour  modifier  des  statuts  codifiant 
«  l'oubli  et  le  débarras  de  tout  ce  que  la  galanterie 
a  eu  l'babitude  de  mettre  dans  l'amour». 

Cette  camaraderie  anti-façonnière,  on  sait  d'ail- 
leurs à  quoi  elle  aboutit  fatalement.  Que  les 
intentions  soient  pures  au  début,  il  ne  nous  coûte 
rien  de  le  croire  ;  mais  les  intentions  sont  pour  si 
peu,  et  un  coin  de  chair  entrevu  induit  à  de  si 
brusques  revirements  !  Et  puis,  parmi  dix-sept 
hommes,  il  y  avait  bien  au  moins  un  pince-sans- 
rire,  un  doux  sceptique...  Elle  est  de  tous  les  temps 
la  réplique  de  ce  clubman  si  souvent  citée.  Une 
jeuue  et  jolie  femme,  désireuse  de  vivre  en  cama- 
rade avec  quelques  hommes  du  monde,  avait 
stipulé,  exigé  que,  sans  considération  de  galanterie 
pour  son  sexe,  on  la  traitât  en  homme.  Le  dîner 
se  passe  bien,  les  propos  grivois  échauffent 
l'atmosphère  ;  vers  la  fin  de  la  soirée,  l'un  des 
camarades,  qui  se  plaisait  à  corser  les  sujets  de 

1  Laurent  Bordelon,  La  Coterie  des  Antifaçonniers,  établie 
dans  L.  C.  D.  B.  L.  S.  —  Relation  où  l'on  traite  de  l'éta- 
blissement de  cette  coterie.  —  Paris  1716. 


—  291  — 

conversation,  vient  à  la  jeune  femme  et,  lui  tapant 
sur  le  ventre,  lui  dit  avec  un  gros  rire  :  «  Eh  bien, 
mon  vieux,  si  nous  allions  pisser  maintenant.  » 

La  malice  étant  une  qualité  précieuse  en  galan- 
terie, plus  spécialement  dans  celle  du  dix-huitième 
siècle,  il  nous  semble  intéressant  de  consigner  ici  les 
statuts  de  Y  Ordre  de  la  Malice,  «  institué  par  très 
aimable  et  très  digne  dame  madame  Agrippine  de 
la  Bonté  même.  » 

I.  —  Il  n'y  aura  que  quatre  dignités,  qui  seront 
toujours  remplies  par  le  beau  sexe,  comme  entrant 
mieux  dans  l'esprit  de  l'Ordre.  Ces  dignités  seront 
celles  de  grande-maîtresse,  de  lieutenante,  de 
chancelière,  de  trésorière.  L'Ordre  sera,  outre  cela, 
composé  de  quatre  commandeurs  et  de  quatre 
chevaliers,  dont  l'élection  se  fera  en  conscience  et 
connaissance  des  mérites  et  talent  en  malice. 

II.  —  Tous  ceux  et  celles  qui  se  présenteront 
pour  être  admis  dans  Y  Ordre  doivent  avoir  les 
qualités  requises  pour  occuper  les  places  qui 
pourront  leur  être  confiées. 

III.  —  Ils  seront  obligés  de  prouver  deux  années 
au  moins  d'exercice  réel  ou  d'intention  ;  ce  qui 
sera  vérifié  par  titres  qu'ils  soumettront  à  l'examen 
de  la  chancelière  de  Y  Ordre. 

IV.  —  Le  noviciat  sera  d'une  année,  et  pendant 
ce  temps  les  Novices  seront  obligés  de  donner  à  la 


—  292  — 

lieulenante,  deux  fois  par  jour,  les  moyens  les  plus 
fins  et  les  plus  adroits  d'attraper  et  de  faire  donner 
dans  le  panneau  ceux  que  l'Ordre  voudra  favoriser 
de  son  amitié  et  de  sa  bienveillance. 

V.  —  On  ne  sera  reçu  Profès  qu'après  avoir 
exactement  rempli  les  obligations  du  noviciat  ;  ce 
qui  sera  certifié  par  la  lieutenante,  et  examiné  en 
plein  chapitre. 

VI.  -  -  Défenses  sont  faites  de  prendre  aucun 
domestique  champenois,  suisse  ou  picard  K 

VII.  —  On  ne  pourra  faire  élever  dans  sa  maison 
ni  dindons,  ni  oies,  ni  moutons. 

VIII.  —  Mais  on  aura,  pour  le  bon  exemple, 
beaucoup  de  singes,  de  chats,  de  perroquets,  de 
chouettes,  de  renards  et  de  pies. 

IX.  —  Les  principaux  livres  de  la  bibliothèque 
seront  Y  Espiègle,  Richard  sans  Peur,  Buscon, 
Gusman  d'Alfarache,  Gil  Blas,  le  Pince-sans-rire, 
Y  Histoire  des  pages,  les  Anecdotes  des  pensionnaires 
des  religieuses. 

Cet  ordre  fut  institué,  nous  dit  l'abbé  Coupé  qui 
nous  transmet  ces  documents,  le  1er  mai  1734,  par 
une  dame  charmante  dont  le  nom  nous  est  inconnu. 
Chaque  chevalier  et  chevalière  portait  un   petit 

1  On  connaît  les  proverbes  :  «  Quatre-vingt-dix-neuf  Cham- 
penois et  un  mouton  font  cent»;  —  «Je  l'ai  fait  venir  d'Amiens 
pour  être  Suisse.  » 


293 


cordon  gris  de  lin,  auquel  était  attachée  une  minia- 
ture ovale  en  émail,  bouclée  d'un  fil  d'or  :  cette 
miniature  représentait  un  singe  (dont  la  malice 
est    avérée)  et  on  lisait  ces  vers    derrière    cette 

figure  : 

Pour  vous  imiter  je  suis  fait  ; 
C'est  là  mon  plus  noble  exercice  ; 
Aussi,  par  un  retour  parfait, 
Vous  me  ressemblez  en  malice.  * 

Se  proposer  le  singe  pour  modèle,  quelle  impru- 
dence !  Cet  animal  a  de  si  indiscrètes  manifesta- 
tions en  face  d'une  personne  du  beau  sexe  !  Elles 
auraient  sans  doute  difficilement  compté  parmi 
les  bons  tours  et  les  malices  que  devait  un  fidèle 
chevalier  à  toutes  les  chevalières.  Honni  soit  qui 
mal  y  pense! 

La  Frivolité  et  le  Papillonnage  n'ont  sans  doute 
jamais  existé  comme  Sociétés  constituées,  mais 
elles  symbolisent  toute  une  classe  d'individus  très 
fats  et  très  désagréables  qu'on  appelait  déjà  des 
«merveilleux»,  mais  plus  souvent  des  «petits- 
maîtres». 

ïls  sont  représentés  d'abord  en  la  personne  de 
Messire  Alexandre  Hercule  Epaminondas,  cheva- 
lier de  Muscoloris,  Grand-Petit-Maître  de  l'Ordre 
de  la  Frivolité.  Né  en  1736,  fils  d'une  mère  pleine 

1  Abbé  Coupé,  Variétés  littéraires  :  Littérature  légère  ± 
Paris  1786  ;  t.  I,  p.  178. 


—  294  - 

d'agréments,  qui  a  accouché  de  lui  au  milieu  d'un 
bal,  qui  passa  toute  sa  vie  dans  les  délices  de  la 
table  et  du  jeu,  et  qui  mourut  à  l'Opéra  le  plus 
gracieusement  qu'il  est  possible,  le  comte  de 
Muscoloris  put  être  justement  appelé  de  bonne 
heure  l'enfant  de  la  volupté.  Tout  concourut  à  le 
rendre  magnifiquement  heureux.  Il  était  aussi 
riche  que  beau,  et  aussi  bien  pris  dans  sa  taille 
que  spirituel.  Le  célèbre  Marcel  ne  forma  jamais 
un  plus  élégant  danseur,  et  le  Palais-Royal  ne  vit 
jamais  un  plus  charmant  cavalier.  Les  trente-six 
articles  qui  constituent  la  beauté,  selon  les  obser- 
vations de  Minaroiti,  se  comptaient  sur  sa  per- 
sonne, et  se  prêtaient  un  secours  mutuel  pour  en 
faire  une  collection  de  gentillesses  et  d'agréments. 

Après  de  longs  voyages,  au  cours  desquels  il 
avait  vainement  cherché  ailleurs  l'élégance  et  la 
finesse,  il  revint  se  fixer  à  Paris  où  ses  qualités 
pouvaient  seulement  trouver  un  emploi  digne 
d'elles.  Ses  belles  manières  le  rendant  le  prototype 
des  grâces,  des  modes  et  du  bon  goût,  lui  méritè- 
rent à  la  fin  de  1757  l'honneur  d'entrer  dans  l'Or" 
dre  de  la  Frivolité,  et  ses  talents  s'y  développèrent 
avec  tant  d'éclat  qu'il  fut  unanimement  élu  Grand- 
Petît-Maître  le  4  janvier  1758. 

L'Ordre  de  la  Frivolité,  institue  par  le  marquis 
de  Futilet  au  commencement  du  xvme  siècle,  est 
composé  de  trois  cents  vrais  Petits-Maîtres  et  de 


—  295  — 

six  mille  Petits-Maîtres  manques  qui  sont  les 
Frères  servants.  Les  statuts  prouvent  le  génie  de 
l'institution  : 

1°  Les  chevaliers  vivent  répandus  dans  tout 
Paris  pour  y  entretenir  le  goût  des  modes,  l'éten- 
dre et  le  perfectionner  ;  et  ils  ont  des  députés  qui 
vont  annuellement  dans  les  provinces  annoncer 
les  nouvelles  manières  de  parler,  de  s'habiller,  de 
se  friser  et  de  marcher. 

2°  Ils  ne  prennent  jamais  conseil  que  d'eux- 
mêmes,  rejettent  toute  autorité,  soit  divine,  soit 
humaine,  n'admettent  de  religion  que  leur  propre 
opinion.  Ils  pensent  sur  cet  article  que  les  modes 
d'aujourd'hui  étant  beaucoup  plus  excellentes  que 
celles  de  l'an  dernier,  une  croyance  toute  fraîche 
et  toute  neuve  vaut  beaucoup  mieux  qu'une 
croyance  de  six  mille  ans,  et  que  la  seule  autorité 
d'un  Petit-Maître  doit  nécessairement  anéantir  le 
témoignage  de  tous  les  Peuples  et  de  toutes  les 
Traditions. 

3°  Ils  ont  pour  maxime  de  ne  jamais  répondre 
à  aucune  objection  solide  que  par  une  saillie,  une 
épigramme,  ou  une  turlupinade,  et  d'appuyer 
toutes  leurs  certitudes  métaphysiques  et  morales 
sur  la  vérité  des  Romanciers  et  la  doctrine  des 
Poètes. 

4°  Ils  se  disent  de  même  nature  que  les  Bêtes  ; 
et  si  cependant  on  les  appelle  bêtes,  ils  doivent  se 


—  296  — 

battre  à  toute  outrance,  lorsqu'ils  ont  du  courage. 

5°  Ils  sont  obligés  de  lire  chaque  semaine  quel- 
que brochure  courante,  à  moins  qu'ils  n'aient  le 
talent  d'en  faire  une,  et  c'est  là  que  l'esprit  fort 
doit  briller,  et  le  libertinage  emprunter  des  cou- 
leurs séduisantes. 

6a  Ils  doivent  n'adorer  que  leurs  idées,  n'esti- 
mer que  leurs  personnes,  et  se  rendre  amants  de 
toutes  les  jolies  femmes  sans  en  aimer  aucune. 

7Û  Ils  doivent  répandre  un  air  d'étourderie  dans 
tout  ce  qu'ils  disent  et  faire  de  manière  à  ne  laisser 
apercevoir  qu'un  esprit  bref  et  très  inconséquent. 

8°  Ils  ne  parlent  qu'en  termes  nouveaux,  et  leur 
langage  doit  toujours  amener  des  équivoques. 

9°  Leurs  principaux  revenus  sont  assignés  sur 
le  public,  comme  sur  un  fonds  qui  ne  peut  man- 
quer; et  plus  on  a  l'art  de  contracter  des  dettes, 
plus  on  mérite  d'égards. 

10°  Les  heures  de  la  toilette  se  réduisent  à  qua- 
tre ;  là  on  apprend  à  tirer  parti  du  moindre  sou- 
rire, du  moindre  regard,  et  de  tous  les  gestes  dont 
l'élégance  est  capable.  Quiconque,  parmi  les  Petits- 
Maîtres,  néglige  la  toilette,  cesse  ipso  facto  d'être 
membre  de  Y  Ordre. 

11°  Les  marques  distinctives  de  Y  Ordre  varient 
selon  les  temps,  excepté  les  parfums  et  les  bou- 
quets qui  sont  destinés  à  perpétuité  pour  annon- 
cer les  chevaliers  de  la  Frivolité. 


—  297  — 

12°  Il  n'est  permis  à  aucun  des  dits  chevaliers 
d'avoir  le  moindre  soupçon  de  modestie.  Il  faut 
qu'un  air  de  suffisance,  joint  à  tous  les  tons  d'im- 
pertinence, caractérise  de  manière  frappante  les 
Petits-Maîtres  réels  et  manques;  et  c'est  dans  ce 
seul  point  que  les  Frères  servants  ont  autant  de 
privilège  que  les  autres. 

Le  chevalier  de  Muscoloris  maintint  ses  règle- 
ments dans  toute  leur  vigueur,  et  eut  soin  d'en 
ajouter  un  treizième,  celui  d'être  à  l'affût  de  toutes 
les  modes  et  de  toutes  les  nouveautés  qui  parais- 
sent, pour  s'en  parer  aussitôt  et  se  donner  du 
relief  au  milieu  du  beau  monde.  Sa  grâce  pour 
présider  les  chapitres  de  l'Ordre,  lorsqu'on  délibé- 
rait, sa  manière  de  prendre  du  tabac,  de  se  mou- 
cher, de  cracher  lui  avaient  gagné  l'admiration 
de  tous  les  chevaliers,  l'adoration  de  toutes  les 
femmes. 

Jusqu'à  son  dernier  soupir,  le  chevalier  de  Mus- 
coloris  a  conservé  cette  légèreté  et  cette  insou- 
ciance de  l'esprit  et  du  cœur  qui  le  faisaient  le  mo- 
dèle du  Petit-Maître.  Quelques  articles  de  son 
testament  en  font  foi  : 

—  Je  donne  à  la  divine  Escarlasur,  quoique  je 
n'aie  jamais  eu  pour  elle  qu'une  passion  éphémère, 
mon  portrait,  mon  rubis  et  Mouche,  ma  demi- 
levrette  blanche  à  oreilles  noires,  à  longues  pattes 
et  à  courte  queue.  Escarlasur  m'a  toujours  tendre- 


—  298  — 

ment  aimé,  elle  aimera  conséquemment  mon 
chien.  Je  lui  recommande  de  ne  point  pleurer, 
crainte  d'altérer  tant  soit  peu  ses  beaux  yeux,  de 
parler  tous  les  jours  à  mon  portrait,  comme  s'il 
était  vivant,  et  d'en  faire  un  pantin,  pour  qu'il 
semble  du  moins  animé.  Rien  n'est  si  maussade 
que  la  figure  d'un  homme  qui  ne  parle  ni  ne 
remue. 

—  Je  ne  donne  rien  à  Marthon,  comme  à  une 
personne  que  la  petite  vérole  a  rendue  d'une  lai- 
deur amère,  et  qui,  par  conséquent,  ne  peut  inté- 
resser ni  les  vivants  ni  les  morts. 

—  Je  donne  ma  bibliothèque  d'odeurs  à  la  petite 
Safiri,  de  l'Opéra,  qui  ne  sent  pas  trop  bon,  aux 
charges  et  conditions  qu'elle  se  parfume  deux  fois 
le  jour  ;  et  je  fais  présent  de  mes  fards  à  mademoi- 
selle Turiman,  qui  parait  plutôt  une  tète  de  mort 
qu'un  visage  vivant. 

—  Je  lègue  dix-huit  cents  livres  à  toutes  les  Bou- 
quetières de  Paris,  pour  qu'elles  se  trouvent  le 
long  des  rues  où  mon  convoi  passera.  Il  faut 
égayer  la  mort  autant  que  possible. 

—  J'abandonne  la  totalité  de  ma  vie  employée 
en  visites,  révérences,  pirouettes,  toilettes,  impa- 
tiences, compliments,  folies,  gentillesses,  petits 
soupers,  petites  promenades,  à  tous  ceux  qui  com- 
posent pour  le  théâtre,  afin  que  d'un  aussi  riche 
fonds   ils   en  tirent   tout  ce   qui  peut   instruire, 


—  299  — 

amuser  et  corriger  le  public,  qui  a  encore  grand 
besoin  de  pareilles  leçons d. 

Le  Papillonnage  raffine  sur  la  Frivolité,  mais  il 
est  tout  aussi  imaginaire.  Il  n'existe  que  dans  le 
titre  d'un  ouvrage  qui'reste  encore  à  écrire  : 

Les  statuts  et  règlements  de  V ordre  élégantissime 
du  papillonnage,  persiflage,  rossignolage,  chiffon- 
nage,  fredonnage,  francbavardage,  âge,  âge,  âge, 
etc.,  par  l'urbanissime  et  snperlicocantiosissime 
Zéphirofolet,  100  vol.  in-fol. 

Cet  ouvrage,  l'évangile  des  Petits-Maîtres,  était 
inscrit  comme  faisant  partie  de  la  bibliothèque  de 
l'abbé  de  Pouponville,  fils  du  célèbre  chevalier  de 
Muscoloris,  Grand-Petit-Maître  de  l'Ordre  de  la 
Frivolité.  L'abbé  est  le  mignon  des  grâces,  la 
coqueluche  des  femmes,  l'élixir  de  la  galanterie, 
la  quintessence  de  la  gentillesse.  A  deux  mois  il 
tétait  si  joliment,  si  mignonnement  que  c'était  un 
ravissement  pour  sa  nourrice.  Toutes  les  femmes 
qui  le  voyaient  têter  lui  auraient  volontiers  donné 
leur  sein  à  sucer,  suçoter,  caresser.  C'est  lui  qui, 
échappé  d'un  tête-à-tête  galant,  montait  dans  la 
chaire  de  vérité  avec  l'air  d'un  chérubin  diaconisé, 
pour  prêcher  sur  la  vie  et  la  conversion  de  Made- 
leine avec  ce  texte  :   Osculetur  me  osculo  oris  sui, 

1  Le  livre  de  quatre  couleurs.  Aux  quatre  éléments,  de 
l'Imprimerie  des  Quatre-Sàisons,  4444  (Paris,  Duchesne,  vers 
1760),  p.  75-114. 


—  300  — 

qu'il  me  donne  un  baiser  de  sa  bouche;  ou  sur  la 
Samaritaine  :  lntroducet  me  in  cubiculum  suum,  il 
me  fera  entrer  dans  son  lit  ;  ou  sur  la  femme 
adultère  :  Amore  langueo,  je  languis  d'amour. 

Dans  sa  bibliothèque,  on  trouve  encore  : 

L'Encyclopédie  perruquière  en  7,300  cahiers  l  ; 

Les  Etrennes  de  1759,  ou  les  Mouches  garnies  de 
brillants,  ouvrage  rempli  de  savantes  recherches 
sur  les  mouches,  la  friponne,  la  badine,  la  co- 
quette, l'assassine,  l'équivoque,  la  galante,  le 
soupir,  la  doléante,  etc; 

Les  Berloques,  ou  les  Grelots  de  la  Folie,  par  la 
marquise  de  Clicli,  contenant  une  énumération 
complète  de  toutes  les  Berloques  imaginables, 
depuis  le  pucelage  jusqu'au  greiuchon  ; 

Le  Courrier  nocturne,  feuille  journalière  conte- 
nant les  anecdotes  des  coulisses,  l'histoire  des 
petits  soupers  et  tous  les  larcins  amoureux  de  la 
nuit  précédente  ; 

Les  Princes  de  la  coquetterie,  tant  masculine  que 
féminine,  extrait  des  mœurs  du  xvme  siècle. 

Monsieur  l'abbé  de  Pouponville  est  sûr  de  lui, 
il  a  conscience  de  sa  valeur;  aussi  s'exprime-t-il 
avec  la  simplicité  du  génie  :  «  On  dit  que  les  fem- 
mes sont  indevinables  ;  oui  pour  les  sots.  Quant  à 

1  II  existe  une  Encyclopédie  perruquière,  ouvrage  curieux  à 
l'usage  de  toutes  sortes  de  têtes,  par  M.  de  Beaumont.  — 
Amsterdam  et  Paris,  1757. 


—  301  — 

moi,  je  n'en  ai  point  trouvé  que  je  n'aie  pénétrées 
du  premier  coup,  percées  du  premier  trait.  Au- 
jourd'hui j'ai  lorgné  et  relorgné  trois  cent  quatre 
femmes  au  spectacle  ;  le  reste  n'en  valait  pas  la 
peine.  J'irai  ce  soir  visiter  trente-deux  présidentes 
au  Marais,  dix-neuf  comtesses  et  sept  duchesses  ; 
clone  j'aurai  demain  sur  ma  toilette  cinquante- 
huit  cartes  ou  billets.  Je  ne  répondrai  à  aucun. 

«  Il  ne  m'est  besoin  de  voir  une  femme  qu'une 
fois,  quelque  divine  et  miraculeuse  qu'elle  soit.  Je 
les  laisse  toutes  sur  la  bonne  bouche,  et  elles  sont 
toutes  folles  de  moi. 

«  Il  y  avait  longtemps  que  les  hommes  faisaient 
les  avances.  J'ai  mis  les  femmes  sur  le  pied  de 
jouer  ce  rôle  à  leur  tour.  C'est  à  mes  confrères  de 
les  y  maintenir. 

«  Encore  septante -deux  conquêtes  dans  la 
semaine.  Je  me  cacherai  désormais.  Je  ferais  trop 
de  jaloux  et  par  conséquent  trop  d'ennemis.  Il 
faut  avoir  moins  de  maîtresses  que  d'amis  J.  » 

A  bon  entendeur  avis.  C'est  la  devise  de  l'homme 
sage. 

Les  Filles  du  bon  ton  ont  les  allures  d'une  société 

1  Bibliothèque  des  Petits-Maîtres,  ou  Mémoires  pour  servir 
à  l'histoire  du  bon  ton  et  de  V extrêmement  bonne  compagnie. 
au  Palais-Royal,  chez  la  petite  Lolo,  marchande  de  galante- 
ries, à  la  Frivolité,  1762.  P.  155,  sqq. 


—  302  — 

pédagogique  d'amour,  technique  tout  au  moins, 
professant  renseignement  par  l'exemple.  Nous  ne 
les  connaissons  en  effet  que  par  un  ouvrage  pré- 
tendument édité  aux  dépens  de  la  société,  Y  His- 
toire de  Mademoiselle  Brion,  dite  comtesse  de  Lau- 
nay.  Edifiante,  l'histoire,  elle  ressemble  à  peu 
près  à  toutes  celles  que  pouvaient  conter  les  pen- 
sionnaires ou  habituées  des  maisons  closes  du 
dix-huitième  siècle,  pourquoi  même  de  ce  siècle 
exclusivement  ?  le  commerce  d'amour  n'a  guère 
de  date,  non  plus  que  de  patrie.  Cependant  il  faut 
noter  chez  Mademoiselle  Brion,  qui  s'accole  «  le 
mot  chimérique  de  fille  du  bon  ton,  relevé  du  titre 
de  comtesse  »,  une  prétention  aux  manières  ou  du 
moins  à  une  clientèle  distinguée.  Au  reste,  elle 
n'a  pas  recours,  dans  le  besoin,  à  une  quelconque 
courtière,  mais  à  Madame  Sylvestre,  «femme  du 
monde,  entremetteuse  du  bon  ton  »  ;  et  elle  émet 
des  apophtegmes  fort  honorables:  «Il  n'est  pas 
mal  que  des  filles  sacrifient  quelquefois  de  leur 
intérêt  en  préférant  pour  entreteneurs  des  gens  de 
nom  qui  les  paient  très  mal  à  d'honnêtes  particu- 
liers qui  seraient  dans  le  cas  de  faire  leur  for- 
tune. >  Et  encore  :  «  Avoir  des  gens  titrés  sur  son 
compte,  se  faire  des  protecteurs  d'un  certain 
rang,  est  la  manie  de  toutes  les  filles  qui  veulent 
être  du  bon  ton4.  » 

1  Histoire  de  Mademoiselle  Brion,  dite  comtesse  de  Launay, 
imprimée  aux  dépens  de  la  Société  des  Files  du  bon  ton,  1754. 


—  303  — 

C'est  une  société  d'amour  pour  gens  de  cour  et 
non  pour  Turcarets  ;  on  peut  trafiquer  de  sa  chair 
et  avoir  le  cœur  haut  placé  ! 

1/ 'Académie  des  Grâces  n'est  pas,  à  proprement 
parler,  une  société,  bien  que  l'ouvrage  qui  a  pris 
ce  titre  se  réclame  d'avoir  été  imprimé  «  aux 
dépens  de  la  Société»  (laquelle?;.  Dans  tous 
les  cas,  cet  ouvrage,  qui  lui-même  est  imité  d'un 
«  Dialogue  sur  la  beauté  »,  de  Spence,  qui  parut 
en  anglais  en  1752,  se  plaît  à  discuter  sur  des 
questions  intéressant  l'amour  au  premier  point . 
Il  se  propose  en  effet  d'examiner  en  quoi  consiste 
la  beauté,  qui  est  la  passion  dominante  du  beau 
sexe  :  la  beauté  visible,  la  beauté  personnelle  ou 
humaine,  celle  enfin  qu'on  peut  appeler  réelle  et 
indépendante  de  la  coutume  et  du  caprice.  C'est 
une  réunion  d'amis  qui  s'est  constituée  en  acadé- 
mie pour  traiter  de  cet  immense,  de  cet  insaisis- 
sable sujet.  Dans  la  beauté,  ils  examinent  succes- 
sivement la  couleur,  la  forme,  l'expression  et  la 
grâce.  Les  deux  premières  qualités  en  constituent 
le  corps,  et  l'âme  se  trouve  dans  les  deux  der- 
nières . 

Nous  ne  suivrons  pas  les  académiciens  dans 
toute  leur  discussion  un  peu  pédantesque;  nous 
leur  emprunterons  seulement  les  idées  les  plus 
nettes,  les  plus  précises. 


—  304  — 

Pour  le  coloris,  conviennent-ils,  rien  de  plus 
beau  que  la  Vénus  d'Apelle.  Quant  à  la  forme,  qui 
comprend  la  proportion,  l'union  et  l'harmonie  de 
toutes  les  parties  du  corps,  rien  n'en  représente 
mieux  la  beauté  chez  les  femmes  que  la  Vénus  de 
Médicis.  La  force  de  l'homme,  il  faut  la  voir  en 
l'Hercule  du  Palais  Farnèse;  son  agilité,  en  l'Apol- 
lon du  Belvédère. 

L'un  des  académiciens,  qui  prise  surtout  les 
contingences  palpables,  développe  ses  idées  sur 
la  beauté  de  la  forme  féminine  : 

«  La  gorge,  qui  rend  la  forme  des  dames  si  re- 
commandable,  est  le  lieu  où  parait  la  beauté  de 
leur  sein,  qu'on  peut  nommer  le  charme  des  yeux. 
Pour  être  belle,  les  deux  principales  parties  qui  la 
forment  doivent  être  égales  en  rondeur,  en  blan- 
cheur et  en  fermeté.  Ce  serait  un  défaut  si  elles 
étaient  trop  hautes  ou  trop  basses.  Elles  ont  mille 
charmes  lorsqu'elles  s'élèvent  insensiblement 
comme  deux  petites  collines  séparées  d'un  espace 
considérable  qui  les  empêche  de  se  toucher  :  on 
les  voit  ainsi  partagées  dans  la  Vénus  de  Médicis 
et  la  Galathée  de  Raphaël,  où  ce  grand  homme  a  si 
bien  exprimé  toutes  les  parties  qui  composent  une 
belle  femme.  Le  mouvement  régulier  d'une  belle 
gorge  a  des  grâces  qui  enchantent  et  séduisent. 
On  sait  l'effet  que  produisit  la  belle  gorge  de 
Phryné,  courtisane  accusée  d'impiété,  devant  le 


—  305  — 

Sénat  d'Athènes.  —  Les  côtés  doivent  être  longs, 
et  les  hanches  plus  larges  que  les  épaules  dans  le 
beau  sexe.  —  On  estime  les  cuisses  qui  sont  fer- 
mes, pleines  de  chair,  qui  diminuent  peu  à  peu 
lorsqu'elles  viennent  s'attacher  au  genou,  et  qui 
ont  de  la  rondeur  et  de  la  délicatesse.  — Un  genou 
est  beau  lorsqu'il  est  rond,  uni  et  bien  tourné.  — 
Si  les  jambes  sont  blanches  et  presque  rondes, 
elles  seront  belles,  surtout  si  le  mollet  est  un  peu 
enflé  et  s'il  empêche  qu'elles  ne  paraissent  trop 
droites;  on  estime  beaucoup  une  jambe  fine  et 
délurée.  » 

Toutes  ces  parties  nous  enchanteraient  si  on 
pouvait  les  considérer  attentivement;  mais  com- 
bien de  beautés  sont  cachées  et  défigurées  par  les 
parures  que  la  mode  a  introduites!  De  nombreux 
critiques  en  fait  de  beauté  n'ont  vu  aucune  femme, 
en  Europe,  dans  laquelle  ils  n'aient  remarqué 
quelque  irrégularité  ou  difformité  dans  la  taille. 
D'autres  au  contraire,  qui  ont  voyagé  dans  les 
Indes  et  dans  l'Afrique,  assurent  qu'ils  n'ont  aperçu 
aucune  disproportion  dans  les  négresses. 

Celte  différence  provient  sans  doute  de  ce  que, 
dans  ces  pays,  les  femmes  se  laissent  former  par 
la  nature,  et  que  le  sexe  en  Europe  arrête  ses  effets. 
Mais  la  pudeur?  Duclos  nous  a  déjà  répondu  par 
une  jolie  boutade,  dans  une  soirée  du  Bout-du- 
Banc. 

20 


—  306  — 

h' Académie  des  grâces  nous  donne  enfin  un  moyen 
ingénieux,  bien  qu'un  peu  simpliste,  d'apprécier 
la  beauté.  Il  suffit  d'attribuer  aux  différentes  par- 
ties constitutives  un  coefficient  déterminé  :  10  au 
plus  brillant  coloris,  20  à  la  forme,  30  à  l'expres- 
sion, 40  à  la  grâce.  Pour  elle,  le  maximum  de 
beauté  qu'on  puisse  reconnaître  à  une  femme  est 
de  73,  à  savoir  :  8  de  coloris,  10  de  forme,  25  d'ex- 
pression, 30  de  grâce.  Et  combien  de  femmes  pour 
lesquelles  il  se  trouverait  des  articles  négatifs! 
Tout  bien  compté,  diverses  femmes  qui  se  croient 
belles  seraient  trop  heureuses  de  n'être  mises  qu'à 
zéro.  C'est  une  conclusion  un  peu  pessimiste,  cor- 
rigée d'ailleurs  par  cet  aveu  que  le  juge  impartial 
n'existe  pas  devant  une  femme  en  tenue  d'examen. 
La  chair  tue  l'esprit1. 

Les  Chevaliers  du  Médaillon  ne  sont  que  de 
fidèles  servants  de  l'amour,  des  grâces  et  du  talent 
en  la  personne  d'une  des  prêtresses  les  plus  fêtées 
de  Melpomène  et  de  Vénus,  MUe  Clairon. 

Vers  1750,  le  célèbre  acteur  anglais  Garrick,  de 
passage  à  Paris,  vit  jouer  la  Clairon,  et  il  reconnut 
ce  qu'elle  devait  être  un  jour.  Quinze  ans  plus  tard, 
sa  prédiction  s'étant  réalisée,  il  fit  faire  lui-même 
par  Gravelot  un  dessin  dans  lequel  l'artiste  était 

1  L'Académie  des  grâces,  par  M.  L.  Le  M'".  A  Paris,  aux 
dépens  de  la  Société,  1755,  p.  8,  32  sqq,  69  sqq. 


307 


représentée  entourée  de  tous  les  attributs  de  la 
tragédie.  Dans  le  bas  de  la  médaille  étaient  écrits 
ces  vers  de  Garrick  : 

J'ai  prédit  que  Clairon  illustrerait  la  scène, 
Et  mon  esprit  n'a  point  été  déçu  ; 
Elle  a  couronné  Melpomène, 

Melpomène  lui  rend  ce  qu'elle  en  a  reçu. 

Les  enthousiastes,  les  amis  fervents  de  MUe  Clai- 
ron saisirent  avec  avidité  cette  occasion  de  la 
célébrer  :  ainsi  se  constituait,  en  février  1765, 
V Ordre  du  médaillon,  dont  les  chevaliers  se  déco- 
raient dune  médaille  exécutée  sur  le  modèle  de 
celle  de  Garrick.  Au  bas  du  portrait  ces  deux  vers 
étaient  inscrits  : 

Une  médaille  est  dans  nos  mœurs 
Ce  que  jadis  était  un  Temple. 

Mais  hélas  !  la  Clairon  n'avait  pas  que  des  admi- 
rateurs :  elle  était  artiste,  elle  était  femme,  deux 
raisons  suffisantes  pour  exciter  l'envie  et  la  jalou- 
sie. A  peine  la  frappe  du  médaillon  était-elle  déci- 
dée et  les  amis  de  Clairon  avaient-ils  manifesté 
leur  joie  en  ce  compliment  poétique  : 

Sur  l'inimitable  Clairon 
On  va  frapper,  dit-on, 
Un  Médaillon, 
Mais  quel  éclat  qui  l'environne, 
Si  beau  qu'il  soit,  si  précieux, 
Il  ne  sera  jamais   si  cher  à  nos  yeux 
Que  l'est  aujourd'hui  sa  personne. 


—  308  — 
Aussitôt  les  caustiques  répondaient  : 

De  la  fameuse  Frétillon 
A  bon  marché  va  se  vendre  le  médaillon  ; 

Mais  ;'t  quelque  prix  qu'on  le  donne, 
Fût-ce  pour  douze  sols,  fût-ce  même  pour  un, 
On  ne  pourra  jamais  le  rendre  aussi  commun 

Que  le  fut  jadis  sa  personne  1. 

Ce  surnom  de  Frétillon  venait  à  l'artiste  d'un 
ouvrage  ignoble  paru  en  1740  sous  le  titre  :  His- 
toirede  Mademoiselle  Cronel  (Clairon),  dite  Frétillon, 
écrite  par  elle-même  et  publié,  en  manière  de  ven- 
geance, par  un  amoureux  éconduit.  Clairon  avait 
à  peine  dix-sept  ans  à  cette  époque,  et  le  surnom 
descriptif  la  suivit  tout  au  long  de  sa  carrière  ;  ses 
détracteurs  en  tirèrent  un  cruel  parti.  Dès  1743, 
elle  était  méchamment  mise  en  scène,  comme  prê- 
tresse, non  pas  de  Melpomène,  mais  de  Vénus, 
d'une  insatiable  Vénus. 

REQUÊTE    DE     LA    PARIS   MAQ LE, 

A  M.  DE  MARVILLE, 
Lieutenant  général  de  Police. 

Un  régiment  fameux,  et  mon   plus  ferme  appui, 
Vient  de  m'abandonner  ;  puis-je  vivre  sans  lui  ? 
L'altière  Frétillon,  en  ce  jour  de  débauebe, 
Lieutenants  et  majors,  enfin  tous  la  chevauchent. 
C'est  peu  d'avoir,  en  Flandre,  épuisé  les  guerriers. 
La  garce  les  poursuit  jusque  dans  les  foyers. 


1  Mémoires  secrets  :  15  janvier,   10  février   17G5  ;   6  octo- 
bre 1766. 


—  309  — 

Fais  surtout  à  Clairon  éprouver  ta  rigueur, 
Sauve  à  mon  régiment  un  reste  de  vigueur, 
Et  de  cette  héroïne,  à  mes  dépens  trop  flère, 
Termine  le  roman  à  la  Salpétrière. 
Frétillon  gobe  tout  et  jamais  ne  recule  ; 
Pour  le  bon  ordre,  il  faut  que  le  f.....  circule, 
Qu'avec  l'or  qui  toujours  le  précède  et  le  suit, 
De  p s  en  j> s  il  coure  jour  et  nuit. 

Son  maintien  effronté  le  défie  et  le  blesse  (le  public)  ; 
Et  si  quelque  paillard  pour  elle  s'intéresse, 
Son  suffrage  suspect  ne  doit  pas  t'arrêter, 
Il  la  voit  pour  la  f et  non  pour  l'écouter  '. 

Dans  une  seconde  requête  de  la  même  intéres- 
sante appareilleuse  au  même  lieutenant  de  police, 
ces  vers  sont  mis  dans  la  bouche  de  Clairon  : 

Je  veux  que  désormais,  à  moi  seule  fidèle, 

La  jeunesse  chez  moi  prenne  tous  ses  plaisirs  ; 

Que  sans  cesse  irritant  et  comblant  ses  désirs, 

Le  peuple  de  Paris  à  chaque  instant  relève 

Et  remplace  le  corps  que  la  guerre  m'enlève, 

Je  veux  que  ma  maison  soit  bureau  de  Cypris, 

Je  veux  que  l'on  y  f à  toute  heure,  à  tout  prix  "2. 

La  Clairon  est  reçue  à  la  Comédie  Française; 
mais  l'hostilité  ne  désarme  pas,  elle  se  fait  plus 
violente  et  plus  brutale.  Et  dans  une  scène 
imaginaire  entre  la  nouvelle  pensionnaire  et 
MUeGossin,  celle-ci  accuse  M11"  Clairon  de  n'avoir 
pas  de  mœurs.  À  quoi  l'accusée  répond  en  un 

1  Recueil  dit  de  Maurepas,  Lej'de  1865.  t.  VI,  p.  36. 

2  Recueil  dit  de  Maurepas,  Leyde  1865,  t.  VI,  p.  43. 


—  310  — 

style  et  en  des  termes  d'un  cynisme  professionnel 
CLAIRON 

F se  dès  quinze  ans  et  vérolée  à  seize, 

La  gaillarde  Gossin  défendra  que  l'on  b ! 

Je  ne  m'attendais  pas  à  ce  beau  sentiment, 
D'où  vient  cette  morale  et  ce  prompt  changement  ? 
Oses-tu  me  tenir  ce  discours  tête  à  tête  ''.' 
C'est  se  foutre  de  moi  !  Va,  tu  n'es  qu'une  bête. 
Qu'entends-tu  par  des  mœurs  ?  Si  tu  n'avais  f...u, 
Vaudrais-tu,  dis-le  moi,  seulement  un  fétu  '.' 
Sous  différents  habits  paraissant  sur  la  scène, 
Quand  tu  représentais  Zaïre  ou  Polixène, 
Le  public,  te  voyant  braver  la  passion, 
Séduit  par  ta  figure,  applaudissait  ton  c... 

On  veut  sur  le  théâtre  une  actrice  qui  f , 

Et  Gossin,  vertueuse,  aurait  déplu  sans  doute. 

D'ailleurs  le  sentiment  vient  de  la  f ie, 

Le  reste  n'est  qu'idée  pure  et  que  rêverie, 

Il  fait  b...er  les  v...,  il  fait  bailler  les  c..., 

Et  ce  sont  ces  tuyaux  qui  nous  soufflent  les  tons. 

Il  faut,  pour  que  l'on  ait  du  plaisir  à  l'entendre, 

Que  l'amante  à  l'amant  décharge  un  discours  tendre, 

Qu'une  femme  fidèle,  en  pleurant  ses  malheurs, 

Dise  :  L'ingrat  me  quitte  et  s'en  va  f  ....  ailleurs. 

Afin  de  dire  mieux,  par  ces  mots  animée, 

L'ingrat  en  aime  une  autre  et  j'en  étais  aimée, 

On  étudie  avant,  ah  !  vous  ne  b...ez  pas  ! 

Ainsi  on  réussit!  c'est  là  le  vrai  système, 

Et  votre  art  doit  sortir  de  la  nature  même. 

Le  sentiment  est  donc,  j'en  ai  dit  la  raison, 

Ce  qu'on  sent  par  le  v..,  ce  qu'on  sent  par  le  c, 

Et  quoique  ton  orgueil  contre  moi  se  mutine, 

L'actrice  la  meilleure  est  la  plus  libertine. 

Rends  les  armes,  Gossin,  je  l'emporte  sur  toi, 

Car  personne  jamais  n'a  plus  f...tu  que  moi  '. 

1  Recueil  dit  de  Maurepas,  t.  VI,  p.  53. 


—  311  — 

Et  plus  tard,  alors  même  qu'elle  a  atteint  l'âge 
de  cinquante-deux  ans,  on  lui  reproche  de  jouer 
à  la  souveraine.  Avec  l'esprit  le  plus  ordinaire,  un 
cœur  aride,  une  figure  commune,  une  taille  mal 
faite,  elle  a  trouvé  le  secret  d'avoir  la  réputation 
d'une  grande  actrice  ;  et  ses  succès,  les  hommages 
de  ses  admirateurs,  de  ses  amis,  de  ses  amants 
trouvent  toujours  de  honteuses  répliques.  Est-elle 
appelée  en  Allemagne  pardes fanatiques  du  théâtre 
français,  aussitôt  paraît  ce  madrigal  venimeux  : 

Te  voilà  donc,  ma  chère  Frétillon, 
Après  mainte  et  mainte  fessée 
Qu'au  b....l  te  donna  la  prostitution 
En  princesse  tudesque  aujourd'hui  déguisée  ; 
Deux  aveugles,  ma  foi,  t'ont  mise  en  bon  chemin, 
La  fortune  et  l'amour  ;  profite  de  ta  chance, 

Mais  crois-moi,  par  reconnaissance, 
Ne  va  pas  donner  au  Germain 
Ce  que  tu  reçus  de  la  France  '. 

Ce  qu'elle  reçut  de  la  France  ?  On  se  doute  de 
quel  présent  il  s'agit  :  l'Histoire  de  Mademoiselle 
Frétillon  précise  et  affirme  que,  dès  ses  débuts, 
l'amoureuse  fut  amplement  avariée. 

Les  Chevaliers  du  Médaillon  apportaient  à  l'artiste 
et  à  la  femme  la  vengeance  la  plus  douce,  puis- 
qu'ils ne  craignaient  pas  d'afficher  publiquement 
unattachement  si  décrié.  C'est  une  Société  d'amour 

1  Correspondance  secrète,  25  décembre  1775. 


312 


dont  nous  regrettons  de  ne  pas  connaître  les  adhé- 
rents. 

Une  Académie  de  Modes  intéresse  de  trop  près  la 
grâce  de  la  femme  pour  qu'il  soit  besoin  de  justi- 
fier davantage  l'intérêt  que  nous  y  prenons.  Au 
reste,  comme  le  disait  Métra,  en  apprenant  que  la 
fondation  en  était  projetée  :  «  Je  vous  laisse  à 
juger  si  une  pareille  académie  ne  serait  pas  néces- 
saire dans  une  Capitale  où  la  mode  tient  son 
empire  '.  » 

L'Académie  exista-t-elle  réellement  ?  Rien  ne 
nous  permet  de  l'affirmer  ;  mais  les  statuts  en 
furent  dressés  et  publiés,  apportant  une  preuve 
matérielle  que  l'idée  fut  examinée  avec  sollicitude. 

ETABLISSEMENT  DUNE  ACADÉMIE 
DE  MODES 

PROJET  TROUVÉ  DANS  LES  PAPIERS  DE  FEU 
LA  COMTESSE  DE  C*** 

Considérant  que  la  politique  ne  saurait  répandre 
trop  de  faveurs  sur  une  jolie  femme  qui  possède 
au  suprême  degré  l'art  de  la  toilette,  et  par  un  seul 
trait  de  génie  peut  enrichir  dix  mille  artisans  ; 
considérant  aussi  que  les  recherches  studieuses  à 
cet  égard  ne  sauraient  être  trop  encouragées  ;  qu'il 

1  Correspondance  secrète,  6  juin  1778. 


-   313  — 

est  de  l'intérêt  universel  d'établir  un  ordre  fixe 
sur  une  matière  dont  le  fonds  n'exige  pas  des  ré- 
gies déterminées,  mais  qui,  dans  la  forme,  mérite 
des  encouragements  capables  d'en  soutenir  noble- 
ment le  cours  ;  que  d'ailleurs  l'aiguillon  de  la 
gloire  est  le  plus  actif  de  tous  les  véhicules,  l'épe- 
ron des  belles  âmes...  ; 

Nous  osons  proposer  l'établissement  d'une  Aca- 
démie des  Modes,  qui,  en  signalant  notre  goût  et  en 
multipliant  nos  richesses,  nous  rendra  l'admira- 
tion et  le  modèle  de  tout  l'univers. 

Notre  nouvelle  académie  doit  être  composée  de 
cinquante  virtuoses  ;  savoir  vingt-cinq  hommes 
et  vingt-cinq  femmes,  signalés  par  leur  bon  goût, 
et  choisis  parmi  les  gens  de  la  Cour  et  de  la 
ville  qui  se  distinguent  par  l'élégance  la  plus 
recherchée. 

Ces  cinquante  associés  formeront  deux  bureaux. 

Le  bureau  des  dames  s'assemblera  tous  les  ven- 
dredis, depuis  trois  heures  précises  de  l'après- 
midi  jusqu'à  six  heures,  temps  où  les  Académi- 
ciennes pourront  encore  aller  au  spectacle  pour 
s'y  faire  voir  et  y  faire  leurs  sages  observations. 

Les  hommes  s'assembleront  pareillement  le 
mardi  pour  s'instruire,  conférer  et  rédiger  des 
remarques  relatives  au  progrès  des  connaissances 
journalières. 

Les  deux  bureaux  se  réuniront  au  moins  une 


—  314  — 

fois  chaque  mois  pour  arrêter  ensemble  la  forme 
la  plus  séduisante  des  ajustements  qui  pourront 
convenir  aux  deux  sexes  conjointement. 

A  l'égard  de  ce  qui  appartient  à  chaque  sexe  en 
particulier,  comme  les  coiffures,  les  chaussures, 
les  rubans,  les  garnitures,  les  pompons,  les  prétin- 
tailles,  la  monture  des  diamants,  la  forme  ou  la 
manière  des  boucles  de  chapeaux,  des  plumes, 
des  falbalas,  la  coupe  des  cheveux  et  autres  acces- 
soires essentiels,  les  hommes  feront  de  leur  côté 
les  règlements  relatifs  au  sexe  masculin,  et  les 
dames  ceux  du  sexe  féminin,  à  condition  cepen- 
dant que  le  tout  sera  lu  et  approuvé  à  la  pluralité 
des  voix  dans  une  assemblée  générale,  et  consi- 
gné dans  le  registre  des  délibérations. 

Les  cheveux  entrant  de  nos  jours  dans  la  com- 
position des  parures,  l'Académie  en  réglera  l'usage 
et  le  mélange.  L'on  veillera  autant  que  l'on  pourra 
à  ce  que  les  dames  propres  et  délicates  ne  soient 
pas  exposées  à  marier  leurs  chevelures  avec  la 
dépouille  d'un  galeux,  d'un  moribond  ou  d'un 
pendu,  on  éloignera  d'elles  les  bracelets,  les  taba- 
tières et  les  portraits  qui  sont  quelquefois  décorés 
de  cette  vilaine  toison.  Du  reste,  il  sera  loisible  à 
chacun  de  choisir  sans  restriction  telle  forme  ou 
telle  couleur  de  cheveux  que  bon  lui  semblera, 
même  de  se  peindre,  fut-ce  en  couleur  rousse, 
quand  on  est  brun  ou  blond.  La  liberté  indéfinie 


—  315  — 

est  l'âme  et  le  soutien  de  la  mode  qui  n'est  qu'un 
engouement  passager  et  un  objet  autant  de  fantai- 
sie que  de  commerce. 

L'ornement  ou  lacommodité  du  corps  humain 
sera  du  ressort  de  l'Académie  qui,  toutes  les  se- 
maines, donnera  son  approbation  aux  projets  pro- 
posés, ou  les  rejettera  sans  appel. 

Chaque  Comité  aura  son  secrétaire  particulier 
qui  sera  perpétuel.  La  Compagnie  entière  en  aura 
un  en  chef,  et  ces  officiers  seront  tenus  d'avoir 
des  registres  en  bonne  forme  pour  y  transcrire  les 
délibérations. 

Lorsque  la  première  nomination  aura  été  faite, 
les  places  vacantes  seront  remplies  au  scrutin  et  à 
la  pluralité  des  suffrages,  sans  brigues,  sans  caba- 
les, esprit  de  parti,  ni  autorité.  Chaque  bureau 
élira  tous  les  ans,  au  jour  de  la  Magdelaine,  un 
président  ou  une  présidente  pour  son  Comité,  et 
la  Compagnie  entière  en  choisira  pareillement  un 
ou  une  dont  l'office  cessera  après  l'année  révolue. 

L'on  nommera  chaque  année  quatre  Censeurs 
pour  examiner  les  nouvelles  inventions  qui  paraî- 
tront, et  pour  en  faire  leur  rapport  au  bureau 
général  qui  y  mettra  son  attache  si  la  proposition 
est  agréée.  L'approbation  sera  signée  du  Censeur, 
et  l'on  aura  attention  à  ce  qu'il  ne  soit  ni  plat,  ni 
pédant,  ni  minutieux,  ni  ignorant,  ni  impoli. 

A  la  fin  de  chaque  séance,  il  sera  délivré  à  cha- 


—  316  — 

cun  des  associés  présents  un  ruban  propre  à  faire 
un  nœud  d'épée,  ou  une  paire  de  gants  d'un  nou- 
veau goût  ;  mais  ceux  ou  celles  qui  se  seront  en- 
dormis perdront  leur  voix  délibérative  à  la  séance. 
Il  est  essentiel  d'avoir  toute  sa  tète  pour  faire  des 
règlements  quelconques  sur  celles  des  autres. 

Tout  inventeur,  fabricant  ou  marchand,  sera 
tenu  de  remettre  au  secrétaire  de  chaque  bureau, 
selon  la  compétence,  l'invention  ou  le  chef-d'œuvre 
qu'il  entreprendra  d'accréditer,  même  les  remèdes 
de  modes,  à  l'effet  d'en  faire  son  rapport  à  la  pro- 
chaine séance.  La  Compagnie  nommera  un  Cen- 
seur expéditif,  et  sur  son  approbation  on  obtien- 
dra l'autorisation  nécessaire  pour  l'exécution  et  le 
débit.  Le  Secrétaire  délivrera  son  certificat,  et  sur 
son  agrément  visé  du  Président,  l'ouvrage  ou  la 
découverte  obtiendra  le  droit  de  circuler  par  tout 
le  Royaume,  et  d'être  même  envoyé  à  l'étranger 
avec  affranchissement  du  demi-droit  de  sortie  ;  le 
tout  à  peine  de  dix  mille  livres  d'amende  et  de 
confiscation  des  choses  saisies,  en  cas  de  contra- 
vention ou  de  contrebande. 

Il  sera  établi  deux  chaires  de  modes,  où  deux 
professeurs,  homme  et  femme,  donneront  chacun, 
une  l'ois  par  semaine,  des  leçons  sur  l'art  d'inven- 
ter et  de  perfectionner  les  objets  de  goût,  de  co- 
quetterie, et  généralement  tout  ce  qui  a  rapport 
aux  moyens  de  plaire.   Les  Dames  du  bon  air 


—  317  — 

pourront,  le  matin  en  chenille,  suivre  un  cours  de 
parure,  comme  on  suit  ceux  de  botanique,  de  phy- 
sique ou  d'astronomie. 

L'on  distribuera  annuellement  deux  médailles 
du  poids  de  cinq  cents  livres  chacune,  pour  prix 
de  distinction  à  ceux  qui  se  seront  le  plus  signalés 
par  des  inventions  nouvelles  ou  par  la  pratique 
assidue  des  nouveautés.  Il  y  aura  aussi  deux  acces- 
sits pour  les  deux  élèves  les  plus  distingués.  Ces 
faveurs  seront  accordées  avec  impartialité  et  sans 
acception  de  personnes. 

Il  y  aura  à  l'Académie  des  Honoraires,  des  Vété- 
rans et  quatre  Pensionnaires  suivant  l'ancienneté 
à  raison  de  deux  mille  francs  chacun.  Les  Secré- 
taires auront  les  mêmes  honoraires,  et  chaque 
Académicien  sera  tenu  de  se  conformer  à  la  mode 
nouvelle,  dès  qu'elle  aura  été  revêtue  du  sceau 
approbatif  de  la  Compagnie. 

Les  fonds  de  la  Compagnie  seront  établis  sur 
les  réceptions  des  tailleurs,  perruquiers,  chape- 
liers, dessinateurs,  bijoutiers,  et  autres  coopéra- 
teurs  au  soutien  du  bel  air.  Les  marchandes  de 
modes  paieront  également  suivant  le  tarif  qui  sera 
arrêté  proportionnellement  à  leur  industrie  et  à 
leur  crédit.  Les  apprenties  y  seront  aussi  em- 
ployées, savoir  :  les  jolies  au  prorata  de  leur  âge, 
de  leurs  attraits;  et  les  laides,  eu  égard  à  leurs 
talents.  Les  acteurs  et  actrices  seront  invités  deux 


—  318  - 

fois  par  an  à  deux  séances  de  l'Académie  pour 
se  perfectionner  dans  l'art  de  se  bien  mettre. 

Nous  espérons  aussi  que  les  gens  de  goût,  les 
curieux,  et  les  amateurs  d'ouvrages  ou  d'ouvrières, 
s'empresseront  à  concourir  par  leurs  libéralités  à 
un  établissement  aussi  glorieux  que  profitable.  On 
les  invite  à  remettre  incognito,  ou  à  visage  décou- 
vert, leurs  libéralités  entre  les  mains  de  la  com- 
tesse de  C"~  ;  elle  consent  de  se  rendre  trésorière 
des  fonds,  dont  elle  fera  un  digne  emploi,  et  qui 
seront  employés  sous  ses  yeux  à  la  construction 
d'une  école  où  l'on  formera  des  élèves  en  tout 
genre  de  parures.  Nombre  de  gens  de  condition, 
et  même  des  bourgeoises  distinguées,  nous  ont 
promis  de  contribuer  de  tout  leur  pouvoir  aux 
frais  dune  fondation  aussi  neuve  que  méritoire. 

La  médaille  académique  sera  un  vaisseau  en 
pleine  mer,  avec  toutes  ses  voiles  déployées; 
quatre  vents  le  souffleront  en  sens  contraire,  et 
l'Amour  tiendra  le  gouvernail  ;  Momus,  une  lor- 
gnette à  la  main,  sera  à  la  poupe,  environné  d'en- 
fants ailés  et  faisant  des  bulles  de  savon.  On  lira 
autour:  Mors  aut  salus  ex  ventis  (Un  vent  les  éta- 
blit, un  autre  les  détruit).  Le  revers  portera  une 
renommée  dont  la  coiffure  se  perdra  dans  les 
nues  ;  elle  aura  à  la  main  pour  trompette  une 
corne  d'abondance,  d'où  il  tombera  des  écus,  des 
fleurs  et  des  papillons  avec  ces  mots  autour  :  Plus 


-  319  — 

dat  quam  sonat  (ses  largesses  surpassent  ses  sons). 
Des  génies,  placés  au  bas,  tendront  les  bras  comme 
pour  recueillir  une  manne  précieuse. 

La  paix  et  l'harmonie  régneront  dans  la  Compa- 
gnie et  l'on  n'y  connaîtra  de  rivalité  que  celle  de 
faire  mieux,  en  exerçant  son  imaginative.  On  mé- 
prisera les  satires  et  l'on  se  croira  assez  au-dessus 
pour  dédaigner  d'y  répondre.  L'esprit  de  parti  et 
de  tyrannie  seront  absolument  proscrits,  et  l'on 
ne  choisira  aucun  membre  des  académies  déjà 
établies,  mais  tous  les  autres  états  pourront  y  être 
admis,  jusqu'aux  abbés  et  aux  filles  de  spec- 
tacles } . 

Sans  doute,  n'est-ce  qu'un  pamphlet,  une  médi- 
sance de  cette  méchante  langue  de  Gazetier  cui- 
rassé, que  la  fondation  de  Y  Ordre  de  Sainte-Nicole  ; 
mais  il  y  a  là  tout  au  moins  l'indication  d'un  état 
d'esprit  curieux  à  enregistrer.  C'est  à  ce  titre  que 
nous  reproduisons  l'entrefilet  suivant  : 

«  M"le  la  comtesse  du  Barri  vient  d'instituer  un 
nouvel  ordre  qui  s'appellera  de  Sainte- Nicole"2 ;  les 
conditions  pour  les  femmes    seront  très    rigou- 

1  Les  Panaches  ou  les  Coiffeures  à  la  mode,  comédie  en  un 
acte,  suivie  d'un  Projet  d'établissement  d'une  Académie  de 
Modes.  —  Londres  et  Paris,  1778,  p.  67-75. 

2  II  n'y  a  personne  à  la  Halle  qui  n'apprenne  ce  qu'était 
sainte  Nicole,  par  un  proverbe  qui  sert  de  comparaison  aux 
femmes  qui  se  l'adressent  (Note  du  Gazetier). 


-     320  — 

reuses  :  il  faudra  avoir  vécu  avec  dix  personnes 
différentes  au  moins;  et  prouver  qu'on  a  été  trois 
fois  en  quarantaine  pour  être  admise.  Les  hommes 
seront  dispensés  de  faire  des  preuves  par  la  com- 
tesse, qui  se  réserve  la  grande  maîtrise.  Les 
marques  de  l'ordre  seront  un  concombre  brodé  sur 
la  poitrine  avec  deux  excroissances  bien  marquées. 
Quoique  Mme  du  Barri  assure  qu'elle  ne  nommera 
que  ceux  qui  ont  eu  l'honneur  d'être  bien  avec 
elle,  on  croit  que  cet  ordre  sera  plus  nombreux 
que  l'Ordre  de  Saint-Louis  *.  » 

L'initiative  de  semblables  confréries  ne  vient 
pas  toujours  nécessairement  de  l'élément  mas- 
culin. Dans  un  siècle  où  les  plus  grandes  dames 
se  ménageaient  une  «  petite  maison  »  pour  affir- 
mer leur  indépendance  sexuelle  et  leur  droit  au 
choix  et  afin  de  «  trouver  à  l'heure  dite  des 
hommes  toujours  disposés  à  satisfaire  leurs  désirs 
insatiables  2  »,  on  pouvait  s'attendre  de  leur  paît 
à  toutes  les  audaces.  Les  hommes,  «  êtres  inter- 
mittents »  en  volupté,  ne  pouvant  satisfaire  les 
aspirations  des  inlassables  amoureuses,  celles-ci 
s'assurent  des  partenaires  renouvelables  à  volonté, 
se  débarrassant  en  même  temps  de  toute  gène 
sociale  et  de  toute  tyrannie  masculine. 

1  Le  Gazetier  cuirassé,  p.  35. 

1  Peuchez,  Mémoires  tirés  des  archives  de  la  police,  t.  II, 
p.  310. 


—  321  — 

«  Il  vient  de  se  former  ici  un  club  de  douze 
femmes  charmantes  et  de  la  première  qualité. 
Elles  s'assemblent  trois  fois  la  semaine  chez  l'une 
d'entre  elles,  qu'elles  nomment  leur  présidente. 
Le  plaisir  est  l'âme  de  cette  société,  les  nouvelles 
littéraires,  les  ouvrages  desprit  occupent  le  jour  ; 
on  soupe  à  huit  heures,  et  de  cet  instant  on  ne 
parle  que  d'amour.  Douze  hommes  aimables  sont 
admis  dans  ce  cercle  où  les  agréments  de  l'esprit 
recommandent,  dit-on,  beaucoup  mieux  que  ceux 
de  la  figure.  Tout  récipiendaire  doit  remplir  les 
douze  travaux  d'Hercule,  c'est-à-dire  obtenir  les 
faveurs  de  toutes  ces  belles.  On  prétend  que  cette 
institution  contribuera  beaucoup  à  rendre  par 
émulation  quelque  énergie  à  nos  galants  effémi- 
nés. Les  principes  de  cette  société,  dont  on  verra 
bientôt  les  statuts,  en  bannissant  toute  gêne,  tout 
ennui,  y  réunissent  tout  ce  qui  amuse  et  égayé. 
L'amour  n'y  estqu'un  jeu.  On  l'y  réduit  au  simple, 
on  l'y  épure  de  toute  fadeur  de  sentiment.  Les 
trois  monstres  qu'on  y  redouterait  le  plus  seraient 
la  constance,  le  goût  exclusif  et  l'humeur.  On  y 
recueillera  les  roses  sans  épines 4.  » 

Que  si  le  sexe  prétendu  fort  vient  à  faire  défaut, 
dépose  les  armes  et  se  retire  sous  la  tente,  les 
dames  sauront  se  passer  de  lui,  renouvelant  à  leur 

1  Correspondance  secrèle,  10  décembre  1781. 

21 


—  322  — 

profit    le    goût    des    plaisirs    discrets    dont    les 
Grecques,  dit-on,  leur  ont  donné  l'exemple  : 

Il  est  des  dames  cruelles, 

Et  l'on  s'en  plaint  chaque  jour; 

Savez-vous  pourquoi  ces  belles 

Sont  si  froides  en  amour  ? 

Ces  dames  se  font  entr'elles, 

Par  un  généreux  retour, 

Ce  qu'on  appelle  un  doigt  de  cour. 

S'il  est  des  dames  cruelles, 
On  en  vaincrait  chaque  jour, 
Si  les  hommes  pour  les  belles, 
Etaient  fermes  en  amour  ; 
Mais  leur  faiblesse  auprès  d'elles 
Promettant  peu  de  retour, 
Les  réduit  au  doigt  de  cour1. 

L'exemple  partait  de  haut,  du  trône  même,  pour 
ces  associations  libertines.  Nous  n'ignorons  pas 
que  bien  des  accusations  calomnieuses  ont  tenté 
de  salir  la  mémoire  de  Marie- Antoinette  ;  et  l'abbé 
Soulavie  lui-même,  rappelant  les  puissantes  ini- 
mitiés qu'elle  s'était  attirées,  nous  met  en  garde 
sur  ce  point.  Il  affirme,  quant  à  lui,  se  contenter 
de  relater  quelques  faits  qu'il  a  appris  des  person- 
nes les  mieux  instruites  de  l'ancien  régime. 

D'après  Soulavie,  Marie-Antoinette  avait  formé 
avec  son  entourage  coutumier,  celui  des  excur- 
sions nocturnes  et  risquées,  une  Société  qui  avait 

1  Correspondance  secrète,  3  janvier  1785. 


—  323  — 

pris  le  nom  de  Compagnie  des  Réjouis,  et  dont  le 
chroniqueur  nous  conte  l'exploit  suivant  : 

«  Les  orgies  secrètes  de  Trianon  succédèrent 
aux  promenades  nocturnes.  Vaudreuil,  Besenval, 
le  prince  d'Hénin,  Adhémard,  Diane,  la  duchesse 
Jules,  etc.,  continuèrent  de  jouir  de  la  confiance 
de  la  reine.  On  s'amusa  d'une  grande  variété  de 
jeux  peu  décents,  dont  les  détails  sont  étrangers  à 
l'histoire.  Un  jour,  la  Compagnie  des  Réjouis,  lisant 
l'histoire  des  amours  de  cerfs  dans  Buffon,  trouva 
plaisant  de  commander  pour  les  hommes  et  pour 
les  femmes  des  habits  de  peau  de  cerf,  imitant  le 
cerf  et  la  biche.  Toute  la  compagnie,  après  avoir 
erré  dans  le  jardin,  masquée  avec  ces  habits,  trouva 
fort  plaisant  encore  de  jouir  des  plaisirs  des  cerfs 
et  des  biches  *.  » 

Ce  n'était,  après  tout,  que  l'adaptation  du  bal 
paré  à  une  cérémonie  qui  demande  en  général 
plus  de  mystère.  A  vrai  dire  d'ailleurs,  la  recher- 
che de  la  volupté  n'a  guère  de  limites,  lorsqu'elle 
supprime  la  pudeur  ;  et  ce  siècle  aimablement 
dépravé  devait  fatalement  sombrer  dans  la  bestia- 
lité. Mais,  ne  l'oublions  pas,  c'étaient  là  plaisir  et 
morale  de  privilégiés. 

1  Mémoires  historiques  et  politiques  du  règne  de  Louis  XVI, 
Paris  1801,  t.  VL,  p.  50. 


CHAPITRE  X 

Brevets  d'amour.  —  Le  «  Régiment  de  la  Calotte  ».  — 
Vestales  et  Vivandières.  —  Le  Grand  Clitoriseur.  —  Le 
Syndic  des  Cocus.  —  Ordre  de  bataille  de  l'armée 
d'amour. 

Voici  la  Société  d'amour  par  excellence,  la 
Société  des  Sociétés,  s'intitulant  elle-même  Régi- 
ment de  la  folie  et  s'érigeant  en  tribunal  des  folies, 
des  erreurs,  des  modes  dépravées,  du  libertinage 
et  des  ridicules  du  siècle  d. 

Son  origine  nous  est  ainsi  expliquée  par  un 
compte  rendu  officieux  : 

«  Vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  M.  de  Tor- 
sac,  exempt  des  gardes  du  corps,  M.  Aimon, 
porte-manteau  du  roi,  et  divers  autres  officiers 
ayant  un  jour  fait  mille  plaisanteries  sur  un  mal 
de  tête  dont  l'un  d'entr'eux  souffrait  extrêmement, 
proposèrent  une  calotte  de  plomb  au  malade.  La 
conversation  s'étant  échauffée,  ils  s'avisèrent  de 
créer  un  régiment  composé  uniquement  de  per- 
sonnes distinguées  par  l'extravagance  de  leurs 
discours  ou  de  leurs  actions.  Ils  le  nommèrent  le 

*  Mémoire  du  comte  de  Maurepas,  Paris,  1792,  t.  III,  p.  9. 


—  325  — 

Régiment  de  la  Calotte,  en  faveur  de  la  calotte  de 
plomb,  et  d'un  consentement  unanime  le  sieur 
Aimon  en  fut  aussitôt  élu  général.  Cette  burlesque 
saillie  fut  poussée  si  loin  que  l'on  fit  faire  des 
étendards  et  frapper  des  médailles  sur  cette  insti- 
tution, et  il  se  trouva  des  beaux  esprits  qui  mirent 
en  vers  les  brevets  que  le  régiment  distribuait  à 
tous  ceux  qui  avaient  fait  quelque  sottise  écla- 
tante. Plusieurs  personnes  de  distinction  se  ran- 
gèrent sous  les  étendards  du  régiment,  et  chacun 
se  faisait  une  occupation  sérieuse  de  relever  par 
des  traits  de  raillerie  les  défauts  des  gens  les  plus 
considérables  et  les  fautes  qui  leur  échappaient. 

Le  Régiment  grossit  dans  peu  de  temps,  et  la 
Cour  et  la  ville  lui  fournirent  un  nombre  consi- 
dérable de  dignes  sujets. 

Cependant  on  n'y  admet  que  ceux  dont  les 
talents  ont  un  certain  éclat,  sans  aucun  égard  à 
leur  condition  ni  aux  sollicitations  de  leurs  amis. 
Il  faut  d'ailleurs  que  ce  soient  des  gens  d'esprit  ; 
les  sots  en  sont  exclus. 

Le  désintéressement  des  officiers  est  parfait,  car 
les  brevets,  tant  en  vers  qu'en  prose,  sont  distri- 
bués gratis. 

Les  armes  sont  un  emblème  parlant  du  carac- 
tère et  de  l'emploi  du  célèbre  régiment  de  la  Calotte. 
Elles  sont  les  suivantes  : 

L'écusson  d'or  au  chef  de  sable,  chargé  d'une 


—  326  — 

lune  d'argent,  et  de  deux  croissants  opposés  de 
même  métal.  L'écusson  est  chargé  en  pal  du 
sceptre  de  Momus,  semé  de  papillons  sans  nombre 
de  différentes  couleurs.  Leditécusson  est  couronné 
d'une  calotte  à  oreillons,  dont  l'un  est  retroussé  et 
l'autre  abaissé.  Le  fronton  de  la  calotte  est  orné  de 
sonnettes  et  de  grelots  différemment  attachés, 
pour  marquer  la  hiérarchie  du  Régiment.  Elle  a 
pour  cimier  un  rat  passant,  surmonté  dune 
girouette,  pour  en  marquer  la  solidité.  Les  armes 
ont  pour  supports  deux  siuges,  ce  qui  dénote 
l'innocence  et  la  simplicité,  et  deux  cornes  d'abon- 
dance ou  lambrequins,  d'où  sortent  des  brouil- 
lards, sur  lesquels  sont  assignées  les  pensions 
du  Régiment.  Au  haut  des  armes  voltige  une  ori- 
flamme avec  cette  devise  :  Favet  Momus,  Lima  in- 
fluit,  c'est-à-dire,  Momus  favorise,  la  Lune  influe1.  » 

L'Empire  de  Momus  date  d'Adam,  et  par  ordre 
de  lunaisons,  puisque  la  lune  est  une  des  influen- 
ces de  l'empire  des  Calotins  2. 

Son  fondateur,  qui  fut  son  premier  colonel,  son 
premier  général,  est  M.  Aimon,  porte-manteau  du 
roi,  qui  mourut  à  Paris  le  4  mai  1734,  âgé  de 
soixante-quatorze  ans. 

Tout  individu  sur  lequel  un  acte,  une  parole, 

1  Recueil  des  pièces  du  Réyinient  de  la  Calotle.   Paris  l'an 
de  l'Ere  calotine,  7726.  Préface,  p.  I-XI1. 
-  Mémoires  du  comte  de  Maurepas,  t.  III,  p.  19. 


—  327  — 

un  geste,  appelait  l'attention  publique  était  jugé, 
breveté  de  façon  ingénieuse  et  le  plus  souvent 
piquante,  avec  aussi  une  entière  liberté  dans  les 
termes.  L'Association  ne  respectait  aucun  grade, 
aucune  dignité,  aucune  position  élevée  ;  sa  raillerie 
satirique  frappait  avec  la  plus  complète  indépen- 
dance. 

Elle  a  résumé  ses  institutions  en  quelques 
maximes  pour  lesquelles  elle  a  emprunté  la  langue 
de  la  jurisprudence,  un  latin  facile  et  simple  : 

Summum  jus  Calotinorum  est  laetari,  de  opère 
suogaudere,  et  deomni  risibili  ridere. 

Jurisprudentia  Calotinorum  est  castigare  ridendo 
mores,  eos  in  trutinam  Momi  ad  proprium  pondus 
redigere,  utile  dulci  miscere,  larvatos  detegere,  ut 
cadat  persona,  maneat  res,  et  sola  veritas  adore- 
tur. 

Elle  a  son  Décalogue,  fruit  de  l'expérience  et  de 
l'observation,  à  défaut  de  révélation  : 

Selon  ta  marotte  vivras 
Et  l'aimeras  parfaitement. 
De  l'argent  ne  réserveras, 
Ni  autre  chose  pareillement; 
De  rien  ne  te  chagrineras 
De  fait  ni  de  consentement. 
De  tout  le  monde  railleras, 
Sans  t'éparguer  aucunement. 
Aucuns  secrets  ne  retiendras, 
Si  ce  n'est  ceux  du  Régiment. 
Au  sexe  ne  t'attacheras 


-    328  — 

Que  pour  ton  seul  contentement. 
Ta  femme  vivre  laisseras 
Ainsi  que  toi  joyeusement . 
Dans  nul  parti  tu  n'entreras 
Que  pour  t'en  moquer  seulement. 
Aucun  mortel  tu  ne  loueras 
Si  ce  n'est  ironiquement  ■ 

A  côté  de  Torsac  et  d'Aimon,  les  deux  grands 
chefs  du  Régiment,  une  pièce  manuscrite  faisant 
partie  du  Recueil  Maurepas,  enregistre  les  noms  et 
titres  de  quelques  fonctionnaires,  à  la  date  de  1727. 

Bontemps  l'aîné,  directeurgénéral  des  finances; 

Bontemps  cadet,  receveur  général  des  parties 
casuelles  ; 

Bosc  du  Bouchet, contrôleur  général  des  finances; 

Clignet  de  la  Chastaigneraye,  conservateur  des 
fidéicommis  ; 

Le  marquis  de  Bioul,  économe  des  veuves  du 
régiment  ; 

Le  Grand-Prévot,  le  marquis  de  Sourches,  la 
Briage  des  Ennuyeux  (?)  ;  son  frère,  aumônier  des 
Cuistres  ;  M.  de  Harlay  de  Cely,  chancelier  du 
régiment2. 

Tous  les  titulaires  de  ces  charges  imaginaires 
reçurent  en  leur  temps  le  brevet  en  due  forme 

1  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Calotte.  Aux 
Etats  Calotins,  de  l'imprimerie  Calotine,  1752,  5'  partie, 
p.  1  et  2. 

!  Recueil  de  pièces  tant  en  vers  qu'en  prose  concernant  le 
Régiment  de  la  Calotte,  B.  N.  Mss.,  français  12654,  f.  233. 


-  329  — 

qui  les  immatriculait  officiellement  dans  la 
Calotte.  Car  ce  ne  fut  pas  seulement  un  tribunal 
d'amour,  mais  une  cour  permanente  devant 
laquelle  étaient  appelées  et  examinées  toutes  les 
causes  marquantes,  devant  qui  comparaissaient, 
bon  gré  mal  gré,  les  personnages  de  tout  ordre  et  de 
tout  rang  comme  de  tous  les  mondes  :  gens  de 
lettres,  artistes,  prélats,  dramaturges,  guerriers, 
fraternisaient  à  la  barre  de  la  Calotte  avec  les 
courtisanes,  les  actrices  ou  les  grandes  dames 
amoureuses.  Crébillon  fut  breveté  pour  ses  tragé- 
dies sombres  ;  le  contrôleur  général  Law,  pour  le 
génie  de  ses  systèmes  financiers  ;  d'Argenson  lui- 
même,  le  garde  des  sceaux  ;  le  Prince  Eugène  de 
Savoie,  des  cardinaux,  des  évêques,  furent  enré- 
gimentés; Voltaire  reçut  triple  calotte. 

Mais  plus  volontiers  les  Calotins  se  préoccu- 
paient de  galanterie.  Chez  eux  la  vertu  des  femmes 
n'est  point  précisément  un  article  de  foi;  et  ils 
sont  plutôt  portés  à  considérer  l'amour  comme 
l'échange  de  deux  fantaisies  et  le  contact  de  deux 
épidermes.  Ils  ne  croient  guère  à  la  résistance 
héroïque  de  la  femme  qui,  d'après  eux,  semble 
chercher  un  nouveau  piment  de  volupté  dans  un 
pseudo-viol.  Ecoutez  plutôt  cette  édifiante  «  His- 
toire calotine  »  : 

Naguère  une  grande  Princesse, 
Pleine  d'esprit  et  de  sagesse, 


—  330  - 

Soutenait  que  fille  à  quinze  ans, 

Tant  de  la  ville  que  des  champs, 

Par  un  seul  homme  à  bout  poussée, 

Ne  pouvait  en  être  forcée. 

Sa  dame  d'honneur  répliqua  : 

Un  jour  mon  mari  m'attaqua 

Sur  cette  affaire,  avec  instance, 

Et  m'ayant  dit  :  défends-toi  bien, 

Prétendit  que  ma  résistance 

Ne  pourrait  me  servir  de  rien. 

Dans  la  chaleur  de  la  dispute, 

Il  me  saisit  et  me  culbute, 

Et  moi  des  griffes  et  des  dents, 

A  merveille  je  me  défends. 

Je  lui  déchirai  sa  cravate, 

Ses  manchettes,  son  justaucorps  ; 

Et  redoublant  tous  mes  efforts, 

Je  l'appelai  traître,  pirate, 

Corsaire,  tigre  furieux, 

Qui  déchire  une  pauvre  bête  ; 

Rien  de  tout  cela  ne  l'arrête, 

Le  feu  lui  sortait  par  les  yeux  : 

Si  tu  n'obéis  je  te  tue, 

Me  disait-il  d'un  œil  hagard, 

En  me  montrant  un  grand  poignard. 

Je  te...  Madame,  à  cette  vue... 

Hé  bien  ?  je  pris  si  grande  peur, 

Et  je  fus  enfin  si  troublée, 

Que  trente  ans,  en  femme  d'honneur 

Eh  bien  donc  ?  Je  fus  violée1. 

Ce    scepticisme  n'éloignait  cependant  pas   du 


1  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Calotte,  1"  partie, 
p.  64. 


—  331  — 

Régiment  les  enrôlés  volontaires  ;  car  les  brevets 
n'étaient  pas  toujours  imposés,  mais  parfois,  au 
contraire,  accordés  sur  la  sollicitation  de  candi- 
dats des  deux  sexes,  et  après  examen  des  titres 
présentés.  Voici  un  placet  adressé  au  général  par 
une  marchande  d'amour,  sollicitant  son  admis- 
sion dans  le  Régiment.  Nous  la  cueillons  dans  le 
Recueil  Maurepas  : 

Pour  entrer  dans  ce  grand  Corps, 
Le  plus  renommé  de  France, 
J'ai  besoin  de  l'éloquence 
Du  Dieu  qui  conduit  les  morts. 
Aimon,  par  faveur  insigne, 
Accorde-m'en  le  brevet  ; 
Et  pour  voir  si  j'en  suis  digne, 
Ecoute  ce  que  j'ai  fait. 
Sous  l'étendard  de  l'Amour 
J'ai  passé  toute  ma  vie, 
Sa  compagne,  la  folie, 
Me  fit  briller  à  sa  cour  ; 
Toutes  deux  vivant  ensemble, 
J'eus  l'art  de  les  rassembler. 
Grand  Général,  il  me  semble 
Que  vous  devez  m'enrôler. 

Après  les  preuves  faites,  elle  fut  reçue1. 

C'est  ainsi,  à  la  suite  d'une  demande  expresse, 
que  fut  enrôlée  la  Morin,  une  fille  appartenant  déjà 
au  corps  de  réserve,  et  que  quelques  scandales 
retentissants  avaient  illustrée. 

1  Recueil  de  pièces  tant  en  vers  qu'en  prose  concernant  le 
Régiment  de  la  Calotte.  B.  N.  Mss.  français,  12654,  f.  199. 


—  332  — 

BREVET  DE  VIVANDIÈRE 

POUR  LA  MORIX 

De  par  le  Dieu  porte  marotte, 

Nous  général  de  la  calotte, 

Pour  satisfaire  avec  plaisir 

Au  louable  et  juste  désir 

De  la  Morin  qui  nous  demande 

Avec  beaucoup  d'empressement, 

Et  comme  une  grâce  très  grande, 

D'être  enrôlée  au  Régiment  ; 

Vu  les  titres  et  le  mérite 

De  la  demoiselle  susdite, 

Laquelle  a  prouvé  par  serment 

Qu'elle  aurait  eu  pour  son  amant 

Un  Duc  et  Pair  qui  par  la  force 

Aurait  donné  quelque  détorce 

A  son  honneur  qu'elle  a  toujours 

Dans  ses  mœurs  et  dans  ses  discours. 

A  ces  causes,  sur  la  Requête, 

Après  mûre  et  solide  enquête 

De  la  vie,  mœurs  et  bon  train 

De  la  demoiselle  Morin, 

La  recevons  parmi  les  nôtres, 

Comme  en  avons  reçu  bien  d'autres, 

Qui  conservant  chastes  dehors, 

Font  tant  d'honneur  à  notre  corps  ; 

Or,  comme  le  moindre  scandale 

Exclut  du  haut  rang  de  Vestale, 

La  recevons  en  qualité 

De  blanchisseuse  ou  vivandière, 

Voulant,  par  faveur  singulière, 

Qu'elle  opte  des  deux  à  son  gré. 

Défendons  à  notre  milice, 

Tant  aux  officiers  que  soldats, 


—  333  — 

Lui  porter  aucun  préjudice 
Pour  le  fait  d'aucun  des  deux  cas  ; 
Voulons  que  toute  fourniture 
D'espèce  quelconque  et  nature, 
Concernant  sa  peine  et  trafic, 
Lui  soit  rendue  rie  à  rie. 
Cependant  comme  elle  est  d'un  sexe 
Que  très  souvent  maint  escroc  vexe, 
Lui  donnons  pour  indemnité 
Mille  livres  sur  la  fumée, 
Poussière  et  brouillard  qu'en  été 
Cause  la  marche  d'une  armée. 
Lui  donnons  notre  médaillon, 
Pour  le  suspendre  à  la  crevée, 
Et  pour  qu'elle  n'en  soit  grevée, 
La  simple  calotte  de  plomb, 
Avec  les  grelots  et  sonnettes, 
Et  timbres,  propres  aux  coquettes 
Du  premier  rang  et  d'un  grand  nom. 
Signé  Torsac,  et  moi  Aimon  *. 

Mais  pour  la  plupart,  les  brevets  étaient  déli- 
vrés de  par  la  grâce  des  généraux  du  Régiment 
désireux  de  marquer  du  sceau  de  Momus  ou  de  la 
folie  et  de  doter  de  la  calotte  de  plomb  tout  être 
assez  insensé  pour  sortir,  fût-ce  l'éclair  d'un 
instant,  de  la  douce  médiocrité,  de  l'obscurité 
reposante.  Nous  ne  pourrons  faire  connaître 
qu'un  petit  nombre  de  ces  brevets,  qui  sont  dis- 
persés en  diverses  publications  ou  dossiers  manus- 
crits. 

1  Recueil  des  pièces  du  Régiment  de  la  Calo  t  te,  Paris,  l'an 
de  l'ère  calotine,  7726,  p.  58 


—  334  — 

La  Fillon,  dite  «  la  présidente  »,  à  cause  de  son 
homonymie  avec  la  femme  d'un  magistrat  d'Alen- 
çon,  jouit,  parmi  les  entremetteuses-appareil- 
leuses  des  maisons  closes  du  xvm8  siècle,  d'une 
renommée  toute  spéciale  pour  son  habileté,  son 
tact  et  la  sûreté  de  sa  discrétion  ;  un  rang  lui 
revenait  de  droit  dans  la  Calotte,  elle  l'eut. 

BREVET 

DE  CHEF  DU  BATAILLON  DE  VESTALES  ET  VIVANDIÈRES 

POUR   LA   FILLON 

De  par  le  Dieu  porte  Marotte, 
Nous  Général  de  la  Calotte, 
Instruit  du  noble  carillon 
Que  la  présidente  Fillon 
Fait  chaque  jour  dans  notre  ville, 
Par  sa  manière  très  civile 
A  prêter  ses  appartements 
A  quantité  d'honnêtes  gens, 
Tant  de  l'un  que  de  l'autre  sexe, 
Pour  y  prendre  ces  doux  ébats 
Que  la  nature  même  annexe 
A  tous  les  plaisirs  d'ici-bas. 
A  ces  causes,  vu  la  science, 
L'habileté,  l'expérience 
De  la  dite  dame  Fillon, 
La  créons  Chef  du  Bataillon 
Des  Vestales  et  Vivandières 
De  notre  illustre  Régiment  ; 
Prétendons  que  sur  ses  lumières 
Toute  femme  ajant  sentiment 
Règle  ses  mœurs  et  sa  conduite, 


—  335  — 

Et  devienne  sa  prosélyte, 

Les  assurant  de  notre  part 

Que  la  susdite  Présidente 

Est  une  femme  très  savante 

En  fait  de  l'aimable  et  grand  art, 

Ou  si  l'on  veut  du  doux  commerce 

Que  dans  tout  pays  on  exerce, 

Au  grand  bonheur  du  genre  humain, 

Lequel  sans  cela  prendrait  fin. 

Voulons  que  tout  marquis,  duc,  prince, 

Comme  l'official  le  plus  mince, 

Lui  fasse  un  favorable  accueil 

Et  la  reçoive  de  bon  œil 

Quand  elle  leur  rendra  visite, 

A  peine  d'être  par  la  dite 

Envoyés  en  termes  précis 

Où  vont  les  Catins  et  Lais 

Et  toutes  grivoises  d'élite 

Faire  tout  outre  sans  détour, 

Chose  qu'elle  fait  nuit  et  jour. 

Donnons  à  cette  Présidente, 

Avec  la  charge  précédente, 

Pour  ses  gages,  droits  et  profits, 

Deux  mille  écus  sur  les  esprits 

Et  vapeurs  sortant  du  Mercure 

Duquel  on  se  sert  dans  la  cure 

Des  dons  et  faveurs  de  Vénus. 

Outre  les  susdits  revenus, 

Lui  donnons  grelots  et  sonnettes, 

Comme  à  très  fringantes  coquettes, 

Et  simple  Calotte  de  plomb. 

Signé  Torsac,  et  moi  Aimon  l. 

Un  médecin,  du  nom  de  Jacques,  ayant  soutenu 

1  Recueil  des  pièces  du  Régiment  de  la  Calotte,  p.  59. 


—  336  — 

une  thèse  d'après  laquelle  l'acte  d'amour  était 
nécessaire  à  la  santé  des  deux  sexes,  la  Calotte  se 
l'annexa  sans  retard  en  qualité  de  médecin  des 
frères,  novices,  pères,  abbés,  aumôniers,  curés, 
chanoines,  et  surtout  cardinaux  et  prélats  dévols. 

BREVET 

DE  MÉDECIN   DE  LA  BRIGADE  DES  VESTALES, 
AU   SIEUR  JAQUES 

«Dans  sa  thèse  pour  être  reçu  médecin,  il  soute- 
nait que  le  c.  était  salutaire  et  même  nécessaire, 
tant  à  l'homme  qu'à  la  femme.  Le  Cardinal  de 
Noailles  fit  rayer  cela.  » 

Sur  la  thèse  à  nous  présentée, 

De  la  part  de  la  Faculté, 

Où  la  dispute  est  intentée 

Pour  découvrir  si  la  santé. 

Que  tout  homme  prudent  et  sage 

Doit  regarder  comme  un  vrai  hieu, 

S'altère  par  le  non-usage 

De  l'acte  dit  vénérien  ; 

Lecture  faite  de  la  thèse 

Où,  sauf  le  droit  des  honnes  mœurs, 

Le  savant  Docteur  point  ne  hiaise 

A  souteuir  que  les  humeurs, 

Dans  les  prostrates  parvenues, 

Le  réservoir  étant  fourni, 

Les  dites  humeurs  retenues 

Causent  des  maux  à  l'infini  ; 

Primo,  des  fureurs  utérines 


LES  ARMES  DU  REGIMENT  DE  LA  CALOTTE 

(COYPEL   J  .) 


—  337  — 

Aux  femmes  chaudes  et  sanguines, 

Et  des  obstructions  de  reins 

Dans  les  hommes  chauds  et  sanguins  ; 

Secundo,  des  vapeurs  funestes, 

Qui  contraignent  les  plus  modestes, 

Même  du  sexe  féminin, 

Dans  la  fureur  qui  les  possède 

A  rechercher  certain  remède 

Qui  n'est  convenable  ni  sain  ; 

Enfin  un  prurit  spermatique 

Tourmentant  avec  âcreté, 

Tel  qui  dompte  l'humeur  lubrique 

Par  les  lois  de  la  chasteté. 

A  ces  causes,  vu  la  physique, 

L'expérience  et  le  savoir 

Que  ledit  soutenant  fait  voir, 

Surtout  dans  l'art  anatomique, 

Le  créons  par  ce  mandement 

Médecin  en  titre  d'office 

De  tout  Frère,  Abbesse,  Novice, 

Et  Vestale  du  Régiment. 

Exhortons  nos  Abbés  et  Moines, 

Aumôniers,  Curés  et  Chanoines, 

De  courir  à  ce  médecin 

Qui,  savant  en  naturalisme, 

Contre  l'ardeur  de  Priapisme 

Donne  un  excellent  anodin. 

Lui  déléguons,  pour  ses  salaires, 

Les  regrets  et  les  repentirs 

Des  Martyres  et  des  Martyrs, 

Sous  le  joug  des  vœux  téméraires. 

Lui  recommandons  toutefois 

De  ne  point  prêcher  sur  les  toits 

Sa  doctrine,  ni  la  pratique 

D'un  si  souverain  spécifique, 

De  peur  que  le  corps  monacal, 

22 


—  338   - 

Qui  dans  toutes  choses  excède, 
Ne  rendît  un  pareil  remède 
Bien  plus  dangereux  que  le  mal  *. 

Le  sieur  Pacini  ou  Pazzini  se  distingue-t-il  trop 
publiquement  par  des  goûts  de  «  glottinade  », 
comme  disaient  les  Aphrodites,  il  est  pourvu  par 
l'Association  satirique  d'un  précieux  brevet,  qui 
doit  lui  assurer  une  clientèle  aimable.  (L'auteur  du 
brevet,  Gacon ,  partagea  avec  Torsac  et  Aimon  le 
gouvernement  de  la  Calotte.) 

BREVET  DE  GRAND  CLITORISEUR 

ACCORDÉ  AU  SIEUR  PACINI 

Par  Gacon. 
De  par  le  Dieu,  porte  Marotte, 
Nous  général  de  la  Calotte, 
Ayant  appris  que  Pacini 
Se  plaint  qu'à  grand  tort  on  le  vexe 
De  ce  qu'il  n'est  du  tout  garni 
Des  trésors  qu'aime  le  beau  sexe  ; 
Puisqu'il  lui  reste  encor  de  quoi 
Mettre  un  époux  en  grand  émoi, 
Jusque-là  que  le  sieur  le  Prince 
Chantre  dont  l'esprit  n'est  pas  mince, 
Se  plaignit  à  Louis  le  Grand 
Qu'il  lui  débauchait  sou  épouse, 
Et  que  de  sa  crainte  jalouse 
Il  donnerait  un  sûr  garant  ; 
A  ces  causes,  sur  la  requête 
Qu'il  présenta  pour  faire  enquête  ; 

1  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Calotte,  1™  partie, 
p.  186. 


—  339  — 

Ayant  vérifié  le  fait 
Et  lu  Juvénal,  qui  tout  net 
Soutient  que  les  femmes  de  Rome, 
Grandes  connaisseuses  en  homme, 
Recherchaient  avec  grand  désir 
Des  Pacini  pour  le  plaisir,  ! 
D'autant  que  sans  craindre  l'enflure, 
Dans  un  pareil  ébattement, 
Elles  donnaient  à  la  nature 
Un  doux  et  long  contentement  ; 
C'est  pourquoi  rendant  la  justice 
Au  dit  Pacini  de  bon  cœur, 
Lui  donnons  en  titre  d'office 
L'emploi  de  grand  Clitoriseur, 
Et  comme  tel,  par  la  présente, 
Le  commettons  expressément 
Pour  soulager  l'ardeur  brûlante 
Des  Vestales  du  régiment. 
Lui  déléguons,  pour  tout  salaire, 
Les  profits  revenant  aux  gens 
Qui,  travaillant  pendant  longtemps, 
Ne  font  pourtant  que  de  l'eau  claire. 
Lui  donnons  avis  toutefois 
Que,  s'il  veut  conserver  sa  voix, 
Dans  ce  beau  Dessus,  qui  réveille, 
Charmant  le  cœur,  il  ne  doit  pas 
Si  fort  courir  les  Pays-Bas.  ' 

Dans  un  siècle  où  le  mariage  était  seulemen  t  le 

*  Calida  et  matura  juventa, 
Inguina  traduntur  medicis. 

Juvénal,  sat.  VI,  vers  370. 
(Note  de  l'auteur). 
1  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Calotte,  lre  partie, 
p.  143. 


—  340  — 

plus  souvent  un  acte  utile  à  la  fortune,  où  les  maris 
savaient  compenser  leur  abstention  conjugale  par 
une  indulgence  et  une  complaisance  de  bon  ton, 
le  cocuage  était  devenu  un  sujet  de  conversation 
courante  ;  on  connut  le  mari  sganarelle  bravache, 
se  vantant  de  son  infortune.  l  Aussi  un  homme 
bien  né  pouvait-il  porter  avec  gloire  le  titre  de 
syndic  des  cocus,  qui  fut  attribué  à  M.  Moriau. 

BREVET  DU  SYNDIC  DES  COCUS 

DU  RÉGIMENT   DE  LA  CALOTTE 

Pour  Monsieur  Moriau,  Procureur  du  Roi  de  la  ville  (1737). 

De  par  le  Dieu,  porte  Marotte, 
Nous  général  de  !a  Calotte, 
A  Moriau,  notre  procureur, 
Salut,  gaîté,  patience,  honneur. 
Sur  le  rapport  qu'on  nous  a  fait, 
Des  grands  progrès  du  Cocuage, 
Que  c'est  le  titre  et  l'apanage 
De  tout  mari  bien  ou  mal  fait, 
Nous  déclarons  le  dit  Moriau 
Syndic  de  cette  confrérie, 
Voulons  aux  grands  jours  de  féerie 
Soit  de  la  ville  ou  du  Barreau, 
Que  lui  seul,  portant  la  parole, 
Requière  grelots,  banderolles 
En  faveur  de  tous  les  Cocus 
Qui  brigueront  d'être  connus  ; 

1  Voir  La  galanterie  parisienne  au  xvinc  siècle,  p.  176    (H. 
Daragon,  éditeur). 


—  341  — 

Pour  distinguer  la  tête  folle 

D'un  aussi  grave  magistrat, 

Voulons  que  le  bonnet  à  corne 

Soit  fait  en  forme  de  couronne, 

Et  qu'une  aigrette  de  licorne 

Y  soit  plantée  au  beau  milieu, 

Afin  qu'à  la  ville,  en  tout  lieu, 

On  porte  honneur  à  sa  personne. 

Lui  accordons  le  tabouret 

Auprès  de  nous  à  l'audience  ; 

Voulons  qu'aux  jours  de  jouissance 

On  illumine  son  bonnet 

Aux  frais  de  notre  Régiment, 

Le  jour  même  de  la  Saint-Jean, 

Et  pour  qu'il  puisse  avec  décence 

Soutenir  l'éclat  de  son  rang, 

Lui  octroyons  pour  sa  dépense 

Quarante  mille  écus  comptant, 
A  prendre  sur  les  brouillards 
Du  cerveau  de  tous  les  Cornards 
Dont  les  femmes  courent  la  ville 
Aux  dépens  de  tout  imbécile. 
Donné  au  Palais  de  nos  Rats 
Le  jour  où  Kynston  dans  sa  couche 
Reçut  la  charmante  la  Touche. 
Et  que  pour  venger  ses  appas, 
Carton  1  sacrifia  l'Angleterre 
A  l'Intendant  de  nos  affaires.  2 

On  sait  quelles  intrigues  s'agitèrent  autour  de 
la  jeunesse  chaste  deLouis  XV.  Un  jour  de  l'année 
1725  de   grandes  fêtes  avaient  été  organisées   à 

1  Actrice  de  l'Opéra  (note  du  mss.). 

2  Recueil  de  pièces  tant  en  vers  qu'en  prose  concernant   le 
Régiment  de  la  Calotte.  B.  N.  Mss.  français  12655,  f.  263. 


—  342  — 

Chantilly  avec  le  concours  de  dix-sept  femmes, 
dont  la  coquetterie  espérait  venir  à  bout  d'une 
virginité  récalcitrante.  Ce  grand  projet  ne  pouvait 
laisser  indifférente  la  Calotte,  qui  en  délibère. 

EXTRAIT  DES  REGISTRES  DE  LA  CALOTTE 

N°  7  L  I  (1724; 

Momus,  pour  s'ébaudir  uujour, . 
Entendant  parler  d'un  voyage 
Que  devait  lors  faire  sa  Cour. 
Pour  la  perte  d'un  pucelage, 
Voulut  en  choisir  les  femelles 
Qu'il  crut  dignes  d'un  tel  emploi, 
Et  pour  ce  prit  vieilles  donzelles 
Toutes  experles  personnelles 
En   l'art  d'instruire  un  jeune  Roi  ; 
Rien  fil— il,  car  neuve  maîtresse. 
Moins  active  dans  le  plaisir, 
Point  ne  connaît  tours  de  souplesse 
Dont  à  propos  doit  se  servir. 
Adonc  fallait  maris  dociles, 
Tous  gens  à  ce  projet  utiles 
Furent  choisis  de  tous  Etats 
Quoiqu'à  la  Cour  ne  manquent  pas 
Tels  maris  de  grande  naissance. 
Ce  "fût  en  valu  «qu'avec  prudence 
Le  bon  sens  seul  de  son  parti 
Voulut  faire  sa  remontrance 
Sur  un  choix  si  mal  assorti  ; 
Il  fut  exilé  de  la  France. 
Alors  le  général  Aymon, 
Prenant  «sa  Calotte  de  plomb, 


—  343  - 

Vint  annoncer  d'un  air  folâtre 
Qu'un  quidam,  grave  de  son  nom,  * 
Se  disait  être  gentillâtre 
Et  pour  manger  avec  le  Roi, 
Faisait  faire  de  bonne  foi, 
Le  tout  sans  amphibologie, 
Sa  grande  généalogie 
Par  celui  qui  du  Régiment 
Le  faisait  ordinairement. 
A  ce  Momus  prit  sa  marotte, 
Et  vint  lui  dire  avec  bonté  : 
Je  te  donne  de  la  Calotte 
L'irrévocable  dignité  ; 
Je  veux  que  tu  sois  du  voyage 
Et  pour  te  rendre  un  personnage 
Qui  soit  digne  de  mes  bienfaits, 
Sous  mes  auspices  désormais 
Je  veux  que  tu  porte  à  jamais 
Les  armes  de  ton  cocuage. 
Tu  peux,  sans  craindre  de  procès, 
En  Languedoc  sur  tes  sujets, 
Faire  lever  droit  de  péages, 
Impunément  mettre  les  bornes, 
Sans  qu'ils  viennent  tous  à  la  fois 
T'offrir  la  charrette  de  cornes, 
Pour  le  payement  de  tes  droits. 
A  ces  mots  le  Dieu  disparut 
Et  chacun  fit  un  grand  salut  2. 

La  Marquise  de  la  Vrillière  était  du  voyage  :  jolie 
et  femme  d'expérience,  désespérée  aussi  d'entendre 

i  C'est  le  marquis  de  Grave,  dont  on  veut  parler  ici.  Il 
épousa  en  1722  Marie- Anne  Matignon  (Note  du  Ms.). 

2  Recueil  de  pièces  tant  en  vers  qu'en  prose  concernant  le 
Régiment  de  la  Calotte.  B.  N.  Mss.  français  12654,  f.  145. 


—  344  — 

dire  que  Louis  XV  faisait  peu  de  cas  du  beau  sexe, 
elle  s'était  offerte  devant  toute  la  Cour  pour  lui 
montrer  le  jeu  qu'elle  connaissait  si  bien  et  qu'elle 
aimait  tant.  La  Calotte,  en  reconnaissance  de  son 
zèle,  lui  décerne  les  brevets  les  plus  flatteurs, 

ARRÊT 

QUI  ÉTABLIT     LA  MARQUISE  DE    LaVrILLIÈRE    GRANDE-PRÊTRESSE,. 
GOUVERNANTE,  ET  ABRESSE  DE  TOUS  LES  COUVENTS  DE  PaPHOS. 

Par  arrêt  du  Conseil  d'Etat, 

Et  de  l'avis  du  grand  Sénat 

Qui  régente  dans  la  Calotte  ; 

A  toutes  gens,  porte  Marotte, 

Nous  a  plu  de  faire  savoir 

Que  voulant  aux  besoins  pourvoir 

De  mainte  jeunesse  novice," 

La  préserver  de  ch 

De  tels  autres  fruits  trop  malsains 
Que  vont  cueillir  auprès  nonains 
De  la  déesse  de  Cythère 
Ceux  en  qui  la  nature  opère 
A  dix  et  sept  ou  dix-huit  ans, 
Le  feu  par  lequel  nos  parents 
D'autres  parents  ont  mis  au  monde,. 
Feu  qui  race  humaine  féconde 
Et,  si  Dieu  plaît,  fécondera 
Jusqu'à  tant  que  nous  jugera 
Le  Créateur  de  notre  espèce 
A  ces  causes,  par  grâce  expresse, 
Pour  tous  les  jeunes  gens  susdits 
Qui  viennent  s'offrir  à  C\rpris, 
Donnons  titre  de  Présidente, 
Grande-Prêtresse,  gouvernante, 


—  345  - 

A  celle  dont  l'habileté 

A  dirigé  Sa  Majesté 

Dans  les  vergers  de  la  Déesse, 

Ajoutons  le  titre  d'abbesse 

De  tous  les  couvents  de  Paphos. 

Item,  pour  prévenir  les  maux 

Par  où  souvent  se  discrédite 

La  plus  belle  fleur  et  l'élite 

Des  Nonains,  qui  dans  ces  couvents 

A  Vénus  portent  leurs  encens, 

L'autorisons  à  la  visite 

De  celles  que  leur  zèle  invite 

A  se  mettre  en  religion 

Et  vaquer  à  dévotion, 

Selon  le  rit  et  la  pratique 

Donnés  par  le  Dieu  prolifique . 

Et  sera  le  présent  arrêt 

Lu,  crié,  mis  où  besoin  est  *. 

Pleine  de  sollicitude  pour  les  prêtresses  de 
Vénus,  la  Calotte  apprend  un  jour  qu'une  dame 
de  Saint-Sulpice,  en  la  compagnie  de  seigneurs 
pervers,  a  failli  payer  de  sa  vie  une  curiosité  mal- 
saine et  une  complaisance  trop  aveugle  2  :  elle 
décrète  aussitôt  une  mesure  prudente  en  faveur 
de  ses  ferventes  vassales. 

1  Mémoires  pour  servir  à  l'Histoire  de  la  Calotte,  2'  partie, 
p.  108. 

2  Voir  La   Galanterie  parisienne  au  XVIIIe  siècle,  p,  194 
(H.  Daragon  édit.) 


-  346  — 

EXTRAIT  DES  REGISTRES   DU  CONSEIL  DU  RÉGIMENT 
DE  LA  CALOTTE  POUR  M™  DE  SAINT-SULPICE 

Or  voulant  donner  tous  nos  soins 

Pour  qu'une  disgrâce  semblable 

N'arrive  en  notre  régiment, 

Au  sujet  d'un  sexe  agréable 

Et  que  nous  aimons  tendrement  : 

Nous  défendons  à  nos  vassales, 

Tant  vivandières  que  vestales, 

De  porter  sacristain,  panier, 

Tant  de  baleine  que  d'osier, 

Et  criardes  '  gauderonnées, 

Pendant  qu'auprès  des  cbeminées 

Le  froid  contraindra  d'approcber 

Pour  se  cbauffer  ou  se  sécber. 

Permettons  les  susdites  bardes, 

Paniers,  sacristains  et  criardes, 

Pendant  les  cbaleurs  de  l'été, 

D'autant  qu'alors  il  n'est  à  craindre 

Une  telle  calamité. 

N'ayant  nul  dessein  de  contraindre 

Les  dames  dans  cette  saison, 

Où  par  une  bonne  raison 

L'air  et  le  frais  sont  nécessaires 

Contre  les  feux  caniculaires  -. 

Un  riche  juif,  Dulis  ou  du  Lys,  amoureux  de  la 
Pélissier,  veut-il  reprendre,  par  voie  judiciaire, 
les  bijoux  et  pierreries  dont  il  a  payé  les  dernières 
faveurs,  la  Calotte  s'interpose  et  cloue  le  Juif  au 
pilori  de  son  tribunal. 

1  Grosse  toile  goudronnée  et  bruyante. 
-'  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Calotte,  lre  partie, 
p.  89. 


-347  - 
TRIO  COMIQUE 

JUILLET   1730 

Le  sieur  du  Lys  a  donné  à  la  Pélissier  (actrice 
de  l'Opéra  et  maîtresse  dudit  du  Lys)  plusieurs 
bijoux  et  diamants  dont  on  fait  monter  le  prix  à 
plus  de  150.000  livres.  Il  a  tenté  de  les  retirer  par 
adresse;  n'y  ayant  pas  réussi,  il  a  intenté  un  pro- 
cès devant  M.  Hérault,  lieutenant  de  police,  et  a 
donné  ce  qu'il  en  espère  moitié  aux  pauvres,  moi- 
tié au  curé  de  Saint-Sulpice,  pour  être  employé  au 
bâtiment  de  son  église. 

Un  riche  Juif,  un  très  dévot  curé  1, 

Veulent  dévaliser  une  coquette  fine; 

Les  noms  ne  font  rien  au  narré, 

Puisqu'aisément  on  les  devine. 

Chacun  de  ces  acteurs  paraît  fort  occupé 

A  remplir  son  rôle  comique. 

Le  Juif  y  joue  l'amant  dupé, 

La  donzelle  détend  sa  récolte  lubrique  ; 

Le  curé,  comme  un  bon  pasteur, 

Destinant  tout  à  son  saint  édifice, 

Entreprend  de  venger  l'acteur 

Par  la  dépouille  de  l'actrice. 

O  le  plaisant  événement  î 

Qu'il  sera  digne  de  mémoire  ! 

Si  le  curé  remporte  la  victoire, 

Il  gagne  d'un  seul  coup  le  prix  de  plus  de  cent  -. 

1  Longuet,  curé  de  Saint-Sulpice  (note  du  ms.). 

2  Recueil  de  pièces  tant  en  vers  qu'en  prose,  concernant  le 
régiment  de  la  Calotte.  B.  N.,  Manuscrit  français  12655, 
f.  87. 


—  348  — 

Au  mois  de  juillet  1731,  la  chronique  maligne 
se  délectait  du  récit  d'une  orgie  qui  avait  eu  pour 
théâtre  l'Opéra  et  que  Gentil-Bernard  avait  célé- 
brée dans  une  allégorie  spirituelle  l.  La  Calotte 
appelle  aussitôt  Momus  à  son  secours  et  décrète: 

ARRÊT  DE  MOMUS 

AU    SUJET   DE   LA   DANSE   DES   FILLES    DE   L'OPÉRA 

In  puris  naturalibus 

De  par  le  Dieu  de  la  Marotte, 
Nous,  général  de  la  Calotte, 
A  tous  nos  bons  sujets  salut, 
Honneur  et  gracieux  sourire  : 
Dès  l'instant  même  qu'il  lui  plut 
De  nous  élever  à  l'Empire, 
Que  dans  le  château  de  Livry 
Où  se  fit  la  cérémonie 
On  nous  eut  mis,  après  maint  cri, 
Sur  le  trône  de  la  Folie, 
Nous  avons  depuis,  tour  à  tour, 
Observant  les  temps  et  les  classes, 
Parcouru  la  Ville  et  la  Cour, 
Pour  savoir  où  placer  nos  Grâces. 
Gens  affidés  nous  ont  appris 
Qu'à  notre  règne  réservé, 
Aventure  était  arrivée 
Dans  les  magasins  de  Cypris, 
Lieux  galants,  consacrés  aux  ris, 
Où,  malgré  la  primeur  de  l'âge, 
Jamais  n'entra  de  pucelage 
Que  suivi  de  chauve-souris. 

1  Voir  La   Galanterie  parisienne  au    XYIII*  siècle,  p.  240 
(H.  Daragon,  éd.). 


—  349  — 

Attendu  que  du  ministère 
Le  conseil  est  sage  et  profond, 
Nous  lui  renvoyons,  quant  au  fond, 
Le  jugement  de  cette  affaire  : 
Car  chacun  comme  nous  sait  bien 
Qu'entre  notre  avis  et  le  sien 
La  différence  est  très  légère  ; 
Entendons  préalablement, 
Avant  d'éclaircir  les  matières, 
Que  par  arrêt  du  Régiment 
Il  en  soit  fait  des  tabatières  ; 
Que  d'abord  mollement  assis, 
Par  le  moyen  des  raccourcis, 
On  nous  représente  Gruère,  * 
Dans  sa  brutale  émotion, 
Qui  de  la  Constitution  2 
Présente  à  baiser  le  derrière. 
Voulons  qu'à  quelques  pas  de  là 
On  peigne  aussi  le  vieux  Campra,  3 
Soigneux  d'ajuster  sa  lorgnette 
Dans  un  mouvement  encor  vif, 
Et  portant  un  regard  lascif 
Sur  un  cl  qui  fait  la  courbette. 
Autour  de  cet  objet  nouveau, 
Pour  en  terminer  le  tableau, 
D'un  air  qui  frappe  mieux  la  vue 
Et  marque  plus  le  vertigo, 
Que  la  Pélissier  toute  nue, 
Malgré  sa  hanche  peu  charnue, 
Figure  avec  la  Camargo  ; 
Que  de  cette  danseuse  unique 
La  luxure  règle  les  pas, 

1  Directeur  de  l'Opéra. 

2  Surnom  de  M11'  Duval  aînée. 

3  Directeur  de  la  Musique. 


—  350  — 

Et  de  ses  brillants  entrechats 

Nous  découvre  la  mécanique  ; 

Que  là  chacun  des  assistants 

Songe  à  profiter  des  instants 

Où  s'oflre  une  faveur  si  grande, 

Et  qu'à  la  Sœur  '  de  la  Légende, 

Qui  prodigue  aussi  ses  appas, 

Rover,  très  étonné  du  cas, 

Porte  son  amoureuse  offrande. 

Vous  que  la  Constitution 

(L'on  entend  celle  de  l'Eglise) 

Met  tous  les  jours  en  faction, 

Prélats,  parlez  avec  franchise. 

Au  milieu  de  tant  d'objets  nus, 

Quoique  le  cas  paraisse  étrange, 

Si  vous  étiez  intervenus  ; 

N'auriez-vous  pas  bien  pris  le  change  ? 

Tel,  dans  Toulon,  Père  Girard, 

A  qui  l'on  prépare  la  bart, 

Attendant  bouillante  Chaudière, 

Baisait  le  cl  de  la  Cadière  2. 

Et  toi  qui  la  première  sus 

Faire  montre  de  ta  peau  bise, 

Sans  aucun  voile  par-dessus, 

Du  voisinage  en  sa  surprise, 

Fanchon 3,  entendais-tu  les  cris  ? 

Peu  s'en  fallut  qu'à  force  ouverte 

On  n'allât  t'excéder Tandis 

Qu'elle  a  l'épaule  découverte, 
Qu'on  lui  donne  la  fleur  de  lys  ; 
Que  l'on  punisse  la  parjure, 

1  La  Constitution.  Sa  sœur  était  appelée  «  Le  Bref.  » 

2  Allusion  au  jésuite  Père  Girard  accusé  d'avoir  séduit  sa 
pénitente,  Marie-Catherine  Cadiére. 

9  La  Pélissier. 


-  351  — 

Disait-il,  et  que  de  Deslys 

On  venge  sur  elle  l'injure. 

Mais  qu'il  s'élève  et  qu'il  murmure, 

Ne  crains  rien  d'un  tel  complaignant  ; 

N'as-tu  pas  pour  toi  *** 

Son  auguste  appui  te  rassure. 

La  Cour  qui  l'a  fait  revenir 

Lui  donne  une  faveur  complète  : 

Il  peut,  crois  moi,  te  soutenir 

Tout  aussi  bien  que  îa  Roulette. 

Touis  en  paix  de  ton  destin, 

Et  qu'ainsi  rien  ne  te  contraigne.... 

Fait  dans  le  Temple  Calotin 

Le  premier  mois  de  notre  Règne . 

Et  contre-signe    Saint-Martin  *. 

Constatant  qu'à  la  poursuite  du  plaisir  les  sens 
de  ses  contemporains  s'étaient  émoussés,  que  les 
débauches  invertissaient  à  plaisir  la  nature,  détour- 
naient «  la  chair  de  sa  voie,  »  et  qu'une  pareille 
licence  n'allait  pas  sans  quelques  inconvénients 
d'ordre  sanitaire,  la  Calotte  intervenait  pour  pro- 
noncer, au  nom  du  dieu  Mercure,  un  mandement 
qu'elle  intitulait  le  «  Prostibule  des  Turcs  ».  Mon- 
tesquieu le  premier,  croyons-nous,  avait  employé 
ce  mot  de  «  prostibule  »  dans  le  sens  de  «  maison 
de  prostitution.  » 

1  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Calotte,  3e  partie, 
p.  134. 


—  352  — 
LE  PROSTIBULE  DES  TURCS 

MANDEMENT   DU   DIEU   MERCURE   (1742) 

Nous  qui  d'un  grand  coup  de  Malchus, 

Autrement  dit  de  cimetère, 

Jadis  du  vigilant  Argus 

Coupâmes  la  trachée  artère  ; 

Nous  Patron  des  escamoteurs, 

Des  marchands  et  des  orateurs, 

En  un  mot  de  tout  proxénète 

Habitant  de  cette  planète  ; 

En  faveur  de  Manon  La  Croix  ', 

Interdisons  pour  quatre  mois 
Le  quartier  de  la  résidence 
De  sa  Musulmane  Excellence 
A  toute  abbesse  de  Cypris, 
Sans  en  excepter  la  Paris, 
Non  plus  que  la  dame  Florence2, 
A  moins  qu'il  ne  plaise  à  Manon 
De  les  employer  en  son  nom. 
Si  c'est  son  avis,  c'est  le  mien, 
Pourvu  qu'il  en  résulte  un  bien  ; 
Car  il  ne  serait  pas  honnête 
Que  les  enfants  du  saint  Prophète, 
Nos  bons  amis  de  tous  les  temps, 
S'en  retournassent  mal  contents. 
Or  pour  obvier  à  la  chose, 
Mettons  au  marché  cette  clause, 
Qu'on  n'admettra  dans  le  couvent, 
Autrement  dit  le  Prosiibule, 
Nul  sujet  dont  auparavant 

1  II  s'agit  sans  doute  d'une  tenancière  de  magasin  de  filles 
chez  qui  se  jouaient  des  pièces  obscènes.  Voir  la  Bibliogra- 
phie des  ouvrages  relatifs  à  l'amour.  Paris,  1894,  t.  I,  col.  282. 

*  Célèbre  entremetteuse-appareilleuse. 


—  353  — 

On  n'ait,  avec  soin  et  scrupule, 

Inventorié  le  devant, 

Et  visité  même  l'annexe, 

D'autant  que  ces  Messieurs  souvent, 

Sans  se  gêner,  font  au  beau  sexe 

Tourner  la  figure  convexe, 

Acte,  dit-on,  récréatif, 

Mais  nullement  géuératif  ; 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  leur  méthode, 

Il  faut  les  servir  à  leur  mode. 

Si  pourtant  fille  on  rencontrait 

Dont  l'œillet  fût  par  trop  étroit, 

Que  l'on  se  serve  du  remède 

Qu'emploj'a  le  blond  Ganymède, 

Quand  Jupin  fit  de  vains  efforts 

Pour  lui  mettre  le  diable  au  corps. 

A  propos  de  ce  réceptacle, 

Excluons  filles  de  spectacle, 

Surtout  celles  de  l'Opéra, 

Ne  polluantur  corpora  : 

Car  si  ces  dames  de  coulisse 

Allaient  chez  les  Orientaux 

Faire  circuler  certains  maux, 

Et  leur  donner  la  chaud... 

Serait-ce  au  chef  de  la  police 

Que  l'on  demanderait  justice  ? 

Ah  !  vraiment  oui  !  Ces  oiseaux-là 

Se  mènent  bien  comme  cela  ! 

Elles  l'enverraient  faire  f 

Sans  biaiser  la  rime  en  outre  ; 
Mais  revenons  à  nos  moutons. 
Au  rebut  aussi  nous  mettons 
Les  Donzelles  entretenues 
Telles  que  sont  la  Lempereur, 
La  Le  Corps  et  la  Le  Sueur, 


23 


—  354  — 

Et  tant  d'autres  de  nous  connues 
Pour  être  parfaites  en  l'art 
De  plumer  le  tiers  et  le  quart  ; 
Au  reste,  excepté  ces  sangsues, 
Je  consens  que  Manon  La  Croix 
De  qui  lui  plaira  fasse  choix; 
Persuade  que  ses  recrues 
Ne  perdront  rien  à  l'examen 
Des  gens  de  Mehemet 


A  w  en 


Enfin  pendant  la  campagne  de  Flandre,  en  1744, 
la  Calotte  imagina  un  ordre  de  bataille  de  l'armée 
féminine,  l'armée  d'amour,  composée  de  toutes 
les  danseuses,  chanteuses,  figurantes,  filles  ga- 
lantes, matrones  de  Paris.  Les  plus  renommées 
formaient  l'état-major  ;  les  plus  corpulentes, 
l'artillerie  ;  les  plus  évaporées,  les  troupes  légères  ; 
les  femmes  sur  le  retour  étaient  reléguées  dans  la 
réserve.  C'est  un  véritable  inventaire,  quelque 
chose  comme  un  catalogue  précis  à  l'usage  des 
chercheurs  de  volupté. 

On  peut  suivre  la  trace  du  Régiment  de  la 
Calotte,  jusque  vers  1760,  grâce  à  des  publications 
sans  grand  intérêt,  comme  l'opéra-comique  joué 
le  19  septembre  1790,  sous  le  titre  Les  nouveaux 
Calottins.  Mais  la  verve  railleuse  des  Aimon,  des 
Torsac  et  des  Gacon  semble  s'être  éteinte,  peut- 
être  par  l'intervention  des  pouvoirs  publics. 

1  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Calotte,  6*  partie, 
p.  120. 


—  355  — 

Il  existait  pourtant  encore  en  1779  une  associa- 
tion déjeunes  lieutenants  et  sous-lieutenants  por- 
tant le  même  titre  La  Calotte,  ayant  des  associés, 
un  général,  et  prétendant  ne  reconnaître,  hors  des 
rangs,  aucune  suprématie,  aucune  distinction. 
Elle  soumettait  à  des  châtiments  en  effigie  ceux 
que  son  tribunal  condamnait. 

Le  comte  de  Ségur  nous  raconte  qu'un  jour  de 
grandes  manœuvres,  à  Paramé,  deux  colonels 
ayant  voulu  placer  deux  dames  de  la  Cour  à  des 
places  réservées,  en  avant  de  Bretonnes  arrivées 
avant  elles,  une  altercation  s'en  était  suivie,  et 
que  l'association  de  la  Calotte  avait  émis  la  pré- 
tention de  faire  subir  aux  deux  colonels  coupa- 
bles, ou  du  moins  à  leur  effigie,  une  dégradation 
comique.  M.  de  Ségur,  pour  éviter  un  scandale, 
fit  mettre  tout  le  monde  sous  les  armes  pour  réta- 
blir la  hiérarchie;  puis  il  prévint  le  maréchal  de 
Castries  qui  commandait  le  camp.  Celui-ci  s'inter- 
posa et  fit  donner  des  ordres  sévères  contre  les  tri- 
bunaux de  la  Calotte.  A  partir  de  ce  moment,  si 
Momus  prit  des  décrets,  ce  fut  dans  le  silence  du 

mystère. 

Paris,  le  12  octobre  1905. 

FIN 


1  Comte   de  Ségur.  Mémoires,   ou  Souvenirs  et   anecdotes, 
Paris  1824,  t.  II,  p.  208. 


TABLE  DES  MATIERES 


I.  —  Les  Sociétés  où  l'on  cause  d'amour 

Salons  galants;  appareilleuses  mondaines.  —  Les  petits 
soupers  et  les  nuits.  —  Salons  d'amour  et  de  jeu.  —  Scènes 
galantes 1 

II.  —  Les  Sociétés  où  l'on  parle   et  où   l'on    écrit 
d'amour 

L'Académie  galante.  —  Ces  Dames  et  ces  Messieurs.  — 
La  Paroisse.  —  Le  Bout  du  Banc 47 

III.  —  Les  Sociétés  guides  d'amour 

La  «  Table  Ronde  »  :  Les  Heures  de  Cythére.  —  La 
«  Société  Joyeuse  »  :  Almanach  des  honnêtes  femmes.  — 
Le  Code  de  Cythére 92 

IV.  —  Sociétés  platoniques  et  de  flirt 

Culotins  et  culotines.  —  La  «  Mouche  à  miel  »  :  les 
Grandes  Nuits.  —  Valmusiens  et  Rosatis 120 

V.  —  Les  Franches-maçonnes 

Les  Loges  hermaphrodites.  —  L  adoption.  —  La  Can- 
deur. —  Les  Mopses 157 


—  358  — 

VI.  —  Les  Sociétés  où  l'on  fait  l'amour 

L'ordre  hermaphrodite,  ou  les  secrets  de  la  sublime 
Félicité.  —  Mousses  et  Patrons  ;  Vaisseaux  et  Frégates. 

—  L'embarquement  pour  l'île  de  la  Félicité 176 

VII.  —  Les  Sociétés  où  l'on  fait  l'amour 

Les  Aphrodites  ou  Morosophes.  —  Le  temple  et  ses 
initiés.  —  «  Andrins  »  et  «  Jeudis  » .  —  Les  grandes 
Aphrodisiaques.  —  L'album  d'une  Aphrodite 266 

VIII.  —  Les  Sociétés  où  l'on  fait  l'amour 

Le  culte  de  Lesbos.  —  Initiation  des  «  Anandrynes  ». 

—  Mystères  du  Temple  de  Vesta.  —  Apologie  de  la  secte. 

—  Les   «  arracheurs   de    palissades  ».    —   Ebugors  et 
Guébres 238 

IX.  —  Les  Petites  Sociétés  d'amour 

Joyeux  et  Anti-Façonniers.  —  Les  Petits-Maîtres.  — 
Les  Filles  du  bon  ton.  —  Chevaliersde  la  Clairon.  —  Les 
Réjouis 275 

X.  —  Brevets  d'amour 

Le  «  Régiment  de  la  Calotte  ».  —  Vestales  et  Vivan- 
dières. —  Le  grand  Clitoriseur.  —  Le  Syndic  des  Cocus. 

—  Ordre  de  bataille  de  l'armée  d'amour 324 


Alençon.  —  Imprimerie  Veuve  Félix  GUY  et  C*' 


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